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La Génération Spontanée Et Le Problème de La Reproduction Des Espèces Avant Et Après Descartes
La Génération Spontanée Et Le Problème de La Reproduction Des Espèces Avant Et Après Descartes
Philosophiques
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ABSTRACT. —In this article I shall draw out some of the important conceptual
problems posed by the purported phenomenon of spontaneous generation,
showing how these problems were historically connected with the theoretical ques-
tion of the origins and nature of biological species, and above all with the
problem of their boundaries. In the 16th- and 17th- centuries in particular, the pos-
sibility of organic forms arising from inorganic matter carried with it the possi-
bility that chance governs not only the emergence of an individual eel or mouse,
but indeed governs the original emergence of the mouse- and eel-kinds. Moreover,
on the newly ascendant mechanist understanding of sexual reproduction, all gen-
eration, whether of eels or of horses and men, now threatened to be exhaustively
accounted for in terms of what Descartes called ‘minor causes’. Thus, I argue,
the sort of problems that spontaneous generation was perceived to bring about
for the early modern understanding of the ontology of species were not in prin-
ciple any different from the problems posed by the mechanist account of sexual
reproduction, and if we fail to note this, I show, we overlook an important factor
in the eventual demise of spontaneous-generation theory.
Introduction
Dans cet article, je porte mon attention sur quelques-uns des importants pro-
blèmes conceptuels posés par le prétendu phénomène de la génération sponta-
née, en montrant comment ceux-ci sont liés à la question théorique des origines
et de l’ontologie des espèces biologiques, et en premier lieu au problème de
leurs frontières. Je défends l’idée importante que la distinction conceptuelle
Même si cette inquiétude n’a pas sa place, la position de Hull doit néan-
moins être appréciée en raison du fait que son pseudo problème a nourri gran-
dement la réflexion concernant la question plus vaste de la relation historique
entre les ontologies de type biologique, d’une part, et les théories de la géné-
ration spontanée, d’autre part.
Aristote a longtemps été considéré comme un partisan de ce qui a été
appelé le « concept typologique des espèces », qui soutient (i) la fixité éternelle
des espèces, et (ii) la doctrine que « tout individu devient nécessairement ce
qu’il doit être en vertu de propriétés spécifiques à son espèce, permettant de
saisir les propriétés qui définissent l’essence du genre d’être de l’individu et
qui font aussi de celui-ci un être particulier3» . Selon Ernst Mayr :
[le typologisme] cherche à assigner la variabilité de la nature à un nombre fixe
de types de base considérés selon différents niveaux. Il s’agit de postuler que tous
les membres d’un même taxon reflètent une même nature essentielle, ou, en
Mais bien que d’une certaine manière Aristote considère les espèces
comme « fixées », il ne le fait pas en vertu d’une croyance en des universaux
sous-jacents requérant une telle fixité, et dans la mesure où il croit que les indi-
vidus deviennent ce qu’ils sont en raison de propriétés d’espèce spécifiques,
il ne considère pas que cela survient par nécessité. Dans les dernières décen-
nies, les études aristotéliciennes ont largement cherché à surpasser les attri-
butions précédentes et simplistes d’essentialisme chez Aristote, en tant que
croyance en des universaux fixés et éternels. Par exemple, D. M. Balme avance
que l’essentialisme d’Aristote,
bien qu’apparemment soutenu par plusieurs citations de la Logique et des
Métaphysiques [...], est directement contredit par certaines de ses théories les
plus matures et savamment argumentées en biologie [...]. Aristote soutient que
l’animal se développe d’abord par la filiation parentale, incluant même des détails
non essentiels, alors que la forme commune de l’espèce est uniquement une
généralité qui « accompagne » cette filiation5.
Selon Balme, Aristote traite les espèces en tant qu’elles sont simple-
ment obtenues par généralisation. Même s’il est vrai qu’un membre d’une espèce
peut permettre d’expliquer les caractéristiques des individus, cela ne résulte
pas du fait que les espèces sont une cause efficiente de la formation des indi-
vidus, mais du fait que dans certaines circonstances les individus sont avan-
tagés par ces caractéristiques (ibid.).
