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Roger WRIGHT1
Université de Liverpool
RÉSUMÉ
La période comprise entre 600 et 840 de notre ère n’est pas souvent
étudiée en détail par les linguistes, alors que de nombreux développements
intéressants paraissent s’y être produits. Nombre des Berbères qui
habitaient le Maghreb parlaient probablement une langue romane, et
l’intercompréhension était possible, par-delà le détroit de Gibraltar, avec
les Ibéro-Romans. Le présent article étudie l’éventualité que certains des
traits anciens qui contribuèrent au développement de la koinè du vieux-
castillan à partir de la fin du IXe s. étaient des caractères du latin d’Afrique
(« afro-latin »), qui avaient été apportés dans la péninsule par les Africains
de langue romane au cours des deux siècles précédents. Nous nous
concentrerons sur les cinq principaux traits identifiés par Adams (2007)
comme appartenant en propre au latin d’Afrique autour de 600 de notre ère.
1. La Hispania et l’Africa
Je m’intéresse principalement à la période transitoire entre le latin et les
langues romanes. De manière générale, les linguistes – quel que soit leur
point de vue – se sont peu occupés de la période qui s’étend entre 600 et 840
de notre ère, parce qu’elle ne semblait pas relever d’un domaine universitaire
prototypique. Ainsi, l’idée qui ressort de la manière dont est traité le sujet
dans l’ouvrage fondamental de Menéndez Pidal, Orígenes del español
(1926) est que l’analyse philologique directe ne devient pertinente pour
l’étude de l’ibéro-roman que dans les textes des neuvième, dixième et
onzième siècles, plusieurs d’entre eux étant étudiés dans le livre en question.
Et le titre du récent ouvrage de James Adams, The Regional Diversification
of Latin, 200 BC – AD 600 (2007) implique que les données postérieures à
1
Ce texte est une version courte en langue française (traduction de
Jean-Paul Brachet, Paris IV, Centre Alfred Ernout) d’une conférence
inaugurale prononcée lors du IXe colloque « Latin vulgaire et latin
tardif » organisé à l’Université Lumière Lyon 2 par F. Biville les 2-6
septembre 2009.
2 Roger Wright
600 n’ont pas leur place dans son dossier. Ces ouvrages sont significatifs ;
les latinistes, en général, ont tendance à considérer les siècles postérieurs à
600 comme ne relevant pas véritablement de leur domaine de recherches,
alors que les romanistes ont tendance à considérer que les années précédant
les Serments de Strasbourg de 842 ne relèvent pas véritablement de leur
domaine de recherche, ce qui laisse une large zone d’incertitude dont les
deux extrémités sont floues et entre lesquelles il n’est pas toujours facile de
faire le lien.
Je vais étudier ici un aspect du proto-ibéro-roman de cette même période
(de 600 à 842). Le latin tardif de la péninsule ibérique, ou, si l’on préfère, le
proto-roman de la péninsule ibérique, était parlé, au septième siècle, dans la
région linguistiquement la plus homogène de l’ancien empire romain
puisqu’elle ne connaissait que cette seule langue, exception faite du basque,
parlé sur une petite zone. Le gotique avait cessé depuis longtemps d’être
parlé dans la péninsule. Au septième siècle, la Gaule subit les influences du
germanique, l’Italie subit les influences du grec, l’Afrique connait la
présence des Berbères et des Puniques, et la Grande-Bretagne avait
largement perdu le latin comme langue parlée. Mais la péninsule ibérique
était essentiellement monolingue, le latin y étant la seule langue parlée.
Isidore de Séville est l’érudit le mieux connu du septième siècle ;
lorsqu’Isidore utilise les verbes à la première personne du pluriel tel dicimus,
ou la première personne du pluriel des adjectifs possessifs tel nostra (comme
dans le syntagme nostra lingua), il fait, sans aucun doute possible, référence
au latin de son époque et de sa région (cf. Banniard 1992 : chap. 4).
