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LE « MAGNIFICAT » DES FORÇATS

Tristesse morne des dimanches. Après l'appel qui nous a


rassemblées, comme chaque jour, à 4 heures, grelottantes sous
des rafales cle pluie que poussait l'aigre vent de la Baltique,
après cette station de trois heures debout,, immobiles, dans la
tempête, nous sommes rentrées, toutes transies, dans notre
block.
Pas de feu dans l'unique poêle, qu'on allumera l'hiver,
dit-on. Et nous n'avons rien pour nous changer ; toute notre
garde-robe, nous la portons sur lç dos : une chemise, une
culotte, d'une propreté douteuse déjà quand on nous les a
remises au sortir de la douche, le jour de notre entrée, et que
nous traînerons des semaines, en loques, noircies, souillées
de vermine ; la robe à croix de bagnarde ; et ces galoches
aux pieds, dont le martèlement cle bois dans la salle étroite
fait tinter à chaque mouvement comme la sonnaille triste de
notre troupeau. Nous avons rapporté une boue noire sous
nos semelles, qui, délayée dans l'eau ruisselée de nos vêtements,
couvre le plancher d'une infecte bouillie où nous pataugeons.
Les portes se sont refermées derrière notre houleuse entrée.
Contre les vitres s'écrasent des paquets de pluie que brasse le
vent. Ce vent qui gémit aux fentes des portes, secoue les
châssis des fenêtres avec un bruit de sanglots, et'qui pleure sur
le toit dont
nous entendons les lattes craquer sous ses saccades
parmi des bondissements d'eau.
Dans la|salle de bois où la jaunâtre lumière entrée par les
fenêtres
ne parvient pas à chasser l'ombre des coins, nous
sommes une cohue dejantômes, tous pareils, avec nos cheveux
collés par l'averse, les vives couleurs de nos robes éteintes par
leau qui imprègne les tissus, les fait flasques et collants xà nos
os. Quelque chose de si triste flotte dans ce matin dominical
où nous accable la fatigue accumulée des jours, que nous ne
parlons guère. C'est dans un chuchotement d'ombres aux pieds
sonnants que commence l'interminable journée.
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Commence? Non. Il y a déjà une éternité derrière nous
cette aube trempée de pluie glacée, que nous avions cru ne
voir jamais finir. Il n'est que 8 heures ; l'équipe de, corvée,
en
allant chercher le café, a vu l'heure à l'horloge au-dessus des
cuisines. 8 heures seulement ! Et cet immense désert par-
couru depuis le réveil ! Devant nous s'étend un autre désert
sans horizon, sans clarté. 8. heures! Le soir est loin, loin
comme le bout de la terre. Parviendrons-nous à traîner
minute après minute, ce long jour aride que ne scandent
même pas les heures, puisque nous n'avons ni montres ni pen-
dules, et que le temps où nous plongeons est sans fond comme
la mer? Ce temps vide et morne du triste dimanche hurlant
de vent, pleurant d'averses, dans le gris.
Notre seule angoisse emplit les heures, nourrie de lanci-
nants souvenirs, de chères images qu'on repousse parce
qu'elles délitent notre résistance intérieure,, mais qui s'obs-
tinent sourdement, s'accrochent, nous rongent. - Comment
échapper à ces poignantes présences, à ces visages si lointains
et si proches qu'enveloppe notre inquiète tendresse, que nous
voudrions saisir, et qui nous fondent l'âme? Rien. Rien à quoi
se prendre dans ce néant des heures. On nous a tout enlevé :
livres, crayons, innocents jeux de cartes... Nous sommes
jetées, nues de toute défense, dans cette torture de la pensée,
—Ta plus atroce. Qui peut savoir le supplice de ces interroga-
tions désespérées, de ces questions qu'on se pose en pleurant,
parce qu'elles touchent à ce que nous avons cle plus cher, et
dont nous savons qu'elles n'auront sans doute jamais de
réponse? Combien d'entre nous ont un mari, un fils, plusieurs
enfants, emportés par le même ouragan, dispersés!... Où?
Sont-ils en prison? Dans un camp, torturés comme ici?
Fusillés? Morts de misère, d'épuisement, tout seuls sur un
grabat ou sur le froid du sol, en nous appelant?
Et les êtres aimés demeurés au foyer, leur souffrance aussi
nous est intolérable : cet abîme au bord duquel nous nous
tendons les bras sur deux rives invisibles, et qui ne parvient
pas à étouffer le cri de notre commune détresse. Je crois que,
malgré l'horreur de la misère physique où nous allons, chaque
jour davantage, nous enliser, c'est encore la pire souffrance,
cette sorte de cercle infernal où tourne notre esprit : notre
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dénuement exaspérant le besoin d'amour ; et toutes ces ten-