Quelle est la preuve textuelle sur laquelle Hull fonde son argument ?
Aristote donne une formulation classique de son concept de genre [kind] dans
le De Anima. Les créatures, dit-il, ou au moins celles dont « le mode de généra-
tion est spontanée »,
produisent d’autres de leur genre, les animaux produisant les animaux, les
plantes produisant les plantes, afin qu’ils puissent être unis, autant que leur propre
nature le leur permet, dans l’éternité et le divin. C’est là l’idéal que toute créa-
ture cherche à atteindre, et qui détermine le comportement, pour autant que
celui-ci soit naturel... Mais puisque les choses mortelles ne peuvent perdurer conti-
nuellement dans l’éternité et le divin (car rien de ce qui périt ne peut préserver
son identité ni demeurer numériquement un), elles participent à l’éternité et à
la divinité de la façon qui leur est propre, et avec un succès inégal, atteignant
l’immortalité non par elles-mêmes, mais indirectement par leurs progénitures,
lesquelles, à travers les individus distincts, forment une unité spécifique (De Anima
415a, 27-b9).
4. Ernst Mayr, Principles of Systematic Zoology (New York, McGraw-Hill, 1969, 66).
5. D. M. Balme, « Aristotle’s Biology was not Essentialist », in Gotthelf and Lennox (eds.),
Philosophical Issues in Aristotle’s Biology (Cambridge, Cambridge University Press, 1986 291-
301, 291).
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dans une large mesure, qualifiable de norme. Nous pouvons dire que pour lui
la tératologie est la façon de comprendre la diversité des individus dans une
espèce : le fait que tous les individus ne soient jamais la reproduction exacte de
leur père ; et que les pères accomplissent l’éternité « avec un succès inégal ». Une
approximation très pauvre de l’éternité consisterait dans le cas où les influences
environnementales ou matérielle subies par une créature ne l’amèneraient pas
seulement à ne pas porter les traits particuliers de son père, mais aussi ceux
qui sont typiques à l’espèce à laquelle les parents appartiennent. L’espèce des
parents est, dans tous les cas, seulement « un universel représentant une... pos-
sibilité dans le cours futur du développement optimal de l’individu6» . Cet uni-
versel n’a pas, par lui-même, d’existence réelle mais est plutôt la substance
dérivée ou secondaire à travers laquelle les substances primaires particulières
peuvent être connues.
Comme Scott Atran l’explique, les espèces surviennent naturellement
comme une « nécessité empirique » — qui fait partie du mélange ontologique
[the ontological fold] de la nature — et sont cependant conditionnelles à une
constellation idéale de circonstances matérielles pouvant ne jamais être ren-
contrées7» . Ainsi, il n’y a rien qui garantisse que le même engendrera cons-
tamment — encore moins éternellement ! — le même, bien que, pour Aristote,
la reproduction sexuelle s’élève à une sorte d’approximation de l’éternité pour
les substances corporelles qui sont mortelles et sublunaires. En effet, si nous
considérons la position plus générale d’Aristote concernant la relation entre
les substances particulières premières et les substances secondaires, il est
remarquable qu’il puisse continuer à être considéré comme un partisan d’une
théorie fixiste rigide des espèces. Pour lui, la substance secondaire telle que
l’humanité ou la bovinité possède seulement une réalité dérivée de l’existence
actuelle d’humain ou de vache. Que cette conception métaphysique constitue
ou non un renversement de la théorie platonicienne des formes, il est clair que,
pour Aristote, il n’y a pas d’éternel, de standard fixé avec lequel un individu
peut être comparé afin de justifier sa qualification pour l’appartenance à une
espèce inchangée. L’éternité selon la vision aristotélicienne de la reproduction
sexuelle ne peut exister que dans les limites possibles d’une substance corporelle
finie. C’est-à-dire, assez peu. La nature ne fait qu’approximer l’éternité, et les
circonstances environnementales pourraient bien causer cela ; dans le cas de
certaines espèces, elles le font de façon assez médiocre.
