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L
S
a revue du vers classique

ans rime ni raison

Henri Bernard ABRAN


Les goémoniers de Bretagne

Giflés par les embruns déferlant du grand large


Des hommes du pays, glaneurs de goémon
Semblaient naître du vent revenu d’un autre âge
Sans rime ni raison,
J’allais par les chemins Dans les pas des chevaux sur les abers bretons
Cueillir à l’horizon Sous le fardeau poisseux de la moisson marine
L’azur des lendemains.
Par les matins d’hiver au bord de l’océan
J’avoue que je ne sais Au jusant on voyait l’ombre de leurs échines
Quelle exaltante transe Se mêler aux reflets de l’horizon mouvant

Sans rime ni raison


Magnifiait l’errance
Lorsqu’en moi se hissait Qu’êtes vous devenus paysans de la grève
Perdus dans les remous de la modernité ?
Le verbe ailé d’un rêve
Dénudant sur la grève L’empreinte de vos mains dans ce jour qui s’achève
L’épave révélée Se mêle en filigrane à l’irréalité
Par les flots moribonds.
Qui se souvient de vous dans ce monde virtuel
Sur la mer exilée, Mis à part quelques vieux au déclin de leur vie ?
Nos chaluts font des bonds
Que des marins roués La mémoire s’en va sur le flot perpétuel
Domptent incessamment. Et dans vos cabanons la table est desservie
Vos vers par trop troués
Dépourvus de gréements Certains soirs quand la vague au rivage se meurt
Expriment d’aujourd’hui Bercé par le ressac on devine un écho
Le mal être rampant.
Que le flux enfanté par le silence et l’heure
Poussons ensemble l’huis Fait aux goémoniers sur l’image des eaux.
Derrière lequel pan !
Un tir de révolver
Au plafond vous surprend.

Fi des houleux revers.


L’optimisme s’apprend.

François Debuiche

Revue bimensuelle de poésie

Cette revue vise à réparer un vide, autant qu’un vide puisse se réparer. Parente pauvre des Lettres, la Poésie n’existe plus aux yeux des
lecteurs que sous sa forme moderne, abusivement dite contemporaine. Cette poésie libre de toutes contraintes, y compris du sens et du
style, ne fait pas que des adeptes, n’en déplaisent aux éditeurs du cru. Notre publication entend remédier de ce fait au silence qui s’at-
tache au vers classique à la manière d’une casserole tintinnabulante à moitié crécelle. Mais puisque nous ne sommes pas à un paradoxe
près, nous souhaitons en même temps accueillir le meilleur des deux mondes, sans querelles de clochers ni oiseuses dissensions. F.D.
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...Mais pas trop !...

Bonjour cher poète

Vos textes ne manquent pas de verve ni de brio, et vous savez être prolixe.
Mais vous avez choisi d’exercer dans un genre, l’alexandrin caustique, qui renvoie à une
époque antédiluvienne faite de cavernes obscures.
C’est pourquoi il m’est bien difficile de vous orienter vers un éditeur qui serait à même

Sans rime ni raison


de vous prendre sous son aile : personne à ma connaissance ne s’occupe plus de ce type
d’ours sauvage, si ce n’est dans les zoos et les musées !

1- Je ne crois pas que la poésie d’aujourd’hui s’exprime sous cette forme passéiste. Lisez-
la, vous le constaterez par vous-même et changerez peut-être de fusil d’épaule. La poésie
de notre siècle n'est pas tant affaire d’arithmétique ou de rime que de perception, de
sensations, de rapport au monde. Il s’agit de montrer ce qui n’a pas encore été vu, perçu,
saisi. Il s’agit de produire de l’inouï, de dire sous une forme inattendue et neuve l’asile,
l’exil, que sais-je encore. Comme nous y incitait déjà Rimbaud, il convient de réinventer
l’amour et de tendre, de la lune au soleil, un fil d’audacieux funambule.

