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V11PH5-Cours du 16 septembre 2020, suite.

La nécessaire mise à distance vis-à-vis de ses goûts propres est


particulièrement soulignée dans la plupart des théories
Les limites de ce cours ne permettront pas d’examiner dans sa esthétiques de l’âge classique (XVIIe siècle) — hormis quelques
totalité la problématique relative à l’articulation de la notion rares exceptions, comme Descartes notamment, mais qui
de subjectivité (dans laquelle nous avons distingué deux précisément n’élabore pas d’esthétique ni de théorie du beau.
niveaux : celui relatif au sujet qualifié d’« idiosyncrasique », et Pour ces théoriciens, s’engager dans une expérience
celui relatif à la part d’universalité dont chaque sujet est le esthétique, qui a pour fin l’appréciation de choses belles, exige
dépositaire — ce qui dans la subjectivité relève de une discipline : il faut se défaire de ses goûts propres, héritage
l’intersubjectivité), et de celle d’expérience esthétique. le plus souvent de mauvaises habitudes, et tâcher de s’élever
Nous nous concentrerons par conséquent sur une période à la contemplation objective des choses. Car, pour eux, la
particulière — XVIIe et XVIIIe siècles, à travers quelques beauté est objective : elle est dans les choses (dans certaines
échantillons —, période charnière en ce qu’elle témoigne d’entre elles), autrement dit, c’est une qualité des choses.
d’une prise de conscience de la tension qui existe, dans Mais pour parvenir à voir cette qualité, il faut se défaire du
l’expérience esthétique, entre le moi intime, sujet de voile qui obscurcit la vue.
l’expérience et le sujet impersonnel, universel vers lequel je Cependant, ce cadre épistémologique sera sérieusement
tends dans cette expérience et qui impose une mise à distance remis en question au XVIIIe siècle, notamment, mais pas
à l’égard des goûts propres, mise à distance nécessaire pour seulement, dans la tradition empiriste — que Kant cherchera
accomplir cet exercice attentionnel, requis dans l’expérience à dépasser — où l’on passera d’une conception objectiviste du
esthétique, que Kant appelle « désintéressé » — et J.-M. beau et de l’appréciation esthétique à une conception
Schaeffer « dépragmatisé ». subjectiviste, et également, du moins chez certains
théoriciens, d’une conception normative de l’expérience

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esthétique (comment doit-on apprécier) à une conception observe une mise en valeur de la subjectivité individuelle,
seulement descriptive (comment apprécie-t-on). Si la beauté idiosyncrasique, en affirmant que tous les goûts sont dans la
n’est pas une qualité propre des choses, mais si elle résulte nature (c’est ce que défend l’article « Beau » du Dictionnaire
d’une simple rencontre entre les qualités que possède telle philosophique de Voltaire), et dès lors il semble absurde de
chose et un sujet singulier doté d’une certaine sensibilité, elle prescrire à autrui ce qu’il doit éprouver : on écarte ainsi l’idée
est de ce fait contingente, aussi tous les goûts sont-ils dans la d’une nature humaine universelle, qui pourrait d’incarner dans
nature, et nul ne peut prescrire à autrui ce qu’il doit éprouver un je universel, ou, si on la suppose, on la prétend entièrement
— c’est là la position de Descartes, qui anticipe celles du XVIIIe recouverte par les habitudes culturelles : c’est donc comme si
siècle, même si dans l’Abrégé de musique qu’il écrit à 21 ans, il elle n’existait plus. Mais d’un autre côté, on a du mal à y
énonce certaines règles de plaisir esthétique qui semblent renoncer et on se demande si on ne pourrait pas (et
universelles (par ex. on aime le mélange de simplicité et de comment ?) la retrouver. Car il y a des avantages à sentir
complexité), mais dont les combinaisons exactes restent ensemble !
impossibles à déterminer, ce qui revient à affirmer qu’au fond C’est notamment le cas de Hume qui peine à demeurer dans la
chacun a ses propres goûts et dans le même temps à renoncer position (tous les goûts sont dans la nature et ils ont tous leur
à la constitution d’une esthétique comprise à la fois comme légitimité) qu’il adopte au début de son essai (De la norme du
science du beau (= réponse à la question : qu’est-ce qui peut goût, 1757). Car si les goûts sont tous légitimes, nous ne
être universellement désigné comme beau ?), et comme pouvons plus de la supériorité d’une œuvre d’art (par ex.) sur
théorisation de cette expérience particulière qu’on appelle une autre : l’absence de règle d’appréciation commune revient
« esthétique ». Cette position est en effet assez proche de à admettre un relativisme qui semble dommageable à la
celle de certains auteurs des Lumières, qui vont se trouver, transmission des chefs-d’œuvre de notre patrimoine culturel.
chemin faisant, confrontés à un paradoxe : d’un côté, on Au demeurant, se demande-t-il, comment expliquer que

