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Philosophiques

La génération spontanée et le problème de la reproduction des


espèces avant et après Descartes
Justin E. H. Smith

Volume 34, numéro 2, automne 2007 Résumé de l'article


Dans cet article je mets en évidence quelques problèmes conceptuels
URI : https://id.erudit.org/iderudit/016990ar importants posés par le prétendu phénomène de la génération spontanée, en
DOI : https://doi.org/10.7202/016990ar montrant comment ils étaient liés historiquement à la question théorique des
origines et de l’ontologie des espèces biologiques. Au XVIe et XVIIe siècle tout
Aller au sommaire du numéro particulièrement, la possibilité que des formes organiques soient générées
dans la matière inorganique supposait la possibilité que le hasard gouverne
non seulement l’apparition d’une anguille ou d’une souris, mais qu’il gouverne
l’apparition originelle de leurs espèces mêmes. En outre, dans la conception de
Éditeur(s)
la reproduction sexuelle que le mécanisme parvient à répandre, toute
Société de philosophie du Québec génération, des êtres humains aussi bien que des anguilles, menace de ne plus
s’expliquer autrement que par ce que Descartes appelle « les causes
ISSN mineures ». Ainsi, comme je tenterai de le prouver, les problèmes théoriques
que la génération spontanée, telle que le début de la modernité la concevait,
0316-2923 (imprimé) posaient à la compréhension de l’ontologie des espèces, n’étaient pas
1492-1391 (numérique) essentiellement différents de ceux soulevés par l’explication mécaniste de la
reproduction sexuelle, et si nous n’accordons pas à ce fait l’attention
Découvrir la revue nécessaire, nous perdons de vue, je pense, un facteur important dans le rejet
ultime de la génération spontanée.

Citer cet article


Smith, J. E. H. (2007). La génération spontanée et le problème de la
reproduction des espèces avant et après Descartes. Philosophiques, 34(2),
273–294. https://doi.org/10.7202/016990ar

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La génération spontanée et le problème de la


reproduction des espèces avant et après Descartes
JUSTIN E. H. SMITH
Université Concordia

RÉSUMÉ. — Dans cet article je mets en évidence quelques problèmes concep-


tuels importants posés par le prétendu phénomène de la génération spontanée,
en montrant comment ils étaient liés historiquement à la question théorique des
origines et de l’ontologie des espèces biologiques. Au XVIe et XVIIe siècle tout
particulièrement, la possibilité que des formes organiques soient générées dans
la matière inorganique supposait la possibilité que le hasard gouverne non
seulement l’apparition d’une anguille ou d’une souris, mais qu’il gouverne l’ap-
parition originelle de leurs espèces mêmes. En outre, dans la conception de la
reproduction sexuelle que le mécanisme parvient à répandre, toute génération,
des êtres humains aussi bien que des anguilles, menace de ne plus s’expliquer
autrement que par ce que Descartes appelle « les causes mineures ». Ainsi,
comme je tenterai de le prouver, les problèmes théoriques que la génération sponta-
née, telle que le début de la modernité la concevait, posaient à la compréhen-
sion de l’ontologie des espèces, n’étaient pas essentiellement différents de ceux
soulevés par l’explication mécaniste de la reproduction sexuelle, et si nous n’accor-
dons pas à ce fait l’attention nécessaire, nous perdons de vue, je pense, un fac-
teur important dans le rejet ultime de la génération spontanée.

ABSTRACT. —In this article I shall draw out some of the important conceptual
problems posed by the purported phenomenon of spontaneous generation,
showing how these problems were historically connected with the theoretical ques-
tion of the origins and nature of biological species, and above all with the
problem of their boundaries. In the 16th- and 17th- centuries in particular, the pos-
sibility of organic forms arising from inorganic matter carried with it the possi-
bility that chance governs not only the emergence of an individual eel or mouse,
but indeed governs the original emergence of the mouse- and eel-kinds. Moreover,
on the newly ascendant mechanist understanding of sexual reproduction, all gen-
eration, whether of eels or of horses and men, now threatened to be exhaustively
accounted for in terms of what Descartes called ‘minor causes’. Thus, I argue,
the sort of problems that spontaneous generation was perceived to bring about
for the early modern understanding of the ontology of species were not in prin-
ciple any different from the problems posed by the mechanist account of sexual
reproduction, and if we fail to note this, I show, we overlook an important factor
in the eventual demise of spontaneous-generation theory.

Introduction
Dans cet article, je porte mon attention sur quelques-uns des importants pro-
blèmes conceptuels posés par le prétendu phénomène de la génération sponta-
née, en montrant comment ceux-ci sont liés à la question théorique des origines
et de l’ontologie des espèces biologiques, et en premier lieu au problème de
leurs frontières. Je défends l’idée importante que la distinction conceptuelle

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de l’histoire de la théorie de la génération ne s’est jamais trouvée entre les ani-


maux sexuellement et spontanément générés, mais plutôt entre les animaux
générés par la reproduction cyclique de la forme, d’un côté, et par ce que
Descartes appelle les « causes mineures », d’un autre côté. Pour un hylomor-
phiste tel qu’Aristote, toute reproduction est formelle, qu’elle soit sexuelle ou
spontanée ; pour un mécaniste tel que Descartes, toute reproduction, y com-
pris la reproduction sexuelle, est mécanique.
Dans la première section, je fais un rapide survol du problème de l’on-
tologie des espèces et de la génération spontanée chez Aristote, comme il a
été traité dans la littérature secondaire depuis l’attribution bien connue, par
David Hull, du fixisme des espèces [species fixism] au philosophe grec. Dans
la deuxième section, je considère les candidats plus probables des origines de
ce fixisme, à savoir les écrivains d’histoire naturelle du début de la période
moderne qui étaient préoccupés par la classification des types morphologiques
à l’intérieur des systèmes taxonomiques. Dans la troisième section, je discute
de la manière dont la nouvelle ontologie émergente des espèces au XVIe siècle
a accueilli la théorie très répandue de la génération spontanée qui est apparue
durant le Moyen Âge et qui était largement aristotélicienne. Selon cette théorie,
on ne refuse pas l’imposition d’une certaine forme par un agent, mais l’on consi-
dère plutôt que ce sont les cieux qui jouent le rôle du principe formel.
Cependant, cette théorie d’un flux astral générateur de forme a été largement
remplacée, au XVIe siècle, par une théorie de la génération spontanée vue
comme sous-produit de la putréfaction. Dans la quatrième section, je discute
de l’arrière-plan sceptique et libertin de certains aspects de la génération
spontanée débattus au début de la période moderne. Dans la cinquième sec-
tion, les choses se corsent, dans la mesure où nous étudierons les considéra-
tions par lesquelles une vision prépondérante de la génération sexuelle au début
de la modernité, comme celle de Descartes, a réduit celle-ci à la génération
spontanée par d’autres moyens, qui sont la création de nouveaux organismes
par le biais de parties coagulées aussi bien que par l’imposition d’une forme
par un agent. Dans cette optique, j’argumente que le statut ontologique des
espèces est un problème particulier pour la théorie mécaniste générale — et
particulièrement celle de Descartes — qui ne concerne pas seulement la
génération spontanée, mais aussi la génération simpliciter. Le mécanisme omet
entièrement toute explication permettant de comprendre comment et pourquoi
le même engendre le même, bien que, contrairement à la biologie d’Aristote,
tous les théoriciens du début de la modernité, mis à part les libertins, soient
tous, au moins implicitement, des défenseurs du fixisme des espèces.
Cet article s’appuie dans une large mesure sur le travail de Scott Atran
concernant les fondations cognitives de la taxonomie biologique occidentale,
tout en critiquant aussi sa position sur certains points1. Plus précisément, il

1. Scott Atran, Cognitive Foundations of Natural History : Toward an Anthropology of


Science (Cambridge, Cambridge University Press, 1991).
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sera démontré qu’au cours de la période moderne des changements signifi-


catifs dans le concept des espèces sont survenus pas seulement, ou premièrement,
comme conséquence des nouvelles pratiques et exigences de classification, mais
aussi comme résultat de courants philosophiques et théologiques qui n’étaient
pas de prime abord préoccupés par les pratiques scientifiques naturelles.