2- Mais peut-être n’est-ce pas cela que vous cherchez et êtes-vous tout à fait à l’aise avec
vos textes, qui vous tiennent chauds comme des pantoufles l’hiver. En ce cas, continuez
à vous faire plaisir, mais laissez tomber l’idée d’en arroser « le marché » : il n’existe pas !
Et renoncez en même temps à l’idée d’obtenir quelque reconnaissance que ce soit
comme « poète ». Vous produisez des vers, c’est tout à fait différent. Ce qui ne vous em-
pêche nullement de les partager et de les faire connaître : que ce soit par le recours à un
imprimeur ou un site d’édition en ligne, ou encore via les réseaux sociaux. Nous sommes
à une époque où les œuvres « hors commerce » n’ont jamais connu autant de moyens de
diffusion. Évitez toutefois l’édition à compte d’auteur, qui est avant tout une entour-
loupe commerciale nauséabonde.

Je vous souhaite une excellente continuation,

FD
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L
a revue du vers classique La poésie, cet art verbal,
Requiert de croire à l’indicible
Telle une cible inaccessible.
Ne cueille point le fruit banal
Mais l’étoile au ciel épinglée
Dont la lumière évocatrice
Tient de la senteur exhalée
Par une rose tentatrice.

Dans le demi-jour vespéral,


Pars en quête dès cette nuit
De l’indescriptible qui suit
Autant qu’un peu de fantaisie
Epiçant son inspiration, Le poids du silence spectral.
La poésie dans sa saisie Garde-toi de tout expliquer
Demande de l’élévation. Des visions nées du crépuscule ;
Il vaudrait mieux les indiquer
François Debuiche
Comme vole une libellule.

Sans rime ni raison


Préfère l’ombre et les reflets
Et la magique transcendance
A l’effusion du pot au lait
Qui livre sa dernière danse.
Que ton vers soit libre ou classique,
Cherche la nuance extatique
Qui fiance les mots entre eux
Comme un chalet d’or à Montreux.

Si tu veux être original,


Au ciel chevauche un orignal
Hénissant pareil à Pégase
Que voile un nuage de gaze.
La poésie est la rencontre de Je ne saurais trop insister
deux mots que personne n’aurait Sur la lecture de tes pairs.
pu imaginer ensemble. Je ne saurais trop t’inciter
Quant aux bourdes, quant aux impairs,
Federico Garcia Lorca

A te relire autant qu’il faut


En coupant toute herbe à la faux
Qui dépasse du pré carré
De la forme que tu peaufines.
Songe aussi bien à aérer
De quelque brise aux jambes fines
Ton poème qui doit voler
Quand l’azur vient à s’étoiler.
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P our un sonnet bien sonné


