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3000 7364 1 SP
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Béatrice Fraenkel
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Éditions de la Maison des sciences de l'homme | « Langage et société »
ISBN 9782735111022
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2007-3-page-101.htm
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¬!CTES¬DE¬LANGAGE¬ET¬ACTE¬DÏCRITURE¬¬SLOGANS¬ET¬GRAFFITIS
Partons de cette scène fort suggestive qui a le mérite de poser d’emblée
les éléments dont nous allons débattre. Nous sommes en janvier 1970,
au sein d’un groupe de militants maoïstes, en banlieue parisienne, à
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langues majoritaires dans les usines du quartier. Selon Rolin, la tournure
« On a raison de… » avait été préférée à la forme plus classique « Il faut
séquestrer les patrons », car elle sonnait alors maoïste, plus proche des
traductions du chinois livrées par Pékin-Informations.
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1. Le slogan ne semble pas avoir fait l’objet de nouveaux travaux d’ampleur. Pour les tra-
vaux plus anciens, on pourra consulter la bibliographie de M. Pires, ici même. La chan-
son politique, quant à elle, a été brillamment revisitée par J. Cheyronnaud (2002).
2. En mai 1968, la première affiche sortie de l’Atelier des Beaux-arts reproduisait le slogan
« Usines, Universités, Union » scandé dans les manifestations (Fraenkel à paraître).
ACTES D’ÉCRITURE : QUAND ÉCRIRE C’EST FAIRE 103
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plus, que le slogan lui-même. De plus, en traçant leurs belles lettres sur
le mur de la Mairie et non sur un quelconque support, les militants
accomplissent un acte de bravoure qui donne à l’écrit une valeur et une
force spécifiques. Ainsi, l’énoncé se présente-t-il avant tout comme une
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¬0RATIQUES¬ACTIONS¬ET¬ACTES¬DÏCRITURE
Quel programme cette anthropologie des actes d’écriture peut-elle se don-
ner ? Il va de soi que la priorité est à l’identification et l’analyse des actes et
actions d’écriture. Quels sont-ils ? Peut-on distinguer, sinon des catégories,
au moins des familles d’actes ? Comment les repérer, les saisir, en produire
une description pertinente ? Que nous apprennent-ils sur nos pratiques de
la langue écrite et plus généralement sur nos pratiques langagières ? Nous
nous attacherons ici à traiter seulement et modestement de la première
question qui soulève à elle seule d’importants problèmes3.
Revenons à l’exemple que nous donne Rolin. L’acte d’écriture qu’il
met en scène est pris dans une action plus large. C’est un travail d’équipe,
organisé où chacun tient son rôle, il faut conduire la voiture, guetter et
graffiter. Les contraintes qui pèsent sur les acteurs sont nombreuses et
parfois contradictoires, il faut aller vite mais il faut aussi prendre le temps
d’écrire de belles lettres. Nous sommes face à une scène d’écriture précise
que l’on peut interpréter comme une situation de travail.
3. Cette question est au programme du séminaire que nous animons à l’EHESS depuis
2004.
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fortement, les inscriptions aussi. Il reste cependant des points communs
à toutes ces situations et l’on peut considérer a priori que « graffiter » est
un acte d’écriture typique.
Une autre scène, relevant de la « même sphère d’activité », celle de l’action
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ciative, des aléas de leur exécution donne accès aux interventions et aux
inventions des acteurs, des scripteurs. La notion englobante et floue de
« pratiques d’écriture » retrouve une certaine fraîcheur sémantique. Nos
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graffiteurs en acte transforment l’environnement, ils remodèlent l’espace
public comme espace d’influence.
À ce point de notre exposé, il paraît souhaitable d’étendre l’identifica-
tion des actes d’écriture à d’autres types de situations, moins spectaculaires.
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En effet, on peut dire que tout graffiti, par définition, non seulement
exhibe ses caractéristiques graphiques mais aussi qu’il témoigne d’une per-
formance d’écriture. La sui-référentialité ostentatoire du graffiti pourrait
nous abuser et nous faire prendre pour des actes d’écriture ce qui finale-
ment ne serait qu’une exploitation extrême du régime de publication qu’est
l’affichage. Or, nous savons qu’une grande majorité d’écrits présentent des
graphies ordinaires, sans aspérités et sont produits selon des routines éprou-
vées. Notre hypothèse doit donc être passée au crible de ces écritures « sans
qualité ». Hormis les pratiques d’écriture graffitiques, exceptionnelles et
relativement marginales, qu’en est-il des situations d’écriture au quotidien ?
Peut-on y déceler des actes d’écriture courants et lesquels ?
