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Correspondance avec

Vasile Lovinescu, René


Guénon, non publié, 1934-
1940
p. 42

Le Caire, 30 mars 1938

 
     Cher Monsieur,
 
     
 
     Je
m’excuse de n’avoir pas pu répondre tout de suite à votre lettre du 5 mars, que j’ai
reçue la semaine dernière ; et voici que celle du 19 vient de m’arriver à son tour.
 
     Merci tout d’abord de votre réponse au sujet des “Sicules” ; je la transmets tout de suite à
Coomaraswamy, et, en même temps, je lui fais part de votre demande au sujet de ses
ouvrages. Naturellement, il ne peut disposer des livres proprement dits, qui, comme les
miens, appartiennent
aux éditeurs, et dont ceux-ci refusent toujours de faire un “service”

quand ce n’est pas presque aussitôt après la publication ; mais il se peut que du moins il ait
encore des exemplaires du tirage à part de certains de ses articles, et ce serait toujours mieux
que rien ; enfin, je le prie de faire ce qui lui sera possible…
 
     Merci
aussi de vous être acquitté de la peu agréable commission pour D. ; tant mieux si,
malgré tout, la chose s’est passée à peu près convenablement ; espérons que celui-là du
moins n’insistera pas de nouveau… – Malheureusement, il n’en est pas de même du côté

d’Avramescu : il a bien dit qu’il ne m’écrirait plus, mais il n’a pas tardé… à me faire écrire
par sa femme ! J’ai reçu avant hier une lettre de celle-ci (recommandée encore) : elle prend
un ton tout à fait implorant pour obtenir de moi une réponse, reconnaissant qu’une faute a

été commise, mais, dit-elle, avec les meilleures intentions et sans que mon nom y soit mêlé,
etc. ; enfin, pour m’apitoyer davantage, elle m’annonce qu’elle attend prochainement un 2e
enfant, et dit que ma réponse, avant cet événement, serait pour elle “un véritable réconfort”.
Je me demande au fond, ce que tout cela peut bien signifier ; je vous assure que je voudrais
bien que tous ces gens (je veux dire D. aussi bien qu’Avramescu) finissent par se décider à
me laisser tranquille !
 
     Je vois d’ailleurs, en ce qui concerne D., que la fréquentation de toute sorte de gens
appartenant à des milieux suspects est décidément ce qui paraît toujours lui convenir le
mieux. Cette histoire du disciple de Rör. est encore bien curieuse ; je ne suis d’ailleurs pas
très étonné de l’effet produit sur lui par la mention de mon nom, car il en est généralement

ainsi avec tous ces gens-là, même quand il n’y a apparemment aucune raison plausible…
Quant à Rör. lui même, je n’ai malheureusement eu l’occasion de lire de lui que quelques
articles ; mais je sais qu’il se donne comme “Légat de la Grande Loge Blanche”, et aussi
qu’il dispose de
fonds considérables, dont la provenance est tout à fait énigmatique. Je
dois
avoir quelques renseignements sur les “instituts” qu’il a fondés en Amérique et dans
l’Himâlaya, mais je ne peux les retrouver en ce moment, il faudra que je tâche de retrouver
cela…
 
     Je
suis content de savoir que vous avez vu Ev., même si cette rencontre n’a pas eu en
  somme un résultat bien important ; je n’ai pas eu de nouvelles de lui directement depuis lors.  
Vous avez bien fait de lui répondre ainsi au sujet de “Memra” ; il est possible qu’Avramescu
lui ait envoyé les nos, bien que je ne me souvienne pas d’en avoir entendu parler par l’un ou
par l’autre ; d’un autre côté, je ne sais pas s’il connaît M. El., mais cela est très possible
aussi. Je ne sais pas ce que c’est que ce projet de revue, dont il ne m’a jamais rien
dit
jusqu’ici, mais je suppose que cela ne doit pas avoir une relation très directe avec les
questions traditionnelles ; depuis un certain temps, il paraît spécialement occupé de la
question juive, mais, au fond, je ne sais pas trop pourquoi il s’y attache tant… Enfin, on
verra bien par la suite ce qu’il fera avec tout cela, mais je crains qu’il ne se “disperse”
quelque peu dans toutes ces choses contingentes, alors qu’il y aurait certainement mieux à
faire.
 
     Je
reviens à votre précédente lettre ; je dois dire que, pour Dante, comme
aussi dans bien
d’autres cas où il y a des allusions à des choses tout à
fait disparues (voir par exemple le
“Timée” de Platon), je ne crois guère qu’il soit possible d’interpréter exactement tous les
points de détail ; en tout cas, pour l’essayer, il faudrait disposer de beaucoup de temps…
Pour Géryon, l’explication que vous envisagez est assurément plausible, mais je n’oserais
pas être trop affirmatif ; je me
suis d’ailleurs toujours demandé pourquoi Dante avait
appliqué ce nom à
un monstre dont la description n’a guère de ressemblance avec celle du

Géryon à trois corps dont il est question dans la légende d’Hercule ; cela doit bien avoir
aussi quelque raison, mais laquelle au juste ?…
 

     Sûrement, l’idée de considérer St François et St Dominique


comme des “Avatâras
mineurs” ne serait pas admise par l’Église catholique, comme vous le dites vous-même ; cela
ne veut pas dire, bien entendu, qu’elle soit absolument inacceptable en elle-même, à la

condition d’y ajouter, d’ailleurs, qu’il peut y avoir bien des degrés différents quant à
l’importance et à l’étendue du rôle de tels Avatâras. Il y a aussi des gens qui regardent
St François
comme un “Bodhisattwa” ; mais il faut dire que, en cela, ils paraissent
plus ou
moins influencés par les idées théosophistes… En tout cas, ce qui n’est pas douteux, c’est le
caractère “complémentaire” des deux personnages ; cela au moins est tout à fait net.
 
     Quant
à la question des 24 étoiles, c’est encore là un de ces points qu’il est sans doute
bien difficile d’éclaircir ; il faudrait essayer de tracer la figure sur une carte du ciel, et je ne
sais pas ce que cela pourrait donner. Je ne suis d’ailleurs pas très sûr que le passage ait tout à
fait exactement le sens que vous en donnez ; il ne semble pas y être question du “premier
mobile”, lequel n’est pas l’étoile polaire, mais un ciel situé entre celui des étoiles fixes et
l’Empyrée, c’est-à-dire le même que le “ciel cristallin” dont il est question dans les chants
XXVII et suivants.
 
     Excusez-moi de répondre toujours bien incomplètement à vos questions ; le temps me
manque toujours pour arriver à tout !
 
     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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