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Autres Temps.

Les cahiers du
christianisme social

La mainmise
Jean-François Lyotard

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Lyotard Jean-François. La mainmise. In: Autres Temps. Les cahiers du christianisme social. N°25, 1990. pp. 16-26;

doi : https://doi.org/10.3406/chris.1990.2551

https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1990_num_25_1_2551

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LA MAINMISE

Jean-François Lyotard

Je ferai seulement quelques observations. Le lieu d'où elles auront été


faites, j'aurai, et j'aurais, du mal à le désigner. Ce n'est pas, je le
présume, celui du savoir, du supposé savoir. Car de ce que j'ai à dire, je n'en
sais rien. Ni de cet amour de savoir et de sagesse que les Grecs nous ont
inoculé sous le nom de philosophie. Car il me semble que je n'ai jamais
aimé que ce qui ne se laisserait pas savoir ni assagir comme beaucoup.
Peut-être n'est-ce même pas un lieu. En tout cas, pas un lieu-dit. Et pas
plus une utopie. Je lui accorderais plutôt le privilège du réel. Laissons en
suspens son nom, son étiquette.

Manceps

Manceps est celui qui prend en main à titre de possession ou


d'appropriation. Et mancipium désigne ce geste de prise en main. Mais aussi cela
— c'est un mot du genre neutre — , cela qui est pris en main par le
manceps. C'est l'esclave, mais désigné sous le régime de l'appartenance, et
non du service. Il ne s'appartient pas. Il n'a donc pas non plus la capacité
de s'approprier quoi que ce soit. Il est aux mains d'un autre. Dépendance
est trop peu dire, pour désigner cette condition, d'être saisi et tenu par la
main de l'autre. Il est arrivé que des adultes ou de prétendus adultes aient
cru définir ainsi l'enfant : celui qu'on tient par la main. Je pense plutôt à
ce renversement et à cette tradition : tenus par la mainmise des autres lors
de notre enfance, celle-ci ne cesse d'exercer son mancipium alors même
que nous nous imaginons émancipés.
Ce thème de l'enfance fait récurrence dans l'idée ou l'idéologie de
l'émancipation. Nés enfants, nous aurions à devenir propriétaires de
nous-mêmes. Maître et possesseur, précisait Descartes, insistant ainsi sur le
geste de mainmise qu'il projetait d'accomplir sur l'ensemble de ce qui est,
— désigné du nom de nature. Mais maître et possesseur de quoi en nous,

Jean-François Lyotard est philosophe (Université de Paris VIII et Collège International


