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Stephen King

Dreamcatcher
(Dreamcatcher)

2001
Et tout d'abord, les manchettes

East Oregonian, 25 juin 1947

DES « SOUCOUPES VOLANTES »


APERÇUES PAR LE SERVICE DE VEILLE-INCENDIE
Le lieutenant des pompiers Kenneth Arnold
aurait vu 9 objets en forme de disques,
« brillants, argentés, se déplaçant à une vitesse incroyable »

Roswell Daily Record (Nouveau-Mexique), 8 juillet 1947

L'AIR FORCE S'EMPARE D'UNE « SOUCOUPE VOLANTE »


DANS UN RANCH DE LA RÉGION DE ROSWELL
Les services de renseignements
sont chargés de récupérer l'objet écrasé

Roswell Daily Record, 9 juillet 1947

LES SOUCOUPES ? DES BALLONS MÉTÉO,


D'APRÈS L'AIR FORCE

Chicago Daily Tribune, 1er août 1947

LE TÉMOIGNAGE D'ARNOLD SERAIT « INEXPLICABLE »


D'APRÈS L'AIR FORCE
850 nouveaux témoignages depuis le début de l'affaire

Roswell Daily Record, 19 octobre 1947

LE SOI-DISANT BLÉ DE L'ESPACE ? UN CANULAR !


AFFIRMENT DES FERMIERS EN COLÈRE
Andrew Hoxon nie l'existence du moindre rapport
entre les soucoupes volantes et le blé coloré en rouge :
« une simple blague »
Courier Journal (Kentucky), 8 janvier 1948

UN APPAREIL DE CHASSE ABATTU EN POURSUIVANT UN OVNI


Le dernier message du capitaine Mantell :
« Métallique, d'une taille monstrueuse », l'Air Force reste
muette

National, journal brésilien, 8 mars 1957

UN APPAREIL ÉTRANGE S'ÉCRASE DANS LE MATO GROSSO !


DEUX FEMMES ÉCHAPPENT DE PEU AU DANGER PRÈS DE PORTO PORAN !
« On entendait des bruits comme des cris de cochon
à l'intérieur », affirment-elles

National, journal brésilien, 12 mars 1957

ÉPOUVANTE AU MATO GROSSO !


On signale la présence d'hommes gris
avec d'énormes yeux noirs
Les scientifiques restent sceptiques,
mais les témoignages se multiplient !
DES VILLAGES ENTIERS TERRORISÉS !

Oklahoman, 12 mai 1965

UN POLICIER FAIT FEU SUR UN OVNI


L'homme affirme que la soucoupe se tenait
à quinze mètres au-dessus de la nationale 9
Témoignage confirmé par la station radar AFB

Oklahoman, 2 juin 1965

LA PLANTE EXTRA-TERRESTRE ?
UN CANULAR, DÉCLARE LE PORTE-PAROLE
DU MINISTÈRE DE L'AGRICULTURE
Les « herbes rouges » seraient l'œuvre d'adolescents
utilisant des bombes à peinture
Portland Press Herald (Maine), 14 septembre 1965

LES OBSERVATIONS D'OVNI


SE MULTIPLIENT DANS LE NEW HAMPSHIRE
Certains habitants redoutent une invasion d'extra-terrestres

Manchester Union-Leader (New Hampshire), 19 septembre


1965

LES ÉNORMES OBJETS SIGNALÉS PRÈS D'EXETER


NE SERAIENT QU'UNE ILLUSION D'OPTIQUE
Les enquêteurs de l'Air Force sceptiques
sur les témoignages de la police
L'officier Cleland n'en démord pas : « Je sais ce que j'ai vu »

Manchester Union-Leader, 30 septembre 1965

ÉPIDÉMIE ALIMENTAIRE À PLAISTOW :


TOUJOURS PAS D'EXPLICATION
Plus de 300 personnes touchées,
mais la plupart sont déjà hors de danger
Un responsable des services de l'hygiène alimentaire
met en cause l'eau des puits

Michigan Journal, 9 octobre 1965

LE PRÉSIDENT FORD DEMANDE UNE ENQUÊTE SUR LES OVNI


Les « lumières du Michigan »
pourraient avoir une origine extra-terrestre,
d'après le chef des républicains à la Chambre

Los Angeles Times, 19 novembre 1978

DES SCIENTIFIQUES DE CALTECH


DÉCLARENT AVOIR VU UN OBJET ÉNORME
EN FORME DE DISQUE AU-DESSUS DU DÉSERT DE MOJAVE
Tickman : « Nous étions entourés de petites lumières
brillantes »
Morales : « Nous avons vu des filaments rouges
faisant un peu penser à des cheveux d'ange »

Los Angeles Times, 24 novembre 1978

NI LA POLICE NI L'AIR FORCE NE DÉCOUVRENT DE CHEVEUX D'ANGE


SUR LE SITE DU MOJAVE
Tickman et Morales passent avec succès
au détecteur de mensonges
On écarte l'hypothèse d'un canular

New York Times, 16 août 1980

ENLEVÉS PAR DES EXTRA-TERRESTRES ?


LES « VICTIMES » PERSISTENT
Les psychologues remettent en question les dessins
des soi-disant hommes gris

Wall Street Journal, 9 février 1985

CARL SAGAN :
« NON, NOUS NE SOMMES PAS SEULS DANS L'UNIVERS »
Le grand scientifique croit en l'existence des extra-terrestres :
« La probabilité statistique de l'existence
d'une espèce extra-terrestre intelligente est énorme »

Phoenix Sun, 14 mars 1997

UN OVNI GÉANT APERÇU PRÈS DE PRESCOTT


Des douzaines de témoignages
parlent d'un objet en forme de boomerang
Le central téléphonique de Luke AFB débordé d'appels

Phoenix Sun, 20 mars 1997

LES « LUMIÈRES DE PHOENIX » RESTENT INEXPLIQUÉES


D'après les experts, les photos n'ont pas été trafiquées
Les enquêteurs de l'Air Force restent muets

Paulden Weekly (Arizona), 9 avril 1997

L'ÉPIDÉMIE ALIMENTAIRE TOUJOURS INEXPLIQUÉE


La rumeur sur les « herbes rouges » serait un canular

Derry Daily News (Maine), 15 mai 2000

NOUVEAU SIGNALEMENT DE LUMIÈRES MYSTÉRIEUSES


DANS LE JEFFERSON TRACT
« Je n'ai aucune idée de ce que c'est,
mais elles n'arrêtent pas de revenir »,
confie un habitant de la région
AJMM

C'était devenu leur devise, mais Jonesy n'aurait pu dire qui


l'avait lancée le premier, sa vie en eût-elle dépendu. Crédit est
mort, ça, c'était de lui. Baise-moi l'oignon et une demi-douzaine
d'autres obscénités encore plus pittoresques étaient l'œuvre de
Beaver. Henry était celui qui leur avait appris à dire Ce qui s'en va
finit toujours par revenir, le genre de conneries zen qu'il adorait,
même gosse. Mais AJMM ? d'où était sorti AJMM ? De quelle
cervelle surchauffée l'expression avait-elle jailli ?
Peu importait. Ce qui comptait, c'est qu'ils en avaient cru la
première moitié quand ils n'étaient qu'un quatuor, l'intégralité
quand ils étaient en quintette, et la seconde moitié quand ils
s'étaient à nouveau retrouvés en quatuor.
Quand ils n'avaient plus été que quatre, les jours s'étaient
assombris. Des jours davantage dans le style baise-moi l'oignon.
Ils en avaient conscience, sans en connaître la raison. Ils
comprenaient que quelque chose clochait chez eux - ou était au
moins différent de chez les autres - mais quoi ? Ils savaient qu'ils
étaient piégés - mais comment ? Et tout ça bien avant les lumières
dans le ciel. Avant McCarthy et Becky Shue.
AJMM..., le truc qu'on dit comme ça. Et parfois, on ne croit en
rien, sinon dans les ténèbres. Comment avance-t-on, alors ?

1988 : Même Beaver a le bourdon.

Dire que le mariage de Beaver n'avait pas très bien marché


équivaut à affirmer que le lancement de la navette spatiale
Challenger ne s'est pas très bien passé. Joe Clarendon, dit Beaver,
et Laurie Sue Kenopensky avaient tenu le coup huit mois, et après,
basta - ma môme s'est tirée, faut m'aider à ramasser les putains de
morceaux.
Le Beav est d'un naturel fondamentalement heureux,
n'importe lequel de ses potes de virées pourrait vous le dire, mais
c'est sa période noire. Il ne voit plus aucun de ses anciens amis
(ceux qu'il estime être de vrais amis), sauf pendant la semaine de
novembre qu'ils passent ensemble, chaque année ; et Laurie était
encore dans le secteur, au mois de novembre de l'année
précédente. Ça ne tenait plus qu'à un fil, d'accord, mais ça tenait
encore. À présent, il passe une bonne partie de son temps - une
trop grande partie de son temps, il le sait bien - dans les bars du
vieux quartier portuaire de Portland, des troquets genre le
Porthole, le Seaman's Club ou le Free Street Pub. Il boit trop, fume
trop de cette bonne vieille herbe mexicaine et, la plupart des
matins, il n'aime pas beaucoup la tronche qu'il a dans le miroir de
la salle de bains ; ses yeux bordés de rouge évitent l'image qui s'y
reflète et il se dit, faut que j'arrête de traîner dans ces bistrots.
Sans quoi, je vais pas tarder à avoir le même problème que Pete.
Bordel de Dieu.
Ne plus traîner dans les bars, arrêter de bringuer, sacrée
bonne idée sauf qu'il repique illico au truc, t'es gentil mon coco
mais va te faire foutre. Ce jeudi-là, c'est le Free Street et qu'est-ce
qu'il tient à la main ? Une bière. Et qu'est-ce qu'il a dans la poche ?
Un joint. Et le juke-box, pendant ce temps, laisse dégouliner son
sirop, un vieux truc dans le genre The Ventures. Impossible de
s'en rappeler le titre, pourtant l'air était un vrai tube, dans le
temps. Il le connaît, sûr. Il écoute beaucoup la station de radio qui,
à Portland, diffuse les vieux airs, depuis qu'il a divorcé.
Réconfortants, ces vieux airs. Pas comme la plupart de tous ces
nouveaux machins... Laurie les aimait beaucoup et en connaissait
pas mal, mais Beaver ne s'y fait pas.
Le Free Street est à peu près vide ; on compte une
demi-douzaine de types accoudés au bar, une autre demi-douzaine
qui jouent au billard dans le fond, et Beaver avec ses copains de
bringue dans un box, buvant bière pression sur bière pression, et
coupant un paquet de cartes graisseuses pour savoir qui paiera la
prochaine tournée. Mais quel peut bien être cet air avec tous ces
borborygmes de guitares ? Out of Limits ? Telstar ? Mais non, y'a
un synthé dans Telstar, pas dans celui-ci. Qu'est-ce qu'il en a à
foutre, d'ailleurs ? Ses potes parlent de Jackson Browne, qui est
passé au Centre civique, la veille. Un spectacle à casser la baraque,
d'après George Pelsen, qui s'y trouvait.
« Je vais vous raconter un truc qui était aussi super », lance
George en les regardant tour à tour pour les impressionner. Il
relève son menton fuyant pour exhiber la marque rouge qu'il a sur
le côté du cou. « Vous savez ce que c'est ?
- Un suçon ? propose Kent Astor, un rien timidement.
- Dans le putain de mille ! Je traînais du côté de l'entrée des
artistes, après le concert, moi et une bande de mecs. J'espérais
bien avoir un autographe de Jackson. Ou peut-être de David
Lindley, par exemple. Il est cool, celui-là. »
Kent et Sean Robideau sont du même avis : Lindley est cool.
D'accord ce n'est pas un dieu de la guitare, sûrement pas (Mark
Knopfler de Dire Straits en est un ; Angus Young de AC/DC aussi ;
et bien entendu, Eric Clapton), mais vachement cool tout de
même. Sans compter qu'il fait de sacrées impros et qu'il a une
coiffure rasta qui lui tombe jusqu'aux épaules.
Beaver ne participe pas à la conversation. Tout d'un coup il n'a
qu'une envie, ficher le camp d'ici, ficher le camp de ce bar de nulle
part aux remugles rances, respirer de l'air frais. Il sait où George
veut en venir, avec son histoire. Il sait aussi qu'il ment.
Son nom n'était pas Chantay, tu ne sais même pas quel était
son nom, elle est passée telle un rêve devant toi comme si tu n'y
étais pas, qu'est-ce que tu pouvais représenter pour une fille
comme elle, de toute façon, rien qu'un échantillon de plus de la
classe ouvrière, dans une petite ville ouvrière de la
Nouvelle-Angleterre, et hop ! elle est montée dans l'autocar du
groupe. C'est comme ça qu'elle est sortie de ta vie. Ta putain de
vie totalement sans intérêt. Les Chantays, c'est le nom du groupe
que nous écoutons, pas les Mar-Kets ni les Bar-Kays, mais les
Chantays, l'air, c'est Pipeline par les Chantays et ce truc sur ton
cou, ce n'est pas un suçon mais une éraflure de rasoir.
C'est ce qu'il pense, et il entend des pleurs. Pas dans le Free
Street, mais dans sa tête. Des pleurs qui ont cessé depuis
longtemps. Ils te pénètrent jusqu'au milieu du crâne, ces pleurs,
comme des éclats de verre et merde, merde, baise-moi l'oignon,
qu'on les fasse arrêter, ces pleurs !
C'est moi qui l'ai fait arrêter, songe Beaver. Moi. C'est moi
qui l'ai fait arrêter de pleurer. Je l'ai pris dans mes bras et je lui
ai chanté quelque chose.
Pendant ce temps, George Pelsen leur raconte comment la
porte de l'entrée des artistes a fini par s'ouvrir, et que ce ne fut pas
Jackson Browne qui en sortit, ni même Lindley ; mais le trio des
choristes, trois filles répondant au nom de Randi, Susi et Chantay.
Trois poulettes bonnardes, grandes, super-sexy.
« Merde, alors », dit Sean, roulant des yeux. C'est un petit
bonhomme rondouillard dont les exploits sexuels se réduisent à de
rares expéditions sur le terrain à Boston, où il se contente de
reluquer les strip-teaseuses du Foxy Lady et les serveuses du
Hooters. « Oh merde, Chantay ! Putain de nom... »
Sur quoi il mime le geste de se branler. Là au moins, pense
Beav, il a l'air d'un pro.
« Alors j'ai commencé à leur parler... surtout à la dernière,
Chantay, et je lui ai demandé si la tournée des boîtes de Portland
l'intéresserait pas, des fois. Alors nous... »
Le Beav prend un cure-dents dans sa poche, se le glisse dans la
bouche, et coupe le son. Soudain, ce cure-dents résume tout ce
qu'il désire. Pas la bière posée devant lui, pas le joint au fond de sa
poche, et sûrement pas les vantardises grotesques de George
Pelsen racontant comment il a réussi à entraîner la mythique
Chantay à l'arrière de son tacot, quelle bonne idée d'avoir un
pick-up équipé camping, quand George le Bouc baise, ramenez pas
votre fraise.
Rien que du baratin, pense Beaver, qui se sent tout d'un coup
pris d'un sentiment de désespoir absolu, plus déprimé encore qu'il
ne l'a jamais été depuis que Laurie Sue a plié bagage et est
retournée chez sa mère. Ça ne lui ressemble pas, pas du tout, et
l'envie de foutre le camp d'ici lui retombe brutalement dessus, il
n'a qu'un désir, s'emplir les poumons de l'air frais, salé, iodé du
bord de mer, et trouver un téléphone. C'est ça qu'il veut, trouver
un téléphone et appeler Jonesy ou Henry, n'importe lequel des
deux, n'importe lequel fera l'affaire ; il veut lui dire, Hé vieux,
alors, ça boume ? et que l'un ou l'autre lui réponde, Oh tu sais,
Beav, AJMM. Pas de ballons, pas de jeux.
Il se lève.
« Hé, vieux », lui dit George. Beaver est
allé à la fac avec George, à Westbrook Junior College et, à
l'époque, ce mec était un type plutôt cool. Mais Ju-Co est à pas
mal de bières d'ici. « Où tu vas ?
- Pisser un coup, lui répond Beaver en faisant rouler le
cure-dents d'un coin de sa bouche à l'autre.
- T'as intérêt à te magner le train, j'arrive au meilleur
moment. » C'est ce que dit George, mais Beav pense petite culotte
transparente. Oh, bon sang, aujourd'hui ces vieilles vibrations
bizarres marchent fort, c'est peut-être la pression atmosphérique,
un truc comme ça.
Prenant un ton confidentiel, George reprend, « Lorsque j'ai
remonté sa jupe...
- Je sais, elle portait une petite culotte transparente », le coupe
Beaver. Expression stupéfaite, presque choquée de George, mais
Beav s'en fiche. « Tu parles, si j'ai envie d'entendre ça. »
Il s'éloigne en direction des toilettes messieurs, les toilettes
messieurs avec leur odeur jaune rosâtre de pisse et de
désinfectant ; il passe devant, passe devant les toilettes dames,
passe devant la porte marquée Bureau, et s'échappe par l'allée. Le
ciel est blanc et pluvieux, mais l'air est bon. Tellement bon. Il
respire profondément et se remet à réfléchir. Pas de ballons, pas
de jeux. Il sourit un peu.
Il marche pendant une dizaine de minutes, mâchouillant ses
cure-dents et s'éclaircissant les idées. À un moment donné (il ne se
rappellera pas exactement quand), il jette le joint qui traîne au
fond de sa poche. Puis il appelle Henry de la cabine téléphonique,
chez Joe's Smoke, du côté de Monument Square. Il s'attend à
tomber sur un répondeur - Henry est toujours à la fac - mais non.
Il est chez lui et décroche à la deuxième sonnerie.
« Hé vieux, comment ça va ? Lui demande Beaver.
- Oh, tu sais, répond Henry. Autre jour, même merde. Et toi,
Beav ? »
Beaver ferme les yeux. Pendant un instant, tout va de nouveau
bien ; aussi bien, en tout cas, que les choses peuvent aller dans un
univers aussi merdique.
« À peu près pareil, mon vieux, à peu près pareil. »

1993 : Pete vole au secours d'une dame

Pete est assis derrière son bureau, juste à côté de la salle


d'exposition de Macdonald Motors, à Bridgton. Il s'amuse à faire
tournoyer son porte-clefs. Le symbole est constitué de quatre
lettres bleues émaillées : NASA.
Les rêves vieillissent plus vite que les rêveurs, comme le
comprend Pete de mieux en mieux, avec le temps qui passe. Mais
les derniers qu'on fait ont souvent beaucoup plus de mal à mourir.
Étonnant, même. Comme de petites voix qui gémiraient très loin,
à peine audibles, au fond de son crâne. Cela fait longtemps que
Pete ne dort plus dans une chambre aux murs couverts de photos
représentant des fusées Apollo ou Saturn, des astronautes en
tenue spatiale (celles pour les sorties dans l'espace, ou EVA,
comme le disent les spécialistes), des capsules spatiales au
bouclier thermique calciné et à moitié fondu par la fabuleuse
chaleur dégagée pendant la rentrée dans l'atmosphère, des LEM,
des sondes Voyager... Il y a aussi la photo d'un disque brillant,
au-dessus de la nationale 80 ; des gens se tiennent sur la voie
d'arrêt d'urgence, la tête levée, s'abritant les yeux de la main. La
légende sous le cliché dit ceci : LA PRÉSENCE DE CET OBJET,
PHOTOGRAPHIÉ EN 1971 PRÈS D'ARVADA, DANS LE COLORADO, N'A
JAMAIS REÇU D'EXPLICATIONS. C'EST UN AUTHENTIQUE OVNI.
Bien longtemps.
Cela ne l'a pas empêché de passer ses deux semaines de
vacances, cette année, à Washington DC, et d'aller tous les jours
au musée de l'Air et de l'Espace du Smithsonian pour consacrer
l'essentiel de son temps à errer parmi les pièces exposées, un
sourire émerveillé sur le visage. Mais c'est surtout près des roches
lunaires qu'il s'est attardé. Dire que ces cailloux viennent d'un
endroit où le ciel est totalement noir en permanence, où le silence
est éternel... Neil Armstrong et Buzz Aldrin ont ramené ces vingt
kilos de roche d'un autre monde... Ils sont ici, maintenant, et je
peux les contempler...
Et lui aussi est ici, derrière son bureau, tandis que s'étire une
journée pendant laquelle il n'a pas vendu une seule voiture (les
gens n'aiment pas acheter leur voiture quand il pleut, et un
crachin décourageant n'a pas cessé de tomber depuis les premières
lueurs du jour dans cette partie du monde où il habite), à faire
tourbillonner son porte-clefs, tout en jetant des coups d'œil à
l'horloge. Le temps se traîne par de tels après-midi, se traîne
encore plus lorsque approche dix-sept heures. Cinq heures de
l'après-midi, c'est l'heure de la première bière. Jamais avant cinq
heures. Pas question. Si on boit dans la journée, mieux vaut
surveiller les quantités qu'on ingurgite, parce que c'est ce qui
arrive aux alcooliques. Mais si on est capable d'attendre... en
faisant joujou avec son porte-clefs... attendre...
Pete n'attend pas que cette première bière de la journée, Pete
attend aussi novembre. Le voyage à Washington en avril lui a plu,
certes, et les roches lunaires l'ont laissé sur le cul (il est encore sur
le cul rien que d'y penser), mais c'est un voyage qu'il a fait seul.
Quand on est seul, c'est moins bien. En novembre, pour sa
deuxième semaine de congé, il retrouvera Jonesy, Henry, le Beav.
Alors, il pourra s'autoriser à boire pendant la journée. Quand on
est au fin fond des bois, à la chasse avec des amis, c'est pas un
problème de boire pendant la journée. C'est pratiquement une
tradition. C'est...
La porte s'ouvre et une brune séduisante fait son entrée. Un
mètre soixante-quinze (Pete les préfère grandes), la trentaine tout
au plus. Elle regarde les modèles de voitures, autour d'elle (la
nouvelle Thunderbird bordeaux foncé est le fleuron de la salle
d'exposition, mais l'Explorer n'est pas mal non plus). Elle n'a
pourtant pas l'air de venir en cliente. Sur quoi, elle repère Pete
derrière les parois de verre de son bureau, et se dirige vers lui.
Il se lève, laissant son porte-clefs NASA sur le sous-main et la
rejoint à l'entrée de son aquarium. Il arbore à présent son meilleur
sourire professionnel - deux cents watts au bas mot, ma cocotte, je
te dis que ça - et tend la main. Elle a une poignée de main ferme et
fraîche, mais elle paraît distraite, nerveuse, lorsqu'elle le regarde.
« J'ai bien peur que ça ne puisse pas marcher...
- On ne commence jamais par dire un truc pareil à un vendeur
de voitures, lui renvoie Pete. On adore être mis au défi ! Je
m'appelle Pete Moore.
- Enchantée », répond-elle, sans donner son nom. Elle
s'appelle Trish. « Voyez-vous, j'ai un rendez-vous à Fryeburg dans
seulement... (elle jette un coup d'œil à l'horloge que Pete surveille
si attentivement pendant ces interminables heures d'avant la
première bière)... dans seulement quarante-cinq minutes. Je dois
faire visiter une maison à vendre à un client et je crois que je tiens
ce qu'il lui faut, la commission est intéressante et... » Ses yeux se
remplissent de larmes, elle est obligée de déglutir pour que sa voix
ne s'étrangle pas complètement. « Et j'ai perdu mes bon Dieu de
clefs ! Mes bon Dieu de clefs de voiture ! »
Elle ouvre son sac à main, fouille dedans.
« J'ai tous les papiers de la voiture... plus les autres... et je me
suis dit... il y a tous ces numéros... que vous pourriez peut-être
m'en faire un nouveau jeu et que je pourrais repartir. Vous
comprenez, c'est le coup de l'année pour moi, cette vente, Mr... »
Elle a oublié. Il ne se sent pas offensé. Moore, c'est aussi
courant que Smith ou Jones. Sans compter qu'elle est dans tous
ses états. C'est normal, quand on perd ses clefs. Il a déjà vu ça cent
fois.
« Moore... Mais vous pouvez m'appeler Pete.
- Pouvez-vous m'aider, Mr Moore ? Ou quelqu'un de chez vous
peut-il me donner un coup de main ? »
Le vieux Johnny Damon doit être quelque part au fond du
garage et serait ravi de lui rendre service, mais elle n'en raterait
pas moins son rendez-vous à Fryeburg.
« On peut vous faire faire de nouvelles clefs, mais cela prendra
au moins vingt-quatre heures... ou plus probablement
quarante-huit. »
Elle le regarde de ses grands yeux d'un brun velouté, des yeux
d'où les larmes sont sur le point de déborder, et pousse un petit cri
de désespoir. « Bon Dieu ! Bon Dieu ! »
Une pensée étrange vient à l'esprit de Pete : elle lui rappelle
une fille qu'il a connue jadis. Pas très bien, lui et les autres ne la
connaissaient pas très bien, mais assez pour lui avoir sauvé la vie.
Josie Rinkenhauer - c'était le nom de cette fille.
« Je le savais ! s'exclame Trish, sans plus chercher à dominer
l'étranglement de sa voix. Oh, bon sang, je le savais ! » Elle se
détourne, fait quelques pas et se met à pleurer, pour de bon cette
fois.
Pete la suit et la prend doucement par l'épaule. « Attendez,
Trish... attendez une minute. »
C'est une gaffe, de l'appeler par son nom alors qu'elle ne le lui
a pas dit, mais elle est trop bouleversée pour se rappeler qu'elle ne
s'est pas présentée, alors tout va bien.
« D'où venez-vous ? demande-t-il. Ce que je veux dire... vous
n'êtes pas de Bridgton, n'est-ce pas ?
- Non. Nos bureaux sont à Westbrook. Dennison Real Estate.
Vous savez, avec un phare comme enseigne. »
Pete hoche la tête comme si cela signifiait quelque chose pour
lui.
« C'est de là que j'arrive. Je me suis arrêtée ici, à la pharmacie
de Bridgton, pour acheter un peu d'aspirine... parce que j'ai
toujours mal à la tête avant une grosse affaire... c'est le stress... oh,
bon sang, c'est un vrai marteau qui me cogne sous le crâne, à
présent... »
Pete acquiesce, plein de sympathie, sachant très bien ce que
c'est que d'avoir mal aux cheveux. Bon, d'accord, ses migraines
sont davantage dues à la bière qu'au stress, mais n'empêche, il sait
de quoi elle parle.
« J'étais un peu en avance. Alors pour tuer le temps, je suis
entrée dans le petit restaurant à côté prendre un café... la caféine,
ça peut vous faire du bien, quand on a mal au crâne... »
Pete hoche de nouveau la tête. D'eux tous, c'est Henry le psy ;
mais comme le lui a fait remarquer Pete plus d'une fois, il faut en
connaître un bon bout sur la psychologie des gens pour réussir à
leur vendre une voiture. Il est content de constater que sa nouvelle
amie commence à se calmer un peu. C'est bien. Il a l'impression
qu'il peut l'aider, si elle veut bien le laisser prendre les choses en
main. Il sent que le petit déclic ne demande qu'à se faire. Il l'aime
bien, ce petit déclic. Oh, ce n'est pas une grande affaire, il ne fera
jamais fortune avec, mais il l'aime bien.
« Et j'ai aussi traversé la rue pour aller au Renny's. J'ai acheté
un foulard... à cause de la pluie... (elle se touche les cheveux).
Après quoi, je suis retournée à la voiture... et pas moyen de
retrouver ces saloperies de clefs ! J'ai refait tout mon trajet, du
Renny's à la pharmacie en repassant par le restaurant, et elles ne
sont nulle part ! Et maintenant, je vais manquer mon
rendez-vous ! »
La détresse réapparaît dans sa voix. Elle jette un nouveau
coup d'œil à l'horloge. Pour lui, elle se traîne ; pour elle, elle
avance au triple galop. C'est la différence entre les gens, songe
Pete. Une des différences.
« Calmez-vous, lui dit-il. Calmez-vous une minute et
écoutez-moi. Nous allons retourner ensemble à la pharmacie et
nous allons les chercher. Elles sont bien quelque part, non ?
- Elles n'y sont pas ! J'ai regardé dans toutes les allées, j'ai
regardé sur le comptoir où j'ai pris l'aspirine, j'ai demandé à la
vendeuse...
- Ça ne peut pas faire de mal de vérifier à nouveau. »
Il l'entraîne vers la porte, sa main la poussant légèrement à
hauteur des reins, l'obligeant à marcher à son rythme. Il aime le
parfum qui se dégage d'elle, il aime encore plus la manière dont
ses cheveux ondoient. Il aime beaucoup ça, même. Et pour que
l'effet soit aussi saisissant par un jour de pluie, qu'est-ce que ça
doit être par beau temps !
« Mon rendez-vous...
- Il vous reste encore quarante minutes. A présent que les
estivants sont partis, il ne faut que vingt minutes pour aller à
Fryeburg. Nous prendrons dix minutes pour chercher vos clefs et
si nous ne les trouvons pas, je vous y conduirai moi-même. »
Elle affiche une expression dubitative.
Mais lui regarde par-dessus l'épaule de la jeune femme, vers
l'un des autres bureaux à parois de verre. « Dick ! Hé, Dickie
M. ! »
Dick Macdonald lève le nez. Il est plongé dans l'épluchage de
ses factures.
« Tu veux bien dire à cette dame qu'elle ne risque rien avec
moi, si jamais je dois la conduire jusqu'à Fryeburg ?
- Oh, vous ne risquez rien avec lui, madame. Ce n'est ni un
maniaque sexuel, ni un fou du volant. Il essaiera juste de vous
vendre une nouvelle voiture.
- Je vous donnerai du fil à retordre, dit-elle en s'adressant à
Pete, mais c'est d'accord.
- Prends mes appels, Dick, d'accord ?
- Oh ouais, ça va être dur. Avec un temps pareil, faudra que je
vire les clients à coups de trique. »
Pete et la jolie brune - Trish - sortent de Macdonald Motors et
parcourent les quelque quinze mètres qui séparent le magasin de
Main Street. La pharmacie est le deuxième bâtiment à gauche. Le
crachin est en train de devenir une véritable pluie. La jeune femme
replace son foulard tout neuf sur ses cheveux et jette un coup d'œil
à Pete, qui est tête nue. « Vous allez vous mouiller.
- Je suis du nord de l'État, répond-il. J'ai l'habitude.
- Vous croyez que vous allez les retrouver, pas vrai ? »
Pete hausse les épaules.
« Peut-être. Je suis très fort, pour ce qui est de récupérer les
trucs perdus. Depuis toujours.
- Vous savez quelque chose que j'ignore,
peut-être ? » demande-t-elle.
Pas de ballons, pas de jeux... voilà mon secret, s'il y en a un.
« Non... pas encore. »
Ils entrent dans la pharmacie. La clochette tinte au-dessus de
la porte. La vendeuse, derrière son comptoir, est plongée dans une
revue. Elle lève les yeux. À quinze heures vingt, par une journée
pluvieuse de septembre, l'officine est déserte. En plus d'eux trois,
il n'y a que Mr Diller derrière le comptoir réservé aux
ordonnances.
« Salut, Pete, dit la vendeuse.
- Salut, Cathy. Ça va ?
- Oh, c'est plutôt calme. » Elle regarde la jolie brune.
« Désolée, madame. J'ai encore regardé partout, mais je ne les ai
pas trouvées.
- C'est pas trop grave, répond Trish avec un sourire. Ce
monsieur est un vrai gentleman. Il est d'accord pour me conduire
jusqu'à Fryeburg.
- Heu, dit Cathy, Pete est un garçon correct, mais de là à dire
que c'est un gentleman...
- Tu devrais faire attention à ce que tu racontes, ma mignonne.
Ta boutique n'est pas la seule pharmacie du coin », lui lance Pete
avec un sourire.
Il jette un coup d'œil à l'horloge. Tiens, le temps s'est mis à
galoper pour lui aussi. Pas plus mal, au fond. Ça le change
agréablement. Il se tourne vers Trish.
« Vous êtes tout d'abord venue ici. Pour l'aspirine.
- Oui. J'ai acheté de l'Anacin. Puis, comme j'avais un peu de
temps à perdre...
- Je sais, vous êtes allée prendre un café à côté, au Christie's,
et vous avez ensuite traversé pour aller au Renny's.
- Oui.
- Vous n'avez pas pris l'aspirine avec le café, tout de même ?
- Non. J'ai de l'eau minérale dans la voiture. » Par la vitrine,
elle lui montre la Taurus verte garée dans la rue. « C'est avec cette
eau que j'ai avalé mon cachet. Mais j'ai regardé sous le siège. Et
aussi si je ne les avais pas laissées sur le contact. »
Elle lui adresse un regard impatient qui dit, je sais ce que vous
pensez - vous me prenez pour une gourde de bonne femme.
« Encore une question. Si je retrouve vos clefs de voiture,
accepterez-vous de dîner avec moi ? On pourrait se retrouver au
West Wharf. C'est sur la route, entre ici et...
- Je connais le West Wharf », le coupe-t-elle, l'air amusé en
dépit de son inquiétude. À son comptoir, Cathy ne fait même pas
semblant de lire. C'est bien mieux que les potins du Redbook.
« Comment savez-vous que je ne suis pas mariée, ou pas libre ?
- Pas d'alliance, répond-il du tac au tac, alors qu'il n'a
pratiquement pas regardé les mains de la jeune femme. De toute
façon, il ne s'agit de rien de plus, dans mon esprit, que de passer
une petite soirée sympa, du genre fruits de mer, salade de chou et
charlotte aux fraises, pas de s'engager pour la vie. »
Elle consulte l'horloge.
« Pete... Mr Moore... je crains bien, en ce moment, de n'avoir
aucune envie de flirter. Vraiment aucune. Si vous voulez bien avoir
la gentillesse de me conduire à Fryeburg, c'est avec grand plaisir
que je dînerai avec vous. Mais...
- Je n'en demande pas davantage. Pourtant, je crois que vous
allez vous rendre là-bas au volant de votre voiture. On se
retrouvera donc plus tard. Cinq heures et demie, ça vous va ?
- Oui, très bien, Mais...
- Entendu. »
Pete se sent heureux. Ça fait du bien ; se sentir heureux fait du
bien. Depuis deux ans, il n'y a pas eu beaucoup de jours où il s'est
senti heureux, même marginalement, et il ignore pour quelle
raison. Trop de nuits passées à s'imbiber et à déambuler d'un bar à
l'autre, le long de la 302, entre Bridgton et North Conway ?
Peut-être, mais n'y a-t-il pas autre chose ? Possible. Sauf que ce
n'est pas le moment d'y penser. La dame a un rendez-vous
d'affaires à honorer. Si elle parvient à vendre la maison, jusqu'où
Pete Moore pourra-t-il pousser sa chance ? Et même si ce n'est pas
bien loin, il va être capable de l'aider. Il le sent.
« Je vais faire quelque chose qui va vous paraître un peu
bizarre, à présent, mais ne vous laissez pas impressionner. C'est
un petit truc à moi, un truc comme se mettre le doigt sous le nez
quand on a envie d'éternuer, ou se frapper le front quand on essaie
de se souvenir d'un nom. D'accord ?
- Heu... oui », répond-elle, perplexe.
Pete ferme les yeux, lève sa main fermée à hauteur de son
visage, puis dresse son index et se met à le faire aller et venir
comme un métronome.
Trish regarde la fille du comptoir, laquelle hausse les épaules
comme pour dire Qui sait ?
« Mr Moore ? » Elle a parlé d'un ton hésitant, mal à l'aise. « Je
me demande si je ne devrais pas simplement... »
Il ouvre les yeux, prend une profonde inspiration et laisse
retomber sa main. Il regarde derrière elle, vers la porte.
« Très bien. Vous êtes entrée... » Ses yeux bougent comme s'il
la suivait du regard. « Vous êtes allée jusqu'au comptoir... vous
avez sans doute demandé dans quelle allée se trouvait l'aspirine...
- Oui, je...
- Sauf que vous avez pris autre chose avant. » Il la voit devant
le distributeur de confiseries, elle en prend une qui est dans un
emballage d'un jaune éclatant. « Des Snickers ?
- Non, des Mounds. » Elle écarquille les yeux. « Comment
savez-vous... ?
- Vous prenez la barre, puis vous aller chercher l'aspirine... »
Il regarde dans la direction de la deuxième allée. « Après, vous
avez payé et vous êtes partie... Sortons une minute. Salut, Cathy. »
Cathy se contente de répondre par un signe de tête. Elle aussi
le regarde avec des yeux écarquillés.
Pete sort du magasin. Il ne fait pas attention au tintement de
la clochette, il ne fait pas attention à la pluie - une vraie pluie, à
présent. Le jaune est sur le trottoir, mais s'efface. La pluie le
dissout. Cependant, il arrive encore à le distinguer. Cela fait
longtemps qu'il ne l'a pas vu aussi distinctement.
« Vous retournez à la voiture, reprend-il, parlant pour
lui-même. Pour y prendre deux cachets d'aspirine avec votre eau
minérale... »
Il s'avance lentement jusqu'à la Taurus. La jeune femme le
suit, l'expression plus inquiète que jamais. Presque effrayée.
« Vous ouvrez la portière... vous tenez votre sac à main... vos
clefs... votre aspirine... votre confiserie... faisant passer tout ça
d'une main à l'autre... et c'est à ce moment que... »
Il se penche, plonge la main jusqu'au poignet dans l'eau qui
court dans le caniveau et en ramène quelque chose. Il a un grand
geste, comme un magicien à la fin de son numéro. Les clefs
envoient un éclair argenté dans la pauvre lumière du jour.
« ... que vous laissez tomber vos clefs. »
Elle ne les reprend pas tout de suite. Elle reste plantée devant
lui, bouche bée, comme s'il venait de faire un tour de magie - non,
de sorcellerie - sous ses yeux.
« Allez, prenez-les, dit-il, sentant son sourire s'estomper. Pas
de quoi grimper aux rideaux, je vous assure. C'est avant tout de la
déduction. Je me défends bien, question déduction. Hé, vous
devriez m'avoir avec vous dans la voiture quand vous vous égarez.
Même si je le voulais, je ne pourrais jamais me perdre. »
Elle récupère enfin ses clefs. D'un geste vif, prenant bien soin
de ne pas lui effleurer les doigts, et il comprend sur-le-champ qu'il
ne la reverra pas ce soir. Pas besoin d'avoir un don particulier
pour s'en rendre compte ; il lui suffit de la regarder dans les yeux.
On y lit plus de peur que de gratitude.
« Merci... merci beaucoup », dit-elle. Tout d'un coup, c'est
comme si elle mesurait le peu d'espace qui les sépare. Elle ne tient
pas à le voir rétrécir. Pas du tout.
« Avec plaisir. Mais n'oubliez pas. Le West Wharf, à cinq
heures et demie. Les meilleures palourdes grillées de la région. »
Par respect pour le scénario. Il faut respecter le scénario,
parfois, en dépit de tout ce qu'on ressent. Et même si un peu de la
joie que lui ont procurée ces quelques moments commence à se
dissiper, il en reste encore comme un arrière-goût ; il a vu la ligne
et il se sent toujours bien ensuite. Ce n'est qu'un petit tour de force
mental, mais il est agréable de savoir qu'on peut encore le faire.
« Cinq heures et demie », répète-t-elle.
Cependant, au moment où elle ouvre sa portière, le regard
qu'elle lui jette par-dessus l'épaule est celui qu'on a pour un chien
qui serait prêt à vous sauter dessus s'il rompait sa laisse. Elle est
très soulagée qu'il ne l'accompagne pas jusqu'à Fryeburg. Là
encore, Pete n'a pas besoin d'être télépathe pour s'en douter.
Il se tient ici, sous la pluie, la regardant manœuvrer pour
quitter le parking ; quand elle s'éloigne, il lui adresse un geste
joyeux de la main, le geste d'un vendeur de voitures. Elle lui
répond par un petit mouvement du bout des doigts et bien
entendu, quand il arrive au West Wharf (à dix-sept heures quinze,
juste pour montrer qu'il est de parole, au cas où), elle n'y est pas.
Une heure plus tard, elle n'est toujours pas arrivée. Il continue
cependant à traîner au bar, descendant des bières et regardant
sans y penser la circulation, sur la 302. Il pense l'avoir vue passer
vers dix-sept heures quarante, sans même ralentir. Une Taurus
verte laissant peut-être (ou peut-être pas) une traînée jaune
derrière elle, un petit nimbus poudreux qui se dissipe tout de suite
dans la lumière déclinante.
Autre jour, même merde, se dit-il. Mais maintenant toute joie
a disparu, la tristesse est de retour, la tristesse qui lui donne
l'impression d'être méritée, le prix à payer pour quelque trahison
qu'il n'a pas tout à fait oubliée. Il allume une cigarette - dans le
temps, quand il était ado, il faisait semblant de fumer, mais
aujourd'hui il n'a plus besoin de faire semblant - et se commande
une autre bière.
Milt la lui apporte, mais croit bon de lui dire : « Tu devrais
manger quelque chose là-dessus, Peter. »
Si bien que Pete lui commande une assiette de palourdes-frites
et en mange même quelques-unes, les plongeant avant dans la
sauce tartare. Il boit encore une ou deux bières avec et, à un
moment donné, avant de gagner par la 302 un autre établissement
dans lequel il est bien connu, il essaie d'appeler Jonesy, là-bas,
dans son Massachusetts. Mais Jonesy et Carla sont de sortie, pour
une fois, et il tombe sur la baby-sitter qui lui demande s'il ne veut
pas laisser un message.
Il est sur le point de répondre que non, puis se reprend.
« Dites-lui simplement que Pete a appelé. Dites-lui que je vous ai
dit, AJMM.
- A...J...M...M, écrit-elle. Est-ce qu'il va...
- Oh oui, il comprendra », répond Pete.
À minuit, ivre, il se retrouve dans un caboulot du New
Hampshire, le Muddy Rudder ou peut-être bien le Ruddy Mother,
en train de raconter à une poule aussi cuite que lui qu'il a
réellement cru, à une époque, qu'il serait le premier homme à
mettre le pied sur Mars, et elle a beau hocher la tête et dire
ouais-ouais-ouais, il se doute bien qu'elle n'a qu'une envie, se
taper encore un ou deux cafés arrosés avant la fermeture. Mais ça
ne fait rien. Il se réveillera demain matin avec un mal au crâne
carabiné, ce qui ne l'empêchera pas d'aller bosser, et peut-être
qu'il vendra une voiture, ou qu'il n'en vendra pas, mais ce ne sera
pas plus mal dans un cas que dans l'autre. Peut-être même qu'il
vendra la Thunderbird bordeaux, salut ma jolie. À une époque, les
choses étaient différentes, mais aujourd'hui tout lui est égal. Il doit
admettre qu'il est capable de le supporter ; pour un type comme
lui, s'en tenir en pratique à AJMM lui convient très bien, et
qu'est-ce qu'il en a à foutre ? On grandit, on devient un homme, on
se fait à l'idée de revoir ses espérances à la baisse ; on découvre
qu'il y a, sur la machine à rêves, un grand panneau sur lequel est
écrit EN DÉRANGEMENT.
En novembre, il ira chasser avec ses amis, et ça lui suffit
comme perspective... ça, et peut-être un bon gros pompier bien
bavasseux et maculé de rouge à lèvres, dans sa voiture, cadeau de
la poule ivre qui fait si bien ouais-ouais-ouais. En vouloir
davantage, c'est risquer encore un nouveau casse-tête.
Les rêves, c'est pour les gosses.
1998 : Henry soigne un patient-canapé

La pièce est plongée dans la pénombre. C'est toujours ainsi,


lorsque Henry reçoit ses patients. Très peu semblent le remarquer,
a-t-il observé avec intérêt. C'est peut-être (il s'est fait la réflexion)
parce qu'au départ, ils sont eux-mêmes dans un état d'esprit
souvent crépusculaire. Il traite surtout des névrosés (Tape dans
un réverbère et il t'en tombe cinquante, comme il avait dit une fois
à Jonesy alors qu'ils étaient - ah-ah - justement à côté d'un) et, de
son point de vue, point de vue sans aucun fondement scientifique,
leurs problèmes jouent le rôle de bouclier polarisant entre eux et
le reste du monde. Plus leur névrose s'étend, plus s'assombrit leur
univers intérieur. Ce qu'il éprouve pour ses patients est une sorte
de sympathie distante. De la pitié, parfois. Très rares sont ceux qui
l'agacent. Barry Newman en fait partie.
Les patients qui se présentent au cabinet d'Henry pour la
première fois se voient offrir un choix qu'en général ils ne
perçoivent pas comme tel. Ils se retrouvent dans une pièce
agréable, un peu sombre, avec une cheminée sur la gauche. Elle
est équipée de l'une de ces bûches en métal qui semblent brûler
éternellement, grâce à trois ou quatre jets de gaz habilement
dissimulés dans le pseudo-bois (du faux bouleau). A côté de la
cheminée, il y a un fauteuil à oreillettes qu'Henry occupe toujours,
sous une excellente reproduction des Tournesols de Van Gogh (il
lui arrive de dire à ses collègues que tous les psychanalystes
devraient avoir au moins un Van Gogh dans leur cabinet de
consultation). Enfin, un gros fauteuil rembourré et un canapé
meublent le reste de la pièce. Ce qui intéresse Henry, c'est de voir
lequel des deux sièges un nouveau patient va choisir. Il est dans le
métier depuis assez longtemps pour savoir que ce choix, la
première fois, commandera la suite, que le patient reprendra
toujours le même siège. On a même écrit un article là-dessus.
Henry ne se rappelle plus où il l'a lu. De toute façon, il se rend
compte qu'il s'intéresse de moins en moins aux articles, aux revues
de psychanalyse, aux conventions, aux colloques, depuis quelque
temps. C'était autrefois des éléments importants de sa vie
professionnelle, mais les choses ont changé. Il dort moins, mange
moins. Et rit moins, aussi. Une certaine pénombre a envahi sa vie
- ce filtre polarisant. Henry n'y voit pas d'objections. Moins d'éclat.
Barry Newman avait été d'emblée un patient-canapé ; Henry
n'a cependant jamais commis l'erreur de croire que cela avait le
moindre rapport avec l'état mental de Barry. Le canapé est
simplement plus confortable pour lui, même s'il faut lui donner un
coup de main pour se relever, une fois les cinquante minutes
expirées. Barry Newman mesure moins d'un mètre soixante-dix et
pèse dans les cent quatre-vingts kilos. Voilà pourquoi le canapé est
son copain.
Les séances avec Barry Newman ont tendance à être longues :
elles sont faites des récits monotones et répétitifs de ses exploits
gastronomiques depuis la séance précédente. Non pas que Barry
soit un fin gourmet. Tout au contraire. Barry engloutit tout
produit comestible qui croise son orbite. Barry est une machine à
bâfrer. Et sa mémoire, question bouffe, est phénoménale. Quasi
eidétique. Il est à la nourriture ce que Pete, le vieil ami d'Henry,
est au sens de l'orientation.
Henry a pratiquement renoncé à faire sortir Barry d'entre les
arbres pour lui faire examiner la forêt. En partie à cause du désir
courtoisement exprimé mais implacable de Barry de discuter en
détail de la bouffe ; en partie parce qu'Henry ne l'aime pas et ne l'a
jamais aimé. Les parents de Barry sont morts. Son père quand il
avait seize ans, sa mère quand il en avait vingt-deux. Ils lui ont
laissé une très grosse fortune, mais celle-ci est placée sous tutelle
jusqu'à son trentième anniversaire. Il pourra alors en faire ce qu'il
voudra... À condition de poursuivre sa thérapie. Sinon, le gros de
la fortune restera sous tutelle pendant vingt ans de plus.
Henry ne pense pas, cependant, que Barry atteindra cinquante
ans.
La tension de Barry est de dix-neuf/quatorze.
Son taux de cholestérol total est de deux cent quatre-vingt-dix.
C'est une mine de lipides.
Je suis une crise cardiaque ambulante, une hémorragie
cérébrale ambulante, a-t-il dit une fois à Henry, avec le ton
jubilatoire et solennel de celui qui se prétend capable de voir la
dure et froide vérité en face, car il sait, tout au fond de son âme,
que lui n'est pas concerné par ça. Pas du tout.
« J'ai pris deux hamburgers X-tras pour le déjeuner,
raconte-t-il. Je les adore, à cause du fromage, qui est très
chaud. » Ses lèvres, des lèvres charnues pour une bouche
bizarrement petite, vu son gabarit, des lèvres de perche, se serrent
et se mettent à trembler, comme s'il goûtait encore ce fromage
délicieusement brûlant. « J'ai aussi pris un milk-shake et un ou
deux Mallomar en rentrant chez moi. J'ai fait la sieste et, quand je
me suis levé, je me suis préparé tout un paquet de ces crêpes
congelées... des Eggo. Sans égales les Eggo ! » s'écrie-t-il. Puis il se
met à rire. Du rire d'un homme qui évoque un souvenir agréable :
un beau coucher de soleil, l'enivrante sensation d'un sein de
femme à travers une blouse de soie légère (même si Henry doute
fort que Barry ait jamais connu une telle sensation), ou la chaleur
concentrée du sable, sur la plage.
« La plupart des gens réchauffent leurs crêpes avec le gril du
four, continue Barry, mais je trouve qu'elles sont trop craquantes,
comme ça. Je préfère le micro-ondes. Elles sont juste assez
chaudes et restent molles. Chaudes... et molles. » Il fait claquer ses
petites lèvres de perche. « Je me suis senti un peu coupable de
manger tout le paquet. » Il a ajouté cette réflexion presque en
aparté, comme s'il s'était soudain souvenu qu'Henry était là pour
faire un certain travail. Il fait cadeau à son psy de quatre ou cinq
remarques semblables, à chaque séance... pour revenir aussitôt à
la nourriture.
Barry en est à présent au mardi soir. Étant donné qu'on est
vendredi, il reste toute une kyrielle de repas, déjeuners, dîners,
casse-croûtes à égrener. Henry laisse vagabonder son esprit. Barry
est son dernier patient de la journée ; lorsque celui-ci aura terminé
son inventaire calorique, Henry retournera à l'appartement faire
ses valises. Il se lèvera demain matin à six heures, et quelque part
entre sept et huit heures, Jonesy viendra se garer devant chez lui.
Ils entasseront leurs bagages dans le vieux Scout d'Henry, que
celui-ci ne garde plus que pour ces expéditions de chasse
automnales, et dès huit heures et demie, ils seront en route pour le
Nord. Ils prendront Pete au passage à Bridgton, et puis finalement
le Beav, qui habite encore tout près de Derry. Et le soir même, ils
se retrouveront là-haut, au Trou dans le Mur, dans le territoire
connu sous le nom de Jefferson Tract. Ils joueront aux cartes dans
le séjour et écouteront le vent siffler dans les chéneaux. Les fusils
seront rangés dans un coin de la cuisine, les permis de chasse
accrochés à la patère, sur la porte de derrière.
Il sera avec ses amis, ce qui lui fait toujours l'effet d'être
retourné à la maison. Pendant une semaine, le filtre polarisant
polarisera légèrement moins. Ils parleront du bon vieux temps,
riront des scandaleuses grossièretés de Beaver et si l'un d'eux, ou
plus, abat un cerf, la fête n'en sera que plus réussie. Ensemble, ils
sont encore dans le coup. Ensemble, ils arrivent encore à vaincre
le temps.
Loin, du fond de son canapé, Barry Newman poursuit son
énumération. Côtelettes de porc, purée de pommes de terre, maïs
grillés dégoulinant de beurre, gâteau au chocolat, un chaudron de
Pepsi-Cola avec quatre louches de Ben dans laquelle il aime à faire
flotter de la crème glacée Jerry's Chunky Monkey, sans parler des
œufs, frits, durs, mollets, à la coque...
Henry acquiesce partout où il convient d'acquiescer, entend
tout sans vraiment y prêter attention. C'est un truc que les
psychanalystes savent faire depuis toujours.
Dieu sait qu'Henry et ses amis ont leurs problèmes. Avec les
filles, Beaver n'a que des relations catastrophiques ; Pete boit trop
(beaucoup trop, voilà ce que pense Henry), Jonesy et Carla ont
failli divorcer et Henry se bagarre avec une dépression qui lui
paraît à la fois séduisante et désagréable. Alors oui, ils ont leurs
problèmes. Mais quand ils sont ensemble, ils sont bien, encore
capables de passer du bon temps ; et demain, ils seront tous
ensemble. Pendant huit jours, cette année. C'est bien.
« Je sais que je ne devrais pas, mais c'a été tout simplement
plus fort que moi, tôt le matin. C'était peut-être un niveau de sucre
trop bas dans le sang. C'est bien possible. Bref, j'ai mangé le reste
de gâteau qui était au frigo, puis j'ai pris la voiture et j'ai été jusque
chez Dunkin's Donuts où j'ai mangé une douzaine de Dutch Apple
et quatre... »
Henry, toujours rêvant à la semaine de chasse annuelle qui
doit commencer dès demain, ne prend conscience de ce qu'il dit
que lorsqu'il l'a dit.
« Ce besoin compulsif de manger, Barry, a peut-être quelque
chose à voir avec l'idée que vous avez tué votre mère. Cela ne vous
paraît-il pas possible ? »
Barry reste muet. Henry lève les yeux sur lui ; son patient le
regarde, écarquillant tellement les yeux que le psy en voit le blanc,
dans la pénombre. Et Henry a beau savoir qu'il ne devrait pas
continuer - que ce n'est nullement à lui de faire ça, que cela n'a
rien à voir avec la thérapie - il ne veut pas s'arrêter. Cela a
peut-être un rapport avec l'évocation de ses amis, mais c'est plutôt
à cause de l'expression de stupéfaction qui s'est peinte sur le
visage de Barry, de la pâleur de ses joues. Ce qui l'irrite chez Barry,
suppose Henry, c'est cette autosatisfaction. Cette assurance qu'il a
de ne pas avoir besoin de renoncer à son comportement, pourtant
auto-destructeur, et encore moins d'en chercher l'origine.
« Vous pensez vraiment que vous l'avez tuée, n'est-ce pas ?
demande Henry d'un ton direct, presque léger.
- Je... je n'ai jamais... Je n'admets pas...
- Elle a appelé, appelé, elle a dit qu'elle avait des douleurs dans
la poitrine, mais évidemment elle n'arrêtait pas de se plaindre,
n'est-ce pas ? Une semaine sur deux, elle avait mal. Sinon un jour
sur deux. Elle vous appelait depuis le premier étage : Barry !
téléphone au Dr Withers. Barry, appelle une ambulance ! Barry,
appelle le 911 ! »
Ils n'ont jamais parlé des parents de Barry. À sa manière
douce, onctueuse et implacable, Barry s'y est opposé. Il commence
à les évoquer - ou du moins le laisse croire - et bam ! il se remet à
parler gigot d'agneau, ou poulet rôti, ou canard à l'orange. Retour
à l'inventaire. Si bien qu'en principe, Henry ne sait rien des
parents de Barry, ne sait en tout cas certainement rien de la
manière dont les choses se sont passées le jour où la mère de Barry
est morte, tombant du lit, pissant sur la moquette, continuant
d'appeler, d'appeler, cent vingt kilos, un écœurant tas de graisse,
appelant, appelant. Il ne peut rien savoir de tout ça, car personne
ne le lui a raconté, mais il le sait néanmoins. Et Barry était
beaucoup moins gros, à l'époque. Dix-neuf ans, et relativement
svelte.
Telle est la manière dont se présente la ligne pour Henry. Dont
il la voit. Cela fait peut-être cinq ans qu'il ne l'a pas vue (à moins
que cela ne lui arrive parfois en rêve), au point qu'il croyait que
c'était fini, et voilà qu'elle est de retour.
« Vous étiez assis en face de votre télé, et vous l'entendiez qui
criait, reprend-il. Vous étiez en train de regarder Ricki Lake et de
manger... Quoi ? Un gâteau au fromage Sara Lee ? Un bol de
crème glacée ? Je ne sais pas. Mais vous l'avez laissée crier.
- Arrêtez !
- Vous l'avez laissée crier, et au fond, pourquoi pas ? Elle
n'avait pas arrêté de crier au loup toute sa vie. Vous n'êtes pas
idiot, vous le savez très bien. C'est le genre de choses qui arrivent.
Je crois que vous devez le savoir, ça aussi. Vous vous êtes monté
votre petit scénario à la Tennessee Williams simplement parce que
vous aimez manger. Mais vous savez quoi, Barry ? Vous allez
vraiment en crever. Tout au fond de vous-même, vous ne le croyez
pas, mais rien n'est plus vrai. Votre cœur bat déjà comme celui
d'un enterré vivant qui cogne des poings contre le couvercle de son
cercueil. Qu'est-ce qui va se passer quand vous aurez trente ou
quarante kilos de plus ?
- Taisez...
- Quand vous tomberez, Barry, ce sera comme l'effondrement
de la tour de Babel dans le désert. Ceux qui assisteront à la
dégringolade en parleront pendant des années ! Ce sera un
véritable tremblement de terre, les assiettes tomberont des
étagères...
- Arrêtez ça ! » hurle Barry.
Il s'est assis, il n'a pas eu besoin du coup de main d'Henry
pour se redresser, cette fois, et il est d'une pâleur mortelle, mis à
part deux petites roses sauvages qui s'épanouissent sur chacune de
ses joues.
« ... les tasses de café se renverseront, et vous vous pisserez
dessus, exactement comme elle...
- ARRÊTEZ ! hurla Barry, C'EST MONSTRUEUX DE DIRE DES CHOSES
PAREILLES ! »
Mais Henry en est incapable. Tout à fait incapable. Il voit la
ligne, et quand on voit la ligne, on ne peut que la suivre.
« ...sauf si vous vous réveillez de ce rêve empoisonné dans
lequel vous vous complaisez, Barry. Voyez-vous... »
Mais Barry ne veut rien voir, ne voudra jamais rien voir. Il
franchit la porte au pas de course, ses fesses monumentales
agitées d'une houle tremblotante, et disparaît.
Henry reste un moment dans son fauteuil, immobile, écoutant
le piétinement effaré du troupeau de bisons (réduit à un individu)
qui s'éloigne et a nom Barry Newman. Le vestibule est désert ;
Henry n'a pas de secrétaire et, Barry parti, la semaine est
terminée. Pas plus mal. Quel gâchis... Il va s'allonger sur le
canapé.
« Docteur, dit-il. J'ai complètement merdé.
- Comment tu t'y es pris, Henry ?
- J'ai dit la vérité à un patient.
- Savoir la vérité ne nous rend-il pas la liberté, Henry ?
- Non, se répond-il à lui-même, en regardant le plafond. Pas
du tout.
- Ferme les yeux, Henry.
- Oui, docteur. »
Il ferme les yeux. À la pénombre de la pièce succède
l'obscurité, et c'est bien. L'obscurité est devenue une amie.
Demain, il verra ses autres amis (trois d'entre eux, au moins), et la
lumière lui paraîtra de nouveau agréable. Mais pour l'instant...
pour l'instant...
« Docteur ?
- Oui, Henry ?
- Voilà une illustration parfaite du principe. Autre Jour Même
Merde, tu ne crois pas ?
- Qu'est-ce que ça veut dire, Henry ? Qu'est-ce que ça veut
dire pour toi ?
- Tout, répond-il les yeux toujours fermés. Rien. »
Mais il ment. Ce n'est pas la première fois qu'un mensonge est
proféré dans ce lieu.
Allongé sur le canapé, les yeux fermés, les mains croisées sur
la poitrine, il finit par s'endormir au bout de quelques instants.
Le lendemain, ils se retrouvent tous les quatre au Trou dans le
Mur, et ils y passent huit journées mémorables. Les grandes
parties de chasse tirent à leur fin, il ne leur en reste plus que
quelques-unes, mais évidemment ils l'ignorent. Les véritables
ténèbres sont encore à quelques années de là, mais elles se
profilent à l'horizon.
Les ténèbres arrivent.

2001 : entretien prof/étudiant pour Jonesy

Nous ignorons le jour où notre vie doit basculer. C'est


probablement aussi bien ainsi. La journée où cela se produit pour
lui, Jonesy est dans son bureau, au deuxième étage de la fac (John
Jay College), le regard perdu sur le petit bout de paysage
bostonien qu'encadre sa fenêtre, se disant que T.S. Eliot s'était
lourdement trompé lorsqu'il avait prétendu qu'avril était le mois le
plus cruel de l'année, tout ça parce qu'un charpentier itinérant
originaire de Nazareth aurait réussi à se faire crucifier ce mois-là
pour avoir fomenté une rébellion. Quiconque habite Boston sait
fort bien que c'est mars, le mois le plus cruel : quelques jours de
beau temps vous font croire qu'on est tiré d'affaire et voilà qu'une
fois de plus l'hiver vous balance la purée avec jubilation. Il fait un
temps, aujourd'hui, qui ne lui inspire pas confiance : on dirait que
le printemps a réellement l'intention d'arriver, et l'envie le prend
d'aller faire une petite marche dès que les saloperies qui traînent
encore dans le ciel auront dégagé la piste. À ce stade, bien
entendu, Jonesy ignore encore tout des saloperies que peut vous
réserver une journée ; il ne soupçonne pas qu'il va finir celle-ci à
l'hôpital, à moitié écrabouillé et luttant pour s'accrocher à la vie.
Autre jour, même merde, songe-t-il, mais il se trompe, ce sera
autre jour, autre merde.
C'est à ce moment-là que le téléphone sonne et il s'en empare
aussitôt, pris d'une prémonition qui est aussi un espoir : ce sera le
petit Defuniak qui l'appelle pour annuler son rendez-vous de onze
heures. Il commence à sentir tourner le vent, pense Jonesy, et
c'est tout à fait possible. D'ordinaire, ce sont les étudiants qui
demandent un rendez-vous à leurs profs. Lorsque l'un de leurs
professeurs souhaite les voir... pas besoin d'être un savant
atomiste pour comprendre.
« Bonjour. Jones à l'appareil.
- Hé, Jonesy, comment va la vie ? »
Il aurait reconnu cette voix dans n'importe quelle
circonstance. « Henry ! Hé ! Bien, la vie va bien ! »
En fait, elle ne va pas si bien que ça, la vie, pas avec le petit
Defuniak qui doit se pointer dans un quart d'heure, mais tout est
relatif, n'est-ce pas ? Comparé à la situation où il va se retrouver
dans moins de douze heures, raccordé par des tuyaux à toutes
sortes de machines diffusant leurs bips, sortant d'une opération et
devant en subir trois autres, Jonesy en est au stade où, comme on
dit, il pète dans la soie.
« Content de l'apprendre. »
Jonesy a peut-être distingué une certaine pesanteur dans le
ton d'Henry, mais c'est plus probablement quelque chose qu'il a
senti.
« Henry ? Ça ne va pas ? »
Silence. Jonesy est sur le point de répéter sa question, mais
Henry répond à ce moment-là :
« Un de mes anciens patients est mort hier. J'ai vu par hasard
l'annonce, dans le journal. Il s'appelait Barry Newman... c'était un
canapé. »
Jonesy ne comprend pas le sens de cette dernière remarque,
mais son vieil ami souffre. Et ça, il le comprend.
« Suicide ?
- Non. Crise cardiaque. À l'âge de vingt-neuf ans. Il a creusé sa
tombe avec ses dents.
- Je suis désolé.
- Cela faisait trois ans que je ne le voyais plus. Je lui ai fichu la
frousse. J'ai eu... un de ces trucs. Tu vois de quoi je veux parler,
hein ? »
Jonesy croit que oui.
« La ligne ? »
Henry soupire. Pas de regret, croit discerner Jonesy. Plutôt du
soulagement. « Ouais. Je lui ai plus ou moins tout balancé. Il a
pris la poudre d'escampette comme s'il avait le feu au cul.
- Tu n'en es pas pour autant responsable de l'état de ses
coronaires.
- Tu as peut-être raison. Mais ce n'est pas mon impression. »
Un bref silence, puis Henry ajoute, avec une petite pointe
d'amusement dans la voix : « Ce n'est pas dans une chanson de
Jim Croce, ça ? Et toi, Jonesy, ça va ?
- Moi ? Ouais. Pourquoi tu me le demandes ?
- Sais pas... Simplement, je me suis mis à penser à toi, depuis
que j'ai ouvert le journal et vu l'avis de décès de Barry, avec sa
photo. Je voudrais que tu fasses attention à toi. »
Jonesy ressent une légère sensation de froid autour de ses os
(dont bon nombre seront brisés d'ici peu). « Qu'est-ce que tu veux
dire, exactement ?
- Sais pas. C'est peut-être rien. Mais...
- C'est encore la ligne ? » demande Jonesy, inquiet.
Il fait pivoter son siège et regarde où en est le ciel - soleil ou
averse ? Il pense tout d'un coup que le petit Defuniak est peut-être
dérangé, que peut-être il se balade avec une arme sur lui (un feu,
comme on dit dans les romans policiers ou à suspense qu'aime à
lire Jonesy, quand il en a le temps), que c'est ça qui a alerté Henry.
« Vraiment, je ne sais pas. Le plus vraisemblable est que j'ai eu
une réaction par déplacement en voyant la photo de Barry à la
page des chers disparus. Mais fais tout de même gaffe à toi
pendant quelque temps, tu veux bien ?
- Heu... oui. Ça ne mange pas de pain.
- Bien.
- Et toi, ça va ?
- Très bien. »
Jonesy, cependant, n'en croit pas un mot. Il est sur le point de
faire une autre remarque, lorsqu'il entend quelqu'un s'éclaircir la
gorge derrière lui ; il comprend que Defuniak vient sans doute
d'arriver.
« Bon », dit-il, faisant pivoter son siège dans l'autre sens.
Ouais, c'est bien son rendez-vous de onze heures qui se tient dans
l'encadrement de la porte, l'air nullement dangereux : rien qu'un
ado emmitouflé dans un vieux duffle-coat de deux tailles trop
grand et dans lequel il doit crever de chaud, l'air maigre et
sous-alimenté, pathétique avec son unique boucle d'oreille, sa
coiffure punk qui en fait un hérisson à quatre ou cinq piquants, ses
yeux dans lesquels on lit de l'inquiétude. « Henry ? J'ai un
rendez-vous. Je te rappelle.
- Non, ce n'est pas la peine. Vraiment.
- Tu es sûr ?
- Tout à fait. Mais il y a autre chose. Tu as encore trente
secondes ?
- Bien entendu. »
Il lève un index en direction de l'étudiant, et celui-ci hoche la
tête. Il reste cependant planté dans l'encadrement de la porte
jusqu'à ce que Jonesy lui fasse signe d'aller se poser sur la seule
chaise où ne s'empilent pas des bouquins, à côté du bureau voisin
du sien. Defuniak va s'y installer à contre-cœur.
« Je t'écoute, dit Jonesy dans le téléphone.
- Je crois que nous devrions retourner à Derry. Rien qu'un
aller-retour, et seulement toi et moi. Pour voir notre vieil ami.
- Tu veux dire... ? »
Mais il n'a pas envie de prononcer le nom, ce nom enfantin,
alors qu'il y a une tierce personne dans la pièce. Il n'en a pas
besoin ; Henry le dit pour lui. Un temps, ils avaient été un
quatuor ; puis, pendant une courte période, ils s'étaient retrouvés
à cinq, avant de n'être plus que quatre à nouveau. Mais le
cinquième ne les avait jamais vraiment quittés. Henry prononça le
nom, le nom de ce petit garçon resté par magie un petit garçon. En
ce qui le concerne, les inquiétudes d'Henry sont plus claires, plus
faciles à exprimer. Il ne s'agit pas de quelque chose de précis,
explique-t-il à Jonesy ; il a simplement l'impression qu'une visite
ferait du bien à leur vieux copain.
« Tu en as parlé à sa mère ? demande Jonesy.
- Il me semble que ce serait mieux si... si simplement on
passait dans le coin, un peu par hasard. À quoi ressemble ton
carnet de rendez-vous pour ce prochain week-end ? Ou le
suivant ? »
Jonesy n'a pas besoin de vérifier. Le week-end commence
dans deux jours. Il y a bien quelque chose à l'université, le samedi
après-midi, mais il n'aura pas de mal à se décommander.
« Je n'ai rien de spécial prévu pour le prochain, répond-il.
D'accord pour que je passe te prendre samedi matin ? À dix
heures ?
- Ce serait parfait. » Henry paraît soulagé, a l'air de redevenir
lui-même. « Tu es sûr, pas de problème ? »
Jonesy se détend un peu.
« Si tu penses que nous devons aller voir... (il hésite), aller voir
Douglas, tu dois avoir raison. Cela fait trop longtemps.
- Ton rendez-vous est arrivé, n'est-ce pas ?
- Ouais.
- Très bien. Je t'attends pour dix heures, samedi. Hé, on
prendra peut-être le Scout. Histoire de le faire tourner un peu.
Qu'est-ce que t'en dis ?
- Ce serait super. »
Henry éclate de rire. « Carla te prépare toujours ton
casse-croûte, Jonesy ?
- Toujours, répond Jonesy avec un coup d'œil vers son
porte-documents.
- C'est quoi aujourd'hui ? Sandwich au thon ?
- Œufs en salade.
- Mmmm... Bon, je te laisse. AJMM, pas vrai ?
- AJMM », approuve Jonesy. Il n'est pas capable de prononcer
le nom de leur vieil ami devant un tiers, mais AJMM, pas de
problème. « On se voit sa...
- Et fais attention à toi. Je parle sérieusement. »
Et en effet, au ton de sa voix, il est clair qu'il ne plaisante pas.
Ça fait même un peu peur à Jonesy, qui n'a pas le temps de réagir
(et de toute façon, que pourrait-il dire en présence de Defuniak
qui, dans son coin, ne perd pas une miette de la conversation ?),
car Henry a raccroché.
Jonesy contemple le téléphone pendant quelques instants,
songeur, puis raccroche à son tour. Il tourne la page de son agenda
de bureau, barre Pot chez les Jacobson et écrit en dessous :
S'excuser - Aller avec Henry à Derry pour voir D. Mais c'est un
rendez-vous auquel il ne se rendra pas. Samedi prochain, Derry et
ses vieux copains seront les derniers de ses soucis.
Il prend une profonde inspiration, expire et reporte son
attention sur son casse-pieds d'étudiant. Celui-ci change de
position sur sa chaise, mal à l'aise ; il sait très bien pour quelle
raison il a été convoqué, pense Jonesy.
« Alors, Mr Defuniak, vous êtes du Maine, si j'en crois votre
dossier.
- Euh, oui. De Pittsfield. Je...
- Je vois aussi que vous êtes boursier et que jusqu'à présent
vous avez eu de bons résultats. »
L'ado est visiblement plus qu'inquiet. Au bord des larmes. Bon
Dieu, c'est vraiment trop dur. C'est la première fois que Jonesy se
voit contraint d'accuser un étudiant d'avoir copié, mais il se dit
que ce n'est probablement pas la dernière. Il espère seulement que
ça n'arrivera pas trop souvent. Parce que c'est bougrement dur.
Beaver dirait que c'est merdico-chiant.
« Mr Defuniak... je peux vous appeler David ? Vous savez ce
qui arrive aux étudiants boursiers qui ont copié pendant un
examen ? Disons, un examen de milieu de semestre ? »
L'ado tressaille, comme si un petit rigolo avait placé un
appareil sous sa chaise et déclenché une décharge électrique de
faible voltage à hauteur de ses fesses maigrichonnes. Ses lèvres
tremblent et une première larme, oh, Seigneur ! coule sur sa joue
encore presque imberbe.
« Je vais vous le dire, reprend Jonesy. Il peut dire adieu à sa
bourse. C'est ce qui lui arrive. Pouf ! Comme un coup de baguette
magique.
- Je... je... »
Un classeur est posé sur le bureau de Jonesy. Il l'ouvre et en
retire la copie douteuse. Examen d'histoire européenne, l'une de
ces monstruosités à choix multiples que le Département, dans sa
grande sagesse, tient à faire passer. En haut de cette copie, au
crayon noir et en lettres bâtons (écrivez de manière nette et lisible,
et si vous devez gommer quelque chose, gommez-le
complètement), est écrit le nom de l'étudiant : DAVID DEFUNIAK.
« J'ai pris la peine de revoir tout ce que vous avez fait jusqu'ici,
David ; votre dissertation sur le système féodal en France au
Moyen Âge, toutes vos notes. Ce n'est pas un travail
particulièrement brillant, mais pas déshonorant non plus. J'ai
parfaitement conscience que vous ne faites que satisfaire à une
exigence académique - je suppose que votre véritable intérêt n'est
pas dans mon domaine, n'est-ce pas ? »
Defuniak se contente de secouer la tête sans rien dire. Les
larmes brillent sur ses joues, sous l'effet de ce soleil de mars si peu
fiable.
Il y a une boîte de Kleenex sur le bureau de Jonesy ; il la prend
et la lance à l'ado qui la rattrape sans peine, en dépit de sa
détresse. Bons réflexes. À dix-neuf ans, nerfs, tendons et muscles
sont intacts, les connections sont solides et au top.
Attendez donc quelques années, Mister Defuniak, pense-t-il.
Je n'ai que trente-sept ans, et je commence déjà à avoir du mou
dans les cordages.
« Vous méritez peut-être d'avoir une deuxième chance », dit
Jonesy.
Avec lenteur, d'un geste délibéré, il commence à froisser la
copie d'examen de l'étudiant, un travail à la perfection suspecte,
qui mériterait A+, vingt sur vingt, et la roule en boule.
« On peut imaginer, par exemple, que vous êtes tombé malade
juste au moment des examens de milieu de semestre et que vous
n'avez pas pu les passer.
- J'ai vraiment été malade, répond vivement Defuniak. Je crois
que j'ai eu la grippe.
- Dans ce cas, on pourrait peut-être vous donner un travail à
faire chez vous, en lieu et place de l'examen à choix multiples
auquel on a soumis vos condisciples. Qu'est-ce que vous en dites ?
- Ouais », dit l'ado en s'essuyant les yeux frénétiquement avec
un gros paquet de Kleenex.
Au moins a-t-il évité de sombrer dans le numéro minable
consistant à dire que Jonesy ne pouvait rien prouver, absolument
rien, qu'il allait porter l'affaire devant le conseil de discipline, faire
signer une pétition et patati et patata. Au lieu de quoi, il pleure. Ça
fait mal au cœur, mais c'est probablement bon signe ; certes, il est
encore jeune, mais ils sont trop nombreux à avoir déjà perdu à peu
près tout sens moral à cet âge-là. Defuniak a pratiquement fait des
aveux, ce qui laisse à penser qu'il y a encore un homme en lui, un
homme qui attend l'heure de s'épanouir.
« Ouais, ça serait génial.
- Vous comprenez, bien entendu, que si jamais cela devait se
reproduire...
- Jamais, le coupe Defuniak d'un ton fervent. Plus jamais,
professeur Jones. »
Bien que Jonesy ne soit pas professeur titulaire, il ne prend
pas la peine de le corriger. Un jour, après tout, il sera vraiment
professeur titulaire. Vaudrait mieux, d'ailleurs ; lui et sa femme
ont une flopée de mômes à la maison et s'il n'a pas au moins trois
ou quatre augmentations de salaire pour leur donner un coup de
pouce, dans les années qui viennent, ils risquent de connaître des
moments difficiles. Ils en ont déjà connu quelques-uns.
« J'espère bien, David. Donnez-moi votre sentiment sur les
conséquences à court terme de la conquête de l'Angleterre par les
Normands, en quatre pages. Ça vous va ? Précisez vos sources,
mais ne mettez pas de notes de bas de page. Pas de présentation
fantaisiste, mais une démonstration rigoureuse. Pour lundi
prochain. Sommes-nous d'accord ?
- D'accord, monsieur, d'accord.
- Alors, qu'est-ce que vous attendez pour aller vous y
mettre ? » Il a un geste vers les tennis en piteux état de l'ado. « Et
la prochaine fois que vous envisagerez d'aller vous offrir une bière,
payez-vous plutôt une paire neuve. Il ne faudrait pas attraper une
nouvelle fois la grippe, tout de même. »
Defuniak va jusqu'à la porte et se retourne. Il lui tarde d'avoir
pris le large avant que Mr Jones ne change d'avis, mais il n'a que
dix-neuf ans, et il est curieux.
« Comment avez-vous deviné ? Vous n'étiez pas là, le jour de
l'examen. C'est un pion qui nous surveillait.
- Je m'en suis rendu compte et ça doit vous suffire, réplique
Jonesy d'un ton sec. Et maintenant, filez, jeune homme.
Faites-moi une bonne dissertation. Ne prenez plus le risque de
perdre votre bourse. Moi aussi, je suis du Maine. De Derry,
exactement. Je connais Pittsfield. C'est un trou... et il vaut mieux
en partir qu'y retourner.
- Ça, vous avez raison, répond Defuniak avec une indubitable
sincérité. Merci. Merci de me donner cette seconde chance.
- Refermez la porte en sortant, s'il vous plaît. »
Defuniak - dont l'argent va servir à acheter non pas quelques
bières, ni une nouvelle paire de tennis, mais un bouquet de fleurs
pour Jonesy - referme docilement la porte derrière lui. Jonesy fait
pivoter son siège et reprend la contemplation du paysage. Le soleil
a beau ne pas lui inspirer confiance, il est tentant. Et comme
l'affaire Defuniak s'est mieux passée que ce qu'il avait craint, il se
dit qu'il aimerait bien faire un tour à l'air libre avant que de
nouveaux nuages de Mars ne débarquent, peut-être même chargés
de neige. Il avait prévu de déjeuner dans son bureau, mais
il change d'avis. C'est la plus mauvaise inspiration qu'il aura de
toute sa vie, mais bien entendu, Jonesy l'ignore. Son idée est
simple ; prendre son porte-documents, acheter le Boston Phoenix,
traverser la rivière et se rendre à Cambridge.
Et manger son sandwich-salade aux œufs assis sur un banc,
au soleil.
Il se lève et va ranger le dossier de l'étudiant dans le classeur
marqué D-F. Comment avez-vous deviné ? lui a demandé
Defuniak. Excellente question, en réalité. S'il a deviné c'est que
parfois... il devine. C'est la vérité. Il n'y en a pas d'autre. Lui
pointerait-on un revolver sur la tempe, il dirait sans doute qu'il a
deviné pendant le premier cours après l'examen de
milieu de semestre, que c'était écrit en toutes lettres dans l'esprit
de David, en gros caractères flashant, en néon incandescent : J'AI
POMPÉ, J'AI POMPÉ, J'AI POMPÉ.
Sauf que ça, les gars, c'est du pipeau. Il ne lit pas dans l'esprit
des autres. Il n'a jamais pu. Jamais, jamais, jamais. Parfois, des
choses traversent son esprit comme des éclairs, oui ; c'est comme
ça qu'il a su que sa femme avait un problème de petites pilules
bleues et roses, et sans doute est-ce ainsi qu'il a pu sentir qu'Henry
était déprimé, quand il l'a appelé (et non, c'était le ton de sa voix,
crétin, c'est tout), mais ce genre de choses se produit de plus en
plus rarement. Il ne lui est rien arrivé de réellement bizarre depuis
cette histoire avec Josie Rinkenhauer. Il a pu posséder un petit
quelque chose, autrefois, et il est possible que cela ait persisté
au-delà de leur adolescence, mais tout a disparu aujourd'hui, c'est
sûr. Ou presque tout.
Presque.
Il encercle les mots Aller avec Henry à Derry sur son agenda,
puis prend son porte-documents. À cet instant, une nouvelle idée
lui vient, tout aussi soudaine que menaçante. Et très puissante :
Fais gaffe à Mr Gray.
Il s'immobilise, une main sur la poignée de la porte. C'était sa
voix, aucun doute là-dessus.
« Quoi ? » demande-t-il à la pièce vide.
Rien.
Jonesy quitte son bureau, referme la porte et donne un tour de
clef. Dans le coin du panneau d'affichage placardé à sa porte, il y a,
retenu par une punaise, un petit bristol blanc. Il le décroche, le
retourne et le raccroche. On peut lire à présent : DE RETOUR À UNE
HEURE - D'ICI LÀ, PAS D'HISTOIRE(S). Il a accompli ce geste avec une
confiance totale, mais ce ne sera que deux mois plus tard que
Jonesy franchira de nouveau le seuil de cette porte, pour trouver
son agenda toujours ouvert à la page de la fête irlandaise, la
Saint-Patrick.
Et fais attention à toi, lui a dit Henry ; mais Jonesy ne pense
pas spécialement à faire attention à lui. Il pense à ce soleil de mars
qui peut être traître. À manger son sandwich. Aux filles qu'il
lorgnera de l'autre côté du pont - les jupes sont courtes, les vents
de mars coquins. Il pense à toutes sortes de choses, mais pas à
faire gaffe à Mr Gray.
C'est une erreur. C'est ainsi qu'une vie peut changer pour
toujours.
PREMIÈRE PARTIE

CANCER

Ce tremblement me stabilise. J'aurais dû m'en douter.


Ce qui se détache est toujours... proche, aussi.
Je m'éveille au sommeil en prenant tout mon temps.
J'apprends en allant où je dois aller.

THÉODORE ROETHKE
I

McCarthy

Il s'en fallut de très peu que Jonesy ne tire sur le type qui
sortait du bois. D'extrêmement peu. D'une petite pression
supplémentaire d'une livre, voire d'une demi-livre, sur la queue de
détente du Garand. Plus tard, enivré par cette clarté d'esprit qui
envahit parfois un esprit horrifié, il regretta de ne pas avoir fait feu
avant d'avoir vu la casquette et la veste orange de rabatteur. Tuer
Richard McCarthy aurait pu faire mal, mais aurait pu aussi les
aider. Tuer McCarthy aurait pu tous les sauver.

Pete et Henry étaient partis pour le Gosselin's Market,


l'épicerie la plus proche, afin de faire provision de pain, de
conserves et de bière - surtout de bière. Ils en avaient
suffisamment d'avance pour tenir deux jours, mais la météo
annonçait l'arrivée possible d'une tempête de neige. Henry avait
déjà tué une première bête, une biche de belle taille, et Jonesy
soupçonnait Pete d'être beaucoup plus inquiet à l'idée de manquer
de bière que de manquer sa cible, si jamais il tirait un cerf; pour
Peter Moore, la chasse était un passe-temps, la bière une religion.
Le Beaver était quelque part dans les bois, mais Jonesy n'avait
entendu aucune détonation à moins de huit kilomètres et il
supposait que, comme lui, son ami était toujours à l'affût.
Il y avait un poste dans un vieil érable, à moins de cent mètres
de la cabane, et c'était là que se trouvait Jonesy, sirotant du café
en Thermos et lisant un polar de Robert Parker, lorsqu'il entendit
quelque chose s'approcher. Il reposa le livre et mit la Thermos de
côté. Dans les premiers temps, l'excitation lui aurait fait renverser
son café, mais plus maintenant. Il prit même la peine de revisser le
couvercle d'un rouge brillant de la Thermos.
Cela faisait presque vingt-cinq ans que les quatre hommes
venaient chasser ici, la première semaine de novembre, si l'on
comptait la période pendant laquelle le père de Beav les y avait
amenés ; et jusqu'à cette année, Jonesy n'avait jamais éprouvé
l'envie de prendre l'affût dans le vieil érable. Aucun d'eux,
d'ailleurs, ne le faisait jamais ; on y était trop à l'étroit. Cette
fois-ci, Jonesy avait opté pour ce poste. Les autres avaient leur
petite idée sur ses raisons, mais ils ne savaient pas tout.
À la mi-mars 2001, Jonesy avait été renversé par une voiture
en traversant une rue de Cambridge, non loin du John Jay College
où il enseignait. Il s'en était sorti avec une fracture du crâne, deux
côtes cassées et une hanche en capilotade qu'il avait fallu
remplacer par une combinaison exotique de Teflon et de métal.
L'auteur de l'accident était un professeur d'histoire, un maître de
conférences à la retraite qui (du moins à en croire son avocat) en
était aux premiers stades de la maladie d'Alzheimer et méritait
davantage la pitié que la prison. Trop souvent, s'était dit Jonesy, il
n'y a personne sur qui faire retomber la faute une fois la poussière
dissipée. Et quand bien même, qu'est-ce que cela aurait changé
pour lui ? Il lui fallait continuer à vivre comme il était et se
consoler à l'idée, comme on le lui avait répété tous les jours
(jusqu'à ce que les gens aient tout oublié de l'affaire) que ça aurait
pu être pire. Bien pire.
Ce qui était vrai. Il avait la tête dure, et la fracture s'était
ressoudée. Il n'avait aucun souvenir de ce qui s'était passé dans
l'heure qui avait précédé l'accident, près de Harvard Square, mais
le reste de son équipement, sur le plan mental, fonctionnait très
bien. Ses côtes avaient guéri en un mois. C'est avec la hanche qu'il
avait eu le plus de problèmes, mais il avait pu virer les béquilles en
octobre, et aujourd'hui sa claudication ne revenait qu'avec la
fatigue, en fin de journée.
Pete, Beav et Henry pensaient que c'était à cause de cette
hanche et seulement à cause d'elle que Jonesy avait choisi le poste
dans le vieil érable, au lieu de la fraîcheur humide des bois, et cela
avait certainement compté, mais ce n'était pas la seule raison. Ce
qu'il ne leur avait pas dit, c'est qu'il avait perdu l'envie de tirer un
cerf; ils auraient été déçus. Bon sang, lui-même en était déçu ! Et
pourtant, telle était la vérité. Une nouveauté dans sa vie, dont il
n'avait pas soupçonné l'existence avant le jour où ils étaient
arrivés ici, le 11 novembre, et où il avait sorti le Garand de son
étui. Non pas qu'il fût révolté à l'idée de chasser, non, pas du tout ;
il n'en éprouvait tout simplement plus l'envie. La mort l'avait frôlé
de son aile par une journée ensoleillée de mars, et Jonesy n'avait
aucune envie de la relancer, même si c'était pour la donner et non
la recevoir.

Ce qui le surprenait, c'est qu'il prenait toujours autant de


plaisir à venir au camp de chasse ; qu'il en prenait même plus que
jamais, d'une certaine manière. Les longues soirées à discuter, de
livres, de politique, des conneries qu'ils avaient faites étant gosses,
de leurs projets. Ils avaient tous la trentaine, étaient donc encore
assez jeunes pour avoir des projets, plein de projets, et leurs vieux
liens d'amitié étaient toujours aussi solides.
Les journées, ces heures qu'il passait seul dans le poste d'affût
de l'érable, étaient agréables également. Il prenait un sac de
couchage qu'il enfilait jusqu'à la taille quand il avait froid, et il
emportait un livre. Il avait aussi un baladeur, mais il avait cessé
d'écouter de la musique dès le deuxième jour, lorsqu'il s'était
rendu compte qu'il préférait les murmures montant de la forêt,
soupirs soyeux du vent dans les aiguilles de pin, croassements des
corbeaux. Il lisait un peu, buvait du café, lisait encore un peu,
s'extirpait de temps en temps de son sac de couchage (aussi rouge
qu'une voiture de pompier) pour aller pisser depuis le bord de la
plate-forme. Voilà un homme qui avait une famille nombreuse et
un vaste cercle de collègues. Un homme sociable qui prenait
plaisir aux différentes relations humaines qui sont le corollaire
d'une famille nombreuse et de nombreux collègues - sans parler
des étudiants, du flot incessant des étudiants - sachant y trouver
son équilibre. Ce n'était que lorsqu'il était ici, perché là-haut, qu'il
prenait conscience de la force d'attraction que le silence exerçait
concrètement sur lui. C'était comme retrouver un vieil ami après
une longue absence.
« Tu es sûr que tu préfères rester là ? lui avait demandé
Henry, hier matin. Tu pourrais venir avec moi, pas de problème.
On ne forcera pas trop sur ta jambe, promis.
- Laisse-le, lui avait dit Pete. Ça lui plaît, là-haut. Pas vrai,
Jonesy ?
- Ouais, en quelque sorte. »
Il avait fait cette réponse évasive pour ne pas en dire
davantage, ne pas dire, par exemple, à quel point cela l'enchantait.
Il y a certaines choses qu'on ne se sent pas la liberté de dire, même
à des amis intimes. Parfois, de toute façon, vos amis intimes ont
compris.
« J'vais te dire un truc », était alors intervenu Beaver. Il avait
pris un crayon et commencé à le mordiller - sa manie la plus
tenace et la plus ancienne, remontant à la petite école. « Ça me
fera plaisir de revenir et de te trouver sur ton perchoir, comme la
vigie dans son nid-de-pie dans l'un de ces cons de bouquins de
Hornblower. Le type qui monte la garde.
- Une voile à l'horizon ! » avait répliqué Jonesy et ils avaient
tous ri.
Mais Jonesy avait compris ce qu'avait voulu dire le Beav. Il
éprouvait la même chose. Monter la garde. Laisser vagabonder son
imagination tout en surveillant l'approche des navires, des requins
ou de n'importe quoi. Sa hanche lui faisait mal quand il quittait
son perchoir, le sac rempli de son bordel était lourd dans son dos,
et il se sentait maladroit et empoté tandis qu'il descendait
lentement le long des barreaux de bois cloués au tronc de l'érable,
mais ce n'était pas grave. C'était même bien. Les choses
changeaient, mais seuls les fous croient qu'elles ne peuvent
changer que pour le pire.
Du moins était-ce ce qu'il pensait alors.

Lorsqu'il entendit le froissement des buissons que l'on écarte


et le petit craquement sec d'une tige cassée (bruits
qu'il associa à l'approche d'un cerf, sans remettre une seconde
cette association en question), Jonesy pensa à une formule que
répétait son père : La chance, c'est un truc qu'on a ou qu'on n'a
pas. On ne peut rien y faire. Lindsay Jones avait été un perdant
toute sa vie et avait fait peu de déclarations dignes d'être retenues,
en dehors de celle-ci, qui venait de trouver une nouvelle preuve : le
lendemain du jour où il avait décidé qu'il renonçait à la chasse,
voici qu'un cerf venait droit sur lui, et un gros, en plus, au bruit
qu'il faisait. Un mâle, très probablement, peut-être de la taille d'un
homme.
Qu'il puisse s'agir effectivement d'un homme ne lui vint même
pas à l'esprit. Ils étaient sur un territoire quasi désertique situé à
quatre-vingts kilomètres au nord de Rangeley, et les chasseurs les
plus proches étaient à au moins deux heures de marche. La
première route goudronnée, celle par laquelle on arrivait
finalement au Gosselin's Market (BIÈRE APPÂTS BOISSONS LOTO) était
à près de vingt-cinq kilomètres du camp.
De toutes les façons, se dit-il, ce n'est pas comme si j'avais fait
un vœu.
Non, il n'avait pas fait de vœu. Il reviendrait peut-être dans un
an armé d'un Nikon à la place du Garand, mais on n'était pas
encore l'année prochaine, et le fusil était à côté de lui. À cerf
donné, on ne regarde pas les dents, se dit-il.
Jonesy revissa le couvercle de sa Thermos de café et la mit de
côté. Puis il extirpa la moitié inférieure de son corps du sac de
couchage comme il aurait retiré une chaussette géante et
matelassée (la raideur de sa hanche le faisant grimacer) et prit son
fusil. Pas besoin d'introduire une cartouche dans la chambre et de
produire le bruyant cliquetis propre à faire fuir le gibier ; les
vieilles habitudes sont coriaces, et l'arme serait prête à faire feu
dès qu'il aurait, du bout du pouce, dégagé la sécurité. Ce qu'il fît
lorsqu'il fut bien campé sur ses pieds. La grande excitation
d'autrefois n'était plus là, mais il en restait quelque chose ; son
pouls s'accélérait et la sensation lui fit plaisir. Depuis son accident,
il aimait éprouver ce genre de réactions - comme s'il était deux :
celui qu'il était avant de se faire ratatiner dans la rue, et le
bonhomme plus prudent, plus vieux, qui s'était réveillé à
l'hôpital... si l'on peut parler de réveil pour l'état semi-comateux et
drogué dans lequel il s'était retrouvé. Il lui arrivait parfois
d'entendre une voix qui n'était pas la sienne, sans qu'il sache à qui
elle appartenait, une voix qui s'écriait : Je vous en prie, arrêtez ça,
je peux plus le supporter, faites-moi une piqûre ! Où est Marcy ?
Je veux Marcy ! Elle était pour lui la voix de la mort, la mort qui
l'avait raté dans la rue et qui était donc venue à l'hôpital pour finir
le boulot, la mort déguisée en homme (ou peut-être en femme,
c'était difficile à dire), épuisé de douleur, quelqu'un qui réclamait
Marcy mais voulait dire en fait Jonesy.
L'idée passa - toutes les idées farfelues qu'il avait eues à
l'hôpital avaient fini par passer, mais non sans laisser un résidu.
Ce résidu s'appelait prudence. Il n'avait aucun souvenir du coup
de fil d'Henry lui disant de faire attention à lui (et Henry s'était
bien gardé de le lui rappeler), mais depuis lors, Jonesy faisait
gaffe. Il était prudent. Parce que la mort rôdait peut-être par là,
parce qu'elle risquait peut-être de vous appeler par votre nom.
Mais le passé était le passé. Il avait survécu à cette passe
d'armes avec la mort et personne n'allait mourir ici ce matin sinon
un cerf (et pas une biche, espérait-il) qui s'était aventuré là où il
n'aurait pas dû.
Les craquements et froissements des buissons et des tiges qui
se cassent provenaient du sud-ouest, ce qui signifiait qu'il allait
pouvoir prendre appui sur le tronc de l'érable pour tirer - parfait -
et qu'il était sous le vent. Encore mieux. L'arbre avait perdu
presque toutes ses feuilles et il avait une vue suffisamment
dégagée, même si elle n'était pas idéale, au milieu de l'entrelacs
des branches. Jonesy épaula le Garand, le calant bien contre lui, et
se prépara à tirer un beau sujet de conversation.
Ce qui sauva la vie de McCarthy, au moins pour un temps, fut
la perte d'enthousiasme de Jonesy pour la chasse. Ce qui faillit
bien la lui coûter fut un phénomène que George Kilroy, un ami de
son père, appelait la « fièvre oculaire ». La fièvre oculaire,
prétendait Kilroy, était une variante de la fièvre du chasseur, et
sans doute la deuxième parmi les causes les plus fréquentes des
accidents de chasse. La première étant la boisson, toujours d'après
George Kilroy... et comme le père de Jonesy, Kilroy en connaissait
un bout sur la question. « La première est toujours la boisson. »
Kilroy affirmait que les victimes de la fièvre oculaire
manifestaient toutes la même stupéfaction en constatant qu'elles
avaient tiré sur un poteau, sur une voiture qui passait, voire sur le
côté d'une grange, quand ce n'était pas sur un compagnon de
chasse (lequel était souvent une épouse, un frère ou un enfant).
« Mais je l'ai vu ! » protestaient-ils ; et la plupart, d'après Kilroy,
auraient pu passer sans risque au détecteur de mensonge. Ils
avaient vu le cerf, ou l'ours, ou le loup, ou simplement le coq de
bruyère battant des ailes dans les hautes herbes de l'automne. Ils
l'avaient vu !
Cela tenait, toujours d'après Kilroy, à ce que ces chasseurs
étaient anxieux, au-delà de tout, de faire feu et d'en terminer d'une
manière ou d'une autre. Cette anxiété devenait tellement forte que
le cerveau arrivait à persuader l'œil qu'il voyait ce qui n'était pas
encore visible afin de mettre un terme à cette tension. C'était ça, la
fièvre oculaire. Et si Jonesy n'avait pas l'impression d'être
particulièrement anxieux (ses doigts n'avaient nullement tremblé
lorsqu'il avait revissé le couvercle de la bouteille Thermos), il dut
s'avouer plus tard qu'il avait peut-être bien été victime de cette
maladie.
Un instant, il vit distinctement le cerf à l'autre extrémité du
tunnel formé par les branches entrecroisées, aussi clairement qu'il
avait vu tous ceux qu'il avait abattus au cours des années
précédentes (seize bêtes en tout, six mâles et dix femelles) au Trou
dans le Mur. Il vit sa tête couleur brune, son œil si sombre qu'il
avait le noir velouté d'un présentoir à bijoux, et même une partie
de ses andouillers.
Tire, tire ! lui intima une partie de son esprit, le Jonesy qui
datait d'avant l'accident, le Jonesy qui avait encore son intégrité.
Le Jonesy qui avait de plus en plus souvent élevé la voix, depuis à
peu près un mois, tandis qu'il se rapprochait de cet état mythique
dont les gens qui n'ont jamais été renversés par une voiture
parlent gaiement comme d'une « guérison totale ». Mais jamais il
n'avait autant haussé le ton qu'aujourd'hui. C'était un ordre,
donné sur un ton presque violent.
Et son index, effectivement, se contracta sur la queue de
détente. Il n'atteignit cependant jamais la livre de pression
supplémentaire (ou même pas, peut-être que deux cents grammes
auraient suffi) qui aurait libéré le percuteur. La voix intérieure qui
l'arrêta fut celle du deuxième Jonesy, celui qui s'était réveillé à
l'hôpital, bourré de calmants et désorienté, ayant mal partout, sûr
de rien, sauf que quelqu'un voulait que quelque chose s'arrête, que
ce quelqu'un ne le supportait plus, qu'il voulait au moins une
piqûre, qu'il voulait Marcy.
Non, non, pas tout de suite, attends un peu, lui dit ce nouveau
et plus prudent Jonesy. C'est la voix qu'il écouta. Il resta pétrifié
sur place, le poids de son corps portant surtout sur sa bonne
jambe, la gauche, fusil épaulé, le canon dans l'axe de ce tunnel de
lumière né de l'entrelacs des branches selon un angle peinard de
trente-cinq degrés.
Les premiers flocons de neige voltigèrent dans le ciel blanc
juste à ce moment-là, et Jonesy vit alors une ligne verticale d'un
orange éclatant juste en dessous de la tête du cerf, comme si la
neige l'avait soudainement fait apparaître. Un instant, son système
sensoriel se mit en rideau et il ne vit plus, au-delà de la ligne de
mire, qu'un fouillis indescriptible, comme le mélange des taches
de peinture sur la palette d'un peintre. Il n'y avait ni cerf, ni
homme, pas même des arbres, rien qu'un chaos de noir, de brun et
d'orangé le laissant perplexe.
Puis il y eut un peu plus d'orangé, et une forme se mit à
prendre sens : un couvre-chef, une de ces casquettes équipées
d'oreillettes qui se rabattent et se nouent sous le cou. Les
chasseurs non natifs du Maine les achetaient dans les magasins
spécialisés genre L.L. Bean, au prix de quarante-quatre dollars, et
chacune portait à l'intérieur une petite étiquette proclamant :
FABRIQUÉ AVEC FIERTÉ PAR DES OUVRIERS SYNDIQUÉS AMÉRICAINS. On
pouvait aussi s'en procurer au Gosselin's Market pour sept billets.
Les étiquettes, alors, disaient simplement : FABRIQUÉ AU
BANGLADESH.
Le couvre-chef remit tout horriblement en place : le brun qu'il
avait pris pour la tête du cerf était la veste en laine de l'homme, le
noir velouté de l'œil de l'animal était un bouton ; quant aux
andouillers, ce n'était rien de plus que des branches, des branches
appartenant à l'arbre sur lequel il se tenait. Certes, l'homme était
bien imprudent (Jonesy ne put se résoudre à employer le mot
cinglé) de se balader dans les bois habillé d'une veste marron,
mais Jonesy était bien en peine de comprendre comment il avait
failli commettre cette erreur, une erreur qui aurait eu des
conséquences effroyables. Parce qu'enfin, l'homme portait une
casquette orange, non ? Ainsi qu'un gilet de rabatteur, d'un orange
éclatant, par-dessus la veste marron, sa seule et bien relative
imprudence. L'homme s'était trouvé...
... trouvé à une demi-livre de pression d'index de la mort.
Peut-être moins.
Jonesy en prit conscience d'une manière viscérale, tellement
Foudroyante qu'il eut l'impression d'être projeté hors de son
corps. Pendant quelques instants terribles, éblouissants, qu'il
n'oublierait jamais, il ne fut ni le Jonesy numéro un, plein de
confiance en lui, d'avant l'accident, ni le Jonesy numéro deux, le
survivant beaucoup plus circonspect qui passait tant de temps
dans l'inconfort physique et la confusion mentale. Il fut, pendant
ces instants, encore un autre Jonesy, une présence invisible qui
aurait regardé un chasseur juché sur une plate-forme dans un
arbre. Le chasseur avait des cheveux courts qui grisonnaient déjà,
deux plis creusés de part et d'autre de la bouche, un chaume de
barbe sur les joues, le regard hagard. Le chasseur était sur le point
de tirer. La neige avait commencé à danser autour de sa tête et à se
poser sur sa chemise en grosse flanelle brune déboutonnée, et il
était sur le point d'ouvrir le feu sur un homme portant une
casquette orangée et un gilet comme il en aurait porté un
lui-même s'il avait été dans les bois en compagnie du Beav, et non
pas posté sur cet arbre.
Il redégringola brutalement en lui-même, tout à fait comme
on retombe sur son siège, en voiture, lorsqu'on a franchi trop vite
un nid-de-poule. Horrifié, il se rendit compte qu'il continuait de
viser l'homme avec le Garand, comme si quelque abruti d'alligator,
tout au fond de son cerveau, refusait de renoncer à l'idée que
l'homme à la veste marron était une proie. Pire, il avait
l'impression d'être incapable de relâcher la pression de son index
sur la détente. Il y eut même une ou deux secondes horribles
pendant lesquelles il crut qu'il l'augmentait, qu'il rongeait
inexorablement les quelques dizaines de grammes entre lui et la
plus grande erreur de sa vie. Il finit par accepter plus tard l'idée
que tout cela n'avait été qu'une illusion, un peu du même genre
que lorsqu'on a la sensation de partir à reculons, dans sa voiture à
l'arrêt, parce que du coin de l'œil on voit avancer le véhicule à côté
du sien.
Non, il était simplement pétrifié sur place, c'était déjà assez
affreux comme ça, assez infernal. Tu penses trop, Jonesy, aimait
bien lui dire Pete quand il le surprenait le regard perdu dans le
vague, ne suivant plus la conversation ; ce qu'il voulait dire, sans
doute, c'était : Tu t'imagines trop de choses, Jonesy, ce qui était
très probablement vrai. Oui, il imaginait certainement trop de
choses, et il se retrouvait à présent juché sur un arbre, sous la
première averse de neige de la saison, les cheveux hérissés et en
bataille, l'index verrouillé sur la détente du Garand, ne l'écrasant
pas davantage, comme il l'avait un instant redouté, mais ne la
relâchant pas non plus, alors que l'homme était presque en
dessous de lui, maintenant, la mire du Garand braquée sur la
casquette orange, la vie de cet homme tenant au fil invisible qui
reliait le canon du Garand à cette casquette, la vie de cet homme
qui pensait peut-être en ce moment qu'il allait changer de voiture
ou tromper sa femme ou acheter un poney à son aînée (Jonesy eut
plus tard des raisons de savoir que McCarthy n'avait pensé à rien
de tout cela, mais pas sur le moment, évidemment, pas pendant
qu'il était dans l'arbre, le doigt crocheté à la détente de son fusil),
qui ne se doutait de rien, comme Jonesy ne s'était douté de rien
lorsqu'il s'était retrouvé sur un trottoir de Cambridge, son
porte-documents à la main, un exemplaire du Boston Phoenix
sous le bras, comme il ne s'était pas douté que la mort rôdait dans
le quartier, sinon la Mort en personne, un personnage filant d'un
train d'enfer, l'air de s'être échappé de l'un des premiers films
d'Ingmar Bergman, cachant ses instruments dans les plis de sa
robe de bure. Des ciseaux, peut-être. Ou un scalpel.
Et le pire était que l'homme n'allait pas mourir, en tout cas pas
tout de suite. Il tomberait et resterait au sol, poussant des cris,
comme Jonesy s'était retrouvé au sol, dans la rue, poussant des
cris. Il ne se souvenait pas d'avoir crié, mais bien entendu, il avait
crié ; on le lui avait dit et il n'avait pas eu de raisons de ne pas le
croire. Crié à s'en faire péter les cordes vocales, très
vraisemblablement. Et si l'homme en veste marron et accessoires
orange s'était mis à appeler Marcy ? Bon, d'accord, il n'y avait
aucune chance, ça ne se serait pas produit dans la réalité, mais
Jonesy aurait pu croire qu'il appelait Marcy. S'il existait un truc
comme la fièvre oculaire, s'il était capable de regarder un type en
veste marron et de le prendre pour un cerf, il devait sans doute
exister un équivalent auditif du phénomène. Entendre un homme
hurler et savoir qu'on en était la raison - Dieu du ciel, non ! Et son
index qui ne se détendait toujours pas.
Ce qui mit un terme à sa paralysie fut à la fois simple et
inattendu : à une dizaine de pas du pied de l'arbre, l'homme
tomba. Jonesy distingua l'étrange gémissement de surprise et de
douleur qu'il poussa - quelque chose comme mrof! - et son doigt
quitta la détente sans même qu'il y pense.
L'homme s'était retrouvé à quatre pattes, ses mains gantées de
brun (autre erreur, les gants marron, ce type aurait aussi bien fait
de se balader avec un panneau TIREZ-MOI DESSUS ! dans le dos, se dit
Jonesy) étalées sur le sol qui commençait à blanchir. Lorsqu'il se
releva, il se mit à parler à voix haute, d'un ton irrité et abasourdi.
Jonesy ne se rendit pas compte, sur le moment, que l'homme
pleurait aussi.
« Oh, mon Dieu, mon Dieu », dit l'homme en se relevant avec
peine. Il oscillait sur place, comme s'il était ivre. Jonesy n'ignorait
pas que lorsqu'ils étaient lâchés dans les bois, loin de leur famille
pendant une semaine, ou même seulement deux ou trois jours, les
hommes étaient capables de se livrer à toutes sortes de
perversités, l'une des plus courantes étant de commencer à boire à
dix heures du matin. Il n'avait pas l'impression, cependant, que le
nouveau venu était saoul. Sans raison précise - juste une
impression.
« Oh, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu... », puis, lorsqu'il se
remit à marcher : « Et maintenant la neige. Je vous en prie, mon
Dieu... Pas la neige... »
Ses premiers pas furent incertains et hésitants. Jonesy était
presque sur le point de revenir sur sa première impression,
d'admettre que ce type était bourré, lorsqu'il se mit à marcher avec
un peu plus d'assurance, d'un pas plus ferme. Il se grattait la joue
droite.
Il passa directement sous le poste d'affût, réduit pendant un
instant au cercle orange de sa casquette et à des épaules marron
de part et d'autre. Sa voix monta vers Jonesy, embrouillée et
pleine de larmes, principalement constituée de Oh, mon Dieu,
avec quelques Oh, Seigneur ! ou Et maintenant la neige comme
épices.
Jonesy resta où il était, regardant le type disparaître sous la
plate-forme pour réapparaître de l'autre côté. Il pivota sans y
penser, voulant continuer d'observer l'inconnu ; il n'eut pas
conscience non plus d'avoir abaissé son fusil, prenant même le
temps de remettre la sécurité.
Jonesy ne l'appela pas, et il se dit qu'il savait pourquoi : simple
culpabilité. Il avait peur que l'homme, rien qu'en le regardant, lise
la vérité dans ses yeux, même à travers les larmes qui lui coulaient
sur les joues, même à travers la neige qui tombait plus dru ;
l'homme allait comprendre que Jonesy avait pointé son fusil sur
lui et failli le tuer.
A une vingtaine de pas au-delà de l'arbre, l'inconnu s'arrêta et
resta planté où il était, et, une main gantée levée à son front pour
s'abriter de la neige, se mit à regarder devant lui. Jonesy comprit
qu'il venait de voir le Trou dans le Mur. Et de se rendre compte
qu'il était sur un véritable sentier. Les Oh, mon Dieu cessèrent et
le type se mit à courir vers le ronronnement de la génératrice,
dans un balancement du corps comme on en a sur le pont d'un
bateau. Jonesy entendit ses halètements brefs et essoufflés tandis
qu'il courait lourdement vers la vaste cabane, d'où montaient, par
la cheminée, des volutes de fumée paresseuses qui disparaissaient
presque aussitôt au milieu de la neige.
Jonesy commença la laborieuse descente le long des barreaux
de fortune cloués à l'érable, le fusil passé en bandoulière à l'épaule
(la pensée que l'homme puisse présenter un danger ne lui était pas
venue à l'esprit, pas encore ; simplement, il ne tenait pas à laisser
le Garand, qui était une arme de qualité, exposé à la neige). Sa
hanche s'était raidie et, le temps d'atteindre le pied de l'arbre,
l'homme qu'il avait failli tuer avait presque atteint la porte de la
cabane... laquelle n'était évidemment pas fermée à clef. Personne
ne la fermait jamais à clef, pas ici, au milieu des bois.

À environ trois mètres de la dalle de pierre qui faisait office de


seuil, côté façade, l'homme en veste marron et casquette orange
tomba de nouveau. Il perdit son couvre-chef, révélant une tignasse
brune, collée par la sueur, qui commençait à s'éclaircir. Il resta
quelques instants à genoux, tête baissée, haletant péniblement à
petits coups rapides.
Il ramassa sa casquette et, au moment où il la remettait,
Jonesy l'interpella.
L'homme se remit tant bien que mal debout et exécuta une
volte-face vacillante. La première impression de Jonesy fut qu'il
avait le visage très long, un de ces visages que l'on qualifie parfois
de « chevalin ». Puis, comme Jonesy s'approchait, la hanche
douloureuse mais sans vraiment boiter (et il valait mieux, parce
que le sol devenait de plus en plus glissant), il se rendit compte
que le type n'avait pas une figure particulièrement longue, en fin
de compte : il était simplement très effrayé et très, très pâle. La
tache rouge, à l'endroit de la joue où il s'était gratté, ressortait
vivement. Le soulagement qu'il éprouva quand il vit que quelqu'un
se précipitait vers lui fut immense et immédiat. Jonesy faillit rire
de lui-même, de la crainte qu'il avait eue, sur la plate-forme, que le
type lise dans son regard. Ce malheureux n'en était pas au stade
où l'on interprète les expressions, et il se fichait pas mal de savoir
d'où sortait Jonesy et ce qu'il avait pu y faire. Il avait plutôt l'air
prêt à se jeter à son cou et à le couvrir de gros baisers baveux.
« Grâce à Dieu ! « s'écria l'homme. Il tendit une main vers
Jonesy et se traîna vers lui, sur le fin tapis de neige fraîche en train
de geler. « Oh bon sang, je me suis perdu, je suis perdu dans les
bois depuis hier, je croyais que j'allais y crever. Je... je... »
Il dérapa, et Jonesy le rattrapa par les bras. C'était un géant,
plus grand que Jonesy qui mesurait pourtant un mètre
quatre-vingt-cinq, et même ses épaules étaient plus larges. Malgré
tout, la première impression de Jonesy fut qu'il était sans
substance, comme si la peur l'avait vidé et laissé aussi léger qu'un
chardon desséché.
« Du calme, l'ami, dit Jonesy. Du calme, tout va bien à
présent, vous avez fait le plus dur. Entrons nous mettre au chaud,
vous vous sentirez mieux. »
Comme si le mot chaud avait été un signal, l'homme se mit à
claquer des dents. « D'a-d'accord. » Il essaya de sourire, mais sans
grand succès. Jonesy fut une fois de plus frappé par son extrême
pâleur. Certes, il faisait froid ce matin, autour de zéro, mais les
joues du type n'étaient que cendres et plomb. La seule autre
couleur de son visage, en dehors de la tache rouge à sa joue, était
les deux croissants sombres, sous ses yeux.
Jonesy passa un bras autour des épaules de l'homme, soudain
pris d'une tendresse absurde et pataude pour cet étranger, une
émotion si forte qu'elle était comparable à celle du jour où il était
tombé amoureux pour la première fois ; une certaine Marie-Jo
Martineau, en blouse blanche sans manches et jupe droite en jean
coupée juste au-dessus des genoux. Il était maintenant tout à fait
convaincu que l'homme n'avait pas bu et que c'était la peur,
s'ajoutant sans doute à l'épuisement, qui l'avait fait vaciller et
tomber. Son haleine avait cependant une odeur curieuse, évoquant
un peu la banane. Elle rappela à Jonesy l'éther qu'il mettait dans le
carburateur de sa première voiture, une Ford datant de l'époque
du Viêt-nam, quand il fallait lancer le moteur par temps froid.
« Alors, on rentre ?
- Ouais. J-j'ai f-froid. Grâce au ciel, vous é-étiez là. Est-ce
que...
- Non, le camp appartient à un ami. »
Jonesy ouvrit la porte en chêne verni et aida l'homme à
franchir le seuil. Le contact de l'air chaud coupa un instant la
respiration à l'étranger, et une faible rougeur monta à ses joues.
Jonesy fut soulagé de constater qu'il avait tout de même encore un
peu de sang.