1. La génération spontanée et l’ontologie des espèces chez Aristote


Sur la base d’une fausse compréhension de la conception aristotélicienne des
espèces, David Hull identifie un pseudo problème maintenant bien connu
concernant la place des créatures générées spontanément au sein de la méta-
physique aristotélicienne de la biologie. Son inquiétude se rapporte au fait que
la génération spontanée constituerait une rupture dans la théorie fixiste des
espèces d’Aristote. Il pose ainsi le problème :
Aristote qualifie habituellement de spontané un événement ou une chose dans
la mesure où il apparaît qu’il ou elle se produit toujours ou la plupart du temps,
mais dans le cas cité (HA, 551a, 13) et dans de nombreux autres, les change-
ments surviennent régulièrement même quand le matériau approprié est présent
et que les conditions sont réunies [...]. Si des animaux de moindre statut peuvent
participer de l’éternel et du divin sans l’aide de causes efficientes, formelles et
finales coïncidentes, pourquoi cela ne serait-il pas possible pour toutes les espèces ?
Et s’il n’y a aucun besoin pour les causes efficientes, formelles et finales de coïn-
cider entre elles dans toutes les espèces, alors rien n’empêche d’accepter la
théorie évolutionniste2.

Même si cette inquiétude n’a pas sa place, la position de Hull doit néan-
moins être appréciée en raison du fait que son pseudo problème a nourri gran-
dement la réflexion concernant la question plus vaste de la relation historique
entre les ontologies de type biologique, d’une part, et les théories de la géné-
ration spontanée, d’autre part.
Aristote a longtemps été considéré comme un partisan de ce qui a été
appelé le « concept typologique des espèces », qui soutient (i) la fixité éternelle
des espèces, et (ii) la doctrine que « tout individu devient nécessairement ce
qu’il doit être en vertu de propriétés spécifiques à son espèce, permettant de
saisir les propriétés qui définissent l’essence du genre d’être de l’individu et
qui font aussi de celui-ci un être particulier3» . Selon Ernst Mayr :
[le typologisme] cherche à assigner la variabilité de la nature à un nombre fixe
de types de base considérés selon différents niveaux. Il s’agit de postuler que tous
les membres d’un même taxon reflètent une même nature essentielle, ou, en

2. David Hull, « The Conflict between Spontaneous Generation and Aristotle’s


Metaphysics », Proceedings of the Inter-American Congress of Philosophy VII (1967, 8, 245-
250, 247).
3. Atran, Cognitive Foundations of Natural History, 138 ; citing W. V. O. Quine, « Three
Grades of Modal Involvement », in The Ways of Paradox (New York, Random House, 1966,
173-174).
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d’autres mots, qu’ils se conforment au même type [...]. Conséquemment, la varia-


tion est considérée par le typologiste comme triviale et inappropriée4.

Mais bien que d’une certaine manière Aristote considère les espèces
comme « fixées », il ne le fait pas en vertu d’une croyance en des universaux
sous-jacents requérant une telle fixité, et dans la mesure où il croit que les indi-
vidus deviennent ce qu’ils sont en raison de propriétés d’espèce spécifiques,
il ne considère pas que cela survient par nécessité. Dans les dernières décen-
nies, les études aristotéliciennes ont largement cherché à surpasser les attri-
butions précédentes et simplistes d’essentialisme chez Aristote, en tant que
croyance en des universaux fixés et éternels. Par exemple, D. M. Balme avance
que l’essentialisme d’Aristote,
bien qu’apparemment soutenu par plusieurs citations de la Logique et des
Métaphysiques [...], est directement contredit par certaines de ses théories les
plus matures et savamment argumentées en biologie [...]. Aristote soutient que
l’animal se développe d’abord par la filiation parentale, incluant même des détails
non essentiels, alors que la forme commune de l’espèce est uniquement une
généralité qui « accompagne » cette filiation5.

Selon Balme, Aristote traite les espèces en tant qu’elles sont simple-
ment obtenues par généralisation. Même s’il est vrai qu’un membre d’une espèce
peut permettre d’expliquer les caractéristiques des individus, cela ne résulte
pas du fait que les espèces sont une cause efficiente de la formation des indi-
vidus, mais du fait que dans certaines circonstances les individus sont avan-
tagés par ces caractéristiques (ibid.).
Quelle est la preuve textuelle sur laquelle Hull fonde son argument ?
Aristote donne une formulation classique de son concept de genre [kind] dans
le De Anima. Les créatures, dit-il, ou au moins celles dont « le mode de généra-
tion est spontanée »,
produisent d’autres de leur genre, les animaux produisant les animaux, les
plantes produisant les plantes, afin qu’ils puissent être unis, autant que leur propre
nature le leur permet, dans l’éternité et le divin. C’est là l’idéal que toute créa-
ture cherche à atteindre, et qui détermine le comportement, pour autant que
celui-ci soit naturel... Mais puisque les choses mortelles ne peuvent perdurer conti-
nuellement dans l’éternité et le divin (car rien de ce qui périt ne peut préserver
son identité ni demeurer numériquement un), elles participent à l’éternité et à
la divinité de la façon qui leur est propre, et avec un succès inégal, atteignant
l’immortalité non par elles-mêmes, mais indirectement par leurs progénitures,
lesquelles, à travers les individus distincts, forment une unité spécifique (De Anima
415a, 27-b9).

4. Ernst Mayr, Principles of Systematic Zoology (New York, McGraw-Hill, 1969, 66).
5. D. M. Balme, « Aristotle’s Biology was not Essentialist », in Gotthelf and Lennox (eds.),
Philosophical Issues in Aristotle’s Biology (Cambridge, Cambridge University Press, 1986 291-
301, 291).
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La phrase « avec un succès inégal » est mentionnée ici. À vrai dire, ce


qui préoccupe Aristote, c’est l’analyse fonctionnelle et morphologique des genres
dans leur environnement écologique. Bien sûr, il existe pour lui une théorie
des natures sous-jacente, mais au bout du compte, la méthode d’Aristote est
de déterminer l’appartenance à un genre par le biais de l’aspect morphologique.
Comme le dit Balme, Aristote fait d’abord des systématiques en zoologie, et
d’abord de la morphologie en systématique. Selon Aristote, les natures se
développent sous des conditions naturelles spécifiques, bien que rien n’assure
de manière certaine qu’un organisme individuel deviendra nécessairement ce
qu’il doit être simplement en vertu de la force intrinsèque de sa nature d’es-
pèce spécifique. Il est vrai que pour lui tous les organismes ont comme but de
devenir des copies parfaites de leurs pères, qui, eux, contribuent au principe
actif de la reproduction à travers le véhicule qu’est le sperme, mais ce but est
toujours empêché par le fait que l’enfant requiert aussi la contribution pas-
sive du sang menstruel de la mère afin de se développer en une substance par-
ticulière et déterminée, et que son développement est aussi influencé par des
facteurs environnementaux.
Donc, la reproduction parfaite n’arrive jamais. Les causes environ-
nementales et matérielles jouent toujours un rôle dans l’embryogénèse. Elles
peuvent être appelées « préventives » : elles produisent un certain effet en demeu-
rant comme un obstacle à d’autres causes actives — ici, le sperme du mâle
— parce que si elles étaient absentes les causes actives auraient un tout autre
effet. Quand les causes préventives sont prédominantes, l’enfant est suffisam-
ment « déformé » pour devenir une femelle (GA, 766a, 20-25). À un niveau
plus élevé de difformité, « lorsque les mouvements du mâle se relâchent et que
le matériel venant de la femelle n’est pas maîtrisé, ce qui reste, c’est ce qu’il
y a de plus « général », c’est-à-dire « l’animal » tout simplement » (GA, 769b,
11-13). La ressemblance avec d’autres espèces animales est « seulement une
ressemblance » et « en aucun cas elles ne sont ce qu’elles sont présumées être »
(GA, 769b, 18-20). Pour Aristote, une « monstruosité est réellement une
sorte de difformité (kai gar to teras anaperia tis estin) » (GA, 769b, 30-1), caté-
goriquement non différente d’un cas mineur de déviation face à l’idéal absolu
de la reproduction du père. Un monstre survient quand la nature formelle dans
la reproduction est incapable de contrôler la nature matérielle (GA, 770b, 17-
18). Cela est un corollaire « non naturel » à la nature des animaux qui
cherchent à se reproduire, mais il n’y a absolument rien de non naturel quant
à l’apparition de monstres dans l’accouplement de deux animaux.
Pour Aristote, un monstre n’est pas une rupture abrupte dans l’ordre
de la nature, il ne s’agit que d’un cas de steresis ou de déviation — et, en effet,
tous les organismes dévient face à l’idéal de la reproduction de quelque
manière, en tant qu’ils ne sont jamais la copie identique de leur père. C’est
en raison de cet arrière-plan qu’Aristote affirme que les femmes sont défor-
mées — elles dévient de l’idéal reproductif, en effet quelque peu plus que
l’homme, mais cela n’a rien d’exceptionnel. Pour Aristote, la monstruosité est,
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dans une large mesure, qualifiable de norme. Nous pouvons dire que pour lui
la tératologie est la façon de comprendre la diversité des individus dans une
espèce : le fait que tous les individus ne soient jamais la reproduction exacte de
leur père ; et que les pères accomplissent l’éternité « avec un succès inégal ». Une
approximation très pauvre de l’éternité consisterait dans le cas où les influences
environnementales ou matérielle subies par une créature ne l’amèneraient pas
seulement à ne pas porter les traits particuliers de son père, mais aussi ceux
qui sont typiques à l’espèce à laquelle les parents appartiennent. L’espèce des
parents est, dans tous les cas, seulement « un universel représentant une... pos-
sibilité dans le cours futur du développement optimal de l’individu6» . Cet uni-
versel n’a pas, par lui-même, d’existence réelle mais est plutôt la substance
dérivée ou secondaire à travers laquelle les substances primaires particulières
peuvent être connues.
Comme Scott Atran l’explique, les espèces surviennent naturellement
comme une « nécessité empirique » — qui fait partie du mélange ontologique
[the ontological fold] de la nature — et sont cependant conditionnelles à une
constellation idéale de circonstances matérielles pouvant ne jamais être ren-
contrées7» . Ainsi, il n’y a rien qui garantisse que le même engendrera cons-
tamment — encore moins éternellement ! — le même, bien que, pour Aristote,
la reproduction sexuelle s’élève à une sorte d’approximation de l’éternité pour
les substances corporelles qui sont mortelles et sublunaires. En effet, si nous
considérons la position plus générale d’Aristote concernant la relation entre
les substances particulières premières et les substances secondaires, il est
remarquable qu’il puisse continuer à être considéré comme un partisan d’une
théorie fixiste rigide des espèces. Pour lui, la substance secondaire telle que
l’humanité ou la bovinité possède seulement une réalité dérivée de l’existence
actuelle d’humain ou de vache. Que cette conception métaphysique constitue
ou non un renversement de la théorie platonicienne des formes, il est clair que,
pour Aristote, il n’y a pas d’éternel, de standard fixé avec lequel un individu
peut être comparé afin de justifier sa qualification pour l’appartenance à une
espèce inchangée. L’éternité selon la vision aristotélicienne de la reproduction
sexuelle ne peut exister que dans les limites possibles d’une substance corporelle
finie. C’est-à-dire, assez peu. La nature ne fait qu’approximer l’éternité, et les
circonstances environnementales pourraient bien causer cela ; dans le cas de
certaines espèces, elles le font de façon assez médiocre.
En quoi cette compréhension révisée des espèces chez Aristote concerne-
t-il notre compréhension de sa vision de la génération spontanée ? Jim Lennox
a fait vivement ressortir la connexion entre ces deux problèmes. Selon lui, la
différence fondamentale entre les deux modes de génération se rapporte au
fait qu’il n’y a pas de causalité téléologique en cause dans la variété spontanée.
La génération sexuelle est une réplique formelle qui engendre des explications