dresses entrevues, vers qui nous appelons au secours, faisant
plus nu encore, et plus désespéré, le monde où lentement
nous mourons...
La porte s'ouvre, donnant sur le dortoir.
«
Vous pouvez aller au lit », dit la Stubowa.
Un soupir de soulagement. Dans cette pièce où nous sommes
cinq cents femmes entassées, l'encombrement est tel que
personne ne peut s'asseoir, sauf quelques malades sur un
banc le long du mur. Impossible même de s'accroupir sur le
sol. Nous devons rester debout, appuyées les unes sur les
autres, dans ce magma, où un dos nous serre la poitrine, où
une épaule s'enfonce comme un coin entre nos omoplates, où
nous respirons mal dans la touffeur de l'air et clans la pesti-
lence. Combien de jours, au temps surtout cle la quarantaine,
avons-nous ainsi vécus, interminablement, du matin jusqu'au
soir! Immobile troupeau sur pied, ruminant des images clans
son oisiveté misérable, des images qui font mal.
Mais, aujourd'hui, l'accès du dortoir nous étant permis,
nous aurons du moins un peu plus d'air, un peu plus de place.
Un courant s'établit par la porte ouverte. Sous l'oeil sévère
de la Stubowa défilent, cheveux pendants en mèches encore
ruisselantes, loques plaquées par la pluie, les épouvantails à
moineaux d'un jardin inondé. Les pauvres créatures ont du
moins la ressource d'essayer de dormir. Chacune tenant à la
main ses galoches, car une ordonnance défend de pénétrer
chaussée dans le dortoir, les pieds nus claquant dans la boue
noire qui a pénétré dans leurs souliers et collé à leur chair,
elles gagnent leurs litières, enlèvent leur robe pour la faire
sécher étalée tout en long sur la-couverture vite pénétrée
d'humidité. Frissonnantes dans leur linge qui se met à fumer
à travers les rayons de l'échafaudage comme une immense
lessive, elles
se serrent les unes contre les autres, dans une
moiteur où la vermine s'en donne à coeur joie ; elles tentent
de se réchauffer
comme des animaux dans leur bauge.
Si l'on pouvait perdre conscience, dormir dans cette grande
clameur du, vent qui
vous dissout l'être, vous glace jusqu'aux
moelles! L'ouragan secoue la fragile baraque, l'emporte grin-
çante, craquante de toutes ses membrures, cascadante
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d'averses, dans une sarabande à travers l'espace gris et jaune
dont les grands fouets sauvages, qui sentent la mer, et les
remous du ciel et des lointains sans nom, viennent à coups
furieux cingler les vitres.
« Si .les Allemands ont trouvé mon fils... », murmure
Hélène M..., tordant au bord de la ruelle, pour en exprimer
l'eau, sa lourde chevelure. Elle se formule, pour la centième
fois peut-être, la déchirante interrogation qui hante ses jours
et ses nuits. Prise comme otage, avec son mari, professeur au
Collège de France, parce que leur fils aîné avait échappé aux
poursuites de la Gestapo, elle se tourmente à la fois pour le
père emporté malade et déjà vieillissant vers quelque inconnu
lieu de torture, et pour l'enfant traqué sur qui pèse une lourde
accusation. Hélas ! elle ne reverra ni l'un ni l'autre.
« S'il est pris, ils l'ont fusillé !... »
Elle parle toute seule, en se laissant crouler sur sa paillasse,
si lasse que les choses autour d'elle s'estompent dans un demi-
sommeil et que son propre tourment lui apparaît comme