tisans d’un sonnet qui ne serait régulier que s’il
l’était sur tous ses points et ceux qui, même en
s’adonnant à des irrégularités, considèrent tout
de même qu’ils font des sonnets honorables, et
Je voudrais accueillir dans cet espace de même aussi appréciables que les premiers de
création contemporaine des sonnettistes de nos artisans.
notre temps qui se distinguent par leur talent Il existe cependant bien de pseudo-
spécial. Il y a beaucoup d’ouvriers du style sonnettistes qui se soucient si peu de respecter
dont la forme pêche par un travail de polissage une certaine isométrie qu’ils font, au titre d’un
et de soin des détails insuffisamment soutenu, certain “sonnet”, des vers hétérosyllabiques de
de sorte que le fer à cheval ou l’épée rou- manière tellement anarchique parfois que le
geoyante n’iront jamais, dans un cas galoper, plaisir de la forme, qui me semble inséparable
dans l’autre batailler ; or le sonnet réclame, du sonnet tel que je le comprends et l’apprécie,
pour être réussi, non seulement un respect mi- n’y est, de mon point de vue, tout simplement
nimal des règles, mais encore un esprit que l’on pas. Cela est d’autant plus le cas lorsque cette
ne peut dénaturer au point d’appeler sonnet un hétérométrie a tout l’air de reposer sur une ap-
simple ensemble de quatorze vers. Or cette parente ignorance de la façon dont le poète est
pratique semble s’être durablement inscrite supposé compter les syllabes : le sonnet dodé-
dans le paysage poétique actuel. casyllabique par exemple (ce mètre qu’on ap-
pelle l’alexandrin) est fondé, par essence, sur la
Le sonnet, pour moi, peut à la rigueur ex- compréhension de ce qu’est l’hémistiche, à sa-
clure la question de la diérèse “obliga- voir une attention portée au découpage stricte
toire” (qu’il est plutôt malaisé de cerner lors- de deux tranches de six syllabes, avec cette
qu’on débute dans la mesure où une rime syné- pause entre deux, la césure.
résée peut très bien s’accorder avec une rime Si je dis : « Le jardin de ma Dame est de
diérésée, comme “Dieux” avec “o-di-eux”) ; il roses planté », nous avons une stricte équiva-
peut, secondairement, se passer de l’alternance lence de chaque hémistiche ; si maintenant
des rimes féminines et masculines, coquetterie j’écris : « Le jardin de madame planté de roses
qui n’a été introduite finalement que par Ron- est beau », je commets une double erreur pro-
sard soi-même, lorsqu’il se mit en peine d’imi- sodique, puisque “ma Dame” doit être suivie
ter Pétrarque ; le sonnet peut faire fi dans une d’une voyelle, faute de quoi l’hémistiche con-
certaine mesure d’un schéma des rimes trop tient sept syllabes étant donné que la règle du
rigoureux, quitte à n’appliquer aucun des types “e” sonore demeure applicable même dans ce
connus, et pratiqués à travers les âges, du son- cas. De plus, dans la seconde moitié, “rose”
net marotique au sonnet peletier, pour ne s’en étant au pluriel, il ne peut y avoir en l’espèce
tenir qu’à eux ; le sonnet peut aussi, sans deve- de “e” muet. Enfin la liaison entre “roses” et la
nir tout à fait irrégulier, inclure le hiatus et la suite crée un enchaînement comiquement dys-
rime pauvre (comme le font à l’occasion Here- phonique ou dissonant avec un “zé” que je
dia et bien d’autres maréchaux-ferrants de sa trouve pour ma part excessivement inélégant.
stature) mais je vois mal pourquoi on conti- Composé de la sorte, le prétendu mètre
nuerait d’appeler sonnet une pièce versifiée qui alexandrin s’avère un vers de quatorze syllabes
s’apparenterait de manière évasive et éloignée qui peut servir éventuellement de fer de lance
à la forme première, et donc “légitime”, sans d’un poème, mais qui pour demeurer sonnet
vouloir pour autant nourrir ici une bête que- devra s’acquitter par ailleurs de certaines règles
relle de clocher (voire de cocher à se faire que je pense inaliénables : en premier lieu un
l’avocat de la mouche du coche) entre les par- système de rimes quel qu’il soit (je ne crois pas
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aux sonnets blancs), en second lieu une certaine fore avec conscience. // Il travaille, il laboure en vrai lom-
ressemblance avec le sonnet de base, en fonc- bric de France / Comme, avant lui, ses père et grand-
père ; son rôle, / Il le connaît. Il meurt. La terre prend