6. Atran, Cognitive Foundations of Natural History, 193.


7. Ibid., 138.
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téléologiques, lesquelles sont des « explications de processus par la moyenne


de leurs résultats8» . Dans le cas des espèces générées sexuellement, leur
« noblesse » est évaluée selon « la chaleur interne vitale caractéristique de l’es-
pèce9» . À l’opposé, dans la génération spontanée, la quantité et la force exacte
du pneuma, et conséquemment de la chaleur vitale qu’une enceinte « capturera »
sera fonction du lieu où il prendra forme. Comme Aristote l’explique dans
De la génération des animaux :
Les animaux et les plantes sont issus de la terre et du liquide parce qu’il y a de
l’eau dans la terre et de l’air dans l’eau, et dans tout air il y a de la chaleur vitale ;
en un sens toute chose est ainsi pleine d’âme. De la sorte, les choses vivantes se
forment rapidement quand cet air et cette chaleur vitale sont enfermés dans quelque
chose. Quand ils sont très comprimés, le liquide corporel est chauffé, et il se pro-
duit comme une bulle mousseuse. La différence selon laquelle nous pourrons
évaluer si le genre est plus ou moins honorable est déterminée par l’organisation
du principe vital dans l’enceinte. Et tant les lieux de développement que le
matériel enfermé sont des causes de cette organisation (GA, 762a, 18-27).

Cette même vision est répétée dans des détails correspondants à de nom-
breux endroits de l’Historia Animalium10. Le modèle de développement est
fonction de la quantité de pneuma relative au matériau terreux et liquide du
mélange enfermé. Ce mélange, qui peut changer selon les variables climatiques
et géographiques, déterminera que l’enceinte devienne un oursin de mer ou
une huître. La chaleur vitale qui est productrice des membres de l’espèce n’est
donc pas dérivée d’une unité de forme avec ce membre de l’espèce. En d’autres
mots, « il n’y a pas de description du déroulement d’un tel processus que l’on
identifie comme production d’un certain type d’organisme11» . Lennox conclut
que les processus spontanés ne devraient pas être mis en contraste avec ceux
qui sont ordonnés, mais plutôt avec ceux qui impliquent une reproduction
formelle. En bref, ce n’est pas qu’une bernacle n’a pas de forme. C’est simple-
ment qu’elle n’a pas de père.
Dans la génération sexuelle, nous avons le phénomène unique de la repro-
duction formelle, dans lequel une idée universelle abstraite est approchée dans
une génération du même par le même, mais ici encore la forme ne guide pas
le processus ni ne garantit un résultat. Au contraire, la forme ou la substance
secondaire peut être dite existante seulement dans le cas effectif où des indi-
vidus semblables peuvent continuer de générer leurs semblables. Dans la
génération spontanée, la génération régulière et ordonnée de ce qui apparaît
comme membre d’un genre — le genre huître, le genre bernacle, etc. — est

8. James G. Lennox, « Teleology, Chance, and Aristotle’s Theory of Spontaneous


Generation », in James G. Lennox, Aristotle’s Philosophy of Biology : Studies in the Origins of
Life Science (Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 229-249, p. 231).
9. Ibid., 233, avec une référence à GA, II, 1, 732a, 24, 733b, 23.
10. E.g, HA, V, 539a, 18-26, 547b, 18-22.
11. Lennox, « Teleology, Chance, and Aristotle’s Theory of Spontaneous Generation », 233.
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possible par la constance relative des circonstances environnementales. Rien


ne garantit que les circonstances environnementales vont demeurer les mêmes,
et donc rien ne garantit qu’il y aura toujours des bernacles. Mais ce que Lennox
sous-estime peut-être, en contraste avec Atran, c’est aussi que rien ne garantit
que les circonstances locales permettront d’obtenir la certitut de que les spatules
(type d’oiseaux ayant un bec en forme de spatule) continueront de se repro-
duire, et donc, rien n’assure que la reproduction formelle continuera. Les spa-
tules s’approchent, dans la mesure de leurs capacités, de l’éternité, et ce, à travers
la reproduction formelle ; ainsi, leur habileté dépend autant des circonstances
environnementales que dans le cas de la génération spontanée des bernacles.
Donc, la génération spontanée ne crée pas de problèmes réels pour la
philosophie de la biologie d’Aristote, dans la mesure où il n’y a pas de raison
de croire qu’il souscrivait à une sorte d’essentialisme typologique dans lequel
la génération spontanée constituerait une menace. L’inquiétude de Hull ne met
pas en lumière un point très intéressant de la connexion entre la génération
spontanée et l’ontologie des espèces chez Aristote. En fait, loin de constituer
une rupture dans sa biologie, le fait qu’il soit si convaincu de la réalité de la
génération spontanée devrait nous porter à voir l’inadéquation fondamentale
de notre considération précédente d’Aristote comme un fixiste rigide.

2. Les origines du fixisme


Selon Atran, la première étape vers une classification systématique globale des
genres biologique est survenue au XVIe siècle, quand des botanistes tels
qu’Andrea Cesalpino ont cherché à fixer les espèces en tant qu’entité se perpétuant
éternellement. Comme conséquence de cet effort pour développer un système
compréhensif et universel de classification au début de la période moderne,
[il était, selon Atran,] nécessaire de fixer un critère pour déterminer les espèces
dans l’optique de découvertes futures. Sans ce critère il ne pourrait y avoir de principe
de justification pour unir sur une base commune des types provenant de différents
climats à l’intérieur du même genre. Un tel critère devait donc établir que les carac-
tères morphologiques perçus habituellement comme constants sont effectivement
ceux qui devraient être constants en accord avec le plan éternel de Dieu12.

