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Dreamcatcher
(Dreamcatcher)
2001
Et tout d'abord, les manchettes
LA PLANTE EXTRA-TERRESTRE ?
UN CANULAR, DÉCLARE LE PORTE-PAROLE
DU MINISTÈRE DE L'AGRICULTURE
Les « herbes rouges » seraient l'œuvre d'adolescents
utilisant des bombes à peinture
Portland Press Herald (Maine), 14 septembre 1965
CARL SAGAN :
« NON, NOUS NE SOMMES PAS SEULS DANS L'UNIVERS »
Le grand scientifique croit en l'existence des extra-terrestres :
« La probabilité statistique de l'existence
d'une espèce extra-terrestre intelligente est énorme »
CANCER
THÉODORE ROETHKE
I
McCarthy
Il s'en fallut de très peu que Jonesy ne tire sur le type qui
sortait du bois. D'extrêmement peu. D'une petite pression
supplémentaire d'une livre, voire d'une demi-livre, sur la queue de
détente du Garand. Plus tard, enivré par cette clarté d'esprit qui
envahit parfois un esprit horrifié, il regretta de ne pas avoir fait feu
avant d'avoir vu la casquette et la veste orange de rabatteur. Tuer
Richard McCarthy aurait pu faire mal, mais aurait pu aussi les
aider. Tuer McCarthy aurait pu tous les sauver.
Le Beav
2
La soupe chauffait sur la cuisinière et il commençait à
préparer les sandwichs au fromage lorsque souffla la première
rafale de vent - un énorme soupir qui fit craquer le chalet et
souleva un furieux tourbillon de neige. Un instant, les silhouettes
torsadées des arbres morts disparurent de la Combe et on ne vit
plus que du blanc par la grande baie vitrée, comme si on venait de
déployer un écran de cinéma géant juste devant. Pour la première
fois, Jonesy ressentit une pointe d'inquiétude, non pas pour Pete
et Henry qui devaient déjà être sur le chemin de retour avec le
Scout, mais pour Beaver. Il avait beau se dire que si quelqu'un
avait peu de chances de se perdre dans cette forêt, c'était bien le
Beav, il savait aussi que dans un vrai blizzard, un white-out,
personne ne pouvait se retrouver. On a tous les atouts contre soi,
comme aurait dit aussi son bon à rien de père ; un de ses
proverbes favoris, pas aussi bon que La chance, c'est un truc qu'on
a ou qu'on n'a pas. On ne peut rien y faire, mais pas mal non plus.
Le bruit de la gégène aiderait peut-être le Beav à retrouver son
chemin mais, comme l'avait fait remarquer McCarthy, les bruits
peuvent être trompeurs. En particulier quand le vent se met à
souffler comme il avait l'air décidé à le faire.
Sa maman lui avait appris les rudiments de cuisine à quoi se
résumaient ses talents en la matière, notamment l'art de préparer
les sandwichs au fromage fondu. Commence par mettre un peu de
mouche-tard - telle était l'interprétation de moutarde par Janet
Jones - et beurre ton bout de pain, mais pas la poêle. Si jamais tu
beurres la poêle, tout ce que t'auras, c'est du pain frit avec du
fromage dedans. Il n'avait jamais compris comment le fait de
mettre le beurre plutôt sur le pain que dans la poêle pouvait
changer quelque chose au résultat final, mais il procédait toujours
comme sa mère, même si c'était emmerdant de beurrer le dessus
des tartines lorsque le dessous grillait. De même, il n'aurait jamais
circulé dans la maison sans avoir enlevé ses bottes dans l'entrée...
car, comme elle le disait : « Ça te tire les pieds. » Il ne savait
toujours pas ce que cela signifiait mais encore aujourd'hui, alors
qu'il approchait de la quarantaine, il enlevait ses bottes dès la
porte franchie pour qu'elles ne lui tirent pas les pieds.
« Je crois que je vais m'en taper un moi aussi », dit Jonesy en
posant les sandwichs dans la poêle.
La soupe commençait à fumer et sentait bon, une odeur
réconfortante.
« Bonne idée. J'espère que vos amis n'ont pas de problèmes.
- Ouais. Où est votre camp ? demanda Jonesy en remuant la
soupe.
- Avant, on chassait à Mars Hill, dans une cabane que
possédait l'oncle de Nat et Becky, mais je ne sais quel crétin y a
mis le feu, il y a deux étés de ça. D'après le chef des pompiers, il
avait dû boire un coup de trop et ne plus s'occuper de la cheminée
ensuite. »
Jonesy acquiesça.
« L'histoire classique.
- L'assurance a bien payé, mais nous étions toujours
sans camp de chasse. J'ai cru un temps que c'était fichu, puis Steve
a trouvé un joli coin du côté de Kineo. Ce n'est même pas une
commune, administrativement, juste un hameau qui appartient
sans doute au Jefferson Tract, mais c'est comme ça que les trois ou
quatre habitants du coin l'appellent, Kineo. Vous voyez où ça se
trouve ?
- Je connais », répondit Jonesy, avec la sensation bizarre que
ses lèvres étaient comme engourdies.
Il venait de recevoir encore un de ces coups de téléphone
arrivés de nulle part. Le Trou dans le Mur était à environ trente
kilomètres à l'est du Gosselin's Market. Kineo était à quelque
chose comme cinquante kilomètres à l'ouest. Ce qui faisait en tout
dans les quatre-vingts kilomètres. Devait-il croire que le type sur
le canapé, la couverture remontée jusqu'au menton, avait
parcouru quatre-vingts kilomètres avant de se perdre
définitivement, hier après-midi ? C'était absurde. C'était
impossible.
« Ça sent bon », observa McCarthy.
Rien de plus vrai, mais Jonesy, tout d'un coup, n'avait plus
faim.
Le Scout d'Henry
5
Pendant un long moment (qui n'excéda sans doute pas cinq
minutes, même s'il leur fit l'effet de durer plus longtemps), ils
regardèrent ces lumières brillantes se déplacer dans le ciel ; elles
décrivaient des cercles, glissaient, s'inclinaient à droite ou à
gauche et paraissaient jouer à saute-mouton. Parfois, elles
donnaient l'impression de n'être plus que cinq, voire même
seulement trois, et non pas près d'une douzaine. À côté d'Henry, la
femme appuyée au pneu péta à nouveau et il prit conscience, à ce
moment-là, qu'ils étaient bien en vue au milieu de nulle part,
tournant un œil rond vers un phénomène céleste en rapport avec
la tempête, phénomène qui, aussi passionnant qu'il fût, ne les
aiderait en rien à rejoindre un endroit où ils seraient au sec et au
chaud. Il se souvenait parfaitement du dernier coup d'œil qu'il
avait jeté au compteur kilométrique journalier du Scout, peu avant
de se retourner. Ils devaient se trouver à une quinzaine de
kilomètres du Trou dans le Mur. Dans les meilleures des
conditions, il s'agissait déjà d'une bonne trotte ; mais ils étaient
pris au milieu d'une tempête de neige menaçant de virer blizzard...
sans compter, pensa-t-il, que je suis le seul en état de marcher.
« Pete ?
- C'est quelque chose, hein? Ce sont des putains d'ovnis,
exactement comme dans X-Files. Est-ce que tu crois...
- Pete ! » Henry prit son ami par le menton et détourna son
visage du ciel pour qu'il le regarde. Au-dessus d'eux, les deux
dernières lumières pâlissaient. « C'est une sorte de phénomène
électrique, c'est tout.
- Tu crois ? »
Il y avait eu de l'émerveillement dans sa voix quand il avait
parlé d'ovnis et il paraissait déçu.
« Ouais. C'est sans doute en rapport avec la tempête. Mais
même si c'est la première vague de papillons extra-terrestres
venus de la planète Alnitak, ça ne changera rien pour nous si on se
retrouve transformés en glaçons. J'ai besoin que tu me donnes un
coup de main. Que tu nous fasses ce petit tour dont tu as le secret.
Tu crois pouvoir ?
- Je ne sais pas », répondit Pete, risquant un dernier coup
d'œil vers le ciel. On n'y voyait plus qu'une seule lumière, à
présent, tellement faible qu'on ne l'aurait pas remarquée si on ne
l'avait pas cherchée des yeux. « Madame ? Elles sont presque
toutes parties. Calmez-vous, madame, d'accord ? »
La femme ne répondit rien et garda le front appuyé au pneu.
Les rubans de sa chapka virevoltaient. Pete poussa un soupir et se
tourna vers Henry.
« Qu'est-ce que tu veux ?
- Tu te souviens de ces abris de bûcheron, le long de la
route ? »
Il étaient huit ou neuf, croyait se rappeler Henry. Ce n'était
rien de plus que quatre poteaux surmontés d'un toit en tôle
ondulée rouillée. Les usines de pâte à papier y stockaient des
grumes et du matériel en attendant le printemps.
« Bien sûr.
- Où est le plus proche ? Tu peux me le dire ? »
Pete ferma les yeux, leva un doigt qu'il fit aller et venir devant
lui, accompagnant le geste de petits claquements de langue. Ce
numéro remontait à l'époque de son adolescence ; pas aussi loin
que la manie de Beaver de ronger les crayons et les cure-dents, ou
que la passion de Jonesy pour les romans policiers et les films
d'horreur, mais loin tout de même. Et on pouvait en général
compter dessus. Henry attendit, espérant que ce serait encore vrai
aujourd'hui.
La femme (peut-être avait-elle entendu, en dépit du
ronflement régulier du vent, les claquements de langue de Pete)
leva la tête et regarda autour d'elle. Le pneu avait laissé une
grande trace noirâtre à son front.
Finalement, Pete rouvrit les yeux.
« Pas loin d'ici, dit-il en indiquant la direction du Trou dans le
Mur. Après le virage, il y a une colline. Une fois qu'on est
redescendu de l'autre côté, il y a une ligne droite. C'est au bout de
cette ligne droite. Sur la gauche. Une partie du toit s'est effondrée.
Un type du nom de Stevenson y a saigné du nez, une fois.
- C'est vrai ?
- Ah vieux, j'en sais rien... »
Pete détourna les yeux, comme s'il était gêné.
Henry croyait se souvenir vaguement de l'endroit. Le fait que
le toit soit en partie effondré n'était pas une mauvaise nouvelle ;
car s'il était tombé du bon côté, il avait pu transformer l'abri sans
murs en un lieu partiellement clos.
« Ça fait quelle distance, depuis ici ?
- Je dirais moins d'un kilomètre... un kilomètre tout au plus.
- Et tu en es sûr ?
- Oui.
- Penses-tu pouvoir couvrir cette distance avec ton genou ?
- Je crois... mais elle ?
- Elle a intérêt. »
Henry posa ses mains sur l'épaule de la femme et la fit pivoter
jusqu'à ce qu'ils se retrouvent presque nez à nez. Elle ouvrait de
grands yeux effarés. L'odeur de son haleine était épouvantable - de
l'antigel mélangé à quelque chose de huileux et d'organique. Il
resta cependant proche d'elle, n'eut pas un mouvement de recul.
« Nous devons marcher ! » lui dit-il. Il ne criait pas, pas
exactement, mais parlait fort, d'un ton autoritaire. « Vous allez
marcher avec moi, à trois ! Un... deux... trois ! »
Il la prit par la main, lui fît contourner le Scout et la ramena
sur la route. Elle résista un bref instant, puis le suivit avec une
docilité parfaite, ne paraissant pas prêter attention aux rafales de
vent qui les bousculaient. Ils avancèrent ainsi pendant cinq
minutes, Henry tenant la femme par sa main gantée, Pete
claudiquant à côté d'eux.
« Attends ! Ce putain de genou essaie encore de faire des
siennes. »
Profitant de ce que Pete se penchait pour se masser, Henry
leva les yeux vers le ciel. On ne voyait plus la moindre lumière.
« Ça va mieux ? Tu pourras y arriver ?
- Faudra bien. Allons-y. »
6
De toutes les choses qu'il avait dû faire dans sa vie alors qu'il
aurait de beaucoup préféré s'en dispenser - appeler son frère Mike
pour lui apprendre que leur mère venait de mourir d'une crise
cardiaque, dire à Carla qu'il fallait qu'elle s'occupe de son
problème avec l'alcool et les médicaments, sans quoi il allait la
quitter, avouer à son chef de chambrée, au camp de vacances
Agawam, qu'il avait mouillé son lit -, la traversée de la grande salle
de séjour du Trou dans le Mur pour aller rejoindre la porte fermée
de la salle de bains fut l'une des plus difficiles. Il avait l'impression
de marcher comme dans un cauchemar, d'avoir des foulées
laborieuses de scaphandrier, des foulées qui n'avancent pas, en
dépit des efforts qu'on déploie.
Dans les cauchemars, on n'arrive jamais là où on est censé
aller, mais les deux amis finirent par traverser la pièce et Jonesy
dut se rendre à la raison : ils ne rêvaient pas. Ils examinèrent les
taches de sang. Les plus grosses n'excédaient pas la taille d'une
pièce de dix cents.
« Il a sans doute perdu encore une dent, murmura Jonesy. Je
ne vois que ça. »
Le Beav le regarda, un sourcil levé. Puis il s'approcha de la
porte de la chambre et regarda à l'intérieur. Au bout de quelques
instants, il se tourna vers Jonesy et, l'index recourbé, lui fit signe
de venir. Jonesy s'approcha à son tour, mais avançant en crabe, à
croire qu'il ne voulait pas perdre de vue la porte de la salle de
bains. Les couvertures gisaient à terre, comme si McCarthy les
avait rejetées brusquement pour se lever d'urgence. La forme de sa
tête se dessinait encore sur l'oreiller, celle de son corps était
encore lisible dans le drap de dessous. Avec, à peu près au milieu,
une grande tache sanglante qui avait pris une teinte violette en
imbibant le drap bleu.
« Drôle d'endroit où perdre une dent », commenta Beaver à
voix basse. Il mordit dans son cure-dents dont une moitié tomba
sur le seuil de la porte. « Peut-être qu'il espérait recevoir une pièce
de la petite souris rectale. »
Jonesy ne réagit pas. Au lieu de rire, il pointa le doigt à gauche
de la porte. Là, empilés en tas, se trouvaient les deux caleçons de
McCarthy : le court et le long qu'il portait par-dessus le court. Les
deux étaient imbibés de sang. C'était le court qui avait subi le gros
de l'hémorragie. S'il n'avait eu le renfort en coton de sa ceinture
élastique, on aurait pu penser qu'il avait pour couleur d'origine ce
rouge provocateur et sémillant - le genre de sous-vêtement qu'un
accro à Penthouse ou Play-Boy porterait pour un rancart chaud.
« Va voir dans le pot de chambre, murmura Beaver.
- Et si on allait plutôt frapper à la salle de bains et lui
demander comment il va ?
- Non ! Je veux d'abord savoir à quelle putain de merde on
doit s'attendre », répliqua Beaver dans un murmure véhément. Il
se tapota la poitrine, puis recracha ce qui restait de son
cure-dents. « J'ai le palpitant qui déconne, vieux. »
Jonesy avait aussi le cœur qui battait la chamade, et il sentait
de la sueur couler sur son visage. Il s'avança néanmoins dans la
chambre. L'air frais entré par la porte de la cuisine avait assez bien
purifié l'atmosphère de la salle de séjour, mais la puanteur qui
régnait ici était abominable - merde, grisou, éther. Jonesy sentit le
peu de nourriture qu'il avait avalé se soulever désagréablement
dans son estomac, et il dut faire un effort pour la faire rester là où
elle était. Il s'approcha du pot de chambre sans pouvoir se
résoudre, sur le moment, à regarder dedans. Toutes sortes
d'images venues des films d'horreur qu'il avait vus dansaient dans
sa tête. Des organes flottant sur une soupe sanguinolente. Des
canines. Une tête coupée...
« Vas-y, bon Dieu ! » siffla Beaver entre ses dents.
Jonesy ferma les yeux, pencha la tête, retint son souffle,
rouvrit les yeux. Rien qu'une porcelaine immaculée, brillant sous
la lumière centrale. Le pot de chambre était vide. Il relâcha l'air
qu'il retenait entre ses mâchoires contractées puis revint vers
Beaver, évitant les taches de sang, sur le sol.
« Rien. Et maintenant, arrêtons de tourner autour du pot »,
dit-il sans rire.
Ils passèrent devant la porte fermée du placard à linge et se
retrouvèrent devant le battant en pin de celle de la salle de bains.
Beaver se tourna vers Jonesy. Celui-ci secoua la tête.
« A ton tour. C'est moi qui suis allé regarder dans le pot
d'enfer.
- C'est toi qui l'as trouvé », rétorqua Beaver dans un murmure
irrité. Il gardait les mâchoires obstinément serrées. « À toi de lui
parler. »
À présent, Jonesy entendait quelque chose d'autre.
L'entendait sans vraiment l'entendre, en réalité, en partie parce
qu'il s'agissait d'un bruit familier, en partie parce qu'il se
concentrait de toutes ses forces sur ce que pouvait bien fabriquer
McCarthy, l'homme qu'il avait failli descendre. Un son qui faisait
whup-whup-whup, faiblement, mais devenait de plus en plus
insistant. Venant dans leur direction.
« Ah, fait chier ! » râla Jonesy ; il avait parlé d'un ton de voix
normal, mais ils sursautèrent néanmoins tous les deux un peu. Il
donna deux coups secs à la porte. « Mr McCarthy ? Rick ! Vous
allez bien ? »
Il ne répondra pas, pensa Jonesy. Il ne répondra pas parce
qu'il est mort. Mort assis sur le trône, tout comme Elvis.
Mais McCarthy n'était pas mort. Il poussa un grognement,
puis répondit. « Je suis un peu malade, les gars. J'ai besoin de me
soulager les intestins. Si je n'y arrive pas, ça va... » Il y eut un
nouveau grognement, puis un pet. Pas très fort, celui-là,
vaguement liquide. Jonesy grimaça. « Ça va aller », articula
McCarthy. À l'entendre, Jonesy trouva que ça va aller appartenait
à une autre planète que celle sur laquelle McCarthy haletait, hors
d'haleine, paraissant souffrir mille morts. Comme pour le
confirmer, il poussa un autre grognement, plus fort. Il y eut de
nouveau ce bruit vaguement liquide et l'homme poussa un cri.
« McCarthy ! » Beaver essaya de faire jouer la poignée, mais la
porte ne bougea pas. McCarthy, le petit cadeau que leur avait fait
la forêt, s'était enfermé dans les toilettes.
« Rick ! » cria Beaver en secouant le bouton de porte.
« Ouvrez, mon vieux ! » Il essayait de prendre un ton décontracté,
comme s'il s'agissait d'une plaisanterie, d'une blague de camp
scout, mais son anxiété n'en était que plus palpable.
« Je vais bien, répondit McCarthy, qui haletait plus que
jamais. J'ai juste besoin... les gars... j'ai juste besoin de faire un
peu de place. » Sur quoi, retentit le passage de nouvelles
flatulences. Il était ridicule de s'imaginer que ce qu'ils entendaient
était des « gaz » ou des « vents » ; ces termes étaient aériens,
légers comme des meringues. Les détonations qui leur
parvenaient de derrière la porte étaient brutales et charnues,
comme des muscles qui se déchireraient.
« McCarthy ! Laissez-nous entrer ! » intervint à son tour
Jonesy, frappant contre la porte. Avait-il vraiment envie d'entrer,
cependant ? Nullement. Il commençait à regretter que l'homme ne
se soit pas définitivement perdu, ou n'ait pas été retrouvé par
quelqu'un d'autre. Pire, le bulbe au bas de son cerveau, ce vestige
reptilien inaccessible à la pitié, regrettait carrément qu'il n'ait pas
abattu McCarthy tout de suite. « Voyez les choses simplement,
crétins! » comme ils disaient dans le programme de
désintoxication que suivait Carla.
« Allez-vous-en ! » répondit McCarthy avec le peu de
véhémence qu'il pouvait mettre dans son intonation. « Pouvez pas
vous en aller et laisser un type... un type faire sa grosse
commission ? Bon sang ! »
whup-whup-whup : plus fort, plus proche.
« Rick ! » Au tour du Beav. Il s'en tenait à son ton léger, en
quelque sorte en désespoir de cause, comme un grimpeur mal
barré s'accroche à sa corde. « D'où est-ce que tu saignes, Rick ?
- Que je saigne ? » McCarthy avait répondu d'un ton qui
paraissait sincèrement intrigué. « Mais je ne saigne pas ! »
Jonesy et Beaver échangèrent un regard.
WHUP-WHUP-WHUP !
Cette fois, le bruit retint toute l'attention de Jonesy qui
ressentit un énorme soulagement.
« Un hélicoptère ! s'écria-t-il. Je parie que c'est lui qu'ils
cherchent.
- Tu crois ? »
Beaver avait la tête de celui qui pense que c'est trop beau pour
être vrai.
« Ouais. » Jonesy se disait à part lui que les types de l'hélico
pouvaient tout aussi bien faire la chasse aux lumières ovniennes
dans le ciel, ou essayer de comprendre pour quelle raison les
animaux fuyaient, mais il préférait ne pas y penser, il se fichait
même complètement de ces événements. Il n'avait qu'une envie,
faire sortir Rick des gogues, ne plus l'avoir sur le dos, l'expédier à
l'hôpital de Derry ou de Machias. « Sors leur faire signe de se
poser !
- Et si... »
WHUP! WHUP! WHUP! Tandis que, depuis l'autre côté de la porte,
leur parvenait une nouvelle rafale de ces bruits pulpeux
d'arrachement, suivis d'un nouveau hurlement de McCarthy.
« Sors de là, je te dis ! Fais signe à ces enfoirés de se poser !
J'm'en fous si tu dois leur faire la danse du ventre pour ça!
Démerde-toi pour qu'ils atterrissent !
- D'accord, j'y... »
Beaver, qui avait commencé à faire demi-tour, sursauta et
poussa un cri.
Un certain nombre de choses auxquelles Jonesy avait jusqu'ici
réussi à ne pas penser bondirent brusquement hors du placard
pour venir cabrioler et grimacer en pleine lumière. Quand il se
tourna à son tour, cependant, il ne vit rien de plus inquiétant
qu'une biche qui se tenait dans la cuisine, la tête surplombant le
comptoir, et les examinait de ses doux yeux bruns. Jonesy prit une
profonde inspiration chevrotante et se laissa aller contre le mur.
« Que le cul me pèle et qu'il gèle ! » gronda Beaver. Puis il
avança vers la biche en frappant dans ses mains. « Allez, du balai,
Mabel ! Tu sais plus où t'habites, hein ? Fiche-moi le camp d'ici !
Allez, ouste ! Mets les voiles et tire-toi ! Casse-toi en deux, comme
une amibe ! »
La biche resta sur place un instant, avec dans ses yeux
écarquillés une expression d'inquiétude qui était presque
humaine. Puis elle se détourna et sa tête vint effleurer la rangée de
casseroles et d'ustensiles alignés au-dessus de la cuisinière. Les
objets s'entrechoquèrent et deux ou trois se décrochèrent, ajoutant
encore au boucan. Et finalement l'animal franchit la porte, sa
petite queue s'agitant en tous sens.
Beaver la suivit, ne s'arrêtant un instant que pour examiner
d'un œil noir le petit tas de crottin que la visiteuse avait laissé sur
le lino.
Duddits,
Première partie
3
Cinq minutes plus tard, il était à quatre pattes et se glissait
avec précaution à l'intérieur du Scout retourné. Il se rendit
rapidement compte que son mauvais genou ne le soutiendrait pas
longtemps (il était enflé et tendait son jean, dessinant une miche
de pain douloureuse à la place), et c'est avec des mouvements qui
tenaient autant de la nage que de la reptation qu'il s'introduisit
dans l'habitacle envahi par la neige. Il se sentit mal à l'aise ; les
odeurs étaient trop entêtantes, il était trop à l'étroit. Il avait
presque l'impression de ramper dans un tombeau, un tombeau qui
aurait senti l'eau de toilette d'Henry.
Toute l'épicerie s'était éparpillée à l'arrière, mais Pete ne
s'intéressa ni aux pains, ni aux conserves, ni à la moutarde ni aux
hot dogs bien rouges (les hot dogs bien rouges étant à peu près
tout ce que le vieux Gosselin avait à offrir en matière de viande).
C'était à la bière qu'il s'intéressait, et il constata avec soulagement
qu'une seule bouteille, apparemment, s'était cassée pendant le
demi-tonneau exécuté par le véhicule. Il y a un dieu pour les
ivrognes. L'odeur était forte (celle qu'il buvait au moment où le
Scout s'était transformé en tortue s'était aussi renversée,
évidemment), mais c'était une odeur qu'il aimait bien. L'eau de
toilette d'Henry, en revanche... houlà, bon Dieu ! D'une certaine
manière elle dégageait des effluves aussi écœurants que les gaz
lâchés par la bonne femme. Et elle lui faisait penser à des
cercueils, à des tombes, à des fleurs de cimetière, sans qu'il sache
pourquoi.
« Quelle idée de se parfumer pour aller dans les bois, de toute
façon, vieille noix ? » demanda-t-il à haute voix, les mots sortant
de sa bouche sous forme de petits nuages de vapeur blanche. La
réponse était évidemment qu'Henry n'avait jamais eu cette idée,
que le parfum n'était pas réellement là, que la voiture sentait
seulement la bière. Pour la première fois depuis longtemps, Pete
se prit à penser à la jolie agent immobilier qui avait perdu ses clefs
devant la pharmacie, à Bridgton, comment il avait su qu'elle ne
viendrait pas dîner avec lui, qu'elle n'avait même aucune envie de
l'approcher à moins de dix kilomètres. Sentir une eau de Cologne
fantôme était-il un phénomène de ce genre ? Il l'ignorait, sachant
seulement qu'il n'aimait pas la façon dont ce parfum se mêlait,
dans son esprit, à l'idée de la mort.
Laisse tomber, grand couillon. Tu es en train de te foutre les
boules tout seul. Il y a une sacrée différence entre voir la ligne et
se flanquer la frousse. Laisse tomber et récupère donc ce que tu es
venu chercher.
« Putain de bonne idée », dit-il.
Les sacs de commissions étaient en plastique, le modèle avec
poignées ; le vieux Gosselin avait au moins été jusque-là en
matière de progrès. Pete en attrapa un et sentit aussitôt un
élancement douloureux dans la paume de sa main. Il n'y avait
qu'une seule bon Dieu de bouteille de cassée, et c'est
naturellement sur celle-ci qu'il avait posé la main. La coupure
devait être assez profonde, car la sensation était vive. Peut-être
était-ce sa punition pour avoir laissé la femme toute seule dans
l'abri. Dans ce cas, il la supporterait comme un homme et
s'estimerait heureux de s'en tirer à si bon compte.
Il rassembla huit bouteilles, commença à battre en retraite,
puis s'arrêta. Avait-il pris toute cette peine pour huit
malheureuses boutanches ? « J'crois pas », murmura-t-il. Sur
quoi, il récupéra les sept restantes, prenant le temps de tout rafler
en dépit du sentiment grandissant de malaise qu'il éprouvait dans
le Scout. Il en ressortit finalement, obligé de lutter contre l'idée
paniquante que quelque chose de petit, mais équipé de grandes
dents, allait lui sauter dessus et arracher une portion considérable
de ses couilles. La Punition de Pete, le Retour.
