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Le latin tardif de l’Espagne musulmane :

une influence du latin d’Afrique ?

Roger WRIGHT1
Université de Liverpool

RÉSUMÉ
La période comprise entre 600 et 840 de notre ère n’est pas souvent
étudiée en détail par les linguistes, alors que de nombreux développements
intéressants paraissent s’y être produits. Nombre des Berbères qui
habitaient le Maghreb parlaient probablement une langue romane, et
l’intercompréhension était possible, par-delà le détroit de Gibraltar, avec
les Ibéro-Romans. Le présent article étudie l’éventualité que certains des
traits anciens qui contribuèrent au développement de la koinè du vieux-
castillan à partir de la fin du IXe s. étaient des caractères du latin d’Afrique
(« afro-latin »), qui avaient été apportés dans la péninsule par les Africains
de langue romane au cours des deux siècles précédents. Nous nous
concentrerons sur les cinq principaux traits identifiés par Adams (2007)
comme appartenant en propre au latin d’Afrique autour de 600 de notre ère.

1. La Hispania et l’Africa
Je m’intéresse principalement à la période transitoire entre le latin et les
langues romanes. De manière générale, les linguistes – quel que soit leur
point de vue – se sont peu occupés de la période qui s’étend entre 600 et 840
de notre ère, parce qu’elle ne semblait pas relever d’un domaine universitaire
prototypique. Ainsi, l’idée qui ressort de la manière dont est traité le sujet
dans l’ouvrage fondamental de Menéndez Pidal, Orígenes del español
(1926) est que l’analyse philologique directe ne devient pertinente pour
l’étude de l’ibéro-roman que dans les textes des neuvième, dixième et
onzième siècles, plusieurs d’entre eux étant étudiés dans le livre en question.
Et le titre du récent ouvrage de James Adams, The Regional Diversification
of Latin, 200 BC – AD 600 (2007) implique que les données postérieures à

1
Ce texte est une version courte en langue française (traduction de
Jean-Paul Brachet, Paris IV, Centre Alfred Ernout) d’une conférence
inaugurale prononcée lors du IXe colloque « Latin vulgaire et latin
tardif » organisé à l’Université Lumière Lyon 2 par F. Biville les 2-6
septembre 2009.
2 Roger Wright

600 n’ont pas leur place dans son dossier. Ces ouvrages sont significatifs ;
les latinistes, en général, ont tendance à considérer les siècles postérieurs à
600 comme ne relevant pas véritablement de leur domaine de recherches,
alors que les romanistes ont tendance à considérer que les années précédant
les Serments de Strasbourg de 842 ne relèvent pas véritablement de leur
domaine de recherche, ce qui laisse une large zone d’incertitude dont les
deux extrémités sont floues et entre lesquelles il n’est pas toujours facile de
faire le lien.
Je vais étudier ici un aspect du proto-ibéro-roman de cette même période
(de 600 à 842). Le latin tardif de la péninsule ibérique, ou, si l’on préfère, le
proto-roman de la péninsule ibérique, était parlé, au septième siècle, dans la
région linguistiquement la plus homogène de l’ancien empire romain
puisqu’elle ne connaissait que cette seule langue, exception faite du basque,
parlé sur une petite zone. Le gotique avait cessé depuis longtemps d’être
parlé dans la péninsule. Au septième siècle, la Gaule subit les influences du
germanique, l’Italie subit les influences du grec, l’Afrique connait la
présence des Berbères et des Puniques, et la Grande-Bretagne avait
largement perdu le latin comme langue parlée. Mais la péninsule ibérique
était essentiellement monolingue, le latin y étant la seule langue parlée.
Isidore de Séville est l’érudit le mieux connu du septième siècle ;
lorsqu’Isidore utilise les verbes à la première personne du pluriel tel dicimus,
ou la première personne du pluriel des adjectifs possessifs tel nostra (comme
dans le syntagme nostra lingua), il fait, sans aucun doute possible, référence
au latin de son époque et de sa région (cf. Banniard 1992 : chap. 4).
Les sources d’inspiration et d’information des sections linguistiques de
l’œuvre d’Isidore font référence à des habitants du Nord de l’Afrique, et
Isidore a pu connaître personnellement certains d’entre eux ; R. Collins
(2004) a proposé, de manière plausible à mon avis, l’idée selon laquelle le
renouveau de la vie intellectuelle dans la péninsule ibérique du septième
siècle fut fortement stimulé par l’arrivée d’érudits venus d’Afrique du Nord.
La culture littéraire n’était cependant pas réservée à une élite ; certes, ces
dernières années, les chercheurs modernes ont été tentés de considérer que,
dans l’Ibérie du VIIe siècle, la culture littéraire était limitée au sommet de
l’échelle sociale, mais ce point de vue ne peut être soutenu plus longtemps,
après la découverte et l’analyse de ce que l’on a appelé les « ardoises
wisigothiques ». Ces tablettes portent de courts textes latins gravés, et elles
n’ont rien de « wisigothique ». Leur découverte dans les provinces rurales
d’Avila et de Salamanque montre que les habitants des zones rurales, dans
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leurs des préoccupations quotidiennes, étaient capables non seulement de