de Philosophie).
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si nous sommes pleinement émancipés ? Resterait-il de l'enfance après
l'enfance ? Quelque chose d'inapproprié quand l'apropriation a fait son
geste et que nous voilà propriétaires en propre ? Kant définit les Lumières
comme « la sortie des hommes hors de l'état de minorité où ils se
maintiennent par leur propre faute » (Réponse à la question : Qu'est-ce que les
Lumières ?, Pléiade II, 216). Si l'enfance persiste après l'enfance, c'est
« paresse et lâcheté », écrit-il, « il est si commode d'être mineur » (ibid.
209). La tâche d'émancipation est ainsi assignée au courage (au sens
double de résistance à la fatigue et de résistance à la peur). Au courage de cela
même qui est pris en main par le manceps, et qui par conséquent manque
de courage. Nous connaissons ce thème banal, il est inhérent à l'Occident.
Il commande les apories de la liberté (il faut être libre pour se libérer) et
du salut (il faut être bon pour se racheter du mal et devenir bon).
Le droit romain avait le mérite d'une cruelle clarté : c'était le manceps
qui émancipait, en principe. Le propriétaire seul a pouvoir d'abandonner
sa propriété, d'en faire cession. Celui qui a mis la main sur l'autre peut la
retirer. On doute que le retrait de la mainmise puisse même se mériter.
Qui sait le prix que l'esclave doit payer pour s'affranchir ? Y a-t-il même
une commune mesure à ce qui se trouve sous mainmise et à ce qui est
libre, une mesure commune au propriétaire et à l'ex-proprié, qui permette
de calculer le prix du passage d'un état à l'autre, soit : l'émancipation par
le rachat ? Ne serai-ce pas toujours une grâce faite par le manceps, de
lever la mainmise ? La grâce, par hypothèse, n'a pas de prix. Peut-elle
même s'obtenir ? La prière adressée au maître par l'esclave, de lui
pardonner son enfance, n'est-elle pas présomptueuse ? Ne contient-elle pas
déjà l'orgueil d'une demande ? Convient-il à celui qui n'a pas la propriété
de lui-même de formuler une demande comme si elle était la sienne ?
L'exode des Hébreux n'est pas dû à la clémence du Roi d'Egypte, mais
seulement à la douleur qui a suivi leur prospérité. Et ils n'échappent au
mancipium de pharaon qu'en se plaçant sous celui de Yahveh.
Par enfance, je n'entends pas seulement, comme les rationalistes, un
âge privé de raison. J'entends cette condition d'être affecté alors que
nous n'avons pas les moyens — le langage et la représentation — de
nommer, d'identifier, de reproduire et de reconnaître ce qui nous affecte.
J'entends par enfance que nous sommes nés avant d'être nés à nous-
mêmes. Et donc nés des autres, mais aussi nés aux autres, livrés sans
défense aux autres. Soumis à leur mancipium, qu'ils ne mesurent pas eux-
mêmes. Car ils sont eux-mêmes enfants, aussi, seraient-ils père ou mère.
Ils ne sont pas émancipés de leur enfance, de leur plaie d'enfance ni de
l'appel qui en est issu. Comment ils nous affectent, ils ne le savent donc
pas et ne le sauront pas. Quand bien même ils feraient de leur mieux. Leur
amour même pour leur fils ou leur fille pourra avoir été une calamité. Je
veux dire : pourra avoir engendré une mainmise telle sur l'âme de l'enfant
qu'elle lui restera toujours inconnue, adulte. Qu'il en sera ainsi affecté
qu'il n'aura même pas l'idée de se rebeller ou qu'il ne recevra même pas
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la grâce de prier, afin que cette mainmise soit levée. Je ne pense pas
seulement à des névroses profondes, à des psychoses. Pour l'enfant, tout est
plaie, la plaie d'un plaisir qui va être défendu et retiré. La souffrance qui
en résulte et la recherche de l'objet, quelque chose en somme analogue à
l'émancipation, sont issues de cette plaie. La sortie d'Egypte s'appelle
aussi vocation. Nous avons été appelés par notre nom à être ce nom, nous
n'avons pas su qui ou quoi nous appelle, et nous ne savons pas à quoi.
Nous savons seulement qu'il est impossible de se dérober à cet appel et
que la fidélité à cette exigence ne peut pas être évitée, quoi que nous
fassions et même si nous essayons de nous y dérober.
L'humanisme, chrétien ou laïque, tient tout entier dans la maxime :
que l'homme est quelques chose qui doit être affranchi. Quant à l'essence
de la franchise, il y a plusieurs variantes, depuis Augustin jusqu'à Marx.
Et la différence entre chrétiens et laïcs en Occident, n'est sans doute pas
absolument pertinente à cet égard, puisqu'il y a un christianisme social et
politique, qui vise à lever le mancipium que les pouvoirs temporels
exercent sur la créature, et qu'il y a une laïcité spirituelle, en quête de sa vérité
et de sa sagesse intérieures, comme dans le dernier stoïcisme païen. Mais
que serait la franchise même, l'état émancipé ? L'innoncence,
l'autonomie, ou l'absence de préjugés ? L'innocence adamique n'est pas
autonome, au contraire. L'autonomie jacobine n'est pas innocente. Un état de
la volonté n'est pas un état de l'affection. Un état émancipé de
l'intelligence, la libre pensée, est encore une autre chose. Il s'agit ici de maintenir
distincts les trois ordres séparés par la pensée pascalienne, ou les trois
enjeux du jugement isolés par Kant (ceux-ci ne sont pas les mêmes que les
ordres de Pascal ; outre la connaissance et la pratique, le troisième ordre,
le cœur, se retrouve certes chez tous deux, mais voué chez l'un à l'amour
de Jésus, chez l'autre au sentiment du beau ou du sublime).
Pourtant l'idéal moderne occidental de l'émancipation confond tous
les ordres : s'assurer la pleine possession de la connaissance, de la volonté
et du sentiment. Se donner la règle du savoir, la loi du vouloir et le
contrôle des affections. Sera émancipé celui ou cela qui ne doit rien qu'à soi.
Affranchi de toute dette à l'autre. Dénaturé, si nature signifiait une
expropriation initiale, un état natif de mancipium, comme les idées
innées, le déjà-dit du fatum t la « nation ».