un cauchemar.
Sa voisine ne l'entend même pas, enfermée elle aussi clans
sa coque douloureuse. Le visage enfoui dans son oreiller de
copeaux, elle sanglote à petits cosups, et des frissons de fièvre
la parcourent, des talons à la nuque, dans sa gangue mouillée.
C'est une fermière du Dauphiné, arrêtée parce qu'elle abritait
chez elle des gars du maquis. Trois de ses fils ont été fusillés
sous ses yeux. Et la malheureuse, jetée nue sur une table, a été
fustigée jusqu'au sang. Elle est infirme cependant, le dos
déformé par une déviation cle vertèbres depuis de longues
années ; et comme lui est enlevé son corset de fer, la station
debout est un supplice pour elle et ce travail de terrassement
qu'elle accomplit chaque jour dans la boue du marécage.
Une tête jeune se penche sur sa détresse, mais sans parvenir
à l'atteindre, tant est profonde et détachée, de tout cette
désespérance :
« Il ne faut pas pleurer, maman Jeanne », répète
doucement,
en'earessant la grise tignasse emmêlée, la petite Yvette, une
jeune femme à l'accent bordelais, brune avec des mèches qui
frisent sous les ondées. Elle est bien jeune, mais a souffert déjà.
Veuve de cette guerre, elle a fait preuve d'un beau courag-
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dans la Résistance ; et quand la Gestapo est venue l'arrêter