lire, mais aussi d’écrire ; la vieille idée d’un clivage socio-linguistique strict
entre les gens éduqués et les habitants des campagnes a disparu avec la
découverte de ces tablettes (Velázquez Soriano 2004). En somme, l’Ibérie du
VIIe siècle était un domaine monolingue, socio-linguistiquement complexe :
elle correspond donc à une situation essentiellement usuelle (et banale).
Mais quel est le rapport avec l’Afrique ? Il vaut la peine de s’y intéresser.
Les romanistes modernes ont pris l’habitude, au moins de façon
inconsciente, d’interpréter les divisions diatopiques de cette époque – pour
peu qu’il y en ait eu – dans la perspective des réalités politiques ultérieures ;
de là, la création moderne des concepts et termes d’ibéro-roman, gallo-
roman, italo-roman, et de ce que l’on a l’habitude d’appeler aujourd’hui le
« latin africain », mais qui se serait probablement appelé l’afro-roman, si
une langue romane était encore parlée de nos jours le long de la côte sud-
méditerranéenne. Mais les divisions induites par ces dénominations sont
anachroniques quand elles sont appliquées au septième siècle.
Des études dialectales ont montré qu’à l’intérieur d’un continuum
dialectal, il existe des isoglosses qui forment souvent des zones de transition
de superficie plus ou moins grande, et qui n’ont pas pour autant tendance à
se concentrer en faisceaux, ou bien à suivre les frontières politiques, à moins
qu’elles ne soient le résultat combiné d’événements externes, comme de
vastes déplacements de population. Les Pyrénées, par exemple, nous
apparaissent comme une frontière naturelle, mais, en réalité, elles n’offrent
pas d’isoglosses dialectales allant d’Ouest en Est le long de la frontière
politique qui sépare l’Espagne moderne de la France moderne. De façon
similaire, les faits semblent suggérer que le détroit de Gibraltar n’était
certainement pas le lieu d’une concentration d’isoglosses latines ou romanes
durant la période comprise entre le deuxième siècle avant J.-C. et l’arrivée
des Musulmans à la fin du septième siècle après J.-C. Nous avons tendance,
aujourd’hui, à la lumière des événements historiques ultérieurs imprévisibles
à cette époque, à considérer le détroit de Gibraltar comme une ligne de
démarcation culturelle fondamentale ; mais il n’était pas considéré comme
tel à l’époque. Les rivages des deux côtés du détroit avaient été soumis
précédemment à la domination des Carthaginois ; la côte ouest de l’Afrique
du Nord fut colonisée par Rome au second siècle avant J.-C., à l’époque de
la défaite des Carthaginois, et cela était en soi une extension du processus
par lequel la côte est de la péninsule ibérique avait été colonisée par Rome
dans les années qui suivirent la défaite des Carthaginois à cet endroit, en 206
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av. J.-C. Il s’ensuivit une double propagation de la romanisation et du latin :


d’une part, vers les régions du centre et du nord-ouest de l’Ibérie, et, d’autre
part, vers l’ouest et le sud de l’Africa jusqu’à l’Atlantique et au Sahara ; ces
deux extensions se produisirent en même temps et probablement aussi, d’un
point de vue linguistique, de la même manière ; colons, soldats, négociants et
autres vinrent de la péninsule italienne, parlant différentes variétés
dialectales de latin qui permettaient l’intercompréhension entre elles ; puis,
par suite de l’interaction des dialectes des colons, tant en Afrique qu’en
Ibérie, après deux ou trois générations, en vertu des processus habituels
d’accommodation ? linguistique, de « koinéisation » et de l’apparition
d’interdialectes, un dialecte d’émigrants s’est inévitablement formé, qui
était, pour l’essentiel, similaire dans la péninsule ibérique et dans la moitié
occidentale de la côte africaine.
Cette apparition d’une koinè, que nous postulons, est une reconstruction
fondée sur le « principe uniformitariste » ou, plus précisément, une
conjecture pour laquelle – comme le souligne Adams (2007 : 407, n. 181) –
nous n’avons, assurément, aucune preuve directe, mais qui – comme le
souligne encore Adams (2007 : 698, 710-11) – est le type de processus qui
s’impose inévitablement en situation de colonisation, selon les
sociolinguistes modernes qui ont étudié des processus similaires dans des cas
plus récents.
Le détroit de Gibraltar n’est pas une grande barrière, tout juste dix-neuf
kilomètres dans sa plus petite largeur, et il était en pratique un facteur
d’unification plutôt que de séparation, comme souvent la mer en période de
paix. La côte occidentale de l’Afrique qui donne sur l’Atlantique, qui fut
connue sous le nom de Mauritania Tingitana, était partie intégrante de
l’Empire romain, et était même administrativement considérée par
Dioclétien comme faisant partie de l’Hispania. En pratique, il semble avoir
été plus facile de faire du commerce et de voyager de la Mauritania
Tingitana vers le Nord jusqu’à la péninsule ibérique que vers l’Est jusqu’à la
côte africaine à l’Est du détroit. Il n’y avait, en somme, aucune barrière
culturelle flagrante le long du détroit. Sur le plan culturel, l’Espagne et
l’Afrique étaient remarquablement similaires et continuèrent à l’être après
l’Empire.

