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ACTES D'ÉCRITURE : QUAND ÉCRIRE C'EST FAIRE

Béatrice Fraenkel

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Éditions de la Maison des sciences de l'homme | « Langage et société »

2007/3 n° 121-122 | pages 101 à 112


ISSN 0181-4095
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ISBN 9782735111022
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2007-3-page-101.htm
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Pour citer cet article :


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Béatrice Fraenkel, « Actes d'écriture : quand écrire c'est faire », Langage et société
2007/3 (n° 121-122), p. 101-112.
DOI 10.3917/ls.121.0101
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QUAND¬ÏCRIRE¬CEST¬FAIRE

"ÏATRICE¬&RAENKEL
%(%33
FRAENKEL CLUB INTERNETFR

« L’équipe dont je faisais partie cette nuit-là circulait dans la voiture de


Pierre-Antoine – une Renault pourrie, de faible cylindrée – et devait
opérer dans le centre-ville. Jean-Noël était au volant – c’était un excel-
lent conducteur, rapide et sûr –, Ginette faisait le guet, Gabriel et moi
badigeonnions. Dans ce domaine – le badigeon –, j’étais moi-même
assez intransigeant, mais ce n’était rien à côté de Gabriel, qui apportait
à la moindre inscription murale le même soin que s’il se fût agi des
fresques de la chapelle Sixtine. Ce perfectionnisme avait l’avantage de
donner lieu à d’irréprochables badigeonnages – et les masses étaient
toujours plus sensibles à ce qui traduisait de l’application et du doigté
– et l’inconvénient de nous retarder. Il était impossible de soustraire
Gabriel à son ouvrage tant il estimait pouvoir l’améliorer. Nous venions
de terminer un travail particulièrement soigné, en recouvrant de slogans
aux lettres impeccablement tracées, d’une belle couleur rouge, la mairie
de M., lorsque nous avons été repérés par une voiture de patrouille de la
police. » (Rolin 1996 : 46-47)

¬!CTES¬DE¬LANGAGE¬ET¬ACTE¬DÏCRITURE¬¬SLOGANS¬ET¬GRAFFITIS
Partons de cette scène fort suggestive qui a le mérite de poser d’emblée
les éléments dont nous allons débattre. Nous sommes en janvier 1970,
au sein d’un groupe de militants maoïstes, en banlieue parisienne, à

© Langage et société n° 121-122 – septembre décembre 2007


102 BÉATRICE FRAENKEL

M. Cette nuit-là, l’équipe a décidé de couvrir les murs « d’injonctions


trilingues à la séquestration des patrons », c’est-à-dire d’écrire le slogan
« On a raison de séquestrer les patrons » en français, arabe et portugais,

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langues majoritaires dans les usines du quartier. Selon Rolin, la tournure
« On a raison de… » avait été préférée à la forme plus classique « Il faut
séquestrer les patrons », car elle sonnait alors maoïste, plus proche des
traductions du chinois livrées par Pékin-Informations.
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Écrire des graffitis politiques fait partie du « répertoire d’action collec-


tive » (Tilly 1986 : 541) de nombreux groupes militants, en particulier
de ceux qui se situent aux frontières de la légalité. Les énoncés graffités
dans ces circonstances appartiennent souvent au genre très général du
slogan1. Ils répondent à des normes lexicales, syntaxiques, sémantiques
et rhétoriques qui ne sont pas explicites et instituées, mais n’en sont pas
moins réglées par une mémoire activiste et des pratiques d’imitation de
modèles connus (Branca-Rosoff 2007).
Ces slogans se présentent souvent comme des actes de langage : mot
d’ordre, revendications, exhortation, protestation, dénonciation, etc.
L’énoncé badigeonné sur les murs de la mairie, « On a raison de séquestrer
les patrons », en est un bon exemple. Il s’agit d’une exhortation formulée,
certes, d’une manière inhabituelle mais qui appartient nettement à la
catégorie des exercitifs comme la nomme Austin : « Il y a exercitif, écrit
le philosophe, lorsqu’on formule un jugement (favorable ou non) sur une
conduite ou sur sa justification. Il s’agit d’un jugement sur ce qui devrait
être plutôt que sur ce qui est : on préconise ce qui devrait être plutôt qu’on
apprécie une situation de fait » (Austin 1970 : 157). Le slogan présente
à la fois un énoncé et une action (Austin 1962 : 273).
À ce stade de l’analyse, le fait que l’énoncé soit écrit plutôt que proféré
(dans une manifestation par exemple) ne compte pas. Il est d’ailleurs
probable que cet énoncé, comme la majorité des slogans politiques, ait
été utilisé à l’oral comme à l’écrit2.
Mais la description que nous offre Rolin d’un « cours d’action » typique
de la vie militante d’un groupe maoïste français pendant l’hiver 1969-
1970, nous semble révéler qu’au-delà de l’acte de langage impliqué dans
l’écriture du slogan, c’est surtout à une « action d’écriture » que l’on a
affaire. L’accent mis sur l’acte graphique lui-même, le badigeonnage,