Comme cabane, le Trou dans le Mur était un lieu plutôt


grandiose, comparé aux normes en vigueur au fond des bois.
Certes, il y avait bien la grande pièce commune faisant à la fois
office de cuisine, de salle à manger et de séjour, mais à cela
s'ajoutaient deux chambres, dans le fond, plus une autre à l'étage,
sous la partie la plus haute du toit à une seule pente. L'odeur du
pin et la luminosité tendre et vernie du bois dominaient la grande
salle. Il y avait un tapis navajo sur le sol et, sur l'un des murs, une
tapisserie micmac représentant de courageux et minuscules
chasseurs entourant un ours énorme. Une table en chêne massif,
pouvant recevoir facilement huit convives, définissait le
coin-repas. Il y avait une cuisinière à bois dans la cuisine, une
cheminée dans le séjour ; quand les deux fonctionnaient, il régnait
une telle chaleur, même s'il faisait moins vingt dehors, qu'on
sombrait dans l'hébétude. Le mur ouest comprenait une grande
baie vitrée dont la vue donnait sur une pente très raide qu'un
incendie avait ravagée au cours des années soixante-dix ; des
arbres morts se dressaient encore, calcinés, torturés, dans la neige
de plus en plus épaisse. Jonesy, Pete, Henry et le Beav appelaient
ce profond ravin la Combe, car c'était ainsi que le père de Beav et
ses amis l'appelaient autrefois.
« Oh, mon Dieu, merci mon Dieu, merci aussi à vous », dit
l'homme à Jonesy, et quand Jonesy sourit (tout ça faisait
beaucoup de mercis), il partit d'un rire aigu comme pour dire qu'il
le savait, que c'était normal de trouver ça comique, mais qu'il ne
pouvait s'en empêcher. Il se mit à prendre de profondes
inspirations, ayant l'air, un instant, d'un yogi en plein exercice. À
chaque fois qu'il expirait, il parlait.
« Bon sang, j'ai bien cru que j'allais y rester, la nuit dernière...
il faisait tellement froid... et il y avait une telle humidité dans
l'air... je me souviens de m'être dit, bon Dieu, pourvu que la neige
ne se mette pas à tomber... j'étais pris de quintes de toux
incoercibles... quelque chose s'est approché et je me suis dit qu'il
fallait que je m'arrête de tousser, que si c'était un ours... il risquait
de croire qu'on le provoquait... sauf que je n'ai pas pu et qu'au
bout d'un moment... il a fini par partir de lui-même...
- Vous avez vu un ours, cette nuit ? »
Jonesy était à la fois fasciné et effrayé. Le vieux Gosselin et ses
momies de compères, au magasin, adoraient raconter des histoires
d'ours, en particulier aux gens qui n'étaient pas du coin, mais
l'idée que cet homme, seul et perdu dans la nuit, avait été menacé
par une de ces bêtes était carrément horrible. C'était comme
entendre un matelot vous parler d'un monstre marin.
« Je ne suis pas sûr que c'était un ours », répondit l'homme
avec, soudain, un regard sournois de côté qui déplut à Jonesy,
sans qu'il sache comment l'interpréter. « C'est impossible à dire,
parce qu'à ce moment-là les éclairs avaient cessé.
- Des éclairs, aussi ? Eh bien ! » Si l'état de détresse de
l'homme n'avait pas été aussi évident, Jonesy se serait demandé
s'il ne se payait pas sa tête. À la vérité, il se le demanda un peu.
« Genre éclairs de chaleur, je suppose », dit l'homme, qui eut
le mouvement d'épaules de quelqu'un qui s'en fiche. Il gratta la
rougeur qu'il avait à la joue, rougeur qui pouvait être due à une
engelure. « En hiver, ça veut dire que le mauvais temps arrive.
- Et vous avez vu ça ? La nuit dernière ?
- Je crois bien. » L'homme lui adressa un nouveau coup d'œil
en biais, mais cette fois-ci Jonesy n'y détecta rien de sournois ; il
n'y lut que de l'épuisement. « Tout ça se mélange dans ma tête...
mon estomac me fait mal depuis que je suis parti... j'ai toujours
mal à l'estomac quand j'ai la pétoche... ça remonte à quand j'étais
petit... »
Et il était effectivement comme un petit garçon, pensa Jonesy,
jetant des regards effrayés partout sans s'en rendre compte. Il le
conduisit jusqu'au canapé, devant la cheminée, et le type se laissa
faire. La pétoche. Il a dit la pétoche et non pas la frousse ou autre
chose. Le mot qu'il employait quand il était gosse.
« Donnez-moi votre veste », dit Jonesy. Et, tandis que l'autre
se déboutonnait puis tirait sur la fermeture Éclair en dessous,
Jonesy pensa à nouveau qu'il l'avait pris pour un cerf - pour un
grand cerf mâle, bon sang ! - et qu'il avait confondu l'un de ces
gros boutons avec l'œil de la bête, et qu'il avait bien failli lui
envoyer une balle.
À mi-chemin, la fermeture Éclair se coinça
dans le tissu. L'homme regarda ce qui se passait, bouche bée,
comme si c'était un incident totalement inédit pour lui. Et lorsque
Jonesy tendit la main, il baissa les bras et se laissa faire comme s'il
avait six ans, comme il se serait laissé faire par sa mère s'il avait
mis sa galoche droite à la place de la gauche ou sa veste à l'envers.
Jonesy décoinça la petite glissière dorée et la fît descendre
complètement. Par la grande baie vitrée, la Combe disparaissait
peu à peu, mais on distinguait encore les formes noires et
hérissées des arbres les plus proches. Presque vingt-cinq ans qu'ils
venaient chasser ici tous les automnes, presque vingt-cinq ans
sans discontinuer, et jamais il n'y avait eu autre chose qu'une
petite averse de neige inconsistante. On aurait dit que cela allait
changer, mais comment savoir ? De nos jours, les types de la
météo, à la radio ou à la télé, vous parlent de dix centimètres de
poudreuse comme si la prochaine ère glaciaire venait de
commencer.
Pendant un moment, l'homme se contenta de rester planté où
il était, la veste ouverte, la neige fondant de ses bottes et formant
une petite flaque sur le bois poli du plancher, la tête tournée vers
les poutres du plafond, bouche bée et, en effet, il avait vraiment
l'air d'un géant de six ans. On s'attendait presque à voir des
moufles suspendues par des cordons à ses poignets. Il se
débarrassa de sa veste avec un mouvement typiquement enfantin :
il effaça ses épaules et laissa glisser le vêtement. Si Jonesy ne
l'avait pas rattrapé, il serait tombé sur le sol et aurait aussitôt
pompé la neige fondue de la flaque.
« Qu'est-ce que c'est ? »
Un instant, Jonesy ne comprit pas de quoi l'homme voulait
parler, puis il suivit son regard, qui était tourné vers un morceau
de tissage accroché à la poutre centrale. Un tissage coloré, rouge et
vert avec des éclats jaune vif, qui faisait penser à une toile
d'araignée.
« C'est un attrape-rêves, répondit Jonesy. Un objet magique
indien. En principe, il est là pour vous protéger des cauchemars, je
crois.
- C'est à vous ? »
Jonesy n'aurait su dire s'il parlait de la cabane (peut-être
l'homme n'avait-il pas fait attention, la première fois) ou
seulement de l'attrape-rêves, mais dans un cas comme dans l'autre
la réponse était la même : « Non, à mon ami. On vient chasser ici
tous les ans.
- Vous êtes combien ? »
L'homme frissonnait. Il se tenait bras croisés sur la poitrine,
les coudes dans la paume des mains, tout en regardant Jonesy qui
allait accrocher la veste au portemanteau, près de la porte.
« Quatre. Beaver - c'est à lui qu'appartient le camp - est à la
chasse, en ce moment. Il va peut-être revenir, avec cette neige.
Sûrement, même. Pete et Henry sont allés au magasin.
- Le Gosselin's Market ? Celui-là ?
- Exact. Asseyez-vous donc. » Le canapé était un monument
d'une longueur ridicule, un modèle démodé depuis des dizaines
d'années, mais il ne sentait pas trop mauvais, et jusqu'ici la
vermine ne l'avait pas envahi. Le bon goût et le design n'étaient
pas un souci majeur au Trou dans le Mur.
« Ne bougez pas d'ici », reprit Jonesy, laissant l'homme,
toujours secoué de frissons, les mains à présent coincées entre les
genoux. Son jean avait cet aspect boudiné qui trahit la présence de
caleçons longs en dessous, mais il n'en tremblait pas moins de tout
son corps. La chaleur, cependant, lui avait empourpré le visage et
l'étranger, loin de ressembler à un cadavre comme lorsqu'il était
arrivé, avait à présent plutôt l'air de couver une diphtérie.
Pete et Henry occupaient la plus grande des deux chambres du
rez-de-chaussée. Jonesy y entra, ouvrit le coffre en cèdre placé à
gauche de la porte et en retira l'un des deux couvre-pieds en duvet
qui étaient pliés dedans. Tandis qu'il traversait à nouveau le séjour
pour rejoindre l'homme qui tremblait toujours sur le canapé,
Jonesy se rendit compte qu'il ne lui avait pas posé la question la
plus élémentaire de toutes, la question que même un môme de six
ans incapable de débloquer sa fermeture à glissière penserait à
poser.
Et tandis qu'il disposait la couverture sur l'étranger assis sur le
canapé démesuré, il demanda : « Comment vous vous
appelez ? » prenant en même temps conscience qu'il le savait
presque. McCoy ? McCann ?
L'homme que Jonesy avait failli abattre leva les yeux, tout en
tirant le couvre-pied jusqu'à son cou. Les demi-lunes brunâtres,
sous ses yeux, viraient au violet.
« McCarthy, dit-il, Richard McCarthy. » Sa main,
étonnamment rebondie et blanche, sans son gant, sortit de sous la
couverture comme un animal timide. « Et vous ?
- Gary Jones, répondit Jonesy en serrant la main de McCarthy
avec celle des siennes qui avait failli appuyer sur la détente. Mais
on m'appelle le plus souvent Jonesy.
- Merci, Jonesy. » McCarthy le regarda avec une expression
sérieuse. « Je crois que vous m'avez sauvé la vie.
- Oh, il ne faut rien exagérer. »
Jonesy regarda de nouveau la tache rouge sur la joue de
l'homme. Un coup de gel, rien qu'une petite tache. Le gel,
forcément.
II

Le Beav

« Il faut que je vous dise qu'on ne peut appeler personne d'ici,


expliqua Jonesy. La ligne la plus proche passe à des kilomètres. Il
y a bien une gégène pour l'électricité, mais c'est tout. »
McCarthy, dont seule la tête émergeait de la couverture,
acquiesça : « J'entendais tourner la génératrice, mais vous savez
comment c'est, quand on est perdu, les bruits sont bizarres. On a
par moments l'impression qu'ils viennent de la gauche, ou de la
droite, et puis on jurerait qu'ils viennent de derrière et qu'il vaut
mieux faire demi-tour. »
Jonesy, qui ne savait pas du tout comment c'était, en réalité,
hocha néanmoins la tête. Mis à part la semaine, ou à peu près, qui
avait suivi son accident et qu'il avait passée à errer dans un
brouillard de calmants et de souffrance, il n'avait jamais été perdu.
« Je me demande quelle est la meilleure solution pour vous,
dit Jonesy. Je crois que dès que Pete et Henry seront de retour, il
sera préférable de vous évacuer. Combien étiez-vous, dans votre
groupe ? »
McCarthy donna l'impression qu'il avait besoin de réfléchir
pour répondre. Ce détail s'ajoutant aux autres, comme sa
démarche incertaine, ses regards apeurés, confirma la première
impression du prof d'histoire : l'homme était en état de choc. Il
s'étonna qu'une seule nuit passée dans la forêt puisse produire un
tel effet et se demanda s'il aurait réagi aussi violemment.
« Quatre, répondit finalement McCarthy au bout d'une
minute. Exactement comme vous. On chassait en équipe de deux.
J'étais avec un de mes amis, Steve Otis. Il est avocat, comme moi.
À Skowhegan. On est tous de Skowhegan, vous savez, et pour
nous, cette semaine, c'est la grande affaire de l'année. »
Jonesy sourit.
« Ouais. Comme pour nous.
- Bref, je crois que je me suis trop écarté, reprit McCarthy en
secouant la tête. Je ne sais pas... j'entendais Steve, sur ma droite,
je voyais même parfois son gilet entre les arbres, et ensuite... je ne
sais vraiment pas. Je crois que je me suis mis à penser à des
trucs... y'a rien comme la forêt pour vous faire penser à des trucs...
et puis je me suis retrouvé tout seul. Je crois que j'ai essayé de
revenir sur mes pas, mais la nuit est tombée... » Il eut de nouveau
un mouvement de dénégation. « Tout est mélangé dans ma tête,
mais oui, on était quatre, je crois que ça, j'en suis sûr. Moi, Steve,
Nat Roper et la sœur de Nat, Becky.
- Ils doivent être malades d'inquiétude. »
McCarthy parut tout d'abord surpris, puis apeuré.
Manifestement, l'idée ne lui était pas encore venue à l'esprit.
« Ouais. Évidemment. Oh, mon Dieu, les pauvres... »
Jonesy dut retenir un sourire. Quand il était lancé, McCarthy
lui rappelait tout à fait un personnage de Fargo, le film
inénarrable des frères Coen.
« C'est pourquoi je pense qu'il vaut mieux que vous ne restiez
pas ici. Si, bien entendu...
- Je ne veux pas vous embêter...
- Nous vous ramènerons. Si nous pouvons. Si le temps le
permet, c'est ce que je veux dire, car ça n'a pas l'air de se calmer,
au contraire.
- On dirait bien, répondit avec amertume McCarthy. On
pourrait croire qu'ils sont capables de faire mieux, avec tout leur
bazar de satellites et de radars et j'sais pas quoi encore.
Parlons-en, de leur temps agréable et raisonnablement frais pour
la saison, hein ! »
Jonesy regarda l'homme pelotonné sous le couvre-pied, rien
qu'une figure empourprée et une tignasse de cheveux bruns qui
commençaient à se raréfier, empreinte d'une certaine perplexité.
Les prévisions qu'il avait entendues - non seulement lui, mais
Pete, Henry et le Beav - parlaient toutes de précipitations de neige,
depuis deux jours. Certains prévisionnistes avaient bien dit que la
neige pourrait se changer en pluie, mais le type de la station de
Castle Rock, ce matin (WCAS était la seule radio qu'ils pouvaient
capter, au Trou dans le Mur, et encore la réception était-elle
mauvaise et sur fond de grésillements) avait annoncé l'arrivée
d'un Alberta Clipper, autrement dit un « gros-porteur » en
provenance de l'Alberta qui donnerait entre quinze et vingt
centimètres de neige, et serait peut-être suivi d'une forte
dépression en provenance du nord-est, si les températures
restaient basses et si la masse d'air n'était pas détournée vers
l'océan. Jonesy ignorait d'où McCarthy tenait ses prévisions
météo, mais certainement pas de WCAS. Bon, le type perdait un
peu les pédales, c'était le plus probable, et il en avait bien le droit.
« Ça vous dirait, si je préparais un peu de soupe, Mr
McCarthy ? »
L'homme eut un sourire plein de gratitude.
« Ouais, ça me dirait bien. J'ai eu très mal à l'estomac cette
nuit, c'était encore très violent ce matin, mais je me sens mieux, à
présent.
- C'est le stress, expliqua Jonesy. Moi, j'aurais dégueulé tripes
et boyaux. Et je crois bien qu'en prime, j'aurais fait dans mon
pantalon.
- Non, je n'ai pas vomi. J'en suis à peu près sûr. Mais... » Il
secoua de nouveau la tête. Comme s'il avait eu un tic nerveux. « Je
sais pas. À la manière dont tout se mélange dans ma tête, j'ai
l'impression d'avoir fait un cauchemar.
- Il est fini, Mr McCarthy, il est fini. »
Jonesy se sentait un peu idiot de dire ça, comme un bon
tonton, mais le type, c'était clair, avait besoin d'être rassuré.
« Bien. Merci. Je prendrais volontiers un peu de soupe.
- On en a à la tomate, au poulet, et peut-être même une boîte
de Chunky Sirloin. Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?
- Au poulet. Ma mère disait toujours qu'il y a rien de mieux
que la soupe au poulet quand on se sent patraque. »
Il sourit en disant cela, et Jonesy dut faire un effort pour ne
pas écarquiller les yeux. McCarthy avait des dents bien blanches et
parfaitement rangées, trop bien rangées, en fait, pour ne pas
devoir beaucoup à l'art du dentiste, étant donné son âge – il devait
avoir en effet dans les quarante-cinq ans. Mais il lui en manquait
au moins quatre : les canines du haut (celles que le père de Jonesy
aimait appeler les dents de vampire) et deux du bas, au milieu -
Jonesy ne se rappelait plus leur nom. Il y avait cependant une
chose qu'il savait : McCarthy ne se rendait pas compte qu'il ne les
avait plus. Personne, sachant qu'il a de tels trous dans
l'alignement de ses quenottes, ne les aurait exposées au regard de
manière aussi naturelle, même dans de telles circonstances. C'est
du moins ce que pensa Jonesy. Il sentit un désagréable petit
frisson lui tordre les entrailles, comme un coup de téléphone
arrivant de nulle part. Il se tourna vers la cuisine avant que
McCarthy pût voir son expression changer et se demander ce qui
n'allait pas. Ou même lui demander ce qui n'allait pas.
« Et une soupe au poulet... Que diriez-vous d'un
croque-monsieur, par là-dessus, Mr McCarthy ?
- Si ce n'est pas trop vous demander. Et appelez-moi Richard,
voulez-vous ? Ou Rick, c'est encore mieux. Quand quelqu'un me
sauve la vie, j'ai très envie qu'on soit dans les meilleurs termes.
- Rick, pas de problème. »
Vaudrait mieux faire réparer ce râtelier avant ta prochaine
plaidoirie, Rick.
L'impression qu'il y avait quelque chose qui clochait
sérieusement était très forte. Un clic! comme quand il avait
presque deviné le nom de McCarthy. Il était encore bien loin de se
mordre les doigts de ne pas avoir abattu l'homme quand il l'avait
tenu dans sa ligne de mire, mais il commençait à regretter qu'il ne
soit pas passé plus au large de l'arbre au lieu de faire irruption
dans sa vie.

2
La soupe chauffait sur la cuisinière et il commençait à
préparer les sandwichs au fromage lorsque souffla la première
rafale de vent - un énorme soupir qui fit craquer le chalet et
souleva un furieux tourbillon de neige. Un instant, les silhouettes
torsadées des arbres morts disparurent de la Combe et on ne vit
plus que du blanc par la grande baie vitrée, comme si on venait de
déployer un écran de cinéma géant juste devant. Pour la première
fois, Jonesy ressentit une pointe d'inquiétude, non pas pour Pete
et Henry qui devaient déjà être sur le chemin de retour avec le
Scout, mais pour Beaver. Il avait beau se dire que si quelqu'un
avait peu de chances de se perdre dans cette forêt, c'était bien le
Beav, il savait aussi que dans un vrai blizzard, un white-out,
personne ne pouvait se retrouver. On a tous les atouts contre soi,
comme aurait dit aussi son bon à rien de père ; un de ses
proverbes favoris, pas aussi bon que La chance, c'est un truc qu'on
a ou qu'on n'a pas. On ne peut rien y faire, mais pas mal non plus.
Le bruit de la gégène aiderait peut-être le Beav à retrouver son
chemin mais, comme l'avait fait remarquer McCarthy, les bruits
peuvent être trompeurs. En particulier quand le vent se met à
souffler comme il avait l'air décidé à le faire.
Sa maman lui avait appris les rudiments de cuisine à quoi se
résumaient ses talents en la matière, notamment l'art de préparer
les sandwichs au fromage fondu. Commence par mettre un peu de
mouche-tard - telle était l'interprétation de moutarde par Janet
Jones - et beurre ton bout de pain, mais pas la poêle. Si jamais tu
beurres la poêle, tout ce que t'auras, c'est du pain frit avec du
fromage dedans. Il n'avait jamais compris comment le fait de
mettre le beurre plutôt sur le pain que dans la poêle pouvait
changer quelque chose au résultat final, mais il procédait toujours
comme sa mère, même si c'était emmerdant de beurrer le dessus
des tartines lorsque le dessous grillait. De même, il n'aurait jamais
circulé dans la maison sans avoir enlevé ses bottes dans l'entrée...
car, comme elle le disait : « Ça te tire les pieds. » Il ne savait
toujours pas ce que cela signifiait mais encore aujourd'hui, alors
qu'il approchait de la quarantaine, il enlevait ses bottes dès la
porte franchie pour qu'elles ne lui tirent pas les pieds.
« Je crois que je vais m'en taper un moi aussi », dit Jonesy en
posant les sandwichs dans la poêle.
La soupe commençait à fumer et sentait bon, une odeur
réconfortante.
« Bonne idée. J'espère que vos amis n'ont pas de problèmes.
- Ouais. Où est votre camp ? demanda Jonesy en remuant la
soupe.
- Avant, on chassait à Mars Hill, dans une cabane que
possédait l'oncle de Nat et Becky, mais je ne sais quel crétin y a
mis le feu, il y a deux étés de ça. D'après le chef des pompiers, il
avait dû boire un coup de trop et ne plus s'occuper de la cheminée
ensuite. »
Jonesy acquiesça.
« L'histoire classique.
- L'assurance a bien payé, mais nous étions toujours
sans camp de chasse. J'ai cru un temps que c'était fichu, puis Steve
a trouvé un joli coin du côté de Kineo. Ce n'est même pas une
commune, administrativement, juste un hameau qui appartient
sans doute au Jefferson Tract, mais c'est comme ça que les trois ou
quatre habitants du coin l'appellent, Kineo. Vous voyez où ça se
trouve ?
- Je connais », répondit Jonesy, avec la sensation bizarre que
ses lèvres étaient comme engourdies.
Il venait de recevoir encore un de ces coups de téléphone
arrivés de nulle part. Le Trou dans le Mur était à environ trente
kilomètres à l'est du Gosselin's Market. Kineo était à quelque
chose comme cinquante kilomètres à l'ouest. Ce qui faisait en tout
dans les quatre-vingts kilomètres. Devait-il croire que le type sur
le canapé, la couverture remontée jusqu'au menton, avait
parcouru quatre-vingts kilomètres avant de se perdre
définitivement, hier après-midi ? C'était absurde. C'était
impossible.
« Ça sent bon », observa McCarthy.
Rien de plus vrai, mais Jonesy, tout d'un coup, n'avait plus
faim.

Au moment où il s'approchait du canapé, le bol de soupe à la


main, il entendit taper des pieds sur la pierre du seuil de la porte.
L'instant suivant, le battant s'ouvrait et Beaver entrait, une
poussière de neige tourbillonnant autour de ses chevilles.
« Bon Dieu de délire ! » grogna le Beav.
Pete avait eu l'idée, un jour, de faire la liste de tous les
beaverismes, et Bon Dieu de délire y figurait en bonne place, à
côté d'autres grands classiques comme Que dale à foutre et
Baise-moi l'oignon. C'était des exclamations à la fois zen et
grossières.
« J'ai bien cru que j'allais finir par passer la nuit là-dehors, et
puis j'ai vu la lumière », reprit le Beav. Il leva les mains vers le toit,
doigts écartés. « J'ai vu la lumière, les gars, oui m'sieur, l'Seigneur
soit... »
Ses lunettes commencèrent à se désembuer à ce moment-là, et
il aperçut une tête inconnue sur le canapé. Il baissa lentement les
mains, puis sourit. C'était l'une des raisons pour lesquelles Jonesy
l'aimait depuis la petite école, même si le Beav pouvait parfois être
casse-pieds, et même s'il n'était pas l'ampoule la plus éclatante du
lustre, loin de là : sa première réaction à l'imprévu et à l'inattendu
n'était pas un froncement de sourcils, mais un sourire.
« Salut, dit-il. Joe Clarendon. Et vous ?
- Rick McCarthy », répondit l'homme.
Lorsqu'il se leva, il fit tomber le couvre-pied qui
l'emmitouflait. Jonesy remarqua alors qu'une imposante brioche
déformait son chandail. Oh, pensa-t-il, ça n'a rien de bizarre, au
moins ; il est atteint de la maladie de l'âge moyen, celle qui va
nous tuer, comme des millions d'autres, dans les vingt ou trente
ans à venir.
McCarthy tendit la main, fit un pas en avant et se prit les pieds
dans la couverture. Si Jonesy ne l'avait pas rattrapé par l'épaule et
aidé à retrouver l'équilibre, l'homme se serait étalé par terre,
envoyant probablement valser la table basse avec le bol de soupe
et les sandwichs au fromage posés dessus. Une fois de plus, Jonesy
fut frappé par la curieuse maladresse de McCarthy ; cela lui
rappelait un peu son état, au printemps dernier, quand il avait dû
réapprendre à marcher. Il regarda plus attentivement la tache
rouge qui défigurait le rescapé, ce qu'il regretta aussitôt. Ce n'était
nullement une engelure. On aurait dit une sorte de tumeur de la
peau, ou peut-être une tache de vin poilue.
« Houlà, serrez-la-moi, mais la cassez pas ! » s'exclama
Beaver, se précipitant vers McCarthy. Il se mit à lui pomper
vigoureusement la main, au point que Jonesy se dit que l'homme
allait vraiment finir par atterrir sur la table basse, et il fut soulagé
lorsque le Beav - un mètre soixante-cinq, de la neige fondant dans
sa longue crinière noire hippie - lâcha McCarthy et recula d'un
pas. Il souriait plus largement que jamais. Avec ses cheveux lui
tombant sur les épaules et ses lunettes aux verres épais, il avait
l'air soit d'un génie des mathématiques, soit d'un tueur en série -
alors qu'il était tout simplement charpentier.
« Rick en a pas mal bavé, expliqua Jonesy. Il s'est perdu hier
et a passé la nuit dans les bois. »
Beaver garda le sourire, mais celui-ci se mâtina d'inquiétude.
Jonesy se doutait de ce qui allait venir et aurait bien voulu que le
Beav s'abstienne (il avait l'impression que McCarthy était un
homme pieux que pouvait choquer le langage ordurier de Beaver) ;
mais évidemment, autant demander au vent d'arrêter de souffler
que d'exiger du Beav un langage plus châtié.
« Pute borgne ! s'exclama celui-ci. Quelle merde !
Asseyez-vous ! Mangez ! Toi aussi, Jonesy !
- Non, dit Jonesy, c'est toi qui vas manger ça, vu que c'est toi
qui viens juste d'affronter la tempête.
- T'es sûr ?
- Tout à fait. Je vais aller me préparer des œufs brouillés.
Pendant ce temps, Rick te racontera ce qui lui est arrivé. »
Et peut-être que son histoire te paraîtra plus cohérente qu'à
moi, pensa-t-il.
« Bon, d'accord. »
Beaver enleva son gilet (rouge) et sa veste (orange, bien
entendu). Il était sur le point de jeter les vêtements sur le tas de
bois, mais se reprit. « Attends, attends, j'ai quelque chose qui va
peut-être t'intéresser. » Il enfonça la main dans l'une des poches
du gilet matelassé, farfouilla et en retira un livre de poche,
considérablement déformé mais par ailleurs en assez bon état. De
petits démons armés de fourches dansaient sur la couverture. Le
Disparu, de Robert Parker. Le livre que Jonesy lisait dans le poste
d'affût.
Le Beav le lui tendit, souriant.
« J'ai laissé ton sac de couchage, mais je me suis dit que tu
n'arriverais pas à dormir cette nuit tant que tu ne saurais pas quel
est l'enculé qui a tué l'autre.
- Ce n'était pas la peine de monter là-haut », dit Jonesy,
touché, comme seul Beaver savait le toucher. Il était revenu en
pleine tempête de neige et n'avait pu voir si Jonesy était encore ou
non dans son arbre. En tout cas, pas avec certitude. Il aurait pu
appeler, mais pour le Beav, ça ne suffisait pas : comme saint
Thomas, il lui fallait voir pour croire.
« Pas de problème », répondit Beaver. Il s'assit à côté de
McCarthy, qui le regardait comme s'il s'agissait d'une nouvelle
petite espèce animale d'un genre exotique.
« Merci, en tout cas, dit Jonesy. Tu n'as qu'à prendre ce
sandwich. Je vais me faire des œufs. » Il se dirigea vers le coin
cuisine, puis s'arrêta. « Et Pete et Henry... tu crois que ça va aller
pour eux ? »
Le Beav ouvrit la bouche ; mais avant qu'il ait eu le temps de
répondre, une nouvelle rafale de vent, un long soupir, qui se
transforma en un sifflement lugubre dans les chéneaux, fit craquer
les murs de la cabane.
« Bah, c'est juste une petite chute de neige. Ils vont revenir
peinards, répondit Beaver lorsque la plainte s'arrêta. Évidemment,
si c'est une vraie tempête du nord-est et qu'il faut ressortir, ce sera
peut-être une autre paire de manches. » Il se mit à mordre avec
appétit dans le sandwich. Jonesy retourna à la cuisine, se prépara
des œufs brouillés et fit chauffer une autre boîte de soupe. Beaver
de retour, il se sentait à présent tranquille, malgré la présence de
McCarthy au Trou dans le Mur. À la vérité, il se sentait toujours
mieux quand Beaver était dans le secteur. Idiot, peut-être, mais
c'était comme ça.

Le temps que les œufs soient cuits à point et la soupe chaude,


McCarthy et Beaver bavardaient comme deux vieux amis qui ne se
seraient pas revus depuis dix ans. Si McCarthy était scandalisé par
la litanie de jurons pittoresques du Beav, il n'en était pas moins
conquis par le charme irrésistible de son interlocuteur. « Il n'y a
rien à expliquer, avait dit une fois Henry à Jonesy. C'est un bon
p'tit lutin, ce type, et on ne peut pas s'empêcher de l'aimer. C'est
pourquoi son lit n'est jamais vide. Parce qu'enfin, ce n'est pas son
physique qui fait grimper les femmes aux rideaux. »
Jonesy revint dans le séjour avec ses œufs et sa soupe,
s'efforçant de ne pas boiter ; étonnant à quel point son mal à la
hanche s'accentuait par mauvais temps, lui qui avait toujours cru
que c'était des histoires de vieilles femmes. Il fallait croire que
non. Il s'installa dans l'un des fauteuils qui encadraient le canapé.
McCarthy paraissait avoir davantage parlé que mangé ; à peine
avait-il touché à sa soupe, et il n'en était qu'à la moitié de son
sandwich au fromage.
« Alors les gars, comment ça va ? » demanda Jonesy. Il
saupoudra ses œufs de poivre. Tout d'un coup, son assiette lui
parut tout à fait appétissante.
« Nous ? On s'entend comme deux larrons au bordel »,
répondit Beaver. Il avait beau prendre son ton enjoué habituel,
Jonesy trouva qu'il avait l'air inquiet, peut-être même alarmé.
« Rick vient de me raconter ses aventures. Ça vaut largement ces
histoires que je lisais quand j'étais môme, dans les revues pour
mecs, en attendant mon tour chez le coiffeur. » Il se tourna vers
McCarthy, toujours souriant (c'était le Beav, ça, toujours souriant)
et passa une main dans sa luxuriante crinière noire. « C'était le
vieux Castonguay qui nous coupait les cheveux, dans notre
quartier de Derry, à l'époque, et il me fichait une telle putain de
pétoche avec ses grands ciseaux que depuis, j'ai jamais refichu les
pieds dans leurs boutiques. »
McCarthy sourit sans conviction et ne répondit pas. Il prit ce
qui restait de son sandwich, l'examina et le reposa dans l'assiette.
La tache rouge brillait à sa joue comme s'il avait été marqué au fer.
Beaver, pendant ce temps, enchaînait précipitamment, comme s'il
craignait ce que pourrait dire McCarthy si, par malheur, il lui
laissait la parole. Dehors, la neige tombait plus drue que jamais,
chassée par le vent, et Jonesy ne put s'empêcher d'évoquer leurs
deux amis qui, dans le vieux Scout d'Henry, devaient se trouver en
ce moment quelque part du côté de Deep Cut Road.
« Non seulement Rick a failli se faire bouffer par j'sais pas
quoi au milieu de la nuit - il pense que c'est un ours -, mais il a
aussi perdu son fusil. Un bon Dieu de Remington 30-30 flambant
neuf; tu peux être sûr qu'il le reverra jamais, risque pas !
- Je sais », dit McCarthy. Il perdait de nouveau ses couleurs
pour retrouver son teint plombé. « Je ne me souviens même pas
du moment où je l'ai posé, ni... »
Il y eut soudain un bruit étrange, une sorte de craquement
bas, comme la stridulation d'une sauterelle géante. Jonesy sentit
ses cheveux se hérisser sur sa nuque, et il pensa tout d'abord
qu'une bestiole devait être tombée dans le conduit de la cheminée.
Puis il comprit que c'était McCarthy. Jonesy avait entendu des
pets retentissants au cours de sa vie, des pets qui n'en finissaient
pas, également, mais jamais rien de pareil. Il paraissait s'être
prolongé pendant une éternité, même si, en réalité, il n'avait pas
duré plus de quelques secondes. Puis il y eut l'odeur.
McCarthy avait pris sa cuillère ; il la laissa retomber dans sa
soupe à peine entamée et leva la main jusqu'à sa joue mal en
point, un geste de gêne presque féminin.
« Oh, bon sang, je suis désolé...
- Il faut pas, il faut pas, y'a plus de place dehors que dedans »,
répliqua Beaver.
Mais c'était la force de l'habitude qui le faisait parler,
l'habitude de toute une vie, et Jonesy vit bien que son ami était
aussi suffoqué par l'odeur qu'il l'était lui-même. Ce n'était pas le
remugle sulfureux d'œufs pourris qui faisait rire, rouler des yeux
et agiter une main faussement scandalisée devant son visage, ou
qui vous faisait vous exclamer : Qui vient de sortir le fromage ? Ni
non plus l'un de ces pets qui évoquent le méthane et les relents des
marécages. Mais l'odeur que Jonesy avait détectée dans l'haleine
de McCarthy - sauf qu'elle était plus forte : un mélange d'éther et
de bananes pourries, évoquant le liquide explosif que l'on met
dans son carburateur les matins où il fait frisquet.
« Oh, mon Dieu, c'est abominable, dit McCarthy. Je suis
absolument désolé.
- Ça va aller, ça va aller », réussit à dire Jonesy.
Pourtant son estomac s'était contracté, roulé en boule comme
s'il se protégeait d'une éventuelle agression. Il comprit qu'il ne
finirait jamais son repas ; qu'il ne pourrait même pas en avaler
une bouchée de plus. Il n'était pas particulièrement bégueule,
question pets, mais celui-ci puait vraiment le diable.
Le Beav se leva et alla ouvrir une fenêtre, laissant entrer un
tourbillon de neige, mais aussi un courant d'air merveilleusement
frais.
« Ne vous en faites pas pour ça, mon vieux... faut dire qu'il
était sacrement gratiné, celui-là. Qu'est-ce que vous avez bien pu
bouffer, dans les bois ? Des crottes d'écureuil ?
« Des feuilles, des mousses et d'autres trucs, je ne me rappelle
pas quoi... j'avais tellement faim, vous comprenez, il fallait que je
mange quelque chose, mais je n'y connais pas grand-chose
là-dedans, j'ai jamais lu les bouquins de Gibbons... sans compter
qu'il faisait noir. »
Il fit cette dernière remarque comme s'il avait été pris d'une
inspiration soudaine et Jonesy jeta un coup d'œil à Beaver pour
voir s'il avait compris la même chose que lui : que McCarthy
mentait. McCarthy n'avait aucune idée de ce qu'il avait mangé
dans les bois, ni même s'il avait vraiment mangé quelque chose. Il
tenait simplement à expliquer ce coassement aussi effrayant
qu'inattendu - et la puanteur qui l'avait suivi.
Il y eut une nouvelle rafale de vent, un grand souffle hululant
qui envoya un nouveau paquet de neige par la fenêtre ouverte,
mais il eut l'avantage de renouveler l'air de la pièce, et ce fut une
bénédiction.
McCarthy se plia en deux si brutalement qu'on l'aurait dit mû
par un ressort ; et quand il se retrouva la tête entre les genoux,
Jonesy avait déjà une idée assez précise de ce qui allait suivre ;
adieu, joli tapis navajo, content de t'avoir connu. Le Beav pensa
exactement la même chose et retira ses jambes, qu'il avait
allongées devant lui, pour éviter les projections.
Cependant, au lieu de vomi, ce qui sortit de McCarthy fut un
bourdonnement bas et prolongé, genre bruit d'une machine-outil
soumise à un surrégime trop prolongé. Il avait les yeux exorbités -
on aurait dit deux billes de verre - et les joues tellement tendues
que deux petits croissants d'ombre se dessinaient au coin de ses
yeux. Et le bourdonnement continua, continua, un
bourdonnement râpeux, grinçant ; et lorsqu'il s'arrêta enfin, la
gégène, dans son local à l'extérieur, parut tout d'un coup
particulièrement bruyante.
« J'ai entendu roter des spécialistes, mais je dois dire que
celui-là est le chef-d'œuvre d'un champion du monde, toutes
catégories confondues », commenta Beaver. Il avait parlé d'un ton
tranquille, celui du respect le plus sincère.
McCarthy se renversa de nouveau contre le dossier du canapé,
les yeux fermés, les commissures des lèvres tirées vers le bas dans
une expression que Jonesy interpréta comme de la gêne, de la
souffrance, ou les deux. Et il y eut une fois de plus ces remugles
d'éther et de bananes pourries, l'odeur d'une fermentation active,
d'une décomposition chimique qui n'aurait fait que commencer.
« Oh, mon Dieu, je suis absolument désolé », murmura
McCarthy sans ouvrir les yeux. « J'ai pas arrêté de faire ça de toute
la journée, depuis le lever du soleil. Et mon estomac qui se remet à
me faire mal... »
Sans rien dire, Jonesy et Beaver échangèrent un regard
inquiet.
« Vous savez ce que je pense ? demanda Beaver au bout d'un
instant. Que vous devriez aller vous allonger et dormir un peu.
Vous avez dû rester réveillé toute la nuit, à tendre l'oreille à cause
de cette saloperie d'ours ou je ne sais quelle autre foutue bestiole.
Vous êtes épuisé, stressé, vanné, ratatiné, tout ce que vous
voudrez. Vous avez juste besoin d'aller faire dormir les yeux,
quelques heures de sommeil, et vous serez frais comme un con de
gardon. »
McCarthy regarda Beaver avec une expression de gratitude
tellement pitoyable que Jonesy eut honte d'en être le témoin. En
dépit de son teint toujours aussi plombé, le rescapé s'était mis à
transpirer ; de grosses gouttes se formaient à la hauteur de son
front et de ses tempes avant de rouler, huileuses, le long de ses
joues, et cela en dépit de l'air froid qui circulait dans la pièce.
« Vous savez, je crois que vous avez raison. Je suis fatigué,
c'est tout. J'ai très mal à l'estomac, mais ça doit être le stress, oui.
Et j'ai mangé toutes sortes de cochonneries, des feuilles, et... mon
Dieu, je ne sais pas... toutes sortes de cochonneries (il se gratta la
joue). Et ce fichu machin, sur ma joue, quelle allure ça a ? Est-ce
que je saigne ?
- Non, répondit Jonesy, C'est simplement très rouge.
- C'est une réaction allergique, dit McCarthy d'un ton lugubre.
Les cacahuètes me font la même chose. Je vais aller m'allonger.
C'est la seule chose à faire, c'est vrai. »
Il se leva et se mit à vaciller sur place. Beaver et Jonesy se
précipitèrent ensemble, mais McCarthy retrouva son équilibre
avant d'avoir besoin d'aide. Jonesy aurait juré que ce qu'il avait
pris pour la bedaine du quadragénaire avait disparu. Un truc
pareil était-il possible ? Ce type aurait-il pu contenir autant de
gaz ? Il l'ignorait. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il avait lâché un pet
monumental et un rot encore plus monumental, le genre de
phénomènes dont on pouvait faire son fonds de commerce
pendant vingt ans au bas mot, du style, On avait l'habitude d'aller
chasser au camp de Beaver Clarendon tous les automnes, et une
fois, c'était en 2001, l'année de la grande tempête de neige, un
type a débarqué chez nous... Oui, ça ferait une sacrée histoire, les
gens riraient en entendant parler du grand pet et du grand rot, les
gens rigolent toujours aux histoires de pets et de rots. Il éviterait
de raconter comment il avait été à deux doigts - non, à un - de
descendre McCarthy, cependant. Ouais, il éviterait. Valait mieux.
Beaver conduisit McCarthy dans la chambre de Jonesy, au
rez-de-chaussée. Le Beav lui jeta un regard d'excuse, et Jonesy
haussa les épaules. C'était l'endroit le plus logique, après tout.
Jonesy irait dormir au premier, avec Beaver - Dieu sait qu'ils
l'avaient fait assez souvent quand ils étaient gosses - et il n'était
pas évident que McCarthy aurait réussi à grimper l'escalier.
Jonesy aimait de moins en moins la mine plombée du rescapé.
Jonesy était du genre à faire son lit le premier jour, puis à
l'enterrer progressivement sous les livres, les journaux, les
vêtements, les sacs, les objets de toilette. Il débarrassa tout son
fourniment aussi vite et discrètement qu'il le put, puis enleva le
couvre-lit.
« Pas besoin de pisser un coup, l'ami ? » demanda le Beav.
McCarthy secoua la tête. Il paraissait hypnotisé par le drap
bleu que Jonesy venait de faire apparaître. Jonesy fut une fois de
plus frappé par l'aspect vitreux des yeux de l'homme. Des yeux
d'animal empaillé. Soudain et sans raison apparente, il se revit
dans son séjour à Brookline, cette banlieue chic de Boston. Tapis
faits main, mobilier colonial... et la tête de McCarthy en trophée
au-dessus de la cheminée. J'ai estourbi celui-là dans le Maine,
raconterait-il à ses invités quand il donnerait un cocktail. Un
grand con, habillé comme l'as de pique.
Il ferma les yeux. Lorsqu'il les ouvrit, il vit que Beaver le
regardait, l'air un peu inquiet.
« Un petit élancement dans la hanche, dit-il. Désolé. Mr
McCarthy, vous devriez enlever votre chandail et votre pantalon.
Et vos bottes, évidemment. »
McCarthy regarda autour de lui, comme si on le tirait d'un
rêve.
« Bien sûr, dit-il, bien sûr.
- Besoin d'un coup de main ? proposa le Beav.
- Non, bon sang, non. » L'homme parut inquiet, ou amusé (ou
les deux) à cette perspective. « J'en suis pas encore là, tout de
même.
- Alors, je laisse Jonesy superviser les opérations. »
Beaver s'éclipsa et McCarthy entreprit de se déshabiller,
commençant par faire passer son pullover par-dessus sa tête. En
dessous, il portait la classique chemise de chasseur à carreaux
rouges et noirs, ainsi qu'un gilet de corps modèle grand froid. Et,
incontestablement, la brioche avait fortement diminué sous la
chemise, Jonesy en était convaincu.
Ou du moins, presque convaincu. Moins d'une heure
auparavant, il avait pris avec tout autant de conviction la tête de
McCarthy pour celle d'un cerf.
L'homme s'assit sur la chaise placée à côté de la fenêtre pour
retirer ses bottes, lâchant à ce moment-là un nouveau pet, pas
aussi prolongé que le premier, mais tout aussi sonore et
répugnant. Aucun des deux ne fît de commentaires, ni d'allusion à
l'odeur qui ne tarda pas à envahir la pièce, odeur tellement forte
que Jonesy en avait les larmes aux yeux.
McCarthy se débarrassa de ses bottes en quelques secousses et
elles tombèrent bruyamment sur le plancher. Puis il se leva pour
défaire sa ceinture et enlever son jean, révélant la partie inférieure
de ses sous-vêtements d'hiver. À ce moment-là, Beaver revint dans
la pièce, tenant à la main un pot de chambre en faïence qu'il avait
récupéré au premier étage et qu'il posa à côté de la tête du lit.
« Juste au cas où vous auriez besoin de, euh, de dégueuler. Ou si
jamais vous avez un de ces appels de la nature auxquels il faut
répondre tout de suite. »
McCarthy le regarda avec une expression hébétée que Jonesy
trouva inquiétante. Qui était cet étranger, dans une pièce qui était
la sienne cinq minutes auparavant, avec son air de déterré dans
ses sous-vêtements qui godaient ? Et un étranger malade,
par-dessus le marché ? La question était de savoir, malade à quel
point.
« Juste au cas où vous n'auriez pas le temps d'atteindre la salle
de bains, expliqua le Beav. Laquelle, au fait, n'est pas loin de là, la
deuxième porte à gauche. Simplement, n'oubliez pas que c'est la
deuxième, pas la première, d'accord ? Si vous oubliez et prenez la
première, vous risquez de couler un bronze dans la lingerie. »
À son propre étonnement, Jonesy s'esclaffa - un rire suraigu,
légèrement hystérique.
« Je me sens mieux, à présent », dit McCarthy.
Mais Jonesy décela zéro degré de sincérité dans cette
affirmation. Le type restait planté là comme un androïde en
sous-vêtements qui aurait grillé les trois quarts de ses circuits.
Jusqu'ici, il avait manifesté un peu de vie, même s'il avait eu l'air
de fonctionner au ralenti ; mais à présent, son peu de vivacité avait
disparu, comme avait disparu la couleur de ses joues.
« Allez, Rick, lui dit doucement Beaver. Allongez-vous et
essayez de dormir. Faut retrouver vos forces.
- Ouais, d'accord. »
Il s'assit dans le lit ouvert et regarda par la fenêtre. Il
écarquillait des yeux qui avaient perdu toute expression. Jonesy
pensa que l'odeur s'atténuait dans la pièce, puis il se dit qu'il
commençait peut-être simplement à s'y habituer, comme on
finissait par s'habituer à l'odeur de la cage des singes, au zoo,
pourvu qu'on stationne assez longtemps devant.
« Bon sang, regardez-moi ce qu'il neige...
- Ouais, dit Jonesy. Comment va l'estomac, à présent ?
- Mieux. » Les yeux de McCarthy se tournèrent vers Jonesy.
Ils avaient l'expression solennelle de ceux d'un enfant. « Je
suis désolé d'avoir lâché des vents comme ça. Jamais un truc
pareil ne m'était arrivé, pas même à l'armée quand on avait
l'impression de manger des haricots tous les jours... mais je me
sens mieux.
- Vous êtes sûr de pas vouloir aller pisser avant ? »
Jonesy avait quatre enfants, et cette question lui
venait très naturellement à l'esprit.
« Non, j'ai fait dans les bois juste avant que vous me trouviez.
Merci de m'avoir accueilli ici. Merci à tous les deux.
- Ah, laissez tomber, dit Beaver, se dandinant sur place. Tout
le monde aurait fait pareil.
- Peut-être, ou peut-être pas. Dans la Bible, il est dit, Regarde,
je suis à ta porte et je frappe. »
Dehors, le vent se mit à souffler avec plus de violence, faisant
trembler le Trou dans le Mur jusque dans ses fondations. Jonesy
attendit que McCarthy conclue (on aurait dit qu'il voulait ajouter
autre chose), mais l'homme se contenta de s'allonger et de tirer les
couvertures sur lui.
Du fond du lit de Jonesy leur parvint un autre de ces pets
prolongés et râpeux et Jonesy estima qu'il en avait assez vu – et
senti. D'accord pour accueillir un étranger perdu au fond des bois
quand il arrive à votre porte juste avant une tempête ; pas d'accord
pour rester dans le secteur quand le type largue ses chapelets de
boules puantes géantes.
Le Beav le suivit et referma doucement la porte derrière lui.

Lorsque Jonesy voulut parler, Beaver secoua la tête, porta un


doigt à ses lèvres et entraîna Jonesy à travers la vaste pièce,
jusqu'au coin cuisine situé à l'autre bout, aussi loin que possible de
McCarthy sans être obligé de sortir du chalet.
« Eh bien mon vieux, dit Beaver, ce type est foutrement mal
barré. » Dans la forte lumière des néons de la cuisine, Jonesy
n'avait pas de mal à voir à quel point son vieil ami était inquiet. Le
Beav farfouilla dans la vaste poche ventrale de sa salopette, en
retira un cure-dents et se mit à le grignoter. En trois minutes, soit
le temps qu'il faut à un fumeur invétéré pour venir à bout d'une
cigarette, le morceau de bois serait réduit à un petit amas de
brindilles. Jonesy ne savait pas comment les dents de son ami
pouvaient y résister (ou son estomac ne pas protester), mais c'était
chez lui une manie de toujours.
« J'espère que tu te trompes, mais... » Jonesy secoua la tête.
« As-tu jamais senti des pets avec une odeur pareille ?
- Jamais. À mon avis, pourtant, ce type souffre de quelque
chose de bien plus grave que de maux d'estomac.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Eh bien, pour commencer, il croit que nous sommes le 11
novembre. »
Jonesy ne comprit pas tout de suite ce que le Beav voulait dire.
Le 11 novembre était le jour où eux-mêmes étaient arrivés au
camp, entassés comme toujours dans le Scout d'Henry.
« Voyons, Beav, nous sommes mercredi. Le 14. »
Beaver hocha la tête et ne put s'empêcher d'esquisser un
sourire. Le cure-dents, dont la forme n'avait déjà plus rien de
cure-dentesque, roula d'un coin de sa bouche à l'autre.
« Je sais bien. Tu le sais bien. Pas Rick. Rick croit que nous
sommes le jour du Seigneur.
- Mais qu'est-ce qu'il t'a raconté, exactement ? »
Il n'avait pas pu inventer tout un feuilleton le temps que
Jonesy se prépare ses œufs brouillés... Du coup, pendant que
Beaver parlait, il se mit à laver le peu de vaisselle qui avait été sali.
Il n'avait rien contre la rusticité d'un camp, mais qu'il soit pendu
s'il acceptait de vivre dans la crasse, comme tant d'hommes
paraissaient prêts à le faire lorsqu'ils allaient dans les bois - loin de
chez eux.
« Ce qu'il m'a raconté ? Qu'ils étaient arrivés au camp le
vendredi, avec dans l'idée de chasser quelques heures, puis qu'ils
avaient passé le samedi à réparer des fuites qu'ils avaient dans le
toit. Et tu sais ce qu'il m'a dit ? Au moins, je n'ai pas eu à
enfreindre le commandement voulant qu'on ne travaille pas le
jour du Seigneur. Quand on est perdu au fond des bois, le seul
travail qu'on a à faire est de ne pas devenir fou.
- Ouais...
- Je ne sais pas si j'irais jusqu'à témoigner sous serment que ce
type-là se croit le 11, mais ou bien c'est ça, ou bien il se croit une
semaine avant, le 4, parce qu'il est persuadé que nous sommes
dimanche. Et je n'arrive pas à croire qu'il soit resté dix jours
dehors. »
Jonesy ne pouvait pas le croire davantage. Mais trois jours ?
Si. Ça, il pouvait le croire. « Voilà qui expliquerait un truc qu'il m'a
dit. Il... »
Il y eut un craquement du plancher et ils sursautèrent tous les
deux, regardant en direction de la chambre, de l'autre côté du
séjour. Il n'y avait rien à voir. Les planchers et les parois de bois
craquaient constamment dans la cabane en rondins, même quand
le vent ne soufflait pas. Ils se regardèrent, se trouvant un peu
idiots.
« Ouais, je suis nerveux, admit Beaver, soit qu'il ait interprété
l'expression de Jonesy, soit qu'il ait suivi le même raisonnement.
Hé, faut avouer que ça fiche un peu les boules de voir un type
sortir des bois dans cet état.
- Ouais, c'est vrai.
- Et ce pet... on aurait dit qu'il avait une bestiole coincée dans
le troufignon en train de mourir étouffée par la fumée. »
Le Beav parut un peu surpris d'avoir sorti celle-là, comme
toujours quand il disait quelque chose de drôle. Ils se mirent à rire
ensemble, se tenant l'un l'autre, poussant de petits hoquets crispés
car ils essayaient de ne pas s'esclaffer trop fort ; ils ne voulaient
pas que ce pauvre type les entende, si jamais il ne dormait pas
encore, les entende et comprenne qu'ils se moquaient de lui.
Jonesy eut beaucoup de difficultés à se retenir, d'autant qu'il avait
un grand besoin de se décrisper ; son hilarité avait quelque chose
de sévère et d'hystérique et il se plia en deux, hoquetant, reniflant,
les larmes lui coulant sur les joues.
Finalement, Beaver l'attrapa et l'entraîna avec lui dehors. Là,
sans veste, les pieds dans la neige qui épaississait, ils purent rire
tout leur soûl, assurés que les hurlements du vent couvriraient le
bruit qu'ils pouvaient faire.

Lorsqu'ils se retrouvèrent de nouveau à l'intérieur, Jonesy


avait les mains tellement engourdies par le froid que c'est à peine
s'il les sentit quand il les plongea dans l'eau ; mais au moins
avait-il pu rire tout son soûl. Il se demanda une fois de plus
comment Henry et Pete s'en tiraient, et s'ils allaient pouvoir
rentrer sains et saufs.
« Tu disais que ça expliquait certains trucs, rappela Beaver,
qui venait d'entamer un cure-dents neuf. Quels trucs ?
- Il ne savait pas qu'une tempête de neige se préparait »,
répondit Jonesy. Il parlait lentement, dans un effort pour se
souvenir des propos exacts de McCarthy. « Temps agréable et
raisonnablement frais pour la saison, je crois que c'est ce qu'il a
dit. Ce qui tiendrait debout si les dernières prévisions qu'il a
entendues étaient celles du 11 ou du 12. Parce que jusqu'à hier, on
a plutôt eu beau temps, non ?
- Ouais et on s'est raisonnablement gelé les couilles pour la
saison », admit Beaver. Dans le tiroir voisin de l'évier, il prit un
torchon au motif délavé de coccinelles et entreprit d'essuyer la
vaisselle. Il regardait en direction de la chambre fermée tout en
travaillant. « Qu'est-ce qu'il t'a dit d'autre ?
- Que leur camp était à Kineo.
- Kineo ? C'est à soixante-dix ou quatre-vingts bornes d'ici.
Il... » Beaver ôta le cure-dents de sa bouche, examina les marques
laissées par ses dents, et le remit dans l'autre sens entre ses lèvres.
« Je commence à voir...
- Ouais. Il n'aurait pas pu faire un tel trajet en une nuit, sans
compter qu'il n'a pas dû aller tout droit, mais s'il a mis trois
jours...
- Et quatre nuits. S'il s'est bien perdu dimanche après-midi,
cela lui fait quatre nuits...
- Ouais, quatre nuits. En supposant qu'il ait gardé à peu près
le cap à l'est pendant tout ce temps, je dirais que c'est possible, à
raison d'une vingtaine de kilomètres par jour.
- Mais par quel miracle n'est-il pas mort de froid ? » s'étonna
Beaver, qui s'était mis à parler à voix basse, murmurant presque,
sans s'en rendre compte. « D'accord, il est bien équipé, sa veste est
doublée, il porte des caleçons longs, mais la température est
tombée toutes les nuits en dessous de zéro dans le secteur depuis
Halloween. J'aimerais bien que tu m'expliques comment on peut
passer quatre nuits, là dehors, sans claquer de froid. Il n'a même
pas l'air de s'être gelé quelque chose, mis à part ce truc
dégueulasse à sa joue.
- Je ne sais pas. Il y a autre chose. Comment se fait-il qu'il n'ait
pas une barbe de quatre jours, dans ce cas ?
- Quoi ? » Beaver resta bouche bée, le cure-dents pendant à sa
lèvre inférieure. Puis, très lentement, il acquiesça. « Ouais. C'est à
peine s'il a l'air mal rasé.
- Oui. Comme un type qui n'a pas encore fait sa toilette.
- Peut-être qu'il s'est rasé ?
- Toujours possible », répondit Jonesy.
Il se représenta McCarthy perdu dans les bois, effrayé, glacé,
mourant de faim (même s'il n'avait pas l'air d'avoir sauté
beaucoup de repas, mais c'était un autre problème), prenant
néanmoins le temps de s'agenouiller au bord d'un ruisseau tous les
matins pour casser la glace d'un coup de botte afin d'accéder à
l'eau, puis sortant son fidèle Gillette... d'où ? De la poche de sa
veste ?
« Et ce matin, il aurait perdu ce rasoir, raison pour laquelle il a
un début de chaume au menton ?
- Ouais, en même temps qu'il a perdu son fusil. Tu as vu ses
dents ? »
Beaver eut une expression qui disait, et quoi, à présent ?
« Il en a perdu quatre. Deux en haut, deux en bas. Il ressemble
au morveux de la couverture de Mad. Le morveux qui dit toujours
Qu'est-ce que j'en ai à foutre ?
- Ça, c'est pas bien grave. Moi aussi, j'en ai deux qui se sont
fait la paire. » Beaver se tira le coin de la bouche, dégageant sa
gencive gauche ; Jonesy se serait volontiers passé de ce sourire
unilatéral grimaçant. « T'vois ? Uste ici... »
Jonesy secoua la tête. Non, ce n'était pas la même chose.
« Ce type est avocat, Beav. Il fait tout le temps des apparitions
en public, son aspect compte dans sa vie professionnelle. Et celles
qu'il a perdues sont devant. Je suis prêt à parier tout ce qu'on veut
qu'il ne s'en est pas rendu compte.
- Tu n'es pas en train de me dire qu'il a été exposé à un
rayonnement, ou un truc comme ça, tout de même ? demanda
Beaver avec inquiétude. On perd ses dents quand on subit leurs
putains de radiations, j'ai vu ça un jour dans un film. Un de ceux
que tu aimes tellement, tu sais, des histoires de monstres. Tu ne
crois pas que c'est ça, hein ? Peut-être qu'il a reçu sa marque rouge
en même temps.
- Ouais, il a reçu une sacrée dose lorsque la centrale nucléaire
de Mars Hill a sauté », répondit Jonesy. Devant l'air intrigué de
Beaver, il se sentit embêté d'avoir lâché cette vanne. « Mais non,
Beav, quand on est victime d'un empoisonnement par radiations,
on perd aussi ses cheveux. »
Beaver se rasséréna.
« Ouais, c'est vrai. Le type du film se retrouvait chauve
comme Telly Chais-plus-qui, le type qui jouait un rôle de flic à la
télé... Et puis le type est mort. Celui du film, pas Telly
Machin-truc, bien que, maintenant que j'y pense...
- Notre type, lui, a tous ses cheveux », l'interrompit Jonesy.
Pour peu qu'on lui laisse le champ libre, le Beav était capable
d'oublier complètement le sujet initial de la conversation. Jonesy
remarqua qu'en dehors de la présence de l'étranger, ni lui ni
Beaver ne l'appelaient Rick ou même McCarthy. Juste « le
type » comme si, inconsciemment, ils voulaient en faire quelque
chose de moins important qu'un homme, une sorte d'être
générique, si bien que cela serait moins grave si jamais... si jamais,
point...
« Ouais, répondit le Beav. C'est vrai. Il a plein de cheveux.
- Il doit souffrir d'amnésie.
- Je veux bien, mais il se rappelle son nom, avec qui il était,
des conneries comme ça. Et tu parles d'un coup de trompette, qu'il
a donné ! Et la puanteur ! On aurait dit de l'éther.
- Ouais. Moi, ça m'a fait penser au liquide de démarrage. Les
diabétiques ont une odeur bizarre, aussi, quand ils dégueulent. J'ai
dû lire ça dans un polar.
- Comme du liquide de démarrage ?
- Je ne m'en souviens plus. »
Ils restèrent quelques instants à se regarder, écoutant le vent
souffler. Jonesy envisagea un instant de parler à Beaver de l'éclair
que le type prétendait avoir vu, mais qu'est-ce que ça pouvait
faire ? Au point où ils en étaient...
« J'ai bien cru qu'il allait nous dégobiller tripes et boyaux,
quand je l'ai vu penché comme ça, reprit le Beav. Pas toi ? »
Jonesy acquiesça.
« Et il n'a pas l'air d'aller bien. Pas bien du tout.
- En effet. »
Beaver soupira, jeta ce qui restait de son cure-dents dans la
poubelle et regarda par la fenêtre ; la neige tombait plus drue et
épaisse que jamais. Il claqua des doigts.
« Si seulement Henry et Pete étaient là. Henry, en particulier.
- Hé, Beav, Henry est psychiatre.
- Je sais bien, mais c'est ce qu'on a de mieux sous la main
comme toubib, et quelque chose me dit que ce type a foutrement
besoin d'être soigné. »
Henry était en fait médecin - il fallait faire des études de
médecine avant de devenir réducteur de têtes -, mais n'avait
jamais exercé en médecine somatique, pour autant que Jonesy le
savait. Il comprenait cependant ce que Beaver voulait dire.
« Tu crois toujours qu'ils vont réussir à revenir, Beav ? »
Beaver soupira.
« Il y a une demi-heure, je t'aurais répondu sans problème,
mais ça commence à tomber sérieusement. Je crois pourtant qu'ils
y arriveront. » Il regarda Jonesy, la mine sombre ; il ne restait plus
grand-chose du joyeux drille habituel dans les yeux de Beaver
Clarendon. « Je l'espère. »
III

Le Scout d'Henry

Au même moment, tandis qu'il surveillait le faisceau des


phares qui creusaient un tunnel de plus en plus réduit dans le
rideau de neige, le long de Deep Cut Road, Henry pensait aux
divers moyens de s'y prendre.
Il y avait bien entendu la Solution Hemingway ; étudiant à
Harvard, il avait fait une dissertation sur le sujet en lui donnant ce
titre, ce qui semblait prouver qu'il y pensait déjà - d'une manière
personnelle, s'entend, pas comme moyen de satisfaire à quelque
exigence académique bizarroïde. La Solution Hemingway ? Le
fusil de chasse, et Henry en possédait un... même si ce n'était pas
ici, avec ses amis, qu'il passerait à l'acte. Ils avaient vécu bien des
bons moments ensemble, au Trou dans le Mur, et ce serait assez
ignoble de leur faire ce coup. Ça reviendrait à polluer l'endroit
pour Pete et Jonesy, et bien entendu pour Beaver - peut-être plus
encore pour Beaver, et ce serait moche. Mais ça n'allait pas tarder,
il sentait l'instant se rapprocher, comme on sent venir un
éternuement. Marrant, de comparer la fin de sa vie à un
éternuement, mais c'était sans doute assez près de la vérité. Juste
Atchoum ! et bonjour les ténèbres, mes vieilles amies...
Pour employer la Solution Hemingway, il fallait enlever une
chaussure et la chaussette correspondante. On pose la crosse de
l'arme au sol. On place l'extrémité du canon dans sa bouche. On
passe le gros orteil dans le pontet, juste devant la queue de
détente. Petit mémo personnel, pensa Henry, tandis que le Scout
faisait une nouvelle embardée dans la neige et qu'il corrigeait la
trajectoire. Faut dire que les ornières l'aidaient, que c'était
d'ailleurs à quoi se réduisait cette route, deux ornières creusées
l'été par les chargements de bois sur traîneaux. Si tu dois t’y
prendre comme ça, avale d'abord un laxatif et attends de t'être
bien vidé les boyaux. Pas la peine de saloper un peu plus le boulot
de ceux qui seront chargés de faire le ménage.
« Tu devrais peut-être ralentir un peu », suggéra Pete. Il tenait
une canette de bière à moitié vide coincée entre ses cuisses, mais il
en aurait fallu beaucoup plus pour lui brouiller la vue. Avec trois
ou quatre, Henry aurait pu foncer à cent à l'heure sur cette piste,
et Pete serait resté assis bien tranquillement à sa place,
fredonnant en même temps que l'un de ces horribles putains de
disques des Pink Floyd. Et il aurait sans doute pu rouler à cent à
l'heure sans même faire une seule éraflure à son pare-chocs.
Rouler dans les ornières de Deep Cut Road, même quand elles
étaient remplies de neige, revenait à rouler sur des rails. Si la neige
continuait à s'accumuler, les choses pouvaient changer, mais pour
le moment, tout allait bien.
« T'inquiète pas, Pète, ça baigne.
- Tu veux une bière ?
- Non, pas pendant que je conduis.
- Pas même dans ce bled perdu ?
- Plus tard. »
Pete n'insista pas, laissant Henry suivre le faisceau des phares,
tricoter son chemin le long de cette allée toute blanche entre les
arbres. Le laissant aussi à ses pensées, c'est-à-dire là où il voulait
être. C'était comme appuyer contre un point douloureux dans la
bouche - on y revient sans cesse du bout de la langue -, mais c'était
pourtant là qu'il voulait être.
Il y avait les pilules. Le truc du sac en plastique sur la tête dans
la baignoire. La noyade. Sauter d'un étage élevé. Le pétard dans
l'oreille n'était pas assez sûr : on risquait trop de se réveiller
paralysé du cou jusqu'aux pieds. S'entailler les poignets ne valait
pas mieux, c'était juste bon pour ceux qui répétaient. Les Japonais
avaient cependant une manière de s'y prendre qui intéressait
beaucoup Henry. On se passe une corde autour du cou. On attache
l'autre extrémité à un gros rocher qu'on place sur une chaise. Puis
on s'assoit de telle manière qu'on ne puisse pas tomber en arrière,
qu'on soit obligé de rester assis. Enfin, on renverse la chaise. Le
rocher roule. On peut mettre entre trois et cinq minutes à mourir,
dans un rêve asphyxié de plus en plus noir. Bonjour les ténèbres,
mes vieilles amies. Il avait découvert cette méthode, tenez-vous
bien, dans un polar de Kinsey Milhone, l'un des auteurs préférés
de Jonesy. Les romans policiers et les films d'horreur : c'était
là-dessus que flottait le bateau de Jonesy.
Dans l'ensemble, Henry penchait plutôt pour la Solution
Hemingway.
Pete acheva sa première bière et dévissa dans la foulée le
bouchon de la deuxième, l'air nettement plus satisfait. « Dis-moi,
qu'est-ce que t'en penses ? » demanda Pete.
Henry eut l'impression d'être appelé depuis un autre univers,
celui dans lequel les vivants tenaient réellement à vivre. Comme
toujours, en ce moment, cela l'agaça. Mais il était important
qu'aucun d'eux n'ait de soupçons et il lui semblait que Jonesy en
nourrissait déjà. Vaguement. Beaver aussi, peut-être. C'était ceux
qui pouvaient parfois voir à l'intérieur. Pete, lui, était inoffensif,
mais il risquait de vendre involontairement la mèche en disant aux
autres qu'il trouvait ce bon vieil Henry bien préoccupé, comme si
quelque chose lui trottait dans la tête, quelque chose de pesant ; et
Henry ne voulait pas. Cette semaine de chasse allait être la
dernière semaine qu'ils passeraient tous au Trou dans le Mur, la
fine équipe de Kansas Street, les Pirates écarlates de la petite
école, et il tenait à ce que ce soit une bonne semaine. Il tenait à ce
qu'ils soient sous le choc lorsqu'ils l'apprendraient, même Jonesy,
celui de tous qui voyait le plus souvent clair en lui, depuis
toujours. Il tenait à ce qu'ils puissent dire qu'ils ne s'en étaient pas
doutés un seul instant. C'était mieux que de les imaginer tous les
trois assis en rond, tête penchée, incapables de se regarder sinon
par brefs coups d'œil, à se dire qu'ils auraient dû le voir venir,
qu'ils avaient relevé des signes avant-coureurs, qu'ils auraient dû
faire quelque chose. Si bien qu'il retourna dans cet autre univers,
simulant l'intérêt sans difficulté et de manière convaincante. Qui
aurait pu mieux le faire qu'un réducteur de têtes ?
« Qu'est-ce que je pense de quoi ? »
Pete roula des yeux.
« De tous les trucs que le vieux Gosselin nous a racontés, dans
son magasin, triple buse !
- Crois-moi, Pete, on ne l'appelle pas le vieux Gosselin pour
rien. Il doit avoir dans les quatre-vingts balais bien sonnés, et s'il y
a un truc dont ne manquent pas les bons petits vieux et les bonnes
petites vieilles, c'est bien la bonne vieille parano hystérique. »
Le Scout, qui lui-même n'était pas de la première jeunesse et
avait largement entamé un nouveau tour de compteur, quitta
brusquement les ornières et se mit aussitôt à déraper, quatre
roues motrices ou pas. Henry le ramena dans les rails, riant
presque lorsque Pete, qui avait lâché sa bière, lui cria : « Merde,
fais gaffe, vieux ! »
Henry leva le pied, jusqu'à ce que le véhicule commence à se
redresser, puis enfonça encore une fois l'accélérateur avec une
brutalité voulue. Le Scout fit une nouvelle embardée et Pete cria à
nouveau. Henry ralentit et le quatre-quatre retomba sèchement
dans les ornières, se remettant à rouler normalement, comme sur
des rails. Une fois qu'on a vraiment décidé de mettre fin à ses
jours, ce genre de petites choses ne semble pas beaucoup vous
émouvoir. Le faisceau des phares entaillait le jour, un jour blanc et
changeant, fait de la danse de milliards de flocons dont pas deux
n'étaient identiques, à en croire la sagesse populaire.
Pete reprit sa bière (il n'en avait pas perdu beaucoup) et se
tapota la poitrine.
« Tu ne trouves pas que tu vas un peu vite ?
- Mais non, j'ai même de la marge », répondit Henry. Puis,
comme si les dérapages ne s'étaient jamais produits, ou n'avaient
pas interrompu le train de ses pensées (ce qu'ils n'avaient pas fait),
il poursuivit : « C'est chez les très jeunes ou les très âgés que
l'hystérie de groupe est la plus courante. Le phénomène a été très
bien recensé, aussi bien dans mon domaine que dans celui de mes
voisins de palier sociologues, ces païens. »
Henry jeta un coup d'œil à son compteur et vit qu'il roulait à
plus de cinquante à l'heure, ce qui en réalité était encore un peu
vite, étant donné l'état de la route. Il ralentit.
« Ça va mieux ? »
Pete acquiesça.
« Ne te méprends pas ; tu es un conducteur de première mais,
mon vieux, qu'est-ce qu'il neige ! Et nous avons les provisions »,
ajouta-t-il avec un geste du pouce, par-dessus l'épaule, vers les
deux sacs et les deux cartons empilés sur le siège arrière. « Sans
parler des hot dogs, on ramène toute une cargaison de
macaroni-fromage Kraft. Tu sais aussi bien que moi que Beaver ne
peut pas vivre sans ces machins.
- Oui, je le sais. Moi aussi, j'aime bien ça. Est-ce que tu te
souviens de ces histoires de gens qui adoraient le diable, dans
l'Etat de Washington ? On en a parlé dans les journaux au cours
des années quatre-vingt-dix. On a remonté la filière et on est
tombé sur plusieurs personnes âgées qui habitaient avec leurs
enfants - et leurs petits-enfants, dans l'un des cas - dans deux
petits patelins au sud de Seattle. L'avalanche de signalements
d'abus sexuel dans des garderies a apparemment commencé
lorsque des adolescentes qui y travaillaient à temps partiel se sont
toutes mises à crier au loup en même temps, dans le Delaware et
en Californie. Il peut s'agir de coïncidences, ou on peut dire
simplement que les temps étaient mûrs pour que ces histoires
soient crues, et que ces filles n'ont fait que réagir à l'air du
temps. »
Comme les paroles tombaient facilement de ses lèvres, à croire
que tout cela avait de l'importance. Henry parlait, son voisin
l'écoutait, béat d'admiration, et personne (en tout cas,
certainement pas Pete) n'aurait pu soupçonner un instant qu'il
pensait fusil à pompe, corde, pot d'échappement, pilules. Il avait la
tête pleine de bandes préenregistrées, un point c'est tout. Et sa
langue était la tête de lecture.
« À Salem, poursuivit Henry, vieux et jeunes filles ont
potentialisé leur hystérie et voilà*, on a les célèbres Procès en
Sorcellerie de Salem.
- Ah, j'ai vu le film, avec Jonesy. Il y avait Vincent Price. Il m'a
flanqué une de ces putains de frousse !
- Tu m'étonnes », dit Henry en riant. Pendant un instant
dément, il crut que Pete parlait de La Chasse aux sorcières. « Et
quand les idées hystériques ont-elles le plus de chances de trouver
créance ? Une fois les récoltes rentrées et le mauvais temps
revenu, pardi! Là, on a tout le loisir de colporter des ragots et de
faire du mal. À Wenatchee, dans l'État de Washington, ce sont des
histoires d'adoration du diable et de sacrifices d'enfants dans les
bois. A Salem, c'étaient des sorcières. Et dans le Jefferson Tract,
terre du seul et unique Gosselin's Market, ce sont d'étranges
lumières dans le ciel, des chasseurs qui disparaissent et des
manœuvres militaires. Sans parler de ce truc rouge bizarre qui
pousserait sur les arbres.
- Pour les militaires et les hélicoptères, je ne sais pas, mais il y
a tout de même eu assez de gens qui ont vu les lumières pour
organiser une réunion des citoyens du coin. C'est ce que m'a dit le
vieux Gosselin pendant que tu remplissais ton chariot. Et ces gens
de Kineo ont réellement disparu. On ne peut plus parler
d'hystérie, ici.
- Quatre remarques rapides. Un : tu ne peux pas avoir une
réunion de citoyens dans le Jefferson Tract parce qu'il n'y a pas de
ville, pas de commune, rien ; même Kineo n'est qu'un simple
lieu-dit sans statut juridique. Deux : la réunion en question a dû
avoir lieu autour du poêle de Gosselin, et une bonne moitié de
l'assistance devait être shootée au schnaps ou au café arrosé. »
Pete ricana.
« Trois : qu'est-ce qu'ils ont d'autre à faire ? Et quatre, les
chasseurs : soit ils en ont eu marre et sont rentrés chez eux, soit ils
ont pris une cuite et décidé d'aller s'enrichir au casino de
Carrabassett.
- C'est ce que tu penses, hein ? »
Pete avait l'air déconfit et Henry éprouva une grande vague
d'affection pour lui. De la main, il tapota le genou de son ami.
« T'en fais pas, va, le monde est plein de phénomènes
bizarres ».
Si cela avait été vrai, Henry doutait qu'il aurait eu autant envie
de le quitter, mais s'il y a une chose que les psy savent faire (outre
rédiger des ordonnances pour du Prozac, du Paxil ou de l'Ambien)
c'est mentir.
« Quatre chasseurs qui disparaissent en même temps, moi je
trouve tout de même ça bizarre.
- Au contraire, répondit Henry en riant. Un seul, voilà qui
serait bizarre. Deux aussi. Mais quatre ? Ils ont fichu le camp
ensemble, c'est évident.
- À combien sommes-nous du Trou dans le Mur ? » voulut
savoir Pete.
Ce qui, une fois traduit, voulait dire : Est-ce que j'ai le temps
d'ouvrir une autre bière ?
Henry avait remis le compteur kilométrique journalier à zéro
avant de partir du Gosselin's, vieille habitude qui remontait à
l'époque où il travaillait pour l'État du Massachusetts et où il
touchait douze cents du mille pour faire l'inventaire de tous les
vieux psychotiques qu'il pouvait trouver. Le kilométrage entre le
Gosselin's Market et le Trou dans le Mur était facile à retenir : 33,3
kilomètres. Le compteur indiquait déjà presque vingt kilomètres,
ce qui signifiait que...
« Fais gaffe ! » hurla Pète.
Henry releva vivement la tête.
Le Scout venait d'atteindre le sommet d'un raidillon dans une
zone arborée. La neige y tombait encore plus drue, mais Henry
naviguait plein phares. Il distingua sans peine l'individu assis sur
la route, à une trentaine de mètres devant lui. Un gars emmitouflé
dans un duffle-coat et dont le gilet orange réfléchissait la lumière
comme la cape de Superman, dans le vent qui ne cessait de forcir ;
elle portait aussi une chapka en fourrure de style russe. Des
rubans orange étaient cousus à la chapka et s'agitaient dans le
vent, rappelant à Henry les guirlandes qui, parfois, sont censées
décorer les parkings de voitures d'occasion. Le type était assis
comme un Indien s'apprêtant à fumer le calumet de la paix, et il ne
bougea pas quand le faisceau lumineux lui tomba dessus. Un bref
instant, Henry vit ses yeux, grands ouverts mais calmes, très
calmes, très brillants, très vides, et il pensa : C'est à ça que les
miens ressembleraient si je ne faisais pas très attention.
Pas le temps de s'arrêter, avec cette neige. Henry donna un
coup de volant à droite et sentit le Scout rebondir lorsqu'il sortit
des ornières. Il eut une dernière vision du visage blanc et calme et
eut le temps de se dire, Bon Dieu ! Mais c'est une femme !
Une fois hors des ornières le Scout se mit aussitôt à déraper.
Cette fois, Henry ne le laissa pas faire, braquant les roues pour
avoir le maximum d'effet de ralentissement par la neige, sachant,
sans même avoir à y penser (pas le temps) que c'était la seule
chance du quatre-quatre. Une chance sur laquelle il n'aurait pas
parié grand-chose, pour tout dire.
Pete hurla. Du coin de l'œil, Henry le vit qui levait les mains,
paumes tendues devant lui, en un geste de protection. Le Scout
commença à se mettre en travers et Henry contre-braqua,
essayant de contrôler le dérapage juste ce qu'il fallait pour que
l'arrière du véhicule ne vienne pas heurter la femme en pleine tête,
lui enfonçant le visage dans le crâne. Le volant tournait avec une
aisance molle et folâtre entre ses mains gantées. Pendant peut-être
trois secondes, le Scout dévala la Deep Cut Road sous un angle de
quarante-cinq degrés, comportement dû en partie à Henry Devlin,
en partie aux conditions météo. Il fonçait entre deux gerbes d'une
fine poussière blanche tandis que les phares éclairaient les pins
lourds de neige, sur le côté gauche de la route, comme deux
projecteurs mouvants. Trois secondes seulement, mais trois
secondes qui suffirent. Henry vit la silhouette défiler comme si
c'était elle qui se déplaçait et non eux, à ceci près qu'elle resta
totalement immobile, ne clignant même pas des yeux lorsque
l'angle rouillé du pare-choc vint flirter avec son nez à moins de
cinq centimètres.
J'tai ratée ! exulta Henry. J'tai ratée, salope ! Sur quoi, il
perdit le peu de contrôle qu'il lui restait sur le véhicule, lequel se
retrouva complètement en travers de la route. Une violente
secousse leur apprit que les roues avaient retrouvé les ornières,
mais à angle droit, cette fois. Le Scout essaya de faire un
tête-à-queue complet (les avants derrière, les arrières devant!
criaient-ils quand ils jouaient au football, au lycée), mais il heurta
une pierre ou peut-être un petit arbre tombé ; le choc fit un bruit
terrifiant et le véhicule se coucha d'abord sur le côté passager, où
les vitres explosèrent en débris scintillants, puis roula sur le toit.
Une des attaches de la ceinture de sécurité d'Henry se rompit, et
il fut projeté contre le toit qu'il heurta de l'épaule gauche. Au
passage, ses couilles entrèrent en contact avec la colonne de
direction, une douleur fulgurante l'envahissant sur-le-champ. Le
Commodo de changement de direction se rompit contre sa cuisse
et il sentit le sang se mettre aussitôt à pisser et à imbiber son jean.
Le raisiné, comme l'appelait autrefois le commentateur de matchs
de boxe à la radio, regardez, les gars, le raisiné a commencé à
couler. Pete criait, ou hurlait, ou les deux.
Pendant plusieurs secondes, le moteur du Scout renversé
continua de tourner, puis la gravité s'exerça et il cala. Ce n'était
plus, retournée sur la route, qu'une lourde masse dont les roues
tournaient encore et dont les phares, immobiles à présent,
éclairaient les arbres enneigés sur le côté gauche de la chaussée.
L'un d'eux s'éteignit, mais le deuxième continua d'illuminer la
scène.

Henry avait longuement parlé avec Jonesy de l'accident de


celui-ci (l'avait plutôt écouté en parler, en réalité ; la thérapie
consistait à ça : une écoute créative) et il savait que son ami n'avait
aucun souvenir de la collision proprement dite. Lui-même garda
l'impression, en revanche, de n'avoir jamais perdu conscience et
de se souvenir de l'enchaînement exact des événements. Il se
rappelait avoir cherché à tâtons le fermoir de sa ceinture de
sécurité, voulant se dégager complètement de cette saloperie,
tandis que Pete beuglait qu'il avait la jambe cassée, que sa con de
putain de jambe était cassée. Il se rappelait aussi les couinements
réguliers des essuie-glaces et la lueur du tableau de bord,
maintenant à l'envers. Il trouva enfin le mécanisme de la ceinture,
le perdit, le retrouva et l'ouvrit. La partie de la sangle qui le
retenait à hauteur du bassin se dégagea et le reste de son corps
vint s'empiler n'importe comment et sans douceur contre le toit,
cassant le boîtier du plafonnier au passage.
Il agita une main, finit par trouver la poignée de la portière,
mais ne put la faire jouer.
« Ma jambe ! Oh, putain, ma jambe ! braillait Pète.
- Ferme-la, avec ta jambe, dit Henry. Elle va très bien. »
Comme s'il en savait quelque chose. Il trouva de nouveau la
poignée, tira dessus, mais rien ne se produisit. Puis il comprit
pourquoi. Tout était à l'envers et il tirait dans la mauvaise
direction. Il tira dans l'autre sens et l'ampoule du plafonnier,
maintenant à nu, s'alluma droit dans son œil, si près qu'il en sentit
la chaleur. Avec un cliquetis, la portière s'ouvrit. Il la poussa du
poing, convaincu qu'elle n'allait pas bouger ; la carrosserie devait
être déformée et il aurait de la chance s'il pouvait l'entrouvrir de
quinze centimètres.
Avec un grincement, elle céda cependant sous sa pression et il
sentit un air glacial chargé de neige venir danser autour de son
visage et de son cou. Il poussa un peu plus fort, s'aidant de
l'épaule, et ce n'est que lorsque ses jambes se dégagèrent de la
colonne de direction qu'il comprit qu'elles y étaient restées
accrochées. Il exécuta une sorte de saut de carpe et se retrouva
quasiment nez à nez avec sa braguette, comme s'il avait décidé
d'aller embrasser ses couilles douloureuses pour les guérir. Il avait
du mal à respirer tant son diaphragme était comprimé.
À ce moment-là, Pete recommença.
« Aide-moi, Henry ! J'suis coincé ! Putain de merde, j'suis
coincé !
- Juste une seconde. »
Henry avait répondu d'une voix étranglée et haut perchée qu'il
reconnut à peine comme la sienne. Il voyait à présent une tache
sombre s'agrandir sur la partie supérieure de son jean. Le vent
ronflait dans les pins comme l'Electrolux du Bon Dieu en
personne.
Il s'agrippa au montant de la portière, se félicitant d'avoir
gardé ses gants pour conduire, et tira de toutes ses forces : il lui
fallait à tout prix sortir et déployer son diaphragme s'il ne voulait
pas s'étouffer.
Pendant un moment rien ne se produisit, puis il fut propulsé à
l'extérieur comme un bouchon de Champagne. Il resta quelques
secondes où il était, haletant, tourné vers un rideau de neige en
chute perpétuelle. Le ciel ne présentait rien d'anormal, à cet
instant précis, il l'aurait juré sur un tas de bibles devant n'importe
quel tribunal. Rien que le ventre bas et gris des nuages et la
dégringolade psychédélique des flocons de neige.
Pete ne cessait de l'appeler par son nom, la panique de plus en
plus perceptible dans sa voix.
Henry roula sur lui-même, se mit à genoux, constata que ça
allait à peu près et se leva péniblement. Il resta un instant sur
place, oscillant dans le vent, pour vérifier que sa jambe blessée ne
se dérobait pas sous lui et qu'il ne risquait pas de s'effondrer dans
la neige. Elle tenait et il entreprit, d'un pas traînant, de contourner
le Scout par l'arrière pour voir ce qu'il pouvait faire pour Pete. Il
jeta un coup d'œil en direction de la femme à l'origine de tout ce
bordel. Elle n'avait pas bougé de place. Assise en tailleur au milieu
de la route, ses cuisses et le devant de sa parka étaient recouverts
de neige. Son gilet claquait au vent, comme les rubans cousus à sa
chapka. Elle ne s'était même pas retournée et continuait à
regarder dans la direction du Gosselin's Market, comme lorsqu'ils
avaient franchi la crête et l'avaient vue. Une trace de pneu
décrivait un long arc de cercle qui paraissait la contourner et
passait à moins de trente centimètres de la pointe de son genou
gauche. Henry ne comprenait pas, absolument pas, comment il
avait pu la manquer.
« Henry ! Aide-moi, Henry ! »
Il accéléra le pas, glissant dans la neige fraîche, et arriva à
hauteur de la portière, côté passager. Elle était apparemment
coincée, mais lorsque Henry se mit à genoux et tira dessus à deux
mains, elle s'ouvrit à moitié. Il passa une main, saisit Pete par
l'épaule et tira. Rien.
« Défais ta ceinture, vieux ! »
La main de Pete tâtonna, mais il paraissait incapable de la
trouver, alors qu'elle était devant lui. Agissant avec soin, sans
précipitation, sans éprouver la moindre impatience (il supposait
qu'il était en état de choc), Henry dégrafa la ceinture et Pete tomba
contre le plafond, sa tête se tordant de côté. Il poussa un cri de
surprise et de douleur mêlées, puis, se tortillant et se débattant
maladroitement, il sortit par la portière entrouverte. Henry le prit
sous le bras et le tira à l'air libre ; sur quoi ils basculèrent
ensemble dans la neige et Henry éprouva un sentiment de déjà
vu* si intense qu'il crut bien s'évanouir. N'avaient-ils pas joué
exactement à ça, quand ils étaient mômes ? Bien sûr que si. Le
jour où ils avaient appris à Duddits à faire des anges de neige,
pour commencer. Quelqu'un éclata de rire, le faisant violemment
sursauter. Puis il se rendit compte que c'était lui qui riait.
Pete se mit sur son séant, l'œil écarquillé et menaçant, le dos
couvert de neige.
« Qu'est-ce qui te prend de rigoler comme ça, bordel ! Ce
trou-du-cul a failli nous faire tuer ! Je vais te l'étrangler, ce con de
fils de pute !
- Hé, pas son fils, la pute elle-même », le corrigea Henry, riant
plus fort que jamais.
Il se dit qu'il y avait des chances pour que Pete ne comprenne
pas ce qu'il voulait dire, avec ce vent qui soufflait, mais il s'en
fichait. Il s'était rarement senti d'humeur aussi jubilatoire.
Pete se remit debout de manière aussi maladroite que son ami
un instant auparavant ; Henry était sur le point d'en balancer une
bien bonne sur le fait que Pete s'en sortait joliment bien pour un
type avec une jambe cassée, lorsque son ami s'affala de tout son
long avec un cri de douleur. Henry s'approcha à quatre pattes et se
mit à lui tâter la jambe. Elle paraissait intacte, mais comment en
être sur, avec deux couches de vêtement ?
« Non, ma putain de guibole n'est pas cassée, en fin de
compte, dit Pete, qui haletait de douleur. C'est juste mon genou
qui s'est déboîté, comme quand je jouais au football. Où est-elle ?
T'es sûr que c'est une femme ?
- Oui. »
Pete se releva et alla en boitillant jusqu'à l'avant du Scout, se
tenant le genou. Le phare restant illuminait courageusement le
paysage enneigé. « Elle a intérêt à être infirme ou aveugle, j'aime
autant te le dire. Sans quoi, je vais la ramener chez Gosselin à
coups de pompe dans le cul. »
Henry éclata de nouveau de rire devant l'image mentale de
Pete sautillant, puis donnant des coups de pied. Comme une
danseuse de revue avec une jambe de bois. « Hé, ne lui fais pas de
mal, Peter ! » Il avait beau avoir hurlé, il se dit que toute la
sévérité qu'il avait pu mettre dans son intonation avait été
annihilée par le fait qu'il avait parlé entre deux éclats de rire
hystériques.
« Je lui ferai rien, tant qu'elle ne sera pas insolente », répondit
Pete.
Cette réplique, apportée à Henry par le vent, évoquait la vieille
fille offensée et il se mit à rire de plus belle. Il fit cependant
descendre son jean et son caleçon long sur ses chevilles, restant en
slip pour examiner la gravité de la blessure faite par le Commodo
de l'indicateur de direction.
Il avait, à l'intérieur de la cuisse, une entaille peu profonde de
moins de dix centimètres de long. Elle avait beaucoup saigné (et
saignait encore un peu), mais il estima que la blessure était
superficielle.
« Mais bon Dieu, qu'est-ce que vous branlez là au
milieu ? » lança Pete, outré, depuis l'autre côté du véhicule dont
les essuie-glaces fonctionnaient toujours, wiiik-toc, wiiik-toc. Et,
en dépit de la formulation grossière (indiscutablement d'esprit
beaverien) de sa question, Henry trouva qu'il avait l'air d'une
vieille maîtresse d'école outrée, ce qui le fit rire encore plus
pendant qu'il remontait caleçon et pantalon.
« Qu'est-ce que vous foutez là, au beau milieu de cette putain
de route, en pleine tempête de neige ? Vous êtes soûle ? Vous vous
êtes shootée ? Vous êtes complètement cinglée, ma parole ! Hé !
Répondez, au moins ! Vous avez bien failli nous faire tuer, mon
copain et moi, vous pourriez au moins... hooo, bordel à cul ! »
Henry contourna le Scout juste à temps pour voir Pete s'affaler
à côté de miss Bouddha. Son genou venait sans doute de le trahir à
nouveau. La femme ne le regarda pas une seule fois. Les rubans
orange de la chapka flottaient derrière elle. Elle tournait le visage
vers la tempête, les yeux grands ouverts, sans ciller, et les flocons
venaient se poser sur ses globes oculaires dont la chaleur les faisait
fondre. En dépit de la situation, Henry sentit sa curiosité
professionnelle se réveiller. Sur quoi venaient-ils de tomber ?

« Aïe ! Que le cul me pèle ! Putain, qu'est-ce que ça fait mal !


- Hé, Pete, ça va ? » demanda Henry, ne pouvant s'empêcher
d'éclater de nouveau de rire.
Question vraiment stupide.
« Est-ce que j'ai l'air d'aller bien, le psy ? « rétorqua Pete.
Lorsque Henry lui tendit une main secourable, il la refusa d'un
geste agacé. « Non, j'ai compris, faut attendre que ça passe,
occupe-toi plutôt de la princesse Casse-Couilles. Elle reste assise là
comme une bûche. »
Henry se laissa tomber à genoux devant la femme avec une
grimace de douleur. À cause de sa jambe, bien sûr, mais aussi de
son épaule, celle qui avait heurté le toit du Scout; la raideur
commençait à lui gagner le cou. Tout cela ne l'empêchait
cependant pas de pouffer encore un peu.
Il ne s'agissait pas de quelque fraîche jouvencelle en détresse.
Elle avait au moins quarante ans et était corpulente. En dépit de
l'épaisseur de sa parka et de Dieu sait combien de couches de
vêtements en dessous, son double renflement pectoral tout à fait
considérable trahissait le genre d'obus de très gros calibre pour
lesquels on a inventé la chirurgie réparatrice. Les cheveux qui
dépassaient de sa chapka, sur le front et les côtés, étaient coupés à
la diable. Elle portait des jeans, mais le diamètre de ses cuisses
devait être le double de celles d'Henry. Le premier terme qui
venait à l'esprit était celui de campagnarde : le genre de femme
qu'on aperçoit en train d'étendre une lessive faramineuse dans
une arrière-cour jonchée de jouets, derrière un mobil-home à deux
corps, tandis que s'époumonent Garth ou Shania, depuis la radio
placée sur le rebord de la fenêtre... ou peut-être l'aurait-on bien
vue faisant ses courses au Gosselin's Market. Sa tenue fluo pouvait
laisser penser qu'elle était à la chasse, mais où était passé son
fusil ? Déjà recouvert par la neige ? Elle avait de grands yeux bleu
foncé, totalement vides d'expression. Henry chercha du regard la
trace qu'elle avait laissée et ne vit rien. Le vent avait effacé ses
empreintes, mais cela lui fit tout de même un drôle d'effet, comme
si elle était tombée du ciel.
Henry retira un gant et claqua des doigts devant ces yeux au
regard fixe. Elle cilla. Ce n'était pas grand-chose, mais plus que ce
à quoi il s'était attendu étant donné qu'un véhicule de plus d'une
tonne venait de la frôler sans la faire seulement tressaillir.
« Hé ! lui cria-t-il en plein visage. Revenez avec nous !
Revenez ! »
Il claqua de nouveau des doigts. C'est à peine s'il les sentait -
quand étaient-ils devenus aussi froids ? Nous voilà dans un fichu
pétrin, pensa-t-il.
La femme rota. Un rot retentissant que ne couvrit pas le
grondement du vent dans les arbres ; avant que ce même vent ait
pu le dissiper, lui parvint une bouffée amère et acide lui rappelant
de l'alcool médical. La femme bougea un peu et grimaça, puis
lâcha un vent - un long pet ronronnant comme du tissu qui se
déchire. C'est peut-être comme ça que les gens du coin se saluent,
pensa Henry, idée qui l'incita de nouveau à rire.
« Sainte merde, dit Pete tout près de son oreille. On dirait bien
qu'elle a fendu son pantalon en deux avec celui-là. Qu'est-ce que
vous avez picolé, ma petite dame, du Prestone ? (Il se tourna vers
Henry.) Elle a dû boire quelque chose, bon Dieu de merde, et si ce
n'est pas de l'antigel, moi je suis un singe. »
Henry sentait lui aussi l'odeur.
Les yeux de la femme bougèrent soudain et son regard croisa
celui d'Henry. « Où est Rick ? demanda-t-elle. Faut que je trouve
Rick. C'est le seul qui reste. » Elle fit la grimace et, lorsque ses
lèvres se retroussèrent, Henry vit qu'elle n'avait pratiquement plus
de dents. Celles qui restaient faisaient penser à une palissade en
ruine. Elle rota de nouveau, et l'odeur fut tellement forte qu'il en
eut les larmes aux yeux.
« Ho, sainte merde, s'écria Pete. Qu'est-ce qu'elle a ?
- Aucune idée », répondit Henry.
Seule certitude, les yeux de la femme avaient retrouvé leur
expression de vacuité et ils étaient dans un très sale pétrin. Seul, il
aurait envisagé de s'asseoir à côté de la femme et de passer un bras
autour de ses épaules, réponse infiniment plus intéressante et
originale au problème final que la Solution Hemingway. Mais il
devait s'occuper de Pete, Pete qui n'avait pas encore subi sa
première cure de désintoxication, même si, incontestablement,
elle se profilait à l'horizon.
Sans compter qu'il était curieux.

Pete, assis dans la neige, manipulait une fois de plus son


genou à deux mains et regardait Henry ; il attendait que son ami
fasse quelque chose, ce qui était tout à fait normal, vu que celui-ci
avait si souvent été la tête pensante de leur petit groupe. S'ils
n'avaient pas de chef à proprement parler, Henry était ce qui s'en
rapprochait le plus. C'était déjà vrai au lycée. La femme, pendant
ce temps, s'était remise à regarder fixement devant elle.
Calme-toi, s'intima Henry. Prends une profonde inspiration
et calme-toi.
Il inspira à fond, retint l'air, souffla lentement. Mieux. Un peu
mieux. Bon, qu'est-ce qui lui arrivait, à cette bonne femme ? Peu
importait d'où elle venait, ce qu'elle fabriquait au beau milieu du
chemin, ou que son haleine empeste l'antigel quand elle rotait.
Qu'est-ce qui lui arrivait maintenant ?
État de choc, manifestement. Si profond qu'il avoisinait la
catatonie, comme en témoignait le fait qu'elle n'avait pas bronché
lorsque le Scout l'avait frôlée. Et cependant, elle n'avait pas battu
en retraite si loin au fond d'elle-même que seule une piqûre, ou un
excitant quelconque, puisse l'atteindre ; elle avait réagi à son
claquement de doigts et elle avait parlé. Avait même demandé
après une personne du nom de Rick.
« Henry, je...
- Tais-toi une seconde. »
Il enleva de nouveau ses gants, et frappa dans ses mains, assez
fort, juste à hauteur du visage de la femme. Le son lui parut
insignifiant, comparé au ronflement régulier du vent dans les
arbres, mais elle cilla derechef.
« Debout ! »
Henry la prit par ses mains gantées et se sentit encouragé
lorsqu'elle réagit en les refermant sur les siennes. Il se pencha sur
elle, et sentit de nouveau l'odeur d'éther lorsqu'il fut près de sa
figure. On ne pouvait pas aller bien quand on dégageait une odeur
pareille.
« Allez, levez-vous ! Levez-vous avec moi ! À trois ! Un...
deux... trois ! »
Il se leva, la tenant toujours par les mains. Elle se mit debout
dans un craquement d'articulations et rota une fois de plus. Elle
lâcha un vent. Sa chapka se mit de travers, recouvrant un de ses
yeux et comme elle ne faisait rien pour la redresser, Henry dit :
« Arrange son chapeau.
- Quoi ? dit Pete, qui s'était aussi relevé, mais ne paraissait
pas très assuré sur ses jambes.
- Je ne veux pas la lâcher. Redresse son chapeau, il lui cache
un œil. »
Délicatement, Pete remit la chapka en place. La femme
s'inclina légèrement, grimaça, péta.
« Merci beaucoup, dit Pete avec ironie. Vous avez été un
public merveilleux. Bonne nuit. »
Henry la sentit qui commençait à se laisser aller, et il l'obligea
à tenir debout.
« Marchez ! lui cria-t-il, toujours en plein visage. Marchez avec
moi ! À trois ! Un... deux... trois ! »
Il partit lui-même à reculons en direction de l'avant du
véhicule. Elle le regardait, à présent, et il soutint son regard. Sans
un seul coup d'œil à Pete (il ne voulait pas risquer de la perdre), il
lui lança :
« Prends-moi par la ceinture et guide-moi.
- Où ça ?
- Jusque de l'autre côté du Scout.
- Je ne suis pas sûr que je vais pouvoir...
- Il le faut, Pete. Allez. »
Pendant un moment, il ne se passa rien, puis il sentit la main
de Pete passer sous sa veste, tâtonner et s'emparer de sa ceinture.
Et c'est en cette improbable file indienne éclairée par le faisceau
unique du phare restant qu'ils parcoururent les quelques mètres
qui les séparaient du côté du véhicule relativement abrité du vent ;
c'était déjà mieux.
La femme se dégagea soudain de la prise d'Henry et se plia en
deux, bouche ouverte. Henry recula, ne voulant pas être
éclaboussé de vomi... mais au lieu de cela, elle lâcha un rot
énorme, retentissant. Puis, tandis qu'elle était encore pliée en
deux, elle péta - une fois de plus. Jamais Henry n'avait entendu
produire un bruit pareil, lui qui, pourtant, aurait juré avoir tout
entendu dans les salles de garde de tous les hôpitaux du
Massachusetts occidental. Elle réussit cependant à garder
l'équilibre, respirant bruyamment par le nez, comme un cheval
hors d'haleine.
« Henry ? » La voix de Pete s'étranglait de peur, de
stupéfaction ou des deux. « Mon Dieu, Henry, regarde ça ! »
Il était bouche bée, tourné vers le ciel. Henry suivit son regard
et eut du mal à croire ce que ses yeux voyaient. Des cercles
lumineux intenses, au nombre de neuf ou dix, croisaient
lentement au milieu des nuages bas. Il fut obligé de plisser les
yeux. Il pensa brièvement aux projecteurs qui trouent le ciel
nocturne pour la première des films, à Hollywood, mais
évidemment on ne trouvait aucun de ces énormes projecteurs ici,
au fond des bois ; et s'il y en avait eu, il aurait commencé par voir
le rayon lui-même s'élever dans l'air enneigé. La chose qui
produisait ces cercles de lumière se trouvait au-dessus des nuages,
et non en dessous. Ils allaient et venaient, apparemment au
hasard, et Henry sentit une peur atavique l'envahir soudain...
l'envahir n'est pas le mot : monter du tréfonds de son être, plutôt.
Tout d'un coup, son épine dorsale lui fit l'effet d'une colonne de
glace.
« Qu'est-ce que c'est ? demanda Pete, gémissant presque. Bon
Dieu, Henry qu'est-ce que c'est que ce truc ?
- Je ne... »
La femme leva à son tour les yeux, vit les lumières qui
dansaient et se mit à pousser des hurlements. Ils étaient
incroyablement puissants, ces hurlements, et tellement
synonymes de terreur qu'Henry se sentit l'envie de hurler à
l'unisson.
« Ils sont de retour! criait-elle, ils sont de retour, ils sont de
retour! »
Puis elle se cacha les yeux et appuya la tête contre la roue
avant du Scout renversé. Ses cris laissèrent alors place à des
gémissements, ceux d'une bête prisonnière d'un piège dont elle ne
peut espérer s'échapper.

5
Pendant un long moment (qui n'excéda sans doute pas cinq
minutes, même s'il leur fit l'effet de durer plus longtemps), ils
regardèrent ces lumières brillantes se déplacer dans le ciel ; elles
décrivaient des cercles, glissaient, s'inclinaient à droite ou à
gauche et paraissaient jouer à saute-mouton. Parfois, elles
donnaient l'impression de n'être plus que cinq, voire même
seulement trois, et non pas près d'une douzaine. À côté d'Henry, la
femme appuyée au pneu péta à nouveau et il prit conscience, à ce
moment-là, qu'ils étaient bien en vue au milieu de nulle part,
tournant un œil rond vers un phénomène céleste en rapport avec
la tempête, phénomène qui, aussi passionnant qu'il fût, ne les
aiderait en rien à rejoindre un endroit où ils seraient au sec et au
chaud. Il se souvenait parfaitement du dernier coup d'œil qu'il
avait jeté au compteur kilométrique journalier du Scout, peu avant
de se retourner. Ils devaient se trouver à une quinzaine de
kilomètres du Trou dans le Mur. Dans les meilleures des
conditions, il s'agissait déjà d'une bonne trotte ; mais ils étaient
pris au milieu d'une tempête de neige menaçant de virer blizzard...
sans compter, pensa-t-il, que je suis le seul en état de marcher.
« Pete ?
- C'est quelque chose, hein? Ce sont des putains d'ovnis,
exactement comme dans X-Files. Est-ce que tu crois...
- Pete ! » Henry prit son ami par le menton et détourna son
visage du ciel pour qu'il le regarde. Au-dessus d'eux, les deux
dernières lumières pâlissaient. « C'est une sorte de phénomène
électrique, c'est tout.
- Tu crois ? »
Il y avait eu de l'émerveillement dans sa voix quand il avait
parlé d'ovnis et il paraissait déçu.
« Ouais. C'est sans doute en rapport avec la tempête. Mais
même si c'est la première vague de papillons extra-terrestres
venus de la planète Alnitak, ça ne changera rien pour nous si on se
retrouve transformés en glaçons. J'ai besoin que tu me donnes un
coup de main. Que tu nous fasses ce petit tour dont tu as le secret.
Tu crois pouvoir ?
- Je ne sais pas », répondit Pete, risquant un dernier coup
d'œil vers le ciel. On n'y voyait plus qu'une seule lumière, à
présent, tellement faible qu'on ne l'aurait pas remarquée si on ne
l'avait pas cherchée des yeux. « Madame ? Elles sont presque
toutes parties. Calmez-vous, madame, d'accord ? »
La femme ne répondit rien et garda le front appuyé au pneu.
Les rubans de sa chapka virevoltaient. Pete poussa un soupir et se
tourna vers Henry.
« Qu'est-ce que tu veux ?
- Tu te souviens de ces abris de bûcheron, le long de la
route ? »
Il étaient huit ou neuf, croyait se rappeler Henry. Ce n'était
rien de plus que quatre poteaux surmontés d'un toit en tôle
ondulée rouillée. Les usines de pâte à papier y stockaient des
grumes et du matériel en attendant le printemps.
« Bien sûr.
- Où est le plus proche ? Tu peux me le dire ? »
Pete ferma les yeux, leva un doigt qu'il fit aller et venir devant
lui, accompagnant le geste de petits claquements de langue. Ce
numéro remontait à l'époque de son adolescence ; pas aussi loin
que la manie de Beaver de ronger les crayons et les cure-dents, ou
que la passion de Jonesy pour les romans policiers et les films
d'horreur, mais loin tout de même. Et on pouvait en général
compter dessus. Henry attendit, espérant que ce serait encore vrai
aujourd'hui.
La femme (peut-être avait-elle entendu, en dépit du
ronflement régulier du vent, les claquements de langue de Pete)
leva la tête et regarda autour d'elle. Le pneu avait laissé une
grande trace noirâtre à son front.
Finalement, Pete rouvrit les yeux.
« Pas loin d'ici, dit-il en indiquant la direction du Trou dans le
Mur. Après le virage, il y a une colline. Une fois qu'on est
redescendu de l'autre côté, il y a une ligne droite. C'est au bout de
cette ligne droite. Sur la gauche. Une partie du toit s'est effondrée.
Un type du nom de Stevenson y a saigné du nez, une fois.
- C'est vrai ?
- Ah vieux, j'en sais rien... »
Pete détourna les yeux, comme s'il était gêné.
Henry croyait se souvenir vaguement de l'endroit. Le fait que
le toit soit en partie effondré n'était pas une mauvaise nouvelle ;
car s'il était tombé du bon côté, il avait pu transformer l'abri sans
murs en un lieu partiellement clos.
« Ça fait quelle distance, depuis ici ?
- Je dirais moins d'un kilomètre... un kilomètre tout au plus.
- Et tu en es sûr ?
- Oui.
- Penses-tu pouvoir couvrir cette distance avec ton genou ?
- Je crois... mais elle ?
- Elle a intérêt. »
Henry posa ses mains sur l'épaule de la femme et la fit pivoter
jusqu'à ce qu'ils se retrouvent presque nez à nez. Elle ouvrait de
grands yeux effarés. L'odeur de son haleine était épouvantable - de
l'antigel mélangé à quelque chose de huileux et d'organique. Il
resta cependant proche d'elle, n'eut pas un mouvement de recul.
« Nous devons marcher ! » lui dit-il. Il ne criait pas, pas
exactement, mais parlait fort, d'un ton autoritaire. « Vous allez
marcher avec moi, à trois ! Un... deux... trois ! »
Il la prit par la main, lui fît contourner le Scout et la ramena
sur la route. Elle résista un bref instant, puis le suivit avec une
docilité parfaite, ne paraissant pas prêter attention aux rafales de
vent qui les bousculaient. Ils avancèrent ainsi pendant cinq
minutes, Henry tenant la femme par sa main gantée, Pete
claudiquant à côté d'eux.
« Attends ! Ce putain de genou essaie encore de faire des
siennes. »
Profitant de ce que Pete se penchait pour se masser, Henry
leva les yeux vers le ciel. On ne voyait plus la moindre lumière.
« Ça va mieux ? Tu pourras y arriver ?
- Faudra bien. Allons-y. »
6

Ils négocièrent le virage sans trop de peine, comme la


première partie de la côte. Puis Pete tomba. Il poussa un
grognement, jura et s'agrippa le genou. Il vit le regard qu'Henry
avait pour lui et émit un son particulier, quelque chose entre rire
et ricanement.
« T'en fais pas pour moi, dit-il, Petit Pete va s'en sortir.
- T'es sûr ?
- Ouais-ouais. »
Et, sous le regard de plus en plus inquiet d'Henry (inquiet
mais amusé, aussi ; de cet amusement noir qui semblait ne plus
jamais le quitter), Pete se mit à cogner sur son genou à coups de
poing.
« Pete, je...
- Refous-toi en place, abruti, refous-toi en place ! » cria Pete,
ignorant complètement son ami.
Pendant tout ce temps, la femme resta plantée où elle était, les
épaules tombantes, et comme le vent soufflait à présent dans son
dos, les rubans de sa chapka venaient flotter devant son nez. Elle
était aussi catatonique qu'une machine qu'on vient de débrancher.
« Pete ?
- Ça va aller, ça va aller. » Il leva les yeux vers Henry, des yeux
fatigués... mais dans lesquels on pouvait aussi lire une pointe
d'amusement. « On est dans un merdier total, non ?
- Total.
- Je pourrai pas retourner à pied jusqu'à Derry, mais je crois
que j'arriverai à atteindre cet abri. » Il tendit la main. « Aide-moi,
chef. »
Henry lui prit la main et l'aida à se relever. Pete se redressa,
du mouvement raide de celui qui vient de faire une révérence, et
resta sans bouger un instant. « Allons-y, dit-il. Il me tarde d'être à
l'abri de ce foutu vent... On aurait dû emporter quelques bières. »
Une fois le sommet de la colline franchi, le vent fut moins fort.
Le temps d'arriver au début de la ligne droite, Henry commençait
à espérer qu'ils avaient fait le plus dur. Puis, à mi-chemin du
tronçon alors que se profilait au loin une ferme qui devait être
l'abri des bûcherons, la femme s'effondra. Elle tomba tout d'abord
à genoux, puis de tout son long. Elle resta ainsi quelques instants,
la tête tournée de côté, la buée de son souffle étant le seul indice
qu'elle fût encore en vie (et comme il serait plus simple qu'elle ne
le fût pas, pensa Henry). Puis elle roula de côté et laissa échapper
un long braiement qui était un rot.
« Quelle emmerdeuse, cette conne, maugréa Pete d'un ton où
il y avait plus de fatigue que de colère. Bon, qu'est-ce qu'on fait,
maintenant ? »
Henry s'agenouilla auprès de la femme, lui ordonnant de se
lever de sa voix la plus forte, claqua des doigts, frappa dans ses
mains et compta jusqu'à trois à plusieurs reprises. Rien n'y fit.
« Reste avec elle. Je vais peut-être trouver quelque chose pour
la traîner, là-bas.
- Bonne chance.
- T'as mieux à proposer ? »
Pete s'assit dans la neige avec une grimace, sa mauvaise jambe
tendue devant lui.
« Non m'sieur. Rien du tout. Des idées, j'en ai plus. »

Henry mit cinq minutes pour rejoindre l'abri. Sa jambe


blessée commençait à devenir raide, elle aussi, mais il pensa
pouvoir tenir le coup. S'il parvenait à conduire Pete et la femme
jusqu'à l'abri, et si la motoneige du Trou dans le Mur voulait bien
démarrer, il estimait qu'ils arriveraient à s'en tirer. Et, bon sang,
c'était intéressant, pour tout dire. Ces lumières dans le ciel...
Le toit en tôle ondulée était tombé exactement comme il
fallait : l'avant, côté route, était ouvert, mais l'arrière presque
entièrement fermé. Et, encore visible sous une fine pellicule de
neige soufflée à l'intérieur par le vent, il aperçut un morceau de
bâche, grisâtre et crasseux, saupoudré de sciure et de vieux débris
de bois.
« Bingo », murmura-t-il en s'en emparant. La bâche
commença par résister, restant collée au sol, mais lorsqu'il y mit
toute sa force, elle s'en détacha avec un bruit d'arrachement qui lui
fit penser aux pets de la femme.
Traînant la bâche derrière lui, il retourna jusqu'à l'endroit où
Pete, la jambe toujours pointée avec raideur devant lui, l'attendait
à côté de la femme allongée dans la neige.

Ce fut beaucoup plus facile qu'Henry n'aurait osé l'espérer. En


fait, une fois la femme installée sur la bâche, ce fut du gâteau. En
dépit de sa corpulence, elle glissait sur la neige comme sur de la
graisse. Heureusement qu'il faisait aussi froid, se dit Henry, avec
cinq degrés de plus, une neige collante aurait tout changé. En plus,
il la tirait en terrain plat.
Ils avaient à présent de la neige jusqu'aux chevilles et elle
continuait à tomber, plus drue que jamais, mais avec des flocons
plus gros. Ça va s'arrêter, se disaient-ils entre eux à l'époque où
ils étaient enfants, désappointés lorsqu'ils voyaient ces gros
flocons.
« Hé, Henry ? »
Pete paraissait hors d'haleine, mais ce n'était pas un
problème ; l'abri n'était plus qu'à quelques dizaines de mètres.
Jusqu'ici, il avait marché la jambe volontairement raide pour
empêcher son genou de se déboîter à nouveau.
« Quoi ?
- J'ai beaucoup pensé à Duddits, ces temps derniers. Tu
trouves pas ça bizarre ?
- Pas de ballons, répondit Henry sans même y penser.
- Tout juste. » Pete partit d'un rire un peu nerveux. « Pas de
ballons, pas de jeux. Et ça, c'est pas bizarre, peut-être ?
- Si ce truc-là est bizarre, on l'est aussi tous les deux.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Moi aussi, j'ai pensé à Duddits, et depuis un bon moment.
Depuis mars dernier. En fait, je devais aller le voir avec Jonesy...
- Ah bon ?
- Ouais. Puis Jonesy a eu son accident...
- Cette espèce de vieux con gâteux qui l'a renversé n'aurait
jamais dû conduire, dit Pete en fronçant les sourcils. Il a de la
chance d'être en vie.
- Ça, tu peux le dire. Il a fait un arrêt cardiaque dans
l'ambulance, les types ont dû lui balancer le jus. »
Pete fit halte, les yeux mi-clos.
« Sans déconner ? Il en était à ce point-là ? »
Henry se dit qu'il venait de faire preuve d'indiscrétion. « Oui,
mais faudra faire comme si tu ne le savais pas. C'est Carla qui me
l'a dit. Je ne pense pas que Jonesy le sache. Je n'ai jamais... » Il
eut un geste vague de la main et Pete acquiesça, ayant très bien
compris. Je n'ai jamais senti qu'il le savait, voilà ce qu'avait voulu
signifier Henry.
« Ça restera dans ma poche avec mon mouchoir par-dessus,
promit Pete.
- Vaut mieux.
- Si bien que vous n'êtes jamais allé voir Duds. »
Henry secoua la tête.
« Avec ce qui venait d'arriver à Jonesy, j'ai oublié. Puis l'été est
arrivé, et tu sais comment les choses se passent... »
Pete acquiesça du chef.
« Mais tu veux que je te dise ? Je pensais à lui pas plus tard
que tout à l'heure, au Gosselin's Market.
- À cause du môme en salopette ? » demanda Pete, dont
chaque mot était accompagné de petites bouffées de vapeur.
Henry répondit lui aussi d'un simple hochement de tête. Le
gosse en question pouvait aussi bien avoir douze ans que
vingt-cinq ; lorsqu'on souffrait du syndrome de Down, c'était
impossible à dire. Il était rouquin, et avait parcouru l'allée centrale
mal éclairée du petit magasin en compagnie d'un homme qui ne
pouvait être que son père : vestes de chasse à carreaux verts et
noirs identiques, et surtout tignasses carotte identiques, même si
celle de l'homme s'éclaircissait un peu ; il leur avait adressé un
regard du genre pas de remarques sur mon gamin si vous ne
voulez pas d'ennuis et, bien entendu, ni Pete ni Henry n'avaient
dit quoi que ce fut ; ils s'étaient tapé les trente kilomètres de piste
jusqu'au Gosselin's Market pour y faire provision de pain, de
bières et de hot dogs, pas d'ennuis et, de plus, ils avaient connu
Duddits, le connaissaient encore d'une certaine manière ; ils lui
envoyaient des cadeaux à Noël, des cartes pour son anniversaire et
de toute façon, Duddits avait fait partie un temps de leur groupe, à
sa manière à lui. Henry ne se voyait cependant pas confier à Pete
qu'il avait pensé à Duddits à de curieux moments, depuis qu'il
avait pris conscience, seize mois auparavant, qu'il avait décidé de
se supprimer et que tout ce qu'il faisait désormais était soit un acte
pour prévenir cet événement, soit pour le préparer. Parfois, il
rêvait même de Duddits et de Beav disant Laisse-moi arranger ça,
mon gars, Duddits répondant A 'anger 'oi ?
« Il n'y a rien de mal à penser à Duddits, Pete », dit-il alors
qu'il tirait la femme à l'intérieur de l'abri sur son traîneau
improvisé. Il était lui-même hors d'haleine. « Duddits a été celui
par lequel nous nous définissions. Il a été notre meilleur moment.
- Tu parles sérieusement ?
- Tout à fait. »
Henry se laissa tomber par terre pour reprendre son souffle
avant d'attaquer la deuxième partie de son programme. Il consulta
sa montre. Il était presque midi. En ce moment, Jonesy et Beaver
n'en étaient plus au stade où ils pensaient que la neige les avait
simplement ralentis ; ils devaient être quasiment sûrs qu'il leur
était arrivé quelque chose. L'un d'eux allait peut-être lancer la
motoneige (si elle veut bien démarrer, se rappela-t-il, si ce foutu
machin veut bien démarrer) pour venir à leur rencontre. Voilà qui
simplifierait beaucoup les choses.
Il regarda la femme, toujours étendue sur la bâche. Une mèche
de cheveux cachait l'un de ses yeux ; l'autre regardait Henry, ou
plutôt à travers lui, avec une indifférence glaciale.
Henry croyait que tous les enfants connaissent, au début de
leur adolescence, des moments déterminants pour la suite ; et
qu'en groupe, ils avaient plus de chances que seuls de réagir d'une
manière décisive. Parfois, ils se comportaient mal, répondant à la
détresse par de la cruauté. Henry et ses amis s'étaient bien
comportés, sans savoir pourquoi, au fond. Avec le temps, tout cela
s'était banalisé, mais il n'était pas désagréable de se souvenir, en
particulier quand les ténèbres vous envahissaient l'âme, que vous
aviez une fois permis d'éviter ce qui paraissait inévitable, que vous
vous étiez comporté dignement.
Il dit à Pete ce qu'il allait faire, lui dit aussi ce que lui devait
faire, puis il se releva et se mit en route ; il fallait que tout le
monde se retrouve au chaud et en sécurité au Trou dans le Mur
avant la tombée du jour. Dans un endroit propre et bien éclairé.
« Très bien, dit Pete - mais il paraissait nerveux. J'espère juste
qu'elle ne va pas claquer ici. Et que ces lumières ne reviendront
pas. » Il tordit le cou pour regarder le ciel ; on ne voyait plus, à
présent, que des nuages bas et sombres. « Qu'est-ce que c'était, à
ton avis ? Des genres d'éclairs ?
- Hé, c'est toi l'expert en matière spatiale. Commence donc à
rassembler du petit bois. Tu n'as même pas besoin de te lever pour
ça.
- De quoi faire un feu ?
- Exactement. »
Henry enjamba la femme couchée sur la bâche et se dirigea
vers la lisière de la forêt où il y avait tout le bois mort qu'il pouvait
souhaiter sous la neige. Un peu moins de quinze kilomètres, c'était
la distance qu'il lui restait à parcourir. Mais avant, ils allaient
allumer un feu. Un grand, un chouette feu.
IV

McCarthy va aux gogues

Installés dans la cuisine, Jonesy et Beaver jouaient au


cribbage, toujours le même jeu, disant tout simplement, on fait
une petite partie ? sans avoir besoin de dire de quoi. Comme
l'avait fait avant-eux Lamar, le père de Beaver, et comme s'il
n'existait qu'un unique jeu de cartes. Pour Lamar Clarendon, dont
toute la vie tournait autour d'une seule chose, son entreprise de
construction dans le centre du Maine, c'était d'ailleurs
probablement le seul jeu, le jeu le plus évident dans les camps de
bûcherons, les entrepôts ferroviaires et, bien entendu, les
caravanes de ses chantiers. Une planchette comportant cent vingt
trous, quatre chevilles ou fiches, un vieux jeu de cartes
graisseuses, et c'était parti. On y jouait essentiellement pour
s'occuper avant de faire quelque chose d'autre, en attendant que la
pluie s'arrête, que passe le livreur, ou que vos amis reviennent des
commissions afin qu'on puisse décider ce qu'il fallait faire du drôle
de type couché dans la chambre du fond.
Sauf que, se dit Jonesy, c'est Henry que nous attendons, en
réalité. Pete est simplement avec lui. C'est Henry qui saura ce
qu'il faut faire, Beaver avait raison. Seulement Henry.
Mais voilà, Henry et Pete avaient du retard. Il était encore trop
tôt pour se dire qu'il leur était arrivé quelque chose, c'était
peut-être simplement la neige qui les retardait, mais Jonesy
commençait à se demander si l'explication n'était pas insuffisante
- et il soupçonnait Beaver de se le demander aussi. Aucun des deux
n'y avait fait allusion, pour l'instant - on était encore du bon côté
de midi et tout allait peut-être rentrer dans l'ordre - mais l'idée
était bel et bien dans l'air, flottant entre eux, inexprimée.
Jonesy se concentrait sur le jeu pendant un moment, puis se
tournait sans y penser vers la porte fermée derrière laquelle
McCarthy dormait probablement, mais, nom d'un chien, la sale
mine qu'il avait, ce type. Deux ou trois fois, il surprit le Beav qui
jetait un coup d'œil dans la même direction.
Jonesy mélangea les vieilles cartes et, lorsque Beaver eut
coupé, il distribua. Il était temps maintenant de placer ses
chevilles. On peut bien placer et perdre quand-même la partie,
leur disait Lamar, une Chesterfield pendant en permanence au
coin de ses lèvres, sa casquette CLARENDON CONSTRUCTION toujours
inclinée sur son œil gauche comme s'il possédait un secret qu'il ne
livrerait qu'au prix fort ; Lamar Clarendon, un papa bourreau de
travail mort d'une crise cardiaque à l'âge de quarante-huit ans.
Mais si tu places bien, tu ne seras jamais capo.
Pas de jeux, pensa Jonesy. Pas de ballons, pas de jeux. Puis
dans la foulée, cette bon Dieu de voix fluctuante datant de
l'hôpital : Je vous en prie, arrêtez ça, je peux plus le supporter,
faites-moi une piqûre ! Où est Marcy ? Je veux Marcy ! Et, nom
d'une pipe, pourquoi le monde était-il aussi impitoyable ?
Pourquoi le monde était-il plein de pointes avides de vous bouffer
les doigts, d'engrenages ne demandant qu'à vous broyer les
entrailles ?
« Jonesy ?
- Hein ?
- Ça va ?
- Ouais, pourquoi ?
- T'as frissonné.
- J'ai frissonné ? »
Comme s'il ne le savait pas.
« Ouais.
- Un courant d'air, peut-être. Tu ne sens rien ?
- Tu veux dire... venant de lui ?
- Ce n'est pas des aisselles de Julia Roberts que je te parle.
Ouais, de lui.
- Non, dit Beaver. Une ou deux fois, j'ai bien pensé... mais
c'était mon imagination. Parce que ces pets, vraiment...
- Ces pets puaient le diable.
- Ouais. Et les rots, aussi. J'ai bien cru qu'il allait nous
dégueuler tripes et boyaux, en prime. »
Jonesy acquiesça. J'ai la frousse, se dit-il. A rester coincé ici
en pleine tempête de neige. Si seulement Henry était là, bon
Dieu ! Qu'est-ce que vous dites de ça ?
« Jonesy ?
- Quoi, encore ? On la fait, cette partie, oui ou non ?
- Oui, bien sûr, mais... tu crois que ça va, pour Henry et Pete?
- Comment veux-tu que je le sache ?
- Tu n'as pas eu... un de ces pressentiments ? Peut-être vu...
- Je ne vois rien qu'une figure avec un nez au milieu, la
tienne. »
Beaver soupira.
« Tu penses quand même qu'ils n'ont pas de problème ?
- Pour tout te dire, je ne crois pas qu'ils en aient. » Il ne put
s'empêcher, cependant, d'avoir un bref coup d'œil pour l'horloge -
onze heures et demie, à présent - puis un deuxième pour la porte
derrière laquelle se trouvait McCarthy. Au milieu de la grande
pièce, l'attrape-rêves valsait lentement sur place dans quelque
courant d'air.
« Ils doivent rouler au pas. Ils ne vont pas tarder. Allez,
jouons.
- Très bien. Huit.
- Quinze pour deux.
- Merde, dit Beaver, se glissant un cure-dents dans la bouche.
Vingt-cinq.
- Trente.
- À toi.
- Un pour deux.
- Sainte merde ! » Beaver partit d'un petit rire exaspéré
lorsque Jonesy avança sa cheville, prenant le virage sur la
Troisième Rue, comme ils disaient. « Tu me dames mon putain de
pion à chaque fois que tu sers !
- Je te dame aussi le pion quand c'est toi qui sers, Beav. Il n'y a
que la vérité qui blesse. Allez, joue.
- Neuf.
- Seize.
- Et un pour la dernière carte », conclut Beaver, comme s'il
venait de remporter une victoire morale. Il se leva. « Je vais sortir
pisser un coup.
- Pourquoi ? On a des gogues en parfait état de marche, au cas
où tu l'aurais oublié.
- Je sais bien. Je voudrais voir si je suis encore capable d'écrire
mon nom dans la neige. »
Jonesy éclata de rire.
« Ma parole, tu ne grandiras jamais, toi !
- Jamais, si je peux faire autrement. Et mets-la en veilleuse.
Pas la peine de réveiller ce type. »
Jonesy commença à rassembler les cartes et à les mélanger
d'un geste machinal, pendant que Beaver sortait par la porte de
derrière. Il se prit à penser à une autre version de ce même jeu à
laquelle ils jouaient quand ils étaient gamins. Ils appelaient ça
jouer au Duddits, et les parties se déroulaient en général dans la
salle de jeux, chez les Cavell. Les règles étaient les mêmes que
d'habitude, à ceci près qu'ils laissaient Duddits disposer les
chevilles. J'ai un dix, disait Henry, compte-moi dix, Duddits. Et
Duddits, arborant son grand sourire de travers qui était chaque
fois un vrai bonheur pour Jonesy, comptait quatre, ou six, ou dix,
voire deux bon Dieu de douzaines. La règle voulait alors qu'on ne
proteste jamais, qu'on ne dise jamais, Duddits, c'est trop, ou bien,
Duddits, ce n'est pas assez. Et bon sang, qu'est-ce qu'ils riaient !
Mr et Mme Cavell riaient aussi, si par hasard ils étaient dans la
pièce, et Jonesy se souvenait d'une fois, ils devaient avoir quinze,
seize ans, et Duddits avait évidemment l'âge qu'il avait, un âge qui
ne changerait jamais, c'était ce qu'il y avait de si beau et de si
effrayant à la fois chez lui, et donc, cette fois-ci, Alfie Cavell s'était
mis à pleurer et avait dit, Ah, les gars, vous ne savez pas ce que
cela représente pour moi et ma femme... Si vous saviez seulement
ce que ça signifie pour Douglas...
« Jonesy. »
La voix de Beaver, d'une neutralité suspecte. De l'air froid
arrivait de la porte de la cuisine restée ouverte et Jonesy sentit son
bras se couvrir de chair de poule.
« Ferme la porte, Beav ! C'est pas une grange, ici.
- Viens par ici. Il faut que tu voies ça. »
Jonesy se leva et s'avança jusqu'à la porte. Il ouvrit la bouche,
mais la referma sans rien dire. Tout le dégagement, à l'arrière de la
maison, avait été envahi d'assez de bêtes pour constituer un zoo
d'animaux de compagnie. Des cerfs et des biches, surtout, environ
deux douzaines. Mais ils étaient accompagnés de ratons-laveurs,
de tamias, et d'un contingent d'écureuils qui paraissaient se
déplacer sans effort sur la neige, s'y enfonçant à peine. De derrière
la grange où était remisée la motoneige, une Arctic Cat, ainsi que
divers instruments et pièces de rechange, ils virent apparaître trois
canidés que Jonesy prit tout d'abord pour des loups. Puis il
aperçut un anneau de corde à linge délavé qui pendait au cou de
l'un d'eux et comprit qu'il s'agissait de chiens, sans doute
retournés à l'état sauvage. Toutes les bêtes se dirigeaient vers l'est,
remontant la pente de la Combe. Ils aperçurent aussi un couple de
chats sauvages de belle taille, entre deux groupes de cerfs, et
Jonesy se frotta les yeux comme s'il croyait avoir affaire à un
mirage. Mais quand il arrêta son geste, les chats étaient toujours
là. Tout comme les cerfs, les tamias, les écureuils et les
ratons-laveurs. Ils avançaient au petit trot, à un rythme régulier, et
c'est à peine s'ils eurent un coup d'œil pour les deux hommes qui
se tenaient sur le pas de la porte ; cependant, ils ne manifestaient
pas la panique d'animaux fuyant devant un incendie. D'ailleurs, il
n'y avait aucune odeur d'incendie. Ils se déplaçaient simplement
vers l'est, libérant les lieux.
« Bon Dieu de merde, Beav », dit Jonesy à voix basse, d'un ton
de stupéfaction et d'émerveillement mêlés.
Beaver avait la tête levée. Il n'eut qu'un bref coup d'œil de pure
forme pour le défilé, et leva de nouveau la tête. « Ouais. Et
maintenant, regarde un peu là-haut. »
Ce que fit Jonesy. Il vit alors une douzaine de lumières
aveuglantes - certaines rouges, d'autres d'un bleu électrique – qui
dansaient dans le ciel. Elles éclairaient les nuages et il comprit que
c'était ces lumières que McCarthy avait vues quand il s'était perdu
dans la forêt. Elles allaient et venaient, s'évitaient ou se
confondaient parfois brièvement, dégageant alors une luminosité
tellement intense qu'on ne pouvait la supporter.
« Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Jonesy.
- Aucune idée », répondit Beaver sans détourner les yeux du
spectacle. On distinguait avec une précision surnaturelle, sur son
visage clair, les pointes hérissées d'un début de barbe. « Mais les
animaux n'aiment pas ça. Et c'est ça qu'ils essaient de fuir. »

Ils observèrent le phénomène pendant dix minutes, un quart


d'heure, peut-être ; Jonesy prit alors conscience d'un
bourdonnement bas rappelant le bruit d'un transformateur
électrique. Il demanda à Beaver s'il l'entendait aussi et Beav se
contenta d'acquiescer, sans détourner les yeux du ballet des
lumières dans le ciel ; des lumières qui paraissaient avoir la taille
de plaques d'égout, estima Jonesy. Il soupçonna que c'était devant
ce bruit que fuyaient les animaux, pas devant les lumières, mais il
n'en dit rien. Il paraissait tout à coup difficile de parler ; il se
sentait pris d'une peur incapacitante, une sensation fiévreuse et
constante, comme dans un début de grippe.
Finalement, les lumières se mirent à diminuer d'intensité et si
Jonesy n'en vit aucune s'éteindre, il lui sembla qu'elles étaient
moins nombreuses. Il y avait aussi moins d'animaux, et l'agaçant
bourdonnement s'atténuait.
Beaver sursauta, comme s'il se réveillait d'un profond
sommeil.
« L'appareil photo ! dit-il. Il faut les prendre en photo avant
qu'elles disparaissent.
- Je ne crois pas que ça va donner...
- Faut essayer ! » Il avait presque crié, et c'est un ton plus bas
qu'il ajouta : « Je dois essayer. Je pourrais au moins prendre
quelques cerfs avant que... »
Il faisait déjà demi-tour et traversait la cuisine, se demandant
sans doute sous quel tas de linge sale il avait bien pu laisser son
vieil appareil photo, lorsqu'il s'arrêta brusquement. Et c'est encore
d'un ton neutre qui lui était très inhabituel qu'il dit : « Hé, Jonesy.
Je crois qu'on a un problème. »
Jonesy jeta un dernier regard aux lumières restantes (elles
perdaient de leur éclat mais paraissaient aussi devenir plus
petites), et se retourna. Beaver se tenait à côté de l'évier et
regardait en direction de la grande pièce centrale, par-dessus le
comptoir.
« Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a à présent ? » Cette voix irritée et
querelleuse, légèrement chevrotante... cette voix était-elle la
sienne ?
Beaver eut un geste vers la porte de la chambre où ils avaient
logé McCarthy. Elle était ouverte. La porte de la salle de bains,
qu'ils avaient pris soin de laisser ouverte pour que McCarthy ne la
manque pas, au cas où il aurait à répondre à un appel de la nature,
était à présent fermée.
Beaver tourna vers Jonesy son visage assombri et hérissé
d'une barbe de deux jours. « Tu ne le sens pas ? »
Si, Jonesy le sentait, en dépit de l'air frais qui entrait par la
porte de la cuisine. Éther ou alcool éthylique, oui, on reconnaissait
encore ça, mais c'était mélangé à autre chose. Des matières fécales
pour commencer, indiscutablement. Une odeur fade qui faisait
penser à du sang. Et quelque chose d'autre, quelque chose comme
du grisou qui serait resté prisonnier sous terre pendant un million
d'années avant d'être libéré. Rien à voir, autrement dit, avec les
pets qui faisaient pouffer de rire des gosses partis camper en
bande. Des effluves plus opulents et beaucoup plus immondes.
C'était faute de mieux qu'on pensait à les comparer à des pets ;
rien ne s'en approchait. Tout au fond, pensa Jonesy, c'était l'odeur
de quelque chose de gangrené en train de crever misérablement.
« Et regarde là. »
Beaver montra le plancher d'un geste. On y voyait du sang,
une trace laissée par des gouttelettes qui allaient de la porte
ouverte à la porte fermée. Comme si McCarthy s'était précipité
vers les toilettes en saignant du nez.
Sauf que Jonesy se disait que ce n'était sans doute pas son nez
qui saignait.