2. L’afro-roman
L’afro-roman, destiné à ne pas survivre, n’a jamais été étudié dans une
perspective nationale par des romanistes marocains comme les érudits
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français, italiens et espagnols ont examiné les débuts du roman dans leurs
propres régions : de ce fait, l’analyse du latin africain fut laissée aux
latinistes (comme l’a résumé Lancel 1985). Étant donné qu’il nous est
impossible, pour reconstruire les caractéristiques du proto-afro-roman, de
raisonner rétroactivement à partir d’un afro-roman postérieur, lorsque nous
examinons le latin de cette région, nous sommes plus dépendants des
données de l’époque, explicites et implicites, pour le latin d’Afrique, que
nous ne le sommes pour le latin des régions situées plus au Nord. Mais, par
un heureux hasard, comme l’indique Adams, il y a davantage de données
disponibles pour les latinistes sur le territoire africain qu’il n’y en a dans la
plupart des autres régions. Saint Augustin, par exemple (qui était en partie
d’ascendance berbère), reconnait qu’il avait lui-même une manière de parler
africaine, que ses co-religionnaires de Milan avaient tendance à critiquer
(Adams 2007 : 193). Le syntagme apud nos, chez Augustin, semble vouloir
dire « en Afrique » (Adams 2007 : 291), et Augustin prêcha, sans douter
d’être compris, dans des situations d’énonciation que nous pourrions
caractériser comme étant, d’une certaine manière, « berbères » (Banniard
1992 : chap. 2). L’Africa romaine avait aussi un nombre élevé et
disproportionné de grammairiens, dont certains commentèrent les
caractéristiques de leur parler local (même Priscien, qui travaillait dans la
Constantinople du début du sixième siècle, était un locuteur latin natif de
Mauritania).
Il existe aussi de précieux corpus de ce qu’Adams appelle une
documentation d’Afrique « infra-littéraire », plus particulièrement les restes
d’ostraca de Bu Njem, datés des années 250 ap. J.-C., provenant de la partie
intérieure de la Tunisie où l’on parlait essentiellement punique, et les
« Tablettes Albertini » de 493-496 ap. J.-C., découvertes au cœur du
Maghreb ; ces deux corpus donnent des informations linguistiques
inestimables, datées et situées avec précision. Ces Tablettes Albertini furent
écrites à une époque où la région était sous la domination des Vandales.
Ethniquement, les Vandales étaient à l’origine des Germains, pour la plupart,
mais il n’existe aucun témoignage décisif prouvant qu’ils parlaient une
langue germanique, même durant les deux décennies qu’ils avaient passées
précédemment dans la péninsule ibérique (409-429) ; dans le royaume
vandale du Nord de l’Afrique, du milieu du cinquième au milieu du sixième
siècle, la langue d’usage normale, parlée et écrite, était le latin (cf. Merrills
2004). Eux-mêmes ainsi que leurs sujets et voisins afro-romans pouvaient
communiquer, semble-t-il, sans problème. Les Tablettes Albertini, de la
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même manière que les ardoises wisigothiques, montrent qu’une


alphabétisation de base pour les usages quotidiens était courante, même dans
les régions qui n’étaient visiblement pas des centres culturels importants.
Linguistiquement parlant, l’expérience vandale en Afrique n’était
probablement pas très différente de l’expérience wisigothique à la même
époque en Ibérie, en ce que tout le monde pouvait parler latin et
probablement un latin encore assez semblable dans les deux régions.
Les habitants de l’Afrique du Nord-Ouest ont tendance à être considérés
par les historiens modernes comme des Berbères, mais la plupart étaient, en
partie du moins, d’origine afro-romane, tout comme la plupart des habitants
de l’Espagne dite wisigothique descendaient d’Hispano-romans ; et tous
étaient latinophones. En d’autres termes, le mot berbère est aujourd’hui
quelquefois appliqué à des gens qui n’étaient pas particulièrement berbères
par leur ethnie ou par leur culture. S’ajoutant au latin, les langues berbères
continuaient d’exister, notamment à l’intérieur du Maghreb, mais les langues
berbères ne sont pas toutes semblables et n’étaient pas nécessairement
compréhensibles entre elles, et nous pouvons conjecturer que bien des
locuteurs berbères étaient en pratique bilingues, parlant à la fois berbère et
latin. Il faut en conclure que l’afro-latin (ou l’afro-roman ancien) était encore
la langue principale en usage le long de la côte sud-ouest de la Méditerranée
jusqu’à l’Atlantique, et ce, jusqu’à l’arrivée des Musulmans à la fin du
septième siècle. Cet afro-latin était probablement compris facilement dans la
péninsule ibérique et vice versa, même si les gens avaient des accents
reconnaissables et distincts, puisque nous n’avons aucune raison de supposer
un groupement d’isoglosses romanes allant d’Ouest en Est le long du détroit
de Gibraltar. Le détroit continuait à ne pas représenter une barrière. Les
Wisigoths avaient établi des garnisons et des forteresses sur les deux côtés
du détroit ; ils avaient établi des communications et fait du commerce avec
l’arrière-pays africain. L’un des récits bien connus de l’invasion musulmane
de 711 attribue un rôle de meneur au comte wisigothique Julien de Ceuta,
gouverneur d’une forteresse située sur la côte sud du détroit ; que cette
anecdote contienne quelque degré de vérité ou non, l’idée d’un comte
wisigothique installé au sud du détroit a dû sembler naturelle à ceux qui en
ont propagé l’histoire. L’Ibérie et l’Afrique faisaient toujours partie de la
même zone linguistique en 700 ; c’est-à-dire que, comme Michel Banniard
l’a observé2, si les Musulmans n’étaient pas arrivés, les habitants de la partie

2
Lors de la discussion qui a suivi cette communication.
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occidentale de la côte d’Afrique du Nord parleraient aujourd’hui une sorte


d’espagnol.
Par conséquent, il n’y a rien de linguistiquement improbable à émettre
l’idée qu’Isidore, dont la famille avait vécu sur la côte sud de la péninsule,
avait des relations personnelles et s’entretenait de manière claire et aisée
avec des érudits en visite venus d’Afrique, y compris des grammairiens, des
historiens et des théologiens.