Il ne paniqua pas réellement, mais il rampa plus vite pour
sortir qu'il ne l'avait fait pour rentrer, et son genou se coinça, une
fois de plus, à l'instant où il se dégageait. Il roula sur le dos,
poussant des gémissements, tourné vers le ciel d'où tombaient les
derniers et opulents flocons de neige, ouvrages de dentelle aussi
délicats que les plus beaux dessous de femme, se massant le genou
et lui intimant de se remettre en place, allez, fais pas l'idiot, sois
mignon, mon chou, arrête de faire chier, sale enfoiré ! Et alors
qu'il pensait que cette fois c'était cuit, l'articulation reprit sa
position normale. Il siffla entre ses dents, s'assit et contempla le
sac sur lequel était écrit, en lettres rouges : MERCI D'AVOIR FAIT VOS
COURSES CHEZ NOUS !
« Et dans quelle autre boutique j'aurais pu faire mes courses,
connard ? » demanda-t-il. Là-dessus, il décida qu'il méritait bien
une bière avant d'aller rejoindre la bonne femme. Hé, le sac serait
moins lourd à porter.
Il prit une bouteille, dévissa la capsule et s'en versa la
première moitié dans le gosier en quatre grandes gorgées. La bière
était froide, la neige sur laquelle il était assis encore plus, mais il se
sentit tout de même mieux. La magie de la bière. La magie du
scotch, de la vodka et du gin aussi, si on allait par là ; mais lui,
c'était la bière qu'il aimait.
Regarder le sac lui fit penser au petit rouquin du Gosselin's
Market, à son sourire béat, à ses yeux de Chinois qui avait valu
autrefois au syndrome le nom de mongolien. Ce qui l'amena tout
droit à Duddits, alias Douglas Cavell, si l'on voulait y mettre les
formes. Pour quelle raison il y pensait aussi souvent, depuis
quelque temps, Pete n'aurait su le dire. Mais c'était indéniable et il
s'était fait une promesse : quand tout cela serait terminé, il irait
faire un tour à Derry et rendrait visite à ce bon vieux Duddits. Il
s'arrangerait pour que les autres viennent avec lui, et quelque
chose lui disait qu'il n'aurait pas beaucoup d'efforts à faire pour les
convaincre. C'était probablement à cause de Duddits qu'ils étaient
encore amis, après tant d'années. Bon sang, la plupart des gens ne
repensent jamais à leurs copains d'école, et encore moins à leurs
copains de lycée... ou de ce qu'on appelait à présent la middle
school, même si Pete était bien convaincu que c'était toujours la
même jungle affligeante d'insécurité, de confusion, d'aisselles à
remugles, de modes stupides et d'idées bancales. Ils n'avaient
évidemment pas connu Duddits à l'école, et encore moins au
collège et au lycée, car les Duddits de ce monde ne les fréquentent
pas. Duds allait à la Mary M. Snowe School for the Exceptional,
connue des gosses du quartier comme l'Académie des Retardés, ou
même simplement, parfois, l'École à Débiles. Si les événements
avaient suivi un cours normal, un cours ordinaire, leurs chemins
ne se seraient pas croisés ; mais voilà, il y avait ce terrain vague
sur Kansas Street, avec son bâtiment abandonné. Sur la façade
donnant sur la rue, on pouvait encore lire l'enseigne de la petite
société de transport : TRACKER BROTHERS SHIPPING TRUCKING AND
STORAGE, en lettres blanches qui pelaient sur les vieilles briques
rouges. Et de l'autre côté, dans la vaste zone où les camions se
présentaient jadis à reculons pour décharger... il y avait autre
chose d'écrit.
Assis dans la neige, mais ne sentant plus qu'elle se
transformait en gadoue glaciale sous son cul, buvant sa deuxième
bière sans même s'être rendu compte qu'il l'avait ouverte (il avait
jeté la première dans la forêt où l'on voyait encore des animaux se
diriger vers l'est), Pete se souvint du jour où ils avaient rencontré
Duddits. Se souvint du blouson grotesque dont Beaver était si fier,
de la voix de Beaver, fluette mais néanmoins puissante, annonçant
la fin de quelque chose et le début de quelque chose d'autre,
annonçant d'une manière impossible à décrire et pourtant
parfaitement concrète et compréhensible que le cours de leur vie
avait changé un certain mardi après-midi, alors qu'ils avaient
prévu d'aller faire un match de basket à deux contre deux dans
l'allée du garage, chez Jonesy, puis peut-être de disputer une
partie de Parcheesi devant la télé ; oui, à présent, assis dans les
bois à côté du quatre-quatre renversé, sentant encore l'eau de
toilette qu'Henry ne portait pas, ingurgitant son poison chéri qu'il
tenait d'une main dont le gant était imbibé de sang, le vendeur de
voitures se rappelait le garçon qui n'avait pas tout à fait renoncé à
son rêve d'être astronaute en dépit de ses problèmes grandissants
en maths (Jonesy l'avait aidé, puis Henry l'avait aidé, puis, passé
la sixième, plus personne n'avait rien pu pour lui), se souvenait
des autres, de Beaver en particulier, lui qui avait mis le monde cul
par-dessus tête en poussant un cri suraigu de sa voix qui
commençait tout juste à muer, Hé, les mecs, arrêtez ça, vous
entendez ? Arrêtez vos conneries TOUT DE SUITE !
« Beaver... », marmonna Pete en tendant sa bière pour porter
un toast à l'après-midi qui s'assombrissait, adossé au capot à
l'envers du Scout. « Tu étais splendide, vieux. » Mais ne
l'avaient-ils pas tous été?
N'avaient-ils pas tous été splendides ?
Parce qu'il n'est pas dans la même classe que les autres et que
son dernier cours de la journée est celui de musique, au
rez-de-chaussée, Pete est toujours le premier dehors - avant ses
trois meilleurs amis qui terminent au premier étage : Jonesy et
Henry en « Littérature américaine », une classe de lettres pour
enfants brillants, et Beaver dans la salle à côté, en « maths au
quotidien », qui est en réalité une classe de maths pour Pas Très
Malins. Pete fait tout ce qu'il peut pour ne pas échouer dans cette
classe l'année prochaine, mais il craint que ce ne soit un combat
perdu d'avance. Il sait faire des additions, des soustractions, des
multiplications et des divisions ; il s'en sort aussi avec les
fractions, même s'il y passe trop de temps. Mais il est à présent
confronté à quelque chose de nouveau, un certain x. Pete ne
comprend pas d'où sort cet x, et il le redoute.
Il est déjà de l'autre côté du grillage qui ferme l'école, lorsque
commence la ruée du reste des quatrièmes et de ces morpions de
cinquième, il bat la semelle en faisant semblant de fumer, une
main en rond devant la bouche, l'autre placée en dessous comme
si elle tenait l'hypothétique mégot dissimulé.
À présent arrivent les troisièmes, descendus de leur premier
étage et, marchant au milieu d'eux comme des princes - des rois
non couronnés ou presque, même si Pete n'aurait jamais formulé à
haute voix une métaphore aussi cucul - se trouvent ses amis,
Jonesy, Beaver, Henry. Et si ces rois ont un souverain, c'est bien
Henry, Henry que toutes les filles adorent, même s'il porte des
lunettes. Pete a de la chance d'avoir de tels amis, et il en est
conscient ; il est probablement le gosse de quatrième le plus
chanceux de tout Derry, x ou pas. Que le fait d'avoir des amis dans
la classe au-dessus empêche qu'il soit battu par ses condisciples
les plus teigneux est le moindre des avantages qu'il en retire,
« Hé, Pete ! » lui lance Henry lorsque le trio franchit le portail.
Comme toujours, Henry paraît étonné de le trouver là, mais
également ravi. « Qu'est-ce que t'as en vue, mec ?
- Pas grand-chose, répond Pete, comme toujours. Et vous ?
- AJMM. »
Henry enlève ses lunettes et entreprend de les nettoyer. S'ils
avaient formé un club, AJMM aurait sans doute été leur devise ; ils
finiraient par apprendre à Duddits à le dire, même si ce qui
sortirait de sa bouche serait plutôt quelque chose comme AJEM,
« A' jou'êm med », en Duddits dans le texte, et l'une des rares
choses que ses parents ne comprendraient pas. Ce qui, bien
entendu, allait ravir Pete et ses amis.
Pour l'instant, cependant, alors que Duddits est encore à une
demi-heure dans leur avenir, Pete se contente de se faire l'écho
d'Henry : « Ouais, mec, AJMM. »
Autre jour, même merde. Sauf qu'au fond de leur cœur les
quatre garçons ne croient qu'en la deuxième partie, car au fond de
leur cœur ils ont l'impression que c'est toujours le même jour, jour
après jour. On est à Derry en 1978, et on sera toujours en 1978. Ils
disent qu'ils auront un avenir, qu'ils vivront assez longtemps pour
voir le vingt et unième siècle, Henry deviendra avocat, Jonesy
écrivain, Beaver conducteur de poids lourds et Pete sera
astronaute avec le sigle NASA cousu à l'épaule, mais c'est
simplement ce qu'ils se racontent, comme lorsqu'ils entonnent le
credo, à l'église, sans avoir conscience des paroles qui sortent de
leur bouche ; ce qui les intéresse réellement, en fait, c'est la jupe
de Maureen Chessman, déjà bien courte et qui a tendance à
remonter encore plus lorsque Maureen bouge dedans. Ils croient
au fond de leur cœur qu'un jour la jupe de Maureen remontera
tellement qu'ils verront la couleur de sa petite culotte, et croient
de la même manière que Derry, c'est pour l'éternité, comme
eux-mêmes. Ce sera toujours le collège et trois heures moins le
quart, ils remonteront toujours Kansas Street ensemble pour aller
jouer au basket dans l'allée de Jonesy (Pete a aussi un panier dans
son allée, mais ils préfèrent celui de Jonesy parce que Mr Jones l'a
placé assez bas pour qu'on puisse s'y suspendre), ils parleront
toujours des mêmes choses : de leurs classes, de leurs profs, et
quel élève s'est foutu sur la gueule avec quel élève, ou quel élève va
se foutre sur la gueule avec quel élève, si untel ou untel est capable
de flanquer sa raclée à untel ou untel s'ils se foutent sur la gueule
(ce qui n'arrivera de toute façon jamais, car il n'y a guère de
différence entre eux), qui a commis la plus mémorable grossièreté
récemment (leur préférée jusqu'ici est le fait d'un certain Norm
Parmeleau, un cinquième, actuellement connu sous le nom de
Macaroni Parmeleau, sobriquet qui le poursuivra pendant des
années, jusque dans ce siècle suivant dont parlent les garçons sans
y croire vraiment ; pour gagner un pari de cinquante cents, Norm
Parmeleau s'est bouché un jour les deux narines, à la cafétéria,
avec du gratin de macaroni. Après quoi, il l'a récupéré comme de
la morve et avalé ; Macaroni Parmeleau qui, comme tant de gosses
du collège a confondu notoriété et célébrité), qui sort avec qui (si
on voit un garçon et une fille repartir chez eux ensemble après
l'école, on suppose qu'ils sortent ensemble ; si on les voit se tenir
par la main ou se sucer la tronche, c'est qu'ils sortent vraiment
ensemble), qui va remporter le Super Bowl (ces cons de Patriots,
ah, ces cons de Patriots, l'équipe de Boston, ça ne leur arrivera
jamais, à eux ; devoir être les supporters des Patriots, qu'est-ce
que ça fait chier). Tous ces sujets ne changent jamais et restent
néanmoins éternellement fascinants tandis qu'ils s'éloignent de la
même école (Je crois en Dieu tout-puissant) par la même rue
(créateur du Ciel et de la Terre), sous le même ciel blanc éternel
d'octobre (jusqu'à la fin du monde) avec les mêmes amis (amen).
Même merde, même jour, telle est la vérité au fond de leur cœur,
et ils sont d'accord là-dessus avec K.C. et le Sunshine Band, alors
même qu'ils sont capables de vous sortir « RB-DC » (le rock
balance, le disco craint) : c'est ainsi que ça leur plaît. Le
changement va leur tomber dessus sans crier gare, comme
toujours quand on a leur âge ; s'il fallait que le changement
demande à des collégiens la permission de se produire, il cesserait
d'exister.
Aujourd'hui, ils ont un sujet de conversation supplémentaire,
la chasse, car pour la première fois Mr Clarendon va tous les
amener au Trou dans le Mur. Ils y resteront trois jours, dont deux
seront des jours de classe (aucun problème pour obtenir une
dispense auprès de l'école, et nul besoin de mentir sur l'objet de
cette expédition ; le Maine méridional s'est sans doute urbanisé,
mais ici, au nord, on est dans le pays de Dieu et on considère
qu'apprendre à chasser fait partie de l'éducation d'une jeune
personne, en particulier si cette jeune personne est un garçon).
L'idée de se faufiler en douce dans les bois avec un vrai fusil
pendant que leurs copains se feront tartir sur les bancs du collège,
à Derry, leur paraît incroyablement et délicieusement jouissive, et
ils passent devant l'Académie des Retardés, qui se trouve de l'autre
côté de la rue, sans même la voir. Les retardés sortent à la même
heure que les élèves du collège, mais la plupart d'entre eux
retournent chez eux en compagnie de leur mère, ou prennent le
bus scolaire spécial, un bus qui est bleu et non pas jaune et qui,
paraît-il, comporterait un autocollant sur lequel on lirait AIDEZ LA
SANTÉ MENTALE OU JE VOUS TUE. Tandis qu'Henry, Beaver, Jonesy et
Pete passent devant Mary M. Snowe, quelques retardés en
meilleur état que les autres, autorisés pour cela à rentrer chez eux
tout seuls, vadrouillent encore dans le coin, regardant autour
d'eux d'un œil rond et avec cette expression bizarre
d'émerveillement qu'ils affichent constamment. Pete et ses amis
les voient sans les voir, comme toujours. Ils font partie intégrante
du décor.
Henry, Jonesy et Pete écoutent attentivement le Beav qui leur
raconte que lorsqu'ils seront au Trou dans le Mur, ils devront se
rendre dans la Combe, parce que c'est toujours là que vont les plus
gros, qu'il y a là-dedans des buissons qu'ils aiment. « Moi et mon
père on a vu des tas de cerfs, là en bas », dit-il. Les tirettes des
fermetures à glissière, sur son vieux blouson de motard, tintent
agréablement.
Une discussion s'ensuit pour savoir qui sera capable d'abattre
le cerf le plus gros et quel est le meilleur poste de tir afin de
pouvoir abattre l'animal d'une seule balle, sans le faire souffrir.
(« Sauf que mon père dit que les bêtes ne souffrent pas comme les
hommes, quand elles sont blessées, leur explique Jonesy. Il dit que
Dieu les a faites différentes de nous justement pour qu'on puisse
les chasser. ») Ils rient, argumentent et se disputent pour savoir
qui aura le plus de chances de dégueuler lorsque viendra le
moment de vider l'animal, et l'Académie des Retardés est de plus
en plus loin derrière eux. À présent, de leur côté de la rue, se
profile l'édifice en briques rouges où les frères Tracker, jadis,
géraient leurs affaires.
« Si quelqu'un doit gerber, déclare autoritairement Beaver, ce
sera pas moi. J'ai déjà vu vider un cerf des centaines de fois et ça
ne me fait rien du tout. Je me souviens qu'une fois...
- Hé, les gars ! l'interrompt Jonesy d'un ton excité. Vous
voulez pas voir la chatte de Tina Jean Schlossinger ?
- Qui c'est, ta Tina Jean Sloppinger ? » demande Pete, déjà
intrigué.
Voir une chatte, n'importe quelle chatte, est une idée qui lui
plaît. Il ne manque jamais l'occasion de regarder les Penthouse et
Playboy que son père planque dans son atelier, derrière sa grande
boîte à outils. C'est très intéressant, une chatte. Ça ne le fait pas
bander et ne l'excite pas comme la vue de seins nus, mais il se dit
que c'est parce qu'il est encore trop jeune.
N'empêche, une chatte, c'est intéressant.
« Schlossinger, le corrige Jonesy en riant, pas Sloppinger,
Petesky. Les Schlossinger habitent à deux coins de rue de chez moi
et... » Il s'interrompt soudain, frappé par une question importante
à laquelle il sent qu'il faut répondre sur-le-champ. Il se tourne vers
Henry. « Les Schlossinger... ils sont juifs ou républicains ? »
C'est maintenant au tour d'Henry de rire de Jonesy, mais sans
méchanceté. « Techniquement, il doit être possible d'être les deux
en même temps, ou ni l'un ni l'autre. » Pete est impressionné par
la manière dont Henry manie la syntaxe. Ça fait super-chouette, et
il se promet d'utiliser à son tour l'expression à la première
occasion : ni l'un ni l'autre... Il sait cependant, obscurément, qu'il
va oublier, qu'il fait partie de ces personnes qui n'emploient
jamais ce genre de formule.
« Laisse tomber la religion et la politique, reprend Henry sans
cesser de rire. Si tu as une photo de Tina Jean Schlossinger où on
voit sa chatte, j'ai bien envie que tu nous montres ça. »
Le Beav, pendant ce temps, est visiblement devenu tout
excité ; ses joues se sont empourprées, ses yeux brillent et il se
glisse un cure-dents neuf entre les lèvres avant d'avoir fini de
mâchouiller le précédent. Les tirettes de ses fermetures à glissière,
sur le blouson que son frère aîné a porté pendant les quatre ou
cinq années où il s'est pris de passion pour l'équipe de hockey The
Fonzie, tintinnabulent plus vite.
« C'est pas une blonde ? demande-t-il. Une blonde qui est au
lycée, hein ? Une supernana, avec... » Il arrondit les mains à
hauteur de sa poitrine et lorsque Jonesy acquiesce, il se tourne
vers Pete et lâche : « Hé ! C'est la future reine de la promo, tête de
nœud ! Y'avait sa photo dans le putain de journal ! On la voyait
avec Richie Grenadeau, pas vrai ?
- Oui, mais ces cons de Tigers ont perdu le match de promo et
Grenadeau s'est retrouvé avec un nez cassé, dit Henry. La
première équipe de Derry High School à jouer contre une équipe
classée A du sud du Maine, et ces crétins...
- Font chier, les Tigers », le coupa Pete.
Il s'intéresse davantage au football scolaire qu'à ce x tant
redouté, mais pas tant que ça. De toute façon, il voit à présent de
qui il s'agit, il se souvient de la photo du journal où on la voyait sur
la plate-forme d'un camion de grumes décoré de guirlandes de
fleurs, en compagnie du quarterback des Tigers ; tous deux
étaient affublés de couronnes en papier d'alu, souriaient et
saluaient la foule. Les cheveux de la fille cascadaient jusque sur ses
épaules dans un style voiles gonflées à la Farah Fawcett ; elle
portait une robe sans bretelles qui laissait voir le haut de ses seins.
Pour la première fois de sa vie, Pete ressent une véritable
concupiscence ; c'est une sensation charnue, rouge, pesante, qui
raidit sa queue, lui dessèche la bouche et l'empêche de penser.
L'idée de voir une chatte est intéressante ; mais voir celle d'une
fille qu'il connaît, la chatte de la future reine de la promo... c'est
infiniment plus excitant. C'est, pour reprendre une expression
qu'utilise parfois la critique cinématographique du Derry New’s,
quand un film lui a vraiment plu, « à voir absolument ».
« Où ça ? » demande-t-il à Jonesy, s'étranglant presque. Il
s'imagine la fille, cette Tina Jean Schlossinger, attendant le bus
scolaire au coin de la rue, en train de rire nerveusement avec ses
copines, ne se doutant pas un seul instant que le garçon qui passe
dans la rue a vu ce qui est sous sa jupe ou son Jean, qu'il sait si les
poils de sa chatte sont de la même couleur que ses cheveux. Pete
est en feu. « Où ça ?
- Là », répond Jonesy en indiquant le grand cube rouge en
brique qui était autrefois le dépôt de camions et l'entrepôt des
frères Tracker.
Du lierre a envahi ses flancs, mais l'automne a été froid et la
plupart des feuilles ont séché et noirci. Une partie des vitres ont
été cassées et celles qui restent sont à demi opaques. Pete ressent
un petit frisson rien qu'à regarder cette bâtisse. En partie parce
que les grands, les grands de terminale et même ceux qui ont fini
le secondaire, jouent au base-ball dans le terrain vague situé
derrière, et que les grands aiment bien flanquer des raclées aux
petits, allez savoir pourquoi, ça doit les changer de l'ordinaire,
sans doute. Mais ce n'est pas le plus grand problème parce que les
parties de base-ball sont terminées pour la saison et que les grands
ont probablement établi leurs pénates à Strawford Park où ils
joueront encore à une version simplifiée du football jusqu'aux
premières neiges. (Et dès qu'il neigera, ils iront s'entretuer dans de
féroces parties de hockey sur glace avec de vieilles crosses
rafistolées avec de l'adhésif.) Non, le grand problème est qu'il
arrive parfois que des gosses disparaissent à Derry, c'est le côté
marrant de Derry, et lorsqu'ils disparaissent effectivement, c'est
souvent dans des lieux à part comme le dépôt déserté des frères
Tracker qu'on les a vus pour la dernière fois. On ne parle jamais de
ce fait déplaisant, mais tout le monde est au courant.
Cependant, une chatte... et pas sur papier glacé comme dans
Penthouse, mais le véritable con d'une véritable fille habitant ici…
voilà qui serait quelque chose à voir. Voilà qui serait un putain de
coup fumant.
« Dans cette baraque ? » objecte Henry sans cacher son
incrédulité. Ils se sont arrêtés, et leur petit groupe se tient non loin
du bâtiment pendant que les derniers des retardés défilent, l'œil
exorbité ou marmonnant, de l'autre côté de la rue. « Je suis loin de
te prendre pour un imbécile, Jonesy, très loin, mais pourquoi
diable il y aurait une photo de la chatte de Tina Jean là-dedans ?
- Je ne sais pas, avoue Jonesy, mais Davey Trask a dit qu'il
l'avait vue ici.
- Je ne tiens pas tellement à rentrer là-dedans, dit Beaver.
D'accord, je demande pas mieux que de voir la chatte de Tina Jean
Slophanger...
- Schlossinger...
- Mais ça fait au moins quatre ou cinq ans que cet endroit est
abandonné, et...
- Beav...
- Et je parie qu'il est plein de rats.
- Beav ! »
Mais Beaver a l'intention de finir ce qu'il a à dire :
« Et les rats ont la rage. Ils sont enragés jusqu'au troufignon.
- On n'a pas besoin d'y entrer, Beav », dit alors Jonesy.
Les trois autres le regardent avec un intérêt renouvelé. On a là,
comme le dit un type en voyant un Suédois aux cheveux noirs et
crêpés, un Viking d'une autre couleur.
Jonesy constate qu'ils sont suspendus à ses lèvres, hoche la
tête et poursuit :
« D'après Davey, il suffit de passer dans l'allée de côté et de
regarder par la troisième ou quatrième fenêtre. Autrefois, c'était le
bureau des Tracker. Il y a encore un panneau d'affichage sur le
mur. Et Davey dit qu'il n'y reste que deux trucs, une carte de la
Nouvelle-Angleterre avec tous les itinéraires de leurs camions et
une photo de Tina Jean Schlossinger sur laquelle on voit très bien
sa chatte. »
Ils le regardent, fascinés au point d'en oublier de respirer ou
presque, et Pete pose la question qui leur est venue à l'esprit à
tous : « Et on voit ses nichons ?
- Non, admet Jonesy. Davey dit qu'on ne les voit même pas du
tout, mais qu'elle a remonté sa jupe et que comme elle ne porte
pas de petite culotte, on la voit très bien, comme en plein jour. »
Pete est déçu que la reine de la promo de cette année n'exhibe
pas aussi ses nénés et ses fesses, mais cette histoire de jupe qu'elle
tient relevée sur une absence de petite culotte a le don de tous les
enflammer, alimente une notion primaire, à demi consciente, sur
la façon dont la sexualité fonctionne réellement. Une fille pouvait
toujours relever sa jupe, après tout ; n'importe quelle fille en était
capable.
Même Henry ne pose plus de questions. Seul le Beav en a
encore une à formuler ; il demande à Jonesy s'il est sûr qu'ils
n'auront pas besoin de pénétrer à l'intérieur du bâtiment pour voir
la photo. Et déjà ils avancent en direction de l'allée qui court
jusqu'à l'arrière du bâtiment, vers le terrain vague, aussi puissants
qu'une marée d'équinoxe, poussés par un mouvement presque
inconscient.
Duddits,
Seconde partie
Jonesy et le Beav
Jonesy vit que Beaver était assis sur les toilettes, ou plutôt
dans les toilettes, avec une sorte de ver géant, d'un rouge doré,
agrippé à lui. Il poussa un hurlement et la chose tourna vers lui
non pas une tête, mais une boule où l'on ne voyait que les yeux
noirs d'un requin et une gueule hérissée de dents. Avec quelque
chose de pris entre ces dents, des débris qui ne pouvaient pas être
les restes écrabouillés du nez de Beaver, mais devaient l'être
pourtant.
Fous le camp ! s'ordonna-t-il, paniqué. Et aussitôt : Sors
Beaver de là ! Sauve-le !
Les deux impératifs ayant la même force, il se retrouva cloué
sur place dans l'encadrement de la porte, avec l'impression de
peser une tonne. La saleté que Beaver serrait dans ses bras
émettait un bruit, une sorte de pépiement exaspérant qui lui
vrillait le crâne et lui faisait penser à quelque chose de très ancien,
sans qu'il sache au juste quoi.
Puis Beaver, de sa position inconfortable dans les toilettes, lui
cria de sortir, de fermer la porte ; la saleté réagit au son de sa voix
comme si elle se souvenait soudain de l'affaire qu'elle avait en
cours, et c'est aux yeux de Beaver qu'elle s'en prit cette fois, à ses
yeux, bon Dieu ! Beaver se tordit, hurla, essayant de maintenir sa
prise tandis que la chose pépiait et piaulait et mordait, sa queue
s'enroulant autour de la taille de sa victime, l'étreignant, arrachant
sa chemise pour se glisser contre la peau nue ; les pieds de Beaver
se mirent à tambouriner contre le carrelage, le talon de ses bottes
à soulever de fins rideaux d'un sang délayé, tandis que son ombre
s'agitait sur le mur, et cette saloperie de mousse était partout, à
présent, elle poussait à une vitesse invraisemblable...
Jonesy vit Beaver se cambrer violemment, dans un dernier
effort ; vit la chose le lâcher et se dégager alors que son ami
dégringolait des toilettes, le haut de son corps tombant sur
McCarthy, ce bon vieux Mister
Regarde-je-suis-à-ta-porte-et-frappe. La chose heurta le sol et se
mit à se tortiller - bordel, elle était rapide, cette saleté - et fonça
sur lui. Jonesy recula d'un pas et referma la porte juste à l'instant
où la saleté la heurtait, avec un bruit tout à fait semblable à ceux
qu'elle avait produits contre le couvercle des toilettes. Le battant
trembla dans son chambranle. Le rai de lumière qui filtrait par le
bas disparut par intermittence, tandis que la chose s'agitait sur le
carrelage avant de se jeter une deuxième fois contre le battant. La
première réaction de Jonesy fut de courir prendre une chaise pour
la coincer sous la poignée, mais quel débile, auraient dit ses
enfants, fallait-il être crétin - la porte s'ouvrait vers l'intérieur de la
salle de bains... La seule question était de savoir si la chose
comprenait la fonction de la poignée et si elle pouvait l'atteindre.
