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Buch Esteban. Le chef d'orchestre. Pratiques de l'autorité et métaphores politiques. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales.
57e année, N. 4, 2002. pp. 1001-1028.
doi : 10.3406/ahess.2002.280090
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2002_num_57_4_280090
Résumé
Le «chef-dictateur», dont Toscanini demeure le représentant par excellence, n'est que le cas limite
d'une série de métaphores politiques qui ont accompagné toute l'histoire moderne de la direction
d'orchestre. Cette pratique invitait déjà, par définition, à réfléchir à l'autorité d'un individu sur un groupe,
à l'efficacité et à la légitimité de ses décisions ; l'attribution d'une valeur morale aux interprétations
esthétiquement convaincantes des oeuvres du répertoire acheva par la suite de donner à la figure du
chef un statut symbolique. Soit une surenchère dans le domaine des représentations, qui toutefois ne
correspond pas nécessairement à une accumulation des pouvoirs réels du chef au sein des institutions
musicales, la tendance historique dans ce domaine allant plutôt vers une réglementation accrue de ses
compétences. Ce parcours historique de la direction d'orchestre en tant que forme de commandement
se déploie du début du XIXe siècle, moment où la baguette s'impose comme outil et emblème du chef,
jusqu'aux suites de la Seconde Guerre mondiale, où la mise en cause de l'autoritarisme conduit à une
critique du modèle traditionnel.
Abstract
Orchestral conducting and political metaphors of authority.
Toscanini has been repeatedly described as a "dictator". His example is just the most glaring among
countless instances of political metaphors, a convention which permeates the entire history of modern
orchestral conducting. This practice invites, inherently, to contemplate the broader issue of the authority
of an individual over a group, of the efficacy and the legitimacy of his or her decisions. As moral values
came to be attributed to aesthetically appealing interpretations of major works of the repertoire, the
figure of the conductor gained a particular symbolical status. This inflation in the field of representations,
however, did not necessarily entail an increase of real power within the musical institutions; rather, an
increasing number of regulations seems to characterize the position of the conductor. This historical
survey of orchestral conducting as a form of command begins with the early nineteenth century, when
the baton was adopted as a tool and emblem of the conductor, up to the post World War II period, when
the rejection of authoritarianism led to a critique of the traditional model.
Le chef d'orchestre :
pratiques de l'autorité
et métaphores politiques
Es te ban В uch
JOSUÉ 6, 10
Je tiens à remercier MM. Rémy Strieker, Yves Gérard, Pascal Ory, Georges Liébert et
Yves Cohen pour leurs remarques à une version antérieure de ce texte.
1-Je reprends ici une suggestion de Georges Liébert, qui décrit le chef comme un
« leader tout à la fois traditionnel, rationnel et charismatique comme aurait pu dire Max
Weber», dans sa préface au recueil L'art du chef d'orchestre, Paris, Pluriel-Hachette,
1988, p. CXIV. 1001
Or, ce vocabulaire politique n'est pas venu se greffer sur une figure déjà
constituée, comme une espèce de parasite. Cette pratique imposait déjà, par
définition, de réfléchir à la question de l'autorité d'un individu sur un groupe, aux
modalités de la prise de décisions, à la légitimité de celles-ci. À cela est venue
s'ajouter l'attribution d'une valeur morale ou politique aux interprétations esthét
iquement convaincantes des oeuvres du répertoire, y compris lorsqu'elles étaient
décrites uniquement en fonction de leurs attributs techniques. Non que la figure
du chef ait inspiré systématiquement une réflexion sur le pouvoir : dans la critique
musicale, par exemple, les « théories politiques du chef d'orchestre » restent relat
ivement rares. Il n'empêche qu'elles ont accompagné toute l'histoire de la direction,
comme un élément décisif autant pour sa définition normative que pour la descrip
tion de sa pratique. Ce faisant, les commentateurs ont touché à la définition même
de la notion d'autorité, et à celle d'autorité légitime. En d'autres termes, ils ont
contribué à la réflexion générale sur le commandement qui, ainsi que le remarque
Yves Cohen, traverse « un grand nombre de domaines d'action, le militaire, l'indust
rie, la politique, la science » et, en mobilisant des sciences humaines et sociales
« à qui elle donne prétexte à se définir au moins partiellement, comme la psychol
ogie,la sociologie et l'anthropologie », déplace « en grande partie les réflexions
séculaires de l'art de gouverner»2.
Cela dit, il faut distinguer soigneusement les deux termes en jeu, pratiques
de l'autorité et métaphores politiques. Ce n'est pas parce qu'un chef d'orchestre
donne des indications sur un ton impérieux qu'il devient un dictateur, pas plus
que le fait de diriger des œuvres du répertoire sans prendre en compte les opinions
ou les habitudes de ses musiciens, ou encore les traditions interprétatives existantes,
ne permet de caractériser sa pratique comme dictatoriale. La description d'un chef
face à son orchestre a été marquée par le fait que, dans le cours de l'histoire
contemporaine, les dictateurs sont devenus une sorte de modèle pour tout exercice
autoritaire de l'autorité, voire pour tout exercice du pouvoir abusif ou illégitime.