3. Après l’invasion en 711


L’invasion de la péninsule ibérique par les Musulmans en 711 est
traditionnellement perçue comme ayant entraîné un bouleversement
géopolitique ultérieur. À cette époque, néanmoins, elle semble avoir été
perçue exactement de la même manière que toutes les autres invasions et
mouvements de population de l’époque à l’intérieur du monde dit chrétien,
tout comme l’arrivée plus ancienne des Wisigoths en Hispania. De manière
notable, la Crónica mozárabe de 754, probablement rédigée par un chrétien
de Tolède, ne fait mention d’aucune différence religieuse, linguistique ou
même culturelle entre les envahisseurs et la population indigène ; son point
de vue fut examiné de façon éclairante par Ann Christys (2003). Et il semble
que l’on n’ait pas eu besoin d’interprètes.
Les dirigeants de l’invasion étaient arabes et arabophones, mais ils étaient
peu nombreux ; la grande majorité des envahisseurs étaient ce que les
historiens ont l’habitude d’appeler globalement des Berbères. Cette
dénomination est utilisée en géographie pour renvoyer aux habitants locaux
du Maghreb ; mais nous ne devons pas en déduire qu’ils parlaient
nécessairement un ou plusieurs parlers berbères, ou, du moins, pas dès lors
qu’ils étaient en Espagne. Les Berbères qui ont participé aux mouvements de
population du VIIIe siècle parlaient, en réalité, la même langue que les gens
qu’ils ont rencontrés dans la péninsule et ce, quelle qu’ait été leur religion.
Cette conclusion n’est pas spécialement hardie, ni même surprenante,
mais elle a été rarement formulée explicitement. Il est vrai qu’un plus grand
nombre d’arabophones arrivèrent dans la péninsule dans les années qui
suivirent la Crónica mozárabe, y compris les survivants omeyades qui
fuyaient la Syrie, dont beaucoup ne savaient sûrement pas un mot de latin ;
mais il est tout aussi vrai que des locuteurs de langue romane arrivaient
constamment plus nombreux d’Afrique dans la péninsule. Plus tard, à partir
du dixième siècle, peut-être, ces nouveaux arrivants venus d’Afrique
parlaient essentiellement l’arabe ; mais deux cents ans plus tard, ils se
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trouvaient dans un contexte différent, puisque, pour une large part en


Afrique, et dans une moindre mesure dans l’Espagne musulmane, l’usage du
latin, et en particulier du latin écrit, était en train de dépérir.
Par conséquent, pendant l’intervalle de deux cents ans, les VIII e et IXe
siècles, une grande partie de la population de l’Al-Andalus, peut-être pas
loin de 10 %, parlait sa langue maternelle à la manière africaine. N’est-il pas
alors légitime de creuser l’idée que des caractéristiques individuelles du latin
africain auraient pu être en mesure, durant ces deux siècles, d’avoir des
conséquences sur le développement du roman hispanique ? Telle est la
question que j’expose à présent devant vous ; et je vais me risquer à
répondre par l’affirmative.
Pour aborder cette question, nous avons besoin d’avoir quelque idée des
traits distinctifs dialectaux ou locaux qui ont pu exister en latin africain, des
traits qui soient identifiables comme franchement distincts de ceux du latin
hispanique. Au terme d’une analyse approfondie et soigneuse, J. Adams
(2007 : 259-76, 516-76) nous présente deux traits phonétiques, un trait
morpho-syntaxique, un trait sémantique et quelques faits de lexique comme
appartenant au latin d’Afrique. Ce qu’il nous faut rechercher, en répondant à
cette question, ce n’est pas seulement si les traits africains en question
semblent avoir des répercussions dans la péninsule ibérique, mais s’il paraît
raisonnable de dater la période, cruciale, de leur apparition dans la péninsule
aux années de la présence de Berbères romanophones, en particulier le VIII e
et le début du IXe siècle, et non auparavant.

4. Deux traits phonétiques


4.1. La perte du [v]
Le premier trait à examiner est bien connu : il s’agit de la confusion,
particulièrement à l’initiale, des lettres b et v et de l’évolution phonétique
dont elle paraît témoigner, la perte de [v]. Comme l’on sait, en Castille, les
deux lettres ont fini par représenter le même son, puisque, en Castille, il n’y
a pas de consonne labiodentale sonore [v] (à la différence du reste de la
péninsule et de la Romania, y compris Portugal et Catalogne). Les deux
lettres ne sont pas seulement mal utilisées dans les plus anciens documents
ibéro-romans, leur confusion est aussi l’un des traits du manuscrit,
contemporain, des œuvres composées au milieu du IX e siècle par Álvaro de
Córdoba, et qui se veulent écrites en latin (Gil 1973). Dans ce manuscrit, la
confusion des deux lettres est habituelle en position intervocalique et
seulement occasionnelle à l’initiale, mais l’étude de González Muñoz (1996 :
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63) signale un bon nombre d’exemples à l’initiale, comme uine pour binae et
belatum pour uelatum. Il n’y a pas d’autre explication à ce phénomène, dans
l’œuvre d’un auteur par ailleurs archaïsant acharné comme Álvaro, que la
perte de la distinction phonétique représentée à l’origine par les deux lettres.
Tout cela est bel et bon, mais cette confusion fait un contraste saisissant
avec ce qu’Isidore de Séville a dit tout juste deux siècles plus tôt : birtus,
boluntas, bita uel his similia quae Afri scribendo uitiant omnino reicienda
sunt et non per b sed per u scribenda (Appendix III. 3 ad Etym. 1.27, PL 82,
col. 732B). Ce commentaire est imprécis du point de vue phonétique, mais
Isidore considère cette erreur de graphie comme une particularité africaine,
concernant l’initiale. D’un autre côté, cette confusion se rencontre rarement
dans les inscriptions du VIIe siècle dans la péninsule (bien que ce ne soit pas
complètement inexistant, comme on l’a dit parfois, par exemple, Barbarino
1978 : 82-83 et Lancel 1981 : 280-81 ; Adams 2007 : 628 et 655-56 rectifie
les faits) ; peut-être devons-nous en conclure que la perte de la labiodentale
ne faisait que commencer dans l’Espagne du VIIe siècle, se manifestant
comme variante minoritaire dans les régions méridionales de la péninsule.
Les témoignages épigraphiques de l’Afrique même, cependant, confirment
sans le moindre doute que, là, cette nouveauté phonétique était en cours, et
peut-être déjà achevée, mais pas encore ailleurs.
Entre Isidore et Álvaro la situation changea notablement. Les choses se
passèrent peut-être ainsi : en 710, l’ibéro-roman avait une variante
minoritaire dans laquelle il n’y avait pas de [v], mais il y avait aussi
beaucoup de locuteurs qui préservaient [v] et [b] et la distinction entre les
deux, et d’autres qui hésitaient, mais tout le monde était capable de
comprendre les deux sortes de réalisations. Ce serait une situation qu’on
trouve normalement pendant qu’un changement phonétique est en cours.
Dans de telles circonstances, l’arrivée soudaine d’un nombre important de
locuteurs parlant pour l’essentiel la même langue, mais qui tous utilisaient la
prononciation qui n’avait pas le [v], aurait pu faire pencher la statistique,
éventuellement de manière décisive, en faveur de la manière afro-romane de
prononcer les mots en question. La perte de la fricative labiodentale sonore
[v] ne s’est pas produite dans les zones qui seront plus tard le Portugal et la
Catalogne, et la cause en est peut-être le fait que l’impact démographique
des nouveaux arrivants était moindre dans ces régions. Il y a des
témoignages écrits du roman parlé dans l’Espagne mozarabe sous la forme
de textes romans écrits en alphabet arabe, et les preuves amassées par
Galmés de Fuentes (1983 : 86-88, 228-29) montrent assez clairement que la
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confusion des consonnes labiales sonores initiales s’est vraiment produite