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certains chefs-d’œuvre se soient transmis génération après I. Comment apprécier le beau ? Se discipliner, prélude à
génération — il cite Homère notamment — ? N’est-ce pas qu’il l’appréciation esthétique.
y aurait malgré les goûts singuliers une sorte de nature Textes de référence :
commune partagée par tous — un sensus communis — une • Pascal, Pensées, éd. posthume, 1670 (les fragments sont
sorte de « première » nature sous la « seconde », qu’il s’agirait cités selon l’ordre adopté par l’édition de Philippe Sellier,
de « réveiller » ? Classiques Garnier)
En réalité, d’autres facteurs rendant compte de cette • Pierre Nicole, La Vraie beauté et son fantôme, 1659 (éd.
transmission pourraient être invoqués — en particulier le scientifique B. Guion, Honoré Champion).
besoin de mimétisme, le désir de ressembler aux autres, en
aimant ce qu’ils aiment — (on pourrait évoquer sur cette Je voudrais d’abord justifier ce titre singulier. Faut-il vraiment
question les travaux de René Girard — notamment Mensonge se discipliner pour accomplir une expérience esthétique ?
romantique et vérité romanesque, 1961 —, mais aussi Quelle idée étrange ! Pourquoi faudrait-il le faire, et qui nous
l’important livre de Charles Larmore, Les Pratiques du moi, en intime l’ordre ? En réalité personne, naturellement, et nous
PUF, 2004, en particulier le chapitre sur le mimétisme social) pouvons tout à fait nous contenter de ce qui nous plaît et
—, mais renoncer à l’idée d’une nature humaine universelle déplaît, autrement dit d’une expérience sensible, agréable ou
semble pour plusieurs de ces philosophes trop coûteux… désagréable (pour reprendre les catégories kantiennes), celle
qu’accomplirait notre moi idiosyncrasique, sans chercher à
aller plus loin. Mais dans ce cas, ne passerions-nous pas à côté
non tant d’objets qualifiés de beaux, mais des ressources que
nous offre la possibilité de nous engager dans une expérience
qui nous tient à distance de nous-mêmes ? À travers cette

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expérience, nous adoptons en effet une attitude, que J.-M. Précisons :
Schaeffer caractérise, entre autres caractérisations, de Dans ces philosophies, celles de l’Antiquité — en dehors de
« polyphonique », nous parvenons à élargir notre regard sur l’épicurisme qui exclut la finalité au profit du hasard —, de la
les choses, et bien sûr sur nous-mêmes, en nous transcendant Renaissance et de l’âge classique (libertins mis à part), on pose
d’une certaine façon. pour principe une harmonie cosmique, dont témoignent la
Certains théoriciens du XVIIe siècle ont toutefois voulu aller régularité des lois de la nature et qui fournit le premier modèle
plus loin, en montrant que par la mise à distance de nos de beauté. Cet ordre harmonieux, intrinsèquement beau,
habitudes de jugement et d’appréciation, par la mise entre conduit d’emblée à valoriser l’ordre opposé au désordre, la
parenthèses de nos préférences — le plus souvent acquises proportion contre la disproportion, la forme contre l’informe.
sans qu’on y prête attention —, qui forment cette seconde Et ce sont précisément cet ordre avec les catégories qui
nature à laquelle nous sommes habitués mais qui demeure l’accompagnent qui forment la beauté. On dira donc beau ce
contingente, nous parviendrions à un niveau d’appréciation qui est ordonné, proportionné, etc.
partagé par tous, autrement dit au niveau d’une première Chez Platon, Aristote, et même Plotin, on retrouve cette ligne
nature. Par là nous parviendrions à apprécier la beauté, qui commune, où la beauté est synonyme de mesure, proportion,
n’est autre, pour certains théoriciens comme Pierre Nicole, ordre, ou unité, comme expression d’une rationalité et d’une
que la vérité. Retenons bien cette équivalence, beauté/vérité, finalité, même si celle-ci n’est pas entièrement révélée (chez
qui peut nous surprendre, mais qui hérite du platonisme, Plotin, ce sera un peu différent puisqu’il rejettera la proportion
puisque Platon considérait qu’une chose belle devait être à la comme fondement ultime de la beauté pour lui préférer
fois bonne et vraie (nous préciserons le sens que prend cette l’unité, autrement dit la forme, non au sens de la morphè, mais
notion de vérité dans un tel contexte). de l’eidos, l’essence, l’idée qui structure la chose : mais on voit
bien que Plotin ne rompt pas vraiment avec la tradition