Certes, il n'est pas exclu que la pratique du chef d'orchestre rappelle effectivement,
dans certains cas, et sous des aspects très spécifiques, l'absence de contre-pouvoirs
qui caractérise les agissements du dictateur, que ce soit à cause de traits personnels
de certains chefs, ou en raison d'éventuelles homologies entre le fonctionnement
d'une institution musicale et celui d'un Etat. Mais toute comparaison dans ce sens
reste soumise à l'explicitation du statut de la métaphore employée dans chaque
cas particulier. C'est précisément de l'écart entre la question de l'autorité et celle
du politique que les métaphores tirent leur raison d'être.
Il faut souligner cependant que le pouvoir du chef ne s'exerce pas dans le
vide, pas plus que celui des chefs politiques, l'essence de la domination étant,
d'après la définition classique de Max Weber, la capacité à se faire obéir de manière
volontaire. La question de l'autorité du chef est aussi celle de la capacité qu'ont
ceux qui y sont soumis, les musiciens surtout, mais pas seulement eux, à l'accepter
2 -Yves Cohen, « Les chefs, une question pour l'histoire du XXe siècle », Cités, 6, 2001,
1002 pp. 67-83, ici p. 70.
LE CHEF D'ORCHESTRE
Pendant Г exécution d'une pièce musicale, le chef ď orchestre [Direktor] est le représentant
de la volonté générale, comme Vest un souverain dans son Etat; car du moment que,
dans une situation d'urgence, il est impossible que pendant Г exécution le souverain musical
réunisse son conseil privé ou les grands du royaume, seule est viable pour le Royaume
une constitution monarchique ou despotique — pendant Г exécution tout au moins. Celui
4-Georg Schunemann, Geschichte des Dirigierens, Leipzig, Breitkopf & Hârtel, 1913,
p. 230.
5 -Joseph Kàmpfer, in Cramer Magazin I, cité in G. Schunemann, Geschichte des Dirigie-
rens, op. cit., p. 251.
LE CHEF D'ORCHESTRE
qui dirige doit décider seul, comme un dictateur [Diktátor], faute de pouvoir tenir des
débats et des discussions pour savoir si celui-ci a tort ou raison à propos de tel ou tel
point; les pires esclandres sont à regretter lorsque, comme cela arrive souvent, Г un ou
l'autre des membres du personnel placé sous la responsabilité du directeur essaie de lui
imposer ses idées, entraînant les autres derrière lui. Et cela est vrai même lorsque cette
idée est meilleure que celle du chef: car qu'arrive-t-il lorsque le personnel ne sait pas qui
suivre ? Que d'insupportables tiraillements, jusqu 'à ce que Г un des deux (ou plus) partis
en lice prenne le dessus, et que les sujets neutres comprennent qui ils doivent suivre cette fois !
C'est pourquoi la volonté d'une seule personne doit à un certain moment nécessairement
s 'imposer, et cela, même si cette personne n 'est ni apte ni qualifiée pour occuper la première
place ; même les grands de son royaume doivent le suivre à l'instant et aveuglément, y
compris lorsqu 'il se trompe et qu 'il est évident que les autres ont raison, de même que le
plus grand des juristes, alors qu'il a une vue bien plus large des choses, doit s'incliner
devant la sentence du juge, à cause de la fonction de ce dernier et non pas des connaissances
qu'il peut avoir sur le sujet. [...] Tout ceci s'ensuit du concept et de la nature de la
direction6.
6 - année,
9e Gottfried
n° 51, Weber,
16 septembre
« Praktische
1807, pp.Bemerkungen
51-52. », Allgemeine musikalische Zeitung,
ESTEBAN BUCH
Mendelssohn, qui, à partir de 1835, dirigea à Leipzig des concerts d'une importance
décisive pour le développement de la notion de répertoire classique.
Mendelssohn ne semble pas avoir puisé dans l'imaginaire du despotisme,
sans pour autant renoncer à exercer une forte emprise sur ses musiciens. Spontini,
en revanche, était atteint d'une sorte de complexe napoléonien qui l'amenait à
dire aux interprètes, à la veille d'un concert: «Au revoir au champ de bataille ! »,
avant de retrouver chez lui une collection de bustes de lui-même rappelant la
figure de Bonaparte7. Bien sûr, on peut se demander si Spontini n'était pas un peu
fou, comme ces aliénés se prenant pour Napoléon dans les cours des hospices,
mais, au-delà des considérations psychologiques, il faut constater la capacité du
mythe de l'Empereur à migrer vers n'importe quel domaine d'activité, tout partic
ulièrement une pratique artistique que le romantisme avait bouleversée tant sur le
plan technique que sur celui de l'imaginaire. C'est en termes politiques que cette
attitude fut appréciée par un chroniqueur anglais: «Je suis pour le despotisme
dans les gouvernements musicaux. Mais je crains que la Constitution britannique
n'admette, où que ce soit, ce mode de gouvernement; aussi devrons-nous nous
contenter de l'état de choses existant [la double direction]8. »
En France, c'est Hector Berlioz qui contribua le plus à la réflexion sur le
chef moderne et ses symboles. En 1843, il envoie sa baguette à Mendelssohn:
« Grand chef: nous nous sommes promis d'échanger nos tomahawks ; voici le mien !