De toutes les choses qu'il avait dû faire dans sa vie alors qu'il
aurait de beaucoup préféré s'en dispenser - appeler son frère Mike
pour lui apprendre que leur mère venait de mourir d'une crise
cardiaque, dire à Carla qu'il fallait qu'elle s'occupe de son
problème avec l'alcool et les médicaments, sans quoi il allait la
quitter, avouer à son chef de chambrée, au camp de vacances
Agawam, qu'il avait mouillé son lit -, la traversée de la grande salle
de séjour du Trou dans le Mur pour aller rejoindre la porte fermée
de la salle de bains fut l'une des plus difficiles. Il avait l'impression
de marcher comme dans un cauchemar, d'avoir des foulées
laborieuses de scaphandrier, des foulées qui n'avancent pas, en
dépit des efforts qu'on déploie.
Dans les cauchemars, on n'arrive jamais là où on est censé
aller, mais les deux amis finirent par traverser la pièce et Jonesy
dut se rendre à la raison : ils ne rêvaient pas. Ils examinèrent les
taches de sang. Les plus grosses n'excédaient pas la taille d'une
pièce de dix cents.
« Il a sans doute perdu encore une dent, murmura Jonesy. Je
ne vois que ça. »
Le Beav le regarda, un sourcil levé. Puis il s'approcha de la
porte de la chambre et regarda à l'intérieur. Au bout de quelques
instants, il se tourna vers Jonesy et, l'index recourbé, lui fit signe
de venir. Jonesy s'approcha à son tour, mais avançant en crabe, à
croire qu'il ne voulait pas perdre de vue la porte de la salle de
bains. Les couvertures gisaient à terre, comme si McCarthy les
avait rejetées brusquement pour se lever d'urgence. La forme de sa
tête se dessinait encore sur l'oreiller, celle de son corps était
encore lisible dans le drap de dessous. Avec, à peu près au milieu,
une grande tache sanglante qui avait pris une teinte violette en
imbibant le drap bleu.
« Drôle d'endroit où perdre une dent », commenta Beaver à
voix basse. Il mordit dans son cure-dents dont une moitié tomba
sur le seuil de la porte. « Peut-être qu'il espérait recevoir une pièce
de la petite souris rectale. »
Jonesy ne réagit pas. Au lieu de rire, il pointa le doigt à gauche
de la porte. Là, empilés en tas, se trouvaient les deux caleçons de
McCarthy : le court et le long qu'il portait par-dessus le court. Les
deux étaient imbibés de sang. C'était le court qui avait subi le gros
de l'hémorragie. S'il n'avait eu le renfort en coton de sa ceinture
élastique, on aurait pu penser qu'il avait pour couleur d'origine ce
rouge provocateur et sémillant - le genre de sous-vêtement qu'un
accro à Penthouse ou Play-Boy porterait pour un rancart chaud.
« Va voir dans le pot de chambre, murmura Beaver.
- Et si on allait plutôt frapper à la salle de bains et lui
demander comment il va ?
- Non ! Je veux d'abord savoir à quelle putain de merde on
doit s'attendre », répliqua Beaver dans un murmure véhément. Il
se tapota la poitrine, puis recracha ce qui restait de son
cure-dents. « J'ai le palpitant qui déconne, vieux. »
Jonesy avait aussi le cœur qui battait la chamade, et il sentait
de la sueur couler sur son visage. Il s'avança néanmoins dans la
chambre. L'air frais entré par la porte de la cuisine avait assez bien
purifié l'atmosphère de la salle de séjour, mais la puanteur qui
régnait ici était abominable - merde, grisou, éther. Jonesy sentit le
peu de nourriture qu'il avait avalé se soulever désagréablement
dans son estomac, et il dut faire un effort pour la faire rester là où
elle était. Il s'approcha du pot de chambre sans pouvoir se
résoudre, sur le moment, à regarder dedans. Toutes sortes
d'images venues des films d'horreur qu'il avait vus dansaient dans
sa tête. Des organes flottant sur une soupe sanguinolente. Des
canines. Une tête coupée...
« Vas-y, bon Dieu ! » siffla Beaver entre ses dents.
Jonesy ferma les yeux, pencha la tête, retint son souffle,
rouvrit les yeux. Rien qu'une porcelaine immaculée, brillant sous
la lumière centrale. Le pot de chambre était vide. Il relâcha l'air
qu'il retenait entre ses mâchoires contractées puis revint vers
Beaver, évitant les taches de sang, sur le sol.
« Rien. Et maintenant, arrêtons de tourner autour du pot »,
dit-il sans rire.
Ils passèrent devant la porte fermée du placard à linge et se
retrouvèrent devant le battant en pin de celle de la salle de bains.
Beaver se tourna vers Jonesy. Celui-ci secoua la tête.
« A ton tour. C'est moi qui suis allé regarder dans le pot
d'enfer.
- C'est toi qui l'as trouvé », rétorqua Beaver dans un murmure
irrité. Il gardait les mâchoires obstinément serrées. « À toi de lui
parler. »
À présent, Jonesy entendait quelque chose d'autre.
L'entendait sans vraiment l'entendre, en réalité, en partie parce
qu'il s'agissait d'un bruit familier, en partie parce qu'il se
concentrait de toutes ses forces sur ce que pouvait bien fabriquer
McCarthy, l'homme qu'il avait failli descendre. Un son qui faisait
whup-whup-whup, faiblement, mais devenait de plus en plus
insistant. Venant dans leur direction.
« Ah, fait chier ! » râla Jonesy ; il avait parlé d'un ton de voix
normal, mais ils sursautèrent néanmoins tous les deux un peu. Il
donna deux coups secs à la porte. « Mr McCarthy ? Rick ! Vous
allez bien ? »
Il ne répondra pas, pensa Jonesy. Il ne répondra pas parce
qu'il est mort. Mort assis sur le trône, tout comme Elvis.
Mais McCarthy n'était pas mort. Il poussa un grognement,
puis répondit. « Je suis un peu malade, les gars. J'ai besoin de me
soulager les intestins. Si je n'y arrive pas, ça va... » Il y eut un
nouveau grognement, puis un pet. Pas très fort, celui-là,
vaguement liquide. Jonesy grimaça. « Ça va aller », articula
McCarthy. À l'entendre, Jonesy trouva que ça va aller appartenait
à une autre planète que celle sur laquelle McCarthy haletait, hors
d'haleine, paraissant souffrir mille morts. Comme pour le
confirmer, il poussa un autre grognement, plus fort. Il y eut de
nouveau ce bruit vaguement liquide et l'homme poussa un cri.
« McCarthy ! » Beaver essaya de faire jouer la poignée, mais la
porte ne bougea pas. McCarthy, le petit cadeau que leur avait fait
la forêt, s'était enfermé dans les toilettes.
« Rick ! » cria Beaver en secouant le bouton de porte.
« Ouvrez, mon vieux ! » Il essayait de prendre un ton décontracté,
comme s'il s'agissait d'une plaisanterie, d'une blague de camp
scout, mais son anxiété n'en était que plus palpable.
« Je vais bien, répondit McCarthy, qui haletait plus que
jamais. J'ai juste besoin... les gars... j'ai juste besoin de faire un
peu de place. » Sur quoi, retentit le passage de nouvelles
flatulences. Il était ridicule de s'imaginer que ce qu'ils entendaient
était des « gaz » ou des « vents » ; ces termes étaient aériens,
légers comme des meringues. Les détonations qui leur
parvenaient de derrière la porte étaient brutales et charnues,
comme des muscles qui se déchireraient.
« McCarthy ! Laissez-nous entrer ! » intervint à son tour
Jonesy, frappant contre la porte. Avait-il vraiment envie d'entrer,
cependant ? Nullement. Il commençait à regretter que l'homme ne
se soit pas définitivement perdu, ou n'ait pas été retrouvé par
quelqu'un d'autre. Pire, le bulbe au bas de son cerveau, ce vestige
reptilien inaccessible à la pitié, regrettait carrément qu'il n'ait pas
abattu McCarthy tout de suite. « Voyez les choses simplement,
crétins! » comme ils disaient dans le programme de
désintoxication que suivait Carla.
« Allez-vous-en ! » répondit McCarthy avec le peu de
véhémence qu'il pouvait mettre dans son intonation. « Pouvez pas
vous en aller et laisser un type... un type faire sa grosse
commission ? Bon sang ! »
whup-whup-whup : plus fort, plus proche.
« Rick ! » Au tour du Beav. Il s'en tenait à son ton léger, en
quelque sorte en désespoir de cause, comme un grimpeur mal
barré s'accroche à sa corde. « D'où est-ce que tu saignes, Rick ?
- Que je saigne ? » McCarthy avait répondu d'un ton qui
paraissait sincèrement intrigué. « Mais je ne saigne pas ! »
Jonesy et Beaver échangèrent un regard.
WHUP-WHUP-WHUP !
Cette fois, le bruit retint toute l'attention de Jonesy qui
ressentit un énorme soulagement.
« Un hélicoptère ! s'écria-t-il. Je parie que c'est lui qu'ils
cherchent.
- Tu crois ? »
Beaver avait la tête de celui qui pense que c'est trop beau pour
être vrai.
« Ouais. » Jonesy se disait à part lui que les types de l'hélico
pouvaient tout aussi bien faire la chasse aux lumières ovniennes
dans le ciel, ou essayer de comprendre pour quelle raison les
animaux fuyaient, mais il préférait ne pas y penser, il se fichait
même complètement de ces événements. Il n'avait qu'une envie,
faire sortir Rick des gogues, ne plus l'avoir sur le dos, l'expédier à
l'hôpital de Derry ou de Machias. « Sors leur faire signe de se
poser !
- Et si... »
WHUP! WHUP! WHUP! Tandis que, depuis l'autre côté de la porte,
leur parvenait une nouvelle rafale de ces bruits pulpeux
d'arrachement, suivis d'un nouveau hurlement de McCarthy.
« Sors de là, je te dis ! Fais signe à ces enfoirés de se poser !
J'm'en fous si tu dois leur faire la danse du ventre pour ça!
Démerde-toi pour qu'ils atterrissent !
- D'accord, j'y... »
Beaver, qui avait commencé à faire demi-tour, sursauta et
poussa un cri.
Un certain nombre de choses auxquelles Jonesy avait jusqu'ici
réussi à ne pas penser bondirent brusquement hors du placard
pour venir cabrioler et grimacer en pleine lumière. Quand il se
tourna à son tour, cependant, il ne vit rien de plus inquiétant
qu'une biche qui se tenait dans la cuisine, la tête surplombant le
comptoir, et les examinait de ses doux yeux bruns. Jonesy prit une
profonde inspiration chevrotante et se laissa aller contre le mur.
« Que le cul me pèle et qu'il gèle ! » gronda Beaver. Puis il
avança vers la biche en frappant dans ses mains. « Allez, du balai,
Mabel ! Tu sais plus où t'habites, hein ? Fiche-moi le camp d'ici !
Allez, ouste ! Mets les voiles et tire-toi ! Casse-toi en deux, comme
une amibe ! »
La biche resta sur place un instant, avec dans ses yeux
écarquillés une expression d'inquiétude qui était presque
humaine. Puis elle se détourna et sa tête vint effleurer la rangée de
casseroles et d'ustensiles alignés au-dessus de la cuisinière. Les
objets s'entrechoquèrent et deux ou trois se décrochèrent, ajoutant
encore au boucan. Et finalement l'animal franchit la porte, sa
petite queue s'agitant en tous sens.
Beaver la suivit, ne s'arrêtant un instant que pour examiner
d'un œil noir le petit tas de crottin que la visiteuse avait laissé sur
le lino.

La migration d'animaux, toutes espèces confondues, était


presque terminée, réduite au passage occasionnel de quelques
retardataires. La biche que Beaver venait de chasser de la cuisine
bondit par-dessus un renard qui avait sans doute laissé une de ses
pattes dans un piège et boitait, puis disparut entre les arbres. C'est
alors qu'apparut, surgissant des nuages bas, juste au-delà de la
remise de la motoneige, un hélicoptère de la taille d'un bus qui se
déplaçait au ralenti. Il était couleur marron et portait les initiales
ANG en blanc sur un flanc.
Ang? se dit Beaver. Qu'est-ce que c'est que cette connerie ?
Puis la mémoire lui revint : Air National Guard. Un appareil de la
garde nationale aérienne, sans doute de la base de Bangor.
L'hélico plongea lourdement du nez. Beaver se précipita dans
l'espace libre et se mit à agiter les bras en l'air. « Hé ! On aurait
besoin d'un p'tit coup de main, par ici ! Un p'tit coup de main, les
gars! »
L'hélicoptère descendit et s'immobilisa à environ vingt ou
vingt-cinq mètres du sol - assez près pour créer un véritable
cyclone avec la neige encore fraîche. Puis il pivota et se dirigea
vers lui, accompagné de son tourbillon blanc.
« Hé ! on a un blessé ! Un type blessé ! » Il sautait sur place, à
présent, comme l'un de ces crétins qui hurlent à l'apparition de
leur idole sur le Nashville Network, se sentant idiot mais le faisant
néanmoins. L'hélico continua à dériver vers lui, mais sans perdre
davantage d'altitude, n'ayant nullement l'air de vouloir atterrir ;
une idée horrible lui vint alors à l'esprit. Il ne savait pas si c'était à
cause du comportement de l'appareil ou s'il s'agissait simplement
de paranoïa, mais il avait tout d'un coup l'impression d'être cloué
au centre d'une cible, comme dans un stand de tir, à la foire : si
vous touchez le Beav, vous gagnez le radio-réveil.
La porte latérale de l'hélico coulissa. Un homme, affublé de la
parka la plus monumentale que Beaver ait jamais vue et tenant un
porte-voix à la main, se pencha vers lui par l'ouverture. Ce ne
furent cependant ni la parka ni le porte-voix qui mirent Beaver
mal à l'aise. Mais le masque à oxygène qui recouvrait
complètement le visage de l'homme. Il n'avait jamais entendu dire
qu'il fallait en porter un quand on volait à moins de trente mètres
du sol. Pas si l'air qu'on inhalait à cette altitude était normal, en
tout cas.
L'homme à la parka parla dans son porte-voix, les mots se
détachant avec clarté sur les whup-whup-whup des rotors, mais
lui faisant néanmoins un effet bizarre, sans doute en partie à cause
de l'amplification, mais surtout, songea le Beav, à cause du
masque. Il avait l'impression qu'un étrange dieu robotisé
s'adressait à lui.
« COMBIEN ÊTES-VOUS ? demanda la voix tombée du ciel.
MONTREZ-MOI AVEC VOS DOIGTS. »
Dans sa confusion et sa peur, Beaver ne pensa tout d'abord
qu'à lui-même et Jonesy ; Henry et Pete n'étaient toujours pas
rentrés du magasin. Il leva deux doigts comme s'il faisait le signe
de la victoire.
« RESTEZ OÙ VOUS ÊTES ! fit la voix tonnante du dieu robotisé. LE
SECTEUR EST TEMPORAIREMENT EN QUARANTAINE ! JE RÉPETE ! LE SECTEUR
OÙ VOUS ÊTES EST TEMPORAIREMENT EN QUARANTAINE ! VOUS NE DEVEZ
PAS LE QUITTER ! »
Il neigeait moins, mais le vent se renforçait et un voile
poudreux, happé par les rotors de l'hélicoptère, vint se jeter sur le
visage de Beaver. Il plissa les yeux et continua à faire signe à
l'appareil. De la neige glaciale lui rentra dans la bouche et il
recracha son cure-dents pour ne pas risquer de l'avaler (un jour il
mourrait étouffé comme ça, lui avait répété mille fois sa mère, en
avalant un de ses maudits cure-dents) et hurla : « Qu'est-ce que
vous voulez dire, avec votre quarantaine ? Nous avons un malade
parmi nous ! Faut que vous descendiez le prendre ! »
Tout ça en sachant qu'ils ne pouvaient pas l'entendre avec les
bruyants whup-whup-whup de l'hélico, qu'il n'avait pas le
moindre foutu porte-voix pour amplifier sa voix, mais n'en criant
pas moins. Et au moment où les mots un malade parmi nous
franchissaient ses lèvres, il prit conscience qu'il avait donné un
mauvais chiffre au type ; ils étaient trois, et non deux. Il esquissait
déjà un geste pour corriger sa première réponse, lorsqu'il lui vint à
l'esprit qu'à moins qu'il leur soit arrivé quelque chose, Henry et
Pete allaient arriver... Dans ce cas, combien étaient-ils ? Deux était
une réponse fausse, mais trois était-elle la bonne ? Ou cinq ?
Comme cela lui arrivait en général dans ce genre de situation, ce
fut le blocage mental. Du temps où il allait en classe, il y avait en
général Henry à côté de lui ou Jonesy derrière pour lui donner la
bonne réponse. Ici, il ne bénéficiait pas de cette aide, il n'y avait
que ces énormes whup-whup-whup qui moulinaient l'air et
l'assourdissaient, et ces tourbillons de neige qui lui rentraient
jusqu'au fond de la gorge et menaçaient de l'étouffer.
« RESTEZ OÙ VOUS ÊTES ! LE PROBLÈME SERA RÉGLÉ D'ICI
VINGT-QUATRE À QUARANTE-HUIT HEURES ! SI VOUS AVEZ BESOIN DE
NOURRITURE, CROISEZ LES BRAS AU-DESSUS DE VOTRE TÊTE ! »
« Nous sommes davantage ! » hurla Beaver en direction du
dieu robotisé penché vers lui. Il y avait mis tant d'énergie que des
points rouges dansaient devant ses yeux. « Nous avons un blessé !
Nous... avons... UN BLESSÉ ! »
L'idiot, là-haut, jeta son porte-voix derrière lui dans la cabine,
puis fit un geste - l'index et le pouce venant se toucher en un cercle
approximatif - voulant sans doute dire, OK, j'ai pigé : Beaver en
aurait trépigné de frustration, mais il se contenta d'ouvrir la main
au-dessus de sa tête - les quatre doigts pour lui et ses amis, le
pouce pour McCarthy. Le dieu robot hocha la tête et sourit. Un
instant, un instant tout à fait merveilleux, Beaver eut la certitude
que son regard avait pénétré l'épaisseur du masque de l'enfoiré.
Puis l'enfoiré lui retourna ce qu'il avait pris pour un salut, dit
quelque chose au pilote derrière lui et l'hélicoptère de l'ANC reprit
de l'altitude. Beaver Clarendon était toujours dessous, transformé
en bonhomme de neige par les tourbillons et hurlant à pleins
poumons : « Nous sommes cinq et nous avons besoin d'aide !
Nous sommes cinq et nous avons besoin d'aide, putain de
bordel ! »
Sur quoi les nuages happèrent l'appareil et il disparut.

Jonesy suivit une partie des événements - il ne pouvait pas ne


pas entendre la voix tonnante en provenance du Thunderbolt -
mais ne les enregistra que très partiellement. McCarthy
l'inquiétait beaucoup trop : le rescapé, après avoir poussé une
série de petits cris essoufflés, s'était brusquement tu. La puanteur
qui passait par dessous la porte ne faisait que s'épaissir.
« McCarthy ! hurlait-il au moment où Beaver rentrait dans la
maison, ouvrez cette porte ou nous l'enfonçons !
- Fichez-moi la paix ! répondit McCarthy sur le même ton,
mais d'une voix blanche, affolée. Faut que je chie, c'est tout ! FAUT
QUE JE CHIE ! Si j'y arrive, j'irai très bien ! »
Un tel langage, dans la bouche d'un homme qui semblait
considérer que bon sang ou nom d'un chien étaient des jurons, fit
encore plus peur à Jonesy que les sous-vêtements ensanglantés. Il
se tourna vers Beaver, remarquant à peine que son ami était
poudré de blanc de la tête aux pieds comme s'il avait été roulé par
une avalanche. « Viens m'aider à rentrer là-dedans. Faut faire
quelque chose. »
Beaver avait l'air effrayé et inquiet. La neige fondait sur ses
joues. « Je sais pas. Le type de l'hélico a parlé de quarantaine... et
s'il était infecté et contagieux ? Et si le truc rouge, sur sa figure... »
En dépit des sentiments peu charitables qu'il avait lui-même
ressentis quelques instants auparavant vis-à-vis de McCarthy,
Jonesy eut envie de frapper son vieil ami. Quelques mois
auparavant, il s'était lui-même retrouvé allongé par terre, en sang,
dans une rue de Cambridge. Et si les gens avaient refusé de le
toucher sous prétexte qu'il avait peut-être le sida ? Refusé de
l'aider ? L'avaient laissé perdre tout son sang sur place,
simplement parce qu'ils n'avaient pas de gants en caoutchouc sous
la main ?
« Voyons, Beav, on s'est trouvés juste en face de lui. S'il a
quelque chose de réellement contagieux, on l'a déjà chopé, à tous
les coups. Alors ? »
Beaver resta un moment sans rien dire. Puis Jonesy sentit le
clic dans sa tête. Pendant un bref instant, il revit le Beaver avec
lequel il avait grandi, un gamin habillé d'un vieux blouson style
Fonzie, éraflé et fripé, qui avait crié : « Hé, les mecs, arrêtez ça,
vous entendez ? Arrêtez vos conneries TOUT DE SUITE ! » et il sut
qu'il allait tenir le coup.
Beaver s'avança.
« Hé, Rick, qu'est-ce que tu dirais de nous ouvrir ? On veut
juste te donner un coup de main. »
Silence, derrière la porte. Pas un gémissement, pas un soupir,
même pas un froissement de tissu. On n'entendait que le
ronronnement bas et régulier de la gégène et les
whup-whup-whup de plus en plus lointains de l'hélicoptère.
« Très bien, dit Beaver en se signant. On enfonce la putain de
porte. »
Ils reculèrent d'un même mouvement, l'épaule tournée en
direction des planches de pin, adoptant sans s'en rendre vraiment
compte la technique qu'ils avaient vue employer dans cent films
policiers.
« À trois, dit Jonesy.
- Et ta hanche ? Elle tiendra le coup ? »
En fait, Jonesy avait très mal, et à sa hanche et à sa jambe,
sans en avoir eu réellement conscience jusqu'au moment où
Beaver lui en avait parlé.
« Pas de problème, répondit-il.
- Ouais, et mon cul est le roi du monde.
- À trois. Prêt ? »
Beaver acquiesça.
« Un... deux... trois ! »
Ils se précipitèrent d'un même élan et éperonnèrent le battant
ensemble, soit avec un impact d'environ cent quatre-vingts kilos.
La porte céda avec une facilité ridicule et ils perdirent l'équilibre,
se raccrochant l'un à l'autre pour ne pas tomber, tandis que leurs
pieds glissaient dans le sang qui inondait le carrelage.
« Ah, merde », dit le Beav. Il porta la main droite à sa bouche
d'où, pour une fois, ne dépassait aucun cure-dents, et la couvrit de
ses doigts. Il écarquillait deux yeux larmoyants au-dessus de sa
main. « Ah, merde, vieux ! Merde ! »
Jonesy, lui, fut incapable de dire quoi que ce fût.
V

Duddits,
Première partie

« Hé, madame ! », dit Pete.


La femme au duffle-coat ne répondit pas. Allongée sur son
morceau de bâche couvert de sciure, telle une bûche. Pete voyait
un œil qui le regardait, ou regardait à travers lui, ou jusqu'au fond
de la chatte de ce putain d'univers, comment savoir ? Les boules.
Entre eux, le feu crépitait ; il avait bien pris et commençait à
diffuser un peu de chaleur. Cela faisait un quart d'heure qu'Henry
était parti. Il ne serait pas de retour avant au moins trois heures,
avait calculé Pete ; trois heures grand minimum, et cela faisait
beaucoup de temps à passer sous ce regard inquiétant de
jackalope.
« Hé, madame ? Vous m'entendez ? »
Rien. Une fois, elle avait bâillé, et il avait vu que la moitié de
ses bon Dieu de dents avaient disparu. Qu'est-ce que ça voulait
encore dire, ce truc ? Et avait-il vraiment envie de le savoir ? Oui
et non, découvrit-il. Il était curieux (et se disait que sa curiosité
était bien humaine), mais en même temps il aurait préféré rester
dans l'ignorance. Ne pas savoir qui elle était, ni qui était ce Rick, ni
ce qui lui était arrivé, ni qui étaient ces « ils ». Ils sont de retour !
avait-elle hurlé quand elle avait vu les lumières dans le ciel. Ils
sont de retour !
« Hé, madame ? » répéta-t-il pour la troisième fois.
Toujours rien.
Elle avait dit que Rick était le seul qui restait et ensuite qu'ils
étaient de retour, voulant probablement parler des lumières dans
le ciel ; depuis, cependant, elle n'avait pas prononcé une parole,
ses manifestations se réduisant à des pets et des rots
particulièrement répugnants... il y avait eu aussi ce bâillement
exposant ses mâchoires édentées... et cet œil. L'œil inquiétant de
jackalope. Henry n'était parti que depuis un quart d'heure (à midi
cinq, et il n'était que midi vingt, à en croire la montre de Pete),
mais il avait l'impression que cela faisait deux heures que cet œil
de jackalope le regardait. La journée risquait d'être foutrement
longue, et s'il voulait tenir le coup sans craquer (il n'arrêtait pas de
penser à une histoire qu'il avait eu à lire en classe, il ne se
rappelait plus qui l'avait écrite, seulement que son héros avait tué
le vieil homme parce qu'il ne supportait plus le regard de son œil
unique, et à l'époque Pete n'avait pas compris pourquoi, mais à
présent, il pigeait), il allait avoir besoin de quelque chose.
« Hé, madame, vous m'entendez ? »
Rien du tout, nada. Juste l'œil de jackalope.
« Faut que je retourne à la voiture, j'ai oublié quelque chose.
Faut pas vous en faire. Ça ira très bien. D'accord ? »
Pas de réponse... puis elle lâcha encore un de ces pets qui n'en
finissaient pas et ronflaient comme une scie sauteuse ; tout son
visage se contracta, comme si cela lui faisait mal... ce qui était
probablement le cas, rien qu'au bruit, on se disait que ça ne
pouvait pas faire autrement que faire mal. Et même si Pete avait
pris la précaution de ne pas se mettre sous le vent, l'odeur lui
parvint tout de même, un peu affaiblie, une odeur brûlante et
rance qui ne paraissait pas pouvoir être humaine. Ce n'était pas
non plus l'odeur des pets de vache. Il avait travaillé pour Lionel
Sylvester, quand il était gamin, et il avait trait son content de
vaches ; parfois, les ruminants lâchaient des pets pendant qu'il
était sur son tabouret. Ils avaient une odeur végétale lourde, une
odeur de marécage. Pas du tout comme ceux de la femme. Pas du
tout. Ils lui faisaient penser... à quand on était gosse et qu'on
recevait en cadeau la boîte de l'apprenti chimiste ; au bout d'un
moment, on en avait assez des petites expériences minables du
manuel, on devenait téméraire et on se mettait à mélanger toutes
ces merdes, juste pour voir si elles n'allaient pas exploser. Et, se
rendit-il compte, c'était une partie de ce qui le troublait, de ce qui
le rendait nerveux. C'était stupide, pourtant. Les gens n'explosent
pas, tout de même... N'empêche, il lui fallait se trouver un petit
remontant. Parce qu'elle lui fichait les boules, et pas qu'un peu.
Il prit deux des morceaux de bois qu'Henry avait récupérés,
les ajouta au feu, hésita, y plaça un troisième. Un tourbillon
d'étincelles monta vers le toit incliné et alla s'éteindre contre la
tôle ondulée. « Je serai de retour avant que tout ça ait fini de
brûler, mais si vous voulez rajouter du bois, faites comme chez
vous. D'accord ? »
Rien. Il fut soudain pris de l'envie de la secouer, mais il avait
plus d'un kilomètre à parcourir pour rejoindre le Scout, presque
trois avec le retour, et il devait économiser ses forces. Sans
compter qu'elle risquait simplement de péter une fois de plus. Ou
de lui roter à la figure.
« Très bien. Qui ne dit mot consent, comme nous le répétait
tout le temps Mrs White, notre institutrice. »
Il se leva en prenant soin de tenir son genou à deux mains ;
l'effort le fit grimacer et il glissa, manquant de tomber. Mais il finit
par se redresser complètement parce qu'il avait besoin d'une bière,
bon Dieu, absolument besoin, et qu'il n'y avait personne d'autre
que lui pour aller la chercher. Il était probablement alcoolique,
d'accord. En fait, il pouvait faire l'économie du probablement et il
soupçonnait qu'il allait devoir s'atteler un jour à ce problème, mais
pour l'instant il était tout seul, livré à lui-même, pas vrai ? Oui,
parce que cette salope était inexistante, tout ce qui restait d'elle
était sa capacité à lâcher des pets qui schlinguaient et à le regarder
de son œil de jackalope. S'il fallait remettre du bois dans le feu,
elle n'aurait qu'à le faire, mais ce ne serait pas nécessaire, il serait
revenu bien avant. Un peu plus d'un kilomètre, ce n'était pas la
mer à boire. Sa jambe tiendrait bien le coup jusque-là.
« Je reviens », dit-il. Il se pencha sur sa jambe et se massa le
genou. Raide, sans plus. Aurait pu être pire. Il mettrait quelques
bières dans un sac (et peut-être un sachet de crackers pour la
salope, tant qu'il y était) et reviendrait. « Vous êtes sûre que ça va
aller ? »
Rien. Rien que l'œil de jackalope.
« Qui ne dit mot consent », répéta-t-il en se dirigeant vers
Deep Cut Road ; il suivait les traces laissées par la bâche et celles,
presque effacées déjà, des roues du quatre-quatre. Il avançait par
très courtes étapes, s'arrêtant tous les dix ou douze pas pour se
reposer et masser son genou. Il se retourna une fois pour regarder
le feu. Il paraissait déjà minuscule et sans substance dans la
lumière grise du début de l'après-midi. « C'est un putain de
délire », grommela-t-il. Mais il reprit sa route.

Il arriva sans encombre jusqu'au bout de la ligne droite, sans


encombre jusqu'au milieu de la côte. Il commençait juste à
marcher un peu plus vite, à avoir un peu plus confiance dans son
genou, lorsque - ha-ha, trouduc, j'tai eu - il se déboîta à nouveau ;
il avait l'impression d'avoir un morceau de fonte à la place. Il
tomba sur le sol, lançant une bordée de jurons entre ses dents
serrées.
C'est là, tandis qu'il était assis dans la neige à jurer, qu'il se
rendit compte que quelque chose de très bizarre était en train de
se produire. Un grand cerf venait de passer à sa gauche, au petit
trot, n'ayant qu'un bref coup d'œil pour l'homme devant lequel il
aurait fui tout autre jour, bondissant comme sur des ressorts.
Presque entre ses pieds courait un écureuil rouge.
Il resta assis au milieu de la neige qui tombait moins fort à
présent, en gros flocons dont les ondulations changeantes
donnaient une impression de dentelle, bouche bée, sa mauvaise
jambe tendue devant lui. D'autres cerfs s'avançaient sur la route,
d'autres animaux aussi, marchant ou sautillant, tels des réfugiés
fuyant quelque désastre. Il se rendit compte qu'il y en avait encore
plus dans les bois, et que tous se dirigeaient vers l'est.
« Où vous allez comme ça, les mecs ? » demanda-t-il à un
lapin à pattes blanches qui passa en quelques petits bonds devant
lui, les oreilles couchées sur le dos. « Y'a distribution gratis de
dope quelque part ? Y'a un casting pour le prochain dessin animé
de Disney ? Y'a... »
Il s'interrompit, le peu de salive qui lui restait dans la bouche
prenant un goût de brume électrique. Un ours noir, avec toute sa
graisse d'avant hibernation, se profilait entre les premiers arbres,
des baliveaux pas très hauts, qui bordaient la route à sa gauche. Il
avançait tête baissée, dans le dandinement de son arrière-train ; et
même s'il n'eut pas un seul regard pour Pete, les illusions que se
faisait celui-ci sur la tranquillité de son camp, dans la grande forêt
nordique, furent pour la première fois réduites à néant. Il n'était
rien de plus qu'un tas de chairs goûteuses qui, pour son malheur,
respirait encore. Sans son fusil, il était encore plus sans défense
que l'écureuil bondissant entre les pattes du cerf : au moins, s'il
était repéré par l'ours, l'écureuil avait-il la possibilité de courir
jusqu'à l'arbre le plus proche et de se réfugier dans les plus hautes
branches, là où le plantigrade ne pourrait pas le suivre. Le fait que
cet ours-ci n'eût même pas un regard pour lui n'y changea rien : là
où il y avait un ours, il y en avait d'autres, et le prochain serait
peut-être moins affairé.
Une fois sûr que l'ours était parti, il se remit de nouveau sur
pied, lentement et avec précaution, le cœur cognant dans la
poitrine. Il avait laissé cette folle et son météorisme galopant toute
seule, mais quelle protection aurait-il pu lui assurer, en réalité, si
un ours avait décidé de l'attaquer ? Il lui fallait son fusil. Il
prendrait aussi celui d'Henry, s'il le pouvait. Pendant les cinq
minutes suivantes, le temps d'atteindre le sommet de la colline,
Pete pensa d'abord puissance de feu, la bière ne venant qu'en
second. Mais à peine venait-il d'entamer une descente prudente de
l'autre côté que la bière reprenait la première place dans ses
préoccupations. Mettre les bouteilles dans un sac, jeter le sac sur
son épaule. Et ne pas s'arrêter pour boire sur le chemin du retour.
Il en prendrait une lorsqu'il serait de nouveau assis devant le feu
de camp. Ce serait une récompense, et il n'y avait rien de meilleur
qu'une bière-récompense.
Tu n'es qu'un alcoolique, mon vieux. Tu commences à le
savoir, hein ? Un con d'alcoolique.
Oui, et qu'est-ce que cela signifiait ? Qu'il ne pouvait pas
merder. Qu'il ne fallait pas être pris sur le fait - du genre laisser
une femme à demi comateuse seule dans les bois, par exemple,
tout ça pour aller chercher de quoi se rincer la dalle. Et une fois de
retour à l'abri, il ne devrait pas oublier de balancer les bouteilles
vides loin entre les arbres. Henry risquait tout de même de se
douter de quelque chose. Cette façon qu'ils avaient de savoir des
choses les uns sur les autres quand ils étaient ensemble. Et
transmission de pensée ou pas, il fallait se lever fichtrement de
bonne heure pour baiser un type comme Henry Devlin.
Pete, cependant, pensait qu'Henry lui ficherait la paix sur ce
sujet. Sauf que Pete venait de décider que le temps d'en parler
lui-même était venu. Sans doute serait-il bien inspiré de
demander de l'aide à Henry. Oui, il finirait peut-être par le faire.
Sûr, il n'aimait pas trop ce qu'il ressentait en ce moment ; laisser
cette femme toute seule disait des trucs sur Pete Moore qui
n'étaient pas jolis-jolis. Mais Henry... il y avait aussi quelque chose
qui n'allait pas chez lui, cette année. Pete ignorait si Beaver le
sentait aussi, mais il était certain que Jonesy s'en rendait compte.
Henry déconnait pas mal. Il était même peut-être...
Un grognement juste derrière lui. Il poussa un hurlement et fit
volte-face. Son genou se coinça de nouveau, sauvagement cette
fois ; il avait tellement peur qu'il s'en rendit à peine compte. C'était
l'ours ! L'ours avait décrit un cercle pour venir l'attaquer
par-derrière ! Celui-là ou un autre !
Mais ce n'était pas un ours. Un orignal, simplement, qui passa
à côté de Pete, lui jetant juste un coup d'œil alors qu'il tombait une
fois de plus sur la route, jurant à voix basse entre ses mâchoires
crispées, se tenant la jambe, les yeux tournés vers les flocons de
neige qui se raréfiaient, se traitant de cinglé. Un cinglé alcoolique.
Il connut un moment de panique lorsqu'il crut que son genou
allait rester comme ça, qu'il s'était arraché quelque chose, et qu'il
allait gésir au milieu de l'exode des animaux jusqu'à ce qu'Henry
revienne avec la motoneige, et Henry lui dirait, Mais qu'est-ce que
tu branles ici ? Pourquoi tu l'as laissée toute seule ? Comme si je
ne le savais pas.
Finalement, il fut capable de se relever. Il arrivait tout juste à
clopiner, tirant sa jambe endommagée comme un poids mort ou
presque, mais c'était mieux que de rester étendu dans la neige à
deux mètres d'un tas de crottin d'orignal encore fumant. D'où il
était, il voyait même le Scout retourné sur la route ; ses roues et le
dessous de sa carrosserie étaient recouverts de neige. Il se dit que
si sa dernière chute avait eu lieu avant le sommet de la colline, il
serait retourné auprès de la femme et du feu, mais maintenant que
le véhicule était en vue, autant y aller. Se dit aussi que les fusils
étaient son premier objectif, les bouteilles de Bud ne venant qu'en
second. Il le crut presque. Quant à ce qui était de retourner jusqu'à
l'abri... il finirait bien par y arriver, non ? Puisqu'il avait réussi à se
traîner jusqu'ici.
À une cinquantaine de mètres du Scout, il entendit se
rapprocher rapidement un bruit qu'il identifia sans peine, les
whup-whup-whup d'un hélicoptère. Il se tourna vivement vers le
ciel, faisant appel à toutes ses ressources pour rester debout assez
longtemps afin de leur adresser des signes - Seigneur, s'il y avait
bien quelqu'un qui avait besoin d'une aide tombant du ciel, c'était
lui - mais l'appareil ne descendit pas complètement en dessous des
nuages. Un instant, il aperçut une forme sombre qui filait dans le
brouillard, pratiquement au-dessus de sa tête, aperçut aussi la
lueur estompée de ses feux de position, puis les whup-whup-whup
s'éloignèrent vers l'est, dans la même direction que les animaux. Il
fut atterré de se rendre compte que, sous sa déception, il y avait
aussi un sentiment de soulagement : si jamais l'hélicoptère avait
atterri, il n'aurait jamais eu sa bière, alors qu'il avait fait tout ce
chemin, tout ce putain de chemin.

3
Cinq minutes plus tard, il était à quatre pattes et se glissait
avec précaution à l'intérieur du Scout retourné. Il se rendit
rapidement compte que son mauvais genou ne le soutiendrait pas
longtemps (il était enflé et tendait son jean, dessinant une miche
de pain douloureuse à la place), et c'est avec des mouvements qui
tenaient autant de la nage que de la reptation qu'il s'introduisit
dans l'habitacle envahi par la neige. Il se sentit mal à l'aise ; les
odeurs étaient trop entêtantes, il était trop à l'étroit. Il avait
presque l'impression de ramper dans un tombeau, un tombeau qui
aurait senti l'eau de toilette d'Henry.
Toute l'épicerie s'était éparpillée à l'arrière, mais Pete ne
s'intéressa ni aux pains, ni aux conserves, ni à la moutarde ni aux
hot dogs bien rouges (les hot dogs bien rouges étant à peu près
tout ce que le vieux Gosselin avait à offrir en matière de viande).
C'était à la bière qu'il s'intéressait, et il constata avec soulagement
qu'une seule bouteille, apparemment, s'était cassée pendant le
demi-tonneau exécuté par le véhicule. Il y a un dieu pour les
ivrognes. L'odeur était forte (celle qu'il buvait au moment où le
Scout s'était transformé en tortue s'était aussi renversée,
évidemment), mais c'était une odeur qu'il aimait bien. L'eau de
toilette d'Henry, en revanche... houlà, bon Dieu ! D'une certaine
manière elle dégageait des effluves aussi écœurants que les gaz
lâchés par la bonne femme. Et elle lui faisait penser à des
cercueils, à des tombes, à des fleurs de cimetière, sans qu'il sache
pourquoi.
« Quelle idée de se parfumer pour aller dans les bois, de toute
façon, vieille noix ? » demanda-t-il à haute voix, les mots sortant
de sa bouche sous forme de petits nuages de vapeur blanche. La
réponse était évidemment qu'Henry n'avait jamais eu cette idée,
que le parfum n'était pas réellement là, que la voiture sentait
seulement la bière. Pour la première fois depuis longtemps, Pete
se prit à penser à la jolie agent immobilier qui avait perdu ses clefs
devant la pharmacie, à Bridgton, comment il avait su qu'elle ne
viendrait pas dîner avec lui, qu'elle n'avait même aucune envie de
l'approcher à moins de dix kilomètres. Sentir une eau de Cologne
fantôme était-il un phénomène de ce genre ? Il l'ignorait, sachant
seulement qu'il n'aimait pas la façon dont ce parfum se mêlait,
dans son esprit, à l'idée de la mort.
Laisse tomber, grand couillon. Tu es en train de te foutre les
boules tout seul. Il y a une sacrée différence entre voir la ligne et
se flanquer la frousse. Laisse tomber et récupère donc ce que tu es
venu chercher.
« Putain de bonne idée », dit-il.
Les sacs de commissions étaient en plastique, le modèle avec
poignées ; le vieux Gosselin avait au moins été jusque-là en
matière de progrès. Pete en attrapa un et sentit aussitôt un
élancement douloureux dans la paume de sa main. Il n'y avait
qu'une seule bon Dieu de bouteille de cassée, et c'est
naturellement sur celle-ci qu'il avait posé la main. La coupure
devait être assez profonde, car la sensation était vive. Peut-être
était-ce sa punition pour avoir laissé la femme toute seule dans
l'abri. Dans ce cas, il la supporterait comme un homme et
s'estimerait heureux de s'en tirer à si bon compte.
Il rassembla huit bouteilles, commença à battre en retraite,
puis s'arrêta. Avait-il pris toute cette peine pour huit
malheureuses boutanches ? « J'crois pas », murmura-t-il. Sur
quoi, il récupéra les sept restantes, prenant le temps de tout rafler
en dépit du sentiment grandissant de malaise qu'il éprouvait dans
le Scout. Il en ressortit finalement, obligé de lutter contre l'idée
paniquante que quelque chose de petit, mais équipé de grandes
dents, allait lui sauter dessus et arracher une portion considérable
de ses couilles. La Punition de Pete, le Retour.
Il ne paniqua pas réellement, mais il rampa plus vite pour
sortir qu'il ne l'avait fait pour rentrer, et son genou se coinça, une
fois de plus, à l'instant où il se dégageait. Il roula sur le dos,
poussant des gémissements, tourné vers le ciel d'où tombaient les
derniers et opulents flocons de neige, ouvrages de dentelle aussi
délicats que les plus beaux dessous de femme, se massant le genou
et lui intimant de se remettre en place, allez, fais pas l'idiot, sois
mignon, mon chou, arrête de faire chier, sale enfoiré ! Et alors
qu'il pensait que cette fois c'était cuit, l'articulation reprit sa
position normale. Il siffla entre ses dents, s'assit et contempla le
sac sur lequel était écrit, en lettres rouges : MERCI D'AVOIR FAIT VOS
COURSES CHEZ NOUS !
« Et dans quelle autre boutique j'aurais pu faire mes courses,
connard ? » demanda-t-il. Là-dessus, il décida qu'il méritait bien
une bière avant d'aller rejoindre la bonne femme. Hé, le sac serait
moins lourd à porter.
Il prit une bouteille, dévissa la capsule et s'en versa la
première moitié dans le gosier en quatre grandes gorgées. La bière
était froide, la neige sur laquelle il était assis encore plus, mais il se
sentit tout de même mieux. La magie de la bière. La magie du
scotch, de la vodka et du gin aussi, si on allait par là ; mais lui,
c'était la bière qu'il aimait.
Regarder le sac lui fit penser au petit rouquin du Gosselin's
Market, à son sourire béat, à ses yeux de Chinois qui avait valu
autrefois au syndrome le nom de mongolien. Ce qui l'amena tout
droit à Duddits, alias Douglas Cavell, si l'on voulait y mettre les
formes. Pour quelle raison il y pensait aussi souvent, depuis
quelque temps, Pete n'aurait su le dire. Mais c'était indéniable et il
s'était fait une promesse : quand tout cela serait terminé, il irait
faire un tour à Derry et rendrait visite à ce bon vieux Duddits. Il
s'arrangerait pour que les autres viennent avec lui, et quelque
chose lui disait qu'il n'aurait pas beaucoup d'efforts à faire pour les
convaincre. C'était probablement à cause de Duddits qu'ils étaient
encore amis, après tant d'années. Bon sang, la plupart des gens ne
repensent jamais à leurs copains d'école, et encore moins à leurs
copains de lycée... ou de ce qu'on appelait à présent la middle
school, même si Pete était bien convaincu que c'était toujours la
même jungle affligeante d'insécurité, de confusion, d'aisselles à
remugles, de modes stupides et d'idées bancales. Ils n'avaient
évidemment pas connu Duddits à l'école, et encore moins au
collège et au lycée, car les Duddits de ce monde ne les fréquentent
pas. Duds allait à la Mary M. Snowe School for the Exceptional,
connue des gosses du quartier comme l'Académie des Retardés, ou
même simplement, parfois, l'École à Débiles. Si les événements
avaient suivi un cours normal, un cours ordinaire, leurs chemins
ne se seraient pas croisés ; mais voilà, il y avait ce terrain vague
sur Kansas Street, avec son bâtiment abandonné. Sur la façade
donnant sur la rue, on pouvait encore lire l'enseigne de la petite
société de transport : TRACKER BROTHERS SHIPPING TRUCKING AND
STORAGE, en lettres blanches qui pelaient sur les vieilles briques
rouges. Et de l'autre côté, dans la vaste zone où les camions se
présentaient jadis à reculons pour décharger... il y avait autre
chose d'écrit.
Assis dans la neige, mais ne sentant plus qu'elle se
transformait en gadoue glaciale sous son cul, buvant sa deuxième
bière sans même s'être rendu compte qu'il l'avait ouverte (il avait
jeté la première dans la forêt où l'on voyait encore des animaux se
diriger vers l'est), Pete se souvint du jour où ils avaient rencontré
Duddits. Se souvint du blouson grotesque dont Beaver était si fier,
de la voix de Beaver, fluette mais néanmoins puissante, annonçant
la fin de quelque chose et le début de quelque chose d'autre,
annonçant d'une manière impossible à décrire et pourtant
parfaitement concrète et compréhensible que le cours de leur vie
avait changé un certain mardi après-midi, alors qu'ils avaient
prévu d'aller faire un match de basket à deux contre deux dans
l'allée du garage, chez Jonesy, puis peut-être de disputer une
partie de Parcheesi devant la télé ; oui, à présent, assis dans les
bois à côté du quatre-quatre renversé, sentant encore l'eau de
toilette qu'Henry ne portait pas, ingurgitant son poison chéri qu'il
tenait d'une main dont le gant était imbibé de sang, le vendeur de
voitures se rappelait le garçon qui n'avait pas tout à fait renoncé à
son rêve d'être astronaute en dépit de ses problèmes grandissants
en maths (Jonesy l'avait aidé, puis Henry l'avait aidé, puis, passé
la sixième, plus personne n'avait rien pu pour lui), se souvenait
des autres, de Beaver en particulier, lui qui avait mis le monde cul
par-dessus tête en poussant un cri suraigu de sa voix qui
commençait tout juste à muer, Hé, les mecs, arrêtez ça, vous
entendez ? Arrêtez vos conneries TOUT DE SUITE !
« Beaver... », marmonna Pete en tendant sa bière pour porter
un toast à l'après-midi qui s'assombrissait, adossé au capot à
l'envers du Scout. « Tu étais splendide, vieux. » Mais ne
l'avaient-ils pas tous été?
N'avaient-ils pas tous été splendides ?

Parce qu'il n'est pas dans la même classe que les autres et que
son dernier cours de la journée est celui de musique, au
rez-de-chaussée, Pete est toujours le premier dehors - avant ses
trois meilleurs amis qui terminent au premier étage : Jonesy et
Henry en « Littérature américaine », une classe de lettres pour
enfants brillants, et Beaver dans la salle à côté, en « maths au
quotidien », qui est en réalité une classe de maths pour Pas Très
Malins. Pete fait tout ce qu'il peut pour ne pas échouer dans cette
classe l'année prochaine, mais il craint que ce ne soit un combat
perdu d'avance. Il sait faire des additions, des soustractions, des
multiplications et des divisions ; il s'en sort aussi avec les
fractions, même s'il y passe trop de temps. Mais il est à présent
confronté à quelque chose de nouveau, un certain x. Pete ne
comprend pas d'où sort cet x, et il le redoute.
Il est déjà de l'autre côté du grillage qui ferme l'école, lorsque
commence la ruée du reste des quatrièmes et de ces morpions de
cinquième, il bat la semelle en faisant semblant de fumer, une
main en rond devant la bouche, l'autre placée en dessous comme
si elle tenait l'hypothétique mégot dissimulé.
À présent arrivent les troisièmes, descendus de leur premier
étage et, marchant au milieu d'eux comme des princes - des rois
non couronnés ou presque, même si Pete n'aurait jamais formulé à
haute voix une métaphore aussi cucul - se trouvent ses amis,
Jonesy, Beaver, Henry. Et si ces rois ont un souverain, c'est bien
Henry, Henry que toutes les filles adorent, même s'il porte des
lunettes. Pete a de la chance d'avoir de tels amis, et il en est
conscient ; il est probablement le gosse de quatrième le plus
chanceux de tout Derry, x ou pas. Que le fait d'avoir des amis dans
la classe au-dessus empêche qu'il soit battu par ses condisciples
les plus teigneux est le moindre des avantages qu'il en retire,
« Hé, Pete ! » lui lance Henry lorsque le trio franchit le portail.
Comme toujours, Henry paraît étonné de le trouver là, mais
également ravi. « Qu'est-ce que t'as en vue, mec ?
- Pas grand-chose, répond Pete, comme toujours. Et vous ?
- AJMM. »
Henry enlève ses lunettes et entreprend de les nettoyer. S'ils
avaient formé un club, AJMM aurait sans doute été leur devise ; ils
finiraient par apprendre à Duddits à le dire, même si ce qui
sortirait de sa bouche serait plutôt quelque chose comme AJEM,
« A' jou'êm med », en Duddits dans le texte, et l'une des rares
choses que ses parents ne comprendraient pas. Ce qui, bien
entendu, allait ravir Pete et ses amis.
Pour l'instant, cependant, alors que Duddits est encore à une
demi-heure dans leur avenir, Pete se contente de se faire l'écho
d'Henry : « Ouais, mec, AJMM. »
Autre jour, même merde. Sauf qu'au fond de leur cœur les
quatre garçons ne croient qu'en la deuxième partie, car au fond de
leur cœur ils ont l'impression que c'est toujours le même jour, jour
après jour. On est à Derry en 1978, et on sera toujours en 1978. Ils
disent qu'ils auront un avenir, qu'ils vivront assez longtemps pour
voir le vingt et unième siècle, Henry deviendra avocat, Jonesy
écrivain, Beaver conducteur de poids lourds et Pete sera
astronaute avec le sigle NASA cousu à l'épaule, mais c'est
simplement ce qu'ils se racontent, comme lorsqu'ils entonnent le
credo, à l'église, sans avoir conscience des paroles qui sortent de
leur bouche ; ce qui les intéresse réellement, en fait, c'est la jupe
de Maureen Chessman, déjà bien courte et qui a tendance à
remonter encore plus lorsque Maureen bouge dedans. Ils croient
au fond de leur cœur qu'un jour la jupe de Maureen remontera
tellement qu'ils verront la couleur de sa petite culotte, et croient
de la même manière que Derry, c'est pour l'éternité, comme
eux-mêmes. Ce sera toujours le collège et trois heures moins le
quart, ils remonteront toujours Kansas Street ensemble pour aller
jouer au basket dans l'allée de Jonesy (Pete a aussi un panier dans
son allée, mais ils préfèrent celui de Jonesy parce que Mr Jones l'a
placé assez bas pour qu'on puisse s'y suspendre), ils parleront
toujours des mêmes choses : de leurs classes, de leurs profs, et
quel élève s'est foutu sur la gueule avec quel élève, ou quel élève va
se foutre sur la gueule avec quel élève, si untel ou untel est capable
de flanquer sa raclée à untel ou untel s'ils se foutent sur la gueule
(ce qui n'arrivera de toute façon jamais, car il n'y a guère de
différence entre eux), qui a commis la plus mémorable grossièreté
récemment (leur préférée jusqu'ici est le fait d'un certain Norm
Parmeleau, un cinquième, actuellement connu sous le nom de
Macaroni Parmeleau, sobriquet qui le poursuivra pendant des
années, jusque dans ce siècle suivant dont parlent les garçons sans
y croire vraiment ; pour gagner un pari de cinquante cents, Norm
Parmeleau s'est bouché un jour les deux narines, à la cafétéria,
avec du gratin de macaroni. Après quoi, il l'a récupéré comme de
la morve et avalé ; Macaroni Parmeleau qui, comme tant de gosses
du collège a confondu notoriété et célébrité), qui sort avec qui (si
on voit un garçon et une fille repartir chez eux ensemble après
l'école, on suppose qu'ils sortent ensemble ; si on les voit se tenir
par la main ou se sucer la tronche, c'est qu'ils sortent vraiment
ensemble), qui va remporter le Super Bowl (ces cons de Patriots,
ah, ces cons de Patriots, l'équipe de Boston, ça ne leur arrivera
jamais, à eux ; devoir être les supporters des Patriots, qu'est-ce
que ça fait chier). Tous ces sujets ne changent jamais et restent
néanmoins éternellement fascinants tandis qu'ils s'éloignent de la
même école (Je crois en Dieu tout-puissant) par la même rue
(créateur du Ciel et de la Terre), sous le même ciel blanc éternel
d'octobre (jusqu'à la fin du monde) avec les mêmes amis (amen).
Même merde, même jour, telle est la vérité au fond de leur cœur,
et ils sont d'accord là-dessus avec K.C. et le Sunshine Band, alors
même qu'ils sont capables de vous sortir « RB-DC » (le rock
balance, le disco craint) : c'est ainsi que ça leur plaît. Le
changement va leur tomber dessus sans crier gare, comme
toujours quand on a leur âge ; s'il fallait que le changement
demande à des collégiens la permission de se produire, il cesserait
d'exister.
Aujourd'hui, ils ont un sujet de conversation supplémentaire,
la chasse, car pour la première fois Mr Clarendon va tous les
amener au Trou dans le Mur. Ils y resteront trois jours, dont deux
seront des jours de classe (aucun problème pour obtenir une
dispense auprès de l'école, et nul besoin de mentir sur l'objet de
cette expédition ; le Maine méridional s'est sans doute urbanisé,
mais ici, au nord, on est dans le pays de Dieu et on considère
qu'apprendre à chasser fait partie de l'éducation d'une jeune
personne, en particulier si cette jeune personne est un garçon).
L'idée de se faufiler en douce dans les bois avec un vrai fusil
pendant que leurs copains se feront tartir sur les bancs du collège,
à Derry, leur paraît incroyablement et délicieusement jouissive, et
ils passent devant l'Académie des Retardés, qui se trouve de l'autre
côté de la rue, sans même la voir. Les retardés sortent à la même
heure que les élèves du collège, mais la plupart d'entre eux
retournent chez eux en compagnie de leur mère, ou prennent le
bus scolaire spécial, un bus qui est bleu et non pas jaune et qui,
paraît-il, comporterait un autocollant sur lequel on lirait AIDEZ LA
SANTÉ MENTALE OU JE VOUS TUE. Tandis qu'Henry, Beaver, Jonesy et
Pete passent devant Mary M. Snowe, quelques retardés en
meilleur état que les autres, autorisés pour cela à rentrer chez eux
tout seuls, vadrouillent encore dans le coin, regardant autour
d'eux d'un œil rond et avec cette expression bizarre
d'émerveillement qu'ils affichent constamment. Pete et ses amis
les voient sans les voir, comme toujours. Ils font partie intégrante
du décor.
Henry, Jonesy et Pete écoutent attentivement le Beav qui leur
raconte que lorsqu'ils seront au Trou dans le Mur, ils devront se
rendre dans la Combe, parce que c'est toujours là que vont les plus
gros, qu'il y a là-dedans des buissons qu'ils aiment. « Moi et mon
père on a vu des tas de cerfs, là en bas », dit-il. Les tirettes des
fermetures à glissière, sur son vieux blouson de motard, tintent
agréablement.
Une discussion s'ensuit pour savoir qui sera capable d'abattre
le cerf le plus gros et quel est le meilleur poste de tir afin de
pouvoir abattre l'animal d'une seule balle, sans le faire souffrir.
(« Sauf que mon père dit que les bêtes ne souffrent pas comme les
hommes, quand elles sont blessées, leur explique Jonesy. Il dit que
Dieu les a faites différentes de nous justement pour qu'on puisse
les chasser. ») Ils rient, argumentent et se disputent pour savoir
qui aura le plus de chances de dégueuler lorsque viendra le
moment de vider l'animal, et l'Académie des Retardés est de plus
en plus loin derrière eux. À présent, de leur côté de la rue, se
profile l'édifice en briques rouges où les frères Tracker, jadis,
géraient leurs affaires.
« Si quelqu'un doit gerber, déclare autoritairement Beaver, ce
sera pas moi. J'ai déjà vu vider un cerf des centaines de fois et ça
ne me fait rien du tout. Je me souviens qu'une fois...
- Hé, les gars ! l'interrompt Jonesy d'un ton excité. Vous
voulez pas voir la chatte de Tina Jean Schlossinger ?
- Qui c'est, ta Tina Jean Sloppinger ? » demande Pete, déjà
intrigué.
Voir une chatte, n'importe quelle chatte, est une idée qui lui
plaît. Il ne manque jamais l'occasion de regarder les Penthouse et
Playboy que son père planque dans son atelier, derrière sa grande
boîte à outils. C'est très intéressant, une chatte. Ça ne le fait pas
bander et ne l'excite pas comme la vue de seins nus, mais il se dit
que c'est parce qu'il est encore trop jeune.
N'empêche, une chatte, c'est intéressant.
« Schlossinger, le corrige Jonesy en riant, pas Sloppinger,
Petesky. Les Schlossinger habitent à deux coins de rue de chez moi
et... » Il s'interrompt soudain, frappé par une question importante
à laquelle il sent qu'il faut répondre sur-le-champ. Il se tourne vers
Henry. « Les Schlossinger... ils sont juifs ou républicains ? »
C'est maintenant au tour d'Henry de rire de Jonesy, mais sans
méchanceté. « Techniquement, il doit être possible d'être les deux
en même temps, ou ni l'un ni l'autre. » Pete est impressionné par
la manière dont Henry manie la syntaxe. Ça fait super-chouette, et
il se promet d'utiliser à son tour l'expression à la première
occasion : ni l'un ni l'autre... Il sait cependant, obscurément, qu'il
va oublier, qu'il fait partie de ces personnes qui n'emploient
jamais ce genre de formule.
« Laisse tomber la religion et la politique, reprend Henry sans
cesser de rire. Si tu as une photo de Tina Jean Schlossinger où on
voit sa chatte, j'ai bien envie que tu nous montres ça. »
Le Beav, pendant ce temps, est visiblement devenu tout
excité ; ses joues se sont empourprées, ses yeux brillent et il se
glisse un cure-dents neuf entre les lèvres avant d'avoir fini de
mâchouiller le précédent. Les tirettes de ses fermetures à glissière,
sur le blouson que son frère aîné a porté pendant les quatre ou
cinq années où il s'est pris de passion pour l'équipe de hockey The
Fonzie, tintinnabulent plus vite.
« C'est pas une blonde ? demande-t-il. Une blonde qui est au
lycée, hein ? Une supernana, avec... » Il arrondit les mains à
hauteur de sa poitrine et lorsque Jonesy acquiesce, il se tourne
vers Pete et lâche : « Hé ! C'est la future reine de la promo, tête de
nœud ! Y'avait sa photo dans le putain de journal ! On la voyait
avec Richie Grenadeau, pas vrai ?
- Oui, mais ces cons de Tigers ont perdu le match de promo et
Grenadeau s'est retrouvé avec un nez cassé, dit Henry. La
première équipe de Derry High School à jouer contre une équipe
classée A du sud du Maine, et ces crétins...
- Font chier, les Tigers », le coupa Pete.
Il s'intéresse davantage au football scolaire qu'à ce x tant
redouté, mais pas tant que ça. De toute façon, il voit à présent de
qui il s'agit, il se souvient de la photo du journal où on la voyait sur
la plate-forme d'un camion de grumes décoré de guirlandes de
fleurs, en compagnie du quarterback des Tigers ; tous deux
étaient affublés de couronnes en papier d'alu, souriaient et
saluaient la foule. Les cheveux de la fille cascadaient jusque sur ses
épaules dans un style voiles gonflées à la Farah Fawcett ; elle
portait une robe sans bretelles qui laissait voir le haut de ses seins.
Pour la première fois de sa vie, Pete ressent une véritable
concupiscence ; c'est une sensation charnue, rouge, pesante, qui
raidit sa queue, lui dessèche la bouche et l'empêche de penser.
L'idée de voir une chatte est intéressante ; mais voir celle d'une
fille qu'il connaît, la chatte de la future reine de la promo... c'est
infiniment plus excitant. C'est, pour reprendre une expression
qu'utilise parfois la critique cinématographique du Derry New’s,
quand un film lui a vraiment plu, « à voir absolument ».
« Où ça ? » demande-t-il à Jonesy, s'étranglant presque. Il
s'imagine la fille, cette Tina Jean Schlossinger, attendant le bus
scolaire au coin de la rue, en train de rire nerveusement avec ses
copines, ne se doutant pas un seul instant que le garçon qui passe
dans la rue a vu ce qui est sous sa jupe ou son Jean, qu'il sait si les
poils de sa chatte sont de la même couleur que ses cheveux. Pete
est en feu. « Où ça ?
- Là », répond Jonesy en indiquant le grand cube rouge en
brique qui était autrefois le dépôt de camions et l'entrepôt des
frères Tracker.
Du lierre a envahi ses flancs, mais l'automne a été froid et la
plupart des feuilles ont séché et noirci. Une partie des vitres ont
été cassées et celles qui restent sont à demi opaques. Pete ressent
un petit frisson rien qu'à regarder cette bâtisse. En partie parce
que les grands, les grands de terminale et même ceux qui ont fini
le secondaire, jouent au base-ball dans le terrain vague situé
derrière, et que les grands aiment bien flanquer des raclées aux
petits, allez savoir pourquoi, ça doit les changer de l'ordinaire,
sans doute. Mais ce n'est pas le plus grand problème parce que les
parties de base-ball sont terminées pour la saison et que les grands
ont probablement établi leurs pénates à Strawford Park où ils
joueront encore à une version simplifiée du football jusqu'aux
premières neiges. (Et dès qu'il neigera, ils iront s'entretuer dans de
féroces parties de hockey sur glace avec de vieilles crosses
rafistolées avec de l'adhésif.) Non, le grand problème est qu'il
arrive parfois que des gosses disparaissent à Derry, c'est le côté
marrant de Derry, et lorsqu'ils disparaissent effectivement, c'est
souvent dans des lieux à part comme le dépôt déserté des frères
Tracker qu'on les a vus pour la dernière fois. On ne parle jamais de
ce fait déplaisant, mais tout le monde est au courant.
Cependant, une chatte... et pas sur papier glacé comme dans
Penthouse, mais le véritable con d'une véritable fille habitant ici…
voilà qui serait quelque chose à voir. Voilà qui serait un putain de
coup fumant.
« Dans cette baraque ? » objecte Henry sans cacher son
incrédulité. Ils se sont arrêtés, et leur petit groupe se tient non loin
du bâtiment pendant que les derniers des retardés défilent, l'œil
exorbité ou marmonnant, de l'autre côté de la rue. « Je suis loin de
te prendre pour un imbécile, Jonesy, très loin, mais pourquoi
diable il y aurait une photo de la chatte de Tina Jean là-dedans ?
- Je ne sais pas, avoue Jonesy, mais Davey Trask a dit qu'il
l'avait vue ici.
- Je ne tiens pas tellement à rentrer là-dedans, dit Beaver.
D'accord, je demande pas mieux que de voir la chatte de Tina Jean
Slophanger...
- Schlossinger...
- Mais ça fait au moins quatre ou cinq ans que cet endroit est
abandonné, et...
- Beav...
- Et je parie qu'il est plein de rats.
- Beav ! »
Mais Beaver a l'intention de finir ce qu'il a à dire :
« Et les rats ont la rage. Ils sont enragés jusqu'au troufignon.
- On n'a pas besoin d'y entrer, Beav », dit alors Jonesy.
Les trois autres le regardent avec un intérêt renouvelé. On a là,
comme le dit un type en voyant un Suédois aux cheveux noirs et
crêpés, un Viking d'une autre couleur.
Jonesy constate qu'ils sont suspendus à ses lèvres, hoche la
tête et poursuit :
« D'après Davey, il suffit de passer dans l'allée de côté et de
regarder par la troisième ou quatrième fenêtre. Autrefois, c'était le
bureau des Tracker. Il y a encore un panneau d'affichage sur le
mur. Et Davey dit qu'il n'y reste que deux trucs, une carte de la
Nouvelle-Angleterre avec tous les itinéraires de leurs camions et
une photo de Tina Jean Schlossinger sur laquelle on voit très bien
sa chatte. »
Ils le regardent, fascinés au point d'en oublier de respirer ou
presque, et Pete pose la question qui leur est venue à l'esprit à
tous : « Et on voit ses nichons ?
- Non, admet Jonesy. Davey dit qu'on ne les voit même pas du
tout, mais qu'elle a remonté sa jupe et que comme elle ne porte
pas de petite culotte, on la voit très bien, comme en plein jour. »
Pete est déçu que la reine de la promo de cette année n'exhibe
pas aussi ses nénés et ses fesses, mais cette histoire de jupe qu'elle
tient relevée sur une absence de petite culotte a le don de tous les
enflammer, alimente une notion primaire, à demi consciente, sur
la façon dont la sexualité fonctionne réellement. Une fille pouvait
toujours relever sa jupe, après tout ; n'importe quelle fille en était
capable.
Même Henry ne pose plus de questions. Seul le Beav en a
encore une à formuler ; il demande à Jonesy s'il est sûr qu'ils
n'auront pas besoin de pénétrer à l'intérieur du bâtiment pour voir
la photo. Et déjà ils avancent en direction de l'allée qui court
jusqu'à l'arrière du bâtiment, vers le terrain vague, aussi puissants
qu'une marée d'équinoxe, poussés par un mouvement presque
inconscient.

Pete acheva sa deuxième bière et balança la bouteille loin dans


les bois. Se sentant mieux, il se leva avec précaution et chassa la
neige collée à ses fesses. Son genou n'avait-il pas retrouvé un peu
de souplesse ? Peut-être. Il avait une allure affreuse, évidemment,
on aurait dit la maquette d'un stade couvert comme le bon Dieu de
Metrodome, dans le Minnesota, mais il allait un peu mieux. Il
marchait néanmoins à pas prudents, le sac en plastique décrivant
de petits arcs de cercle à côté de lui. À présent que la voix,
minuscule mais puissante, qui lui disait qu'il lui fallait une foutue
bière, et qu'il la lui fallait tout de suite, avait été réduite au silence,
il évoqua la femme avec une sollicitude renouvelée, espérant
qu'elle n'avait pas remarqué son départ. Il marcherait lentement,
il s'arrêterait pour se masser le genou toutes les cinq minutes, à
peu près (et peut-être même qu'il lui parlerait, l'encouragerait, une
idée délirante, mais il était tout seul en pleine forêt, et ça ne
pouvait pas faire de mal), et il retournerait ainsi auprès de la
femme. Sur quoi, il prendrait une autre bière. Il ne se tourna pas
pour jeter un dernier regard au Scout renversé, ne vit pas qu'il
avait écrit Duddits dans la neige, écrit et réécrit, tandis qu'assis
par terre, il évoquait cette journée de 1978.
Seul Henry avait voulu savoir pour quelle raison la photo de
Tina Jean pouvait bien se trouver dans les bureaux vides du dépôt,
et Pete songea qu'Henry n'avait posé la question, à l'époque, que
parce qu'il devait jouer son rôle, celui du sceptique de service.
Henry, au moins, l'avait demandé une fois ; quant aux autres, lui
compris, ils l'avaient simplement cru, et pourquoi pas ? À treize
ans, Pete avait passé la moitié de sa vie à croire au Père Noël. Sans
compter...
Il s'arrêta près du sommet de la grande colline, non pas parce
qu'il était hors d'haleine ou sentait son genou sur le point de se
bloquer, mais parce qu'il venait d'entendre soudainement, dans sa
tête, une sorte de bourdonnement bas, un peu comme celui d'un
transformateur électrique, à ceci près qu'il était sous-tendu d'un
rythme cyclique, donnait l'impression de tourner comme un
moteur. Et en fait, ça n'avait rien eu de soudain, ça n'avait pas
démarré d'un seul coup ; il lui semblait que le bourdonnement
avait commencé à se manifester depuis un moment, mais qu'il
venait juste d'en prendre conscience. De même qu'il s'était mis à
penser à des choses plus ou moins bizarres, comme à l'eau de
toilette d'Henry, par exemple... et à Marcy. À quelqu'un qui
s'appelait Marcy. Il ne pensait pas connaître de Marcy, et pourtant
le nom lui était soudain venu à l'esprit, comme dans J'ai besoin de
toi, Marcy ou Je te veux, Marcy, ou encore Morbleu, Marcy,
amène l'eau de Seltz.
Il resta où il était, passant sa langue sur ses lèvres desséchées ;
le sac rempli de bière avait arrêté son mouvement de pendule et
pendait verticalement au bout de son bras. Il regarda vers le ciel,
soudain certain que les lumières s'y trouveraient... Et elles y
étaient, mais il n'y en avait que deux et ne dégageaient qu'une
lueur très faible.
« Dites à Marcy de me faire une piqûre », dit Pete, prononçant
chaque mot de la phrase avec soin dans le silence qui régnait ; et il
sut que c'était les mots justes. Pourquoi étaient-ils justes,
comment étaient-ils justes, il n'aurait pu le dire ; c'étaient
cependant les mots qui lui trottaient dans la tête. Était-ce le déclic,
ou bien les lumières avaient-elles déclenché ces pensées ? Il n'était
sûr de rien.
« Ni l'un ni l'autre, peut-être. »
Il se rendit compte qu'il ne neigeait plus du tout. Autour de
lui, le monde se réduisait à trois couleurs : le gris profond du ciel,
le vert profond des sapins et le blanc immaculé de la neige qui
venait de tomber. Et le silence.
Il tourna la tête à gauche, puis à droite, l'oreille tendue. Oui, le
silence. Rien. Pas un bruit dans le monde ; le bourdonnement
avait complètement cessé. Quand il leva de nouveau les yeux vers
le ciel, il constata que la lueur pâle des lumières, une lueur de ver
luisant, avait aussi disparu.
« Marcy ? » dit-il comme s'il appelait quelqu'un. Il se
demanda un instant si ce n'était pas le nom de la femme qui était à
l'origine de leur accident, puis rejeta cette idée. Elle s'appelait
Becky, il en était aussi sûr et certain qu'il avait été sûr et certain du
nom de la jeune femme qui avait perdu ses clefs, l'autre fois.
Marcy n'était qu'un mot, un prénom qui ne lui disait rien.
Probablement un neurone qui déconnait. Ce ne serait pas la
première fois.
Il finit l'ascension de la colline et attaqua la descente tandis
que ses pensées retournaient à cette journée d'automne, en 1978,
cette journée où ils avaient rencontré Duddits.
Il était presque arrivé à l'endroit où la route redevenait plate
lorsque son genou le lâcha à nouveau ; il ne se bloqua pas, mais il
lui donna l'impression d'exploser comme une pomme de pin jetée
dans le feu.
Il tomba tête la première dans la neige. Il n'entendit pas les
Budweiser se casser dans le sac. Toutes, sauf deux. Il hurlait trop
fort.
VI

Duddits,
Seconde partie

C'est d'un pas rapide qu'Henry partit en direction du Trou


dans le Mur ; mais, comme la neige se réduisait à des flocons de
plus en plus rares et que le vent commençait à tomber, il passa le
braquet supérieur et se mit à courir, un petit trot régulier comme
une horloge. Cela faisait des années qu'il pratiquait le jogging et le
rythme était naturel pour lui. Il lui faudrait peut-être ralentir de
temps en temps, ou marcher, voire même se reposer, mais il en
doutait. Il avait participé à des courses sur route de plus de quinze
kilomètres, même si la dernière remontait à deux ans, et s'il
n'avait pas eu dix centimètres de neige sous les pieds - sans parler
de l'équipement qui allait avec les conditions météo. Cependant, à
quoi bon s'en faire ? Devait-il craindre une mauvaise chute, une
fracture du col du fémur ? Une crise cardiaque, peut-être ? À
trente-sept ans, une crise cardiaque lui paraissait peu probable,
mais même s'il avait été un candidat de choix pour ce genre de
pépin, il aurait été bien ridicule de s'en inquiéter non ? Si l'on
songeait à ce qu'il prévoyait de faire... Donc, à quoi bon s'en
soucier ?
À cause de Jonesy et de Beaver, pardi ! Dit comme ça, voilà
qui paraissait aussi ridicule que de craindre une crise cardiaque
foudroyante ici, au milieu de nulle part ; c'était derrière lui que ça
déconnait, avec Pete et cette étrange bonne femme à demi
comateuse, pas là-haut, au Trou dans le Mur... Sauf que c'était
justement là-haut, au Trou dans le Mur, que les ennuis étaient les
plus graves. Il le savait sans savoir comment, mais c'était une
certitude. Il n'en doutait pas. Même avant de rencontrer les
premiers animaux fuyant tous dans la même direction sans avoir
pour lui autre chose qu'un coup d'œil indifférent, il le savait.
Une ou deux fois, il leva la tête vers le ciel, à la recherche
d'autres lumières ovniennes. Il n'en vit aucune. Après quoi, il se
contenta de regarder droit devant lui, obligé parfois de ziguer ou
zaguer pour éviter les animaux. Ce n'était pas une débandade
effrénée, mais ils avaient dans le regard une expression bizarre et
inquiétante qu'il n'avait jamais vue de sa vie. Il dut une fois
esquiver un couple de renards lancés à toute vitesse qui, sans cela,
l'auraient heurté de plein fouet.
Encore douze bornes, se dit-il. Cela devint comme réciter un
mantra, différent de ceux qu'il fredonnait dans sa tête quand il
courait, d'habitude (les comptines étaient ce qu'il utilisait le plus
souvent), mais pas tellement différent, au fond, c'était la même
idée. Encore douze bornes, encore douze bornes pour Banbury
Cross sur un cheval de bois... Non, pas Banbury Cross, juste
l'ancien camp de chasse de Mr Clarendon, le camp de chasse de
Beaver, à présent, et pas de cheval de remonte pour l'y mener. Au
fait, c'est quoi, un cheval de remonte ? Qui le savait ? Et, par tous
les diables, qu'est-ce qui se passait dans le secteur ? Ça rimait à
quoi, ces lumières, cette débandade au ralenti des animaux (bonté
divine, c'est quoi ce truc dans le bois, sur sa gauche ? Ma parole,
c'est un putain d'ours !), cette femme catatonique sur la route,
assise là comme une bûche ayant perdu les trois quarts de ses
dents et les trois quarts de son cerveau ? Et ces pets, nom de Dieu !
La seule chose qu'il ait respirée de toute sa vie ayant une odeur
s'approchant vaguement de celle-ci était l'haleine d'un patient, un
schizophrène atteint d'un cancer des intestins. Tu sentiras
toujours cette odeur, lui avait confié un ami interniste à qui il en
avait parlé. Ils peuvent bien se laver les dents douze fois par jour,
se désinfecter au Lavoris toutes les heures, ils auront toujours
cette odeur. C'est l'odeur du corps qui se bouffe lui-même, car
c'est à ça que se résume le cancer, si tu laisses tomber le masque
du diagnostic : de l'autocannibalisme.
Encore dix bornes, encore dix bornes de plus, et tous les
animaux courent, tous les animaux se précipitent à Disneyland.
Et lorsqu'ils seront arrivés, ils se mettront en file indienne et
chanteront : « C'est un petit monde, après tout... »
Le bruit régulier et assourdi de ses bottes sur le sol. La
sensation de ses lunettes sautillant sur l'arête de son nez. Son
souffle sortant sous forme de ballons de vapeur froide. Il n'avait
pas froid, cependant, il se sentait même bien, les endorphines
s'étaient libérées. Il avait peut-être quelque chose qui n'allait pas,
mais ce n'était pas les endorphines ; il était peut-être suicidaire,
mais en aucun cas dysthymique.
Qu'une partie de son problème, ce vide physique et
psychologique qui était proche d'un « tout-blanc » pendant un
blizzard, fût d'origine somatique et hormonale, il n'en doutait pas.
Qu'on puisse traiter ce problème au moins en partie à l'aide des
pilules qu'il avait lui-même prescrites à la pelle... il n'en doutait
pas davantage. Mais comme Pete, qui n'ignorait certainement pas
qu'il devait s'attendre à des années de séminaire chez les
Alcooliques Anonymes et de cures de désintoxication dans un
avenir probablement proche, Henry ne voulait pas qu'on le
répare, il était pour quelque raison obscure convaincu que cette
réparation serait un mensonge, quelque chose qui l'amoindrirait.
Il se demanda si Pete n'était pas reparti chercher ses bières, et
se dit que la réponse était probablement oui. Henry lui aurait
suggéré de les emporter, s'il y avait pensé, pour ne pas prendre le
risque d'un aller-retour dans ces conditions, mais il avait
lui-même pas mal paniqué, sur le moment, et l'idée ne lui avait
même pas traversé l'esprit.
Tout à parier qu'elle avait traversé l'esprit de Pete, cependant.
Serait-il capable de faire tout ce chemin avec son genou qui
débrayait tous les cinquante mètres ? Pas impossible, mais Henry
n'aurait pas misé grand-chose là-dessus.
Ils sont de retour ! avait crié la femme. Ils sont de retour ! Ils
sont de retour !
Henry baissa la tête et accéléra son trot.
2

Encore neuf bornes, encore neuf bornes pour Banbury Cross.


N'en restait-il plus vraiment que neuf ou était-il trop optimiste ?
Ne lâchait-il pas un peu trop les rênes à ces bonnes vieilles
endorphines ? Mais si oui, qu'est-ce que ça pouvait faire ? Un peu
d'optimisme ne pouvait lui nuire à ce stade. La neige avait
pratiquement arrêté de tomber, et les animaux étaient moins
nombreux à se ruer vers l'est ; c'était bon signe aussi. Ce qui l'était
moins était les pensées qui roulaient sous son crâne, des pensées
qui paraissaient de moins en moins être les siennes. Becky, par
exemple... qui était cette Becky ? Ce nom s'était mis à résonner
dans sa tête, s'était glissé dans son mantra. Sans doute,
supposa-t-il, était-ce le prénom de la femme qu'il avait failli
écraser. Qui es-tu, petite fille ? Je suis Becky, bien sûr, la jolie
Becky Shue.
À ce détail près qu'elle n'était pas jolie, mais alors là, pas jolie
du tout. Une mamma corpulente et nauséabonde, voilà ce qu'elle
était, la Becky Shue présentement confiée aux bons soins de Pete
Moore, enfin, en principe.
Huit. Huit. Huit bornes pour Banbury Cross.
Il courait d'une foulée régulière, du moins aussi régulière que
le permettait le terrain, des voix étranges s'élevant dans sa tête. En
réalité, une seule d'entre elles était vraiment étrange, d'autant que
ce n'était pas exactement une voix humaine, mais une sorte de
bourdonnement
(qui es-tu petite fille, jolie Becky Shue)
ponctué d'un rythme sous-jacent. Les autres étaient des voix
qu'il connaissait, ou que ses amis connaissaient. Jonesy, par
exemple, lui avait parlé de l'une d'elles ; c'était une voix qu'il avait
entendue après son accident, associée par lui à l'idée de
souffrance : Je vous en prie, arrêtez, je ne peux plus le supporter,
faites-moi une piqûre, où est Marcy ?
Il entendit la voix de Beaver : Va voir dans le pot de chambre.
Et Jonesy lui répondant : Et si on allait plutôt frapper à la
salle de bains et lui demander comment il va ?
Puis la voix d'un étranger disant que s'il arrivait à faire sa
grosse commission, tout irait bien...
... à ceci près que ce n'était pas un étranger, c'était Rick, Rick,
l'ami de la jolie Becky. Rick comment ? McCarthy ? McKinley ?
McKeen ? Henry n'en était pas sûr, mais il penchait pour
McCarthy, comme le Kevin McCarthy du film d'horreur dans
lequel les envahisseurs de l'espace prennent des formes humaines.
L'un des préférés de Jonesy. Il suffisait de lui faire boire deux ou
trois verres et de mentionner le film, pour qu'il vous sorte aussitôt
la meilleure réplique : Ils sont ici ! Ils sont ici !
La femme, les yeux tournés vers le ciel et s'écriant Ils sont de
retour ! Ils sont de retour !
Seigneur Dieu ! il ne leur était jamais rien arrivé de pareil
depuis l'époque où ils étaient gamins, mais cette fois c'était bien
pire ; l'impression d'être branché sur une ligne à haute tension
remplie de voix au lieu d'électricité.
Tous ces malades, pendant toutes ces années, se plaignant
d'entendre des voix dans leur tête... et Henry, le grand psy (le
Jeune Monsieur Dieu, comme l'avait appelé un de ses premiers
patients, à l'hôpital), avait acquiescé comme s'il comprenait de
quoi il s'agissait. Ce n'était peut-être qu'aujourd'hui qu'il le savait
vraiment.
Des voix. Il était tellement concentré sur elles qu'il ne
remarqua même pas les whup-whup-whup de l'hélicoptère qui
passa rapidement au-dessus de sa tête, simple forme sombre dans
les nuages bas, comme une baleine sous quelques mètres d'eau.
Puis les voix commencèrent à décroître comme le font les signaux
radio venant de lieux lointains avec l'arrivée du jour et les
changements de l'atmosphère. Et finalement, il n'y eut plus que le
cours normal de ses pensées, une voix qui lui disait que quelque
chose de terrible était arrivé ou allait arriver au Trou dans le Mur ;
que quelque chose de terrible était arrivé ou allait arriver là-bas,
du côté du Scout ou de l'abri pour bûcherons.
Encore sept bornes, encore sept bornes.
Pour détourner son esprit du sort de ses amis, ceux dont il se
rapprochait et celui dont il s'éloignait, ou de ce qui pouvait bien se
passer autour de lui, il se laissa aller dans ce même passé où Pete
s'était déjà réfugié : en 1978, le bâtiment des frères Tracker,
Duddits. Ce que Duddits venait faire dans tout ce bordel, voilà ce
que Henry ne comprenait pas, mais le fait est qu'ils avaient tous
pensé à lui et il n'avait même pas eu besoin de leur ancienne
connection mentale pour le savoir. Pete en avait parlé pendant que
lui-même traînait la femme jusqu'à l'abri, sur son morceau de
bâche, Beaver avait parlé de Duddits juste l'avant-veille, alors
qu'ils étaient ensemble dans les bois, le jour où Henry avait abattu
son cerf. Le Beav avait évoqué la fois où, tous les quatre, ils avaient
amené Duddits faire des courses à Bangor à l'occasion de Noël.
C'était juste après que Jonesy avait décroché son permis de
conduire ; cet hiver-là Jonesy aurait conduit n'importe qui
n'importe où pour le plaisir de conduire. Le Beav qui avait ri
lorsqu'il lui avait rappelé que Duddits avait craint que le père Noël
ne soit pas le bon et comment - quatuor d'étudiants qui croyaient
alors tenir le monde dans leurs mains - ils avaient fait de leur
mieux pour convaincre Duddits que le père Noël existait vraiment.
Ils avaient réussi, bien entendu. Et Jonesy avait appelé Henry de
Brookline, il y avait à peine un mois, ivre (l'ivresse était chose rare
chez Jonesy, en particulier depuis son accident, c'était plutôt la
spécialité de Pete ; et ce coup de fil larmoyant avait été le seul que
lui eût jamais passé Jonesy), pour lui dire qu'il n'avait jamais rien
fait d'aussi bien, d'aussi simple et tout bêtement chouette, dans sa
vie, que ce qu'ils avaient fait ensemble pour le pauvre Duddits
Cavell en 1978. Le plus grand moment de notre vie, avait-il
déclaré au téléphone. Ce fut un choc désagréable, pour Henry, de
se rappeler tout d'un coup qu'il avait dit exactement la même
chose à Pete. Duddits... bon Dieu, ce con de Duddits !
Six bornes à se taper... ou peut-être cinq. Six bornes... ou
peut-être cinq.
Ils avaient été voir la photo d'une chatte de fille, la photo qui
aurait été punaisée au panneau d'affichage de quelque bureau
abandonné. Henry n'arrivait pas à se souvenir du nom de la fille,
après toutes ces années ; seulement qu'elle avait été la petite amie
de cet enfoiré de Grenadeau et la reine de la promo de Derry High
en 1978. Détails qui avaient rendu la perspective de voir la photo
de sa chatte particulièrement excitante. C'est alors, au moment où
ils s'engageaient dans l'allée, qu'il avaient vu un t-shirt rouge et
blanc des Derry Tigers. Et un peu plus loin, dans cette même allée,
il y avait eu autre chose.
J'ai horreur de cette putain de série, ils ne changent jamais
de fringues, avait dit Pete, et Henry avait ouvert la bouche pour
répondre, mais il n'en avait pas eu le temps, car...
« Le môme s'est mis à crier », dit Henry. Il glissa dans la
neige, faillit perdre l'équilibre, puis reprit ses foulées normales, se
souvenant de ce jour d'octobre sous son ciel d'hiver. Il courait en
se rappelant Duddits. Comment Duddits avait crié, et comment
cela avait changé toute leur vie. Pour le meilleur, avaient-ils tous
cru, mais Henry commençait à se le demander...
En cet instant, il se le demandait vraiment.

Au moment où ils s'engagent dans l'allée dont il ne reste pas


grand-chose, les mauvaises herbes poussant jusque dans les
ornières pleines de gravier, c'est Beaver qui est en tête. C'est tout
juste, à vrai dire, si Beaver n'a pas la bave qui lui coule de la
bouche. Henry soupçonne Pete d'être aussi excité, mais Pete se
contrôle mieux, même s'il est plus jeune d'un an. Beaver est... quel
est le mot ? Dans tous ses états, pourrait-on dire. Henry manque
d'éclater de rire, à l'idée que tous ces états se résument à un seul,
lorsque le Beav s'immobilise si brusquement que Pete manque lui
rentrer dedans.
« Hé ! Baise-moi le cul, Freddy ! Un t-shirt ! »
Tout juste, un t-shirt de gamin. Rouge et blanc et ni usagé ni
sale, comme s'il traînait là depuis un siècle. L'air pratiquement
neuf.
« Un t-shirt, un b-shirt ou un k-shirt, qu'est-ce qu'on en a
foutre ? s'exclame Jonesy, on n'a qu'à...
- Attends un peu, dit le Beav. Il est en bon état. »
Sauf que non, comme ils s'en rendent compte quand ils le
ramassent. Il est neuf, c'est vrai ; c'est un t-shirt flambant neuf aux
armes des Derry Tigers, avec un grand 19 dans le dos. Pete se fout
totalement du football, mais les autres reconnaissent ce numéro,
qui est celui de Richie Grenadeau, le quarterback de l'équipe.
Neuf, oui, en bon état, non. Une longue déchirure part de l'arrière
du col, comme si celui qui le portait avait tenté de fuir et qu'une
main l'avait rattrapé pour le retenir.
« Je crois que je me suis fichu dedans, dit Beaver tristement,
laissant tomber le t-shirt. Allons-y. »
Mais avant qu'ils puissent aller bien loin, ils tombent sur autre
chose - un objet en plastique jaune et non plus rouge, de ce jaune
éclatant que seul un gosse peut aimer. Henry court le premier
jusqu'à l'objet et le ramasse. C'est une boîte à lunch ornée de
personnages de BD, Scooby-Doo et ses copains, en l'occurrence,
en train de fuir ce qui est sans doute une maison hantée. Comme
le t-shirt, la boîte à lunch paraît neuve, et ne semble pas avoir
traîné ici bien longtemps ; tout d'un coup, Henry a un mauvais
pressentiment et se met à regretter qu'ils aient fait le détour par
cette allée déserte, par ce bâtiment abandonné... ou qu'ils n'aient
pas remis leur petite visite à un autre jour. Il n'a que quatorze ans,
mais il se rend compte que sa réflexion est stupide. Quand c'est
d'une chatte qu'il s'agit, on y va tout de suite ou on n'y va pas, on
ne remet pas un truc pareil au lendemain.
« J'ai horreur de cette putain de série, dit Pete, regardant la
boîte à lunch par-dessus l'épaule d'Henry. Ils changent jamais de
fringues, t'as remarqué ? Ils portent toujours les mêmes trucs,
semaine après semaine. »
Jonesy prend la boîte des mains d'Henry et la tourne pour
regarder quelque chose qui semble avoir été collé dessus. Il n'a
plus son expression surexcitée, il fronce légèrement les sourcils et
Henry se dit que son copain Jonesy regrette sans doute aussi qu'ils
n'aient pas été tout simplement faire leur partie de basket à
quatre.
Sur l'étiquette, on peut lire : J'APPARTIENS À DOUGLAS CAVELL,
19 MAPLE LANE, DERRY, MAINE. SI MON JEUNE PROPRIÉTAIRE EST PERDU,
APPELEZ LE 949-1864. MERCI !
Henry ouvre la bouche pour dire que le t-shirt et la boîte à
lunch doivent appartenir à un gosse de l'Académie des Retardés (il
lui suffit de voir la manière dont est rédigée l'étiquette pour en
être sûr, on dirait le genre de truc que son père a mis au collier de
leur con de chien), mais il n'en a pas le temps : un hurlement leur
parvient du coin le plus reculé du bâtiment, là où les grands jouent
au base-ball l'été. Un cri plein de souffrance, mais ce qui fait partir
Henry sur les chapeaux de roue avant qu'il ait seulement le temps
d'y penser, est la surprise qu'on y détecte, l'affreux étonnement de
quelqu'un à qui on a fait mal (ou peur, ou les deux) pour la toute
première fois.
Les autres le suivent. Ils courent le long de l'allée, en file
indienne, ayant choisi l'ornière de gauche, la plus proche du
bâtiment. Dans l'ordre : Henry, Jonesy, le Beav et Pete.
On entend un gros rire masculin. « Vas-y, mange-la, fit une
voix. Si tu la manges, on te laisse partir. Peut-être même que
Duncan te rendra ton pantalon.
- Ouais, si tu... »
Un autre garçon, probablement le Duncan en question,
commence sa phrase mais s'interrompt, lorsqu'il voit Henry et ses
copains.
« Hé, les mecs, arrêtez ça, vous entendez ? crie Beaver. Arrêtez
vos conneries tout de suite ! »
Les potes de Duncan - ils sont deux et l'un porte le blouson de
la Derry High School - ont compris qu'ils ont des spectateurs, pour
leur petite récréation de l'après-midi, et se retournent. Agenouillé
sur les gravillons au milieu d'eux, ne portant que son caleçon, une
seule basket au pied, le visage maculé d'un mélange de sang, de
poussière, de morve et de larmes, se trouve un garçon dont Henry
ne peut déterminer l'âge. Ce n'est pas un petit, pas avec ce début
de toison sur la poitrine, mais il a tout de même l'aspect d'un
môme. Ses yeux sont plissés à la chinoise, d'un vert brillant et
débordent de larmes.
Derrière le petit groupe, sur le mur de briques rouges,
imprimé en grandes lettres blanches délavées mais encore lisibles,
figure ce message : PAS DE BALLONS, PAS DE JEUX. Ce qui veut très
certainement dire qu'il était interdit de venir faire des parties de
foot ou de base-ball à proximité des bâtiments et même dans le
terrain vague, où l'on voyait pourtant encore les ornières
profondes laissées par la piste de course des joueurs et le
monticule du batteur, mais qui pourrait l'affirmer ? PAS DE BALLONS,
PAS DE JEUX. Au cours des années à venir, ils allaient répéter
souvent la formule. Une formule qui deviendrait en quelque sorte
l'un des mots de passe privés de leur jeunesse, dépourvu de sens
bien précis. Ce qui s'en approche le plus est peut-être qui sait ? Ou
encore, qu'est-ce qu'on peut faire ? toujours accompagné d'un
haussement d'épaules, d'un sourire, d'une main levée au ciel.
« Et vous, bande de branleurs, qui vous êtes ? » demande l'un
des grands au Beav.
Il porte à la main gauche un gant de batteur ou de golfeur,
bref, quelque chose qui fait sportif. Et dans le gant, il y a la crotte
de chien qu'ils veulent faire manger au gosse à demi nu.
« Qu'est-ce que vous foutez ? rétorque un Jonesy horrifié.
Vous voulez lui faire bouffer ça ? Faut vraiment être cinglé ! »
L'ado qui tient la crotte de chien a un gros pansement en
travers du nez et Henry émet un petit aboiement mi-surpris,
mi-amusé quand il le reconnaît. C'est trop parfait, non ? Ils étaient
venus ici pour voir la chatte de la reine de la promo, et sur qui ils
tombent ? Sur le roi de la promo soi-même, dont la saison
footballistique a été interrompue par rien de plus grave qu'un
simple nez cassé, et qui occupe apparemment ses loisirs à des
conneries comme vouloir faire bouffer des crottes de chien à des
petits pendant que le reste de son équipe poursuit l'entraînement.
Richie Grenadeau ne s'est pas aperçu que Henry l'a reconnu ;
c'est Jonesy qu'il regarde. Comme il a été pris au dépourvu et
comme le ton de dégoût, dans la voix de Jonesy, n'avait rien de
feint, il n'a pu s'empêcher de reculer d'un pas. Il se rend alors
compte que le morveux qui a osé lui parler sur un tel ton de
réprobation a au moins trois ans de moins que lui et doit lui
rendre dans les quarante kilos. Il se ressaisit.
« Ouais, je vais lui faire bouffer cette merde. Après, je le
laisserai partir. Tire-toi, morveux, si tu veux pas en bouffer la
moitié !
- Ouais, barrez-vous », ajoute le troisième. Richie Grenadeau
est un costaud, mais celui-là est encore plus balèze ; une espèce de
gorille d'un mètre quatre-vingt-quinze dont le visage est enflammé
par l'acné. « Pendant qu'il est encore...
- Je sais qui tu es », dit Henry.
Les yeux de Richie se reportent sur Henry. Il paraît soudain
sur ses gardes... mais également furieux.
« Casse-toi, morpion. Je rigole pas.
- T'es Richie Grenadeau. T'as eu ta photo dans le journal.
Qu'est-ce que tu crois que les gens diront si on va raconter partout
ce qu'on vous a vu faire ?
- Tu iras raconter rien du tout, vu que tu seras mort, petit
con », lance alors celui qui s'appelle Duncan. Il a des cheveux d'un
blond sale qui lui retombent jusque sur les épaules. « On vous a
dit de vous casser. Du balai ! »
Henry n'y fait pas attention. Il ne le regarde même pas. Il n'a
d'yeux que pour Richie Grenadeau. Il ne ressent pas la moindre
peur alors qu'il ne fait aucun doute que ces trois brutes pourraient
les réduire en bouillie, il brûle d'un sentiment de rage scandalisée,
un sentiment qu'il n'a jamais ressenti jusqu'ici, dont il n'aurait
même pas soupçonné l'existence. Le gosse agenouillé est sans
aucun doute un retardé mental, mais pas au point, cependant, de
ne pas comprendre que ces trois grands avaient l'intention de lui
faire du mal ; ils lui ont arraché son t-shirt, puis...
De toute sa vie Henry n'a jamais été aussi près de recevoir une
raclée, et aussi peu inquiet à cette perspective. Il avance d'un pas,
les poings serrés. Le gamin agenouillé sanglote, tête baissée, et ses
gémissements sont comme une basse obligée dans la tête d'Henry,
alimentant sa furie.
« Si, je le raconterai », dit-il. Et cette menace a beau venir d'un
gamin, elle ne sonne pas comme celle d'un gamin, même à sa
propre oreille. Pas plus qu'à celle de Richie, apparemment ; il a
reculé d'un pas, et la main gantée qui tient la crotte s'est remise à
pendre. Pour la première fois, il a l'air inquiet. « À trois contre un,
contre un petit retardé mental, putain oui, mec, je vais le raconter.
Et en plus, je sais qui tu es ! »
Duncan et l'autre gorille (le seul à ne pas porter le blouson du
lycée) s'avancent de part et d'autre de Richie. Le petit garçon est à
présent derrière eux, ce qui n'empêche nullement Henry
d'entendre le bourdonnement monotone de ses sanglots, ils sont
dans sa tête, ils pulsent sous son crâne et le rendent enragé.
« Très bien, tu l'auras voulu », dit le gorille. Il sourit, exhibant
deux ou trois trous où vécurent naguère des dents. « Je vais te
tuer, maintenant !
- S'ils avancent, Pete, tu cours », dit Henry sans détacher ses
yeux de Richie Grenadeau. « Va jusque chez toi et raconte tout à ta
mère. » Puis il s'adresse à Richie : « Tu ne le rattraperas jamais,
toi. Il court plus vite que le vent, cet animal.
- C'est vu, Henry. »
Pete a répondu d'une voix mal assurée, mais pas effrayée.
« Et plus tu nous battras, plus tu seras dans la merde », ajoute
Jonesy. Henry a déjà vu ça, mais pour Jonesy, c'est une
révélation ; il est sur le point d'éclater de rire. « Et même si tu
nous tuais, qu'est-ce que ça changerait pour toi ? Parce que Pete
court très vite, et il dira tout.
- Moi aussi, je cours vite, répond froidement Richie. Je
l'attraperai. »
Henry se tourne tout d'abord vers Jonesy, puis vers Beaver. Ni
l'un ni l'autre ne semblent flancher. En fait, le Beav a même l'idée
de se pencher vivement et de ramasser deux cailloux ; ils sont de la
taille d'un œuf, avec en plus des bords à vif. Beaver se met à les
entrechoquer, tandis que, plissant les yeux, il regarde tour a tour
Grenadeau et la grande nouille de gorille. Dans sa bouche, le
cure-dents a des mouvements saccadés, agressifs.
« Quand ils s'approcheront, occupe-toi de Grenadeau, dit
Henry. C'est pas les deux autres qui risquent de rattraper Pete. » Il
regarde alors Pete, qui est pâle mais qui n'a pas peur ; ses yeux
brillent et il danse presque sur la pointe des pieds, impatient de
détaler. « Raconte tout à ta mère. Dis-lui où nous sommes,
d'envoyer les flics. Et n'oublie pas le nom de cet enculé, quoi que
tu fasses. »
Il tend un doigt accusateur, en un geste de procureur, vers
Grenadeau qui, une fois de plus, a l'air incertain. Non, plus
qu'incertain. Effrayé.
« Richie Grenadeau », répète Pete, et cette fois il se met
vraiment à sautiller sur place. « J'oublierai pas.
- Amène-toi, tête de nœud avec ta tignasse de poils de cul »,
lance Beaver. T'a pas à dire, quand il s'agit de lâcher une
grossièreté, il n'a pas son pareil, le Beav. « Je vais te recasser le pif.
Faut quand même être une sacrée chochotte pour arrêter le foot à
cause d'un nez cassé, non ? »
Grenadeau ne répond pas - ne sait peut-être pas auquel des
deux il doit répondre - et quelque chose d'assez merveilleux se
produit : son premier acolyte, celui qui porte un blouson de lycée,
Duncan, commence à avoir l'air moins sûr de lui. Une rougeur
envahit ses joues et son front. Il s'humecte les lèvres et regarde
Richie, incertain. Seule la grosse brute paraît encore prête à se
battre et Henry en est au point où il espère presque qu'ils vont se
mettre sur la gueule, au point où il croit que lui, Jonesy et le Beav
leur flanqueront une fameuse raclée, une bon Dieu de raclée, tout
ça à cause de ces pleurs, de ces foutus sanglots horribles, de la
manière dont ils vous vrillent la tête, le martèlement de ces affreux
sanglots.
« Dis, Rich, on devrait peut-être..., commence Duncan.
- On va les tuer, grommelle la brute. On va les réduire en
purée, ces petits cons. »
Le gorille fait un pas en avant et les choses, un instant,
manquent de basculer. Henry sait que s'il avait fait une enjambée
de plus, Richie Grenadeau aurait perdu tout contrôle sur lui, qu'il
aurait été comme une de ces saletés de pitbulls, un pitbull qui
rompt sa laisse et se jette sur sa proie, une flèche de muscles.
Mais Richie ne lui laisse pas faire ce deuxième pas, celui qui le
transformerait en un char d'assaut balourd. Il le prend par
l'avant-bras, un avant-bras plus épais que le biceps d'Henry et
hérissé d'une toison dorée tirant sur le roux.
« Non, Scotty, attends une minute.
- Ouais, attends », ajoute Duncan, une pointe de panique dans
la voix.
Il jette à Henry un regard que celui-ci, malgré ses quatorze
ans, trouve grotesque. Un regard de reproche ! Comme si c'était
Henry et ses amis qui faisaient quelque chose de mal.
« Qu'est-ce que vous voulez ? demande finalement Richie à
Henry. Qu'on parte d'ici, c'est ça ? »
Henry fait oui de la tête.
« Si on s'en va, qu'est-ce que vous allez faire ? Vous irez le
raconter à quelqu'un ? »
Henry découvre alors un fait stupéfiant : il est aussi prêt à se
déchaîner que Scotty, le gros balourd. Une partie de lui-même a
réellement envie de provoquer une bagarre, de hurler ON Y VA, ON Y
VA TOUS ! sachant que ses amis le soutiendraient, n'auraient jamais
un mot de reproche, même s'ils se faisaient massacrer et se
retrouvaient à l'hôpital.
Mais il y a le gosse. Ce pauvre petit gosse retardé qui sanglote
toujours. Une fois que les trois grands tarés en auraient fini avec
Henry, Beaver et Jonesy (et avec Pete, si jamais ils arrivaient à le
rattraper), ils s'en prendraient à ce malheureux môme aussi, et lui
feraient des trucs bien pires que de l'obliger à manger une crotte
de chien desséchée.
« À personne. On ne le dira à personne.
- Sale menteur, dit Scotty. C'est un petit con de menteur,
Richie, regarde-moi ça. »
Scotty tente de nouveau de s'avancer, mais Richie raffermit sa
prise sur l'avant-bras de la grosse brute.
« S'il n'est fait de mal à personne, fait remarquer Jonesy d'un
ton admirablement normal, personne n'aura d'histoire à
raconter. »
Grenadeau lui jette un coup d'œil, puis revient sur Henry.
« Tu le jures au nom de Dieu ?
- Au nom de Dieu, dit Henry.
- Vous le jurez tous au nom de Dieu ? » demande Grenadeau.
Jonesy, Beaver et Pete le jurent chacun scrupuleusement.
Le quarterback au nez cassé réfléchit pendant un moment qui
paraît très long, puis acquiesce.
« OK, rien à foutre. On se tire.
- S'ils reviennent, fais le tour du bâtiment par l'autre côté »,
dit rapidement Henry à Pete, car les trois brutes sont déjà en
mouvement.
Mais Grenadeau tient encore fermement le gorille par le bras,
et Henry pense que c'est bon signe.
« Je ne vais pas perdre mon temps », jette Richie d'un ton
hautain qui donne envie de rire à Henry. Celui-ci doit faire un
effort pour rester impassible. À ce stade, ce serait une très
mauvaise idée de rire. Les choses sont pratiquement réglées. Une
partie de lui-même déteste ce compromis, mais l'autre tremble
presque de soulagement.
« Qu'est-ce qui vous a pris, en fin de compte ? lui demande
Richie Grenadeau. C'est quoi, la grande affaire, dans cette
histoire ? »
Henry aurait aussi aimé poser quelques questions à Richie ;
savoir comment il pouvait faire une chose pareille, en particulier,
et la question n'aurait pas été rhétorique. Ces pleurs ! Mon Dieu !
Mais il se tait, sachant que tout ce qu'il pourrait dire serait vécu
comme une provocation par ce trou-du-cul, que tout serait à
refaire.
C'est à une sorte de danse que se livrent les deux groupes ;
presque comme celles qu'on apprend en maternelle. Tandis que
Richie, Duncan et Scott se dirigent vers l'allée, d'un pas tranquille
qui n'a pour but que de montrer qu'ils s'en vont parce qu'ils le
veulent bien, pas parce qu'ils battent en retraite devant quatre
petits pédés du collège, Henry et ses amis se déplacent tout
d'abord pour leur faire face, puis reculent en une seule ligne vers
l'enfant en pleurs toujours agenouillé, se mettant entre lui et ses
agresseurs.
Une fois à l'angle du bâtiment, Richie Grenadeau s'arrête et
leur jette un dernier regard.
« On vous retrouvera, les mecs, dit-il. Un par un, ou tous
ensemble.
- Ouais, confirme Duncan.
- Vous ne verrez plus le monde qu'à travers une tente à
oxygène ! » ajoute Scott.
Henry est sur le point d'éclater de rire, une fois de plus. Il prie
pour qu'aucun de ses amis n'éprouve le besoin de répliquer,
maintenant que l'essentiel est fait, et son vœu est exaucé. C'est
presque un miracle.
Un dernier regard menaçant de Richie et le trio disparaît de
leur vue. Henry, Jonesy, Beaver et Pete se retrouvent avec le
môme, qui se balance d'avant en arrière sur ses genoux salis, son
visage strié d'un mélange de larmes, de sang et de poussière
tourné vers le ciel, l'incarnation même de l'incompréhension, un
visage qui évoque un réveil cassé. Et tous se demandent ce qu'ils
doivent faire à présent. Lui parler ? Lui dire que tout va bien, que
les méchants garçons sont partis, qu'il n'y a plus de danger ?
Jamais il ne va comprendre. Et ces sanglots, ces sanglots sont
terrifiants. Comment ces trois grands crétins, aussi méchants et
stupides soient-ils, ont-il pu continuer devant ce masque
douloureux ? Henry comprendra plus tard, plus ou moins, mais
pour l'instant c'est pour lui un mystère complet.
« Je vais essayer quelque chose, dit tout d'un coup Beaver.
- Ouais, d'accord, n'importe quoi », l'encourage Jonesy, dont
la voix n'est pas très assurée.
Le Beav s'avance et regarde ses amis. Il arbore une expression
étrange où on lit de la honte, mais aussi du défi et - Henry l'aurait
juré - un peu d'espoir.
« Si vous allez raconter à quelqu'un que j'ai fait ça, je vous
reverrai plus jamais, les gars.
- Laisse tomber ces conneries, dit Pete dont la voix chevrote
aussi un peu. Si tu peux le faire taire, surtout te gêne pas ! »
Beaver se tient un instant là où se tenait Richie quand il
voulait faire manger la crotte de chien au gosse, puis se met à
genoux. Henry remarque alors que le caleçon du petit retardé est
un Underoo sur lequel sont dessinés les personnages de
Scooby-Doo, en plus de la Machine Mystère de Shaggy, comme sur
la boîte à lunch.
Puis Beaver prend le petit garçon gémissant et presque nu
dans ses bras et commence à chanter.

Encore six bornes pour Banbury Cross... ou peut-être


seulement cinq. Six bornes de plus pour Banbury Cross, ou
peut-être...
Henry dérapa de nouveau, mais cette fois il ne put reprendre
son équilibre. Il était plongé dans une transe de souvenir quasi
hypnotique et, le temps d'en sortir, il faisait un vol plané.
Il atterrit brutalement sur le dos, et le choc fut tel qu'il en eut
le souffle coupé ; il émit un hoquet douloureux, de la poudre de
neige s'éleva en un petit nuage rêveur. L'arrière de son crâne avait
aussi porté sur le sol et il vit trente-six chandelles.
Il resta un bon moment immobile, laissant le temps à toute
partie de son anatomie qui aurait été fracturée de faire passer le
message. Comme rien ne venait, il entreprit de se tâter le bas du
dos. Il avait mal, mais la douleur n'était pas insupportable. Quand,
à dix ou onze ans, avec ses copains, il avait fait de la luge dans
Strawford Park pendant des hivers qui lui paraissaient alors durer
une éternité, il avait pris des gadins bien pires que celui-ci et
s'était relevé en riant. Une fois, alors que cet idiot de Pete Moore
était aux commandes de sa Flexible Flyer, avec Henry comme
passager, ils étaient rentrés bille en tête dans le gros pin, au bas de
la colline, l'arbre que tous les gamins appelaient le Pin de la Mort,
et s'en étaient sortis avec quelques bleus et une ou deux dents
branlantes chacun. Mais voilà, cela faisait pas mal d'années qu'il
n'avait plus dix ou onze ans.
« Lève-toi, mon lapin, tout va bien », dit-il tout en s'asseyant
avec précaution. Quelques élancements dans le dos, mais rien de
plus. Juste un peu secoué. Aucune blessure, sinon à ton putain
d'amour-propre, mon gars, comme ils se le disaient toujours. Il
ferait cependant peut-être mieux de rester encore assis une
minute ou deux. Il était en train de battre un record, et il méritait
bien un petit repos, non ? Sans compter que l'évocation de tous ces
souvenirs l'avait secoué. Richie Grenadeau, cet enfoiré de Richie
Grenadeau qui avait, en fin de compte, laissé tomber l'équipe de
foot - ça n'avait rien à voir avec son nez cassé, en réalité. Il avait
menacé de les retrouver, et Henry pensait qu'il y croyait vraiment
quand il l'avait dit, mais la confrontation n'avait jamais eu lieu,
non, jamais eu lieu. Il s'était passé quelque chose d'autre.
Et tout cela remontait à bien des années. Pour l'instant, c'était
Banbury Cross qui l'attendait - ou au moins le Trou dans le Mur, et
il n'avait aucun cheval de remonte pour s'y rendre, rien qu'un
canasson fourbu à deux pattes, le célèbre pedibus gambus. Il se
leva, commença à chasser la neige de ses fesses, et soudain
quelque chose hurla sous son crâne.
« Aïe, aïe, aïe ! » s'écria-t-il. Il avait l'impression d'avoir les
écouteurs d'un baladeur dans les oreilles et que le son avait été
poussé au niveau d'une salle de concert, qu'un coup de feu venait
d'être tiré juste derrière ses yeux. Il partit à reculons, trébuchant,
moulinant des bras pour retrouver son équilibre, et s'il ne s'était
pas affalé dans les branches raides d'un pin qui poussait en
bordure de route, il se serait sûrement étalé une deuxième fois de
tout son long.
Il se dégagea de l'étreinte rugueuse des branches, le tintement
toujours aussi frénétique dans ses oreilles - dans toute sa tête,
oui ! et fit quelques pas, ayant du mal à croire qu'il était encore
vivant. Il porta une main à son nez, l'ouvrit et y vit du sang.
Quelque chose paraissait se balader dans sa bouche, aussi ; il mit
sa paume en dessous, cracha et récupéra une dent qu'il regarda
avec stupéfaction avant de la jeter, renonçant à sa première
impulsion qui avait été de la mettre dans sa poche. Personne, à sa
connaissance, ne faisait d'implants chirurgicaux de dents, et la
présence de la petite souris, ici au fond des bois, lui paraissait très
hautement improbable.
Il ne pouvait affirmer avec certitude qui venait de pousser ce
cri, mais quelque chose lui disait que Pete Moore avait des ennuis,
et des ennuis des plus sérieux.
Il tendit l'oreille vers d'autres voix, d'autres pensées, et
n'entendit rien. Excellent. Même s'il devait reconnaître que cette
expédition de chasse, y compris sans les voix, avait déjà pris des
dimensions historiques.
« Allez mon grand, en route », dit-il. Et il reprit la direction du
Trou dans le Mur. Son impression que les choses allaient très mal,
dans le refuge de chasse, était plus forte que jamais, et il devait
prendre sur lui pour ne pas allonger encore sa foulée.
Va voir dans le pot de chambre.
Et si on allait plutôt frapper à la salle de bains et lui
demander comment il va ?
Avait-il vraiment entendu ces voix ? Oui. C'était fini, à présent,
mais il les avait entendues, tout comme il avait entendu cet
épouvantable cri d'angoisse. Pete ? Ou bien était-ce la femme ? La
jolie Becky Shue ?
« Pete », murmura-t-il. Le nom était sorti de sa bouche sur un
petit nuage de vapeur. « C'était Pete. » Pas tout à fait sûr, mais pas
mal sûr.
Il avait tout d'abord eu peur de ne pas pouvoir retrouver le
rythme puis, alors même que cette idée l'inquiétait encore, il le
réintégra automatiquement, retrouva le synchronisme de sa
respiration avec ses foulées, toute la beauté limpide de cette
mécanique.
Encore cinq kilomètres pour Banbury Cross, pensa-t-il. On
rentre à la maison. Tout comme on avait ramené Duddits chez
lui, ce jour-là.
(Si vous allez raconter à quelqu'un que j'ai fait ça, je vous
reverrai plus jamais, les gars.)
Henry retourna jusqu'à cette journée d'un lointain octobre
comme on sombre à nouveau dans un rêve profond. Il dégringola
si vite dans le puits de la mémoire, alla si loin, qu'il ne sentit pas,
sur le coup, le nuage qui se précipitait vers lui, le nuage sans une
parole, sans une pensée, sans un cri, le nuage qui n'est qu'une
rougeur noirâtre, une chose avec une destination et un travail à
faire.