Les sources d’inspiration et d’information des sections linguistiques de
l’œuvre d’Isidore font référence à des habitants du Nord de l’Afrique, et
Isidore a pu connaître personnellement certains d’entre eux ; R. Collins
(2004) a proposé, de manière plausible à mon avis, l’idée selon laquelle le
renouveau de la vie intellectuelle dans la péninsule ibérique du septième
siècle fut fortement stimulé par l’arrivée d’érudits venus d’Afrique du Nord.
La culture littéraire n’était cependant pas réservée à une élite ; certes, ces
dernières années, les chercheurs modernes ont été tentés de considérer que,
dans l’Ibérie du VIIe siècle, la culture littéraire était limitée au sommet de
l’échelle sociale, mais ce point de vue ne peut être soutenu plus longtemps,
après la découverte et l’analyse de ce que l’on a appelé les « ardoises
wisigothiques ». Ces tablettes portent de courts textes latins gravés, et elles
n’ont rien de « wisigothique ». Leur découverte dans les provinces rurales
d’Avila et de Salamanque montre que les habitants des zones rurales, dans
Le latin tardif de l’Espagne musulmane 3
2. L’afro-roman
L’afro-roman, destiné à ne pas survivre, n’a jamais été étudié dans une
perspective nationale par des romanistes marocains comme les érudits
Le latin tardif de l’Espagne musulmane 5
français, italiens et espagnols ont examiné les débuts du roman dans leurs
propres régions : de ce fait, l’analyse du latin africain fut laissée aux
latinistes (comme l’a résumé Lancel 1985). Étant donné qu’il nous est
impossible, pour reconstruire les caractéristiques du proto-afro-roman, de
raisonner rétroactivement à partir d’un afro-roman postérieur, lorsque nous
examinons le latin de cette région, nous sommes plus dépendants des
données de l’époque, explicites et implicites, pour le latin d’Afrique, que
nous ne le sommes pour le latin des régions situées plus au Nord. Mais, par
un heureux hasard, comme l’indique Adams, il y a davantage de données
disponibles pour les latinistes sur le territoire africain qu’il n’y en a dans la
plupart des autres régions. Saint Augustin, par exemple (qui était en partie
d’ascendance berbère), reconnait qu’il avait lui-même une manière de parler
africaine, que ses co-religionnaires de Milan avaient tendance à critiquer
(Adams 2007 : 193). Le syntagme apud nos, chez Augustin, semble vouloir
dire « en Afrique » (Adams 2007 : 291), et Augustin prêcha, sans douter
d’être compris, dans des situations d’énonciation que nous pourrions
caractériser comme étant, d’une certaine manière, « berbères » (Banniard
1992 : chap. 2). L’Africa romaine avait aussi un nombre élevé et
disproportionné de grammairiens, dont certains commentèrent les
caractéristiques de leur parler local (même Priscien, qui travaillait dans la
Constantinople du début du sixième siècle, était un locuteur latin natif de
Mauritania).
Il existe aussi de précieux corpus de ce qu’Adams appelle une
documentation d’Afrique « infra-littéraire », plus particulièrement les restes
d’ostraca de Bu Njem, datés des années 250 ap. J.-C., provenant de la partie
intérieure de la Tunisie où l’on parlait essentiellement punique, et les
« Tablettes Albertini » de 493-496 ap. J.-C., découvertes au cœur du
Maghreb ; ces deux corpus donnent des informations linguistiques
inestimables, datées et situées avec précision. Ces Tablettes Albertini furent
écrites à une époque où la région était sous la domination des Vandales.
Ethniquement, les Vandales étaient à l’origine des Germains, pour la plupart,
mais il n’existe aucun témoignage décisif prouvant qu’ils parlaient une
langue germanique, même durant les deux décennies qu’ils avaient passées
précédemment dans la péninsule ibérique (409-429) ; dans le royaume
vandale du Nord de l’Afrique, du milieu du cinquième au milieu du sixième
siècle, la langue d’usage normale, parlée et écrite, était le latin (cf. Merrills
2004). Eux-mêmes ainsi que leurs sujets et voisins afro-romans pouvaient
communiquer, semble-t-il, sans problème. Les Tablettes Albertini, de la
6 Roger Wright
2
Lors de la discussion qui a suivi cette communication.