Depuis deux millénaires, dans la pensée et la pratiques politiques, épis-


témiques, économiques, éthiques, techniques, poétiques même peut-être,
la modernité trace son chemin en critiquant les prétendues « données ».
L'Occident n'accepte pas les dons. Ce qu'on croyait donné, il le reprend,
l'élabore, et se le re-donne mais au seul titre d'un cas possible de la
situation (politique, épistémique, poétique, etc.). D'autres cas sont donc
possibles. On les conçoit, on les réalise. Cela s'appelle développement ou com-
plexification. Ce qu'on croyait être l'essence de la situation (politique,
poétique, économique, mathématique, etc.) disparaît en tant qu'essence.
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Il y a des axiomatiques situationnelles. Cela n'est pas vrai seulement des
geometries, des mécaniques, des constitutions politiques, des juridictions,
des esthétiques, mais aussi des erotiques (les Cent vingt journées de Sade)
et des techniques, même matérielles — que nous disons : matériologiques.
Cette émancipation est l'histoire d'un Faust qui n'aurait pas eu à
vendre son âme, parce que, n'ayant pas d'âme en dépôt, il n'avait donc pas le
devoir de la restituer au donateur, ni le pouvoir de la lui dérober. Au
contraire, le Doktor Faustus de Thomas Mann reste, de toute évidence, et en
toute intention, tributaire de l'ancienne croyance : l' auto-constitution, du
musical chez Lover kuhn ou du politique dans le IIIe Reich, devra être
payée au prix de la dévastation. Elle s'attire la colère de Dieu, seul man-
ceps. Depuis lors, l'émancipation se prétend émancipée de l'angoisse que
peut procurer la conscience de pécher par orgueil ontologique. L'homme,
pense-t-on, ne doit rien que s'affranchir, et il ne le doit qu'à soi. Il ne se
respecte et n'est respectable qu'à ce titre. Les mainmises ne sont
reconnues que pour être déniées. Elles sont donc conçues comme des cas,
modélisées, représentées et traitées selon des scénarios. On s'émancipe de
l'autre en le plaçant en extériorité, puis en lui mettant la main dessus.

La fable

Je n'entends pas faire de ce long mouvement qui agite l'Occident


depuis deux millénaires, et le monde humain avec lui, un tableau
détestable. Je confesse que, dans des moments noirs, j'imagine ce que nous
appelons encore émancipation, ce que les décideurs nomment
développement, comme l'effet d'un processus de complexification (ce que la
dynamique appelle entropie négative) qui aurait affecté et affecte la petite
région du cosmos formée par notre Soleil et sa minuscule planète, la
Terre. L'humanité, bien loin d'être l'auteur du développement, n'en
serait que le véhicule provisoire et la forme provisoirement la plus
achevée. Ce processus, étant mis en route, et réglé en croissance, devrait se
poursuivre bien au-delà des capacités du cerveau humain. Celui-ci,
considéré comme l'agrégat de matière le plus complexe qu'on connaisse, a dans
son organisation et son mode de fonctionnement des capacités de
complexification que la minute de temps cosmique que l'on appelle histoire
humaine n'a pas encore permis d'exploiter. Etc., etc. Je vous fais grâce de
cette fable, en faveur chez beaucoup, et pas seulement les scientifiques.
Cette fable a cette vertu très émancipée qu'elle ne prescrit rien à celui
qui l'entend, et n'a donc pas besoin d'être crue. Elle élimine l'horizon
d'un appel. Il suffit, pour qu'elle se vérifie, que l'homme continue à
vouloir s'émanciper. La fable dit « seulement » que ce vouloir n'est pas celui
de l'homme, n'est même aucun vouloir, ni l'obéissance à aucun appel,
mais l'écho dans l'esprit d'une nécessité due à un hasard cosmolocal. La
fable anticipe pourtant une contradiction, que nous commençons à
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toucher du doigt : le processus de développement vient à contrarier le
dessein humain d'émancipation. Nous en avons des signes dans les effets
néfastes des civilisation les plus développées, effets qui motivent le
mouvement écologiste, l'incessante réforme des enseignements, les comités
d'éthique, la répression du commerce des drogues. Mises à part les
mesures exigées par l'humanité pour que le développement lui soit supportable
sans pour autant être stoppé, il reste une question, la seule : quel est
l'homme, ou l'humain, ou quelle est cette part dans l'humain, qui pense à
résister à la mainmise du développement. Y a-t-il quelque instance en
nous qui demande à être émancipée de la nécessité de cette émancipation
prétendue ? Cette instance, cette résistance est-elle nécessairement
réactive, réactionnaire, passéiste ? Ou bien émane-t-elle d'un reste, l'oublié
de toutes les mémoires informatiques, la ressource, incertaine, lente,
chargée d'avenir, que l'enfance immémoriale procure à l'œuvre, au désir
du geste de témoignage qu'est l'œuvre ? Une zone de captivité, toujours
là, requiert du passé enfantin non pas le rappel et la fixation, mais une
anamnèse indécise et infinie ?

