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Éducation et formation | Jean Bourdon, Claude Thelot
Croissance,
formation et
accumulation du
1
capital humain
Pierre Ralle
p. 203-219
Texte intégral
1 Depuis deux siècles, les économistes qui s’intéressent à
la croissance cherchent à comprendre pourquoi les
économies développées sont caractérisées par une
croissance de la production (graphique 1), qui n’a pas
simplement résulté d’une augmentation de la quantité
de travail mais aussi d’une hausse de la productivité
(graphique 2).
Graphique 1 : Le PIB français depuis 1870
À la recherche de la croissance
3 L’analyse de la croissance traite du long terme. Ceci
nécessite une définition : le long terme est le moment où
les effets de l’accumulation du capital jouent.
L’investissement n’est plus alors simplement un élément
de la demande, mais aussi (et surtout) un facteur
d’offre.
4 Les nouvelles théories de la croissance puisent une
large part de leurs idées dans des courants plus anciens
de la pensée économique : classiques, keynésiens,
néoclassiques. Ces courants sont abordés à partir d’une
question centrale : une croissance durable est-elle
possible ?
Les classiques
5 Fondateurs de l’économie politique moderne, les
auteurs classiques anglais ont aussi posé les premiers
jalons d’une théorie de la croissance. Smith et Ricardo
présentent tous deux la croissance économique comme
résultant de l’accumulation du capital, c’est-à-dire de la
quantité des instruments (« moyens de production
produits », selon Smith) à la disposition des travailleurs.
L’augmentation de la richesse par tête provient de celle
du capital par tête. Cependant, les classiques partagent
une vision plutôt pessimiste du long terme : la
croissance est destinée à disparaître progressivement, à
s’annuler dans un « état stationnaire ». La dynamique
économique peut être résumée de la façon suivante.
L’accumulation du capital entraîne une augmentation
de la demande de main-d’œuvre. Une quantité plus
grande de travailleurs induit une demande plus grande
de produits agricoles. Des nouvelles terres, moins
productives que les anciennes, sont mises en culture. Le
profit diminue jusqu’à atteindre le niveau auquel cesse
l’investissement : c’est l’état stationnaire. La croissance
disparaît car les rendements marginaux de la terre sont
décroissants.
6 Au-delà de cette représentation, un certain nombre de
remarques et d’intuitions des auteurs classiques
permettent d’anticiper un dépassement de la fatalité de
l’état stationnaire. Le premier de ces éléments est le
chapitre bien connu qui ouvre La Richesse des nations,
sur le thème de la division du travail. Smith avance
l’idée que la division du travail est une source de gains
de productivité : par l’économie faite sur les temps de
changement d’opération par un même individu, et
surtout par l’augmentation de l’expertise qui naît de la
spécialisation. Il s’agit non seulement de l’habileté à
mener une opération donnée, mais aussi de la capacité à
inventer des techniques et des outils plus spécialisés et
donc plus efficients. La division du travail « verticale »
est également soulignée : des « philosophes » peuvent
consacrer leurs efforts à améliorer les techniques de
l’industrie.
7 Le progrès technique est donc présent, mais il reste
cantonné dans une position périphérique. Il n’est pas
intégré à l’analyse globale de la croissance et n’est pas
invoqué pour éloigner la perspective de l’état
stationnaire. Ainsi, Ricardo, dans le chapitre qu’il
consacre au machinisme, ne s’intéresse qu’aux effets de
celui-ci sur l’emploi. La machine est vue comme
destructrice d’emploi, substituant le capital au travail, et
non comme source de gains de productivité. Ce sont
donc les effets de court terme du progrès technique qui
sont examinés et non les effets de long terme. Cela peut
se comprendre par l’objectif que Ricardo donnait à ses
réflexions théoriques : comprendre les conséquences
des lois sur le blé, qui, en restreignant les importations
en Angleterre, tendaient à augmenter la surface des
terres cultivées, et donc à réduire le profit.