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précédente, puisque l’unité englobe en la dépassant la Ce qui est commun à l’Antiquité païenne et aux auteurs
proportion). chrétiens, c’est qu’on rapporte l’harmonie contenue dans les
Cette définition de la beauté articulée à un ordre, une choses à un principe supérieur : soit à un Dieu rationnel, qui a
régularité et à des nombres, à travers certaines proportions inscrit mesure et ordre dans sa Création (« Dieu a créé toutes
jugées plus harmonieuses que d’autres (par ex. celle du choses selon le Nombre, le Poids, la Mesure » dit le Livre de la
nombre d’or qui exprime le rapport qu’entretiennent l’une par sagesse de Salomon, XI, 21), soit à celle d’une âme du monde.
rapport à l’autre deux parties d’un segment par rapport à une Mais dans les deux cas, on considère que la beauté n’est pas
totalité), ou du Canon de Polyclète1 (du nom du sculpteur grec quelque chose qu’on décrète selon son goût, mais que, au
du Ve siècle av. J.-C.), un ouvrage perdu qu’on ne connaît que contraire, le beau est une qualité intrinsèque des choses, qui
par de rares sources, mais dont les règles s’incarnent dans les repose sur des fondements métaphysiques.
œuvres de Polyclète lui-même (par ex. le Doriphore). Le problème est donc moins se demander si le beau existe en
Cette intuition, que la beauté « arrive par les nombres » (pour soi — la réponse est oui — que de parvenir à le percevoir (si
paraphraser l’un des principes de ce Canon), était aussi l’on n’y parvient pas il faut élucider les facteurs qui empêchent
partagée par les pythagoriciens. C’est cette intuition qui se cette contemplation), puis parvenir à le reproduire (c’est la
retrouve ensuite dans toute l’esthétique antique et médiévale, tâche de l’artiste).
puis à la Renaissance et au-delà (voir par exemple U. Eco, Art
et beauté dans l’esthétique médiévale). Les penseurs que j’ai retenus pour cette première partie sont
des penseurs chrétiens, plus exactement des augustiniens,
proches ou appartenant au milieu de Port-Royal, une célèbre
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On n’en connaît que deux extraits qui figurent dans Plutarque et abbaye, située dans la vallée de Chevreuse, avec une annexe à
Philon de Byzance et que Galien, mort au IIIe siècle, a résumé et fait
connaître (voir sur ce point Panofsky, L’Œuvre d’art et ses Paris, que Louis XIV finira par faire raser en 1712 pour diverses
significations, « L’histoire de la théorie des proportions humaines… »).

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raisons, notamment des raisons d’insoumission religieuse et ainsi deux états de l’homme : un premier état, où l’homme,
politique. Dans cette abbaye, vivaient, outre les religieuses, de Adam, était pourvu d’une nature droite, autrement dit savait
nombreux intellectuels (les « Solitaires », parmi lesquels qui il était par rapport à l’absolu, c’est-à-dire Dieu : il savait
Pascal a séjourné) qui se livraient à toute sorte de travaux donc qu’il n’était qu’une partie d’un tout plus grand, et ainsi
savants, et qui entendaient aussi mettre leur vie en accord ne se prenait pas pour le centre de tout, et ne s’aimait pas plus
avec la pureté d’un christianisme qu’ils pensaient avoir trouvé que son Créateur. Et de même, connaissant la mesure des
dans la pensée augustinienne. Mais Port-Royal accueillait aussi choses et de lui-même, il savait ce qui était beau et laid.
des élèves dans les « Petites-Écoles » où enseignaient des Le second état, post-lapsaire, voit cet ordre renversé : Adam
maîtres — Pierre Nicole notamment —, mettant en pratique en péchant a désobéi à Dieu, voulant se faire centre de tout.
des principes pédagogiques modernes. Ainsi son moi devenu disproportionné, oriente tous ses goûts,
Ce qui nous intéressera ici n’est pas Port-Royal en général, ses désirs, ses pensées, en fonction de ce qui lui est favorable :
mais la doctrine artistique et esthétique qui s’y déploie, qui se l’homme n’est plus capable de s’extraire de lui-même, et cet
caractérise par sa normativité — pour apprécier le beau, il faut emprisonnement, dont toutefois il n’a pas vraiment
tout d’abord mettre le moi idiosyncrasique à l’écart —, en conscience, est pour lui un obstacle à la contemplation du
même temps que par une conception objectiviste du beau : est beau, c’est-à-dire à l’ordre objectif des choses, et de même il
beau non pas ce qui me plaît, mais ce qui doit plaire parce qu’il est un obstacle à la production du beau — les arts deviennent
présente tel ou tel caractère. laids — et par là même à l’entreprise d’une authentique
En disant que ces auteurs se réclament de saint Augustin, il expérience esthétique, puisque cet homme pécheur,
faut comprendre qu’ils reprennent la doctrine du péché narcissique, n’aime que ce qui se rapporte à lui-même et à ses
originel et de ses conséquences pour leur description de l’être intérêts : partant, une expérience esthétique, désintéressée,
humain, autrement dit pour leur anthropologie. Ils distinguent décontextualisée n’est plus possible.