En 1571, le botaniste italien écrit que :


l’éternité peut seulement venir de l’éternel : depuis que le travail propre à l’âme
végétative est d’engendrer son semblable, lequel est fait pour l’éternité des
espèces, il est nécessaire que sa substance ne soit pas corruptible. La raison de
l’éternel ne réside pas dans les existences corruptibles prises individuellement
ou dans leur totalité13.

12. Atran, Cognitive Foundations of Natural History, 142.


13. Andrea Cesalpino, Quaestionum peripateticorum libri quinque II, vii (Venice, Juntas,
1571) ; cité dans Atran 1991, 139.
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En d’autres mots, les espèces doivent être comprises indépendamment


du contexte écologique et non sujettes à une transmutation résultant de
quelque changement écologique ; l’essence des espèces doit être conçue comme
fidèlement transmissible d’une génération à la suivante par le biais de la repro-
duction sexuelle. L’essence d’une créature de l’espèce est déterminée exhaus-
tivement par les parents. « [P]our que le même engendre partout le même »,
comme le dit Cesalpino, « en accord avec la nature14» .
De manière intéressante, Cesalpino utilise Aristote pour appuyer son idée
selon laquelle « le soleil et l’homme génèrent l’homme15» . Cependant, le bota-
niste italien conçoit son désaccord avec le philosophe grec comme un amende-
ment plutôt qu’un rejet. Pour Cesalpino, c’est l’homme qui se génère, et il est
donc superflu de mentionner le soleil dans cette connection. Si le soleil joue
un rôle dans la génération, c’est comme auxiliaire dans l’acte de reproduc-
tion, et non pas comme parent. Les éléments essentiels pour la continuité de
la reproduction de l’espèce ont été placés dans les premiers parents de l’espèce
à la Création, et même si le soleil est requis pour la successio post-Création
des générations, cela ne diminue pas le fait que la continuité de l’existence de
l’espèce est garantie par la prima creatio16. Toutefois, Cesalpino ne peut pas
confronter le point de divergence fondamentale avec Aristote, à savoir, que
celui-ci ne croit pas en une création, tandis que lui, en tant que chrétien, doit
absolument la reconnaître. La conséquence de la divergence de Cesalpino avec
Aristote serait une conception des espèces selon laquelle les essences des
espèces sont fixées à la Création et où les générations subséquentes se dévelop-
pent par nécessité à partir de leurs premiers parents, sans égard aux altérations
des circonstances environnementales. Près de deux siècles plus tard, Linné le
formulera de manière encore plus ambiguë : « Constans, immo constantissima,
naturae lex est, quod similes procreentur a similibus, nec imbellem feroces pro-
generent aquilae columbam17. »
Atran avance que cette nouvelle conception des essences prenant racine
dans la reproduction sexuelle a été développée en conjonction avec les
travaux des botanistes du début de la modernité. Alors que pour la biologie
traditionnelle, y compris celle d’Aristote, l’intérêt premier avait toujours été
de déterminer et de regrouper les espèces par rapport à l’aspect morphologique
et à la tendance écologique, l’histoire naturelle après Cesalpino, et plus clai-
rement encore après Linné, en est venue graduellement à se concentrer sur
la détermination des affinités entre espèces génétiquement liées. Pour
Cesalpino, l’essence est transmise à travers une reproduction de l’engendrement

14. Andrea Cesalpino, De Plantis libri XVI (Florence, Mariscot, 26), cité dans Atran, 1991,
142.
15. Pour un traitement intéressant de cette doctrine aristotélicienne, voir Andrea Falcon,
Aristotle and the Science of Nature : Unity without Uniformity (Cambridge, 2005).
16. Ibid., 92f. « [F]rustra apponitur Sol : si hominis calor includit Solis calorem. Separatim
igitur haec intelligenda sunt, vt hominem homo gignat, & Sol sini hominis auxilio. »
17. Linnaeus, Systema Naturae, 1757, 26.
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282 . Philosophiques / Automne 2007

du même par le même, et c’est ce processus qui assure l’éternité des espèces
plutôt qu’une approximation imparfaite de l’éternité, comme c’était le cas
pour Aristote.
Selon Atran, la métaphysique des espèces des plantes de Cesalpino est
une conséquence de certaines exigences du projet de classification systéma-
tique. Les espèces de plantes en sont venues à paraître fixées, et leurs essences
à être aussi certaines et inchangeables dans la transmission d’une génération
à la suivante, et ce, dans une visée qui n’avait plus rien à voir avec le contexte
écologique de l’espèce.
En résumé, nous pouvons dire que la position décrite ci-dessus, qui a
émergé au début de la période moderne comme résultat des nouvelles exigences
de la classification scientifique, a été, par la suite, projetée injustement jusqu’à
Aristote lui-même, qui était, de l’aveu général, l’aïeul reconnu de Cesalpino
et autres, mais qui n’était pas, malgré tout cela, en accord sur tous les points
avec les naturalistes du début de la modernité, y compris la question de l’onto-
logie des espèces.

3. Le flux astral comme agent formateur et le caractère non spontané de la


génération non sexuelle
Il peut être valable de réviser la thèse d’Atran quant à l’importance accordée
aux botanistes du XVIe siècle dans l’émergence du concept moderne d’espèce,
afin de voir que ce ne sont pas seulement de nouvelles méthodes de classi-
fication scientifique qui ont mené à une nouvelle ontologie des espèces,
mais aussi l’interprétation de l’Écriture. Pour ne citer qu’un exemple, dans
son commentaire sur la Genèse, Martin Luther écrit que, en formant Ève,
Dieu a créé pour Adam un « associé pour la génération et la conservation
de l’espèce » (socia generationis et conservationis speciei). De cette manière,
Dieu s’est assuré que les futurs humains seront générés à la manière des bêtes,
qui est opposée à celle des êtres forgés à partir de la boue : « Dieu n’a pas
voulu pour les descendants d’Adam qu’ils naissent de la même manière
qu’Adam, c’est-à-dire à partir de la terre. Il voulait plutôt que l’homme pos-
sède une génération semblable à celle des autres bêtes (voluit, ut haberet gene-
rationem, qualem aliae bestiae habent). » À partir de ce moment, le critère
de l’appartenance à une espèce, pour les hommes et les bêtes, est clair :
« Peu importe la chose vivante générée, elle doit l’être du mâle et de la
femelle, de telle façon qu’elle vienne au monde par la femelle (sic ut per foemi-
nam edatur in lucem)18. » Dans cette vision, le premier homme est généré à
partir de la terre, et, les termes d’Aristote sont littéralement repris, avec Dieu
qui joue le rôle du père. Dans une certaine mesure, Dieu communique une
certaine forme à un amas de matière réceptive et appropriée dont Il possède

18. Martin Luther, Vorlesungen über 1. Mose, in D. Martin Luthers Werke. Kritische
Gesamtausgabe, vol. 42. (Weimar, Hermann Böhlaus, 1911).
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La génération spontanée et le problème de la reproduction des espèces . 283

une idée intellectuelle19. Par la suite, le mode de génération change puisque


Dieu n’a plus besoin de se voir attribuer chaque acte de génération ; il peut con-
fier le rôle de géniteur aux descendants mâles d’Adam par un travail conjoint
avec les femelles humaines.
Le fait que dans la tradition chrétienne le premier homme est né de la
terre est peut-être très significatif. À l’évidence, cela ne devrait pas compter
comme une instanciation de la génération spontanée, car, après tout, Adam
est créé de manière supranaturelle par un Dieu possédant une idée précise de
ce qu’il veut produire. En d’autres mots, la création d’Adam admet une
explication téléologique. Si ce n’est pas en rapport avec Aristote, mais plutôt
en rapport avec les médiévaux tardifs, la Renaissance et les idées du début de
la modernité concernant les créatures nées de la terre établissent une distinction
imprécise entre le mode de génération de ces créatures et celle d’Adam, car
les deux sont vus comme générés de conséquences célestes ou d’un flux astral
agissant sur la matière terrestre. Bien sûr, le Dieu chrétien est dit « céleste »
uniquement dans un sens métaphorique, bien que le rôle de Dieu dans la pre-
mière génération de l’humain et des espèces animales porte une ressemblance
remarquable avec les idées médiévales et du début de la modernité concernant
la « fertilisation » céleste de la matière terrestre. Les histoires de la génération
spontanée des XIXe et XXe siècles laissent généralement de côté le rôle du soleil
et des autres corps célestes, bien que ceux-ci soient presque toujours invoqués
par ceux qui cherchent à définir ce mode de génération, même de manière cri-
tique, à l’époque où cela était encore une option. Par exemple, une note plutôt
tardive dans un travail de référence de 1728 nous indique que :
La génération ÉQUIVOQUE est une méthode de production des animaux et des
plantes, différente de la voie habituelle du coït entre mâle et femelle, mais je ne
sais pas quel est ce pouvoir plastique, ou cette vertu dans le soleil [...]. Ainsi,
les insectes, les asticots, les mouches, les araignées, les grenouilles, etc., ont habi-
tuellement été considérés comme produits par la génération équivoque, c.-à-d.
par la chaleur du soleil réchauffant, agitant et imprégnant la poussière, la terre,
la boue et les parties putréfiées des animaux. Cette méthode de génération, que
nous appelons aussi spontanée, était communément revendiquée et supposée
par les philosophes anciens : mais les Modernes, à partir de plus nombreuses et
de meilleures observations, l’ont rejetée de façon unanime et maintiennent que tous