dans le roman de l’Al-Andalus centrale, mais pas dans la zone devenue plus
tard le Portugal. Je ne prétends pas que les Berbères romanophones
provoquèrent la confusion phonétique, mais qu’ils la favorisèrent de manière
décisive alors qu’elle était en cours.
Cette suggestion implique qu’il y avait des contacts entre les Berbères
romanophones et les locuteurs du roman cantabrique à l’époque critique, tout
comme il y en avait plus au Sud. Et il y en avait. Une grande partie des
Berbères étaient concentrés dans les régions au Nord de l’Al-Andalus
pendant les premières décennies de leur présence, y compris les zones au
Nord du Douro qui, par la suite, passèrent sous contrôle castillan à la fin du
IXe siècle, lorsque les États chrétiens s’étendirent au Sud des montagnes du
Nord. L’avènement de Burgos comme capitale de la Vieille Castille est
datable de 884. Comme Ralph Penny (2000 : 82-93) et Donald Tuten (2003)
l’ont montré, le vieux-castillan qui en est sorti est une koinè qui a été
développée par les locuteurs pendant les années qui ont suivi à partir d’un
mélange de plusieurs dialectes romans préexistants, entre lesquels
l’intercompréhension était possible.
Je suggère présentement que l’un des dialectes qui ont apporté leur
contribution pourrait bien avoir été l’ancien afro-roman parlé par les
descendants des communautés berbères arrivées dans la région pendant les
170 années précédentes, de même qu’il était parlé par ceux qui restèrent dans
la région après 884, qu’ils fussent indigènes, mêlés ou d’ascendance
africaine. Ces communautés vivaient là depuis longtemps déjà,
communiquant avec leurs voisins au Nord de la frontière religieuse
supposée. En tout cas, il n’y a pas de raison de supposer que les précédents
habitants de la région de Burgos aient tous été expulsés ou tués à l’époque de
l’établissement des années 880, même si un certain nombre s’enfuirent vers
le Sud. L’absence de distinction phonétique entre les labiales sonores
initiales aurait été, dans ce scénario, une variante dans le parler de quelques-
uns de ceux qui étaient arrivés du Nord à Burgos, mais une constante dans le
parler des romanophones qui étaient déjà dans la région. Étant donné que la
koinè résultante, dans ces cas-là, tend à préférer le choix le plus simple
lorsqu’elle est en face d’une compétition entre les traits des dialectes
contributeurs, et qu’un phonème et une réalisation phonétique sont
indéniablement plus simples que deux, notre conclusion est cohérente avec
le scénario d’ensemble, convainquant, de R. Penny. Alors le trait continua à
être utilisé à la même place malgré le changement de domination politique.
Le latin tardif de l’Espagne musulmane 11