1. Le slogan ne semble pas avoir fait l’objet de nouveaux travaux d’ampleur. Pour les tra-
vaux plus anciens, on pourra consulter la bibliographie de M. Pires, ici même. La chan-
son politique, quant à elle, a été brillamment revisitée par J. Cheyronnaud (2002).
2. En mai 1968, la première affiche sortie de l’Atelier des Beaux-arts reproduisait le slogan
« Usines, Universités, Union » scandé dans les manifestations (Fraenkel à paraître).
ACTES D’ÉCRITURE : QUAND ÉCRIRE C’EST FAIRE 103

souligne l’importance, souvent négligée, de ce que l’on pourrait nommer


la force graphique de l’inscription. C’est bien le fait de s’appliquer, de
tracer les lettres rouges « impeccablement » qui compte ici autant, voire

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plus, que le slogan lui-même. De plus, en traçant leurs belles lettres sur
le mur de la Mairie et non sur un quelconque support, les militants
accomplissent un acte de bravoure qui donne à l’écrit une valeur et une
force spécifiques. Ainsi, l’énoncé se présente-t-il avant tout comme une
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inscription exceptionnelle, valant en tant que telle.


Partant de ce premier exemple, nous ferons l’hypothèse qu’un certain
nombre de situations auxquelles sont confrontés les chercheurs – socio-
linguistes mais beaucoup plus largement sociologues, anthropologues
et historiens – présentent des caractéristiques analogues à celle-ci. Ces
situations se caractérisent par le fait qu’un acte d’écriture est joint à un
acte de langage, que cet acte d’écriture n’est pas simplement un acte de
scription car il affecte l’énoncé d’une valeur spécifique.
En introduisant la notion d’acte d’écriture nous posons aussi l’hypo-
thèse générale qu’en écrivant, nous réalisons éventuellement des actions
d’écriture, spectaculaires ou non, et qu’il est possible de considérer
l’ensemble de ces actions au sein d’une anthropologie pragmatique de
l’écrit.

¬0RATIQUES ¬ACTIONS¬ET¬ACTES¬DÏCRITURE
Quel programme cette anthropologie des actes d’écriture peut-elle se don-
ner ? Il va de soi que la priorité est à l’identification et l’analyse des actes et
actions d’écriture. Quels sont-ils ? Peut-on distinguer, sinon des catégories,
au moins des familles d’actes ? Comment les repérer, les saisir, en produire
une description pertinente ? Que nous apprennent-ils sur nos pratiques de
la langue écrite et plus généralement sur nos pratiques langagières ? Nous
nous attacherons ici à traiter seulement et modestement de la première
question qui soulève à elle seule d’importants problèmes3.
Revenons à l’exemple que nous donne Rolin. L’acte d’écriture qu’il
met en scène est pris dans une action plus large. C’est un travail d’équipe,
organisé où chacun tient son rôle, il faut conduire la voiture, guetter et
graffiter. Les contraintes qui pèsent sur les acteurs sont nombreuses et
parfois contradictoires, il faut aller vite mais il faut aussi prendre le temps
d’écrire de belles lettres. Nous sommes face à une scène d’écriture précise
que l’on peut interpréter comme une situation de travail.