19. L’idée que la race originelle des hommes nés de la terre précède celle des hommes nés
de la reproduction sexuelle apparaît déjà dans des sources grecques, y compris L’homme d’État
de Platon. Celui-ci semble y suggérer, suivant les lignes que nous proposons, que pour être né
de la terre il ne s’agit pas seulement d’émerger par chance du réarrangement de la matière, mais
plutôt d’être créé et développé directement par Dieu, sans l’intermédiaire de la reproduction
humaine : « Dans ce cycle d’existence il n’y a pas une telle chose que la procréation d’animaux
par d’autres, mais ils naissent de la terre, et nos ancêtres, qui sont venus à l’existence immédiatement
après la fin du dernier cycle et au début de celui-ci, ont préservé la recollection [...]. Cette vie
bénie et spontanée n’appartient pas à cela, mais à l’état précédent, dans lequel Dieu était le gou-
verneur de tout le monde » (L’homme d’État, 271a-b). Il existe aussi des références au gegeneis
dans la République (415d), et dans le Sophiste (248c).
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284 . Philosophiques / Automne 2007

les animaux, et les végétaux aussi, sont produits de façon univoque, par les pa-
rents chez les animaux et par les membres d’une même espèce ou dénomination
chez les végétaux20.

Dans De la génération des animaux, Aristote lui-même mentionne,


sans plus d’explications, que le pneuma dans la semence animale est « analogue »
au matériel des étoiles (GA, II, 3, 736b, 29). Comme un commentateur le
remarque, bien qu’Aristote ne veuille pas dire que le pneuma provient de l’éther,
nous retrouvons néanmoins cette idée dispersée dans la tradition aristotéli-
cienne21. Avicenne décrit le pneuma comme une « virtus informativa » et pas
seulement comme analogue à la vertu des corps célestes. À l’évidence, ces deux
vertus seraient du même genre22. Tout au long de la philosophie scolastique,
il existe une présomption commune selon laquelle le pouvoir formateur à
l’œuvre dans la nature en général est une manifestation de la faculté formative
traditionnellement conçue pour gouverner la croissance et le développement
biologique. Ce pouvoir formateur est filtré de la sphère céleste vers la sphère
terrestre, et ainsi nous pouvons dire que dans tous les cas de croissance et de
développement naturel, y compris l’émergence des fossiles et des cristaux aussi
bien que les organismes générés « spontanément », il existe un agent dont le
rôle est analogue à celui du père dans la génération sexuelle : les cieux.
Nous observons une telle conception de l’émergence des formes dans la
matière terrestre au sein de la vision scolastique traditionnelle de l’origine des
fossiles. Le dominicain Antoine Goudin argumente qu’il existe des causes tant
efficientes que finales travaillant dans la production terrestre des roches
ressemblant à des animaux ou à des parties d’animaux. Leur cause efficiente
est une sorte de cuisson amenée par les exhalations venant des profondeurs
de la terre qui forment la strate où les fossiles se retrouvent dans une espèce
de fournaise. Leur cause finale, quant à elle, est :
une certaine force que la terre possède elle-même de manière variable, suivant
les différents endroits où les corps mélangés sont formés. Cette force, similaire
au sein maternel duquel les animaux sortent, joue assurément un grand rôle dans
la formation de ces corps : c’est pourquoi, selon Aristote et saint Thomas, la terre

20. Ephraim Chambers, Cyclopaedia, or, An universal dictionary of arts and sciences,
contient les définitions des termes et les visions des choses signifiées ainsi dans plusieurs arts, tant
libéral que mécanique, et dans plusieurs sciences, humaine et divine : les figures, les genres, les
propriétés, les productions, les préparations, et les usages ; des choses naturelles et artificielles :
la montée, le progrès et l’état des choses ecclésiastiques, civiles, militaires et commerciales ; avec
plusieurs systèmes, sectes, opinions, etc, : parmi les philosophes, les divins, les mathématiciens,
les physiciens, les antiquaires, les critiques, etc. ; le tout vu comme un cours sur les savoirs anciens
et modernes (London, 1728).
21. Voir C. S. F. Burnett, « The Planets and the Development of the Embryo », in The
Human Embryo : Aristotle and the Arabic and European Traditions. G. R. Dunstan (dir.),
Exeter, University of Exeter Press, 1990, 113-122.
22. Voir B. Nardi, « La teoria dell’anima e la generazione delle forme secondo Pietro
d’Abano », in Saggi sull’Aristotelismo Padovano dal secolo xiv al xvi, Florence, 1958, 1-17.
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La génération spontanée et le problème de la reproduction des espèces . 285

et l’eau fournissent la matière à tout ce qui provient des entrailles de la terre,


tout comme le ferait une mère, alors que les cieux et les étoiles remplissent le
rôle du père, qui donne la forme23.

Un principe formateur « mâle » exerce son influence sur la matière


« maternelle » de la terre et, de la sorte, donne naissance à des formes dans
la terre qui ressemblent à des êtres vivants. Un fossile, pour Goudin, est sim-
plement une créature générée « spontanément », dont la forme est imposée dans
le mauvais matériau — la pierre, plutôt que la boue souple — et donc qui est
incapable de vivre et de se mouvoir comme le ferait un animal, et ce, même
s’il partage la forme d’un animal.
Cette force cosmique est aussi un lieu commun dans la tradition plato-
nicienne, s’étendant de Marsilio Ficino au XVe siècle jusqu’aux figures impor-
tantes parmi les platoniciens de Cambridge tel qu’Henry More au XVIIe
siècle. Ficino se demande rhétoriquement : « Depuis le commencement de toutes
les choses générées, les influences célestes n’ont-elles pas accordé de merveilleux
cadeaux dans la concoction de la matière et de sa réunion finale ? » Pour lui,
la génération spontanée n’est rien de plus que ce qui survient quand les
rayons des cieux concoctent à partir de la matière appropriée des organismes
complexes. Puis, Ficino continue en demandant : « N’y a-t-il pas d’innombrables
grenouilles et animaux similaires, quand les cieux le favorise, qui bondissent
hors du sable en un moment ? Tel est le pouvoir des cieux par rapport au
matériau approprié. » Il continue en ajoutant de nombreux autres phénomènes
impliquant l’influence du pouvoir de la vision et de l’imagination afin de rendre
compte du fait, a fortiori, que les rayons célestes ont le pouvoir d’influencer
la forme terrestre des choses vivantes.
Je mets de côté les fantaisies accomplies par un coup d’oeil soudain et un amour
très passionné instantanément enflammé par des rayons émanant des yeux... Je
ne mentionnerai pas la rapidité avec laquelle un œil enflammé afflige quiconque
le regarde, ni comment une femme ayant ses menstruations affecte un miroir
en se regardant dedans... Qu’est-ce qu’un chien enragé peut accomplir sans une
morsure apparente ? [...] À la lumière de tout cela, allez-vous dénier que les rayons
des yeux des cieux qui nous regardent et nous touchent réalisent des merveilles
en un instant ? Si une femme enceinte peut marquer instantanément par le
toucher une partie du corps de l’enfant à naître avec l’empreinte de quelque chose
qu’elle désire, n’allez-vous alors jamais douter que les rayons nous touchent d’une
telle manière ou qu’ils peuvent accomplir diverses choses24 ?