Comme si elle avait lu dans son esprit - et qui aurait pu dire
que c'était impossible ? -, il y eut un bruit visqueux et il sentit la
poignée qui commençait à tourner. Cette saleté avait une force
incroyable. Jonesy tenait le bouton avec la main droite ; il dut y
ajouter la gauche. Il y eut un moment affreux pendant lequel la
pression continua à monter, et il crut un instant que la saleté allait
réussir, en dépit de la résistance qu'il lui opposait à deux mains ; il
fut sur le point de paniquer et de s'enfuir.
Ce qui l'en empêcha fut le souvenir de la rapidité de la chose.
Cette saloperie m'aura rattrapé avant que j'aie franchi la moitié
de la pièce, pensa-t-il, se demandant en une sorte d'aparté mental
pourquoi on avait éprouvé le besoin de donner de telles
dimensions à cette foutue pièce. Elle m'aura rattrapé, agrippé
par la jambe et se sera mise à remonter...
Il s'arc-bouta sur la poignée, muscles et ligaments saillant à
ses bras et à son cou tandis que, sous l'effort, ses lèvres se
retroussaient et découvraient ses dents. Sa hanche lui faisait mal.
Sa maudite hanche qui, si jamais il essayait de s'enfuir en courant,
ne ferait que le ralentir, encore merci à ce vieux con de prof à la
retraite, ce trouduc gâteux qui n'aurait jamais dû être au volant
d'une voiture, pour commencer, merci beaucoup, prof de mes
deux, merci infiniment, vieux chnoque... mais s'il ne pouvait ni
maintenir la porte fermée, ni s'enfuir, qu'allait-il lui arriver ?
La même chose qu'à Beaver, pardi ! La saleté lui avait croqué
le nez comme un amuse-gueule.
Avec un gémissement, Jonesy s'arc-bouta de plus belle sur le
bouton de porte. La pression augmenta encore un instant, puis
cessa. Le panneau n'était pas très épais, et il entendit au travers la
chose pousser des miaulements irrités. L'odeur d'éther et de
liquide de démarrage lui parvenait aussi.
Comment diable cette saloperie s'accrochait-elle, là derrière ?
Elle n'avait pas de membres, ou du moins il n'en avait pas vu, rien
que cette queue préhensile rougeâtre, alors comment...
Il entendit à cet instant les minuscules craquements du bois
grignoté (directement en face de sa tête, estima-t-il), et il comprit.
Avec les dents. Elle s'agrippait avec les dents. Cette idée l'horrifia
de manière absurde. La chose avait été à l'intérieur de McCarthy, il
n'y avait pas le moindre doute. Elle s'était développée dans son
corps telle une sorte de ténia géant dans un film d'horreur.
Comme un cancer, un cancer qui aurait eu des dents. Et sa
croissance terminée, ou suffisante, elle était passée à la vitesse
supérieure, pour ainsi dire, s'était ouvert un passage avec les
dents.
« Non, mec, non, non ! » marmonna Jonesy d'une voix
chevrotante, presque pleurnicharde.
La poignée de la porte parut vouloir tourner dans l'autre sens.
Jonesy imaginait la saleté, juste de l'autre côté du battant, collée
au bois par ses dents comme une sangsue, sa queue, ou son
tentacule enroulé en nœud coulant autour de la poignée, en pleine
constriction, et...
« Non, non, non ! » Jonesy haletait, agrippé au bouton de
porte de toutes ses forces. Il le sentait sur le point de glisser de ses
mains, il sentait la sueur lui couler sur le visage, lui poisser les
paumes.
Juste à la hauteur de ses yeux exorbités se forma une
constellation de bosses dans le bois, là où la saleté avait planté ses
dents et continuait à s'enfoncer. Bientôt, leur extrémité allait jaillir
(s'il ne perdait pas prise sur la poignée, avant), et il se retrouverait
face à une vision d'épouvante, celle des crocs qui avaient arraché
le nez de son ami.
Et, brusquement, il en prit conscience. Le Beav était mort. Son
vieil ami Beaver.
« Tu l'as tué, saloperie ! » hurla Jonesy à l'intention de la
chose, de l'autre côté de la porte. Sa voix tremblait, autant de
chagrin que de terreur. « Tu as tué le Beav ! »
Il avait les joues en feu, et les larmes qui coulaient dessus
étaient encore plus brûlantes. Beaver et son foutu blouson de
Fonzie (Qu'est-ce que tu as comme fermetures Eclair, avait dit la
maman de Duddits le jour où ils avaient fait sa connaissance),
Beaver soûl comme un Polonais au bal de la promo et dansant
comme un cosaque, bras croisés, lançant la jambe, Beaver à la
réception, pour le mariage de Jonesy et Carla et lui murmurant
d'un ton sans réplique à l'oreille : Faut que tu sois heureux, mec,
faut que tu sois heureux pour nous tous ! Et pour la première fois
il s'était rendu compte que Beaver ne l'était pas - pour Henry et
Pete, c'était clair, mais Beaver ? Et à présent Beaver était mort,
Beaver gisait dans la salle de bains le haut du corps dans la
baignoire, le nez tranché sur le cadavre de Mr Richard
Regarde-je-suis-à-ta-porte-et-frappe McCarthy.
« Tu l'as tué, ignoble saloperie ! » hurla-t-il aux déformations
du battant. Il y avait eu six excroissances, mais à présent elles
étaient neuf.
Comme si cette bouffée de rage l'avait surprise, la chose
relâcha la pression qu'elle exerçait en sens inverse. Jonesy regarda
frénétiquement autour de lui à la recherche de quelque chose qui
pourrait l'aider, ne vit rien. Ou plutôt, il découvrit un objet, à ses
pieds. Le rouleau d'adhésif. Il pouvait se pencher et l'attraper,
mais qu'est-ce qu'il allait en faire ? Il aurait besoin de ses deux
mains pour le dérouler, de ses deux mains et de ses dents pour le
déchirer, et même en supposant que la saleté lui laisse le temps
d'agir, comment faire, alors qu'il avait tout juste la force
d'empêcher le bouton de tourner ?
D'ailleurs, la pression recommençait. Jonesy résista, mais il
sentait la fatigue l'envahir. L'adrénaline de ses muscles se
dégradait, se transformait en plomb ; ses paumes étaient plus
poisseuses que jamais, et cette odeur d'éther ! Plus nette et, en
quelque sorte, plus pure que jamais à présent qu'elle n'était pas
mêlée aux gaz et émanations corporelles de McCarthy, mais
comment pouvait-elle être aussi forte à travers la porte ?
Comment, à moins que...
Dans la demi-seconde qui précéda l'instant où le pêne reliant
le battant au chambranle allait se déclencher, Jonesy prit
conscience qu'il faisait plus sombre dans la pièce. À peine un peu
plus sombre. Comme si quelqu'un était arrivé en silence dans son
dos et se tenait entre lui et la lumière, entre lui et la porte du fond.
Le pêne se déclencha. Dans la main de Jonesy, le bouton se
libéra et la porte s'entrouvrit aussitôt, tirée vers l'intérieur par le
poids de la chose-anguille qui s'y cramponnait. Il hurla et lâcha le
bouton de porte qui tomba et alla rebondir sur le rouleau
d'adhésif.
Il fit demi-tour pour s'enfuir.
Face à lui se tenait un homme gris.
Enfin, peut-être pas un homme. Un étranger, qui n'était au
fond pas si étrange que ça. Jonesy l'avait vu représenté dans des
centaines de séries télévisées « fantastiques », en première page
de milliers de journaux racoleurs (du genre de ceux qui vous
hurlent leurs manchettes comico-morbides à la figure pendant
qu'on attend son tour, prisonnier de la queue, à la caisse d'un
supermarché), dans des films comme E.T., Rencontre du
troisième type et Feu dans le ciel; Mister Gray, l'ingrédient majeur
des X-Files.
Toutes ces images avaient au moins raison sur un point : les
grands yeux noirs. Des yeux exactement comme les yeux de la
saleté qui s'était ouvert un chemin avec les dents par le cul de
McCarthy, et une bouche fermée qui se réduisait à une vague
fente, rien de plus, mais sa peau grisâtre pendait sur lui en replis
mous, comme celle d'un éléphant mourant de vieillesse. De ces
replis s'écoulait paresseusement une sorte de sécrétion vaginale
blanchâtre ; la même substance sourdait comme des larmes de ses
yeux dépourvus d'expression. Elle s'agglomérait en caillots et
flaques sur le plancher de la grande pièce, sur le tapis navajo, en
dessous de l'attrape-rêves, ainsi que sur le seuil de la porte de la
cuisine, par laquelle il était entré. Depuis combien de temps Mr
Gray se tenait-il là ? Avait-il été présent lorsque Jonesy avait
couru de la remise au chalet, tenant son rouleau d'adhésif inutile à
la main ?
Aucune idée. Il savait seulement que Mr Gray se mourait, et
qu'il devait lui passer à côté, car la saloperie dans la salle de bains
venait juste de se laisser choir au sol avec un bruit sourd. Elle
allait se jeter sur lui.
Marcy, dit Mr Gray.
Il s'était exprimé avec une clarté parfaite, même si sa bouche
en ruine n'avait pas bougé. Jonesy entendit le mot au milieu de sa
tête, au même endroit, exactement, où il avait toujours entendu les
sanglots de Duddits.
« Qu'est-ce que vous voulez ? »
La chose sortit de la salle de bains et vint se couler entre ses
pieds, mais c'est à peine si Jonesy y fit attention. Pas plus qu'il n'y
fit attention quand elle continua son chemin et alla s'enrouler
autour des extrémités sans orteils et nues de l'homme gris.
Je vous en prie, arrêtez ça, dit Mr Gray dans la tête de Jonesy.
C'était le clic ; mieux, c'était la ligne. Parfois, on voyait la ligne ;
d'autres fois, on l'entendait, comme il avait entendu naguère le
cours des pensées coupables de Defuniak. Je peux plus le
supporter, faites-moi une piqûre ! Où est Marcy ?
La mort me cherchait ce jour-là, pensa Jonesy. Elle m'a raté
dans la rue, m'a raté à l'hôpital, peut-être d'une chambre ou
deux, n'a pas cessé de me chercher depuis. Et m'a enfin trouvé.
C'est alors que la tête de la chose explosa, s'ouvrant comme
une grenade ; il en surgit un nuage rouge-orangé de particules
empestant l'éther.
Jonesy les inhala.
VIII
Roberta
Pete et Becky
LES GRISATRES
THÉODORE ROETHKE
X
Kurtz et Underhill
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« Freddy.
- Oui, patron ?
- Il faut garder un œil sur Owen Underhill.
- Entendu.
- Si nous sommes obligés de partir en catastrophe - je parle
d'Imperial Valley - Underhill doit rester ici. »
Freddy Johnson ne répondit rien, se contentant d'acquiescer
et de piloter. Bon gars. Savait de quel côté de la ligne il fallait se
placer. Pas comme certains.
Kurtz se tourna à nouveau vers lui.
« Retourne dans ce foutu bled perdu. Au magasin. Et déchaîne
toute ta cavalerie. Je veux y être un quart d'heure avant Owen et
Blakey. Vingt minutes avant, si c'est possible.
- Oui, patron.
- Il faut aussi me verrouiller une liaison satellite avec
Cheyenne Mountain.
- Comme si c'était fait. Ça prendra cinq minutes.
- Trois, mon gars. Je préférerais trois. »
Kurtz s'enfonça dans son siège et regarda défiler la forêt de
résineux en dessous. Tant d'arbres, tant de vie sauvage et une
quantité non négligeable d'êtres humains - la plupart habillés en
orange fluo, vu la saison. Et dans une semaine, peut-être même
dans soixante-douze heures, tout cela serait aussi mort que les
montagnes de la lune. Désolant, mais s'il y avait bien une chose
dont le Maine ne manquait pas, c'était de forêts.
Kurtz se mit à jouer avec le bateau en papier. Il avait
l'intention d'en faire un chapeau de gendarme et de le poser, si
possible, sur la tête d'Underhill, quand celui-ci aurait cessé de
respirer.
« Il voulait savoir si quelque chose avait changé », dit Kurtz
doucement.
Freddy Johnson, qui savait de quel côté sa tartine était
beurrée, ne pipa mot.
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Jonesy à l'hôpital
C'était un rêve.
On ne l'aurait pas dit, pourtant ; mais sinon, quoi ? Pour
commencer, il l'avait déjà vécu le 15 mars une première fois, et il
lui paraissait monstrueusement injuste d'avoir à le revivre.
Ensuite, il était capable de se rappeler toutes sortes d'événements
s'étant déroulés entre la mi-mars et la mi-novembre : comment il
avait aidé les enfants à faire leurs devoirs ; comment Carla avait
passé des heures au téléphone (notamment avec ses amies du
programme Narcotics Anonymous) ; comment il avait fait une
conférence à Harvard... Il se rappelait aussi les mois de
rééducation, bien entendu. Ces mouvements répétés jusqu'à n'en
plus pouvoir, les épuisantes protestations de ses articulations
obligées de s'étirer de nouveau à contrecœur, tellement à
contrecœur ! Il se revoyait disant à sa kiné, Jeannie Morin, qu'il ne
pouvait pas y arriver. Elle lui répondant que si. Des larmes sur son
visage, un grand sourire sur celui de la jeune femme (ce détestable
sourire aux dents parfaites), et à la fin c'était elle qui avait eu
raison. Il avait pu, il était la petite mécanique qui pouvait, mais
quel prix avait-elle dû payer, la petite mécanique !
Il se rappelait tout cela et davantage : le jour où il avait quitté
son lit tout seul pour la première fois, celui où il s'était torché le
cul tout seul pour la première fois, la soirée, début mai, où il était
allé se coucher en se disant Je vais m'en sortir pour la première
fois, la nuit, à la fin du même mois, où lui et Carla avaient fait
l'amour pour la première fois depuis l'accident, après quoi il lui
avait rappelé la vieille blague : Comment baisent les porcs-épics ?
Avec moult précautions. Il se rappelait du feu d'artifice du
Memorial Day, comment sa hanche et le haut de sa cuisse lui
faisaient un mal de chien ; il se rappelait avoir mangé de la
pastèque le jour de la fête nationale, recrachant les pépins dans
l'herbe, tandis qu'il regardait Carla et ses sœurs jouer au
badminton, la hanche et la cuisse toujours douloureuses, mais
moins férocement ; il se rappelait le coup de fil d'Henry en
septembre « juste pour voir comment il allait », Henry lui parlant
de toutes sortes de choses, y compris de leur semaine de chasse
annuelle au Trou dans le Mur, en novembre. « Bien sûr, que je
vais venir », avait-il répondu, ne se doutant pas alors qu'il n'aurait
aucun plaisir à sentir le poids du Garand dans ses mains. Ils
avaient parlé de son travail (Jonesy était arrivé au terme des trois
semaines de la session d'été, batifolant quasiment avec une seule
béquille à présent), de leurs familles respectives, des livres qu'ils
avaient lus, des films qu'ils avaient vus ; Henry lui avait dit,
comme il l'avait déjà fait en janvier, que Pete buvait trop. Jonesy,
qui avait déjà dû mener un rude combat contre l'addiction de sa
femme à certaines substances, n'avait pas eu envie d'épiloguer sur
ce sujet, mais lorsque son ami lui avait transmis l'idée de Beaver -
s'arrêter à Derry pour voir Duddits à l'issue de leur semaine de
chasse -, Jonesy avait accepté avec enthousiasme. Cela faisait déjà
trop longtemps et il n'y avait rien de tel qu'une petite cure de
Duddits pour vous redonner le moral. Aussi...
« Henry ? avait-il demandé. On avait prévu d'aller voir
Duddits tous les deux, Non ? Pour la Saint-Patrick. Je n'en ai
aucun souvenir, mais c'est noté dans mon agenda, au bureau.
- Ouais, avait répondu Henry. On l'avait bien prévu.
- Comme on dit... les Irlandais ont toujours eu de la chance,
pas vrai ? »
Devant tant de souvenirs accumulés, Jonesy était sûr et
certain que le 15 mars était déjà passé. Toutes sortes de preuves
venaient étayer cette hypothèse, la première pièce à conviction
étant l'agenda de son bureau. Et pourtant, voilà qu'elles étaient
revenues, ces funestes idées de mars... et, bon Dieu de bon Dieu,
parlez-moi un peu d'injustice, à présent que ce 15 mars paraissait
plus 15 mars que jamais.
Au début, les souvenirs qu'il conservait de cette journée
commençaient à se brouiller vers dix heures du matin. Il se
trouvait dans son bureau, un café à portée de la main, et empilait
les livres qu'il prévoyait de descendre au bureau du département
d'histoire. Il n'était pas heureux, mais du diable s'il se rappelait
pourquoi. D'après le même agenda, il aurait eu, le 17 mars, un
rendez-vous avec un étudiant du nom de David Defuniak. Il ne se
souvenait pas pour quelle raison, mais il avait trouvé le mot d'un
de ses assistants qui lui parlait d'une dissertation dudit Defuniak -
« Les résultats à court terme de la Conquête normande » – et il
supposait donc que c'était à ce sujet que le rendez-vous avait été
pris. Mais qu'est-ce qui avait pu, là-dedans, rendre malheureux le
professeur assistant Gary Jones ?
Malheureux ou non, il avait fredonné quelque chose, fredonné
des paroles qu'il avait bientôt scandées et redoublées, des paroles
qui frisaient l'absurde : Oui, on peut, oui, on peut-peut, Seigneur
Dieu tout-puissant, oui on peut-peut. Après ça, rien que quelques
détails isolés : il se revoyait souhaitant une bonne Saint-Patrick à
Colleen, la secrétaire du département, prenant un exemplaire du
Boston Phoenix dans le distributeur, devant le bâtiment, laissant
tomber un quarter dans l'étui à saxo d'un skinhead, juste de l'autre
côté du pont, et se sentant désolé pour le type, car le vent qui
soufflait de la rivière était mordant, et l'homme ne portait qu'un
mince t-shirt sur lui. Mais c'étaient des ténèbres qui avaient suivi
l'empilement des livres dont il se souvenait avant tout. Il avait
repris conscience à l'hôpital, avec cette voix monotone répétant
sans cesse, Je vous en prie, arrêtez, je ne peux pas le supporter,
faites-moi une piqûre, où est Marcy, je veux Marcy. Ou bien
était-ce peut-être, où est Jonesy, je veux Jonesy ? Cette sacrée et
insidieuse vieille Camarde. La Camarde faisant semblant d'être un
des patients. La Camarde avait perdu sa trace, sûr, ça n'avait rien
d'impossible, l'hôpital débordait de souffrances, d'angoisses
mortelles qui suintaient de partout, et voici que, toujours aussi
insidieuse, la vieille Camarde essayait de le retrouver. De lui jouer
un tour à sa façon. De l'obliger à se livrer lui-même.
Cette fois, cependant, il ne reste plus rien des miséricordieuses
ténèbres intermédiaires. Cette fois, non seulement il souhaite une
bonne Saint-Patrick à Colleen, mais il lui raconte une plaisanterie
sous forme de devinette. Qu'est-ce qui est tout noir et se tient sur
trois pattes dans le désert ? Un piano à queue. Il sort et c'est son
moi de l'avenir, son moi de novembre qui s'avance dans sa tête de
mars comme un passager clandestin. Son moi futur entend son
moi de mars penser : Finalement il fait un temps splendide, tandis
qu'il fait ses premiers pas vers le rendez-vous qu'il a avec le destin,
à Cambridge. Il essaie de dire à son moi de mars que c'est une
mauvaise idée, une idée tellement mauvaise qu'elle en est
grotesque, qu'il peut s'épargner des mois de souffrances rien qu'en
hélant un taxi ou en prenant le petit train, celui qu'on appelle le T,
mais il n'y parvient pas. Peut-être toutes les histoires de
science-fiction sur le voyage dans le temps qu'il a lues quand il
était adolescent ont-elles raison : on ne peut changer le passé,
quels que soient nos efforts.
Il traverse le pont sur la rivière Charles, et bien que le vent soit
un peu froid, il sent avec plaisir la chaleur du soleil sur son visage,
il admire la manière dont sa lumière se fractionne en millions de
facettes sur l'eau. Il chantonne un morceau de « Here Comes the
Sun », puis retourne aux Pointers Sisters : Oui on peut-peut,
Seigneur Dieu tout-puissant, oui on peut-peut. Il balance son
porte-documents en mesure. Son sandwich est à l'intérieur.
Hmmm-hmmm, a dit Henry. AJMM, a dit Henry.
Le saxophoniste est là, et surprise : non pas posté à l'extrémité
de l'avenue, mais plus haut, près du campus du MIT, devant l'un
des restaurants indiens à la mode. Il frissonne dans le froid, et les
coupures sur sa tête rasée montrent qu'il n'était pas fait pour
devenir barbier. La manière dont il joue « These Foolish
Things » (« Ces Choses Folles ») laisse à penser qu'il n'était pas
non plus fait pour devenir saxophoniste, et Jonesy a envie de lui
conseiller de se faire charpentier, acteur, terroriste, tout ce qu'il
veut, mais pas musicien. Au lieu de cela, il l'encourage, laissant
tomber dans l'étui (doublé d'un velours violet usé) du type non pas
la pièce de vingt-cinq cents de la première fois, mais toute une
poignée de monnaie, parlez-moi de faire des choses folles, en effet.
Il accuse les premiers rayons du soleil et leur chaleur, après un
long hiver rigoureux, il accuse le fait que les choses se soient bien
arrangées pour Defuniak.
Le joueur de saxo roule des yeux vers Jonesy, le remerciant
d'un cillement, mais sans cesser de jouer. Jonesy invente une
nouvelle devinette : Comment appelle-t-on un joueur de saxo avec
une carte de crédit ? Un optimiste.
Il continue sa promenade, balançant son porte-documents,
n'écoutant pas le Jonesy intérieur, celui qui a remonté le courant
depuis novembre comme un saumon qui aurait voyagé dans le
temps. Hé, Jonesy, arrête-toi, tu veux ? Quelques secondes, pas
plus. Rattache ton lacet, fais n'importe quoi. (Mauvaise pioche, il
porte des mocassins. Bientôt, il portera un plâtre à la place). C'est
au carrefour suivant que c'est arrivé, celui où s'arrête la Ligne
Rouge, le carrefour de Massachusetts Avenue et Prospect Street.
Y'a un vieux type qui arrive au volant d'une Lincoln bleu foncé,
un prof d'histoire au stade pré-gâteux, et il va te nettoyer en deux
temps trois mouvements...
Mais rien n'y fait. Il a beau hurler, rien n'y fait. Les lignes sont
coupées. On ne peut pas revenir, on ne peut pas aller assassiner
son propre grand-père, on ne peut pas descendre Lee Harvey
Oswald au moment où il s'agenouille devant la fenêtre du sixième
étage, dans la bibliothèque scolaire de Dallas, tandis qu'à côté de
lui refroidit du poulet frit dans une assiette en carton et qu'il
braque son fusil acheté par correspondance sur la limousine dans
laquelle a pris place le président des États-Unis, on ne peut
s'empêcher soi-même d'arriver jusqu'au carrefour de
Massachusetts Avenue et Prospect Street, balançant son
porte-documents d'une main et tenant sous son coude un
exemplaire du Boston Phoenix qu'on ne lira jamais. I
Et alors, Dieu du ciel, voilà qui est nouveau : le message
passe ! Au moment où il atteint l'angle de la rue, au moment où il
s'arrête au bord du trottoir, sur le point de s'engager sur le passage
réservé aux piétons, le message passe !
« Quoi ? » dit-il. Et l'homme qui s'est arrêté à côté de lui, ce
même homme qui sera le premier à se pencher sur lui dans un
passé qui est peut-être à présent miséricordieusement annulé, le
regarde d'un air soupçonneux et lui répond qu'il n'a rien dit,
comme s'il y avait eu une troisième personne avec eux. C'est à
peine si Jonesy l'entend, parce qu'il y a bien une troisième
personne, une voix à l'intérieur de sa tête, une voix qui ressemble
de manière troublante à la sienne et qui lui hurle de rester sur le
trottoir, de ne pas mettre un pied sur la chaussée...
Puis il entend crier. Il regarde de l'autre côté, vers Prospect
Street, et oh, mon Dieu, il voit Duddits, Duddits Cavell seulement
habillé de son caleçon, et Duddits a le tour de la bouche barbouillé
d'une matière brunâtre. On dirait du chocolat, mais Jonesy ne s'y
trompe pas. C'est de la merde de chien, ce salopard de Richie a fini
par la lui faire manger, et les passants vont et viennent sans faire
attention à Duddits, l'ignorant, faisant comme s'il n'était pas là.
« Duddits ! crie Jonesy. Tiens bon, mon vieux, j'arrive ! »
Sur quoi, il se précipite sur la chaussée sans regarder, le
passager qui est en lui ne pouvant rien faire d'autre que suivre le
mouvement, comprenant enfin que c'était exactement ainsi
qu'avait eu lieu l'accident - le vieil homme, certes, le vieil homme
atteint par un début de maladie d'Alzheimer qui n'aurait jamais dû
être au volant d'une voiture, pour commencer, mais ce n'était
qu'une partie de l'affaire. L'autre partie, celle qui était restée
cachée dans les ténèbres qui, jusqu'à aujourd'hui, avaient suivi
l'accident, était qu'il avait vu Duddits et s'était précipité sans
penser à regarder avant.
Il aperçoit autre chose : un vaste motif, un motif rappelant
l'attrape-rêves, quelque chose qui relie entre elles toutes les
années depuis le jour où ils ont rencontré Duddits Cavell pour la
première fois, en 1978, quelque chose qui est aussi relié à l'avenir.
Un éclat de soleil se reflète sur un pare-brise ; il le voit du coin
de son œil gauche. Une voiture arrive, et arrive trop vite. L'homme
qui était à côté de Jonesy sur le trottoir, Mister Moi-j'ai-rien-dit,
lui crie : « Attention, mec, attention ! », mais c'est à peine si
Jonesy l'entend. Car il y a un cerf derrière Duddits, sur le trottoir,
un superbe mâle, presque aussi grand qu'un homme. Alors, juste
avant d'être renversé par la Lincoln, Jonesy se rend compte que le
cerf est en réalité un homme, un homme portant une casquette
orange et une veste orange de rabatteur. Sur son épaule, telle
quelque hideuse mascotte, se tient une sorte de belette sans pattes
avec des yeux noirs énormes. Sa queue (mais c'est peut-être un
tentacule) s'enroule autour du cou de l'homme. Mais comment, au
nom du ciel, ai-je pu le prendre pour un cerf? Pense Jonesy.
Ensuite la Lincoln l'atteint et le renverse dans la rue. Il entend un
craquement sourd, acide, quand se brise sa hanche.
4
Est-il surpris de voir le grisâtre aux grands yeux noirs dans le
lit d'hôpital ? Pas le moins du monde. Lorsque Jonesy s'était
tourné et l'avait découvert planté derrière lui, au Trou dans le
Mur, la tête de ce crétin avait explosé. Toutes choses bien
considérées, c'était un mal de tête plus que carabiné - dynamité.
N'importe qui se serait retrouvé à l'hôpital. Pourtant, il n'a pas
l'air d'aller trop mal à présent ; il est vrai que la médecine
moderne fait des miracles.
La pièce, envahie par la moisissure, disparaît sous des vagues
rouge doré. Il en pousse sur le sol, sur les appuis de fenêtres, sur
les lattes des stores vénitiens. Elle s'est ouvert un chemin jusqu'au
plafonnier, jusqu'au flacon de glucose sur sa potence (Jonesy
suppose que c'est du glucose), auprès du lit ; des barbichettes
rousses flamboyantes pendent de la poignée de la porte donnant
sur la salle de bains, de la manivelle qui commande la position du
lit.