Il est grossier, le tien est simple. Les squaws seules et les visages pâles aiment les
armes ornées. Sois mon frère ! Et quand le grand Esprit nous aura envoyés chasser
dans le pays des âmes, que nos guerriers suspendent nos tomahawks unis à la porte
du conseil9. » L'année suivante, il écrit la nouvelle Euphonia, une utopie qui décrit
une ville entièrement consacrée à la musique, grâce aux bienfaits d'un gouverne
ment « despotique ». C'est dans ce cadre que le chef d'orchestre se voit attribuer
des pouvoirs absolus que, dans un premier temps, il délègue à des « préfets »
chargés des répétitions par pupitres :
Le grand ensemble subit alors la critique de l'auteur, qui l'écoute du haut de l'amphithéâtre
que doit occuper le public ; et quand il se reconnaît maître absolu de cet immense instrument
intelligent, quand il est sûr qu 'il n'y a plus qu 'à lui communiquer les nuances vitales de
mouvement qu 'il sent et peut donner mieux que personne, le moment est venu pour lui
de se faire aussi exécutant, et il monte au pupitre-chef pour diriger. Un diapason fixé à
chaque pupitre permet à tous les instrumentistes de s' accorder sans bruit avant et pendant
l'exécution; les préludes, les moindres bruissements d'orchestre sont rigoureusement proh
ibés. Un ingénieux mécanisme qu'on eût trouvé cinq ou six siècles plustôt [sic], si on
s'était donné la peine de le chercher, et qui subit l'impulsion des mouvements du chef sans
être visible au public, marque, devant les yeux de chaque exécutant, et tout près de lui,
les temps de la mesure, en indiquant aussi d'une façon très précise les divers degrés de
forte ou de piano. De cettefaçon, les exécutants reçoivent immédiatement et instantanément
7 -Harold Schonberg, The Great Conductors, Londres, Victor Gollancz, 1973, p. 96.
8 - G. Liébert, L'art du chef d'orchestre, op. cit., p. lui.
9 - Ibid., p. XLiv.
LE CHEF D'ORCHESTRE
la communication du sentiment de celui qui les dirige, y obéissent aussi rapidement que
font les marteaux d'un piano sous la main qui presse les touches ; et le maître peut dire
alors qu'il joue de l'orchestre en toute vérité™.
s'imposer14. » Cette idée de la délégation du pouvoir est ancrée dans une véritable
définition de l'autorité :
Ce n'est point la force qui fait l'autorité, c'est la lumière. L'autorité n'est pas une
contrainte, c'est une persuasion ; elle détermine non pas l'obéissance à contre-cœur, mais
la soumission volontaire, l'adhésion du consentement intime. Un homme vient de dire une
sottise, un autre la réfute par un mot de sens commun et s'empare des suffrages : voilà
l'autorité. Il n'a pas dit: Vous devez me croire, je veux que me croyiez; - il n'a pas
imposé sa volonté; c'est uniquement la somme de vérité contenue dans sa parole qui a
triomphé de la somme d'erreur contenue dans celle de son adversaire. L 'autorité est donc,
par nature et par droit, en raison directe de la vérité, contrairement au principe menson
ger : « La force prime le droitXb ».
Précisons que cette conception, tout imbue qu'elle est d'une sorte de rationa
lismecommunicationnel, n'empêchait pas l'auteur d'entretenir des convictions
religieuses profondes. Gounod avance ici l'idéal d'une sorte de « chef faible » qui
ne tirerait son autorité que de sa subordination aux détenteurs du pouvoir légitime,
ce compositeur et cette tradition qui, eux, ne lui semblent pas devoir être soumis
à la critique. Or, l'argument est dirigé contre le pouvoir des chefs d'orchestre réels,
ainsi dépeints en accord avec Gottfried Weber qui, déjà en 1807, pointait l'écart
potentiel entre la rationalité et le pouvoir du chef pour légitimer ce dernier au nom
d'un principe supérieur à la raison - en l'occurrence une espèce de raison d'État.
Jusqu'à la fin du XIXe siècle, cette discussion, qu'on la trouve chez Gottfried
Weber, Berlioz ou Gounod, concerne le chef dans ses rapports avec les musiciens,
le compositeur ou la tradition, mais pas dans son rapport avec le public. C'est en
revanche cette dernière question qui fut mise en avant lorsque l'élargissement
décisif de la circulation des œuvres classiques poussa certains à voir dans le concert
un « office » et, dans la musique, comme l'écrit Mallarmé en 1893, « le dernier et
plénier culte humain16». A cette époque, en France, la réflexion sur les foules
et leurs « meneurs » trouve sa forme la plus achevée dans l'œuvre de Gustave Le
Bon, dont certains échos résonnèrent dans le milieu musical. En mai 1911, La
Revue musicale publie un article de Jules Combarieu, sobrement intitulé « Le chef
d'orchestre», et dédié à Felix Weingartner. Il commence par une description du
mauvais chef, ce comédien qui ne se soucie que de lui-même, pour mieux lui
opposer le bon :
Le grand artiste ne pense qu'à Beethoven, à С Franck, à Bach, aux maîtres. Il refait en
lui la mentalité d'où est sortie l'œuvre exécutée ; par le geste, par le regard, par le magique
rayonnement de la conviction, de Г intelligence et du sentiment, il crée cette mentalité dans
Г orchestre et Г impose du même coup au public. Alors l'auditoire ne fait qu 'un avec la
symphonie; l'auditoire est la symphonie elle-même; il se trouve identifié pour quelques
minutes avec la pensée d'un Beethoven : en écoutant les cent voix ordonnées de l'orchestre,
il assiste comme à Г organisation par un dieu souverain d'un univers nouveau ; mais
c'est en lui que cet univers se crée, n 'étant pas autre chose que la transformation magnifique
de tout son être intérieur...