3. Cette question est au programme du séminaire que nous animons à l’EHESS depuis
2004.
104 BÉATRICE FRAENKEL

L’acte de graffiter peut se décliner de bien d’autres manières. Entre le


tagueur du métro, le fan de Lady Di déposant son message sur le parapet
du Pont de l’Alma et notre équipe de militants, les situations varient

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fortement, les inscriptions aussi. Il reste cependant des points communs
à toutes ces situations et l’on peut considérer a priori que « graffiter » est
un acte d’écriture typique.
Une autre scène, relevant de la « même sphère d’activité », celle de l’action
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politique, permet de compléter l’analyse. Il s’agit d’un extrait du témoignage


d’un militant parisien de mai 684 : « Je me souviens de cette inscription
qu’on avait mise sur le mur de la Poste de la rue des Archives : « À bas le vieux
monde ! », je la regardais et je croyais que le vieux monde allait disparaître
parce qu’on l’avait écrit. On avait une idée biblique de la parole ! ».
Ici, la scène n’est plus décrite du point de vue du scripteur et de l’acte
graphique, mais du point de vue du passant. C’est une scène de lecture
qui rend compte, elle aussi, d’un acte. L’énoncé est toujours un slogan,
un acte de langage typique – de nouveau un exercitif –, mais ce qui est
pointé par le récit c’est la force particulière que revêt la lecture quasiment
contemplative de cette inscription, installée dans l’espace public. Ce n’est
pas uniquement le message qui porte la force de l’énoncé, même s’il en est
constitutif, c’est bien son affichage, son exposition. Comment qualifier
cette scène par rapport à la précédente ? En quoi lui est-elle liée ?
Le recours à la théorie des actes de langage d’Austin nous propose le
concept d’acte perlocutoire c’est-à-dire l’acte suscité par l’acte de langage,
ses conséquences. La scène de lecture décrit les effets de l’inscription sur
le lecteur, les effets produits par l’énoncé affiché d’une certaine façon à
un certain endroit.
Contrairement au récit du badigeonnage de la Mairie, l’accent est mis
ici non sur la production mais sur la réception, et plutôt que la lecture sur
sa vue : « je la regardais ». On comprend que la signification de l’énoncé
« À bas le vieux monde ! » est transformée par le fait qu’il est intégré à
l’environnement, plus précisément par le fait qu’il dure, qu’il s’impose
quotidiennement à la vue du passant. La permanence de l’inscription
suggère au militant que l’énoncé peut se réaliser. On peut dire que le
graffiti politique atteint ici un de ses objectifs, persuader.
On conclura de l’examen de ces deux scènes qu’il existe bien une
famille d’actes d’écriture, « graffiter », dont nous n’avons évoqué qu’une
des situations typiques. Actions et actes d’écriture donnent à voir des
pratiques situées. Les analyser du point de vue de leur singularité énon-

4. Cf. Jean-Pierre Le Goff 2006 : 76-77).


ACTES D’ÉCRITURE : QUAND ÉCRIRE C’EST FAIRE 105

ciative, des aléas de leur exécution donne accès aux interventions et aux
inventions des acteurs, des scripteurs. La notion englobante et floue de
« pratiques d’écriture » retrouve une certaine fraîcheur sémantique. Nos

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graffiteurs en acte transforment l’environnement, ils remodèlent l’espace
public comme espace d’influence.
À ce point de notre exposé, il paraît souhaitable d’étendre l’identifica-
tion des actes d’écriture à d’autres types de situations, moins spectaculaires.
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En effet, on peut dire que tout graffiti, par définition, non seulement
exhibe ses caractéristiques graphiques mais aussi qu’il témoigne d’une per-
formance d’écriture. La sui-référentialité ostentatoire du graffiti pourrait
nous abuser et nous faire prendre pour des actes d’écriture ce qui finale-
ment ne serait qu’une exploitation extrême du régime de publication qu’est
l’affichage. Or, nous savons qu’une grande majorité d’écrits présentent des
graphies ordinaires, sans aspérités et sont produits selon des routines éprou-
vées. Notre hypothèse doit donc être passée au crible de ces écritures « sans
qualité ». Hormis les pratiques d’écriture graffitiques, exceptionnelles et
relativement marginales, qu’en est-il des situations d’écriture au quotidien ?
Peut-on y déceler des actes d’écriture courants et lesquels ?