¬0ANNEAUX¬ÏCRITEAUX¬
LÏTIQUETAGE¬COMME¬ACTE¬DÏCRITURE
Nous partirons de nouveau d’écritures urbaines, mais cette fois-ci d’écrits
normatifs en suivant le choix fait par Austin (1991 : 83) qui mentionne
dans ses conférences le cas des écriteaux. On se souvient de l’exemple des
panneaux « Virages » ou « Virages Dangereux » installés sur la chaussée
qu’il analyse minutieusement. Pour le philosophe, ces énoncés abrégés,
rédigés dans « un langage primitif constitué d’énonciations d’un seul
mot » (Austin 1991 : 92), sont des avertissements, des actes de langage
appartenant de nouveau à la catégorie des exercitifs. Le monde de la
signalétique routière est rempli d’avertissements de ce type.
Ailleurs, Austin mentionne un autre cas : « Même le mot “Chien” à
lui seul, peut parfois (au moins en Angleterre, pays pratique et peu poli)
tenir lieu de performatif explicite et formel : on effectue par ce petit mot
le même acte que par l’énoncé “Je vous avertis que le chien va nous atta-
quer” » (Austin 1970 : 274).
Or, ces remarques apparemment banales, ont déclenché une vive critique
de la part de Benveniste qui refuse à l’énoncé « Chien » et à tous les écrits
de ce type, le statut d’acte de langage : « (…) “Chien” ou “chien méchant”,
écrit-il, peut bien être interprété comme un avertissement, mais c’est néan-
moins tout autre chose que l’énoncé explicite “je vous avertis que… ”.
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L’écriteau est un simple signal : à vous d’en tirer la conclusion que vous vou-
drez quant à votre comportement. Seule la formule“ je vous avertis que… ”
(supposée produite par l’autorité) est performative d’avertissement5. »
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Le refus est sans appel et l’on ne peut qu’être surpris par une telle
virulence. En fait, et comme l’a bien vu Searle, le désaccord de Benveniste
dévoile un refus beaucoup plus profond : il s’agit tout simplement de
faire barrage à la théorie des actes illocutionnaires et de cantonner aux
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Deux recherches récentes ont donné à cette famille d’actes une pre-
mière existence scientifique. Celle de Bosredon tout d’abord qui a posé
les bases d’une « théorie pragmatique de l’étiquetage ». Prenant comme
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point de départ les titres de tableaux, il formule une question très géné-
rale : « qu’est-ce qu’un nom qu’on accroche à son porteur ? ». Nous ne
sommes plus ici dans le cadre d’actes de langage de type exercitifs mais
d’actes de dénomination. D’un point de vue linguistique, les étiquettes
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des tableaux ressemblent aux écriteaux car elles affichent le nom de leur
porteur, seul, en dehors de toute proposition. Elles se présentent comme
des énoncés abrégés formés souvent d’un mot unique – « L’angélus »,
« Guernica » – proches en cela du « langage primitif » qu’Austin pensait
reconnaître dans les énoncés comme « Chien » ou « Virage dangereux ».
Ce sont des « nominations indépendantes6 » d’un contexte linguistique
dont Geach, le premier a élaboré le modèle : « On peut utiliser un nom
(name) en dehors du contexte d’une phrase simplement pour donner
un nom (name) à quelque chose – pour prendre en compte la présence
de cette chose. Cet acte de nomination n’est pas bien entendu une pro-
position et si nous pouvons dire qu’il est valide ou non valide, nous ne
pouvons pas dire s’il est vrai ou faux ».
Pour rendre compte du fonctionnement de ces énoncés-étiquettes très
particuliers que sont les cartouches des tableaux, énoncés sans syntaxe et
qu’on ne peut véritablement énoncer, Bosredon est obligé de considérer
le rôle central joué par les « sites d’étiquetage » : « Ces sites sont en effet
caractérisés par une sorte de performativité écrite… »7 note-t-il. Il s’agit
pour lui de clarifier le rôle joué par la situation de contiguïté entre l’écrit
et le tableau, soit par une relation spatiale. Pour l’auteur, si l’étiquette est
comprise comme le nom propre d’un tableau ou d’un individu (médaille)
ou d’une rue ou d’un produit, c’est parce qu’il y a coprésence de l’écrit
et de l’objet et surtout parce que l’écrit est posé d’une certaine façon à
côté de ou sur l’objet.
L’analyse de Bosredon, même si elle ne s’arrête pas outre mesure sur la
question des sites, a le grand mérite de ne pas esquiver le rôle des données
environnementales. Nous pouvons grâce à son analyse très serrée de l’étique-
tage, mieux contraster les deux familles d’actes d’écriture, graffiter et étiqueter,
d’un point de vue pragmatique et, à l’intérieur de la famille des actes d’étique-
tage, mieux distinguer les variations (enseignes, titres, légendes, etc.).