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qu’elles représentent. Elles représentent ces choses, mais sans
Voyons, chez Nicole et Pascal, comment se décrit cette se questionner sur leur essence, en se contentant de
situation. reproduire l’apparence qu’elles ont pour l’artiste. Ces
Pour Pascal, cet égocentrisme explique tout d’abord l’enflure représentations sont donc fausses en un sens, partiales,
ridicule d’un grand nombre de productions artistiques : la déformées par le point de vue qui a été porté sur elles et dont
plupart des œuvres d’art sont donc des œuvres de vanité, elles portent la trace. Pascal fait implicitement usage ici d’un
surchargées et ridicules. Mais ce sont aussi, du côté du concept souvent utilisé par les théoriciens de l’art, dans
spectateur, des œuvres appréciées car le public aime les l’Antiquité (par ex. dans la Poétique d’Aristote ; dans
productions ridicules, prétentieuses (sans s’apercevoir qu’elles Quintilien, l’Institution Oratoire, XI, 3, 61 ; Horace, Art
le sont), autrement dit, pour Pascal, les productions de poétique, v. 153-178, ou encore Vitruve), ou à la Renaissance
mauvais goût. Autrement dit, nous jugeons avec notre nature : (par ex. dans Alberti, De Pictura, § 38, 40) : le concept de
si elle est corrompue, nous aimons ce qui est corrompu, si elle convenance, qui traduit notamment les termes latins et grecs
est droite, ce qui est droit, donc beau. de convenientia, decorum, ou prepon…. Une chose est laide
Pensées, S. 486 : quand elle n’est pas conforme à ce qu’elle doit être : un
Il y a un certain modèle d’agrément et de beauté qui unijambiste est donc plus laid que celui qui a deux jambes, etc.
consiste en un certain rapport entre notre nature faible
Et de même une représentation est laide quand elle porte sur
ou forte telle qu’elle est et la chose qui nous plaît [je
souligne]. l’accidentel et non sur le substantiel.
Mais Pascal désigne également une deuxième convenance :
Mais ces choses « corrompues », qui plaisent à notre nature
non plus celle de la chose à son essence, mais celle de la chose
« faible », c’est-à-dire corrompue, en quoi le sont-elles ? Elles
à notre nature. Si notre nature est corrompue, on aimera donc
le sont parce qu’elles ne sont pas fidèles à l’essence de la chose
les choses corrompues.