Beaver fait un pas, hésite un instant et se laisse tomber à


genoux. Le petit retardé ne le voit pas ; il braille toujours, fermant
les yeux de toutes ses forces ; sa poitrine étroite se soulève et se
contracte violemment. Le caleçon à motifs de BD et le vieux
blouson de motard couturé de fermetures à glissière font un effet
comique, mais personne ne rit. Henry n'a qu'une envie, que le
gosse arrête ses gémissements. Ces gémissements le tuent.
Beaver s'avance un peu sur les genoux, prend l'enfant en
pleurs dans ses bras et entonne une berceuse.
« Baby's boat's a silver dream, sailing near and far... »
Henry n'a jamais entendu Beaver chanter auparavant, ou alors
pour fredonner en même temps que la radio, car les Clarendon ne
fréquentent guère l'église, et il est surpris par le timbre doux et
clair de ténor de son ami. Encore un an, environ, et la voix de
Beaver va muer complètement, devenir tout à fait ordinaire ; mais
pour l'instant, dans le terrain vague envahi de mauvaises herbes,
derrière le bâtiment abandonné, cette voix les transperce tous, les
stupéfie tous. Le petit retardé réagit lui aussi : il s'arrête de
pleurer, ouvre les yeux et regarde Beaver avec émerveillement.
« It sails from here in Baby's room to the nearest star ; Sail,
Baby, sail, sail on home to me, sail the seas and sail the stars, sail
on home to me... »
La dernière note s'évanouit lentement dans l'air et, pendant
un moment, tous retiennent leur respiration pour ne pas le
troubler. Henry a les larmes aux yeux. Le petit retardé regarde
Beaver, qui l'a bercé en mesure avec la chanson. Son visage
barbouillé de larmes arbore une expression d'étonnement béat. Il
a oublié sa lèvre fendue, les vêtements dont on l'a dépouillé, sa
boîte à lunch égarée. En-oo, dit-il à Beaver, deux sons qui peuvent
signifier à peu près n'importe quoi, mais Henry les comprend
parfaitement et voit que Beaver les a compris lui aussi.
« C'est tout ce que je sais », répond le Beav. Il se rend compte
qu'il a toujours le bras passé par-dessus l'épaule nue du gamin, et
il se dégage.
Aussitôt, le visage du petit garçon (qui s'appelle Douglas
Cavell, à en croire l'étiquette de la boîte à lunch) s'assombrit, non
pas de peur, cette fois, non pas de la colère de quelqu'un qu'on
empêche de faire ce qu'il veut, mais de chagrin pur. Des larmes se
mettent de nouveau à grossir dans ses yeux d'un vert incroyable et
tracent des coulées propres dans la crasse de ses joues. Il prend la
main de Beaver et la pose sur son épaule. « En-oo, en-oo ! » dit-il.
Beaver regarde ses amis, paniqué. « C'est tout ce que ma mère
me chantait, explique-t-il. Je m'endormais toujours comme un con
avant qu'elle aille plus loin. »
Henry et Jonesy échangent un regard et éclatent de rire.
Mauvaise idée, le gosse risque de prendre peur et se remettre à
pousser ses épouvantables gémissements, mais ils n'arrivent pas à
se retenir. Douglas, cependant, n'a pas l'air d'avoir peur. Entre ses
larmes, il regarde les deux garçons hilares et sourit d'un sourire
solaire qui exhibe deux mâchoires où se bousculent des dents bien
blanches, puis il se tourne de nouveau vers Beaver.
« En-oo !
- Et merde, rechante-la, dit Pete. Chante le bout que tu
connais. »
Beaver doit recommencer trois fois la berceuse avant que
Douglas le laisse s'arrêter ; après quoi, les garçons le rhabillent et
lui remettent le t-shirt déchiré sur lequel figure le numéro de
Richie Grenadeau. Henry n'a jamais oublié ces minutes
envoûtantes qui referont surface dans son esprit plus tard, dans
les moments les plus incongrus : après qu'il a perdu sa virginité
lors d'une soirée étudiante, tandis que les haut-parleurs, au
rez-de-chaussée, martèlent « Smoke on the Water » ; après avoir
ouvert son journal à la page des avis de décès et vu le sourire
plutôt charmant de Barry Newman au-dessus de son triple
menton ; tandis qu'il fait manger son père, atteint par la maladie
d'Alzheimer à l'âge férocement injuste de cinquante-trois ans - son
père qui tenait absolument à ce que son fils soit un certain Sam.
« Un homme digne de ce nom paie ses dettes, Sammy », lui
avait-il dit, et lorsqu'il avait pris sa cuillerée suivante de céréales,
du lait avait coulé sur son menton. En de tels moments, ce qui est
resté pour lui comme la berceuse de Beaver lui revient, et il se sent
réconforté, au moins pour quelques instants. Pas de ballons, pas
de jeux.
Ils réussissent finalement à rhabiller Douglas, à qui il manque
cependant encore une tennis qu'il essaie d'enfiler lui-même, mais
il la tient à l'envers. Il n'est qu'un petit Américain à qui la vie a
joué un tour dégueulasse, et Henry n'arrive pas à comprendre
comment les trois grandes brutes ont pu avoir envie de le
maltraiter. Même si l'on ne tenait pas compte des horribles
gémissements du petit retardé, des gémissements qui ne
ressemblaient à rien de ce que Henry avait jamais entendu,
comment pouvait-on se montrer aussi ignoble ?
« Laisse-moi arranger ça, dit Beaver.
- Ange oi ? » demande Duddits avec une expression de
perplexité tellement comique que Henry, Jonesy et Pete éclatent
de nouveau de rire.
Henry sait qu'il ne faut pas rire des petits retardés, mais il ne
peut s'en empêcher. Ce gosse a une tête marrante, comme un
personnage de dessin animé.
Beaver, lui, se contente de sourire.
« À mettre ta tennis, mec.
- Ennis ?
- Ouais, c'est pas possible de la mettre dans ce sens, c'est
même foutrement impossiblo, señor. »
Beaver lui prend la chaussure et Douglas suit attentivement
les mouvements du grand garçon qui la glisse à son pied, tend
fermement les lacets et les boucle en un nœud papillon. Quand
c'est terminé, Douglas contemple la boucle encore quelques
instants, puis regarde Beaver. Et, soudain, il lui passe les bras
autour du cou et lui colle un gros bécot bruyant sur la joue.
« Hé, si jamais vous racontez qu'il m'a fait ça, les mecs... »
Beaver ne finit pas sa phrase, mais au fond il est content, car il
sourit.
« Ouais-ouais, on sait, tu seras plus jamais copain avec nous,
espèce de branleur », dit Jonesy en souriant. C'est lui qui a
récupéré la boîte à lunch ; il s'accroupit devant Douglas et la lui
tend. « Elle est à toi, vieux ? »
Le gosse a le sourire ravi de celui qui reconnaît un vieil ami et
s'en empare.
« Ooby-Ooby-doo, where-are-you ? chantonne-t-il.
- Ouais, c'est ça, l'encourage Jonesy. Bon, on a du boulot,
maintenant. Faut qu'on te raccompagne jusque dans ta foutue
baraque, voilà ce qu'on a à faire. Douglas Cavell, c'est bien ton
nom, hein ? »
Le gosse serre la boîte à lunch contre sa poitrine, à deux
mains. Des mains couvertes de crasse. Il colle à la boîte un gros
bécot, comme celui qu'il a collé sur la joue de Beaver.
« Moi, Duddits ! proclame-t-il.
- Bien », dit Henry. Il prend l'une des mains du garçon, Jonesy
s'empare de l'autre et ils l'aident à se lever. Sa rue, Maple Lane,
n'est qu'à trois pâtés de maisons de là et il ne leur faudra pas plus
de dix minutes pour y arriver, à condition que Richie et ses
copains ne soient pas restés à traîner dans le secteur pour leur
tendre une embuscade. « On va te ramener chez toi, Duddits. Je
parie que ta mère et ton père commencent à se faire sérieusement
du mouron. »
Avant, toutefois, Henry envoie Pete jeter un coup d'œil à
l'angle du bâtiment, dans l'allée. Quand il revient et déclare que
l'horizon est dégagé, le petit groupe s'avance, mais pas plus loin.
Une fois sur le trottoir, là où des passants pourront les voir, ils
seront en sécurité. Jusque-là, Henry ne prend aucun risque. Il
envoie Pete une seconde fois en reconnaissance, lui dit de vérifier
tout le secteur jusqu'à la rue ; il n'aura qu'à siffler si la voie est
libre.
« Sont patis, dit Duddits.
- Peut-être, admet Henry, mais j'aime autant que Pete aille
jeter un coup d'œil. »
Duddits reste au milieu d'eux sans s'impatienter, perdu dans
la contemplation des personnages dessinés sur sa boîte à lunch
pendant que Pete part en éclaireur. Henry n'a pas de remords de
l'avoir choisi pour cette mission. Il n'a pas exagéré les talents de
coureur de son ami ; si jamais Richie et ses gorilles tentent de le
coincer, il mettra le turbo et les laissera tous sur place.
« T'aime cette émission, vieux ? » demande Beaver à Duddits
en lui prenant la boîte à lunch des mains. Henry observe la scène
avec un certain intérêt, curieux de voir si le petit retardé ne va pas
se mettre à pleurer et à la réclamer. Il n'en fait rien.
« É oo-by-doo ! » déclare Duddits. Il a des cheveux blonds,
dorés et bouclés. Henry serait bien en peine de dire son âge.
« Je sais bien que ce sont des Scooby Doo, dit Beaver d'un ton
patient, mais ils ne changent jamais de tenue. Pete a raison. Enfin
quoi, baise-moi le cul Freddy, pas vrai ?
- A v'ai. »
Il tend les mains et le Beav lui rend la boîte. Duddits la serre à
nouveau dans ses bras et leur sourit. C'est un très beau sourire,
pense Henry, souriant lui-même. Cela lui fait penser à cet instant
où, après avoir nagé quelque temps en mer, on sort de l'eau
frigorifié ; on enroule une serviette sur ses épaules osseuses et son
dos hérissé de chair de poule, et on a tout de suite chaud.
Jonesy sourit, lui aussi.
« Dis-moi, Duddits, lequel est le chien ? »
Le petit retardé le regarde, souriant toujours, mais avec une
expression intriguée.
« Le chien, reprend Henry. Lequel c'est, le chien ? »
Duddits se tourne vers Henry, sa perplexité est plus grande
que jamais.
« Lequel est Scooby, Duddits ? » demande alors Beaver, et le
visage du garçon s'éclaire, il montre du doigt.
« Oo-by ! Oo-by-doo ! Le chien ! »
Ils éclatent tous de rire, et Duddits rit avec eux ; c'est alors que
Pete siffle. Ils se remettent en marche et, à peine ont-ils parcouru
un quart du chemin jusqu'à la rue que Jonesy s'écrie, « Attendez,
attendez ! »
Il court jusqu'à l'une des fenêtres cradingues des bureaux et,
les mains en coupe contre le vitrage pour supprimer tout reflet,
tente de scruter l'intérieur. Henry se souvient tout d'un coup pour
quelle raison ils sont venus ici. La chatte de Tina Jean
Machin-Truc. Voilà qui lui paraît remonter à mille ans.
Au bout de quelques secondes, Jonesy les appelle. « Henry !
Beaver ! Venez vite. Laissez le môme. »
Beaver court le rejoindre. Henry se tourne vers le petit
retardé. « Tu ne bouges pas d'ici, Duddits. Tu restes ici avec ta
boîte à lunch, d'accord ? »
Duddits le regarde de ses grands yeux verts et brillants, la
boîte à lunch serrée contre sa poitrine. Au bout d'un moment il
acquiesce, et Henry court à son tour retrouver ses amis. Ils sont
obligés de se tasser les uns contre les autres devant la fenêtre, et
Beaver râle parce qu'il y a un con qui lui marche sur les pieds,
mais chacun finit par se faire une place. Au bout d'une petite
minute, intrigué de ne pas voir le reste de la bande arriver, Pete
revient sur ses pas et glisse son museau entre les épaules d'Henry
et Jonesy. Voilà quatre garçons massés contre le vitrage sale d'un
bureau, dont trois se tiennent les mains en coupe pour ne pas
avoir de reflets, tandis qu'un cinquième attend derrière eux, dans
l'allée envahie de mauvaises herbes, une boîte à lunch serrée
contre sa poitrine étroite, les yeux tournés vers un ciel blanc où le
soleil tente vainement de percer. Au-delà de la vitre encrassée (sur
laquelle ils laisseront des croissants de propreté là où ils auront
appuyé le front), on voit une pièce vide. Éparpillé sur le sol envahi
de poussière, on aperçoit un certain nombre de gros têtards blancs
dégonflés dans lesquels Henry reconnaît des sacs à foutre. Sur le
mur qui fait directement face à la fenêtre est accroché un panneau
d'affichage, avec, maintenues par des punaises, une carte de la
Nouvelle-Angleterre et une photo Polaroïd qui montre une femme
relevant sa jupe. On ne peut cependant pas voir sa chatte,
seulement sa petite culotte blanche. Et c'est loin d'être une
adolescente. Elle est vieille. Elle a au moins trente ans.
« Sainte merde ! s'exclame enfin Pete, adressant un regard
dégoûté à Jonesy. On a fait tout ce binz pour ça ? »
Un instant, Jonesy reste sur la défensive ; puis il sourit et a un
geste du pouce, par-dessus son épaule.
« Non, tout ce binz, on l'a fait pour lui. »

Henry fut brusquement tiré de l'évocation de ce souvenir par


une prise de conscience aussi stupéfiante qu'inattendue : il était
terrifié, et cela faisait un certain temps qu'il l'était. Quelque chose
de nouveau rôdait juste devant le seuil de sa conscience, repoussé
par la force du souvenir de leur rencontre avec Duddits, mais la
chose venait de faire irruption en poussant un cri épouvantable,
exigeant d'être reconnue.
Il tenta un arrêt en dérapage plus ou moins contrôlé au milieu
de la route, moulina des bras pour garder son équilibre, et finit par
s'immobiliser, haletant, les yeux écarquillés. Quoi encore ? Il était
à moins de quatre kilomètres du Trou dans le Mur, presque arrivé,
autrement dit ; qu'est-ce qui se passait, bon Dieu ?
Il y a un nuage... une sorte de nuage, en tout cas. Je ne
pourrais dire de quoi il s'agit au juste, mais je le sens... je n'ai
jamais rien ressenti aussi clairement de toute ma vie. Il faut que
je quitte la route. Il faut que je m'en éloigne. Que je m'éloigne du
film. Il y a un film dans le nuage. Du genre de ceux qu'aime
Jonesy. Les films d'horreur.
« C'est complètement idiot », murmura-t-il, sachant bien que
non.
Il entendit alors un bourdonnement de guêpe qui se
rapprochait. Un moteur. Qui arrivait de la direction du Trou dans
le Mur et allait vite, un véhicule conçu pour rouler sur la neige ;
très certainement l'Arctic Cat du camp... mais c'était aussi le nuage
rouge-noir avec le film qu'il contenait, une énergie noire terrible
qui se précipitait vers lui.
Un instant, Henry resta pétrifié par mille terreurs enfantines,
choses sous le lit et dans les cercueils, grouillement de bestioles
sous les pierres retournées et l'espèce de gelée à fourrure qui était
les restes d'un rat mort depuis longtemps cuit et recuit derrière la
cuisinière, le jour où son père l'avait écartée du mur pour vérifier
la prise électrique. Et des terreurs qui n'étaient nullement
enfantines : son père, perdu dans sa propre chambre et braillant
de peur ; Barry Newman, fuyant en courant le cabinet d'Henry
avec une expression terrifiée sur le visage parce qu'il lui avait
demandé de regarder quelque chose qu'il ne voulait surtout pas
admettre, qu'il ne pouvait peut-être pas admettre ; se retrouver
réveillé à quatre heures du matin, un scotch à la main, le monde
entier réduit à une orbite morte, son esprit même réduit à une
orbite morte, et oh bon Dieu, toutes berceuses abolies, le jour
n'allait pas se lever avant cent mille ans. Toutes ces choses étaient
contenues dans le nuage rouge-noir qui se précipitait sur lui
comme le cheval de l'Apocalypse, toutes ces choses et d'autres
encore. Toutes les mauvaises choses qu'il avait entrevues se
dirigeaient à présent vers lui, non pas sur un cheval mais sur une
vieille motoneige au capot rouillé. Non pas la mort, mais pire que
la mort. C'était Mister Gray.
Quitte la route, lui cria son esprit. Quitte la route tout de
suite ! Cache-toi !
Un instant, il fut incapable de bouger. Ses pieds pesaient une
tonne. La blessure de sa cuisse, celle que lui avait faite le
Commodo du tableau de bord, le brûlait comme un fer rouge. Il
ressentait maintenant ce que ressentait un cerf pris dans la
lumière des phares, ou un petit tamia sautillant en tout sens
comme un idiot devant une tondeuse en mouvement. Le nuage
l'avait dépouillé de sa capacité à s'aider lui-même. Il était cloué sur
place dans son propre chemin.
Assez bizarrement, ce furent ses idées suicidaires qui le firent
bouger. Avait-il passé cinq cents nuits blanches, cinq cents nuits
d'angoisse avant d'en arriver à cette décision, tout cela pour se la
faire barboter par il ne savait quelle fièvre des bois ? Non, par tous
les saints, pas question ! Souffrir était déjà assez horrible ; laisser
son corps terrifié parodier cette souffrance en se pétrifiant alors
même qu'un démon lui courait sus... non, il ne laisserait pas cela
se faire.
Et c'est ainsi qu'il sortit de sa paralysie, mais avec l'impression
de se déplacer dans un cauchemar, de devoir lutter pour avancer
comme si l'air avait pris la consistance de la mélasse. Ses jambes
s'élevaient et s'abaissaient avec la lenteur de celles d'une ballerine
aquatique. Quoi, il avait couru, sur cette route ? Vraiment couru ?
L'idée lui paraissait inconcevable, en dépit de toute la fraîcheur de
son souvenir.
Néanmoins, il continua de se déplacer, tandis que se
rapprochait le bourdonnement qui se transformait peu à peu en
pétarade bruyante. Et finalement, il réussit à se glisser entre les
arbres, côté sud de la route, à parcourir peut-être cinq ou six
mètres, en tout cas à aller assez loin pour que la couche de neige se
réduise à une pellicule poudreuse sur les aiguilles marron-orangé
odorantes du sous-bois. Là, il tomba à genoux, sanglotant de
terreur ; il porta sa main gantée à sa bouche pour contenir le
bruit : si on l'entendait ? c'était Mister Gray, le nuage était Mister
Gray, et si Mister Gray l'entendait ?
Il rampa jusque derrière le tronc couvert de mousse d'un
épicéa, s'y agrippa et glissa un coup d'œil vers la route à travers le
rideau désordonné de ses cheveux mouillés de sueur. Il vit un
point lumineux, dans le faux crépuscule qui régnait ; le point
lumineux vacilla, sautilla et apparut plus distinctement. Il devint
la lumière d'un phare.
Henry se mit à gémir d'impuissance tandis que se
rapprochaient les ténèbres. On aurait dit qu'elles envahissaient
son esprit comme une éclipse, le privant de toutes pensées et les
remplaçant par des images terribles : le lait sur le menton de son
père, la panique dans les yeux de Barry Newman, des corps
décharnés et des yeux fixes derrière des barbelés, des femmes
écorchées, des hommes pendus. Un moment, le monde tel qu'il le
comprenait parut se mettre à l'envers, se retourner comme une
poche, et il prit conscience que tout était contaminé... ou pouvait
l'être. Absolument tout. Les raisons pour lesquelles il envisageait
de se suicider étaient ridicules devant cette chose qui venait vers
lui.
Il pressa ses lèvres contre l'arbre pour s'empêcher de hurler,
les sentit tatouer un baiser profond dans la mousse
caoutchouteuse, là où son humidité avait un goût d'écorce. La
motoneige passa à ce moment-là, et Henry reconnut le personnage
qui la chevauchait, le personnage à l'origine du nuage rouge-noir
qui emplissait à présent la tête d'Henry comme une mauvaise
fièvre.
Il mordit dans la mousse, hurlant dans le bois, inhalant des
fragments végétaux sans en avoir conscience, hurla à nouveau. Il
resta ainsi agenouillé, étreignant l'arbre, parcouru de frissons,
tandis que diminuait le grondement de l'Arctic Cat en direction de
l'ouest. Il n'avait pas changé de position lorsque le bruit se trouva
de nouveau réduit à un agaçant bourdonnement d'insecte ; pas
même lorsqu'il se fut complètement éteint.
Pete est quelque part par là-bas... Il va arriver jusqu'à Pete et
la femme.
Henry revint d'un pas chancelant jusqu'à la route, sans se
rendre compte que son saignement de nez avait repris, sans se
rendre compte qu'il pleurait. Il reprit une fois de plus la direction
du Trou dans le Mur, mais ses foulées élastiques avaient laissé la
place à une pesante claudication. Peut-être aussi bien, en fin de
compte, parce qu'au camp tout était terminé.
Quelle qu'ait été la chose horrible qu'il avait sentie, ça s'était
produit. L'un de ses amis était mort, l'autre se mourait et un
troisième, Dieu lui vienne en aide, était transformé en star de
cinéma.
VII

Jonesy et le Beav

Beaver le dit et le redit. Il ne s'agissait plus d'un beaverisme,


cette fois, seulement d'un juron banal, le premier juron qui nous
vient à l'esprit quand on se retrouve cloué au mur et sans autre
moyen d'exprimer l'horreur dont on est témoin. « Ah,
putain-putain... »
En dépit de ses souffrances, McCarthy avait pris la peine
d'appuyer sur les deux interrupteurs qui se trouvaient dans la salle
de bains, si bien que le plafonnier et les deux néons qui
encadraient l'armoire à pharmacie étaient allumés. Si bien aussi
qu'il régnait dans la pièce un éclat brutal et cru qui donnait
l'impression d'une photo de « scène du crime »... avec cependant
en filigrane une touche de surréalisme, car l'intensité lumineuse
variait légèrement, juste assez pour qu'on comprenne que le
courant était produit par une génératrice et non par la Derry &
Bangor Hydroelectric.
Le carrelage du sol était bleu ciel. Il n'y avait que des taches et
des éclaboussures de sang, près de la porte, mais ces taches et ses
éclaboussures devenaient de plus en plus denses jusqu'à fusionner
en un serpent écarlate qui se tordait jusqu'aux toilettes, à côté de
la baignoire. Des arborescences capillaires s'en éloignaient, tout
aussi rouges. Leurs bottes, que ni Beaver ni Jonesy n'avaient
enlevées, laissaient des motifs de semelles imprimés sur les
carreaux. Sur le rideau de douche en vinyle bleu, on voyait quatre
empreintes digitales brouillées, et Jonesy pensa : Il a dû tendre le
bras pour s'accrocher à quelque chose quand il a voulu s'asseoir,
sans doute pour ne pas tomber.
Oui, mais ce n'était pas la partie horrible de l'histoire. La
partie horrible était ce que Jonesy vit dans sa tête : McCarthy se
traînant à quatre pattes sur le carrelage bleu, une main agrippée à
son derrière pour essayer de retenir ce qui voulait en sortir.
« Ah, putain, répéta Beaver en sanglotant presque. J'ai pas
envie de voir ça, Jonesy. Bordel, j'ai pas envie du tout.
- Faut bien. » Jonesy s'entendait parler comme s'il était très
loin : « On peut y arriver, Beav. Si on a pu faire face à Richie
Grenadeau et à ses copains, à l'époque, on peut faire face à ça
aujourd'hui.
- Je sais pas, vieux, je sais pas... »
Jonesy non plus ne savait pas, pas vraiment, en tout cas, mais
il eut l'idée de prendre son ami par la main. Les doigts de Beaver
se refermèrent sur les siens, raides de panique et, ensemble, ils
avancèrent d'un pas dans la salle de bains. Jonesy essayait d'éviter
le sang, mais c'était difficile : il y en avait partout. Et pas que du
sang.
« Jonesy ? fit Beaver, murmurant presque, est-ce que tu vois
cette saloperie, sur le rideau de douche ?
- Ouais. »
En train de pousser et croître dans les traces de sang laissées
par les doigts de McCarthy, on distinguait de petits amas d'une
moisissure dorée tirant sur le rouge et rappelant le mildiou. On en
distinguait également sur le sol, pas dans le serpent de sang, mais
dans les interstices entre les carreaux.
« Qu'est-ce que c'est ?
- Aucune idée, répondit Jonesy. Sans doute la même saloperie
que le truc qu'il a sur la figure. Tais-toi une minute... Mr
McCarthy ? Rick ? »
McCarthy, assis sur les toilettes, ne répondit pas. Pour
quelque raison mystérieuse, il avait remis le couvre-chef orange
sur sa tête ; la visière dépassait, légèrement de travers. Sinon, il
était entièrement nu. Son menton reposait sur sa poitrine, dans
une attitude parodiant un personnage profondément plongé dans
ses réflexions (mais ce n'était peut-être pas une parodie -
comment savoir ?). Ses yeux étaient mi-clos et il se tenait les
mains chastement croisées au-dessus du sexe. Des coulures de
sang, paraissant avoir été faites à grands coups de pinceau
maladroits, maculaient la porcelaine ; il n'y avait cependant pas de
sang sur McCarthy lui-même ou du moins, Jonesy n'en voyait pas
pour le moment.
Il y avait par contre une chose qu'il voyait : la peau du ventre
de McCarthy qui pendait en deux poches flasques superposées.
Leur aspect lui rappela le ventre de Carla juste après ses
accouchements. Jonesy et elle avaient eu quatre enfants. À
hauteur de la taille de McCarthy, qu'entourait une poignée
d'amour peu prononcée, la peau était simplement un peu affaissée
et rouge. En revanche, elle présentait de multiples et minuscules
vergetures sur le ventre. Si McCarthy avait été « enceint » de
quelque chose, ce devait être d'un parasite, du genre ver solitaire
géant ou ankylostome, un truc comme ça. Sauf qu'il y avait une
cochonnerie qui se développait sur son sang... et qu'avait-il
déclaré, tandis qu'il gisait dans le lit de Jonesy, les couvertures
tirées jusqu'au cou ? Regarde, je suis à ta porte et frappe. Voilà un
coup frappé à sa porte auquel Jonesy regrettait amèrement d'avoir
répondu. Il regrettait même de ne pas avoir abattu l'homme. Oui.
Il voyait les choses plus clairement, à présent. Il était dans cet état
de lucidité extrême que connaît parfois un esprit soumis à une
horreur absolue, et c'est dans cet état qu'il s'en voulait de ne pas
avoir logé une balle dans la tête de McCarthy avant d'avoir vu la
casquette et le gilet orange de rabatteur. C'aurait été terrible, mais
peut-être pas aussi affreux.
« C'est ça, t'es à ma porte et tu frappes mon cul, marmonna
Jonesy.
- Jonesy ? Tu crois qu'il est encore vivant ?
- J'sais pas. »
Jonesy fit un pas de plus et sentit les doigts de Beaver se
détacher des siens. Manifestement, le Beav ne pouvait se
rapprocher davantage de McCarthy.
« Rick ? » fit Jonesy d'un ton contenu. Le ton
faut-pas-réveiller-bébé. Le ton
dernier-regard-au-cadavre-avant-la-fermeture-du-cercueil.
« Rick ? Est-ce que vous... »
Un pet bruyant et humide retentit d'en dessous de l'homme
assis sur les toilettes, et la pièce se remplit sur-le-champ d'effluves
d'excréments et de colle à maquette mêlés qui vous mettaient les
larmes aux yeux. Jonesy n'en revint pas que le rideau de douche
ne se mette pas à fondre.
Un gros plouf ! suivit. Pas le bruit que fait une merde en
tombant dans la cuvette des toilettes. Telle fut du moins
l'impression de Jonesy. On aurait plutôt dit un poisson sautant
dans une mare.
« Seigneur tout-puissant, qu'est-ce que ça schlingue ! »
s'écria Beaver. Il avait parlé en se bouchant le nez et sa main
assourdissait ses paroles. « Mais s'il peut péter, il doit être vivant.
Tu crois pas, Jonesy ? Il doit encore...
- Tais-toi », dit Jonesy d'une voix calme ; il était lui-même
étonné qu'elle soit aussi posée. « Ne dis rien, d'accord ? »
Et le Beav se tut.
Jonesy se pencha vers l'homme. Il distinguait les moindres
détails : la minuscule tache de sang dans le sourcil droit de
McCarthy, l'excroissance flamboyante à sa joue, le sang sur le
rideau bleu, le panneau humoristique SALLE D'ATTENTE DES
CONSTIPÉS qui datait de l'époque où il n'y avait que des toilettes
chimiques et où il fallait pomper l'eau jusque dans la citerne avant
de prendre une douche. Il vit la petite perle de gelée dans le coin
des yeux de McCarthy, les gerçures de ses lèvres, qui avaient pris
un aspect violacé de foie de veau dans la lumière crue. Il sentait la
puanteur du vent qui venait d'être lâché et c'est tout juste s'il ne le
voyait pas monter en volutes jaunâtres, comme du gaz moutarde.
« McCarthy ? Rick ? Vous m'entendez, Rick ? »
Il claqua des doigts devant ces yeux presque fermés. Rien. Il
donna un coup de langue au dos de sa main et la présenta sous les
narines de McCarthy, puis devant sa bouche. Rien.
« Il est mort, Beav, dit-il en reculant.
- Des conneries, oui », répliqua Beaver. Il avait parlé d'une
voix chevrotante et avec un ton absurde d'indignation, comme si
McCarthy venait de transgresser les lois de l'hospitalité. « Il vient
juste de couler un bronze, vieux. Je l'ai entendu.
- Je ne crois pas que c'était... »
Beaver bouscula Jonesy en voulant passer devant lui, et ce
dernier heurta le lavabo durement avec sa mauvaise hanche. « Ça
suffit maintenant, mec ! » s'écria Beaver. Il saisit l'homme par son
épaule peu musclée et couverte de taches de rousseur, et le secoua.
« Réveille-toi, bon Dieu ! Réveille-toi ! »
McCarthy glissa lentement en direction de la baignoire et
Jonesy, un instant, se dit que Beaver avait raison, que le type était
vivant et essayait de se lever. Sur quoi McCarthy dégringola du
trône et s'affala dans la baignoire, poussant le rideau devant lui
comme une vague unidimensionnelle bleue. Sa casquette orange
tomba. Il y eut un craquement d'os lorsque son crâne heurta la
fonte ; c'est à cet instant précis que Jonesy et Beaver s'agrippèrent
l'un à l'autre et se mirent à hurler à l'unisson ; leur horreur se
traduisait par un vacarme assourdissant dans la petite pièce. Le
cul de McCarthy formait une pleine lune de travers trouée en son
centre d'un cratère géant et sanglant, le site, aurait-on dit, d'un
impact terrible. Jonesy ne le vit que pendant une seconde, le
temps que le cadavre finisse de basculer dans la douche et que le
rideau se remette en place et le cache ; mais pendant cette
seconde, Jonesy eut l'impression que le trou faisait trente
centimètres de diamètre. Une chose pareille était-elle possible ?
Un trou de trente centimètres ? Sûrement pas.
Nouveau bruit d'éclaboussures dans la cuvette des toilettes.
L'agitation fut assez forte pour que des gouttelettes sanguinolentes
rejaillissent sur la lunette du siège, bleue elle aussi. Beaver voulut
se pencher pour regarder, mais Jonesy rabattit le couvercle sans
même prendre le temps de réfléchir.
« Non !
- Non?
- Non. »
Beaver voulut prendre un cure-dents dans la pochette de sa
salopette ; il en retira une demi-douzaine d'un coup mais, dans sa
nervosité, il les laissa tous tomber sur le sol. Ils roulèrent sur le
carrelage ensanglanté comme les baguettes d'un jeu de jonchet. Le
Beav les regarda, puis se tourna vers Jonesy. Il avait des larmes
dans les yeux.
« Comme Duddits, vieux.
- Qu'est-ce que tu racontes, bon Dieu ?
- Tu te rappelles pas ? Il était presque nu, lui aussi. Ces
enfoirés lui avaient enlevé son pantalon et son t-shirt. Ils ne lui
avaient laissé que son calcif. Mais nous l'avons sauvé. »
Il hocha vigoureusement la tête comme si Jonesy (ou une
partie enfouie de lui-même) allait se moquer de cette idée.
Toutefois, Jonesy ne se moqua de rien du tout, même si
McCarthy ne lui rappelait nullement Duddits. Il revoyait le
malheureux glisser de côté dans la baignoire, tandis que tombait
sa casquette, les bourrelets adipeux de sa poitrine (les nénés de la
bonne bouffe, comme disait Henry chaque fois qu'il en voyait sous
le t-shirt d'un homme) oscillant mollement sur eux-mêmes. Puis
son derrière se tournant vers la lumière - cette violente lumière
des néons qui ne gardait aucun secret, mais racontait tout de son
ton monocorde. Ce cul parfait d'homme blanc, sans poils,
commençait à peine à s'avachir en direction des cuisses ; il en
avait vu des centaines dans le même genre, dans les divers
vestiaires où il s'était habillé et douché, il était en train de s'en
tailler un du même genre (en tout cas, au moins depuis qu'il s'était
fait passer dessus par une voiture, ce qui avait peut-être changé la
configuration de son arrière-train pour toujours) ; sauf qu'il n'en
avait jamais vu un comme celui de McCarthy tel qu'il était
maintenant, un cul qui donnait l'impression qu'on avait fait
détoner un engin explosif à l'intérieur. Mais dans quel but ?
Il y eut encore un bruit creux d'éclaboussures en provenance
des toilettes. Le couvercle rebondit. La réponse en valait
largement une autre. Afin de sortir, pardi.
Afin de sortir.
« Assieds-toi là-dessus, dit Jonesy.
- Quoi ?
- Assieds-toi là-dessus ! »
Jonesy avait presque crié, cette fois, et Beaver s'assit vivement
sur le siège rabattu des toilettes, l'air alarmé. Dans la lumière
impitoyable et plate des néons, sa peau paraissait aussi blanche
que de l'argile à porcelaine, et chaque poil de sa barbe noire
ressortait comme une verrue. Ses lèvres étaient violacées.
Au-dessus de sa tête, pendait un panneau se voulant comique :
SALLE D'ATTENTE DES CONSTIPÉS. Beaver écarquillait de grands yeux
terrifiés.
« Je me suis assis, Jonesy, je me suis assis - tu vois ?
- Désolé, Beav. Mais surtout, tu ne bouges pas d'ici, d'accord ?
Je ne sais pas ce qu'il y a là-dedans, mais ça ne peut pas sortir. Il
n'a pas d'autre issue que la fosse septique. Je reviens dans...
- Où tu vas ? J'ai pas envie que tu me laisses tout seul dans les
chiottes à côté d'un macchab, Jonesy. Si on part tous les deux en
courant...
- Pas question de partir en courant, le coupa Jonesy d'un ton
sinistre. On est chez nous ici, on ne s'en va pas. »
Propos pleins de noblesse, mais qui passaient sous silence au
moins un aspect de la situation : il était avant tout effrayé à l'idée
que le truc qui s'agitait dans les toilettes ne soit capable de courir
encore plus vite qu'eux. Ou de serpenter plus vite. Ou quelque
chose. Des extraits de cent films d'horreur - Parasite, Alien,
Frissons - se mirent à lui traverser l'esprit à toute vitesse. Carla
refusait de l'accompagner au cinéma pour les voir et l'obligeait à
regarder les cassettes qu'il louait sur la télé de son bureau au
rez-de-chaussée. Mais certains de ces films, ou un détail qu'il
aurait remarqué dans l'un d'eux, pouvait tout aussi bien leur
sauver la vie. Jonesy jeta un coup d'œil au mildiou doré et
rougeâtre qui se développait sur les marques sanglantes laissées
par McCarthy. Les faire échapper, au moins, à la chose qui s'agitait
dans les toilettes. Quant au truc comme du mildiou... Dieu seul
savait de quoi il s'agissait.
La chose dans les toilettes bondit à nouveau, heurtant l'envers
du couvercle, mais le poids de Beaver empêcha sans peine celui-ci
de se soulever. Bien. Peut-être que la chose allait se noyer,
là-dedans, même si Jonesy ne voyait pas pourquoi il devrait
compter là-dessus ; elle avait bien vécu à l'intérieur de McCarthy,
n'est-ce pas ? Elle avait vécu pendant un certain temps à l'intérieur
de Mister Regarde-je-suis-à-ta-porte-et-frappe pendant les quatre
jours, peut-être, qu'il était resté perdu dans les bois. Elle avait
ralenti la croissance de sa barbe, probablement, et provoqué la
chute de quelques-unes de ses dents ; elle avait généré un
météorisme cataclysmique que même la plus policée des sociétés
policées n'aurait pu ignorer : des pets comme des gaz de combat,
pour ne pas mâcher les mots, mais la chose elle-même paraissait
aller très bien... être vivante... se développer...
Jonesy eut soudain une image mentale vivante d'un ténia qui
émergeait en se tortillant d'un tas de chair crue. Une boule lui
monta dans la gorge, accompagnée d'un gargouillis liquide.
« Jonesy ? »
Beaver fit mine de se lever. Il avait l'air plus paniqué que
jamais.
« Rassieds-toi tout de suite, Beav ! »
Ce que fit Beaver, juste à temps. La chose dans les toilettes
sauta et heurta le dessous du couvercle avec un bruit creux et sec.
Regarde, je suis à ta porte et frappe...
« Tu te souviens de ce film, L'Arme fatale, dans lequel le
partenaire de Mel Gibson n'ose pas sortir des chiottes ? »
demanda Beaver. Il sourit, mais sa voix s'étranglait et il y avait de
la terreur dans ses yeux. « C'est un peu comme ça, tu trouves pas ?
- Non, dit Jonesy, parce que rien ne va exploser. Sans compter
que je ne suis pas Mel Gibson et que tu es trop foutrement blanc
pour être Danny Glover. Écoute-moi, Beav. Je vais aller dans la
remise...
- Pas question ! Je ne tiens pas à ce que tu me laisses ici tout
seul, et...
- Tais-toi et écoute-moi. Il y a bien un rouleau d'adhésif, non ?
- Ouais. Accroché à un clou, il me semble...
- Oui, c'est ça, accroché à un clou. À côté des boîtes de
peinture, je crois. Un gros rouleau bien épais. Je vais aller le
chercher, et on attachera le couvercle aux toilettes avec.
Ensuite... »
La chose bondit à nouveau, furieusement, comme si elle avait
entendu et comprenait. Au fait, qu'est-ce qui nous dit que ce n'est
pas le cas ? pensa Jonesy. Beaver grimaça au moment du choc
contre le couvercle.
« Ensuite, on se tire d'ici, acheva Jonesy.
- Sur le Cat ? »
Jonesy acquiesça, même s'il avait complètement oublié la
motoneige.
« Ouais, sur le Cat. Et on retrouvera Henry et Pete... »
Beaver secoua la tête.
« On est en quarantaine, comme l'a dit le type de l'hélico. C'est
sans doute pourquoi ils ne sont pas encore arrivés, tu crois pas ?
Ils ont dû être retenus là-bas à cause de la... »
Boum !
« ... quarantaine.
- C'est possible. Mais écoute-moi, Beav. Je préfère de
beaucoup être en quarantaine en compagnie d'Henry et Pete qu'en
compagnie de... de ce truc-là, pas toi ?
- Y'a qu'à tirer la chasse. Qu'est-ce que t'en penses ? »
Jonesy secoua la tête.
« Et pourquoi pas ?
- Parce que j'ai vu le trou qu'il a fait pour sortir. Tout comme
toi. Je ne sais pas ce que c'est, mais on ne va pas s'en débarrasser
avec un coup de chasse d'eau. C'est trop gros.
- Merde », grommela Beaver en se tapant le front.
Jonesy hocha la tête.
« D'accord, Jonesy. Va chercher l'adhésif. »
Sur le seuil, Jonesy se retourna.
« Et surtout... »
Le Beav souleva un sourcil.
« ... lève pas d'un poil ton cul de là, vieux. »
Beaver ne put s'empêcher de pouffer. Jonesy en fit autant. Ils
se regardèrent, Jonesy debout sur le seuil de la porte, Beaver assis
sur le couvercle rabattu des toilettes, poussant des petits
reniflements de rire contenu. Puis Jonesy traversa vivement la
grande pièce centrale (toujours pouffant, lève pas d'un poil ton cul
de là, plus il y pensait, plus il trouvait ça drôle) pour gagner la
porte de la cuisine. Il avait chaud et se sentait fiévreux, horrifié et
hilare. Lève pas d'un poil ton cul de là... bon Dieu de délire.

Beaver entendit Jonesy pouffer en traversant la pièce, pouffer


à nouveau lorsqu'il franchit la porte de la cuisine. En dépit de tout,
le Beav avait plaisir à l'entendre. L'année avait déjà été assez
difficile pour Jonesy, qui s'était fait passer dessus par une voiture -
un temps, ils avaient tous cru qu'il ne s'en sortirait pas et c'était
affreux, ce pauvre Jonesy n'avait pas encore trente-huit ans.
Mauvaise année pour Pete, aussi, qui buvait décidément trop, et
pour Henry, qui avait de temps en temps des absences
inquiétantes que Beaver ne comprenait pas et n'aimait pas... et à
présent, on pouvait également dire que l'année n'avait pas été
fameuse non plus pour Beaver Clarendon. Bon, d'accord, ce n'était
qu'une journée au milieu de trois cent soixante-cinq autres, mais
on ne se lève pas le matin en pensant qu'on va se retrouver, en
début d'après-midi, avec un cadavre gisant dans la baignoire,
soi-même assis sur le couvercle des toilettes afin d'empêcher
quelque chose qu'on n'a même pas vu de...
« Stop, dit Beaver à voix haute. On va pas plus loin.
Demi-tour. »
Et il n'avait pas besoin d'aller plus loin. Jonesy serait de retour
dans une minute ou deux avec l'adhésif. Trois minutes au
maximum. La question était de savoir vers quoi se tourner en
attendant le retour de Jonesy. Vers quoi pouvait-il se tourner pour
se sentir bien ?
Vers Duddits, pardi ! Il se sentait toujours bien lorsqu'il
pensait à Duddits. Et vers Roberta, aussi ; il se sentait bien quand
il pensait à Roberta. Aucun doute.
Beaver sourit, au souvenir du petit bout de femme en robe
jaune qui, ce jour-là, se tenait en haut de l'allée de sa maison, sur
Maple Lane. Son sourire s'élargit lorsqu'il évoqua l'instant où elle
les avait vus. Elle avait appelé son petit garçon par ce même nom.
Elle avait crié...

« Duddits ! » s'écrie la femme, menue comme un moineau


dans sa robe imprimée à fleurs, avant de s'élancer vers eux.
Duddits marche en compagnie de ses nouveaux amis, tout
content, débitant son bredouillis au taux de six délires à la minute,
sa boîte à lunch à la main gauche et tenant Jonesy par la main
droite, exagérant joyeusement le mouvement de balancier. Son
charabia paraît constitué presque entièrement de voyelles
ouvertes. Ce qui laisse Beaver stupéfait, cependant, est de se
rendre compte qu'il comprend pas mal de choses.
Dès qu'il aperçoit la femme-oiseau aux cheveux grisonnants,
Duddits lâche la main de Jonesy et court vers elle, ils courent tous
les deux l'un vers l'autre, et le tableau rappelle à Beaver il ne sait
plus quelle comédie musicale mettant en scène une troupe de
chanteurs, les Von Critt ou les Von Crott, un truc comme ça.
« A-an, a-an ! » crie Duddits, exubérant - Maman, maman !
« Où tu étais passé ? Où étais-tu passé, Duddits, méchant
garçon, méchant petit garçon ? »
Ils se rejoignent et Duddits est tellement plus imposant (sans
compter qu'il mesure presque dix centimètres de plus qu'elle) que
Beaver grimace, s'attendant à voir la femme-oiseau se faire aplatir
comme le coyote dans les dessins animés de Roadrunner. Mais
non : elle le prend dans ses bras et le soulève, le fait même
virevolter, on ne voit plus que les tennis du garçon volant dans
l'air. Il sourit d'une oreille à l'autre avec une expression de joie
extatique.
« J'allais appeler la police, vilain méchant garçon, vilain petit
Du... »
Elle prend conscience de la présence de Beaver et de ses amis
et repose son fils. Elle n'arbore plus son sourire de soulagement,
mais une expression solennelle, tandis qu'elle s'avance vers eux,
passant sur une grille de marelle - aussi primitif que soit ce jeu,
songe le Beav, il sera toujours hors de portée de Duddits. Les
larmes qui coulent sur ses joues brillent dans la lumière du soleil
qui a fini par percer.
« Houla, marmonne Pete, on n'en a pas fini.
- Reste cool, vieux, lui souffle Henry à voix basse et
rapidement. Laisse-la râler. Après, je lui expliquerai. »
Mais ils ont mal jugé Roberta Cavell, ils l'ont jugée à partir des
normes de tant d'adultes qui semblent considérer que les garçons
de leur âge sont forcément coupables tant qu'on n'a pas prouvé
qu'ils étaient innocents. Roberta Cavell n'est pas faite comme ça,
pas plus que son mari, Alfie. Les Cavell sont différents. Duddits les
a rendus différents.
« Alors, les gars ? Est-ce qu'il s'était perdu ? Il se promenait ?
Je craignais beaucoup de le laisser y aller tout seul à pied, mais il
tenait tellement à faire comme les autres garçons... »
Elle serre avec force les doigts de Beaver d'une main, ceux de
Pete de l'autre. Puis elle les lâche et en fait autant à Henry et
Jonesy.
« Madame... », commence Henry.
Mrs Cavell regarde Henry avec toute son attention, comme si
elle essayait de lire dans son esprit.
« Il ne s'est pas simplement perdu, dit-elle, il ne se promenait
pas.
- Madame... », recommence Henry, qui renonce alors à toute
idée de déguiser la vérité. Ce sont les yeux verts de Duddits qui le
regardent dans ce visage de femme, mais des yeux intelligents et
lucides, des yeux ardents et interrogateurs. « Non, madame, il ne
s'était pas perdu.
- Parce que d'habitude, il rentre directement à la maison. Il dit
qu'il ne peut pas se perdre parce qu'il voit la ligne. Combien
étaient-ils ?
- Oh, pas très nombreux », intervient Jonesy, qui lance un
rapide coup d'œil à Henry. Non loin d'eux, Duddits a trouvé
quelques pissenlits en graines sur la pelouse du voisin ; allongé sur
le ventre, il souffle dessus et regarde se disperser les akènes
emportées par la brise. « C'étaient trois garçons qui le taquinaient,
madame.
- Des grands », ajoute Pete.
Elle les scrute une fois de plus du regard, tous, passe de
Jonesy à Pete, de Pete à Beaver pour revenir sur Henry. « Venez à
la maison, dit-elle. Vous allez tout me raconter. Duddits prend un
grand verre de ZaRex tous les après-midi - c'est sa boisson
spéciale -, mais je parie que vous préférerez du thé glacé. Pas
vrai ? »
Beaver, Jonesy et Pete regardent Henry, qui acquiesce : « Oui,
madame, du thé glacé, ce serait très bien. »
Et c'est ainsi qu'elle les précède jusqu'à la maison où ils
passeront tellement de temps au cours des années suivantes, la
maison du 19 Maple Lane. Mais en réalité, c'est Duddits qui les
précède tous, sautillant, tournant sur lui-même, se mettant la
boîte à lunch sur la tête, mais restant toujours sur une même
ligne, soit à environ cinquante centimètres de la pelouse, sur le
trottoir qui la sépare de la rue. Des années plus tard, après ce qui
était arrivé à la jeune Rinkenhauer, il réfléchira à ce que Mrs
Cavell leur avait dit. Ils y réfléchiront tous. Il voit la ligne.

« Jonesy ? » appela Beaver.


Pas de réponse. Bordel, ça faisait un bout de temps qu'il était
parti, songea-t-il. Il se trompait probablement, mais il n'avait
aucun moyen de le savoir ; il avait oublié de mettre sa montre, ce
matin. C'était idiot, mais il avait toujours été idiot, il devrait
commencer à s'y habituer, non ? À côté d'Henry et Jonesy, lui et
Pete ont toujours été deux crétins. Non pas que Henry et Jonesy
les aient jamais traités comme des crétins - c'était justement ce
qu'il y avait de génial avec eux.
« Jonesy ? »
Toujours rien. Il devait probablement avoir des problèmes
pour trouver l'adhésif, voilà tout.
Il y avait bien une petite voix, tout au fond de sa tête, qui lui
disait que l'adhésif n'avait rien à voir, que Jonesy avait
simplement pris la poudre d'escampette et l'avait planté là, assis
sur les toilettes comme Danny Glover dans le film, une voix qu'il
ne voulait cependant pas écouter car jamais Jonesy n'aurait fait
une chose pareille. Ils étaient amis jusqu'au bout, ils l'avaient
toujours été.
Tout juste, fit la petite voix ignoble. Vous étiez des amis, et
c'est le bout de la route.
« Hé, Jonesy ? T'es là, vieux ? »
Toujours rien. L'adhésif était peut-être tombé de son clou, ou
avait été rangé ailleurs.
Rien ne provenait non plus d'en dessous de lui. Mais au fait,
c'était quoi cette histoire, que McCarthy aurait chié une espèce de
monstre dans les gogues ? qu'il aurait accouché - beurk ! de la Bête
des Chiottes ? A croire qu'il était dans un film d'horreur de série B.
Comme ceux du samedi soir - Saturday Night Live, par exemple.
Et même si cette histoire était vraie, la Bête des Chiottes avait
probablement dû se noyer depuis le temps, ou bien passer par
l'évacuation. Le début d'une histoire lui revint à l'esprit ; une
histoire qu'ils avaient lue à Duddits, chacun son tour, et ça tombait
bien qu'ils soient quatre parce que lorsque Duddits aimait quelque
chose, il ne s'en lassait jamais.
« Iii-doool ! » criait Duddits, courant vers l'un d'eux en
brandissant bien haut le livre, comme il avait brandi sa boîte à
lunch le jour où ils avaient fait sa connaissance. « Iii-doool,
iii-doool ! » Ce qui, en l'occurrence, signifiait lis Pool, lis Pool! Il
s'agissait de McElligot's Pool, du Dr Seuss, dont le premier et
mémorable couplet était : « Jeune homme, dit le fermier en riant,
vous n'êtes qu'un fou / Vous n'attraperez jamais de poisson / Dans
l'étang de McElligot. » Pourtant, il y avait du poisson dans cet
étang, du moins dans l'imagination du petit garçon de l'histoire.
Plein de poissons. Des gros.
Plus aucun clapotis sous lui, pour le moment. Aucun coup
dans le couvercle. Peut-être pouvait-il se risquer à y jeter un coup
d'œil rapide ; lever un peu le couvercle et le rabattre brusquement
si quelque chose...
Mais Lève pas d'un poil ton cul de là, telle était la dernière
chose que lui avait dite Jonesy, et il valait mieux qu'il s'en tienne à
ça.
Ouais, Jonesy doit déjà être à plus d'un kilomètre d'ici, estima
la voix mauvaise. A plus d'un kilomètre d'ici, et en plus, il se
magne !
« Non, c'est pas vrai. Pas Jonesy. »
Il se déplaça un peu sur le siège, comme pour inciter la chose à
sauter, mais elle n'en fit rien. Elle pouvait tout aussi bien se
trouver à soixante mètres de là, en train de nager au milieu des
colombins dans la fosse septique. Jonesy avait dit qu'elle était trop
grosse pour y passer, mais étant donné qu'ils ne l'avaient vue ni
l'un ni l'autre, ce n'était pas prouvé, n'est-ce pas ? Quoi qu'il en
soit, Monsieur* Beaver Clarendon allait rester bien sagement assis
là. Parce qu'il avait dit qu'il le ferait. Parce que le temps paraissait
toujours passer plus lentement lorsqu'on était inquiet ou effrayé.
Et parce qu'il avait confiance en Jonesy. Jonesy, pas plus
qu'Henry, ne s'était jamais fichu de lui, ne l'avait jamais blessé,
pas plus lui que Pete, d'ailleurs. Et aucun d'eux ne s'était jamais
moqué de Duddits, ne l'avait jamais blessé d'une manière ou d'une
autre.
Beaver laissa échapper un petit reniflement de rire. Duddits et
sa boîte à lunch Scooby-Doo ! Duddits sur le ventre, occupé à
souffler sur des fleurs de pissenlit... Duddits cabriolant dans
l'arrière-cour, gai comme un pinson, ouais, et les gens qui disaient
d'enfants comme lui qu'ils sont spéciaux n'avaient aucune idée de
la réalité. D'accord, il avait été spécial pour eux, un cadeau venu
d'un putain de monde duquel, en règle générale, il ne fallait
attendre que des saloperies. Duddits avait été leur truc spécial, et
ils l'avaient adoré.

Ils sont installés dans le coin-cuisine - les nuages ont disparu,


comme par magie - et ils boivent leur thé glacé en regardant
Duddits qui vide son verre de ZaRex (un truc couleur orange
d'aspect méphitique) en trois ou quatre grandes lampées et
quelques éclaboussures, avant de repartir en courant jouer dans la
cour.
C'est Henry qui se charge de l'essentiel du récit. Il raconte à
Mrs Cavell que les grands se sont contentés de « le bousculer un
peu ». Avec une certaine rudesse, à un moment donné, raison
pour laquelle Duddits a eu son t-shirt déchiré et s'est mis à
pleurer. Il n'est pas fait mention du fait que Richie Grenadeau et
ses copains lui ont enlevé son pantalon, ni de l'abominable petit
quatre-heures qu'ils auraient voulu faire manger à Duddits, et
lorsque Mrs Cavell leur demande s'ils savent quels sont ces
grands, Henry a un instant d'hésitation avant de lui répondre
finalement qu'ils étaient de la grande école, mais qu'il les connaît
simplement de vue, pas par leur nom. Elle regarde Jonesy, Beaver
et Pete ; tous secouent la tête. C'est peut-être une erreur, c'est
peut-être dangereux à terme pour Duddits, mais ils ne sont pas
capables de s'écarter à ce point des règles qui gouvernent leur
existence. Déjà, Beaver n'arrive plus à comprendre où ils ont
trouvé l'aplomb d'intervenir, et plus tard les autres réagiront
comme lui. Ils s'émerveillent de leur courage ; s'émerveillent aussi
de ne pas s'être retrouvés dans un bon Dieu d'hôpital.
Elle les regarde tristement pendant un moment, et Beaver se
rend compte qu'elle devine une bonne partie de ce qu'ils ne lui ont
pas dit, assez, en tout cas, pour la tenir éveillée cette nuit. Puis elle
sourit. C'est tout d'abord à Beaver qu'elle adresse son sourire, et il
sent un frisson le parcourir de la tête aux pieds.
« Qu'est-ce que tu as comme fermetures Éclair, sur ton
blouson ! » observe-t-elle.
Beaver sourit.
« Oui, madame. C'est mon spécial Fonzie. Il était à mon frère,
avant. Les autres disent qu'il est tarte, mais moi, je l'aime bien, ce
blouson.
- Comme dans Happy Days... On aime bien ce feuilleton, nous
aussi. Il plaît bien à Duddits. Vous devriez peut-être venir un soir
le regarder avec nous. Avec lui. »
Son sourire prend une nuance triste, comme si elle savait que
rien de tel n'arrivera jamais.
« Ouais, ce serait sympa, dit Beaver.
- Très sympa », renchérit Pete.
Ils restent sans rien dire pendant quelque temps ; ils se
contentent de regarder Duddits qui joue dans l'arrière-cour. Il y a
un portique avec deux balançoires. Duddits court de l'une à l'autre
et les pousse. Parfois il s'arrête, croise les bras, tourne le cadran
sans aiguilles de son visage vers le ciel et rit.
« On dirait qu'il va bien, maintenant, observe Jonesy, vidant le
reste de son thé. J'ai l'impression qu'il a tout oublié. »
Mrs Cavell a commencé à se lever. Elle se rassoit et adresse un
regard stupéfait à Jonesy.
« Oh non, pas du tout. Il s'en souvient. Pas comme vous et
moi, peut-être, mais il se souvient des choses. Il va probablement
faire des cauchemars cette nuit, mais quand nous irons le voir
dans sa chambre, son père et moi, il ne pourra pas nous expliquer
ce qui lui arrive. C'est ça le pire, pour lui ; il ne peut pas exprimer
ce qu'il voit, ce qu'il pense, ce qu'il ressent. Il n'a pas les mots. »
Elle soupire.
« De toute façon, ces grands ne vont pas l'oublier, eux. Et s'ils
décidaient de se venger de lui ? Et s'ils décidaient de se venger de
vous ?
- Nous, on est capables de se défendre tout seuls. »
Si Jonesy a répondu d'une voix ferme, ses yeux trahissent un
certain malaise.
« Peut-être. Mais Duddits ? Je peux l'accompagner à l'école ;
je le faisais avant, et je me dis que je vais devoir recommencer, au
moins pour un temps, mais il adore aller à l'école et en revenir
tout seul.
- Ça lui donne l'impression d'être un grand garçon comme les
autres », dit Pete.
Elle tend la main par-dessus la table et touche celle de Pete.
« C'est vrai. Il a l'impression d'être un grand garçon.
- Vous savez, dit alors Henry, on pourrait l'accompagner,
nous. Nous allons tous au collège, et ça ne serait pas bien difficile
de faire le détour, depuis Kansas Street. »
Roberta Cavell reste clouée sur sa chaise sans rien dire, juste
un petit bout de femme, un petit piaf de femme en robe imprimée,
qui regarde Henry attentivement, comme quelqu'un qui attend la
chute dans une blague.
« Est-ce que vous seriez d'accord, Mrs Cavell ? lui demande
Beaver. Parce que c'est vrai, ce ne serait pas bien compliqué. Ou
peut-être que vous n'y tenez pas. »
Il se produit un phénomène compliqué sur le visage de Mrs
Cavell. Toute une série de petits tressaillements, juste sous la
peau. L'un de ses yeux cille et se ferme presque, l'autre cille et se
ferme complètement. Elle prend un mouchoir dans sa poche et se
mouche. Beaver se dit, Elle essaie de ne pas rire de nous. Quand il
dit cela à Henry, tandis qu'ils rentrent chez eux, ayant déjà laissé
Jonesy et Pete en chemin, Henry le regarde, éberlué. Voyons... ce
qu'elle a essayé de faire, c'était de ne pas pleurer... puis
affectueusement, après un silence, crétin !
« Vous feriez ça ? » demande-t-elle. Et Henry ayant acquiescé
au nom de tous, elle formule sa question un peu différemment.
« Pourquoi feriez-vous ça ? »
Henry regarde autour de lui comme pour dire, J'aimerais bien
que quelqu'un prenne le relais.
C'est Pete qui s'y colle. « On l'aime bien, ma'am. »
Jonesy hoche la tête.
« J'aime bien la façon qu'il a de porter sa boîte à lunch sur sa
tête.
- Ouais, il est à chier », dit Pete.
Henry lui donne un coup de pied sous la table. Pete repasse
dans sa tête ce qu'il vient de sortir (on le voit à son expression) et
se met à rougir furieusement.
Mrs Cavell n'a pas l'air de le remarquer. Elle fixe Henry d'un
regard intense.
« Il part d'ici à huit heures moins le quart.
- On est toujours dans le secteur à cette heure-là, pas vrai, les
gars ? »
Et bien que sept heures quarante-cinq soit un peu de bonne
heure pour eux, tous hochent la tête affirmativement et disent
ouais, ouais, sûr.
« Vraiment, vous le feriez ? » demande-t-elle à nouveau, et
cette fois Beaver n'a pas de mal à interpréter son ton ; elle est
incré-j'sais-pas-quoi, bref, le mot qui veut dire qu'elle a un putain
de mal à y croire.
« Bien sûr, répond Henry. À moins que vous pensiez que
Duddits... vous savez...
- N'ait pas envie de nous avoir avec lui, termine Jonesy à sa
place.
- Vous êtes fous ? » Beaver pense qu'elle se parle à elle-même,
qu'elle essaie de se convaincre que ces quatre galopins sont bien
dans sa cuisine, que tout cela se passe vraiment. « Aller à l'école
avec des grands ? Des grands qui vont à la vraie école, comme dit
Duddits ? Il va se croire au paradis.
- OK, nous serons ici à huit heures moins le quart, conclut
Henry. Et on l'accompagnera jusqu'à l'école. Et on vous le
ramènera, aussi.
- Il sort à...
- Oh, on connaît l'heure de sortie, à l'Académie des
Retardés ! » s'exclame joyeusement Beaver.
Une seconde avant que ses camarades n'affichent une mine
catastrophée, il se rend compte qu'il vient d'en sortir une bien pire
que Pete, un peu plus tôt. Il se claque la main sur la bouche et
écarquille les yeux. Jonesy lui balance un tel coup de pied dans le
tibia, sous la table, qu'il manque tomber à la renverse.
« Ne faites pas attention à lui, ma'am », dit Henry. Il parle à
toute vitesse, chose qu'il ne fait que lorsqu'il est gêné. « Il a
simplement voulu d...
- Oh, ça n'a pas d'importance, le coupe-t-elle. Je sais comment
disent les gens. Il nous arrive aussi de l'appeler ainsi, Alfie et
moi. » La question (ils ont du mal à le croire) ne paraît même pas
l'intéresser. « Pourquoi ? » répète-t-elle.
Et bien que ce soit Henry qu'elle regarde, c'est Beaver qui
répond : « Parce qu'il est cool », répond-il. Les autres approuvent.
C'est ainsi qu'ils accompagneront Duddits à l'école pendant les
cinq années suivantes ou à peu près, sauf s'il est malade ou quand
ils vont au Trou dans le Mur. À la fin, Duddits ne va plus à Mary
M. Snowe, alias l'Académie des Retardés, mais à Derry Vocational,
où il apprend à faire cuire des cookies, à remplacer des batteries
de voiture, à rendre la monnaie et à faire tout seul son nœud de
cravate (le nœud lui-même est toujours parfait, mais il se situe
parfois à la hauteur du deuxième ou troisième bouton de sa
chemise). À cette époque, l'affaire Josie Rinkenhauer a déjà eu
lieu, une petite merveille de neuf jours que tout le monde a oublié,
mis à part les parents de Josie qui, eux, n'oublieront jamais.
Pendant toutes ces années où ils l'ont accompagné sur le chemin
de l'école, à l'aller comme au retour, Duddits va monter en graine
et finir par être le plus grand de tous, grande asperge d'ado avec
une bouille d'enfant étrangement belle. Ils lui ont appris comment
jouer au Parcheesi, ils lui ont appris une version simplifiée du
Monopoly. Ils ont aussi inventé le Duddits, un jeu auquel ils
jouent tout le temps, riant parfois tellement fort qu'Alfie Cavell
(dans leur couple, c'était lui le grand, mais il avait aussi quelque
chose d'un oiseau dans son allure) venait en haut de l'escalier
conduisant à la salle de jeux, et était obligé de crier pour leur
demander ce qui se passait, ce qui les faisait rire autant, sur quoi
ils expliquaient que Duddits avait déplacé la fiche d'Henry de
quatorze points sur une main de deux ou qu'il avait
compté quinze à Beaver à reculons ; mais Alfie paraissait ne
jamais comprendre pourquoi c'était si drôle : il restait planté en
haut des marches, son journal à la main, arborant un sourire
perplexe, et finissait toujours par dire la même chose : Mettez-la
un peu en veilleuse, les gars. Puis il refermait la porte et les
laissait à leurs petits jeux... et de tous ces petits jeux, le Duddits
était le meilleur, totalement à chier, comme l'aurait proclamé Pete.
Il y avait des moments où Beaver se disait qu'il allait littéralement
exploser de rire, tandis que Duddits restait là, assis à côté de la
grosse vieille planchette du jeu de cribbage - un Parkmunn -,
jambes croisées sous lui et souriant comme un Bouddha. Quel
joyeux bordel ! Voilà ce qui les attend, mais pour l'instant c'est
simplement la cuisine, le thé glacé, ce soleil surprise et Duddits
dehors, poussant les balançoires. Duddits qui leur a fait un tel
cadeau en entrant dans leur vie. Duddits qui n'est, ils l'ont
compris d'emblée, comme aucune personne qu'ils connaissent.
« J'comprends pas comment ils ont pu faire ça, dit soudain
Pete. La manière dont il pleurait ! J'comprends pas qu'ils aient pu
continuer à l'embêter. »
Roberta Cavell le regarda tristement. « Les grands ne
l'entendent pas de la même manière. J'espère que vous ne
comprendrez jamais. »

« Jonesy ! hurla Beaver. Hé, Jonesy ! »


Cette fois-ci il y eut une réaction, à peine audible mais qu'il
reconnut aussitôt. La remise de la motoneige était une sorte de
grenier de rez-de-chaussée, si l'on peut dire, et parmi tout le bazar
qui y avait échoué, il y avait une ancienne trompe à poire en
caoutchouc, du genre de celles qu'on voyait aux guidons des
livreurs à bicyclette dans les années vingt ou trente. C'est la
trompe qu'entendit Beaver : Ouuu-ga ! Ou-ouu-ga ! un bruit qui
aurait certainement fait rire Duddits aux larmes - un véritable
accro aux bruits goûteux, ce bon vieux Duds.
Le mince rideau de douche s'agita et une onde de chair de
poule hérissa le bras de Beaver. Un instant, il faillit bondir de son
siège, croyant que c'était McCarthy ; puis il se rendit compte qu'il
avait frôlé le rideau avec le coude. On était à l'étroit, là-dedans,
fichtrement à l'étroit. Il reprit sa position. Rien ne s'agita en
dessous de lui, pourtant. La chose était morte ou partie. Sûr et
certain.
Heu... presque sûr et certain.
Le Beav tendit la main derrière son dos, cherchant à tâtons le
déclencheur de la chasse, puis renonça. Lève pas d'un poil ton cul
de là, avait dit Jonesy, et Beaver avait obéi, mais pourquoi ce con
mettait-il autant de temps ? S'il n'arrivait pas à trouver l'adhésif,
pourquoi ne revenait-il tout simplement pas sans ? Cela devait
faire au moins dix minutes, maintenant, non ? À vrai dire, il avait
l'impression qu'il poireautait depuis une putain d'heure. En
attendant que monsieur rapplique, il devait stationner sur les
chiottes avec un macchab dans la baignoire, juste à côté, et pas un
macchab ordinaire, un macchab qu'avait l'air d'avoir eu le cul
ouvert à la dynamite, tu parles qu'il avait juste besoin de faire sa
grosse commission, le mec...
« Donne au moins un coup de trompe, marmonna Beaver.
Fais marcher cette connerie de trompe, que je sache que tu es
toujours là. » Mais Jonesy ne se manifesta pas.

Jonesy n'arrivait pas à trouver l'adhésif.


Il avait regardé partout, ne l'avait vu nulle part. Il savait qu'il
ne pouvait être que là, mais le rouleau n'était accroché à aucun des
clous plantés dans le mur au-dessus de l'établi jonché d'outils. Il
ne se cachait pas non plus derrière les boîtes de peinture, ni sur le
crochet, à l'abri du vieux masque protecteur de peintre qui pendait
au bout de ses élastiques jaunissants. Il regarda sous l'établi, visita
les différentes boîtes empilées contre l'autre mur, puis le
compartiment placé sous le siège de l'Arctic Cat. Celui-ci
contenait, encore dans son emballage, une ampoule de rechange
pour le phare et un paquet entamé de Lucky Strike, mais pas ce
bon Dieu d'adhésif. Il sentait s'égrener les secondes, les minutes.
Une fois, il crut bien entendre Beaver qui l'appelait, mais il ne
voulait pas revenir sans le rouleau, et c'est pourquoi il appuya par
deux fois sur la poire de la vieille trompe de cycliste qui traînait
par terre, lui faisant émettre ce bruit rigolo, ouuu-ga-ouuuga,
qu'aurait sans aucun doute adoré Duddits.
Plus il cherchait l'adhésif, plus il lui semblait impératif de
mettre la main dessus. Il y avait bien une boule de raphia, mais
comment attacher solidement le siège des toilettes avec un truc
pareil, bon sang de sort ? Il pensa aussi au rouleau de Scotch qui
devait se trouver dans un des tiroirs de la cuisine, il en était à peu
près sûr, mais la chose qui faisait des sauts de carpe dans la
cuvette des toilettes avait paru fichtrement vigoureuse, comme un
poisson de belle taille. Du Scotch n'y suffirait tout simplement pas.
Jonesy resta planté à côté de la motoneige ; il regardait
partout, écarquillant les yeux, et se passa la main dans les
cheveux (il n'avait pas pris le temps de mettre ses gants et
commençait à sentir ses doigts s'engourdir de froid). Son haleine
dégageait des nuages réguliers de vapeur blanche.
« Mais bordel, où est ce truc ? » demanda-t-il à voix haute,
donnant un coup de poing sur l'établi. Un empilement de petites
boîtes remplies de clous et de vis dégringola. Le rouleau d'adhésif,
bien gros, bien gras, était juste derrière. Son regard avait dû
l'effleurer une bonne douzaine de fois.
Il le saisit, le fourra dans la poche de sa veste - au moins
avait-il pensé à l'enfiler, même s'il n'avait pas pris la peine de
remonter la fermeture à glissière - et fit demi-tour. Et c'est à ce
moment-là que Beaver commença à hurler. C'est tout juste si
Jonesy avait capté ses appels, mais il n'eut aucun mal à entendre
ses hurlements. Des hurlements énormes, lubriques, riches de
douleur.
Jonesy démarra au triple galop.

La mère de Beaver lui avait répété mille fois qu'il finirait un


jour ou l'autre par s'étrangler avec un de ses maudits cure-dents,
mais elle n'aurait jamais imaginé pareil scénario.
Toujours assis sur le siège rabattu des toilettes, Beaver tâta la
poche de sa salopette à la recherche d'un de ses bâtonnets à
mâchouiller. Il n'y en avait plus : il les avait tous laissés tomber sur
le sol. Deux ou trois avaient atterri à côté des taches de sang, mais
pour les ramasser, il aurait fallu qu'il se lève un peu et se penche
en avant.
Il hésita. Bouge pas ton cul, lui avait dit Jonesy. Oui, mais la
chose dans les toilettes ne devait plus y être ; plongez, plongez,
plongez, comme ils disent dans les films de guerre qui se passent
dans un sous-marin. Et même si elle n'était pas partie, il ne
quitterait le siège que pendant une seconde ou deux. Au cas où la
chose sauterait, il n'aurait qu'à se rasseoir en y mettant tout son
poids et peut-être, en prime, qu'il lui romprait le cou, son petit cou
écailleux (en admettant qu'elle en ait un), à cette saleté.
Il couvait les cure-dents des yeux ; il aurait pu en ramasser
trois ou quatre simplement en se baissant, car ils étaient assez
proches, mais pas question de mettre dans sa bouche des
cure-dents qui avaient touché ce sang, quand on savait, en
particulier, d'où il provenait. Sans compter qu'il y avait autre
chose : cette cochonnerie à fourrure qui poussait sur le sang, dans
les petites rigoles qui séparaient les carreaux, et qu'il voyait mieux
que jamais. Il y en avait même sur certains cure-dents. Pas sur
ceux, cependant, qui n'avaient pas touché le sang. Ceux-ci étaient
blancs et propres, et s'il avait jamais eu besoin du réconfort
apporté par un truc dans sa bouche, un minuscule bout de bois à
ronger, c'était bien maintenant.
« Et merde ! » grogna le Beaver, se penchant en avant, main
tendue. Mais ses doigts étaient encore à quelques centimètres du
plus proche. Il fléchit les muscles de ses cuisses et son derrière se
souleva. Ses doigts se refermèrent sur le cure-dents - ah, je le tiens
- au moment où quelque chose frappait le siège des toilettes avec
une force terrible, expédiant le couvercle dans ses couilles sans
protection ; l'impact le fit basculer en avant. Il agrippa le rideau de
douche dans un ultime effort pour garder l'équilibre, mais celui-ci
se détacha de la barre dans le cliquetis de ses anneaux métalliques.
Ses bottes glissèrent dans le sang et il s'étala sur le sol, comme s'il
venait d'être victime du déclenchement intempestif d'un siège
éjectable. Il entendit le rabat venir heurter le réservoir avec
tellement de violence que la porcelaine craqua.
Quelque chose d'humide et de lourd s'abattit sur son dos. Il
eut l'impression qu'une queue préhensile, ou un ver géant, ou un
tentacule musculeux, se glissait entre ses jambes et saisissait ses
couilles déjà douloureuses dans une étreinte pythonesque. Il
hurla, redressant son menton que zébrait légèrement un motif
quadrillé teinté de rouge, les yeux exorbités. Humide et lourde, la
chose pesait sur lui de sa nuque au bas de son dos, comme un
tapis roulé qui aurait respiré, et se mit à émettre une sorte de
pépiement fiévreux et suraigu de singe enragé.
Il hurla de nouveau, rampa sur le ventre en se tortillant
jusqu'à la porte, puis se mit à quatre pattes, non sans effort, et
essaya de se débarrasser de son hôte en se secouant. La corde
annelée de muscles qui passait entre ses jambes serra encore, et il
y eut un bruit mou d'éclatement, son lointain qui monta au milieu
de la brume liquide de douleur qu'était maintenant son
entrejambe.
Oh, bordel de Dieu... bordel de Dieu de délire, ça doit être une
de mes couilles...
Couinant, en sueur, la langue lui pendant de la bouche, agitée
tel un lampion dans le vent, Beaver fit la seule chose qui lui vint à
l'esprit : rouler sur le dos pour essayer d'écraser le truc-machin
contre le carrelage. La saleté continuait de pépier dans son oreille,
assourdissante, et se mit à se tortiller frénétiquement. Il saisit la
queue qui se recourbait entre ses jambes ; elle était lisse et sans
poil sur le dessus, mais épineuse dessous, comme si elle était
tapissée de crochets faits d'amas chitineux. Et poisseuse. De
l'eau ? Du sang ? Les deux ?
Ahhhhh ! Ahhhhh ! Oh mon Dieu, lâche-moi ! Lâche-moi,
saloperie ! Bordel ! Mes putains de burnes ! Booordel !
Avant d'avoir pu saisir la queue à deux mains, c'est une pleine
gueule d'aiguilles qui s'enfonça dans son cou, sur le côté. Il se
cabra, hurlant, puis la chose ne fut plus sur lui. Il essaya de se
relever. Il dut s'aider des mains, car il n'avait plus de force dans les
jambes, mais ses paumes n'arrêtaient pas de glisser ; en plus du
sang de McCarthy, le sol de la salle de bains était maintenant
envahi par l'eau trouble venue du réservoir cassé. Le carrelage
était aussi glissant qu'une patinoire.
C'est lorsqu'il réussit à se mettre debout qu'il vit la chose,
agrippée à la porte, à mi-hauteur du chambranle. On aurait dit
une fouine monstrueuse, sans pattes, mais dotée d'une queue
dorée tirant sur le rouge. La bête n'avait pas vraiment de tête, rien
qu'un nodule d'aspect poisseux troué de deux yeux noirs fiévreux
qui le fixaient.
La partie inférieure du nodule se fendit en deux, laissant
apparaître une nichée de crocs. La bête frappa en coup de fouet
comme un serpent, nodule en avant, sa queue glabre agrippée au
jambage de la porte. Beaver hurla et se protégea le visage de la
main. Trois de ses doigts disparurent. Il ne lui restait plus que le
petit doigt et le pouce. Il ne ressentit aucune douleur, ou alors
celle qui montait de ses testicules engloutissait tout. Il voulut
s'écarter, mais il heurta le rebord des toilettes avec l'arrière de ses
genoux. Il n'avait nulle part où aller.
Ce truc-là était dans son corps ? pensa Beaver. Oui, il eut au
moins le temps de penser ça. Dans son ventre ?
Puis la chose détacha sa queue, ou son tentacule ou tout ce
que l'on voudra, et bondit sur lui, la partie supérieure de sa tête
rudimentaire réduite à deux yeux noirs furieux, la partie inférieure
à un amas de crocs comme des aiguilles. Loin, très loin, dans un
autre univers où se déroulait peut-être encore une vie normale,
Jonesy l'appelait, mais Jonesy était en retard, fichtrement trop en
retard.
La chose qui avait habité le corps de McCarthy atterrit sur la
poitrine de Beaver avec un bruit mou. Il s'en dégageait la même
odeur que celle des vents du mort - une puanteur violente où se
mêlaient l'huile de vidange, l'éther et le méthane. Le fouet tout en
muscles qui constituait la partie inférieure de la bête s'enroula
autour de la taille de Beaver. La tête frappa et les dents se
refermèrent sur son nez.
Hurlant, tapant sur la chose à coups de poing, il tomba à la
renverse sur les toilettes. Le couvercle était resté en position
relevée depuis que la chose s'en était évadée ; la lunette, par
contre, était retombée en place. C'est sur elle que s'effondra le
Beav, mais elle cassa et son derrière s'enfonça dans la porcelaine
de la cuvette, tandis que le monstre fouinesque s'agrippait à sa
taille et lui réduisait la figure en bouillie.
« Beaver ! Beav, qu'est-ce... »
Beaver sentit la chose se raidir contre lui - littéralement,
comme une bite en érection. La prise de la queue se resserra
encore sur sa taille, puis se détendit. La tête aux deux yeux idiots
fit une brusque volte-face vers le son de la voix, et Beaver aperçut
son vieil ami à travers un brouillard sanglant, avec des yeux qui
voyaient de moins en moins bien : Jonesy, bouche bée dans
l'encadrement de la porte, bras ballants, tenant un rouleau
d'adhésif à la main (On n'en aura plus besoin à présent, pensa le
Beav). Jonesy planté là, complètement sans défense tant il était
choqué et horrifié. Le prochain repas de la chose.
« Tire-toi d'ici, Jonesy ! » hurla Beaver. Sa voix était aqueuse,
glougloutante de tout le sang qu'il avait dans la bouche. Il sentit la
chose s'apprêter à bondir et il entoura son corps palpitant comme
si c'était celui d'une amante. « Tire-toi ! Ferme la porte !
Br... » Brûle tout, avait-il voulu ajouter. Ferme tout à clef,
enferme-nous, brûle ça, brûle cette saloperie vivante, je vais
rester assis ici, le cul coincé dans ces putains de toilettes et la
serrer dans mes bras, et si je peux crever en sentant son odeur de
grillé, je crèverai heureux. Mais la chose se débattait trop
furieusement, et cet abruti de Jonesy restait planté là comme une
bûche, son rouleau d'adhésif à la main, la mâchoire pendante et
bon Dieu de Dieu, qu'est-ce qu'il ressemblait à Duddits, con
comme un balai et sans aucune chance d'amélioration. Puis la
chose se tourna à nouveau vers Beaver, son nodule de tronche
sans oreille et sans nez recula ; et avant qu'elle frappe à nouveau et
que le monde éclate pour la dernière fois, Beaver eut une ultime
pensée, une pensée qui resta tronquée : Maman m'a dit mille fois
que ces putains de...
Ce fut alors une explosion écarlate qui vira au noir, avec au
loin le vacarme de ses cris, les derniers qu'il poussa.

Jonesy vit que Beaver était assis sur les toilettes, ou plutôt
dans les toilettes, avec une sorte de ver géant, d'un rouge doré,
agrippé à lui. Il poussa un hurlement et la chose tourna vers lui
non pas une tête, mais une boule où l'on ne voyait que les yeux
noirs d'un requin et une gueule hérissée de dents. Avec quelque
chose de pris entre ces dents, des débris qui ne pouvaient pas être
les restes écrabouillés du nez de Beaver, mais devaient l'être
pourtant.
Fous le camp ! s'ordonna-t-il, paniqué. Et aussitôt : Sors
Beaver de là ! Sauve-le !
Les deux impératifs ayant la même force, il se retrouva cloué
sur place dans l'encadrement de la porte, avec l'impression de
peser une tonne. La saleté que Beaver serrait dans ses bras
émettait un bruit, une sorte de pépiement exaspérant qui lui
vrillait le crâne et lui faisait penser à quelque chose de très ancien,
sans qu'il sache au juste quoi.
Puis Beaver, de sa position inconfortable dans les toilettes, lui
cria de sortir, de fermer la porte ; la saleté réagit au son de sa voix
comme si elle se souvenait soudain de l'affaire qu'elle avait en
cours, et c'est aux yeux de Beaver qu'elle s'en prit cette fois, à ses
yeux, bon Dieu ! Beaver se tordit, hurla, essayant de maintenir sa
prise tandis que la chose pépiait et piaulait et mordait, sa queue
s'enroulant autour de la taille de sa victime, l'étreignant, arrachant
sa chemise pour se glisser contre la peau nue ; les pieds de Beaver
se mirent à tambouriner contre le carrelage, le talon de ses bottes
à soulever de fins rideaux d'un sang délayé, tandis que son ombre
s'agitait sur le mur, et cette saloperie de mousse était partout, à
présent, elle poussait à une vitesse invraisemblable...
Jonesy vit Beaver se cambrer violemment, dans un dernier
effort ; vit la chose le lâcher et se dégager alors que son ami
dégringolait des toilettes, le haut de son corps tombant sur
McCarthy, ce bon vieux Mister
Regarde-je-suis-à-ta-porte-et-frappe. La chose heurta le sol et se
mit à se tortiller - bordel, elle était rapide, cette saleté - et fonça
sur lui. Jonesy recula d'un pas et referma la porte juste à l'instant
où la saleté la heurtait, avec un bruit tout à fait semblable à ceux
qu'elle avait produits contre le couvercle des toilettes. Le battant
trembla dans son chambranle. Le rai de lumière qui filtrait par le
bas disparut par intermittence, tandis que la chose s'agitait sur le
carrelage avant de se jeter une deuxième fois contre le battant. La
première réaction de Jonesy fut de courir prendre une chaise pour
la coincer sous la poignée, mais quel débile, auraient dit ses
enfants, fallait-il être crétin - la porte s'ouvrait vers l'intérieur de la
salle de bains... La seule question était de savoir si la chose
comprenait la fonction de la poignée et si elle pouvait l'atteindre.
Comme si elle avait lu dans son esprit - et qui aurait pu dire
que c'était impossible ? -, il y eut un bruit visqueux et il sentit la
poignée qui commençait à tourner. Cette saleté avait une force
incroyable. Jonesy tenait le bouton avec la main droite ; il dut y
ajouter la gauche. Il y eut un moment affreux pendant lequel la
pression continua à monter, et il crut un instant que la saleté allait
réussir, en dépit de la résistance qu'il lui opposait à deux mains ; il
fut sur le point de paniquer et de s'enfuir.
Ce qui l'en empêcha fut le souvenir de la rapidité de la chose.
Cette saloperie m'aura rattrapé avant que j'aie franchi la moitié
de la pièce, pensa-t-il, se demandant en une sorte d'aparté mental
pourquoi on avait éprouvé le besoin de donner de telles
dimensions à cette foutue pièce. Elle m'aura rattrapé, agrippé
par la jambe et se sera mise à remonter...
Il s'arc-bouta sur la poignée, muscles et ligaments saillant à
ses bras et à son cou tandis que, sous l'effort, ses lèvres se
retroussaient et découvraient ses dents. Sa hanche lui faisait mal.
Sa maudite hanche qui, si jamais il essayait de s'enfuir en courant,
ne ferait que le ralentir, encore merci à ce vieux con de prof à la
retraite, ce trouduc gâteux qui n'aurait jamais dû être au volant
d'une voiture, pour commencer, merci beaucoup, prof de mes
deux, merci infiniment, vieux chnoque... mais s'il ne pouvait ni
maintenir la porte fermée, ni s'enfuir, qu'allait-il lui arriver ?
La même chose qu'à Beaver, pardi ! La saleté lui avait croqué
le nez comme un amuse-gueule.
Avec un gémissement, Jonesy s'arc-bouta de plus belle sur le
bouton de porte. La pression augmenta encore un instant, puis
cessa. Le panneau n'était pas très épais, et il entendit au travers la
chose pousser des miaulements irrités. L'odeur d'éther et de
liquide de démarrage lui parvenait aussi.
Comment diable cette saloperie s'accrochait-elle, là derrière ?
Elle n'avait pas de membres, ou du moins il n'en avait pas vu, rien
que cette queue préhensile rougeâtre, alors comment...
Il entendit à cet instant les minuscules craquements du bois
grignoté (directement en face de sa tête, estima-t-il), et il comprit.
Avec les dents. Elle s'agrippait avec les dents. Cette idée l'horrifia
de manière absurde. La chose avait été à l'intérieur de McCarthy, il
n'y avait pas le moindre doute. Elle s'était développée dans son
corps telle une sorte de ténia géant dans un film d'horreur.
Comme un cancer, un cancer qui aurait eu des dents. Et sa
croissance terminée, ou suffisante, elle était passée à la vitesse
supérieure, pour ainsi dire, s'était ouvert un passage avec les
dents.
« Non, mec, non, non ! » marmonna Jonesy d'une voix
chevrotante, presque pleurnicharde.
La poignée de la porte parut vouloir tourner dans l'autre sens.
Jonesy imaginait la saleté, juste de l'autre côté du battant, collée
au bois par ses dents comme une sangsue, sa queue, ou son
tentacule enroulé en nœud coulant autour de la poignée, en pleine
constriction, et...
« Non, non, non ! » Jonesy haletait, agrippé au bouton de
porte de toutes ses forces. Il le sentait sur le point de glisser de ses
mains, il sentait la sueur lui couler sur le visage, lui poisser les
paumes.
Juste à la hauteur de ses yeux exorbités se forma une
constellation de bosses dans le bois, là où la saleté avait planté ses
dents et continuait à s'enfoncer. Bientôt, leur extrémité allait jaillir
(s'il ne perdait pas prise sur la poignée, avant), et il se retrouverait
face à une vision d'épouvante, celle des crocs qui avaient arraché
le nez de son ami.
Et, brusquement, il en prit conscience. Le Beav était mort. Son
vieil ami Beaver.
« Tu l'as tué, saloperie ! » hurla Jonesy à l'intention de la
chose, de l'autre côté de la porte. Sa voix tremblait, autant de
chagrin que de terreur. « Tu as tué le Beav ! »
Il avait les joues en feu, et les larmes qui coulaient dessus
étaient encore plus brûlantes. Beaver et son foutu blouson de
Fonzie (Qu'est-ce que tu as comme fermetures Eclair, avait dit la
maman de Duddits le jour où ils avaient fait sa connaissance),
Beaver soûl comme un Polonais au bal de la promo et dansant
comme un cosaque, bras croisés, lançant la jambe, Beaver à la
réception, pour le mariage de Jonesy et Carla et lui murmurant
d'un ton sans réplique à l'oreille : Faut que tu sois heureux, mec,
faut que tu sois heureux pour nous tous ! Et pour la première fois
il s'était rendu compte que Beaver ne l'était pas - pour Henry et
Pete, c'était clair, mais Beaver ? Et à présent Beaver était mort,
Beaver gisait dans la salle de bains le haut du corps dans la
baignoire, le nez tranché sur le cadavre de Mr Richard
Regarde-je-suis-à-ta-porte-et-frappe McCarthy.
« Tu l'as tué, ignoble saloperie ! » hurla-t-il aux déformations
du battant. Il y avait eu six excroissances, mais à présent elles
étaient neuf.
Comme si cette bouffée de rage l'avait surprise, la chose
relâcha la pression qu'elle exerçait en sens inverse. Jonesy regarda
frénétiquement autour de lui à la recherche de quelque chose qui
pourrait l'aider, ne vit rien. Ou plutôt, il découvrit un objet, à ses
pieds. Le rouleau d'adhésif. Il pouvait se pencher et l'attraper,
mais qu'est-ce qu'il allait en faire ? Il aurait besoin de ses deux
mains pour le dérouler, de ses deux mains et de ses dents pour le
déchirer, et même en supposant que la saleté lui laisse le temps
d'agir, comment faire, alors qu'il avait tout juste la force
d'empêcher le bouton de tourner ?
D'ailleurs, la pression recommençait. Jonesy résista, mais il
sentait la fatigue l'envahir. L'adrénaline de ses muscles se
dégradait, se transformait en plomb ; ses paumes étaient plus
poisseuses que jamais, et cette odeur d'éther ! Plus nette et, en
quelque sorte, plus pure que jamais à présent qu'elle n'était pas
mêlée aux gaz et émanations corporelles de McCarthy, mais
comment pouvait-elle être aussi forte à travers la porte ?
Comment, à moins que...
Dans la demi-seconde qui précéda l'instant où le pêne reliant
le battant au chambranle allait se déclencher, Jonesy prit
conscience qu'il faisait plus sombre dans la pièce. À peine un peu
plus sombre. Comme si quelqu'un était arrivé en silence dans son
dos et se tenait entre lui et la lumière, entre lui et la porte du fond.
Le pêne se déclencha. Dans la main de Jonesy, le bouton se
libéra et la porte s'entrouvrit aussitôt, tirée vers l'intérieur par le
poids de la chose-anguille qui s'y cramponnait. Il hurla et lâcha le
bouton de porte qui tomba et alla rebondir sur le rouleau
d'adhésif.
Il fit demi-tour pour s'enfuir.
Face à lui se tenait un homme gris.
Enfin, peut-être pas un homme. Un étranger, qui n'était au
fond pas si étrange que ça. Jonesy l'avait vu représenté dans des
centaines de séries télévisées « fantastiques », en première page
de milliers de journaux racoleurs (du genre de ceux qui vous
hurlent leurs manchettes comico-morbides à la figure pendant
qu'on attend son tour, prisonnier de la queue, à la caisse d'un
supermarché), dans des films comme E.T., Rencontre du
troisième type et Feu dans le ciel; Mister Gray, l'ingrédient majeur
des X-Files.
Toutes ces images avaient au moins raison sur un point : les
grands yeux noirs. Des yeux exactement comme les yeux de la
saleté qui s'était ouvert un chemin avec les dents par le cul de
McCarthy, et une bouche fermée qui se réduisait à une vague
fente, rien de plus, mais sa peau grisâtre pendait sur lui en replis
mous, comme celle d'un éléphant mourant de vieillesse. De ces
replis s'écoulait paresseusement une sorte de sécrétion vaginale
blanchâtre ; la même substance sourdait comme des larmes de ses
yeux dépourvus d'expression. Elle s'agglomérait en caillots et
flaques sur le plancher de la grande pièce, sur le tapis navajo, en
dessous de l'attrape-rêves, ainsi que sur le seuil de la porte de la
cuisine, par laquelle il était entré. Depuis combien de temps Mr
Gray se tenait-il là ? Avait-il été présent lorsque Jonesy avait
couru de la remise au chalet, tenant son rouleau d'adhésif inutile à
la main ?
Aucune idée. Il savait seulement que Mr Gray se mourait, et
qu'il devait lui passer à côté, car la saloperie dans la salle de bains
venait juste de se laisser choir au sol avec un bruit sourd. Elle
allait se jeter sur lui.
Marcy, dit Mr Gray.
Il s'était exprimé avec une clarté parfaite, même si sa bouche
en ruine n'avait pas bougé. Jonesy entendit le mot au milieu de sa
tête, au même endroit, exactement, où il avait toujours entendu les
sanglots de Duddits.
« Qu'est-ce que vous voulez ? »
La chose sortit de la salle de bains et vint se couler entre ses
pieds, mais c'est à peine si Jonesy y fit attention. Pas plus qu'il n'y
fit attention quand elle continua son chemin et alla s'enrouler
autour des extrémités sans orteils et nues de l'homme gris.
Je vous en prie, arrêtez ça, dit Mr Gray dans la tête de Jonesy.
C'était le clic ; mieux, c'était la ligne. Parfois, on voyait la ligne ;
d'autres fois, on l'entendait, comme il avait entendu naguère le
cours des pensées coupables de Defuniak. Je peux plus le
supporter, faites-moi une piqûre ! Où est Marcy ?
La mort me cherchait ce jour-là, pensa Jonesy. Elle m'a raté
dans la rue, m'a raté à l'hôpital, peut-être d'une chambre ou
deux, n'a pas cessé de me chercher depuis. Et m'a enfin trouvé.
C'est alors que la tête de la chose explosa, s'ouvrant comme
une grenade ; il en surgit un nuage rouge-orangé de particules
empestant l'éther.
Jonesy les inhala.
VIII

Roberta

Ses cheveux à présent tout gris, veuve à cinquante-huit ans


(mais toujours gracile comme un oiseau et ayant un goût prononcé
pour les robes imprimées à fleurs, cela, au moins, n'avait pas
changé), la maman de Duddits regardait la télévision, dans
l'appartement en rez-de-chaussée qu'elle partageait maintenant
avec son fils à West Derry Acres. Elle avait vendu la maison de
Maple Lane après la mort d'Alfie. Elle aurait eu les moyens de la
conserver - Alfie lui avait laissé beaucoup d'argent, l'assurance vie
lui avait versé une somme coquette et il restait les parts dans la
société d'importation de pièces détachées qu'il avait créée en 1975,
par-dessus le marché - mais elle était trop grande, et trop de
souvenirs y étaient associés, au-dessus comme au-dessous de la
salle de séjour où elle et Duddits passaient le plus clair de leur
temps : au-dessus, il y avait la chambre où elle et Alfie avaient
dormi, parlé, bâti des plans sur la comète et fait l'amour. En
dessous, la salle de jeux où Duddits et ses amis avaient passé de
nombreux après-midi et beaucoup de soirées. Pour Roberta, ces
quatre gamins avaient été envoyés par le ciel, comme des anges,
avec leur bon cœur et leur vocabulaire parfois ordurier, des anges
qui avaient essayé de lui faire croire que lorsque Duddits avait
commencé à dire fut, il essayait de dire Fudd, le nom, lui
avaient-ils expliqué avec le plus grand sérieux, du chiot que venait
d'adopter Pete et qu'il avait baptisé Elmer Fudd, abrégé en Fudd.
Et, bien entendu, elle avait fait semblant de les croire.
Trop de souvenirs, trop de fantômes d'une époque plus
heureuse. Et puis, là-dessus, Duddits était tombé malade. Cela
faisait deux ans, mais aucun de ses anciens amis ne le savait car ils
ne venaient plus et elle n'avait pas eu le courage de décrocher le
téléphone et d'appeler Beaver qui aurait averti les autres.
Oui, elle était assise devant sa télé, où l'équipe des
présentateurs locaux - qui avait renoncé à intervenir au coup par
coup au milieu des feuilletons de l'après-midi - occupait l'antenne.
Roberta écoutait, effrayée d'apprendre ce qui se passait dans le
nord, mais également fascinée. Ce qui lui faisait le plus peur était
le fait que personne ne paraissait savoir exactement ce qui était
arrivé, ni si les événements étaient réellement importants. On
signalait des disparitions de chasseurs, environ une douzaine,
dans une partie écartée du Maine située à plus de deux cents
kilomètres au nord de Derry. Cette information, au moins, était à
peu près claire. Roberta était par ailleurs pratiquement certaine
que les journalistes parlaient du Jefferson Tract, là où les garçons
allaient autrefois chasser, revenant avec des histoires sanglantes
qui fascinaient et effrayaient Duddits.
Ces chasseurs étaient-ils coupés du reste du monde par la
tempête venue de l'Alberta, qui s'était traduite par une chute de
neige de quinze à vingt centimètres dans le secteur ? Peut-être.
Personne ne pouvait l'affirmer avec certitude, mais il paraissait
établi qu'un groupe de chasseurs de la région de Kineo manquait
réellement à l'appel. On fit passer leur photo et on donna leur nom
sur un ton solennel : Otis, Roper, McCarthy, Shue. Le dernier était
une dernière.
Les chasseurs manquants n'étaient pas un sujet brûlant au
point d'interrompre tous les feuilletons de l'après-midi, mais il y
avait eu autre chose. Des gens avaient aperçu d'étranges lumières
multicolores dans le ciel. Deux chasseurs de Millinock, qui
s'étaient trouvés deux jours auparavant dans la région de Kineo,
prétendaient avoir vu un objet en forme de cigare immobile
au-dessus de la forêt, dans une zone défrichée pour permettre le
passage d'une ligne à haute tension. L'engin n'avait ni hélices ni
rotors, aucun moyen de propulsion visible. Il se tenait simplement
à quelques mètres au-dessus des lignes, émettant un
bourdonnement profond qui se répercutait jusque dans les os. Et
jusque dans les dents, semblait-il. Les deux chasseurs affirmaient
avoir perdu des dents, et quand ils avaient ouvert la bouche pour
montrer où, Roberta eut l'impression que celles qui leur restaient
étaient prêtes à tomber, elles aussi. Les deux hommes roulaient
dans un vieux pick-up Chevrolet, mais lorsqu'ils avaient voulu
s'approcher pour mieux voir, le moteur avait calé. L'un d'eux avait
une montre à pile qui s'était mise à tourner à l'envers pendant les
trois heures suivantes avant de s'arrêter définitivement (la montre
de son compagnon, un modèle traditionnel à remontoir manuel,
avait continué à fonctionner normalement). D'après le reporter,
un certain nombre de chasseurs et d'habitants de la région, depuis
environ une semaine, voyaient des objets volants non identifiés,
certains en forme de cigare, d'autres ayant celle plus traditionnelle
d'une soucoupe. L'argot des militaires pour ce genre d'épidémie de
témoignages, précisa le journaliste, était le terme flap.
Des chasseurs disparus, des ovnis. Des sujets juteux, parfaits
pour faire l'ouverture du bulletin d'information de six heures, Live
at Six. (« Ici ! chez nous ! Dernières nouvelles ! dans notre ville !
Dans notre État ! »), mais il y avait plus. Il y avait pire. Seulement
des rumeurs, il fallait bien le préciser, et Roberta priait pour
qu'elles soient démenties, mais elles étaient suffisamment
inquiétantes pour qu'elle soit restée scotchée à son écran depuis
deux heures, buvant trop de café et devenant de plus en plus
nerveuse.
De ces rumeurs, la plus effrayante concernait un crash (on ne
savait pas de quoi) qui se serait produit dans les bois, non loin de
l'endroit où les deux chasseurs avaient observé l'objet en forme de
cigare, au-dessus des lignes à haute tension. Presque aussi
inquiétant, un rapport faisait état de la mise en quarantaine d'un
secteur assez vaste du comté d'Aroostook, environ cinq cents
kilomètres carrés, qui appartenait presque entièrement aux
compagnies forestières ou au gouvernement.
Un homme de haute taille, pâle, aux yeux profondément
enfoncés dans leurs orbites, s'adressa brièvement aux journalistes
à la base de l'Air National Guard, à Bangor (il se tenait devant un
panneau sur lequel était écrit PATRIE DES CINGLÉS), leur disant que
ces rumeurs étaient toutes fausses, mais qu'ils vérifiaient un
certain nombre de ces « rapports contradictoires ». Sur son badge,
on lisait simplement ABRAHAM KURTZ. Roberta n'aurait su dire quel
était son rang, ni même s'il s'agissait seulement d'un militaire. Il
était habillé d'une sorte de tenue de combat verte très simple, où il
n'y avait qu'une fermeture à glissière. S'il avait froid, ce qui aurait
été logique, vue la légèreté de sa tenue, il ne le montra pas. Il y
avait quelque chose dans ses yeux, qui étaient très grands et
encadrés de cils blancs, que Roberta n'aima pas
beaucoup. Ils étaient ceux d'un menteur.
« Pouvez-vous au moins nous confirmer si l'appareil qui s'est
écrasé n'est ni étranger, ni... d'origine extra-terrestre ? » demanda
un reporter. Il paraissait jeune.
« E.T. appelle maison », répondit Kurtz en éclatant de rire.
Les autres journalistes se mirent aussi à rire, et personne, sinon
Roberta, qui regardait le sujet depuis son appartement de Derry,
ne parut se rendre compte que cette réponse n'en était pas une.
« Pouvez-vous nous confirmer qu'il n'y a aucune quarantaine
dans le secteur du Jefferson Tract ? demanda un autre reporter.
- Je ne peux ni le confirmer ni l'infirmer pour le moment,
répondit Kurtz. Nous prenons cette affaire très au sérieux. Je peux
vous dire que vos impôts sont employés pour la bonne cause
aujourd'hui, mesdames et messieurs. »
Sur quoi, il fit demi-tour et partit vers un hélicoptère dont les
rotors tournaient lentement ; les lettres ANG étaient imprimées en
blanc sur son flanc.
Ce sujet, d'après le présentateur, avait été enregistré à 09:45.
Le suivant - quelques images cahotantes enregistrées par une
caméra vidéo tenue à la main - avait été réalisé depuis un Cessna
par une équipe de Channel 9 au-dessus du Jefferson Tract. Les
conditions atmosphériques étaient manifestement mauvaises, les
turbulences fortes, et il y avait beaucoup de neige, mais pas au
point qu'on ne puisse voir les deux hélicoptères venus se placer de
part et d'autre du Cessna, telles deux énormes libellules. Il y avait
en plus l'enregistrement d'une communication radio, mais le son
était si médiocre que Roberta eut besoin d'en lire la transcription,
qui apparut en jaune au bas de l'écran. « Ce secteur est interdit de
survol. Vous avez ordre de faire demi-tour et de regagner
l'endroit d'où vous êtes partis. Je répète, secteur interdit de
survol. Faites demi-tour. »
Secteur interdit était-il synonyme de quarantaine ? Sans
doute, estima Roberta, tout en se disant que des types dans le
genre de ce Kurtz pouvaient tout aussi bien jouer sur les mots.
Quant aux lettres sur les hélicoptères qui flanquaient le Cessna,
elles étaient parfaitement lisibles : ANG. L'un de ces appareils
était peut-être celui dans lequel Abraham Kurtz était reparti pour
le nord.
Le pilote du Cessna : Quelle est l'autorité qui a délivré cette
autorisation ?
Radio : Faites demi-tour, Cessna, ou nous serons forcés de
vous y obliger.
Le Cessna n'avait pas insisté et préféré obéir ; de plus, il
commençait à être à court de carburant, précisait le présentateur,
comme si cela expliquait tout. Depuis lors, la chaîne n'avait fait
que donner des resucées des mêmes informations en prétendant
qu'il s'agissait de mises à jour. Les grandes chaînes avaient,
paraît-il, des envoyés spéciaux en route pour le nord.
Elle se levait pour couper la télé (toutes ces histoires
commençaient à la rendre nerveuse), lorsque Duddits poussa un
hurlement. Le cœur de Roberta s'arrêta de battre dans sa poitrine,
puis repartit au triple galop. Elle fit une brusque volte-face,
heurtant la table basse, à côté du fauteuil relax d'Alfie qui était
maintenant le sien, et sa tasse de café se renversa sur le guide télé.
Toute la troupe des Sopranos se trouva noyée dans une flaque
brunâtre.
Le hurlement fut suivi de sanglots suraigus, hystériques, des
sanglots d'enfant. C'était ça, avec Duddits : il avait à présent plus
de trente ans, mais il allait mourir enfant, bien avant d'avoir
atteint la quarantaine.
Elle resta quelques instants paralysée, puis elle se mit en
mouvement, regrettant qu'Alfie ne soit pas là, ou, encore mieux,
l'un des garçons. Elle les appelait toujours ainsi, les garçons, mais
cela faisait longtemps qu'ils n'en étaient plus, évidemment. Seul
Duddits en était resté un. Le syndrome de Down avait fait de lui
un Peter Pan qui disparaîtrait bientôt et pour toujours dans le
Pays imaginaire.
« J'arrive, Duddie, j'arrive ! » cria-t-elle. Mais elle se sentait
déjà trop vieille elle-même, tandis qu'elle pressait le pas, dans le
couloir, pour rejoindre la chambre du fond, le cœur cognant
contre ses côtes, avec son petit rétrécissement mitral, l'arthrite lui
cisaillant la hanche. Pas de Pays imaginaire pour elle.
« J'arrive, maman arrive ! »
Il sanglotait, sanglotait, comme s'il avait le cœur brisé. Il avait
hurlé, la première fois qu'il s'était rendu compte que ses gencives
saignaient quand il se brossait les dents, mais pas sur ce ton, et il y
avait des années qu'elle ne l'avait pas entendu pousser des cris
aussi déchirants - ces sanglots effrénés qui vous pénètrent
jusqu'au fond du cerveau et y font des ravages, qui se succèdent
comme s'ils n'allaient jamais s'arrêter, impitoyables comme une
machine emballée.
« Qu'est-ce qu'il y a, Duddits ? »
Elle fît une irruption fracassante dans la chambre et le chercha
d'un œil hagard, tellement persuadée qu'il avait une hémorragie
que, sur le coup, elle crut vraiment voir du sang. Mais ce fut le
Duddits habituel qu'elle vit ; il se balançait d'avant en arrière dans
son lit d'hôpital redressé, les joues humides de larmes. Ses yeux
étaient toujours du même vert brillant, mais sinon il n'avait plus
de couleurs. Plus de cheveux non plus ; disparues, ces ravissantes
boucles blondes qui le faisaient un peu ressembler au jeune Art
Garfunkel. La faible lumière hivernale en provenance de la fenêtre
se reflétait sur son crâne, se reflétait sur les fioles alignées sur la
table de nuit (pilules contre l'infection, cachets contre la douleur,
mais il n'y avait aucun remède pour ce qui lui arrivait en ce
moment, rien qui puisse seulement l'atténuer), se reflétait sur la
potence d'où pendait le flacon de l'intraveineuse.
Elle ne découvrit rien d'anormal, cependant. Rien qui puisse
expliquer l'expression de douleur et de détresse presque grotesque
de son visage.
Elle s'assit à côté de lui et s'empara de sa tête, dont elle arrêta
le mouvement pour la placer contre son sein. En dépit de son
agitation, la peau de Duddits était fraîche ; son sang épuisé n'était
plus assez vigoureux pour apporter de la chaleur à son visage. Elle
se rappelait avoir lu Dracula, il y avait bien longtemps, alors
qu'elle était encore au lycée ; se rappelait la délicieuse terreur qui
devenait nettement moins délicieuse quand elle était le soir au
fond de son lit, lumières éteintes, et qu'elle croyait voir des ombres
s'agiter dans la chambre. Elle se rappelait avoir été très contente
de savoir que les vampires n'existaient pas ; mais aujourd'hui, elle
ne pensait pas tout à fait la même chose. Il en existait au moins
un, infiniment plus terrifiant que le comte venu de Transylvanie ;
il ne s'appelait pas Dracula mais leucémie, et on ne pouvait lui
enfoncer de pieu dans le cœur.
« Duddits, mon chéri, qu'est-ce qui se passe ? »
Et il le hurla ainsi, la tête enfouie contre la poitrine de sa mère,
à qui il fit oublier tout ce qui pouvait bien se passer là-haut, dans
le Jefferson Tract, et ce qu'il dit lui fit dresser les cheveux sur la
tête et hérissa toute sa peau d'une chair de poule agaçante. « Iver
é-or ! O, mama, Iver é-or ! Iver é-or ! » Nul besoin pour elle de lui
demander de répéter ou de le dire plus clairement ; elle l'avait
écouté toute sa vie, et le Duddits n'avait plus de mystère pour elle :
Beaver est mort, Oh, maman, Beaver est mort !
IX

Pete et Becky

Gisant au fond de l'ornière enneigée où il avait atterri dans sa


chute, Pete hurla, hurla jusqu'à épuisement de ses forces ; puis il
se contenta de rester où il était pour essayer de se faire à la
douleur, de trouver un compromis avec elle. Impossible. C'était
une souffrance qui ne tolérait aucun compromis, une sensation
d'être à l'agonie qui tenait du blitzkrieg. Il n'aurait jamais pensé
qu'une telle douleur puisse exister, et s'il s'en était douté, il serait
resté auprès de la femme. Avec Marcy, même si Marcy n'était pas
son nom. Il connaissait presque son nom, mais qu'est-ce que ça
changeait ? C'était lui qui était dans le pétrin, en ce moment, avec
la douleur qui montait de son genou en élancements cuisants,
brûlants, affreux.
Il gisait sur la route, secoué de frissons, avec le sac en
plastique à côté de lui. MERCI D'AVOIR FAIT VOS COURSES CHEZ NOUS !
Pete tendit la main, voulant vérifier s'il ne resterait pas, par
hasard, une ou deux bouteilles intactes, mais lorsque sa jambe
bougea, un éclair de douleur monta de son genou. Les précédents,
à côté, n'étaient que des plaisanteries. Il hurla de nouveau et
s'évanouit.

Il n'avait aucune idée du temps qu'avait duré son


évanouissement quand il reprit conscience, mais la lumière lui
laissa supposer qu'il n'avait pas dû être très long, ce qui ne
l'empêchait pas d'avoir les pieds et les mains (en dépit des gants)
engourdis par le froid.
Il était allongé en partie sur le flanc, le sac, à côté de lui,
baignant dans une flaque de gadoue ambrée en train de geler.
Dans son genou, la douleur avait un peu diminué - sans doute
était-il lui aussi gagné par l'engourdissement - et, se rendit-il
compte, il pouvait à nouveau penser. Ce qui n'était pas plus mal,
vu le putain de merdier dans lequel il venait de se foutre. Il lui
fallait revenir jusqu'à l'abri et jusqu'au feu, et il devait se
débrouiller seul. S'il attendait l'arrivée d'Henry et de la motoneige,
il avait des chances d'être transformé en glaçon (et un
Pete-on-the-rocks, un !) avant, un Pete-on-the-rocks avec un sac
plein de bouteilles de bières cassées à côté de lui, merci d'avoir fait
vos courses chez nous, con d'alcoolique, merci beaucoup. Sans
compter qu'il fallait s'occuper de la femme. Elle risquait de
mourir, elle aussi, et tout ça pour que monsieur Pete Moore ait sa
dose.
Il regarda le sac avec dégoût. Pas question de le jeter au milieu
des arbres ; il ne pouvait risquer de réveiller la douleur dans son
genou. Il le recouvrit donc de neige, comme un chien recouvre ses
déjections, et se mit à ramper.
Son genou n'était pas si engourdi que ça, en fin de compte. Il
se servait de ses coudes pour se tirer, puis de sa bonne jambe pour
pousser, dents serrées, les cheveux lui retombant sur les yeux.
Plus d'animaux ; la cavalcade s'était arrêtée et il n'y avait plus que
lui, les halètements de sa respiration et ses gémissements étouffés
chaque fois qu'il heurtait son genou. Il sentait la sueur qui lui
coulait le long des bras et dans le dos, mais ses pieds et ses mains
étaient toujours engourdis de froid.
Il aurait peut-être abandonné, mais, à mi-chemin de la ligne
droite, il aperçut le rougeoiement du feu qu'il avait allumé avec
Henry. Les flammes avaient considérablement diminué de
hauteur, mais il brûlait toujours. Il se remit à ramper avec plus
d'ardeur et, dès qu'il se cognait le genou et qu'un éclair de douleur
le transperçait, il essayait de le projeter dans l'étincelle orange qui
brasillait au loin. Il fallait arriver jusque-là. Cela lui faisait un mal
de chien d'avancer, mais il n'avait qu'un désir, se rapprocher du
feu. Aucune envie de crever de froid dans la neige.
« J'vais y arriver, Becky, marmonna-t-il. J'vais y arriver,
Becky. » Il prononça son nom une bonne demi-douzaine de fois
avant de se rendre compte qu'il le connaissait.
Il se rapprochait, et il voulut consulter sa montre. Il fronça les
sourcils. Elle indiquait quelque chose comme onze heures
quarante, ce qui était délirant : il se souvenait de l'avoir vérifiée
avant de retourner au Scout, et elle avait indiqué midi vingt. Un
examen plus prolongé lui fit comprendre l'origine de sa confusion.
Elle fonctionnait, mais à l'envers, la grande aiguille se déplaçant
par petits sauts brusques et inégaux. Il la regarda sans manifester
tellement de surprise. Sa capacité à apprécier une bizarrerie aussi
insignifiante était émoussée. Même sa jambe n'était plus son souci
majeur. Il avait très froid, et de grands frissons se mirent à le
parcourir tandis qu'il s'ouvrait un chemin à la force des coudes, sa
bonne jambe de plus en plus fatiguée, pour parcourir les
cinquante derniers mètres qui le séparaient du feu mourant.
La femme n'était plus sur la bâche. Elle gisait de l'autre côté
du feu, comme si elle avait rampé vers ce qui restait de bois à
brûler et s'était effondrée en chemin.
« Salut, mon chou, j'suis de retour, dit-il, haletant. J'ai eu des
petits problèmes avec mon genou, mais je suis là. Ce bon Dieu de
genou, c'est de toute façon ta faute, Becky, alors va pas te plaindre,
d'accord ? C'est bien ton nom, Becky ? »
Possible, mais elle ne répondit pas. Resta où elle était, le
regard fixe. Il ne voyait qu'un seul de ses yeux, sans savoir si c'était
toujours le même. Elle lui paraissait moins inquiétante, à présent,
mais cela tenait peut-être à ce qu'il avait d'autres soucis. Comme le
feu. S'il ne faisait plus de flammes, il avait encore une bonne
couche de braises et Pete pensait qu'il pourrait le ranimer sans
peine. Fallait juste placer du bois dessus, un bon gros tas, et rester
là peinard avec sa copine Becky (mais pas sous son vent, par pitié,
ces fusants qu'elle larguait étaient trop à gerber). Attendre le
retour d'Henry. Ce ne serait pas la première fois qu'Henry aurait
retiré les marrons du feu pour lui.
Pete rampa vers la femme et la petite pile de bois et, lorsqu'il
en fut plus près, assez près pour commencer à sentir de nouveau
les émanations d'éther, il comprit pourquoi son regard ne
l'inquiétait plus. Ce qu'il avait de morbide avait disparu. Pour une
bonne raison. Après avoir rampé de l'autre côté du feu, elle était
morte. La croûte de neige, autour de sa taille et de ses hanches,
avait pris une nuance rouge foncé.
Pete s'immobilisa, dressé sur ses bras douloureux, et il la
regarda un instant, mais l'intérêt qu'il manifesta pour elle, morte
ou vive, fut aussi fugitif que celui qu'il avait eu pour les aiguilles de
sa montre tournant à l'envers. Ce qu'il voulait avant tout, c'était
jeter du bois dans le feu et se réchauffer. Il étudierait plus tard le
problème posé par la femme. Le mois prochain, peut-être, quand
il serait tranquillement assis chez lui, son genou dans un plâtre et
une tasse de café bien chaud à la main.
Il finit par atteindre la pile de bois. Il ne restait que quatre
morceaux, mais c'étaient des gros. Henry serait peut-être de
retour avant qu'ils aient fini de brûler, et il irait en ramasser
d'autres avant de partir chercher de l'aide. Ce bon vieil Henry.
Toujours affublé de ses lunettes démodées en écaille, à l'époque
des lentilles de contact souples et de la chirurgie au laser, mais on
pouvait compter sur lui.
En esprit, Pete essaya de retourner au Scout, de se revoir
rampant à l'intérieur et sentant l'eau de toilette qu'Henry ne
portait pas en réalité, sans y parvenir. N'y allons pas, comme
avaient dit les gosses. À croire que la mémoire était une
destination. Plus d'eau de toilette fantôme, plus d'évocations de
Duddits. Plus de ballons, plus de jeux. Il en avait plein les bottes.
Il jeta les bûches dans le feu une à une, les disposant
maladroitement, avec une grimace à chaque élancement de son
genou, mais heureux de voir s'élever un nuage d'étincelles qui
monta en tourbillonnant, comme un vol de lucioles prises de folie,
avant d'aller s'éteindre contre le toit incliné de l'abri.
Henry allait revenir bientôt. C'était à ça qu'il fallait se
raccrocher. Regarder le feu brûler et s'en tenir à cette idée.
Non, il ne va pas revenir. Parce que les choses ont mal tourné
au Trou dans le Mur. Quelque chose en rapport avec...
« Rick », dit-il, tandis que les flammes léchaient les nouvelles
bûches. Elles allaient croître rapidement, monter très haut.
Il se débarrassa de ses gants à l'aide de ses dents et tendit les
mains vers la chaleur du feu. Dans le gras de la droite, la coupure
qu'il s'était faite, quand il avait voulu prendre une bière, était
longue et profonde. Elle laisserait une cicatrice... et alors ?
Qu'est-ce que ça faisait, une cicatrice ou deux entre amis ? Et ils
étaient amis, pas vrai ? Ouais. La vieille bande de Kansas Street,
les Pirates écarlates avec leurs épées en plastique et leurs rayons
laser Guerre des étoiles à piles. Une fois, ils avaient accompli un
acte héroïque - non, deux fois, si l'on comptait la petite
Rinkenhauer. Ils avaient même eu leur photo dans le journal, cette
seconde fois, et qu'est-ce que ça faisait, s'il lui restait deux ou trois
cicatrices ? Et qu'est-ce que ça faisait, s'ils avaient failli, une autre
fois - mais seulement failli - tuer un type ? Parce que s'il y avait
bien un type qui méritait d'être descendu...
Stop, pas question d'aller là-bas non plus. Pas question, mon
lapin.
N'empêche, il voyait la ligne. Que cela lui plaise ou non, il
voyait la ligne, il ne l'avait même jamais vue aussi clairement
depuis des années. Et puis il vit Beaver... et l'entendit, aussi. Au
milieu de sa tête.
Jonesy ? Tu es là, vieux ?
« Ne te lève pas, Beav », dit Pete, regardant les flammes
craquer et monter. Le feu dégageait de la chaleur à présent,
envoyait à son visage des vagues chaudes qui lui donnaient envie
de dormir. « Ne bouge pas d'où tu es... Bouge pas tes fesses d'ici. »
Qu'est-ce que ça signifiait, tout ça ? Qu'est-ce que c'est que ce
jobba-nobba ? comme disait le Beav lui-même quand il était
gosse, une expression qui ne signifiait rien, mais avait le don de les
faire exploser de rire. Pete sentait qu'il aurait pu le savoir, s'il
l'avait voulu, tant la ligne était brillante. Il aperçut un carrelage
bleu, un rideau de douche bleu, une casquette orange fluo - la
casquette de Rick, la casquette de McCarthy, la casquette de ce
bon vieux J'suis-à-la-porte - et il sentit qu'il pouvait facilement
avoir tout le reste. Suffisait de le vouloir. Il ignorait s'il s'agissait
du futur, du passé ou de ce qui se passait en ce moment même,
mais il pouvait y avoir accès s'il le voulait, il...
« J'veux pas », dit-il, repoussant tout.
Il restait quelques morceaux de bois et des branchettes sur le
sol. Il les jeta dans le feu et regarda la femme. Son œil ouvert
n'avait plus rien de menaçant. Il était vitreux, comme celui d'un
cerf qu'on vient d'abattre. Tout ce sang, à sa taille... elle avait dû
avoir une hémorragie. Elle avait pété quelque chose. Quelque
chose de sacrement gros. Peut-être l'avait-elle senti venir et
avait-elle été s'asseoir sur la route pour être sûre d'être vue, si
jamais quelqu'un passait. Quelqu'un était bien passé, mais
regardez un peu comment les choses avaient tourné. Pauv' conne.
Pauv' conne qu'avait pas eu de pot.
Pete rampa vers la gauche, lentement, jusqu'à ce qu'il puisse
attraper la bâche, puis continua à avancer. Elle avait fait office de
traîneau ; elle allait à présent faire office de linceul. « Je suis
désolé, Becky, si tu t'appelles bien comme ça. Je suis vraiment
désolé. De toute façon, je n'aurais rien pu faire pour toi si j'étais
resté ; je ne suis pas médecin, rien qu'un abruti de vendeur de
bagnoles. Tu étais... »
Foutue d'avance, voilà ce qu'il avait eu l'intention d'ajouter,
mais les mots lui étaient restés dans la gorge lorsqu'il avait
découvert l'état de son dos. Comme elle était morte tournée vers le
feu, jusqu'ici il ne l'avait vue que de face. Le fond de son jean avait
explosé, comme si, après épuisement de ses gaz, elle était passée
au stade de la dynamite. Des lambeaux de toile s'agitaient dans la
brise, ainsi que des lambeaux des sous-vêtements qu'elle portait
en dessous, à savoir au moins deux paires de caleçons longs, l'un
en coton blanc très épais, l'autre en soie rose. Et quelque chose
envahissait les jambes de son pantalon et le dos de sa parka. On
aurait dit du mildiou, ou une moisissure quelconque. Rouge doré -
à moins que ce ne soit un effet du feu.
Quelque chose était sorti d'elle. Quelque chose...
Oui, quelque chose. Et ce quelque chose m'observe en ce
moment même.
Pete regarda vers les bois. Rien. L'exode des animaux avait
cessé. Il était seul.
Sauf que non.
Non, il n'était pas seul. Quelque chose rôdait par là, une
créature qui supportait mal le froid, qui préférait la chaleur et les
endroits humides. Sauf que...
Sauf qu'il est devenu trop gros. Et qu'il était à court de
nourriture.
« Hé ! Y'a quelque chose ? »
Pete se dit qu'il aurait dû se sentir idiot à crier comme ça, mais
pas du tout. Il se sentait avant tout plus effrayé que jamais.
Ses yeux tombèrent sur une vague trace dans l'espèce de
mousse qui ressemblait à du mildiou. Elle s'éloignait de Becky -
oui, c'était bien Becky, d'accord, elle était aussi Becky qu'il était
possible de l'être - et disparaissait à l'angle de l'abri. Puis, un
instant plus tard, il entendit un raclement écailleux, comme si
quelque chose glissait sur le toit de tôle. Il leva la tête, suivant des
yeux, au son, le déplacement de la chose.
« Fous le camp, murmura-t-il. Fous le camp et fiche-moi la
paix. Je... je suis déjà assez dans la merde comme ça. »
Il y eut un dernier frottement sur la tôle, la bestiole s'étant un
peu éloignée. Oui, il était dans une sacrée merde.
Malheureusement, il était aussi autre chose : de la nourriture. Le
frottement reprit, au-dessus de sa tête. Pete se dit qu'il n'aurait
sans doute pas à attendre longtemps, que la créature ne pouvait
peut-être pas se permettre d'attendre longtemps là-haut ; qu'elle
était comme un gecko dans un réfrigérateur. Et qu'elle allait lui
tomber dessus. Ce n'est qu'alors qu'il prit conscience d'avoir
commis une erreur terrible. Il avait été tellement obnubilé par les
bières qu'il avait oublié de prendre ces cons de fusils.
Sa première impulsion fut de s'enfoncer plus avant dans l'abri,
mais cela aussi risquait d'être une erreur, comme de se jeter dans
un cul-de-sac. Il saisit l'une des branches qu'il venait de jeter dans
le feu par l'extrémité qui en dépassait. Sans la sortir, se contentant
de la tenir. L'autre bout brûlait déjà bien. « Amène-toi, dit-il en
direction du toit. T'aime ça, quand ça chauffe ? Eh bien, j'ai un
truc bien chaud pour toi. Viens donc le chercher. Tu vas te régaler,
connard. »
Rien. Rien en provenance du toit, en tout cas. Il y eut le bruit
doux et mou d'un amas de neige dégringolant d'une branche
basse ; les pins se déchargeaient de leur fardeau. La main de Pete
étreignit sa torche improvisée et la souleva un peu du feu ; puis il
la reposa dans une petite gerbe d'étincelles. « Ramène-toi, enfoiré.
Je suis brûlant, j'ai bon goût et je t'attends. »
Rien. Mais la chose était là. Il n'allait pas attendre longtemps,
il en était sûr. Elle n'allait pas tarder.