Ficino maintient que « la taille immense, le pouvoir et le mouvement des


choses célestes supposent que tous les rayons de toutes les étoiles pénètrent

23. Antoine Goudin, Philosophie suivant les principes de saint Thomas, trad. T. Bourard,
Paris, 1864 (éd. originale Paris, 1668), 301 : Des corps mixtes inanimés, dit fossiles. Je remercie
Roger Ariew d’avoir porté ce travail à mon attention.
24. Marsilio Ficino, Three books on life. Éd. et trad. avec introduction et notes, de Carol
V. Kaske and John R. Clark (Binghamton, Medieval and Renaissance Texts and Studies, 1989),
323-325.
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286 . Philosophiques / Automne 2007

à un moment dans la masse de la terre ». Ces rayons pénètrent le centre de


la terre. Par l’intensité « des rayons, le matériau de la terre — sec et sans
humidité — s’éveille immédiatement, et une fois éveillé est vaporisé et dispersé
à travers des canaux dans toutes les directions et soufflé à l’extérieur par des
flammes et du souffre ». Il décrit ce feu comme étant « très foncé » et « ressem-
blant à une flamme sans lumière », utilisant ainsi la même phrase dont Descartes
donnera l’écho en décrivant le « feu » qui brûle dans le cœur au moment où
le fœtus s’éveille.
Cette vision de l’influence céleste trouve un écho au XVIIe siècle à tra-
vers le platonicien de Cambridge, Henry More. Dans The Immortality of the
Soul, More maintient que le soleil et les étoiles sont les « Êtres les plus intel-
lectuels du monde », et qu’ils ont
rempli toute la Terre avec un mouvement vital, donnant naissance à d’innom-
brables sortes de fleurs, d’herbes et d’arbres hors du sol. Ils ont aussi engendré
la plupart des genres de créatures vivantes. Ils ont empli les mers de poissons,
les sols de bêtes et les airs de volatiles ; la matière terrestre a été formée aussi
facilement dans les formes vivantes de ces animaux par la puissante marque de
l’imagination du soleil et des étoiles, que l’embryon du vers est marqué par l’imagi-
nation de la mère qui le porte25.

Dans le même travail, More défend une sympathie entre les corps ter-
restres et astraux comme une conséquence de leur sujétion mutuelle à « l’Esprit
de la nature ». More maintient que l’esprit universel « est prêt à changer sa
propre activité et sa production, indifféremment du monde ou de la forme
quand l’occasion l’y engage, et donc de préparer un édifice, ou au moins les
plus grands traits et délimitations conséquentes, peu importe l’âme spécifique,
et ce, partout où la matière permettra ses opérations26» .
Ce mode de génération n’est pas, à proprement parler, « spontané », au
point que les cieux fonctionnent littéralement comme un père, en imposant
une forme à une matière réceptive. La théorie de la génération spontanée en
tant qu’imposition de forme semble disparaître précisément au moment
même où la théorie de la génération sexuelle se transforme, d’une imposition
de forme par un agent paternel, en un processus purement thermomécanique
(Descartes) ou en un déclenchement de quelque primordium (Harvey, et plus
tard les préformationistes, spermistes, ou ovistes). En d’autres mots, la
génération des grenouilles à partir des rayons cosmiques a perdu la faveur,
non pas parce que cela est ridicule, mais parce que les rayons ont été pensés
comme jouant un rôle trop analogue au principe formel et actif auparavant
attribué à la semence. La génération non sexuelle était antérieure au méca-
nisme et jamais conçue de manière strictement spontanée ; et, inversement,
la génération sexuelle mécaniste était conçue comme spontanée au moins dans
une certaine mesure. Avec la montée du mécanisme, la génération spontanée

25. Henry More, The Immortality of the Soul. A. Jacob (ed.) Dordrecht : Nijhoff, 1987, 70.
26. Ibid., 257.
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La génération spontanée et le problème de la reproduction des espèces . 287

en est venue à être vue principalement comme une hétérogénèse, une pure consé-
quence de la putréfaction : ici, les nouveaux organismes ne sont pas développés
à partir d’une matière prévue mais sans forme, en fait ils sont plutôt le sous-
produit de la pourriture d’organismes morts.

4. Hétérogénèse et la descendance des espèces


Athanasius Kircher écrit vivement dans son Scrutinium pestis de 1658 :
Toute chose vivante produit de sa propre pourriture quelques animaux congruents
et différents des autres. Cela nous est prouvé par l’expérimentation actuelle de
différentes herbes, et cela est vrai pour les grains qui sont transformés en vers
volants. Cela est aussi juste pour certains animaux plus ou moins organisés. Un
bœuf mort et pourri est transformé en abeilles [...]. Les chevaux vivants et morts
produisent des guêpes et des scarabées qui prennent comme nourriture le sang
des animaux qui leur ont donné la vie, à leur plus grand agacement. Les êtres
humains (aussi bien que quelques brutes) génèrent des bêtes de lit, des poux et
des puces, lesquels sont des compagnons intimes produits par la nature pour
retirer le sang corrompu. Un corps mort, empli de pourriture, devient une
pouponnière pour les vers. Les restes d’insectes, quand ils sont pourris, produisent
des animaux de même nature27.

Nous pourrions suggérer que ce nouvel accent sur l’hétérogénèse, par


contraste avec la transmission de formes par les corps célestes, était largement
le résultat de deux développements distincts du début de la période moderne.
Le premier a été l’invention du microscope et l’éveil résultant de l’ubiquité de
la vie organique. Cette découverte a eu une influence importante sur la façon
dont les gens concevaient la question du point de départ ultime de la génération
et semble aussi avoir motivé certaines personnes à repenser la possibilité du
prédicat « vivant » dans la nature : après la découverte des micro-organismes
dans la boue, dans les étangs, il est apparu de plus en plus que toute nouvelle
créature générée spontanément ne pouvait être générée que par une autre créa-
ture ou à partir de ses restes. Le deuxième facteur, mentionné trop brièvement
ci-dessus, était que l’accent sur la génération comme imposition de forme —
issue indifféremment du père ou des cieux — à partir d’une matière sans forme,
en est venu à être minimisé, puisque l’observation microscopique révélait que ce
qui paraissait sans forme pour un simple œil humain (sans l’aide d’un microscope)
possédait souvent une structure compliquée où, plus tôt, on ne percevait qu’une
homogénéité.
Un facteur important dans la nouvelle conception de la génération
spontanée que nous avons décrite a été la montée de la technologie microsco-
pique. Un autre facteur a été le libertinisme sceptique qui travaillait précisé-
ment avec la possibilité que les types biologiques aient des origines terrestres
plutôt que divines et que la multiplicité des formes de vie que nous observons

27. Athanasius Kircher, Scrutinium pestis ; cité dans Harry Beal Torrey, « Athanasius Kircher
and the Progress of Medicine » Osiris, V, 1938, 246-275, 258.
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288 . Philosophiques / Automne 2007

autour de nous soient le résultat de la chance. Au XVIe siècle, Girolamo


Cardano28 et Julius Scaliger29 ont tous les deux entretenu la possibilité que les
cadavres des gros animaux puissent produire des animaux nouveaux et par-
faits, et peut-être même des êtres humains. Dans le siècle suivant, plusieurs
seront inspirés par la découverte des micro-organismes pour identifier une large
variété de changements microscopiques comme des cas d’hétérogénèse. Ainsi,
Leibniz écrit en 1669 à son mentor Jakob Thomasius : « Quand le fer rouille,
il surgit un genre de forêt en une minute ; rouiller est donc une altération du
fer, mais aussi une génération de petits buissons (touffes de matière)30. » Peu
importe que le changement naturel soit une altération ou une génération, en
d’autres mots, il s’agit d’une question de perspective. Quelques décennies plus
tard, Margaret Cavendish explique que la « génération » de certains orga-
nismes peut être considérée entièrement comme une altération de leur source
matérielle :
J’ai mentionné dans mes Philosophical Letters qu’aucune créature animale ne
peut être produite par métamorphose, qui est un changement dans les mouve-
ments de certaines parties de la matière ; mais (j’exprime aussi au même endroit)
que de tels animaux se produisent l’un par l’autre, et la production de l’un n’est
pas causée par la destruction de l’autre ; de telles créatures ne peuvent être pro-
duites par une stricte métamorphose, sans une transmigration ou une réplica-
tion des parties du géniteur ; mais les insectes comme les asticots, et plusieurs
autres sortes de vers et de mouches, et tous ceux qui n’ont pas de géniteur de
leur espèce mais qui sont élevés à partir du fromage, de la terre et de la boue,
etc., ne peuvent être produits que par métamorphose et non par réplication des
parties31.