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précisément ces auteurs-là : si le maquillage est laid, c’est
En rapport avec la première convenance, Pascal écrit que : parce qu’il a pour vocation de corriger la nature).
« Tout ce qui n’est que pour l’auteur ne vaut rien », Pensées,
S. 650. Un important théoricien du XVIIIe, l’abbé Batteux, ira Si nous étions restés dans le premier état antérieur au péché,
encore dans le même sens : « La plus mauvaise couleur de ce sont ces choses naturelles que nous aimerions, qui nous
toutes […] est la couleur personnelle du poète » (Ch. Batteux, agréeraient. N’oublions pas que la création divine est une
Lettres à d’Olivet, 1748). Cela veut dire que l’auteur ajoute à totalité, que les choses ne s’y trouvent pas par hasard mais
cette essence quelque chose de sa fantaisie, quelque chose qu’elles sont ajustées les unes aux autres, selon, là encore, des
d’arbitraire dicté par son goût ou ses habitudes. Mais rapports de convenance. Nous étions donc censés (deuxième
précisément cette façon narcissique de représenter les choses convenance) aimer ce qui convenait à notre nature droite.
dans l’art plaît à ceux qui ont la nature corrompue, car cette
forme d’arbitraire leur est familière. On a compris que c’est l’essence d’une chose, et non la chose
Quant aux choses naturelles, elles sont belles quand elles sont sous son caractère accidentel, qui doit être représentée : par
ce qu’elles doivent être (un corps sain est plus beau qu’un conséquent, écrit Nicole, on ne peut « tenir pour belles et de
corps malade, il est plus beau entier que mutilé, etc. ; Nicole bon goût ces épigrammes qui ont pour sujet une vieille
notamment distinguera soigneusement l’essence et édentée […] ou bien un goinfre qui vomit sur la table » (§ XV).
l’accident). Ce qui est beau, c’est ce que le Créateur a voulu. Ces épigrammes font rire, certes, mais ce divertissement est
On devrait donc aimer ce premier modèle et non celui que grossier, car on ne contemple rien de vrai, c’est-à-dire de
l’homme a forgé lui-même, et qui est censé le remplacer (on propre à l’homme, seulement l’homme dans un état
pourra penser ici, par exemple, aux dénonciations du accidentel : ayant trop bu, ou étant entré dans l’état de
maquillage chez certains Pères de l’Église que lisent décrépitude.

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Est-ce à dire qu’une représentation artistique d’un ivrogne ou ce goinfre ? Comment donc pouvons-nous parler de ce qui est
d’un « goinfre qui vomit sur la table » (comme on le voit dans beau ? Savoir même ce qu’il est ?
certaines peintures de la tradition hollandaise) ne peut être Certes, nous sommes tous marqués par le péché, mais il reste
vraie ? Pas au sens où l’entend Nicole : on peut certes tout de même en nous une parcelle de nature intacte, et dès
représenter avec justesse l’accident, il n’en reste pas moins un lors il nous faut exploiter ce reste de bonne nature — qui
accident. On peut établir ici une comparaison avec la critique persiste notamment par la raison —, en tâchant de nous
platonicienne de la peinture mimétique : ces tableaux corriger autant que possible, pour corriger notre mauvais goût.
témoignent d’un talent d’exécution mais se trompent d’objet Comment ?
en ne représentant que l’apparence des choses. On peut d’abord s’aider de son corps. Le corps est un ouvrage
Si une représentation doit respecter la première convenance, divin, fait, comme tout dans la nature, selon, comme le dit la
alors la vieille édentée ne peut être belle. Bible, poids, mesure et nombres. Les proportions que nous
Voyons plus précisément la deuxième convenance. observons le plus souvent doivent nous mettre sur la voie
Comme une représentation belle doit à la fois convenir à d’une normativité, laquelle nous aide à apprécier les
l’objet considéré dans son essence, et à notre nature : le proportions des autres corps ou des autres choses — comme
goinfre qui vomit, eu égard à notre nature d’homme un sonnet ou une maison (n’oublions pas que l’architecture est
raisonnable, ne peut être jugé beau. Seuls ceux qui ont le parfait exemple d’un transfert de nos proportions
abandonné leur raison au profit de leurs penchants, ou de corporelles dans celles d’un édifice : les ordres architecturaux
leurs passions, peuvent l’apprécier. définis par Vitruve, dorique, ionique, et corinthien l’ont été sur
les modèles des corps masculins et féminins). Pascal prend
Mais précisément notre nature n’est-elle pas, en nous tous, l’exemple de la disposition des yeux pour expliquer pourquoi
corrompue à cause du péché — ce pourquoi nous apprécions on aime une certaine symétrie, mais pas toutes les symétries :