(Ceci est rigoureusement exact; car remarquez bien que les sons, vibrations de l'air,
n 'existent, en réalité, que dans notre oreille dont l'intelligence interprète les sensations : ils
ressemblent aux courants électriques de la télégraphie sans fil, lesquels n 'ont un sens qu 'une
fois recueillis et analysés par l'appareil récepteur; et ce qui est vrai des sons, s'applique
à la symphonie.)
Le grand chef est donc l'interprète et le maître des âmes. Par le rythme, il ordonne le chaos
de notre vie intérieure : par l'expression juste, il fait agir en nous des facultés insoup
çonnées de penser, de sentir et d'imaginer; pendant une soirée, il nous fait participer
- essentiellement — à cette haute raison et à cette joie de vivre qui éclatent dans les
symphonies de Beethoven. Aussi a-t-on raison de remercier par des ovations, lorsqu'un
Weingartner a réalisé un tel miracle11 .
17 -JULES Combarieu, «Le chef d'orchestre», La Revue musicale, 11-1, 15 mai 1911,
pp. 209-210. 1009
ESTEBAN BUCH
18 - Robert Elkin, Royal Philharmonic. Annals ot the Royal Philharmonie Society, Londres,
Rider, 1947, p. 12.
19 -William Ayrton, The Morning Chronicle, 1813, in R. Elkin, Royal Philharmonic...,
op. cit., p. 16.
20- R. Elkin, Royal Philharmonie..., op. cit., p. 43.
21 -Antoine Elwart, Histoire de la Société des concerts du Conservatoire impérial de
Musique, Paris, S. Castel, 1860, p. 96.
LE CHEF D'ORCHESTRE
On est peiné lorsqu'on réfléchit que ceux-là mêmes qui devraient défendre leurs subalternes,
ceux-là qui avant de tenir le bâton de chef d'orchestre ont été aussi malheureux que leurs
ex-camarades, oublient dès qu 'ils sont assis sur la chaise curule qu 'au-dessous d'eux s 'agite
et souffre une foule d'artistes voués d'avance à la misère, fille du désespoir et souvent
compagne du morne suicidé1*1.
гг-ш.
Zh - Elisabeth Bernard, « Jules Pasdeloup et les Concerts populaires », Revue de music
ologie, LVII-2, 1971, p. 167.
24 -Antoine Elwart, «Quelques mots sur la position des musiciens d'orchestre de
nos trois scènes lyriques », Revue musicale, 6-6, 7 février 1839, pp. 53-54. IU M
ESTEBAN BUCH
C'est ď abord un trait qui pourrait paraître très extérieur: «les Philharmoniker »
(comme on les appelle) élisent eux-mêmes leur chef. Voilà qui est très inhabituel, en particul
ier dans ce siècle de Г Etat autoritaire. Mais ce n 'est pas un hasard si, même dans
ГAllemagne nouvelle, on a accordé aux Wiener Philharmoniker leur autonomie. En
matière d'art, le principe ď autorité s'exerce d'unefaçon très particulière : ce que j'appelle
rai l'autorité externe est, certes, une donnée importante ; mais si elle n'est pas liée à cette
autorité interne d'où découle toute véritable capacité artistique, nous attendrons en vain
- malgré tous nos efforts — les résultats légitimement escomptés^ .
Or, de même par exemple que les Juifs ne sontjamais devenus membres de nos corporations,
nos nouveaux chefs d'orchestre ne grandirent point dans l'atelier orchestral, qui du reste
leur répugnait, ne fût-ce qu 'en raison de la besogne réelle et pénible à laquelle on se livrait.
Au contraire, ce nouveau chef d'orchestre prit immédiatement la tête de notre jurande
musicale, à peu près comme le banquier contrôle notre vie économique. Il lui suffit d'apport
er ce qui manquait au musicien monté en grade ou que celui-ci ne pouvait acquérir qu'au
prix des pires difficultés et très rarement de façon suffisante : sa bonne éducation, comme
le banquier apporte ses capitaux11'\
extraits dès 187840. Par ailleurs, Wagner est à l'origine du rayonnement international
de toute une génération de chefs liés à son œuvre et à sa personne, notamment
Hans Richter, Hermann Levi et Felix Mottl. En 1890, le critique et chef d'or
chestre belge Maurice Kufferath écrit dans le Guide musical un long feuilleton sur
l'art de diriger où, tout en citant abondamment l'essai de Wagner, il décrit dans le
détail la technique de Richter : « On a eu là la révélation de ce que peut l'art de
diriger, et la sensation très nette d'une virtuosité particulière appliquée à un
complexe sonore qu'on n'avait pas considéré jusqu'ici comme un. instrument aussi
docile à la volonté de l'interprète que peut l'être un piano ou un violon41 ». Et
c'est encore la marque de Wagner qui accompagne la trajectoire de Hans von
Biilow, vedette incontestée de la direction d'orchestre dans l'Allemagne de
Bismarck, en vertu autant de ses compétences techniques éprouvées dès 1880 avec
l'orchestre de Meiningen que, là encore, du caractère subjectif de ses interpréta
tions, relevé par exemple par Hugo Wolf:
Sous sa baguette cet orchestre est devenu un miroir qui reflète de la manière la plus intime
son individualité artistique, de même que la substance musicale ďune composition, son
cœur le plus intérieur, est dévoilée grâce à Г extrême sensibilité des pouvoirs d'appréhension
propres à Biilow. L 'orchestre est son ami le plus intime, Г écho de sa voix, de son pouls
et de son esprit. Le rapport entre le chef et Г orchestre ressemble à celui qui unit une pièce
de métal à un aimant, obéissant à sa volonté comme à une force naturelle supérieure*"1 '.