dans sa chambre du sixième étage,'elle a refusé d'ouvrir, pour
brûler, tandis qu'on défonçait sa porte, les dossiers que lui
avait confiés un officier de l'armée secrète. Ce qui lui a valu,
quand sont entrés à. la fois les policiers et les pompiers dans la
pièce étroite où les rideaux commençaient à flamber, d'être
battue à coups de crosse, puis torturée dans l'enfer de la
rue des Saussaies, plongée cinq ou six fois dans la baignoire
d'eau glacée où l'on vous immerge la tête jusqu'à perte de
connaissance.
« Il ne faut pas pleurer, maman Jeanne ! La voix est
»
douce, comme une caresse à un enfant qu'on berce. Yvette ne
peut que répéter inlassablement les mêmes mots, comme une
incantation, en passant sa main si pâle dans l'humide brous-
saille épandue sur l'oreiller. Il est un désespoir si total qu'au-
cune humaine consolation ne le peut plus effleurer.
A l'étage supérieur, une voix explique :
«Tu fais revenir.beaucoup d'échalotes dans de^la graisse.
Tu roussis dedans tes pieds cle cochon...
— Tu crois vraiment que c'est meilleur que des pieds
pannes? » interrompt une autre voix,-au timbre chantant des
pays du soleil.
Eternel échange de recettes, qui est une manifestation,
curieusement uniforme, dans toutes les prisons, dans tous les
camps, chez les hommes comme chez les femmes, du complexe
de la faim... Mais aujourd'hui,
rares sont les conversations
culinaires, tant l'atmosphère est lourde d'angoisse et de souf-
france dans les
rayons obscurs, croupissants d'eau malsaine,
que balaient des souffles venus par les fentes avec le grand
gémissement de la tempête
; — cette voix des éléments, poi-
gnante comme un appel humain, et /qui semble, tant nous
font mal ses déchirants
paroxysmes, la voix même, la voix
commune de toutes ces vagues formes enchevêtrées, trem-
blantes de fièvre et de pleurs dans la pénombre qui
sent le
Pelage humide et la litière de bête.
« Réveillez-vous !
» crie une voix jeune, à la porte qu'on
vient de rouvrir sur le réfectoire. Le timbre un peu voilé de
ivlaryvonne qui s'efforce
Kéveillez-vous
pour dominer le bruit du vent.
; on dit la messe dans un petit quart d'heure. »
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DES FORÇATS
Quelques silhouettes s'étirent, se dressent. De-ci de-là
claquent des robes mouillées qu'on secoue avant de les revêtir
à nouveau. ,
« Vous me trempez, proteste un grognement.
— Chienne, as-tu fini de nous jeter tes puces?... »
Dans le réfectoire, où rentrent l'un après l'autre, avec leurs
loques tordues et leurs" cheveux collés, des épouvantails à '
moineaux, la cérémonie se prépare. Il n'est certes pas ques-
tion d'une messe célébrée par un prêtre, sur un autel. Aucun
ecclésiastique n'a jamais pu franchir le seuil du camp. Même
les mourantes s'en vont sans cet ultime secours d'une prière
liturgique et des sacrements. Mortes, on les jette, telle une
charogne, au four crématoire.
« Ici, on n'a pas besoin de
religion ! » a ricané, au bureau de
la fouille, la mégère qui nous arrachait, pour les jeter sur le
sol, nos missels et nos chapelets.
Nous n'avons plus que cette prière qui jaillit de nos coeurs.
Mais une flamme l'anime, plus fervente, plus vivace dans
notre immense détresse. Et, le dimanche, nous nous réunissons
toutes, toutes celles que soutient une foi religieuse, pour
réciter en comnum ceTs bribes qu'ont retenues nos mémoires
des prières de la messe.
H C'est Yvonne Baratte qui est la grande officiante. Sa robe
cle cotonnade plaquée sur les hanches déjà décharnées, niais
dont la solide ossature, sous le tissu trempé, donne une impres-
sion d'équilibre, elle s!affaire autour d'une table posée entre
deux fenêtres le long cle la paroi.
Un linge blanc sur la table, une de ces minuscules serviettes
qu'on nous donne pour la toilette, que nous traînons toujours
crasseuses, mais qu'un morceau de savon sorti par miracle
de je ne sais quel sac de bure a rendu à son neuf éclat. Sur ce
tapis immaculé se dresse, appuyé contre un socle de fortune,
un petit crucifix qu'Yvonne a modelé, avec son émouvant
talent d'artiste, dans de la mie de pain. Un pâle Christ dont
le corps nu a, dans la matière spongieuse, amollie par tant
d'humidité ambiante, des étirements de sensible souffrance.
Et derrière cette « monstrance » où chacune de nous trouve
le symbole et le sens de sa propre misère, un étendard éclate,
tendu sur la paroi entre les fenêtres. Bleu, blanc, rouge
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,
France! ton emblème taillé, à force d'amour et d'ingéniosité,
dans nos pauvres robes, dans nos chemises de mendiantes!
-

Tes trois couleurs vibrantes sur le mur comme un chant, et


qui nous font battre le coeur à grands coups cle bélier, qui
nous arrachent
des larmes !
«
Attention! Prévenez-nous si vous voyez approcher la
Lager Polizei », recommande Yvonne, qui a passé son bras
autour de la taille de la jeune étudiante devenue, avec son
exquise bonne volonté, à. la fois enfant de choeur, bedeau et
sacristain : notre petite Maryvonne, toujours gaie, serviable.
Toutes deux, chuchotantes, têtes rapprochées comme pour
une confidence, la brune aux mèches folles, la blonde sérieuse
sous ses bandeaux bien lisses, se rappellent l'une à l'autre
les prières oubliées.
Nous guettons à tour de rôle, le nez.
collé aux vitres. Car
toute manifestation religieuse est sévèrement interdite. Et si
la Stubowa polonaise, adoucie peut-être par de pieuses sur-
vivances, ferme les yeux, cle dures sanctions sont à craindre
des policières et des soldats qui arpentent le camp et font
à l'intérieur des baraques de soudaines et dangereuses irrup-
tions.-
Pour l'instant, l'horizon est calme. Dans l'allée balayée
par des coups cle vent rageurs qui remuent en tourbillons la
pluie, des silhouettes passent, courbées contre les rafales,
jupes claquantes, cheveux envolés autour de blêmes visages
que le froid marbre cle taches. Elles se glissent comme des
ombres le long de notre block ; et quand elles entrent avec
une bourrasque qui claque derrière elles la°porte, elles sentent
le vent du large et les sapins trempés. Il
en arrive à chaque
minute. Car Maryvonne fait la tournée des blocks voisins,
a
bravement, malgré la tourmente, annonçant, la prière,
comme
le garde champêtre
une fête de village. Et les fidèles arrivent
par petits paquets ruisselants.
« Victoire ! » clame tout à coup la voix chaude,
un peu grave,
de Geneviève de Gaulle qui vient d'entrer, traînant la jambe,
car des plaies d'avitaminose lui rongent le corps, faisant
chaque
pas douloureux. « Victoire! Cette, fois, ça y est, Paris
est délivré!
~~ Vous êtes sûre?
58 LE « MAGNIFICAT » DES FORÇATS