8 Les conclusions de Marx rejoignent celles des
classiques. La croissance économique n’est pas un
phénomène durable. Mais l’analyse de Marx est sans
doute plus riche sur ce thème que celle des classiques.
D’une part, le déclin inéluctable de la croissance trouve
son origine dans des rendements d’échelle décroissants
dans l’industrie (hausse de la « composition organique
du capital ») et non dans l’agriculture. D’autre part,
Marx identifie et analyse le progrès technique comme
facteur de productivité. Mais celui-ci n’est pas suffisant
pour contrecarrer l’épuisement de la croissance.
Le passé compte
33 Le paragraphe précédent indique déjà que le passé peut
avoir une influence importante sur le niveau de
production et de revenu présent. D’autres mécanismes
peuvent renforcer encore cette influence.
34 Considérons le cas où le rendement marginal du capital
humain est très faible quand le niveau du capital
humain est très faible, très fort quand le niveau du
capital humain est moyen, puis retrouve un niveau
intermédiaire (par exemple, un rendement marginal
unitaire) ou faible. Il est alors possible qu’une économie
« pauvre » (c’est-à-dire ayant un faible niveau initial de
capital humain) ne puisse jamais se développer,
puisqu’elle ne pourra jamais atteindre un niveau tel que
la rentabilité marginale du capital humain soit élevée.
En revanche, une économie « riche » partant d’un
niveau initial de capital humain élevé (c’est-à-dire
supérieur au seuil où la rentabilité est fortement
croissante) aura une croissance endogène régulière. Une
situation voisine est modélisée par Azariadis et Drazen
(1990).
35 Un exemple caricatural permet d’illustrer ce
mécanisme. Imaginons que l’apprentissage de la lecture
nécessite 26 jours de travail consécutifs (1 pour chacune
des lettres de l’alphabet). Supposons, de plus, que la
rémunération d’un salarié ne dépende que du fait qu’il
sache ou non lire (et non du nombre de lettres qu’il
connaît). Nous sommes dans un monde où le rendement
marginal du capital est d’abord nul (les 25 premiers
jours de formation ne rapportent rien) puis fortement
croissant (le 26e jour on sait lire et on passe dans la
catégorie des salariés « qualifiés »). Seules les personnes
pouvant ne pas travailler 26 jours (donc disposant d’une
épargne suffisante pour leur permettre de subvenir à
leurs besoins pendant cette période) peuvent apprendre
à lire. Pour ceux qui n’ont pas cette épargne, la
possibilité d’apprendre à lire est exclue. Ainsi une
personne ne pouvant s’arrêter de travailler que 13 jours
n ’ apprend pas à lire « à moitié » et sa rémunération
sera la même que celle qu’elle avait auparavant. Elle est
donc dans une « trappe » dont elle ne peut sortir sans
aide.
Conclusions
40 Une première conclusion a trait aux avancées des
nouvelles théories par rapport aux représentations
antérieures. Les nouvelles théories sont, par certains
aspects, assez proches de Domar et Harrod. D’une part,
elles considèrent que les rendements d’échelle sont
constants. D’autre part, les problèmes de coordination
sont réintroduits dans les nouvelles théories, pour
lesquelles l’équilibre décentralisé peut être sous-
optimal. Il ne s’agit pas d’une instabilité de l’équilibre,
comme pour Domar et Harrod, mais le message général
est identique : le marché ne régule pas parfaitement les
mécanismes d’accumulation. Par d’autres aspects (en
particulier la formation du progrès technique), les
nouvelles théories s’inspirent de Schumpeter ou de
Kaldor.