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« on ne veut la symétrie qu’en largeur, non en hauteur ni en certains termes bizarres […]. Et on appelle ce jargon
beauté poétique.
profondeur » (S. 482). C’est pourquoi, par exemple, l’excès
Mais qui s’imaginera une femme sur ce modèle-là, qui
dans la symétrie doit nous ennuyer. consiste à dire de petites choses avec de grands mots,
verra une jolie damoiselle toute pleine de miroirs et de
On peut s’aider, ensuite, d’une réflexion sur sa propre
chaînes dont il rira, parce qu’on sait mieux en quoi
condition : est-il juste que l’on produise des œuvres consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des
vers. Mais ceux qui ne s’y connaîtraient pas l’admireraient
boursouflées, prétentieuses, pleine du désir d’en imposer aux
en cet équipage et il y a bien des villages où on la
autres ? Qu’a-t-on de plus qu’eux ? N’est-on pas une créature prendrait pour la reine. Et c’est pourquoi nous appelons
les sonnets faits sur ce modèle-là les reines de village.
mortelle et pleine de défauts ? Pascal compare ces œuvres
(Pensées, S. 486) (je souligne).
prétentieuses à ce qu’il appelle les « reines de village », c’est-
à-dire aux femmes qui veulent en imposer, être plus Ensuite, formulons le modèle contraire (dépouillement, refus
« voyantes » que les autres, en recourant à tous les artifices de l’excès d’artifice, choix du mot juste…)
possibles… Ces femmes font souvent sourire par leur Pensées, S. 486 :
prétention : on remarque tout de suite ce qu’elles ont, dans « Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée, soit
maison, chanson, discours, vers, prose, femme, oiseaux,
leur tenue ou dans leurs attitudes, d’exagéré, voire de ridicule.
rivières, arbres, chambres, habits, etc.
En revanche, on a des difficultés à juger de la beauté ou de la Tout ce qui n’est point fait sur ce modèle déplaît à ceux qui
ont le goût bon.
laideur d’un poème : eh bien dit Pascal, imaginons un sonnet
Et comme il y a un rapport parfait entre une chanson et une
(on peut ajouter d’autres exemples : film, tableau, etc.) fait sur maison qui sont faites sur ce bon modèle, parce qu’elles
ressemblent à ce modèle unique, quoique chacune selon son
le modèle des « reines de village » et on saura ce qu’est un
genre, il y a de même un rapport parfait entre les choses
mauvais poème : faites sur le mauvais modèle. Ce n’est pas que le mauvais
modèle soit unique, car il y en a une infinité, mais chaque
« On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut
mauvais sonnet par exemple, sur quelque faux modèle qu’il
imiter, et, à faute de cette connaissance, on a inventé de

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soit fait, ressemble parfaitement à une femme vêtue sur ce quand il s’agit d’un mystère. Cet ajustement doit nous mettre
modèle.
sur la voie de la vraie beauté.
Rien ne fait mieux entendre combien un faux sonnet est
ridicule que d’en considérer la nature et le modèle et de Ce qui est intéressant ici, c’est que lorsque nous parvenons à
s’imaginer ensuite une femme ou une maison faite sur ce
être instruits de ce que peut être cette vraie beauté, grâce à
modèle-là ».
ces exemples, nous sentons le ridicule de la fausse, comme par
C’est donc le respect de cette « double convenance » qui
exemple, le ridicule de la surcharge poétique, celle qu’on voit
permet d’établir un partage entre beau et laid, et d’échapper
dans la poésie baroque (ou pré-classique) que raille ici Pascal :
au laid.
une écriture poétique qui se caractérise par des épithètes
Le problème est que notre nature déchue, si nous ne faisons
superflues, qui témoigne de passions exacerbées auxquelles
pas d’effort particulier, nous pousse à préférer les choses qui
l’artiste s’abandonne de façon tout à fait capricieuse : d’où le
sont faites d’après de mauvais modèles. Toutefois nous
penchant excessif qu’on y voit pour le macabre, l’absurde, le
pouvons, on l’a vu, y remédier dans une certaine mesure,
piquant, le bizarre, les jeux sonores comme les allitérations, les
grâce à l’observation guidée par la raison, mais aussi, en
paronomases (voir d’Aubigné, Jean de Sponde, Desportes, La
dehors des corps, parce que nous disposons de vrais exemples
Ceppède, Saint-Amant…). Ici, on a, bien sûr, perdu l’idée de la
de beauté : les récits bibliques et les commentaires des
chose que l’on veut représenter au profit de l’accident, du
interprètes (saint Augustin par ex., et généralement les Pères
« piquant » qu’on exagère au détriment de la justesse.
de l’Église) qui montrent choses et personnages de la façon la
Par exemple, chez Marbeuf, dans le poème À Philis :
plus objective. Dans l’Écriture sainte, on découvre ainsi un
Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
exemple parfait de cette règle de convenance : le style est Et la mer est amère, et l'amour est amer,
L'on s’abîme en l’amour aussi bien qu'en la mer,
proportionné à la nature de la chose, il est simple quand il faut
Car la mer et l'amour ne sont point sans orage
être simple, sublime quand la chose est sublime, mystérieux