Lorsque Jonesy s'approche de la chose grise qui tient son drap
remonté jusqu'à sa poitrine étroite et glabre, il constate qu'il n'y a
qu'une seule carte de vœux sur la table de nuit. BON
RÉTABLISSEMENT !, lit-on au-dessus d'un dessin représentant une
tortue toute triste avec un pansement sur le dos. Et au-dessous :
DE LA PART DE STEVEN SPIELBERG ET DE TOUS TES POTES DE HOLLYWOOD.
C'est un rêve, un rêve plein de déformations oniriques et de
jeux de mots sibyllins, se dit Jonesy, mais il n'y croit pas. Son
esprit mélange les choses, en fait une bouillie, les rend plus faciles
à avaler, et tel est le fonctionnement des rêves ; passé, présent et
avenir ont été placés dans le même chaudron, ce qui est aussi
fréquent dans les rêves, mais il sait qu'il commettrait une erreur
en ne voyant là qu'un conte de fées désordonné, bricolé par son
inconscient. Au moins une partie de ce qu'il voit arrive.
Les yeux noirs bulbeux le surveillent. Le drap s'agite et se
déforme à côté de la chose étendue dans le lit. Ce qui en émerge
est la bestiole-fouine rousse qui a eu Beaver. Elle le scrute avec ces
mêmes yeux noirs vitreux tandis qu'elle se propulse jusqu'à
l'oreiller à l'aide de sa queue ; là, elle s'enroule sur elle-même à
côté de l'étroite tête grise. Pas étonnant que McCarthy se soit senti
quelque peu indisposé, pense Jonesy.
Le sang continue à couler le long de sa jambe, gluant comme
du miel, chaud comme la fièvre. Il dégoutte sur le sol et on
pourrait croire que la moisissure (ou le champignon ou quoi que
ce soit) rouge doré va l'envahir, le coloniser, en faire une véritable
jungle, mais Jonesy sait que non. Il est unique. Le nuage peut le
transporter, pas le transformer.
Pas de ballons, pas de jeux, pense-t-il, puis immédiatement :
chut, chut, garde ça pour toi.
De la main, la créature grise lui adresse une sorte de salut
fatigué. Elle a trois longs doigts se terminant par des ongles roses.
Il en suinte un pus jaunâtre épais. La même sécrétion luit
faiblement dans les replis de peau du type et dans le coin de ses
yeux.
Tu as raison, tu as besoin d'une piqûre, dit Jonesy. Peut-être
d'un peu de Drano ou de Lysol, un truc dans le genre. Un truc qui
te foute hors cir...
Une pensée effrayante lui vient alors à l'esprit ; elle s'impose
tellement, pendant un instant, qu'il est incapable de résister à la
force qui le pousse vers le lit. Ses pieds se remettent en
mouvement, laissant de grandes empreintes rouges derrière eux.
Vous n'allez pas boire mon sang, par hasard ? Comme un
vampire ?
La chose dans le lit sourit sans sourire. Nous sommes, pour
autant que je puisse exprimer cela dans votre langage, des
végétariens.
Ouais, mais et votre charmante mascotte ? dit Jonesy en
montrant la bestiole sans pattes, laquelle exhibe une gueule pleine
de dents-aiguilles dans une parodie de sourire. Est-ce que Bowser
est végétarienne, elle aussi ?
Vous savez bien que non, dit la chose grise, sans que bouge la
fente qui lui sert de bouche. C'est un sacré ventriloque, ce type,
faut le reconnaître ; ils l'auraient adoré comme animateur dans les
stations d'été des Catskills. Mais vous savez que vous n'avez rien
à craindre d'elle.
Pourquoi ? En quoi suis-je différent ?
La chose grise mourante (car bien sûr elle est mourante, son
corps s'effondre, se décompose de l'intérieur) ne répond pas et
Jonesy pense une fois de plus, pas de ballons, pas de jeux.
Quelque chose lui dit que c'est une pensée que le grisâtre aimerait
beaucoup lire dans son esprit, mais pas question. Sa capacité à
masquer ses pensées fait partie de ce qui le rend différent, unique,
et vive la différence* est tout ce que peut dire Jonesy (même s'il
ne le dit pas vraiment).
En quoi suis-je différent ?
Qui est Duddits ? demande la chose grise ; Jonesy ne répond
pas, et elle a de nouveau ce sourire qui ne fait pas bouger sa
bouche. Eh bien voilà... nous posons tous les deux des questions
auxquelles l'autre refuse de répondre. Mettons-les de côté,
voulez-vous ? A l'envers. Elles sont... comment appelez-vous ça,
déjà, dans votre jeu ?
Dans le pot, le cribbage, dit Jonesy. L'odeur de pourriture de
la chose lui parvient à présent. L'odeur que McCarthy a importée
avec lui au Trou dans le Mur, l'odeur d'éther. Il pense de nouveau
qu'il aurait mieux fait de lui tirer dessus, à ce fils de pute avec son
langage châtié, mieux fait de l'abattre avant qu'il puisse se réfugier
au chaud. Afin que la saleté roussâtre crève en lui, sous le poste de
guet du vieil érable, au fur et à mesure que l'aurait envahi le froid.
Le cribbage, oui, dit la chose grise. L'attrape-rêves est là ;
suspendu au plafond, il tournoie lentement au-dessus de la tête du
grisâtre. Nous allons mettre de côté ces choses que nous ne
voulons pas nous révéler mutuellement, on y reviendra plus tard.
On va les mettre dans le crib.
Qu'est-ce que vous attendez de moi ?
La créature grise observe Jonesy sans ciller ; comment le
pourrait-elle, d'ailleurs ? se dit Jonesy. Elle n'a ni cils ni paupières.
Ni cils ni paupières, dit la chose, sauf que c'est la voix de Pete
qu'entend Jonesy. Avec son accent particulier. Qui est Duddits ?
Et Jonesy est tellement surpris d'entendre la voix de Pete qu'il
est à un cheveu de répondre... ce qui, bien entendu, était le but de
la manœuvre : le prendre par surprise. Mourante ou pas, elle est
maligne, la chose. Il serait bien inspiré de rester sur ses gardes. Il
envoie au type tout gris une image : une grosse vache marron avec
une pancarte autour du cou. Sur la pancarte, on lit : DUDDITS LA
VACHE.
Le grisâtre sourit une fois de plus sans sourire, sourit dans la
tête de Jonesy. Duddits la vache... je ne crois pas.
D'où venez-vous ? demande Jonesy.
Planète X. Nous venons d'une planète mourante pour manger
des pizzas Domino, acheter à crédit et apprendre l'italien sans
peine par la méthode Berlitz. C'est la voix d'Henry, cette fois. Sur
quoi Mister E.T.-appelle-maison revient à sa propre voix... à un
détail près, se rend compte Jonesy, sans être vraiment surpris,
juste un peu écœuré ; cette voix est la sienne. La voix de Jonesy. Il
sait aussi ce qu'Henry dirait : qu'il se paie une mégahallucination à
la suite de la mort de Beaver.
Plus maintenant, pense Jonesy. Non, il ne le dirait plus
maintenant. A l'heure actuelle, il est le marchand d'œufs, et le
marchand d'œufs est au parfum.
Henry ? Il ne va pas tarder à mourir, dit le grisâtre d'un ton
indifférent. Sa main se déplace sur la courtepointe ; les trois longs
doigts gris se referment sur la main de Jonesy. La peau est chaude
et sèche.
Que voulez-vous dire ? demande Jonesy, inquiet pour son
ami... mais la chose en train de mourir ne répond rien. Encore une
carte à placer dans le pot du cribbage, et Jonesy en tire alors une
nouvelle de son jeu : Pourquoi m'avez-vous appelé ici ?
La créature grise exprime de la surprise, même si son visage
ne bouge pas. Personne ne tient à mourir seul. Je voulais
simplement avoir quelqu'un auprès de moi. Je sais, nous allons
regarder la télévision.
Je n'ai aucune envie...
Il y a un film que je tiens à voir, en particulier. Il vous plaira,
à vous aussi. Ça s'appelle Sympathie pour les Grisâtres. Bowser !
La télécommande !
Bowser adresse à Jonesy un regard particulièrement mal
intentionné, puis se coule de l'oreiller avec un bruit râpeux de la
queue qui fait penser à un serpent se glissant entre des pierres.
Sur la table, la télécommande est elle aussi envahie de moisissure.
Bowser s'en empare, fait demi-tour et revient en rampant jusqu'à
la créature grise, la télécommande entre les dents. Le grisâtre
libère la main de Jonesy (son contact n'a rien de répugnant, mais
c'est tout de même un soulagement), prend la télécommande, la
braque sur la télé et appuie sur le bouton MARCHE. L'image qui
apparaît - légèrement floue, sans être pour autant cachée par le
duvet encore presque impalpable qui pousse sur l'écran -
représente la remise, derrière le chalet. Au centre de l'écran, on
voit une forme dissimulée par une bâche verte. Et avant que la
porte s'ouvre et qu'il se voie entrer en scène, Jonesy sait que cet
événement s'est déjà produit. La vedette de Sympathie pour les
Grisâtres est Gary Jones en personne.
Eh bien, dit la créature moribonde depuis le point confortable,
au milieu de la tête de Jonesy, nous avons manqué le générique,
mais en vérité, le film commence tout juste.
C'est bien ce que redoute Jonesy.
Je sais pas qui sont les types qui ont tourné ce film, dit
Jonesy, mais à mon avis, pas la peine qu'ils repassent leur
smoking pour la cérémonie des oscars. En fait...
Il regarde autour de lui et ne voit que des arbres couverts de
neige. Il n'y a rien d'autre que le chemin portant le nom de Deep
Cut Road, tapis blanc qui se déroule devant lui, et les vibrations de
la motoneige entre ses cuisses. Il n'y a jamais eu d'hôpital, jamais
eu de Mr Gray. Tout ça était un rêve.
Et pourtant non. Il y a bien une pièce. Mais pas une chambre
d'hôpital. Pas de lit, pas de télé, pas de potence pour
intraveineuse. Pas grand-chose, en vérité : juste un panneau
d'affichage. Sur lequel sont punaisées deux choses : une carte du
nord de la Nouvelle-Angleterre, avec certaines routes surlignées
(les itinéraires des frères Tracker) et une photo Polaroid sur
laquelle on voit une adolescente relever sa jupe et exhiber une
touffe de poils dorés. C'est de la fenêtre de cette pièce qu'il regarde
Deep Cut Road. Celle, il en est sûr, qui était dans la chambre de
l'hôpital. Mais cette chambre d'hôpital n'était pas bien. Il lui fallait
en sortir, parce que...
La chambre de l'hôpital n'était pas sûre, pense Jonesy...
comme si cette pièce l'était, comme si n'importe quel endroit
l'était. Et cependant, cette pièce-ci est plus sûre, peut-être. Elle est
son dernier refuge, et il l'a décorée avec l'image qu'ils avaient tous
espéré voir, croit-il, lorsqu'ils s'étaient enfoncés dans l'allée,
autrefois, en 1978. Tina Jean Sloppinger, ou un truc comme ça.
Une partie de ce que j'ai vu était réelle... des souvenirs
retrouvés valides, aurait jargonné Henry. J'ai vraiment cru voir
Duddits, ce jour-là. C'est pour cette raison que je me suis élancé
dans la rue sans regarder. Quant à Mr Gray... c'est ce que je suis
en ce moment. Pas vrai ? Excepté pour la partie de moi-même
enfermée dans cette pièce poussiéreuse, vide, et sans intérêt, avec
ses détritus sur le sol et la photo de la fille, je suis entièrement Mr
Gray. N'est-ce pas la vérité ?
Pas de réponse. Ce qui en est une suffisante pour lui, en vérité.
Mais comment est-ce arrivé ? Comment suis-je arrivé ici ? Et
pourquoi ? Dans quel but ?
Toujours pas de réponse ; et à de telles questions, lui n'en a
pas. Il est simplement heureux d'avoir un lieu où il peut encore
être lui-même, tout en se sentant accablé à l'idée que le reste de sa
vie a fait l'objet d'une prise d'otage. Il regrette encore sincèrement,
plein d'amertume, de pas avoir descendu McCarthy.
10
11
5
Environ cinq minutes après que Mr Cadre-Moyen était entré
dans le Winnebago, à la suite des infirmiers, le trio ressortait avec
un quatrième personnage allongé sur la civière. Sous l'éclat
intense des projecteurs, le visage du blessé était tellement pâle
qu'il en prenait des nuances mauves. Henry fut soulagé de
constater que ce n'était pas Underhill, car celui-ci était différent de
tous ces fous furieux.
Dix minutes passèrent. Underhill n'était toujours pas ressorti
du poste de commandement. Henry attendait, dans la neige de
plus en plus épaisse. Des soldats surveillaient les détenus (c'était
très exactement ce qu'ils étaient, des détenus, inutile de se dorer la
pilule) et, finalement, l'un d'eux se rapprocha de lui. La patrouille
qui l'avait coincé au carrefour de Deep Cut Road et Swanny Pond
l'avait si bien aveuglé de ses projecteurs que ce n'est pas à son
visage qu'Henry reconnut l'homme. Il fut à la fois ravi et
profondément troublé à l'idée que l'esprit avait lui aussi ses traits
propres, aussi distinctifs qu'une jolie bouche, un nez cassé ou un
œil torve. Le soldat qui s'avançait d'un pas nonchalant vers lui
avait fait partie de ce groupe ; c'était même celui qui lui avait
donné un coup de crosse dans les fesses quand il avait estimé
qu'Henry ne se pressait pas assez pour aller rejoindre le camion.
Henry n'avait aucune idée de ce qui se passait dans son esprit,
mais toujours est-il que le phénomène était capricieux : il
n'arrivait pas à deviner le nom du type, mais savait par contre que
celui de son frère était Frankie, et qu'en terminale Frankie avait
été accusé de viol, puis acquitté lors de son procès. Il y avait
d'autres éléments, sans rapports entre eux, un fouillis digne d'une
corbeille à papier. Henry se rendit compte que c'était un flux de
conscience qu'il voyait, une rivière qui charriait toutes sortes de
débris. Humiliant de constater, d'ailleurs, à quel point la plupart
étaient prosaïques.
« Tiens donc, l'interpella le soldat, d'un ton tout à fait aimable.
C'est le petit malin. Vous voulez un hot dog, petit malin ? »
Il se mit à rire.
« On m'en a déjà donné un », dit Henry, souriant lui-même. Et
un beaverisme lui sortit de la bouche, comme les beaverismes
avaient tendance à le faire. « Va donc chier, Freddy. »
Le soldat arrêta de rire. « On va voir si vous ferez autant le
malin dans douze heures d'ici », dit-il. L'image qui vint flotter
dans son esprit, portée par la rivière qui coulait entre les deux
oreilles du type, était celle d'un camion chargé de corps, les
membres pâles entrecroisés en tous sens. « Vous avez déjà
contracté le Ripley, je parie, petit malin ? »
Henry pensa : Le byrus. c'est ce qu'il veut dire. Le vrai nom de
ce truc, c'est le byrus. Jonesy le sait.
Il ne répliqua pas et le soldat commença à s'éloigner, arborant
l'expression suffisante de celui qui a marqué un point. Par
curiosité, Henry se concentra aussi fort qu'il le put et évoqua
l'image d'un fusil de chasse - le Garand de Jonesy, pour être
précis. Il pensa : J'ai un fusil. Je te tuerai dès que tu m'auras
tourné le dos, trou-du-cul.
Le soldat lui fit aussitôt face ; son expression suffisante était
allée rejoindre le rire et le sourire dans ses oubliettes personnelles.
Il paraissait à présent en proie au doute, soupçonneux.
« Qu'est-ce que vous racontez, petit malin ? Vous avez dit
quelque chose ?
- Je me demandais simplement si tu avais pu profiter de la
fille - tu sais, celle que Frankie a violée. Il t'a pas laissé ses
restes ? »
Un instant, le visage du soldat exprima une stupéfaction
idiote. Puis une rage noire tout italienne. Il épaula son fusil.
L'ouverture du canon était comme un sourire pour Henry. Il
abaissa la fermeture Éclair de sa veste et la tint ouverte vers les
flocons de plus en plus denses. « Vas-y donc ! lança-t-il avec un
rire. Vas-y, Rambo, fais ton boulot ! »
Le frère de Frankie tint Henry en joue pendant encore
quelques secondes, puis Henry sentit la rage de l'homme passer. Il
s'en était fallu de peu : il avait vu le soldat essayer de trouver une
bonne réplique, une version plausible de l'histoire, mais il lui avait
fallu trop longtemps et son cerveau reptilien avait repris le dessus.
Ce n'était que trop fréquent. Les Richie Grenadeau ne meurent
jamais, pas vraiment. Ils sont les dents du dragon du monde.
« Demain, petit malin. Demain ce sera bien suffisant pour
toi. »
Cette fois-ci, Henry le laissa partir ; inutile d'exciter davantage
le crocodile, même si rien n'aurait été plus aisé. Il avait appris
quelque chose au passage ; ou du moins, un fait qu'il soupçonnait
venait d'être confirmé. Le soldat avait perçu son message, mais
pas clairement, car sinon, il aurait fait volte-face beaucoup plus
vite. Il n'avait pas demandé non plus par quel hasard Henry était
au courant pour son frère Frankie. Car, à un certain niveau, le
soldat savait ce que Henry savait : ils avaient été infectés par la
télépathie, tout le monde avait été touché ; ils l'avaient chopée
comme on chope un virus de mauvaise qualité.
« Sauf que dans mon cas, c'est plus grave », dit-il en
remontant la fermeture de sa veste. Pour Pete, Beaver et Jonesy
aussi. Mais Pete et Beaver étaient morts, à présent, et quant à
Jonesy... Jonesy...
« C'est Jonesy le plus atteint », dit Henry.
Et où son ami était-il passé, à présent ?
Au sud... Jonesy avait mis cap au sud. Leur précieuse
quarantaine n'avait pas été hermétique. Henry se doutait qu'ils
l'avaient prévu et que cela ne les inquiétait pas outre mesure. Ils
estimaient qu'une ou deux évasions seraient sans importance.
Lui pensait qu'ils se trompaient.
Plein sud
Andy Janas avait perdu de vue, dans son rétroviseur, les trois
autres camions de son petit escadron ; il avait pris de l'avance
parce que leurs chauffeurs n'étaient pas aussi habitués que lui à
rouler dans une merde pareille. Il avait grandi dans le nord du
Minnesota, et il y était habitué, lui, pas de doute. Il était seul dans
un véhicule de l'armée, un pick-up Chevrolet modifié à quatre
roues motrices dont il avait enclenché le crabotage. Son père
n'avait pas élevé un idiot.
La route, devant lui, était toutefois relativement dégagée ;
deux chasse-neige de l'armée étaient passés environ une heure
avant (il n'allait sans doute pas tarder à les rattraper, supposait-il,
et quand ce serait fait, il resterait tranquillement derrière eux,
comme un bon garçon), et il était tombé tout au plus huit
centimètres de neige entre-temps. Le seul vrai problème était le
vent, qui soulevait des draperies blanches et donnait un aspect
fantomatique à la route. Les réflecteurs des bas-côtés permettaient
cependant de se repérer. Garder l'œil sur les réflecteurs était une
astuce à laquelle les autres débiles n'avaient rien compris... à
moins que les camions du convoi, avec leurs remorques, aient des
faisceaux réglés trop haut pour se refléter correctement sur les
catadioptres. Et lorsque les rafales étaient particulièrement fortes,
même ceux-ci disparaissaient ; c'était alors tout le bon Dieu
d'univers qui devenait blanc, entièrement blanc, et il fallait lever le
pied de l'accélérateur jusqu'à ce que la poudre soit retombée, tout
en ayant essayé de garder la même trajectoire pendant ce temps.
Mais il s'en sortirait, et s'il arrivait quoi que ce soit, il y avait la
radio, sans parler des chasse-neige de renfort qui allaient venir
derrière lui pour garder ouvert tout ce tronçon d'autoroute, entre
Presque Isle et Millinocket.
À l'arrière de son camion, il transportait deux colis dans un
triple emballage. Dans le premier, se trouvaient les corps de deux
cerfs tués par le Ripley. Dans le second - que Janas trouvait
macabre (assez macabre, ou très macabre, il ne savait pas), il y
avait le cadavre d'un grisâtre en train de se décomposer en une
sorte de soupe rouge-orange.
Les deux colis étaient destinés aux toubibs de la Base Bleue,
installée dans un patelin qui s'appelait...
Janas jeta un coup d'œil au pare-soleil. Retenu par un
élastique, il y avait un papier et un stylo à bille. Et, griffonné sur le
papier, cette adresse : GOSSELIN'S MARKET, PRENDRE SORTIE 16,
TOURNER A G.
Il y serait dans une heure, peut-être moins. Les toubibs lui
diraient sans aucun doute qu'ils disposaient de tous les
échantillons d'animaux dont ils avaient besoin et que les carcasses
de cerfs allaient être brûlées, mais ils seraient peut-être intéressés
par le grisâtre, si le petit bonhomme ne s'était pas entièrement
transformé en purée avant. Le froid risquait de retarder un peu
ce processus, mais que cela se produise ou non ne faisait pas
partie des questions qui inquiétaient Andy Janas. Son principal
souci était d'arriver là-bas, puis d'attendre d'être débriefé par un
responsable quelconque, n'importe qui pourvu que celui-ci soit
chargé de se renseigner sur ce qui se passait dans la zone la plus
septentrionale - et la plus calme - du périmètre de sécurité. Et
pendant qu'il attendrait, il s'enverrait une grande assiette
d'œufs brouillés accompagnée de café bien chaud. S'il trouvait de
la compagnie, il pourrait même, avec un peu de chance, relever
son café de quelque chose qui lui donnerait un peu de punch. Voilà
qui serait sympa. Histoire de se détendre un peu, après quoi il irait
se planquer dans un coin et...
Range-toi !
Il fronça les sourcils, secoua la tête et se gratta l'oreille,
comme si une bestiole, une puce, par exemple, venait de le piquer.
Le bon Dieu de vent soufflait tellement qu'il secouait le petit
camion. La chaussée disparut, les réflecteurs aussi. Il était de
nouveau enfermé dans un univers tout de blancheur, et il ne faisait
aucun doute dans son esprit que c'était un truc qui devait flanquer
une frousse bleue aux autres chauffeurs, une frousse à leur faire
faire dans leur froc, mais pas à lui, Mister
Minnesota-le-Roi-du-Quatre-Quatre, suffisait juste de lever ce bon
vieux panard (et surtout de ne pas toucher au frein, toucher au
frein en pleine tempête de neige était le meilleur moyen de
provoquer une cata), laisser doucement filer et attendre...
Range-toi sur le bas-côté.
« Hein ? » Il regarda la radio, mais il n'en sortait rien, sinon
un grésillement et un jacassement lointain à peine perceptible.
Range-toi sur le bas-côté !
« Aïe ! » s'écria Jabas. Il se prit la tête à deux mains ; tout d'un
coup, elle s'était mise à lui faire un mal de chien. Le pick-up vert
olive fit une embardée, dérapa, puis se redressa lorsque ses mains,
dans un geste automatique, reprirent le contrôle du volant. Il avait
toujours le pied levé et l'aiguille du compteur de vitesse descendait
rapidement.
Les chasse-neige avaient dégagé une piste étroite au milieu
des deux voies en direction du sud. Janas braqua vers la droite et
les roues de son bahut soulevèrent une brume de neige que le vent
dissipa rapidement. Les catadioptres, sur les rails de sécurité,
brillaient vivement, aussi éclatants, dans l'obscurité, que des yeux
de chat.
Range-toi sur le bas-côté ici !
Janas poussa un hurlement de douleur. De très loin, il
s'entendit crier : « OK ! OK ! Je me gare ! Mais arrêtez ! Arrêtez de
me tirer sur la cervelle ! » À travers ses larmes, il distingua une
silhouette sombre qui se redressait de l'autre côté du rail de
sécurité, à moins de cinquante mètres de lui. Lorsque ses phares
l'atteignirent en plein, il vit qu'il s'agissait d'un homme portant
une parka.
Andy Janas avait l'impression que ses mains ne lui
appartenaient plus. Qu'elles n'étaient plus que des gants dans
lesquels s'étaient glissées les mains de quelqu'un d'autre. C'était
une sensation étrange, tout à fait désagréable. Elles tournèrent
le volant dans l'autre sens, et le camion s'arrêta devant l'homme à
la parka.
Jonesy faillit bien se faire avoir. Se serait même fait avoir sans
les néons dont il avait illuminé son entrepôt mental. Un endroit
qui n'existait peut-être pas dans la réalité, mais qui était pourtant
tout à fait réel pour lui - et aussi pour Mr Gray lorsque celui-ci
arriva.
Jonesy, qui poussait à ce moment-là le diable chargé de
cartons marqués DERRY, vit apparaître Mr Gray, comme par magie,
à l'entrée d'un couloir constitué de deux hautes piles.
L'envahisseur avait cette même forme d'humanoïde rudimentaire
que lorsqu'il l'avait vu pour la première fois, au Trou dans le Mur,
ou que la chose à laquelle il avait rendu visite à l'hôpital. Les
grands yeux noirs éteints avaient finalement pris vie, pris une
expression affamée. Il était arrivé en catimini, l'avait surpris à
l'extérieur de son refuge et avait bien l'intention de l'avoir.
C'est alors que l'excroissance qui était sa tête eut un
mouvement de recul et, avant qu'il ne s'abrite les yeux de sa main
à trois doigts (il n'avait ni cils, ni paupières), Jonesy lut, sur son
esquisse grisâtre de visage, ce qui devait être de la stupéfaction.
Peut-être même de la douleur. Il venait du dehors, de la tempête
de neige et de l'obscurité où il s'était débarrassé du corps du
chauffeur. Il avait débarqué dans l'entrepôt sans s'être préparé à
l'aveuglant éclairage de grand magasin qui y régnait. Il vit aussi
autre chose : l'envahisseur lui avait emprunté son expression de
surprise. Un instant, Mr Gray fut une horrible caricature de
Jonesy lui-même.
Et cette surprise donna à Jonesy le temps qu'il lui fallait.
Poussant le diable devant lui (c'est à peine s'il s'en rendait compte)
avec la vague impression d'être la princesse emprisonnée de
quelque conte de fées à la noix, il courut jusque dans son bureau.
Il sentit plus qu'il ne vit Mr Gray tendre ses mains à trois doigts
vers lui (la chair grise paraissait à vif, comme une viande avariée
mal cuite) et put claquer le battant juste avant qu'elles ne
l'atteignent. Il heurta le diable de la hanche en faisant volte-face ;
il avait beau accepter l'idée que tout se passait dans sa tête, les
événements ne lui en paraissaient pas moins tout à fait réels. Il
parvint à pousser le verrou avant que Mr Gray ait pu tourner le
bouton de porte et entrer de force. Jonesy, pour faire bonne
mesure, donna un tour de clef à la serrure. Au fait, cette clef
était-elle là avant ou bien l'avait-il ajoutée ? Il ne s'en souvenait
plus.
Il recula d'un pas, en sueur, et cette fois-ci heurta la poignée
du diable avec les fesses. Devant lui, le bouton de porte tournait en
vain, tournait brutalement en vain. Mr Gray était dehors,
contrôlant le reste de son esprit et de son corps, mais il ne pouvait
entrer ici. Il était incapable de forcer cette porte, n'avait pas assez
de vigueur pour la défoncer, n'était pas assez malin pour trafiquer
la serrure.