41 Selon les nouvelles théories, le capital immatériel (donc
le capital humain) est un facteur de croissance. En soi, il
n’y a là rien de nouveau et les théories antérieures le
soulignaient déjà. Ainsi, dans le modèle de Solow, la
croissance provient, d’une part, de l’augmentation de la
population active (la quantité de capital humain est liée
au nombre de personnes actives) et, d’autre part, de
l’accroissement de l’efficacité de la combinaison
productive (ce qui peut s’interpréter par l’accroissement
de la « qualité » du capital humain). Cependant,
contrairement aux anciennes théories, les nouvelles
analysent les fondements économiques de la formation
du capital humain. Dans les années 1950 et 1960, Solow
étudiait comment la croissance économique et la
formation du capital humain étaient liées tandis que
Becker se penchait sur les raisons économiques de
l’accumulation du capital humain. En reliant ces deux
approches, on trouve naturellement un modèle de
croissance économique endogène, où le capital humain
joue un rôle fondamental.
42 Une deuxième conclusion a trait aux conseils de
politique économique que l’on peut tirer des nouvelles
théories. Celles-ci doivent être interprétées
prudemment, ne serait-ce que parce que la macro-
économie travaille sur des agrégats. En matière de
dépenses publiques (telles celles affectées à l’éducation
ou à la formation), la mesure directe de la production
est difficile. On fait, dans les modèles, l’hypothèse que la
dépense est efficace. Il serait trompeur d’arguer de ces
résultats théoriques pour assigner à une politique
d’enseignement ou de recherche des objectifs purement
quantitatifs, sans veiller dans le même temps à réunir
les conditions de l’efficacité microéconomique (Hénin et
Ralle, 1994).
43 On peut cependant esquisser quelques règles qui font
dépendre l’intervention publique du type d’extemalité
et du type d’information dont dispose l’ État. Il est ainsi
légitime que la recherche fondamentale soit financée
par des fonds publics. Ce type de recherche est en effet
d’une rentabilité économique incertaine et lointaine. En
ce qui concerne la recherche appliquée, le rôle de la
puissance publique est plutôt de créer les conditions
d’une reconnaissance des droits de la propriété
intellectuelle. En effet, la « fabrication » d’extemalités
est (au moins en partie) coûteuse. En pratique, la
distinction entre recherche fondamentale et recherche
appliquée n’est cependant pas toujours aisée à établir.
44 En ce qui concerne l’éducation, l’existence d’extemalités
ne peut justifier à elle seule un financement
entièrement public : une part des gains de formation est
réalisée par les agents qui se forment. Mais par ailleurs,
même en l’absence d’extemalités, une intervention
publique se justifierait. Ainsi, l’accès des plus pauvres
aux marchés financiers (afin de trouver le financement
d’une formation) n’est sans doute pas ce qu’il serait
dans un marché « parfait » ! Et cette imperfection
légitime l’intervention publique.
45 Une troisième conclusion est liée à l’existence possible
de plusieurs équilibres. L’équilibre qui se réalise dépend
alors de la manière dont les agents privés coordonnent
leurs anticipations, laquelle est influencée par les
institutions. Quelles institutions déterminent le meilleur
équilibre économique ? On touche là les limites de
l’approche économique de la croissance économique. La
croissance dépend aussi, dans le long terme, de facteurs
institutionnels.
Bibliographie
Bibliographie
Abromovitz, M. (1986), « Catching Up, Forging Ahead, and
Falling Behind », Journal of Economie History, juin.
phénin,
P.-Y. et Ralle, P. (1994), « Les nouvelles théories de
la croissance : quelques apports pour la politique
économique », Revue économique, hors série, 75-100.
Annexes
1896-1929 0.35
1929-1951 0.30
1951-1973 0.40
1973-1979 0.70
1979-1984 0.70
Dubois (1985)
Auteur
Pierre Ralle
Sous-directeur à la direction de la
Recherche, des études, de
l’évaluation et des statistiques du
ministère de l’Emploi et de la
Solidarité, était au moment de la
rédaction de ce texte, rapporteur
au conseil supérieur de l’emploi,
des revenus et des coûts (CSERC). Il
a participé à la lecture renouvelée
des théories de la croissance
économique, celles-ci mettant en
avant le facteur éducatif en
relation avec les performances
économiques.
© CNRS Éditions, 1999
Éducation et formation