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Est-ce vrai que « l’amour est amer » ? N’est-ce pas là le point conception largement partagée en ce siècle, qu’on trouve
de vue d’un amant déçu ? Parle-t-il de l’amour ou de celui encore, entre autres auteurs, chez Bossuet :
malheureux et accidentel qu’il a connu ? « Il appartient à l'esprit, c'est-à-dire à l'entendement, de
juger de la beauté, parce que juger de la beauté, c'est
Le contrepoison à ce style poétique douteux se trouve dans
juger de l'ordre, de la proportion et de la justesse. »
l’Épître IX de Boileau : Bossuet, De la connaissance de Dieu et de soi-même (±
1670). [je souligne]
« Rien n’est beau que le vrai : le vrai seul est aimable ; /
Il doit régner partout, et même dans la fable » ;
Voyons à présent du côté de Nicole.
Ou encore, du même auteur, dans le chant I de L’Art poétique : • Pierre Nicole, La Vraie beauté et son fantôme, 1659.
« Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile, / Et ne vous Ce texte, composé en latin, a servi de préface à un recueil de
chargez point d’un détail inutile. / Tout ce qu’on dit de
poésie latine l’Epigrammatum delectus (un choix
trop est fade et rebutant ; / L’esprit rassasié le rejette à
l’instant. » ; d’épigrammes et de sentences « plaisantes », et non vulgaires
« Au mépris du bon sens, le burlesque effronté/ Trompa
ou moqueuses) destiné au public scolaire de ce qu’on appelait
les yeux d’abord, plut par sa nouveauté » ; « Soyez simple
avec art, / Sublime dans orgueil, agréable sans fard ». les « Petites écoles » de l’abbaye de Port-Royal des champs,
dont j’ai parlé plus haut. Pierre Nicole fut l’un de ces maîtres,
On notera l’éloge de la mesure et du vrai : comme si l’image,
et s’il est encore connu du grand public aujourd’hui, c’est pour
poétique ou picturale devait être ajustée à l’eidos de la chose,
être, entre autres, le co-auteur avec A. Arnauld de La Logique
et le refus de l’arbitraire, du superflu.
ou l’art de penser (1ère éd. 1662).
Proche de Boileau, La Bruyère écrit que « […] la beauté est
L’ouvrage qui nous intéresse présente une théorisation
quelque chose de plus réel et de plus indépendant du goût et
esthétique de la beauté et de l’expérience esthétique (Nicole,
de l’opinion », Les Caractères, « Des Femmes », 11. Une
comme ses contemporains, la qualifie de « délectation »). Il
s’agit, comme pour Pascal, d’une théorie qu’on peut qualifier

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de « classique » au sens propre, où l’on retrouve des contraire, comme l’écrit Nicole, « que rien ne manque, que
considérations présentes dans les ouvrages canoniques de tout soit à sa place » (§ 22).
l’Antiquité (Platon et Cicéron notamment), mais réajustées à « Le propre de la beauté véritable, c’est de ne pas être
périssable, changeante, dépendante des circonstances,
la vérité et aux valeurs chrétiennes.
mais constante, fixe, éternelle, et de plaire également à
L’une des thèses fortes de l’ouvrage consiste en l’articulation tous les siècles », § 1.
entre beauté et vérité, ce que Boileau reprendra plus tard,
Le plaisir esthétique n’est donc pas foncièrement opposé au
dans l’Art poétique, avec la formule qu’on a vue, devenue
plaisir de la connaissance : apprécier la beauté, c’est aussi
proverbiale, « rien n’est beau que le vrai ». Le vrai est toujours
apprécier le vrai. Certes (comme Pascal l’affirme aussi), les
à comprendre comme l’essence d’une chose, ce qui fait qu’elle
œuvres de mauvais goût, fondées sur les caractères
est ce qu’elle est ; il n’est donc pas à comprendre comme un
contingents des choses, plaisent généralement :
synonyme du réel dans sa diversité et sa contingence. La
« On observe […] des dissensions et des opinions très
beauté, par conséquent, n’est pas liée à l’accidentel, mais à
diverses quand il s’agit d’apprécier la beauté […] ; cela
l’universel : autrement dit ce qui est beau dans une chose, tient […] à ce que presque personne ne consulte la raison
et ne juge des choses d’après des principes vrais et
c’est que cette chose soit conforme à un modèle qui la
certains, mais que chacun suit à la légère sa première
transcende, à son eidos. Cette exigence (saisir l’essence) impression et le sentiment qui s’y est imprimé en lui sans
qu’il y prenne garde et sans qu’il en fasse réflexion. […]
conduit à la formulation d’un style d’où seront absentes les
[D]ès qu’un objet caresse l’âme de je ne sais quelle
fantaisies subjectives, autrement dit, comme l’affirme, Pascal, volupté, on déclare aussitôt qu’il est beau. […] C’est
pourquoi il n’y a rien de si laid qui ne plaise à quelqu’un,
est laid ce qui est fait « pour l’auteur » : les effets de style,
ni à l’inverse, rien de si parfaitement beau qui ne déplaise
l’arbitraire, le caprice, tout ce qui étouffe la beauté et à quelque autre. Ainsi voit-on les personnes au goût
grossier transportées par des chansons ridicules ». § 1.
l’empêche de se montrer dans sa nudité et sa pureté. Il faut au