en règle des conceptions de Wagner, tout en prenant soin de commencer par lui
rendre hommage43. Pour Weingartner, les erreurs pratiques issues de la pensée de
ce dernier ont eu une incarnation privilégiée dans la personne de Biïlow. Mais,
plutôt que ce dernier, sont visés les « petits Biilow », les « chefs d'orchestre tempo
rubato », considérés comme le pendant contemporain des batteurs de mesure honn
is par Wagner. Si les caractéristiques techniques du mauvais chef ont changé
de signe, les conséquences de son existence restent les mêmes, vu son statut de
véritable voix morale au sein de la communauté nationale : « Par de bonnes exécut
ions, pleines de style, il peut former le public et provoquer une purification du
sentiment artistique, mais par de mauvaises exécutions, qui sont les esclaves de
sa vanité, il ne peut que créer une atmosphère défavorable à l'art authentique44. »
Une purification du sentiment artistique face à l'anarchie et la corruption, voilà
peut-être le véritable programme de Weingartner, tout imprégné de ce sentiment
décadentiste qui a si fortement marqué l'Europe du tournant du siècle. Et même
s'il est lui-même compositeur, il pense que le véritable salut ne peut venir que de
la pratique du répertoire : « Ce n'est que là, dans les grandes créations de l'époque
classique, si proche de nous dans le temps, et si lointaine en esprit, que brûle le
pur feu divin. Seul un élu pourra y embraser la torche prométhéenne pour incendier
nos huttes de paille et nos idoles, avec toute la mauvaise herbe qui les entoure43. »
Le ton est donné d'une vision quasi messianique du chef d'orchestre qui,
vers la fin du XIXe siècle, devint de plus en plus courante, alors même que, comme
il a été dit, l'activité était soumise à une réglementation croissante. À cette époque
d'apogée des nationalismes, les discussions techniques sur les chefs furent d'ail
leurs de plus en plus traversées par une dimension politique, particulièrement
perceptible dans l'accueil que les Français réservèrent aux chefs allemands en
tournée46. Le 18 mars 1894, Felix Mottl dirige l'orchestre des Concerts Colonne,
ouvrant ainsi le cycle des Kapellmeister-à Paris, lequel s'étendit jusqu'en 1913, avec
la venue de Nikisch, Levi, Richter, Mahler, Busoni, et surtout Richard Strauss et
Weingartner, sans compter d'autres figures moins célèbres. Parfois, ces chefs se
présentaient avec leurs propres musiciens, mais c'est la présence d'inconnus à la
tête d'orchestres connus qui fournit la meilleure matière à l'observation. Voici par
exemple ce que dit Henri Barbedette, critique du Ménestrel, à propos du premier
concert de Mottl :
qu'ils dirigent / Pour nous servir d'un mot dont on a trop abusé dans ces derniers temps,
de quelle force de suggestion ne sont-ils pas doués ! Certes, l'orchestre de M. Colonne a
toujours passépour un excellent orchestre, mais qui pouvait se douter du degré de perfection
auquel il pouvait arriver sous l'influence d'un homme convaincu, plein de sincérité dans
ses convictions, plein de puissance pour les communiquer ? Jamais nous n 'avions entendu
conduire avec une telle autorité*1'.
La remarque sur les « mains inhabiles » montre bien que l'éloge rendu au
maître s'accompagne d'une crainte concernant d'éventuels excès, à l'image d'un
champ politique où l'on sait que tout souverain énergique est susceptible de cacher
un tyran. Pourtant, dans le domaine de la musique tout au moins, cette crainte
s'avère infondée, les rares critiques négatives des chefs allemands ne valant jamais
dénonciation d'un abus de pouvoir, mais bien constat d'un échec dans la manière
de l'exercer : « Gomme chef d'orchestre, M. Siegfried Wagner ne s'impose pas avec
une autorité rigoureuse et intransigeante», regrette-t-on en 190049.
Gela étant, en France, la montée de l'anti-germanisme conduisit à détacher
définitivement la sacralisation du chef des modèles qui l'avaient inspirée. En 1894,
le fait de reconnaître la grandeur d'un Allemand pouvait être une garantie supplé
mentaire d'impartialité: «Nous ne sommes pas suspects d'enthousiasme pour ce
qui nous vient d'outre-Rhin — écrit alors Barbedette — ; mais nous avouons franche
ment que M. Mottl nous a paru un admirable chef d'orchestre et que nous nous
sommes associés de grand cœur aux acclamations dont il a été l'objet50. » Avec les
années, cette belle confiance dans l'autonomie du phénomène esthétique face aux
aléas de la politique s'effrite, la question de la virtuosité concentrant sur ce point
les équivoques : en 1905 Jean Marnold, critique du Mercure de France, identifie
chez Weingartner un «virtuosisme inconscient», qu'il tient pour le «signe d'un
art [allemand] exténué51». Et à la veille de la guerre, presque rien ne semble
pouvoir rester à l'écart de la réflexion politique :
Vraiment l'orchestre de Paris exprime le génie d'un peuple dans toutes les œuvres qu'il
exécute. Les musiciens d'orchestre allemands ne comptent pas comme individus. C'est la
personnalité de leur chef qui fait leur valeur. Ils sont les sujets dociles d'un maître qui
ne tient pas à leur laisser même les miettes de sa gloire. Les membres de l'Orchestre du
Conservatoire de Paris sont tous « quelqu'un ». Et cependant leur cohésion, leur discipline
est si parfaite, que toutes ces individualités se fondent d'instinct en une admirable entité
et l'un ou l'autre des exécutants peut à son tour être soliste521.