tion de ce que j’appellerais l’esprit de la forme l’obole / De son corps. Aérée, elle reprend confiance. // Le
qu’il entend revêtir pour se donner à lire poète, vois-tu, est comme un ver de terre. / Il laboure les
comme “sonnet” peu ou prou. mots, qui sont comme un grand champ / Où les hommes
Je me suis habitué à penser en hexamètres récoltent les denrées langagières ; // Mais la terre s’épuise
pour ma part de façon à bâtir avec le plus de na- à l’effort incessant ! / Sans le poète lombric et l’air qu’il lui
apporte, / Le monde étoufferait sous les paroles mortes. »
turel possible un alexandrin qui ne soit pas de
facture malheureuse à l’oreille et donc quelque
Crapaud sous la plume de Corbière, ici le
peu méprisable aux yeux des puristes même les
poète est ravalé au rang de lombric. Je ne sais
moins sectaires.
pas si l’emploi du verbe récolter à la fin du pre-
Une chose est de composer un sonnet, même
mier tercet est un pied-de-nez conscient aux
très irrégulier, une autre d’intituler sonnet un
règles de versification au regard de l’hémistiche
simple exercice informel. Je crois qu’on se leurre
dont nous avons plus haut débattu : si pied-de-
purement et simplement si l’on recherche une
nez, il y a effectivement, il me semble inesthé-
quelconque crédibilité de forme en associant le
tique au regard du reste du sonnet, globalement
terme “sonnet” ﹣qui ne peut souffrir un renou-
régulier à première analyse. C’est un peu
vellement à l’infini sans verser justement dans
comme si M. Roubaud nous ébauchait une Jo-
un no man’s land ne relevant d’aucune forme
conde pleine de promesse et qu’en chemin il lui
codifiée ﹣avec une pièce de vers qui aurait un
ait pris la lubie de l’affubler de lunettes ou d’un
lointain parentage avec lui.
nez ultra-montain ; idem pour “molles “et
Comparons, à ce titre et sans aucun préjugé
“sol” (la récurrence du trait laisse à penser qu’il
de valeur, les deux sonnets suivants et dites-moi
puisse s’agir d’un choix esthétique). Il y a bien
si quelque chose les rapproche suffisamment
deux rimes en concurrence et deux rimes seules,
pour qu’ils appartiennent tous deux, de près ou
comme le veut la règle, sur la durée des deux
de loin, à une même école formelle.
quatrains, mais il faut bien constater l’absence
Le premier, c’est Correspondances de Baude-
du distique qui sert normalement de transition
laire ; quant au second, il nous vient de Jacques
vers le reste des tercets, et un embrouillamini de
Roubaud, auteur issu de l’Oulipo, et s’intitule Le
rimes jusqu’au bout, qui sont en fait alternées et
lombric. Ce dernier fut publié en 1983 par Seg-
se terminent sur une rime suivie, comme si cette
hers dans le recueil « Les animaux de tout le
chute remplaçait le distique auparavant absent.
monde » (il possède un sous-titre : « conseils à
Du reste, à y regarder à la loupe, mon constat
un jeune poète de douze ans »).
ne fait que s’accentuer : car si la longueur des
La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent
vers en question en fait bien des alexandrins,
parfois sortir de confuses paroles ; / L’homme y passe à sans même vouloir pinailler à plaisir, ces alexan-
travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des drins presque réguliers s’accompagnent de rimes
regards familiers. // Comme de longs échos qui de loin se très irrégulières dans leur construction interne :
confondent / Dans une ténébreuse et profonde unité, / “obole” présente un o ouvert et ne rime donc
Vaste comme la nuit et comme la clarté, / Les parfums, les
couleurs et les sons se répondent. // Il est des parfums frais
pas au sens strict avec le o fermé de “rôle” ; ap-
comme des chairs d’enfants, / Doux comme les hautbois, parier “apporte” et “mortes” pourrait encore
verts comme les prairies, / — Et d’autres, corrompus, passer, même si la première nécessiterait que
riches et triomphants, // Ayant l’expansion des choses “mortes” fût au singulier pour ne pas devenir
infinies, / Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’en- ipso facto une rime masculine et non féminine ;
cens, / Qui chantent les transports de l’esprit et des sens. »
« Dans la nuit parfumée aux herbes de Provence, / Le
“incessant” rime platement avec “champ”, de