¬0ANNEAUX ¬ÏCRITEAUX¬
LÏTIQUETAGE¬COMME¬ACTE¬DÏCRITURE
Nous partirons de nouveau d’écritures urbaines, mais cette fois-ci d’écrits
normatifs en suivant le choix fait par Austin (1991 : 83) qui mentionne
dans ses conférences le cas des écriteaux. On se souvient de l’exemple des
panneaux « Virages » ou « Virages Dangereux » installés sur la chaussée
qu’il analyse minutieusement. Pour le philosophe, ces énoncés abrégés,
rédigés dans « un langage primitif constitué d’énonciations d’un seul
mot » (Austin 1991 : 92), sont des avertissements, des actes de langage
appartenant de nouveau à la catégorie des exercitifs. Le monde de la
signalétique routière est rempli d’avertissements de ce type.
Ailleurs, Austin mentionne un autre cas : « Même le mot “Chien” à
lui seul, peut parfois (au moins en Angleterre, pays pratique et peu poli)
tenir lieu de performatif explicite et formel : on effectue par ce petit mot
le même acte que par l’énoncé “Je vous avertis que le chien va nous atta-
quer” » (Austin 1970 : 274).
Or, ces remarques apparemment banales, ont déclenché une vive critique
de la part de Benveniste qui refuse à l’énoncé « Chien » et à tous les écrits
de ce type, le statut d’acte de langage : « (…) “Chien” ou “chien méchant”,
écrit-il, peut bien être interprété comme un avertissement, mais c’est néan-
moins tout autre chose que l’énoncé explicite “je vous avertis que… ”.
106 BÉATRICE FRAENKEL

L’écriteau est un simple signal : à vous d’en tirer la conclusion que vous vou-
drez quant à votre comportement. Seule la formule“ je vous avertis que… ”
(supposée produite par l’autorité) est performative d’avertissement5. »

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Le refus est sans appel et l’on ne peut qu’être surpris par une telle
virulence. En fait, et comme l’a bien vu Searle, le désaccord de Benveniste
dévoile un refus beaucoup plus profond : il s’agit tout simplement de
faire barrage à la théorie des actes illocutionnaires et de cantonner aux
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seuls performatifs explicites la capacité de faire. Par ce geste, Benveniste


attribue la force des actes de langage à l’emploi des unités qui constituent
l’appareil formel de l’énonciation (ici le « je » et le temps présent). Pour
lui, ce sont ces unités qui permettent l’action parce qu’elles sont sui-réfé-
rentielles, c’est-à-dire qu’elles ont la particularité de référer à la situation
d’énonciation (Searle 1972 : 17-19). Refuser aux énoncés dépourvus
d’expressions sui-référentielles le statut d’acte de langage, c’est refuser à
l’énonciation un rôle majeur dans la constitution de la signification. Pour
Searle, c’est refuser de sortir de la linguistique saussurienne et surtout de
la dichotomie langue/parole.
Le débat entre Austin, Benveniste et Searle ne tient aucun compte
du fait que les énoncés analysés sont écrits et figurent sur des écriteaux
posés en certains lieux. Si l’acte de langage est au centre des analyses, il
n’est jamais pensé comme acte d’écriture. Or, la signification des énoncés
dépend étroitement de la « mise en place » de l’énoncé, de l’objet sur
lequel il est écrit, du lieu où il est posé. L’acte de langage, l’avertissement,
est aussi acte d’écriture : il faut distinguer ces deux actes et insister sur
le fait que le lieu qui reçoit l’écriteau est transformé. Dans le cas de
« Chien méchant », la maison dont le portail s’orne de cette pancarte
devient une maison interdite, protégée. C’est par l’attachement de la
pancarte à « ce » lieu que se réalise l’acte, exactement comme le panneau
« Pelouse interdite » ou l’inscription « défense d’afficher » modifient le
statut des sites où ils apparaissent. La qualification nouvelle de ces sites,
entraînant notamment le fait qu’ils soient protégés par la loi avec toutes
les conséquences que cela implique pour les usagers, relève des effets, des
conséquences de l’acte d’écriture.
Loin d’être anodins, ces actes appartiennent à une catégorie plus vaste,
que le verbe « étiqueter » pourrait désigner. De même que « graffiter » ras-
semble une variété d’actes d’écriture et peut être considéré comme une caté-
gorie majeure, « étiqueter » pourrait désigner une autre famille d’actes.