Au moment où les théories de la génération spontanée passaient de la


vision de l’imposition de la forme sur la matière terrestre par des forces cos-
miques, à des théories de l’hétérogenèse comme sous-produit de la pourriture,
elles se sont trouvées élidées dans certains cercles libertins par les théories du
naturel, comme opposées au supranaturel, et les théories des origines des
espèces, y compris humaines. Selon l’historien Giuliano Gliozzi, dans son étude
monumentale des théories de la différence raciale du début, la majorité des
défenseurs de la génération spontanée des humains au XVIe siècle étaient des
padouans lourdement immergés dans la biologie aristotélicienne. Parmi les
plus importants et controversés de ceux-là, mentionnons Lucilio Vanini, que
Gliozzi voit comme « liant le polygénéticisme exprimé dans le naturalisme du
XVIe siècle avec la version qui prendra une nouvelle forme dans les milieux

28. Girolamo Cardano, De propria vita (Amsterdam, 1654).


29. Julius Scaliger, Exotericarum exercitationum liber quintus decimus, de Subtilitate ad
Hieronymum Cardanum (Paris, 1557).
30. G. W. Leibniz, Die philosophischen Schriften von G. W. Leibniz, vol. I. C. I. Gerhardt
(dir.), Berlin, 1875-90, 19.
31. Margaret Cavendish, Observations upon Experimental Philosophy. Eileen O’Neill
(dir.), New York, Cambridge University Press, 66f.
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La génération spontanée et le problème de la reproduction des espèces . 289

du libertinisme français dans la première moitié du XVIIe siècle32 ». Le


polygénéticisme, la vision selon laquelle les différents groupes raciaux humains
possèdent des origines distinctes, implique dans la plupart de ses variations
une relation aux origines naturelles d’au moins certains groupes d’humains,
puisque la seule création divine est celle décrite dans la Genèse. En d’autres
mots, les juifs et les chrétiens ont été créés, mais les païens ont été formés à
partir de la boue ou sont vus comme un sous-produit de la putréfaction. Il
s’agit d’une vision modérée au moins dans une certaine mesure : à proprement
parler, cela sauve les êtres humains d’une origine terrestre opposée à une origine
surnaturelle mais restreint la classe des êtres humains à un bien plus petit groupe
que les missionnaires et leurs supporters colonialistes le désiraient.
Dans un dialogue, Vanini, dans le personnage de Jules César, rapporte
l’opinion de Diodorus de Sicile, selon qui « le premier homme est né par chance
de la boue de la terre33 ». Vanini y utilise des techniques narratives de dis-
tanciation permettant de ne pas identifier ce qu’il affirme comme sa propre
vision, car ce n’est pas une chose qu’il a l’intention de faire entrer dans le débat
légitime. Jules César répond à l’objection que nous avons toujours vu les petits
animaux comme les grenouilles et les souris apparaître spontanément, et qu’il
s’agit davantage d’une question de quantité de matière putride disponible pour
la génération que d’une limitation inhérente à ce qui peut être produit de cette
manière. Pour corroborer cela, il cite une autre variation de l’adage, Ex Africa
semper aliquid novi, suggérant que dans le Nil il existe des bancs de vase suffi-
samment larges pour produire des « animaux énormes » s’ils sont chauffés par
le soleil. Vanini propose, encore à travers Jules César, que « le premier homme
a été généré par la corruption des primates, des cochons et des grenouilles »,
« puisqu’il existe une grande ressemblance entre ces espèces en ce qui concerne
leur peau et leurs habitudes34» . Par la suite, il modifie cette vue pour suggérer
que peut-être seuls les Éthiopiens sont des descendants des primates, puisqu’ils
ont, selon lui, une pigmentation similaire. Le racisme manifeste de cette sug-
gestion ne doit pas nous empêcher de discerner sa motivation réelle, c’est-à-
dire adopter une position de compromis entre la véritable vision blasphématoire
que tous les êtres humains, y compris les chrétiens européens, sont issus de
la chance, et la vision que tous les humains, peu importe la diversité raciale,
sont les descendants d’Adam.
La vision mystérieuse de Vanini semble plutôt être que les animaux sont
générés à partir de la matière pourrie d’autres animaux qui sont, d’une cer-
taine manière, comme leurs « progénitures », mais pas membres de la même

32. Giuliano Gliozzi, Adamo e il Nuovo Mundo. La nascità dell’antropologia come ide-
ologia coloniale : dale genealogie bibliche alle teorie raziale (1500-1700) (Florence, 1977) ;
trad. : Adam et le nouveau monde. La naissance de l’anthropologie comme idéologie coloniale :
des généalogies bibliques aux théories raciales (Paris, Théétète, 2000, 427).
33. Lucilio Vanini, De Admirandis Naturae Reginae Deaque Mortalium Arcanis lbri
quatuor (Paris, 1616) ; cité dans Gliozzi, 2000, 427.
34. Gliozzi, 2000, 429.
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290 . Philosophiques / Automne 2007

espèce. Ainsi, son hétérogénèse est en même temps une explication de la descen-
dance des formes de vie. La matière organique pourrie qui était avant un singe
peut donner naissance à un homme en vertu des propriétés partagées de ces
deux espèces. Vanini n’a jamais expliqué clairement ce qu’il considérait
comme des lignées différentes de descendance, mais il révèle au moins l’inter-
connexion de la possibilité que les créatures émergent de la terre et de la boue,
d’un côté, et qu’elles partagent une lignée de descendance commune, de l’autre :
si une créature peut émerger de novo à partir de la pourriture sans être le
résultat de quelque « conception » plutôt céleste ou séminale, alors la créa-
tion supranaturelle est réfutée répétitivement partout dans le monde à chaque
moment.
Vanini n’est pas le seul libertin à discerner la connexion entre la généra-
tion spontanée, d’un côté, et les origines naturelles de l’humanité, de l’autre.
Quelques-uns, comme François de la Mothe le Vayer, croient que c’est seule-
ment en faisant appel à la génération spontanée que nous pouvons expliquer
la variété du genre humain, des créatures, évidemment sans âme, qui habitent
aux limites du monde connu35. Comme il l’écrit : « La nature est capable de
produire d’elle-même — sans que les hommes tombent dans une bestialité
exécrable — des animaux qui nous ressemblent de telle manière qu’ils nous
obligent à dire qu’il existe parfois une plus grande différence entre un homme
et un autre qu’entre nous et eux. » La Mothe le Vayer affirme que cela n’est
pas difficile à concevoir si nous décidons de nous appuyer sur la valeur de
plusieurs autorités de l’Antiquité et du Moyen Âge, telles que Platon, Aristote,
Épicure, Lucrèce, et Avicenne, qui admettent tous que « [bien avant], la Terre
nous avait produit à partir d’elle comme [elle avait fait] les animaux ». La
Mothe le Vayer n’a pas simplement répété la théorie hétérogénétique des natu-
ralistes du XVIe siècle, mais a aussi offert une théorie développementale selon
laquelle « les hommes ne viennent pas originellement à l’existence dans le stade
parfait auquel nous les voyons36» .

5. Embryogénèse mécanique vue comme spontanée


Nous avons vu qu’au début de la période moderne la génération spontanée
a cessé d’être conçue comme une imposition de forme par les cieux dans une
matière terrestre réceptive et appropriée, et, à la place, en est venue à être pensée
comme la conséquence d’une chance, ou ce que nous pourrions appeler un
sous-produit de la putréfaction, et cela a été mis en lumière par ceux qui
souhaitaient promouvoir la possibilité d’origines naturelles pour chaque
genre biologique, en opposition avec la création divine ex nihilo. De manière
intéressante, une reconsidération très similaire de la génération sexuelle s’est
imposée simultanément : qu’est-ce que la vision de l’embryogénèse de Descartes,

35. François de la Mothe le Vayer, Cinq dialogues faits à l’imitation des Anciens (Francfort,
1716).
36. Gliozzi, 2000, 432.
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si ce n’est un effort pour expliquer comment, à travers une séries de causes


mécaniques, des fluides homogènes peuvent se coaguler et grandir, en se
séparant en organes spécialisés, et à la fin devenir un ? En effet, Descartes pense
qu’il s’agit de la façon la plus aisée de justifier la responsabilité de Dieu concer-
nant les naissances anormales, tout en l’exaltant proprement en lui attribuant
la sagesse de régler tous les phénomènes seulement par un nombre restreint
de lois éternelles de la nature. Il résume son approche de l’embryologie dans
les Primae cogitationes comme suit :
J’espère que certains diront dédaigneusement qu’il est ridicule d’attribuer un
phénomène aussi important que la procréation humaine à de telles causes mineures.
Mais quelles causes plus grandes que les lois éternelles de la nature peuvent être
requises ? Avons-nous besoin de l’intervention directe de l’esprit ? Quel esprit ?
Dieu lui-même ? Pourquoi alors des monstres naissent-ils37 ?