Le temps passa. Pete était incapable de l'évaluer ; sa montre


était définitivement en rideau. Par moments, ses pensées
paraissaient s'intensifier, comme quand il traînait avec les autres
en compagnie de Duddits (même si, lorsqu'ils avaient grandi
tandis que Duddits restait toujours le même, ces réunions s'étaient
raréfiées, à croire que l'évolution de leur corps et celle de leur
cerveau perdaient le talent de percevoir les étranges signaux du
trisomique). C'était comme ça, mais pas tout à fait. Quelque chose
de nouveau, peut-être. Quelque chose qui avait peut-être même un
rapport avec les lumières dans le ciel. Il savait que Beaver était
mort et qu'une terrible menace planait sur Jonesy, mais il ignorait
laquelle.
Et il pensait qu'Henry savait aussi ce qui s'était passé, mais
pas clairement ; Henry était plongé très loin dans ses propres
songes et pensait Banbury Cross, Banbury Cross, chevaucher un
cheval de bois jusqu'à Banbury Cross.
Le feu gagnait sur le bâton, se rapprochait de sa main, et Pete
se demanda ce qu'il ferait s'il devenait inutilisable, si la chose
là-haut était capable de patienter jusque-là. Puis une autre pensée
lui traversa l'esprit, claire comme le jour, éclatante de panique.
Elle se mit à lui emplir la tête et il la cria à voix haute, masquant le
bruit de la chose qui se glissait avec vivacité le long de la pente du
toit.
« Je vous en prie, ne nous faites pas de mal ! Ne nous blessez
pas*! »
Ce qu'ils allaient faire, ce qu'ils allaient certainement faire,
parce que... quoi ?
Parce qu'ils n'étaient pas de pauvres petits E.T. sans défense,
attendant que quelqu'un leur donne une carte de téléphone pour
qu'ils puissent appeler chez eux, parce qu'ils étaient une maladie.
Ils étaient le cancer, Dieu nous pardonne, les mecs, nous venons
de prendre une sacrée dose de chimio radioactive. Vous
m'entendez, les mecs ?
Pete ignorait si ces mecs auxquels il s'adressait l'entendaient,
mais lui s'entendait. Ils venaient, les mecs arrivaient, les Pirates
écarlates étaient en marche, et ni prières ni supplications ne les
arrêteraient. Ce qui ne les empêchait pas de supplier, eux, Pete le
premier.
« Je vous en prie ! Ne nous faites pas de mal ! S'il vous plaît !
Ne nous blessez pas ! Ne nous faites pas de mal, nous sommes
sans défense* ! (en larmes, à présent) Je vous en prie ! Pour
l'amour de Dieu, nous sommes sans défense ! »
Dans son esprit, il vit la main gantée, la crotte de chien et le
petit garçon presque nu et sanglotant à côté. Et, pendant tout ce
temps, la chose sur le toit de tôle se tortillait et glissait, se mourant
mais n'étant pas sans défense, stupide mais pas entièrement,
passant derrière Pete pendant qu'il hurlait, pendant qu'il gisait sur
le flanc à côté de la morte, tendant l'oreille alors que commençait
un massacre d'apocalypse.
Cancer, dit l'homme aux cils blancs.
« S'il vous plaît ! hurla-t-il, s'il vous plaît ! Nous sommes sans
défense ! »
Mais, mensonge ou vérité, il était trop tard.

La motoneige était passée à hauteur de la cachette d'Henry


sans ralentir, et le bruit de son moteur s'éloignait vers l'ouest.
Mais Henry ne quitta pas son refuge, fut incapable d'en sortir.
L'intelligence qui avait remplacé Jonesy n'avait pas senti sa
présence, soit parce qu'elle était distraite, soit parce que Jonesy
était peut-être encore... avait peut-être réussi...
Mais non. Qu'il puisse être resté quelque chose de Jonesy dans
ce nuage d'horreur n'était qu'un doux rêve.
Et à présent que la monstruosité était partie, ou du moins
s'éloignait, il y avait les voix. Elles lui remplissaient la tête, leur
brouhaha le rendait presque fou, tout comme les sanglots de
Duddits l'avaient toujours rendu fou ou presque, au moins jusqu'à
ce que la puberté eut mis un terme, pour l'essentiel, à ces
conneries. Une des voix, une voix masculine, parla d'un
champignon qui
(mourait facilement, sauf s'il trouvait un hôte vivant)
puis d'une carte de téléphone et... de chimiothérapie ? Oui, une
énorme dose radioactive. C'était la voix, se dit Henry, d'un fou
authentique. Dieu sait qu'il en avait eu assez en traitement pour
pouvoir en juger.
Les autres voix étaient celles qui lui faisaient remettre en
question son propre état mental. Il en connaissait quelques-unes :
il y avait celles de Walter Cronkite, de Bugs Bunny, de Jack Webb,
de Jimmy Carter et d'une femme qui lui semblait être Margaret
Thatcher. Elles s'exprimaient parfois en anglais, parfois en
français.
« Il n'y a pas d'infection ici* » dit Henry ; puis il se mit à
pleurer. Il fut à la fois stupéfait et ravi de constater qu'il avait
encore des larmes en réserve dans son cœur, lui qui croyait que les
larmes - les larmes et le rire, le vrai rire - l'avaient déserté. Des
larmes d'horreur, des larmes de pitié, des larmes qui dissolvaient
la carapace blindée du moi obsessionnel et faisaient éclater la
pierre en dessous. « Il n'y a pas d'infection ici, oh, mon Dieu,
arrêtez ça, non, non, nous sommes sans défense, NOUS SOMMES
SANS...* »
Puis le tonnerre humain commença à l'ouest et Henry porta
les mains à sa tête de peur que les hurlements et la souffrance qui
en montaient ne la lui fasse éclater. Les salopards les...

Les salopards les massacraient.


Pete s'assit près du feu, sans tenir compte des mugissements
de douleur qui montaient de son genou en capilotade, sans se
rendre compte qu'il tenait la branche enflammée près de sa tempe.
Les cris, à l'intérieur de sa tête, n'arrivaient pas à noyer
entièrement les staccatos de mitrailleuses à l'ouest, des
mitrailleuses lourdes, des calibres .50. Les cris, à présent - « Ne
nous faites pas de mal, nous sommes sans défense, il n'y a pas
d'infection ! » - trahissaient de plus en plus de panique ; ça ne
marchait pas, rien ne pouvait marcher, leur sort était scellé.
Du coin de l'œil, Pete saisit un mouvement et se tourna juste à
temps pour voir la chose sauter du toit et se jeter sur lui. Il ne put
apercevoir que l'image brouillée d'un corps mince de fouine,
paraissant propulsé par une queue puissante plutôt que par des
pattes ; puis il sentit des dents s'enfoncer dans sa cheville. Il
poussa un hurlement et replia si brusquement sa bonne jambe
qu'il faillit s'assommer lui-même d'un coup de genou dans le
menton. La chose suivit le mouvement, agrippée comme une
sangsue. Étaient-ce ces saletés qui criaient grâce ? Qu'elles aillent
se faire foutre, dans ce cas ! Qu'elles aillent se faire foutre !
Il voulut la saisir de la main droite, celle qu'il s'était coupée
sur la bouteille de bière, sans même penser à sa blessure ; quant à
la torche, il continuait à la tenir à côté de sa tempe de sa main
intacte. Il s'empara de quelque chose qui lui fit l'effet d'une gelée
froide et couverte de fourrure. La saleté lâcha aussitôt sa cheville
et Pete put juste voir un bref instant deux yeux noirs sans
expression - des yeux de requin, des yeux d'aigle - avant qu'elle
enfonce sa pelote de dents-aiguilles dans la main qui avait voulu la
saisir, et qu'elle entreprit de déchiqueter en profitant de la plaie.
La douleur fut comme la fin du monde. La tête de la chose (si
c'était bien une tête) s'enfonçait dans sa paume, arrachant les
tendons, déchirant les chairs. Les éclaboussures de sang, lorsque
Pete secoua la main pour se débarrasser de la saleté, dessinèrent
des éventails écarlates sur la neige, sur la bâche couverte de sciure,
sur la parka de la morte. Des gouttelettes retombèrent même dans
le feu avec un sifflement de graisse dans une poêle brûlante. La
chose se mit à émettre des pépiements féroces. Sa queue, aussi
épaisse que le corps d'une murène adulte, s'enroula autour du bras
que Pete secouait pour essayer de l'immobiliser.
Ce n'est pas consciemment que Pete prit la décision d'utiliser
sa torche : il avait oublié qu'il la tenait. Il ne pensait qu'à une
chose, retirer, à l'aide de sa main gauche, l'horreur qui le mordait
horriblement à la droite. Tout d'abord, quand la saleté prit feu et
que les flammes en montèrent, aussi chaudes et brillantes que si
elle était un rouleau de papier journal, il ne comprit pas ce qui se
passait. Puis il hurla, sous l'effet de la douleur, mais aussi pris d'un
sentiment de triomphe. Il bondit sur ses pieds (pour l'instant, son
genou en chou-fleur le laissait tranquille) et propulsa son bras
droit contre un des poteaux qui soutenaient encore le toit,
décrivant un grand arc de cercle. Il y eut un craquement et les
pépiements suraigus laissèrent la place à un couinement étouffé.
Un instant, mais un instant qui dura une éternité, la pelote de
dents s'enfonça encore plus profondément dans sa main. Puis la
prise se relâcha et la créature en feu tomba sur le sol gelé. Pete la
piétina, la sentant se tordre sous sa botte, et éprouva un sentiment
de triomphe sauvage et pur - jusqu'au moment où son genou
supplicié ayant définitivement abandonné la partie, tous ses
tendons arrachés, sa jambe plia à l'envers sous lui.
Il s'effondra lourdement de côté, face à face avec l'ex-hôte de
Becky, son parasite mortel, sans se rendre compte que l'abri avait
repris son mouvement de dégringolade : le poteau qu'il avait
frappé se pliait lentement vers l'extérieur. Pendant quelques
instants, la tête rudimentaire de la saleté se trouva à une dizaine
de centimètres de celle de Pete. Son corps en feu vint battre contre
le blouson du blessé. Ses yeux noirs étaient en ébullition. Elle ne
présentait rien d'aussi élaboré qu'une bouche, mais lorsque
l'excroissance, au sommet de son corps, s'ouvrit sur un
hérissement de dents, Pete hurla - « Non ! Non ! Non ! » - et la jeta
dans le feu où elle se tordit en émettant ses frénétiques
pépiements simiesques.
D'un coup de pied sec décoché par sa bonne jambe, il repoussa
la saleté un peu plus loin dans les flammes. Le bout de sa botte
heurta le bas du poteau, de plus en plus incliné, alors qu'il venait
juste de décider de soutenir le toit encore quelque temps. Ce fut un
coup de trop. Le poteau se rompit, laissant tomber la moitié du
toit de tôle. Une ou deux secondes plus tard, le deuxième poteau
lâchait à son tour. Le reste du toit tomba dans le feu en soulevant
un tourbillon d'étincelles.
Pendant un moment, ce fut tout. Puis le morceau de tôle
ondulé rouillé se mit à se soulever comme s'il respirait et Pete en
sortit au bout de quelques secondes. Il avait le regard vitreux et la
peau blême sous l'effet du choc. Le poignet de sa manche gauche
brûlait. Il le regarda un moment, alors qu'il avait encore le bas des
jambes sous la tôle, puis il leva le bras, prit une profonde
inspiration et souffla sur les flammes qui montaient de son
blouson comme d'une bougie d'anniversaire géante.
En provenance de l'est, il entendit le ronronnement d'une
motoneige. Jonesy... ou ce qu'il en restait. Le nuage. Pete ne
croyait pas qu'il ferait preuve de pitié. Ce n'était pas jour de
miséricorde dans le Jefferson Tract. Il fallait se cacher. Mais la
voix qui le lui conseillait était distante, secondaire. Un seul bon
truc : il se disait qu'il avait sans doute arrêté de boire, finalement.
Il leva sa main droite lacérée à hauteur de ses yeux. Un doigt
manquait. Probablement passé par le gosier de la chose. Deux
autres étaient un amas de chair et de tendons sectionnés. Il vit que
la cochonnerie rouge doré poussait déjà dans les plaies les plus
profondes, celles que lui avait infligées la monstruosité comme
celle qu'il s'était faite lui-même lorsqu'il avait été récupérer les
bières dans le Scout. Il en montait une sorte de pétillement tandis
que cette lèpre se repaissait de sa chair et de son sang.
Pete eut soudain le sentiment qu'il ne mourrait pas assez vite.
Le vacarme des mitrailleuses avait cessé, à l'ouest, mais ce
n'était pas fini là-bas, loin de là. Et comme si le fait d'y penser
avait fait office de déclencheur, une énorme explosion troua le
jour, faisant disparaître le bourdonnement de la motoneige et tous
les autres bruits. Mais pas le pétillement qui lui picotait avidement
la main. Dans sa main, la cochonnerie continuait de festoyer, de le
ronger comme le cancer, avant de tuer son père, avait rongé
l'estomac et les poumons du vieil homme.
Pete se passa la langue sur les dents, sentant des trous là où
elles étaient tombées.
Il ferma les yeux et attendit.
DEUXIÈME PARTIE

LES GRISATRES

Un fantôme surgit de l'inconscient


Et heurte à ma fenêtre, gémissant qu'il veut renaître !
La silhouette en mon dos n'est pas amicale ;
La main sur mon épaule se fait corne.

THÉODORE ROETHKE
X

Kurtz et Underhill

La seule chose qui signalait une présence humaine sur le


théâtre des opérations était un petit magasin vendant de la bière et
du matériel pour chasseurs, le Gosselin's Country Market. Les
premiers « nettoyeurs » de Kurtz y débarquèrent peu après que la
neige eut commencé de tomber. Le temps que Kurtz lui-même
arrive, à dix heures trente, la logistique avait attaqué sa mise en
place. Ils prenaient la situation en main.
On donna au magasin le nom de Base Bleue. La grange,
l'étable adjacente (à moitié en ruines mais tenant encore debout)
et l'enclos à chevaux reçurent celui de Centre de Rétention Bleu.
On y avait d'ailleurs déjà installé les premiers détenus.
Archie Perlmutter, le nouvel aide de camp de Kurtz (l'ancien,
Calvert, était mort d'une crise cardiaque quinze jours auparavant,
moment fichtrement mal choisi pour Kurtz), avait déjà inscrit une
douzaine de noms sur ses tablettes. Perlmutter était arrivé au
Jefferson Tract avec un ordinateur portable et un Palm Pilot pour
découvrir qu'ici cet appareillage était MADET : Merdique Au-delà
DE Tout. Les deux premiers noms de la liste étaient ceux du vieux
couple qui tenait la boutique, les Gosselin.
« Ça rentre », dit Perlmutter.
Kurtz se contenta d'un coup d'œil de pure forme à la
planchette sur laquelle était fixée la feuille et la rendit à son
subordonné. De gros véhicules tout-terrain étaient garés derrière
eux ; des hommes dételaient, mettaient sur cales et alignaient des
remorques de camion ; d'autres installaient un système d'éclairage
sur des poteaux. Lorsque la nuit tomberait, l'endroit serait aussi
bien éclairé que le stade des Yankees pendant un match des séries
mondiales.
« On a raté deux types de ça », reprit Perlmutter avec un geste
de la main, le pouce et l'index séparés d'un centimètre. « Ils sont
venus chercher des provisions. De la bière et des hot dogs,
surtout. » L'aide de camp avait un visage pâle qui faisait ressortir
deux taches d'un rose sauvage à chacune de ses joues. Il devait
élever la voix, car le bruit ne cessait d'augmenter régulièrement.
Les hélicoptères arrivaient par patrouille de deux et se posaient
sur la route (goudronnée) qui reliait le Gosselin's Market à la
nationale 95 ; de là, on pouvait soit aller vers le nord et la ville
sinistre de Presque Isle, ou bien vers le sud et les villes non moins
sinistres de Bangor et Derry, entre autres. Très bien, les
hélicoptères... du moins, tant que les pilotes ne dépendaient pas
de tous les appareils de navigation sophistiqués dont ils étaient
équipés, lesquels étaient ici MADET, eux aussi.
« Ces types y allaient-ils ou en repartaient-ils ? demanda
Kurtz.
- Ils y retournaient », répondit Perlmutter. Il n'arrivait pas à
regarder son supérieur dans les yeux, et son regard se posait
n'importe où sauf sur lui. « Il y a une route au milieu de la forêt,
Deep Cut Road, d'après Gosselin. Elle ne figure pas sur les cartes
normales, mais j'en ai une de la Diamond International Paper qui
montre...
- Parfait. Ou ils y restent, ou ils reviennent. Dans un cas
comme dans l'autre, parfait. »
D'autres hélicoptères arrivèrent ; certains déchargèrent les
mitrailleuses lourdes, maintenant qu'il n'y avait plus personne
pour les voir. Tout cela pouvait finir par être aussi sérieux que
l'opération Tempête du Désert. Plus, peut-être.
« Vous avez bien compris quelle est votre mission ici,
Perlmutter, hein ? »
Incontestablement, l'homme l'avait comprise. Il venait de
débarquer, il voulait faire ses preuves et il courait partout. Comme
un épagneul qui a senti l'odeur de sa gamelle, pensa Kurtz. Et
tout cela sans croiser son regard. « Monsieur, mon travail est un
triplage par nature. »
Un triplage, songea Kurtz. Qu'est-ce que c'est que cette
connerie ?
« Je dois a) intercepter, b) confier les interceptés à un service
médical, et c) contenir et séparer les gens en attendant de
nouveaux ordres.
- Exactement. C'est...
- Mais, monsieur, je vous prie de m'excuser, monsieur, mais
nous n'avons encore aucun médecin, seulement quelques
secouristes, et...
- Taisez-vous. »
Kurtz n'avait pas parlé spécialement fort, mais cinq ou six
hommes qui passaient par là (ils portaient tous des salopettes
vertes sans marques distinctives, Kurtz y compris) eurent un
mouvement d'hésitation et lancèrent un coup d'œil en direction
des deux hommes avant de repartir poursuivre leur tâche. En
heures sup. Doublement sup. Quant à Perlmutter, les roses qui
fleurissaient à ses joues moururent sur-le-champ. Il recula d'un
pas, augmentant de trente bons centimètres l'intervalle qui le
séparait de son chef.
« Si vous m'interrompez encore, Perlmutter, je vous assomme.
À la troisième fois, je vous envoie à l'hôpital. Est-ce clair ? »
Manifestement ce fut un effort terrible, pour l'adjoint que de
lever les yeux sur Kurtz. Pour croiser le regard de Kurtz. Il salua
d'un mouvement tellement sec qu'on avait l'impression d'entendre
crépiter l'électricité statique.
« Oui, monsieur !
- Vous pouvez aussi laisser tomber ça, c'est pas la peine. » Et
comme le regard de Perlmutter commençait à s'abaisser : « Et
regardez-moi quand je vous parle, mon vieux. »
Perlmutter obéit, tout à fait à contrecœur. Il avait à présent le
teint plombé. Le vacarme des hélicoptères alignés le long de la
route faisait mal aux oreilles, et cependant on aurait dit que tout
était très calme là où ils se tenaient, comme si Kurtz se déplaçait
dans une bulle d'air d'une autre nature. Perlmutter était convaincu
que tout le monde les regardait et qu'on voyait à quel point il était
terrifié. Cela tenait en partie au regard de son nouveau patron, au
vide sidéral qu'on lisait dans ce regard, comme s'il n'y avait eu
aucun cerveau derrière. Perlmutter avait entendu parler de
regards lointains, mais celui-là était à des millions de kilomètres,
à des années-lumière, peut-être.
Néanmoins, il soutint ce regard. Scruta l'absence. Pas question
de prendre un mauvais départ. Il était important - pas important,
vital - que la glissade sur cette mauvaise pente s'arrête avant de se
transformer en avalanche.
« Bien. Pas mal, du moins. » Kurtz avait parlé à voix basse,
mais Perlmutter n'eut aucun problème pour l'entendre, en dépit
du tapage des hélicoptères. « Je ne vous répéterai pas ce que je
vais vous dire, et que je vous dis parce que vous venez d'être
nommé dans mon unité et parce qu'il est clair que vous n'êtes pas
foutu de distinguer votre trou du cul de votre trou de pine. On m'a
demandé de mener une opération phooka dans le secteur.
Savez-vous ce qu'est un phooka ?
- Non, répondit Perlmutter, qui eut presque physiquement
mal de ne pas pouvoir ajouter, monsieur.
- D'après les Irlandais, lesquels, en tant que race, ne sont
jamais entièrement sortis du bain de superstition dans lequel leurs
mères les ont élevés, un phooka est un cheval fantôme qui enlève
les voyageurs et les transporte sur son dos. Je m'en sers pour
parler d'une opération secrète se déroulant au grand jour. Un
paradoxe, hein, Perlmutter ? La bonne nouvelle, c'est que nous
disposons de plans d'urgence pour ce genre de situation
bordélique depuis 1947, lorsque l'Air Force a récupéré cette espèce
d'artefact extra-terrestre que l'on connaît actuellement sous le
nom de faux-éclairs. La mauvaise nouvelle, est que ce futur est à
présent arrivé et que je dois y faire face avec l'aide de types comme
vous. Vous pigez, mon gars ?
- Oui, m... oui.
- J'espère bien. Notre tâche ici, Perlmutter, consiste à faire
vite, à frapper fort, dans un contexte on ne peut plus phooka. Nous
allons faire tout le sale boulot qu'il y aura à faire et sortir de là
aussi blanc-bleu que possible... blanc-bleu... oui, Seigneur, et avec
le sourire... »
Kurtz découvrit ses dents pour un bref rictus d'une telle
intensité diabolique, d'une telle brutalité, que Perlmutter eut envie
de hurler. Grand, le dos voûté, Kurtz avait une allure de
bureaucrate. Il y avait cependant en lui quelque chose de terrible.
On le voyait dans ses yeux, on le sentait dans la manière dont il
tenait ses mains : devant lui, immobiles et en alerte... mais ce
n'était pas cela qui faisait peur en lui, pas cela qui faisait que ses
hommes l'avaient baptisé Kurtz l'Angoisse. Perlmutter n'aurait su
dire exactement ce qui le terrorisait chez cet homme, et il préférait
ne pas le savoir. Ce dont il avait envie pour le moment, la seule
chose dont il avait envie, était de sortir de cet entretien avec le cul
en bon état. Pourquoi diable parcourir trente ou cinquante
kilomètres pour prendre contact avec des extra-terrestres ? Il en
avait un juste devant lui.
Les lèvres de Kurtz se refermèrent d'un seul coup sur ses
dents.
« On est bien d'accord ?
- Oui.
- On salue le même drapeau, on pisse dans les mêmes
chiottes ?
- Oui.
- Comment allons-nous nous sortir de cette affaire,
Perlmutter ?
- Blanc-bleu ?
- Tout juste ! Et aussi ? »
Pendant une affreuse seconde, il ne sut plus. Puis ça lui revint.
« Et souriant, monsieur.
- Encore un monsieur et je vous assomme.
- Désolé », murmura Perlmutter.
Il était sincère.
Alors un bus scolaire s'avança au pas dans la montée ; ses
roues droites roulaient sur le bas-côté et il penchait en flirtant
avec son centre de gravité, risquant de basculer pour pouvoir
passer devant les hélicoptères. MILLINOCKET SCHOOL DPT., lisait-on
sur ses flancs en grandes lettres noires sur le fond jaune habituel.
Un véhicule réquisitionné. Avec dedans Owen Underhill et ses
hommes. L'équipe A. En les voyant arriver, Perlmutter se sentit
mieux. Kurtz et lui, à des moments différents, avaient travaillé
avec Underhill.
« Vous aurez des médecins ce soir, dit Kurtz. Tous les
médecins que vous voudrez. Vu ?
- Vu. »
Tout en se dirigeant vers le bus qui venait de s'arrêter devant
l'unique pompe à essence du Gosselin's, Kurtz consulta sa montre
de gousset. Presque onze heures. C'est fou comme le temps passe
lorsqu'on s'amuse. Perlmutter lui avait emboîté le pas, mais il
n'avait plus rien d'un fringant cocker épagneul.
« Pour l'instant, Archie, étudiez-les, reniflez-les, écoutez-les
raconter leurs histoires à dormir debout, et prenez note de tous les
Ripley que vous verrez. Je suppose que vous savez de quoi je parle,
hein ?
- Oui.
- Bien. N'y touchez pas.
- Seigneur, non ! » s'exclama Perlmutter, ce qui le fît rougir.
Kurtz esquissa un sourire. Sourire qui n'avait pas plus de
réalité que celui de requin qui avait précédé.
« Excellente idée, Perlmutter ! Vous avez les masques à gaz ?
- Ils viennent juste d'arriver. Douze cartons, et on en attend...
- Bien. Il me faut des Polaroïds des Ripley. Nous avons besoin
d'un max de documentation. Première pièce à conviction,
deuxième pièce à conviction, et ainsi de suite. Pigé ?
- Oui.
- Et personne, parmi nos invités... personne ne doit partir,
vu ?
- Absolument personne. »
L'idée choquait Perlmutter, et cela se voyait.
Les lèvres de Kurtz s'étirèrent et le léger sourire devint de
nouveau ricanement de requin. Les yeux vides regardèrent à
travers Perlmutter - pouvaient bien regarder jusqu'au centre de la
terre, pour ce que l'aide de camp en savait. Il se prit à se demander
si quelqu'un quitterait la Base Bleue lorsque tout serait fini. À part
Kurtz, bien sûr.
« Au boulot, citoyen Perlmutter. Au nom du gouvernement, je
vous ordonne de vous mettre au boulot. »
Archie Perlmutter regarda Kurtz poursuivre son chemin en
direction du bus, dont Underhill - trapu comme un gorille -
descendait à cet instant. Jamais de sa vie il n'avait été autant ravi
de voir le dos d'un homme.

« Salut, patron », dit Underhill. Lui aussi portait une salopette


verte avec en plus, comme Kurtz, une arme au côté. Dans le bus, il
y avait environ deux douzaines d'hommes qui finissaient leur
casse-croûte.
« Qu'est-ce qu'on leur a donné, mon gars ? » demanda Kurtz.
Du haut de ses deux mètres ou presque, il dominait Underhill
d'une trentaine de centimètres ; mais ce dernier devait bien peser
trente kilos de plus que son patron.
« On est passés par un Burger King. Je craignais que le bus ne
fasse pas l'affaire, mais Yoder a dit que si, et il avait raison. Vous
voulez un Whopper ? Ils doivent commencer à être un peu froids,
mais il y a certainement un micro-ondes quelque part dans cette
baraque, non ? »
Underhill fit un signe de tête en direction du magasin.
« Merci. Je vais m'abstenir. Le cholestérol n'est plus ce qu'il
était pour moi, ces jours-ci.
- L'aine va bien ? »
Six ans auparavant, Kurtz avait souffert d'une hernie sérieuse
à la suite d'une partie de racquetball. Ce qui avait provoqué
indirectement leur seul et unique désaccord. Rien de sérieux,
estimait Owen Underhill, mais avec Kurtz, c'était difficile à dire.
Derrière ce visage dont l'expression indéchiffrable aurait dû être
une marque déposée, les idées allaient et venaient à la vitesse de la
lumière ou presque, les projets étaient constamment redéfinis, et
les émotions changeaient d'un instant à l'autre. Il y avait des gens,
pas mal de gens, pour tout dire, qui pensaient que Kurtz était
cinglé. Owen Underhill ignorait s'ils avaient ou non raison, mais
savait en revanche une chose : on faisait gaffe, devant cet homme.
Vachement gaffe.
« Comme le diraient les Irlandais avec leur foutu accent, ma
hernouie, c'est finoui. »
Il passa la main entre ses jambes et se tira les couilles d'un
geste comique, adressant son ricanement tout en dents à
Underhill.
« Parfait.
- Et toi ? Tout va bien ?
- Ma hernouie, c'est finoui aussi », répondit Owen.
La parodie fit rire Kurtz.
C'est alors que se présenta sur la route, roulant au pas mais
sans éprouver les mêmes difficultés que le bus, une Lincoln
Navigator flambant neuve dans laquelle avaient pris place trois
chasseurs vêtus d'orange fluo, trois solides gaillards qui ouvraient
des yeux ronds devant le spectacle des hélicoptères et des soldats
en train de faire des heures sup, dans leurs salopettes vertes.
Ouvrant surtout de grands yeux devant les armes. Le Viêt-nam qui
débarque dans le Maine septentrional, Dieu nous garde ! Ils
n'allaient pas tarder à rejoindre les autres dans le Centre de
Rétention Bleu - le CRB.
Une demi-douzaine d'hommes s'approchèrent de la Navigator,
lorsqu'elle alla se garer derrière le bus, avec ses autocollants
soi-disant comiques, dont l'un proclamait : CE VÉHICULE S'ARRÊTE À
TOUS LES PASSAGES À NIVEAU. Sans doute des banquiers, ou des
avocats, avec leurs problèmes de cholestérol et leurs volumineux
portefeuilles d'actions, des banquiers ou des avocats jouant aux
joyeux-drilles-comme-autrefois, toujours sous l'impression (ils
n'allaient pas tarder à être détrompés) qu'ils vivaient encore dans
une Amérique en paix. Ils n'allaient pas tarder, non plus, à se
retrouver dans la grange-étable (ou dans l'enclos à chevaux, s'ils
préféraient l'air frais), un endroit où personne ne prendrait leurs
cartes de crédit. On leur laisserait leurs téléphones portables ; ils
ne pouvaient fonctionner dans ce bled, mais le fait d'appuyer sur
le bouton rappeler cinquante fois pourrait les amuser.
« Le cordon est bien serré ? demanda Kurtz.
- Je crois, oui.
- On apprend toujours vite ? »
Underhill haussa les épaules.
« Combien de personnes en tout dans la Base Bleue, Owen ?
- L'estimation est de huit cents. Pas plus d'une centaine dans
les secteurs primaires A et B. »
Ce qui était bien, en supposant que personne ne soit passé au
travers. En termes de contamination, quelques personnes ne
compteraient pas ; la nouvelle était rassurante de ce point de vue,
au moins jusqu'ici. En termes de gestion de l'information, elle
l'était beaucoup moins. Il était difficile de chevaucher un phooka
ces temps-ci. Trop de gens possédaient des caméras vidéo. Trop de
stations de télé avaient des hélicoptères. Il y avait trop d'yeux
partout.
« Allons dans la boutique, dit Kurtz. On m'a préparé un
mobil-home, mais il n'est pas encore arrivé.
- Un momento », répondit Underhill.
Il monta vivement dans le bus pour en ressortir bientôt, un sac
à hamburger graisseux à la main, un magnétophone passé en
bandoulière.
Kurtz montra le sac d'un mouvement du menton.
« Ces trucs-là vont te tuer.
- Quoi ? On est les vedettes de La Guerre des étoiles, et vous
vous inquiétez de votre taux de cholestérol ? »
Derrière eux, l'un des tartarins débarqués de la Lincoln
proclamait à qui voulait l'entendre qu'il exigeait de pouvoir
appeler son avocat, ce qui signifiait qu'il était probablement
banquier. Kurtz précéda Underhill dans le magasin. Au-dessus
d'eux, les faux-éclairs étaient de retour, courant sous les nuages,
sautant et dansant comme les personnages d'un dessin animé de
Disney.

Le cagibi qui servait de bureau au vieux Gosselin sentait le


salami, le cigare, la pommade et le soufre - vieux pets ou œufs
bouillis, estima Kurtz. Les deux, peut-être. Il détecta aussi des
effluves, plus faibles mais bien présents, d'alcool éthylique. Leur
odeur. Elle était maintenant partout. Tout autre que lui aurait été
tenté d'attribuer le phénomène à la combinaison d'un état de
grande nervosité et d'une imagination débordante, mais ni l'une ni
l'autre n'avaient jamais été le fait de Kurtz. De toute façon, il ne
croyait pas que les deux cents et quelque kilomètres carrés de
forêts qui entouraient le Gosselin's Country Market aient
beaucoup d'avenir en tant qu'écosystème. Parfois, on doit poncer
un meuble jusqu'au grain du bois avant de pouvoir songer à le
repeindre.
Kurtz s'installa derrière le bureau et ouvrit l'un des tiroirs. Il
contenait un carton portant l'inscription CHEM/US/10 UNITS. Bon
pour Perlmutter, ça. Kurtz prit le carton et l'ouvrit. Il contenait un
certain nombre de petits masques en plastique transparents, de
ceux qui emprisonnent le nez et la bouche. Il en lança un à son
subordonné et en enfila un autre lui-même, ajustant rapidement
les élastiques.
« C'est indispensable ? demanda Underhill.
- On ne sait pas. Et ne te sens pas privilégié ; dans une heure,
tout le monde en portera. Mis à part les pékins du CRB,
évidemment. »
Underhill enfila son masque et l'ajusta sans faire plus de
commentaires. Kurtz s'inclina en arrière et sa tête alla toucher la
dernière circulaire du service de Sécurité sociale (à poster
d'urgence sous peine de mort) punaisée au mur, derrière lui.
« Ça marche ? » demanda Underhill d'une voix qui était à
peine assourdie.
Son haleine n'embuait pas le plastique, qui paraissait pourtant
n'avoir ni pores ni filtres. Il n'en respirait pas moins sans
difficulté.
« Ils ont été efficaces avec l'Ebola, avec l'anthrax, ils marchent
avec la nouvelle forme de supercholéra. Est-ce qu'ils fonctionnent
avec le Ripley ? Probablement. Sinon, on l'a dans le baba, soldat.
En fait, on l'a peut-être déjà dans le baba. Mais le chrono tourne et
la partie a commencé. Dois-je écouter l'enregistrement que tu as
sans aucun doute dans ce truc à ton épaule ?
- Pas la peine de le faire passer intégralement. Quelques
échantillons devraient suffire. »
Kurtz acquiesça, décrivit un mouvement circulaire de son
index levé (comme un arbitre signalant un point gagnant, songea
Owen), et s'installa plus confortablement dans le fauteuil de
Gosselin.
Underhill disposa le magnétophone sur le bureau, face à
Kurtz, et appuya sur Play. Une voix robotisée et dépourvue de
timbre déclara : « Interception radio NASA Multibande.
62914A44. Cet enregistrement est classé secret-défense. Heure
d'interception 06:27, 14 novembre, deux-zéro-zéro-un. Si vous
n'avez pas l'autorisation classe 1, vous êtes prié d'appuyer
immédiatement sur arrêt. »
« Vous êtes prié..., répéta Kurtz, hochant la tête. Voilà qui
devrait foudroyer tous ceux qui n'ont pas l'autorisation, tu crois
pas ? »
Il y eut quelques secondes de silence, un bip prolongé, puis la
voix d'une jeune femme qui disait : « Un. Deux. Trois. Je vous en
prie, ne nous faites pas de mal. Ne nous blessez pas*. » Un silence
de deux secondes, puis la voix d'un jeune homme. « Cinq. Sept.
Onze. Nous sommes sans défense. Nous sommes sans défense*. Je
vous en prie, ne nous faites pas de mal, nous sommes sans
défense. Ne nous faites*...
- Seigneur, c'est comme un cours Berlitz qui viendrait de
l'espace profond, commenta Kurtz.
- Vous reconnaissez les voix ? »
Kurtz secoua la tête et porta un doigt à ses lèvres.
La voix suivante était celle de Bill Clinton. « Treize. Dix-sept.
Dix-neuf. » Avec l'accent de l'Arkansas, c'était assez rigolo. « Il n'y
a pas d'infection ici. Il n'y a pas d'infection ici*. » Nouvelle pause
de deux secondes, puis ce fut la voix de Tom Brokaw qui s'éleva du
magnétophone : « Vingt-trois. Vingt-sept. Vingt-neuf. Nous
mourons. On se meurt, on crève*. Nous mourons. »
Underhill arrêta l'enregistrement.
« Au cas où vous vous le demanderiez, la première voix est
celle de Jessica Parker, une actrice. Et la seconde celle de Brad
Pitt.
- Brad Pitt ?
- Un acteur.
- Ah, bon.
- Après chaque silence, c'est une voix nouvelle qui parle.
Toutes ces voix pourraient être reconnues par une grande partie
de la population de ce secteur. Il y a aussi celles d'Alfred
Hitchcock, de Paul Harvey, de Garth Brooks, de Tim Sample - un
humoriste local, très populaire ici - et de centaines d'autres, dont
certaines n'ont pu être identifiées.
- Des centaines d'autres ? Combien de temps a duré
l'interception ?
- À strictement parler, il ne s'agit nullement d'une
interception, mais d'une transmission en clair que nous brouillons
depuis 08:00. Ce qui signifie qu'il en est passé pas mal, mais on
estime que ceux qui auront pu capter ces messages n'y auront pas
compris grand-chose. Et dans le cas contraire... (Underhill haussa
les épaules, l'air de dire, que pouvons-nous y faire ?) ça continue.
Les voix paraissent authentiques. Les quelques comparaisons
d'empreintes vocales que l'on a pu faire ont toutes donné les
mêmes résultats : identiques. Quoi que soient ces enfoirés, ils
pourraient mettre au chômage tous les imitateurs de la planète. »
Les whoop-whoop-whoop des hélicoptères leur parvenaient
sans peine à travers les murs. Kurtz sentait leurs vibrations tout
autant qu'il les entendait. À travers les planches, à travers la
circulaire de la Sécurité sociale, et jusque dans les chairs grises
constituées principalement d'eau, des vibrations qui lui disaient,
allez, allez, allez, dépêche-toi, dépêche-toi, dépêche-toi. Son sang
bouillait, mais il se contentait de rester assis et de regarder Owen
Underhill. De penser à Owen Underhill. Se hâter lentement ; voilà
un proverbe judicieux. En particulier quand on avait affaire à des
individus comme Owen. Comment va l'aine ? Tu parles.
T'as déconné une fois avec moi... Tu t'es peut-être arrêté juste
à temps, mais bon Dieu, t'es venu t'y frotter, pas vrai ? Oui, j'en ai
bien l'impression. Et je pense que tu ne vas pas oublier de faire
gaffe.
« Les quatre mêmes messages, toujours répétés, disait
Underhill en comptant sur ses doigts. Ne nous faites pas de mal.
Nous sommes sans défense. Il n'y a pas d'infection ici. Le dernier...
- Pas d'infection, intervint Kurtz. Je t'en fiche. Ils manquent
pas d'air, hein ? »
Il avait vu des photos de l'espèce de moisissure rouge doré qui
poussait sur tous les arbres du secteur Blue Boy. Et sur les gens.
Ou plutôt leurs cadavres, la plupart du temps. Les techniciens
l'avaient baptisée le champignon Ripley, s'inspirant de la
super-nana que jouait Sigourney Weaver dans la série des Alien.
La plupart d'entre eux était trop jeunes pour se souvenir des
autres cas de Ripley, ceux qui avaient contribué à la chronique des
INCROYABLE MAIS VRAI de certains journaux. INCROYABLE MAIS VRAI
avait disparu, à présent ; trop dérangeant, sans doute, pour le
politiquement correct du vingt et unième siècle. Mais le nom
convenait à la situation, se dit Kurtz. Lui allait comme un gant. À
côté, les sœurs siamoises et les veaux à deux têtes, dans l'ancienne
revue Ripley’s Believe it or not, paraissaient pratiquement des
choses normales.
« Le dernier est nous mourons, continuait Underhill. Celui-là
est intéressant parce qu'il comporte deux versions françaises
différentes en plus de celle en anglais. La première est normale. La
deuxième est argotique - on crève* On pourrait dire en anglais
quelque chose dans le genre, on est cuits. » Il regarda droit dans
les yeux de Kurtz, lequel regretta que Perlmutter ne soit pas là
pour constater qu'en effet, c'était possible. « Mais est-ce qu'ils sont
cuits ? En admettant, bien entendu, qu'on ne puisse rien faire pour
eux ?
- Pourquoi en français, Owen ? »
Underhill haussa les épaules.
« C'est toujours la deuxième langue la plus parlée, dans le
secteur.
- Ah. Et les nombres premiers ? Juste pour nous montrer que
nous avons affaire à des êtres intelligents ? Comme s'il y en avait
d'autres qui auraient été capables de voyager d'un système solaire
à un autre, ou depuis une autre dimension, ou de venir du coin
d'où ils viennent ?
- C'est ce qu'on peut se dire. Et les faux-éclairs, patron ?
- La plupart sont maintenant dispersés dans les bois. Ils se
désintègrent assez rapidement une fois qu'ils n'ont plus de jus.
Ceux que nous avons pu récupérer ont l'air de boîtes de conserve
sans étiquette. Étant donné leur taille, ils font un sacré numéro,
non ? Ils ont fichu une frousse carabinée aux gens du coin. »
En se désintégrant, les faux-éclairs laissaient derrière eux leur
espèce de moisissure ou d'ergot, ou de tout ce que l'on voudra.
Constatation qui paraissait aussi valide pour les extra-terrestres
eux-mêmes. Ceux qui restaient se tenaient à proximité de leur
vaisseau comme des banlieusards à côté d'un bus en panne,
braillant qu'ils n'étaient pas contaminés, il n'y a pas d'infection
ici*, le seigneur soit loué, faites passer la monnaie. Et une fois
qu'on avait la saleté sur soi on était - comment avait dit Owen,
déjà ? - cuit. On n'en était pas absolument sûr, c'était trop tôt,
mais c'était l'hypothèse de travail.
« Combien d'E.T. traînent encore dans les parages ? demanda
Underhill.
- Une centaine, peut-être.
- Et combien n'ont pas été repérés ? Est-ce qu'on en a une
idée ? »
D'un geste de la main, Kurtz repoussa la question. Savoir
n'était pas son boulot. Savoir revenait à un autre service, et aucun
des membres du service en question n'avait été invité à participer
aux réjouissances.
« Les survivants, insista Underhill. Ce sont les équipages ?
- Je ne sais pas, mais probablement pas. Trop nombreux pour
être des équipages ; pas assez pour être des colons. Et
ridiculement peu nombreux pour être des troupes de choc.
- Et qu'est-ce qui se passe encore par ici, patron ? Il y a autre
chose.
- T'en es certain, pas vrai ?
- Oui.
- Pourquoi ? »
Underhill haussa les épaules.
« Une intuition ?
- Ce n'est pas de l'intuition, dit Kurtz, presque avec douceur.
Mais de la télépathie.
- Quoi ?
- Plutôt sommaire, mais ça ne fait aucun doute. Les hommes
sentent quelque chose, mais ils n'ont pas encore mis un nom
dessus. Dans quelques heures, ce sera fait. Nos amis grisâtres sont
télépathes et ils semblent propager ce don comme ils propagent
leur moisissure.
- Sainte putain de merde », murmura Underhill.
Kurtz, toujours sans bouger de son siège, regardait l'autre
réfléchir. Il aimait bien regarder les gens réfléchir, en particulier
s'ils le faisaient bien, mais aujourd'hui il y avait plus : il entendait
Owen penser ; c'était un bruit lointain, comme celui de la mer
dans un coquillage.
« La moisissure n'est pas bien vigoureuse dans cet
environnement, observa Underhill. Eux non plus ne le sont pas.
Mais cette histoire de transmission de pensée ?
- Il est trop tôt pour le dire. Si ça dure, cependant, et si ça doit
sortir de ce trou de chiottes où il n'y a que de foutus pins, ce sera
une autre paire de manches. Tu t'en doutes, hein ? »
Underhill, effectivement, s'en doutait.
« Je n'arrive pas à y croire.
- Je pense à une voiture, dit Kurtz. Laquelle ? »
Underhill le regarda, essayant apparemment de déterminer
si son supérieur était sérieux. Il vit qu'il l'était, et secoua la tête.
« Comment pourrais-je... c'est une Fiat.
- Une Ferrari, en réalité. Je pense à un parfum de crème
glacée. Leq...
- Pistache.
- Et voilà. »
Owen resta sans rien dire pendant quelques instants, puis
demanda à Kurtz s'il pouvait lui dire le prénom de son frère.
« Kellog, répondit Kurtz. Bon Dieu, Owen, tu parles d'un prénom
pour un gosse !
- C'est le nom de jeune fille de ma mère. Bordel. De la
télépathie !
- De quoi foutre en l'air le taux d'audience de Jeopardy et de
Qui veut gagner des millions, laisse-moi te dire... si jamais ça
prend la tangente. »
Dehors, il y eut un coup de feu suivi d'un hurlement. « Vous
n'auriez pas dû faire ça ! cria quelqu'un, d'une voix scandalisée et
apeurée. Vous n'auriez pas dû faire ça ! »
Ils attendirent, mais ce fut tout.
« Le décompte des grisâtres identifiés est maintenant de
quatre-vingt-un, dit Kurtz. Mais il y en a probablement davantage.
Une fois abattus, ils se décomposent très vite. Il ne reste rien
qu'une masse visqueuse... puis la moisissure.
- Dans toute la zone ? »
Kurtz secoua la tête.
« Imagine une pointe de flèche orientée vers l'est. Le bout le
plus large correspond à Blue Boy. Nous nous trouvons à peu près
au milieu du triangle. Il reste quelques immigrants illégaux de
religion grisâtre qui errent à l'est d'ici. Les faux-éclairs se sont
avant tout manifestés au-dessus de cette zone. Patrouilles
routières des E.T.
- La vraie cata, non ? remarqua Owen. Pas seulement les
grisâtres, les vaisseaux et les faux-éclairs... mais toute cette
géographie à la con.
- Je ne suis pas prêt à en parler pour le moment. »
Non, se dit Underhill, évidemment pas. Il se demanda aussitôt
si Kurtz pouvait lire dans ses pensées. Il n'y avait aucun moyen de
le savoir, et certainement pas en scrutant ses yeux délavés.
« On va récupérer le reste des grisâtres, laisse-moi te le dire.
Ce sont tes hommes, et seulement eux, qui seront en charge des
postes de tir. Tu seras Blue Boy Leader. Vu ?
- Oui, monsieur. »
Kurtz ne le corrigea pas. Dans ce contexte, et étant donné
l'aversion qu'Underhill éprouvait pour cette mission, le monsieur
était probablement aussi bien.
« Je serai Blue One. »
Underhill acquiesça.
Kurtz se leva et sortit sa montre de gousset. Midi passé.
« Ça va finir par sortir, observa Underhill. Il y a pas mal de
citoyens américains dans la zone. Il n'existe tout simplement pas
de moyen d'étouffer l'affaire. Combien ont de ces... de ces
implants ? »
Kurtz faillit sourire. Les fouines, ah oui ! Un certain nombre
ici et aujourd'hui, quelques autres dans les années à venir.
Underhill l'ignorait, mais Kurtz était au courant. De sacrées
saletés, ces bestioles. Il y avait au moins un avantage à être le
patron : on n'était pas obligé de répondre aux questions quand on
n'en avait pas envie.
« Ce qui se passera par la suite regarde les spécialistes de la
question. Notre boulot, c'est de réagir devant des choses que
certaines personnes - dont la voix figure probablement sur ton
enregistrement - considèrent comme représentant un danger
manifeste et actuel pour les citoyens des Etats-Unis. Pigé, mec ? »
Underhill soutint quelques instant le regard des yeux pâles
avant de détourner le sien.
« Encore une chose, reprit Kurtz. Tu te souviens du phooka ?
- Le cheval fantôme irlandais ?
- Pas mal. Quand on en viendra au bourrin, c'est moi qui m'en
occuperai. Comme je l'ai toujours fait. Des types en Bosnie
t'auraient vu chevaucher mon phooka. Pas vrai ? »
Underhill ne prit pas le risque de répondre. Kurtz n'avait pas
l'air de le prendre mal, mais il paraissait sérieux.
« Pas question de recommencer, Owen. Le silence est d'or.
Quand on chevauche le phooka, on doit être invisible. Tu
comprends ça ?
- Oui.
- Tu le comprends bien ?
- Oui. »
Underhill se demanda une fois de plus dans quelle mesure
Kurtz lisait dans son esprit. Il ne faisait aucun doute que lui-même
pouvait déchiffrer le nom que Kurtz avait à l'esprit, et il supposa
que c'était ce que voulait son supérieur. Bosanski Novi.

Ils étaient sur le point de partir : quatre hélicoptères


lourdement armés, les hommes d'Owen Underhill ayant remplacé
les types de l'ANG qui s'étaient chargés d'amener les CH-47
jusqu'ici. Déjà, les moteurs montaient en régime et les rotors
remplissaient l'air de leur tonnerre, lorsque Kurtz donna l'ordre
d'annuler le départ.
Underhill le retransmit, puis donna un petit coup de menton
sur la gauche. Il était à présent sur la fréquence personnelle de
Kurtz.
« Je vous demande pardon, patron, mais qu'est-ce que c'est
que ce bordel ? » demanda-t-il. S'ils étaient chargés de cette
corvée, qu'ils la fassent tout de suite et qu'on n'en parle plus.
C'était pire qu'à Bosanski Novi, bien pire. On ne pouvait se
contenter de faire passer ça par profits et pertes sous le prétexte
que les grisâtres ne seraient pas des êtres humains. Pas lui, en tout
cas. Des êtres capables de construire quelque chose comme Blue
Boy - ou au moins de le faire voler - étaient plus qu'humains.
« Ça ne me concerne pas, vieux, répondit Kurtz. D'après la
météo de Bangor, cette merde est en train de débarquer vitesse
grand V. C'est ce qu'ils appellent un ‘‘Alberta Clipper’’. Dans trente
minutes, quarante-cinq maxi, on est en route. Avec tous les
systèmes de navigation en rideau, vaut mieux attendre si on peut...
et nous pouvons. Tu me remercieras, quand tout sera fini. »
Ça, c'est pas garanti.
« Bien reçu. » Il donna un coup de menton
vers la droite. « Conklin ? » Pas question d'appeler quelqu'un
par son grade dans cette mission, en particulier à la radio.
« Je suis là, m..., je suis là.
- Dites à nos hommes que le départ est retardé de trente à
quarante-cinq minutes. Répétez, trente à quarante-cinq.
- Bien reçu, trente à quarante-cinq.
- Mettez-nous un peu de musique qui swingue.
- OK. Un truc précis ?
- Tout ce que vous voulez, sauf l'hymne de l'escouade.
- Bien compris, l'hymne reste au placard. »
Même pas l'esquisse d'un sourire dans la voix de Conklin. Il y
en avait un, au moins, à qui la mission plaisait aussi peu qu'à
Underhill. Conklin avait lui aussi fait partie de la mission de
Bosnie en 95. La musique de Pearl Jam arriva dans les écouteurs
d'Owen. Il les retira et les laissa pendre à son cou, comme un
collier de cheval. Il n'était pas un fan de Pearl Jam et, à ce titre,
était minoritaire dans le groupe.
Archie Perlmutter et ses hommes couraient dans tous les sens
comme des poulets auxquels on a coupé le cou. Des mains se
portaient à la tête pour saluer avec des mouvements avortés, et
bon nombre de coupables jetaient un coup d'œil en coulisse vers
l'hélicoptère léger, camouflé en vert, dans lequel Kurtz avait pris
place, les écouteurs sur les oreilles, un exemplaire du Derry News
ouvert devant lui. Il paraissait plongé dans sa lecture, mais
Underhill ne doutait pas que Kurtz enregistrait toutes ces
esquisses de salut et la trombine de tous les soldats qui oubliaient
la situation et retombaient dans les vieilles habitudes stupides. A
côté de Kurtz se trouvait Freddy Johnson. Johnson travaillait avec
Kurtz depuis l'époque où l'arche de Noé avait atterri sur le mont
Ararat. Lui aussi avait participé à l'équipée de Bosanski, et il avait
sans doute fait à Kurtz un rapport complet sur ce qui s'était passé,
Kurtz lui-même ayant été obligé de renoncer à mener l'opération,
incapable qu'il était de grimper sur le dos de son bien-aimé
phooka à cause de sa hernie étranglée.
En juin 95, l'Air Force avait perdu un avion de reconnaissance
au-dessus de la zone interdite de vol par l'OTAN, non loin de la
frontière croate. Les Serbes avaient fait toute une affaire de l'avion
du capitaine Tommy Callahan, et en aurait fait une plus
retentissante encore de Tommy Callahan, s'ils avaient pu mettre la
main sur lui ; le haut commandement, traumatisé par les images
de Nord-Vietnamiens faisant parader avec jubilation, devant la
presse internationale, des pilotes ayant subi un lavage de cerveau,
fit de la récupération du pilote une priorité.
On avait été sur le point d'abandonner les recherches, lorsque
Callahan avait contacté l'Air Force par radio, sur une basse
fréquence. La petite amie du pilote donna un signe de
reconnaissance efficace et, quand on interrogea l'homme cloué au
sol, il répondit aussitôt, disant que ses amis avaient commencé à le
surnommer le Pukester, le Dégobilleur, après une soirée arrosée
mémorable en fin d'études secondaires.
Les gars de Kurtz allèrent récupérer Callahan avec deux
hélicoptères beaucoup plus petits que ceux qu'ils utilisaient
aujourd'hui. Le responsable de l'opération sur le terrain était
Owen Underhill, alors déjà considéré (même par lui-même)
comme le successeur le plus probable de Kurtz. Callahan devait
allumer un fumigène en voyant les appareils, et ne pas bouger. Le
boulot d'Underhill - la partie phooka - consistait à récupérer
Callahan sans être vu. Chose qui, du point de vue d'Owen, ne
paraissait pas strictement nécessaire, mais qui était la méthode
prônée par Kurtz : ses hommes devaient être invisibles, ses
hommes chevauchaient le cheval irlandais.
L'exfiltration, pour reprendre le terme technique, s'était
déroulée à la perfection. Il y eut bien quelques missiles SAM de
tirés, mais ils allèrent se perdre dans le décor - le matériel de
Milosevic était merdique, pour l'essentiel. C'est au moment où ils
faisaient monter Callahan à bord qu'Underhill vit ses premiers et
uniques Bosniaques : cinq ou six enfants dont le plus âgé n'avait
pas dix ans, qui les regardaient, l'expression solennelle. L'idée que
la directive de Kurtz - pas de témoins - puisse s'appliquer à un
groupe de mômes morveux n'avait même pas traversé l'esprit
d'Owen. Et Kurtz n'y avait jamais fait allusion.
Jusqu'à aujourd'hui.
Owen Underhill n'en doutait pas : Kurtz était un homme
terrible. Il n'était cependant pas le seul à l'être dans cette unité où,
très certainement, il y avait plus de démons que de saints et où
beaucoup étaient des fanatiques du secret. Quant à ce qui rendait
Kurtz différent, Underhill n'en avait aucune idée... Kurtz, ce grand
échalas mélancolique avec ses cils blancs et son regard qui ne
changeait jamais. Croiser ce regard était difficile parce qu'on n'y
lisait rien, ni amour, ni humour, et absolument aucune curiosité.
Ce manque de curiosité était peut-être ce qu'il y avait de plus
dérangeant.
Une Subaru en mauvais état s'arrêta devant le magasin ; deux
hommes âgés en descendirent en faisant très attention. L'un d'eux
s'agrippait à une canne noire de sa main tavelée. Les deux
vieillards portaient des surchemises de chasse à carreaux rouges et
noirs et des casquettes délavées, l'une avec la mention CASE et
l'autre DEERE au-dessus de la visière. Ils regardèrent avec
stupéfaction le groupe de soldats qui se précipita vers eux. Des
soldats au Gosselin's Market ? Que diable... ? Ils comptaient
manifestement plus de quatre-vingts printemps, mais il y avait
dans leurs yeux la curiosité qu'on ne voyait pas dans ceux de
Kurtz. On la devinait aussi à leur manière de se tenir et d'incliner
la tête.
On devinait toutes les questions que n'avait pas posées Kurtz.
Qu'est-ce qu'ils veulent ? Veulent-ils vraiment nous faire du mal ?
Le vent que nous avons semé apporterait-il aujourd'hui la
tempête ? Qu'est-ce qui s'est passé lors de toutes les rencontres
précédentes, les ovnis, les faux-éclairs, les chutes de cheveux
d'ange et de poussière rouge, les enlèvements qui avaient débuté
à la fin des années soixante, pour que les puissances en place
aient aussi peur ? Avait-on réellement essayé de communiquer
avec ces créatures ?
Et la dernière question, la question la plus importante : les
grisâtres étaient-ils comme nous ? Étaient-ils humains d'une
manière ou d'une autre ? S'agissait-il de véritables assassinats ?
Question qui n'apparaissait pas plus que les autres dans les yeux
de Kurtz.

La neige cessa presque de tomber, la lumière revint et,


trente-cinq minutes exactement après avoir mis l'escouade en
attente, Kurtz ordonnait le départ. Underhill retransmit cet ordre
à Conklin et les rotors des « Chinnies » se mirent de nouveau à
monter en régime, soulevant des tourbillons de neige qui les
transformèrent pendant quelques instants en visions
fantomatiques. Puis les hélicoptères s'élevèrent au-dessus de la
cime des arbres, alignés sur Owen Underhill - Blue Boy Leader - et
prirent la direction de l'ouest de Kineo. Le Kiowa 58 de Kurtz
volait en dessous d'eux, sur tribord, et Underhill évoqua
brièvement un film de cow-boys avec John Wayne, une troupe de
soldats en tunique bleue conduite par un éclaireur indien, à l'écart
sur son petit cheval pie qu'il montait à cru. Il ne le voyait pas, mais
il imaginait Kurtz toujours en train de lire son journal. Son
horoscope, peut-être. Poissons : c'est votre jour d'infamie. Restez
couchés.
Pins et sapins, sous eux, apparaissaient et disparaissaient au
milieu de lambeaux de vapeur blanche. Des rafales chargées de
neige vinrent fouetter les pare-brise avant des Chinook,
virevoltèrent, disparurent. Le vol était extrêmement secoué, et on
se serait cru dans le tambour d'une machine à laver. Mais Owen
n'aurait pas voulu qu'il en soit autrement. Il remit les écouteurs
sur ses oreilles. Un nouveau groupe, peut-être Matchbox Twenty.
Pas génial, mais mieux que Pearl Jam. Il avait en horreur l'hymne
de l'escouade. Mais il l'écouterait. Oui, il l'écouterait.
Ils ne cessaient de plonger dans les nuages bas et d'en jaillir,
d'avoir d'intermittentes visions vaporeuses d'une forêt qui
paraissait s'étendre à l'infini, ouest ouest ouest.
« Blue Boy Leader ? Ici Blue Deux.
- J'écoute, Deux.
- Contact visuel avec Blue Boy. Vous confirmez ? »
Un instant, Underhill ne vit rien. Puis ce qu'il aperçut lui sauta
à la figure et lui coupa le souffle. Une photo, une image prise dans
un cadre, un objet qu'on pouvait tenir dans ses mains était une
chose. Mais ce qu'il avait sous les yeux n'avait rien à voir.
« Je confirme, Deux. Ici Blue Boy Leader. Restez en position
stationnaire. Je répète, restez en position stationnaire. »
Un par un, tous les hélicoptères confirmèrent. Seul Kurtz ne le
fit pas, mais lui aussi respecta l'ordre donné par Underhill.
L'escadrille des Chinook et le Kiowa étaient suspendus en l'air à
environ un kilomètre du vaisseau spatial naufragé. Il était au bout
d'une piste en pente, faite d'arbres abattus comme sous la faux
d'un taille-haie géant. La piste disparaissait dans une zone
marécageuse hérissée d'arbres morts, griffes tournées vers le ciel
pour éventrer les nuages. Des plaques de neige en train de fondre
zigzaguaient entre eux, et devenaient jaunâtres ici et là au contact
du sol imbibé d'eau. En d'autres endroits, on voyait un réseau de
veines et capillaires, là où affleuraient les eaux noires.
Le vaisseau, une plaque titanesque grise mesurant presque
quatre cents mètres de large, avait culbuté et arraché les arbres
morts, au milieu du marécage, les dispersant en fragments effilés
dans tous les sens, comme sous l'effet d'une véritable explosion. Le
Blue Boy (qui n'était absolument pas bleu, en dépit de son nom)
était venu s'embourber à l'extrémité ouest du marécage, à l'endroit
où il butait contre la falaise à pic d'un promontoire rocheux. Une
bonne partie de son bord incurvé s'était enfoncé dans la terre
instable gorgée d'eau. De la boue et des débris de bois jonchaient
la coque lisse de l'appareil.
Les grisâtres qui avaient survécu à l'accident se tenaient à côté
de l'épave, la plupart sur les buttes de terre enneigées que
protégeait, comme un avant-toit, le bord opposé du vaisseau ; si le
soleil avait brillé, ils auraient été à l'ombre, sous la coque. Mais
voilà… il y avait manifestement quelqu'un qui estimait qu'il
s'agissait bien plus d'un Cheval de Troie que d'un vaisseau
naufragé, même si les grisâtres survivants, nus et sans armes, ne
paraissaient guère menaçants. Environ une centaine, avait dit
Kurtz, mais ils étaient déjà moins nombreux ; une soixantaine,
estima Underhill. Il aperçut au moins douze cadavres, dans un
état de décomposition roussâtre plus ou moins avancé, allongés
sur les buttes enneigées. D'autres flottaient sur le ventre dans les
flaques d'eau noire. Ici et là, ressortant vivement sur la neige, on
voyait les plaques d'un rouge doré de la moisissure « Ripley »...
mais toutes n'étaient pas d'une couleur éclatante, Underhill s'en
rendit compte lorsqu'il porta les jumelles à ses yeux pour les
examiner. Plusieurs commençaient à virer au gris, victimes du
froid, ou de l'atmosphère, ou des deux. Les grisâtres, comme la
moisissure qu'ils avaient importée avec eux, avaient
manifestement du mal à survivre ici.
Ce truc-là risquait-il de s'étendre ? Il n'arrivait pas à y croire.
« Blue Boy Leader ? Vous êtes là ? fit la voix de Conklin.
- Je suis là. Ferme-la une minute. »
Underhill se pencha et, passant la main sous le coude du pilote
(Tony Edwards, un bon gars), enclencha la fréquence radio
générale. L'allusion de Kurtz à Bosanski Novi ne lui vint pas un
instant à l'esprit ; l'idée qu'il commettait une erreur terrible ne lui
vint pas à l'esprit ; l'idée qu'il aurait pu sérieusement sous-estimer
le degré de folie de Kurtz ne lui vint pas à l'esprit. En fait, il agit
sans avoir réellement conscience de ce qu'il faisait. C'est
l'impression qu'il en garda, en tout cas, lorsqu'il revint plus tard
sur l'incident, le faisant passer et repasser dans sa tête. Un simple
commutateur qu'on déclenche suffisait à changer la vie d'un
homme, semblait-il.
Et la voix fut là, puissante et claire ; pas une voix qu'auraient
reconnue les têtes brûlées de Kurtz. Ils connaissaient celle d'Eddie
Vedder, pas celle de Walter Cronkite. « ...ici. Il n'y a pas
d'infection ici*. » Deux secondes, puis une voix qui aurait pu
appartenir à Barbra Streisand : « Cent treize. Cent dix-sept. Cent
dix-neuf. »
À un moment donné, comprit Underhill, ils avaient commencé
à réciter les nombres premiers, en partant du un. Dans le bus,
pendant qu'ils se dirigeaient vers le Gosselin's Market, les
différentes voix avaient atteint les nombres à quatre chiffres.
« Nous mourons, dit la voix de Barbra Streisand. On se meurt,
on crève*. » Un silence, puis la voix de David Letterman : « Cent
vingt-sept. Cent...
- Coupez-moi ça ! » hurla Kurtz. Pour la première fois depuis
qu'il le connaissait, c'est-à-dire depuis des années, Kurtz parut
vraiment hors de lui. Presque choqué. « Pourquoi vouloir balancer
ces conneries dans les oreilles de mes gars, Owen ? Explique-moi
ça, et tout de suite !
- Je voulais simplement vérifier que ça n'avait pas changé,
patron », répondit Owen.
Ce qui était un mensonge, comme le savait Kurtz. Et il paierait
pour ça. C'était ne pas flinguer les gosses une seconde fois, et
peut-être même pire. Underhill s'en foutait. Qu'il aille chier, avec
son cheval phooka. S'ils devaient faire ce qu'ils s'apprêtaient à
faire, il voulait que les gars de Kurtz (baptisés Skyhook en Bosnie,
Blue Group ici, autrement le prochain coup, mais c'était toujours
les mêmes têtes, jeunes, farouches) entendent les grisâtres une
dernière fois. Les voyageurs venus d'un autre système stellaire,
peut-être même d'un autre univers ou d'un autre flux temporel,
possesseurs d'un savoir qui échapperait toujours à leurs hôtes (ce
dont Kurtz se fichait). Qu'ils entendent la clameur des grisâtres
une dernière fois au lieu de Pearl Jam, de Jar of Flies ou de Rage
Against the Machine ; les grisâtres en appelant à ce qu'ils avaient
innocemment espéré être une meilleure nature.
« Et ça a changé ? » crépita la voix de Kurtz. Le Kiowa vert
était toujours au même endroit, juste en dessous de la ligne des
hélicos de combat, son rotor tournant au-dessus d'un vieux pin
écimé qui se balançait et se tordait sous le souffle. « Ça a changé,
Owen ?
- Non, dit-il, pas du tout, patron.
- Alors, coupe-moi ce charabia. On perd son temps, bon
Dieu. »
Owen réagit avec un temps de retard.
« Oui, monsieur », dit-il avec un soin délibéré.

Kurtz était assis bien droit dans le siège de droite du Kiowa


« droit comme un I », comme on dit toujours dans les romans et
les films. Il avait enfilé ses lunettes de soleil, en dépit de la lumière
d'un gris laiteux du jour, mais c'est tout juste si Freddy, son pilote,
osait le regarder du coin de l'œil. Les lunettes étaient un modèle
enveloppant tout ce qu'il y avait de plus chicos et à la mode, et
lorsque le patron les avait sur le nez, impossible de dire où il
regardait. Et il ne fallait surtout pas se fier à la direction dans
laquelle était tournée sa tête.
Kurtz avait le Derry News (LUMIÈRES MYSTÉRIEUSES DANS LE CIEL,
PANIQUE DANS LE JEFFERSON TRACT : QUATRE CHASSEURS PORTÉS
DISPARUS) ouvert sur les genoux. Il prit le journal et entreprit de le
plier méthodiquement et avec soin. Il était bon à ce petit jeu, et le
Derry News ne tarda pas à prendre la forme d'un bateau en papier
- aussi prêt à couler que la carrière d'Underhill. Ce dernier ne
doutait pas qu'il aurait à subir une sanction disciplinaire, sous une
forme ou une autre - de la part du seul Kurtz, vu qu'il s'agissait
d'une opération clandestine, du moins jusqu'ici - mais qu'il
bénéficierait aussi d'une seconde chance. Ce qu'il ne paraissait pas
avoir compris (et il valait sans doute mieux : qui n'est pas mis en
garde n'est pas sur ses gardes), c'est qu'il venait justement de
courir sa seconde chance. A savoir une de plus que ce que Kurtz
avait jamais concédé à quiconque, une qu'il regrettait d'avoir
octroyée. Regrettait amèrement. Dire qu'Underhill lui avait joué
un tour pareil, après la conversation qu'ils avaient eue dans le
bureau du magasin... après avoir été dûment averti...
« Qui donne l'ordre ? » crachota la voix d'Underhill sur la
ligne privée de Kurtz.
Kurtz fut étonné et même un peu déconcerté par l'intensité de
sa rage. Elle était pour l'essentiel faite de surprise, la plus simple
des émotions, celle que les bébés manifestent avant toute autre.
Owen lui en avait balancé une sévère en faisant passer comme ça
les implorations des grisâtres sur la fréquence de l'escouade ; tu
parles, s'il voulait savoir si les messages n'avaient pas changé, il
pouvait se la rouler serrée et se la carrer dans le troufignon,
celle-là. Owen était peut-être le meilleur adjoint que Kurtz ait
jamais eu au cours d'une carrière longue et compliquée
commencée au Cambodge dans les années soixante-dix, mais
n'empêche, il allait le casser. Pour le coup de la radio ; parce
qu'Owen n'avait pas appris sa leçon. Ce n'était pas à cause des
gosses de Bosanski Novi, ou d'un paquet de voix qui jacassaient.
Ce n'était pas pour n'avoir pas obéi aux ordres, ni même pour le
principe. C'était à cause de la ligne. Sa ligne. La Ligne Kurtz.
Et en plus, il y avait eu ce monsieur.
Ce foutu monsieur méprisant.
« Patron ? » Owen paraissait un poil nerveux, et il n'avait pas
tort de l'être, Dieu lui vienne en aide. « Qui donne...
- Fréquence générale, Freddy, dit Kurtz. Branche-moi. »
Beaucoup plus léger que les appareils de combat, le Kiowa se
mit à osciller, bousculé par une rafale de vent. Kurtz et Freddy n'y
prêtèrent pas attention. Freddy brancha la fréquence générale.
« Écoutez, les gars », commença Kurtz en regardant les quatre
hélicoptères d'assaut, alignement de libellules de verre et d'acier
coincées entre les arbres et les nuages bas. Devant eux
s'étendaient le marécage et l'immense soucoupe d'un gris
opalescent, sous l'arrière de laquelle s'était réfugié le groupe des
rescapés - membres de l'équipage ou autres. « Écoutez-moi bien,
les gars, papa va vous faire son sermon. Vous m'écoutez ?
Répondez. »
Oui, oui, affirmatif, bien compris, Roger (avec un ou deux
monsieur perdus au milieu, mais c'était sans importance ; l'oubli
était différent de l'insolence).
« Je ne sais pas faire de discours, les gars, c'est pas mon fort,
les discours, mais je tiens à ce que vous sachiez que nous ne
sommes pas - je répète : nous ne sommes pas - dans un cas de
figure où l'on peut se fier aux apparences. Qu'est-ce qu'on voit ?
Environ six douzaines de grisâtres, des humanoïdes à première
vue asexués qui se promènent tout nus, tels que le bon Dieu les a
faits, et y’en aurait pour dire, hé, ces pauv'gens, tout nus et sans
armes, pas même une pine ou un con à se partager, qui supplient
qu'on les épargne à côté de leur express intergalactique, et quelle
est la hyène, quel est le monstre qui pourrait entendre ces
supplications et y aller tout de même ? Ce qu'il faut que je vous
dise, les gars, c'est que je suis cette hyène, je suis ce monstre, je
suis cette bête de guerre post-industrielle, post-moderne,
crypto-fasciste, ignoblement macho et politiquement incorrecte,
Dieu soit loué, et pour tous ceux qui m'écoutent, sachez que je
m'appelle Abraham Peter Kurtz, que je suis retraité de l'armée de
l'air américaine, numéro matricule 241771699, et que c'est moi qui
mène cette charge ! Je suis le lieutenant Calley, pire que dans
Alice’s Restaurant. »
Il prit une profonde inspiration, les yeux toujours fixés sur les
hélicoptères en vol stationnaire.
« Mais voilà, les gars, je suis ici pour vous rappeler que les
grisâtres se frottent à nous depuis la fin des années quarante et
que je me frotte à eux depuis la fin des années soixante-dix, et s'il
y a un truc que je peux vous dire, c'est pas parce qu'un type se
pointe avec les mains en l'air en disant qu'il se rend, non, c'est pas
pour ça, Dieu me pardonne, qu'il n'a pas un demi-litre de
nitroglycérine de coincé dans le cul. Toujours est-il que nos bons
vieux crânes d'œufs qui se creusent la cervelle dans leurs
boutiques spécialisées intellos, pas tous mais la plupart, affirment
que les grisâtres se sont ramenés quand on s'est mis à faire sauter
nos pétards atomiques et à hydrogène, qu'ils sont venus comme
des papillons attirés par la lumière. Moi, j'en sais rien, je suis pas
un crâne d'œuf, je laisse les autres se creuser la tête, je laisse ça
aux supertronches, mais par contre j'ai d'excellents yeux, les gars,
et je vous dis que ces salopards de grisâtres sont aussi inoffensifs
qu'un loup dans une bergerie. Nous en avons capturé pas mal, au
cours des années, mais pas un seul n'a survécu. Quand ils
meurent, leur corps se décompose rapidement pour devenir ce que
vous avez précisément sous les yeux, là en bas, le truc que vous
appelez la moisissure Ripley. Parfois, ils explosent. Vous vous
rendez compte ? Ils explosent ! L'espèce de champignon qu'ils
trimballent, à moins qu'ils ne soient, eux, trimballés par le
champignon, quelques crânes d'œufs croient que c'est peut-être le
cas, crève très facilement, sauf s'il trouve un hôte vivant, je répète,
un hôte vivant, et l'hôte qu'ils semblent préférer, mes p'tits gars,
Dieu nous garde, c'est ce bon vieil homo sapiens. Une fois que
vous en avez, même si c'est trois fois rien sous l'ongle de votre
petit doigt, c'est panique à bord et tous aux abris. »
Ce qui n'était pas précisément la vérité, ni même quelque
chose approchant la vérité de près ou de loin, mais il n'y avait pas
soldat plus féroce au combat qu'un soldat motivé par la peur. Ce
que Kurtz savait d'expérience.
« Les gars, nos petits copains grisâtres sont aussi télépathes,
et on dirait bien qu'ils nous transmettent ce talent quand on les
approche. Qu'on l'attrape même si on n'attrape pas le Ripley, et si
vous commencez à vous raconter que ce serait marrant de faire un
petit tour dans l'esprit des copains, que c'est le genre de truc qui
ferait de vous la vedette dans les soirées branchées, je peux vous
dire ce qui vous attend au tournant : schizophrénie, paranoïa,
décrochage de la réalité, et putain de démence totale, je répète,
totale. Les gars de la boutique à se creuser la cervelle, Dieu les
bénisse, croient que c'est un phénomène qui disparaît très vite,
pour le moment, mais je n'ai pas besoin de vous expliquer ce qui
pourrait se passer si jamais les autres venaient s'installer ici pour
de bon. Je veux que vous écoutiez très attentivement ce que je vais
vous dire à présent, les gars. Je veux que vous l'écoutiez comme si
votre vie en dépendait, vu ? Quand ils s'emparent de nous, je
répète, quand eux s'emparent de nous, et comme vous le savez, il y
a eu des enlèvements, la plupart des gens qui prétendent avoir été
enlevés par des extra-terrestres sont des barjots qui mentent
comme des arracheurs de dents, mais pas tous, ceux qu'ils
relâchent reviennent souvent avec des implants. Certains ne sont
rien de plus que des instruments, des transmetteurs, peut-être, ou
des appareils de contrôle d'un genre ou d'un autre, mais d'autres
sont des choses vivantes qui bouffent leur hôte, s'engraissent et les
mettent ensuite en pièces. Ces implants ont été introduits par ces
mêmes créatures que vous voyez là en bas, en train de tourner en
rond, toutes nues et l'air innocent. Ils prétendent qu'il n'y a pas
d'infection parmi eux, alors que nous savons qu'ils sont infectés
jusqu'au yin-yang et jusqu'au bon vieux trou du cul et même
encore plus loin. Cela fait un peu plus de vingt-cinq ans que je vois
ces choses à l'œuvre et je peux vous dire qu'on y est, que c'est
l'invasion, le championnat du monde toutes catégories. Et que
c'est vous, les gars, qui êtes sur la ligne de défense. Ce ne sont pas
de pauvres petits E.T. impuissants, les gars, qui attendraient
gentiment qu'on leur offre une carte de téléphone pour qu'ils
puissent appeler chez eux, ils sont une maladie. Ils sont le cancer,
Dieu nous garde, et nous, les gars, nous sommes une bonne grosse
injection radioactive de chimiothérapie. Vous m'entendez, les
mecs. »
Aucune réponse, cette fois. Pas de Roger, pas de bien compris.
Mais une acclamation brutale, nerveuse, hystérique, débordant
d'impatience. La retransmission en fut saturée.
« Le cancer, les gars. Ils sont le cancer. C'est la meilleure
image que j'aie à vous offrir, même si, comme vous le savez, je suis
pas très fort pour les discours. Bien compris, Owen ?
- Bien compris, patron. »
Ton neutre. Neutre et calme, bon sang. Eh bien, qu'il soit cool.
Qu'il soit cool tant qu'il le pouvait. Owen Underhill était un type
fini. Kurtz brandit son bateau en papier à l'envers et le regarda
avec admiration. Owen Underhill avait coulé.
« Qu'est-ce qu'on voit là en bas, Owen ? Qu'est-ce qu'on voit
traîner autour de ce vaisseau ? Qu'est-ce qui a oublié de mettre
son falzar et ses pompes avant de quitter la maison, ce matin ?
- Le cancer, patron.
- Tout juste. Et à présent, donne l'ordre. On y va. Chante,
Owen. »
Et, de manière très délibérée, sachant que les hommes des
hélicoptères d'assaut le regardaient (lui qui n'avait jamais fait un
sermon pareil, jamais, et venait d'en faire un qu'il n'avait pas
préparé, pas un mot, sauf peut-être dans ses rêves), il tourna sa
casquette à l'envers, visière sur la nuque.

Owen vit Tony Edwards tourner sa casquette (type les Mets de


New York) à l'envers, entendit Bryson et Bertinelli manier la
culasse de leur mitrailleuse lourde et comprit que les choses
sérieuses commençaient. Que ça allait barder. Il pouvait monter
dans la voiture et faire la course, ou rester sur le chemin et se faire
écraser. C'était le seul choix que lui avait laissé Kurtz.
Il y avait cependant autre chose, un mauvais souvenir datant
de longtemps, alors qu'il avait... huit ans ? Sept ? Peut-être même
avait-il été plus jeune. Il se trouvait sur la pelouse, devant leur
maison de Paducah ; son père était encore au travail et sa mère
partie quelque part, sans doute à l'église baptiste du coin pour
préparer l'une de ses éternelles ventes de charité (contrairement à
Kurtz, quand Randi Underhill disait Dieu soit loué, elle le pensait
vraiment), lorsqu'une ambulance était venue s'arrêter devant la
porte de leurs voisins, les Rapeloew. Pas de sirènes, mais toute
une kyrielle de gyrophares. Deux hommes, dans une sorte de
survêtement ressemblant beaucoup à la salopette que portait
maintenant Owen, avaient remonté l'allée des Rapeloew au pas de
course tout en dépliant une civière aux chromes étincelants. Sans
même ralentir. Un vrai tour de magie.
Moins de dix minutes plus tard, ils étaient de retour avec Mrs
Rapeloew allongée sur la civière. Elle avait les yeux fermés. Mr
Rapeloew était sorti ensuite, sans même prendre la peine de
refermer la porte. Mr Rapeloew, qui avait l'âge du papa d'Owen,
lui parut tout d'un coup avoir celui de son grand-père. Encore un
tour de magie, sans doute. Mr Rapeloew regarda autour de lui
pendant que les deux hommes chargeaient la civière avec sa
femme à l'arrière de l'ambulance, et aperçut Owen agenouillé dans
l'herbe, en short, jouant à la balle. Ils disent que c'est une attaque !
lui cria Mr Rapeloew. On l'emmène à St Mary's Memorial ! Dis-le
à ta mère, Owen ! Puis il était monté à son tour à l'arrière de
l'ambulance et le véhicule avait démarré. Pendant plusieurs
minutes, Owen avait continué à jouer à la balle, la lançant et la
rattrapant, non sans regarder la porte laissée ouverte par Mr
Rapeloew, entre deux lancers, se disant qu'il devrait aller la
fermer. Que la fermer serait accomplir ce que sa mère appelait un
Acte de Charité Chrétienne.
Finalement, il se leva et passa sur la pelouse des Rapeloew.
Les Rapeloew avaient toujours été gentils avec lui. Rien de
vraiment particulier (« Pas de quoi se lever la nuit pour écrire les
détails à la maison », comme aurait dit sa mère), mais Mrs
Rapeloew était une spécialiste des cookies et n'oubliait jamais d'en
mettre quelques-uns de côté pour lui ; et nombre de fois, il avait
eu le plaisir de nettoyer du doigt les saladiers dans lesquels
avaient été préparés la pâte ou son glaçage dans la cuisine de la
rondouillarde et joyeuse Mrs Rapeloew. Et Mr Rapeloew lui avait
montré comment fabriquer des avions en papier qui volaient
réellement. Trois modèles différents, en plus. C'est pourquoi les
Rapeloew méritaient qu'on se montre chrétiennement charitable
envers eux ; pourtant, lorsqu'il franchit la porte de leur maison, il
savait parfaitement bien que ce n'était pas par charité chrétienne
qu'il était là. Faire la charité chrétienne ne rendait pas votre petit
oiseau tout dur.
Pendant cinq minutes, ou peut-être un quart d'heure, sinon
une heure et demie, le temps passait comme dans un rêve, Owen
avait erré dans la maison des Rapeloew, sans rien faire de spécial,
mais pendant tout ce temps, son petit oiseau était resté dur
comme de la pierre, tellement dur qu'il battait comme un
deuxième cœur, et on aurait pu penser qu'un truc pareil devait
faire mal, mais non, tout au contraire, c'était agréable, et bien des
années plus tard, il avait su ce qu'avaient été ces allées et venues
silencieuses : des préliminaires. Le fait qu'il n'ait rien eu contre les
Rapeloew, qu'en réalité il aimait bien les Rapeloew, rendait la
chose encore meilleure pour quelque raison obscure. Mais sur le
moment, s'il avait été surpris (il ne le fut pas), il aurait pu
répondre sans mentir qu'il ne savait pas pourquoi il avait fait ce
qu'il avait fait.
Pas fait grand-chose, pourtant. Dans la salle de bains du
rez-de-chaussée, il avait trouvé une brosse à dents avec le nom
DICK écrit dessus. Dick était le prénom de Mr Rapeloew. Owen
avait essayé de pisser sur cette brosse à dents, avait vraiment eu
envie de le faire, mais son petit oiseau était tellement dur qu'il
n'avait pas pu, que pas une goutte n'avait voulu en sortir. Il avait
donc craché sur les poils et reposé la brosse à sa place. Dans la
cuisine, il avait renversé un verre d'eau sur les plaques électriques
de la cuisinière. Puis il avait pris un grand plat de service en
porcelaine dans le bahut. « On dit que c'est la cigogne, avait
déclaré Owen en brandissant le plat au-dessus de sa tête. Ça doit
être un bébé, parce qu'il a dit que c'était une cigogne. » Sur quoi, il
avait lancé le plat dans un coin où il s'était brisé en mille
morceaux. Il avait alors tourné les talons et s'était enfui de la
maison. Quoi qu'il se fût passé en lui, quelle qu'eut été la chose qui
lui avait durci le petit oiseau et lui avait fait écarquiller les yeux
comme s'ils allaient jaillir de leur orbite, le vacarme de l'explosion
l'avait rompu, fait éclater comme un bouton ; et si ses parents
n'avaient pas été autant inquiets pour Mrs Rapeloew, ils se
seraient très certainement rendu compte que leur petit garçon ne
tournait pas rond.
Mais étant donné les circonstances, ils avaient probablement
supposé qu'il était inquiet pour leur voisine, lui aussi. Il avait très
mal dormi au cours de la semaine suivante, et le peu de sommeil
dont il avait joui avait été entrecoupé de mauvais rêves. Dans l'un
d'eux, Mr Rapeloew revenait de l'hôpital avec le bébé qu'avait
apporté la cigogne, à ceci près que le bébé était noir et mort. Owen
avait été dévoré de culpabilité et de honte (mais jamais jusqu'au
point de se confesser, cependant ; qu'aurait-il pu répondre à sa
baptiste de mère, au nom du ciel, lorsqu'elle lui aurait demandé ce
qui lui avait pris ?), sans toutefois jamais oublier le plaisir brut de
s'être retrouvé dans la salle de bains, pantalon baissé, essayant de
pisser sur la brosse à dents de Mr Rapeloew, ni l'excitation qui
s'était emparée de lui lorsque le plat s'était brisé en mille
morceaux. Il supposait que s'il avait été plus âgé, il aurait joui
dans son pantalon. La pureté était dans l'absurdité de la chose ; la
joie, dans le vacarme de la porcelaine se fracassant ; le plaisir
résiduel, dans la façon dont il s'était vautré longuement et
agréablement dans le remords de ce qu'il avait fait et dans la peur
d'avoir été pris. Mr Rapeloew avait dit que c'était une cigogne,
mais le père d'Owen lui avait expliqué qu'il s'agissait d'une
attaque. Qu'un vaisseau sanguin s'était rompu dans la tête de Mrs
Rapeloew et qu'elle avait eu, en fait, une hémorragie cérébrale.
Et voilà que tout cela recommençait.
Je vais peut-être jouir, cette fois-ci, se dit-il. Ce sera à tous les
coups fichtrement plus spectaculaire que d'essayer de pisser sur
la brosse à dents de Mr Rapeloew. Puis, après avoir aussi mis sa
casquette à l'envers : Même concept de base, pourtant.
« Owen ? fit la voix de Kurtz, on est là, fiston ? Si tu réponds
pas tout de suite, je vais devoir considérer que tu ne veux pas ou
ne peux pas...
- Je suis là, patron. » Voix calme. En esprit, il voyait un petit
garçon brandissant un plat en porcelaine au-dessus de sa tête.
« Alors, les gars, on est prêts à botter quelques petits culs
interstellaires ? »
Un rugissement affirmatif monta, avec au milieu des comment
donc et des on va les foutre en pièces.
« Par quoi on commence, les gars ? »
L'hymne de l'escouade, l'hymne, les putains de Rolling Stones
tout de suite !
« Celui qui veut se tirer, c'est le moment. »
Silence radio. Sur une autre fréquence, une fréquence sur
laquelle Underhill ne se brancherait plus jamais, les grisâtres
suppliaient avec leurs voix d'emprunt. À tribord et en dessous se
tenait le petit Kiowa OH-58. Underhill n'avait pas besoin de ses
jumelles pour voir Kurtz avec sa casquette retournée, Kurtz qui le
surveillait. Il avait toujours le journal sur les genoux, replié en une
sorte de triangle - allez savoir pourquoi. Pendant six ans, Owen
Underhill n'avait pas eu besoin qu'on lui offre une chance de se
racheter, ce qui était aussi bien, parce que Kurtz n'en offrait
jamais ; au fond de son cœur, Underhill devait toujours l'avoir su.
Il y repenserait plus tard. S'il le fallait. Une dernière pensée
cohérente illumina son esprit - le cancer, c'est toi, Kurtz, c'est toi -
et mourut. Laissant derrière elle d'excellentes, de parfaites
ténèbres.
« Blue Group, ici Blue Boy Leader. Rapprochez-vous de moi.
Ouvrez le feu à deux cents mètres. Évitez de toucher le Blue Boy, si
c'est possible, mais on va vous nettoyer ces enfoirés, qu'il n'en
reste rien. Fais passer l'hymne, Conk. »
Gene Conklin plaça un disque compact dans le lecteur posé
sur le plancher de Blue Boy Deux. Underhill, déjà ailleurs, monta
le volume dans Blue Boy Leader.
La voix de Mick Jagger, autrement dit celle des Rolling Stones,
emplit ses écouteurs. Underhill leva la main, vit Kurtz lui adresser
un salut sec - sincère ou sarcastique, Owen l'ignorait et s'en
moquait. Et pendant que Jagger chantait, chantait l'hymne, celui
qu'ils faisaient toujours jouer quand ça bardait, les hélicoptères
descendirent, serrèrent les rangs et foncèrent sur leur cible.

Les grisâtres, ou du moins ceux qui avaient réchappé à


l'accident, se tenaient dans l'ombre du grand disque de leur
vaisseau, échoué à l'extrémité de la piste éventrée et jonchée
d'arbres qu'il avait laissée derrière lui dans son atterrissage
d'urgence. Ils ne firent tout d'abord aucun effort pour s'enfuir ou
se cacher ; en fait, une bonne moitié d'entre eux s'avança (ils
avaient des pieds dépourvus d'orteils), pataugeant dans la neige
fondue, la boue et les plaques de mousse roussâtre éparpillées
autour d'eux. Ceux-là firent face à la vague d'appareils de combat
qui se dirigeait vers eux, levant leurs mains aux longs doigts,
montrant qu'elles étaient vides. Leurs yeux noirs, immenses,
brillaient dans la lumière atténuée et grise du jour.
Les hélicos ne ralentirent pas, même lorsque tous entendirent,
brièvement, une dernière retransmission directement dans leur
tète, Je vous en prie, ne nous faites pas de mal, nous sommes
inoffensifs, nous mourons. Avec en surimpression,
tirebouchonnée autour comme une queue de cochon, la voix de
Mick Jagger : « Permettez-moi de me présenter, je suis riche et
j'ai du goût ; je suis dans le secteur depuis pas mal d'années, et
j'ai dérobé à plus d'un homme son âme et sa foi... »
Les hélicoptères pivotèrent avec autant de vivacité qu'une
fanfare exécutant un quart de tour pendant la parade du Rose
Bowl, et les mitrailleuses lourdes ouvrirent le feu. Les balles
creusèrent des sillons dans la neige, frappèrent les branches qui
restaient aux arbres déjà massacrés, firent jaillir de petites
étincelles blêmes sur la carène du grand vaisseau échoué. Elles
déchiquetèrent les grisâtres qui s'étaient avancés, bras levés. Des
membres étaient arrachés aux corps rudimentaires, laissant jaillir
une sorte de sève rosâtre. Les crânes explosaient comme des
grenades, aspergeant les autres et le vaisseau d'une matière
rougeâtre qui n'était pas du sang mais toujours la même
moisissure, comme si leurs têtes n'étaient pas vraiment des têtes
mais des paniers remplis d'une gadoue immonde. Plusieurs furent
coupés en deux à mi-corps et s'effondrèrent, les mains encore
levées en signe de reddition. Dès qu'ils touchaient le sol, les corps
gris prenaient des nuances d'un blanc sale et paraissaient bouillir.
Mick Jagger confiait : « J'étais là lorsque Jésus-Christ eut son
moment de doute et de douleur... »
Les quelques grisâtres qui se trouvaient encore à l'abri du
vaisseau firent demi-tour comme pour s'enfuir, mais il n'y avait
aucune issue pour eux. La plupart furent abattus sur-le-champ.
Les derniers survivants, pas plus de quatre, peut-être, battirent en
retraite dans l'obscurité. Ils paraissaient faire quelque chose,
tripoter un appareil, et Owen eut une horrible prémonition.
« Je peux les avoir ! » fit une voix, dans les craquements de la
radio. Celle de Deforest, de Blue Boy Quatre, haletant
d'impatience. Anticipant l'ordre d'Owen, le Chinook descendit
presque jusqu'au niveau du sol ; son rotor souleva des tourbillons
de neige et d'eau boueuse et créa un blizzard malpropre qui
s'abattait sur les buissons aplatis par le souffle.
« Non, négatif ! Pas question, demi-tour ! Reprenez position
point de ralliement plus cinquante mètres ! » cria Underhill,
frappant l'épaule de Tony. Celui-ci, l'air un peu bizarre avec le
masque transparent sur le nez et la bouche, tira le manche à lui et
Blue Boy Leader s'éleva dans l'air instable. Même avec la musique
(les bongos frénétiques, le chœur faisant hou-hou, « Sympathy for
the Devil » n'avait jamais eu le temps d'atteindre sa conclusion,
pas une seule fois jusqu'à maintenant), Underhill entendit ses
hommes grommeler. Il vit aussi que le Kiowa s'était déjà écarté et
n'était plus qu'un point au loin. Aussi bizarres qu'aient été ses
particularités mentales, le patron de l'escouade n'était pas fou. Et
son instinct était d'une rare précision.
« Mais, patron..., protesta Deforest, d'un ton plus que
désappointé : furieux.
- Je répète, reprenez position, Blue Group, reprenez... »
L'explosion le repoussa brutalement dans son siège et expédia
le Chinook en chandelle comme s'il était un jouet. En dépit du
vacarme, Underhill entendit Tony Edwards jurer tandis qu'il se
battait avec le manche à balai pour garder le contrôle de l'appareil.
Il y eut des cris derrière eux, mais si la plupart des membres de
l'équipage furent plus ou moins gravement blessés, ils n'avaient
perdu que Pinky Bryson, qui avait voulu se pencher à l'extérieur
pour mieux voir et était tombé de l'appareil au moment où l'onde
de choc l'avait atteint.
« Ça y est, ça y est, ça y est ! » s'égosillait Tony, mais Underhill
estima qu'il fallut au moins trente secondes au pilote pour
reprendre le contrôle du vol, trente secondes qui lui parurent
durer des heures. L'hymne de l'escouade ne sortait plus des
haut-parleurs, fait qui ne présageait rien de bon pour Conklin et
les gars de Blue Boy Deux.
Tony entama un virage, et Underhill s'aperçut que le
pare-brise en Perspex était craquelé en deux endroits. Derrière
eux, dans la cabine de tir, on entendait encore crier : Mac
Cavanaugh s'était débrouillé pour perdre deux doigts dans
l'affaire.
« Sainte merde, marmonna Tony. Vous nous avez sauvé la
peau, patron. Merci. »
C'est à peine si Underhill l'entendit. Il regardait ce qui restait
du vaisseau spatial, éparpillé à présent en au moins trois
morceaux principaux - difficile à dire, car la merde volait dans
tous les sens et l'air avait pris un aspect brumeux et une couleur
rouge-orange. On avait moins de mal à distinguer l'épave de
l'hélicoptère de Deforest. Elle gisait dans la boue, sur le flanc, et
des bulles crevaient la surface tout autour. Côté bâbord, un
élément du rotor flottait sur l'eau comme une pagaie géante. À
environ une cinquantaine de mètres, d'autres lames de rotor
dépassaient, noires, tordues, au milieu d'une boule de feu enragée
jaune pâle. Conklin, et son Blue Boy Deux.
Grésillements et craquements à la radio. Blakey, de Blue Boy
Trois :
« Patron, hé, patron, je vois...
- Trois, ici Leader. Vous allez...
- Leader, je vois des survivants, je répète, il y a des survivants
de Blue Boy Quatre, trois au moins... non, quatre... je vais atterrir
pour...
- Négatif, Trois, négatif, reprenez position plus cinquante
mètres - non annulez, plus cent cinquante mètres, cent-cinquante,
et tout de suite !
- Ah, mais, monsieur - pardon, patron... je vois Friedman, il
est en train de brûler...
- Faites ce qu'on vous dit, Joe Blakey. »
La voix rauque de Kurtz, pas d'erreur. Kurtz qui avait mis
largement à temps une bonne distance entre lui et la saloperie
rouge. Presque comme s'il avait su ce qui allait se passer, pensa
Underhill.
« Tirez vos fesses de là où je vous garantis que le temps de le
dire, vous vous retrouverez à pelleter du crottin de chameau dans
un pays très chaud où la gnôle est illégale. Giclez ! »
Pas la moindre protestation de Blue Boy Trois. Les deux
hélicoptères d'assaut rescapés retournèrent à leur point de
ralliement original plus cent cinquante mètres. Underhill
regardait monter le tourbillon furieux du Ripley, se demandant si
Kurtz avait su, ou simplement eu une intuition, et si lui et Blakey
avaient évacué le secteur à temps. Parce qu'infectés, ils l'étaient,
évidemment ; les grisâtres pouvaient bien raconter tout ce qu'ils
voulaient, ils étaient contagieux. Underhill ignorait si cela justifiait
ce qu'ils venaient de faire, mais il pensait que les survivants de
Blue Boy Quatre, Ray Deforest et les autres, étaient déjà morts,
même s'ils marchaient encore. Ou pire, vivants, mais se
transformant. Devenant Dieu seul savait quoi.
« Owen. »
La radio.
Tony se tourna vers lui, sourcils levés.
« Owen. »
Avec un soupir, Underhill enclencha d'un coup de menton la
communication avec la fréquence privée de Kurtz.
« Je suis ici, patron. »

Kurtz avait toujours le journal plié en bateau sur les genoux.


Lui et Freddy portaient leurs masques, tout comme les autres
membres du groupe d'assaut. Masques qui étaient probablement
inutiles ; mais Kurtz, qui n'avait aucune intention de contracter le
Ripley s'il pouvait l'éviter, était le patron sur le terrain. Entre
autres choses, il devait donner l'exemple. De plus, il jouait la
sécurité. Quant à ce qui concernait Freddy Johnson... il avait des
projets pour lui.
« Je suis ici, patron, dit Owen dans l'écouteur.
- Très bon tir, excellent déploiement, et réactions
exceptionnelles. Vous avez sauvé plusieurs vies. Nous sommes
revenus tous les deux à la case départ. Vu ?
- Vu, patron. Et j'apprécie. »
Et si tu le crois, pensa Kurtz, c'est que tu es encore plus
stupide que tu en as l'air.

10

Derrière Underhill, Cavanaugh geignait toujours, mais d'un


ton plus bas. Rien de la part de Joe Blakey, qui commençait sans
doute à comprendre ce que signifiait ce tourbillon de poussière
roussâtre qu'ils avaient peut-être réussi à éviter. Ou peut-être pas.
« Tout va bien, mon gars ? demanda Kurtz.
- Nous avons quelques blessés, répondit Owen, mais dans
l'ensemble, c'est cinq sur cinq. Du boulot pour les nettoyeurs, tout
de même. C'est un carnage, là en bas. »
Le rire croassant de Kurtz arriva, assourdissant dans les
écouteurs d'Owen.

11

« Freddy.
- Oui, patron ?
- Il faut garder un œil sur Owen Underhill.
- Entendu.
- Si nous sommes obligés de partir en catastrophe - je parle
d'Imperial Valley - Underhill doit rester ici. »
Freddy Johnson ne répondit rien, se contentant d'acquiescer
et de piloter. Bon gars. Savait de quel côté de la ligne il fallait se
placer. Pas comme certains.
Kurtz se tourna à nouveau vers lui.
« Retourne dans ce foutu bled perdu. Au magasin. Et déchaîne
toute ta cavalerie. Je veux y être un quart d'heure avant Owen et
Blakey. Vingt minutes avant, si c'est possible.
- Oui, patron.
- Il faut aussi me verrouiller une liaison satellite avec
Cheyenne Mountain.
- Comme si c'était fait. Ça prendra cinq minutes.
- Trois, mon gars. Je préférerais trois. »
Kurtz s'enfonça dans son siège et regarda défiler la forêt de
résineux en dessous. Tant d'arbres, tant de vie sauvage et une
quantité non négligeable d'êtres humains - la plupart habillés en
orange fluo, vu la saison. Et dans une semaine, peut-être même
dans soixante-douze heures, tout cela serait aussi mort que les
montagnes de la lune. Désolant, mais s'il y avait bien une chose
dont le Maine ne manquait pas, c'était de forêts.
Kurtz se mit à jouer avec le bateau en papier. Il avait
l'intention d'en faire un chapeau de gendarme et de le poser, si
possible, sur la tête d'Underhill, quand celui-ci aurait cessé de
respirer.
« Il voulait savoir si quelque chose avait changé », dit Kurtz
doucement.
Freddy Johnson, qui savait de quel côté sa tartine était
beurrée, ne pipa mot.

12

À mi-chemin et alors que le petit Kiowa de Kurtz, un appareil


rapide, n'était plus qu'un point pratiquement invisible à l'horizon,
le regard d'Underhill se porta sur la main droite de Tony Edwards,
qui tenait l'une des branches du manche à balai en forme de Y. À
hauteur de la lunule de son pouce, aussi fine qu'une coulée de
sable, on voyait une ligne incurvée d'un rouge orangé. Owen
étudia ses propres mains, les inspectant avec encore plus de soin
que son institutrice pendant une séance d'hygiène et soins
corporels, à cette époque lointaine où les Rapeloew étaient leurs
voisins. On ne voyait encore rien, pas sur ses mains, mais Tony
portait la marque, et Underhill se disait que ça serait bientôt son
tour.
On était baptistes, chez les Underhill, et Owen connaissait
bien l'histoire d'Abel et Caïn. La voix du sang de ton frère Caïn
crie de la terre jusqu'à moi, avait dit Dieu, qui avait envoyé Caïn
vivre dans le pays de Nod, à l'est d'Eden. Avec les hommes
inférieurs, d'après sa mère. Mais avant que Caïn entame sa longue
errance, Dieu avait apposé une marque sur lui pour que même les
hommes inférieurs de Nod sachent qui il était. Et en ce moment, à
la vue de ce filet rouge doré sur l'ongle de Tony et tandis qu'il en
cherchait un identique sur ses mains et ses poignets, Owen se dit
qu'il savait de quelle couleur avait été la marque de Caïn.
XI

Le voyage du marchand d'œufs

Le suicide, avait découvert Henry, possédait une voix. Le


suicide tenait à s'expliquer. Le problème était son vocabulaire
réduit et sa syntaxe approximative ; la plupart du temps, il
s'exprimait dans une sorte de charabia. Mais c'était sans
importance ; le seul fait de parler paraissait suffire. Du jour où
Henry avait permis au suicide d'avoir une voix, sa vie s'était
considérablement améliorée. Il avait même eu des nuits où il
dormait normalement (pas beaucoup, mais assez), et plus de
journées réellement mauvaises.
Jusqu'à aujourd'hui.
C'était bien le corps de Jonesy, aux commandes de l'Arctic Cat,
mais la chose qui se cachait à l'intérieur de ce corps était pleine
d'images et d'intentions venues d'ailleurs. Jonesy s'y trouvait
peut-être aussi (Henry penchait pour cette hypothèse), mais dans
ce cas si profondément enfoui, si petit et si impuissant que c'était
sans espoir. Il aurait bientôt disparu, et ce serait sans doute
miséricorde pour lui.
Henry avait eu peur que la chose qui agissait à présent Jonesy
le sente, mais elle était passée sans s'arrêter. Se dirigeant vers
Pete. Et puis ensuite ? Où ? Il préférait ne pas y penser, ne pas s'en
occuper.
Finalement, il reprit la direction du camp de chasse, non pas
parce qu'il restait quoi que ce soit au Trou dans le Mur, mais parce
qu'il n'avait aucun autre endroit où aller. Lorsqu'il atteignit le
portail avec le panneau sur lequel ne figurait qu'un nom -
CLARENDON -, il recracha une nouvelle dent dans sa main gantée, la
regarda et la jeta. Il ne neigeait plus, mais le ciel était encore
sombre et il eut l'impression que le vent se remettait à souffler. La
radio n'avait-elle pas parlé d'une tempête en deux temps ? Il ne
s'en souvenait plus, et qu'est-ce que ça pouvait faire ?
Quelque part à l'ouest, une énorme explosion fracassa le jour.
Il regarda dans cette direction, inquiet, mais ne put rien
distinguer. Quelque chose s'était écrasé ou avait explosé, et au
moins quelques-unes des voix crispantes s'étaient arrêtées de
jacasser dans sa tête. Y avait-il une relation entre les deux faits, il
n'en avait aucune idée, ne savait même pas s'il devait s'en
inquiéter. Il franchit le portail ouvert, marchant sur la neige
damée par le passage de l'Arctic Cat, et s'approcha du Trou dans le
Mur.
La génératrice grommelait régulièrement et, au-delà de la
dalle de granite qui leur servait de paillasson, la porte était grande
ouverte. Henry s'immobilisa un moment pour examiner la dalle. Il
crut tout d'abord y voir du sang, mais le sang, frais ou séché,
n'avait pas cet éclat rouge orangé particulier. Non, ce qu'il voyait,
c'était le déploiement d'une chose organique. De la mousse, des
champignons microscopiques, de la moisissure. Et autre chose...
Il renversa un peu la tête en arrière, dilata ses narines et
renifla doucement ; un souvenir lui vint, à la fois clair et absurde,
un souvenir datant d'environ un mois. Il était au Maurice's avec sa
femme, humant le vin que le sommelier venait de lui verser ; il
avait regardé Rhonda, par-dessus la table, et s'était dit, Nous
reniflons le vin, les chiens se reniflent le trou du cul, et en somme,
tout cela revient au même. Puis dans un éclair, le souvenir du lait
coulant sur le menton de son père lui était revenu. Il avait souri à
Rhonda, elle lui avait rendu son sourire, et il avait pensé quel
soulagement serait la fin, et que si ça devait se faire, ça devait être
fait vite et bien.
L'odeur qui lui parvenait maintenant n'était pas celle du vin,
mais un remugle sulfureux de marécage. Pendant un instant il sut
qu'il l'avait déjà sentie sans se rappeler où, puis la mémoire lui
revint : la femme qui avait provoqué l'accident. La puanteur
qu'avaient dégagée ses intestins en déroute régnait là aussi.
Henry s'avança sur la dalle de granit, conscient qu'il venait ici
pour la dernière fois, conscient du poids que pesaient toutes ces
années... les rires, les discussions, les bières, les quelques joints à
l'occasion, une bataille de bouffe en 96 (ou peut-être en 97), les
coups de feu, ce mélange amer d'odeurs fortes, poudre et sang, qui
signait la saison du cerf, l'odeur de la mort et de l'amitié et de
l'éclat de l'enfance.
Il huma de nouveau l'air. C'était beaucoup plus fort, et plus
chimique qu'organique à présent, peut-être seulement parce que
c'était plus concentré. Il regarda à l'intérieur. Il y avait partout sur
le plancher des plaques de ce truc mousseux comme du mildiou,
mais on voyait encore une partie des lattes. Cependant, la
moisissure avait atteint une telle épaisseur, sur le tapis navajo,
qu'on n'en distinguait pratiquement plus les motifs. Aucun doute
que cette saleté prospérait mieux à la chaleur, mais son taux de
croissance n'en était pas moins effrayant.
Il s'apprêtait à entrer lorsqu'il hésita, puis recula finalement
de deux ou trois pas. Planté devant la porte, les pieds dans la
neige, il avait on ne peut plus conscience qu'il saignait du nez et
qu'il avait des trous dans les gencives à la place des dents qu'elles
contenaient encore ce matin. Si cette saleté moussue produisait un
virus aérobie quelconque, genre Ebola ou Hanta, il était
probablement déjà cuit, et tout ce qu'il pourrait faire reviendrait à
fermer la porte de l'écurie une fois le cheval envolé. Il n'y avait de
toute façon aucune raison de prendre des risques inutiles, n'est-ce
pas ?
Il fit demi-tour et se dirigea vers le côté du Trou dans le Mur
qui donnait sur la Combe, empruntant toujours la piste damée
laissée par la motoneige pour ne pas s'enfoncer trop
profondément dans la neige fraîche.

La porte de la remise était ouverte elle aussi. Et Henry voyait


Jonesy, le voyait comme s'il avait été là, qui s'arrêtait un instant
sur le seuil avant d'aller prendre la motoneige, Jonesy se tenant au
chambranle d'un geste machinal, Jonesy tendant l'oreille pour
écouter... quoi ?
Rien, justement. Pas de corbeaux croassant, pas de geais
jacassant, pas de piverts martelant, pas d'écureuils déguerpissant.
Seulement le vent et, de temps en temps, le bruit étouffé de la
neige tombant mollement d'une branche de pin ou de sapin. Les
animaux sauvages du secteur étaient partis, ils avaient pris la
poudre d'escampette comme ces bestioles loufoques dans les
dessins animés de Gary Larson.
Il resta un moment où il était, essayant de se souvenir de
l'agencement intérieur de la remise. Pete s'en serait mieux sorti ;
Pete aurait fermé les yeux, son index levé décomptant tout d'un
mouvement de métronome, puis vous aurait dit où se trouvait
chaque objet, jusqu'à la plus petite boîte de vis ; mais dans le cas
présent, Henry pensait pouvoir se passer des talents de Pete. Il
était venu dans le local la veille encore chercher un outil pour que
son ami puisse ouvrir la porte d'un des placards de la cuisine qui
avait gonflé à cause de l'humidité. Et il avait vu ce dont il avait
besoin à présent.
Il inspira et souffla rapidement à plusieurs reprises,
s'hyperventilant, puis, se pinçant le nez de sa main gantée, bouche
fermée, il entra. Il attendit un instant que ses yeux s'habituent à la
pénombre ; pas question d'être pris par surprise, si jamais...
Lorsqu'il put voir correctement, il traversa l'emplacement où
avait été garée la motoneige. Il ne restait plus que deux ou trois
taches d'huile sur le sol, mais on voyait quelques touffes de la
saleté rouge orangé sur la bâche verte, maintenant jetée dans un
coin, qui protégeait le Cat.
Un désordre indescriptible régnait sur l'établi ; deux pots, un
de clous et un autre de vis, étaient renversés, et ce que l'on avait
pris soin de séparer était à présent mélangé ; un vieux râtelier à
pipes ayant appartenu à Lamar Clarendon s'était brisé en tombant
au sol, tous les tiroirs avaient été tirés et laissés ouverts. L'un
d'eux, Beaver ou Jonesy, avait écumé le coin à toute vitesse à la
recherche d'un objet précis.
C'était Jonesy.
Ouais. Henry ne saurait peut-être jamais ce qu'il avait cherché,
mais c'était Jonesy, et ce truc avait été fichtrement important pour
lui, ou pour les deux. Henry se demanda si Jonesy l'avait trouvé.
Cela non plus, il ne le saurait probablement jamais. En attendant,
ce que lui cherchait était clairement visible de l'autre côté de la
remise, accroché à un clou au-dessus d'une pile de pots de
peinture et de pistolets de peintre.
La main toujours sur le nez et la bouche, retenant sa
respiration, Henry traversa le local. Quatre ou cinq masques de
peintre pendaient au bout d'élastiques qui avaient perdu une
grande partie de leur souplesse. Il les prit et se retourna à temps
pour voir quelque chose bouger derrière la porte. Il se retint
d'inspirer mais son rythme cardiaque s'accéléra, et les inspirations
d'air dont il avait empli ses poumons avant d'entrer se mirent
brusquement à le brûler et à lui peser. Mais il n'y avait rien ; ce
devait être juste son imagination. Puis il vit qu'il y avait quelque
chose. Ouais, quelque chose. La lumière entrait par la porte
ouverte, mais aussi par l'unique petite fenêtre aux vitres
encrassées au-dessus de l'établi, et Henry avait littéralement
sursauté à la vue de son ombre.
Il quitta la remise en quatre grandes enjambées, les masques
de peintre se balançant dans sa main droite. Il retint l'air dégradé
dans ses poumons pendant quatre pas supplémentaires, le long de
la piste damée par la motoneige, puis expira avec une violence
explosive. Il se pencha, mains posées sur les cuisses au-dessus des
genoux, des petits points dansant devant ses yeux pendant
quelques instants avant de se dissoudre.
De l'est lui parvinrent plusieurs détonations. Des coups de feu.
Mais pas tirés par des fusils de chasse ; c'étaient les rafales, plus
bruyantes et rapides, d'armes automatiques. Vint alors à l'esprit
d'Henry une image aussi claire que l'avait été le souvenir du lait
coulant sur le menton de son père, ou de Barry Newman fuyant
son cabinet avec des fusées aux fesses. Il vit les cerfs, les
ratons-laveurs, les tamias, les chiens sauvages et les lapins abattus
par douzaines et par centaines, tandis qu'ils tentaient de fuir ce
qui était manifestement un secteur ravagé par une pandémie ; il
vit la neige devenir rouge de leur sang, un sang d'innocents qui
était peut-être cependant contaminé. Cette vision lui fit mal d'une
manière inattendue, le transperça pour atteindre un lieu qui
n'était pas mort, mais simplement assoupi. Le lieu où avaient si
puissamment résonné les sanglots de Duddits, déclenchant des
harmoniques qui vous donnaient l'impression que votre tête allait
éclater.
Il se redressa, vit du sang frais dans la paume de son gant et
s'écria « Ah, merde ! » en direction du ciel, d'une voix qui était à la
fois furieuse et amusée. Il s'était couvert la bouche et le nez, il
avait récupéré les masques et se préparait à en enfiler au moins
deux l'un sur l'autre pour entrer dans le Trou dans le Mur, mais il
avait complètement oublié la blessure de sa cuisse, celle qu'il
s'était faite pendant le tonneau du Scout. S'il y avait eu un agent de
contamination dans la remise, une saleté quelconque qui se serait
dégagée de la moisissure, il avait toutes les chances de l'avoir
contractée. Même si les précautions qu'il avait prises restaient de
toutes les façons dérisoires. Henry imagina un panneau avec écrit,
en grandes lettres rouges : ZONE DE CONTAMINATION BIOLOGIQUE !
RETENEZ VOTRE RESPIRATION ET COUVREZ LA MOINDRE EGRATIGNURE DE
VOTRE MAIN !
Il eut un petit grognement de rire et repartit en direction du
chalet. Bon sang de bonsoir, c'était tout de même pas comme s'il
avait prévu de vivre éternellement, en fin de compte.
À l'est, le canardage continuait.

Se retrouvant une seconde fois devant la porte ouverte du


Trou dans le Mur, Henry se tâta les poches à la recherche d'un
mouchoir, mais sans grand espoir d'en trouver un. Bien entendu,
il n'en avait pas. Deux des petites joies secrètes de la vie en forêt
étaient d'uriner quand on en avait envie et de se moucher dès
qu'on en éprouvait le besoin : il suffisait pour cela de se pencher
en avant et de souffler par une narine, puis par l'autre. On retirait
une satisfaction d'ordre primitif à laisser voler la pisse comme la
morve... du moins, quand on était un homme. Quand on y pensait
un peu, il y avait même de quoi s'émerveiller que les femmes
arrivent tout de même à aimer les meilleurs d'entre nous, pour ne
pas parler des autres.
Il enleva sa veste, sa chemise, son maillot de corps
molletonné ; la dernière couche était constituée par un t-shirt
délavé des Red Sox de Boston avec dans le dos GARCIAPARRA 5.
Henry l'enleva également, le torsada pour en faire un bandage et
se l'enroula autour de la cuisse gauche, par-dessus le jean sur
lequel avait séché le sang, à hauteur de sa blessure. Il se dit une
fois de plus qu'il était dans le cas de figure du type qui fermait la
porte de l'écurie après que son cheval s'en était échappé.
N'empêche, il fallait bien remplir les cases du questionnaire, non ?
Oui, on les remplissait, et en écrivant proprement, de manière
lisible. Ces concepts étaient les moteurs de la vie. Même quand ces
moteurs semblaient sur le point de caler.
Il renfila les vêtements restants sur un dos que commençait à
hérisser la chair de poule, puis mit en place, en les superposant
sur son nez et sa bouche, deux des masques de peintre. Il
envisagea un instant d'utiliser les deux autres pour se protéger les
oreilles, imaginant les élastiques s'entrecroisant sur son crâne
comme des petites bretelles, mais cette idée le fit éclater de rire. Et
quoi encore ? Se couvrir un œil avec le dernier ?
« Si je dois la choper, cette saleté, je la choperai », dit-il, non
sans se rappeler, néanmoins, que ça ne pouvait pas faire de mal de
se montrer prudent ; une p'tite dose de prudence n'a jamais fait
de tort à personne, comme le disait le vieux Lamar.
À l'intérieur du Trou dans le Mur, le champignon (ou la
moisissure ou le mildiou) avait gagné du terrain de manière
appréciable pendant les quelques minutes qu'il avait fallu à Henry
pour aller à la remise et en revenir. Le tapis navajo en était
entièrement recouvert, et ses motifs n'étaient plus visibles du tout.
On voyait des plaques roussâtres sur le canapé, sur le comptoir qui
séparait la cuisine du coin-repas, et sur le siège des trois tabourets
alignés le long du comptoir, côté séjour. Un capillaire rouge doré
escaladait en zigzag l'un des pieds de la table du coin-repas,
comme s'il suivait la trace laissée par un liquide renversé, ce qui
rappela à Henry comment les fourmis s'agglutinaient le long de la
piste la plus ténue laissée par du sucre en poudre. Le plus désolant
était peut-être de voir l'espèce de toile d'araignée dorée qui
pendait au-dessus du tapis navajo, que Henry regarda fixement
pendant quelques secondes avant de comprendre qu'il s'agissait de
l'attrape-rêves de Lamar Clarendon. Il ne pensait pas apprendre
un jour ce qui s'était réellement passé ici, mais une chose était
sûre : cette fois l'attrape-rêves avait pris un véritable cauchemar
dans son filet.
Tu ne vas tout de même pas aller plus loin, n'est-ce pas,
maintenant que tu as vu à quelle vitesse poussait cette saleté ?
Jonesy avait l'air normal quand il est passé, mais il ne l'était pas,
et tu le savais. Tu l'as senti. Alors... tu ne vas pas aller plus loin,
si ?
« Si, je crois. » La double épaisseur des masques sautillait sur
son nez quand il parlait. « Si ce truc s'empare de moi... eh bien, il
ne me restera plus qu'à me tuer. »
Riant comme Stubb dans Moby Dick, Henry s'avança dans le
chalet.