5. Benveniste ([1963]1976), « La philosophie analytique et le langage », dans Problèmes


de linguistique générale tome I, p. 275-276.
ACTES D’ÉCRITURE : QUAND ÉCRIRE C’EST FAIRE 107

Deux recherches récentes ont donné à cette famille d’actes une pre-
mière existence scientifique. Celle de Bosredon tout d’abord qui a posé
les bases d’une « théorie pragmatique de l’étiquetage ». Prenant comme

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point de départ les titres de tableaux, il formule une question très géné-
rale : « qu’est-ce qu’un nom qu’on accroche à son porteur ? ». Nous ne
sommes plus ici dans le cadre d’actes de langage de type exercitifs mais
d’actes de dénomination. D’un point de vue linguistique, les étiquettes
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des tableaux ressemblent aux écriteaux car elles affichent le nom de leur
porteur, seul, en dehors de toute proposition. Elles se présentent comme
des énoncés abrégés formés souvent d’un mot unique – « L’angélus »,
« Guernica » – proches en cela du « langage primitif » qu’Austin pensait
reconnaître dans les énoncés comme « Chien » ou « Virage dangereux ».
Ce sont des « nominations indépendantes6 » d’un contexte linguistique
dont Geach, le premier a élaboré le modèle : « On peut utiliser un nom
(name) en dehors du contexte d’une phrase simplement pour donner
un nom (name) à quelque chose – pour prendre en compte la présence
de cette chose. Cet acte de nomination n’est pas bien entendu une pro-
position et si nous pouvons dire qu’il est valide ou non valide, nous ne
pouvons pas dire s’il est vrai ou faux ».
Pour rendre compte du fonctionnement de ces énoncés-étiquettes très
particuliers que sont les cartouches des tableaux, énoncés sans syntaxe et
qu’on ne peut véritablement énoncer, Bosredon est obligé de considérer
le rôle central joué par les « sites d’étiquetage » : « Ces sites sont en effet
caractérisés par une sorte de performativité écrite… »7 note-t-il. Il s’agit
pour lui de clarifier le rôle joué par la situation de contiguïté entre l’écrit
et le tableau, soit par une relation spatiale. Pour l’auteur, si l’étiquette est
comprise comme le nom propre d’un tableau ou d’un individu (médaille)
ou d’une rue ou d’un produit, c’est parce qu’il y a coprésence de l’écrit
et de l’objet et surtout parce que l’écrit est posé d’une certaine façon à
côté de ou sur l’objet.
L’analyse de Bosredon, même si elle ne s’arrête pas outre mesure sur la
question des sites, a le grand mérite de ne pas esquiver le rôle des données
environnementales. Nous pouvons grâce à son analyse très serrée de l’étique-
tage, mieux contraster les deux familles d’actes d’écriture, graffiter et étiqueter,
d’un point de vue pragmatique et, à l’intérieur de la famille des actes d’étique-
tage, mieux distinguer les variations (enseignes, titres, légendes, etc.).

6. Geach P.T. (1962), Reference and Generality, Ithaca et London, Cornell University
Press, p. 25-26, cité et traduit par Bosredon (1997 : 31).
7. Bosredon B. (1997 : 42).
108 BÉATRICE FRAENKEL

L’enquête menée par Latour et Hermand8 sur la signalétique de Paris,


en particulier l’étude consacrée à la pose des plaques de rues, est d’une
toute autre nature. Considérant le travail du service de la Voirie, suivant