Le latin tardif de l’Espagne musulmane 7
63) signale un bon nombre d’exemples à l’initiale, comme uine pour binae et
belatum pour uelatum. Il n’y a pas d’autre explication à ce phénomène, dans
l’œuvre d’un auteur par ailleurs archaïsant acharné comme Álvaro, que la
perte de la distinction phonétique représentée à l’origine par les deux lettres.
Tout cela est bel et bon, mais cette confusion fait un contraste saisissant
avec ce qu’Isidore de Séville a dit tout juste deux siècles plus tôt : birtus,
boluntas, bita uel his similia quae Afri scribendo uitiant omnino reicienda
sunt et non per b sed per u scribenda (Appendix III. 3 ad Etym. 1.27, PL 82,
col. 732B). Ce commentaire est imprécis du point de vue phonétique, mais
Isidore considère cette erreur de graphie comme une particularité africaine,
concernant l’initiale. D’un autre côté, cette confusion se rencontre rarement
dans les inscriptions du VIIe siècle dans la péninsule (bien que ce ne soit pas
complètement inexistant, comme on l’a dit parfois, par exemple, Barbarino
1978 : 82-83 et Lancel 1981 : 280-81 ; Adams 2007 : 628 et 655-56 rectifie
les faits) ; peut-être devons-nous en conclure que la perte de la labiodentale
ne faisait que commencer dans l’Espagne du VIIe siècle, se manifestant
comme variante minoritaire dans les régions méridionales de la péninsule.
Les témoignages épigraphiques de l’Afrique même, cependant, confirment
sans le moindre doute que, là, cette nouveauté phonétique était en cours, et
peut-être déjà achevée, mais pas encore ailleurs.
Entre Isidore et Álvaro la situation changea notablement. Les choses se
passèrent peut-être ainsi : en 710, l’ibéro-roman avait une variante
minoritaire dans laquelle il n’y avait pas de [v], mais il y avait aussi
beaucoup de locuteurs qui préservaient [v] et [b] et la distinction entre les
deux, et d’autres qui hésitaient, mais tout le monde était capable de
comprendre les deux sortes de réalisations. Ce serait une situation qu’on
trouve normalement pendant qu’un changement phonétique est en cours.
Dans de telles circonstances, l’arrivée soudaine d’un nombre important de
locuteurs parlant pour l’essentiel la même langue, mais qui tous utilisaient la
prononciation qui n’avait pas le [v], aurait pu faire pencher la statistique,
éventuellement de manière décisive, en faveur de la manière afro-romane de
prononcer les mots en question. La perte de la fricative labiodentale sonore
[v] ne s’est pas produite dans les zones qui seront plus tard le Portugal et la
Catalogne, et la cause en est peut-être le fait que l’impact démographique
des nouveaux arrivants était moindre dans ces régions. Il y a des
témoignages écrits du roman parlé dans l’Espagne mozarabe sous la forme
de textes romans écrits en alphabet arabe, et les preuves amassées par
Galmés de Fuentes (1983 : 86-88, 228-29) montrent assez clairement que la
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5. Un trait morphosyntaxique
L’influence sur la péninsule du seul trait morphosyntaxique qui puisse
avoir quelque chose de typiquement africain est moins clair. Le seul trait
distinctif de morphologie ou de syntaxe du latin d’Afrique que J. Adams
(2007 : 517, 727-29) souhaite identifier est l’emploi préférentiel de habeo et
l’infinitif pour exprimer le futur. On peut faire l’hypothèse plausible que ce
tour se répandit d’abord en Afrique, alors qu’il n’était pas largement en
usage dans l’Espagne d’avant l’invasion ; mais, d’autre part, il se répandit
finalement dans l’ensemble du monde roman, et non pas seulement en
Espagne.
J. Adams (1991) a d’abord mis en évidence l’emploi étendu de habeo
comme auxiliaire de futur en Afrique par le biais des remarques du
grammairien Pompeius (quand Pompeius fait des commentaires sur d’autres
points que celui-ci), qui était probablement, mais sans certitude absolue,
africain.