À une seule exception près, la moisissure poussait par plaques


fines, s'étalait en taches. L'exception se trouvait devant la porte de
la salle de bains où se dressait un monticule qui remontait le long
du chambranle et avait déjà atteint une hauteur de près de un
mètre cinquante. Cet amas paraissait se développer à partir d'un
matériau de base spongieux et grisâtre. Sur le côté faisant face au
séjour, cette matière grisâtre se séparait en deux, prenant une
forme en V qui rappela à Henry, désagréablement, des jambes
écartées. Comme si quelqu'un était mort sur le seuil et que la
moisissure avait envahi le cadavre. Henry se rappela un document
qu'il avait vu pendant ses études de médecine, alors qu'il
parcourait une revue à la recherche de quelque chose d'autre. La
revue comportait des photographies, dont l'une était un cliché de
médecin légiste. Il ne l'avait jamais complètement oublié. On
voyait le cadavre d'un homme nu, victime d'un meurtre, qui avait
été abandonné dans les bois et qu'on avait découvert au bout
d'environ quatre jours. Des champignons avaient poussé sur sa
nuque, dans les creux poplités de ses genoux et dans la fente de
ses fesses.
Oui, mais quatre jours. Tandis que cet endroit était encore
aussi propre ce matin que pouvait l'être un chalet où logeaient
quatre hommes...
Il consulta sa montre et constata qu'elle s'était arrêtée à midi
moins vingt. Le temps était passé aux oubliettes.
Il se tourna et regarda derrière la porte, soudain convaincu
que quelque chose s'y cachait.
Mais non. Rien que le fusil de chasse de Jonesy appuyé contre
le mur.
Il se détourna, arrêta son mouvement et revint examiner
l'arme. Le Garand paraissait intact, et il le prit. Chargé, une balle
dans la chambre, sécurité enclenchée. Bien. Il le mit en
bandoulière et retourna vers le répugnant monticule que
régurgitait la salle de bains à travers la porte ouverte. L'odeur
d'éther, mélangée à des émanations sulfureuses encore plus
désagréables, y était très forte. Il traversa la pièce en prenant bien
soin de ne faire qu'un pas précautionneux à la fois, redoutant (et
en étant de plus en plus certain) que le monticule rouge, avec ses
deux extensions, ne soit le cadavre de son ami Beaver. Dans un
instant, il verrait, en longues mèches éparses, ce qui restait des
cheveux noirs du Beav, ou ses Doc Martens, les chaussures qu'il
baptisait de « signes de reconnaissance lesbiens ». Il s'était fourré
dans la tête que c'était grâce à elles que les lesbiennes se
reconnaissaient entre elles, et personne n'avait pu le convaincre
du contraire. Il était de même persuadé que c'étaient des gens qui
s'appelaient Rothschild ou Goldfarb qui dirigeaient le monde, sans
doute de quelque bunker enfoui à trois kilomètres sous terre dans
le Colorado. Beaver, dont l'expression d'étonnement préférée était
baise-moi le cul, Freddy !
Mais il n'y avait aucun moyen de dire si le tas informe qui
encombrait le seuil de la salle de bains était ce qui restait du Beav,
ou même s'il s'agissait d'un cadavre. Il n'y avait que cette forme
suggestive. Quelque chose brillait dans la masse spongieuse et
Henry se pencha légèrement, se demandant si des fragments
microscopiques de moisissure ne poussaient pas déjà à la surface
humide de ses yeux sans protection. Le truc brillant se révéla être
la poignée de porte. Un peu plus loin, il aperçut un rouleau
d'adhésif. Il se souvint du désordre de l'établi, dans la remise, des
tiroirs laissés ouverts. Est-ce que c'était ce que Jonesy avait
cherché, là-bas ? Un con de rouleau d'adhésif ? Il eut brusquement
l'impression que c'était bien ça - le clic, peut-être, ou peut-être
pas. Mais pourquoi ? Au nom du ciel, pourquoi ?
Au cours des cinq derniers mois, alors que les pensées
suicidaires devenaient plus fréquentes et restaient plus longtemps,
bavardant dans leur idiome appauvri, Henry avait perdu toute
curiosité ou presque pour les choses. Mais à présent, elle faisait
rage, comme si elle venait de se réveiller, affamée. Il n'avait rien à
lui mettre sous la dent. Jonesy avait-il voulu condamner la porte ?
Ouais ? Et contre quoi ? De toute évidence, lui et Beaver se
doutaient bien que cela ne servirait à rien pour contenir la
moisissure qui n'aurait eu aucun mal à glisser ses filaments
tentaculaires sous la porte.
Il regarda dans la salle de bains et émit un grondement bas.
C'était ici, de toute évidence, qu'avait commencé et que s'était
achevée la scène délirante, obscène et pour lui incompréhensible
dont il voyait les résultats. La pièce était un antre rougeoyant ; le
carrelage bleu disparaissait presque complètement sous les
coulées de la saleté rougeâtre. Elle avait également envahi le pied
du lavabo et la base des toilettes. Le couvercle du siège était relevé
contre le réservoir, et même s'il ne pouvait en être sûr, tant il
disparaissait sous la moisissure, le siège lui-même donnait
l'impression d'être cassé vers l'intérieur. Le rideau de douche était
maintenant d'un rouge doré éclatant, et non plus bleu pâle ;
presque entièrement arraché à ses anneaux, auxquels pendaient
d'ailleurs des barbes végétales, il gisait dans la baignoire.
Et de la baignoire elle-même dépassait un pied botté, lui aussi
envahi de moisissures. La botte était une Doc Martens, Henry en
était sûr. Il avait fini par trouver Beaver, on aurait dit. Des
souvenirs de la journée où ils avaient sauvé Duddits l'assaillirent
soudain, aussi clairs et précis que si l'événement datait de la veille.
Beaver portant son vieux blouson de cuir grotesque, Beaver
prenant la boîte à lunch de Duddits et disant, mais ils ne changent
jamais de tenue, puis ajoutant...
« Baise-moi le cul, Freddy, dit Henry à haute voix. C'est ce
qu'il a dit, c'est ce qu'il disait toujours. » Des larmes roulèrent de
ses yeux et coulèrent sur ses joues. Si c'était l'humidité qui faisait
prospérer la moisissure - et, à en juger par la luxuriance de celle
qui poussait à l'intérieur des toilettes, elle s'en gavait -, elle pouvait
s'en prendre à lui et festoyer.
Henry n'en n'était pas tellement affecté. Il avait le fusil de
Jonesy. La saleté pouvait s'attaquer à lui : il saurait faire en sorte
d'avoir disparu longtemps avant qu'elle en arrive au dessert. S'il le
fallait.
Et il allait probablement le falloir.

Il était sûr d'avoir aperçu des restes de moquette entassés


dans un coin de la remise. Il se demanda s'il ne pourrait pas aller
les chercher. Il pourrait les poser sur le sol de la salle de bains et
passer dessus pour aller examiner Beaver de plus près. Mais à quoi
cela lui servirait-il ? Il savait que c'était son ami, là-dedans, et il
n'avait aucun réel désir de voir l'auteur de traits d'esprit aussi
immortels que baise-moi l'oignon envahi par une moisissure
rougeâtre, comme le cadavre blême envahi par des champignons
sur ce cliché vu il y avait si longtemps dans une revue médicale. Si
cela avait pu répondre à quelques-unes des questions qu'il se
posait, oui, à la rigueur. Mais il n'y croyait pas.
Il mourait surtout d'envie de ficher le camp d'ici. La
moisissure lui flanquait la frousse, certes, mais il éprouvait, outre
cela, la sensation encore plus angoissante de ne pas être seul.
Il s'éloigna de la salle de bains. Un livre de poche était posé
sur la table avec, sur la couverture, des diablotins qui dansaient en
brandissant des fourches. Devait appartenir à Jonesy, pas de
doute, et déjà envahi par une petite colonie de la saleté rougeâtre.
Il prit conscience d'un bruit en provenance de l'ouest, une
sorte de bourdonnement de guêpe qui enfla rapidement pour
devenir un grondement de tonnerre. Des hélicoptères, toute une
escadrille, cette fois. Des gros. Ils donnaient l'impression qu'ils
allaient passer au ras du toit et il rentra la tête dans les épaules,
sans même s'en rendre compte. Des images, tirées de douzaines de
films sur le Viêt-nam, lui emplirent la tête et il crut bien, pendant
quelques instants, qu'ils allaient ouvrir le feu sur la maison avec
leurs mitrailleuses. Ou peut-être l'arroser de napalm.
Ils passèrent sans faire ni l'un ni l'autre, mais si près que
tasses et assiettes se mirent à cliqueter sur les étagères de la
cuisine. Il se redressa lorsque le bruit de tonnerre commença à
s'éloigner, se réduisant peu à peu à un bourdonnement qui n'avait
plus rien d'inquiétant. Peut-être les appareils allaient-ils se joindre
au massacre des animaux, dans la partie est du Jefferson Tract.
Qu'ils y aillent. Il allait se tirer d'ici, et...
Et quoi ? Qu'allait-il faire, exactement ?
Tandis qu'il retournait la question dans sa tête, il y eut un
bruit en provenance de l'une des deux chambres du bas. Comme
un frottement. Suivi d'un moment de silence qui se prolongea
assez pour qu'il pense que son imagination faisait des heures sup.
Puis lui parvint une série de clics et de pépiements bas ; on aurait
presque dit le bruit d'un jouet mécanique (un singe minuscule ou
un perroquet, par exemple) arrivant au bout de son ressort. Il se
sentit envahi par la chair de poule. Sa gorge se dessécha. Sur sa
nuque, ses cheveux se hérissèrent en touffes.
Fous le camp de là ! Dégage !
Mais au lieu d'écouter cette voix, de la laisser s'emparer de lui,
il se dirigea vers la porte de la chambre à grandes enjambées, tout
en prenant le fusil à la main. L'adrénaline se mit à gicler dans son
sang et le monde à ressortir dans tout son éclat. La sélection
perceptive, ce cadeau qui passe inaperçu aux yeux de ceux qui sont
en sécurité et confortablement installés, laissa la place à un état où
il voyait tout en détail : la traînée de sang qui allait de la chambre
à la salle de bains, une pantoufle retournée, cette bizarre
moisissure rougeâtre dessinant les contours d'une main sur le
mur.
Puis il franchit la porte.
C'était sur le lit, mais il n'aurait su dire quoi. La chose
ressemblait à une belette ou une fouine qui aurait eu les pattes
amputées et une queue très longue, ensanglantée, qui faisait l'effet
d'un cordon ombilical. À ceci près qu'il n'avait jamais vu d'animal,
à l'exception, peut-être, d'une murène, dans l'aquarium marin de
Boston, ayant des yeux si grands, si disproportionnés. Il y avait
une autre similitude : quand la chose ouvrait la fente rudimentaire
qui était sa gueule, elle découvrait un fouillis de crocs
impressionnants, aussi longs et fins que des épingles à chapeau.
Derrière la créature, sur le couvre-lit couvert de sang et agité
de pulsations, il y avait une centaine d'œufs, sinon davantage,
d'une couleur orangée tirant sur le brun. Ils avaient la taille de
grosses billes et étaient enduits d'une humeur visqueuse qui faisait
penser à de la morve sale. Chacun, à l'intérieur, contenait une
ombre agitée, presque aussi fine qu'un poil ou un cheveu.
La bestiole se redressa comme un cobra dans le panier d'un
charmeur de serpents et se mit à insulter Henry de son pépiement
crépitant. Elle se dandinait sur le lit - le lit de Jonesy, au fait -,
mais ne paraissait pas capable de beaucoup bouger. Ses brillants
yeux noirs le foudroyaient. Sa queue (Henry se demanda s'il ne
s'agissait pas, en fait, d'une sorte de tentacule préhensile) donna
quelques coups de fouet avant de se poser sur le plus d'œufs
possible, comme pour les protéger.
Henry se rendit compte qu'il répétait depuis un moment le
même mot, non, non, non, sur un ton monocorde, comme un
psychotique impuissant qu'on vient de gaver de Thorazine. Il
épaula le fusil, visa, et suivit la tête triangulaire dans ses
soubresauts et ses mouvements pour lui échapper. Elle sait ce qui
l'attend, elle sait au moins ça, cette saloperie, pensa froidement
Henry, juste avant d'appuyer sur la détente.
Il avait tiré presque à bout portant et la créature n'était pas en
état de s'échapper ; soit la ponte des œufs l'avait épuisée, soit elle
supportait mal la baisse de température ; avec la porte laissée
grande ouverte, il commençait à faire très froid à l'intérieur du
Trou dans le Mur. La détonation fut assourdissante dans la pièce
fermée, et la tête dressée de la chose se désintégra sous la forme
d'éclaboussures liquides qui allèrent maculer les murs, derrière
elle, de filaments et de grumeaux. Son sang avait la même nuance
rouge doré que la moisissure. Le corps décapité tomba du lit pour
atterrir sur une pile désordonnée de vêtements qu'Henry ne
reconnut pas : une veste de chasse marron, un gilet orange fluo de
rabatteur, des jeans avec des revers (aucun d'eux n'avait jamais
porté de jeans à revers ; au lycée, on traitait de « bouseux » ceux
qui en avaient). Plusieurs œufs dégringolèrent en même temps
que le corps. La plupart tombèrent soit sur les vêtements, soit sur
les livres éparpillés de Jonesy, et restèrent intacts. Mais deux
d'entre eux heurtèrent le plancher et se cassèrent. Une matière
blanchâtre faisant penser à du blanc d'œuf s'en écoula, visqueuse -
environ une cuillère à soupe par œuf. À l'intérieur, les filaments se
tortillaient et se tordaient ; on aurait dit qu'ils essayaient de
foudroyer Henry du regard, avec leurs yeux pas plus gros que des
têtes d'épingle. Le seul fait de les voir donnait envie de hurler.
Il fit demi-tour et ressortit de la chambre d'un pas saccadé, sur
des jambes qu'il ne sentait pas plus que si elles avaient été en bois.
Il avait l'impression d'être une marionnette aux mains d'un
manipulateur plein de bonne volonté, mais encore novice dans son
art. Il ne sut vraiment ce qu'il allait faire qu'au moment où il se
retrouva penché sur le placard ouvert de l'évier.
« J'suis le marchand d'œufs, le marchand d'œufs, je suis le
walrus ! Bonnnn-boulooot ! »
Il ne chanta pas les paroles, mais les déclama d'une voix forte,
sur le ton de l'exhortation, un ton qu'il ignorait avoir dans son
répertoire. La voix d'un acteur de théâtre burlesque au
dix-neuvième siècle. Cette idée lui fit venir à l'esprit une image -
Dieu seul savait pourquoi - d'Edwin Booth habillé en d'Artagnan,
chapeau à plumes compris, reprenant les paroles de John Lennon.
Henry émit un rire en deux syllabes : « Ha-ha ! »
Je deviens cinglé, pensa-t-il... mais ce n'était pas un problème.
Il valait mieux d'Artagnan chantant « The Walrus » que l'image du
sang de la saleté éclaboussant les murs, ou celle de la Doc Martens
couverte de moisissures dépassant de la baignoire ou, pire encore,
celle des œufs crevant pour régurgiter des poils épais, agités de
tressaillements et dotés d'yeux. Tous ces yeux qui le regardaient.
Il déplaça le produit à vaisselle, le seau et sa serpillière et
c'était là : un bidon jaune, celui qui contenait l'allume-barbecue
liquide Sparx. Il retraversa le séjour avec, ne s'arrêtant que le
temps de prendre les allumettes sur la cheminée.
« Je suis lui et tu es moi et nous sommes tous
ensemble ! » déclama-t-il, revenant d'un pas vif jusque dans la
chambre de Jonesy pour que la personne terrifiée, tout au fond de
sa tête, n'ait pas le temps de s'emparer des commandes, de lui
faire faire demi-tour et prendre la fuite. Une personne qui n'avait
qu'un désir, le faire courir jusqu'à ce qu'il tombe, inconscient. Ou
mort.
Les œufs, sur le lit, commençaient à s'ouvrir. Deux douzaines
de filaments se tortillaient et rampaient sur les couvertures et
l'oreiller imbibés de sang de Jonesy. L'un d'eux souleva son
embryon de tête et cracha son pépiement acide en direction
d'Henry, un son tellement minuscule et aigu qu'il était à la limite
de l'audition.
Sans s'autoriser à s'arrêter, parce que s'il s'arrêtait il ne
pourrait jamais repartir (sauf pour prendre la direction de la
porte), il s'avança de deux pas vers le pied du lit. L'un des
filaments rampa sur le plancher dans sa direction, se propulsant à
l'aide de sa queue comme un spermatozoïde à l'aide de son
flagelle.
Henry marcha dessus tout en en dévissant le bouchon du
bidon. Il dirigea l'embout vers le lit, et pressa le plastique avec
force, arrosant copieusement non seulement le lit mais aussi le
plancher. Lorsque l'allume-feu touchait les saletés filamenteuses,
elles poussaient des cris aigus rappelant les miaulements de
chatons nouveau-nés.
« Marchand d'œufs... Marchand d'œufs... walrus ! »
Il marcha sur un deuxième filament et se rendit alors compte
qu'il en avait un à la jambe de son jean, agrippé par son bout de
queue, qui essayait de le mordre à travers le tissu avec des dents
encore trop molles.
« Marchand d'œufs », marmonna Henry en chassant la
vermine du bord de son autre botte. Elle essaya de s'éloigner et il
l'écrasa. Il se rendit alors compte qu'il était trempé de sueur, en
nage des pieds à la tête, et que s'il sortait dans cet état (ce qu'il
serait bien obligé de faire, il ne pouvait pas rester ici), il allait
probablement attraper la mort par ce froid.
« Peux pas rester ici, peux pas me reposer ! » s'écria-t-il de son
nouveau ton d'exhortation.
Il ouvrit la boîte d'allumettes, mais ses mains tremblaient
tellement qu'il en fit tomber la moitié au sol. Plusieurs filaments
se dirigeaient à présent vers lui, se tortillant comme des vers. Ils
ne savaient peut-être pas grand-chose, mais au moins avaient-ils
compris qu'il était l'ennemi ; ça, c'était clair pour eux.
Il finit par s'emparer d'une allumette et plaça l'ongle du pouce
sur la partie inflammable. Manière d'allumer que lui avait
enseignée Pete, à l'époque. Ce sont toujours les amis qui vous
apprennent les choses les plus indispensables, n'est-ce pas ?
Comment offrir à son vieux pote Beaver des funérailles digne d'un
chef viking et se débarrasser par la même occasion de ces
serpenteaux casse-pieds, par exemple.
« Marchand d'œufs ! »
Il racla son ongle sur le bout de l'allumette, qui prit feu.
L'odeur du soufre était semblable à celle qui l'avait accueilli
lorsqu'il était entré dans le chalet, semblable à celle des pets
robustes de la femme.
« Walrus ! »
Il lança l'allumette au pied du lit, sur un duvet roulé en boule,
imbibé d'allume-barbecue. Un instant, la flamme bleuit et faiblit
autour du bâtonnet, et il crut bien qu'elle allait s'éteindre. Puis il y
eut une petite explosion feutrée, flump ! et une modeste ligne de
flammèches jaunes monta du duvet. « Bonnnn-boulooot ! »
Les flammes escaladèrent le lit jusqu'aux draps, et le sang qui
les imprégnait se mit à noircir. Puis elles atteignirent la masse des
œufs entourés de gelée, qu'elles dégustèrent et trouvèrent à leur
goût. Il y eut une série de minuscules détonations, celles des œufs
qui commençaient à exploser. Puis les miaulements aigus se
multiplièrent au fur et à mesure que les vers brûlaient,
accompagnés de chuintements de poêle à frire tandis que le fluide
visqueux s'écoulait des coquilles brisées.
Henry quitta la pièce, faisant gicler de l'allume-feu au fur et à
mesure qu'il reculait. Il était au milieu du tapis navajo lorsque
tombèrent les dernières gouttes. Il jeta le bidon, gratta une autre
allumette et la jeta. Cette fois-ci, le flump ! fut immédiat, et des
flammes orange montèrent. La chaleur était cuisante, même pour
son visage en sueur, et il se sentit pris du besoin brutal - à la fois
fort et joyeux - d'arracher les masques et de s'avancer droit dans
les flammes. Bonjour chaleur, bonjour été, bonjour ténèbres, mes
vieilles amies...
Ce qui l'arrêta fut une idée aussi simple que puissante. S'il
tirait le rideau maintenant, il aurait eu à subir pour rien le réveil
désagréable de toutes ses émotions en hibernation. Il ne saurait
jamais précisément ce qui s'était passé ici, mais il pouvait au
moins avoir quelques réponses de la part de ceux qui pilotaient les
hélicoptères et abattaient les animaux. À moins qu'ils ne l'abattent
lui aussi auparavant, bien sûr.
Une fois à la porte, un souvenir lui revint si brutalement à
l'esprit qu'il sentit son cœur se serrer dans sa poitrine : Beaver
agenouillé en face de Duddits, au moment où le petit retardé
essayait d'enfiler sa chaussure. Laisse-moi arranger ça, avait dit
Beaver. Et Duddits, le regardant avec dans les yeux cette
perplexité qui ne pouvait que vous faire craquer, lui répondant :
Angé oi ?
Henry avait de nouveau les larmes aux yeux. « Salut, le Beav,
dit-il. Je t'aimais, mon vieux... du fond du cœur. »
Puis il sortit dans le froid.

Il alla jusqu'à l'autre angle du Trou dans le Mur où s'élevait la


pile de bois. Une vieille bâche était posée à côté, toute raide, d'un
noir tirant sur le gris. Elle était collée au sol par le gel, et il dut
tirer dessus à deux mains pour la dégager. En dessous, il y avait un
empilement de chaussures de neige, de patins et de skis. Ainsi
qu'un foret à glace antédiluvien pour pêcher dans les lacs gelés.
Tandis qu'il examinait cet assortiment inutilisé depuis si
longtemps (et assez peu convaincant) de matériel d'hiver, il prit
soudain conscience de sa fatigue... non, le terme fatigue n'était
qu'un euphémisme. Il venait de parcourir plus de quinze
kilomètres à pied dans la neige, la plupart du temps en courant à
un rythme soutenu. Il avait réchappé à un accident de voiture avec
une blessure légère et découvert le cadavre d'un de ses amis
d'enfance. Et il était convaincu d'avoir de même perdu ses deux
autres amis d'enfance.
Si je n'avais pas été dans un état aussi suicidaire, pour
commencer, je serais à l'heure actuelle en pleine crise de
démence, se dit-il. Cette idée le fit rire. Rire faisait du bien, mais
était sans effet sur sa fatigue. Il lui fallait cependant sortir d'ici à
tout prix. Trouver quelqu'un, un représentant de l'autorité, de
préférence, et lui dire ce qui s'était passé. Ils étaient déjà peut-être
au courant : à en croire les bruits qu'il avait entendus, il était
fichtrement certain qu'ils savaient quelque chose, même si leurs
méthodes pour traiter le problème le mettaient mal à l'aise, mais
ils ignoraient peut-être l'existence des fouines. Et celle des œufs.
Et lui, Henry Devlin, la leur apprendrait. Qui était mieux placé que
lui ? N'était-il pas le marchand d'œufs ?
Les parties en cuir des chaussures de ski avaient été rongées
par plusieurs générations de souris, si bien qu'il n'en restait guère
plus que le squelette. Après avoir fouillé dans le tas et trié, il
dégotta tout de même une paire de skis de fond, de forme trapue,
qui devaient avoir été le nec plus ultra dans le genre en 1954, à
peu près. Les crampons d'attache étaient rouillés, et il dut peser
dessus des deux pouces à la fois pour les rabattre (ils protestèrent)
sur ses bottes.
Des craquements de plus en plus réguliers lui parvenaient du
chalet. Il posa une main contre le bois et sentit la chaleur. Des
bâtons de ski étaient appuyés au mur, en dessous de l'avant-toit,
les poignées prises dans un réseau de toiles d'araignées. L'idée de
les toucher déplaisait à Henry (le souvenir des œufs et des rejetons
de la fouine se tortillant était encore trop frais dans son esprit),
mais au moins avait-il ses gants. Il repoussa les toiles d'araignées
pour procéder à une rapide sélection. Il voyait danser des
étincelles à travers la fenêtre la plus proche.
Il choisit finalement deux bâtons de ski qui étaient un peu
petits pour sa taille, puis il avança dans une glisse maladroite
jusqu'à l'angle du bâtiment. Il avait l'impression d'être un
chasseur alpin nazi dans un film de guerre d'Alistair MacLean,
avec ces antiquités aux pieds et le fusil de Jonesy en bandoulière.
Au moment où il se tournait, la fenêtre par laquelle il avait vu les
étincelles explosa avec une détonation d'une force étonnante - le
bruit d'un grand saladier de verre qui serait tombé d'un premier
étage. Il rentra la tête dans les épaules et sentit des débris de verre
heurter son dos ; quelques-uns atterrirent dans ses cheveux. Il se
rendit compte que s'il avait pris vingt ou trente secondes de plus
pour choisir ses bâtons de ski, l'explosion lui aurait arraché une
bonne partie du visage.
Il se tourna vers le ciel et, mettant les mains en porte-voix
devant sa bouche comme Al Jolson, s'écria, « Y'a donc quelqu'un
qui m'aime, là-haut ? Yahou ! »
Les flammes jaillissaient à présent par la fenêtre et venaient
lécher le dessous de l'avant-toit ; il entendait les objets exploser ou
se casser à l'intérieur au fur et à mesure que la température
montait. Le camp de chasse de Lamar Clarendon, construit par le
père de celui-ci juste après la Seconde Guerre mondiale, brûlait
maintenant dans un joyeux feu d'enfer. Ce devait être un rêve,
sans aucun doute.
Henry contourna la maison à skis, à distance respectueuse ;
des tourbillons d'étincelles jaillissaient de la cheminée et
montaient en tourbillonnant vers le ventre affaissé des nuages. On
entendait toujours, à l'est, des rafales régulières d'armes
automatiques. On s'occupait de cerner le problème, certain. De le
cerner définitivement, si l'on pouvait dire. D'autant qu'il y avait eu
cette explosion, à l'ouest. De quoi diable avait-il pu s'agir ? Aucun
moyen de le savoir. S'il arrivait à rejoindre la civilisation en un
seul morceau, on le lui dirait peut-être.
« S'ils ne décident pas de me cerner définitivement moi
aussi », dit-il. Sa voix s'était étranglée, et il se rendit compte qu'il
mourait de soif. Il se pencha avec précaution (cela faisait au moins
dix ans qu'il n'avait pas chaussé de skis), ramassa une grande
poignée de neige et en prit une grande bouchée. Il la laissa fondre
et couler dans sa gorge. Sensation céleste. Henry Devlin,
psychanalyste et jadis auteur d'un article sur la Solution
Hemingway, un homme qui avait été un jeune puceau et qui était
aujourd'hui un grand type dégingandé avec des lunettes qui lui
glissaient constamment sur le nez et des cheveux grisonnants,
dont les amis étaient soit morts, soit en fuite, soit métamorphosés
en il ne savait quoi, cet homme se tenait devant le portail d'un lieu
où il ne reviendrait jamais et, debout sur ses skis, bouffait de la
neige comme un gosse mangeant une crème glacée au cirque, se
tenait sur ses skis et regardait brûler ce qui avait été le dernier
endroit au monde où il s'était senti réellement bien. Les flammes
commencèrent à passer à travers les bardeaux de cèdre. La neige
du toit se mit à fondre et à couler, fumante, dans les gouttières
rouillées. Des bras de feu entraient et sortaient de la porte ouverte,
tels des hôtes enthousiastes encourageant les invités à se
dépêcher ; grouillez-vous, bon sang, grouillez-vous, venez vous
mettre les fesses au chaud avant que toute la foutue baraque ait
brûlé... la couche de moisissure roussâtre, sur la dalle de granité,
avait grillé et perdu sa couleur pour devenir grise. « Parfait »,
murmura Henry. Il serrait rythmiquement les poings sur la
poignée des bâtons de ski sans s'en rendre compte. « Parfait. C'est
parfait. »
Il demeura où il était pendant encore un quart d'heure et,
quand il ne put plus le supporter, il tourna le dos aux flammes et
repartit dans la direction par laquelle il était arrivé.

Il se sentait vidé de toute énergie. Il avait encore trente-cinq


kilomètres à parcourir (35,7 pour être exact, se dit-il) et s'il ne
prenait pas tout de suite le rythme, il n'y arriverait jamais. Il
restait sur la piste damée par le passage de la motoneige et devait
s'arrêter plus fréquemment qu'à l'aller pour souffler.
Oui, mais j'étais plus jeune, alors, pensa-t-il, à peine ironique.
Par deux fois, il consulta sa montre, oubliant que le temps
n'avait plus cours dans le Jefferson Tract. Avec l'épaisse couche de
nuages bas solidement installée au-dessus de sa tête, il ne savait
qu'une chose : la journée n'était pas finie. C'était l'après-midi,
certes, mais le milieu, ou la fin ? Il n'aurait su dire. Une autre fois,
son appétit aurait pu lui servir de moyen d'appréciation, mais pas
aujourd'hui. Pas après l'épisode de la saleté sur le lit de Jonesy, et
de ses œufs, et des filaments vermiformes avec leurs yeux
protubérants et noirs. Pas après ce pied dépassant du bac à
douche. Il avait le sentiment qu'il ne pourrait jamais remanger de
sa vie... et que s'il le faisait, il n'avalerait rien ayant la moindre
nuance de rouge. Quant aux champignons... non, merci.
Skier, en tout cas skier sur ces vieilles lattes de fond, était un
peu comme faire de la bicyclette, découvrit-il : ça ne s'oubliait pas.
Il tomba une fois, en escaladant la première colline, mais il glissa
avec jubilation le long de la pente qui suivit sans faire de chute,
seulement quelques embardées vite rattrapées. Il se dit que ses
skis ne devaient pas avoir été fartés depuis que le président Carter
était retourné à ses arachides, mais s'il ne quittait pas la piste plus
dure et tassée par la motoneige, tout devrait bien se passer. Il resta
stupéfait devant le nombre d'empreintes laissées par les animaux
dans Deep Cut Road ; dans le meilleur des cas il n'en avait jamais
vu davantage que le dixième. Il y avait aussi quelques empreintes
d'animaux domestiques le long de la piste, mais la plupart des
traces ne faisaient que la traverser d'ouest en est. Deep Cut
serpentait paresseusement en direction du nord, et l'ouest était
manifestement le point cardinal que la population animale du
secteur voulait éviter.
J'entame un voyage, se dit-il. Peut-être quelqu'un écrira-t-il
un jour une épopée qui s'intitulera « L'Odyssée d'Henry ».
« Ouais... le temps avait ralenti, la réalité s'était brouillée,
le marchand d'œufs avait continueillé. » Il éclata de rire, mais
dans sa gorge encore desséchée, la manifestation se termina sur
une toux hachée. Il se propulsa en dehors de la piste damée, prit
une nouvelle grosse poignée de neige et l'avala.
« Délicieux... et bon pour ce que tu as ! proclama-t-il. La
neige ! Plus seulement pour le petit déj ! »
Il leva les yeux vers le ciel, mais c'était une erreur. Un instant,
il fut submergé par le tournis et crut bien qu'il allait s'étaler de
tout son long. Puis la sensation de vertige battit en retraite. Les
nuages lui avaient paru un peu plus sombres. Allait-il de nouveau
neiger ? La nuit tombait-elle ? Ou les deux ? Il commençait à avoir
mal aux articulations des chevilles et des genoux, du fait du
mouvement régulier imposé à ses jambes par les skis ; mais il avait
encore plus mal aux bras à cause du maniement des bâtons. Les
muscles de sa poitrine étaient les plus douloureux. Il avait déjà
accepté comme une certitude qu'il n'arriverait pas au Gosselin's
Market avant la tombée de la nuit ; en cet instant, alors qu'il se
tenait sur le bord de la piste et mangeait de la neige, il se dit qu'il
pouvait très bien ne jamais y arriver.
Il desserra le t-shirt qu'il avait placé en guise de pansement
autour de sa cuisse et une onde de terreur le submergea lorsqu'il
vit un filet écarlate brillant se détacher sur le bleu du jean. Son
cœur se mit à battre si fort qu'une nuée de points blancs agités
envahit son champ de vision. C'est d'une main tremblante qu'il
voulut toucher le sang.
Et pourquoi faire ? se demanda-t-il avec un ricanement
intérieur. Tu veux l'enlever comme si c'était un fil ou de la
charpie ?
C'est pourtant exactement ce qu'il fit, parce que c'était en effet
un fil, un fil rouge qui provenait du motif imprimé sur le t-shirt. Il
le laissa tomber et le vit se poser doucement sur la neige. Puis il
retira son pansement improvisé. Pour un homme qui envisageait
encore, quelques heures auparavant, les meilleurs moyens de se
suicider, la corde avec son nœud coulant, la baignoire et le sac en
plastique, le parapet du pont et la toujours populaire Solution
Hemingway, connue dans certains secteurs sous le nom de l'Adieu
du Policier, il avait sacrément eu la frousse, pendant une seconde
ou deux.
Parce que je ne veux pas partir comme ça... Pas en étant
bouffé vivant par...
« Par les amanites phalloïdes de la planète X », finit-il à haute
voix.
Sur quoi, le marchand d'œufs se remit en route.
8

L'univers se mit à rétrécir, comme toujours lorsque nous nous


approchons de l'épuisement alors que notre boulot n'est pas
terminé, et même pas près de l'être. L'existence d'Henry se
réduisit bientôt à quatre mouvements répétitifs simples : ses bras
pompant sur les bâtons de skis et ses jambes poussant sur les skis.
Les sensations de douleur musculaire s'atténuèrent, au moins
temporairement, tandis qu'il entrait dans une autre zone. Il n'avait
qu'un seul souvenir vaguement proche d'un effort semblable, un
souvenir qui remontait à l'époque du lycée où il avait joué pivot
dans l'équipe de basket locale, les Derry Tigers. Pendant une
partie de sélection cruciale, trois de leurs quatre meilleurs joueurs
avaient trouvé le moyen de se faire exclure alors qu'il restait
presque tout le dernier quart-temps à jouer. L'entraîneur avait
laissé Henry sur le terrain jusqu'à la fin, et celui-ci avait réussi à ne
commettre que quelques fautes mineures - garder le ballon trop
longtemps, mettre un pied hors du terrain. Il avait réussi à tenir,
mais lorsqu'avait retenti le signal de fin de partie (les Tigers
avaient copieusement perdu), il flottait dans une sorte de rêverie
béate. À mi-chemin du couloir conduisant au vestiaire, ses jambes
l'avaient trahi et il s'était effondré, un sourire idiot sur le visage,
tandis que ses équipiers, habillés de leur survêtements rouges,
riaient, sifflaient et applaudissaient.
Mais ici personne pour applaudir ou siffler, rien que les rafales
qui continuaient à crépiter régulièrement à l'est. A un rythme
peut-être un peu moins soutenu, mais encore marqué.
Plus menaçantes étaient les détonations occasionnelles qui
semblaient venir du nord. Du Gosselin's ? Impossible à dire.
Il se surprit à chantonner l'un des airs des Rolling Stones qu'il
aimait le moins « Sympathy for the Devil » (m'suis arrangé pour
que Pilate se lave les mains et scelle son sort, merci beaucoup,
vous avez été un public de rêve, bonne nuit), et s'interrompit
lorsqu'il se rendit compte que la chanson se mélangeait à des
souvenirs de Jonesy à l'hôpital, Jonesy tel qu'il était en mars
dernier, pas simplement maigre, mais amenuisé, comme si son
essence s'était recroquevillée sur elle-même pour former un
bouclier protecteur autour de son corps pris par surprise et
martyrisé. Jonesy lui avait fait l'effet d'un homme sur le point de
mourir et, bien qu'il ne fût pas mort, Henry se rendait compte à
présent que c'était vers cette époque que ses pensées suicidaires
étaient devenues réellement sérieuses. Venue s'ajouter à la galerie
d'images de son musée personnel des horreurs - le lait blanc-bleu
coulant sur le menton de son père, le postérieur gigantesque et
agité de trémulations de Barry Newman s'enfuyant de son cabinet,
Richie Grenadeau tendant sa crotte de chien au petit Duddits
Cavell presque nu et en larmes, lui ordonnant de la manger -, il y
avait maintenant celle du visage trop maigre et des yeux troubles
de Jonesy, Jonesy qui s'était fait cueillir dans la rue sans rime ni
raison, Jonesy qui paraissait bien prêt à enfiler ses bottes de sept
lieues et à tirer sa révérence. Les médecins parlaient d'un état
stable, mais lui avait lu critique dans les yeux de son vieil ami.
Sympathie pour le Diable ? Vous plaisantez. Il n'y avait ni dieu, ni
diable, ni sympathie. Et une fois qu'on avait compris ça, on était
mal barré. Nos jours, en tant que consommateur viable et
solvable, dans le grand asile d'aliénés de Kulture Amerika, étaient
comptés.
Il se surprit à en chanter un autre passage - Mais ce qui vous
intrigue est la nature de mon jeu - et il s'obligea à s'arrêter. Il lui
fallait trouver autre chose. Un truc vraiment idiot. Idiot, sans objet
et savoureux, quelque chose qui dégoulinerait de Kulture Amerika.
Tiens, celle-là, chantée par les Pointers Sisters ? Pas mal non plus,
non ?
Les yeux fixés sur le mouvement alternatif de ses skis et les
crans perpendiculaires à la piste laissée par la chenille de la
motoneige, il se mit à la chanter. Il se mit bientôt à la marmonner
comme une incantation monotone, tandis que la sueur imbibait
peu à peu sa chemise et que les mucosités claires qui coulaient de
son nez venaient geler sur sa lèvre supérieure : « Je sais que je
peux y arriver, je sais que je peux, on peut arranger ça, oui, on
peut, on peut, oui, on peut... »
Mieux. Beaucoup mieux. Tous ces oui, on peut on peut étaient
tout autant Kulture Amerika qu'un pick-up Ford dans le parking
d'une salle de bowling, des soldes de blanc au JCPenney, ou une
star du rock retrouvée morte dans sa baignoire.

Et c'est ainsi qu'il arriva jusqu'à l'abri où il avait laissé Pete et


la femme. Pete avait disparu. Aucun signe de sa présence.
Le toit en tôle rouillé s'était effondré et Henry le souleva,
comme si c'était une couverture de lit en métal, pour s'assurer que
son ami n'était pas prisonnier dessous. Il ne s'y trouvait pas, mais
la femme, si. Pas à l'emplacement où il l'avait laissée lorsqu'il était
parti pour le Trou dans le Mur ; et pendant qu'elle avait rampé (à
moins qu'on ne l'ait tirée) elle avait été victime d'une attaque
sévère. Une maladie qui ne pardonnait pas, dite passage de l'arme
à gauche. Ses vêtements et son visage étaient couverts de la même
moisissure roussâtre que celle qui avait envahi le chalet, mais il
remarqua un détail intéressant : alors que la saleté paraissait
prospérer sur elle (en particulier à hauteur de ses narines et du
seul œil qu'il voyait, où avait poussé une véritable jungle), les
tentacules de moisissures qui partaient d'elle et dessinaient sur le
sol une fausse ombre portée échevelée - ces tentacules s'en
sortaient moins bien. Ceux qui partaient dans la direction opposée
au feu en particulier avaient pris une couleur grisâtre et ne
progressaient plus. Ceux qui s'étiraient entre elle et le feu
réussissaient un peu mieux ; ils avaient bénéficié de la chaleur des
braises et d'un terrain sur lequel la neige avait fondu, mais les
pointes de ces tentacules prenaient à présent la nuance grise
poudreuse de la cendre volcanique.
Henry avait la conviction que la saleté déclinait.
Comme la lumière du jour - c'était devenu indiscutable. Il
laissa retomber la plaque de tôle ondulée sur le corps de Becky
Shue et sur les dernières braises du feu. Puis il chercha de
nouveau des yeux la piste de la motoneige, regrettant de ne pas
avoir avec lui (il était resté dans le chalet) le manuel du parfait
petit pisteur pour lui expliquer ce qu'il voyait. Ou peut-être le
grand copain de Jonesy, Hercule Poirot, l'homme aux petites
cellules grises.
L'empreinte de la chenille faisait un écart en direction de l'abri
effondré avant de reprendre la direction du nord et du Gosselin's
Market. Il y avait un secteur où la neige tassée avait pris une forme
qui évoquait plus ou moins celle d'un corps humain. De chaque
côté dans la neige on voyait des trous ronds.
« Qu'est-ce que tu en dis, Hercule ? demanda Henry. Qu'est-ce
que cela signifie, mon ami*? » Mais Hercule ne répondit rien.
Henry se remit à chantonner tout en se penchant sur l'un des
trous circulaires, sans se rendre compte qu'il avait laissé les
Pointers Sisters pour revenir aux Rolling Stones.
Il y avait encore assez de lumière pour qu'il puisse distinguer
un motif, trois encoches à gauche de l'empreinte de corps ; il se
rappela alors la pièce au coude droit du dufflecoat de Pete. Celui-ci
lui avait raconté, avec une sorte d'orgueil étrange, que c'était sa
petite amie qui l'avait cousue en lui déclarant que ce n'était pas
parce qu'il allait dans les bois qu'il devait se promener avec un
coude troué. Henry se rappelait avoir pensé que c'était à la fois
triste et comique, cette façon que Pete avait eu de se bâtir un
château en Espagne d'avenir radieux à partir de ce geste de
gentillesse... Geste qui devait probablement davantage, en réalité,
à la manière dont la dame en question avait été élevée qu'à la
profondeur des sentiments qu'elle éprouvait pour son petit ami
imbibé de bière.
Ce qui n'avait pas d'importance. Ce qui importait pour Henry
c'était le sentiment qu'il avait raisonné juste et qu'il était de bonne
foi. Pete était sorti en rampant de dessous le toit effondré. Jonesy
(ou la chose qui s'était emparée de lui, le nuage) était arrivé, avait
obliqué vers les restes de l'abri et recueilli Pete.
Pourquoi ?
Aucune idée.
Toutes les taches, dans la forme aplatie laissée par son ami
tandis qu'il se débattait après être sorti de dessous la tôle en
rampant sur les coudes (d'où les trous), n'étaient pas faites de
moisissures. Il y avait aussi du sang séché. Pete avait été blessé.
Par la tôle, lorsque le toit s'était effondré ? Était-ce tout ?
Henry repéra une trace sinueuse qui s'éloignait de la
dépression créée par le corps de Pete. Au bout, se trouvait ce qu'il
prit d'abord pour les restes carbonisés d'un bâton. Mais en
l'examinant de plus près, il se rendit compte que c'était une autre
de ces bestioles genre fouine, brûlée à mort, et dont les chairs
prenaient une couleur grise là où elles ne s'étaient pas consumées.
Henry la fît rouler du bout de sa botte. En dessous, il y avait une
masse durcie par le gel. Des œufs. La bestiole avait dû les pondre
alors qu'elle mourait.
A coups de pied, frissonnant, Henry recouvrit de neige les
œufs et le cadavre du monstre. Il déroula ensuite une fois de plus
le bandage de sa cuisse pour examiner la plaie, et se rendit compte
en même temps quelle chanson il fredonnait. Il s'interrompit. Des
flocons de neige, encore dispersés et légers, se mirent à tomber en
lents tourbillons.
« Qu'est-ce qui me prend de chanter ça ? dit-il. Pourquoi cette
connerie n'arrête pas de me revenir ? »
Il n'attendait aucune réponse à ces questions qu'il ne posait
que pour se rassurer au son de sa propre voix (c'était un lieu de
mort, ici, peut-être même un lieu hanté), mais une lui parvint tout
de même.
« Parce que c'est notre chanson. L'hymne de l'escouade, celui
que nous jouons quand ça commence à barder. Nous sommes les
Cruise's boys... » Cruise ? comme dans Tom Cruise ? Peut-être pas
tout à fait.
L'intensité de la fusillade, à l'est, avait beaucoup diminué. Le
massacre des animaux était presque achevé. Mais il y avait les
hommes, une longue ligne de chasseurs en embuscade, habillés en
vert ou en noir et non plus en orange fluo, et ils écoutaient cette
chanson, en boucle, pendant qu'ils faisaient leur boulot, une
boucherie de proportions inouïes : je pilotais un tank, j'avais rang
de général quand le blitzkrieg a déferlé et que les corps puaient...
Ravi de vous rencontrer, vous avez deviné mon nom, j'espère !
Mais qu'est-ce qui arrivait, en réalité ? Pas dans cet univers
merveilleux et farfelu du Monde Sauvage, mais dans sa propre
tête ? Il avait eu des éclairs de compréhension toute sa vie - du
moins toute sa vie depuis Duddits - mais jamais rien de pareil.
Qu'est-ce que c'était, cette fois ? Le moment était-il venu
d'examiner cette nouvelle et puissante manière de voir la ligne ?
Non. Non, non, non.
Et, comme se fichant de lui, la chanson dans sa tête : je
pilotais un tank, j'avais rang de général...
« Duddits ! » s'écria-t-il dans la lumière déclinante du jour,
tandis que des flocons paresseux tombaient comme les plumes
d'un oreiller éventré. Une pensée se débattait dans les affres de la
naissance, mais elle était trop énorme, trop énorme.
« Duddits ! » cria-t-il de nouveau de sa voix de marchand
d'œufs, sa voix qui exhortait, et il comprit une chose. Le luxe d'un
suicide lui était devenu interdit. Voilà ce qui était le plus horrible
dans tout ça, parce que ces pensées délirantes - j'ai crié le nom de
celui qui avait tué les Kennedy - le démolissaient. Il se remit à
pleurer, effrayé, ne sachant plus où il en était, seul dans les bois.
Tous ses amis étaient morts, sauf Jonesy, et Jonesy était à
l'hôpital. Une star du cinéma à l'hôpital avec Mr Gray.
« Qu'est-ce que ça veut dire ? » grogna Henry. Il porta
vivement les mains à ses tempes (il avait l'impression que sa tête
enflait, enflait), et ses vieux bâtons de ski rouillés se mirent à
danser dans tous les sens, au bout de leur dragonne, comme des
pales d'hélice brisées. « Mais, bon Dieu, qu'est-ce que ça veut
DIRE? »
En guise de réponse, ne vinrent que les paroles de la chanson :
Ravi de vous rencontrer ! Vous avez deviné mon nom j'espère !
Rien que la neige, une neige rouge du sang des animaux
massacrés qui gisaient partout, un Dachau de cerfs, de
ratons-laveurs, de lapins, de belettes, d'ours, de chiens de prairie,
de..
Il hurla en se tenant la tête, hurla tellement fort, avec une telle
violence qu'il crut sincèrement, un instant, qu'il allait s'évanouir.
Puis la sensation passa et son esprit parut s'éclaircir, du moins
pour le moment. N'y resta plus que l'image éclatante de Duddits
tel qu'il était lorsqu'ils l'avaient rencontré pour la première fois,
Duddits non pas sous les projecteurs d'une guerre-éclair hivernale,
comme dans la chanson des Stones, mais sous la lumière paisible
d'une journée d'octobre nuageuse, Duddits le visage tourné vers
eux, avec ses yeux de vieux sage chinois. Duddits a été notre
meilleur moment, avait dit Pete.
« Angé oi, dit Henry. Ennis ? »
Oui, angé ennis. La mettre dans l'autre sens, dans le bon sens,
angé ennis.
Souriant un peu, même s'il avait encore sur les joues des
larmes qui menaçaient de geler, Henry s'élança une fois de plus
sur la trace ondulée laissée par la motoneige.

10

Dix minutes plus tard, il arriva à hauteur du Scout couché sur


le flanc. Il prit brusquement conscience de deux choses : qu'il
éprouvait une faim dévorante, en fin de compte, et qu'il y avait de
la nourriture dans le véhicule. Il avait vu les traces qui allaient au
Scout et en repartaient, et pas besoin du manuel du parfait pisteur
pour comprendre que Pete avait laissé la femme afin de retourner
ici. Pas besoin non plus d'Hercule Poirot pour se douter que la
nourriture qu'ils avaient achetée au magasin, pour l'essentiel en
tout cas, se trouverait encore sur place. Ce n'était pas ce qu'était
venu chercher Pete, il le savait.
Il s'avança sur ses skis jusqu'au côté passager du véhicule,
suivant les traces de Pete, se pencha pour défaire les attaches et se
pétrifia dans son geste. On était à l'abri du vent, de ce côté du
véhicule, et ce que Pete avait écrit dans la neige, pendant qu'il
buvait ses deux bières, était encore intact ou presque : DUDDITS,
répété à il ne savait combien d'exemplaires. En voyant ce nom
gravé dans la neige, Henry se mit à frissonner. C'était comme
rendre visite au tombeau d'un être aimé et entendre une voix
s'élever du sol.

11

Il y avait du verre brisé à l'intérieur du Scout. Du sang, aussi.


Comme il maculait surtout le siège arrière, Henry eut la certitude
qu'il ne datait pas de l'accident ; Pete avait dû se couper quand il
était revenu. Mais ce qu'Henry trouva de plus intéressant était
qu'il n'y avait pas trace de la moisissure roussâtre. Elle poussait
rapidement, et la conclusion logique de son absence était que Pete
n'était pas encore infecté lorsqu'il était venu chercher la bière.
Plus tard, peut-être, mais pas à ce moment-là.
Il s'empara du pain, du beurre de cacahuètes, du lait et d'un
carton de jus d'orange. Puis il ressortit à reculons du véhicule,
s'assit adossé au hayon arrière et, regardant la neige récente
glisser, poussée par le vent, se mit à avaler à toute vitesse des
tartines de pain au beurre de cacahuètes, se servant de son index
pour l'étaler - le léchant ensuite pour le nettoyer. C'était délicieux,
et il faisait descendre tout ça à grandes lampées de jus d'orange.
Mais ça ne suffisait pas.
« Ce à quoi tu penses, annonça-t-il au crépuscule qui gagnait,
est grotesque. Ne même pas mentionner le rouge ! La nourriture
rouge... »
Rouge ou pas, il y pensait, et ce n'était certainement pas si
grotesque que ça ; c'était bien lui le type, non, qui avait passé de
longues nuits d'insomnie à rêver armes à feu, cordes et sacs en
plastique ? Toutes choses qui lui paraissaient un peu enfantines à
présent, mais c'était bien lui, pas de doute. Et ainsi...
« Et ainsi, permettez-moi de terminer, mesdames et messieurs
de l'Association américaine de psychiatrie, en citant feu Joseph
Clarendon, dit Beaver : Dites va chier et mettez une pièce dans le
seau de L'Armée du Salut. Et si ça ne vous plaît pas, prenez ma
queue et sucez-la. Merci beaucoup. »
Ayant ainsi achevé sa péroraison devant l'Association
américaine de psychiatrie, il retourna dans le Scout, réussissant
une seconde fois à éviter le verre brisé, et prit le paquet enveloppé
dans du papier sulfurisé (avec marqué dessus $2.79 de l'écriture
tremblée du vieux Gosselin). Une fois dehors, il le déballa. Il
contenait neuf hot dogs rebondis. De ceux qui étaient rouges.
Un instant, son esprit essaya de lui montrer la bestiole
reptilienne sans pattes se tortillant sur le lit de Jonesy et le
regardant de ses yeux noirs et vides, mais il repoussa cette image
avec la rapidité et l'aisance de celui dont l'instinct de survie n'a pas
flanché une seconde.
Ces hot dogs étaient parfaitement cuits, mais il réchauffa tout
de même chacun d'eux à l'aide de la flamme de son briquet qu'il fit
aller et venir dessous afin qu'il soit au moins tiède ; après quoi, il
l'enroulait dans une tartine pré-coupée et l'engloutissait. Il
souriait, sachant à quel point il aurait paru ridicule aux yeux d'un
observateur. D'ailleurs, ne disait-on pas que les psychiatres
finissaient par devenir aussi cinglés que leurs patients, sinon
davantage ?
L'important, c'était qu'il avait finalement l'estomac plein. Et
(encore plus important) qu'il était débarrassé de toutes les pensées
chaotiques et images fragmentaires qui l'avaient envahi, la
chanson comprise. Pourvu que toutes ces conneries ne reviennent
pas - surtout pas, mon Dieu !
Il but encore un peu de lait, rota, puis, s'appuyant de la nuque
au Scout, il ferma les yeux. Pas pour dormir, cependant ; la forêt
était merveilleuse, noire et profonde, et il lui restait vingt
kilomètres quatre cents à parcourir avant de pouvoir dormir.
Il se rappela Pete lui parlant des rumeurs entendues au
Gosselin's Market, les chasseurs disparus, les lumières dans le ciel,
et avec quel entrain le Grand Psychanalyste américain les avait
rejetées, se gaussant de l'hystérie sataniste qui avait secoué l'État
de Washington, de l'hystérie du Delaware, où l'on s'était mis à voir
des pédophiles partout. Jouant les psy je-sais-tout sûrs de soi côté
façade, tandis que côté cour, son esprit jouait avec l'idée de suicide
comme un bébé qui vient tout juste de découvrir ses orteils dans
son bain. Il avait tenu un discours parfaitement plausible, une
argumentation qui aurait été au point pour n'importe quelle
émission de télé voulant consacrer soixante minutes à l'interface
entre inconscient et inconnu... mais les choses avaient changé. Il
faisait à présent partie des chasseurs manquants. Et, de plus, il
avait vu des choses que personne n'aurait trouvées sur Internet,
même avec le plus gros des moteurs de recherche.
Il resta assis ainsi, la tête renversée, les yeux clos, le ventre
plein. Le Garand de Jonesy était appuyé contre l'un des pneus du
Scout. Les flocons venaient se poser sur son front et ses joues,
aussi légers qu'une patte de chaton. « On est bien dans le cas de
figure que tous ces crétins attendaient, dit-il. Rencontre du
troisième type. Hé, du quatrième ou du cinquième, tant qu'on y
est. Désolé de m'être payé ta tête, Pete. Tu avais raison et j'avais
tort. Bon Dieu, c'est encore pire que ça : ce vieux chnoque de
Gosselin avait raison et j'avais tort ! C'est bien la peine d'avoir été
à Harvard... »
Et une fois qu'il eut prononcé ces paroles à haute voix, les
choses commencèrent à se mettre en place. Un objet s'était posé,
ou s'était écrasé au sol. La réaction du gouvernement des
Etats-Unis avait été d'envoyer l'armée. Expliquait-on au reste du
monde ce qui se passait ? Probablement pas, ce n'était pas leur
genre, mais quelque chose lui disait que ça n'allait pas durer
longtemps. On ne pouvait coller tout le Jefferson Tract dans le
Hangar 57, au bout de la piste.
Savait-il autre chose ? Pas impossible, et peut-être plus que ce
que savaient les types dans les hélicoptères et les escouades
chargées du massacre.
Il était manifeste qu'ils croyaient avoir affaire à quelque chose
de contagieux, mais Henry ne pensait pas que ce soit aussi
dangereux qu'il y paraissait à première vue. Le truc se déclenchait,
croissait... puis mourait. Même le parasite qui s'était trouvé dans
la femme était mort. Ce n'était pas le bon moment ni le bon
endroit pour se choper une mycose interstellaire style pied
d'athlète, si c'était bien de ça qu'il s'agissait. Éléments qui
donnaient beaucoup de poids à l'hypothèse d'un crash... mais, et
les lumières dans le ciel ? Et les implants ? Pendant des années,
des gens avaient prétendu avoir été enlevés par des
extra-terrestres... on les aurait déshabillés... examinés... obligés à
recevoir des implants... des idées tellement freudiennes qu'elles en
étaient presque risibles...
Henry se rendit compte qu'il était sur le point de sombrer
dans une douce somnolence et eut un tel sursaut que le paquet
contenant les trois hot dogs restants glissa de ses genoux et tomba
dans la neige. Non, il n'avait pas été sur le point de sombrer, il
avait sombré. La lumière du jour avait baissé et l'univers pris la
couleur terne de l'ardoise. Des flocons de neige constellaient son
pantalon. Encore un peu, et il aurait ronflé.
Il chassa la neige et se leva avec une grimace, tant ses muscles
protestaient. Il regarda les hot dogs tombés au sol avec un certain
écœurement, puis il se baissa, les remit dans leur emballage et les
glissa dans une poche de sa veste. Il n'était pas exclu qu'ils
retrouvent un aspect engageant plus tard. Il espérait sincèrement
que non, mais on ne savait jamais.
« Jonesy est à l'hôpital », déclara-t-il brusquement. Sans
savoir ce qu'il avait voulu dire. « Jonesy est à l'hôpital avec Mr
Gray. Faut qu'il y reste. Aux soins intensifs. »
Du délire. Un délire total. Il fixa de nouveau les skis à ses
bottes, priant pour que son dos ne se bloque pas pendant qu'il
était penché en avant, puis il s'engagea une fois de plus sur la
piste, tandis que la neige se mettait à tomber plus drue et que
l'obscurité gagnait.
Le temps de se rendre compte que s'il avait pensé à prendre
les hot dogs, il avait oublié le fusil de Jonesy (sans même parler du
sien), il était trop loin pour faire demi-tour.

12

Il s'arrêta quelque chose comme trois quarts d'heure plus tard,


scrutant d'un air stupide les empreintes de l'Arctic Cat. Le
crépuscule était sur le point de laisser place à la nuit, mais il y
avait encore assez de lumière pour voir que la trace, ou ce qu'il en
restait, tournait brusquement à droite pour s'enfoncer dans les
bois.
Dans les putains de bois ! Pourquoi Jonesy (et Pete, si Pete
était bien avec lui) aurait-il été se jeter au milieu de la forêt ?
N'était-ce pas absurde, alors que la trouée de Deep Cut était bien
droite et dégagée, toute blanche au milieu des arbres de plus en
plus noirs ?
« Deep Cut Road est orientée au nord-ouest », dit-il. Les
pointes de ses skis se rejoignaient en chasse-neige, le paquet de
hot dogs mal emballé dépassait de sa poche. « La route qui va au
Gosselin's ne peut pas être à plus de cinq kilomètres, à présent.
Jonesy le sait... Pete aussi. Et pourtant, la motoneige... » Il tendit
le bras, comme l'aiguille d'une boussole. « La motoneige a pris
pratiquement plein nord. Pourquoi ? »
Peut-être le savait-il. Le ciel était plus clair, dans la direction
du Gosselin's, comme si on y avait installé des projecteurs. Il
entendait le grondement lointain des hélicoptères allant crescendo
et descrescendo mais, lui semblait-il, toujours dans la même
direction. Il s'attendait, en se rapprochant, à entendre d'autres
bruits de grosses machines : véhicules de transport, génératrices,
peut-être. De l'est lui parvenaient encore des détonations isolées,
mais il était manifeste que l'essentiel se passait droit devant lui, au
nord-ouest.
« Ils ont installé une base chez Gosselin, murmura Henry. Et
Jonesy ne tenait pas du tout à s'y rendre. »
Mais oui, c'était tout simplement ça ! sauf... qu'il n'y avait plus
réellement de Jonesy, pas vrai ? rien que le nuage noirâtre.
« Faux. Jonesy est toujours là. Jonesy est à l'hôpital avec Mr
Gray. Le nuage, c'est Mr Gray. » Puis, sans rime ni raison visible
pour lui, il ajouta : « Angé oi ? »
Il tourna la tête vers le ciel et les légers flocons de neige (cette
nouvelle chute était beaucoup moins abondante que la précédente,
du moins pour le moment, mais elle commençait néanmoins à
former une nouvelle couche) comme s'il croyait que Dieu se
trouvait quelque part par là, l'étudiant avec l'intérêt certain mais
détaché d'un scientifique observant les tortillements d'une
paramécie. « Qu'est-ce que c'est que cette connerie ? Vous avez
pas une idée ? »
Pas de réponse, mais un souvenir étrange lui revint à l'esprit.
Lui, Pete, Beaver et la femme de Jonesy s'étaient trouvés liés par
un secret en mars dernier. Carla avait en effet estimé que Jonesy
pouvait se passer de savoir que son cœur s'était arrêté par deux
fois, la première lorsque les urgentistes l'avaient installé à l'arrière
de l'ambulance, puis peu de temps après son admission à l'hôpital.
Jonesy savait qu'il avait failli y rester (c'était du moins
l'impression qu'avait Henry), mais ignorait avoir été cliniquement
mort par deux fois ; et s'il avait connu une expérience de « marche
vers la lumière » à la Kübler-Ross, soit il l'avait gardée pour lui,
soit il l'avait oubliée à cause des doses massives d'anesthésique et
d'analgésique qu'il avait reçues.
Au sud, un grondement enfla à une vitesse terrifiante et Henry
rentra la tête dans les épaules, se bouchant les oreilles tandis que
passait au-dessus de sa tête, dans les nuages bas, ce qui paraissait
être une véritable escadrille. Il ne vit rien, mais lorsque le bruit se
fut éloigné aussi vite qu'il était venu, il se redressa, le cœur battant
violemment. Houlà ! Voilà comment ça devait être, autour des
bases aériennes entourant l'Irak, avant le déclenchement de
l'opération Tempête du Désert.
Le grand branle-bas de combat. Cela voulait-il dire que les
Etats-Unis d'Amérique venaient de déclarer la guerre à des êtres
venus d'un autre monde ? Se trouvait-il propulsé au milieu d'un
roman de H.G. Wells ? Il sentit quelque chose se serrer
brusquement et palpiter sous son sternum. Dans ce cas, l'ennemi
disposait peut-être d'un arsenal un peu plus sérieux qu'une
poignée de Scuds soviétiques rouillés à balancer en représailles à
l'Oncle Sam.
Laisse tomber. Tu ne peux rien y changer. Ce que tu dois
maintenant faire, toi, voilà la question. Alors ?
Le grondement des jets n'était plus qu'un bruit sourd et
lointain. Ils allaient sans doute revenir. Et peut-être avec leurs
copains.
« Deux pistes divergent dans les bois enneigés, c'est bien ça ?
Oui, si l'on veut. »
Suivre celle de la motoneige paraissait exclu. Il se perdrait
dans le noir en moins d'une demi-heure, et la neige la ferait de
toute façon disparaître. Il se retrouverait errant au hasard, perdu...
perdu comme l'était vraisemblablement Jonesy en ce moment.
Avec un soupir, il se détourna de l'empreinte de la chenille et
continua le long du chemin.

13

Le temps d'arriver à proximité de l'endroit où Deep Cut


rejoignait la route à deux voies, route en dur connue sous le nom
de Swanny Pond Road, Henry n'en pouvait plus. Il avait du mal à
tenir debout, alors skier... Les muscles de ses cuisses lui faisaient
l'effet de sachets de thé usagés. Ni les lumières, au nord-ouest,
beaucoup plus intenses à présent, ni le bruit des moteurs et des
hélicoptères n'arrivaient à le requinquer. Devant lui, s'élevait la
longue pente raide d'une colline ; de l'autre côté, Deep Cut Road
débouchait sur la route en dur. Il risquait même de tomber sur des
véhicules, en particulier si l'armée procédait à des mouvements de
troupes.
« Allez, mon vieux, s'encouragea-t-il. Allez, allez, allez. » Il
resta cependant sans bouger encore un moment. Il n'avait aucune
envie de franchir cette colline. « Vaut mieux s'affranchir de la
colline que la franchir », dit-il. La phrase avait bien l'air de vouloir
dire quelque chose, mais ce n'était probablement qu'une absurdité
de plus. Sans compter qu'il n'avait pas le choix.
Il se pencha, reprit un peu de neige ; dans la pénombre, les
deux poignées faisaient penser à de petits oreillers. Il se mit à la
grignoter, non pas parce qu'il avait soif, mais parce qu'il n'avait
aucune envie de se remettre en mouvement. Les lumières en
provenance du Gosselin's Market étaient plus familières que celles
qu'il avait vues jouer dans le ciel avec Pete (Ils reviennent ! s'était
écriée Becky, comme la petite fille assise devant la télé, dans le
vieux film de Steven Spielberg), et pourtant elles lui plaisaient
encore moins. Tous ces moteurs, toutes ces génératrices
paraissaient... affamés.
« Tout juste, mon lapin. » Sur quoi, parce qu'il n'y avait
aucune autre solution, il attaqua la dernière colline qui le séparait
d'une vraie route.

14

Il marqua une pause au sommet, haletant, courbé sur ses


bâtons de ski. Le vent était plus fort ici et lui donnait l'impression
de traverser ses vêtements. Des élancements montaient de sa
jambe gauche, celle qui avait été ouverte par le Commodo, et il se
demanda une fois de plus si son bandage de fortune n'abritait pas
une colonie de la saleté rouge doré. Il faisait trop noir pour y voir
quelque chose, et comme la seule bonne nouvelle aurait été rien à
voir, c'était aussi bien.
« Le temps avait ralenti, la réalité s'était brouillée, le
marchand d'œufs avait continueillé. » Plus vrai que jamais, si bien
qu'il se remit en route vers le carrefour en T qui marquait la fin de
Deep Cut Road au bas de la colline.
La pente était encore plus prononcée sur l'autre versant, si
bien qu'il ne tarda pas à skier au lieu de faire les grandes foulées
du skieur de fond. Il prit de la vitesse, ne sachant pas très bien s'il
ressentait de la terreur, de la jubilation ou un mélange malsain des
deux. Il allait certainement trop vite, étant donné le peu de
visibilité (elle était presque nulle), son manque d'entraînement - et
sa forme, qui valait ce que valaient les attaches mangées de rouille
des skis. La masse brouillée des arbres défilait de part et d'autre,
et il se dit que tous ses problèmes pourraient être résolus d'un seul
coup. Pas la Solution Hemingway, mais la Solution Bono.
Le vent lui arracha sa casquette. Il porta machinalement la
main à sa tête, imprimant un mouvement de balancier à l'un des
bâtons (à peine le distinguait-il dans le noir) et il perdit
brusquement l'équilibre. Il allait prendre une gamelle. Pas plus
mal, peut-être, tant qu'il ne se cassait pas sa bon Dieu de jambe.
Une chute l'arrêterait, au moins. Il n'aurait qu'à se relever, et...
Des lumières violentes s'allumèrent - de gros projecteurs
montés sur un camion ; avant d'être complètement aveuglé, Henry
eut le temps d'apercevoir un véhicule prolongé d'une remorque
ouverte, comme celle des camions de grumes. Il était placé en
travers de Deep Cut Road. Les projecteurs avaient sans doute été
déclenchés par un détecteur de mouvements ; une rangée
d'hommes se tenait devant.
« HALTE ! » ordonna une voix amplifiée, terrifiante. On aurait
cru la voix de Dieu. « HALTE OU NOUS FAISONS FEU ! »
Henry tomba lourdement, avec maladresse, perdant ses skis.
Se tordit une cheville et la douleur le fit crier. Il lâcha l'un de ses
bâtons de ski, l'autre se brisa en deux. Il eut la respiration coupée
après avoir exhalé un grand souffle embué. Il glissa, labourant la
neige jambes écartées, puis s'immobilisa les membres épars, dans
une position qui faisait penser vaguement à une swastika.
Il commença à retrouver la vue et entendit le crissement de
pas dans la neige. Il se débattit et réussit à se remettre sur son
séant, incapable de dire s'il s'était ou non cassé quelque chose.
Six hommes se tenaient à quelques mètres de lui, au pied de la
colline. Leurs ombres s'étiraient sur le poudroiement diamantin
de la neige fraîche, nettes et disproportionnées. Tous portaient des
parkas et avaient le nez et la bouche dissimulés sous des masques
translucides qui paraissaient plus perfectionnés que les masques
de peintre trouvés par Henry dans la remise, même si, se
doutait-il, leur fonction de base était la même.
Ils tenaient aussi des armes automatiques qui étaient toutes
braquées sur lui. Henry se dit qu'enfin de compte, oublier le fusil
de Jonesy et sa Winchester dans le Scout avait été un coup de
chance. S'il avait été armé, il serait sans doute transformé en
passoire à l'heure actuelle.
« Je crois pas que je l'ai, croassa-t-il. Le truc qui vous inquiète,
je crois pas que je l'ai...
- DEBOUT ! » lui intima la voix de Dieu.
Elle venait du camion. Les hommes qui se tenaient devant lui
bloquaient partiellement la lumière aveuglante des projecteurs et
Henry vit qu'il y avait d'autres soldats au pied de la colline, à la
hauteur du carrefour. Tous étaient armés, à l'exception de celui
qui tenait le porte-voix.
« DEBOUT, TOUT DE SUITE ! » ordonna Dieu ; l'un des hommes qui
l'entouraient eut un petit mouvement sec, avec son arme, qu'il
n'eut pas de mal à interpréter.
Il se mit laborieusement sur ses pieds. Ses jambes tremblaient
et sa cheville foulée protesta, mais il était encore en un seul
morceau, au moins pour le moment. Ainsi s'achève le voyage du
marchand d'œufs, pensa-t-il, et il se mit à rire. Les hommes
échangèrent des regards, mal à l'aise, et même s'ils continuaient
de pointer leur arme sur lui, il trouva quelque chose de
réconfortant dans cette petite manifestation d'émotion humaine.
Dans la lumière éclatante des projecteurs dont était équipé le
camion à grumes, Henry vit aussi un objet tombé dans la neige à
côté de lui - tombé de sa poche quand il avait lui-même fait sa
chute. Avec lenteur, sachant que les soldats risquaient à tout
moment de tirer, il se pencha pour le ramasser.
« NE TOUCHEZ PAS ÇA ! » cria Dieu du haut de son piédestal.
Les fusils se redressèrent, lui adressant un petit bonjour,
ténèbres, mes amies par l'œilleton noir à l'extrémité des canons.
« Allez bouffer d'la merde et crevez ! » marmonna Henry,
citant l'une des plus glorieuses sorties de Beaver. Sur quoi, il
ramassa le paquet. Il le tendit aux soldats masqués et armés
alignés devant lui, souriant. « Je suis venu en paix à la rencontre
de l'humanité, reprit-il. Vous ne voulez pas un hot dog ? »
XII

Jonesy à l'hôpital

C'était un rêve.
On ne l'aurait pas dit, pourtant ; mais sinon, quoi ? Pour
commencer, il l'avait déjà vécu le 15 mars une première fois, et il
lui paraissait monstrueusement injuste d'avoir à le revivre.
Ensuite, il était capable de se rappeler toutes sortes d'événements
s'étant déroulés entre la mi-mars et la mi-novembre : comment il
avait aidé les enfants à faire leurs devoirs ; comment Carla avait
passé des heures au téléphone (notamment avec ses amies du
programme Narcotics Anonymous) ; comment il avait fait une
conférence à Harvard... Il se rappelait aussi les mois de
rééducation, bien entendu. Ces mouvements répétés jusqu'à n'en
plus pouvoir, les épuisantes protestations de ses articulations
obligées de s'étirer de nouveau à contrecœur, tellement à
contrecœur ! Il se revoyait disant à sa kiné, Jeannie Morin, qu'il ne
pouvait pas y arriver. Elle lui répondant que si. Des larmes sur son
visage, un grand sourire sur celui de la jeune femme (ce détestable
sourire aux dents parfaites), et à la fin c'était elle qui avait eu
raison. Il avait pu, il était la petite mécanique qui pouvait, mais
quel prix avait-elle dû payer, la petite mécanique !
Il se rappelait tout cela et davantage : le jour où il avait quitté
son lit tout seul pour la première fois, celui où il s'était torché le
cul tout seul pour la première fois, la soirée, début mai, où il était
allé se coucher en se disant Je vais m'en sortir pour la première
fois, la nuit, à la fin du même mois, où lui et Carla avaient fait
l'amour pour la première fois depuis l'accident, après quoi il lui
avait rappelé la vieille blague : Comment baisent les porcs-épics ?
Avec moult précautions. Il se rappelait du feu d'artifice du
Memorial Day, comment sa hanche et le haut de sa cuisse lui
faisaient un mal de chien ; il se rappelait avoir mangé de la
pastèque le jour de la fête nationale, recrachant les pépins dans
l'herbe, tandis qu'il regardait Carla et ses sœurs jouer au
badminton, la hanche et la cuisse toujours douloureuses, mais
moins férocement ; il se rappelait le coup de fil d'Henry en
septembre « juste pour voir comment il allait », Henry lui parlant
de toutes sortes de choses, y compris de leur semaine de chasse
annuelle au Trou dans le Mur, en novembre. « Bien sûr, que je
vais venir », avait-il répondu, ne se doutant pas alors qu'il n'aurait
aucun plaisir à sentir le poids du Garand dans ses mains. Ils
avaient parlé de son travail (Jonesy était arrivé au terme des trois
semaines de la session d'été, batifolant quasiment avec une seule
béquille à présent), de leurs familles respectives, des livres qu'ils
avaient lus, des films qu'ils avaient vus ; Henry lui avait dit,
comme il l'avait déjà fait en janvier, que Pete buvait trop. Jonesy,
qui avait déjà dû mener un rude combat contre l'addiction de sa
femme à certaines substances, n'avait pas eu envie d'épiloguer sur
ce sujet, mais lorsque son ami lui avait transmis l'idée de Beaver -
s'arrêter à Derry pour voir Duddits à l'issue de leur semaine de
chasse -, Jonesy avait accepté avec enthousiasme. Cela faisait déjà
trop longtemps et il n'y avait rien de tel qu'une petite cure de
Duddits pour vous redonner le moral. Aussi...
« Henry ? avait-il demandé. On avait prévu d'aller voir
Duddits tous les deux, Non ? Pour la Saint-Patrick. Je n'en ai
aucun souvenir, mais c'est noté dans mon agenda, au bureau.
- Ouais, avait répondu Henry. On l'avait bien prévu.
- Comme on dit... les Irlandais ont toujours eu de la chance,
pas vrai ? »
Devant tant de souvenirs accumulés, Jonesy était sûr et
certain que le 15 mars était déjà passé. Toutes sortes de preuves
venaient étayer cette hypothèse, la première pièce à conviction
étant l'agenda de son bureau. Et pourtant, voilà qu'elles étaient
revenues, ces funestes idées de mars... et, bon Dieu de bon Dieu,
parlez-moi un peu d'injustice, à présent que ce 15 mars paraissait
plus 15 mars que jamais.
Au début, les souvenirs qu'il conservait de cette journée
commençaient à se brouiller vers dix heures du matin. Il se
trouvait dans son bureau, un café à portée de la main, et empilait
les livres qu'il prévoyait de descendre au bureau du département
d'histoire. Il n'était pas heureux, mais du diable s'il se rappelait
pourquoi. D'après le même agenda, il aurait eu, le 17 mars, un
rendez-vous avec un étudiant du nom de David Defuniak. Il ne se
souvenait pas pour quelle raison, mais il avait trouvé le mot d'un
de ses assistants qui lui parlait d'une dissertation dudit Defuniak -
« Les résultats à court terme de la Conquête normande » – et il
supposait donc que c'était à ce sujet que le rendez-vous avait été
pris. Mais qu'est-ce qui avait pu, là-dedans, rendre malheureux le
professeur assistant Gary Jones ?
Malheureux ou non, il avait fredonné quelque chose, fredonné
des paroles qu'il avait bientôt scandées et redoublées, des paroles
qui frisaient l'absurde : Oui, on peut, oui, on peut-peut, Seigneur
Dieu tout-puissant, oui on peut-peut. Après ça, rien que quelques
détails isolés : il se revoyait souhaitant une bonne Saint-Patrick à
Colleen, la secrétaire du département, prenant un exemplaire du
Boston Phoenix dans le distributeur, devant le bâtiment, laissant
tomber un quarter dans l'étui à saxo d'un skinhead, juste de l'autre
côté du pont, et se sentant désolé pour le type, car le vent qui
soufflait de la rivière était mordant, et l'homme ne portait qu'un
mince t-shirt sur lui. Mais c'étaient des ténèbres qui avaient suivi
l'empilement des livres dont il se souvenait avant tout. Il avait
repris conscience à l'hôpital, avec cette voix monotone répétant
sans cesse, Je vous en prie, arrêtez, je ne peux pas le supporter,
faites-moi une piqûre, où est Marcy, je veux Marcy. Ou bien
était-ce peut-être, où est Jonesy, je veux Jonesy ? Cette sacrée et
insidieuse vieille Camarde. La Camarde faisant semblant d'être un
des patients. La Camarde avait perdu sa trace, sûr, ça n'avait rien
d'impossible, l'hôpital débordait de souffrances, d'angoisses
mortelles qui suintaient de partout, et voici que, toujours aussi
insidieuse, la vieille Camarde essayait de le retrouver. De lui jouer
un tour à sa façon. De l'obliger à se livrer lui-même.
Cette fois, cependant, il ne reste plus rien des miséricordieuses
ténèbres intermédiaires. Cette fois, non seulement il souhaite une
bonne Saint-Patrick à Colleen, mais il lui raconte une plaisanterie
sous forme de devinette. Qu'est-ce qui est tout noir et se tient sur
trois pattes dans le désert ? Un piano à queue. Il sort et c'est son
moi de l'avenir, son moi de novembre qui s'avance dans sa tête de
mars comme un passager clandestin. Son moi futur entend son
moi de mars penser : Finalement il fait un temps splendide, tandis
qu'il fait ses premiers pas vers le rendez-vous qu'il a avec le destin,
à Cambridge. Il essaie de dire à son moi de mars que c'est une
mauvaise idée, une idée tellement mauvaise qu'elle en est
grotesque, qu'il peut s'épargner des mois de souffrances rien qu'en
hélant un taxi ou en prenant le petit train, celui qu'on appelle le T,
mais il n'y parvient pas. Peut-être toutes les histoires de
science-fiction sur le voyage dans le temps qu'il a lues quand il
était adolescent ont-elles raison : on ne peut changer le passé,
quels que soient nos efforts.
Il traverse le pont sur la rivière Charles, et bien que le vent soit
un peu froid, il sent avec plaisir la chaleur du soleil sur son visage,
il admire la manière dont sa lumière se fractionne en millions de
facettes sur l'eau. Il chantonne un morceau de « Here Comes the
Sun », puis retourne aux Pointers Sisters : Oui on peut-peut,
Seigneur Dieu tout-puissant, oui on peut-peut. Il balance son
porte-documents en mesure. Son sandwich est à l'intérieur.
Hmmm-hmmm, a dit Henry. AJMM, a dit Henry.
Le saxophoniste est là, et surprise : non pas posté à l'extrémité
de l'avenue, mais plus haut, près du campus du MIT, devant l'un
des restaurants indiens à la mode. Il frissonne dans le froid, et les
coupures sur sa tête rasée montrent qu'il n'était pas fait pour
devenir barbier. La manière dont il joue « These Foolish
Things » (« Ces Choses Folles ») laisse à penser qu'il n'était pas
non plus fait pour devenir saxophoniste, et Jonesy a envie de lui
conseiller de se faire charpentier, acteur, terroriste, tout ce qu'il
veut, mais pas musicien. Au lieu de cela, il l'encourage, laissant
tomber dans l'étui (doublé d'un velours violet usé) du type non pas
la pièce de vingt-cinq cents de la première fois, mais toute une
poignée de monnaie, parlez-moi de faire des choses folles, en effet.
Il accuse les premiers rayons du soleil et leur chaleur, après un
long hiver rigoureux, il accuse le fait que les choses se soient bien
arrangées pour Defuniak.
Le joueur de saxo roule des yeux vers Jonesy, le remerciant
d'un cillement, mais sans cesser de jouer. Jonesy invente une
nouvelle devinette : Comment appelle-t-on un joueur de saxo avec
une carte de crédit ? Un optimiste.
Il continue sa promenade, balançant son porte-documents,
n'écoutant pas le Jonesy intérieur, celui qui a remonté le courant
depuis novembre comme un saumon qui aurait voyagé dans le
temps. Hé, Jonesy, arrête-toi, tu veux ? Quelques secondes, pas
plus. Rattache ton lacet, fais n'importe quoi. (Mauvaise pioche, il
porte des mocassins. Bientôt, il portera un plâtre à la place). C'est
au carrefour suivant que c'est arrivé, celui où s'arrête la Ligne
Rouge, le carrefour de Massachusetts Avenue et Prospect Street.
Y'a un vieux type qui arrive au volant d'une Lincoln bleu foncé,
un prof d'histoire au stade pré-gâteux, et il va te nettoyer en deux
temps trois mouvements...
Mais rien n'y fait. Il a beau hurler, rien n'y fait. Les lignes sont
coupées. On ne peut pas revenir, on ne peut pas aller assassiner
son propre grand-père, on ne peut pas descendre Lee Harvey
Oswald au moment où il s'agenouille devant la fenêtre du sixième
étage, dans la bibliothèque scolaire de Dallas, tandis qu'à côté de
lui refroidit du poulet frit dans une assiette en carton et qu'il
braque son fusil acheté par correspondance sur la limousine dans
laquelle a pris place le président des États-Unis, on ne peut
s'empêcher soi-même d'arriver jusqu'au carrefour de
Massachusetts Avenue et Prospect Street, balançant son
porte-documents d'une main et tenant sous son coude un
exemplaire du Boston Phoenix qu'on ne lira jamais. I
Et alors, Dieu du ciel, voilà qui est nouveau : le message
passe ! Au moment où il atteint l'angle de la rue, au moment où il
s'arrête au bord du trottoir, sur le point de s'engager sur le passage
réservé aux piétons, le message passe !
« Quoi ? » dit-il. Et l'homme qui s'est arrêté à côté de lui, ce
même homme qui sera le premier à se pencher sur lui dans un
passé qui est peut-être à présent miséricordieusement annulé, le
regarde d'un air soupçonneux et lui répond qu'il n'a rien dit,
comme s'il y avait eu une troisième personne avec eux. C'est à
peine si Jonesy l'entend, parce qu'il y a bien une troisième
personne, une voix à l'intérieur de sa tête, une voix qui ressemble
de manière troublante à la sienne et qui lui hurle de rester sur le
trottoir, de ne pas mettre un pied sur la chaussée...
Puis il entend crier. Il regarde de l'autre côté, vers Prospect
Street, et oh, mon Dieu, il voit Duddits, Duddits Cavell seulement
habillé de son caleçon, et Duddits a le tour de la bouche barbouillé
d'une matière brunâtre. On dirait du chocolat, mais Jonesy ne s'y
trompe pas. C'est de la merde de chien, ce salopard de Richie a fini
par la lui faire manger, et les passants vont et viennent sans faire
attention à Duddits, l'ignorant, faisant comme s'il n'était pas là.
« Duddits ! crie Jonesy. Tiens bon, mon vieux, j'arrive ! »
Sur quoi, il se précipite sur la chaussée sans regarder, le
passager qui est en lui ne pouvant rien faire d'autre que suivre le
mouvement, comprenant enfin que c'était exactement ainsi
qu'avait eu lieu l'accident - le vieil homme, certes, le vieil homme
atteint par un début de maladie d'Alzheimer qui n'aurait jamais dû
être au volant d'une voiture, pour commencer, mais ce n'était
qu'une partie de l'affaire. L'autre partie, celle qui était restée
cachée dans les ténèbres qui, jusqu'à aujourd'hui, avaient suivi
l'accident, était qu'il avait vu Duddits et s'était précipité sans
penser à regarder avant.
Il aperçoit autre chose : un vaste motif, un motif rappelant
l'attrape-rêves, quelque chose qui relie entre elles toutes les
années depuis le jour où ils ont rencontré Duddits Cavell pour la
première fois, en 1978, quelque chose qui est aussi relié à l'avenir.
Un éclat de soleil se reflète sur un pare-brise ; il le voit du coin
de son œil gauche. Une voiture arrive, et arrive trop vite. L'homme
qui était à côté de Jonesy sur le trottoir, Mister Moi-j'ai-rien-dit,
lui crie : « Attention, mec, attention ! », mais c'est à peine si
Jonesy l'entend. Car il y a un cerf derrière Duddits, sur le trottoir,
un superbe mâle, presque aussi grand qu'un homme. Alors, juste
avant d'être renversé par la Lincoln, Jonesy se rend compte que le
cerf est en réalité un homme, un homme portant une casquette
orange et une veste orange de rabatteur. Sur son épaule, telle
quelque hideuse mascotte, se tient une sorte de belette sans pattes
avec des yeux noirs énormes. Sa queue (mais c'est peut-être un
tentacule) s'enroule autour du cou de l'homme. Mais comment, au
nom du ciel, ai-je pu le prendre pour un cerf? Pense Jonesy.
Ensuite la Lincoln l'atteint et le renverse dans la rue. Il entend un
craquement sourd, acide, quand se brise sa hanche.

Il n'y a pas de ténèbres, pas cette fois ; pour le meilleur ou


pour le pire, le Pays du Souvenir est éclairé par des lampes à arc.
La confusion règne dans le film, toutefois, comme si le
responsable du montage avait fait un repas trop arrosé et oublié
ensuite comment doit se dérouler l'histoire. Cela tient en partie
aux déformations bizarres qu'a subies le temps : il a l'impression
de vivre simultanément dans le passé, le présent et l'avenir.
C'est ainsi que nous voyageons, énonce une voix ; Jonesy se
rend compte que c'est la voix qui gémissait, appelait Marcy,
implorait qu'on lui fasse une piqûre. Une fois que l'accélération
dépasse un certain point, tout voyage devient voyage dans le
temps. La mémoire est le fondement de tout voyage.
L'homme du carrefour, ce bon vieux Moi-j'ai-rien-dit, se
penche sur lui, lui demande comment il va, se rend compte que la
réponse serait plutôt mal et relève la tête. « Quelqu'un a un
portable ? Il faut appeler une ambulance. » Jonesy, qui voit
l'homme d'en dessous, constate qu'il a une petite coupure au
menton, une coupure qu'il s'est faite ce matin en se rasant,
probablement sans s'en rendre compte. C'est marrant, pense
Jonesy. Sur quoi le film saute à un autre plan dans lequel il y a un
vieux chnoque en manteau noir et chapeau mou - appelons ce vieil
enfoiré Mister Qu'est-ce-que-j'ai-fait ? Il tourne en rond, posant la
question aux gens. Il dit qu'il a détourné un instant les yeux et
qu'il a entendu un coup sourd - qu'est-ce que j'ai fait ? Il dit qu'il
n'a jamais aimé les grosses voitures - qu'est-ce que j'ai fait ? Il dit
qu'il n'arrive pas à se souvenir du nom de sa compagnie
d'assurances, mais qu'ils s'appellent eux-mêmes les Frères du
Coup de Main - qu'est-ce que j'ai fait ? Une tache s'étale dans
l'entrejambe de son pantalon et Jonesy, bien qu'allongé dans la
rue, ne peut pas s'empêcher de ressentir une sorte de pitié
exaspérée pour ce vieux crabe ; il aimerait bien pouvoir lui dire
Hé ! Tu veux savoir ce que tu as fait? Regarde donc ton falzar. Tu
t'es pissé dessus, bougre d'abruti.
Le film saute à nouveau. Il y a à présent davantage de
personnes autour de lui. Elles paraissent très grandes et Jonesy a
l'impression d'assister à un enterrement du point de vue du
cercueil. Ce qui lui rappelle une nouvelle de Ray Bradbury, il lui
semble qu'elle est intitulée La Foule ; dans celle-ci, les
commentaires des gens qui se rassemblent autour du lieu d'un
accident - toujours les mêmes - déterminent votre sort. S'ils
murmurent entre eux que ce n'est pas trop grave, que vous avez eu
de la chance parce que la voiture a fait un écart au dernier
moment, vous vous en tirez. Si au contraire, le petit groupe de
badauds commence à dire des choses comme : il a l'air
sérieusement touché, ou encore : Je ne crois pas qu'il s'en sortira,
vous mourez. Toujours les mêmes personnes. Toujours les mêmes
visages avides, vides d'expression. Les mateurs de chiottes qui
doivent à tout prix voir le sang, écouter les gémissements du
blessé.
Dans le groupe attroupé autour de lui, juste derrière Mister
Moi-j'ai-rien-dit, Jonesy aperçoit Duddits Cavell ; il est à présent
habillé et paraît aller bien - pas de moustache en crotte de chien,
autrement dit. McCarthy est là, lui aussi. Appelle-le donc Mister
Je-me-tiens-à-ta-porte-et-frappe, pense Jonesy. Ainsi qu'un autre
personnage. Un homme gris. Sauf que ce n'est pas un homme. Pas
vraiment ; c'est l'extra-terrestre qui se tenait derrière lui lorsque
Jonesy était dans la salle de bains. D'énormes yeux noirs lui
mangent un visage qui, sinon, est presque dépourvu de traits. Ses
fanons en peau d'éléphant pendent moins ; ce bon vieux Mister
E.T.-appelle-maison n'a pas encore commencé à dépérir dans cet
environnement hostile. Mais ça ne va pas tarder. Ce monde finira
par le dissoudre comme s'il s'était plongé dans un bain d'acide.
Ta tête a explosé, essaie de dire Jonesy à l'homme gris. Mais
aucun mot ne franchit ses lèvres. Sa bouche ne s'ouvre même pas.
Et cependant, Mister E.T.-appelle-maison paraît l'entendre, car il
incline légèrement sa tête grise.
Il est en train de passer, dit quelqu'un. Et avant que le plan ne
change à nouveau, il entend ce bon vieux Mister
Qu'est-ce-que-j'ai-fait?, le type qui vient de le renverser et qui lui a
explosé la hanche comme une assiette dans un stand de tir, dire à
quelqu'un Dans le temps, les gens disaient que je ressemblais à
Lawrence Welk.

Il gît à l'arrière d'une ambulance, inconscient, mais il se voit, il


vit une authentique expérience de sortie de son corps ; avec
cependant un élément nouveau, un truc dont personne ne lui a
parlé par la suite : son cœur est pris de fibrillations pendant qu'on
découpe son pantalon, pour mettre à jour une hanche dans
laquelle on aurait cousu, sous la peau et n'importe comment, deux
poignées de portes. Les fibrillations, il sait exactement de quoi il
s'agit, car Carla et lui ne ratent jamais un épisode d’Urgences, ils
regardent même les rediffusions sur TNT, et tiens, voici qu'ils
sortent en vitesse le défibrillateur, qu'ils le tartinent de leur
machin visqueux, l'un des urgentistes porte une croix d'or autour
du cou, la croix vient effleurer le nez de Jonesy tandis que Mister
Urgentiste se penche sur ce qui est pour l'essentiel un cadavre, et
sainte merde, il est mort dans l'ambulance ! Pourquoi ne lui
a-t-on jamais dit qu'il avait claqué dans cette foutue ambulance ?
S'est-on imaginé que ça ne l'intéresserait probablement pas de le
savoir, qu'il se contenterait de marmonner, hm-hm, passe-moi le
sel ?
« Prêt ! » crie l'autre infirmier et, juste avant la décharge, le
conducteur se tourne vers lui et il voit que c'est la maman de
Duddits. Et alors ils lui en filent une sévère et son corps sursaute,
toute cette chair blanche se secouant les os, comme aurait dit Pete,
et bien que le Jonesy qui assiste à la scène n'ait pas de corps, il
n'en sent pas moins l'électricité le parcourir, un grand choc qui
incendie l'arbre de son système nerveux comme une fusée. Dieu
soit loué, dégringolade, Alléluia.
Le Jonesy allongé sur la civière fait un bond de poisson hors
de l'eau, puis ne bouge plus. L'urgentiste accroupi derrière
Roberta Cavell regarde son appareil de contrôle et dit, « Ah, vieux,
non. C'est plat. Recommence. » Et quand l'autre type envoie le jus,
le film saute et il se retrouve dans la salle d'opération.
Non, attendez, attendez, ce n'est pas tout à fait ça. Une partie
de lui-même est en salle d'op, mais le reste se tient derrière une
vitre et regarde au travers. Deux autres médecins sont présents,
mais ils ne paraissent pas s'intéresser aux efforts de l'équipe
chirurgicale pour rafistoler Humpty-Dumpty, l'œuf cassé Jonesy.
Ils jouent aux cartes. Au-dessus de leur tête, l'attrape-rêves du
Trou dans le Mur se balance dans le courant d'air d'une bouche
d'aération.
Jonesy n'a aucune envie de regarder ce qui se passe de l'autre
côté de la paroi de verre ; il n'aime pas trop ce cratère ensanglanté
qui se trouve à la place de sa hanche, ni les reflets malsains sur l'os
réduit en pièces qui en dépasse. Bien qu'il n'ait pas d'estomac,
dans cet état désincarné, il n'en éprouve pas moins le besoin de
dégobiller.
Derrière lui, l'un des médecins joueurs de cartes dit, Duddits a
été celui par lequel nous nous définissions. Il a été notre meilleur
moment. Sur quoi, l'autre demande, Tu parles sérieusement ? Et
Jonesy comprend que les toubibs sont Henry et Pete.
Il se tourne vers eux, et peut-être n'est-il pas si désincarné que
ça, en fin de compte, car il aperçoit le fantôme de son reflet dans la
fenêtre qui donne sur la salle d'opération. Il n'est plus Jonesy. Il
n'est même plus humain. Sa peau est grise et ses yeux sont deux
bulbes noirs exorbités dans une figure dépourvue de traits. Il est
devenu l'un d'eux, il est...
L'un des grisâtres. C'est comme ça qu'ils les appellent, les
grisâtres. Certains les traitent même d'astronègres.
Il ouvre la bouche, soit pour dire ceci à haute voix, soit
peut-être pour demander à ses vieux copains de lui donner un
coup de main - ils se sont toujours entraidés, chaque fois qu'ils le
pouvaient - mais le film saute à nouveau (ces enfoirés du montage,
boire comme ça pendant qu'on bosse) et il se retrouve dans son lit,
un lit d'hôpital dans une chambre d'hôpital et une voix crie Où est
Jonesy, je veux Jonesy.
Tiens, pense-t-il avec une satisfaction désespérée. Je me suis
toujours douté que c'était Jonesy, et non Marcy. C'est l'appel à
mourir, ou peut-être la Camarde elle-même, et je dois rester
parfaitement tranquille si je veux l'éviter, elle m'a raté dans la
foule, elle a fait une autre tentative dans l'ambulance et m'a raté
encore, et voici qu'elle est maintenant à l'hôpital, sous le masque
d'une malade.
Je vous en prie arrêtez, gémit cette vieille sournoise de
Camarde de son ton implorant et d'une hideuse monotonie. Je ne
peux pas le supporter, faites-moi une piqûre, où est Jonesy, je
veux Jonesy.
Je ne vais pas bouger d'un poil jusqu'à ce qu'elle s'arrête,
pense Jonesy, de toute façon, je ne peux pas me lever, on vient
juste de me coller deux livres de ferraille dans la hanche, et il
faudra plusieurs jours avant que je puisse me lever, peut-être
bien une semaine.
Horrifié, il se rend compte au contraire que si, il se redresse, il
rejette les couvertures et sort de son lit, et bien qu'il puisse sentir
les points de suture se tendre et lâcher sur sa hanche et son ventre,
répandant ce qui est sans aucun doute du sang transfusé, un sang
qu'il sent couler dans ses poils pubiens et le long de sa jambe, il
s'avance dans la chambre sans même boitiller, traverse un rayon
de soleil qui projette brièvement une ombre tout à fait humaine au
sol (pas celle d'un grisâtre, constate-t-il avec reconnaissance, au
moins ça, parce que les grisâtres, c'est la cata) et atteint la porte. Il
déambule sans être vu le long d'un corridor, passe devant une
civière sur laquelle est posé un pistolet à pisse, passe devant deux
infirmières qui bavardent et rient en regardant des photos, et se
dirige vers la voix au timbre monotone. Incapable de s'arrêter, il
comprend qu'il est dans le nuage. Pas un nuage d'un rouge
noirâtre, comme celui d'Henry et Pete ; ce nuage-ci est gris et il
flotte à l'intérieur, l'unique particule qui ne soit pas changée par le
nuage, et il pense : Je suis celui qu'ils cherchaient. J'ignore
comment une chose pareille est possible, mais je suis exactement
ce qu'ils cherchaient. Parce que... parce que le nuage ne me
change pas ?
Oui, si l'on veut.
Il franchit trois portes ouvertes. La quatrième est fermée.
Dessus, une affichette proclame : ENTREZ, IL N'Y A PAS D'INFECTION ICI,
en anglais et en français.
Tu mens, pense Jonesy. Cruise ou Curtis ou
Machin-truc-chouette est peut-être cinglé, mais il a au moins
raison sur un point : il y a un risque d'infection.
Le sang coule le long de ses jambes, la partie inférieure de son
calcif est d'un écarlate brillant (le raisiné a commencé à couler,
comme disaient autrefois les commentateurs de matchs de boxe),
mais il ne ressent aucune douleur. Et il n'a pas peur de l'infection.
Il est unique et le nuage peut seulement le transporter, pas le
transformer. Il ouvre la porte et entre.

4
Est-il surpris de voir le grisâtre aux grands yeux noirs dans le
lit d'hôpital ? Pas le moins du monde. Lorsque Jonesy s'était
tourné et l'avait découvert planté derrière lui, au Trou dans le
Mur, la tête de ce crétin avait explosé. Toutes choses bien
considérées, c'était un mal de tête plus que carabiné - dynamité.
N'importe qui se serait retrouvé à l'hôpital. Pourtant, il n'a pas
l'air d'aller trop mal à présent ; il est vrai que la médecine
moderne fait des miracles.
La pièce, envahie par la moisissure, disparaît sous des vagues
rouge doré. Il en pousse sur le sol, sur les appuis de fenêtres, sur
les lattes des stores vénitiens. Elle s'est ouvert un chemin jusqu'au
plafonnier, jusqu'au flacon de glucose sur sa potence (Jonesy
suppose que c'est du glucose), auprès du lit ; des barbichettes
rousses flamboyantes pendent de la poignée de la porte donnant
sur la salle de bains, de la manivelle qui commande la position du
lit.
Lorsque Jonesy s'approche de la chose grise qui tient son drap
remonté jusqu'à sa poitrine étroite et glabre, il constate qu'il n'y a
qu'une seule carte de vœux sur la table de nuit. BON
RÉTABLISSEMENT !, lit-on au-dessus d'un dessin représentant une
tortue toute triste avec un pansement sur le dos. Et au-dessous :
DE LA PART DE STEVEN SPIELBERG ET DE TOUS TES POTES DE HOLLYWOOD.
C'est un rêve, un rêve plein de déformations oniriques et de
jeux de mots sibyllins, se dit Jonesy, mais il n'y croit pas. Son
esprit mélange les choses, en fait une bouillie, les rend plus faciles
à avaler, et tel est le fonctionnement des rêves ; passé, présent et
avenir ont été placés dans le même chaudron, ce qui est aussi
fréquent dans les rêves, mais il sait qu'il commettrait une erreur
en ne voyant là qu'un conte de fées désordonné, bricolé par son
inconscient. Au moins une partie de ce qu'il voit arrive.
Les yeux noirs bulbeux le surveillent. Le drap s'agite et se
déforme à côté de la chose étendue dans le lit. Ce qui en émerge
est la bestiole-fouine rousse qui a eu Beaver. Elle le scrute avec ces
mêmes yeux noirs vitreux tandis qu'elle se propulse jusqu'à
l'oreiller à l'aide de sa queue ; là, elle s'enroule sur elle-même à
côté de l'étroite tête grise. Pas étonnant que McCarthy se soit senti
quelque peu indisposé, pense Jonesy.
Le sang continue à couler le long de sa jambe, gluant comme
du miel, chaud comme la fièvre. Il dégoutte sur le sol et on
pourrait croire que la moisissure (ou le champignon ou quoi que
ce soit) rouge doré va l'envahir, le coloniser, en faire une véritable
jungle, mais Jonesy sait que non. Il est unique. Le nuage peut le
transporter, pas le transformer.
Pas de ballons, pas de jeux, pense-t-il, puis immédiatement :
chut, chut, garde ça pour toi.
De la main, la créature grise lui adresse une sorte de salut
fatigué. Elle a trois longs doigts se terminant par des ongles roses.
Il en suinte un pus jaunâtre épais. La même sécrétion luit
faiblement dans les replis de peau du type et dans le coin de ses
yeux.
Tu as raison, tu as besoin d'une piqûre, dit Jonesy. Peut-être
d'un peu de Drano ou de Lysol, un truc dans le genre. Un truc qui
te foute hors cir...
Une pensée effrayante lui vient alors à l'esprit ; elle s'impose
tellement, pendant un instant, qu'il est incapable de résister à la
force qui le pousse vers le lit. Ses pieds se remettent en
mouvement, laissant de grandes empreintes rouges derrière eux.
Vous n'allez pas boire mon sang, par hasard ? Comme un
vampire ?
La chose dans le lit sourit sans sourire. Nous sommes, pour
autant que je puisse exprimer cela dans votre langage, des
végétariens.
Ouais, mais et votre charmante mascotte ? dit Jonesy en
montrant la bestiole sans pattes, laquelle exhibe une gueule pleine
de dents-aiguilles dans une parodie de sourire. Est-ce que Bowser
est végétarienne, elle aussi ?
Vous savez bien que non, dit la chose grise, sans que bouge la
fente qui lui sert de bouche. C'est un sacré ventriloque, ce type,
faut le reconnaître ; ils l'auraient adoré comme animateur dans les
stations d'été des Catskills. Mais vous savez que vous n'avez rien
à craindre d'elle.
Pourquoi ? En quoi suis-je différent ?
La chose grise mourante (car bien sûr elle est mourante, son
corps s'effondre, se décompose de l'intérieur) ne répond pas et
Jonesy pense une fois de plus, pas de ballons, pas de jeux.
Quelque chose lui dit que c'est une pensée que le grisâtre aimerait
beaucoup lire dans son esprit, mais pas question. Sa capacité à
masquer ses pensées fait partie de ce qui le rend différent, unique,
et vive la différence* est tout ce que peut dire Jonesy (même s'il
ne le dit pas vraiment).
En quoi suis-je différent ?
Qui est Duddits ? demande la chose grise ; Jonesy ne répond
pas, et elle a de nouveau ce sourire qui ne fait pas bouger sa
bouche. Eh bien voilà... nous posons tous les deux des questions
auxquelles l'autre refuse de répondre. Mettons-les de côté,
voulez-vous ? A l'envers. Elles sont... comment appelez-vous ça,
déjà, dans votre jeu ?
Dans le pot, le cribbage, dit Jonesy. L'odeur de pourriture de
la chose lui parvient à présent. L'odeur que McCarthy a importée
avec lui au Trou dans le Mur, l'odeur d'éther. Il pense de nouveau
qu'il aurait mieux fait de lui tirer dessus, à ce fils de pute avec son
langage châtié, mieux fait de l'abattre avant qu'il puisse se réfugier
au chaud. Afin que la saleté roussâtre crève en lui, sous le poste de
guet du vieil érable, au fur et à mesure que l'aurait envahi le froid.
Le cribbage, oui, dit la chose grise. L'attrape-rêves est là ;
suspendu au plafond, il tournoie lentement au-dessus de la tête du
grisâtre. Nous allons mettre de côté ces choses que nous ne
voulons pas nous révéler mutuellement, on y reviendra plus tard.
On va les mettre dans le crib.
Qu'est-ce que vous attendez de moi ?
La créature grise observe Jonesy sans ciller ; comment le
pourrait-elle, d'ailleurs ? se dit Jonesy. Elle n'a ni cils ni paupières.
Ni cils ni paupières, dit la chose, sauf que c'est la voix de Pete
qu'entend Jonesy. Avec son accent particulier. Qui est Duddits ?
Et Jonesy est tellement surpris d'entendre la voix de Pete qu'il
est à un cheveu de répondre... ce qui, bien entendu, était le but de
la manœuvre : le prendre par surprise. Mourante ou pas, elle est
maligne, la chose. Il serait bien inspiré de rester sur ses gardes. Il
envoie au type tout gris une image : une grosse vache marron avec
une pancarte autour du cou. Sur la pancarte, on lit : DUDDITS LA
VACHE.
Le grisâtre sourit une fois de plus sans sourire, sourit dans la
tête de Jonesy. Duddits la vache... je ne crois pas.
D'où venez-vous ? demande Jonesy.
Planète X. Nous venons d'une planète mourante pour manger
des pizzas Domino, acheter à crédit et apprendre l'italien sans
peine par la méthode Berlitz. C'est la voix d'Henry, cette fois. Sur
quoi Mister E.T.-appelle-maison revient à sa propre voix... à un
détail près, se rend compte Jonesy, sans être vraiment surpris,
juste un peu écœuré ; cette voix est la sienne. La voix de Jonesy. Il
sait aussi ce qu'Henry dirait : qu'il se paie une mégahallucination à
la suite de la mort de Beaver.
Plus maintenant, pense Jonesy. Non, il ne le dirait plus
maintenant. A l'heure actuelle, il est le marchand d'œufs, et le
marchand d'œufs est au parfum.
Henry ? Il ne va pas tarder à mourir, dit le grisâtre d'un ton
indifférent. Sa main se déplace sur la courtepointe ; les trois longs
doigts gris se referment sur la main de Jonesy. La peau est chaude
et sèche.
Que voulez-vous dire ? demande Jonesy, inquiet pour son
ami... mais la chose en train de mourir ne répond rien. Encore une
carte à placer dans le pot du cribbage, et Jonesy en tire alors une
nouvelle de son jeu : Pourquoi m'avez-vous appelé ici ?
La créature grise exprime de la surprise, même si son visage
ne bouge pas. Personne ne tient à mourir seul. Je voulais
simplement avoir quelqu'un auprès de moi. Je sais, nous allons
regarder la télévision.
Je n'ai aucune envie...
Il y a un film que je tiens à voir, en particulier. Il vous plaira,
à vous aussi. Ça s'appelle Sympathie pour les Grisâtres. Bowser !
La télécommande !
Bowser adresse à Jonesy un regard particulièrement mal
intentionné, puis se coule de l'oreiller avec un bruit râpeux de la
queue qui fait penser à un serpent se glissant entre des pierres.
Sur la table, la télécommande est elle aussi envahie de moisissure.
Bowser s'en empare, fait demi-tour et revient en rampant jusqu'à
la créature grise, la télécommande entre les dents. Le grisâtre
libère la main de Jonesy (son contact n'a rien de répugnant, mais
c'est tout de même un soulagement), prend la télécommande, la
braque sur la télé et appuie sur le bouton MARCHE. L'image qui
apparaît - légèrement floue, sans être pour autant cachée par le
duvet encore presque impalpable qui pousse sur l'écran -
représente la remise, derrière le chalet. Au centre de l'écran, on
voit une forme dissimulée par une bâche verte. Et avant que la
porte s'ouvre et qu'il se voie entrer en scène, Jonesy sait que cet
événement s'est déjà produit. La vedette de Sympathie pour les
Grisâtres est Gary Jones en personne.
Eh bien, dit la créature moribonde depuis le point confortable,
au milieu de la tête de Jonesy, nous avons manqué le générique,
mais en vérité, le film commence tout juste.
C'est bien ce que redoute Jonesy.

La porte de la remise s'ouvre et Jonesy entre dans le local. Il


porte une vraie tenue de bouffon : en plus de sa veste, il a enfilé les
gants de Beaver et mis l'une des vieilles casquettes orange de
Lamar. Un instant, le Jonesy spectateur de l'hôpital (il a tiré une
chaise et s'est assis auprès du lit de Mr Gray) se dit que le Jonesy
qui entre dans la remise de la motoneige, au Trou dans le Mur, est
peut-être infecté, en fin de compte, et qu'il est infesté de
moisissure orange. Puis il se souvient que Mr Gray a explosé juste
en face de lui - sa tête, au moins, a explosé - et que le Jonesy du
Trou dans le Mur est couvert des débris.
Sauf que vous n'avez pas explosé. Vous... vous avez... quoi?
Essaimé ?
Chutttt ! dit Mr Gray, et Bowser exhibe sa formidable gueule
toute en dents, comme pour dire à Jonesy d'être un peu plus poli.
J'adore cette chanson. Pas vous ?
La bande sonore joue « Sympathy for the Devil », des Rolling
Stones, ce qui convient d'autant mieux que c'est aussi le titre du
film ou presque (mes débuts à l'écran, pense Jonesy, attends un
peu que Carla et les gosses voient ça !), mais à la vérité le film ne
lui plaît pas ; le film, pour quelque raison obscure, le rend triste.
Comment pouvez-vous aimer ça ? demande-t-il, ignorant
l'exhibition de canines de Bowser - Bowser qui n'est pas un danger
pour lui, comme ils le savent tous les deux. Comment est-ce
possible ? C'est la musique qu'ils faisaient jouer pendant qu'ils
vous massacraient !
- Ils nous massacrent toujours, répond Mr Gray. Et
maintenant taisez-vous, regardez le film ; ce passage se traîne
mais ça devient beaucoup plus intéressant.
Jonesy croise les mains sur ses genoux ensanglantés - il
semble néanmoins qu'il ait arrêté de saigner - et regarde
Sympathie pour les Grisâtres, avec Gary Jones pour seule et
unique vedette.

C'est le seul et unique Gary Jones qui débâche la motoneige,


repère la batterie rangée dans un carton sur l'établi et la met en
place en prenant bien soin de la raccorder comme il faut. Avec ça,
il a épuisé à peu près toutes ses connaissances en matière de
moteur ; il est prof d'histoire, pas mécanicien, et sa conception des
améliorations qu'on pourrait apporter à la vie domestique serait
plutôt d'obliger les gosses à regarder de temps en temps la chaîne
historique à la place de Xena. La clef est sur le tableau de bord, et
les voyants s'allument quand il la tourne - au moins a-t-il
correctement raccordé la batterie - mais le moteur refuse de
démarrer. Il ne toussote même pas. Le démarreur émet une sorte
de couinement, puis plus rien.
« Oh bon Dieu de bon sang de bois de merde en bâton »,
marmonne-t-il d'une traite et d'une voix monocorde. Pas sûr qu'il
puisse manifester beaucoup d'émotion, de toutes les façons, même
s'il le voulait réellement. Il est fan de films d'horreur, il a dû
regarder L'Invasion des morts vivants deux douzaines de fois (il
est même allé voir le lamentable remake, celui dans lequel joue
Donald Sutherland) et il ne se fait pas d'illusions sur ce qui se
passe. Son corps a été envahi, et envahi des pieds à la tête, en large
et en travers. Il n'y aura cependant pas une armée de zombies, pas
même un petit bataillon. Il est unique. Il sent qu'Henry, Beaver et
Pete sont aussi uniques (que Beaver était unique), mais il est le
plus unique de tous. En principe, cette formule ne devrait pas
tenir debout : unique est synonyme de seul dans son cas. C'est
pourtant l'un des rares exemples où la règle ne s'applique pas.
Pete et Beaver sont uniques, Henry est plus unique qu'eux et lui,
Jonesy, est le plus unique de tous. Hé ! Il tient même le grand rôle
dans son propre film ! C'est pas unique, ça ? comme aurait dit son
fils aîné.
Le regard du grisâtre, dans son lit d'hôpital, va du Jonesy de
l'écran, qui vient d'enfourcher l’Arctic Cat, au Jonesy II en caleçon
imbibé de sang assis à côté de lui.
Qu'est-ce que vous cachez ? demande Mr Gray.
Rien.
Pourquoi regardez-vous tout le temps ce mur de brique ?
Qu'est-ce que représente le chiffre 19, en dehors du fait qu'il s'agit
d'un nombre premier ? Qui a dit Font chier, les Tigers ? Qu'est-ce
que ça veut dire ? C'est quoi, ce mur de brique ? Quand est le mur
de brique ? Qu'est-ce que ça veut dire, pourquoi vous n'arrêtez
pas de le regarder ?
Il sent les efforts que déploie Mr Gray pour le percer à jour ;
mais pour le moment, le noyau central est à l'abri de ses
incursions. Il peut être transporté, pas transformé. Pas
entièrement ouvert, dirait-on. En tout cas, pas encore.
Jonesy porte un doigt à ses lèvres et renvoie sa
recommandation au grisâtre : Taisez-vous et regardez le film.
Mr Gray l'étudié de ses yeux noirs bulbeux (des yeux d'insecte,
des yeux de mante religieuse) et Jonesy sent qu'il le sonde
pendant quelques secondes. Puis l'impression s'évanouit. Il n'a pas
besoin de se presser : tôt ou tard, il dissoudra la coquille qui
protège le noyau, ce noyau qui est du pur Jonesy, un Jonesy non
envahi, et il saura alors tout ce qu'il veut savoir.
En attendant, ils regardent le film. Et lorsque Bowser s'avance
en rampant jusque sur les genoux de Jonesy - Bowser, avec son
odeur d'éther/antigel et ses dents effilées - c'est à peine si Jonesy y
fait attention.
Jonesy I, le Jonesy de la remise (mais en fait, il s'agit à présent
de Mr Gray), lance un coup de sonde. Il y a mille manières de
lancer un coup de sonde, les coups de sonde s'entrecroisent et
jouent à saute-mouton comme les émissions de radio du bout de la
nuit ; sans problème, il en trouve une qui lui donne les
informations dont il a besoin. Aussi simple que d'ouvrir un dossier
dans son ordinateur et d'y trouver un film (mais un film en trois D
d'une merveilleuse richesse de détails) au lieu de mots.
La source de Mr Gray est un certain Emil Brodsky, dit Dawg,
habitant Menlo Park, dans le New Jersey. Brodsky est
technicien-sergent dans l'armée, un simple sous-fifre travaillant
dans un atelier de mécanique. Sauf qu'ici, en tant que membre de
l'Equipe de Contre Attaque Tactique de Kurtz, le
technicien-sergent Brodsky n'a aucun grade. Personne n'en a,
d'ailleurs. Il dit « patron » à ses supérieurs, et « hé, toi », à ceux
qui ont un grade inférieur (pas très nombreux, à ce barbecue de
derrière les fagots). Et s'il ne sait pas qui est qui, mon pote ou ton
copain suffisent.
Des jets survolent le secteur, mais ils ne sont pas très
nombreux (ils pourront disposer de tous les détails qu'ils voudront
grâce aux satellites en orbite basse, si les nuages veulent bien se
lever), et n'importe comment, ce n'est pas le boulot de Brodsky.
Les jets s'envolent de la base de l'Air National Guard, à Bangor, et
lui se trouve dans le Jefferson Tract. Le boulot de Brodsky ? Ce
sont les hélicos et les camions, dont le nombre ne cesse de croître
à toute vitesse (depuis midi, toutes les routes du secteur ont été
fermées et seuls circulent des camions vert olive dont les insignes
ont été masqués). Il est aussi chargé de mettre en route les quatre
génératrices qui doivent répondre aux besoins en électricité du
camp volant installé autour du Gosselin's Market. Parmi ces
besoins, on compte des détecteurs de mouvement, des
lampadaires, l'éclairage du périmètre et le poste de
commandement du théâtre des opérations, improvisé à la hâte
dans un mobil-home Windstar.
Kurtz lui a fait clairement savoir que l'éclairage était
fondamental : il veut qu'on y voie comme en plein jour et ce
pendant toute la nuit. C'est autour de la grange-étable et de ce qui
était un enclos à chevaux (avec son écurie) que se dresse le plus
grand nombre de poteaux équipés de projecteurs. Dans le champ
où jadis les quarante laitières du vieux Reggie Gosselin broutaient
paisiblement leurs jours, on a dressé deux tentes. La plus grande
comporte une indication sur son toit vert : COMMISSAIRE. L'autre est
blanche et ne présente aucun signe distinctif. C'est la morgue
temporaire, comprend Jonesy. Il ne s'y trouve que trois corps,
pour l'instant (l'un est celui d'un banquier qui a tenté de s'enfuir,
le fou), mais il pourrait y en avoir rapidement beaucoup plus. À
moins qu'il se produise un incident qui rendrait difficile ou
impossible la récupération des corps. Pour Kurtz, le patron, un tel
accident résoudrait bien des problèmes.
Mais tout cela est secondaire. Le boulot de Jonesy I, c'est Emil
Brodsky de Menlo Park.
Brodsky avance à grandes enjambées dans la neige mêlée de
boue ; c'est une vraie pataugeoire qui sépare la zone où
atterrissent les hélicoptères de l'enclos où l'on garde les
Ripley-positifs (il y en a déjà un bon nombre, qui errent de-ci
de-là, avec l'expression ahurie qu'ont tous les prisonniers du
monde qui viennent d'être internés, interpellant les gardiens,
demandant des informations, mendiant des cigarettes, lançant de
vaines menaces). Emil Brodsky est trapu, avec une tête de
bouledogue sous ses cheveux coupés para, une tête à fumer des
cigares bon marché (en fait, comme le sait Jonesy, Brodsky est un
catholique fervent qui n'a jamais touché une cigarette). Il est aussi
débordé qu'un poseur de papier peint manchot. Il porte une
oreillette et un micro devant la bouche. Il est en contact radio avec
le convoi de carburant qui remonte en ce moment même la 1-95 -
convoi qui a une importance critique, parce que les hélicoptères
partis en mission vont revenir presque à sec - mais il parle aussi à
Cambry, qui marche à côté de lui, du centre de contrôle et de
surveillance ; Kurtz voudrait qu'il soit opérationnel à vingt et une
heures, minuit au plus tard. Le bruit court que cette mission doit
s'achever en quarante-huit heures, mais comment savoir, bordel ?
Toujours d'après les rumeurs, Blue Boy, leur cible principale, a
déjà été éliminée, mais Brodsky ne connaît personne pouvant
l'affirmer avec certitude, étant donné que les gros hélicoptères
d'assaut ne sont toujours pas rentrés. En fait, leur boulot est
simple : monter tout ce bazar clefs en main pour onze heures et
faire disparaître ces abrutis de la circulation.
Et, par tous les dieux, tout d'un coup il y a trois Jonesy : celui
qui regarde la télé dans la chambre d'hôpital envahie de
moisissure, celui dans la remise de la motoneige... et Jonesy III,
qui fait sa brusque apparition sous les traits de la tête on ne peut
plus catholique et rasée de près d'Emil Brodsky. Brodsky
s'immobilise, c'est tout, et se met à regarder le ciel blanc.
Ce n'est qu'au bout de quatre pas que Cambry, qui a poursuivi
son chemin, se rend compte que Dawg s'est pétrifié sur place et
reste planté comme un piquet au milieu du pré aux vaches, les
pieds dans la gadoue. Au beau milieu de toute cette agitation
frénétique, les hommes qui courent, les hélicoptères qui arrivent
et repartent, les moteurs qui ronronnent, il a l'air d'un robot dont
les batteries seraient à plat.
« Patron ? Ça va, patron ? » demande Cambry.
Brodsky ne répond rien... à Cambry, du moins. À Cambry, il ne
dit rien. C'est à Jonesy I (Jonesy Remise) qu'il s'adresse : Ouvre le
capot du moteur et montre-moi les bougies.
Jonesy a du mal à trouver le fermoir du capot, mais Brodsky
l'aide. Il se penche ensuite sur le petit moteur, sans le regarder
lui-même : ses yeux sont deux caméras à haute résolution qui
envoient leurs images à Brodsky.
« Patron ? dit Cambry, de plus en plus inquiet. Quelque chose
ne va pas, patron ?
- Si, si, tout va bien », répond Brodsky lentement, en
détachant les mots. Il place les écouteurs autour de son cou ; leur
bavardage incessant le gêne. « Laisse-moi réfléchir une minute. »
Et à Jonesy : On a enlevé les bougies... Regarde autour de
toi. Oui, c'est ça. Au bout de l'établi.
À l'endroit désigné, Jonesy voit un vieux pot à mayonnaise à
moitié rempli d'essence. Le couvercle est percé - deux trous
pratiqués avec un tournevis - pour éviter l'accumulation de gaz. Et
dedans, comme des pièces à conviction gardées dans le formol, il y
a deux bougies Champion.
À voix haute, Brodsky dit alors : « Fais-les bien sécher. » Et
lorsque Cambry lui demande ce qu'il faut faire bien sécher, le
sergent lui répond d'un ton absent de le mettre dans la poche avec
son mouchoir par-dessus.
Jonesy repêche les bougies, les sèche, puis les met en place en
suivant les directives de Brodsky. Et maintenant, essaie, dit
Brodsky sans remuer les lèvres cette fois. La motoneige démarre
en vrombissant. Vérifie s'il y a de l'essence, à présent.
Ce que fait Jonesy, ajoutant, merci.
« Pas de quoi, patron », dit Brodsky, qui repart aussitôt à
grands pas. Cambry doit trottiner pour le rattraper ; il voit se
peindre une expression légèrement ahurie sur la figure de son
supérieur quand celui-ci constate que les écouteurs ne sont plus
sur ses oreilles.
« Mais enfin, qu'est-ce qui vous est arrivé, patron ?
- Rien », répond Brodsky.
Il sait pourtant qu'il y a eu quelque chose. Sûr et certain qu'il
s'est passé quelque chose. Il a parlé. Il a eu une conversation.
Une... consultation ? Ouais, c'est ça. Sans pouvoir se rappeler
exactement à quel sujet. Ce dont il se souvient, en revanche, c'est
du briefing de ce matin, avant l'aube, quand l'équipe est montée
au créneau. L'une des directives, donnée par Kurtz lui-même,
exigeait que soit rapporté « tout fait inhabituel ». Ce qui venait de
lui arriver était-il inhabituel ? Mais que lui était-il arrivé, au juste ?
« Crampe du cerveau, je crois, dit Brodsky au bout d'un
moment. Trop de choses à faire et pas assez de temps pour les
faire. Allez, viens, fiston, ne perdons pas le rythme. »
Et Cambry ne perd pas le rythme. Brodsky reprend sa
conversation bipolaire - le convoi à un moment, Cambry à l'autre
-, non sans se rappeler autre chose, une troisième conversation,
une conversation maintenant terminée. Phénomène inhabituel, ou
pas ? Probablement pas, estime finalement le sergent. En tout cas
pas un truc à aller raconter à Perlmutter, un salaud incompétent :
avec Pearly, du moment qu'une question ne figure pas sur la liste
punaisée à sa planchette, elle n'existe pas. Kurtz ? Jamais de la vie.
Brodsky respecte le vieux rapace, mais il le redoute encore plus.
Comme tout le monde. Kurtz est intelligent, Kurtz est courageux,
mais Kurtz est aussi le primate le plus barjot de la jungle. Pour
dire : il répugne à Brodsky de marcher là où s'est posée l'ombre de
Kurtz.
Et Underhill ? Ne pourrait-il pas en parler à Owen Underhill ?
Peut-être... mais peut-être pas. Avec un truc comme ça, on
risquait de se retrouver dans la merde le temps de le dire. Il avait
entendu des voix pendant une minute ou deux, une voix, au
moins, mais il se sentait bien à présent. Toutefois...
Au Trou dans le Mur, Jonesy a enfourché la motoneige et
fonce sur Deep Cut Road. Il sent la présence d'Henry quand il
passe à côté de lui - Henry qui se cache derrière un arbre et doit
mordre la mousse du tronc pour se retenir de crier - mais il réussit
à le dissimuler au nuage qui entoure le noyau dur de sa propre
conscience. C'est très certainement la dernière fois qu'il se
trouvera aussi près de son vieil ami, lequel n'arrivera jamais à
sortir en vie de ces bois.
Jonesy regrette de ne pas avoir pu lui dire adieu.