Mancus

Qui est sous la mainmise d'un manceps, il est mancus, manchot, il lui
manque une main. Celui à qui la main manque. S'émanciper signifie, par
cette voie, échapper à l'état d'un manque. En s 'affranchissant de la
tutelle de l'autre, le manchot reprend la main. Il croit cicatriser sa
castration. Ce rêve, d'en finir avec le manque, est celui qui donne lieu à
l'émancipation d'aujourd'hui. D'en finir avec ce dont je manque, avec ce que je
manque, avec ce qui m'a fait manquer, ce qui fait que j'ai du manque.
J'avancerais cette proposition, sans l'argumenter ici, que le mode par
lequel le manque se donne éminemment est le temps, et que le temps est
aussi, inversement, ce qu'exige l'émancipation pour venir à bout du
manque qu'est le temps.
Que le temps soit l'éponyme du manque et, donc, l'adversaire à vaincre
pour s'émanciper, la vie contemporaine l'atteste avec une évidence encore
inconnue de la tradition moderne. L'accélération des transmissions, la
précipitation des projets, la saturation des mémoires en information,la
fascination pour ce que l'ingénieur informaticien nomme le « temps
réel », c'est-à-dire la coïncidence à peu près parfaite (à la vitesse de la
lumière près) entre l'événement et sa restitution en information (en
document), — tout cela témoigne d'une lutte convulsive contre le mancipium
du temps. Autre exemple parmi cent : la monnaie de crédit remplit une
fonction analogue. Elle prête à l'emprunteur le temps qu'il n'a pas. Et il
faudra qu'il se hâte pour rendre ce temps, à temps. Mais l'assurance
s'assurera que ce temps sera rendu au prêteur, n'importe quand
l'emprunteur viendrait-il à mourir. Je passe... Toute la vie « dévelop-
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pée » met en lumière a contrario cet aspect temporel de l'émancipation ?
Je dis a contrario parce que, ce n'est pas seulement la castration par la
durée, ni seulement la finitude de cette durée par la mort, dont elle essaie
de lever la mainmise. C'est l'histoire même, c'est-à-dire le temps différé
de la promesse, puisqu'il n'y a pas d'histoire sans promesse.
Chez les modernes, depuis Paul et Augustin, l'émancipation promise
était ce qui ordonne le temps au long d'une histoire ou, du moins, selon
une historicité. Car la promesse exigeait le départ pour un voyage
d'éducation, la sortie d'une condition d'abord aliénée, en direction d'un
horizon de jouissance du propre ou de franchise. La durée prenait le sens
orienté d'une attente et d'un labeur. Elle scandait l'aventure d'une
épreuve et annonçait une fin. L'Europe païenne s'était donné ce temps
sous le régime du cycle ulysséen. L'Europe chrétienne différa le
dénouement, le moment du retour à la maison. La Sainteté d'être dénoué (un
état) fut remise à un dernier jour, à venir. Le dénouement (un acte)
devient le pain quotidien de la volonté bonne — l'effort d'un sacrifice,
qui serait récompensé. La philosophie moderne, phénoménologie
spéculative, herméneutique, greffe sur cette tension éthique l'eschatologie d'un
savoir qui est aussi un vouloir de l'émancipation du sens, toujours en
chemin.
Or, en raccourcissant les différés ou les délais, le monde contemporain
s'émancipe de cet horizon d'histoire ou d'historicité, celui où
l'émancipation était promise. Les machines d'aujourd'hui avec leur rapidité
fulgurante, de quoi manquent-elles ? Par construction, elles ne manquent de
rien, sauf du manque. Elles ne savent certes pas qu'elles vont mourir,
mais je ne crois pas que là soit l'essentiel de leur sottise ou de leur malfai-
sance. C'est plutôt qu'elles ne sont pas nées. Elles n'ont pas eu d'enfance,
au sens que j'ai dit. Il n'y a de manque, et donc d'histoire au sens du récit
d'une promesse à tenir, qu'autant que nous portons l'énigme et la plaie
d'être nés en manquant à notre naissance. Quant les machines seront ainsi
manchotes, elles pourront penser, c'est-à-dire tenter de s'affranchir de ce
qui est déjà pensé.