— Tu ne te trompes pas?
— Comment le sais-tu? »
Nous sommes une centaines de femmes dans cette salle
.

transformée en église de fortune. Cent visages ravagés par la


fatigue et le désespoir, que transfigure un feu intérieur. Cent
mannequins mouillés, en loques misérables, et qui rede-
viennent des êtres,, de la chair secouée d'âme.
« Où avez-vous appris cela? »
Houleuse, la foule s'est roulée en anneau, autour de Gene-
viève, toutes les têtes en avant, les voix de plus en plus aiguës
pour dominer le tumulte.
« Chut, chut ! pas trop de bruit ! La nouvelle est annoncée
dans les journaux allemands ; je l'ai lue cle mes yeux. C'est
tout à fait sûr. »
La jeune fille est tendue au centre du cercle, maigre dans sa
robe collée au corps par la pluie, vibrante comme une flamme.
On s'est battu dans les rues ; il y a eu des incendies. Mais,
<(
maintenant, ils sont partis. Paris est libre ; le drapeau fran-
çais flotte sur l'Arc de Triomphe.
— Hourrah ! » Tel un feu d'artifice, le cri a jaillir On dirait
que la porte s'est ouverte toute grande et qu'un souffle passe
sur nos têtes, une mordante brise cle mer.
Yvonne Baratte s'avance vers la table où le. Christ, dans la
pénombre couleur cle sable, semble rayonner d'une pâle
.

clarté, bras étendus, sur le linge.


« Remercions le Seigneur, dit-elle. Nous allons dire la messe.»
Notre groupe à présent s'est massé, debout, face à l'autel
improvisé devant "lequel Yvonne et sa petite compagne se
sont agenouillées. La prudence commande de ne pas nous
prosterner toutes. Près de la fenêtre, deux vigies montent
la garde.
« Introibo ad altare Dei. »
Le vent, autour de la baraque, joue le grand orgue, avec des
grondements sourds qui font vibrer les planches, et un chant
infiniment triste, des notes aiguës qui ne parviennent pas a
mourir.
« Ad Deum qui laetificat juveniuiem meamfi, répond le
chceui'
des assistantes ; une émotion contenue, violente, qu'on sent
passer comme d'électriques courants, faisant frémir les voix-
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Et la prière se poursuit. Poignante messe de simulacre, sans


prêtre, sans hostie sur l'autel, sans autre musique que ces
brises hurlantes autour de l'oratoire clandestin où de pauvres
hères en loques mouillées tremblent et font le guet.
Et pourtant, Dieu nous était si présent !
A. l'offertoire, Yvonne exprime, en quelques mots spon-
tanés, notre commune imploration :
«
Seigneur Jésus, nous vous offrons toutes nos souffrances,
l'angoisse de nos âmes, la misère profonde de nos corps, pour
la France. Sauvez notre cher pays ; nous vous donnons pour
lui nos vies. Seigneur, ayez pitié cle ceux que nous-aimons, et
dont nous sommes séparées, de ceux qui souffrent comme
-

nous dans les camps, de ceux qui nous attendent à la


maison en pleurant. Faites que nous nous retrouvions tous
un jour dans la joie. Cependant, que votre volonté soit
faite, et non la nôtre. »
Quelques sanglots répondent, dans le recueillement de la
pièce pleine d'humidité froide, où passe avec des accents
d'humaine douleur le grand cri du vent ; cette salle de prière,
nue comme nos âmes privées de toute joie, et que dominent

symboles de ce qui vit encore en nous, de ce qui espère,
de ce qui donne,
— ce drapeau sur le mur, avec son chant de
couleurs assourdi par la grisaille ambiante, et, sur la table, le
Christ aux tons d'ivoire dans son geste d'offrande.
« Ite, missa est.