Je sais pas qui sont les types qui ont tourné ce film, dit
Jonesy, mais à mon avis, pas la peine qu'ils repassent leur
smoking pour la cérémonie des oscars. En fait...
Il regarde autour de lui et ne voit que des arbres couverts de
neige. Il n'y a rien d'autre que le chemin portant le nom de Deep
Cut Road, tapis blanc qui se déroule devant lui, et les vibrations de
la motoneige entre ses cuisses. Il n'y a jamais eu d'hôpital, jamais
eu de Mr Gray. Tout ça était un rêve.
Et pourtant non. Il y a bien une pièce. Mais pas une chambre
d'hôpital. Pas de lit, pas de télé, pas de potence pour
intraveineuse. Pas grand-chose, en vérité : juste un panneau
d'affichage. Sur lequel sont punaisées deux choses : une carte du
nord de la Nouvelle-Angleterre, avec certaines routes surlignées
(les itinéraires des frères Tracker) et une photo Polaroid sur
laquelle on voit une adolescente relever sa jupe et exhiber une
touffe de poils dorés. C'est de la fenêtre de cette pièce qu'il regarde
Deep Cut Road. Celle, il en est sûr, qui était dans la chambre de
l'hôpital. Mais cette chambre d'hôpital n'était pas bien. Il lui fallait
en sortir, parce que...
La chambre de l'hôpital n'était pas sûre, pense Jonesy...
comme si cette pièce l'était, comme si n'importe quel endroit
l'était. Et cependant, cette pièce-ci est plus sûre, peut-être. Elle est
son dernier refuge, et il l'a décorée avec l'image qu'ils avaient tous
espéré voir, croit-il, lorsqu'ils s'étaient enfoncés dans l'allée,
autrefois, en 1978. Tina Jean Sloppinger, ou un truc comme ça.
Une partie de ce que j'ai vu était réelle... des souvenirs
retrouvés valides, aurait jargonné Henry. J'ai vraiment cru voir
Duddits, ce jour-là. C'est pour cette raison que je me suis élancé
dans la rue sans regarder. Quant à Mr Gray... c'est ce que je suis
en ce moment. Pas vrai ? Excepté pour la partie de moi-même
enfermée dans cette pièce poussiéreuse, vide, et sans intérêt, avec
ses détritus sur le sol et la photo de la fille, je suis entièrement Mr
Gray. N'est-ce pas la vérité ?
Pas de réponse. Ce qui en est une suffisante pour lui, en vérité.
Mais comment est-ce arrivé ? Comment suis-je arrivé ici ? Et
pourquoi ? Dans quel but ?
Toujours pas de réponse ; et à de telles questions, lui n'en a
pas. Il est simplement heureux d'avoir un lieu où il peut encore
être lui-même, tout en se sentant accablé à l'idée que le reste de sa
vie a fait l'objet d'une prise d'otage. Il regrette encore sincèrement,
plein d'amertume, de pas avoir descendu McCarthy.

Une énorme explosion déchira l'atmosphère, et bien que la


source ait été située à des kilomètres, l'effet de souffle fut assez
fort pour faire tomber la neige des arbres. Le pilote de la
motoneige ne tourna même pas la tête. C'était le vaisseau. Les
soldats l'avaient fait exploser. Les byrum étaient partis.
Quelques minutes plus tard, l'abri de bûcherons avec son toit
effondré apparut à sa droite. Allongé devant, dans la neige, une
botte encore prise sous la tôle, gisait Pete. Il paraissait mort, mais
ne l'était pas. Faire le mort n'était pas une bonne idée, pas dans ce
jeu ; il entendait Pete penser. Et lorsque Mr Gray arrêta la
motoneige et passa au point mort, Pete leva la tête, étirant les
lèvres sur ce qui lui restait de dents en un sourire dépourvu
d'humour. La manche gauche de sa parka était noircie, carbonisée.
On aurait dit qu'il ne lui restait qu'un doigt entier à la main droite.
Toutes les parties exposées de sa peau étaient tachetées de byrus.
« Vous n'êtes pas Jonesy, dit Pete. Qu'est-ce que vous avez fait
de lui ?
- Allez, Pete, on y va.
- Je ne vais nulle part avec vous. » Il leva la main droite, la
main presque sans doigts, un amas rouge doré de byrus, et
s'essuya le front. « Foutez-moi le camp d'ici. Montez sur votre
canasson et tirez-vous. »
Mr Gray baissa la tête qui appartenait naguère à Jonesy
(Jonesy assistant à toute la scène depuis la fenêtre de sa
place-forte, dans le dépôt abandonné des frères Tracker, incapable
d'être d'une aide quelconque, de changer quoi que ce soit) et
regarda fixement Pete. Pete commença à crier lorsqu'il sentit se
contracter tout le byrus qui lui avait poussé sur le corps, sentit les
racines de cette saleté s'enfoncer dans ses muscles et ses nerfs. Le
pied botté pris sous la tôle se libéra, et Pete, toujours criant, se
recroquevilla en position fœtale. Du sang se mit à jaillir de son nez
et de sa bouche. Il poussa un nouveau cri, et deux dents sautèrent
de sa mâchoire.
« Debout, Pete. »
En pleurs, serrant sa main mutilée contre sa poitrine, Pete
essaya de se lever. Sa première tentative se solda par un échec, et il
s'étala de nouveau dans la neige. Mr Gray ne fit aucun
commentaire et se contenta de rester assis sur l'Arctic Cat
tournant au ralenti et d'attendre, sans quitter Pete des yeux.
Jonesy sentit la douleur, le désespoir, la peur abjecte – tous
les sentiments effrayants qui agitaient son ami. La peur était de
loin le pire d'entre eux, et il décida de prendre un risque.
Pete.
Rien qu'un murmure, mais Pete l'entendit. Il leva la tête,
hagard, le visage piqueté de moisissure, la saleté que Mr Gray
appelait le byrus. Lorsque Pete se passa la langue sur les lèvres,
Jonesy vit qu'elle aussi avait été envahie. Des aphtes
intersidéraux. Jadis, Pete Moore avait désiré devenir astronaute.
Jadis, il avait tenu tête à des grands qui s'en prenaient à un plus
petit et plus faible qu'eux. Il méritait mieux.
Pas de ballons, pas de jeux.
Pete faillit sourire. C'était beau, mais aussi un crève-cœur.
Cette fois-ci, il réussit à se remettre sur ses pieds et s'avança à pas
lents, boitant bas, vers la motoneige.
Dans le bureau abandonné où il avait été exilé, Jonesy vit le
bouton de porte qui bougeait. Qu'est-ce que cela veut dire?
demanda Mr Gray. Pas de ballons, pas de jeux, qu'est-ce que ça
veut dire ? Qu'est-ce que vous fichez, là-dedans ? Retournez à
l'hôpital et regardez la télé avec moi, voulez-vous ? Et d'abord,
comment êtes-vous entré là-dedans ?
Ce fut au tour de Jonesy de ne pas répondre, et il en conçut un
grand plaisir.
J'entrerai, reprit Mr Gray. Quand je serai prêt, j'entrerai. Si
vous vous imaginez que la serrure pourra me résister, vous vous
trompez.
Jonesy garda le silence - autant éviter de provoquer la créature
qui, pour l'instant, avait pris les commandes -, mais il ne pensait
cependant pas se tromper. Par ailleurs, il n'osait pas s'en aller ; il
se ferait engloutir si jamais il essayait. Il n'était rien qu'un noyau
dans un nuage, une parcelle de nourriture non digérée dans un
intestin exotique.
Valait mieux garder profil bas.

Pete monta derrière Mr Gray et glissa les bras autour de la


taille de Jonesy. Dix minutes plus tard, ils passaient devant le
Scout couché sur le flanc, et Jonesy comprit pourquoi Pete et
Henry avaient eu du retard. C'était déjà un miracle qu'ils aient
tous les deux survécu à l'accident. Il aurait aimé pouvoir regarder
plus longtemps, mais Mr Gray ne ralentit pas. Il poursuivit son
chemin, les patins de l'engin rebondissant sur les inégalités du
terrain, car ils circulaient au milieu de la chaussée, entre les deux
ornières remplies de neige.
Environ cinq kilomètres plus loin, ils arrivèrent au sommet
d'une élévation et Jonesy vit une boule de lumière d'un jaune très
clair immobile en l'air, à trente centimètres à peine au-dessus du
sol. Elle les attendait. Elle paraissait aussi chaude que la flamme
qui sort de la torche d'un soudeur, mais ce n'était qu'une illusion ;
sans quoi, la neige aurait fondu en dessous. Il s'agissait
certainement d'une des lumières que lui et Beaver avaient vus
jouer dans les nuages, au-dessus des animaux en fuite qui
surgissaient de la Combe.
C'est exact, commenta Mr Gray. Ce que vous appelez les
faux-éclairs. C'est l'un des derniers. Peut-être le dernier.
Jonesy ne répondit rien, se contentant de regarder par la
fenêtre de son bureau-cellule. Il sentait les bras de Pete passés
autour de sa taille, Pete qui s'accrochait avant tout par instinct, à
la façon dont un boxeur sur le point de s'effondrer s'accroche à son
adversaire pour ne pas aller au tapis. La tête appuyée à son dos
avait le poids d'une pierre. Pete était à présent un bouillon de
culture pour byrus, et le byrus se régalait ; la température était
glaciale, ce qui n'empêchait pas Pete de dégager de la chaleur.
Apparemment, Mr Gray paraissait avoir besoin de lui pour
quelque chose ; mais pour quoi, Jonesy n'en avait aucune idée.
Le faux-éclair les précéda pendant encore un petit kilomètre,
sur la route, puis se détourna vers les bois. Il se glissa entre deux
grands pins et les attendit, tourbillonnant au-dessus de la neige.
Jonesy entendit Mr Gray conseiller à Pete de s'accrocher.
L'Arctic Cat se mit à rebondir et gronder pour remonter le
plan légèrement incliné, sur le bord de la route ; ses patins
s'enfonçaient dans la neige et la faisaient rejaillir en gerbes. Il y en
eut moins une fois qu'ils furent à l'abri des arbres ; à certains
endroits, il n'y en avait même pas du tout et la motoneige se
mettait alors à protester furieusement lorsqu'elle était obligée de
racler le sol gelé, un sol constitué pour l'essentiel d'une roche que
ne couvrait qu'une fine couche d'humus et d'aiguilles de pin. Ils se
dirigeaient vers le nord.
Dix minutes plus tard, ils rebondirent brutalement sur une
bosse de granite et Pete dégringola de la motoneige, poussant un
cri inarticulé. Mr Gray coupa les gaz et se remit au point mort. Le
faux-éclair s'était aussi arrêté, tournant toujours sur lui-même
au-dessus du sol. Jonesy eut l'impression qu'il avait perdu un peu
de son intensité lumineuse.
« Debout », dit Mr Gray. Toujours en selle, il avait simplement
pivoté du buste et regardait Pete.
« J'peux pas, bredouilla Pete. J'suis foutu, mec. Je... »
Sur quoi, il se mit à hurler et à se débattre sur le sol, comme la
première fois, donnant des coups de pied, lançant des coups de
poing dans le vide de ses mains estropiées.
- Arrêtez ça ! cria Jonesy. Vous allez le tuer !
Mr Gray l'ignora complètement, se contentant de rester
comme il était, le buste tourné et regardant, avec une patience
mortelle et dépourvue d'émotion, le byrus s'enfoncer et resserrer
ses mailles sur la chair de Pete. Finalement, Jonesy sentit Mr Gray
relâcher sa prise. Pete se remit debout en titubant. Il s'était coupé
à la joue, et déjà le byrus grouillait sur la plaie. On lisait une
expression hébétée et épuisée dans ses yeux débordant de larmes.
Il se remit en selle et, à nouveau, ses moignons de mains se
coulèrent autour de la taille de Jonesy.
Accroche-toi à ma veste, murmura Jonesy. Et quand Mr Gray
reprit sa position normale et enclencha une vitesse, il sentit Pete
qui lui obéissait. Pas de ballons, pas de jeux, d'accord?
Pas de jeux, acquiesça Pete, mais faiblement.
Mr Gray ne fit pas attention, cette fois. Le faux-éclair, moins
éclatant mais toujours aussi rapide, reprit la direction du nord...
ou du moins une direction qui paraissait être le nord à Jonesy.
Mais lorsque la motoneige eut zigzagué un temps entre les arbres,
les buissons et les bosses rocheuses, son sens
de l'orientation déclara forfait. Dans leur dos, ils
entendaient un roulement de détonations régulières. On aurait dit
des chasseurs s'en donnant à cœur joie après un lâcher de faisans.

10

Ce n'est qu'au bout d'une heure que Jonesy découvrit pour


quelle raison Mr Gray avait pris la peine de s'encombrer de Pete.
Le faux-éclair, qui n'était plus que l'ombre anémique et palôte de
ce qu'il avait été, s'éteignit définitivement. Sa disparition
s'accompagna d'un petit bruit d'explosion, comme celui d'un sac
en papier rempli d'air qu'on écrase. Quelques débris tombèrent au
sol.
Ils se trouvaient sur une ligne de crête arborée, au beau milieu
de Dieu seul savait où. Devant eux s'étendait une vallée boisée et
enneigée ; au loin, on devinait des collines érodées et des halliers
envahis de broussailles où pas une lumière ne brillait. Et, pour
compléter le tableau, le jour commençait à le céder au crépuscule.
Encore un beau merdier dans lequel vous nous avez foutus,
pensa Jonesy, qui ne sentit cependant pas la moindre
consternation chez Mr Gray. Celui-ci avait arrêté la motoneige
simplement en relâchant les gaz, ce qui débrayait
automatiquement le moteur.
Nord, dit Mr Gray au bout d'un moment. Mais pas à Jonesy.
C'est à voix haute, mais lentement et d'un ton fatigué que Pete
répondit : « Comment voulez-vous que je le sache ? Je ne vois
même pas où le soleil descend, bon Dieu de merde ! En plus, j'ai
un œil complètement foutu. »
Mr Gray tourna la tête de Jonesy, et Jonesy constata que Pete
avait perdu son œil gauche. La paupière, tirée vers le haut, lui
donnait une vague expression de surprise. Une petite jungle de
byrus proliférait dans l'orbite ; les filaments les plus longs
pendaient sur la joue envahie de barbe de Pete et le chatouillaient.
D'autres filaments, comme de fins coups de pinceau rouge doré,
s'enroulaient autour des mèches de cheveux qui lui restaient.
Vous le savez.
« C'est possible. C'est possible aussi que je n'ai pas envie de
vous l'indiquer. »
Pourquoi pas ?
« Parce que j'ai comme une impression que vos projets
pourraient être malsains pour nous autres, tête de nœud »,
rétorqua Pete.
Jonesy éprouva un absurde sentiment de fierté.
Jonesy vit la cochonnerie roussâtre tressaillir dans l'orbite de
Pete. Pete hurla et porta ses moignons de mains à son visage. Un
bref instant - bref mais tout de même trop long -, Jonesy imagina
clairement les vrilles de moisissure s'enfonçant dans l'œil défunt
et gélatineux de son ami pour atteindre le cerveau dans lequel
elles s'étiraient comme des doigts vigoureux comprimant une
éponge grise.
Vas-y, Pete, dis-lui ! s'écria Jonesy. Pour l'amour du ciel,
dis-lui !
Le byrus arrêta sa progression. Les mains de Pete
retombèrent ; son visage était blême là où il n'était pas colonisé
par la moisissure rouge doré. « Où t'es, Jonesy ? T’a pas place
pour deux ? »
La réponse était catégorique : non, évidemment. Jonesy ne
comprenait pas ce qui lui était arrivé, mais il savait que sa survie,
sa dernière parcelle d'autonomie, dépendait, pour quelque raison
obscure, du fait qu'il était enfermé où il était et n'en bougeait pas.
Rien qu'entrouvrir la porte serait fatal.
Pete acquiesça. « Je m'en doutais, répondit-il avant de
s'adresser à l'autre. Mais ne me faites plus mal, d'accord ? »
Mr Gray, regardant Pete par les yeux de Jonesy, resta sans
réaction, ne fit aucune promesse.
Pete soupira, puis leva sa main gauche en partie calcinée. Il
tendit l'index, ferma les yeux, et se mit à le faire aller et venir
comme un métronome. Jonesy faillit tout comprendre, à ce
moment-là. Comment s'appelait-elle, cette adolescente, au fait ?
Rinkenhauer, non ? Oui. Il n'arrivait pas à se souvenir de son
prénom, mais un nom aussi biscornu, on ne l'oubliait pas. Elle
aussi allait à l'école Mary M. Snowe, autrement dit à l'Académie
des Retardés ; à cette époque, toutefois, Duddits allait déjà à
l'autre institution, Vocational. Et Pete ? Pete avait toujours eu le
don pour se souvenir des choses. Mais après Duddits...
C'est alors qu'il était accroupi dans sa petite cellule minable,
regardant le monde qui lui avait été volé par une fenêtre
crasseuse, que les paroles qui avaient été prononcées lui
revinrent... sauf que ce n'était pas réellement des paroles, juste
une série de voyelles à l'étrange beauté :
U oi a ine, Eté ? Tu vois la ligne, Pete ?
Pete, dont le visage exprimait une sorte d'émerveillement
rêveur et étonné, avait répondu que oui, il voyait la ligne. Et il
avait fait ce geste avec son index, ce mouvement de métronome,
exactement comme il le faisait à présent.
Le doigt s'immobilisa, son extrémité frémissant
légèrement, comme une baguette de coudrier à proximité d'eaux
souterraines. Puis Pete pointa son index en direction d'une crête
légèrement à tribord du cap actuel de la motoneige.
« Par là. Plein nord, dit-il en laissant retomber sa main. Vers
cette falaise. Celle avec le pin qui pousse en plein milieu. Vous le
voyez ? »
Oui, je le vois. Mr Gray reprit sa position normale et
redémarra. Un bref instant, Jonesy se demanda ce qui pouvait
rester d'essence dans le réservoir.
« Je peux descendre, à présent ? » Ce qui voulait dire : puis-je
mourir ?
Non.
Et voici qu'ils étaient repartis, Pete s'accrochant à la veste de
Jonesy avec de moins en moins de force.

11

Ils contournèrent la falaise et grimpèrent jusqu'au sommet de


la plus haute colline, au-delà. C'est à cet endroit que Mr Gray
décida d'une nouvelle pause pour permettre à son substitut de
faux-éclair de lui redonner un cap. Ce que fit Pete, et ils
poursuivirent leur chemin, empruntant une piste qui se dirigeait
légèrement à l'ouest du nord véritable. Il faisait de moins en moins
clair. À un moment donné, ils entendirent des hélicoptères – au
moins deux, mais peut-être trois ou quatre - qui se dirigeaient vers
eux. Mr Gray fonça dans un épais fouillis de broussailles,
indifférent aux branchages qui venaient fouetter le visage de
Jonesy; quand ils s'arrêtèrent, celui-ci avait le front et les joues en
sang. Pete était une fois de plus tombé de la motoneige. Mr Gray
coupa le moteur puis alla traîner Pete, qui gémissait, à demi
conscient, jusqu'au plus profond du fourré. C'est là qu'ils
attendirent le passage des hélicoptères. Jonesy sentit Mr Gray
sonder rapidement l'un des pilotes, peut-être pour vérifier
l'exactitude de ce que lui avait dit Pete à partir de ce que l'homme
savait. Après le passage des appareils, qui volaient vers leur base
en direction du sud-est, Mr Gray relança la motoneige et ils
repartirent. Il s'était remis à neiger.
Une heure plus tard, ils s'arrêtaient de nouveau au sommet
d'une crête ; Pete s'effondra pour la troisième fois, tombant sur le
côté du véhicule. Il redressa la tête, mais son visage disparaissait à
présent presque complètement sous une barbe de moisissure
luxuriante. Il voulut parler, sans pouvoir y parvenir ; sa bouche
était complètement envahie, sa langue enfouie dans une épaisse
couche de byrus.
J'peux pas, mec. J'peux pas, j'peux plus, laissez-moi.
« Oui, dit Mr Gray. Je crois que vous avez rempli votre
tâche. »
Pete ! s'écria Jonesy. Puis, s'adressant à Mr Gray : Non, non,
ne faites pas ça !
Mais bien entendu, Mr Gray ne lui prêta aucune attention. Un
instant, Jonesy vit une prise de conscience silencieuse dans l'œil
restant de Pete. Du soulagement, aussi. Et pendant cet instant, il
fut encore capable d'atteindre l'esprit de son ami, son ami
d'enfance, celui qui les attendait toujours devant la porte du
bahut, une main devant la bouche pour cacher une cigarette
imaginaire, celui qui avait rêvé de devenir astronaute et de voir
toute la planète du haut d'une orbite terrestre, l'un des quatre
garçons qui avaient tiré Duddits des griffes des grands.
Un instant seulement. Puis il sentit quelque chose bondir de
l'esprit de Mr Gray et la saleté qui poussait sur Pete ne se contenta
pas de tressaillir : elle se contracta comme un étau. Il y eut un
craquement sinistre lorsque le crâne de Pete se fractura en une
douzaine d'endroits. Sa figure - ou ce qu'il en restait - donna
l'impression d'être tirée de l'intérieur, froissée, et on eût dit qu'il
venait de vieillir de trente ans d'un seul coup. Puis il tomba tête la
première dans la neige, et les flocons commencèrent aussitôt à se
poser sur le dos de sa parka.
Espèce d'ordure.
Indifférent aux insultes de Jonesy, à la colère de Jonesy, Mr
Gray ne réagit pas. Il regarda de nouveau devant lui. Il y eut une
accalmie dans le vent à cet instant-là, et une ouverture se créa
dans le rideau de neige. À environ huit kilomètres de leur position,
Jonesy vit des lumières qui se déplaçaient ; non pas des
faux-éclairs, mais des phares de véhicules. En grand nombre. Un
convoi de camions qui remontait l'autoroute. Des camions et rien
d'autre, sans doute. Ce secteur du Maine appartenait maintenant
aux militaires.
Et c'est toi qu'ils cherchent, trou-du-cul, cracha-t-il alors que
la motoneige redémarrait. La neige se referma autour d'eux et les
camions redevinrent invisibles, mais Jonesy savait que Mr Gray
n'aurait aucun mal à trouver l'autoroute. Pete l'avait conduit
jusqu'ici, dans une partie du secteur en quarantaine où, supposa
Jonesy, on ne s'attendait pas à avoir de problèmes. Il comptait sur
Jonesy pour lui faire faire le reste du chemin, parce que Jonesy
était différent. À commencer par le fait que le byrus ne l'avait pas
envahi. Pour quelque mystérieuse raison, le byrus ne l'aimait pas.
Vous ne sortirez jamais d'ici, observa Jonesy.
Bien sûr que si. Nous mourons toujours, nous survivons
toujours. Nous perdons toujours et nous l'emportons toujours.
Que cela vous plaise ou non, Jonesy, nous sommes l'avenir.
Si c'est vrai, je n'ai jamais eu de meilleure raison de vivre
dans le passé, répliqua Jonesy.
Mais Mr Gray ne répondit pas. En tant qu'entité, que
conscience, Mr Gray avait disparu, s'était fondu dans le nuage. Il
ne restait que ce qu'il fallait de lui pour utiliser les aptitudes de
chauffeur de Jonesy et garder la motoneige pointée en direction de
l'autoroute. Jonesy, instrument impuissant d'une mission
incompréhensible pour lui, tira un peu de consolation de deux
choses. La première était que Mr Gray ne savait pas comment
atteindre le dernier petit noyau dur restant de lui, ce fragment qui
n'existait que dans le souvenir qu'il avait du bureau des frères
Tracker. La seconde était que Mr Gray ne savait rien de Duddits,
ne savait rien de pas de ballons, pas de jeux.
Jonesy entendait bien que Mr Gray ne le découvre jamais.
Ou le plus tard possible.
XIII

Le pré carré de Kurtz

Aux yeux d'Archie Perlmutter (qui avait eu l'honneur de faire


le discours de fin d'année en terminale, sur le thème « Joies et
responsabilités de la démocratie »), ancien scout, presbytérien
convaincu et diplômé de West Point, le Gosselin's Country Market
avait perdu toute réalité. Éclairé par une débauche de projecteurs
qui auraient suffi aux besoins d'une ville de dix mille habitants, il
faisait l'effet d'un plateau de cinéma. Et pas pour le tournage de
n'importe quel film, mais pour celui d'une de ces délirantes
superproductions hollywoodiennes à la James Cameron, où les
seuls frais de traiteurs sont tels qu'ils permettraient de faire vivre
la population de Haïti pendant deux ans. Même la neige, de plus
en plus abondante, ne parvenait pas à atténuer l'éclat des lumières
ou à dissiper l'illusion que tout ce bazar, de la baraque déglinguée
avec les deux cheminées de tôle de ses poêles dépassant de
guingois du toit, jusqu'à l'unique pompe à essence rouillée plantée
devant, était simplement un décor de studio.
On serait au premier acte, se dit Perlmutter, qui marchait
d'un pas vif, sa planchette sous le bras (Archie Perlmutter avait
toujours été convaincu d'avoir un authentique sens artistique... et
un tout aussi authentique sens des affaires). Fondu-enchaîné sur
un magasin de campagne isolé. Les anciens sont assis autour du
poêle, pas le petit, celui qui est dans le bureau de Gosselin, mais le
grand du magasin lui-même, tandis que la neige tombe drue, à
l'extérieur. Ils parlent des lumières dans le ciel... des chasseurs
disparus... de petits hommes gris aperçus errant dans les bois. Le
propriétaire du magasin - appelons-le le Vieux Rossiter - ricane :
« Oh, bon sang de bonsoir, vous n'êtes qu'une bande de vieux
gâteux ! » Et c'est alors que tout est inondé par des lumières
éclatantes (penser à Rencontres du troisième type), tandis qu'un
OVNI se pose sur le sol ! Des extra-terrestres assoiffés de sang en
déboulent, tirant sur tout ce qui bouge avec leur rayon de la
mort ! Comme dans Independence Day, sauf que le truc, c'est que
ça se passe dans les bois !
À côté de lui, Melrose, le troisième cuistot (c'était à peu près ce
qu'on pouvait avoir de mieux comme titre officiel dans cette petite
aventure) avait du mal à suivre Perlmutter. Il portait des
chaussures de sport au lieu de bottes ou de souliers (Perlmutter
l'avait arraché au Spago's, nom que les hommes avaient donné à la
tente qui servait de réfectoire) et il ne cessait de glisser. Des
hommes (et quelques femmes) circulaient dans tous les sens, deux
fois plus vite qu'eux pour la plupart. Beaucoup parlaient dans des
micros de cravate ou dans des walkies-talkies. L'impression d'être
sur un plateau de tournage et non pas dans un endroit réel était
renforcée par la présence des remorques, des caravanes et des
hélicoptères dont les rotors tournaient au ralenti (les mauvaises
conditions météo les avaient tous ramenés au bercail) et par les
ronronnements des moteurs et des génératrices qui avaient l'air de
jouer à qui fait le plus de bruit.
« Pourquoi il veut me voir ? » demanda une nouvelle fois
Melrose. Hors d'haleine, plus geignard que jamais. Après avoir
passé le corral et l'écurie, ils allaient longer l'une des granges de
Gosselin. Ce qui restait de la barrière (il faut dire qu'il n'y avait
plus eu de chevaux dans ce corral depuis au moins dix ans) avait
été renforcé à coups de fil de fer barbelé - ou non. Dans le fil de fer
normal passait un courant électrique, sans doute pas mortel, mais
tout de même capable de vous jeter au sol pris de convulsions... Le
voltage pouvait être augmenté dans le cas où les indigènes
commenceraient à s'énerver. De l'autre côté de ce grillage
improvisé, les regardant passer, se tenaient vingt ou trente
hommes, avec le vieux Gosselin parmi eux (dans la version de
John Cameron-Perlmutter, son rôle aurait été tenu par quelque
vieux routier chenu comme Bruce Dern). Un peu plus tôt, les
prisonniers les auraient interpellés, auraient proféré des menaces,
exigé des explications ; mais depuis qu'ils avaient vu ce qui était
arrivé au banquier du Massachusetts lorsqu'il avait essayé de
s'enfuir, ils avaient tous sérieusement débandé, les pauvres. Voir
un type prendre une balle dans la tête, voilà de quoi vous couper
une bonne partie de votre envie de faire le con. Et il y avait le fait
que tout le personnel de l'armada portait à présent des masques
sur le visage : kaputt, ce qui restait de votre envie de faire le con.
« Patron ? » Plus geignard que jamais, la geignardise incarnée.
La vue de citoyens américains enfermés derrière des barbelés,
apparemment, ne faisait qu'ajouter à l'inquiétude du troisième
cuistot. « Allez, patron, dites-moi. Pourquoi le grand patron veut
me voir ? Il devrait même pas savoir que ça existe, un troisième
cuisinier !
- Je n'en sais rien. »
Perlmutter avait répondu la vérité.
Devant eux, au début de ce qui avait été baptisé l'allée des
Batteurs à œufs, on voyait Owen Underhill en compagnie d'un
type du service transports. Ce dernier devait hurler dans l'oreille
d'Underhill pour se faire entendre sur le fond sonore des
hélicoptères tournant au ralenti. On ne tarderait pas à couper les
moteurs, pensa Perlmutter ; pas un appareil ne pourrait voler
dans ce merdier, un blizzard (arrivé en avance sur la saison) que
Kurtz avait traité de « cadeau de Dieu ». Quand il disait des trucs
pareils, impossible de savoir si le patron était sérieux ou
plaisantait. Il paraissait toujours avoir l'air sérieux... mais il lui
arrivait parfois d'éclater de rire ensuite. Un rire qui avait tendance
à rendre Archie Perlmutter nerveux. Dans le film, le rôle de Kurtz
serait tenu par James Wood. Ou peut-être par Christopher
Walken. Aucun ne ressemblait à Kurtz, mais est-ce que George C.
Scott ressemblait à Patton ? Affaire entendue.
Perlmutter obliqua brusquement vers Underhill. Melrose, en
voulant le suivre, se retrouva le cul par terre et jura. Perlmutter
donna une tape sur l'épaule d'Underhill, et se prit à espérer que
son masque dissimulerait, au moins en partie, son expression
ébahie lorsque l'homme se tourna. Owen Underhill avait l'air
d'avoir vieilli de dix ans depuis qu'il était descendu du bus scolaire
de Millinocket.
Se penchant vers lui, Perlmutter hurla : « Kurtz dans quinze
minutes ! N'oubliez pas ! »
Underhill eut un geste impatient, pour dire que non, il
n'oublierait pas, et se tourna de nouveau vers le type du service
transports. Perlmutter venait de l'identifier ; son nom était
Brodsky, mais les hommes l'appelaient Dawg.
Le poste de commandement de Kurtz, un mobil-home
Winnebago monstrueux (si on avait été sur un tournage, cet engin
aurait été le domicile de la vedette, ou peut-être celui de Jimmy
Cameron), était juste devant eux. Perlmutter repartit de son pas
vif, héroïque, flik-flik-flik dans la gadoue. Melrose courut pour le
rattraper, chassant la neige de sa salopette.
« Allez, chef... vous avez pas au moins une idée ?
- Non. »
Perlmutter n'avait en effet aucune idée des raisons pour
lesquelles Kurtz désirait voir un troisième cuistot, alors que c'était
quasiment la panique dans le camp. Mais il se dit que Melrose,
comme lui-même, se doutait que ça ne présageait rien de bon.

Underhill fît pivoter la tête de Brodsky jusqu'à ce que son


masque soit à la hauteur de l'oreille de l'homme. « Redis-le-moi.
Pas tout, juste la partie où c'était le bordel dans ta tête, comme tu
as dit. »
Brodsky ne discuta pas, mais il lui fallut plusieurs secondes
pour mettre de l'ordre dans ses idées. Underhill ne le bouscula
pas. Il avait son rendez-vous avec Kurtz, puis le débriefing (plein
de monde à voir, des tonnes de paperasses à remplir), puis Dieu
seul savait quelle tâche abominable à accomplir, mais il sentait
que c'était important.
Pour ce qui était d'en parler à Kurtz, fallait voir.
Finalement, Brodsky fit à son tour tourner la tête d'Underhill,
plaça l'avant de son masque contre l'oreille de l'adjoint de Kurtz,
et commença à parler. Son récit fut un peu plus détaillé, cette fois,
mais le fond n'avait pas changé. Il traversait le champ en direction
du magasin, s'entretenant en même temps avec Cambry, qui
marchait à ses côtés, et un convoi de ravitaillement en carburant
qui s'approchait, lorsqu'il avait eu tout d'un coup l'impression
qu'on venait de s'emparer de son esprit. Il s'était retrouvé dans
une espèce de vieille remise pleine de bazar avec quelqu'un qu'il
ne distinguait pas bien. L'homme voulait mettre une motoneige en
marche et ne savait pas comment s'y prendre. Il avait fallu que
Dawg lui explique ce qui n'allait pas.
« Je lui ai demandé de soulever le capot ! » cria Brodsky dans
l'oreille d'Underhill. « Quand il l'a fait, j'ai eu l'impression de
regarder avec ses yeux.... Mais c'était avec mon esprit, vous
comprenez ? »
Underhill acquiesça.
« J'ai tout de suite vu ce qui n'allait pas. On avait enlevé les
bougies. Alors, j'ai dit au type de regarder autour de lui. Ce qu'il a
fait. Ce que nous avons fait tous les deux. Et elles étaient dans un
pot rempli d'essence sur l'établi. Mon père faisait pareil avec la
bougie de sa tondeuse dès les premiers froids. »
Brodsky s'arrêta, manifestement gêné par ce qu'il disait, ou
parce qu'il imaginait l'effet que son histoire pouvait faire. Owen,
fasciné, lui fit signe de poursuivre.
« Il n'y a pas grand-chose à ajouter. Je lui ai dit de les
récupérer, de les sécher et de les mettre en place. Exactement
comme les millions de fois où j'ai aidé un mécano à faire quelque
chose... sauf que je n'étais pas là-bas, mais ici. Rien de cela
n'arrivait vraiment.
- Et ensuite ? » beugla Underhill pour être entendu par-dessus
le bruit des moteurs.
Avec le vacarme, leur entretien était aussi privé que celui d'un
prêtre et de son paroissien dans un confessionnal.
« Le moteur a démarré du premier coup. Je lui ai dit de
vérifier l'essence. Le réservoir était plein. Il m'a dit
merci. » Brodsky secoua la tête, n'en revenant toujours pas. « Et
moi j'ai dit, pas de problème, patron. Puis je suis en quelque sorte
retombé d'un coup dans ma tête pour me retrouver en train de
marcher. Vous croyez que je suis cinglé ?
- Non. Mais tu vas garder ça pour toi, pour le moment. »
Sous son masque, Brodsky esquissa un sourire.
« Oh, pour ça, y'a pas de problème, chef ! Simplement... on est
censé signaler tout ce qui est inhabituel. C'est la directive. Et j'ai
pensé... »
Rapidement, sans lui laisser le temps de réfléchir, Underhill
lui demanda :
« Il s'appelait comment, ce type ?
- Jonesy III, répondit Dawg, la surprise lui agrandissant les
yeux. Sainte merde ! Je ne savais même pas que je le savais !
- Est-ce que ce ne serait pas une sorte de nom indien, comme
Sonny Six-Balles, ou Ron Neuf-Lunes ?
- C'est possible, mais... » Brodsky marqua un temps d'arrêt,
puis explosa : « C'était horrible ! Pas pendant que ça m'arrivait,
mais après... c'était comme... comme se faire violer,
monsieur, ajouta-t-il en baissant la voix.
- Oublie ça. Tu dois bien avoir deux ou trois trucs à faire,
non ? »
Brodsky sourit.
« Deux ou trois mille trucs, oui.
- Alors vas-y.
- OK. »
Brodsky s'éloigna d'un pas, puis fit demi-tour. Underhill
regardait en direction du corral où l'on enfermait jadis les chevaux
et où l'on avait claquemuré des hommes. La plupart des détenus
s'étaient réfugiés dans l'écurie, et ceux qui étaient dehors se
tenaient en groupes compacts, comme pour se rassurer. Un seul
était à l'écart. Un grand échalas maigre à faire peur, portant des
lunettes à monture épaisse qui le faisaient ressembler à une
chouette. Le regard de Brodsky alla de la chouette, dont le sort
était scellé, à Underhill. « Vous n'allez pas me flanquer au trou
pour ça, dites ? Ou m'envoyer voir un psy ? » Ni l'un ni l'autre ne
savaient, évidemment, que le grand échalas avec les lunettes en
écaille était justement un psy.
« Ça ne risque p... » commença Underhill.
Sa réponse fut interrompue net par un coup de feu, suivi de
hurlements, en provenance du Winnebago de Kurtz.
« Patron ? » murmura Brodsky. Owen ne pouvait l'entendre,
dans le tapage des moteurs, mais il pouvait lire sur les lèvres de
Brodsky, à travers le masque transparent. « Oh, merde, ajouta le
mécanicien.
- T'occupe, Dawg, va faire ton boulot. »
Brodsky le regarda encore un instant, s'humectant les lèvres
sous le masque. Underhill lui adressa un signe de tête, essayant de
donner une impression de confiance, d'autorité, de
tout-est-sous-contrôle. Peut-être cela marcha-t-il, car Brodsky
répondit par un signe de tête et s'éloigna.
Les hurlements continuaient dans le Winnebago sur la porte
duquel on pouvait lire, écrit à la main, THE BUCK STOPS HERE. Tandis
qu'Owen en prenait la direction, l'homme qui se tenait tout seul
dans l'enclos s'adressa à lui : « Hé, là ! Vous ! Arrêtez-vous une
minute, il faut que je vous parle ! »
Tu m'étonnes, se dit Underhill sans ralentir le pas. Je suis prêt
à parier que tu as toute une histoire à dormir debout à me
raconter, et mille raisons à donner pour qu'on te sorte de là tout
de suite.
« Overhill ? Non, Underhill. Vous vous appelez Underhill, pas
vrai ? Il faut que je vous parle. C'est important pour vous comme
pour moi ! »
Underhill s'arrêta, en dépit des cris en provenance du
Winnebago, des cris qui laissaient à présent la place à des sanglots
de souffrance. Pas très bon, tout ça, mais au moins n'y avait-il pas
mort d'homme. Il examina plus attentivement l'échalas aux
lunettes d'écaille. Maigre comme un piquet et secoué de frissons
en dépit de sa parka en duvet.
« C'est aussi important pour Rita, lança le grand maigre sur le
fond sonore des moteurs. Et pour Katrina. » Prononcer ces noms à
voix haute paraissait l'avoir épuisé comme si c'était des pierres
qu'il avait dû remonter d'un puits profond, mais la stupéfaction
d'Owen fut telle, en entendant les noms de sa femme et de sa fille,
que c'est à peine s'il le remarqua. Il fut pris d'une envie presque
irrésistible de se précipiter vers cet homme pour lui demander par
quel miracle il connaissait ces noms, mais il était déjà en retard...
et avait un rendez-vous. Et ce n'était pas parce que personne
n'avait encore été tué que quelqu'un n'allait pas l'être.
Owen adressa un dernier regard à l'homme de l'autre côté des
barbelés et se précipita vers le Winnebago de Kurtz.

Perlmutter avait lu Au Cœur des ténèbres, avait vu


Apocalypse Now et s'était souvent dit que le nom de Kurtz lui
allait un peu trop bien. Il aurait parié cent dollars (une grosse
somme pour un gars du spectacle aussi intermittent) que le nom
du patron était Arthur Holsapple ou Dagwood Elgart, voire même
Paddy Maloney. Mais Kurtz ? Peu probable. C'était presque à coup
sûr par ostentation, par comédie, comme le colt-45 à crosse de
nacre du général Patton. Ses hommes, dont certains étaient sous
ses ordres depuis l'opération Tempête du Désert (ce qui était loin
d'être le cas d'Archie Perlmutter), le prenaient pour un parfait
cinglé, pour un fou furieux... et Perlmutter aussi. Un cinglé à la
manière de Patton, justement. Fou comme un renard enragé, en
d'autres termes. Il est probable qu'en se rasant le matin, il devait
s'entraîner à répéter devant son reflet dans le miroir L'horreur,
l'horreur, sur le même ton murmuré que Marlon Brando.
Si bien que Perlmutter se sentait mal à l'aise, mais pas
particulièrement mal à l'aise, tandis qu'il escortait le troisième
cuistot Melrose jusqu'au poste de commandement mobile. Kurtz
avait plutôt l'air de bonne humeur. Il était installé dans un
rocking-chair canné du coin séjour. Il avait enlevé sa salopette
(elle était accrochée à la porte par laquelle Perlmutter et Melrose
étaient entrés) et c'est en caleçons longs qu'il les reçut. Son arme
de service était accrochée à sa ceinture, elle-même passée à l'un
des montants du rocking-chair. Ce n'était pas un colt-45 à crosse
de nacre, mais un simple automatique neuf millimètres.
Tout le matériel électronique était en pleine effervescence. Sur
le bureau, le fax ne cessait de bourdonner et de régurgiter du
papier au mètre. Toutes les quinze secondes ou à peu près,
l'ordinateur de Kurtz s'écriait « du courrier pour vous ! » de sa
voix joyeuse robotisée. Trois radios, dont le son était baissé,
crachotaient et se chevauchaient constamment. Deux photos
encadrées étaient accrochées sur le lambris en faux pin, derrière
l'ordinateur. Comme la devise au-dessus de la porte, ces photos
suivaient Kurtz partout. Sur celle de gauche, intitulée
INVESTISSEMENT, on voyait un jeune garçon au visage angélique qui
faisait le salut scout, trois doigts levés. Celle de droite, intitulée
DIVIDENDE, était une vue aérienne de Berlin prise au printemps
1945. On distinguait deux ou trois bâtiments encore debout, mais
pour l'essentiel on ne voyait sur le cliché que des tas de décombres
méconnaissables dans lesquels les briques étaient omniprésentes.
Kurtz eut un vague geste vers le bureau. « Ne faites pas
attention à ça, les gars, c'est rien que du bruit. C'est Freddy
Johnson qui s'en occupe, mais je l'ai envoyé au réfectoire casser
une petite croûte. Je lui ai dit de prendre son temps, de faire un
repas complet, entrée, plat principal, légumes et dessert, parce que
la situation... les gars, la situation est pratiquement
STABILISÉE ! » Il leur adressa un sourire féroce à la Franklin
Delano Roosevelt et commença à se balancer dans son
rocking-chair. Derrière lui, dans son holster, le pistolet se mit
aussi à aller et venir au bout de son ceinturon, comme un pendule.
Melrose rendit timidement son sourire à Kurtz, Perlmutter
avec moins de réserve. Il connaissait le numéro de Kurtz ; le
patron aimait bien pontifier... et il se plaisait à croire que l'impro
d'aujourd'hui allait figurer parmi les bonnes. Qu'elle serait même
brillante. Les études littéraires n'ont guère d'utilité dans la carrière
militaire, mais quand même... L'art de faire des phrases pouvait
servir.
« Le seul ordre que j'aie donné au lieutenant Johnson - heu,
on ne donne pas les grades ici, à mon brave pote Johnson, voilà ce
que je voulais dire - a été de réciter son bénédicité avant de la
casser, sa croûte. Est-ce que vous priez, les gars ? »
Melrose acquiesça aussi timidement qu'il avait souri ;
Perlmutter hocha la tête, une expression indulgente sur le visage.
Il avait la conviction que comme son nom, la foi en Dieu que Kurtz
aimait à professer n'était que du pipeau.
Il se balançait, regardait les deux hommes d'un air joyeux
tandis que la neige fondait à leurs pieds et formait une flaque sur
le sol. « Les meilleures prières sont celles des enfants, reprit Kurtz.
À cause de leur parfaite simplicité. Dieu est grand, Dieu est bon,
remercions-Le de la nourriture qu'il nous donne. C'est pas simple,
ça, c'est pas beau ?
- Si, mais..., dit Perlmutter.
- Ferme ta gueule, branleur », le coupa Kurtz - d'un ton
toujours aussi joyeux. L'automatique se balançait toujours au bout
du ceinturon. Son regard alla de Perlmutter à Melrose. « Hé,
qu'est-ce que t'en penses, mon garçon ? Est-ce que ce n'est pas une
jolie petite prière ?
- Si, m...
- Ou Allah akhbar, comme disent nos amis arabes ; seul Dieu
est grand. Que pourrait-on imaginer de plus simple ? Voilà qui
vous coupe la pizza en plein milieu, si je puis dire. »
Ni l'un ni l'autre ne répondirent. Kurtz se balançait plus vite à
présent, et l'arme suivait le mouvement, et Perlmutter
commençait à se sentir un peu nerveux, comme un peu plus tôt ce
matin, avant qu'Underhill n'arrive et calme plus ou moins Kurtz.
C'était probablement encore du pipeau, cependant...
« Ou Moïse et le Buisson Ardent ! » s'écria Kurtz. Un sourire
idiot vint éclairer son visage maigre et un peu chevalin. « Qui
est-ce qui me parle ? demande Moïse, et Dieu lui sert son vieux Je
suis qui Je suis et c'est tout ce que Je suis, ouaf-ouaf-ouaf. Quel
rigolo, ce Dieu. Eh, Mr Melrose, avez-vous vraiment traité les
émissaires venus du Grand Au-Delà d'astronègres ? »
Melrose en resta bouche bée.
« Réponds-moi, bonhomme.
- Monsieur, je...
- Appelle-moi encore une fois monsieur pendant que le groupe
est en alerte rouge, et tu pourras fêter tes deux prochains
anniversaires en taule, c'est compris ? Tu vois bien ce que je veux
dire ?
- Oui, patron. »
Melrose s'était mis au garde-à-vous, le visage blanc comme un
linge, mis à part les deux taches rouges à ses joues provoquées par
le froid, et que coupaient en deux les élastiques retenant le
masque.
« Bon. Je répète, as-tu vraiment traité nos visiteurs
d'astronègres ?
- Monsieur, j'ai peut-être dit quelque chose en passant... »
Avec un geste effectué à une vitesse qui laissa Perlmutter
incrédule (comme un effet spécial dans un film de James Cameron
ou presque), Kurtz saisit l'automatique dans le holster pendulaire,
le pointa sans avoir l'air de viser et fît feu. La moitié supérieure de
la tennis gauche de Melrose explosa. Des débris de toile volèrent.
Du sang et des débris de chair vinrent maculer le pantalon de
Perlmutter.
Je n'ai pas vu ce que j'ai vu, se dit Perlmutter. Ça n'est pas
arrivé.
Mais Melrose hurlait, regardait son pied en capilotade avec
une expression d'angoisse incrédule et hurlait de plus belle.
Perlmutter aperçut de l'os et sentit son estomac se soulever.
Kurtz ne se leva pas de son siège aussi vite qu'il avait
défouraillé - au moins Perlmutter eut-il le temps de le voir faire,
cette fois -, mais il bougea néanmoins à une vitesse insensée. Une
vitesse surnaturelle.
Il attrapa Melrose par l'épaule et se mit à scruter intensément
le visage déformé par la douleur du troisième cuistot. « Arrête-toi
de gueuler comme ça, petit couillon. »
Mais l'homme ne baissa même pas le ton. Du sang giclait de
son pied, dont l'avant (autrement dit la partie portant les orteils)
paraissait sur le point de se séparer définitivement du reste, et
donc du talon. Autour de Perlmutter, le monde commença à
devenir indistinct et tout gris. Il eut besoin de faire appel à toute
sa volonté pour empêcher la brume de l'envahir définitivement.
S'il tombait dans les pommes en ce moment, Dieu seul savait ce
que Kurtz serait capable de lui faire. Perlmutter avait entendu
raconter toutes sortes d'histoires sur Kurtz, et jugé qu'elles étaient
fantaisistes à quatre-vingt-dix pour cent ; soit, à son avis, il
s'agissait d'exagérations, soit elles avaient été lancées par Kurtz
lui-même, un Kurtz désireux de renforcer son image de brillant
cinglé.
Eh bien maintenant, je sais, songea Perlmutter. Ce n'est pas
de la propagande, pas du mythe fabriqué. Mais le mythe incarné.
Kurtz, avec des gestes d'une précision quasi chirurgicale,
appuya le canon de son arme au milieu du front de Melrose, un
front blanc comme du fromage frais.
« Etouffe-moi ces geignements de gonzesse, mon gars, sinon
je les étouffe pour toi. Ce sont des balles à pointes creuses, je
pense que même un Américain aussi débile que toi doit le savoir. »
Melrose réussit à contenir ses hurlements, qui se réduisirent à
de petits sanglots au fond de sa gorge. Kurtz parut s'en satisfaire.
« Juste pour que tu puisses entendre ce que je te dis, mon
gars. C'est important que tu l'entendes, parce que tu devras faire
passer le message. J'aurais tendance à croire, Dieu soit loué, que
ton pied, enfin, ce qu'il en reste, suffira à faire piger l'idée
générale, le concept, mais c'est de tes lèvres sacrées que devront
tomber les détails. Alors, tu écoutes, petit couillon ? Tu m'écoutes,
pour ces détails ? »
Toujours sanglotant, ses yeux bleus exorbités comme deux
billes, Melrose réussit à acquiescer.
Aussi rapide qu'un serpent, Kurtz se tourna et Perlmutter vit
l'homme bien en face. La folie était aussi nettement inscrite dans
ses traits que des tatouages de guerrier. À cet instant-là, tout ce
que Perlmutter avait cru sur son supérieur hiérarchique
s'évanouit.
« Et toi, mon gars ? Tu écoutes ? Parce que tu es un messager,
toi aussi. Nous sommes tous des messagers. »
Perlmutter acquiesça. La porte s'ouvrit à cet instant-là et il vit,
avec un incommensurable soulagement, que le nouveau-venu était
Owen Underhill. Les yeux de Kurtz s'étaient portés dans la même
direction.
« Owen ! Mon vieux pote Owen ! Encore un témoin ! Encore
un messager, Dieu soit loué ! Es-tu prêt à écouter ? Feras-tu
passer le mot en sortant de ce joyeux endroit ? »
Le visage aussi inexpressif que celui d'un joueur de poker qui
mise gros, Underhill acquiesça.
« Bien, bien ! »
Kurtz reporta son attention sur Melrose.
« Je vais te rappeler ce qui est écrit dans le Manual of Affairs,
troisième cuistot Melrose, seizième partie, section quatre,
paragraphe trois : L'emploi d'épithètes inappropriées, que ce soit
pour des raisons raciales, ethniques ou de genre, est
contre-productif pour le moral des troupes et est contraire au
protocole du service armé. Quand leur usage est avéré, leur
utilisateur passera immédiatement en cour martiale ou sera puni
sur-le-champ par l'autorité responsable des opérations. Fin de
citation. L'autorité responsable des opérations, c'est moi. Celui qui
a utilisé des épithètes inappropriées, c'est toi. On s'est bien
compris, Melrose ? Tu vois bien ce que je veux dire ? »
Le cuistot essaya de balbutier quelque chose, mais Kurtz lui
coupa la parole. Dans l'encadrement de la porte, Underhill gardait
une immobilité parfaite, tandis que la neige fondait sur ses
épaules et coulait comme de la sueur sur l'avant transparent de
son masque. Il ne quittait pas Kurtz des yeux.
« Et maintenant, troisième cuistot Melrose, le texte que je
viens de te citer, en présence de ces témoins, Dieu soit loué, est ce
que l'on appelle un ordre. Un ordre sur la manière de se
comporter. Un ordre qui signifie qu'on ne chie ni sur les bouffeurs
de chili, ni sur les youpins, ni sur les boches, ni sur les
Peaux-Rouges, ni sur personne. Cela signifie aussi, dans la
situation présente, qu'il n'est pas question de parler d'astronègres.
Est-ce que tu comprends ça ? »
Melrose essaya d'acquiescer, puis se mit à vaciller, sur le point
de s'évanouir. Perlmutter le prit par l'épaule et le redressa, priant
pour que le cuistot ne tombe pas dans les vapes avant la fin. Dieu
seul savait ce que Kurtz serait capable de lui faire si Melrose avait
la témérité de déclarer le couvre-feu avant que le seul maître après
Dieu en ait fini de son sermon.
« Nous allons botter le cul à ces enfoirés d'envahisseurs, mon
gars, et si jamais ils rappliquent sur le bon vieux plancher des
vaches, on va arracher leur foutue tête grise collective de leur
foutu cou gris collectif ; s'ils insistent, nous utiliserons leur propre
technologie, que nous sommes en bonne voie de maîtriser, pour
lutter contre eux, nous rendre dans leur lieu d'origine avec leurs
propres vaisseaux ou des vaisseaux identiques construits par
General Electric et DuPont et Microsoft, bénis soient-ils et une fois
sur place, nous calcinerons leurs villes ou leurs ruches ou leur bon
Dieu de fourmilières, bref, les trucs dans lesquels ils habitent, on
napalmera leurs vagues de céréales ambrées, on nucléarisera leurs
majestueuses montagnes violettes, Dieu soit loué, Allah Akhbar,
on balancera la pisse brûlante de l'Amérique dans leurs lacs et
leurs océans... mais nous ferons tout cela d'une manière
convenable et appropriée, et sans prendre en compte la race,
l'ethnie, le genre ou les préférences religieuses. On le fera parce
qu'ils se sont pointés là où ils auraient pas dû, et ont frappé à la
putain de mauvaise porte. Nous ne sommes pas en Allemagne en
1939 ni à Oxford dans le Mississippi en 1963. Alors, Mr Melrose,
penses-tu pouvoir faire passer le message, à présent ? »
Les yeux du cuistot roulèrent jusqu'à ne laisser voir que du
blanc et ses genoux le trahirent. Perlmutter l'attrapa une nouvelle
fois par l'épaule pour essayer de le retenir, mais c'était une cause
perdue, ce coup-ci : le cuisinier s'effondra de tout son long.
« Pearly ? » murmura Kurtz.
Lorsque les yeux bleus et brûlants se posèrent sur lui,
Perlmutter se rendit compte que jamais il n'avait eu aussi peur de
sa vie. Sa vessie s'était transformée en un sac chaud et lourd dans
son ventre, n'ayant qu'une envie, répandre son contenu sur la
salopette qu'il portait. Il se dit que si jamais Kurtz voyait s'étaler
une tache plus sombre autour de l'entrejambe de son aide de
camp, il était capable de l'abattre sur-le-champ, étant donné son
état d'esprit actuel... idée qui ne faisait rien pour améliorer la
situation. En réalité, elle la rendait pire.
« Oui, m... patron ?
- Il fera passer le mot ? Sera-t-il un bon messager ?
Estimez-vous qu'il a suffisamment morflé pour faire ça, ou bien
était-il trop obnubilé par son foutu panard ?
- Je... je... » Il aperçut Underhill, toujours debout dans
l'encadrement de la porte, qui lui adressait un signe de tête
presque imperceptible. Il reprit espoir. « Oui, patron. J'estime
qu'il vous a reçu cinq sur cinq. »
Kurtz parut tout d'abord surpris du ton véhément avec lequel
Perlmutter s'était exprimé, puis ravi. Il se tourna vers Underhill.
« Et toi, Owen ? Penses-tu qu'il fera passer le mot ?
- Ouais-ouais, répondit Underhill. À condition de l'envoyer à
l'infirmerie avant qu'il saigne à mort sur votre moquette. »
Les commissures des lèvres de Kurtz se soulevèrent et il
aboya :
« Occupe-toi de ça, Pearly, tu veux bien ?
- Tout de suite », répondit Perlmutter, qui se dirigea aussitôt
vers la porte.
Kurtz passé, il adressa une œillade de gratitude fervente à
Underhill que ce dernier ne vit pas - ou fit semblant de ne pas voir.
« Et on se grouille, Mr Perlmutter. Owen ? Nous devons nous
parler mano a mano, comme disent les Irlandais. » Il enjamba le
corps de Melrose sans même le regarder pour se rendre d'un pas
vif dans la kitchenette. « Café ? C'est Freddy qui l'a fait, et je ne
peux donc pas jurer qu'il soit buvable... non, je ne peux pas le
jurer, mais...
- Du café ? Parfait, répondit Underhill. Vous m'en préparez
une tasse, et pendant ce temps, j'essaie d'arrêter l'hémorragie de
ce type. »
Kurtz, qui se tenait à côté de la cafetière électrique posée sur le
comptoir, eut pour son adjoint un regard éclatant du doute le plus
noir.
« Tu crois que c'est vraiment indispensable ? »
C'est à cet instant que Perlmutter sortit. Jamais, de toute sa
vie, il n'avait eu autant l'impression de s'évader en s'enfonçant
dans une tempête de neige.

Henry se tenait près de la barrière en évitant de toucher le fil


de fer, car il avait vu ce qui se passait dans ce cas-là. Il attendait
qu'Underhill (oui, c'était bien son nom, Underhill) sorte du poste
de commandement ; lorsque la porte s'ouvrit, toutefois, c'est l'un
des types entrés avant lui qui en émergea précipitamment. Il
dévala les quatre marches et s'éloigna au pas de course. Il était de
haute taille et avait le genre de mine sérieuse qu'Henry associait
aux cadres moyens. Mais il arborait une expression terrifiée, et il
faillit tomber avant d'avoir pu allonger complètement sa foulée. Ce
qui ravit Henry.
Le cadre moyen réussit à retrouver l'équilibre après ce premier
dérapage, mais alors qu'il prenait la direction de deux
semi-remorques couplées, ses deux pieds le trahirent et il se
retrouva sur le cul. La planchette qu'il avait sous le bras partit en
glissant sur la neige comme un toboggan pour nains de jardin.
Henry se mit à applaudir aussi fort qu'il le pouvait. Sans doute
pas assez fort pour être entendu à cause du vacarme des moteurs,
si bien qu'il mit les mains en porte-voix devant sa bouche et cria :
« Superbe gadin ! Regardons le ralenti ! »
Le cadre moyen se releva sans un regard pour lui, alla
récupérer sa planchette et repartit en courant vers les
semi-remorques.
Un groupe de huit ou neuf types se tenait aussi près de la
barrière, à une vingtaine de mètres d'Henry. L'un d'eux, un gros
bonhomme emmitouflé dans une parka épaisse qui le faisait
ressembler à Bibendum, se dirigea vers lui.
« Vous ne devriez pas faire des trucs comme ça, mon
vieux. » Il marqua une pause avant d'ajouter, à voix plus basse :
« Ils ont abattu mon beau-frère. »
En effet. Henry le vit dans la tête du type. Le beau-frère du
gros bonhomme, lui-même un gros bonhomme, la bouche pleine
de ses droits, de son avocat, de sa situation dans une société
d'investissement de Boston. Les soldats hochant la tête, lui
répondant que ce n'était que temporaire, que la situation était en
voie de normalisation et que les choses seraient réglées dès l'aube,
et pendant tout ce temps escortant sans ménagements les deux
chasseurs obèses vers la grange qui contenait déjà un joli lot de
détenus... et tout d'un coup, le beau-frère avait décampé, s'était
mis à courir vers l'endroit où étaient rassemblés les véhicules, et
pan-pan, extinction des feux.
Le gros bonhomme racontait une partie de cela, les traits pâles
dans le nouveau système d'éclairage, mais Henry l'interrompit
bientôt :
« Et que croyez-vous qu'ils vont nous faire, à nous ? »
Le Bibendum regarda Henry, sous le choc, puis recula d'un
pas, comme si son vis-à-vis était porteur d'une maladie
contagieuse. Plutôt rigolo, quand on y pensait, vu que tous ici
étaient porteurs d'une maladie contagieuse - ou du moins c'était ce
que pensait cette équipe de nettoyeurs payée par l'État, ce qui, en
fin de compte, revenait au même.
« Vous devez sans doute plaisanter », dit le gros
bonhomme avant d'ajouter, d'un ton presque indulgent : « Nous
sommes en Amérique, tout de même.
- Ah bon ? Vous trouvez qu'on observe quelque chose qui
ressemble à une procédure légale, vous ?
- Ils font juste... je suis sûr qu'ils font juste... » Henry attendit,
intéressé, mais rien ne vint, du moins dans cette veine. « Il y a eu
un coup de feu, non ? Je crois que j'ai aussi entendu crier. »
Deux hommes portant une civière sortirent soudain des
semi-remorques couplées et partirent en courant ; ils étaient
suivis, manifestement à contrecœur, par le cadre moyen, qui tenait
sa planchette solidement coincée sous le bras.
« Je crois que vous avez bien entendu. » Henry et le gros
bonhomme regardèrent les deux infirmiers s'engager sur les
marches du Winnebago. Lorsque Mr Cadre-Moyen passa près de
la barrière, Henry lui lança : « Alors, comment ça va, le roi du
gadin ? On se marre bien, hein ? »
Son compagnon fit la grimace. Le type à la planchette adressa
un regard peu amène à Henry et reprit la direction du Winnebago.
« C'est simplement... simplement une situation d'urgence,
observa le gros bonhomme. Tout sera rentré dans l'ordre demain
matin, j'en suis sûr.
- Pas pour votre beau-frère », lui fit remarquer Henry.
Le gros bonhomme le regarda ; ses lèvres, qu'il tenait serrées,
tremblaient légèrement. Puis il fit demi-tour pour aller rejoindre
les autres dont le point de vue devait sans aucun doute mieux
correspondre au sien. Henry se tourna vers le Winnebago et se
remit à attendre la sortie d'Underhill. Quelque chose lui disait que
cet homme était son dernier espoir... mais quels que soient les
doutes que pouvait éprouver Underhill pour cette opération, ce
n'était qu'un espoir ténu. Et Henry n'avait qu'une carte à jouer.
Une carte qui s'appelait Jonesy. Ils ignoraient tout de Jonesy.
Restait à savoir s'il devait ou non en parler à Underhill. Henry
redoutait beaucoup que cela se révèle une mauvaise idée.

5
Environ cinq minutes après que Mr Cadre-Moyen était entré
dans le Winnebago, à la suite des infirmiers, le trio ressortait avec
un quatrième personnage allongé sur la civière. Sous l'éclat
intense des projecteurs, le visage du blessé était tellement pâle
qu'il en prenait des nuances mauves. Henry fut soulagé de
constater que ce n'était pas Underhill, car celui-ci était différent de
tous ces fous furieux.
Dix minutes passèrent. Underhill n'était toujours pas ressorti
du poste de commandement. Henry attendait, dans la neige de
plus en plus épaisse. Des soldats surveillaient les détenus (c'était
très exactement ce qu'ils étaient, des détenus, inutile de se dorer la
pilule) et, finalement, l'un d'eux se rapprocha de lui. La patrouille
qui l'avait coincé au carrefour de Deep Cut Road et Swanny Pond
l'avait si bien aveuglé de ses projecteurs que ce n'est pas à son
visage qu'Henry reconnut l'homme. Il fut à la fois ravi et
profondément troublé à l'idée que l'esprit avait lui aussi ses traits
propres, aussi distinctifs qu'une jolie bouche, un nez cassé ou un
œil torve. Le soldat qui s'avançait d'un pas nonchalant vers lui
avait fait partie de ce groupe ; c'était même celui qui lui avait
donné un coup de crosse dans les fesses quand il avait estimé
qu'Henry ne se pressait pas assez pour aller rejoindre le camion.
Henry n'avait aucune idée de ce qui se passait dans son esprit,
mais toujours est-il que le phénomène était capricieux : il
n'arrivait pas à deviner le nom du type, mais savait par contre que
celui de son frère était Frankie, et qu'en terminale Frankie avait
été accusé de viol, puis acquitté lors de son procès. Il y avait
d'autres éléments, sans rapports entre eux, un fouillis digne d'une
corbeille à papier. Henry se rendit compte que c'était un flux de
conscience qu'il voyait, une rivière qui charriait toutes sortes de
débris. Humiliant de constater, d'ailleurs, à quel point la plupart
étaient prosaïques.
« Tiens donc, l'interpella le soldat, d'un ton tout à fait aimable.
C'est le petit malin. Vous voulez un hot dog, petit malin ? »
Il se mit à rire.
« On m'en a déjà donné un », dit Henry, souriant lui-même. Et
un beaverisme lui sortit de la bouche, comme les beaverismes
avaient tendance à le faire. « Va donc chier, Freddy. »
Le soldat arrêta de rire. « On va voir si vous ferez autant le
malin dans douze heures d'ici », dit-il. L'image qui vint flotter
dans son esprit, portée par la rivière qui coulait entre les deux
oreilles du type, était celle d'un camion chargé de corps, les
membres pâles entrecroisés en tous sens. « Vous avez déjà
contracté le Ripley, je parie, petit malin ? »
Henry pensa : Le byrus. c'est ce qu'il veut dire. Le vrai nom de
ce truc, c'est le byrus. Jonesy le sait.
Il ne répliqua pas et le soldat commença à s'éloigner, arborant
l'expression suffisante de celui qui a marqué un point. Par
curiosité, Henry se concentra aussi fort qu'il le put et évoqua
l'image d'un fusil de chasse - le Garand de Jonesy, pour être
précis. Il pensa : J'ai un fusil. Je te tuerai dès que tu m'auras
tourné le dos, trou-du-cul.
Le soldat lui fit aussitôt face ; son expression suffisante était
allée rejoindre le rire et le sourire dans ses oubliettes personnelles.
Il paraissait à présent en proie au doute, soupçonneux.
« Qu'est-ce que vous racontez, petit malin ? Vous avez dit
quelque chose ?
- Je me demandais simplement si tu avais pu profiter de la
fille - tu sais, celle que Frankie a violée. Il t'a pas laissé ses
restes ? »
Un instant, le visage du soldat exprima une stupéfaction
idiote. Puis une rage noire tout italienne. Il épaula son fusil.
L'ouverture du canon était comme un sourire pour Henry. Il
abaissa la fermeture Éclair de sa veste et la tint ouverte vers les
flocons de plus en plus denses. « Vas-y donc ! lança-t-il avec un
rire. Vas-y, Rambo, fais ton boulot ! »
Le frère de Frankie tint Henry en joue pendant encore
quelques secondes, puis Henry sentit la rage de l'homme passer. Il
s'en était fallu de peu : il avait vu le soldat essayer de trouver une
bonne réplique, une version plausible de l'histoire, mais il lui avait
fallu trop longtemps et son cerveau reptilien avait repris le dessus.
Ce n'était que trop fréquent. Les Richie Grenadeau ne meurent
jamais, pas vraiment. Ils sont les dents du dragon du monde.
« Demain, petit malin. Demain ce sera bien suffisant pour
toi. »
Cette fois-ci, Henry le laissa partir ; inutile d'exciter davantage
le crocodile, même si rien n'aurait été plus aisé. Il avait appris
quelque chose au passage ; ou du moins, un fait qu'il soupçonnait
venait d'être confirmé. Le soldat avait perçu son message, mais
pas clairement, car sinon, il aurait fait volte-face beaucoup plus
vite. Il n'avait pas demandé non plus par quel hasard Henry était
au courant pour son frère Frankie. Car, à un certain niveau, le
soldat savait ce que Henry savait : ils avaient été infectés par la
télépathie, tout le monde avait été touché ; ils l'avaient chopée
comme on chope un virus de mauvaise qualité.
« Sauf que dans mon cas, c'est plus grave », dit-il en
remontant la fermeture de sa veste. Pour Pete, Beaver et Jonesy
aussi. Mais Pete et Beaver étaient morts, à présent, et quant à
Jonesy... Jonesy...
« C'est Jonesy le plus atteint », dit Henry.
Et où son ami était-il passé, à présent ?
Au sud... Jonesy avait mis cap au sud. Leur précieuse
quarantaine n'avait pas été hermétique. Henry se doutait qu'ils
l'avaient prévu et que cela ne les inquiétait pas outre mesure. Ils
estimaient qu'une ou deux évasions seraient sans importance.
Lui pensait qu'ils se trompaient.

Debout, une tasse de café à la main, Owen attendit que les


types de l'infirmerie aient emporté leur fardeau et que les sanglots
de Melrose soient miséricordieusement réduits à des
marmonnements et des gémissements par une piqûre de
morphine. Perlmutter leur emboîta le pas, et il se retrouva seul
avec Kurtz.
Celui-ci, assis dans son rocking-chair, regardait Underhill avec
une expression amusée, la tête inclinée sur l'épaule. Le fou furieux
délirant avait disparu, mis de côté comme un masque de carnaval.
« Je pense à un chiffre, dit Kurtz. Lequel ?
- Dix-sept. Vous le voyez en rouge. Comme sur le côté d'une
voiture de pompier. »
Kurtz acquiesça, ravi.
« Essaie de m'en envoyer un. »
Owen visualisa un panneau de limitation de vitesse : 60.
« Six, répondit Kurtz au bout d'un instant. Noir sur blanc.
- Presque ça, patron. »
Kurtz but un peu de café. Il tenait à la main une chope sur
laquelle était écrit : J'AIME MON PAPI. Owen prenait un honnête
plaisir à siroter le sien. C'était une saloperie de nuit et un sale
boulot, et le café de Freddy n'était pas si mauvais que ça.
Kurtz avait trouvé le temps de remettre sa salopette. D'une
poche, il retira un grand bandana. Il regarda le foulard pendant un
moment, puis se mit à genoux avec une grimace (ce n'était un
secret pour personne que le vieux souffrait d'arthrite) et se mit à
essuyer les éclaboussures de sang laissées par Melrose. Owen, qui
croyait que rien n'aurait pu le choquer, n'en revenait pas.
« Voyons, monsieur... oh merde ! Patron...
- La ferme, Owen », dit Kurtz sans lever les yeux. Il allait d'une
tache à une autre, aussi méticuleux qu'une femme de ménage.
« Mon père disait toujours qu'on doit nettoyer soi-même ses
saletés. Que ça pouvait vous faire réfléchir, la prochaine fois. Hé,
mon gars, comment s'appelait mon père ? »
Owen fît un essai et aperçut quelque chose, brièvement,
comme on aperçoit la petite culotte d'une femme dans le
mouvement d'une robe.
« Paul ?
- Non, Patrick... c'est pas mal. Andersen pense qu'il s'agit
d'une vague qui étend son emprise en ce moment. Une vague
télépathique. Tu ne trouves pas que c'est une idée terrifiante,
Owen ?
- Si. »
Kurtz acquiesça, toujours sans relever la tête, continuant son
nettoyage.
« Encore plus terrifiante comme idée que comme phénomène,
cependant. Tu ne crois pas ? »
Owen éclata de rire. Le vieux n'avait rien perdu de sa capacité
à le surprendre. Il ne joue pas avec une main complète, disait-on
parfois de certains individus instables. Le problème avec Kurtz, se
disait Underhill, était qu'il jouait avec plus de cartes que dans une
main normale. Quelques as de rab. Et aussi quelques paires et,
comme chacun sait, les paires peuvent faire des dégâts.
« Assieds-toi, Owen. Bois ton café assis sur ton cul comme une
personne normale et laisse-moi faire ça. C'est important pour
moi. »
Underhill pensa qu'il disait sans doute la vérité. Il s'assit donc
pour finir son café. Cinq minutes s'écoulèrent ainsi, après quoi
Kurtz se remit laborieusement debout. Tenant le bandana par un
coin l'air dégoûté, il alla le jeter dans la poubelle de la kitchenette
avant de retourner s'installer dans son rocking-chair. Il prit une
gorgée de café, grimaça et reposa la chope.
« Il est froid. »
Underhill se leva.
« Je vais vous en...
- Non. Assieds-toi. J'ai à te parler. »
Underhill s'assit.
« On a eu un petit affrontement, là-bas, devant le vaisseau, toi
et moi.
- Oh, je n'appellerai pas ça...
- Oui, je sais. Mais je sais aussi ce qui s'est passé, et toi
également. Quand la situation est tendue, nous sommes nous
aussi tendus. Mais c'est du passé, maintenant. Il faut que ce soit
du passé, parce que je suis le patron ici, que tu es mon adjoint et
qu'il faut finir le boulot. Pouvons-nous continuer à collaborer ?
- Oui, monsieur. » Merde, il l'avait encore lâché. « Patron, je
veux dire. »
Kurtz eut pour lui un sourire sinon polaire, du moins hivernal.
« J'ai un peu perdu le contrôle. » Charmant, franc, ouvert,
honnête. Un truc qui avait trompé Underhill pendant des années.
« Tout baignait, je faisais mon numéro caricatural habituel, deux
doigts de Patton, un de Raspoutine, ajoutez de l'eau, remuez et
servez, et j'ai simplement... j'ai simplement perdu un instant les
pédales. Tu me crois cinglé, pas vrai ? »
Fallait faire gaffe, vachement gaffe. Il y avait de la télépathie
dans cette pièce, de l'authentique télépathie, et Owen ignorait
complètement jusqu'où pouvaient aller les coups de sonde de son
supérieur.
« Oui, monsieur, un peu, monsieur. »
Kurtz hocha la tête, l'air de trouver la réponse normale.
« Oui, un peu - voilà qui décrit assez bien la situation. Cela fait
un bail que je suis dans ce genre de turbin. Les hommes dans mon
genre sont indispensables mais difficiles à trouver, et il faut être
un peu cinglé pour le faire sans arriver à se prendre pour Rambo.
C'est une frontière étroite, cette même frontière étroite dont les
psychologues de salon aiment tant parler et jamais, dans l'histoire
du monde, il n'y a eu un tel boulot de nettoyage à faire... en
supposant, évidemment, que l'histoire d'Hercule nettoyant les
écuries d'Augias ne soit qu'une légende. Je ne te demande pas de
sympathiser, mais de comprendre. Si nous nous comprenons
mutuellement, on s'en sortira, on aura réussi à accomplir le boulot
le plus dur qu'on nous ait jamais donné à faire. Sinon... » Il haussa
les épaules. « Sinon, il faudra que je le fasse sans toi. Tu me suis
bien ? »
Rien n'était moins sûr pour Underhill, mais il voyait où Kurtz
voulait en venir, et il acquiesça. Il se souvenait d'avoir lu qu'il
existait une variété d'oiseau qui vivait dans la gueule des
crocodiles aux dépens de ceux-ci. Il se disait qu'il devait être
comme ces oiseaux. Kurtz cherchait à lui faire croire qu'il lui avait
pardonné d'avoir branché la communication des extra-terrestres
sur le circuit général - le feu de l'action, tout comme Kurtz venait
de massacrer le pied de Melrose dans le feu de l'action. Et
qu'est-ce qui s'était passé, six ans auparavant, en Bosnie ? Ça ne
comptait plus, à présent. Voire. Peut-être le crocodile en avait-il
assez de ce casse-pieds d'oiseau qui ne cessait de le picorer et se
préparait-il à refermer ses mâchoires. Underhill n'arrivait pas à
déterminer quelle était la vérité en sondant l'esprit de Kurtz ; de
toute façon, il devait se montrer très prudent. Très prudent et prêt
à prendre la tangente.
Kurtz fouilla dans sa salopette et en retira une montre de
gousset ternie.
« C'était celle de mon grand-père et elle fonctionne très bien.
Sans doute parce qu'il faut la remonter, qu'elle n'est pas à pile. Ma
montre-bracelet, par contre, est toujours HS.
- La mienne aussi. »
Le sourire de Kurtz se réduisit à un tressaillement de ses
lèvres.
« Va voir Perlmutter quand tu auras un moment, si tu te sens
d'humeur à le supporter. Parmi ses nombreuses activités et
corvées, il a trouvé le temps de prendre livraison de trois cents
Timex à remontoir cet après-midi. Juste avant que la neige nous
oblige à interrompre les opérations aériennes. Bougrement
efficace, le Pearly. J'aimerais seulement que l'animal arrête de
s'imaginer qu'il est dans un film.
- Il a peut-être fait plusieurs pas dans cette direction ce soir,
patron.
- C'est possible. »
Kurtz se mit à méditer, Underhill à attendre.
« Mon gars, on devrait boire un coup de whiskey. Parce que
c'est un peu une veillée funèbre à l'irlandaise, ce soir.
- Ah bon ?
- Et oui. Mon phooka chéri est sur le point de tomber raide
mort. »
Underhill souleva les sourcils.
« T'as bien entendu. Le moment approche où son enveloppe
magique d'invisibilité va lui être enlevée. Il ne sera plus alors
qu'un canasson crevé sur lequel tout le monde pourra cogner. A
commencer par les politiciens, qui sont les meilleurs dans ce genre
de sport.
- Je ne vous suis pas. »
Kurtz jeta un autre coup d'œil à la montre de gousset qu'il
avait probablement dégottée chez un prêteur sur gages... ou
piquée à un cadavre. L'une ou l'autre explication paraissait
plausible à Underhill.
« Il est dix-neuf heures. Dans quarante heures, à quelque
chose près, le Président va parler devant l'assemblée générale des
Nations unies. Jamais, dans toute l'histoire de l'humanité, autant
de personnes n'auront assisté en temps réel à un discours. Il va
faire partie de la plus fantastique histoire de notre espèce... et ce
sera le plus fantastique coup monté depuis que Dieu le Père, dans
sa toute-puissance, a créé l'univers et envoyé les planètes tourner
en rond d'une pichenette de son doigt.
- Quel coup monté ?
- C'est une magnifique histoire, Owen. Comme dans tous les
bons mensonges, elle intègre de grands pans de vérité. Le
Président va déclarer à un monde fasciné, un monde qui sera
suspendu à ses lèvres, qui boira chacune de ses paroles en
retenant son souffle, Dieu soit loué, qu'un vaisseau spatial ayant
pour équipage des êtres venus d'ailleurs s'est écrasé dans le nord
du Maine, le 6 ou 7 novembre de cette année. Ce qui est vrai. Il
dira que cela ne nous a pas pris complètement par surprise, car
nous et les chefs d'État des autres pays qui constituent le conseil
de sécurité de l'ONU savons depuis au moins quatre ans que
Mister E.T. nous a dans le collimateur. Ce qui est également vrai, à
ceci près que nous sommes quelques-uns ici, aux États-Unis, à
avoir entendu parler de nos petits copains venus du vide de
l'espace depuis la fin des années quarante. Nous savons d'autre
part que les Ruskofs ont abattu un vaisseau des grisâtres
au-dessus de la Sibérie en 1974... bien que les Ruskofs ne sachent
toujours pas que nous sommes au courant. Cet appareil devait
sans doute être un engin automatique, un vaisseau expérimental.
Il y en a eu beaucoup de semblables. Les grisâtres ont géré leurs
premiers contacts avec une prudence qui laisse à penser qu'on leur
fiche une sacrée frousse. »
Underhill l'écoutait, en proie à une fascination écœurée qui,
espérait-il, ne se voyait ni sur son visage ni ne se trahissait dans la
partie accessible de ses pensées où Kurtz aurait pu aller donner un
coup de sonde.
De sa poche intérieure, Kurtz tira un paquet de Marlboro tout
froissé. Il le tendit à Underhill, qui commença par secouer la tête
puis finit par prendre l'une des quatre sèches restantes. Kurtz en
prit aussi une, tendit du feu à Owen et alluma la sienne.
« Je mélange un peu la vérité et le pipeau », dit Kurtz après
avoir pris une longue bouffée et l'avoir exhalée. « Ce n'est
peut-être pas la meilleure manière de procéder. Tenons-nous-en
au pipeau, d'accord ? »
Underhill ne répondit rien. Il fumait de moins en moins
depuis quelque temps, et les premières bouffées lui donnèrent un
léger tournis ; mais le goût était merveilleux.
« Le Président va déclarer que le gouvernement des
États-Unis a isolé le site de l'accident et la zone qui l'entoure pour
trois raisons. La première est purement logistique : étant donné la
situation écartée et la très faible population du Jefferson Tract, il
était possible de mettre cette région en quarantaine. Si les
grisâtres avaient débarqué à Brooklyn, ou même sur Long Island,
ça n'aurait pas été possible. La seconde raison est que les
intentions des extra-terrestres ne sont pas claires. La troisième
raison, celle qui est en fin de compte la plus convaincante, est que
les extra-terrestres apportent avec eux une substance infectieuse,
celle que le personnel sur site a baptisée la ‘‘moisissure Ripley’’.
Alors que les visiteurs venus d'ailleurs ne cessent de nous déclarer
passionnément qu'ils ne sont pas contagieux, ils ont dans leurs
bagages une substance qui l'est extrêmement. Le Président
expliquera aussi à un monde tétanisé d'horreur qu'il est possible
que cette moisissure soit l'intelligence aux manettes, et les
grisâtres un simple moyen de croissance. Il montrera une vidéo
d'un grisâtre explosant littéralement en moisissure Ripley. On a
légèrement trafiqué la bande pour améliorer la visibilité, mais elle
est fondamentalement authentique. »
Vous mentez, pensa Owen. Cette bande est un faux du début à
la fin, aussi faux que cette connerie où, soi-disant, l'on assiste à
l'autopsie d'un extra-terrestre. Et pourquoi mentez-vous ? Parce
que vous pouvez. C'est aussi simple que ça, pas vrai ? Parce que
les mensonges vous viennent aussi naturellement que la vérité.
« Bon, d'accord, je mens », admit Kurtz, l'air nullement
désarçonné. Il adressa un regard aussi aigu que bref à Owen avant
de revenir à la contemplation de sa cigarette. « Mais les faits sont
exacts et vérifiables. Certains d'entre eux explosent et se
transforment en aigrettes de pissenlits plus ou moins rouges. Ces
aigrettes sont le Ripley. Il suffit d'en inhaler une certaine quantité,
et très rapidement - en une heure, deux jours tout au plus - vos
poumons et votre cervelle sont de la salade de Ripley. Vous avez
l'air d'un carré de sumac vénéneux ambulant. Et vous crevez.
« Il ne sera pas fait mention de notre petite sortie de ce matin.
Dans la version du Président, le vaisseau, apparemment très
endommagé par le crash, a été détruit par une explosion
provoquée par les extra-terrestres ou spontanée. Tous les grisâtres
ont été tués. Le Ripley, après avoir commencé à se répandre, est
aussi en train de crever, probablement parce qu'il est très sensible
au froid. Ce que corroborent les Russes, au fait. On a dû procéder
à un important abattage d'animaux sauvages, car eux aussi
peuvent transporter la maladie.
- Et la population humaine du Jefferson Tract ?
- Le Président va expliquer qu'environ trois cents personnes,
soit soixante-dix habitants du coin et deux cent trente chasseurs,
sont actuellement en observation pour vérifier s'ils ne sont pas
porteurs du Ripley. Que si certaines personnes paraissent avoir été
contaminées, elles semblent cependant bien résister à l'infection
grâce à des antibiotiques classiques comme le Ceftin ou
l'Augmentin.
- Et maintenant, un mot de notre sponsor », dit Underhill.
Kurtz rit de bon cœur.
« Un peu plus tard, on annoncera que le Ripley est un peu plus
résistant aux antibiotiques que ce qu'on avait cru de prime abord,
et qu'un certain nombre de personnes contaminées ont succombé.
On donnera en fait les noms des individus déjà morts, soit à cause
du Ripley, soit à cause de ces putains d'implants monstrueux.
Sais-tu comment les hommes les appellent ?
- Ouais, les fouines-merde. Le Président en parlera-t-il ?
- Surtout pas. Les grosses têtes estiment que les
fouines-merde, c'est un peu trop dérangeant pour monsieur
Tout-le-monde. Comme le seraient aussi les faits concernant notre
solution du problème ici, au Gosselin's Market, dans ce charmant
décor champêtre.
- Que vous pourriez appeler la solution finale », dit Owen.
Il avait fumé sa cigarette jusqu'au filtre, et il l'écrasa contre le
rebord de sa chope de café.
Kurtz soutint le regard d'Underhill sans ciller.
« Oui, on pourrait l'appeler ainsi. On va faire disparaître
environ trois cents personnes - surtout des hommes, c'est au
moins ça, mais on ne peut exclure que le nettoyage concerne aussi
des femmes et des enfants. Le bon côté de la chose est
évidemment que nous préservons ainsi toute l'espèce humaine
d'une pandémie et peut-être même, ce qui n'aurait rien
d'impossible, de l'asservissement. Un bon côté qui n'est pas
négligeable. »
La pensée qui vint à l'esprit d'Underhill - Je suis sûr que
Hitler aurait apprécié ce coup monté-là - fut impossible à arrêter,
et il se hâta de la dissimuler du mieux qu'il put. Rien ne lui
indiqua que Kurtz l'avait perçue. Mais impossible de le dire avec
certitude, bien entendu ; Kurtz était un fourbe de première.
« Combien détenons-nous de gens, pour le moment ?
demanda Kurtz.
- Environ soixante-dix. On en attend deux fois plus en
provenance de Kineo ; ils devraient arriver ici vers vingt et une
heures, si le temps ne se dégrade pas trop. »
Ce qui était prévu par la météo, mais pas avant minuit.
Kurtz acquiesçait.
« Heu-heu. Plus une cinquantaine en provenance du nord, à
vue de nez, plus environ soixante-dix de St. Cap et des patelins du
sud... et nos hommes. Ne les oublie pas. Les masques paraissent
efficaces, mais nous avons déjà relevé quatre cas de Ripley
pendant le contrôle médical. Bien entendu, ils ne sont pas au
courant.
- Comment ça ?
- Laisse-moi reformuler ça, dit Kurtz. En se fondant sur leur
comportement, je n'ai aucune raison de penser qu'ils le savent.
D'accord ? »
Underhill haussa les épaules.
« La version officielle, enchaîna Kurtz, sera que les détenus
ont été conduits par voie aérienne jusque dans un centre médical
top secret, une sorte de Zone 51, où ils devront subir des examens
plus approfondis et, si nécessaire, un traitement à long terme. Il
n'y aura pas d'autres déclarations officielles les concernant - pas si
tout se déroule comme prévu -, mais des fuites savamment
orchestrées au cours des deux années suivantes : l'infection
persiste en dépit de tous les efforts des médecins... malades
atteints de folie... transformations physiques grotesques qu'il vaut
mieux ne pas décrire... et, finalement, la mort arrivant comme une
délivrance. Loin d'être scandalisée, l'opinion publique sera
soulagée.
- Tandis qu'en réalité ? »
Il aurait aimé que Kurtz le dise à haute voix, mais il aurait dû
se douter que l'homme n'en ferait rien. Il n'y avait aucun micro
espion, ici (sauf, peut-être, ceux qui se cachaient derrière les
oreilles de Kurtz), mais la méfiance était quelque chose de viscéral
chez lui. Il leva la main, simula un canon de l'index et du majeur
tendus, et rabattit son pouce trois fois de suite. Ses yeux ne
quittèrent pas un instant ceux d'Owen pendant qu'il se livrait à
cette mimique. Des yeux de crocodile, pensa Underhill.
« Tous ? demanda-t-il. Ceux qui ne donnent pas de signes
d'être Ripley-positifs comme les autres ? Et où s'arrête-t-on ? Aux
soldats qui se révèlent eux aussi négatifs ?
- Les p'tits gars qui n'ont rien aujourd'hui n'auront rien
demain, dit Kurtz. Ceux qui ont attrapé le Ripley n'ont pas fait
attention. Parmi eux... eh bien, il y a une petite fille d'environ
quatre ans, mignonne à croquer. On s'attend presque à la voir se
mettre à faire des claquettes sur le plancher de la grange en
chantant ‘‘On the Good Ship Lollipop’’. »
Kurtz croyait sincèrement faire de l'humour et Underhill se dit
que, d'une certaine manière, il en faisait ; mais lui-même se sentit
submergé par une vague d'horreur intense. Une fillette de quatre
ans est enfermée là-dedans... quatre ans ! Qu'est-ce que vous
dites de ça ?
« Elle est mignonne et elle est contaminée, disait Kurtz. On
voit du Ripley à l'un de ses poignets, le long de la ligne de ses
cheveux et au coin d'un de ses yeux. Les endroits classiques. Bref,
un des soldats lui a filé une barre chocolatée, comme si elle était
un bouffeur affamé de tapis kosovar, et elle lui a fait la bise. Je te
dis, mignonne à croquer, l'instant Kodak de rêve, sauf qu'à présent
il a sur la joue une trace de rouge à lèvres qui n'est pas du rouge à
lèvres. » Kurtz fit la grimace. « Il s'était lui-même fait une
minuscule coupure en se rasant, une coupure à peine visible, et
voilà. Des trucs du même tonneau pour les autres. Les règles ne
changent pas, Owen ; c'est toujours par étourderie qu'on se fait
avoir. La plupart de nos hommes, j'ai plaisir à le dire, sortiront
d'ici indemnes. Nous allons devoir nous farcir des visites
médicales régulières jusqu'à la fin de notre vie, sans parler
d'examens-surprises, de temps en temps, mais il faut voir le bon
côté des choses : par la même occasion, on te chopera ton cancer
du trou du cul au tout début.
- Et les civils qui ont l'air d'aller bien ? Qu'est-ce qu'on en
fait ? »
Kurtz s'inclina en avant, de l'air le plus charmant, le plus
authentiquement sain d'esprit. On était supposé se sentir flatté par
cette attitude, avoir l'impression de faire partie des quelques
heureux élus à l'avoir vu dépouillé de son masque (Deux doigts de
Patton, un de Raspoutine, ajoutez de l'eau, remuez et servez). Ce
qui avait marché autrefois avec Owen Underhill. Plus maintenant.
Ce n'était pas Patton Raspoutine, le masque, mais ça.
Et cependant, même ainsi, Underhill n'en était pas totalement
certain.
« Voyons, Owen ! Sers-toi un peu de ta cervelle, cette
excellente cervelle que Dieu t'a donnée ! On ne peut pas mettre les
nôtres sous contrôle sans éveiller des soupçons et ouvrir la porte à
une panique mondiale - et crois-moi, il va y avoir bien assez de
panique comme ça, lorsque notre président élu de justesse aura
abattu le cheval phooka. Nous ne pouvons pas le faire pour trois
cents civils. Et si on les expédiait vraiment en avion jusqu'au
Nouveau Mexique, si on les confinait dans un village modèle pour
les cinquante ou soixante-dix ans à venir, aux frais du
contribuable ? Oui, mais si l'un d'entre eux, ou plusieurs
s'évadaient ? Ou si avec le temps - et à mon avis, c'est ce que
redoutent le plus nos grosses têtes - le Ripley mutait ? Si, au lieu
de mourir, il se transformait en quelque chose de beaucoup plus
contagieux et de beaucoup moins vulnérable aux facteurs
d'environnement comme ceux qui le tuent ici, dans le Maine ? Si le
Ripley est intelligent, il est dangereux. Et même s'il ne l'est pas,
pourquoi ne pas imaginer qu'il sert de balise aux grisâtres, de
phare interstellaire pour repérer notre planète - miam-miam,
venez donc faire un tour par ici, ils sont délicieux, ces gars-là, et il
y en a des tas... tu vois ?
- Au fond, vous appliquez le principe de précaution. »
Kurtz s'enfonça de nouveau dans son rocking-chair et eut un
sourire rayonnant. « Exactement, et tous égaux. Résumé en une
formule. »
Peut-être, songea Underhill, mais il y en a de plus égaux que
d'autres, dans cette affaire. Nous nous occupons avant tout des
nôtres. Nous sommes impitoyables s'il le faut, mais même un type
comme Kurtz prend soin de ses p'tits gars. Les civils, par ailleurs,
sont juste... des civils. S'il faut les brûler, pas de problème.
« Si tu doutes qu'il y a un Dieu qui passe au moins une partie
de son temps à s'occuper de ce bon vieil Homo sap, tu n'as qu'à
regarder la façon dont nous allons nous sortir de ça, reprit Kurtz.
Les faux-éclairs sont arrivés les premiers et ont été signalés ; un
des rapports venait d'ailleurs du propriétaire du magasin
lui-même, Reginald Gosselin. Puis les grisâtres ont débarqué
pendant la seule période de l'année où il y a vraiment des gens
dans ces forêts perdues, et deux d'entre eux ont vu le vaisseau
tomber.
- Un pur hasard.
- Au contraire, la main de Dieu. Leur vaisseau s'écrase, leur
présence est connue, le froid les tue ainsi que les pellicules
intergalactiques qu'ils ont dans leurs bagages. » Il énumérait les
différents points sur ses longs doigts, tandis que ses cils blancs
cillaient. « Mais ce n'est pas tout. Ils pratiquent des sortes
d'implants, sauf que leurs foutus machins déraillent : loin d'établir
une relation harmonieuse avec leur hôte, ils les cannibalisent et les
tuent.
« L'abattage des animaux s'est bien passé ; on a compté
quelque chose comme cent mille bestioles diverses, et c'est un
sacré barbecue qui est organisé le long de la frontière du Castle
County. Au printemps ou pendant l'été, il aurait fallu s'inquiéter
des insectes, qui auraient pu transporter le Ripley hors de la zone,
mais pas en ce moment. Pas en novembre.
- Il y a bien quelques animaux qui ont dû passer à travers les
mailles du filet, non ?
- Des animaux et des gens aussi, vraisemblablement. Mais le
Ripley ne s'étend pas vite. On va pouvoir régler cette question
pour trois raisons : parce que nous avons capturé plus de
quatre-vingt-quinze pour cent des hôtes infectés, parce que leur
vaisseau a été détruit, et parce qu'ils ne sont arrivés qu'avec
quelques braises et non de quoi déclencher un grand incendie.
Nous leur avons envoyé un message simple : venez en paix ou
venez avec votre rayon de la mort, mais n'essayez pas une
seconde fois cette méthode, parce qu'elle ne marche pas. Nous ne
pensons pas qu'ils vont revenir, ou alors pas avant longtemps. Ils
ont tâté le terrain pendant plus d'un demi-siècle avant de lancer
cette attaque. Notre seul regret est de ne pas avoir pu nous
emparer du vaisseau, pour que nos grosses têtes l'étudient... De
toute façon, il risquait d'être trop infecté par le Ripley. Tu sais
quelle a été notre plus grande peur ? Que les grisâtres ou le Ripley
ne dégottent une Typhoid Mary, un porteur sain qui aurait pu
disséminer le truc.
- Etes-vous bien certains qu'ils n'en ont pas trouvé un ?
- Presque certain. S'il y a... c'est précisément pour cette raison
qu'on a établi le cordon sanitaire autour de la région. » Kurtz
sourit. « Nous avons eu de la chance, soldat. Il est très improbable
qu'ils aient trouvé une Typhoid Mary, les grisâtres sont morts, et
tout le Ripley est confiné dans le Jefferson Tract. Coup de chance,
ou main de Dieu. Tu choisis. »
Kurtz inclina la tête et se pinça le haut du nez, comme s'il
souffrait de sinusite. Quand il releva la tête, ses yeux étaient
embués de larmes. Larmes de crocodile, pensa Owen ; mais à la
vérité, il n'en était pas sûr. Et il n'avait aucun accès à l'esprit de
Kurtz. Ou bien la vague télépathique avait reflué, ou bien le patron
avait trouvé un moyen de claquer la porte. Cependant, quand il
reprit la parole, Underhill aurait juré que c'était le vrai Kurtz qui
parlait, un être humain et non pas Tick-Tock le Croco.
« C'est terminé pour moi, Owen. Une fois ce boulot fini, je vais
aller pointer à la sortie. Il y en aura encore des choses à faire ici
pendant quelques jours, quatre, je dirais, une semaine au
maximum, si la tempête est aussi sérieuse qu'ils l'annoncent, et ça
ne sera pas drôle du tout, mais le vrai cauchemar est pour demain
matin. Je crois que je peux tenir le coup, mais après ça... j'ai le
droit de prendre une pleine retraite et je vais leur mettre le marché
en main : payez-moi ou tuez-moi. Je crois qu'ils vont payer, car je
connais pas mal d'endroits où certains cadavres sont enterrés...
c'est une leçon que j'ai apprise avec J. Edgar Hoover, au fait...
mais j'en suis pratiquement rendu au point où je m'en fous. Ce ne
sera pas la pire mission à laquelle j'aurais participé, on s'est fait
huit cents personnes à Haïti en une heure... c'était en 1989, et j'en
rêve encore... mais cette fois-ci, c'est pire. Et de beaucoup. Parce
que tous ces pauvres diables enfermés dans la grange, l'écurie et le
corral... ce sont des Américains. Des types qui roulent en
Chevrolet, font leurs courses au Kmart, et ne ratent jamais un
épisode d'Urgences. L'idée d'abattre des Américains, de massacrer
des Américains... ça me retourne l'estomac. Je ne le ferai que
parce qu'il faut le faire si l'on veut régler cette affaire, et parce que
n'importe comment la plupart d'entre eux mourraient, et de
manière horrible en plus. Pigé ? »
Owen Underhill ne répondit rien. Il pensait garder une figure
dépourvue d'expression, comme il convenait, mais tout ce qu'il
aurait pu dire aurait probablement trahi l'horreur qui l'avait
envahi. Il avait su ce qui devait arriver, mais l'entendre dire ainsi...
Il imaginait les soldats venant encercler les dépendances, les
haut-parleurs ordonnant aux détenus de se rassembler dans la
grange. Il n'avait jamais participé à une opération semblable, il
avait manqué Haïti, mais il savait comment les choses, en
principe, se passaient. Comment elles allaient se passer.
Kurtz l'observait attentivement.
« Je ne dirai pas que je t'ai entièrement pardonné ton stupide
numéro de cet après-midi, qu'il est passé de l'eau sous le pont,
mais tu es mon débiteur, Owen. Et je n'ai pas besoin de perception
extra-sensorielle pour savoir ce que tu ressens, après ce que je
viens de te rappeler, et je ne vais pas non plus perdre mon temps à
t'expliquer qu'il faut grandir un peu et voir la réalité en face. Tout
ce que je peux te dire, c'est que j'ai besoin de toi. J'ai besoin de toi
pour cette fois. »
Les larmes dans les yeux. Le tressaillement incontrôlable,
presque imperceptible, au coin de sa bouche. Il était facile
d'oublier que cet homme venait de bousiller le pied d'un homme
moins de dix minutes auparavant.
Underhill pensa : Si je l'aide à faire ça, peu importe que ce
soit moi qui appuie ou non sur la détente, je serai maudit, maudit
comme le type qui faisait entrer les Juifs dans les douches de
Bergen-Belsen.
« Si nous commençons à onze heures, on peut en avoir
terminé à onze heures et demie, reprit Kurtz. À midi au plus tard.
Et on n'en parle plus.
- Sauf en rêve.
- Oui, sauf en rêve. Vas-tu m'aider, Owen ? »
Underhill acquiesça. Il était allé jusque-là, et il ne lâcherait pas
la rampe à présent, maudit ou pas. La moindre des choses serait
simplement d'agir aussi miséricordieusement que possible, dans la
mesure où un assassinat en masse pouvait être miséricordieux.
Plus tard, il serait crucifié par l'absurdité meurtrière de cette idée,
mais quand on était en compagnie de Kurtz, proche de lui au point
de le regarder dans le blanc des yeux, prendre du recul n'avait
aucun sens. Sa folie était probablement encore plus contagieuse
que le Ripley.
« Bien. » Kurtz se laissa retomber dans son rocking-chair, l'air
soulagé et épuisé. Il reprit son paquet de cigarettes, l'examina,
puis le tendit à Underhill. « Il en reste deux. On partage ? »
Underhill secoua la tête.
« Pas cette fois, patron.
- Sors d'ici, alors. Si nécessaire, bouge-toi le cul jusqu'à
l'infirmerie et fais-toi donner un calmant.
- Je ne pense pas en avoir besoin », dit Owen.
Il mentait, bien sûr : il en avait déjà besoin. Mais il n'en
prendrait pas. Il préférait rester réveillé.
« Comme tu voudras. Tire-toi. » Kurtz le laissa arriver jusqu'à
la porte. « Owen ? »
Underhill se tourna tout en remontant la glissière de sa parka.
Il entendait le vent, qui avait forci et commençait à souffler
sérieusement, plus fort que pendant la dépression venue de
l'Alberta, le matin même.
« Merci », dit Kurtz. Une grosse larme ridicule déborda de son
œil gauche et roula sur sa joue. Il ne paraissait pas s'en être rendu
compte. À cet instant-là, Underhill éprouva de l'amour et de la
pitié pour Kurtz. En dépit de tout, y compris du fait qu'il ne se
faisait pas d'illusions sur lui. « Merci, mon gars. »
7

Henry faisait le gros dos sous la neige qui tombait de plus en


plus drue, regardant en direction du Winnebago par-dessus son
épaule gauche, car il attendait toujours Underhill. Il était seul à
présent ; la tempête avait chassé le dernier carré de courageux
dans la grange-étable qui était chauffée. Les rumeurs devaient
aller bon train dans la chaleur du poêle, supposait Henry. Mieux
valait ces rumeurs que la vérité, qu'ils avaient pourtant sous le
nez.
Il se gratta la jambe, se rendit compte de ce qu'il faisait et
regarda autour de lui, décrivant un tour complet. Pas de
prisonnier, aucun gardien. En dépit des flocons de plus en plus
denses, le périmètre était presque aussi bien éclairé qu'en plein
jour et il voyait parfaitement dans toutes les directions. Pour le
moment, du moins, il était seul.
Il se pencha et dénoua la chemise qui servait de pansement à
sa cuisse. Puis il agrandit la fente de son jean. Les hommes qui
l'avaient arrêté avaient procédé au même examen dans le camion
où se trouvaient déjà cinq autres réfugiés (en se rendant jusqu'au
Gosselin's Market, ils en avaient recueilli trois autres). A ce
moment-là, il n'avait rien.
Ce n'était plus le cas, maintenant. Un fil délicat de dentelle
rouge occupait le centre de la plaie. S'il n'avait pas su ce qu'il
recherchait, il aurait pu le prendre pour un nouveau saignement.
Le byrus, pensa-t-il. Et merde... Bonsoir, messieurs-dames...
Du coin de l'œil, il capta un éclair de lumière. Il se redressa et
aperçut Underhill qui refermait la porte du Winnebago.
Rapidement, il rattacha la chemise autour de la déchirure de son
jean, puis il s'approcha de la barrière. Dans sa tête, une voix
demanda ce qu'il allait faire si Underhill ne s'arrêtait pas lorsqu'il
l'appellerait. Cette voix voulait aussi savoir s'il avait vraiment
l'intention de leur livrer Jonesy.
Il regarda Underhill s'avancer à pas pesants dans sa direction,
sous l'éclat des lumières de sécurité, la tête rentrée dans les
épaules à cause de la neige et du vent qui s'intensifiait.

La porte se referma. Kurtz resta assis sans la quitter des yeux,


fumant et se balançant dans le rocking-chair. Dans quelle mesure
Owen avait-il coupé à son baratin ? Owen était intelligent, Owen
était un survivant, Owen n'était pas sans idéalisme... si bien que
Kurtz pensait qu'il avait tout avalé, hameçon, plomb et ligne, sans
une hésitation ou presque. Parce que la plupart du temps, les gens
finissent par croire ce qu'ils ont envie de croire. John Dillinger
aussi avait été un survivant, le plus rusé des desperados des
années trente : n'empêche, il s'était tout de même rendu au théâtre
en compagnie d'Anna Sage. On y jouait Manhattan Melodrama, et
lorsque le rideau était tombé, lorsque tout avait été terminé, les
fédéraux avaient descendu Dillinger dans la contre-allée du
théâtre, comme le chien qu'il était. Anna Sage avait aussi cru ce
qu'elle avait envie de croire, mais on ne l'avait pas moins renvoyée
dans sa Pologne natale.
Personne ne quitterait le Gosselin's Market demain, excepté
ceux qu'il avait sélectionnés : douze hommes et deux femmes qui
constituaient sa garde rapprochée. Owen Underhill ne figurerait
pas parmi eux, alors qu'il l'aurait pu. Jusqu'à ce qu'il ait la
mauvaise idée de balancer l'émission des grisâtres sur le réseau
général, Kurtz avait même été sûr qu'il en ferait partie. Mais les
choses avaient changé. Comme l'avait dit Bouddha, et sur ce point,
au moins, le vieux païen chinetoque avait dit la vérité.
« Tu m'as trahi, mon gars », dit Kurtz à voix haute. Son
masque, qu'il avait dû abaisser pour fumer, oscillait à chaque mot
sur la peau ridée de son cou. « Tu m'as trahi. » Kurtz avait
pardonné à Underhill de lui avoir fait le coup une fois. Mais deux ?
« Jamais. Jamais de la vie. »
XIV

Plein sud

Mr Gray dirigea la motoneige dans une ravine où coulait un


petit ruisseau pris par le gel. Il remonta son cours pendant les
deux derniers kilomètres qui le séparaient de l'autoroute I-95. À
deux ou trois cents mètres des phares (les véhicules de l'armée
étaient à présent moins nombreux et roulaient presque au pas, la
couche de neige étant de plus en plus épaisse), il s'arrêta, le temps
de consulter la partie du cerveau de Jonesy à laquelle il pouvait
accéder. Il y avait des archives et pleins de choses qui ne tenaient
pas dans la petite place forte où son hôte s'était réfugié, et Mr Gray
n'eut pas de mal à découvrir ce qu'il voulait savoir. Il n'y avait
aucun commutateur pour couper le phare de l'Arctic Cat. Mr Gray
fit donc descendre le corps de Jonesy de la motoneige, chercha un
caillou et, avec la main droite de Jonesy, démolit le phare. Il
remonta ensuite sur l'engin et repartit. Il n'avait presque plus de
carburant, c'était sans importance : le véhicule avait rempli sa
mission.
Le diamètre de la conduite d'eau qui permettait au ruisseau de
passer sous l'autoroute était assez important pour la motoneige,
mais pas pour la motoneige et son pilote. Mr Gray remit donc pied
à terre. Se tenant à côté de la machine, il donna un coup
d'accélérateur et l'Arctic Cat bondit en avant, se heurtant aux
parois de la conduite. Il ne parcourut pas plus de trois mètres,
mais c'était suffisant pour qu'il soit invisible depuis les airs, au cas
où le ciel s'éclaircirait et autoriserait les reconnaissances aériennes
à basse altitude.
Mr Gray fit grimper Jonesy le long du talus de l'autoroute. Il
s'arrêta à hauteur des glissières de sécurité et s'allongea sur le dos.
Là, il était relativement protégé des plus fortes rafales de vent.
L'escalade avait libéré une dernière petite réserve d'endorphines,
et Jonesy sentit son kidnappeur qui les goûtait et y prenait le
même plaisir qu'il aurait eu lui-même à boire un cocktail ou une
boisson chaude après avoir assisté à un match de football par un
après-midi d'octobre un peu frisquet.
Il se rendit compte, sans la moindre surprise, qu'il haïssait Mr
Gray.
Puis Mr Gray, Mr Gray en tant qu'entité, quelque chose,
autrement dit, que l'on pouvait haïr, disparut à nouveau, remplacé
par le nuage dont Jonesy avait fait pour la première fois
l'expérience dans le chalet, lorsque la tête de la créature avait
explosé. Il effectuait une sortie, comme lorsqu'il était parti à la
recherche d'Emil Dawg. Il avait eu besoin du mécano parce que
l'information sur la manière de faire démarrer la motoneige ne
figurait pas dans les archives de Jonesy. À présent, il avait besoin
d'autre chose. D'un moyen de transport, telle était l'hypothèse la
plus logique.
Mais qu'est-ce qui restait sur place, alors ? Qu'est-ce qui
montait la garde devant le bureau où la dernière parcelle de
Jonesy se planquait - Jonesy qui avait été évincé de son propre
corps comme les débris que l'on trouve au fond d'une poche quand
on la retourne ? Le nuage, bien sûr ; le truc que Jonesy avait
inhalé. La saleté qui aurait dû le tuer mais qui, pour quelque
raison mystérieuse, l'avait épargné.
Le nuage n'était pas capable de penser, pas de la même façon
que Mr Gray. Le maître des lieux (qui était maintenant Mr Gray et
non Mr Jones) était parti, laissant l'endroit sous le contrôle des
thermostats, le réfrigérateur, la chaudière. Et, en cas de pépin, il y
avait encore le détecteur de fumée et le signal d'alarme, lesquels
alertaient automatiquement la police.
Cependant, Mr Gray parti, il pouvait peut-être tenter de sortir
de son refuge. Pas pour reprendre le contrôle de son corps ; si
jamais il s'y essayait, le nuage rouge-noir le dénoncerait et Mr
Gray reviendrait sur-le-champ de son expédition. Et Jonesy serait
presque à coup sûr fait prisonnier avant d'avoir pu battre en
retraite dans la sécurité du bureau où, jadis, les frères Tracker
avaient sévi. Le bureau avec son tableau d'affichage, son sol
poussiéreux, ses vitres encrassées... mis à part quatre endroits
propres en forme de croissant, pas vrai ? Les points contre
lesquels, autrefois, quatre garçons avaient appuyé leur front,
espérant apercevoir la photo qui était punaisée sur le tableau
d'affichage : Tina Jean Schlossinger avec sa jupe relevée.
Non, reprendre le contrôle était bien au-delà de ce qu'il
pouvait espérer, et il fallait accepter cette dure réalité.
Mais peut-être pourrait-il accéder à ses archives personnelles.
Avait-il des raisons de prendre un tel risque ? En tirerait-il un
avantage ? Pas impossible, à condition de savoir ce que cherchait
Mr Gray. En dehors d'un moyen de transport, s'entend. Et
puisqu'on en parlait, un moyen de transport pour se rendre où ?
La réponse fut inattendue parce qu'elle lui parvint avec la voix
de Duddits. Ite ey eu aé au ud.
Mr Gray veut aller au sud.
Jonesy s'éloigna de la fenêtre encrassée qui donnait sur le
monde. Il n'y avait de toute façon pas grand-chose à voir, pour le
moment ; rien que de la neige et l'ombre des arbres. L'averse de ce
matin avait été les amuse-gueules ; le plat de résistance arrivait.
Mr Gray veut aller au sud.
Jusqu'où, au sud ? Et pour y faire quoi ? Quel était son objectif
final?
Sur ces questions, Duddits resta silencieux.
Jonesy se tourna et eut la surprise de constater que la carte
routière et la photo de l'adolescente avaient disparu du tableau. À
la place, il vit quatre photos de jeunes garçons. Elles avaient toute
le même arrière-plan, le collège (Derry Junior High), et la même
légende : LA RENTRÉE 1978. Jonesy lui-même était à l'extrême
gauche, le visage fendu par un grand sourire qui lui déchira le
cœur lorsqu'il le découvrit. Beaver était à côté de lui, son sourire à
lui exhibant une dent de devant manquante (victime d'une chute
en patin), laquelle avait été remplacée par une fausse, sans doute
un an plus tard... avant qu'ils entrent au lycée, de toute façon. Puis
Pete, avec son visage large au teint mat et ses cheveux
scandaleusement courts - sur ordre de son père, qui disait qu'il ne
s'était pas battu en Corée pour que son gamin ait l'air d'un hippie.
Et enfin Henry, tout à droite, Henry avec ses verres de lunettes en
cul-de-bouteille, Henry qui faisait penser à Danny Dunn, le jeune
détective - la grande vedette des policiers pour ados que Jonesy
dévorait alors.
Beaver, Pete, Henry. Comme il les avait aimés, et avec quelle
injuste brutalité avait été rompue cette si longue amitié...
Vraiment, c'était parfaitement injus...
Brusquement, la photo de Beaver Clarendon s'anima, collant
une frousse de tous les diables à Jonesy. Les yeux du Beav
s'écarquillèrent et il se mit à parler à voix basse. « Il n'avait plus de
tête, tu t'en souviens ? Elle était dans le fossé, avec de la boue plein
les yeux. Quel merdier ! Bon Dieu de délire ! »
Oh, mon Dieu, pensa Jonesy, alors que lui revenait le
souvenir, le truc qui était arrivé lors de leur première expédition
de chasse au Trou dans le Mur, un truc qu'il avait oublié... ou
décidé d'oublier. Et tous n'en avaient-ils pas fait autant ? Peut-être
bien. Probablement. Parce qu'au cours des années qui avaient
suivi, ils avaient parlé de tout ce qui était arrivé au cours de leur
enfance, évoqué tous ces souvenirs qu'ils avaient en commun...
sauf celui-ci.
Il leur était arrivé quelque chose, quelque chose qui avait un
rapport avec ce qui lui arrivait en ce moment.
Si seulement je savais de quoi il s'agit, pensa Jonesy. Si
seulement je le savais.

Andy Janas avait perdu de vue, dans son rétroviseur, les trois
autres camions de son petit escadron ; il avait pris de l'avance
parce que leurs chauffeurs n'étaient pas aussi habitués que lui à
rouler dans une merde pareille. Il avait grandi dans le nord du
Minnesota, et il y était habitué, lui, pas de doute. Il était seul dans
un véhicule de l'armée, un pick-up Chevrolet modifié à quatre
roues motrices dont il avait enclenché le crabotage. Son père
n'avait pas élevé un idiot.
La route, devant lui, était toutefois relativement dégagée ;
deux chasse-neige de l'armée étaient passés environ une heure
avant (il n'allait sans doute pas tarder à les rattraper, supposait-il,
et quand ce serait fait, il resterait tranquillement derrière eux,
comme un bon garçon), et il était tombé tout au plus huit
centimètres de neige entre-temps. Le seul vrai problème était le
vent, qui soulevait des draperies blanches et donnait un aspect
fantomatique à la route. Les réflecteurs des bas-côtés permettaient
cependant de se repérer. Garder l'œil sur les réflecteurs était une
astuce à laquelle les autres débiles n'avaient rien compris... à
moins que les camions du convoi, avec leurs remorques, aient des
faisceaux réglés trop haut pour se refléter correctement sur les
catadioptres. Et lorsque les rafales étaient particulièrement fortes,
même ceux-ci disparaissaient ; c'était alors tout le bon Dieu
d'univers qui devenait blanc, entièrement blanc, et il fallait lever le
pied de l'accélérateur jusqu'à ce que la poudre soit retombée, tout
en ayant essayé de garder la même trajectoire pendant ce temps.
Mais il s'en sortirait, et s'il arrivait quoi que ce soit, il y avait la
radio, sans parler des chasse-neige de renfort qui allaient venir
derrière lui pour garder ouvert tout ce tronçon d'autoroute, entre
Presque Isle et Millinocket.
À l'arrière de son camion, il transportait deux colis dans un
triple emballage. Dans le premier, se trouvaient les corps de deux
cerfs tués par le Ripley. Dans le second - que Janas trouvait
macabre (assez macabre, ou très macabre, il ne savait pas), il y
avait le cadavre d'un grisâtre en train de se décomposer en une
sorte de soupe rouge-orange.
Les deux colis étaient destinés aux toubibs de la Base Bleue,
installée dans un patelin qui s'appelait...
Janas jeta un coup d'œil au pare-soleil. Retenu par un
élastique, il y avait un papier et un stylo à bille. Et, griffonné sur le
papier, cette adresse : GOSSELIN'S MARKET, PRENDRE SORTIE 16,
TOURNER A G.
Il y serait dans une heure, peut-être moins. Les toubibs lui
diraient sans aucun doute qu'ils disposaient de tous les
échantillons d'animaux dont ils avaient besoin et que les carcasses
de cerfs allaient être brûlées, mais ils seraient peut-être intéressés
par le grisâtre, si le petit bonhomme ne s'était pas entièrement
transformé en purée avant. Le froid risquait de retarder un peu
ce processus, mais que cela se produise ou non ne faisait pas
partie des questions qui inquiétaient Andy Janas. Son principal
souci était d'arriver là-bas, puis d'attendre d'être débriefé par un
responsable quelconque, n'importe qui pourvu que celui-ci soit
chargé de se renseigner sur ce qui se passait dans la zone la plus
septentrionale - et la plus calme - du périmètre de sécurité. Et
pendant qu'il attendrait, il s'enverrait une grande assiette
d'œufs brouillés accompagnée de café bien chaud. S'il trouvait de
la compagnie, il pourrait même, avec un peu de chance, relever
son café de quelque chose qui lui donnerait un peu de punch. Voilà
qui serait sympa. Histoire de se détendre un peu, après quoi il irait
se planquer dans un coin et...
Range-toi !
Il fronça les sourcils, secoua la tête et se gratta l'oreille,
comme si une bestiole, une puce, par exemple, venait de le piquer.
Le bon Dieu de vent soufflait tellement qu'il secouait le petit
camion. La chaussée disparut, les réflecteurs aussi. Il était de
nouveau enfermé dans un univers tout de blancheur, et il ne faisait
aucun doute dans son esprit que c'était un truc qui devait flanquer
une frousse bleue aux autres chauffeurs, une frousse à leur faire
faire dans leur froc, mais pas à lui, Mister
Minnesota-le-Roi-du-Quatre-Quatre, suffisait juste de lever ce bon
vieux panard (et surtout de ne pas toucher au frein, toucher au
frein en pleine tempête de neige était le meilleur moyen de
provoquer une cata), laisser doucement filer et attendre...
Range-toi sur le bas-côté.
« Hein ? » Il regarda la radio, mais il n'en sortait rien, sinon
un grésillement et un jacassement lointain à peine perceptible.
Range-toi sur le bas-côté !
« Aïe ! » s'écria Jabas. Il se prit la tête à deux mains ; tout d'un
coup, elle s'était mise à lui faire un mal de chien. Le pick-up vert
olive fit une embardée, dérapa, puis se redressa lorsque ses mains,
dans un geste automatique, reprirent le contrôle du volant. Il avait
toujours le pied levé et l'aiguille du compteur de vitesse descendait
rapidement.
Les chasse-neige avaient dégagé une piste étroite au milieu
des deux voies en direction du sud. Janas braqua vers la droite et
les roues de son bahut soulevèrent une brume de neige que le vent
dissipa rapidement. Les catadioptres, sur les rails de sécurité,
brillaient vivement, aussi éclatants, dans l'obscurité, que des yeux
de chat.
Range-toi sur le bas-côté ici !
Janas poussa un hurlement de douleur. De très loin, il
s'entendit crier : « OK ! OK ! Je me gare ! Mais arrêtez ! Arrêtez de
me tirer sur la cervelle ! » À travers ses larmes, il distingua une
silhouette sombre qui se redressait de l'autre côté du rail de
sécurité, à moins de cinquante mètres de lui. Lorsque ses phares
l'atteignirent en plein, il vit qu'il s'agissait d'un homme portant
une parka.
Andy Janas avait l'impression que ses mains ne lui
appartenaient plus. Qu'elles n'étaient plus que des gants dans
lesquels s'étaient glissées les mains de quelqu'un d'autre. C'était
une sensation étrange, tout à fait désagréable. Elles tournèrent
le volant dans l'autre sens, et le camion s'arrêta devant l'homme à
la parka.