Pourquoi ? Comment était-ce possible ?
« Duddits, murmura-t-il. Pas de ballons, pas de jeux. »
La serrure cliqueta. « Laissez-moi entrer ! » ragea Mr Gray.
Pour Jonesy, on n'aurait pas dit un émissaire débarquant de
quelque lointaine galaxie, mais le premier imbécile venu qu'on
vient de priver de ce qu'il désire et qui est furieux. Cela tenait-il à
ce qu'il interprétait le comportement de Mr Gray en termes que
lui-même comprenait ? À ce qu'il humanisait l'extra-terrestre ? À
ce qu'il le traduisait ?
« Laissez-moi... ENTRER ! »
C'est sans réfléchir que Jonesy répliqua : « Non, non, par la
barbiche de mon petit menton, tu n'entreras pas ! » Et à part soi, il
pensa, Eh bien, je soufflerai, je gronderai et ta maison
s'effondrera !
Mais Mr Gray ne fit que secouer la poignée plus fort que
jamais. Il n'avait pas l'habitude de se voir tenu en échec de cette
manière (ou de toute autre, supposa Jonesy), et il était
particulièrement en pétard. Si la résistance de Janas l'avait
momentanément désarçonné, il se heurtait ici à une opposition
d'un tout autre niveau.
« Où êtes-vous ? demanda Mr Gray d'un ton de colère.
Comment pouvez-vous vous enfermer ici ? Sortez ! »
Jonesy ne répondit pas ; debout au milieu des cartons
éparpillés, il tendait l'oreille. Il était à peu près sûr que Mr Gray ne
pouvait entrer, mais il était inutile de le provoquer.
Et après deux ou trois dernières manipulations rageuses du
bouton de porte, il sentit son envahisseur s'éloigner.
Il alla près de la fenêtre, obligé pour cela d'enjamber les
cartons renversés marqués DUDDITS et DERRY, et regarda dans la
nuit enneigée.
Henry et Owen
4
Il resta un instant ainsi, tournant toujours le dos à Henry qui,
agenouillé dans la neige, haletait comme un chien, de l'eau glacée
ruisselant sur son visage en feu. Il avait conscience, d'une manière
à la fois lointaine et immédiate, que l'égratignure de sa jambe
commençait à le démanger à l'endroit ou se développait le byrus.
Finalement, Underhill fit demi-tour et revint sur ses pas.
« Comment savez-vous, pour les Rapeloew ? Le phénomène de
télépathie diminue. Vous ne devriez pas être capable d'aller aussi
profondément.
- Je sais beaucoup de choses », dit Henry. Il se mit sur ses
pieds, haletant, toussant. « Parce que ça va très loin, chez moi. Je
suis différent. Mes amis et moi, nous étions tous différents. Nous
étions quatre. Deux sont morts. Moi, je suis ici. Le quatrième... le
quatrième est votre problème, Mr Underhill. Pas moi, ni les gens
que vous avez enfermés dans la grange ou ceux que vous y
conduisez encore, pas votre Blue Group ou le plan de Kurtz,
Imperial Valley. Seulement lui. »
Il hésita, ne voulant pas donner le nom de son ami ; c'est de
Jonesy qu'il avait été le plus proche. Beaver et Pete étaient
géniaux, certes, mais seul Jonesy était capable de suivre le même
cours de pensée que lui, d'aimer les mêmes livres, de partager les
mêmes idées ; seul Jonesy avait eu lui aussi le talent de rêver
au-delà des lignes, en plus de voir la ligne. Mais Jonesy n'existait
plus, pas vrai ? Henry en était convaincu. Il avait été encore
présent, un minuscule fragment de lui s'était trouvé là, lorsque le
nuage rouge-noir était passé près d'Henry ; mais à l'heure actuelle,
son vieil ami avait été dévoré vivant. Son cœur battait encore, ses
yeux voyaient encore, mais le vrai Jonesy était aussi mort que
Beaver et Pete.
« C'est Jonesy votre problème, Mr Underhill. Gary Jones, de
Brookline, Massachusetts.
- Kurtz est aussi un problème. »
Underhill avait parlé trop doucement pour qu'il soit possible
de l'entendre avec les hurlements du vent et les ronflements des
moteurs, mais Henry l'entendit tout de même, l'entendit dans son
esprit.
Underhill regarda autour de lui. Henry suivit son regard et vit
quelques hommes qui couraient dans l'allée improvisée entre les
mobil-homes et les caravanes. Il n'y avait personne près d'eux.
Cependant, tout le secteur autour du magasin, de la grange-étable
et de ses dépendances, était éclairé a giorno, et même le vent
n'arrivait pas à masquer les accélérations des moteurs, les
rugissements percutants des génératrices, les cris des hommes.
Quelqu'un donnait des ordres à l'aide d'un porte-voix. L'effet qui
en résultait avait quelque chose de surnaturel, comme s'ils étaient
tous les deux prisonniers de l'œil du cyclone, au milieu de
fantômes. Les soldats qui couraient avaient même l'air de
fantômes lorsqu'ils s'évanouissaient au milieu des tourbillons de
neige dansant.
« On ne peut pas parler ici, dit Underhill. Écoutez-moi, et ne
me faites pas répéter un seul mot, mon gars. »
Et dans la tête d'Henry, laquelle était bombardée de tellement
d'informations que la plupart se mêlaient et se confondaient dans
une incompréhensible salade russe, une pensée venue de l'esprit
d'Owen Underhill s'éleva, nette, détachée : Mon gars. Son
expression. J'arrive pas à croire que j'ai employé son expression.
« J'écoute », répondit Henry.
Derry
Jonesy pensa que si Mr Gray était resté sur place, il aurait sans
doute piqué une crise de colère grand format, digne d'un gosse de
quatre ans, allant peut-être jusqu'à se rouler dans la neige en
donnant des coups de pied ; en dépit des efforts qu'il déployait
pour se retenir, en effet, Mr Gray se gavait de la chimie
émotionnelle de Jonesy, aussi incapable de s'arrêter, maintenant
qu'il avait commencé, qu'un alcoolique de rester sobre avec en
poche la clef du McDougal's Bar.
Au lieu de piquer sa crise et de se rouler par terre, il propulsa
le corps de Jonesy vers le sommet chauve de la colline, en
direction du lourd piédestal de pierre se dressant à l'emplacement
où aurait dû se trouver la réserve d'eau potable de la ville, soit près
de trois millions de litres. Il s'effondra dans la neige, se releva avec
difficulté, et repartit en boitillant - la mauvaise hanche de Jonesy
faisait des siennes. Il tomba à nouveau, se releva, sans cesser un
instant de cracher sa litanie d'injures enfantines à la tempête :
enfoiré à moustache, baise-moi l'oignon, bouffe-moi le gras,
mords-moi l'os, chie dans ton putain de chapeau et fous-le-toi sur
la tête, Paulette. Dans la bouche de Beaver (comme dans celle de
Henry et de Pete), ces jurons lui avaient toujours paru amusants.
Ici, sur cette colline déserte, hurlés dans la gueule même de la
tempête par ce monstre qui roulait et tanguait sous une apparence
d'être humain, ils étaient affreux.
Finalement, il (il était une commodité, il aurait fallu dire ça)
atteignit le piédestal, qui se détachait parfaitement dans le
faisceau des phares. Il s'élevait à environ un mètre cinquante, bâti
avec la roche qui a servi à édifier tant de murs de
Nouvelle-Angleterre. Il portait deux personnages en bronze, un
petit garçon et une petite fille se tenant par la main, la tête baissée
comme s'ils priaient ou avaient du chagrin.
Le piédestal était presque complètement enfoui dans la neige,
mais la plaque vissée dessus était encore visible. Mr Gray tomba
sur les genoux de Jonesy, chassa la neige et lut ceci :
10
« Mr Gray ? »
Pas de réponse. Jonesy se tenait devant la porte de ce qui était
à présent, incontestablement, son bureau ; mis à part la crasse sur
les vitres, il ne restait plus rien de celui des frères Tracker et les
Tournesols de Van Gogh avaient remplacé la photo crûment
pornographique de la fille relevant ses jupes. Il se sentait de plus
en plus mal à l'aise. Qu'est-ce que ce salopard pouvait bien
chercher ?
« Où êtes-vous, Mr Gray ? »
Toujours pas de réponse, mais il eut l'impression que l'autre
revenait... et qu'il était satisfait. Ce fils de pute était heureux !
Voilà qui ne plaisait pas du tout à Jonesy.
« Écoutez », commença-t-il. Il avait depuis un moment les
mains appuyées contre la porte de son sanctuaire ; maintenant, il
y pressait son front. « J'ai une proposition à vous faire, mon ami.
Vous êtes déjà à moitié humain ; pourquoi ne pas le devenir
entièrement ? Quelque chose me dit que nous pourrions cohabiter.
Je vous montrerais tout. La crème glacée, c'est délicieux. La bière,
c'est encore meilleur. Qu'est-ce que vous en dites ? »
Il soupçonna Mr Gray d'être tenté, comme seule pouvait l'être
une créature fondamentalement dépourvue de forme à qui l'on en
propose une - un marché sorti tout droit d'un conte de fées.
Tenté, mais pas suffisamment.
Il y eut le bruit saccadé du démarreur, puis celui du moteur.
« Où va-t-on, l'ami ? En supposant qu'on puisse se dégager de
Standpipe Hill ? »
Pas de réponse, rien que l'impression inquiétante que Mr Gray
avait cherché quelque chose... et qu'il l'avait trouvé.
Jonesy se précipita à la fenêtre et arriva à temps pour voir les
phares du véhicule balayer la statue érigée à la mémoire des
disparus. La plaque n'était plus visible, ce qui signifiait que la
neige s'était accumulée et qu'ils étaient restés là un bon moment.
Roulant au pas, avec précaution, s'ouvrant un chemin dans
une neige qui lui montait jusqu'au pare-chocs, le Dodge Ram
entama la descente de la colline.
Vingt minutes plus tard, ils empruntaient de nouveau
l'autoroute, toujours en direction du sud.
XVII
Héros
vous, bordel!
Henry se redressa avec un soupir, ne sachant plus très bien
qui il était ni où il était. C'était déjà pénible, mais il y avait pire : il
ne savait pas quand il était. Avait-il dix-huit ans, trente-huit, ou
un âge situé quelque part entre les deux ? Il sentait une odeur
d'herbe, il entendait le craquement d'une balle sur une batte de
base-ball (mais il s'agissait de softball, c'étaient des filles qui
jouaient, des filles en t-shirt jaune). Et il entendait encore Pete
crier Elle est là-dedans, eh, les mecs, je crois qu'elle est
là-dedans !
« Pete l'a vue, il a vu la ligne », murmura Henry. Il ne savait
pas de quoi il parlait, exactement. Le rêve commençait à se
dissiper ; ses images brillantes laissaient la place à quelque chose
de sombre. Quelque chose qu'il avait à faire, ou à essayer de faire.
Il sentait l'odeur du foin et, plus faiblement, celle douce-amère du
hasch.
Vous ne pouvez pas nous aider, monsieur ?
Grands yeux de biche. Marsha, elle s'appelait Marsha. Les
choses se mettaient en place. Probablement pas, avait-il répondu,
avant d'ajouter, mais peut-être.
Réveillez-vous, Henry ! Il est quatre heures moins le quart,
l'heure de lâcher sa queue et d'enfiler son bleu...
Cette voix était plus forte et plus proche que les autres, elle les
submergeait, les repoussait ; comme la voix qui sort d'un baladeur
quand on vient d'en changer les piles et qu'on a oublié de baisser
le volume. La voix d'Owen Underhill. Lui-même était Henry
Devlin. Et s'ils devaient tenter quelque chose, c'était maintenant
ou jamais.
Henry se leva et grimaça tant ses jambes, son dos, ses épaules
et son cou, lui faisaient mal. Et là où les muscles ne protestaient
pas, le byrus le démangeait abominablement. Il avait l'impression
d'avoir cent ans ; au bout de dix pas, il se dit que non. Pas cent
ans. Cent dix ans.
4
Elle rebondit sur le plancher de la remise. Henry la ramassa,
l'ouvrit et trouva dedans quatre paquets enveloppés dans du
papier d'alu.
Qu'est-ce que c'est ?
De la dynamite de poche, répondit Owen. Dans quel état est
votre cœur ?
Bon, pour autant que je sache.
Vaut mieux, parce que la cocaïne, à côté de ce truc, ça vous
fait l'effet du Valium. Prenez-en trois. Gardez le reste.
Je n'ai pas d'eau.
Underhill envoya une image très précise : le sud d'un canasson
trottant vers le nord. Mâchez-les, mon mignon... il vous reste bien
quelques dents, non ? Il y avait une colère, dans son ton, dont la
raison échappa tout d'abord à Henry. Puis le déclic se fit,
évidemment. Car s'il y avait une chose qu'il pouvait comprendre,
en cette aube, c'était bien comment on se sentait après la perte
brutale de deux amis.
Les pilules étaient blanches, ne portaient aucun nom de
laboratoire pharmaceutique, et avaient un goût horriblement amer
lorsqu'il les écrasa sous ses dents. Il sentit sa gorge se
contracter comme s'il allait dégueuler quand il les avala.
L'effet fut pratiquement instantané. Le temps de remettre la
boîte métallique dans sa poche, les battements de son cœur
avaient doublé de rythme ; le temps qu'il s'éloigne de deux pas de
la fenêtre, ils avaient triplé. Il avait l'impression que ses yeux
battaient dans leur orbite à chacun des coups qui frappaient sa
poitrine. Ce n'était pourtant pas angoissant ; en réalité, il trouvait
même cet état agréable. Finie l'envie de dormir, et les courbatures
qui le tétanisaient paraissaient s'être évaporées.
« Houlà ! s'écria-t-il. C'est Popeye qui devrait essayer quelques
boîtes de ces cochonneries ! » Sur quoi il éclata de rire, à la fois
parce que parler à voix haute lui paraissait soudain étrange, pour
ne pas dire archaïque, et parce qu'il se sentait en pleine forme.
Hé, doucement, doucement.
D'accord ! D'ACCORD !
Jusqu'à ses pensées qui paraissaient avoir acquis des forces
nouvelles, cristallines ; Henry avait l'impression que ce n'était pas
seulement un effet de son imagination. Le secteur, derrière le vieil
hangar, était un peu moins bien éclairé que le reste du périmètre,
mais cela ne l'empêcha pas de voir Underhill grimacer et porter
une main à sa tempe, comme si on venait de lui crier dans l'oreille.
Désolé, envoya-t-il.
Ça va, ça va... c'est simplement que c'était vraiment fort.
Vous devez être couvert de cette merde.
En réalité, pas du tout, renvoya Henry.
Une image fugitive de son rêve lui revint à l'esprit : tous les
quatre, sur la pente herbeuse. Non, tous les cinq, Duddits était
avec eux.
Henry ? Vous rappelez-vous où j'ai dit que je serai ?
A l'angle sud-ouest du périmètre. Exactement à l'opposé de la
grange, en diagonale. Mais...
Pas de mais. Je serai là-bas. Si vous voulez avoir une chance
de sortir d'ici, c'est là qu'il faudra vous trouver, vous aussi. Il
est... Un silence, le temps qu'Owen consulte sa montre. Elle
fonctionnait encore, ce devait être un modèle à remontoir, pensa
Henry... quatre heures moins deux. Je vous donne une
demi-heure. Si les gens de la grange n'ont pas commencé à
bouger, je court-circuite la barrière tout de même.
Une demi-heure, ça ne suffira peut-être pas, protesta Henry.
Il avait beau rester immobile, tandis qu'il observait la
silhouette d'Underhill au milieu des tourbillons de neige, il
respirait vite, comme s'il courait. Pour son cœur, c'était comme s'il
courait.
Il le faudra bien, envoya Owen. Il y a un système d'alarme.
Les sirènes vont se déclencher. Il y aura encore plus de
projecteurs. Alerte générale. Je vous donne cinq minutes après le
déclenchement du bordel - le temps de compter jusqu'à trois cents
- et si vous ne vous êtes pas montré au bout de ces cinq minutes,
je fiche joyeusement le camp.
Vous ne trouverez jamais Jonesy sans moi.
Ça ne veut pas dire pour autant que je suis obligé de rester ici
et de mourir avec vous, Henry. Ton patient. Comme s'il parlait à
un enfant. Si vous n'êtes pas capable de me rejoindre en cinq
minutes, ce sera de toute façon foutu pour vous comme pour moi.
Ces deux hommes qui viennent de se suicider... ils ne sont pas
les seuls à s'être fait choper.
Je sais.
Henry eut droit à une brève image mentale, celle d'un bus
scolaire jaune avec MILLINOCKET SCHOOL DEPT. écrit sur le flanc.
Deux douzaines de têtes de mort affichant leur terrible sourire
regardaient par les fenêtres. Les compagnons d'armes d'Underhill,
comprit Henry. Ceux avec lesquels il était arrivé hier matin. Des
hommes qui étaient cette nuit soit mourants, soit déjà morts.
Ne vous occupez pas d'eux, répondit Owen. C'est l'équipe de
soutien au sol de Kurtz qui est notre problème maintenant. En
particulier les Imperial Valley. Ils vont suivre les ordres, vous
pouvez me croire, et ils sont bien entraînés. Et l'entraînement
l'emporte sur la panique. Toujours. C'est pour ça que
l'entraînement existe. Si vous restez dans le coin, ils vous rôtiront,
vous grilleront. Cinq minutes, c'est le temps dont vous disposez à
partir du déclenchement des sirènes. Le temps de compter jusqu'à
trois cents.
La logique d'Owen Underhill était rebutante, mais impossible
à réfuter.
Très bien. Cinq minutes.
Il n'est en rien de votre responsabilité de faire ça, observa
Underhill. Cette pensée arriva jusqu'à Henry prise dans une
croûte, un filigrane d'émotions : frustration, culpabilité,
l'inévitable peur, peur de l'échec, dans le cas d'Underhill, pas de la
mort. Si ce que vous avez dit est vrai, tout dépend d'une chose :
allons-nous sortir d'ici intacts ? Vous mettez peut-être en danger
toute la planète à cause de quelques centaines de pékins dans une
grange...
C'est exactement ce que dirait votre patron, non ?
Owen exprima de la surprise, non pas avec des mots, mais
sous la forme d'une bande dessinée qui s'imprima dans l'esprit
d'Henry ! Puis, et en dépit des hurlements et des sifflements
incessants du vent, il entendit le militaire qui riait.
Vous m'avez bien eu, là, mon mignon.
Bref, je les ferai bouger. Je suis un champion dans l'art de
motiver les gens.
Je sais que vous essaierez.
Henry ne pouvait voir le visage d'Owen, mais il sentit qu'il
souriait. Puis c'est à voix haute que le militaire continua :
« Et après ça. Redites-le-moi. »
Pourquoi ?
« Peut-être parce que les soldats ont besoin d'être motivés,
eux aussi, en particulier quand ils déraillent. Et laissez tomber la
télépathie ; je veux vous l'entendre dire à voix haute. Je veux
entendre le mot. »
Henry regarda l'homme qui frissonnait, de l'autre côté de la
barrière, et répondit :
« Après ça, nous allons devenir des héros. Non pas parce que
ça nous tente, mais parce que nous n'avons pas le choix. »
Owen acquiesçait, dans le vent et la neige. Acquiesçait et
souriait toujours.
« Et pourquoi pas ? Et pourquoi pas, bordel ? »
Dans son esprit, Henry vit l'image lumineuse d'un petit garçon
brandissant un plat en porcelaine au-dessus de sa tête. L'homme
aurait voulu que le petit garçon repose le plat à sa place - ce plat
qui le hantait depuis tant d'années et qui resterait éternellement
brisé.
8
Juste avant le crépuscule, on avait installé une douzaine de
postes de garde (qui n'étaient en réalité que des toilettes de
campagne privées de leur urinoir et de leurs chiottes) à intervalles
réguliers, le long de la barrière. Ces guérites étaient équipées d'un
appareil de chauffage qui diffusait une lueur léthargique dans le
petit espace, et les factionnaires n'avaient aucune envie d'en sortir.
De temps en temps, l'un d'entre eux ouvrait sa porte pour laisser
entrer un tourbillon d'air frais chargé de neige, mais leurs efforts
pour surveiller le monde extérieur n'allaient pas plus loin. La
plupart étaient des soldats n'ayant jamais connu la guerre,
dépourvus de toute intuition viscérale quant à la hauteur des
enjeux, qui passaient leur temps à parler de sexe, de voitures, de
leurs affectations, de sexe, de leur famille, de leur avenir, de sexe,
de leurs virées, alcool ou drogue - et de sexe. Ils n'avaient pas vu
Owen Underhill se rendre par deux fois derrière le hangar (alors
qu'il aurait été clairement visible depuis les postes 9 et 10) et ils
étaient les derniers à se douter qu'ils allaient avoir sous peu une
révolte grand format sur les bras.
Sept autres soldats, des garçons qui avaient travaillé un peu
plus longtemps sous les ordres de Kurtz et donc un peu plus
dessalés, s'étaient installés dans le fond du magasin, à côté du
poêle, et jouaient au poker dans le bureau où, deux siècles
auparavant, Underhill avait fait écouter à Kurtz l'enregistrement
ne nous blessez pas*. Six des joueurs de cartes étaient des
sentinelles entre deux tours de faction. Le septième, Gene Cambry,
était le collègue de Dawg Brodsky. Cambry n'était pas parvenu à
dormir. La raison se dissimulait sous un bandage de coton qu'il
avait au poignet. Cependant, il ne savait pas combien de temps le
bandage suffirait, car le truc rouge continuait de se propager en
dessous. S'il ne faisait pas attention, quelqu'un finirait par le voir
et... et alors, au lieu de jouer aux cartes ici, il risquait de se
retrouver dans la grange avec les pékins.
Était-il le seul dans ce cas ? Ray Parsons, par exemple, s'était
fourré un gros morceau de coton hydrophile dans une oreille. Il
prétendait avoir une otite, mais qui l'avait examiné ? Ted
Trezewski, lui, avait un bandage autour de son avant-bras
musculeux et racontait qu'il s'était blessé pendant la pose du fil de
fer barbelé au début de la journée. C'était peut-être vrai. Quant à
George Udall, en période normale le supérieur hiérarchique
immédiat du Dawg, il avait enfilé un bonnet sur son crâne rasé ;
avec ce fichu machin, il avait l'air d'un rappeur blanc âgé. Il n'y
avait peut-être rien sous cet accoutrement, sinon de la peau, mais
il faisait tout de même un peu chaud dans le local pour porter un
passe-montagne, non ? En particulier aussi épais, tricoté à la
main.
« Je mise un dollar, dit Howie Everett.
- Parole, dit Danny O'Brian.
- Parole, dit Parsons.
- Parole », dit Udall.
C'est à peine si Cambry les entendait. Dans son esprit, venait
d'apparaître l'image d'une femme tenant un enfant dans ses bras.
Alors qu'elle courait dans l'enclos enneigé, un soldat, d'une giclée
de napalm, la transformait en torche vivante. Cambry grimaça,
horrifié, pensant que l'image était un effet de sa culpabilité.
« Gene ? lui demanda Al Coleman. Et-ce que tu dis quelque
chose, ou...
- Qu'est-ce que c'est que ce truc ? demanda Howie.
- Quel truc ? voulut savoir Ted Trezewski.
- Écoute et tu vas l'entendre », répliqua Howie.
Con de Pollack : Cambry capta ce commentaire non formulé
dans sa tête. Mais une fois leur attention attirée sur la rumeur, elle
devenait clairement audible et s'élevait au-dessus du vent, de plus
en plus forte et précipitée.
« Maintenant ! Maintenant ! Maintenant ! Maintenant !
MAINTENANT ! »
Ça venait de l'étable, juste derrière eux.
« Qu'est-ce que c'est encore que ce truc ? » demanda Udall
d'un ton perplexe.
Clignant des yeux, il contemplait la table avec les cartes, les
cendriers, les jetons et l'argent éparpillés dessus. Gene Cambry
comprit soudain qu'il n'y avait rien de suspect sous ce stupide
bonnet de laine, en fin de compte. Udall était en théorie le
responsable de leur petit groupe, mais il n'avait pas la moindre
idée de ce qui se passait. Il ne pouvait voir les poings brandis, ne
pouvait entendre la puissante voix mentale qui entraînait la
litanie.
Cambry lut de l'inquiétude sur les visages de Parsons,
d'Everett et de Coleman. Eux aussi voyaient. Une même
compréhension les envahissait, alors que les non-contaminés
avaient seulement l'air intrigué.
« Ces branleurs vont forcer les portes ! s'exclama Cambry.
- Ne sois pas idiot, Gene, lui dit Udall. Ils ne savent pas ce qui
les attend. Sans compter que ce sont des civils. Ils ne font que
réduire un peu la press... »
Cambry perdit le reste, car un mot, un seul mot, venait de lui
scier le crâne : MAINTENANT ! Ray Parsons et Al Coleman
grimacèrent. Everett cria de douleur et porta les mains à ses
tempes, tandis que ses genoux heurtaient le dessous de la table,
envoyant valser cartes et jetons. Un billet de un dollar alla atterrir
sur le poêle, où il prit feu.
« Quel con, regarde ce que tu as f..., commença Ted.
- Ils arrivent, dit Cambry. Ils vont se jeter sur nous ! »
Parsons, Everett et Coleman foncèrent sur leur fusil M-4,
posés à côté du portemanteau du vieux Gosselin. Les autres les
regardèrent, surpris, avec un train de retard... puis il y eut un
grand bruit sourd ; dédaignant la petite porte latérale par laquelle
était entré Henry, une soixantaine de détenus venaient de se jeter
sur les portes de l'étable. Ces portes étaient fermées de l'extérieur
avec de gros cadenas d'acier, modèle de l'armée. Les cadenas
résistèrent, mais le bois vermoulu céda avec un grand craquement.
Les prisonniers chargèrent par cette ouverture en criant
« Maintenant, maintenant ! » dans le vent et la neige ; plusieurs
d'entre eux tombèrent et furent piétinés.
Cambry avait foncé lui aussi et saisi l'un des petits fusils
d'assaut, pour se le voir arracher des mains. « C'est le mien,
abruti ! » cracha Ted.
Il y avait moins de vingt mètres entre les portes défoncées de
l'étable et l'arrière du magasin. Ce fut une ruée, toujours au cri de
« MAINTENANT ! MAINTENANT ! MAINTENANT ! »
La table à jeu fut renversée, éparpillant partout ce qui restait
dessus - cartes, cendriers, jetons. Le signal d'alarme se mit à
retentir lorsque les premiers détenus heurtèrent la barrière
renforcée et furent soit électrocutés, soit pris comme des poissons
dans les mailles des grands rouleaux de barbelés. Quelques
instants plus tard, aux braiments rythmés de la première alarme
se joignit le hululement d'une sirène, donnant l'alerte générale,
état parfois surnommé la Situation Triple Six par le quartier
général - autrement dit, la fin du monde. Des figures surprises et
effrayées apparurent aux portes des chiottes portatives relookées
guérites.
« La grange ! cria quelqu'un. Tous à la grange ! Une
évasion ! »
Les factionnaires, dont la plupart n'étaient même pas équipés
de bottes, partirent en courant dans la neige, longeant l'extérieur
de la barrière sans savoir qu'elle venait d'être court-circuitée par le
poids de plus de quatre-vingts chasseurs de cerfs transformés en
kamikazes, qui tous hurlaient « MAINTENANT ! » à pleins
poumons et continuaient à crier, même secoués de spasmes,
même lorsqu'ils grillaient et mouraient.