L'orchestre n'est pas conçu comme une sorte d'âme collective mais bien
comme un agrégat d'individus, chacun susceptible de se hisser au niveau de leur
soliste en chef. Voilà qui opère un véritable retournement du modèle construit
autour des chefs allemands - même si la critique habituelle faisant de l'autorit
arisme l'une des tares de la culture allemande ne fait ici que récupérer un éloge de la
discipline collective déjà présent dans les textes qui avaient attribué cette dernière
précisément à l'action du chef.
Cette porosité des pratiques artistiques face aux contextes politiques s'e
xprime de manière encore plus flagrante après la révolution d'Octobre, sous la forme
d'une remise en cause radicale du principe traditionnel de la direction, à savoir
la création de plusieurs orchestres sans chef. Le Persimfans («premier ensemble
symphonique ») commence ses activités à Moscou en 1922, et les poursuivit, avec
un succès non négligeable, jusqu'en 1933 ; il fut imité non seulement dans d'autres
villes de l'URSS mais également en Allemagne, en Pologne et aux États-Unis. La
dimension d'utopie politique que renferme un tel projet semble évidente. En tout
cas, c'est bien en ces termes que l'expérience fut le plus souvent perçue : « Nous
avons assisté aux débuts d'un nouvel art de l'interprétation qui, fondé sur le prin
cipe du devenir de la volonté collective, propose des valeurs artistiques qui sont
très différentes de celles qui jusqu'à présent avaient caractérisé la direction d'or
chestre, et qui sont résolument tournées vers l'avenir », explique en 1927 le compos
iteur communiste Vladimir Vogel54. Et c'est encore la dimension politique qui
éveilla les critiques les plus agressives, dont celle de YAllgemeine musikalische Zeitung,
rendant compte en 1928 du premier concert sans chef de l'Orchestre symphonique
de Leipzig : « Persimfans n'est rien d'autre qu'une grande publicité pour l'idée
communiste. Que certains artistes sincères soient les porte-parole de cette publicité
ne change rien au fait que tout ceci a aussi peu à voir avec l'art que le discours de
propagande de n'importe quel agitateur bolchevique55. »
Parmi les témoins qui parlèrent de Persimfans à leur retour d'URSS se trouve
le pianiste français Henri Gil-Marchex:
Les musiciens sont disposés en un large cercle, de sorte à se voir facilement les uns les
autres, au prix de tourner le dos au public. Cela exige de chacun d'entre eux la plus
grande concentration et attention, et tous sont parfaitement conscients de leur responsabilité
au sein de ce cercle magique. [...] Le rythme de l'œuvre interprétée est complètement
ressenti par tous, et le silence qui Г accompagne acquiert pour cette raison une importance
émotionnelle inusitée. Quant aux caractéristiques de Гexécution, un petit groupe d'instru
mentistes se retrouve pour se mettre d'accord sur les nuances et autres questions d'interpré
tation, tandis que pendant les répétitions l'un d'entre eux va dans la salle pour évaluer
54 - Eckhard John, « Orchester ohne Dirigent », Neue Zeitschrift fur Musik, CLVIII-2,
mars-avril 1997, p. 40.
55 - Fred К. PrieberG, Musik in der Sowjetunion, Cologne, Verlag Wissenschaft und
1 02° Politik, 1965, p. 71.
LE CHEF D'ORCHESTRE
L'utopie horizontale du Persimfans, dans la mesure où elle en est une, peut être
vue comme la réplique à l'utopie verticale qu'en plein XIXe siècle Berlioz avait
lancée dans Euphonia. Entre les deux, le chef d'orchestre a acquis son profil définit
if, ou tout au moins une forme stable, qui nous est encore familière. Dans les
années 1920, l'apparition de la radio et celle de l'industrie discographique modifiè
rent les conditions de circulation des œuvres musicales et permirent aux chefs
d'orchestre d'accéder à un rayonnement social jusqu'alors inconnu, notamment en
renforçant la prégnance du canon musical par la diffusion systématique de versions
elles-mêmes tenues pour canoniques59. Cela ne semble pas avoir entraîné en soi
une modification des pratiques de l'autorité ; en revanche, cette présence sociale
56 - Henri Gil-Marchex, « Back from a trip to Russia », The Chesterian, VIII-60, janvier-
février 1927, in B. Schwarz, Music and Music Life in Soviet Russia, Bloomington, Indiana
University Press, 1983, p. 47.
57 - Darius Milhaud, Ma vie heureuse [1973], in G. Liébert, L'art du chef d'orchestre...,
op. cit., p. Lix.
58 -OTTO Klemperer, «La Philharmonie soviétique et le Persimfans» [1929], in Id.,
Écrits et entretiens, Paris, Pluriel/Hachette, 1985, p. 259.
59 -Voir Joseph Kerman, «A Few Canonic Variations», Critical Inquiry, Chicago,
septembre 1983, p. 118.