Mancipium

II règne dans mon esprit une grande incertitude sur l'enfance, la liaison
et la déliaison. C'est-à-dire sur le noyau même de ce qui commande
l'émancipation. Cette incertitude porte, par là même, sur ce qu'il en est de
l'appel et de cela qui appelle, disons : du père. La réponse de Jésus à la
question : « Qui donc est le plus grand dans le royaume des cieux ? »
vibre comme une flèche en pleine cible : c'est le petit, l'enfant (Mat 18,
1-5), parvulus, dans le latin de la Vulgate. C'est pourquoi l'enfant ne doit
pas être « scandalisé » (Mat 18, 6). Sous le nom de plaie, j'ai dit que ce
scandale (que Freud appela la séduction) est inhérent à l'enfance, en tant
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qu'elle est soumise au mancipium des adultes, — mancipium à prendre
dans le double sens : celui qu'ils exercent sur l'enfant, celui que leur
enfance exerce sur eux, alors même qu'ils l'exercent sur l'enfant. Jésus
ajoute « Malheur au monde à cause des scandales. Car il est nécessaire
qu'il arrive des scandales ; mais malheur à l'homme par qui le scandale
arrive ! » (Mat 18,7 ; traduction Segond).
Il y a donc deux valeurs du mot enfance : l'enfance qui n'est pas liée
dans le siècle et qui est le modèle céleste de ce qui n'a pas besoin d'être
émancipé, n'ayant jamais subi une mainmise autre que celle du père ; et
l'enfance inévitablement soumise au scandale, donc à l'abjection de ce
qui n'appartient pas à la vérité de cet appel. Le scandale est tout ce qui
dévoie cet appel, violence, exclusion, humiliation, séduction, au sens
initial, de l'enfant innocent. L'homme par qui le scandale arrive exerce un
mancipium sur l'enfant, qui l'égaré et l'écarté du seul vrai manceps, le
père. Ce scandale et cet égarement sont nécessaires. Être lié, exproprié,
approprié par l'homme, au lieu de l'être par le père, est nécessaire.
Il y a un principe de séduction, un prince de la séduction. La fable
d'Eden dit clairement que ce principe est celui de la différence sexuelle et
que ce principe est le mal qui parle dans la femme. Être délié serait
s'émanciper de la séduction de cette femme que tout enfant a « connue »
avant de savoir qu'elle était une femme, sa mère. La fable fait connaître
aussi que le désir de la femme est que l'homme oublie qu'il ne peut pas
avoir le savoir. Le désir de la femme est qu'il s'érige en rival du Tout
puissant. Cessant par là même d'obéir à l'appel de ce dernier, c'est-à-dire
d'être lié à son mancipium. Telle est l'émancipation méchante, celle que
l'hystérique souffle à son homme : tu n'es pas castré. Cette émancipation
se paie de la souffrance, du labeur et de la mort. Et du fratricide.
Pourtant les choses ne sont pas aussi simples ni du côté de la mère, ni
du côté du père. Du côté de la mère, je mettrai en parallèle (mais je ne suis
pas le premier ; et la comparaison est déjà suggérée dans Luc 1,7 sq, par
la figure d'Elisabeth) le trait qui la caractérise (la mère) dans la tradition
hébraïque, la stérilité de Sarah, et dans la tradition chrétienne, la virginité
de Marie. Ces traits sont loin d'être identiques, assurément. La
fécondation par la parole de Yahveh, — Sarah l'accueille en riant. C'est pourquoi
l'enfant s'appellera « II a ri », Isaac. Et Sarah chassera de sa maison
Agar, la servante de Sarah que celle-ci, stérile, avait pourtant donnée à
Abraham pour qu'il ait d'elle son unique fils Ismaël. Rire incrédule, et
rire de revanche. Comparer avec la foi simple de la Vierge dans Luc 1,37
et 46, son sourire peut-être. Mais ces deux traits assurent chacun à sa