Personne ne remarqua qu'un individu, un seul, grand, émacié,
portant des lunettes démodées à monture d'écaille, avait quitté la
grange par la porte latérale et s'éloignait en diagonale au milieu
des congères qui s'étaient accumulées dans l'enclos à chevaux.
Même si Henry avait l'impression que personne ne faisait
attention à lui, il ne put s'empêcher de se mettre à courir. Il se
sentait horriblement exposé, sous l'éclat violent des lumières ; la
cacophonie des sirènes d'alarme le paniquait, le rendait fou... le
faisait se sentir comme avait dû se sentir Duddits lorsqu'il avait
pleuré ce jour-là, derrière l'entrepôt des frères Tracker.
Il priait le ciel pour qu'Underhill l'ait attendu. Il ne le voyait
pas, la neige était trop épaisse pour distinguer l'autre bout de
l'enclos, mais il y arriverait bientôt, et là il saurait.
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QUABBIN
La chasse commence
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Lorsque Mr Gray tourna le volant pour s'engager dans la
bretelle de sortie, en direction du panneau qui leur faisait signe, le
pick-up commença à se mettre en travers et à soulever de grandes
gerbes de neige. Jonesy aurait carrément expédié le véhicule dans
le fossé s'il avait été aux commandes, mais ce n'était pas le cas. Et
s'il n'était plus totalement immunisé contre les émotions de son
hôte, Mr Gray était cependant beaucoup moins enclin à paniquer
dans les situations de stress. Au lieu de braquer n'importe
comment pour contrecarrer le dérapage, il laissa les roues aller
dans le sens pris par le pick-up et attendit de retrouver l'adhérence
avant de redresser la trajectoire. Le chien, qui dormait toujours au
même endroit, ne leva même pas le nez, et c'est à peine si le pouls
de Jonesy s'accéléra. S'il avait été en personne au volant, il n'en
doutait pas, son cœur aurait cogné comme un marteau dans sa
poitrine. Mais évidemment, ce qu'il fallait faire avec un véhicule
pendant une tempête pareille était simple : le laisser au garage.
Mr Gray respecta le panneau STOP en haut de la rampe de
sortie, même si la route 9 était aussi désertique dans un sens que
dans l'autre. De l'autre côté, s'étendait un parking immense,
éclairé par des lampes à arc ; sous leur éclat, la neige poussée par
le vent paraissait se déplacer comme la respiration glacée d'une
bête énorme et invisible. Par une nuit normale, comme le savait
Jonesy, le périmètre aurait été plein de semi-remorques,
Kenworth, Mack, Jimmy-Pete, les diesels tournant au ralenti,
scintillant de tous leurs feux de position vert et ambre. Mais cette
nuit, il était pratiquement désert, mis à part la zone marquée
PARKING LONGUE DURÉE/TICKET INDISPENSABLE ; une bonne douzaine
de poids lourds y étaient garés, les angles de leur carrosserie
adoucis par les bancs de neige. A l'intérieur, les conducteurs
devaient manger, jouer au billard électrique, regarder la télé dans
le salon des routiers, ou essayer de dormir dans le sinistre dortoir
du fond ; là, pour dix dollars, on avait droit à une couchette, à une
couverture propre et à une vue imprenable sur un mur en
parpaing. Et tous, sans aucun doute, devaient se répéter la même
chose : Quand vais-je pouvoir reprendre la route ? Et : Combien
tout ça va me coûter ?
Mr Gray leva le pied, et même s'il s'y prit avec douceur,
comme le lui recommandaient les dossiers de Jonesy sur la
conduite en hiver, les quatre roues se mirent à patiner et le
pick-up partit en crabe, s'enfonçant dans la neige.
Vas-y ! l'encouragea Jonesy depuis son poste d'observation, à
la fenêtre du bureau. Vas-y! Fous-toi en rade! Enfonce-toi jusqu'à
l'essieu ! Parce que, quand on est pris avec quatre roues motrices,
on est vraiment pris !
Puis les roues mordirent, tout d'abord le train avant, là où le
poids du moteur donnait un peu plus d'adhérence, puis le train
arrière. Le Ram traversa en cahotant la route 9 en direction du
panneau ENTREE. Un peu plus loin, il y en avait un second :
BIENVENUE AU MEILLEUR RELAIS ROUTIER DE TOUTE LA
NOUVELLE-ANGLETERRE !
C'est vraiment le meilleur relais routier du monde ? demanda
Mr Gray.
Bien sûr, répondit Jonesy.
Sur quoi, incapable de se retenir, il éclata de rire.
Pourquoi faites-vous ça ? Pourquoi faites-vous ce bruit ?
Jonesy prit conscience d'une chose stupéfiante, à la fois
touchante et terrifiante : Mr Gray souriait avec sa bouche. Pas
beaucoup, juste un petit peu, mais c'était un sourire. Il n'a aucune
idée de ce que c'est que rire, pensa-t-il. Certes, il n'avait pas su non
plus ce qu'était la colère, mais il avait montré qu'il pouvait
apprendre remarquablement vite ; il était à présent capable de
piquer sa crise comme n'importe qui.
Ce que vous avez dit m'a paru comique.
C'est quoi exactement, comique ?
Jonesy ne voyait vraiment pas comment répondre à une telle
question. Il souhaitait que Mr Gray éprouve toute la gamme des
émotions humaines, soupçonnant qu'humaniser cet usurpateur
allait peut-être se révéler, en fin de compte, sa seule chance de
survie. Nous avons rencontré l'ennemi, et il est nous, avait une fois
dit Pogo. Mais comment explique-t-on le concept de comique à un
ramassis de moisissures débarquées d'un autre univers ? Et qu'y
avait-il de comique à ce que les Prés Secs se proclament le
meilleur relais routier du monde ?
Ils approchaient d'un nouveau panneau comportant deux
flèches, l'une vers la gauche, l'autre vers la droite.
GROS-CULS, lisait-on en dessous de celle de gauche. P'TITS-CULS,
sous celle de droite.
On est quoi, nous ? demanda Mr Gray, s'arrêtant sous le
panneau.
Jonesy aurait pu l'obliger à trouver lui-même cette
information, mais à quoi cela aurait-il servi ? Nous ? Des
p'tits-culs, répondit-il donc, et Mr Gray s'engagea à droite. Les
pneus patinèrent un peu et le pick-up fit une embardée. Lad leva
la tête, laissa échapper un pet prolongé autant qu'odorant, puis se
mit à gémir. Il avait le ventre gonflé, distendu ; quiconque n'aurait
pas été au courant l'aurait pris pour une chienne sur le point de
mettre bas une belle portée.
Il y avait environ deux douzaines de véhicules, voitures, vans,
camionnettes, pick-ups, dans le parking des p'tits-culs ; ceux qui
étaient les plus enfouis sous la neige appartenaient au personnel
de l'établissement, mécaniciens (il y en avait toujours un ou deux
de service), serveuses, cuistots. Le véhicule le moins enneigé était,
nota Jonesy avec un profond intérêt, une voiture de la police de la
route, couleur bleu-gris, avec de la neige amassée autour des
gyrophares. Une arrestation mettrait certainement un bâton dans
les roues de Mr Gray ; par ailleurs, Jonesy venait d'être présent
sur les lieux de trois meurtres, si l'on comptait le propriétaire du
pick-up. Aucun témoin sur les deux premiers, et probablement
aucune empreinte de Gary Jones, mais ici ? Tu penses, autant
qu'on en voudra. Il se voyait tout à fait devant un tribunal en train
de dire, Mais monsieur le juge, c'est l'extra-terrestre qui était en
moi qui a commis tous ces crimes. C'était Mr Gray... Encore une
plaisanterie qui lui échapperait, à Mr Gray.
Le digne extra-terrestre, en attendant, n'avait cessé de
ruminer dans son coin. Pets Secs... pourquoi appelez-vous cet
endroit les Pets Secs, alors qu'il y a écrit les Prés Secs sur le
panneau ?
Parce que Lamar l'appelait comme ça, répondit Jonesy, se
souvenant des copieux petits déjeuners, ponctués de nombreux
fous rires, qu'ils y avaient pris sans se presser, en général quand ils
allaient au Trou dans le Mur ou en revenaient. Et voilà qui collait
bien à la tradition, non ? Mon père l'appelait aussi comme ça.
Et c'est comique ?
Plus ou moins. C'est un jeu de mots, un calembour,
exactement, basé sur une similitude de sons. Les calembours sont
la forme la plus primaire de l'humour.
Mr Gray se gara dans l'emplacement le plus proche des
lumières du restaurant, mais le plus loin possible de la voiture de
police. Jonesy ignorait si Mr Gray connaissait la signification de la
barre fixée sur le toit et des feux disposés dessus. Il coupa les
lumières, puis tendit la main vers la clef pour couper le contact,
mais il arrêta son geste et poussa plusieurs aboiements de rire très
canins : « Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! »
Quel effet ça vous fait ? demanda Jonesy, plus qu'un peu
curieux, et avec une certaine appréhension, aussi.
« Aucun », répondit sèchement Mr Gray en coupant le
contact. Mais ensuite, assis dans l'ombre avec le vent hurlant
autour de la cabine du pick-up, il le refit, avec un peu plus de
conviction : « Ha ! Ha, ha ha ! »
Au fond de son refuge, Jonesy frissonna. C'était un son qui
fichait les boules. On aurait dit un fantôme essayant de se rappeler
comment être humain.
Le rire ne plut pas davantage à Lad. Il gémit à nouveau,
regardant avec appréhension l'homme au volant du véhicule de
son maître.
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Ils mirent cap au sud avec l'Humvee, cap au sud dans la
tempête. Henry Devlin en était toujours à se bourrer de crackers et
de fromage quand l'épuisement coupa le courant dans sa tête
soumise à trop de stimulations.
Il s'endormit, des miettes sur les lèvres.
Et rêva de Josie Rinkenhauer.
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La chasse continue
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C'est finalement Underhill qui saisit Roberta Cavell par les
bras (un œil sur l'horloge : pour chaque minute qui s'écoulait,
Kurtz se rapprochait d'un kilomètre) lui expliqua pourquoi ils
avaient besoin d'emmener Duddits avec eux, en dépit de la gravité
de son état. Même en de telles circonstances, Henry ne savait pas
s'il aurait pu prononcer la phrase rituelle Le sort du monde entier
peut en dépendre en gardant son sérieux. Underhill, qui avait
passé sa vie à porter des armes pour la défense de son pays, le put
et le fit.
Duddits avait passé un bras autour des épaules d'Henry et le
contemplait avec ravissement ; ses beaux yeux verts brillaient.
Eux, au moins, n'avaient pas changé. Pas plus que le sentiment
qu'ils avaient toujours éprouvé en présence de Duddits - que les
choses allaient à la perfection, ou iraient bientôt à la perfection.
Roberta regardait Owen et paraissait vieillir à vue à chaque
phrase que prononçait le militaire. Comme si le temps avait brûlé
les étapes et qu'une photo-tumeur maligne apparaissait dans le
révélateur.
« Oui, dit-elle, oui, je comprends que vous voulez trouver
Jonesy, l'attraper, mais qu'est-ce qu'il veut faire, lui ? Et s'il est
venu ici, pourquoi il ne l'a pas fait ici ?
- Je ne peux pas répondre à ces questions, madame.
- De l'eau, dit soudain Duddits, parlant plus clairement qu'il
ne l'avait jamais fait. Onesy veut de l'eau. »
De l'eau ? demanda Owen à Henry par la pensée. Pourquoi de
l'eau ?
Peu importe, répliqua Henry, et tout d'un coup, la voix dans la
tête d'Owen devint faible, difficile à capter. Il faut y aller.
« Mrs Cavell ? Madame ? » Owen la reprit par les bras, très
doucement. Henry aimait beaucoup cette femme, même s'il y avait
eu quelque chose de cruel à l'ignorer pendant une bonne douzaine
d'années, et Owen comprenait pourquoi il l'avait aimée.
Cela émanait d'elle comme un doux parfum. « Nous devons
partir.
- Non, je vous en prie, dites-moi que non. »
Les larmes revinrent. Ne pleurez pas, madame, avait envie de
dire Underhill. Les choses sont déjà assez tragiques comme ça. Je
vous en prie, ne pleurez pas.
« Un homme est à nos trousses. Un homme méchant et
dangereux. Nous devons repartir avant qu'il arrive ici. »
L'expression désemparée de Roberta laissa la place à la
résolution.
« Très bien. Dans ce cas, je viens avec vous.
- Voyons, Roberta, ce n'est pas possible, dit Henry.
- Si ! Je pourrais prendre soin de lui... lui donner ses
médicaments... son Prednisone... je n'oublierai pas d'emporter les
tampons au citron et...
- U este i-i, 'aman.
- Non, Duddie, non !
- 'Aman, u este i-i. Sûr, Sûr. » Duddits devenait agité à son
tour.
« Nous n'avons vraiment plus le temps, dit Owen.
- Roberta, je vous en prie, insista Henry.
- Laissez-moi venir ! Il est tout ce que j'ai !
- 'Aman. » Duddits s'adressait à sa mère d'une voix qui n'avait
plus rien d'enfantin. « U este i-i ! »
Elle le regarda fixement, et son visage parut s'affaisser. « Très
bien. Juste une minute. Je dois aller chercher quelque chose. »
Elle se rendit dans la chambre de Duddits pour en revenir avec
un sac en papier qu'elle confia à Henry.
« Ce sont ses pilules, expliqua-t-elle. Il doit prendre le
Prednisone à neuf heures ; n'oublie pas, parce que sinon il a de la
difficulté à respirer et sa poitrine est douloureuse. Tu peux lui
donner un Percocet s'il t'en réclame, ce qui va probablement
arriver parce qu'être dehors dans le froid lui fait mal. »
Il y avait du chagrin dans la manière dont elle regardait
Henry, mais pas de reproches. Il aurait presque préféré les
reproches. Dieu sait qu'il n'avait jamais eu l'occasion de se sentir
autant honteux. Ce n'était pas le fait que Duddits souffrait de
leucémie, mais qu'il avait été malade depuis si longtemps sans
qu'aucun d'eux ne l'apprenne.
« Et ses tampons au citron aussi, mais seulement sur ses
lèvres, parce qu'il saigne beaucoup des gencives depuis quelque
temps, et le citron le pique. Il y a du coton hydrophile pour son
nez, s'il saigne. Ah, et le cathéter. Tu le vois, à son épaule. »
Henry acquiesça. Un tuyau de plastique dépassait d'un
pansement. Il éprouva en le voyant, bizarrement, un fort
sentiment de déjà vu*.
« Dehors, il faut que le cathéter soit bien couvert... Le Dr
Briscoe se moque de moi, mais j'ai toujours peur que le froid le
pénètre... un foulard fera l'affaire au besoin... même un
mouchoir... »
Elle pleurait de nouveau, sanglotait, même.
« Roberta... », commença Henry.
Lui aussi, maintenant, regardait l'horloge.
« Je prendrai soin de lui, intervint Owen. Je me suis occupé de
mon père jusqu'à la fin. Je connais le Prednisone et le Percocet. »
Et pas que ça : des stéroïdes plus puissants, des antalgiques
plus efficaces. A la fin, la marijuana, la méthadone, et finalement
la morphine pure, tellement mieux que l'héroïne. La morphine,
l'instrument le plus élégant de la mort.
Il sentit alors dans sa tête une sorte de chatouillis, comme des
pieds nus si légers qu'ils l'auraient à peine effleuré. Un chatouillis,
cependant, qui n'était pas déplaisant. Roberta essayait de
déterminer si ce qu'il venait de dire à propos de son père était la
vérité ou un mensonge. C'était le petit cadeau que lui avait donné
son extraordinaire fils, comprit Underhill, et cela faisait si
longtemps qu'elle l'utilisait qu'elle n'en avait même plus
conscience... comme Beaver et ses cure-dents. Ce n'était pas aussi
puissant que chez Henry, mais bien réel tout de même, et jamais
de sa vie il n'avait été aussi content d'avoir dit la vérité.
« Pas de leucémie, n'est-ce pas...
- Non, cancer du poumon. Mrs Cavell, il faut vraiment...
- Il reste encore une chose à vous donner.
- Roberta, reprit Henry.
- J'en ai pour une seconde, pour une seconde. »
Elle partit en courant pour la cuisine.
Pour la première fois, Owen se sentit réellement envahi par la
peur.
« Kurtz, Freddy et Perlmutter... je n'arrive pas à dire où ils
sont ! Je les ai perdus ! »
Henry avait ouvert le sac et regardé dedans. Ce qu'il y avait vu,
posé sur la boîtes de tampons au citron l'avait saisi, paralysé. Il
répondit à Owen, mais sa voix paraissait venir du recoin le plus
profond de quelque vallée inconnue, une vallée dont, jusqu'ici, il
avait totalement ignoré l'existence. Or elle existait, il le savait
aujourd'hui. La vallée des années perdues. Il n'irait pas jusqu'à
dire qu'il n'avait jamais soupçonné qu'une telle géographie
existait, mais, au nom du ciel, comment se faisait-il qu'il s'en soit
aussi peu douté ?
« Ils viennent juste de passer devant la sortie 29, répondit-il.
Ils sont à trente kilomètres derrière nous.
- Qu'est-ce qui vous arrive, Henry ? »
Henry glissa la main dans le sac brun et en retira un petit objet
en forme de toile d'araignée, longtemps resté suspendu au-dessus
du lit de Duddits ici, mais aussi sur Maple Lane, avant la mort
d'Alfie.
« D'où tu sors ça, Duddits ? »
Bien entendu, il le savait. Cet attrape-rêves était plus petit que
celui du Trou dans le Mur, mais sinon, c'était son jumeau.
« Iveur », répondit Duddits. Il n'avait pas quitté Henry des
yeux. Comme s'il n'arrivait pas à croire que son ami était là,
devant lui. « Iveur a en-oyé. Our oël, e-aine ière. »
Ses capacités télépathiques s'amenuisaient rapidement, au fur
et à mesure que son organisme prenait le dessus sur le byrus, mais
Owen comprit facilement : Beaver me l'a envoyé. Pour la Noël, la
semaine dernière, avait dit Duddits. Les trisomiques ont du mal à
concevoir l'écoulement du temps et les notions de passé et
d'avenir, et Underhill soupçonnait que pour Duddits, le passé se
résumait à la semaine dernière, et l'avenir à la semaine prochaine.
Il se dit que si tout le monde fonctionnait de cette façon, il y
aurait moins de chagrin et de ressentiment dans le monde.
Henry regarda le petit attrape-rêves encore quelques instants,
puis le remit dans le sac alors que Roberta revenait à pas pressés.
Un grand sourire vint éclairer le visage de Duddits quand il vit ce
qu'elle avait rapporté. « Ooby-Doo ! s'écria-t-il. » Sa boîte
Scooby-Doo. Il la prit et donna deux bises à sa mère.
« Owen ? dit Henry. J'ai des nouvelles. D'excellentes
nouvelles.
- Dites-moi.
- Ces salopards sont obligés de faire un détour. Un semi s'est
mis en travers de la route tout près de la sortie 28. Ça devrait leur
faire perdre au moins dix minutes, sinon vingt.
- Merci Jésus ! Profitons-en. » Il jeta un coup d'œil au
porte-manteau, dans le coin. Dessus, était accroché un énorme
duffel-coat bleu dans le dos duquel était écrit, en lettres écarlates
éclatantes, RED SOX WINTER BALL. « C'est à toi, Duddits ?
- À'oi, répondit Duddits, hochant la tête et souriant. 'On
'anteau » puis il ajouta, lorsqu'Owen alla le décrocher, « a eu,
'ouver Osie. » Celle-là aussi, il la comprit, et un frisson lui remonta
le dos. Vous nous avez vus trouver Josie.
Effectivement... Et Duddits l'avait vu, lui. La veille, ou bien ce
jour-là, dix-neuf ans auparavant ? Les dons de Duddits
incluaient-ils la capacité de voyager dans le temps ?
Ce n'était pas le moment de se poser de telles questions et
Owen en était presque soulagé.
« J'ai dit que je lui préparerais pas sa boîte à lunch, mais je l'ai
fait. Finalement, je l'ai fait. »
Roberta la regarda, regarda Duddits qui la faisait passer d'une
main à l'autre pour enfiler laborieusement l'énorme parka,
laquelle était aussi un cadeau des Red Sox. Le bleu intense du
vêtement et le jaune brillant de la boîte à lunch faisaient paraître
son visage encore plus pâle. « Je savais qu'il allait y aller. Et pas
moi. » Ses yeux cherchaient ceux d'Henry. « Est-ce que je peux ne
pas y aller, Henry ?
- Si vous veniez, vous risqueriez de mourir sous ses yeux »,
répondit Henry, ayant en horreur de devoir dire une chose aussi
cruelle, détestant aussi d'avoir été si bien préparé, par son métier,
à appuyer sur les bons boutons. « Vous ne voudriez pas qu'il voie
ça, Roberta ?
- Non, bien sûr que non. » Et, comme après-coup, lui faisant
mal jusqu'au tréfonds du cœur, « Salopard. »
Elle alla jusqu'à Duddits, repoussant Owen, et remonta
rapidement la fermeture Éclair du duffel-coat. Puis elle le prit par
les épaules, l'obligea à se baisser vers elle et le regarda dans les
yeux. Minuscule et intraitable oiseau de femme. Grand fils blême
flottant dans sa parka. Roberta ne pleurait plus.
« Tu seras gentil, Duddits.
- Se'ai entil, Umma.
- Occupe-toi bien d'Henry.
- Oui, 'aman.
- Reste toujours avec lui.
- Oui, 'aman. » Bien obéissant, mais gagné lui aussi par
l'impatience, pressé de partir, et tout cela ramenait Henry en
arrière : les sorties pour acheter des crèmes glacées ou aller jouer
au mini-golf (Duddits se révélait curieusement adroit à ce jeu, et
seul Pete arrivait à le battre assez régulièrement), ou se rendre au
cinéma et chaque fois occupe-toi bien d'Henry, ou occupe-toi bien
de Jonesy ou occupe-toi bien de tes amis ; chaque fois sois gentil,
Duddits et lui : Oui 'aman.
Elle le regarda des pieds à la tête.
« Je t'aime, Douglas. Tu as toujours été un bon fils pour moi,
et je t'aime tellement.... Embrasse-moi, à présent. »
Duddits embrassa sa mère qui, de la main, vint furtivement
caresser sa joue râpeuse. Henry eut le plus grand mal à supporter
cette scène, mais il la suivit tout de même des yeux, aussi
impuissant à les détourner qu'une mouche est impuissante à
s'échapper d'une toile d'araignée. Un attrape-rêves est aussi un
piège.
Duddits lui donna un deuxième baiser, pour la forme, mais ses
yeux verts brillants se tournaient déjà vers Henry et la porte. Il lui
tardait de partir. Savait-il que les gens qui poursuivaient Henry et
Owen étaient proches ? Ou était-ce le parfum de l'aventure,
comme celles qu'ils avaient vécues jadis, quand ils étaient tous les
cinq ? Les deux ? Oui, probablement les deux. Roberta le lâcha
après que ses mains l'eurent touché pour la dernière fois.
« Pourquoi ne nous avoir rien dit, Roberta ? demanda Henry.
Pourquoi ne pas nous avoir appelés ?
- Et vous, pourquoi n'êtes-vous jamais venus ? »
Henry aurait pu répliquer par une autre question de son cru -
pourquoi Duddits n'avait-il pas appelé ? - mais la poser aurait été
mentir. Duddits avait appelé à plusieurs reprises depuis mars,
lorsque Jonesy avait eu son accident. Il pensa à Pete, assis à côté
du Scout renversé, buvant de la bière et écrivant sans fin DUDDITS
dans la neige. Duddits, jeté sur son île de nulle part et y mourant,
Duddits envoyant ses messages et ne recevant en retour que le
silence. Et, finalement, l'un d'eux était venu, mais seulement pour
le prendre, avec pour tout bagage un sac plein de médicaments et
sa vieille boîte à lunch jaune. Il n'y avait aucune bonté dans
l'attrape-rêves. Ils n'avaient eu que de bonnes intentions vis-à-vis
de Duddits dès le premier jour. Ils l'avaient honnêtement
aimé. Pourtant, voilà où en étaient les choses.
« Prends soin de lui, Henry. » Le regard de Roberta se porta
sur Owen. « Vous aussi. Prenez soin de mon fils.
- Nous essaierons », promit Henry.
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La chasse se termine
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Cela faisait la douzième ou quatorzième fois que Jonesy
tournait autour de son bureau. Il s'arrêta un moment derrière son
fauteuil, se frottant machinalement la hanche, puis repartit,
comptant toujours, ce bon vieux Jonesy, compulsif, obsédé.
Un... deux... trois...
L'histoire de la Russe était sans aucun doute excellente, un
exemple de choix parmi les ragots (les maisons hantées où il y a eu
cinq assassinats, les emplacements d'accidents mortels au bord de
la route étaient de bons sujets aussi) qu'on s'échange dans les
petites villes ; elle éclairait en outre d'une lumière crue les
intentions de Mr Gray concernant Lad, le malheureux berger
écossais, mais quel avantage en retirait-il, lui ? À quoi lui servait
de connaître la destination de Mr Gray ? Après tout...
Retour au fauteuil, quarante-huit, quarante-neuf, cinquante...
hé, attends une minute, attends donc une minute. La première fois
qu'il a accompli le tour de la pièce, il a compté trente-quatre pas,
non ? Comment pourrait-il en avoir fait cinquante, cette fois ? Il
n'a pas traîné, raccourci ses enjambées, rien. Alors... ?
Tu es en train de la rendre plus grande. En en faisant le tour,
tu agrandis la pièce. Parce que tu es agité. C'est ta pièce, après
tout. Je parie que tu pourrais la rendre aussi grande que la salle
de bal du Waldorf-Astoria si tu voulais... et que Mr Gray ne
pourrait pas t'en empêcher.
« Serait-ce possible ? » murmura Jonesy. Il se tenait une main
sur le dossier du fauteuil, comme s'il posait pour un portrait. Il
n'avait pas besoin qu'on réponde à sa question. Voir suffisait. La
pièce était plus grande.
Henry arrivait. S'il avait Duddits avec lui, suivre Mr Gray ne
lui était pas difficile, même si Mr Gray changeait souvent de
véhicule, car Duddits voyait la ligne. Il les avait conduits jusqu'à
Richie Grenadeau dans un rêve, puis plus tard, dans la réalité,
jusqu'à Josie Rinkenhauer, et il pouvait aujourd'hui diriger Henry
avec autant de facilité qu'un chien de meute au nez subtil conduit
le chasseur au terrier du renard. Le seul problème, c'était l'avance,
cette bon Dieu d'avance qu'avait Mr Gray. Une bonne heure.
Davantage, peut-être. Et une fois que Mr Gray aurait balancé Lad
dans le regard 12, le bal pouvait commencer. Il y aurait le temps de
couper l'arrivée d'eau à Boston, du moins en théorie, car comment
Henry pourrait-il convaincre un responsable de prendre une
mesure aussi radicale, aussi terriblement gênante pour tous ?
Jonesy ne voyait pas. Et tous les gens qui captaient cette même
eau avant qu'elle arrive à Boston, et qui allaient en boire presque
tout de suite après ? Soixante-cinq habitants à Ware, onze mille à
Athol, plus de cent cinquante mille à Worcester. Pour eux, ce ne
serait pas une question de mois, mais de semaines ; de jours
même pour certains.