ESTEBAN BUCH
60 - Hanns Eisler, « Konzert und Oper 1927 » [1928], in Id., Musik und Politik. Schriften
1924-1948, édité par G. Mayer, Leipzig, VEB Deutscher Verlag fur Musik, 1973, p. 56.
61 -Wilhelm Furtwangler, «Vom Handwerkszeug des Dirigenten» [1937], in Id.,
Vermàchtnis. Nachgelassene Schriften, Wiesbaden, F. A. Brockhaus, 1958, p. 98.
62 -Wilhelm Furtwangler, «Problème des Dirigierens» [1929], in Ibid., p. 84.
63 -David Cairns, «Toscanini», in S. Sadie (éd.), New Grove Dictionary of Music and
Musicians, Londres, Macmillan Publishers, 2001, t. 25, pp. 643-645, ici p. 645.
64-Pompeo FERRARI, «Les prouesses de Barbe-Bleue», II Сото, janvier 1899, cité
1' ULi
(1 9 9 dans Harvey Sachs, Toscanini, Paris, Francis Van de Velde, 1980, p. 67.
LE CHEF D'ORCHESTRE
conducteurs d'hommes ainsi que les grands chefs d'orchestre, c'est-à-dire ceux
qui ont au suprême degré le don du commandement68. »
Le choc de la guerre modifia de manière sensible ce vocabulaire, tant « ceux qui ont
au degré suprême le don du commandement » furent identifiés aux responsables de
la plus grande catastrophe de l'histoire occidentale. Pour mesurer ce tournant,
restons un moment auprès de Toscanini : en 1958, Theodor W. Adorno lui consacra
l'article «Die Meisterschaft des Maestro». Tout en commençant par évoquer la
tournée de la Scala en Allemagne en 1929, qui avait valu à son chef d'être salué
comme un représentant de la Nouvelle objectivité, Adorno se livre à une démoli
tion en règle du personnage. Fondé sur la critique des disques, ce jugement semble
porter surtout sur l'après-guerre, mais l'essentiel est ici l'inversion du signe moral
attribué à un type d'interprétation resté essentiellement le même : « Le danger
dans la pratique musicale n'est plus V espressivo et le rubato, mais le simple fonctio
nnement d'après le modèle de l'organisation et de l'administration », par où l'on
rejoint les « tendances dominantes à la régression69 ».
L'idée de régression est d'ailleurs à prendre au sens strict. Le point de vue
de Toscanini, dit Adorno, correspond à l'idée du Regimentskapellmeister; elle est
pré-libérale et pré-subjective ; elle ne représente pas un dépassement de l'interpré
tation romantique, mais un retour en arrière. La condamnation morale prend la
forme d'une critique de l'inauthenticité — ce qui n'est pas sans paradoxe, car c'est
précisément sa défense de l'authenticité qui avait valu au chef italien une bonne
partie de son prestige. La chute est une charge restée célèbre : « Au Maestro appar
tiennent aussi bien le fait d'être un ersatz pour la personnalité autoritaire (Fiihrer-
pers'ônlichkeit) et la religion, que le fait d'exprimer la victoire de la technique et
de l'administration sur la musique70. » Et c'est une ironie de voir que les seules
interprétations de Toscanini qu'Adorno épargne sont celles de Wagner, tout en
voyant dans le chef italien le retour de ces vieux Kapellmeister que Wagner avait
fustigés dans son essai de 1869. Car, l'antisémitisme en moins, avec sa description
du passage d'une critique technique de l'interprétation à une critique morale et
politique de l'interprète, « Die Meisterschaft des Maestro » peut être vu comme
un avatar de Uber das Dirigieren, où Toscanini aurait remplacé Mendelssohn.
Entre le texte de Stefan Zweig et celui d'Adorno, il y a bien sûr la guerre ;
tous les deux associent la figure de Toscanini à une manière de dictateur, mais ce
qui pour le premier est encore un tribut bon enfant au cliché de la grandeur
napoléonienne, découle pour le second d'une réflexion sur P« art après Auschwitz » :
« II est étonnant que les nationaux-socialistes n'aient pas persécuté les chefs d'or
chestre, comme ils l'ont fait avec les voyants, qui concurrençaient leur propre
charisme », écrivait encore Adorno en 196271. Ce dernier, du reste, n'est pas le seul
auteur à avoir tenté cette sorte de critique anthropologique du chef d'orchestre à
la suite de l'expérience totalitaire. Dans Masse et puissance d'Elias Canetti, de
1959, la musique n'occupe qu'une place bien modeste, mais le chef n'en a pas
moins un statut emblématique : « II n'est pas d'expression plus concrète de la
puissance que l'activité du chef d'orchestre. Le moindre détail de son attitude en
public est caractéristique, ses moindres gestes projettent une clarté sur la nature
de la puissance72. »
Dans la même direction, Fred Goldbeck écrit en 1952 que « dans chef d'or
chestre il y a chef, c'est-à-dire Duce, Fiihrer, Gaudillo et autres fâcheux person
nages- il serait vain de vouloir le nier73 ». Le parfait « chef d'orchestre dictateur »
aura été d'après lui Mengelberg, dont la pratique autoritaire expliquerait d'ailleurs
ses sympathies pour le nazisme, car « un mauvais tour de son démon l'amena à
prendre une position politique qui cadrait trop bien avec son goût de la dictature ».