lombric se réveille et bâille sous le sol, / Étirant ses an- même pour “terre” et langagières” qui combi-
neaux au sein des mottes molles. / Il les mâche, digère et nent les deux observations faites à l’instant : la
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platitude de la rime en “-re” cumulée avec le tête une forme par excellence du sonnet, en
problème du singulier vs du pluriel. comparaison de laquelle je ne peux m’empêcher
Au-delà de ces remarques d’esthète peut- de considérer comme moins bien réussi, et
être, le principal problème demeure lié, à mon même comme bâclé un état de texte qui s’en
sens, au vers suivant : « Où les hommes récol- écarterait de beaucoup trop.
tent les denrées langagières ». Tout se passe Je me suis déjà fait rabrouer par une sonnet-
comme si ce dernier s’était organisé autour de la tiste dont je m’étais permis de “critiquer” les
formule très heureuse des « denrées langa- rimes très perfectibles à mes yeux, et c’est au
gières ». Mais pour éviter l’écueil d’un vers à boomerang de son avis que je dois l’analogie
treize voire quatorze “pieds”, en raison de la avec la Joconde développée ci-dessus. Elle esti-
diérèse attendue à la fin de “langagi-ère”, il au- mait son sonnet parfait tel qu’il était. Son assu-
rait fallu revoir la rection du verbe autant que sa rance m’a bien fait sourire sur le moment et
position dans la phrase. Je vois cependant une mon jugement s’en est au passage terni, je vous
solution : “Qui récoltent, chacun, les denrées l’avoue : de passable, son sonnet est même deve-
langagières”. Pour autant que l’on renonce à la nu soudain très mauvais, bien sûr, au vu du ridi-
diérèse, ici “chacun” permet à l’hémistiche son cule ego de cette bricoleuse convaincue de son
temps de repos, cependant que l’introduction génie, n’ayons pas peur du mot (comparer son
d’une subordonnée relative requiert, il est vrai, œuvre à la Joconde revient à se comparer à Vin-
que le sujet “les hommes” soit reportés au vers ci immanquablement, avec par conséquent la
précédent. démonstration hic et nunc d’une assez tapa-
Bref, il s’agirait d’une cuisine lexicale que geuse humilité).
l’auteur seul pourrait se permettre de faire. Il
n’en demeure pas moins, encore une fois, que On pourra me rétorquer que beaucoup d’eau
tous ces détails que je viens d’énumérer ne peu- a coulé sous les ponts depuis, et des ponts jus-
vent pas me faire tenir ce sonnet comme un qu’aux lacs, et des lacs jusqu’aux mers, depuis le
spécimen régulier du genre. porte-enseigne Baudelaire. Et je ne saurais
Et j’en viendrais progressivement, du reste qu’agréer à cela, sans pour autant approuver
tout à fait malgré moi, à faire preuve d’une cer- l’évolution qui s’est produite entre-temps, n’al-
taine roublardise, voire d’une effronterie ma- lons pas jusque-là : si des fantômes de sonnets
drée d’impolitesse involontaire à l’égard de l’ou- peu à peu se substituent systématiquement à
lipien Jacques Roubaud, à qui je ne peux certes leur homologues classiques, je ne suis pas très
contester qu’il fasse figure d’autorité sur le sujet, optimiste quant à la sauvegarde de ce petit bijou
si l’on devait seulement s’arrêter à sa contribu- sonore, tel que je l’idéalise du moins.
tion éditoriale : « Soleil du soleil : le sonnet Quitte à continuer de jouer au Sainte-Beuve
français de Marot à Malherbe, une anthologie », de la poésie contemporaine, je risque même, par
parue chez P.O.L. en 1990. Comment pourrais- un effet d’accoutumance, de cracher assez vite
je décemment songer à corriger le poème d’un dans la soupe réputée poétique qu’on nous sert
auteur qui l’aura sans doute considéré comme aujourd’hui avec des louches de tous formats
achevé en l’état ? dont certaines sont si grosses qu’il faudrait avoir
En même temps, le travail de critique que j’ai une endurance aux ficelles à toute épreuve ou
le droit d’exercer comme n’importe qui d’autre jouir de la taille d’un Gargantua poète pour en
se saisissant d’une plume, au prix d’arguments et avoir l’usage, tout disproportionné qu’il soit.
d’un raisonnement, sinon toujours étayé, suffi- Car s’il y a bien un sujet qui cause mon éter-
samment sensé à tout le moins pour être valides, nuement, c’est la désaffection éditoriale dans
quelles que puissent être mes qualifications, ou laquelle on se trouve en matière de vers clas-