Ce que Descartes souhaitait réaliser est bien connu. Mais ce qui a été
beaucoup moins remarqué dans les études récentes, c’est que cet effort a été
perçu par plusieurs comme réduisant les espèces sexuellement générées à un
niveau ontologique vague où plusieurs étaient contents de ranger les bernacles
et les souris, ainsi l’embryogénèse cartésienne fait effectivement de chaque genre
biologique le produit de causes mineures et met ainsi les espèces dans une cer-
taine crise. Cela est reconnu rapidement par Malebranche, qui note que
même si Descartes a pu rendre compte de la formation des organes en général,
jamais, il me semble [...] les femmes et les animaux ne peuvent facilement pro-
duire des petits de la même espèce. Bien que l’on puisse donner quelques expli-
cations sur la formations du fœtus en général, comme Descartes a suffisamment
tenté de le faire, il demeure très difficile [...] d’expliquer pourquoi une jument
ne donne pas naissance à un veau, ou pourquoi un œuf de poule ne contient pas
une perdrix ou un oiseau d’une nouvelle espèce38.

Peu après, Leibniz fait l’éloge de la découverte du spermatozoa par


Leeuwenhoek, et de sa théorie selon laquelle la créature préexistante est
reçue par ce petit « vers », sur ce sol que les microscopistes hollandais ont
restauré pour la dignité des hommes, contre les premiers penseurs — c.-à-d.
les embryologistes mécanistes — qui avaient dit que le père « ne fait rien de
plus que la pluie ». Pour Leibniz, accepter l’épigénèse mécanique comme
opposée à son propre préformatisme spermiste n’est vraiment pas différent
d’accepter la vision de Vanini selon laquelle les animaux peuvent émerger de
la matière appropriée dans les bonnes circonstances environnementales et

37. Descartes, Primae cogitationes circa generationem animalium (Amsterdam, 1701, 15).
« Exspecto cur aliquis caperata fronte dicat esse ridiculum, rem tanti momenti, quanta est
hominis procreatio, fieri ex tam levibus causis ; sed vero quas velint graviores quam Naturae leges
aeternas ; forte ut ab aliqua mente fiant, a qua autem, an immediate a Deo, cur ergo aliquando
fiunt monstra ? »
38. Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, in Œuvres complètes de Malebranche,
vol. I, Geneviève Rodis-Lewis (dir.), Paris, Vrin, 1962, 243.
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météorologiques. Même si cela peut survenir, il semblerait que ce ne soit pas


une raison satisfaisante de justifier que le même engendre régulièrement le
même : où il existe une possibilité que des organismes émergent de matière
non vivante comme le résultat d’un processus thermomécanique, puisque les
formes de la vie organique ne peuvent plus être vues comme les produits de
la transmission d’un genre préservé, dans une essence immatérielle d’espèce,
d’une génération à une autre.
Pour compliquer l’affaire, ce n’est pas seulement qu’il n’est pas facile
de savoir pourquoi, pour les mécanistes, il existe des espèces, mais aussi
pourquoi, dans une espèce, il doit avoir deux sexes différents. En liaison avec
cela, Catherine Wilson a remarqué39 que s’il n’y a plus de dichotomie entre
la forme et la matière dans laquelle la distinction mâle-femelle peut être tracée,
alors pourquoi n’y aurait-il pas simplement une parthénogénèse universelle
au lieu d’une reproduction par deux sexes distincts ? Comment pouvons-nous
expliquer le dyphormisme sexuel à l’intérieur du contexte du mécanisme ? Pour
un hylomorphiste, un sexe est responsable de la forme de la progéniture, et
l’autre produit la matière. Mais à l’intérieur du contexte du mécanisme, la
raison pour laquelle Dieu devrait ne pas avoir arrangé l’épigenèse ou la pré-
formation dans un corps de base type n’est pas claire.
En résumé, c’est Descartes et non Aristote qui doit être au moins un peu
en cause dans le problème soulevé par Hull, et pas seulement concernant les
créatures générées spontanément, mais aussi celles générées sexuellement. Si
nous admettons le problème des espèces, Descartes ne pourrait que conclure,
avec Darwin, que leurs origines sont aussi « mineures » que les origines de
chaque organisme individuel. Aristote possède une manière satisfaisante
d’expliquer un large éventail de phénomènes naturels : toutes les choses
naturelles sont une combinaison de matière et de forme ; il y a toute sorte de
façons dont une forme particulière peut venir à être inhérente à la matière récep-
tive appropriée, parmi lesquelles il y a la génération sexuelle, la concoction
solaire, etc. La forme se sépare toujours d’elle-même de la matière et ses exten-
sions possibles, en imitation de la pure forme divine, et donc des organismes
les plus nobles — ceux capables de se réunir à travers leur propre mouvement
pour copuler quand cela est nécessaire — qui seront divisés en mâle et
femelle. Mais après que la métaphysique de la forme et de la matière est tombée,
il n’existe plus de raison claire expliquant pourquoi, pour Descartes, il y a plutôt
un dimorphisme dans les espèces générées sexuellement, ou la reproduction
régulière d’espèce — ce qui avant aurait pu être décrit comme une réplication
formelle — parmi les mâles et les femelles d’une espèce. Avant Descartes, un
scholastique aristotélicien aurait pu affirmer par une de ces deux voies : d’un
côté, que les anguilles et les bernacles sont de simples réorganisations de la
matière qui ne requièrent aucune transmission de forme, et que cela diffère
fondamentalement des chevaux et des humains, dont la génération est aussi

39. Dans sa correspondance personnelle.


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toujours une reproduction ; de l’autre côté que les anguilles et les bernacles
sont engendrées à travers la transmission de forme par un flux astral. Mais
Descartes ne pourrait prendre aucune de ces voies pour rendre compte de la
génération des anguilles et des bernacles ou celle des chevaux et des hommes.
La génération de toute créature résulte seulement de « causes mineures », sans
aucune transmission de forme.

6. Conclusion
Pourquoi la perspective de la génération par des causes mineures est-elle trou-
blante ? Même Darwin a diagnostiqué le problème de manière perspicace quand
il a noté dans The Descent of Man que « la naissance des espèces et de l’indi-
vidu est une partie égale de cette grande séquence d’événements que nos esprits
refusent d’accepter comme le résultat d’une chance aveugle40» . Aristote n’était
pas troublé en cette matière, puisque pour lui les espèces des créatures
générées spontanément ou sexuellement n’étaient jamais des genres réifiés
supranaturels et éternels, mais plutôt des régularités morphologiques émergeant
en réponse à des régularités environnementales. La réification d’espèces éternelles
a débuté avec les exigences des Écritures imposées par la science spéculative des
origines, et a été consolidée par la nouvelle « métaphysique appliquée » de la
taxonomie botanique qui a commencé au XVIe siècle. Même dans la vision
fixiste des espèces, la génération « spontanée » ne constitue pas nécessairement
une rupture dans l’ordre de la nature, puisque, comme les théories du flux cos-
mique le montrent, il existe une vision valable de la génération non sexuelle
en termes de communication d’une forme par un agent — seulement celui-ci
n’est pas un agent biologique. La véritable rupture est venue avec l’embryolo-
gie mécaniste, qui prive toute forme de génération, sexuelle autant que spon-
tanée, de toute explication téléologique, et qui a milité fortement contre la vision
que toute créature individuelle, humaine autant qu’animale, possède des
origines naturelles opposées à des origines supranaturelles. Et, comme Darwin
l’a observé, une fois que les origines naturelles sont admises pour la généra-
tion des individus, le créationnisme est sapé, et il devient possible de penser
qu’une espèce entière peut avoir des origines naturelles. Une telle possibilité
ressemble à ce qui était sous-jacent aux théories hétérogénétiques des ori-
gines de la megafauna parmi des libertins du début de la modernité tels que
Vanini et La Mothe le Vayer : leur but n’était pas en premier lieu de promouvoir
une vision raciste des origines des non-européens ni de simplement tomber
dans des fantaisies en se portant garants d’un phénomène naturel qu’ils
n’avaient jamais clairement vu. En fait, avec les ressources conceptuelles
mises à leur disposition, ils ont plutôt cherché à introduire une solution nat-
uraliste aux origines supranaturelles des espèces dictées par la Genèse. Le fait
que la génération spontanée ait joué un rôle si important dans ce basculement

40. Charles Darwin, The Descent of Man, in Darwin : A Norton Critical Edition. Philip
Appleman (ed.), New York, W. W. Norton, 1979, 202f.
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du supranaturalisme vers le naturalisme devrait nous amener à repenser la rela-


tion historique entre le problème de la génération des choses vivantes, d’un
côté, et de l’origine des espèces vivantes, de l’autre.

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