Au modèle du dictateur, Goldbeck oppose celui du capitaine, dont l'autorité en
mer, dit-il, « est aussi absolue, et moins discutable et discutée, que l'autorité d'un
dictateur », car n'étant jamais, comme cette dernière, « essentiellement volonté de
puissance». Face aux métaphores politiques, le capitaine permet ainsi de lever
l'impasse issue de la critique de l'autoritarisme contemporain: il représente un
« très ancien mode de commandement », légitimé à la fois par l'histoire, la morale,
et la technique.
Et pourtant, si les bateaux continuent à sillonner les mers, leur aura n'est
plus celle des temps héroïques du Fliegende Hollander. Le capitaine est plus sympat
hique que le dictateur, sans doute, mais difficilement cette image archaïque pouv
ait-elle, après 1945, devenir un nouveau modèle pour les pratiques musicales. En
fait, entre le « maître des âmes » décrit par Gombarieu à la veille de la Première
Guerre mondiale et le « maître du monde » de Canetti au terme de la Seconde, le
vocabulaire n'a guère évolué - pas plus, du reste, que la direction d'orchestre. Seul
le signe moral de l'image s'est inversé : ce qui pour la génération précédente passait
pour une expérience du sublime étant devenu, pour ces nouveaux critiques, le
symptôme de l'horreur.
Cela dit, malgré sa critique globale de la fonction du chef d'orchestre, Adorno
accorda à Furtwangler le statut d'un «gardien de la musique»74. Il n'était certes
pas commode, surtout pour les admirateurs de la tradition romantique, de pousser
On décèle en outre bien souvent dans ces effets de masse un type de phénomène psychologique
que nous rencontrons dans de nombreux autres domaines : le besoin qu 'éprouvent des
natures faibles à se soumettre à une forte personnalité. De nombreuses personnes qui ont
une tendance innée à la soumission — laquelle peut cacher quelquefois des aspirations de
nature plus élevée — répondent et succombent à la tyrannie qui tente de s'emparer des
âmes. Mais les succès personnels de tels interprètes ne sontjamais le critère d'une véritable
culture musicale, contrairement à ce qu 'imagine souvent l'opinion publique11 .
Or, Bruno Walter a devant lui le modèle de Mahler qui, dit-il, « parvenait à
donner des exécutions supérieures en usant de moyens dictatoriaux». Comment
éviter alors la conclusion que « c'est la puissance et la grandeur de l'interprétation
qu'ils permettent qui les révèlent et les justifient » ? Comment ne pas dire que
la fin justifie les moyens ? Dans le cas de Mahler, c'est l'image du martyr qui,
provisoirement, permet de sortir de l'impasse, « car le chef d'orchestre qui se
conduit en maître absolu subit généralement la dictature tout autant qu'il l'im
pose78». On sait d'ailleurs que dans sa pratique de chef d'orchestre, Bruno Walter
a bien su trouver une alternative à ce dilemme. Dans ses écrits, cependant, l'oscilla
tion autour de la question du pouvoir apparaît comme tout à fait incontrôlable. Elle
résulte vraisemblablement de sa position charnière, comme représentant d'une
génération ayant assisté à la fois à la réussite musicale des « bons dictateurs » et à
la catastrophe morale des « mauvais ». À sa mort en 1962, Bruno Walter fut salué
en ces termes par Egon Wellesz :
et les gestes de Napoléon, et qui avait continué avec Weber, Wagner, von Bù'low,
Toscanini et Mahler; mais par sa nature il était le premier ďun nouveau type de chef
qui avait le pouvoir magique de transmettre des idées dans Гesprit des musiciens sans les
renforcer par des gestes dramatiques19 .
79 -Egon Wellesz, «Bruno Walter (1876-1962)», Music and Letters, XLII-3, juillet
1962, pp. 201-205.
80 -Voir Françoise Escal, «Le corps social du musicien», IRASM, 22-2, décembre
1991, p. 168.
81 - Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard,
1999, p. 139. 1 °27
ESTEBAN BUCH
Pour ce qui est de la pratique traditionnelle, ainsi que des métaphores poli
tiques qui lui sont liées, disons, en conclusion, qu'on cherche en vain dans l'histoire
de la direction d'orchestre une légitimation de l'autorité du chef au nom de la
raison, du consensus ou du sens commun ; qui plus est, il n'y a pas d'éloge du chef
au nom de la démocratie. Gela ne veut pas dire que chaque éloge du chef d'or
chestre soit une apologie du despotisme ou, comme le redoutait Gounod, le chant
de triomphe de la force sur le droit. C'est que personne ne peut obliger physique
ment un musicien à jouer, tout au moins pendant qu'il est en train de jouer; toute
comparaison entre un orchestre et un État est condamnée à buter sur le fait qu'il
n'y a pas, au concert ou pendant la répétition, de véritable police musicale. De ce
point de vue, peut-être que l'idée de la « soumission volontaire » scelle la tonalité
plutôt bon enfant qu'ont toutes les métaphores où le chef d'orchestre est posé
en modèle d'un chef politique : un homme qui exerce le pouvoir de manière
consensuelle, dans le seul but du bien commun, assimilé au plaisir désintéressé
que procure l'expérience esthétique. Comparer un chef d'orchestre à un homme
politique n'est pas forcément lui rendre hommage ; en revanche, l'homme politique
est toujours sympathique lorsqu'il prend l'habit du chef d'orchestre. Cette diff
érence morale entre les deux variantes de la comparaison est l'un des aspects les
plus frappants d'un tel réseau sémantique.
Rsteban Buch
EHESS-CRAL