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ses agents dans leurs tournées, puis remontant jusqu’aux divers services
administratifs impliqués en amont, le Parcellaire, le Service technique de
la Documentation foncière, le service de la Nomenclature, etc., les auteurs
font apparaître le vaste réseau d’écritures et d’acteurs qui conduit à la pose
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d’une plaque dans la rue Huysmans à Paris. En traitant l’étiquetage des


rues pour ce qu’il est, à savoir un travail, il devient possible de sortir d’une
approche éthérée de l’énonciation. L’on voit se dessiner des « cours d’ac-
tion » exactement comme le témoignage littéraire de Rolin faisait apparaître
les circonstances du badigeonnage d’une Mairie. C’est à une ethnographie
des pratiques d’écriture que nous sommes conviés. L’acte d’étiqueter prend
alors une dimension nouvelle, il ne renvoie plus uniquement à l’exposition
d’un énoncé dans une rue, mais à une parcelle d’un dispositif beaucoup
plus vaste destiné à gérer les écrits de la ville. L’acte d’étiqueter les rues
considéré au sein de pratiques d’écriture administratives et politiques
retrouve, dans cette étude, sa profondeur sociologique et historique.
La prise en compte de ces deux recherches, l’une centrée sur la
construction de la signification d’une étiquette, l’autre sur l’effectuation
de sa pose, peut illustrer le type d’anthropologie que l’identification des
actes d’écriture requiert. Il s’agit bien de tenir les deux bouts : celui du
lecteur et du scripteur et de mêler approche ethnographique et analyse
pragmatique.

¬³VÏNEMENTS¬ET¬ACTES¬DÏCRITURE¬¬
LA¬SIGNATURE¬COMME¬ACTE¬DÏCRITURE
Mentionnons enfin l’enquête que nous avons menée sur les écrits qui
ont envahi la ville de New York après les attentats du 11 septembre 2001
(Fraenkel 2002). L’installation dans l’espace public de milliers d’autels
faits d’écrits divers – panneaux, feuilles de papiers, banderoles, billets, etc.
–, de fleurs et de bougies nous oblige à nous interroger sur des actes dont
la dimension est telle que l’on pourrait parler d’« événements » d’écriture.
La création de « sites » où l’on se rassemble pour écrire, lire en silence et
tout simplement être ensemble dans un environnement saturé d’écrits
pose des questions délicates. Il est évident qu’en écrivant dans ces sites
et en s’y tenant, chacun accomplit un acte particulier dont les effets sont
d’un ordre émotionnel, intersomatique (2002). Comment qualifier ces

8. Latour B. & Hermant E. (1998 : 27-35).


ACTES D’ÉCRITURE : QUAND ÉCRIRE C’EST FAIRE 109

actes-là ? Comment prendre en compte ces formes nouvelles de réactions


aux catastrophes et à leurs commémorations qui impliquent des pratiques
d’écriture encore peu travaillées, des effets difficiles à élucider ?

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À New York, en septembre 2001, des milliers, peut-être des millions de
citadins ont déposé qui un message, qui une signature, qui une lettre dans
de multiples lieux de la ville. Cette écriture à l’unisson qui reste cependant
individuelle car chacun écrit de sa main, est faite d’innombrables actes de
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langage et d’écriture qui, pris chacun séparément, n’ont pas grande signi-
fication. L’analyse de plusieurs sites montre que les énoncés sont répétitifs,
convenus (« God Bless America »), souvent réduits, eux aussi, à un mot
ou à une formule toute faite. C’est la constitution d’un écrit à l’échelle de
la ville entière, qui porte la valeur de ces actes d’écriture. On peut donc
considérer que la force performative des écrits de New York est fondée sur
la dispersion des écrits, qu’elle est distribuée à tous les scripteurs.
En décrivant un événement comme celui-là, on ne peut éviter de s’in-
terroger sur la place plus générale de l’énonciation à plusieurs en matière
d’écrits. Nous avons proposé d’appeler « polygraphie » cette modalité
énonciative typique de certains actes d’écriture. Là encore, il faut dépasser
le cadre de la théorie des actes de langage qui se contente des distinctions
proposées par le système des pronoms personnels. Les écrits de New York
ne sont pas les seuls à proposer des situations où le sujet de l’énonciation
n’est pas confiné à une personne. Bien au contraire, nous pensons avoir
montré (Fraenkel 1992) que la plupart des actes juridiques écrits qui sont,
d’un point de vue historique, parmi les formes les plus anciennes d’énon-
ciation performative, rendent obligatoire la co-présence de plusieurs per-
sonnes énonçantes. Pour valider un acte solennel de chancellerie, il faut
la signature du roi, celle du chancelier et celle du bénéficiaire de l’acte,
parfois une liste de témoins apparaît. Plus classiquement, deux signataires
sont nécessaires : celle de l’auteur de l’acte, c’est-à-dire l’autorité qui en
est le garant (le chancelier, le notaire etc.), et celle de l’auteur de l’action,
celui qui agit (le testateur, le vendeur etc.). C’est la valeur conjointe des
deux signatures qui confère à l’acte sa validité9. On peut dire que l’auteur
de ce type d’actes est bicéphale.
L’écart fondamental entre signataire et personne grammaticale est
linguistiquement marqué. La signature est un énoncé isolé, hors phrase
et non prononçable. Elle se rapproche de ce point de vue des énoncés