4.2. La perte de la quantité vocalique


Le second trait phonétique qui pourrait être pertinent ici est l’un de ceux
que l’Afrique partageait probablement avec la Sardaigne. En Sardaigne et en
Afrique, les locuteurs ne confondaient pas [i] bref avec [e:] long, ni [u] bref
avec [o:] long, comme cela s’est produit ailleurs, mais avaient seulement
perdu l’opposition de quantité pour toutes les voyelles, chose qui ne s’était
produite, dans le reste du monde roman, que pour [a]. Cela est probablement
la conséquence du fait qu’ils avaient cessé de distinguer entre voyelles
longues et voyelles brèves à une date suffisamment précoce pour que les
distinctions qualitatives entre [e] et [i], et entre [o] et [u], n’aient pas encore
été éliminées. La preuve de cela, du côté de la Sardaigne, se trouve
seulement dans l’évolution ultérieure des voyelles en roman de Sardaigne,
car il n’y a pas de textes latins de Sardaigne pertinents pour nous aider. En
ce qui concerne l’Afrique, on ne peut tirer de preuve d’aucun afro-roman
ultérieur, puisqu’il n’y en a pas ; la preuve, par contraste, repose
principalement sur des commentaires métalinguistiques de l’époque.
Mais la conclusion est la même dans tous les cas. Augustin nous vient en
aide. Il nous dit explicitement que lui-même, et, du même coup, d’autres
Africains, tendaient à prononcer cano avec une voyelle qui, pour les autres,
sonne comme un [a:] long. Il nous dit aussi que lui-même, et les Africains en
général, étaient incapables de distinguer ōs « bouche », avec un [o:] long, de
ŏs « os », avec un [o] bref ; et que les Africains tendaient à prononcer
ignoscere avec un [e:] long plutôt qu’avec un [e] bref dans l’avant-dernière
syllabe, considérant cela clairement comme une erreur phonétique plutôt que
comme une confusion de conjugaisons (Doctr. christ. 2.13.19 ; Vainio 1999
: 122). Cette incapacité concerne la perception aussi bien que la production.
Il nous dit que, en général, Afrae aures de correptione uocalium uel
productione non iudicant (Doctr. christ. 4.10.24), « les oreilles africaines ne
sont pas en mesure de distinguer entre voyelles brèves et voyelles longues ».
Le grammairien Consentius, du Ve siècle, nous dit aussi que les Africains
allongeaient les voyelles brèves accentuées, quod ipsum uitium Afrorum
speciale est (Keil V 392). Il n’y a pas de raison de ne pas croire ces
remarques, et la vraie raison semble en avoir été l’allongement des brèves
accentuées auquel Consentius fait référence, plutôt que l’inverse. Dans son
livre, J. Adams (2007 : 626-57) choisit d’étudier le phénomène à travers
l’usage des lettres e et i, plutôt que o et u, mais la différence est la même, et
on a la même conclusion à en tirer dans les deux cas. Dans l’épigraphie
africaine, il y a étonnament peu de cas dans lesquels les lettres e et i sont
12 Roger Wright

mises l’une pour l’autre, alors qu’il y a beaucoup de confusion de b et v, et la


raison paraît être tout simplement que les sons correspondants n’étaient pas
confondus, à la différence de ce qui se passe ailleurs. Ainsi la Sardaigne et
l’Afrique, qui avaient d’étroites relations commerciales et des liens culturels,
avaient fini par former une même aire linguistique en ce qui concerne la
disparition relativement précoce de la pertinence des quantités vocaliques.
Il semble donc que les locuteurs de l’afro-roman qui migrèrent vers la
péninsule produisaient des réalisations relativement longues des voyelles
accentuées originellement brèves. Affectèrent-elles le développement du
vieil espagnol ? En quelques mots, je suggère que oui. On pourrait les
identifier le plus commodément aujourd’hui par l’absence inattendue de
diphtongaison, puisque la diphtongaison n’a affecté que les occurrences
accentuées des [é] et [ó] originellement brefs. En général, bien entendu, les
manuels nous disent que le castillan a diphtongué les [é] et [ó] brefs
accentués, et s’est abstenu de diphtonguer les [é:] et [ó:] longs accentués.
Cependant, les faits du castillan sont moins tranchés que ne le laisse
supposer cette présentation des choses. Il y a, en réalité, en castillan,
beaucoup de mots dans lesquels ces voyelles accentuées, brèves à l’origine,
ne se diphtonguent pas comme on s’y attendrait. Yakov Malkiel (1984a) les
a analysées de manière exhaustive dans un article de Language intitulé « Old
Spanish resistance to diphthongization, or previous vowel lengthening ? »
(« Résistance du vieil espagnol à la diphtongaison, ou bien allongement
vocalique antérieur? »).
Cette dernière explication, l’allongement préalable des voyelles, est la
solution préférée par Y. Malkiel pour expliquer l’absence de diphtongaison :
c’est-à-dire, l’absence de [jé] or [wé]) dans les nombreux cas tels que pechos
< PECTUS, tengo < TENEO, espejo < SPECULUM, sea > SEDEAT,
madera < MATERIAM, reja < REGULAM, teja < TEGULAM, ocho <
OCTO, ojo < OCULUM, hoy < HODIE ; dans une autre étude publiée la
même année (Malkiel 1984b), il examine en outre des proparoxytons tels
pérdida < PERDITAM, bóveda < VOLVITAM, Mérida < EMERITAM. Y.
Malkiel (1962) examine également un certain nombre de mots dans lesquels
l’évolution de lat. [u] bref vers esp. [o] a été entravée, sans pour autant leur
donner cette explication.
La première liste contient des mots dans lesquels la voyelle accentuée
précédait une palatale ou une semi-voyelle en vieux castillan, et d’autres
auteurs ont été enclins à voir là la raison pour laquelle la diphtongaison ne
s’est pas faite. Mais on ne peut pas considérer comme un universel cette idée
Le latin tardif de l’Espagne musulmane 13