Il est peut-être significatif que, hors de la péninsule ibérique, d’autres
auxiliaires se trouvent en roman avec le sens de futur, par exemple debeo et
uolo ; il n’y a pas trace de cette option dans la péninsule, où toutes les
terminaisons de futur analytique proviennent de habeo. C’est pourquoi il est
significatif et étonnant de voir combien sont peu nombreuses les attestations
de habeo employé clairement comme auxiliaire de futur dans les textes du
VIIe siècle provenant de la péninsule (Adams 2007 : 727-28). Autrement dit,
l’expansion généralisée de cet emploi d’habeo dans la péninsule coïncide,
chronologiquement, avec la présence des locuteurs afro-romans qui s’en
servaient avec prédilection.
Le latin tardif de l’Espagne musulmane 15
6. Un trait sémantique
Pour la sémantique, un exemple possible d’une influence africaine sur le
vieil-espagnol concerne le mot latin rostrum, qui dénote initialement le bec
d’un oiseau, et dont la signification, en Afrique, s’est étendue à la bouche de
l’homme ou à la gueule d’un animal. Si l’espagnol moderne rostro signifie
« face, visage », normalement pour des êtres humains, en vieil espagnol le
mot signifiait à la fois encore « bouche » et déjà « face, visage ». En latin, ce
sens de rostrum peut avoir été propre à l’Afrique, selon J. Adams (2007 :
543-44). Dans ce cas, l’expansion du changement sémantique dans la
péninsule aurait coïncidé chronologiquement avec la présence du roman
d’Afrique, et cela est peut-être significatif.
En effet, auparavant, le mot signifiait exclusivement « bec » selon
Isidore. Dans ses Etymologiae (19.1.13), le syntagme rostratae naues
renvoie à des bateaux dont la proue a la forme d’un bec d’oiseau (rostrum) :
rostratae naues uocatae ab eo quod in fronte rostra aerea habeant propter
scopulos, ne feriantur et conlidantur ; les rostres de bronze dépassaient à
l’avant des bateaux pour les protéger contre les récifs 3. Et ce terme ne peut
renvoyer qu’à la forme d’un bec d’oiseau et non à la bouche d’un
mammifère. Ainsi, il paraît certain que cette évolution sémantique est
postérieure à Isidore et antérieure à la référence à la gueule de lion
mentionnée dans le Poema de Mio Cid vers 2299, quand le lion ante myo çid
la cabeça premio y el rostro finco « devant Mon Cid il courba la tête et
baissa le visage ».
7. Un trait lexical
L’exemple lexical à évoquer ici est la forme centenarium. Ce mot est
attesté presque exclusivement en Afrique, les trois attestations des Tablettes
3
Il y a une probable source à ce commentaire dans l’Histoire
naturelle de Pline, 18.171 (voir l’édition d’Isidore de Séville par
OROZ RETA 1982, vol. II, 432).
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8. Conclusions
Ces cinq exemples ne constituent pas un nombre très important. Mais ils
incluent tous les traits principaux que J. Adams croit sérieusement pouvoir
identifier comme étant probablement propres à l’afro-roman du VIIe siècle.
Ils sont suffisants pour suggérer la présence, après l’invasion, d’une
composante afro-romane dans le mélange dialectal général qui devait aboutir
au vieil-espagnol. Et ils illustrent également bien le thème général de notre
exposé :
- nous avons étendu dans le temps, vers l’aval, les découvertes des latinistes
travaillant avant 600, représentés ici par J. Adams ;
- et nous avons étendu vers l’amont les découvertes faites par les romanistes
travaillant sur des données postérieures à 800, représentés en l’occurrence
par Y. Malkiel et R. Menéndez Pidal ;
- nous avons utilisé les conclusions d’historiens récents (tels que Christys en
l’occurrence), de façon à élaborer des vues théoriques cohérentes de la
situation sociolinguistique ;
- et nous avons joint à tout cela une analyse philologique, dans la
combinaison que j’appelle « sociophilologie » (Wright 2003).
Bibliographie
ADAMS James N. 1991 : « Some neglected evidence for Latin habeo with
infinitive : the order of the constituents », Transactions of the
Philological Society 89, 131-96.
–– 2007. The Regional Diversification of Latin, 200 BC – AD 600,
Cambridge, Cambridge University Press.
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