N'existait-il aucun moyen de ralentir ce salopard ? De donner
une chance à Henry de le rattraper ?
Jonesy leva les yeux vers l'attrape-rêves et, ce faisant, la pièce
se transforma ; il y eut un soupir, ou presque un soupir, le genre
de bruit que les fantômes sont censés faire lors de leurs
apparitions dans les séances de spiritisme. Mais ce n'était pas un
fantôme, et Jonesy sentit la chair de poule se hérisser sur ses bras.
En même temps, ses yeux se remplirent de larmes. Et un vers de
Thomas Wolfe lui revint à l'esprit - ô perdue, une pierre, une
feuille, une porte non trouvée. Thomas Wolfe, pour qui il était
impossible de revenir chez soi.
« Duddits ? » murmura-t-il. Il sentit ses cheveux se hérisser
sur sa nuque. « C'est toi, Duddie ? »
Pas de réponse... mais lorsqu'il regarda le bureau, avec son
téléphone inutile, il vit que quelque chose y avait été ajouté. Pas
une pierre ou une feuille, pas une porte non trouvée, mais une
planche de cribbage et un jeu de cartes.
Quelqu'un voulait jouer au jeu.
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« Patron... »
Kurtz était de nouveau sur le point de s'endormir lorsque
Perlmutter s'était tourné vers lui, non sans effort. Ils venaient
juste de franchir le péage du New Hampshire. Freddy Johnson
avait pris soin de passer par un poste automatique pour éviter
qu'un employé ne remarque la puanteur qui sortait de l'habitacle
de l'Humvee, la vitre brisée à l'arrière, leur artillerie... et leur
dégaine générale.
Kurtz étudia avec intérêt le visage hagard et couvert de sueur
d'Archie Perlmutter. Avec fascination, même. Ce type, un
bureaucrate couleur de muraille et compteur de haricots, bardé
d'un attaché-case dans l'enceinte des camps, d'une planchette à
pince et d'un crayon sur le terrain, toujours parfaitement peigné,
raie impeccable à gauche ? Cet homme, qui malgré tous ses efforts
n'arrivait pas à ne pas utiliser le terme de déférence, monsieur, cet
homme avait disparu. En dépit de sa maigreur, Kurtz avait
l'impression que Perlmutter avait une présence plus forte. Il est en
train de devenir une Ma Joad, pensa-t-il, manquant de pouffer.
« J'ai encore soif, patron. » Pearly eut un regard d'envie pour
la bouteille de Pepsi de Kurtz, puis laissa échapper un nouveau
pet, tout aussi suffocant que les autres. Ma Joad et sa trompette
d'enfer, pensa Kurtz. Cette fois-ci, il ne put se retenir et ricana.
Freddy jura, mais sans manifester dégoût et écœurement, comme
avant ; il paraissait résigné, presque ennuyé.
« J'ai bien peur qu'elle soit à moi, mon gars, dit Kurtz. Et moi
aussi, j'ai le gosier sec. »
Perlmutter voulut dire quelque chose, mais grimaça sous
l'effet d'une nouvelle douleur. Il péta à nouveau, moins fort - pas
une trompette, mais un piccolo joué par un enfant peu doué. Ses
yeux s'étrécirent et prirent une expression madrée.
« Donnez-moi à boire, et je vous dirai quelque chose qui
devrait vous intéresser. Quelque chose qu'il faut que vous
sachiez. »
Kurtz réfléchit. La pluie s'abattait latéralement contre la
voiture et pénétrait par la fenêtre brisée. Cette bon Dieu de fenêtre
était une vraie chierie, Dieu soit loué, sa manche était mouillée
jusqu'à la peau, mais il fallait le supporter. La faute à qui, après
tout ?
« À vous », dit Pearly, ce qui fit sursauter Kurtz. Ce truc de lire
dans l'esprit des autres, ça fichait vraiment les boules. On avait
l'impression de s'y habituer et on se rendait compte tout d'un coup
que non, négatif, on s'y faisait pas. « C'est vous, le responsable.
Alors donnez-moi à boire, bordel de Dieu. Patron.
- Surveille ton langage, mon gars, gronda Freddy.
- Dis-moi ce que tu sais, et je te donnerai le reste. »
Kurtz brandit la bouteille de Pepsi et l'agita sous le regard
torturé de Perlmutter. Ce n'est pas sans une certaine autodérision
que Kurtz se livra à ce manège plus ou moins humoristique. Lui
qui avait naguère eu sous ses ordres des unités entières et s'en
était servi pour altérer le cours des affaires du monde et le paysage
géopolitique, commandait maintenant deux hommes et une
bouteille entamée de Pepsi. Il était tombé bien bas. C'était l'orgueil
qui le faisait se retrouver là, Dieu soit loué. Il avait l'orgueil de
Satan, et si c'était une faute, il était dur d'y renoncer. L'orgueil
était la ceinture avec laquelle on retenait son pantalon, même
quand on n'avait plus de pantalon.
« Vous me le promettez ? »
La langue envahie de moisissure rouge de Pearly vint
humecter ses lèvres desséchées.
« Que je meure si je mens, dit Kurtz d'un ton solennel. Hé,
mon gars, lis donc dans mon putain d'esprit ! »
Perlmutter l'étudia pendant quelques instants et Kurtz avait
presque l'impression de sentir ses petits doigts fouineurs (la saleté
rouge ayant envahi le dessous de ses ongles) ramper dans sa tête.
Une sensation abominable, mais il ne broncha pas.
Finalement, Perlmutter parut satisfait. Il acquiesça.
« Je capte mieux, à présent. » Puis il baissa la voix pour
prendre un ton confidentiel et horrifié : « Ça me bouffe, vous
savez. Ce truc me bouffe les tripes. Je le sens. »
Kurtz lui tapota le bras. À cet instant précis, ils passèrent à
hauteur d'un panneau où on lisait : BIENVENUE DANS LE
MASSACHUSETTS.
« Je vais m'occuper de toi, mon p'tit gars. Je te l'ai promis, pas
vrai ? Entre-temps, dis-moi ce que tu reçois.
- Mr Gray s'arrête. Il a faim. »
Kurtz avait laissé sa main sur le bras de Pearly. Il se mit à
l'étreindre, ses ongles se transformant en serres.
« Où ?
- Pas loin de l'endroit où il va. C'est un magasin. » Adoptant le
ton de voix d'un enfant qui chantonne, il dit, « Vers et appâts, le
poisson n'attend pas ! Vers et appâts, le poisson n'attend
pas ! » Puis, reprenant un ton plus normal : « Jonesy sait
qu'Henry, Owen et Duddits arrivent. C'est pourquoi il a fait arrêter
Mr Gray. »
L'idée qu'Owen puisse rejoindre Jonesy/Mr Gray paniqua
Kurtz.
« Ecoute-moi bien, Archie.
- J'ai soif, dit Perlmutter, gémissant. Je crève de soif, fils de
pute. »
Kurtz tint la bouteille de Pepsi sous le nez de Perlmutter, puis
lui donna une claque sur la main lorsque celui-ci voulut la
prendre.
« Est-ce qu'Owen, Henry et Dud-duts savent que Jonesy et Mr
Gray se sont arrêtés ?
- Dud-dits, espèce de vieux fou ! » gronda Perlmutter, qui
laissa échapper un cri de douleur et se tint le ventre ; il
recommençait à gonfler. « Dits, dits, Duddits ! Oui, ils le savent !
C'est Duddits qui a contribué à rendre Mr Gray affamé ! Avec
l'aide de Jonesy !
- J'aime pas trop ça », observa Freddy.
Bienvenue au club, pensa Kurtz.
« Je vous en prie, patron. Je crève de soif. »
Kurtz lui donna la bouteille et regarda, d'un œil
désapprobateur, Pearly la vider.
« La 495, patron, annonça Freddy. Qu'est-ce que je fais ?
- Prends-la, répondit Perlmutter. Et ensuite, la 90, direction
Ouest. » Il rota bruyamment, mais par chance, sans dégager
d'odeur. « Le truc veut un autre Pepsi. Il aime le sucre. Et la
caféine. »
Kurtz réfléchit. Underhill savait que leur gibier s'était arrêté
temporairement. Lui et Henry allaient maintenant mettre le turbo,
essayer de remonter leur retard d'une heure et demie ou un peu
plus. En conséquence, eux aussi devaient mettre le turbo.
Si les flics venaient s'en mêler, ils y resteraient, Dieu les
bénisse.
D'une manière ou d'une autre, la fin était proche.
« Freddy ?
- Oui, patron ?
- Pied au plancher. Secoue-lui les puces à cet engin de merde,
Dieu t'ait en Sa sainte garde. Secoue-lui les puces. »
Freddy Johnson fit ce qui lui était ordonné.
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Regard 12
9
Le bureau qu'il avait si agréablement meublé, meublé de ses
souvenirs, était en pleine décomposition.
Jonesy allait et venait en claudiquant, agité, regardant
sombrer la pièce autour de lui, les lèvres tellement serrées qu'elles
en étaient blanches, des gouttes de sueur sur le front en dépit du
froid de plus en plus intense qui régnait dans son refuge.
On en était au chapitre La Chute du bureau de Jonesy, et non
plus de la Maison Usher. En dessous la chaudière hurlait et
émettait des claquements métalliques qui faisaient trembler le
plancher. La bouche d'aération soufflait de petits nuages blancs,
peut-être des cristaux dus au gel, qui laissaient une traînée
poudreuse triangulaire sur le mur. Le bois du lambris, sous l'effet
de cette poudre, se mettait à se déformer et à pourrir. Les tableaux
dégringolèrent les uns après les autres sur le sol, comme s'ils se
suicidaient. Le fauteuil Eames, celui-là même qu'il avait toujours
désiré, se fendit en deux, comme frappé par une hache invisible.
Au bout d'un moment, le lambris d'acajou s'ouvrit carrément et se
mit à peler comme de la peau morte. Les tiroirs du bureau
tombèrent bruyamment de leur logement, un à un. Les volets
placés par Mr Gray pour l'empêcher d'avoir vue sur le monde
extérieur vibraient et tremblaient, produisant des grincements
métalliques sans fin qui lui agaçaient des dents.
Appeler Mr Gray et exiger de savoir ce qui se passait aurait été
inutile... sans compter que Jonesy disposait de toutes les
informations dont il avait besoin. Il l'avait ralenti, mais Mr Gray
avait relevé le défi, avait même triomphé. Viva Mr Gray, qui
avait presque atteint son but, ou l'avait atteint. En tombant, les
lambris laissaient apparaître ce qu'ils cachaient : des murs
crasseux, ceux du bureau des frères Tracker, tels que les avaient
vus quatre garçons, en 1978, leur quatre têtes alignées contre la
vitre, leur nouveau copain attendant sagement derrière eux,
comme on le lui avait demandé, d'être ramené chez lui. Un
nouveau fragment de lambris se détacha avec un bruit de papier
qui se déchire ; dessous, il y avait un tableau d'affichage avec une
seule photo, une photo Polaroïd, punaisée dessus. Non pas celle
d'une reine de beauté, pas Tina Jean Schlossinger, mais une
femme quelconque qui relevait sa jupe, laissant voir le triangle de
sa petite culotte. Tout à fait stupide. Le superbe tapis, sur le
plancher, se mit à flétrir et à se racornir comme de la peau,
révélant le dallage d'origine, immonde avec ses têtards
blanchâtres échoués, les sacs à foutre abandonnés par les couples
venus baiser là, sous le regard indifférent de la femme de la photo,
laquelle n'était personne, en réalité, laquelle n'était qu'une
construction artificielle venue d'un passé vide.
Il allait et venait, roulant sur sa mauvaise hanche, qui ne lui
avait jamais fait aussi mal depuis son accident, et il comprenait ce
qui se passait, oui, tout ce qui se passait, on pouvait le croire. Sa
hanche était pleine d'éclats de bois et de verre ; son cou et ses
épaules, endoloris, brûlaient d'une fatigue féroce. Mr Gray
maltraitait son corps à mort, tandis qu'il lançait son ultime charge,
et il n'y avait rien que Jonesy puisse faire.
L'attrape-rêves, lui, était toujours en bon état ; se balançant et
décrivant de grands arcs, mais pas endommagé. Jonesy se mit à le
fixer des yeux. Il s'était cru prêt à mourir, mais il n'avait aucune
envie de partir de cette façon, et pas dans cette pièce puante. Non
loin de celle-ci, ils avaient jadis fait quelque chose de bien, quelque
chose de presque noble. Mourir ici, sous le regard poussiéreux et
indifférent de la femme punaisée sur le panneau d'affichage... cela
ne lui semblait pas juste. Peu importait le reste du monde ; lui,
Gary Jones de Brookline, Massachusetts, autrefois de Derry,
Maine, et récemment du Jefferson Tract, méritait mieux.
« Je vous en prie, je mérite mieux que ça ! » s'écria-t-il à
l'intention de la toile d'araignée qui se balançait au plafond.
C'est alors que derrière lui, sur le bureau, le téléphone sonna.
Il fit volte-face, poussant un grognement de douleur - un
élancement brutal et compliqué monté de sa hanche. Le téléphone
sur lequel il avait appelé Henry un peu plus tôt avait été son
appareil personnel, un Trimline bleu ; celui qui était maintenant
posé sur la surface craquelée du bureau était noir et encombrant et
comportait un cadran au lieu de boutons. Dessus, un autocollant
proclamait : QUE LA FORCE SOIT AVEC TOI. C'était l'appareil qu'il avait
eu dans sa chambre, enfant, celui que ses parents lui avaient offert
pour son anniversaire. 949-7784, le numéro sur lequel il avait fait
facturer son coup de fil à Duddits, il y avait tant d'années.
Il bondit, oubliant sa hanche, priant pour que la ligne tienne et
ne se désintègre pas avant qu'il ait pu répondre.
« Allô ? Allô ! » Oscillant sur lui-même, sur le sol qui tremblait
et vibrait plus que jamais. C'était tout le bureau qui tanguait, à
présent, comme un bateau par grosse mer.
De toutes les voix auxquelles il pouvait s'attendre, celle de
Roberta était bien la dernière. « Oui, docteur, un appel pour vous,
veuillez patienter. »
Il y eut un clic ! si fort qu'il lui fit mal à l'oreille, puis le silence.
Il grogna, et il était sur le point de reposer l'appareil lorsqu'il y eut
un autre clic.
« Jonesy ? »
C'était Henry. Le son était faible, mais c'était indubitablement
Henry.
« Où t'es ? hurla Jonesy. Bordel, Henry, tout est en train de
désintégrer ! Je suis en train de me désintégrer !
- Au Gosselin's, dit Henry, enfin, pas vraiment. Où que tu te
trouves, tu n'y es pas. Nous sommes dans l'hôpital où l'on t'a
transporté après ton accident... » Il y eut un craquement sur la
ligne, un bourdonnement, puis Henry revint, paraissant plus près,
la voix plus nette. La bouée de sauvetage au milieu de toute cette
désintégration. « ... mais pas ici non plus.
- Quoi ?
- Nous sommes dans l'attrape-rêves, Jonesy ! Nous sommes
dans l'attrape-rêves et nous y avons toujours été ! Depuis 1978 !
C'est Duddits, notre attrape-rêves, et il est en train de mourir ! Il
s'accroche, mais je ne sais pas combien de temps... »
Nouveau clic, nouveau bourdonnement, âpre et électrique.
« Henry ! Henry !
- ... sortir ! » La voix est de nouveau faible, le ton, désespéré.
« Il faut que tu sortes, Jonesy ! Viens me retrouver ! Cours le
long de l'attrape-rêves et viens me retrouver ! Tu as encore le
temps ! On peut l'avoir, ce fils de pute ! Tu m'entends ? On
peut... »
Il y eut un dernier clic ! et ce fut le silence sur la ligne. Le socle
de son téléphone d'enfant se craquela, se fendit et régurgita un
fouillis de fils qui ne rimait à rien. Ils étaient tous rouge orangé ;
tous contaminés par le byrus.
Jonesy laissa tomber le combiné et regarda se balancer
l'attrape-rêves, cette toile d'araignée éphémère. Une formule lui
revint à l'esprit, sans doute tirée de quelque sketch : Où que vous
soyez, c'est là que vous êtes. Une formule concurrente de Autre
jour, même merde, qui avait peut-être même conquis la première
place lorsqu'ils avaient commencé à prendre de l'âge et à se
considérer comme plus raffinés. Où que vous soyez, c'est là que
vous êtes... Sauf qu'à en croire le coup de téléphone d'Henry, ce
n'était pas vrai. Où que vous pensiez être, vous n'y êtes pas.
Ils étaient dans l'attrape-rêves.
Il remarqua que celui qui se balançait dans l'air au-dessus des
ruines de son bureau présentait quatre rayons partant de son
centre. De nombreux fils reliaient ces rayons, mais ce qui les
maintenait en place était le centre, le cœur d'où ils émergeaient.
Cours le long de l'attrape-rêves et viens me retrouver ! Tu as
encore le temps !
Jonesy fit demi-tour et courut jusqu'à la porte.
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Le Hall des Souvenirs, ce vaste dépôt de cartons, est aussi sur
le point de se désagréger. Le sol tremble comme s'il était secoué
par un séisme nonchalant, mais interminable. Au-dessus de sa
tête, la lumière des néons vacille et produit un effet
stroboscopique hallucinatoire. De hautes piles d'emballages se
sont effondrées par endroits, bouchant certaines allées.
Jonesy court du mieux qu'il peut. Passe d'une allée à l'autre,
uniquement guidé par l'instinct au milieu de ce labyrinthe. Il
s'objurgue constamment d'oublier sa bon Dieu de hanche, se
répète que de toute façon il n'est plus qu'un esprit, mais autant
vouloir convaincre son membre fantôme d'arrêter de faire mal
quand on est amputé.
Il passe devant des cartons marqués GUERRE AUSTRO-HONGROISE
et POLITIQUE DÉPARTEMENTALE, et CONTENU DES PLACARDS DU HAUT. Il
franchit d'un bond une pile écroulée de boîtes marquées CARLA,
retombe sur sa mauvaise jambe et hurle de douleur. Il se
raccroche à d'autres cartons (GETTYSBURG) pour éviter de se
ramasser et, finalement, voit l'autre bout de la vaste remise. Grâce
au ciel : il a l'impression d'avoir couru sur des kilomètres.
Sur la porte, trois mentions sont placardées : SOINS INTENSIFS,
SILENCE, PAS DE VISITEURS NON AUTORISÉS. Et c'est normal ; c'est là où
on l'a amené ; c'est là qu'il s'est réveillé et qu'il a entendu ce rusé
Mister Mort faire semblant d'appeler Marcy.
Jonesy se propulse comme une fusée entre les portes battantes
et pénètre dans un autre univers, un univers qu'il reconnaît : le
couloir blanc et bleu au sol carrelé des soins intensifs où, quatre
jours après son opération, il a fait laborieusement ses premiers
pas hésitants. Il cavale sur quelques mètres, voit les taches de
byrus qui envahissent les murs, entend la musique d'ascenseur qui
n'en est pourtant pas une ; bien que le son soit très bas, il
reconnaît les Rolling Stones chantant « Sympathie pour le
Diable ».
À peine a-t-il fait cette identification que sa hanche lui donne
l'impression d'exploser. Jonesy pousse un cri de surprise et tombe
sur le carrelage rouge et noir, s'agrippant le côté. Il se retrouve
exactement comme dans les instants qui ont suivi l'accident :
submergé par la douleur et l'angoisse. Il roule sur lui-même, roule
sur lui-même, regardant les panneaux de témoins lumineux, les
haut-parleurs circulaires d'où tombe la musique (« Anastasia
hurlait en vain »), une musique qui provient d'un autre monde,
quand la douleur atteint ce stade, tout est un autre monde, la
douleur rend insubstantielle la chose la plus dense, elle rend
même l'amour parodique, c'est quelque chose qu'il a appris en
mars et qu'il doit apprendre à nouveau. Il roule sur lui-même,
roule sur lui-même, agrippant sa hanche enflée à deux mains, les
yeux exorbités, un vaste rictus à la bouche découvrant ses dents, et
il comprend ce qui est arrivé : un coup de Mr Gray. Cette ordure
de Mr Gray lui a recassé la hanche.
Puis, venant de très loin de cet autre monde, il entend une
voix qu'il connaît, une voix d'enfant.
Jonesy !
Voix pleine d'échos, déformée... mais pas si loin que ça. Pas
ici, mais dans un des corridors voisins. À qui appartient-elle ? À
l'un de ses enfants, peut-être ? À John ? Non...
Dépêche-toi, Jonesy ! Il vient te tuer ! Owen vient pour te
tuer !
Il ne sait pas qui est cet Owen, mais il sait à qui appartient
cette voix : Henry Devlin. Pas Henry tel qu'il le connaît
maintenant, ou tel qu'il était la dernière fois qu'il l'a vu, lorsqu'il
partait pour le Gosselin's Market avec Pete ; mais la voix du Henry
avec qui il a grandi, celui qui a dit à Richie Grenadeau qu'ils
iraient le raconter à tout le monde s'ils n'arrêtaient pas, que ni lui
ni ses amis ne rattraperaient Pete, parce que Pete courait aussi
vite que le bon Dieu de vent.
J'peux pas ! répond-il, sans s'arrêter de se rouler au sol. Il se
rend compte que quelque chose a changé, continue de changer,
sans savoir quoi. J'peux pas, il m'a recassé la hanche, ce fils de
pute m'a...
Et il prend soudain conscience de ce qui lui arrive : la douleur
fait machine arrière. On dirait une bande vidéo passant à
l'envers : le lait remonte du verre dans le carton, la fleur épanouie
redevient bouton par le miracle des prises de vues successives et
du gros plan.
La raison de cette transformation est évidente lorsqu'il se
regarde et voit qu'il porte une veste orange fluo. C'est celle que sa
mère lui a achetée dans le catalogue Sears pour sa première
expédition de chasse au Trou dans le Mur, le voyage pendant
lequel Henry a abattu son premier cerf, pendant lequel ils ont tué
Richie Grenadeau et ses copains - les ont tués avec un rêve,
peut-être sans le vouloir, mais les supprimant tout de même.
Il est redevenu un enfant, un gamin de quatorze ans, et la
douleur a disparu. Et pourquoi aurait-il mal ? Sa hanche ne sera
broyée que dans vingt-trois ans. Et tout d'un coup, ça lui
dégringole dessus : il n'y a jamais eu de Mr Gray, pas vraiment ;
Mr Gray existe dans l'attrape-rêves, et nulle part ailleurs. Il n'a pas
plus de réalité que la douleur dans sa hanche. J'étais immunisé,
pense-t-il. Je n'ai jamais eu la moindre trace de byrus sur moi. Ce
qui est dans ma tête n'est pas tout à fait un souvenir, non, c'est un
vrai fantôme qui s'est glissé dans la machine. Il est moi. Mon
Dieu, je suis Mr Gray !
Il bondit sur ses pieds et commence à courir, manquant de
perdre l'équilibre en tournant au bout d'une allée. Il ne tombe pas,
cependant, car il est agile et rapide comme seul un ado peut l'être,
et il n'a mal nulle part, nulle part.
Il connaît le corridor suivant. Une civière y est rangée, avec un
pistolet (un pipistolet, comme il disait enfant) posé dessus. Le
cerf, celui-là même qu'il a vu à Cambridge juste avant d'être
renversé, passe devant la civière, marchant de son pas délicat. Un
collier entoure le velours de son cou avec, se balançant à son
extrémité, une amulette surdimensionnée qui n'est autre que sa
Magie 8-Ball - sa boule de divination. Jonesy passe en courant
devant le cerf, Qui le regarde avec une expression douce de légère
surprise.
Jonesy !
Proche, à présent. Très proche.
Dépêche-toi, Jonesy !
Il redouble d'efforts, ses pieds volent, ses jeunes poumons
respirent librement, il n'a pas de byrus puisqu'il est immunisé, il
n'y a aucun Mr Gray, pas en lui, en tout cas, Mr Gray est à l'hôpital
comme il l'a toujours été, Mr Gray est le membre fantôme dont on
continue à sentir la présence, dont vous jureriez que vous l'avez
encore, Mr Gray et le fantôme dans la machine, le fantôme du
système d'assistance vitale, et l'assistance vitale, c'est lui.
Il tourne à un autre angle. Se retrouve devant trois portes
ouvertes. Et, debout devant une quatrième, la seule qui soit
fermée, se tient Henry. Ses lunettes ont glissé sur l'arête de son
nez, comme elles le font toujours, et il lui fait signe d'un geste
urgent :
Grouille-toi ! Grouille-toi, Jonesy ! Duddits ne va pas pouvoir
tenir longtemps ! S'il passe avant qu'on ait tué Mr Gray...
Jonesy a rejoint Henry. Il meurt d'envie de le prendre dans ses
bras, de le serrer contre lui, mais il n'a pas le temps.
Tout ça c'est ma faute, dit-il à Henry, et cela fait des années
que sa voix n'a pas été si haut perchée.
C'est faux, lui répond Henry. Il regarde Jonesy avec cette
ancienne impatience qui laissait pantois Jonesy et Beaver jadis :
Henry paraissait toujours avoir une longueur d'avance, être
toujours sur le point de foncer vers l'avenir en laissant les autres
en plan. On aurait toujours dit qu'ils le retenaient.
Mais...
Tu pourrais aussi bien dire que Duddits a tué Richie
Grenadeau et que nous sommes ses complices. Il était ce qu'il
était, Jonesy, et il a fait de nous ce que nous sommes... mais pas
exprès. Il faisait tout ce qu'il pouvait pour nouer ses lacets de
soulier, tu te rappelles ?
Et Jonesy pense : Angé oi ?
Henry... est-ce que Duddits...
C'est lui qui nous tient, Jonesy, je te l'ai dit, lui qui crée le lien.
Dans l'attrape-rêves.
Exact. Et est-ce qu'on va rester ici à discuter pendant que le
monde s'écroule, ou allons-nous...
Nous allons tuer ce fils de pute, dit Jonesy en posant la main
sur le bouton de porte. Au-dessus on lit sur un panneau : IL N'Y A
PAS D'INFECTION ici, en anglais et en français. Et soudain, il voit
l'illusion. C'est comme l'une de ces illusions d'optique créées par
Cornelius Escher. Sous un certain angle, ce qu'on voit est vrai ; si
l'on en change, c'est un monstrueux mensonge.
Attrape-rêves, pense Jonesy. Et il tourne le bouton.
La pièce, de l'autre côté de la porte, est une source en folie de
byrus, une jungle de cauchemar débordant d'un fouillis de plantes
grimpantes et de lianes tressées couleur de sang. L'air empeste le
soufre et l'alcool éthylique glacé, l'odeur du liquide de démarrage
que l'on pulvérise dans un carburateur récalcitrant, les matins de
grand froid. Au moins n'ont-ils pas à s'inquiéter de la
fouine-merde, ici ; elle appartient à un autre réseau de
l'attrape-rêves, à un autre lieu, un autre temps. Le byrum est à
présent le problème de Lad ; Lad, un berger écossais dont l'avenir
n'a rien de prometteur.
La télé est branchée, et bien que l'écran soit envahi de byrus,
une image fantomatique en noir et blanc se diffuse au travers. Un
homme tire le cadavre d'un chien sur un sol en béton brut.