manière, je serai tenté de dire : par le trop tard juif et par le trop tôt
chrétien, trop tard ou trop tôt pour enfanter, ils assurent une sorte
d'exemption de ces femmes-là, Sarah et Marie, quant à la destinée séductrice des
mères. De sorte que les deux fils Isaac et Jésus, respectivement, auront
peu ou n'auront pas subi l'égarement dû au mancipium maternel. Leurs
mères n'auront été qu'à peine femmes.
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C'est du père lui-même que vient au fils l'épreuve de la liaison et de la
déliaison. Or, je ne vous apprends rien, l'une et l'autre, liaison et déliai-
son, prennent un tour tout différent dans la Torah et dans le Nouveau
Testament. Et du même coup, l'émancipation aussi, la bonne, se pense
tout autrement ici et là.
La bonne émancipation est, pour l'enfant, dans les deux cas, de se
dresser à l'appel du père, de pouvoir l'écouter. Il ne s'agit nullement de
s'affranchir de cette voie. L'affranchissement est au contraire de
l'écouter. Paul est très clair à ce sujet, dans Rom 6,19 sq, quand il s'exprime « à
la manière des hommes, à cause de la faiblesse de votre chair », et qu'il
écrit : « De même donc que vous avez livré vos membres comme esclaves
à l'impureté et à l'iniquité, pour arriver à l'iniquité, ainsi maintenant
livres vos membres comme esclaves à la justice, pour arriver à la
sainteté » (Rom 6,19). On ne s'émancipe de la mort qu'en accueillant
« l'esclavage de Dieu », écrit-il encore, « qui a pour fruit la sainteté et
pour fin la vie éternelle » (Rom 6,22).
Quant au côté juif, inutile de gloser sur l'écoute, que j'aimerais appeler
absolue (comme on dit d'un musicien qu'il a l'oreille absolue), sur
l'oreille qu'Abraham ou Moïse prêtent à l'appel par leur nom.
Quant à ce point, que l'émancipation est l'écoute du vrai manceps, les
juifs et les chrétiens sont d'accord, et c'est cet accord que rompt la
modernité. Elle essaie de penser et d'effectuer une émancipation sans autre.
Celle-ci ne peut paraître, au sens des Écritures, que défaillance et
impureté, une récurrence de la scène édénique. Encore, l'émancipation
moderne dégageait-elle un horizon. De liberté, disons. De libération de la
liberté. Mais à mesure que celle-ci se « conquiert », qu'elle étend son
mancipium, son emprise, et que nous en venons à ce que j'ai tenté de
désigner, très mal, du nom de post-modenité, cet horizon (l'historicité)
disparaît à son tour, et c'est comme si un paganisme sans Olympe et sans
Panthéon, sans prudentia, sans crainte, sans grâce, sans dette, et désespéré, se
reconstituait. Sous le chef de quelque chose qui n'est nullement
testamentaire, qui n'est ni une loi ni une foi, mais une règle cosmolocale fortuite,
le développement.
Cela dit, entre juifs et chrétiens, d'accord sur l'impossibilité, l'inanité
et l'abjection d'une émancipation sans manceps, sans voix, — règne
pourtant le plus profond désaccord. Je dirai qu'il tient à la vertu accordée
ici et là au sacrifice. J'ai relu pour le présent propos l'Épître aux
Romains, 2, 17 sq, et l'Épître aux Hébreux. Mais aussi Genèse, 22, où se
raconte ce qu'on appelle le sacrifice ou l'holocauste d'Isaac. J'ai été saisi
de ce que Paul, manifestant la supériorité de la nouvelle alliance sur
l'ancienne, ne fasse pas allusion à l'épreuve d'Abraham (sauf dans Héb,
11, 17, mais pour exalter la foi du patriarche, prémonitoire, selon Paul,
de la foi christique). Paul s'attaque à la foi rituelle juive du sacrifice
annuel, à la disposition du temple en deux tabernacles, le second étant
seul accessible au souverain sacrificateur, à la souveraineté sacrificielle