En quoi cette compréhension révisée des espèces chez Aristote concerne-
t-il notre compréhension de sa vision de la génération spontanée ? Jim Lennox
a fait vivement ressortir la connexion entre ces deux problèmes. Selon lui, la
différence fondamentale entre les deux modes de génération se rapporte au
fait qu’il n’y a pas de causalité téléologique en cause dans la variété spontanée.
La génération sexuelle est une réplique formelle qui engendre des explications
Cette même vision est répétée dans des détails correspondants à de nom-
breux endroits de l’Historia Animalium10. Le modèle de développement est
fonction de la quantité de pneuma relative au matériau terreux et liquide du
mélange enfermé. Ce mélange, qui peut changer selon les variables climatiques
et géographiques, déterminera que l’enceinte devienne un oursin de mer ou
une huître. La chaleur vitale qui est productrice des membres de l’espèce n’est
donc pas dérivée d’une unité de forme avec ce membre de l’espèce. En d’autres
mots, « il n’y a pas de description du déroulement d’un tel processus que l’on
identifie comme production d’un certain type d’organisme11» . Lennox conclut
que les processus spontanés ne devraient pas être mis en contraste avec ceux
qui sont ordonnés, mais plutôt avec ceux qui impliquent une reproduction
formelle. En bref, ce n’est pas qu’une bernacle n’a pas de forme. C’est simple-
ment qu’elle n’a pas de père.
Dans la génération sexuelle, nous avons le phénomène unique de la repro-
duction formelle, dans lequel une idée universelle abstraite est approchée dans
une génération du même par le même, mais ici encore la forme ne guide pas
le processus ni ne garantit un résultat. Au contraire, la forme ou la substance
secondaire peut être dite existante seulement dans le cas effectif où des indi-
vidus semblables peuvent continuer de générer leurs semblables. Dans la
génération spontanée, la génération régulière et ordonnée de ce qui apparaît
comme membre d’un genre — le genre huître, le genre bernacle, etc. — est
14. Andrea Cesalpino, De Plantis libri XVI (Florence, Mariscot, 26), cité dans Atran, 1991,
142.
15. Pour un traitement intéressant de cette doctrine aristotélicienne, voir Andrea Falcon,
Aristotle and the Science of Nature : Unity without Uniformity (Cambridge, 2005).
16. Ibid., 92f. « [F]rustra apponitur Sol : si hominis calor includit Solis calorem. Separatim
igitur haec intelligenda sunt, vt hominem homo gignat, & Sol sini hominis auxilio. »
17. Linnaeus, Systema Naturae, 1757, 26.
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du même par le même, et c’est ce processus qui assure l’éternité des espèces
plutôt qu’une approximation imparfaite de l’éternité, comme c’était le cas
pour Aristote.
Selon Atran, la métaphysique des espèces des plantes de Cesalpino est
une conséquence de certaines exigences du projet de classification systéma-
tique. Les espèces de plantes en sont venues à paraître fixées, et leurs essences
à être aussi certaines et inchangeables dans la transmission d’une génération
à la suivante, et ce, dans une visée qui n’avait plus rien à voir avec le contexte
écologique de l’espèce.
En résumé, nous pouvons dire que la position décrite ci-dessus, qui a
émergé au début de la période moderne comme résultat des nouvelles exigences
de la classification scientifique, a été, par la suite, projetée injustement jusqu’à
Aristote lui-même, qui était, de l’aveu général, l’aïeul reconnu de Cesalpino
et autres, mais qui n’était pas, malgré tout cela, en accord sur tous les points
avec les naturalistes du début de la modernité, y compris la question de l’onto-
logie des espèces.
18. Martin Luther, Vorlesungen über 1. Mose, in D. Martin Luthers Werke. Kritische
Gesamtausgabe, vol. 42. (Weimar, Hermann Böhlaus, 1911).