6. Geach P.T. (1962), Reference and Generality, Ithaca et London, Cornell University
Press, p. 25-26, cité et traduit par Bosredon (1997 : 31).
7. Bosredon B. (1997 : 42).
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ses agents dans leurs tournées, puis remontant jusqu’aux divers services
administratifs impliqués en amont, le Parcellaire, le Service technique de
la Documentation foncière, le service de la Nomenclature, etc., les auteurs
font apparaître le vaste réseau d’écritures et d’acteurs qui conduit à la pose
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¬³VÏNEMENTS¬ET¬ACTES¬DÏCRITURE¬¬
LA¬SIGNATURE¬COMME¬ACTE¬DÏCRITURE
Mentionnons enfin l’enquête que nous avons menée sur les écrits qui
ont envahi la ville de New York après les attentats du 11 septembre 2001
(Fraenkel 2002). L’installation dans l’espace public de milliers d’autels
faits d’écrits divers – panneaux, feuilles de papiers, banderoles, billets, etc.
–, de fleurs et de bougies nous oblige à nous interroger sur des actes dont
la dimension est telle que l’on pourrait parler d’« événements » d’écriture.
La création de « sites » où l’on se rassemble pour écrire, lire en silence et
tout simplement être ensemble dans un environnement saturé d’écrits
pose des questions délicates. Il est évident qu’en écrivant dans ces sites
et en s’y tenant, chacun accomplit un acte particulier dont les effets sont
d’un ordre émotionnel, intersomatique (2002). Comment qualifier ces
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À New York, en septembre 2001, des milliers, peut-être des millions de
citadins ont déposé qui un message, qui une signature, qui une lettre dans
de multiples lieux de la ville. Cette écriture à l’unisson qui reste cependant
individuelle car chacun écrit de sa main, est faite d’innombrables actes de
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langage et d’écriture qui, pris chacun séparément, n’ont pas grande signi-
fication. L’analyse de plusieurs sites montre que les énoncés sont répétitifs,
convenus (« God Bless America »), souvent réduits, eux aussi, à un mot
ou à une formule toute faite. C’est la constitution d’un écrit à l’échelle de
la ville entière, qui porte la valeur de ces actes d’écriture. On peut donc
considérer que la force performative des écrits de New York est fondée sur
la dispersion des écrits, qu’elle est distribuée à tous les scripteurs.
En décrivant un événement comme celui-là, on ne peut éviter de s’in-
terroger sur la place plus générale de l’énonciation à plusieurs en matière
d’écrits. Nous avons proposé d’appeler « polygraphie » cette modalité
énonciative typique de certains actes d’écriture. Là encore, il faut dépasser
le cadre de la théorie des actes de langage qui se contente des distinctions
proposées par le système des pronoms personnels. Les écrits de New York
ne sont pas les seuls à proposer des situations où le sujet de l’énonciation
n’est pas confiné à une personne. Bien au contraire, nous pensons avoir
montré (Fraenkel 1992) que la plupart des actes juridiques écrits qui sont,
d’un point de vue historique, parmi les formes les plus anciennes d’énon-
ciation performative, rendent obligatoire la co-présence de plusieurs per-
sonnes énonçantes. Pour valider un acte solennel de chancellerie, il faut
la signature du roi, celle du chancelier et celle du bénéficiaire de l’acte,
parfois une liste de témoins apparaît. Plus classiquement, deux signataires
sont nécessaires : celle de l’auteur de l’acte, c’est-à-dire l’autorité qui en
est le garant (le chancelier, le notaire etc.), et celle de l’auteur de l’action,
celui qui agit (le testateur, le vendeur etc.). C’est la valeur conjointe des
deux signatures qui confère à l’acte sa validité9. On peut dire que l’auteur
de ce type d’actes est bicéphale.
L’écart fondamental entre signataire et personne grammaticale est
linguistiquement marqué. La signature est un énoncé isolé, hors phrase
et non prononçable. Elle se rapproche de ce point de vue des énoncés
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singulière. L’endroit où elle est apposée, la relation de contiguïté qu’elle
entretient avec d’autres signatures et avec le texte participent directement
de sa signification et de sa force performative. Là encore, la notion de
site proposée par Bosredon peut être adaptée aux réalités documentaires.
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2ÏFÏRENCES¬BIBLIOGRAPHIQUES
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p. 271-304.
([1970]1991), Quand dire, c’est faire, trad. fr. G. Lane, Paris, Éd. du
Seuil, coll. « Points-Essais ».
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Tilly C. (1986), La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard.
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