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des Lévites, au geste mosaïque de répandre le sang « des veaux et des
boucs » sur le livre, sur le peuple, sur lui-même et sur le tabernacle (Héb
9, 19-21). Mais il ne dit pas ce qui me paraît si essentiel à notre sujet, que
justement Yahveh demande à Abraham le sacrifice de son fils, mais lui
interdit de l'accomplir.
Quant je dis « demande », je transcris mal. Reinhard Brand, jeune
théologien et philosophe qui a appris les lettres carrées à la Faculté de
théologie hébraïque de Heidelberg (hommage soit rendu, pour cela, à
cette vieille cité), et avec qui j'ai un peu travaillé à l'Université Siegen,
m'explique que les lettres qui, dans la Torah, nomment cette demande de
Dieu, trouveraient leur meilleure équivalence en allemand dans le verbe
versuchen. Celui-ci dit : l'essai, la tentative, un peu la tentation. Yahveh
essaie Abraham en lui demandant son fils, ce fils qu'il lui a donné de la
façon la plus insolite, sinon insolente, et qui donna pour toujours aux
juifs matière à rire d'eux-mêmes, les improbables, et peut-être de Yahveh,
l'imprononçable. Yahveh essaie, et il renonce, il envoie le bélier. Il n' y
aura pas de sacrifice de l'enfant. Seulement une perpétuelle menace. La
menace que Yahveh oublie d'envoyer le bélier.
Comme le dit très bien Georges Steiner dans la plaquette intitulée
Comment taire ?, tout fils juif sait que son père pourra être appelé à le
conduire à la colline désormais nommée Adonaï-Yeraé, c'est-à-dire « Dieu y
pourvoiera » (trad, rabbinique) pour qu'il soit sacrifié à Yahveh. Et qu'il
n'est pas sûr que Dieu y pourvoiera.
Pourtant Yahveh n'a pas repris le fils donné. C'est pourquoi il est
absurde de nommer holocauste ce que les juifs appellent simplement la
Shoah, le désastre. Rien de sacrificiel dans ce désastre. Le principe qu'un
sacrifice, le sacrifice de l'enfant (qu'évidemment l'antisémitisme chrétien
rejetait sur les juifs), peut obtenir la grâce, c'est-à-dire l'émancipation des
âmes, autrement vouées à leur mort intérieure, — ce principe manque
radicalement au judaïsme. Dieu pourvoiera à 1' 'émancipation, c'est tout
ce qu'on peut dire. Mais Dieu n'est pas prévisible. Il a promis. Comment
la promesse sera tenue, nul ne le sait. Scrutons les lettres du livre. Scruter
la lettre du livre n'est pas seulement observer la lettre du rite, comme Paul
le suggère méchamment. L'émancipation juive consiste dans la poursuite
de l'écriture au sujet de l'écriture et à l'occasion de l'événement.
Ces lettres sont celles d'une histoire, d'une foule d'histoires. Or ces
histoires sont ce que nous appelons des histoires juives. Je veux dire par là :
autour des noms appelés, le signifiant pur qu'est le tétragramme et qui
doit faire de ces noms des saints en les appelant, — ce signifiant peut
toujours venir à manquer, à signifier autre chose que ce que l'appelé croyait
qu'il disait. C'est cela, cette défaillance, qui fait rire. Mais aussi elle peut
aller jusqu'à laisser ces noms plonger dans l'horreur de ce qu'Elie Wiesel
a nommé la nuit. Nuit de l'oreille, et nuit du sens. Aucun appel ne se fait
entendre sauf debout, la nuit, pendant des heures, l'appel des kapos.
Aucun sacrifice au signifiant ne peut, ne doit espérer obtenir de lui la
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garantie de la rédemption. Il faut lire et relire sans cesse la lettre
qui promet la rédemption. J'emprunte à Daniel Sibony, dans La Juive
(1983), cette histoire : « Un quémandeur vient, dans une communauté