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19. L’idée que la race originelle des hommes nés de la terre précède celle des hommes nés
de la reproduction sexuelle apparaît déjà dans des sources grecques, y compris L’homme d’État
de Platon. Celui-ci semble y suggérer, suivant les lignes que nous proposons, que pour être né
de la terre il ne s’agit pas seulement d’émerger par chance du réarrangement de la matière, mais
plutôt d’être créé et développé directement par Dieu, sans l’intermédiaire de la reproduction
humaine : « Dans ce cycle d’existence il n’y a pas une telle chose que la procréation d’animaux
par d’autres, mais ils naissent de la terre, et nos ancêtres, qui sont venus à l’existence immédiatement
après la fin du dernier cycle et au début de celui-ci, ont préservé la recollection [...]. Cette vie
bénie et spontanée n’appartient pas à cela, mais à l’état précédent, dans lequel Dieu était le gou-
verneur de tout le monde » (L’homme d’État, 271a-b). Il existe aussi des références au gegeneis
dans la République (415d), et dans le Sophiste (248c).
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les animaux, et les végétaux aussi, sont produits de façon univoque, par les pa-
rents chez les animaux et par les membres d’une même espèce ou dénomination
chez les végétaux20.
20. Ephraim Chambers, Cyclopaedia, or, An universal dictionary of arts and sciences,
contient les définitions des termes et les visions des choses signifiées ainsi dans plusieurs arts, tant
libéral que mécanique, et dans plusieurs sciences, humaine et divine : les figures, les genres, les
propriétés, les productions, les préparations, et les usages ; des choses naturelles et artificielles :
la montée, le progrès et l’état des choses ecclésiastiques, civiles, militaires et commerciales ; avec
plusieurs systèmes, sectes, opinions, etc, : parmi les philosophes, les divins, les mathématiciens,
les physiciens, les antiquaires, les critiques, etc. ; le tout vu comme un cours sur les savoirs anciens
et modernes (London, 1728).
21. Voir C. S. F. Burnett, « The Planets and the Development of the Embryo », in The
Human Embryo : Aristotle and the Arabic and European Traditions. G. R. Dunstan (dir.),
Exeter, University of Exeter Press, 1990, 113-122.
22. Voir B. Nardi, « La teoria dell’anima e la generazione delle forme secondo Pietro
d’Abano », in Saggi sull’Aristotelismo Padovano dal secolo xiv al xvi, Florence, 1958, 1-17.
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23. Antoine Goudin, Philosophie suivant les principes de saint Thomas, trad. T. Bourard,
Paris, 1864 (éd. originale Paris, 1668), 301 : Des corps mixtes inanimés, dit fossiles. Je remercie
Roger Ariew d’avoir porté ce travail à mon attention.
24. Marsilio Ficino, Three books on life. Éd. et trad. avec introduction et notes, de Carol
V. Kaske and John R. Clark (Binghamton, Medieval and Renaissance Texts and Studies, 1989),
323-325.
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Dans le même travail, More défend une sympathie entre les corps ter-
restres et astraux comme une conséquence de leur sujétion mutuelle à « l’Esprit
de la nature ». More maintient que l’esprit universel « est prêt à changer sa
propre activité et sa production, indifféremment du monde ou de la forme
quand l’occasion l’y engage, et donc de préparer un édifice, ou au moins les
plus grands traits et délimitations conséquentes, peu importe l’âme spécifique,
et ce, partout où la matière permettra ses opérations26» .
Ce mode de génération n’est pas, à proprement parler, « spontané », au
point que les cieux fonctionnent littéralement comme un père, en imposant
une forme à une matière réceptive. La théorie de la génération spontanée en
tant qu’imposition de forme semble disparaître précisément au moment
même où la théorie de la génération sexuelle se transforme, d’une imposition
de forme par un agent paternel, en un processus purement thermomécanique
(Descartes) ou en un déclenchement de quelque primordium (Harvey, et plus
tard les préformationistes, spermistes, ou ovistes). En d’autres mots, la
génération des grenouilles à partir des rayons cosmiques a perdu la faveur,
non pas parce que cela est ridicule, mais parce que les rayons ont été pensés
comme jouant un rôle trop analogue au principe formel et actif auparavant
attribué à la semence. La génération non sexuelle était antérieure au méca-
nisme et jamais conçue de manière strictement spontanée ; et, inversement,
la génération sexuelle mécaniste était conçue comme spontanée au moins dans
une certaine mesure. Avec la montée du mécanisme, la génération spontanée
25. Henry More, The Immortality of the Soul. A. Jacob (ed.) Dordrecht : Nijhoff, 1987, 70.
26. Ibid., 257.
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en est venue à être vue principalement comme une hétérogénèse, une pure consé-
quence de la putréfaction : ici, les nouveaux organismes ne sont pas développés
à partir d’une matière prévue mais sans forme, en fait ils sont plutôt le sous-
produit de la pourriture d’organismes morts.