— Deo gratias. »
La messe est finie. Alors, quelqu'un dans l'assistance, domi-
nant le murmure des conversations qui s'amorcent :
« Si on chantait un Te Deum d'action de grâce pour la déli-
vrance de Paris?
— Oui, oui, un Te Deum\ — Une acclamation unanime.
.

— Mais qui sait les paroles du Te Deum? » demande Mary-


vonne, promenant un regard inquiet sur le public soudain
rêveur et interrogeant des
yeux notre officiante embar-
rassée.
Hélas ! personne
ne sait par coeur le Te Deum. Il y a si long-
temps qu'on n'a pas
eu l'occasion de le chanter! A peine
quelques bribes, fredonnées de droite et de gauche, mais qui
ne parviennent pas à faire un tout.
60 LE « MAGNIFICAT »
DES FORÇATS

« Qu'importe! décide Yvonne, nous chanterons le Magni-


ficat. »
Et aussitôt elle entonne, debout, face à nos rangs qui
vibrent comme des amarres dans la tourmente, le chant de
triomphe dont les accents semblent sonner en nous la volée
de l'amour et de l'espoir : •

« Magnificat anima mea Dominum. »


Un tonnerre répond, dominant le bruit de la bourrasque :
« Et exultavit spiritus meus in Deo., salutari meo.
.—
Taisez-vous ! Ne criez pas si fort ! » protestent les guet-
tèuses affolées.
Mais c'est une force élémentaire qu'a déchaînée cette
lumière venue jusqu'à nous des champs cle bataille où se joue
notre destin. Rien ne peut plus dompter cette fureur.
« Fecit potentiam in brachio suo.
— Dispersit superbos mente cordis sui. »
La charpente tout entière de notre maison de bois résonne
comme une boîte à musique. Dehors, les ondes sonores doivent
s'envoler sur les ailes de la tempête. Sonnent les cloches,
toutes les cloches de notre espérance, pour la joie cle la patrie!
A la porte du dortoir, brusquement ouverte, des têtes
apparaissent :. *
.

« Qu'est-ce qui se passe? Vous êtes folles? »


Des spectres grelottants, tirés d'une fiévreuse somnolence,
quelques-uns drôlement affublés d'une chemise et d'une
culotte en loques, tous hagards, dépeignés... Et, soudain, ils
comprennent, d'un mot jeté dans le tumulte :
« Paris est libre !»
Alors les spectres aussi, sortis de leurs tombes de planches
où ils ensevelissaient leur désespoir, se mettent à chanter. Rien
ne résiste à cet élan qui nous emporte, qui broie tout souci
personnel, l'épanouit en enthousiasme.
« Suscepit Israël, recordatus misericordiae suae. »
v Yvonne lance les versets, de sa voix jeune, avec ce regard
lointain qui passe au-dessus de nous, ce regard qui voit dans
l'au-delà, qui condense toute la lumière du visage brûlé d un
feu intime. Comme si la noble fille n'était là que pour fraye
passage aux forces éternelles, pour incarner dans son jeune
corps robuste et douloureux le pur élan de nos êtres.
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Et devant elle, la marée humaine, qui grossit à chaque


instant des dormeuses arrachées à leur couche, des spectres
étranges, en haillons, le regard encore plein d'épouvante, la
marée gronde, enfle, frémit à l'unisson du vent murmurant
dans les vitres, lance à toute volée sa gerbe de sons qui éclate
cii triomphe et fait chanter les planches.
«
Sicut locutus.est ad patres nostros... »
France! tes enfants peuvent mourir ici ; elles savent que
le don de leur vie n'est pas vain.

YVONNE PAGNIEZ.

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