que les palatales tendraient à empêcher la diphtongaison, ni même comme


un trait général en roman, puisque non loin de là, au-delà des montagnes, en
ancien provençal et en ancien français, le voisinage d’un trait palatal a plutôt
tendance à favoriser la diphtongaison. Comme le dit Malkiel, « les mêmes
environnements qui peuvent systématiquement empêcher la diphtongaison
en vieil espagnol l’ont provoquée, ne serait-ce qu’à titre facultatif, en ancien
provençal. » Il trouve une solution en proposant une « large tolérance pour la
différenciation régionale précoce du latin familier » (Malkiel 1984a : 80-81).
Toutes les voyelles accentuées non diphtonguées n’apparaissent pas à
proximité de palatales : on peut comparer monte < MONTEM et fuente <
FONTEM. Et l’allongement ou la fermeture de ces voyelles accentuées doit
avoir eu lieu à une époque qu’un hispaniste dirait précoce, parce que, bien
que la diphtongaison de ces formes se trouve dans les montagnes des
Asturies et en Aragon (hors des principaux domaines d’influence des
groupes d’immigrants parlant le latin d’Afrique), en Castille, on n’a pas,
pour les mots de cette liste, d’attestation de variantes à diphtongue qui
contiennent des traits palatals subséquents. L’allongement de la voyelle s’est
produit probablement plus tôt que l’apparition de la semi-voyelle palatale [j]
dans les groupes [-kt-], [-ks-] et [-lt-] de mots comme PECTUS et OCTO. Il
y a d’autres mots sans palatale subséquente dans lesquels on peut rencontrer
une réelle variation entre variantes avec et sans diphtongaison, par exemple
conde/cuende < COMITEM et omne/uemne < HOMINEM ; dans ces cas-là,
les variantes sans diphtongue devaient se maintenir (conde, omne > plus tard
hombre).
Dans l’ensemble, l’analyse de Y. Malkiel est séduisante jusqu’à ce point.
Après être parvenu à cette conclusion concernant l’allongement précoce des
voyelles, il se demande ensuite pourquoi l’allongement s’est produit en
Espagne centrale, et non ailleurs. Il suggère que la raison pourrait être que
cette région, à l’instar de la Sardaigne, avait été conquise anciennement par
les Romains. Cependant, ce n’est pas vrai du tout, et même si c’était vrai, il
est peu vraisemblable que cela soit pertinent. Comme le montre J. Adams
(2007 : 21-27), les analyses de la différenciation romane qui ne reposent que
sur la date relative du début de la colonisation n’ont pas été satisfaisantes.
À titre d’hypothèse, je suggèrerais plutôt une date plus tardive pour
l’allongement de ces voyelles dans la péninsule, le huitième siècle, quand la
zone au Nord du Douro commença à être habitée par de nombreux locuteurs
de l’afro-roman et par leurs descendants, qui devaient, par la suite,
contribuer au mélange dialectal conduisant à la koinè de Burgos, que nous
14 Roger Wright

appellons aujourd’hui vieux-castillan. Les indigènes parlant hispano-roman


au VIIIe siècle manifestaient peut-être déjà un début de tendance à ne pas
faire la diphtongaison devant les palatales, mais, même s’il en était ainsi,
cette tendance préexistante a pu être renforcée de manière décisive par
l’arrivée de locuteurs qui avaient déjà allongé ces voyelles, dans tous ou
presque tous les environnements phonétiques ; et cela, suffisamment pour
que ces voyelles, de toute façon, ne soient pas toujours candidates à la
diphtongaison. Encore une fois, la présence de locuteurs de l’afro-roman
peut avoir aidé à trancher un cas de variation indigène, et avoir plus tard
apporté sa contribution, aussi modeste soit-elle, à la koinè interdialectale
résultante, que nous appellons aujourd’hui le vieux-castillan.

5. Un trait morphosyntaxique
L’influence sur la péninsule du seul trait morphosyntaxique qui puisse
avoir quelque chose de typiquement africain est moins clair. Le seul trait
distinctif de morphologie ou de syntaxe du latin d’Afrique que J. Adams
(2007 : 517, 727-29) souhaite identifier est l’emploi préférentiel de habeo et
l’infinitif pour exprimer le futur. On peut faire l’hypothèse plausible que ce
tour se répandit d’abord en Afrique, alors qu’il n’était pas largement en
usage dans l’Espagne d’avant l’invasion ; mais, d’autre part, il se répandit
finalement dans l’ensemble du monde roman, et non pas seulement en
Espagne.
J. Adams (1991) a d’abord mis en évidence l’emploi étendu de habeo
comme auxiliaire de futur en Afrique par le biais des remarques du
grammairien Pompeius (quand Pompeius fait des commentaires sur d’autres
points que celui-ci), qui était probablement, mais sans certitude absolue,
africain.
Il est peut-être significatif que, hors de la péninsule ibérique, d’autres
auxiliaires se trouvent en roman avec le sens de futur, par exemple debeo et
uolo ; il n’y a pas trace de cette option dans la péninsule, où toutes les
terminaisons de futur analytique proviennent de habeo. C’est pourquoi il est
significatif et étonnant de voir combien sont peu nombreuses les attestations
de habeo employé clairement comme auxiliaire de futur dans les textes du
VIIe siècle provenant de la péninsule (Adams 2007 : 727-28). Autrement dit,
l’expansion généralisée de cet emploi d’habeo dans la péninsule coïncide,
chronologiquement, avec la présence des locuteurs afro-romans qui s’en
servaient avec prédilection.
Le latin tardif de l’Espagne musulmane 15

Il n’existe aucun autre exemple potentiel de syntaxe pour le latin


spécifiquement africain. Les développements syntaxiques précoces du roman
furent, en réalité, les mêmes partout, ce qui peut aider à expliquer pourquoi
aucun grammairien latin avant Priscien, au VIe siècle, ne s’est intéressé à la
syntaxe ; et Priscien lui-même trouva son inspiration, pour ses propres
études de syntaxe, en pratiquant des comparaisons avec le grec.

6. Un trait sémantique
Pour la sémantique, un exemple possible d’une influence africaine sur le
vieil-espagnol concerne le mot latin rostrum, qui dénote initialement le bec
d’un oiseau, et dont la signification, en Afrique, s’est étendue à la bouche de
l’homme ou à la gueule d’un animal. Si l’espagnol moderne rostro signifie
« face, visage », normalement pour des êtres humains, en vieil espagnol le
mot signifiait à la fois encore « bouche » et déjà « face, visage ». En latin, ce
sens de rostrum peut avoir été propre à l’Afrique, selon J. Adams (2007 :
543-44). Dans ce cas, l’expansion du changement sémantique dans la
péninsule aurait coïncidé chronologiquement avec la présence du roman
d’Afrique, et cela est peut-être significatif.
En effet, auparavant, le mot signifiait exclusivement « bec » selon
Isidore. Dans ses Etymologiae (19.1.13), le syntagme rostratae naues
renvoie à des bateaux dont la proue a la forme d’un bec d’oiseau (rostrum) :
rostratae naues uocatae ab eo quod in fronte rostra aerea habeant propter
scopulos, ne feriantur et conlidantur ; les rostres de bronze dépassaient à
l’avant des bateaux pour les protéger contre les récifs 3. Et ce terme ne peut
renvoyer qu’à la forme d’un bec d’oiseau et non à la bouche d’un
mammifère. Ainsi, il paraît certain que cette évolution sémantique est
postérieure à Isidore et antérieure à la référence à la gueule de lion
mentionnée dans le Poema de Mio Cid vers 2299, quand le lion ante myo çid
la cabeça premio y el rostro finco « devant Mon Cid il courba la tête et
baissa le visage ».