27. Athanasius Kircher, Scrutinium pestis ; cité dans Harry Beal Torrey, « Athanasius Kircher
and the Progress of Medicine » Osiris, V, 1938, 246-275, 258.
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32. Giuliano Gliozzi, Adamo e il Nuovo Mundo. La nascità dell’antropologia come ide-
ologia coloniale : dale genealogie bibliche alle teorie raziale (1500-1700) (Florence, 1977) ;
trad. : Adam et le nouveau monde. La naissance de l’anthropologie comme idéologie coloniale :
des généalogies bibliques aux théories raciales (Paris, Théétète, 2000, 427).
33. Lucilio Vanini, De Admirandis Naturae Reginae Deaque Mortalium Arcanis lbri
quatuor (Paris, 1616) ; cité dans Gliozzi, 2000, 427.
34. Gliozzi, 2000, 429.
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espèce. Ainsi, son hétérogénèse est en même temps une explication de la descen-
dance des formes de vie. La matière organique pourrie qui était avant un singe
peut donner naissance à un homme en vertu des propriétés partagées de ces
deux espèces. Vanini n’a jamais expliqué clairement ce qu’il considérait
comme des lignées différentes de descendance, mais il révèle au moins l’inter-
connexion de la possibilité que les créatures émergent de la terre et de la boue,
d’un côté, et qu’elles partagent une lignée de descendance commune, de l’autre :
si une créature peut émerger de novo à partir de la pourriture sans être le
résultat de quelque « conception » plutôt céleste ou séminale, alors la créa-
tion supranaturelle est réfutée répétitivement partout dans le monde à chaque
moment.
Vanini n’est pas le seul libertin à discerner la connexion entre la généra-
tion spontanée, d’un côté, et les origines naturelles de l’humanité, de l’autre.
Quelques-uns, comme François de la Mothe le Vayer, croient que c’est seule-
ment en faisant appel à la génération spontanée que nous pouvons expliquer
la variété du genre humain, des créatures, évidemment sans âme, qui habitent
aux limites du monde connu35. Comme il l’écrit : « La nature est capable de
produire d’elle-même — sans que les hommes tombent dans une bestialité
exécrable — des animaux qui nous ressemblent de telle manière qu’ils nous
obligent à dire qu’il existe parfois une plus grande différence entre un homme
et un autre qu’entre nous et eux. » La Mothe le Vayer affirme que cela n’est
pas difficile à concevoir si nous décidons de nous appuyer sur la valeur de
plusieurs autorités de l’Antiquité et du Moyen Âge, telles que Platon, Aristote,
Épicure, Lucrèce, et Avicenne, qui admettent tous que « [bien avant], la Terre
nous avait produit à partir d’elle comme [elle avait fait] les animaux ». La
Mothe le Vayer n’a pas simplement répété la théorie hétérogénétique des natu-
ralistes du XVIe siècle, mais a aussi offert une théorie développementale selon
laquelle « les hommes ne viennent pas originellement à l’existence dans le stade
parfait auquel nous les voyons36» .
35. François de la Mothe le Vayer, Cinq dialogues faits à l’imitation des Anciens (Francfort,
1716).
36. Gliozzi, 2000, 432.
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Ce que Descartes souhaitait réaliser est bien connu. Mais ce qui a été
beaucoup moins remarqué dans les études récentes, c’est que cet effort a été
perçu par plusieurs comme réduisant les espèces sexuellement générées à un
niveau ontologique vague où plusieurs étaient contents de ranger les bernacles
et les souris, ainsi l’embryogénèse cartésienne fait effectivement de chaque genre
biologique le produit de causes mineures et met ainsi les espèces dans une cer-
taine crise. Cela est reconnu rapidement par Malebranche, qui note que
même si Descartes a pu rendre compte de la formation des organes en général,
jamais, il me semble [...] les femmes et les animaux ne peuvent facilement pro-
duire des petits de la même espèce. Bien que l’on puisse donner quelques expli-
cations sur la formations du fœtus en général, comme Descartes a suffisamment
tenté de le faire, il demeure très difficile [...] d’expliquer pourquoi une jument
ne donne pas naissance à un veau, ou pourquoi un œuf de poule ne contient pas
une perdrix ou un oiseau d’une nouvelle espèce38.
