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« […] la puissance de transformation de la science à l’égard de la matière est encore

accrue, de sorte qu’on peut tenir comme une bonne définition de la chimie le caractère
fondamental dégagé par Gerhardt : la chimie est la science des transformations et des
créations matérielles. […] Nous nous trouverons d’ailleurs constamment devant le même
paradoxe philosophique : c’est par le nombre accru des substances que s’institue de plus en
plus rationnellement l’ordre matériel. Ce n’est pas, comme le voudrait l’esprit philosophique
traditionnel, du côté de l’unité de matière que sont les sources de la cohérence des doctrines.
C’est du côté de la complexité ordonnée.
Ainsi, en suivant le travail discursif de la science, on se rend compte que le pluralisme
des transformations matérielles foisonne, que les diverses matières créées sont aussitôt des
raisons pour augmenter le pluralisme de base, de sorte que le pluralisme de base s’accroît du
propre accroissement du pluralisme de sommet. Il faut donc s’instruire au niveau de cet
accroissement.
Dès lors le problème de l’unité de la matière qui a tant préoccupé les philosophes ne
peut plus être posé comme un problème initial. Il est plus exactement terminal. La science
moderne fait apparaître l’extrême vanité des solutions philosophiques qui ont été proposées.
Il semble ainsi que le problème de l’unité de la matière se pose en des termes sans cesse
renouvelés aux différents stades de progrès de la science. Chaque génération comprend alors,
d’une manière récurrente, que le problème de l’unité de la matière était mal posé par la
génération précédente. Un seul exemple : comment un grand chimiste comme Berthollet, un
expérimentateur chevronné, pouvait-il se satisfaire d’une vue comme celle-ci : « Les
puissances qui produisent les phénomènes chimiques sont toutes dérivées de l’attraction
mutuelle des molécules des corps à laquelle on a donné le nom d’affinité, pour la distinguer
de l’attraction astronomique. Il est probable que l’une et l’autre ne sont qu’une même
propriété1. » Pour montrer la vanité de telles vues de l’esprit, qui rapprochent l’astronomie et
la chimie d’un trait de plume, il suffit, nous semble-t-il, de donner un autre texte où, cette fois,
la synthèse gratuite perd toute mesure. Dans la même année où Berthollet publiait son Essai
de statique chimique, de Bonald publiait une seconde édition « revue et corrigée » de son
ouvrage : Du divorce considéré au XIXe siècle relativement à l’état domestique et à l’état public
de société. On y lit (p.68) : « Ainsi la similitude des êtres humains a produit des rapports entre
eux…, comme la similarité des êtres matériels, considérés dans leur substance, produit des
affinités ou rapports chimiques. » Des rapprochements entre thèmes si lointains enlèvent aux
deux thèmes toutes valeurs de culture. Si des intuitions vagues peuvent bien s’adresser aussi
à l’astronomie, à la chimie et à la sociologie, c’est qu’elles ne sont pas dans l’axe d’une
recherche, dans l’axe du travail scientifique. En fait, toute vue synthétique doit être préparée
discursivement par des études précises. Si l’on n’a pas vraiment suivi l’immense évolution des

1
Berthollet, Essai de statique chimique, 1805, Introduction. De telles vues unitaires —aussi faciles que stériles,
retiennent longtemps l’attention des philosophes. Quatre-vingts ans plus tard L. Bourdeau se réfère encore à
l’opinion de Berthollet. Il écrit : « Tout porte à supposer que l’action chimique est analogue à l’action physique
et se rattache à la gravitation. » Dans le langage de Bourdeau, la combinaison est une « collocation » (Théorie
des Sciences, Plan de science intégrale, Paris, 1882, t. II, p. 272).
connaissances sur la matière, le problème de l’unité de la matière se formule en des questions
prématurées. Ces questions, philosophiques, sorties d’un lointain passé, sont, à l’égard de la
pensée contemporaine, des questions d’ignorant. Parfois le philosophe s’étonne que le savant
moderne ne réponde pas à de telles questions. Il se prévaut de ce silence de la science sur ces
« grands problèmes » de l’unité de l’être pour dénoncer la pauvreté philosophique de la
pensée scientifique. Ainsi, c’est aux heures où les problèmes de la synthèse prudente et
méthodique se posent explicitement, en réunissant des données plus nombreuses, plus
claires, mieux vérifiées, aux heures mêmes où le difficile travail synthétique réussit que le
philosophe se perd dans la nostalgie de la simplicité perdue. Mais, dans le règne de
l’expérience, les origines sont de faux départs. Et cela est particulièrement sensible à l’égard
des connaissances sur la matière. […] Si l’on atteint, dans des domaines particuliers, à une vue
unitaire sur les phénomènes de la matière, aussitôt cette vue unitaire favorise la conscience
diversifiante et l’aide à formuler des plans de création pour des substances nouvelles. Toute
perspective vers l’unité de la matière est immédiatement retournée en un programme de
créations de matières. Plus nous approchons de l’époque moderne, plus efficace devient cette
dialectique. Les premiers essais de rationalisme unitaire ne servent à rien. Ce sont des vues
de l’esprit. Ce sont des vues philosophiques. Il faut vraiment venir aux temps modernes pour
que le rationalisme chimique devienne un plan d’action. »
Gaston Bachelard, Le matérialisme rationnel [1953],
Introduction — Phénoménologie et matérialité, § XII,
e
4 éd., PUF, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1980,
[ou PUF, coll. « Quadrige », 3e éd., 2007] : pp.35-36.

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