Poussiéreux, jonché de feuilles mortes, le lieu fait penser aux
tombes des films d'horreur de série B, dans les années cinquante,
ceux que Jonesy aime encore regarder sur son magnétoscope.
Mais ce n'est pas une tombe ; le local est rempli du bruit creux de
l'eau qui court dans une canalisation.
Sur le sol, au milieu de la pièce, on voit un couvercle rouillé
portant, en relief, les lettres MWRA : Massachusetts Water
Resources Authority. Même à travers le magma rougeâtre
badigeonné sur l'écran, ces lettres ressortent. Bien sûr. Pour Mr
Gray - qui en tant qu'être physique est mort depuis longtemps,
depuis le Trou dans le Mur - elles veulent tout dire.
Elles veulent dire, littéralement, le monde entier.
En partie repoussé, le couvercle du regard révèle un croissant
d'une noirceur absolue. L'homme qui tire le chien, c'est lui, se
rend compte Jonesy, et l'animal n'est pas tout à fait mort. Il laisse
une tache d'écume rosâtre dans son sillage et ses pattes arrière
tressaillent. Pédalant presque.
Fais pas attention au film, dit Henry, les dents serrées, et
Jonesy se tourne vers la silhouette allongée dans le lit, cette chose
grise avec un drap constellé de byrus en partie remonté sur sa
poitrine, laquelle n'est qu'une surface grise de chair sans pores,
sans poils, sans seins. Bien qu'il ne puisse le voir à cause du drap,
Jonesy sait qu'elle n'a pas non plus de nombril, car la chose n'est
jamais née. C'est un extra-terrestre dessiné par un enfant, pris
directement dans le subconscient des premières personnes à avoir
été mises en contact avec le byrum. Mais qui n'a jamais existé en
tant que créature venue d'un autre monde, en tant
qu'extra-terrestre. Les grisâtres sont des êtres physiques sortis de
l'imagination humaine, sortis de l'attrape-rêves ; sachant cela,
Jonesy éprouve un certain soulagement. Il n'est pas le seul à s'être
fait avoir. C'est au moins ça.
Quelque chose d'autre lui plaît : l'expression qu'il lit dans ces
horribles yeux noirs : la peur.
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Henry se redressa, hébété, sur le siège arrière de l'Humvee. Il
avait des trucs dans les cheveux. Il voulut les chasser, se sentant
encore sous l'emprise du rêve de l'hôpital (sauf que ce n'était pas
un rêve, se dit-il), mais une vive piqûre le ramena à quelque chose
de plus proche de la réalité. Du verre. Il avait des débris de verre
plein les cheveux. Il y en avait aussi partout, des fragments de
verre de sécurité : sur le siège, et sur Duddits.
« Dud ? »
Inutile, évidemment. Duddits était mort. Devait être mort. Il
avait jeté ses dernières ressources vitales dans son effort pour que
Jonesy et Henry se rejoignent à l'hôpital.
Mais Duddits poussa un grognement. Ses yeux s'ouvrirent et,
en les voyant Henry se trouva définitivement ramené au fond de
l'impasse qu'était cette route enneigée. Les yeux de Duddits
étaient pleins de sang, deux zéros rouges, des yeux de sibylle.
« Ooby ! » s'écria Duddits. Ses bras s'élevèrent et il esquissa
faiblement le geste d'épauler. « Ooby-doo ! ai a-vail à ai'e
intenant ! »
De quelque part dans les bois lui parvinrent deux coups de feu
rapprochés, puis un troisième.
« Dud ? murmura Henry. Duddits ? »
Et Duddits le vit. Même à travers le sang qui lui coulait dans
les yeux, Duddits vit son ami. Henry fît mieux que le sentir ; un
instant, il se vit lui-même réellement par les yeux de Duddits.
C'était comme s'il était devant un miroir magique. Il vit le Henry
qu'il avait été : un gosse regardant le monde à travers des lunettes
à monture d'écaille trop grandes pour lui et qui glissaient toujours
sur son nez. Il ressentit l'amour que Duddits éprouvait pour lui,
une émotion simple et absolue que n'entachaient ni le doute, ni
l'égoïsme, ni même la gratitude. Henry le prit dans ses bras et,
lorsqu'il sentit à quel point le corps de son ami était redevenu
léger, ne put retenir ses larmes.
« C'est toi qui, de nous tous, as eu le plus de chance, Dud »,
dit-il, regrettant que Beaver ne soit pas là. Beaver aurait pu faire
ce qu'il n'était pas capable de faire lui-même ; il aurait pu, avec sa
berceuse, aider Duddits à s'endormir. « C'est toujours toi qui as eu
le plus de chance, voilà ce que je crois.
- Ennie », dit Duddits, touchant la joue d'Henry d'une main. Il
souriait, et ses dernières paroles furent parfaitement claires : « Je
t'aime, Ennie ».
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NORMAN MACLEAN
Encore un été de passé, pensa Henry.
L'idée n'avait cependant rien de triste ; ils venaient de
connaître un été agréable, et l'automne s'annonçait tout aussi
plaisant. Pas d'expédition de chasse, cette année, et il aurait sans
aucun doute droit à une petite visite de ses nouveaux amis
militaires (lesquels voulaient par-dessus tout s'assurer qu'il ne lui
poussait pas un feuillage bizarroïde de nuance rougeâtre sur la
peau) ; mais ça ne suffirait pas à lui gâcher la saison. Il ferait bon,
les journées seraient claires, les nuits longues.
Parfois, aux petites heures de la nuit, les vieilles amies
d'Henry venaient elles aussi lui rendre visite, mais dans ce cas-là,
il allait simplement s'asseoir dans son bureau, un livre sur les
genoux, en attendant qu'elles décampent. Ce qu'elles finissaient
toujours par faire. Et le soleil finissait toujours par se lever. Le
sommeil dont on n'avait pu jouir une nuit s'emparait de vous la
nuit suivante, parfois, et il venait comme une amante. C'était
quelque chose qu'il avait appris depuis le dernier mois de
novembre.
Il buvait une bière, installé sur le porche du cottage de Jonesy
et Carla, à Ware, celui qui donnait sur la rive du Pepper Pond.
L'extrémité sud du réservoir Quabbin se trouvait à environ six
kilomètres de là. Et l'East Street aussi, bien sûr.
La main qui tenait la boîte de Coors n'avait que trois doigts. Il
avait perdu l'auriculaire et l'annulaire à cause du gel ; soit pendant
qu'il avait parcouru Deep Cut Road à skis, après avoir quitté le
Trou dans le Mur, soit lorsqu'il avait ramené Jonesy jusqu'à
l'Humvee encore en état de marche, sur un travois de fortune.
L'automne précédent avait été la saison où il avait traîné des gens
dans la neige, semblait-il, avec des succès divers.
Sur le petit bout de plage, Carla Jones préparait un barbecue.
Noël, le bébé, tournait d'un pas incertain autour de la table de
pique-nique, les couches lui pendant sur les fesses. Il agitait
joyeusement un hot dog calciné. Les trois autres petits Jones, dont
les âges allaient de onze à six ans, étaient dans l'eau, criaient et
s'éclaboussaient. Henry admettait que l'impératif biblique voulant
qu'on croisse et se multiplie n'était peut-être pas sans fondement,
mais il lui semblait que Carla et Jonesy le prenaient un peu trop au
pied de la lettre.
Derrière lui, la porte-moustiquaire claqua. Jonesy arriva,
portant un seau plein de bières dans de la glace. Sa claudication
n'était pas très marquée ; cette fois-ci, l'orthopédiste avait
simplement dit, au diable ce vieux matos, et avait tout remplacé
par du Téflon et de l'acier. De toute façon, il aurait dû finir par
tout changer, avait-il expliqué à Jonesy ; mais s'il avait fait un peu
plus attention, son ancien équipement aurait pu tenir encore cinq
ans. L'opération avait eu lieu en février, peu après les six semaines
de « vacances » que Jonesy et Henry avaient passées en
compagnie des services de renseignements de l'armée et de leurs
psy spécialisés.
Les militaires avaient offert de payer, aux frais d'Oncle Sam, la
nouvelle hanche de Jonesy, sans doute pour conclure le débriefing
sur une bonne note, mais il avait dit non, merci beaucoup, il ne
voulait pas priver son orthopédiste personnel de travail, ni enlever
à son assurance le plaisir d'honorer la facture.
À l'époque, l'un comme l'autre n'avaient eu qu'une envie,
ficher le camp du Wyoming. Les appartements étaient
irréprochables (à condition que la vie sous terre ne vous rende pas
claustrophobe), la nourriture méritait trois étoiles (Jonesy prit
plus de deux kilos, Henry presque neuf), et les films étaient en
première exclusivité. L'atmosphère, cependant, avait un petit côté
docteur Folamour légèrement dérangeant. Pour Henry, ces six
semaines avaient été bien pires que pour Jonesy. Ce dernier
souffrait, mais avant tout à cause de sa hanche de nouveau
démise ; ses souvenirs d'avoir partagé son corps avec un certain
Mr Gray avaient perdu, en un laps de temps étonnamment court,
leurs couleurs et leur intensité pour prendre la consistance d'un
rêve.
Ceux d'Henry, en revanche, n'avaient fait que devenir plus
vivaces. Les pires étaient ceux de la grange. Les militaires chargés
du débriefing s'étaient tous montrés pleins de compassion ; ils
n'avaient rien à voir avec Kurtz et ses affreux, mais Henry ne
pouvait oublier Bill, Marsha et Darren Chiles, Mr Méga-Pétard de
Newton. Ils venaient souvent lui rendre visite dans ses rêves.
Comme Owen Underhill.
« Les renforts arrivent », commenta Jonesy en posant le seau
à terre.
Avec un grognement et une grimace, il s'installa dans le
rocking-chair voisin de celui de son ami.
« Encore une et j'arrête, dit Henry. Je repars pour Portland
dans une heure, et je n'ai pas envie de choper un PV pour conduite
en état d'ivresse.
- Passe donc la nuit ici », lui proposa Jonesy, tout en
surveillant Noël. Le bébé s'était laissé tomber dans l'herbe sur le
derrière, sous la table de pique-nique, et paraissait très concentré
sur la tâche consistant à enfoncer la saucisse dans son nombril.
« Avec ta ribambelle de gosses chahutant jusqu'à minuit ou
plus tard encore ? Ou pour me gaver de films d'horreur de Mario
Bava ?
- C'est un genre que je ne pratique presque plus, avoua Jonesy.
On se fait un petit festival Kevin Costner se soir, à commencer par
The Bodyguard.
- Je croyais que tu avais dit pas de films d'horreur.
- Gros malin. » Il haussa les épaules et sourit. « Comme tu
voudras. »
Henry leva sa bière.
« Aux amis absents. »
Jonesy en fit autant.
« Aux amis absents. »
Ils entrechoquèrent les boîtes et burent.
« Comment va Roberta ? » demanda Jonesy.
Henry sourit.
« Pas mal du tout. J'ai eu quelques craintes, pendant les
funérailles... »
Jonesy acquiesça. Les militaires les avaient lâchés un moment.
Henry et lui, dans son fauteuil roulant, s'étaient rendus à
l'enterrement de Duddits. Ils avaient soutenu Roberta. Sans leur
aide, elle se serait peut-être effondrée.
« ... mais elle remonte bien la pente. Elle parle d'ouvrir une
boutique d'artisanat. Je crois que c'est une bonne idée. Il lui
manque, évidemment. Depuis la mort d'Alfie, Duddits était toute
sa vie.
- Il était la nôtre, aussi, observa Jonesy.
- Oui, sans doute.
- Si tu savais comme je regrette que nous n'ayons pas essayé
de le contacter pendant toutes ses années. Dire qu'il avait une
putain de leucémie et que nous ne le savions même pas !
- Mais si, nous le savions. »
Jonesy le regarda, sourcils levés.
« Hé, Henry ! appela Carla. Comment tu veux ton
hamburger ?
- Cuit ! répliqua-t-il sur le même ton.
- Comme vous voudrez, majesté. Tu veux être un amour et
t'occuper du bébé ? Ce hot dog va rapidement se transformer en
un crad'dog, sinon. Enlève-lui cette horreur et donne le bébé à son
père. »
Henry descendit les quelques marches, alla récupérer le petit
Noël sous la table et le ramena avec lui sous le porche.
« Ennie ! » s'écria joyeusement le bambin, qui comptait
dix-huit mois depuis peu.
Henry s'arrêta, le dos parcouru par un frisson. Il avait
l'impression d'avoir été interpellé par un fantôme.
« Miam-miam, Ennie, miam-miam ! »
Noël porta un coup sur le nez d'Henry avec sa saucisse pour
souligner la justesse de sa thèse.
« Merci, mais je préfère attendre mon hamburger.
- Pas miam-miam ?
- Je vais avoir mon miam-miam, mon p'tit lapin. Mais je ferais
peut-être bien de récupérer cette cochonnerie. Tu en auras une
autre quand elles seront cuites. »
Il prit délicatement la saucisse de la petite main de Noël, posa
le bébé sur les genoux de Jonesy et reprit sa place. Le temps que
Jonesy ait fini d'essuyer la moutarde et le ketchup sur le nombril
de son fils, celui-ci s'était presque endormi.
« Qu'est-ce que tu as voulu dire par mais si, nous le savions ?
demanda Jonesy.
- Ah, voyons, mon vieux. Nous l'avons peut-être laissé, ou
nous avons essayé de le laisser, mais crois-tu que Duddits nous ait
jamais quittés ? Après tout ce qui était arrivé, peux-tu croire
vraiment cela ? »
Très lentement, Jonesy secoua la tête.
« Cela tenait en partie au fait que nous grandissions -
grandissions chacun de notre côté -, mais en partie aussi à l'affaire
Richie Grenadeau. Ça nous travaillait de la même manière que le
plat des Rapeloew travaillait Owen Underhill. »
Jonesy n'eut pas besoin de lui demander ce qu'il voulait dire ;
dans le Wyoming, ils avaient eu largement le temps de se raconter
mutuellement leur histoire.
« Il y a un vieux poème qui raconte l'histoire d'un homme
voulant dépasser Dieu, reprit Henry. ‘‘Le molosse céleste’’.
Duddits n'était pas Dieu, certainement pas, mais il était notre
molosse. Nous avons couru aussi vite et aussi loin que nous avons
pu, mais...
- Mais nous n'avons jamais pu sortir de l'attrape-rêves, c'est
ça ? Aucun de nous ne l'a pu. Et puis, ils sont arrivés. Le byrum.
Des crétins de spores dans des vaisseaux spatiaux construits par
une autre race. C'était bien ce qu'ils étaient ? Et seulement ce
qu'ils étaient ?
- Nous ne le saurons jamais, j'en ai bien peur. Il n'a été
répondu qu'à une seule question, l'automne dernier. Pendant des
siècles, nous avons regardé les étoiles et nous nous sommes
demandé si nous étions seuls dans l'univers. Au moins, nous
savons maintenant que nous ne le sommes pas. Sacrée nouvelle,
tout de même, non ? Gerritsen... tu te souviens de lui ? »
Jonesy acquiesça. Bien sûr, qu'il se souvenait de Terry
Gerritsen. Le psychologue de la Navy responsable de l'équipe de
débriefing du Wyoming, toujours à plaisanter que c'était bien le
style de l'Oncle Sam de l'avoir mis en poste à un endroit où
l'étendue d'eau la plus proche était l'abreuvoir à vaches de Lars
Kilborn. Gerritsen et Henry s'étaient bien entendus, même s'ils
n'étaient pas réellement devenus amis, car, d'une certaine
manière, la situation l'interdisait. Jonesy et Henry avaient été bien
traités dans le Wyoming, mais pas comme des invités. Henry
Devlin et Terry Gerritsen étaient cependant collègues sur un plan
professionnel, ce qui faisait une différence.
« Gerritsen a commencé par penser qu'il avait été répondu à
deux questions : que nous n'étions pas seuls dans l'univers et que
nous n'étions pas la seule espèce intelligente de l'univers. J'ai eu
du mal à le convaincre que son second postulat se fondait sur un
paralogisme, un raisonnement bâti comme une maison édifiée sur
du sable. Je ne crois pas avoir entièrement réussi à le convaincre,
mais il me semble l'avoir tout de même un peu ébranlé dans ses
certitudes. Quoi que soit le byrum, ce n'est pas un constructeur de
vaisseaux spatiaux, et l'espèce qui les a construits a pu disparaître.
Qui sait ? Elle est peut-être réduite à l'état de byrum, aujourd'hui.
- Mr Gray n'était pas stupide.
- Non, mais seulement une fois installé dans ta tête, je suis
bien d'accord. Mr Gray, c'était toi, Jonesy. Il t'a volé tes émotions,
tes souvenirs, ton goût pour le bacon...
- J'y ai définitivement renoncé.
- Tu m'étonnes ! Il a aussi volé le fond de ta personnalité. Ce
qui inclue ton inconscient. Tout ce qui en toi aimait les films
d'horreur de Mario Bava et les westerns de Sergio Leone, tout ce
qui faisait que tu prenais ton pied avec des trucs violents et faisant
peur... Mr Gray, vieux, adorait ces conneries. Et pourquoi pas ? Ce
sont autant d'instruments de survie primitifs. En tant que dernier
représentant de son espèce perdu dans un environnement hostile,
il s'est emparé de tous les instruments sur lesquels il a pu mettre
la main.
- Tu déconnes. »
L'expression de Jonesy disait clairement que cette idée lui
déplaisait souverainement.
« Pas du tout. Au Trou dans le Mur, tu as vu exactement ce
que tu t'attendais à voir, à savoir un être venu d'ailleurs dans le
style de X-Files et de Rencontre du troisième type. Tu as inhalé le
byrus... il n'y a aucun doute qu'il s'est produit au moins ce contact
physique... mais tu était complètement immunisé. Comme, nous le
savons maintenant presque avec certitude, environ la moitié de
l'espèce humaine. Ce que tu as saisi était une intention... une sorte
d'impératif aveugle. Bordel, il n'y a aucun terme pour décrire ça,
car il n'y a aucun terme pour les décrire, eux. Mais je crois qu'il est
entré en toi parce que tu croyais qu'il était là.
- Tu es en train de me dire, au fond, remarqua Jonesy en
regardant Henry par-dessus la tête de son fils endormi, que j'ai
failli provoquer la destruction de l'humanité à cause d'une
grossesse nerveuse ?
- Oh, non ! S'il n'y avait eu que ça, les choses se seraient
tassées toutes seules. Se seraient résumées à... un bref délire. Mais
l'idée de Mr Gray s'est prise en toi comme dans une toile
d'araignée.
- Elle s'est prise dans l'attrape-rêves.
- Oui. »
Ils gardèrent le silence. Carla allait bientôt les appeler ; ils
mangeraient des hot dogs et des hamburgers, de la salade de
pommes de terre et de la pastèque, sous le bouclier bleu
infiniment perméable du ciel.
« Et dirais-tu que tout cela est une pure coïncidence ?
demanda Jonesy au bout d'un moment. Que c'est par hasard qu'ils
ont débarqué dans le Jefferson Tract, que c'est par hasard que je
m'y trouvais ? Et pas seulement moi, mais toi, Peter et Beaver.
Sans parler de Duddits, à trois cents kilomètres à peine plus au
sud ; il ne faut pas l'oublier. Car c'est Duddits qui nous maintenait
ensemble.
- Duddits a toujours été une lame à deux tranchants. Josie
Rinkenhauer d'un côté, Duddits le découvreur, le sauveur. Richie
Grenadeau de l'autre, Duddits le tueur. Sauf que Duddits avait
besoin de notre aide pour le tuer. J'en suis sûr. Car nous
possédions le substrat inconscient le plus profond. Nous avons
fourni la haine et la peur, la peur que Richie s'en prenne vraiment
à nous, comme il l'avait promis. Nous avons toujours eu un côté
noir bien plus accentué que celui de Duddits. Sa conception de la
méchanceté n'allait pas plus loin que compter les points à l'envers
au cribbage, et il le faisait davantage pour s'amuser que pour autre
chose. Cependant... tu te souviens du jour où Pete lui a descendu
son chapeau sur les yeux et où il est rentré dans le mur ? »
Jonesy s'en rappelait vaguement. Dans le centre commercial,
lui semblait-il. Quand ils étaient jeunes, c'était l'endroit qu'ils
fréquentaient. Autre jour, même merde.
« Pendant un bon bout de temps, Pete a perdu chaque fois
qu'on faisait une partie dans la version Duddits. Il lui comptait
toujours ses points à l'envers, et aucun de nous ne s'en est rendu
compte. On a sans doute pensé que c'était une coïncidence mais, à
la lumière de tout ce que nous savons à présent, j'en doute.
- Tu crois que même Duddits savait garder un chien de sa
chienne ?
- C'est de nous qu'il l'a appris, Jonesy.
- Duddits a offert une prise à Mr Gray. Une prise mentale.
- Ouais, mais il t'a aussi donné une place forte, un endroit où
tu pouvais te cacher de Mr Gray. Ne l'oublie pas. »
Non, se dit Jonesy, il ne l'oublierait jamais.
« Tout, de notre côté, a commencé avec Duddits, reprit Henry.
Nous avions tous quelque chose de bizarre depuis que nous le
connaissions, Jonesy. Tu le sais bien. L'affaire Richie Grenadeau
en est l'aspect le plus spectaculaire, l'arbre qui nous cache la forêt.
Mais si tu te penches sur ce qu'ont été nos vies, tu trouveras
d'autres choses, j'en suis persuadé.
- Defuniak, murmura Jonesy.
- Qui est-ce ?
- L'étudiant que j'ai surpris en train de pomper, juste avant
mon accident. Et cela sans même être physiquement présent le
jour de l'examen.
- Tu vois ? Et à la fin, c'est Duddits qui a démoli cet enfoiré de
petit homme gris. Je vais te dire autre chose : je crois aussi que
c'est lui qui m'a sauvé la vie dans l'Humvee, sur East Street. À mon
avis, il est tout à fait possible que lorsque le sbire de Kurtz nous a
regardés, dans le véhicule - je parle de la première fois -, qu'il ait
eu un petit Duddits dans la tête qui lui disait : ‘‘T'en fais pas, vieille
noix, ils sont bien morts, t'occupes pas d'eux.’’ »
Jonesy, toutefois, n'avait pas oublié son idée précédente.
« Et devons-nous croire que le fait que le byrum soit entré en
contact avec nous - juste nous, au milieu de toute la population de
la planète - est un pur hasard ? Parce que c'est ce que Gerritsen
croyait ; il ne l'a jamais déclaré aussi nettement, mais on voyait
bien qu'il le pensait.
- Et pourquoi pas ? Il y a des scientifiques, des hommes
brillants comme Stephen Jay Gould, qui considèrent que notre
espèce n'existe que grâce à un enchaînement encore plus long et
improbable d'événements fortuits et de coïncidences.
- Et c'est ce que tu crois, toi ? »
Henry leva les mains. Il ne voyait pas très bien comment
répondre sans évoquer Dieu, qui avait fait un retour discret dans
ses préoccupations depuis quelques mois. Par l'entrée de service,
si l'on peut dire, aux heures les plus noires de nombreuses nuits
sans sommeil. Mais fallait-il à tout prix invoquer ce vieux deus ex
machina, pour donner sens à tout ça ?
« Ce que je crois, c'est que Duddits est nous, Jonesy. L'enfant,
c'est moi... toi... tout le monde*. Race, espèce, gènes ; jeu, set et
match. Nous sommes, additionnés, Duddits ; et nos plus nobles
aspirations ne sont rien de plus que le désir de garder la trace de la
boîte à lunch jaune et à apprendre à nous chausser correctement -
Angé oi. Nos gestes les plus méchants, en un sens cosmique, ne
sont rien de plus que le comptage à rebours des points de cribbage
en prenant l'air idiot. »
Jonesy le regardait, fasciné.
« Je me demande si c'est rassurant ou si c'est horrible.
- C'est sans importance. »
Jonesy réfléchit quelques instants, puis demanda :
« Si nous sommes Duddits, qui chante pour nous ? Qui nous
chante notre berceuse et nous aide à nous endormir quand nous
avons peur ou quand nous sommes tristes ?
- Oh, Dieu veille à ça. »
Henry se serait donné un coup de pied pour avoir lâché cette
réponse en dépit de ses bonnes résolutions.
« Et c'est Dieu qui a empêché cette dernière fouine de
dégringoler dans le regard 12 ? Parce que si cette saleté était
tombée dans l'eau, Henry... »
Techniquement, la fouine qui avait incubé dans l'abdomen de
Perlmutter avait été en fait la dernière, mais c'était une argutie, un
cheveu qu'il était inutile de couper en quatre.
« Oh, les conséquences auraient été sérieuses, j'en conviens ;
pendant deux ou trois ans, la question de savoir si on devait ou
non démolir Fenway Park aurait été le dernier des soucis, à
Boston. Mais nous détruire ? Je ne crois pas. Avec nous, ils sont
tombés sur quelque chose de nouveau pour eux. Mr Gray le savait.
Dans ces enregistrements de toi sous hypnose...
- Ne m'en parle pas. »
Jonesy en avait écouté deux et considérait avoir commis la
plus grave erreur de tout son séjour dans le Wyoming. S'écouter
parler en tant que Mr Gray (et devenir Mr Gray lui-même sous
hypnose profonde) lui avait donné l'impression d'écouter quelque
fantôme malveillant. Par moments, il se disait qu'il devait être le
seul homme sur terre à vraiment comprendre ce que c'était que
d'être violé. Il valait mieux oublier certaines choses.
« Désolé. »
Jonesy eut un petit geste de la main pour dire que tout allait
bien, que ce n'était pas un problème, mais il avait nettement pâli.
« Tout ce que je veux dire, c'est qu'à un degré plus ou moins
grand, nous sommes une espèce qui vit dans l'attrape-rêves. Je
déteste cette façon de l'exprimer, on dirait du transcendantalisme
bidon, ça sonne faux à l'oreille, de la vraie tôle, mais nous n'avons
pas de termes pour le décrire, là non plus. Nous aurons peut-être à
en inventer un jour, mais en attendant, on continuera d'appeler ça
attrape-rêves ».
Henry se tourna dans son siège. Jonesy en fît autant,
déplaçant légèrement Noël sur ses genoux. Un attrape-rêves était
suspendu au-dessus de la porte du chalet. Un cadeau d'Henry que
Jonesy avait aussitôt installé, comme un paysan catholique aurait
accroché un crucifix à la porte de sa masure pendant une invasion
de vampires.
« Ils étaient peut-être simplement attirés par toi, reprit Henry.
Par nous. Tout comme les fleurs se tournent vers le soleil, ou
comme la limaille de fer est sensible au magnétisme. On ne peut
pas l'affirmer ; le byrum est beaucoup trop différent de nous.
- Est-ce qu'ils reviendront ?
- Oh, oui. Eux, ou d'autres. »
Il leva les yeux vers le ciel tout bleu de cette journée de fin
d'été. Quelque part au loin, en direction du réservoir Quabbin, un
aigle poussa son cri.
« Tu peux mettre ça à la banque. Mais rien ne presse.
- Hé, les gars ! cria Carla. C'est prêt ! »
Henry prit Noël des mains de son père. Un instant, les deux
hommes furent en contact physique, en contact visuel, en contact
mental ; un instant, ils virent la ligne. Henry sourit. Jonesy aussi.
Puis ils descendirent les marches et traversèrent la pelouse
côte à côte, Jonesy boitant, Henry tenant l'enfant endormi dans
ses bras ; et pendant ces quelques secondes, la seule obscurité fut
leur ombre glissant derrière eux dans l'herbe.