37. Descartes, Primae cogitationes circa generationem animalium (Amsterdam, 1701, 15).
« Exspecto cur aliquis caperata fronte dicat esse ridiculum, rem tanti momenti, quanta est
hominis procreatio, fieri ex tam levibus causis ; sed vero quas velint graviores quam Naturae leges
aeternas ; forte ut ab aliqua mente fiant, a qua autem, an immediate a Deo, cur ergo aliquando
fiunt monstra ? »
38. Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, in Œuvres complètes de Malebranche,
vol. I, Geneviève Rodis-Lewis (dir.), Paris, Vrin, 1962, 243.
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toujours une reproduction ; de l’autre côté que les anguilles et les bernacles
sont engendrées à travers la transmission de forme par un flux astral. Mais
Descartes ne pourrait prendre aucune de ces voies pour rendre compte de la
génération des anguilles et des bernacles ou celle des chevaux et des hommes.
La génération de toute créature résulte seulement de « causes mineures », sans
aucune transmission de forme.
6. Conclusion
Pourquoi la perspective de la génération par des causes mineures est-elle trou-
blante ? Même Darwin a diagnostiqué le problème de manière perspicace quand
il a noté dans The Descent of Man que « la naissance des espèces et de l’indi-
vidu est une partie égale de cette grande séquence d’événements que nos esprits
refusent d’accepter comme le résultat d’une chance aveugle40» . Aristote n’était
pas troublé en cette matière, puisque pour lui les espèces des créatures
générées spontanément ou sexuellement n’étaient jamais des genres réifiés
supranaturels et éternels, mais plutôt des régularités morphologiques émergeant
en réponse à des régularités environnementales. La réification d’espèces éternelles
a débuté avec les exigences des Écritures imposées par la science spéculative des
origines, et a été consolidée par la nouvelle « métaphysique appliquée » de la
taxonomie botanique qui a commencé au XVIe siècle. Même dans la vision
fixiste des espèces, la génération « spontanée » ne constitue pas nécessairement
une rupture dans l’ordre de la nature, puisque, comme les théories du flux cos-
mique le montrent, il existe une vision valable de la génération non sexuelle
en termes de communication d’une forme par un agent — seulement celui-ci
n’est pas un agent biologique. La véritable rupture est venue avec l’embryolo-
gie mécaniste, qui prive toute forme de génération, sexuelle autant que spon-
tanée, de toute explication téléologique, et qui a milité fortement contre la vision
que toute créature individuelle, humaine autant qu’animale, possède des
origines naturelles opposées à des origines supranaturelles. Et, comme Darwin
l’a observé, une fois que les origines naturelles sont admises pour la généra-
tion des individus, le créationnisme est sapé, et il devient possible de penser
qu’une espèce entière peut avoir des origines naturelles. Une telle possibilité
ressemble à ce qui était sous-jacent aux théories hétérogénétiques des ori-
gines de la megafauna parmi des libertins du début de la modernité tels que
Vanini et La Mothe le Vayer : leur but n’était pas en premier lieu de promouvoir
une vision raciste des origines des non-européens ni de simplement tomber
dans des fantaisies en se portant garants d’un phénomène naturel qu’ils
n’avaient jamais clairement vu. En fait, avec les ressources conceptuelles
mises à leur disposition, ils ont plutôt cherché à introduire une solution nat-
uraliste aux origines supranaturelles des espèces dictées par la Genèse. Le fait
que la génération spontanée ait joué un rôle si important dans ce basculement
40. Charles Darwin, The Descent of Man, in Darwin : A Norton Critical Edition. Philip
Appleman (ed.), New York, W. W. Norton, 1979, 202f.
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