7. Un trait lexical
L’exemple lexical à évoquer ici est la forme centenarium. Ce mot est
attesté presque exclusivement en Afrique, les trois attestations des Tablettes

3
Il y a une probable source à ce commentaire dans l’Histoire
naturelle de Pline, 18.171 (voir l’édition d’Isidore de Séville par
OROZ RETA 1982, vol. II, 432).
16 Roger Wright

Albertini incluses (l’unique occurrence qui se trouve ailleurs, en Orient,


semble avoir un sens différent et pourrait bien avoir été forgée séparément).
Notre mot, tel qu’il s’emploie en Afrique, a jusqu’à présent été rapporté par
les latinistes aux centurions, mais Adams (2007 : 550-54) montre de manière
convaincante qu’il doit être segmenté morphologiquement en centen- + -
arium, et peut s’interpréter comme un grenier à grain pour conserver le
seigle (centenum) ; il est fait par analogie avec d’autres mots de sens
comparable terminés par -arium. Le terme centenum existait en Ibérie au
VIIe siècle ; il est attesté par Isidore (Etym. 17.3.12), mais, autant qu’on
sache, le terme centenarium ne l’est pas.
Il y a un village qui s’appelle Centenero dans la province de Huesca, en
Aragón, et (comme cela peut être confirmé tant par les images visibles sur le
site web du village que par Google Earth), une dérivation de ce toponyme à
partir d’un mot signifiant « grenier à grain » est tout à fait plausible.
Centenero se trouve au Nord-Nord-Ouest de Huesca, au Sud de Jaca, et n’a
apparemment plus aujourd’hui qu’une population de neuf personnes pour
fréquenter sa vieille église et ses deux vieux ermitages. Le village est attesté
dans la documentation du XIe siècle. Le corpus diachronique de la Real
Academia (CORDE) offre trois attestations datant de 1036, 1046 et 1065,
qui ont été publiées (Ibarra y Rodríguez 1904) ; elles montrent que le village
avait une église et un abbé à cette époque. Le site web du village fait
référence à un document encore plus ancien, du 14 avril 1035, par lequel le
roi Sancho Garcés III fit une donation portant sur les villas de Salamaña et
Centenero (Durán Gudiol 1965, doc. 15). Cela a dû se passer presque
immédiatement après que le village eut été pris à la ville musulmane de
Saragosse, et la documentation semble laisser entendre que le village a
continué à exister pendant ce temps-là sous domination musulmane, plutôt
qu’il n’a été créé sur nouveaux frais dans les années 1030. Si tel était le cas,
son nom lui fut probablement donné par les descendants des Berbères afro-
romans, eux-mêmes descendants d’ancêtres semblables à ceux qui ont écrit
les Tablettes Albertini. Il y a un autre village, dans la province de Huesca,
qui s’appelle Pardina Centenero (Ariño Rico 1980) ; il y a également un
Aldeacentenera dans la province de Cáceres, à l’Est de Trujillo, un composé
en un mot, dont le premier élément, aldea « village » est emprunté à l’arabe ;
c’est pourquoi ce toponyme dans son ensemble fut probablement créé dans
l’Espagne musulmane par des bilingues.
Le latin tardif de l’Espagne musulmane 17

8. Conclusions
Ces cinq exemples ne constituent pas un nombre très important. Mais ils
incluent tous les traits principaux que J. Adams croit sérieusement pouvoir
identifier comme étant probablement propres à l’afro-roman du VIIe siècle.
Ils sont suffisants pour suggérer la présence, après l’invasion, d’une
composante afro-romane dans le mélange dialectal général qui devait aboutir
au vieil-espagnol. Et ils illustrent également bien le thème général de notre
exposé :
- nous avons étendu dans le temps, vers l’aval, les découvertes des latinistes
travaillant avant 600, représentés ici par J. Adams ;
- et nous avons étendu vers l’amont les découvertes faites par les romanistes
travaillant sur des données postérieures à 800, représentés en l’occurrence
par Y. Malkiel et R. Menéndez Pidal ;
- nous avons utilisé les conclusions d’historiens récents (tels que Christys en
l’occurrence), de façon à élaborer des vues théoriques cohérentes de la
situation sociolinguistique ;
- et nous avons joint à tout cela une analyse philologique, dans la
combinaison que j’appelle « sociophilologie » (Wright 2003).

De la sorte, nous pouvons être en mesure de projeter de la lumière sur


quelques-uns des aspects les plus obscurs du latin tardif et du proto-roman.
La nature de la langue des premiers siècles de l’Espagne musulmane sera
toujours tout sauf claire, mais l’obscurité n’est pas nécessairement
impénétrable. En particulier, il paraît raisonnable de conclure que des traits
qui paraissent avoir changé notablement dans cette region entre le début du
VIIIe et la fin du XIe siècle peuvent avoir été, au moins en partie, catalysés,
sinon causés, par la présence indubitable, dans cette region, de nombreux
locuteurs de langue romane venus à l’origine d’Afrique.

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