d'Europe orientale, demander de l'argent pour reconstruire la synagogue
de son village (de son shtett) où tout a brûlé. Emu par cette catastrophe,
où finalement la lettre et le lieu se sont consumés (or la lettre doit brûler
sans se consumer), le chef de la communauté s'apprête à lui donner, geste
plutôt rare et difficile, quand soudain il s'avise d'une précaution : « Où
est le procès-verbal de l'incendie ? » Réponse de l'autre : « II a brûlé
avec ». Bien sûr, l'absurde fait rire, mais ici il va plus loin, aux limites du
rire : dans le dire même, il y a une brûlure, si la lettre qui le dit a brûlé »
(p. 25).
Le lien passé autour du corps d' Isaac, sa « liance », pour traduire avec
Sibony l'hébreu akedat, Yahveh peut le défaire, marquant ainsi la
précarité de la liance, encourageant presque son oubli par le peuple d'Israël, le
péché et l'épreuve renouvelés, la relecture et la réécriture sans fin. Les
lettres du livre sont les lettres des histoires qu'il raconte et les lettres qui
racontent les histoires de la lecture de ces histoires. La lettre brûle la
lettre, il ne peut y avoir de dogme de l'émancipation dans ce rapport au
signifiant evanescent. Dogme signifie qu'un objet d'opinion, doxa, est
arrêté et fixé une fois pour toutes.
De la nouvelle alliance, vous en savez plus que moi. Comme Paul
l'explique, elle met la foi à la place de la lettre. Cette foi n'est possible que
parce que la liance avec le signifiant a été garantie « une fois pour
toutes », expression récurrente dans les Épîtres de l'apôtre. Le père n'a pas
demandé le fils et ne l'a pas lié pour le délier ensuite, il a donné son propre
fils en sacrifice, et il l'a sacrifié en effet. La lettre a été consumée, mais le
procès-verbal de l'incendie (la Passion) n'a pas brûlé avec. Car l'enfant
renaît et sort de sa tombe pour entrer dans le mancipium du père.
L'émancipation qui est l'appartenance à la voix du père et
l'affranchissement du mancipium séculier a eu lieu. Elle transfigure la souffrance,
l'humiliation et la mort en passion. Cette transfiguration est déjà
l'émancipation. Ici le signifiant ne peut pas duper. Il s'est fait pain et vin.
L'esthétique même est sanctifiée, la chair étant graciée.
Certes, cette confiance dans la remise peut donner lieu à la mauvaise
émancipation, à l'appropriation, au privilège et au pouvoir temporel.
Vous l'avez su, vous avez protesté. Mais il n'était pas besoin d'une
nouvelle Nouvelle Alliance pour émanciper le christianisme de l'emprise des
vanités. Il suffisait de délivrer la dialectique des œuvres et de la foi que le
sacrifice et la rédemption du fils ont inaugurée. Cette dialectique de la
transfiguration a envahi la pensée et la politique de l'Europe laïque dès la
fin du siècle des Lumières. Je pense que tel n'est plus le cas.

On pourrait explorer plus avant le différend qui oppose à la Torah le


testament chrétien en s 'éclairant de la question du pardon. Celle-ci com-
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mande directement les problèmes d'émancipation. Elle a aussi une
incidence décisive sur le rapport au temps, et d'abord, au passé. Hannah
Arendt écrivait, dans The Human Condition, que le pardon est la remise
de ce qui a été fait. Non pas l'oubli, mais une nouvelle donne. Il faudrait
en examiner le rapport avec l'émancipation. Se demander qui a une
pareille autorité sur les res gestas, sur l'accompli. Et qu'en est-il de ce
passé inaccompli, celui d'une enfance qui aura été affectée sans l'avoir
su ?
J.-F. L., Paris, le 19 septembre 1989

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