9. Les signatures scientifiques offrent à l’analyse de multiples exemples de signatures à


plusieurs qui obligent à reconsidérer en profondeur les notions d’auteur et d’auctoria-
lité. Cf. D. Pontille 2004.
110 BÉATRICE FRAENKEL

d’étiquetage, les « nominations indépendantes », analysés par Bosredon


et des énoncés d’écriteau d’Austin. Comme les étiquettes, la signature
entretient avec les coordonnées spatiales de l’énonciation une relation

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singulière. L’endroit où elle est apposée, la relation de contiguïté qu’elle
entretient avec d’autres signatures et avec le texte participent directement
de sa signification et de sa force performative. Là encore, la notion de
site proposée par Bosredon peut être adaptée aux réalités documentaires.
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Enfin, la signature a le pouvoir de transformer le support sur lequel elle


est apposée. Il change de qualité, il devient un document attribué, pourvu
d’un auteur, validé et dans le cas des actes juridiques, authentiqué.
Mais, et pour revenir à notre tout premier exemple, celui des actes de
graffiti, la signature est aussi un acte d’écriture dont le tracé est significatif.
Dans la mesure où la sui-référentialité la caractérise – en signant je m’auto-
désigne –, on peut comprendre qu’aussi bien Austin que Benveniste en
ont fait un équivalent du « je », première personne du singulier. C’était
une façon de se débarrasser de l’écrit, de l’assimiler à l’oral, d’en neutraliser
les différences (Fraenkel 2006). Et sans doute d’éviter d’intégrer à l’analyse
des actes de langage une nouvelle composante extralinguistique.
Pour mieux analyser les pratiques de signature, pour éviter de les rédui-
re à une gesticulation graphique assimilable au « je » prononcé à l’oral
et ainsi de nier implicitement la force performative de l’acte de signer, il
convient d’isoler une famille d’acte d’écriture dont le verbe « signer » serait
l’acte de référence. Une telle catégorie ouvrirait à l’examen des formes de
personnes susceptibles d’agir en écrivant. On peut craindre d’ouvrir alors
une boîte de Pandore, car nous serions obligé de prendre en compte des
êtres aussi étranges que les personnes morales, les villes par exemple, qui
ont été constamment évoquées dans ce texte.

Nous ne voudrions cependant pas achever ce parcours, en laissant à


penser que les actes d’écriture sont des actes citadins par définition. La
polygraphie possède bien d’autres formes que celles d’entités collectives,
d’équipe énonciative ou de sujets pluriels. Chaque scripteur est sans doute
un polygraphe au sens que nous venons de définir. De plus, nombre
d’actes d’écriture sont présents dans nos activités de bureau, domestiques
ou laborieuses. La connaissance de ces actes a été au cœur des travaux de
la génétique textuelle qui explore depuis des années les moindres détails
des manuscrits des écrivains. Il faut les reprendre et en décrire la valeur
opératoire en dehors des sentiers de la création littéraire, porter plus
finement l’attention sur les situations de travail qui forment le quotidien
de nombreux métiers de l’écrit.
ACTES D’ÉCRITURE : QUAND ÉCRIRE C’EST FAIRE 111

2ÏFÏRENCES¬BIBLIOGRAPHIQUES

Austin J.L. (1962), « Performatif-Constatif », in La philosophie analytique,


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112 BÉATRICE FRAENKEL

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