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Mais pour Nicole, elles ne peuvent plaire longtemps, car dès Mais les hommes étant naturellement pourvus de raison,
que l’homme consulte sa raison, elles le déçoivent, lui celle-ci, à condition d’être sollicitée, finit par prendre le
semblent puériles : il découvre alors qu’elles ne sont que le dessus :
« fantôme de la beauté ». « la fausse beauté, bien qu’elle ait pour un temps ses
amateurs, ne les retient cependant pas longtemps, parce
Nicole développe lui aussi la théorie de la double convenance :
que la nature elle-même, qui ne peut pas être effacée, en
une convenance, par exemple d’un poème vis-à-vis de la chose inspire peu à peu le dégoût. Le temps en effet, comme l’a
fort bien dit Cicéron, efface les opinions chimériques et
à représenter ; une autre vis-à-vis de notre nature.
corrobore les jugements de nature. » § 1.
Pour que la beauté donne du plaisir, il faut donc une certaine
disposition du récepteur — c’est ce point qui nous intéresse Ce qui est intéressant pour nous, ici, c’est que la raison est
précisément dans le cadre de ce cours. Il faut donc que le moi désignée comme ce par quoi nous pouvons atteindre à une
idiosyncrasique s’efface pour laisser place à un moi, disons forme d’objectivité dans le jugement esthétique : partagée par
épuré, autrement dit que celui qui veut contempler la beauté tous, elle semble une faculté neutre, qui transcende
tâche de retrouver en soi sa nature droite, une nature ni précisément la subjectivité empirique qui, certes, nous
« contrefaite », « dépravée », ou « gâtée » (§ 1), où la raison caractérise, mais aussi nous enferme en nous-mêmes, en nous
n’est pas étouffée par les mauvaises habitudes. Ainsi, une isolant des choses et des autres (nous ne les voyons pas
représentation peut être belle (première convenance), mais comme ils sont, car nous les jugeons d’après nos intérêts).
un naïf peut ne pas la trouver belle faute de cette épuration L’autre point à retenir est que l’expérience esthétique n’est
préalable : dès lors il ne la voit pas, à cause de ce moi, pétri de pas décrite comme immédiate. Certes nous pouvons toujours
mauvaises habitudes, qui lui fait obstacle. apprécier quelque chose, mais il ne s’agit pas vraiment d’une
expérience esthétique, laquelle suppose toujours une
approche désintéressée, une mise à distance qui ne peut être

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instantanée. Le qualificatif « désintéressé » n’est pas employé
par ces auteurs : c’est Kant, le premier qui l’emploiera ; mais il
serait faux de dire que Kant fut le premier à avoir décrit le
phénomène : avec d’autres mots les auteurs qui le précèdent
avaient déjà souligné cette dimension. Ce qui va être
totalement nouveau chez Kant, c’est la dissociation entre beau
et vrai, beau et bien, mais c’est là une autre question…
Le XVIIIe siècle hérite d’une conception objectiviste et
intellectualiste du beau et de l’appréciation esthétique qui
défend que le beau n’est seulement un sentiment (j’ai du
plaisir, donc c’est beau), mais un ensemble de qualités
objectivement repérables, existant réellement, que la
raison saisit. La saisie du beau suppose donc une procédure de
vérification : l’objet satisfait-il à certains critères ? Si oui mon
émotion est légitime, elle est esthétique ; sinon elle ne l’est
pas.
Et c’est précisément de cette conception que le XVIIIe siècle
voudra se défaire.

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