même mon incompétence au besoin : j’ai dans la siques : sans cesse évoqué avec Baudelaire, ou
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d’autres poètes de son temps, comme une forme que la tempête réjouit pour autant qu’ils dispo-
majestueuse à laquelle le XIXe a redonné ses sent de canots de sauvetage avant les autres.
lettres de noblesse, le sonnet est tombé en dés- L’art minimaliste que je défends par ailleurs
hérence du côté des médias et vecteurs poten- s’est vu réduire à une peau de chagrin dix fois
tiels de sa promotion, tellement discrets s’ils plus petite qu’un mouchoir de poche. Ce mou-
existent, que je n’ai pas à ce jour trouvé la plus choir a des prétentions prométhéennes.
infime publication s’en occupant spécifique- A couvrir son visage de signes cabalistiques,
ment, en dehors des publications savantes et une joie des abîmes habite notre poète des con-
transcriptions de séminaires. Je trouve d’une fins : ne renouvelle-t-il pas la poésie de la façon
part que c’est étonnant, d’autre part que c’est la plus abyssale qui soit, par son rêve étrange
injuste. Allons-nous devoir ressusciter le sonnet d’absolu ? Tant qu’il n’aura pas fait retentir ses
une seconde fois, et avec lui, de fil en anguille pétards jusqu’au dernier, qu’il voit comme au-
(qui file), toutes les formes de versification clas- tant de météores nous éclairant sur le Ciel, il
siques ? s’évertuera par tous les moyens à faire exploser
S’il ne devait y en avoir qu’un seul, je serai ce le langage comme une grosse baudruche ridi-
défenseur farouche-là : à l’inverse du fossoyeur, cule, de sorte que la Poésie, la grandiose poésie,
je deviendrai l’exhumeur de cadavres. Il faut de fasse un jour horreur à tout le monde.
toute façon que l’injustice soit réparée et que N’ayant eu de cesse d’annihiler l’expression
l’on puisse opposer quelque solide réplique aux lyrique dans le feu d’un silence ultime, il se re-
rodomontades insipides d’une certaine poésie posera alors, gagné par le sentiment d’un travail
moderne (lettriste ou sérielle, pour ne point les de sape totalement extatique. Sa mesquinerie
nommer), où la vivacité du style semble devoir passera pour bravoure. Et le diable rira si fort
être remplacée par un art d’ânonner, sinon de des tortures nihilistes qu’on nous inflige, qu’il
hahaner des paroles fragmentaires, effilochées en reprendra le concept novateur dans ses
jusqu’à la trame. centres de balnéothérapie. Il pourra s’en dire
Cette poésie d’aspirateur, pour dévier à nou- l’inspirateur avec une pointe de mauvaise foi.
veau de notre sujet, montre toute l’étendue du Non, pas même lui n’aurait imaginé crucifier
vide de la pensée dont, selon moi, s’honorent le fameux verbe divin à ce point.
ces petits maîtres si paresseux qu’ils ne savent En passant ses adorateurs un à un à la broche,
pas mettre bout à bout la moindre phrase qui le petit poète deviendra bientôt un tel objet de
fasse sens (et je pense avec d’autres en effet que culte qu’il touillera dans les chaudrons du mal
le vers n’est jamais qu’une phrase, même dé- avec une ardeur renouvelée. L’homme crée son
structurée jusqu’à l’insignifiance érigée en signi- propre enfer, c’est bien connu.
fication). Mon brulot n’est pas un manifeste mais un
Je suis presque sûr que la Plaisanterie de pamphlet contre ceux que je fustige pour leur
Kundera a été spécialement écrite pour évoquer phénoménal manque d’inspiration. Puisse celui-
la vaste blague qu’il y a à tenir pour poésie ces ci déchaîner les passions comme au grand temps
rafales mal embouchées de vents constricteurs. de la presse littéraire. Je ne compte guère dessus,
Le boa hautboïste qui vous les souffle au nez au- à vrai dire, puisqu’on me lira par-dessus la
rait pu avoir le mérite d’être drôle. Mais l’hu- jambe, très vraisemblablement, et que la donne
mour, cette plaie, a depuis longtemps été banni ne changera pas au motif qu’un sergent chef
de leurs exercices de haute voltige. s’échauffe la bile. Qu’importe, je destine mon
Nous sommes à une époque où tout doit dis- œuvre aux happy fous.
paraître, je suppose. S’il existe toujours une poé-
sie, il convenait qu’elle se détruisît de l’intérieur François Debuiche
et que nous en fussions contents comme des rats
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