C'était le moment ou jamais : toute l'attention de Mr Gray


était tournée ailleurs. Jonesy comprit que s'il y pensait trop, il
perdrait courage. Il ne réfléchit donc pas et agit, simplement. Il
repoussa d'un revers de main le verrou qui fermait la porte du
bureau et ouvrit le battant en grand.
Il n'était jamais entré dans l'entrepôt des frères Tracker,
enfant (depuis, le bâtiment n'avait pas résisté à la grande tempête
de 85), mais il eut la quasi-certitude qu'il n'avait jamais ressemblé
à ce qu'il voyait maintenant. Le bureau s'ouvrait sur une salle si
vaste que Jonesy n'en voyait pas les limites. Au-dessus de sa tête,
couraient des tubes de néon sans fin. Et sous cet éclairage,
s'alignaient d'énormes piles de cartons. Des millions de cartons.
Non, pas des millions, des milliards, se dit-il.
Parler de milliards était probablement plus proche de la
réalité. Des milliers d'allées étroites passaient entre les colonnes.
Il se tenait sur l'un des bords de l'entrepôt de l'éternité, et l'idée
d'y trouver quelque chose était ridicule. Si jamais il s'aventurait là
au milieu, il serait perdu le temps de le dire. Mr Gray n'aurait
même plus besoin de se soucier de lui ; Jonesy ne pourrait qu'errer
jusqu'à ce qu'il meure, égaré au milieu d'un désert monstrueux,
non de sable, mais de tas de cartons.
C'est faux. Je ne pourrais pas plus m'y perdre que dans ma
chambre. Et je n'aurais pas davantage besoin de traquer ce que
je veux. Je suis chez moi, ici. Bienvenue dans ta propre tête, mon
grand.
Idée tellement énorme qu'il s'en sentit pris de faiblesse... sauf
qu'il ne pouvait se permettre d'être faible ou d'hésiter en ce
moment. Mr Gray, votre envahisseur favori venu du Grand
Au-delà, n'allait pas être occupé éternellement avec le chauffeur.
Si Jonesy avait l'intention de mettre certains des documents
entreposés ici en sécurité, il devait le faire tout de suite. La
question était, lesquels ?
Duddits, lui murmura son esprit. Cela a quelque chose à voir
avec Duddits. Tu le sais. Tu as beaucoup pensé à lui, depuis
quelque temps. Tes copains ont aussi beaucoup pensé à lui.
Duddits est ce qui a maintenu le lien entre toi, Henry, Beaver et
Pete, comme tu l'as toujours su ; mais à présent, tu sais aussi
autre chose. Pas vrai ?
Oui. Il savait que c'était pour avoir cru voir Duddits se faire
harceler une fois de plus par Richie Grenadeau qu'il avait eu son
accident, en mars dernier. À ceci près que se faire harceler était
une façon grotesque de présenter les choses, pour parler de ce qui
s'était passé derrière l'immeuble des frères Tracker, pas vrai
aussi ? Se faire torturer, voilà ce qu'il fallait dire. Et lorsqu'il avait
vu cette séance de tortures sur le point de recommencer, il s'était
précipité dans la rue sans regarder, et...
Il n'avait plus de tête, dit soudain la voix de Beaver par les
haut-parleurs disposés dans l'entrepôt. Une voix si forte et
soudaine que Jonesy eut un mouvement de recul. Elle était dans le
fossé, avec de la boue plein les yeux. Et tôt ou tard, tout meurtrier
paie le prix de son crime. Quelle connarderie !
La tête de Richie. La tête de Richie Grenadeau. Mais Jonesy
n'avait pas de temps à perdre avec ça. Il était à présent un intrus
dans sa propre tête et il ferait mieux d'agir vite.
Lorsqu'il avait eu pour la première fois cet énorme entrepôt
sous les yeux, aucune boîte ne portait de marques distinctives. Il
constatait maintenant qu'il y avait écrit DUDDITS, à l'aide d'un
crayon noir très gras, sur celles placées au début de la rangée la
plus proche. Était-ce surprenant ? Était-ce le fruit du hasard ?
Nullement. C'étaient ses souvenirs, après tout, ses souvenirs
soigneusement rangés et consignés dans ces milliards de boîtes ;
et lorsqu'il était question de souvenirs, tout esprit sain était
capable d'y accéder facilement et à volonté.
J'ai simplement besoin de quelque chose pour les déplacer,
pensa Jonesy. Et lorsqu'il regarda autour de lui, il ne fut pas
spécialement stupéfait de voir un petit chariot, un diable d'un
rouge éclatant. Il se trouvait dans un lieu magique et ce qu'il avait
de plus merveilleux, se dit-il, était que tout le monde en possédait
un.
Se dépêchant, il empila un certain nombre de boîtes marquées
DUDDITS sur le chariot et courut les mettre à l'abri dans le bureau
des frères Tracker. Il se contenta de pousser le diable d'un
mouvement brusque et les cartons s'éparpillèrent en désordre sur
le sol - pour ce qui était du Certificat de la Bonne Ménagère, il
verrait plus tard.
Il repartit en courant, prenant le temps de sonder Mr Gray,
mais Mr Gray était toujours en compagnie de son chauffeur de
camion... Janas, il s'appelait Janas. Il y avait bien le nuage, mais le
nuage ne le sentait pas. Le nuage était stupide... aussi stupide que,
eh bien, une moisissure.
Jonesy récupéra les dernières boîtes marquées DUDDITS, et vit
que celles de la pile voisine avaient aussi à présent leur inscription
au crayon gras : DERRY, lisait-on. Elles étaient trop nombreuses
pour qu'il puisse les prendre en même temps. La question était de
savoir s'il allait ou non en avoir besoin.
Ce fut à ça qu'il réfléchit en poussant son deuxième
chargement de boîtes à souvenirs dans le bureau. Il était logique
que les boîtes Derry soient empilées à côté des boîtes Duddits ; la
mémoire était l'art et la technique des associations. Ces souvenirs
de Derry, toutefois, étaient-ils importants ? La question restait
ouverte. Comment savoir, alors qu'il ignorait ce que Mr Gray
voulait ?
Mais en fait, il savait.
Mr Gray veut aller au sud.
Derry était au sud.
Jonesy repartit au pas de course dans l'entrepôt des souvenirs,
poussant le diable devant lui. Il allait prendre autant de cartons
marqués Derry qu'il le pourrait, en espérant que c'était les bons.
En espérant aussi qu'il sentirait à temps le retour de Mr Gray.
Parce que si jamais il était surpris là dehors, il se ferait
écrabouiller comme une mouche.

Horrifié, Janas vit sa main gauche se tendre et ouvrir la


portière côté passager de son véhicule, laissant entrer le froid, la
neige et un vent impitoyable. « Ne me faites plus mal, monsieur, je
vous en prie, ne me faites plus mal, vous pouvez monter si vous
voulez, mais ne me faites plus mal, ma tête... »
Quelque chose passa en trombe dans l'esprit de Janas. Comme
un tourbillon avec des yeux. Il le sentit qui s'intéressait aux ordres
concernant sa mission, à son heure d'arrivée prévue à Blue Base...
et à ce qu'il savait sur Derry, à savoir rien du tout. Son itinéraire
l'avait fait passer par Bangor, et il n'avait jamais mis les pieds à
Derry de sa vie.
Il sentit le tourbillon se retirer et connut un moment de
soulagement intense (je n'ai pas ce qu'il cherche, il va me laisser
tranquille), puis il comprit que la chose qui avait envahi son esprit
n'avait nullement l'intention de le laisser. Elle avait besoin de son
pick-up, pour commencer ; et qu'il ferme sa gueule, ensuite.
Janas se débattit une dernière fois, brièvement mais avec
énergie. Ce fut cette résistance inattendue qui donna à Jonesy le
temps de récupérer une pile de cartons marqués DERRY. Puis Mr
Gray reprit sa place aux commandes de Janas, dirigeant tous ses
mouvements.
Janas vit ainsi sa main se diriger vers le pare-soleil. Elle saisit
le stylo à bille et le libéra dans un claquement d'élastique.
Non ! cria le chauffeur, mais il était trop tard. Il eut le temps
de voir venir un reflet brillant, et sa main, qui tenait le stylo
comme une arme, plongea la pointe dans son œil. Il y eut un bruit
d'éclatement et il se mit à s'agiter d'avant en arrière, derrière son
volant, comme une marionnette incontrôlée, sa main enfonçant de
plus en plus le stylo, jusqu'à la moitié, jusqu'aux trois-quarts,
tandis que ce qui restait de son globe oculaire s'écoulait en larmes
gélatineuses sur le côté de sa figure. La pointe toucha quelque
chose comme une mince couche de cartilage ; après une brève
résistance, elle la creva et atteignit la matière grise.
Espèce de salopard, pensa-t-il, d'où tu sors, espèce de -
Il y eut un dernier et brillant éclair de lumière dans sa tête,
puis le noir complet. Il s'effondra sur son volant. Le klaxon se mit
à retentir.
5

Mr Gray n'avait pas tiré grand-chose de Janas, mis à part à la


fin cette résistance inattendue pour reprendre le contrôle, mais au
moins une chose lui était apparue clairement : l'homme n'était pas
seul. La colonne de véhicules à laquelle il appartenait s'était étirée
à cause de la tempête, mais ils se dirigeaient tous au même
endroit, identifié sous deux noms dans la tête du chauffeur :
Gosselin's et Blue Base. Il y avait là-bas un homme dont Janas
avait peur, le responsable des opérations, mais Mr Gray se fichait
complètement de Kurtz le Dingue / le patron / Abe l'Angoisse.
S'en fichait d'autant plus qu'il n'avait aucune intention de se
rendre dans le secteur. Cet endroit était différent des autres ; et
cette espèce, bien que partiellement intelligente et fonctionnant
avant tout aux émotions, était aussi différente. Ils se défendaient.
Mr Gray n'arrivait pas à comprendre pourquoi, mais il devait en
prendre acte.
Autant en terminer rapidement. Et, dans ce but, il avait
découvert un excellent système de livraison.
Avec les mains de Jonesy, Mr Gray tira Janas de derrière le
volant et le porta jusqu'aux glissières de sécurité, puis il jeta le
corps par-dessus, sans même le regarder dévaler le talus jusqu'au
ruisseau gelé. Il revint au camion, regarda fixement les deux colis
emballés dans du plastique à l'arrière, et hocha la tête. Les
cadavres d'animaux n'étaient bons à rien. Le reste, en revanche...
le reste serait utile. Il était riche de ce dont il avait besoin.
Il leva brusquement la tête, les yeux de Jonesy s'écarquillant
en dépit de la neige voltigeant dans le vent. Le propriétaire du
corps était sorti de sa planque. Était donc vulnérable. Bien, parce
que ce reste de conscience commençait à l'agacer ; c'était une sorte
de marmonnement incessant, s'élevant parfois jusqu'à des
couinements de panique, qui parasitait les registres inférieurs de
son processus de pensée.
Mr Gray attendit encore un instant, essayant de faire le vide
dans son esprit, ne voulant pas que Jonesy se doute de la moindre
chose... et frappa.
Il ne savait pas à quoi il s'était attendu, sans doute pas à ça.
Pas à cette lumière blanche aveuglante.

Jonesy faillit bien se faire avoir. Se serait même fait avoir sans
les néons dont il avait illuminé son entrepôt mental. Un endroit
qui n'existait peut-être pas dans la réalité, mais qui était pourtant
tout à fait réel pour lui - et aussi pour Mr Gray lorsque celui-ci
arriva.
Jonesy, qui poussait à ce moment-là le diable chargé de
cartons marqués DERRY, vit apparaître Mr Gray, comme par magie,
à l'entrée d'un couloir constitué de deux hautes piles.
L'envahisseur avait cette même forme d'humanoïde rudimentaire
que lorsqu'il l'avait vu pour la première fois, au Trou dans le Mur,
ou que la chose à laquelle il avait rendu visite à l'hôpital. Les
grands yeux noirs éteints avaient finalement pris vie, pris une
expression affamée. Il était arrivé en catimini, l'avait surpris à
l'extérieur de son refuge et avait bien l'intention de l'avoir.
C'est alors que l'excroissance qui était sa tête eut un
mouvement de recul et, avant qu'il ne s'abrite les yeux de sa main
à trois doigts (il n'avait ni cils, ni paupières), Jonesy lut, sur son
esquisse grisâtre de visage, ce qui devait être de la stupéfaction.
Peut-être même de la douleur. Il venait du dehors, de la tempête
de neige et de l'obscurité où il s'était débarrassé du corps du
chauffeur. Il avait débarqué dans l'entrepôt sans s'être préparé à
l'aveuglant éclairage de grand magasin qui y régnait. Il vit aussi
autre chose : l'envahisseur lui avait emprunté son expression de
surprise. Un instant, Mr Gray fut une horrible caricature de
Jonesy lui-même.
Et cette surprise donna à Jonesy le temps qu'il lui fallait.
Poussant le diable devant lui (c'est à peine s'il s'en rendait compte)
avec la vague impression d'être la princesse emprisonnée de
quelque conte de fées à la noix, il courut jusque dans son bureau.
Il sentit plus qu'il ne vit Mr Gray tendre ses mains à trois doigts
vers lui (la chair grise paraissait à vif, comme une viande avariée
mal cuite) et put claquer le battant juste avant qu'elles ne
l'atteignent. Il heurta le diable de la hanche en faisant volte-face ;
il avait beau accepter l'idée que tout se passait dans sa tête, les
événements ne lui en paraissaient pas moins tout à fait réels. Il
parvint à pousser le verrou avant que Mr Gray ait pu tourner le
bouton de porte et entrer de force. Jonesy, pour faire bonne
mesure, donna un tour de clef à la serrure. Au fait, cette clef
était-elle là avant ou bien l'avait-il ajoutée ? Il ne s'en souvenait
plus.
Il recula d'un pas, en sueur, et cette fois-ci heurta la poignée
du diable avec les fesses. Devant lui, le bouton de porte tournait en
vain, tournait brutalement en vain. Mr Gray était dehors,
contrôlant le reste de son esprit et de son corps, mais il ne pouvait
entrer ici. Il était incapable de forcer cette porte, n'avait pas assez
de vigueur pour la défoncer, n'était pas assez malin pour trafiquer
la serrure.
Pourquoi ? Comment était-ce possible ?
« Duddits, murmura-t-il. Pas de ballons, pas de jeux. »
La serrure cliqueta. « Laissez-moi entrer ! » ragea Mr Gray.
Pour Jonesy, on n'aurait pas dit un émissaire débarquant de
quelque lointaine galaxie, mais le premier imbécile venu qu'on
vient de priver de ce qu'il désire et qui est furieux. Cela tenait-il à
ce qu'il interprétait le comportement de Mr Gray en termes que
lui-même comprenait ? À ce qu'il humanisait l'extra-terrestre ? À
ce qu'il le traduisait ?
« Laissez-moi... ENTRER ! »
C'est sans réfléchir que Jonesy répliqua : « Non, non, par la
barbiche de mon petit menton, tu n'entreras pas ! » Et à part soi, il
pensa, Eh bien, je soufflerai, je gronderai et ta maison
s'effondrera !
Mais Mr Gray ne fit que secouer la poignée plus fort que
jamais. Il n'avait pas l'habitude de se voir tenu en échec de cette
manière (ou de toute autre, supposa Jonesy), et il était
particulièrement en pétard. Si la résistance de Janas l'avait
momentanément désarçonné, il se heurtait ici à une opposition
d'un tout autre niveau.
« Où êtes-vous ? demanda Mr Gray d'un ton de colère.
Comment pouvez-vous vous enfermer ici ? Sortez ! »
Jonesy ne répondit pas ; debout au milieu des cartons
éparpillés, il tendait l'oreille. Il était à peu près sûr que Mr Gray ne
pouvait entrer, mais il était inutile de le provoquer.
Et après deux ou trois dernières manipulations rageuses du
bouton de porte, il sentit son envahisseur s'éloigner.
Il alla près de la fenêtre, obligé pour cela d'enjamber les
cartons renversés marqués DUDDITS et DERRY, et regarda dans la
nuit enneigée.

Mr Gray fit grimper le corps de Jonesy derrière le volant du


camion, puis claqua la portière et enfonça l'accélérateur. Le
véhicule bondit en avant et perdit son adhérence à la route. Les
quatre roues se mirent à tourner follement et le pick-up dérapa et
heurta la glissière dans un bruit strident de tôle froissée.
« Bordel ! » s'écria Mr Gray, puisant pratiquement sans s'en
rendre compte dans la réserve de jurons de Jonesy. « Bordel de
délire ! Baise-moi l'oignon ! Fine à foutre ! Que le cul me pèle ! »
Puis il s'arrêta et retourna à la rubrique conduite des aptitudes
de Jonesy. Celui-ci avait bien quelques informations à lui fournir
sur la manière de piloter dans de telles conditions climatiques, des
renseignements sans commune mesure, hélas ! avec les
connaissances de Janas en la matière. Mais voilà, Janas était mort
et ses dossiers avaient été effacés. Il lui faudrait se contenter de ce
que Jonesy savait. L'important était de sortir du secteur classé
« Zone-q » dans la mémoire de Janas. Au-delà de celle-ci, il serait
en sécurité. Janas avait été clair sur ce point.
Le pied de Jonesy appuya de nouveau sur l'accélérateur, mais
beaucoup plus en douceur. Le véhicule repartit et les mains de
Jonesy ramenèrent la Chevrolet dans la tranchée laissée par le
chasse-neige, une tranchée qui commençait à se combler.
Sous le tableau de bord, la radio se mit à crépiter. « Tubby
Un ? Ici Tubby Quatre. On a un bahut qui a quitté la route et s'est
renversé sur le terre-plein central. Bien reçu ? »
Mr Gray consulta les dossiers. Les connaissances en matière
de communications militaires de Jonesy étaient rudimentaires,
glanées pour l'essentiel dans des livres et dans quelque chose
qu'ils appelaient des films, mais ça pourrait faire l'affaire. Il prit le
micro, chercha le bouton qui, d'après Jonesy, devait être quelque
part sur le côté, le trouva, appuya dessus. « Bien reçu », dit-il.
Est-ce que Tubby Quatre allait se rendre compte que Tubby Un
n'était plus Andy Janas ? À en croire les dossiers de Jonesy, Mr
Gray en doutait.
« Nous sommes tous en train d'essayer de le redresser et de le
sortir de là. C'est celui qui a la bon Dieu de bouffe, bien reçu ? »
Mr Gray appuya sur le bouton.
« Celui qui a la bon Dieu de bouffe, bien reçu. »
Il y eut un silence plus long, assez long pour qu'il ait le temps
de se demander s'il n'avait pas commis une erreur, n'était pas
tombé dans un piège quelconque, puis la radio reprit : « J'ai bien
peur qu'on soit obligé d'attendre le passage du prochain
chasse-neige. Tu pourrais aussi bien continuer de rouler.
Terminé. » Tubby Quatre paraissait dégoûté. Les dossiers de
Jonesy suggéraient que c'était peut-être parce que Janas, avec ses
capacités exceptionnelles de conducteur, avait pris trop d'avance
pour pouvoir les aider. Excellent, tout ça. Il aurait de toute façon
poursuivi son chemin, mais, tant qu'à faire, c'était encore mieux
d'avoir la permission officielle de Tubby Quatre.
Il vérifia les dossiers de Jonesy (qu'il voyait à présent comme
Jonesy lui-même, à savoir sous la forme de cartons dans une salle
immense) et dit : « Bien reçu, Tubby Quatre. Terminé pour
moi. » Puis il ajouta, avec un temps de retard : « Bonne nuit tout
de même. »
Cette saleté blanche était horrible. Traîtresse.
Malgré tout, Mr Gray prit le risque d'aller un peu plus vite. Tant
qu'il était dans le secteur contrôlé par les forces de Kurtz le Cinglé,
il restait vulnérable. Une fois passé à travers les mailles du filet,
toutefois, il serait en mesure d'achever très rapidement ce qui lui
restait à faire.
Ce dont il avait besoin avait un rapport avec un lieu dont le
nom était Derry ; mais lorsque Mr Gray retourna dans l'entrepôt,
il y fit une découverte stupéfiante : son hôte récalcitrant avait su
ou senti ce qu'il cherchait, car c'était précisément les dossiers
concernant Derry que Jonesy déménageait lorsqu'il était revenu et
avait failli le capturer.
Mr Gray se mit à fouiller avec anxiété les cartons restants, puis
se détendit.
Ce dont il avait besoin s'y trouvait toujours.
Renversée sur le côté, près du carton contenant les
informations les plus précieuses, se trouvait une autre boîte, plus
petite et toute poussiéreuse. Dessus, on lisait DUDDITS écrit au
crayon noir. S'il y avait eu d'autres cartons Duddits, ils avaient été
enlevés. Seul celui-ci avait été oublié.
Plus par curiosité que pour autre chose (curiosité qu'il avait
aussi empruntée au catalogue d'émotions de Jonesy), Mr Gray
l'ouvrit. Il découvrit un contenant en plastique, d'un jaune
éclatant. Des personnages fantaisistes cabriolaient dessus,
personnages identifiés dans les dossiers de Jonesy comme dessins
animés et Scooby-Doos. Sur un côté, une étiquette portait la
mention : J'APPARTIENS À DOUGLAS CAVELL, 19 MAPLE LANE, DERRY,
MAINE. SI MON JEUNE PROPRIÉTAIRE EST PERDU, APPELEZ-LE
Suivaient un certain nombre de chiffres devenus illisibles avec
le temps, sans doute un code de communication que Jonesy avait
oublié. Mr Gray jeta la boîte jaune, apparemment destinée à
contenir de la nourriture. Elle ne devait rien vouloir dire... et
pourtant, si tel était le cas, pour quelle raison Jonesy avait-il
risqué son existence pour récupérer les autres cartons-Duddits
(ainsi que certains de ceux intitulés DERRY ?) et les mettre en
sûreté ?
DUDDITS = AMI D'ENFANCE. Mr Gray le savait depuis sa rencontre
avec Jonesy à « l'hôpital »... et s'il avait su quelle source
d'énervement allait se révéler Jonesy, il aurait effacé sur-le-champ
la conscience de soi de son hôte. Ni ENFANCE ni AMI n'étaient des
termes ayant une résonance affective quelconque pour Mr Gray,
même s'il comprenait ce qu'ils signifiaient. Ce qui lui échappait
était le rapport que pouvait bien avoir l'ami d'enfance de Jonesy
avec les événements de cette nuit.
Une hypothèse lui vint à l'esprit : son hôte était devenu fou.
Être ainsi chassé de son propre corps lui avait fait perdre l'esprit,
et il avait simplement pris les cartons les plus proches de sa
forteresse (cette aberration), en leur donnant, dans sa folie, une
importance qu'ils n'avaient pas en réalité.
« Jonesy », dit Mr Gray, parlant avec les cordes vocales de son
hôte. Ces créatures étaient des génies de la mécanique (il le fallait
bien pour survivre dans un monde aussi froid), mais leurs
processus intellectuels étaient bizarres et entachés de graves
défauts : des élaborations mentales compliquées, plongées dans
des bains corrosifs d'émotions. Leurs capacités télépathiques
étaient minables, et l'expérience marginale qu'ils en faisaient grâce
au byrus et aux kims (les « faux-éclairs », comme ils les
appelaient) les affolait et leur faisait peur. Mr Gray avait du mal à
croire qu'ils ne soient pas encore arrivés à se massacrer
mutuellement jusqu'à disparition totale de l'espèce. Des créatures
incapables de véritablement penser étaient tout simplement folles
- voilà qui n'était même pas discutable.
En attendant, aucune réponse de la créature
dont il s'était emparé, dans cette pièce étrange, inaccessible.
« Jonesy. »
Rien. Mais il écoutait. Mr Gray en était sûr.
« Rien ne vous oblige à supporter cela, Jonesy. Il faut nous
considérer pour ce que nous sommes : non pas des envahisseurs,
mais des sauveurs. Des amis. »
Mr Gray examina les différents cartons. Pour une créature aux
ressources réflexives aussi limitées, Jonesy disposait de capacités
d'archivage exceptionnelles. Question académique, à remettre à
plus tard : pourquoi des êtres aussi peu doués intellectuellement
avaient-ils une telle mémoire ? Cela avait-il un rapport avec leur
structure émotionnelle surdimensionnée ? Et ces émotions étaient
dérangeantes. Il trouvait celles de Jonesy très dérangeantes.
Toujours là. Toujours prêtes à jaillir. Et il y en avait tellement !
« Guerre... famine... nettoyage ethnique... tuer pour faire la
paix... massacrer les païens au nom de Jésus... Les homosexuels
battus à mort... des microbes dans des conteneurs, ces conteneurs
placés au sommet de missiles pointés sur toutes les grandes villes
du monde... voyons, Jonesy, comparé à l'anthrax de type quatre,
qu'est-ce qu'un petit byrus, entre deux amis ? Bordel de délire,
vous serez tous morts dans cinquante ans, de toute façon ! Ça,
c'est bien, au moins ! Détendez-vous et amusez-vous !
- Vous avez obligé ce type à se plonger un stylo à bille dans
l'œil. »
Maussade, mais c'était mieux que rien. Il y eut une forte rafale,
le pick-up dérapa et Mr Gray contrôla la trajectoire en s'aidant des
aptitudes de Jonesy. La visibilité était presque nulle ; il ne roulait
qu'à trente à l'heure, et peut-être ferait-il bien de s'arrêter pendant
un moment, une fois sorti du filet de Kurtz. En attendant, il
pouvait toujours bavarder avec son hôte. Mr Gray ne pensait pas
arriver à le convaincre de sortir de son refuge, mais bavarder
permettait au moins de faire passer le temps.
« J'ai été obligé, mon vieux. J'avais besoin de ce véhicule. Je
suis le dernier.
- Et vous ne perdez jamais.
- Tout juste, admit Mr Gray.
- Mais vous ne vous êtes jamais retrouvés dans une situation
comme celle-ci, n'est-ce pas ? Quelqu'un à qui vous ne pouvez pas
complètement accéder. »
Jonesy se permettrait-il de le narguer ? Mr Gray ressentit une
onde de colère. Puis son prisonnier dit quelque chose qu'il avait
déjà pensé lui-même.
« Vous auriez mieux fait de me tuer, à l'hôpital. Ou alors, ce
n'était qu'un rêve ? »
Mr Gray, ne sachant pas trop ce qu'était un rêve, ne prit pas la
peine de répliquer. Avoir ce mutiné barricadé tout au fond de ce
qui aurait dû être l'esprit de Mr Gray, et de Mr Gray seul, devenait
de plus en plus irritant. Pour commencer, il n'aimait pas ces
appellations, Mr Gray, grisâtre ; ce n'était pas ainsi qu'il se voyait,
et encore moins ainsi qu'il voyait l'espèce mentale à laquelle il
appartenait ; il n'aimait pas davantage penser à lui-même au
masculin, car il était les deux sexes, ou plutôt aucun. Il se trouvait
cependant emprisonné dans ces concepts et le resterait tant que le
noyau dur de Jonesy n'aurait pas été cassé et digéré. Une pensée
terrible lui vint à l'esprit : et si c'était ses concepts à lui qui
n'avaient aucun sens ?
Il avait horreur de se trouver dans cette situation.
« Qui est Duddits, Jonesy ? »
Pas de réponse.
« Qui est Richie ? Pourquoi était-il une merde ? Pourquoi
l'avez-vous tué ?
- Nous ne l'avons pas tué ! »
Petit tremblement dans la voix mentale. Ah, le coup avait
porté, cette fois. Et, détail intéressant, si Mr Gray avait employé le
vous au singulier, Jonesy l'avait interprété comme étant un
pluriel.
« C'est pourtant ce que vous avez fait. Ou ce que vous pensez
avoir fait.
- C'est un mensonge.
- C'est idiot, de me répondre comme ça. Je dispose de vos
souvenirs, bien rangés devant moi dans leurs cartons. Il y a de la
neige dans l'un. De la neige, et un mocassin. En daim noir. Venez
donc voir. »
Pendant une seconde, une seconde délirante, Jonesy crut bien
qu'il allait le faire. Mais dans ce cas-là, Mr Gray le ramènerait
immédiatement à l'hôpital. Jonesy pourrait se voir mourir sur
l'écran de télévision. Une fin heureuse pour le film qu'ils avaient
regardé. Et alors, plus de Mr Gray ; seulement ce que Jonesy
appelait « le nuage ».
Mr Gray regardait le bouton de porte avec impatience, comme
si sa volonté pouvait le faire bouger. Il resta immobile.
« Sortez. »
Rien.
« Vous avez tué Richie, froussard ! Vous et vos amis. Vous...
vous avez dirigé vos rêves sur lui jusqu'à ce qu'il soit mort. »
Et Mr Gray avait beau ignorer ce qu'étaient les rêves, il savait
que ce qu'il venait de dire était vrai. Ou que Jonesy croyait que ça
l'était. Rien.
« Sortez ! Sortez et venez donc... » Il fouilla dans les souvenirs
de Jonesy. Beaucoup d'entre eux étaient consignés dans des
cartons marqués FILMS ; Jonesy semblait aimer par-dessus tout ces
films, et Mr Gray alla cueillir dans l'un d'eux ce qui lui paraissait
être une réplique particulièrement puissante : « ... vous battre
comme un homme ! »
Rien.
Espèce de salopard, se dit Mr Gray, plongeant une fois de plus
dans les séduisantes réserves d'émotions de son hôte. Fils de pute,
trou-du-cul entêté. Baise-moi l'oignon, sale bourrique !
À l'époque où Jonesy était encore Jonesy, il exprimait souvent
sa colère en abattant le poing sur quelque chose. Ce que fit Mr
Gray, qui choisit pour cela le centre du volant, ce qui déclencha
l'avertisseur. « Expliquez-moi ! Pas Richie, pas Duddits, mais
vous ! Quelque chose fait que vous êtes différent. Je veux savoir ce
que c'est. »
Pas de réponse.
« C'est dans le jeu de cribbage, c'est ça ? »
Toujours pas de réponse, mais Mr Gray entendit les pieds de
Jonesy, derrière la porte. Et peut-être un léger soupir. Mr Gray
sourit avec la bouche de Jonesy.
« Parlez-moi, Jonesy... on jouera à ce jeu, ça nous fera passer
le temps. Qui était Richie, mis à part ce numéro 19 ? Pourquoi
étiez-vous en colère contre lui ? Parce qu'il était un Tiger ? Un
Derry Tiger ? Mais qu'est-ce que c'était, un Derry Tiger ? Qui est
Duddits ? »
Rien.
Le camion avançait plus lentement que jamais, dans la
tempête ; les phares étaient impuissants contre ce mur blanc agité
de tourbillons. Mr Gray se mit à parler d'une voix basse,
cajolante :
« Vous avez oublié l'une des boîtes Duddits, mon pote, vous le
saviez ? Avec une boîte dans la boîte, figurez-vous, une boîte
jaune. Avec des Scooby-Doos dessus. C'est quoi, des
Scooby-Doos ? Ce ne sont pas des personnes réelles, n'est-ce pas ?
Ce sont des films ? Ce sont des télévisions ? Vous ne voulez pas la
boîte ? Sortez, et je vous la donnerai. »
Mr Gray leva complètement le pied de l'accélérateur et laissa
le véhicule dériver lentement sur la gauche, là où la couche de
neige était la plus épaisse. Il se passait quelque chose, et il tenait à
y consacrer toute son attention. La force n'avait pas réussi à
déloger Jonesy de sa forteresse... mais la force n'était pas la seule
manière de remporter une bataille, ou une guerre.
Le quatre-quatre était à présent immobile, moteur tournant
au ralenti, le long de la glissière, au milieu de ce qui était un
blizzard de première classe. Mr Gray ferma les yeux. Il se retrouva
immédiatement dans l'entrepôt à souvenirs puissamment
éclairé de Jonesy. Derrière lui, sur des kilomètres, s'empilaient des
cartons sous la lumière crue des néons. Devant lui, il y avait une
porte fermée, une porte en mauvais état et sale qui, pour il ne
savait quelle raison, était solide, très solide. Mr Gray posa sa main
à trois doigts dessus et commença à parler à voix basse, d'un ton à
la fois intime et pressant.
« Qui est Duddits ? Pourquoi l'avoir appelé après avoir tué
Richie ? Laissez-moi entrer, il faut que nous parlions. Pourquoi
êtes-vous venu chercher certains des cartons de Derry ? Que
vouliez-vous m'empêcher de voir ? C'est sans importance, j'ai de
toute façon ce dont j'ai besoin, laissez-moi entrer, Jonesy, le plus
tôt sera le mieux. »
Ça allait marcher. Il devinait les yeux sans expression de
Jonesy, il sentait sa main qui s'avançait vers la clef et la serrure.
« Nous l'emportons toujours », dit Mr Gray. Il était assis
derrière le volant, les yeux de Jonesy fermés et, dans un autre
univers, le vent hurlait et secouait le petit camion sur sa
suspension. « Ouvrez la porte, Jonesy, ouvrez-la tout de suite. »
Silence. Puis, à moins de dix centimètres de lui, aussi
saisissant qu'une douche froide sur une peau tiède : « Mange d'la
merde et crève ! »
Mr Gray eut un mouvement de recul si violent que le crâne de
Jonesy alla heurter la lunette arrière du véhicule. La douleur fut
brutale et le scandalisa - deuxième surprise désagréable.
Il abattit de nouveau son poing droit sur le volant, puis le
gauche, puis encore le droit. Il martelait l'avertisseur qui
klaxonnait sa rage en morse. Créature à peu près dépourvue
d'émotions appartenant à une espèce à peu près dépourvue
d'émotions, il venait de se faire submerger par celles de son hôte,
de plonger carrément dedans ; il ne s'était pas contenté d'y mettre
un pied frileux. Et, une fois de plus, il sentait que cela n'arrivait
que parce que Jonesy était toujours là, une tumeur nerveuse dans
ce qui aurait dû être une conscience sereine et concentrée sur son
objectif.
Mr Gray martelait le volant, ayant cette décharge affective en
horreur (ce que l'esprit de Jonesy identifiait sous le nom de piquer
sa crise), mais y prenant aussi plaisir. Prenant plaisir à entendre
l'avertisseur quand il le frappait avec les poings de Jonesy,
prenant plaisir aux battements du sang de Jonesy dans les tempes
de Jonesy, prenant plaisir à la manière dont le cœur de Jonesy
battait plus fort, au son de la voix de Jonesy hurlant : « Espèce de
branleur, espèce de branleur ! » comme s'il n'allait jamais
s'arrêter.
Même au milieu de sa rage, une partie de lui-même ayant
gardé son sang-froid comprenait où résidait le vrai danger pour
lui. Toujours, ils remodelaient à leur image les mondes dans
lesquels ils débarquaient. C'était ainsi qu'il en avait toujours été,
c'était ainsi que les choses devaient toujours se passer.
Mais à présent...
Il m'arrive quelque chose, se dit Mr Gray, conscient, au
moment même où il se la formulait, que cette pensée était
fondamentalement « jonesienne ». Je commence à devenir
humain.
Le fait que cette idée n'était pas sans attrait remplit Mr Gray
d'horreur.

Jonesy sortit d'une somnolence hébétée dans laquelle le seul


bruit était la voix apaisante et cajolante de Mr Gray, pour voir ses
mains posées l'une sur la poignée de porte et l'autre sur le verrou,
prêtes à ouvrir. Ce fils de pute essayait de l'hypnotiser, et il ne s'en
sortait pas mal.
« Nous l'emportons toujours », murmura la voix de l'autre
côté du battant. D'un ton soporifique, bien agréable après une
journée stressante, mais un ton qui exprimait aussi un ignoble
contentement de soi. L'usurpateur qui n'aurait de cesse ni de
repos tant qu'il n'aurait pas tout pris... qui considérait que tout lui
appartenait de droit. « Ouvrez la porte, Jonesy, ouvrez-la tout de
suite. »
Un instant, il faillit obéir. Il était réveillé, mais pourtant il
faillit le faire. Puis il se souvint de deux bruits : le sinistre
craquement du crâne de Pete lorsque la saleté rouge s'était
contractée dessus, et le son, un petit éclatement mouillé
répugnant, produit par le stylo à bille s'enfonçant dans l'œil de
Janas.
Jonesy se rendit compte qu'il n'avait pas été aussi réveillé qu'il
l'avait cru, en fin de compte. Mais maintenant, il l'était.
Complètement.
Ecartant les mains de la porte, il approcha sa bouche du
battant et dit : « Bouffe d'la merde et crève ! » de sa voix la plus
claire. Il sentit le mouvement de recul de Mr Gray. Il sentit la
douleur, aussi, lorsque l'autre heurta la vitre, et pourquoi pas ?
C'étaient ses nerfs, non ? Pour ne pas parler de sa tête. Peu de
choses, dans sa vie, lui avaient donné autant de plaisir que la
surprise outragée manifestée par Mr Gray, et il comprit
vaguement ce que l'autre savait déjà : que cette présence étrangère
dans sa tête était à présent plus humaine.
Si tu pouvais revenir sous la forme d'une entité physique,
serais-tu toujours un grisâtre ? se demanda Jonesy. Il ne croyait
pas. Un rosâtre peut-être, mais pas un grisâtre.
Il ignorait si le type allait tenter de reprendre son numéro à la
monsieur* Mesmer, mais Jonesy estima qu'il ne fallait courir
aucun risque. Il fit demi-tour et se rendit près de la fenêtre,
trébuchant contre un carton, marchant sur le reste. Bordel,
qu'est-ce que sa hanche lui faisait mal ! C'était du délire de souffrir
autant lorsqu'on était emprisonné dans sa propre tête (laquelle,
comme le lui avait dit un jour Henry, était dépourvue de nerfs, en
tout cas dès qu'on arrivait dans la matière grise), mais il avait mal,
c'était incontestable. Il avait lu quelque part que les amputés
souffrent parfois de démangeaisons terribles et de douleurs dans
des membres qu'ils n'ont plus depuis longtemps ; il s'agissait
probablement d'un phénomène semblable.
La fenêtre offrait le même spectacle désolant qu'en 1978 :
l'allée aux deux ornières parallèles, envahie de mauvaises herbes,
qui courait le long du bâtiment des frères Tracker. Le ciel était
blanc et couvert ; apparemment la fenêtre donnait à l'heure
actuelle sur le passé, et le temps était arrêté sur cet après-midi. Le
seul intérêt de ce paysage était que tant qu'il le contemplait,
Jonesy se trouvait aussi loin que possible de Mr Gray.
Il supposait qu'il aurait pu le transformer, s'il l'avait vraiment
voulu ; qu'il aurait pu voir ce que voyait en ce moment Mr Gray
avec les yeux de Gary Jones. Il n'en éprouvait pas le besoin,
cependant. Il n'y avait rien à voir, sinon la tempête de neige, rien
à ressentir, sinon la rage par procuration de Mr Gray.
Pense à quelque chose d'autre...
Oui, mais à quoi ?
Je ne sais pas. À n'importe quoi. Pourquoi ne pas...
Sur le bureau, le téléphone sonna. Étonnant, du niveau d’Alice
au pays des merveilles, car quelques minutes auparavant, il n'y
avait eu, dans la petite pièce déserte, ni téléphone, ni bureau sur
lequel on aurait pu le poser. Les capotes anglaises usagées qui
jonchaient le sol avaient disparu. Le carrelage était toujours sale,
mais il n'y avait plus de poussière. Apparemment, il y avait une
femme de ménage, dans sa tête, un monsieur Propre qui avait
décidé que, si Jonesy devait rester quelque temps ici, l'endroit
devait être à peu près présentable. Il trouva cette idée terrifiante,
les implications déprimantes.
Sur le bureau, le téléphone sonna à nouveau. Jonesy décrocha
et dit :
« Allô ? »
Un horrible frisson lui parcourut le dos. C'était Beaver.
Recevoir un coup de fil d'un mort - c'était l'ingrédient fondamental
des films qui lui plaisaient. Qui lui plaisaient autrefois, en tout
cas.
« Il n'avait plus de tête. Elle était dans le fossé et il avait les
yeux plein de boue. »
Il y eut un clic, puis un silence de mort. Jonesy raccrocha et
retourna auprès de la fenêtre. L'allée envahie d'herbes avait
disparu. Derry avait disparu. C'était le Trou dans le Mur qu'il
voyait, dans la lumière claire et pâle d'un petit matin. Le toit était
noir et non pas vert, ce qui signifiait qu'il avait affaire au Trou
dans le Mur d'avant 1982, lorsque tous les quatre, beaux gaillards
encore adolescents (mis à part Henry, qui n'avait jamais été ce
qu'on pourrait appeler un beau gaillard), avaient aidé le père de
Beaver à remplacer les vieux bardeaux du toit par les bardeaux
verts qui y étaient encore.
Jonesy n'avait cependant pas besoin de ce repère pour savoir
en quelle année il était. Pas plus qu'il n'avait besoin qu'on vienne
lui dire que les bardeaux verts étaient partis en fumée, que le Trou
dans le Mur était parti en fumée, que c'était Henry qui y avait mis
le feu, le détruisant complètement. Dans un instant, la porte allait
s'ouvrir et Beaver sortir en courant. On était en 1978, l'année où
toute cette histoire avait réellement commencé et, d'un instant à
l'autre, Beaver allait sortir en courant, ne portant que son
boxer-short et son blouson de motard couturé de fermetures
Éclair, les pans de son bandana orange flottant au vent. On était
en 1978, ils étaient jeunes... et ils avaient changé. C'était
fini, autre jour, même merde. C'était le jour où ils avaient pris
conscience à quel point ils avaient changé.
Jonesy regardait par la fenêtre, fasciné.
La porte s'ouvrit.
Beaver Clarendon, quatorze ans, sortit en courant.
XV

Henry et Owen

Henry observa Underhill pendant que celui-ci s'approchait


dans la lumière trop forte des projecteurs. L'homme avançait à pas
lourds, tête baissée à cause de la neige et du vent de plus en plus
fort. Henry ouvrit la bouche pour l'appeler, mais avant qu'il ait pu
le faire, il fut littéralement submergé, aplati par le sentiment
d'une présence, celle de Jonesy. Puis un souvenir lui revint, faisant
complètement disparaître Underhill et cet univers enneigé
brillamment éclairé. Tout d'un coup, il fut de nouveau en 1978,
non pas en octobre mais en novembre, et il y avait du sang, du
sang sur les roseaux-massues, du verre brisé dans les eaux
marécageuses, et le claquement d'une porte.

Henry est tiré d'un rêve terriblement confus - du sang, du


verre brisé, les odeurs opulentes de l'essence et du caoutchouc
brûlé - par le claquement d'une porte et une bouffée d'air froid. Il
se met sur son séant et voit Pete assis à côté de lui, Pete dont la
poitrine lisse est hérissée de chair de poule. Ils dorment tous les
deux dans des sacs de couchage à même le plancher, parce qu'ils
ont perdu au tirage au sort. Beaver et Jonesy ont eu droit au lit (il
y aura plus tard une troisième chambre au Trou dans le Mur, mais
pour l'instant il n'y en a que deux et, par le droit divin des adultes,
Lamar Clarendon en occupe une à lui tout seul), sauf qu'à ce
moment-là, Jonesy est seul dans son lit, lui aussi sur son séant,
effrayé et l'air de ne pas savoir où il est.
Scooby-ooby-Doo, où êtes-vous, chantonne Henry sans très
bien savoir pourquoi, tout en cherchant ses lunettes à tâtons sur
l'appui de la fenêtre. Il a encore dans le nez l'odeur d'essence et de
pneus brûlés. On a un petit boulot à faire, à présent...
« S'est fichu en l'air », dit Jonesy d'une voix étranglée, avant
de rejeter ses couvertures. Il est torse nu mais, comme Henry et
Pete, il porte ses chaussettes et ses caleçons longs pour dormir.
« Non, s'est fichu à l'eau, dit Pete, son expression suggérant
qu'il n'a pas la moindre idée de ce qu'il veut dire par là. Henry, tu
tiens son soulier...
- Son mocassin », précise Henry qui, lui non plus n'a pas la
moindre idée de ce qu'il raconte. Et qui préférerait ne pas en avoir.
« Beav ? » dit Jonesy en sortant maladroitement du lit.
L'un de ses pieds se pose sur la main de Pete.
« Aïe ! proteste Pete. Tu me marches dessus, gros couillon,
regarde un peu où tu...
- La ferme, la ferme », intervient Henry. Il attrape Pete par
l'épaule et le secoue. « Faut pas réveiller Mr Clarendon ! »
Ce qui serait d'autant plus facile que la porte de la chambre
des garçons est ouverte. Tout comme la porte qui donne à
l'extérieur, de l'autre côté de la grande pièce centrale. Pas
étonnant qu'il fasse froid, il y a un courant d'air d'enfer. À présent
qu'il a de nouveau les yeux en face des trous (c'est ainsi qu'il se
représente la chose), Henry voit l'attrape-rêves danser dans la
brise glacée de novembre qui entre par la porte grande ouverte.
« Où est Duddits ? demande Jonesy d'une voix hébétée,
comme s'il rêvait encore. Il est sorti avec Beaver ?
- Il est à Derry, idiot », lui dit Henry.
Il se lève en enfilant son maillot de corps molletonné. Il ne
pense pas vraiment que Jonesy soit idiot ; lui aussi a gardé
l'impression que Duddits était avec eux.
C'est le rêve, pense-t-il. Duddits était dans le rêve. Il était
assis sur le talus. Il pleurait. Il était désolé. Il ne l'a jamais voulu.
S'il y en a qui l'ont voulu, c'était nous.
Mais il y a toujours des pleurs. Il les entend qui lui
parviennent par la porte ouverte, portés par la brise. Ce n'est pas
Duddits, toutefois, mais Beaver.
Ils quittent la chambre en file indienne, attrapant au passage
n'importe quoi pour se couvrir, sans se donner la peine d'enfiler
de chaussures ; ça prendrait trop de temps.
Au moins, à en juger par la maquette d'architecture, à savoir
une ville de boîtes de bière empilées sur la table de la cuisine (sans
compter la banlieue de même métal, sur la table basse), il faudra
plus violent que deux portes ouvertes sans ménagement et quatre
mômes parlant à voix basse pour réveiller le papa du Beav.
La grosse dalle en granite du seuil est glaciale sous les pieds
d'Henry que ne protègent que des chaussettes, glaciale de ce froid
profond, annihilateur, mortel, mais il s'en rend à peine compte.
Il voit tout de suite Beaver. Il est au pied de l'érable qui sert de
poste de guet, à genoux, comme s'il priait. Pieds nus, jambes nues,
il porte son blouson de motard, avec, accrochés à ses bras et
flottant au vent comme des oriflammes de pirates, les multiples
bandanas orange que Lamar Clarendon oblige son fils à porter
quand celui-ci veut aller à la chasse accoutré de ce vêtement si
fichtrement déplacé dans les bois - de la folie. Ce qui lui fait une
tenue plutôt rigolote, mais il n'y a rien de rigolo dans l'expression
tourmentée de ce visage tourné vers les branches presque
entièrement dénudées de l'érable. Les joues de Beaver sont striées
de larmes.
Henry détale au pas de course. Pete et Jonesy sont sur ses
talons, leur haleine laissant de petits nuages blancs dans l'air glacé
du matin. Le sol couvert d'aiguilles de pin, sous leurs pieds, est
presque aussi dur que la dalle de granite.
Henry se laisse tomber à genoux à côté du Beav, effrayé et
terriblement impressionné par ces larmes. Parce que Beaver n'a
pas simplement les yeux embués, comme le héros d'un film qui
peut se permettre de verser une larme virile ou deux lorsque
meurt son chien ou sa petite amie ; c'est le Niagara qui dévale sur
la figure du Beav. De son nez pendent deux chandelles limpides
d'une morve brillante. On ne voit jamais des trucs comme ça dans
les films.
« Dégueulasse », marmonne Pete.
Henry lui jette un regard de reproche, mais constate alors que
Pete regarde non pas Beaver, mais un peu plus loin que leur ami, il
regarde une flaque de vomi encore fumante. On y distingue des
restes divers, des grains de maïs, par exemple (Lamar Clarendon
croit avec passion aux vertus de la bouffe en conserve lorsqu'il
s'agit de cuisiner dans le camp), et des débris de poulet frit.
L'estomac d'Henry fait une désagréable cabriole. Et alors qu'il
vient à peine de reprendre sa place, Jonesy dégobille. Le bruit est à
peu près celui d'un gros rot poisseux. Le vomi est marron.
« Dégueulasse ! » Pete a presque crié cette fois.
Beaver n'y fait même pas attention. « Henry ! » dit-il. Ses
yeux, engloutis sous deux lentilles jumelles de larmes, sont
énormes et inquiétants. On dirait que leur regard traverse le front
de son ami pour passer directement dans les parties en principe
privées de son cerveau.
« Tout va bien, Beav. Tu as juste fait un cauchemar.
- Ouais, juste un cauchemar. »
La voix de Jonesy est étranglée, il a encore la gorge tapissée de
vomi. Il essaie de se l'éclaircir et émet un bruit de raclement épais
qui est presque pire que ce qui vient de sortir de lui, puis il se
penche et crache. Il a les mains plaquées sur les cuisses et la chair
de poule.
Beaver ne remarque ni Jonesy, ni Pete quand celui-ci
s'agenouille de l'autre côté et passe maladroitement un bras
hésitant par-dessus ses épaules. Beaver continue de ne regarder
qu'Henry.
« Il n'avait plus de tête », murmure Beaver.
Jonesy se laisse aussi tomber à genoux ; à présent, tous les
trois entourent le Beav, Henry et Pete de chaque côté, Jonesy en
face de lui. Il y a du vomi sur le menton de Jonesy. Il lève une
main pour s'essuyer, mais Beaver la lui prend avant. Ils sont tous
les quatre agenouillés sous l'érable et, soudain, ne font plus qu'un.
Cette impression d'union est brève, mais aussi intense que leur
rêve. C'est encore le rêve, même s'ils sont à présent tous réveillés,
la sensation est rationnelle et ils ne peuvent pas ne pas y croire.
C'est maintenant Jonesy que regarde le Beav, de ses yeux mouillés
et inquiétants.
« Elle était dans le fossé, avec de la boue plein les yeux.
- Ouais, murmure Jonesy d'une voix qui tremble, pleine
d'effroi. Oh, bon Dieu, oui.
- Il avait dit qu'on se reverrait, vous vous rappelez ? demanda
Pete. Un par un ou tous ensemble. Il avait dit ça. »
Henry entend tout cela de très loin car il est de retour dans le
rêve. De retour sur la scène de l'accident. Au bas d'un talus jonché
de détritus où s'étend un bout de marécage bourbeux créé par une
conduite d'évacuation bouchée. Il connaît l'endroit : au bord de la
route 7, la vieille route qui relie Derry à Newport. Retournée,
enfoncée dans la boue et la merde, il y a une voiture en feu. L'air
empeste l'essence et les pneus brûlés. Duddits pleure. Il est assis à
mi-pente du talus couvert d'ordures, et serre contre lui sa boîte à
lunch jaune vif ornée de Scooby-Doos, pleurant toutes les larmes
de son corps.
Une main dépasse de l'une des fenêtres de la voiture
renversée. Elle est mince, les ongles sont d'un rouge de pomme
d'amour. Les deux autres occupants du véhicule ont été éjectés,
l'un d'eux à presque dix mètres de là, nom d'un chien. Ce dernier
est allongé sur le ventre, mais Henry le reconnaît grâce à la masse
détrempée de ses cheveux blonds. C'est Duncan, celui qui disait
qu'on ne raconterait rien à personne, vu qu'on serait morts. Sauf
que c'est Duncan qui s'est retrouvé à l'état de macchab.
Un objet flottant vient heurter le tibia d'Henry. « Ne ramasse
pas ça ! » lui dit vivement Pete, mais Henry prend tout de même la
chose. C'est un mocassin en daim marron. Il a juste le temps de
remarquer ce détail, et Beaver et Jonesy se mettent à hurler à
l'unisson, un cri enfantin et terrible. Ils se tiennent ensemble,
enfoncés jusqu'aux chevilles dans le magma bourbeux. Tous deux
portent leur tenue de chasse : Jonesy sa parka orange fluo neuve,
achetée spécialement dans le catalogue Sears pour cette
expédition (Mrs Jones, les larmes aux yeux, convaincue sans l'être
que son petit garçon allait être tué par une balle perdue, dans les
bois, fauché au printemps de sa vie), et Beaver son blouson de
motard en loques (Qu'est-ce que tu as comme fermetures Eclair!
lui avait dit la maman de Duddits avec admiration, se gagnant
l'amour et la reconnaissance éternels de Beaver) avec ses multiples
bandanas attachés aux bras. Ils ne regardent pas le troisième
corps, celui qui gît près de la portière du chauffeur, sauf Henry,
même si ce n'est qu'un instant, (toujours le mocassin à la main,
comme un petit canoë plein d'eau), parce qu'il y a quelque chose
qui ne colle fondamentalement pas, quelque chose d'affreux et,
pendant cet instant, il n'est même pas capable de dire ce que c'est.
Puis il se rend compte qu'il n'y a rien au-dessus du col. Rien
au-dessus du col du blouson scolaire que porte le cadavre. Beaver
et Jonesy hurlent parce qu'ils ont vu, eux, ce qui aurait dû s'y
trouver. Ils ont vu la tête de Richie Grenadeau, foudroyant le ciel
de son regard aveugle et maculé de boue, au milieu des
roseaux-massues éclaboussés de sang. Henry comprend aussitôt
que c'est la tête de Richie Grenadeau. Même sans le pansement
qui lui chevauchait naguère le nez, impossible de s'y tromper :
c'est bien la tronche du type qui voulait ce jour-là faire bouffer une
crotte de chien à Duddits derrière l'entrepôt Tracker.
Duds est toujours sur le talus, pleurant à fendre l'âme,
poussant des sanglots qui vous envahissent la tête par les sinus,
comme une migraine et, si ça continue, Henry va devenir cinglé. Il
laisse tomber le mocassin et contourne en pataugeant l'arrière de
la voiture en flammes pour aller rejoindre Beaver et Jonesy qui se
tiennent par les épaules.
« Beaver ! Beav ! » crie Henry.
Mais il faut qu'il prenne Beaver par le bras et le secoue pour
que le garçon arrête de regarder la tête tranchée comme s'il était
hypnotisé.
Finalement, Beaver tourne son regard vers lui.
« Il a eu la tête coupée, dit-il, comme si ce n'était pas évident.
Henry, il a eu la tête...
- C'est pas de cette tête qu'il faut s'occuper, mais de Duddits,
Beav ! Arrange-toi pour qu'il arrête de chialer, bon Dieu !
- Ouais », dit Pete. Il regarde une dernière fois la tête de
Richie Grenadeau, cette expression féroce figée, et détourne les
yeux, la bouche agitée de tremblements. « Ça me rend foutrement
dingo.
- Comme de la craie sur un tableau noir », marmonne Jonesy.
Sur l'orange éclatant de sa parka neuve, sa peau a pris une couleur
de vieux fromage. « Fais-le arrêter, Beav.
- I-I-I...
- Fais pas ta chochotte, chante-lui ta putain de chanson ! » lui
crie Henry. Il sent l'eau bourbeuse se couler, épaisse, entre ses
orteils. « La berceuse, la foutue berceuse ! »
Un instant, Beaver a l'air de ne toujours pas comprendre ce
qu'on lui demande ; puis ses yeux s'éclairent un peu et il dit :
« Oh ! » Il se dirige en pataugeant vers Duddits qui agrippe
toujours sa boîte à lunch et hulule comme le jour où ils l'ont
rencontré pour la première fois. Henry voit quelque chose qu'il a à
peine le temps de remarquer : Duddits a des croûtes de sang
autour des narines et un bandage à l'épaule gauche. Quelque chose
qui ressemble à un morceau de plastique blanc dépasse du
pansement.
« Duddits ? dit Beaver en escaladant le talus. Voyons, Duddits,
mon lapin, il faut pas. Ne pleure plus, ne le regarde plus, ce n'est
pas un spectacle pour toi, c'est foutrement trop dégueulasse à
voir... »
Sur le coup, Duddits ne paraît pas le remarquer et continue à
hululer. Il a tellement pleuré qu'il s'est fait saigner du nez, pense
Henry, mais c'est quoi, ce truc qui dépasse de son épaule ?
Jonesy s'est mis les mains sur les oreilles pour ne plus
entendre. Pete tient une des siennes sur le sommet de son crâne,
comme s'il y avait un couvercle sur le point de sauter. Puis Beaver
prend Duddits dans ses bras, exactement comme il l'a fait
quelques semaines auparavant, et se met à chanter de cette voix
claire, une voix incongrue dans la bouche de ce vaurien. « Baby's
boat's a silver dream, sailing near and far... »
Sur quoi, ô miracle entre tous les miracles, Duddits se calme
peu à peu.
Parlant du coin de la bouche, Pete s'adresse à Henry :
« Où c'est qu'on est, vieux ? Bordel, où c'est qu'on est ?
- Dans un rêve », répond Henry.
Et, d'un seul coup, tous quatre se retrouvent sous l'érable du
Trou dans le Mur, agenouillés, en sous-vêtements et frissonnant
de froid.
« Quoi ? » dit Jonesy. Une de ses mains se détache de l'oreille
qu'elle cachait, et il s'essuie la bouche. Quand le contact se rompt
entre eux, la réalité leur retombe dessus. « Qu'est-ce que tu as dit,
Henry ? »
Henry sent leurs esprits se retirer, c'est une sensation
physique, et il se dit, On n'était pas faits pour un truc pareil,
aucun de nous. Il y a des fois où il vaut mieux être seul.
Oui, seul. Seul avec ses pensées.
« J'ai fait un cauchemar », dit Beaver.
Il paraît avant tout se l'expliquer à lui-même. Lentement,
comme s'il rêvait encore, il ouvre l'une des poches de son blouson,
fouille dedans et en sort une sucette. Au lieu de la déballer, il glisse
le bâtonnet entre ses dents et commence à le faire rouler d'un côté
et de l'autre, mordillant légèrement le bois.
« J'ai rêvé que...
- Laisse tomber, le coupe Henry en repoussant ses lunettes sur
son nez. Nous le savons tous, que tu as rêvé. »
Faut bien, puisqu'on était là, tremble sur ses lèvres, mais n'en
sort finalement pas. Il n'a que quatorze ans, mais il est déjà assez
sage pour savoir que ce qui a été dit le restera toujours. Carte
posée, carte jouée, disent-ils quand ils jouent au rummy ou au
Crazy Eights et que quelqu'un veut reprendre son coup parce qu'il
a joué comme un crétin. S'il ne le dit pas... ça finira peut-être par
disparaître.
« À mon avis ce n'était pas ton rêve, de toute façon, intervient
Pete. Je crois que c'était celui de Duddits et que tous...
- Je m'en tape de ce que tu crois, lance Jonesy d'un ton si
brutal que les autres sursautent. C'était un rêve, et j'ai bien
l'intention de l'oublier. Nous allons tous l'oublier, pas vrai,
Henry ? »
Henry acquiesce aussitôt.
« Rentrons », dit Pete. Il paraît immensément soulagé. « J'ai
les pieds gel...
- Un détail, tout de même », le coupe Henry, et tous le
regardent avec nervosité.
Parce que lorsqu'il leur faut un chef, c'est Henry qui s'y colle.
Et si vous n'aimez pas la manière dont je m'y prends, pense-t-il,
presque comme s'il leur en voulait, je cède volontiers ma place à
qui en a envie. Parce que ce n'est pas un boulot peinard,
croyez-moi.
« Quoi ? » demande Beaver, voulant dire, en vérité, quoi
encore ?
« Quand on ira au Gosselin's, un peu plus tard, il faudra
appeler Duds. Au cas où il serait... bouleversé. »
À cela, personne ne répond ; tous sont réduits au silence et
frissonnent à l'idée d'appeler leur ami retardé. Henry songe tout
d'un coup que Duddits n'a sans doute jamais dû recevoir de coup
de téléphone de sa vie, que celui-ci devrait être le premier.
« Tu sais, tu as probablement raison », convient Pete... qui
porte brusquement la main à sa bouche comme quand on croit
avoir dit une bêtise.
Beaver, qui n'a sur lui que son boxer-short ridicule et son
blouson qui l'est encore plus, tremble violemment de froid. La
sucette s'agite frénétiquement sur son bâtonnet mâchouillé.
« Un jour, tu vas t'étouffer avec un de ces trucs, lui dit Henry.
- Ouais, ma mère n'arrête pas de me le dire. On pourrait pas
rentrer ? Je gèle. »
Ils repartent vers le Trou dans le Mur, le lieu où prendra fin
leur amitié, vingt-trois ans plus tard exactement.
« Vous croyez que Richie Grenadeau est
vraiment mort ? demande Beaver.
- Je n'en sais rien et je m'en fiche », répond Jonesy. Il regarde
Henry. « D'accord pour appeler Duddits. J'ai un téléphone et on
pourra mettre ça sur ma facture.
- T'as ta propre ligne ? s'étonne Pete. Espèce de veinard ! T'es
gâté-pourri par tes parents, ma parole, Gary ! »
Se faire appeler Gary a en général le don de le mettre en boule,
mais pas ce matin ; il est trop soucieux.
« Je l'ai eu pour mon anniversaire, et c'est moi qui dois payer
les communications longue distance, alors faudra faire court. Et
après ça, ce truc n'est jamais arrivé, jamais, vu ? »
Et tous acquiescent. Jamais arrivé. Foutrement jamais arr...

Bousculé par une rafale de vent, Henry faillit toucher la


barrière électrifiée. Il revint à lui et, pour chasser son rêve, dut se
secouer comme on s'ébroue pour se débarrasser d'un vêtement. Ce
souvenir n'aurait pu lui revenir à un moment aussi inopportun
(même si, évidemment, le retour de certains souvenirs l'est
toujours). Il avait attendu Underhill, se gelant les castagnettes
dans l'espoir de courir cette unique chance qu'il aurait de sortir
d'ici, et l'officier aurait pu lui passer sous le nez pendant qu'il était
perdu dans ses songes, le laissant dans la merde jusqu'au cou.
Sauf qu'Underhill n'était pas passé devant lui. Il se tenait de
l'autre côté de la barrière, les mains dans les poches, et regardait
Henry. Des flocons de neige atterrissaient sur l'avant transparent
de son masque, fondaient à la chaleur de son haleine et coulaient
le long du plastique comme...
Les pleurs de Beaver, ce jour-là, pensa Henry.
« Vous devriez retourner dans la grange avec les autres, lui dit
Underhill. Sans quoi, vous allez vous transformer en bonhomme
de neige ».
Henry avait l'impression d'avoir la langue collée au palais. Sa
vie dépendait littéralement de ce qu'il allait dire à cet homme, et il
ne voyait vraiment pas par où commencer. N'arrivait même pas à
décoller sa langue.
Et pourquoi prendre cette peine ? lui demanda une voix
intérieure, la voix des ténèbres, sa vieille amie. Sincèrement,
pourquoi prendre cette peine ? Pourquoi ne pas les laisser faire ce
que de toute façon tu vas faire toi-même ?
Parce qu'il n'était plus seul en cause, à présent. Et, cependant,
il n'arrivait pas à parler.
Underhill ne bougeait pas et continuait à le regarder, les
mains dans les poches. Son capuchon, repoussé, laissait voir ses
cheveux blond foncé coupés court. La neige fondait sur son
masque, le masque que portaient tous les soldats, mais pas les
détenus, car les détenus n'en auraient pas besoin ; pour les
détenus comme pour les grisâtres, il y avait une solution finale.
Henry se bagarrait pour parler et n'y arrivait pas, n'y arrivait
pas. Ah, bon sang, c'est Jonesy qui aurait dû être à sa place ;
Jonesy avait toujours été meilleur baratineur que lui. Underhill
allait finir par partir et le laisser avec un plein chargement de si et
de peut-être.
Mais Underhill ne bougeait toujours pas.
« Je ne suis pas surpris que vous connaissiez mon nom, Mr...
Henreid ? Vous vous appelez Henreid ?
- Non, Devlin. C'est mon prénom que vous avez attrapé. Je
m'appelle Henry Devlin. »
Avec de grandes précautions, il passa la main à travers une
ouverture entre les fils de fer - barbelés ou électrifiés. Underhill
restant sans rien faire, sinon le regarder quelques secondes, le
visage vide d'expression, Henry rapatria sa main dans la partie du
monde qui était depuis peu délimitée comme la sienne, se sentant
idiot et se le disant : ce n'était pas comme s'il venait de se faire
snober dans un cocktail, tout de même.
Mais Underhill eut un mouvement de tête courtois, comme si,
justement, ils étaient dans une réception et non pas au milieu des
bourrasques d'une tempête, sous l'éclairage impitoyable de
projecteurs installés depuis quelques heures.
« Vous connaissez mon nom parce que la présence
d'extra-terrestres dans le Jefferson Tract a provoqué un
phénomène télépathique faible (Underhill sourit). Dit à haute
voix, ça paraît stupide, non ? Stupide, mais exact. C'est un effet qui
ne dure pas, qui est sans danger et trop superficiel pour être bon à
autre chose que faire un amusant jeu de société, mais on est un
peu trop occupés ce soir pour ça. »
Et finalement, la langue d'Henry se décolla de son palais, Dieu
soit loué.
« Vous n'avez pas pris la peine de venir jusqu'ici, avec ce
mauvais temps, parce que je connaissais votre nom, dit-il. Mais
parce que je connaissais celui de votre femme. Et celui de votre
fille. »
Underhill ne se départit pas de son sourire.
« Peut-être bien. N'importe comment, je pense qu'il est temps
pour nous deux de se mettre à l'abri et de se reposer. La journée a
été longue. »
Le militaire commença à s'éloigner en direction des autres
caravanes et mobil-homes garés plus loin, mais son chemin était
parallèle à la barrière. Henry resta à sa hauteur, non sans mal ; car
il y avait une trentaine de centimètres de neige, le vent
l'accumulait, et personne ne l'avait piétinée du côté des morts en
sursis.
« Mr Underhill ? Owen... Arrêtez-vous un instant et
écoutez-moi. J'ai quelque chose d'important à vous dire. »
Mais Underhill continua à avancer du même pas, de son côté
de la barrière (qui était aussi le côté des morts en sursis ;
Underhill l'ignorait-il ?), tête baissée contre le vent, arborant
toujours son esquisse de sourire sympathique. Ce qu'il y avait
d'horrible, comme le savait Henry, c'est que l'homme avait envie
de s'arrêter. Simplement, il ne lui avait pas encore donné une
raison de le faire.
« Kurtz est cinglé », dit Henry. Il réussissait à ne pas se faire
distancer, mais au prix d'un effort qui le faisait haleter, et ses
jambes épuisées protestaient. « Complètement cinglé. »
Underhill ne ralentit pas, gardant toujours la tête baissée, et
son sourire, sous le masque, qui lui donnait l'air idiot. Peut-être
même se mit-il à marcher plus vite. Henry n'allait pas tarder à
devoir courir s'il voulait rester à sa hauteur. À condition qu'il lui
soit encore possible de courir.
« Vous allez braquer vos mitrailleuses sur nous, reprit un
Henry hors d'haleine. Vous empilerez les corps dans la grange...
vous aspergerez la grange d'essence... probablement en la prenant
à la pompe du vieux Gosselin, y'a pas de petites économies pour
l'État... et ensuite, pouf ! tout le monde part en fumée... deux
cents... quatre cents personnes... on va se croire dans un barbecue
géant d'anciens combattants en enfer... un barbecue de cochons
rôtis... »
Underhill n'avait plus son sourire. Il marchait plus vite. Par
quel miracle Henry trouva-t-il la force de trottiner, haletant de
plus en plus et redoublant d'efforts dans les dunes de neige qui lui
montaient jusqu'aux genoux ? Le vent était coupant sur son visage
en feu. Une vraie lame.
« Mais, Owen... c'est bien ça, hein ?... Owen ?... vous vous
souvenez de la comptine, celle qui dit Les grosses mouches... ont
des petites mouches... qui les piquent... et ainsi de suite, ad
infinitum ?... Eh bien, c'est comme ça ici... c'est nous... parce que
Kurtz a son plan secret... l'homme qui est à ses ordres... Johnson,
je crois... »
Underhill lui adressa un coup d'œil bref et aigu, puis accéléra
encore le pas. Henry réussit à ne pas décrocher, mais il se rendait
compte qu'il ne tiendrait plus longtemps. Il avait déjà un point de
côté. Il avait chaud, il se sentait bouillir. « En principe... c'était
votre boulot... la deuxième partie du nettoyage... nom de code...
Imperial Valley... ça veut dire quelque chose... pour vous ? »
Henry vit que non. Kurtz ne lui avait sans doute jamais parlé
de l'opération qui allait détruire l'essentiel du Blue Group.
Imperial Valley ne signifiait strictement rien pour Underhill, et
maintenant, en plus de son point de côté, Henry avait l'impression
qu'un cercle de fer entourait sa poitrine et se resserrait, se
resserrait.
« Arrêtez... bon Dieu, Underhill.... Pouvez pas... ? »
Underhill ne ralentit même pas. Underhill voulait conserver
ses illusions. Comment lui en vouloir ?
« Johnson... et quelques autres... au moins une femme...
ç'aurait pu être vous, si vous aviez pas fait le con... franchi la ligne,
c'est comme ça qu'il y pense... pas la première fois, d'ailleurs... ça
vous est déjà arrivé, dans un patelin... qui s'appelait un truc
comme Bossa Nova... »
Nouveau coup d'œil aigu d'Underhill, plus appuyé cette fois.
Un progrès ? Peut-être.
« À la fin... à mon avis... même Johnson y passera... seul Kurtz
partira d'ici vivant... les autres... rien qu'un tas de cendres et d'os...
votre foutue télépathie à la con... ne vous l'a pas dit, hein ?... Votre
petit tour de transmission de pensée... pour amuser la galerie... ne
vous a pas...révélé... cette connerie... »
Le point de côté se transforma en griffe et s'enfonça dans son
corps, remontant jusqu'à son aisselle. Sur quoi, il perdit l'équilibre
et tomba tête la première dans un tas de neige. Ses poumons,
furieusement avides d'oxygène, avalèrent une poignée de neige
poudreuse au lieu d'air.
Il se remit comme il put à genoux, pris d'une quinte de toux,
s'étouffant, et eut juste le temps de voir le dos d'Underhill
disparaître dans un rideau de neige soulevé par le vent. Ne
sachant même pas ce qu'il allait dire, seulement que c'était sa
dernière chance, il trouva la force de hurler :
« Vous avez essayé de pisser sur la brosse à dents de Mr
Rapeloew et comme vous n'avez pas pu y arriver, vous avez cassé
sa vaisselle ! Vous l'avez cassée, et après ça, vous vous êtes enfui !
Comme vous vous enfuyez à présent, sale con, sale froussard ! »
Silhouette à peine visible dans la neige, Owen Underhill
s'immobilisa.

4
Il resta un instant ainsi, tournant toujours le dos à Henry qui,
agenouillé dans la neige, haletait comme un chien, de l'eau glacée
ruisselant sur son visage en feu. Il avait conscience, d'une manière
à la fois lointaine et immédiate, que l'égratignure de sa jambe
commençait à le démanger à l'endroit ou se développait le byrus.
Finalement, Underhill fit demi-tour et revint sur ses pas.
« Comment savez-vous, pour les Rapeloew ? Le phénomène de
télépathie diminue. Vous ne devriez pas être capable d'aller aussi
profondément.
- Je sais beaucoup de choses », dit Henry. Il se mit sur ses
pieds, haletant, toussant. « Parce que ça va très loin, chez moi. Je
suis différent. Mes amis et moi, nous étions tous différents. Nous
étions quatre. Deux sont morts. Moi, je suis ici. Le quatrième... le
quatrième est votre problème, Mr Underhill. Pas moi, ni les gens
que vous avez enfermés dans la grange ou ceux que vous y
conduisez encore, pas votre Blue Group ou le plan de Kurtz,
Imperial Valley. Seulement lui. »
Il hésita, ne voulant pas donner le nom de son ami ; c'est de
Jonesy qu'il avait été le plus proche. Beaver et Pete étaient
géniaux, certes, mais seul Jonesy était capable de suivre le même
cours de pensée que lui, d'aimer les mêmes livres, de partager les
mêmes idées ; seul Jonesy avait eu lui aussi le talent de rêver
au-delà des lignes, en plus de voir la ligne. Mais Jonesy n'existait
plus, pas vrai ? Henry en était convaincu. Il avait été encore
présent, un minuscule fragment de lui s'était trouvé là, lorsque le
nuage rouge-noir était passé près d'Henry ; mais à l'heure actuelle,
son vieil ami avait été dévoré vivant. Son cœur battait encore, ses
yeux voyaient encore, mais le vrai Jonesy était aussi mort que
Beaver et Pete.
« C'est Jonesy votre problème, Mr Underhill. Gary Jones, de
Brookline, Massachusetts.
- Kurtz est aussi un problème. »
Underhill avait parlé trop doucement pour qu'il soit possible
de l'entendre avec les hurlements du vent et les ronflements des
moteurs, mais Henry l'entendit tout de même, l'entendit dans son
esprit.
Underhill regarda autour de lui. Henry suivit son regard et vit
quelques hommes qui couraient dans l'allée improvisée entre les
mobil-homes et les caravanes. Il n'y avait personne près d'eux.
Cependant, tout le secteur autour du magasin, de la grange-étable
et de ses dépendances, était éclairé a giorno, et même le vent
n'arrivait pas à masquer les accélérations des moteurs, les
rugissements percutants des génératrices, les cris des hommes.
Quelqu'un donnait des ordres à l'aide d'un porte-voix. L'effet qui
en résultait avait quelque chose de surnaturel, comme s'ils étaient
tous les deux prisonniers de l'œil du cyclone, au milieu de
fantômes. Les soldats qui couraient avaient même l'air de
fantômes lorsqu'ils s'évanouissaient au milieu des tourbillons de
neige dansant.
« On ne peut pas parler ici, dit Underhill. Écoutez-moi, et ne
me faites pas répéter un seul mot, mon gars. »
Et dans la tête d'Henry, laquelle était bombardée de tellement
d'informations que la plupart se mêlaient et se confondaient dans
une incompréhensible salade russe, une pensée venue de l'esprit
d'Owen Underhill s'éleva, nette, détachée : Mon gars. Son
expression. J'arrive pas à croire que j'ai employé son expression.
« J'écoute », répondit Henry.

Le hangar était à l'autre bout des dépendances principales,


aussi loin de la grange-étable qu'il était possible et, en dépit de
l'éclairage aussi intense ici que partout ailleurs dans cet infernal
camp de concentration, il faisait sombre à l'intérieur, où régnait
une douce odeur de foin coupé depuis longtemps. Et une autre
aussi, légèrement plus acre.
Quatre hommes et une femmes étaient assis, adossés au mur
du fond du hangar. Tous portaient la tenue orange fluo des
chasseurs et un joint circulait entre eux. Seulement deux fenêtres
éclairaient le local, l'une faisant face à l'enclos, l'autre, toute
proche de la barrière qui fermait le périmètre, donnant sur la
forêt. La crasse des vitres contribuait à atténuer l'éclat aveuglant,
impitoyable, des lampes à arc. Dans la pénombre, les visages des
fumeurs de hasch paraissaient gris, déjà morts.
« Vous voulez une tafe ? » demanda celui qui tenait le joint.
Il parlait d'un ton tendu, malheureux, retenant la fumée dans
ses poumons, mais il proposait cependant son joint avec une réelle
bonne volonté. C'était un pétard catégorie king-size, constata
Henry, gros comme un havane.
« Non. Je veux que vous sortiez tous. »
Ils le regardèrent sans comprendre. La femme était l'épouse
de l'homme qui tenait le joint. Le type, à sa gauche, était son
beau-frère. Les deux autres étaient juste venus pour la balade.
« Retournez à la grange, dit Henry.
- Pas question, répliqua l'un des autres hommes. Y a trop de
monde. On préfère rester entre nous. Et, étant donné que nous
étions ici les premiers, je suggère que puisque vous ne tenez pas à
vous montrer sociable, ce soit vous qui...
- Je l'ai chopé », le coupa Henry. Il posa la main sur la chemise
nouée autour de sa cuisse. « Le byrus. Ce que les autres appellent
le Ripley. Certains d'entre vous l'ont peut-être... vous Charles, je
crois que vous l'avez. »
Il avait montré le cinquième homme, personnage à la calvitie
plus que naissante qui paraissait remplir complètement sa parka.
« Non ! » s'écria Charles.
Mais déjà, les autres s'écartaient vivement de lui, l'homme
tenant le cigare colombien (il s'appelait Darren Chiles et il était de
Newton, dans le Massachusetts) n'en faisant pas moins attention à
ne pas relâcher sa fumée.
« Si, vous l'avez, dit Henry. Dans les grandes largeurs. Et vous
aussi, Mona... Mona ? Non, Marsha. C'est Marsha.
- C'est pas vrai », protesta la femme.
Elle se leva, s'appuyant du dos contre la paroi et regardant
Henry avec de grands yeux terrifiés. Des yeux de biche. Bientôt,
toutes les biches du secteur seraient mortes, et Marsha avec elles.
Pourvu qu'elle ne soit pas capable de lire cette pensée dans mon
esprit, se dit Henry.
« Je n'ai rien, monsieur, personne n'a rien ici sauf vous ! »
Elle regarda son mari qui, sans être un hercule, paraissait plus
costaud qu'Henry. Comme tous les autres, d'ailleurs. Ils n'étaient
pas plus grands, mais plus larges d'épaules.
« Fiche-le dehors, Dare.
- Il y a deux genres de Ripley », dit Henry, parlant comme
d'un fait, d'une chose qu'il ne faisait que soupçonner... mais plus il
y pensait, plus l'explication lui paraissait logique. « Appelons-les
le Ripley primaire et le Ripley secondaire. J'ai toute raison de
croire que si vous n'avez pas pris une forte dose - dans un aliment,
ou en inhalant, ou par le biais d'une plaie ouverte - vous pouvez
vous en sortir. Vous pouvez guérir. »
À présent, tous le regardaient avec de grands yeux de biche, et
Henry vécut un instant de désespoir affreux. Pourquoi n'avait-il
pas pu avoir son petit suicide bien tranquille ?
« Moi, j'ai attrapé le Ripley primaire. » Il dénoua sa chemise.
Ils se contentèrent de jeter un coup d'œil sommaire à la déchirure,
dans le jean poudré de neige d'Henry, mais lui-même
prit le temps de l'étudier pour leur compte. La blessure faite par le
Commodo était maintenant remplie de byrus. Certains des
filaments mesuraient plus de cinq ou six centimètres de long et
ondulaient comme des algues dans un courant. Il sentait les
racines de la chose s'enfoncer lentement mais sûrement, de plus
en plus profondément, irritantes, moussantes, pétillantes.
Essayant de penser. Ça, c'était le pire. La saleté essayait de
penser.
Cette fois, le petit groupe prit la direction de la porte ; Henry
s'attendait même à ce qu'ils s'élancent au pas de course une fois
qu'ils auraient humé leur première bouffée d'air frais. Au lieu de
cela, ils s'arrêtèrent sur le seuil.
« Vous ne pouvez pas nous aider, monsieur ? » demanda
Marsha d'une voix d'enfant qui chevrotait un peu.
Son mari, Darren, passa un bras autour de ses épaules.
« Je ne sais pas, répondit Henry. Probablement pas... mais
peut-être. Je ne serai plus ici dans une demi-heure, mais il
vaudrait sans doute mieux que vous restiez dans la grange, avec
les autres.
- Pourquoi ? » demanda Darren Chiles de Newton.
Et Henry, qui n'avait que le fantôme d'une idée et rien qui
ressemblait à un plan, lui répondit :
« Je ne sais pas. Ce n'est qu'une impression. »
Ils sortirent, laissant Henry seul maître du hangar.

Sous la fenêtre donnant directement sur la barrière à présent


électrifiée, se trouvait une vieille botte de foin. Darren Chiles
trônait dessus au moment où Henry était entré (en tant que
détenteur de la came, Chiles avait eu droit au meilleur siège), et il
alla occuper sa place. Une fois assis, mains sur les genoux, en dépit
des voix qui ne cessaient de se bousculer dans sa tête, il ressentit
aussitôt l'envie de dormir, et une sensation profonde et de plus
étendue de démangeaisons dans sa jambe gauche. Elle
commençait à se faire sentir aussi dans sa bouche, là où il avait
perdu une dent.
Il entendit Underhill arriver sous la fenêtre avant qu'il ne
prononce le moindre mot, car c'est l'approche de son esprit qu'il
perçut.
« Je suis à l'abri du vent et presque entièrement dans l'ombre
du bâtiment, dit Underhill. Je grille une cigarette. Si quelqu'un
s'approche, vous n'êtes pas là-dedans.
- Entendu.
- Au premier mensonge, je fiche le camp et vous n'aurez plus
l'occasion de me parler, pendant le peu de temps qu'il vous reste à
vivre. De vive voix ou... autrement.
- Entendu.
- Comment vous êtes-vous débarrassé des gens qui étaient
déjà ici ?
- Pourquoi ? » Henry se serait cru trop fatigué pour se mettre
en colère, eh bien non. « C'est quoi ça, un examen d'admission ?
- Ne faites pas l'imbécile.
- Je leur ai dit que j'étais atteint de Ripley primaire, ce qui est
la vérité. Ils ont pris la poudre d'escampette... Vous aussi vous
l'avez, pas vrai ?
- Qu'est-ce qui vous le fait penser ? »
Henry ne détecta pas la moindre tension dans la voix de
l'homme, mais, en tant que psychanalyste, il sut interpréter cet
indice. Ce qu'était vraiment Underhill, Henry n'en avait aucune
idée, mais il savait particulièrement bien garder la tête froide, et
c'était un pas dans la bonne direction. D'autant que ça ne peut pas
faire de mal, s'il comprend qu'il n'a vraiment rien à perdre.
« C'est autour de vos ongles, n'est-ce pas ? Et un peu dans une
oreille.
- Vous les laisseriez sur le cul, dans les boîtes de Las Vegas,
mon vieux. »
Henry vit se lever la main d'Underhill. Il tenait une cigarette
entre ses doigts gantés. Il se dit que c'était surtout le vent qui allait
la fumer.
« Vous avez attrapé le primaire directement à la source. J'ai de
bonnes raisons de penser que le secondaire est celui qu'on chope
lorsqu'on touche quelque chose qui porte le primaire, un arbre, de
la mousse, un animal quelconque, une autre personne. On
attrape ce truc-là comme lorsqu'on tripote du sumac vénéneux. Et
ne me dites pas que vos techniciens médicaux ne sont pas au
courant. Autant que je le sache, c'est d'eux que je tiens mon
information. Ma tête est comme une foutue parabole qui récupère
tous les programmes en accès libre sans que rien les bloque. Je
suis incapable de dire d'où me vient la moitié de ces trucs, mais
c'est sans importance. Et à présent, un détail que vos spécialistes
ignorent : les grisâtres appellent la saleté rouge byrus, un terme
qui signifie « terreau de vie ». Dans certaines conditions, le
primaire peut faire pousser les implants.
- Les fouines-merde ?
- Les fouines-merde, oui. Ça me plaît bien. Elles naissent du
byrus, mais se reproduisent ensuite en pondant des œufs. Elles se
dispersent, pondent d'autres œufs, et ainsi de suite. C'est en tout
cas ainsi que ça doit marcher, en théorie. Mais ici, les œufs
n'arrivent pratiquement jamais à maturité. J'ignore si c'est le
froid, l'atmosphère, ou autre chose. Toujours est-il que dans notre
système écologique, il n'y a que le byrus qui s'adapte. C'est le seul
truc qu'ils aient qui marche ici.
- Le terreau de la vie.
- Ouais. Mais écoutez plutôt : les grisâtres ont de gros
problèmes sur notre planète. C'est sans doute pour cette raison
qu'ils ont attendu aussi longtemps - un demi-siècle - avant de se
décider à agir. Les fouines, par exemple. Elles devraient être en
principe saprophytes... savez-vous ce que cela veut dire ?
- Écoutez, Henry - c'est bien Henry, n'est-ce pas ? Est-ce que
ce truc a quelque chose à voir avec notre sit...
- Tout à voir avec notre situation actuelle. Et à moins que vous
ne vouliez prendre sur vos épaules une bonne partie de la
responsabilité pour la fin de toute vie sur le vaisseau spatial Terre
- mis à part, évidemment, l'envahissement par ce kudzu
interstellaire - je vous conseille de la fermer et d'écouter. »
Il y eut un silence, puis :
« J'écoute.
- Les saprophytes sont des parasites bénéfiques. Nous en
avons dans nos intestins, et nous en avalons délibérément lorsque
nous consommons des produits laitiers, laits caillés ou yaourts,
par exemple. Nous offrons le gîte au microbe, et il nous donne
quelque chose en échange. Dans le cas des bactéries des produits
laitiers, c'est une amélioration de la digestion. Ces fouines, dans
des circonstances normales - normales sur d'autres planètes, je
suppose, où l'écologie diffère de la nôtre dans des proportions que
je suis bien incapable d'imaginer - atteignent une taille qui est
celle d'une petite pièce de monnaie, à peu près. Il semble qu'elles
peuvent interférer dans la reproduction, chez les sujets femelles,
mais elles ne tuent pas. En principe. Elles se contentent de vivre
dans les intestins. L'hôte donne de la nourriture, elles offrent la
télépathie. C'est le marché d'habitude. Sauf qu'elles nous
transforment aussi en appareil de télé. Télé-grisâtre, c'est nous.
- Et vous savez tout cela parce que vous en avez une en
vous ? » Il n'y avait aucune trace d'écœurement dans la voix
d'Underhill, mais Henry le sentait en revanche très présent dans
son esprit, puisant comme une tentacule. « L'une de ces fouines
soi-disant normales ?
- Non. » En tout cas, je ne crois pas.
« Mais alors, comment savez-vous tout ce que vous savez ? À
moins que vous n'inventiez tout ça au fur et à mesure ? Histoire de
trouver un moyen astucieux de sortir d'ici ?
- Comment je le sais, c'est le moindre de nos soucis, Owen.
Toujours est-il que vous savez que je ne mens pas. Vous arrivez à
me sonder.
- Je sais que vous pensez ne pas mentir. Et dans quelle mesure
ces conneries de trucs télépathiques vont-elles s'améliorer chez
moi ?
- Aucune idée. Sans doute un peu, si le byrus s'étend, mais
vous ne jouerez pas dans ma catégorie.
- Parce que vous êtes différent. »
Du scepticisme, aussi bien dans la voix d'Underhill que dans
ses pensées.
« Pour tout vous dire, mon vieux, je ne savais pas jusqu'à
aujourd'hui à quel point j'étais différent. Mais oubliez ça une
minute. Pour l'instant, je voudrais que vous compreniez que les
grisâtres sont dans une sacrée merde, ici. Pour ce qui est peut-être
la première fois de leur histoire, ils sont obligés de se battre, de
vraiment se battre pour prendre le contrôle. Tout d'abord parce
que lorsque les fouines pénètrent dans les gens, au lieu d'être
saprophytes, elles deviennent des parasites mortels. Elles
n'arrêtent pas de manger et elles n'arrêtent pas de grandir. Un vrai
cancer, Underhill.
« En second lieu, si le byrus se développe bien dans d'autres
mondes, il a beaucoup de mal à prendre chez nous, jusqu'à présent
du moins. Les scientifiques et les experts qui gèrent ce rodéo
pensent que c'est le froid qui le ralentit, mais je n'en suis pas si
sûr. Il y a peut-être autre chose. Je ne peux pas en être tout à fait
certain parce qu'ils ne le savent pas, mais...
- Houlà ! » Il y eut une brève petite flamme derrière une
main ; Underhill venait d'allumer une deuxième cigarette à faire
fumer au vent. « Ces types qui ne savent pas... ce ne sont pas nos
experts, n'est-ce pas ?
- Non.
- Vous pensez que vous êtes en contact avec les grisâtres. En
contact télépathique.
- Je crois... avec l'un d'eux. Grâce à un lien.
- Ce Jonesy dont vous m'avez parlé ?
- Honnêtement, je n'en sais rien, Owen. Pas avec certitude. Ce
qui compte, c'est qu'ils perdent. Moi, vous, les hommes qui vous
ont accompagné jusqu'à Blue Boy, aujourd'hui, nous ne serons
peut-être plus dans le secteur pour fêter Noël. Je ne vais pas vous
raconter d'histoires. Nous avons reçu de fortes doses, très
concentrées. Pourtant...
- Je l'ai chope, c'est vrai, le coupa Underhill. Edwards aussi...
c'est apparu sur lui comme par magie.
- Mais même si cette saleté s'empare de vous, à mon avis, elle
ne pourra pas s'étendre bien loin. Elle ne se transmet tout
simplement pas bien. Dans cette grange, certaines personnes
peuvent se mêler tant qu'elles veulent à d'autres qui sont infectées,
elles ne l'attraperont jamais. Quant à celles qui l'attrapent comme
un rhume, elles se retrouvent avec un byrus secondaire... ou
Ripley, comme vous voudrez.
- Autant prendre byrus.
- Très bien. Elles seront peut-être capables de le transmettre à
quelques-uns, qui auront des manifestations encore plus
insignifiantes, disons un byrus tertiaire. Il n'est même pas
impossible que le byrus tertiaire soit transmissible, mais je crois
qu'on aura besoin d'un microscope ou d'un test sanguin pour
détecter le porteur d'un byrus quaternaire. Après quoi, plus rien.
Bon, résumons-nous. Écoutez-moi bien.
« Premier point : les grisâtres, qui ne sont probablement que
des dispositifs pour apporter le byrus à bon port, sont déjà
liquidés. Ceux qui n'ont pas été tués par l'environnement, comme
les envahisseurs martiens dans La Guerre des mondes, ont été
massacrés par vos hélicos de combat. Tous sauf un, faut-il
préciser, faut bien qu'il y en ait un, celui dont je tire mes
informations. Mais au sens physique, il a lui aussi disparu.
« Deuxième point : les fouines, ça ne marche pas. Comme tous
les cancers, en tuant leur hôte elles finissent par se tuer. Les
fouines qui ont réussi à s'échapper des intestins de leur victime
n'ont pas tardé à mourir dans un milieu trop hostile pour elles.
« Troisième point : le byrus ne prend pas, lui non plus, en tout
cas pas très bien ; mais s'il en a l'occasion, ou si on lui en laisse le
temps, il pourrait muter, apprendre à s'adapter. Et peut-être finir
par régner.
- On va le liquider, objecta Underhill. Tout le Jefferson Tract
va être réduit en cendres. »
Henry en aurait crié de frustration, et une partie de sa réaction
dut être transmise à Underhill qui sursauta.
« Ce que vous allez faire ici ne compte pas, reprit Henry. Les
gens que vous avez internés ne peuvent pas le propager, les
fouines ne peuvent pas le propager, et le byrus ne peut pas se
propager tout seul. Vous pourriez aussi bien plier bagage avec
toute l'équipe, et partir tout de suite : le milieu se chargerait de se
reconstituer et de faire disparaître cette aberration comme on
efface une équation erronée au tableau. Je crois que les grisâtres
se sont comportés ainsi parce que ces cons-là ne pouvaient pas
croire qu'on puisse leur résister. Je pense qu'il s'agissait d'une
mission suicide sous la responsabilité d'un zozo dans le genre de
votre mister Kurtz. Ils n'arrivent tout simplement pas à concevoir
la notion d'échec. Nous gagnons toujours, voilà ce qu'ils disent.
- Mais comment...
- Sur quoi, à la dernière minute, Underhill - qui sait, à la
dernière seconde - l'un d'eux a trouvé un homme
remarquablement différent de tous ceux avec lesquels les
grisâtres, les fouines et le virus étaient entrés en contact jusqu'ici.
Ce type, c'est votre Typhoid Mary. Et il est déjà sorti de votre
secteur de quarantaine, si bien que tout ce que vous pourrez faire
ici n'a plus aucun sens.
- Gary Jones...
- Jonesy, exact.
- Qu'est-ce qui le rend différent ? »
Henry n'avait aucune envie d'aborder cette question, mais il se
rendait compte qu'il fallait bien dire quelque chose à Underhill.
« Lui, moi et nos deux autres amis, ceux qui sont morts, nous
avons autrefois connu quelqu'un de très différent. Un télépathe
naturel, pas besoin de byrus. Il nous a fait quelque chose. Si nous
l'avions connu en étant plus âgés, sans doute ne se serait-il rien
passé, mais nous l'avons rencontré alors que nous étions...
particulièrement vulnérables..., on pourrait dire ça comme ça... à
ce qu'il avait. Puis, des années plus tard, il est arrivé quelque chose
à Jonesy, quelque chose qui n'avait rien à voir avec... avec ce
remarquable garçon. »
Mais ce n'était pas la vérité, soupçonnait Henry ; Jonesy avait
certes été renversé par une voiture à Cambridge, alors que Duddits
n'avait jamais été au sud de Derry de sa vie, pour autant qu'il le
savait. Et cependant Duds avait joué un rôle dans la dernière et
cruciale transformation de Jonesy. Au moins un rôle. Et ça, il le
savait.
« Et vous attendez de moi... quoi donc ? Que je vous croie sur
parole ? Que je gobe tout ça, hameçon et ligne ? »
Dans la pénombre aux agréables odeurs du hangar à foin, les
lèvres d'Henry s'étirèrent sur un sourire sans joie.
« Owen... vous savez bien que vous le croyez. Je suis un
télépathe, ne l'oubliez pas. Le pire de la jungle. La question qui
reste, cependant, la question est... »
C'est avec son esprit qu'Henry posa la question.

Tandis qu'il se tenait de l'autre côté de la barrière électrifiée,


près du mur du fond de la vieille remise à foin, se gelant les
couilles, le masque autour du cou pour pouvoir fumer des
cigarettes dont il n'avait pas envie (il en avait acheté un paquet au
magasin de l'armée), Underhill aurait juré n'avoir jamais eu aussi
peu envie de rire de sa vie... mais lorsque l'homme, dans le hangar,
avait répondu à sa question, pourtant éminemment raisonnable,
avec autant de franchise et d'impatience (vous savez bien que vous
le croyez. Je suis un télépathe, ne l'oubliez pas), il avait eu la
surprise, malgré tout, de s'entendre lâcher un éclat de rire. Kurtz
avait dit que si la télépathie devenait permanente et devait se
propager, la société telle qu'ils la connaissaient s'écroulerait. Owen
avait compris l'idée, mais il la saisissait à présent à un niveau
viscéral.
« N'empêche que la question... la question est de savoir... »
Qu'est-ce qu'on va faire ?
Dans son état de fatigue, Owen ne voyait qu'une réponse à
cette question.
« Il faut que nous nous lancions à la poursuite de Jones, je
suppose. Mais est-ce que ça changera quelque chose ? Avons-nous
le temps ?
- Tout juste. »
Owen essaya de lire ce qu'il y avait derrière la réaction
d'Henry à l'aide de ses propres capacités télépathiques. En vain. Il
était à peu près certain, néanmoins, que tout ce que lui avait dit
cet homme était vrai. Ou bien c'est vrai, ou bien il est persuadé
que ça l'est. Dieu sait que pour ma part, je ne demande pas mieux
que de le croire. N'importe quel prétexte serait bon pour ficher le
camp d'ici avant que la boucherie ne commence.
« Non ! » protesta Henry. Pour la première fois, Owen eut
l'impression que son informateur était déstabilisé, plus tout à fait
sûr de lui-même. « Pas de boucherie. Pas question de laisser Kurtz
massacrer plusieurs centaines de personnes. Des gens qui, en fin
de compte, n'auront aucune influence sur la suite des événements.
Ce sont simplement... bordel, des innocents qui se trouvaient là
par hasard ! »
Owen ne fut pas entièrement surpris de découvrir qu'il prenait
un certain plaisir à voir l'émotion manifestée par son nouvel ami ;
Dieu sait que celui-ci l'avait rudement secoué.
« Qu'est-ce que vous suggérez ? En gardant à l'esprit que vous
avez vous-même déclaré que le seul qui compte est votre copain
Jonesy.
- Oui, mais.... »
Il s'empêtrait. La voix mentale d'Henry était légèrement plus
assurée - légèrement. Je n'ai pas voulu dire qu'on allait se
contenter de ficher le camp et de les laisser mourir.
« On ne pourrait aller nulle part, de toute façon, dit Underhill.
On serait fait comme des rats, avec ce temps. »
Il laissa tomber le mégot de sa troisième cigarette après avoir
tiré une dernière bouffée pour la forme, et regarda le vent
l'emporter. Au-delà du hangar, des draperies de neige balayaient
l'enclos à chevaux désert, accumulant d'énormes congères le long
de la grange. Essayer d'aller quelque part dans cette tempête serait
de la folie. Il faudrait avoir une motoneige, pour commencer. D'ici
une heure ou deux, même un quatre-quatre ne servirait pas à
grand-chose. Pas là-dedans.
« Tuez Kurtz, dit Henry. C'est la solution. Il sera plus facile
pour nous de partir d'ici, plus personne n'étant là pour donner des
ordres, et cela permettra de... reporter le nettoyage biologique. »
Owen eut un petit rire sec.
« À vous entendre, rien ne serait plus simple.
Double-Zéro-Underhill, permis de tuer. »
Il alluma une quatrième cigarette, protégeant la flamme du
briquet de ses mains en coupe. En dépit des gants, il avait les
doigts gelés. Vaudrait mieux qu'on arrive rapidement à une
conclusion. Sinon, je vais geler à mort, ici.
« Pourquoi serait-ce si compliqué ? » demanda Henry. Mais il
connaissait la réponse. Owen le sentait (l'entendait presque) qui
essayait de ne pas la voir, ne voulant pas que les choses soient
encore pires. « Entrez chez lui et descendez-le.
- Marcherait pas. » Underhill envoya une brève image à
Henry : Freddy Johnson (et les autres membres de l'infâme plan
Imperial Valley) surveillant le Winnebago de Kurtz. « Sans
compter qu'il a des espions partout. S'il arrive quelque chose, ses
gorilles vont rappliquer. Je pourrais peut-être l'avoir, lui.
Probablement pas, parce qu'il prend encore plus de précautions
qu'un jefe colombien de la cocaïne, en particulier quand il est en
mission, mais peut-être. Je me plais à croire que je ne suis pas si
mauvais que ça moi-même. Pourtant ce serait une mission suicide.
S'il a recruté Johnson, il a aussi probablement avec lui Kate
Gallagher... Marvell Richardson... Carl Friedman... Jocelyn
McAvoy. Tous de sacrés coriaces, Henry. Je tue Kurtz, ils me
tuent, le gros bonnet qui mène la danse depuis son bunker du fin
fond des Rocheuses envoie un nouveau nettoyeur, un clone de
Kurtz qui prendra les choses en main là où Kurtz les aura laissées.
À moins qu'il ne désigne tout simplement Kate. Dieu sait qu'elle
est assez cinglée pour ça. Les gens enfermés dans la grange
bénéficieront peut-être d'un délai de grâce d'une douzaine
d'heures pour macérer dans leur jus, mais ils finiront tout de
même par y passer. La seule différence est qu'au lieu d'avoir une
chance de foncer allègrement avec moi dans la tempête, mon
mignon, vous allez brûler avec eux. Votre copain, en attendant, ce
Jonesy, se sera rendu... où ça, au fait ?
- C'est un détail qu'il est peut-être prudent que je garde pour
moi, pour le moment. »
Underhill n'en essaya pas moins de sonder l'esprit d'Henry
avec ses moyens télépathiques. Un instant, il eut une vision
brouillée qui le laissa perplexe : un haut bâtiment blanc, dans la
neige, cylindrique comme un silo ; puis la vision disparut, laissant
place à l'image d'un cheval blanc qui lui fit penser à une licorne ; il
passait devant un panneau indicateur sur lequel était inscrit sous
une flèche, en lettres rouges : BANBURY CROSS.
Il poussa un grognement à la fois amusé et exaspéré.
« Vous me brouillez.
- On peut voir ça comme ça. C'est plutôt une technique qu'il
vaudrait mieux que vous appreniez si vous voulez garder une
conversation secrète.
- Bon, bon. »
Owen n'était pas vraiment mécontent de ce qui venait de se
produire. Pour commencer, il pouvait être fort utile de disposer
d'une technique de brouillage. Ensuite, il avait appris qu'Henry
savait où allait son ami contaminé - appelons-le Typhoid Jonesy.
Il en avait vu brièvement l'image dans la tête d'Henry.
« Je voudrais que vous m'écoutiez bien à présent, Henry.
- OK.
- Voici ce qu'il y a de plus simple et de plus sûr à faire pour
nous. Tout d'abord, sauf si le temps est un facteur absolument
crucial, il nous faut prendre un peu de sommeil.
- Je ne dis pas non. Je suis pratiquement mort de fatigue.
- Ensuite, vers trois heures du matin, je passerai à l'attaque.
Ce camp provisoire va rester en alerte rouge jusqu'au moment où
il n'y aura plus trace de camp provisoire, mais s'il y a un moment
où le regard de Big Brother se voile un peu, c'est en général entre
quatre et six heures du matin. Je vais créer une diversion, et je
peux court-circuiter la barrière - en vérité, c'est le plus facile. Et
ensuite, arriver ici avec une motoneige cinq minutes après avoir
semé la panique... »
La télépathie présentait certains avantages de type
sténographique par rapport à la communication orale, découvrait
Underhill. Il avait envoyé à Henry l'image mentale d'un
hélicoptère en feu et de soldats courant dans tous les sens tout en
continuant de parler.
« ... et nous filons.
- En laissant Kurtz avec une pleine grange de civils innocents
qu'il a l'intention de transformer en cochons grillés. Sans parler du
Blue Group. Il y en a combien, en tout, trois cents, six cents ? »
Underhill, qui était militaire à plein temps depuis l'âge de
dix-neuf ans, et l'un des nettoyeurs de Kurtz depuis huit, expédia
deux mots redoutables le long du lien mental qu'ils avaient établi :
pertes acceptables.
Derrière la vitre sale, la vague silhouette qui était Henry
Devlin s'agita, puis se leva.
Non, répondit-il par le même moyen.

Non ? Qu'est-ce que vous voulez dire, par non ?


Non. Je ne veux rien dire d'autre.
Avez-vous une meilleure idée ?
Sur quoi Owen comprit, à sa grande horreur, qu'Henry pensait
précisément en avoir une. Quelques éléments de cette idée (qu'il
aurait été beaucoup trop généreux de baptiser « plan ») passèrent
à travers l'esprit d'Owen comme les débris éclatants d'une queue
de comète. Il en eut le souffle coupé. La cigarette tomba de ses
doigts et fut emportée par le vent sans qu'il s'en rendit compte.
Vous êtes cinglé.
Non, pas du tout. Nous avons besoin d'une diversion pour
ficher le camp, comme vous l'avez dit vous-même. Et ça, c'est une
diversion.
Ils seront tués, n'importe comment !
Certains, oui. Peut-être même la plupart. Mais c'est une
chance à courir. Quelle chance auraient-ils dans la grange en
feu ?
Et à voix haute, Henry ajouta :
« Sans compter qu'il y a Kurtz. S'il se retrouve avec deux cents
évadés à récupérer, des évadés qui ne demanderont pas mieux que
d'expliquer au premier journaliste venu que le gouvernement
américain, pris de panique, a approuvé un nouveau massacre de
My Lai ici, en territoire américain, il n'aura pas tellement le temps
de s'occuper de nous. »
Vous ne connaissez pas Abe Kurtz. Vous ignorez tout de la
Ligne Kurtz, pensa Owen. Lui-même ne l'avait pas su. Pas
vraiment. Pas jusqu'à aujourd'hui.
Cependant, la proposition d'Henry, aussi délirante qu'elle fût,
tenait peut-être debout. Sans compter qu'elle comportait sa part
d'expiation. Alors que cet interminable 14 novembre progressait
inexorablement vers minuit, et alors que ses chances de vivre
au-delà de la fin de la semaine augmentaient, Underhill ne fut pas
tellement surpris de trouver séduisante l'idée d'expiation.
« Henry ?
- Oui, Owen, j'écoute.
- J'ai toujours eu des remords pour ce que j'ai fait chez les
Rapeloew, ce jour-là.
- Je sais.
- Et pourtant, j'ai recommencé. Et recommencé. C'est pas
tordu, ce truc ? »
Henry, qui était resté un excellent psychanalyste, même
depuis que ses pensées s'étaient tournées vers le suicide, ne
répondit rien. Etre tordu faisait partie du comportement humain
normal. Déplorable, mais vrai.
« Très bien, dit Underhill. Vous achetez la baraque, mais c'est
moi qui la meuble. D'accord ?
- D'accord, répondit aussitôt Henry.
- Pouvez-vous m'apprendre cette technique de brouillage ?
Parce que je crains bien d'en avoir besoin.
- Je suis à peu près sûr que oui.
- Parfait. Écoutez. »
Et, pendant les trois minutes suivantes, Underhill parla,
parfois à voix haute, parfois directement à l'esprit d'Henry. Les
deux hommes avaient atteint un point où ils employaient
indifféremment les deux modes de communication ; pensées et
mots ne faisaient plus qu'un.
XV

Derry

Il fait chaud, au Gosselin's, chaud à crever ! La sueur se met


presque aussitôt à perler sur le front de Jonesy et, le temps que
leur quatuor atteigne le taxiphone (qui, comme par hasard, est
juste à côté du poêle), elle coule sur ses joues tandis que ses
aisselles lui font l'effet d'une jungle après une pluie tropicale...
même si, à quatorze ans, les poils qu'il a sous les bras sont loin de
ressembler à une jungle. C'est pas qu'ça te plairait pas, comme
dirait Pete.
Il fait donc chaud à en crever, et il est encore en partie sous
l'emprise du rêve, ce rêve qui ne s'est pas évanoui comme le font
normalement les cauchemars (il a encore l'impression de sentir les
odeurs d'essence et de pneus brûlés, de voir encore Henry tenant
le mocassin... et la tête, il voit encore l'affreuse tête tranchée de
Richie Grenadeau). Sur quoi l'opératrice ne fait que rendre les
choses encore pire, la salope. Lorsque Jonesy lui donne le numéro
des Cavell, qu'ils composent souvent pour demander s'ils peuvent
passer voir Duddits (Roberta et Alfie répondent toujours oui, mais
la politesse, telle qu'on la leur a apprise, veut qu'on demande la
permission), elle a cette réaction : « Vos parents savent-ils que
vous demandez un numéro longue distance ? » Paroles
prononcées non pas avec l'accent yankee traînant, mais avec le
timbre légèrement francisé de ceux qui ont grandi dans cette
partie du monde, où les Letourneau et les Bissonette sont plus
nombreux que les Smith et les Jones. Ces radins de Français,
comme les appelle le père de Pete. Et maintenant, il faut qu'il
tombe sur une Française au téléphone, Dieu aie pitié de lui.
« Je suis autorisé à en faire du moment que c'est moi qui
paie », répond Jonesy.
Et, bon sang, il aurait dû se douter que c'était sur lui que ça
allait tomber. Il ouvre la fermeture à glissière de sa veste.
Seigneur, mais c'est à mourir, ici ! Comment tous ces vieux
chnoques peuvent-ils rester assis à côté de ce poêle ? Voilà qui le
dépasse. Ses amis le serrent de près, en plus, ce qui est sans doute
compréhensible : ils veulent savoir comment ça va. Jonesy
aimerait autant, quant à lui, qu'ils reculent d'un pas ou deux. Ils
lui donnent encore plus chaud.
« Et si je les appelais, fiston, ton père et ta mère*, est-ce qu'ils
me diraient la même chose ?
- Bien sûr », répond Jonesy. La sueur coule dans ses yeux, qui
se mettent à le picoter, et il la chasse comme si c'était des larmes.
« Mon père est au travail, mais ma mère devrait être à la maison.
Neuf-quatre-neuf, six-six-cinq-huit. Mais j'aimerais que vous
fassiez vite, parce que...
- Je vais appeler le numéro que vous m'avez demandé. »
Elle paraît presque déçue. Jonesy se glisse hors de sa veste,
faisant passer le combiné d'une main à l'autre, et la laisse tomber
en tas à ses pieds. Les autres continuent à porter la leur ; Beaver,
en fait, n'a même pas ouvert son blouson à la noix. Comment ils
arrivent à tenir, voilà qui dépasse Jonesy. Même les odeurs se
mettent à le tourmenter : pommade Musterole, haricots, cire à
plancher, saumure du tonneau à cornichons. D'habitude, les
arômes du Gosselin's lui plaisent ; mais aujourd'hui, ils lui
donnent envie de gerber.
Le cliquetis de la connection, dans son oreille. Ça traîne. Et ses
amis qui s'agglutinent autour du téléphone mural et de lui. À deux
ou trois allées d'ici, Lamar contemple l'étagère des céréales, l'œil
fixe, et se masse le front comme s'il avait un mal de tête carabiné.
Si l'on faisait le compte des bières qu'il a descendues hier au soir,
pense Jonesy, voilà qui n'aurait rien d'anormal. Il est gagné, lui
aussi, par la migraine, une migraine sans rapport avec la bière,
c'est simplement qu'il fait chaud à crever ici...
Il se redresse un peu. « Ça sonne », annonce-t-il à ses amis -
regrettant aussitôt de ne pas l'avoir fermée, parce qu'ils le serrent
d'encore plus près. Pete a une haleine épouvantable, et Jonesy se
dit, comment tu t'y prends, Pesky ? Tu te les brosses une fois par
an, même si tu n'en as pas besoin ?
On décroche à la troisième sonnerie. « Oui, allô ? » C'est
Roberta. Elle donne l'impression d'être énervée, qu'on la dérange,
et non pas d'être de bonne humeur, comme la plupart du temps. Il
n'est pas bien difficile de comprendre pourquoi ; en fond sonore, il
entend Duddits brailler à pleins poumons. Jonesy sait qu'Alfie et
Roberta ne ressentent pas ses pleurs de la même façon que lui et
ses amis : ce sont des adultes. Mais ce sont aussi ses parents, ils
détectent quelque chose, et Jonesy se doute bien que pour Mrs
Cavell ce n'est pas le jour.
Bon Dieu, comment peut-il faire aussi chaud ici ? Qu'est-ce
qu'ils ont foutu dans le poêle, ce matin ? Du plutonium ?
« Allô ? Qui est à l'appareil ? » Ton impatient, lui aussi tout à
fait inhabituel chez Mrs Cavell. Si être la mère d'un enfant aussi
particulier que Duddits vous apprend quelque chose, a-t-elle
souvent répété aux garçons, c'est bien la patience. Mais pas ce
matin. Ce matin, elle donne l'impression d'être furieuse, ce qui est
impensable. « Si c'est pour me vendre un truc, je n'ai pas le temps
de vous répondre. Je suis occupée, et... »
Duddits en fond sonore, claironnant et braillant. Vous êtes
occupée, pas de doute, pense Jonesy. Il n'a pas arrêté depuis
l'aube, et vous devez en avoir plein les bottes.
Henry lui donne un coup de coude, agite la main sous son nez
- Vas-y ! Grouille-toi ! - et même s'il y est allé fort, le coup de
coude est efficace. Si jamais elle lui raccroche au nez, Jonesy devra
se farcir encore une fois cette salope d'opératrice.
« Mrs Cavell ? Roberta ? C'est moi, Jonesy.
- Jonesy ? » Il sent son profond soulagement ; elle a tellement
désiré que les amis de Duddits appellent qu'elle se demande si elle
ne l'imagine pas. « C'est vraiment toi, Jonesy ?
- Ouais, moi et les autres de la bande. »
Il tend le téléphone.
« Bonjour, Mrs Cavell, dit Henry.
- Hé, comment ça va ? »
Contribution de Pete.
« Salut, beauté », dit Beaver avec un sourire idiot.
Il est plus ou moins amoureux de Roberta depuis le jour où ils
l'ont rencontrée.
Lamar Clarendon se tourne en entendant la voix de son fils,
fait la grimace et reprend la contemplation des Cheerios et des
Shredded Wheat. Allez-y, allez-y, a-t-il répondu à Beaver lorsque
celui-ci lui a dit qu'ils voulaient appeler Duddits. Je comprends
pas pourquoi vous voulez parler à ce nono, mais puisque c'est
vous qui payez...
Lorsque Jonesy reprend l'écouteur, Mrs Cavell est en train de
dire : « ...revenus à Derry ? Je croyais que vous étiez à la chasse du
côté de Kineo.
- On y est toujours », répond Jonesy. Il regarde ses amis et
constate avec stupéfaction que c'est à peine s'ils transpirent : un
léger reflet brillant sur le front d'Henry, quelques gouttes sur la
lèvre supérieure de Pete, et c'est tout. Carrément Dingoville. « On
s'est juste dit que... qu'il valait mieux appeler.
- Vous saviez. »
Elle avait parlé d'un ton neutre, pas inamical, pas interrogatif
non plus.
« Heu... » Il tire sur le devant de sa chemise en flanelle et
l'agite pour aérer sa poitrine. « Ouais. »
A ce stade, la plupart des gens auraient mille questions à
poser, à commencer probablement par Comment l'avez-vous
deviné ? Ou, Au nom du ciel, qu'est-ce qu'il a qui ne va pas ? Mais
Roberta n'est pas la plupart des gens, et elle a déjà eu presque un
mois pour voir comment ils sont avec son fils. Et voici ce qu'elle
dit : « Reste en ligne, Jonesy, je vais le chercher. »
Jonesy attend. Au loin, ils entendent toujours
Duddits qui pleure, puis Roberta, doucement, qui lui parle. Qui
le cajole pour qu'il aille au téléphone. Utilisant des noms qui sont
devenus des mots magiques dans la maison Cavell : Jonesy,
Beaver, Pete, Henry. Les bêlements se rapprochent et, même au
téléphone, Jonesy les sent qui s'enfoncent dans sa tête, comme un
couteau ébréché qui déchiquette au lieu de couper. Houlà. À côté
des hurlements de Duddits, le coup de coude d'Henry est une
caresse amoureuse. En attendant, ce bon vieux jus de jungle lui
dégouline en rivière dans le cou. Il a les yeux rivés sur les deux
petits panneaux, au-dessus du téléphone. ON EST PRIÉ DE LIMITER SES
APPELS À 5 MINUTES, dit l'un. JURONS INTERDITS, intime l'autre. Sous
celui-ci, quelqu'un a gravé Quel est le con qui l'a dit? Puis
Duddits est là, et il a dans les oreilles ses beuglements
épouvantables. Il grimace en les entendant, mais il est impossible,
en dépit de tout, d'être en colère contre Duddits. Ici, dans le
Jefferson Tract, ils sont ensemble, ils sont quatre ; à Derry, il n'y a
que lui, il est seul, dans son unique étrangeté. Dieu l'a maudit et
béni en même temps, Jonesy en a le tournis rien que d'y penser.
« Duddits ? C'est nous, Duddits. C'est Jonesy... »
Il tend le téléphone à Henry.
« Hé, Duddits, salut ! C'est Henry... »
Henry tend le combiné à Pete.
« Salut, Duds, c'est Pete, arrêter de pleurer, maintenant, tout
va bien... »
Pete passe l'appareil à Beaver, lequel regarde autour de lui,
puis tire le cordon en direction du coin du mur, le tire au
maximum. Mettant la main en coupe devant le micro pour que les
vieux qui macèrent autour du poêle (sans compter son vieux à lui)
ne l'entendent pas, il chante les deux premiers vers de la berceuse.
Puis il se tait et écoute. Au bout de quelques secondes, il adresse
un signe à ses copains, le pouce et l'index réunis en forme de zéro.
Puis il rend le téléphone à Henry.
« Duds ? C'est encore Henry. C'était juste un rêve, Duddits. Ce
n'était pas pour de vrai. D'accord ? Ce n'était pas pour de vrai, et
c'est fini. Simplement... »
Henry écoute. Jonesy en profite pour enlever son épaisse
chemise en flanelle. Dessous, son t-shirt est trempé.
Il y a des milliards de choses que Jonesy ignore - comme le
genre de lien qui les unit à Duddits, lui et ses amis, pour n'en citer
qu'une - mais il sait qu'il ne pourra pas rester une minute de plus à
l'intérieur de ce magasin. Il a l'impression d'être dans le bon Dieu
de poêle, pas seulement de l'avoir sous les yeux. Ces vieux
croûtons, autour de leur échiquier, doivent avoir les os pleins de
glace.
Henry hoche la tête à plusieurs reprises. « C'est ça, comme un
film qui fait peur. » Il écoute encore, sourcils froncés. « Non, tu ne
l'as pas fait. Nous non plus. On ne lui a pas fait de mal. On n'a fait
de mal à personne. »
Et juste comme ça - bingo - Jonesy sait pourtant que si. Ils ne
l'ont pas voulu, pas exactement, mais ils l'ont fait. Ils redoutaient
que Richie ne mettent ses menaces à exécution... et ils l'ont eu les
premiers.
Pete tend une main, et Henry dit :
« Pete veut te parler, Duds. »
Il confie l'appareil à Pete, et c'est cette fois à Pete de dire à
Duddits d'oublier tout ça, tout baigne, Dudaigne, ils ne vont pas
tarder à rentrer et ils pourront jouer au jeu, ils vont bien s'amuser,
ils vont se bidonner, ils vont bien déconner, mais en attendant...
Jonesy lève les yeux et se rend compte que l'une des
recommandations a changé, au-dessus du téléphone. On lit
toujours ON EST PRIÉ DE LIMITER SES APPELS À 5 MINUTES sur celui de
droite, mais celui de gauche conseille maintenant : POURQUOI NE PAS
SORTIR? IL FAIT PLUS FRAIS DEHORS. Et comme bonne idée, ça c'est une
bonne idée. Pas de raison de s'en priver, en plus ; la crise Duddits
est en passe d'être réglée, aucun doute.
Mais il n'a pas le temps de faire le premier pas que Pete lui
tend le combiné.
« Il veut te parler, Jonesy. »
C'est tout juste, un instant, s'il ne détale pas en se disant qu'il
aille au diable, qu'ils aillent tous au diable. Mais ce sont ses amis,
c'est ensemble qu'ils ont fait ce cauchemar affreux, qu'ils ont fait
quelque chose qu'ils n'avaient pas l'intention de faire
(menteur, salopard de menteur bien sûr que si)
et leurs yeux le clouent sur place en dépit de la chaleur qui,
comme une camisole de force, lui enserre la poitrine et le
suffoque. Et, dans leurs yeux, il lit qu'il est partie prenante dans
cette affaire, et qu'il ne doit pas bouger d'ici tant que Duddits est
au téléphone. Que ce n'est pas ainsi qu'on joue à ce jeu.
C'est notre rêve et il n'est pas encore terminé, soulignent
leurs regards, celui d'Henry, surtout. Il a commencé le
jour où nous l'avons trouvé derrière l'entrepôt des frères
Tracker, à genoux et à moitié nu. Il voit la ligne et nous aussi
nous la voyons à présent. Et nous avons beau la percevoir de
différentes manières, une partie de nous-mêmes la verra
toujours. La verra jusqu'au jour de notre mort.
Il y a aussi autre chose dans leurs yeux, quelque chose qui ne
cessera de les hanter, sans qu'il y soit jamais fait allusion jusqu'au
jour de leur mort ; quelque chose qui jette une ombre sur ce qui a
été les plus beaux jours de leur vie. La peur de ce qu'ils ont fait. Ce
qu'ils ont fait dans cette partie du rêve partagé dont ils ne se
souviennent pas.
Voilà pourquoi il reste où il est et prend le combiné alors qu'il
est en nage, qu'il cuit, qu'il fond, bordel !
« Duddits », dit-il, et même sa voix est brûlante. « C'est vrai,
tout va bien. Je vais te laisser parler avec Henry à présent, il fait
super-chaud ici et il faut que j'aille respirer un peu d'air f... »
Duddits l’interrompt d’une voix forte et précipitée. Mais ils ont
toujours compris son charabia, dès le premier instant, et Jonesy
comprends une fois de plus la suite de sons à moitié inarticulés.
Ne sors pas ! Ne sors pas, Jonesy ! Gray ! Gray ! Mister Gray !
Jonesy en reste bouche bée. Il regarde au-delà du poêle, à
travers les ondes de chaleur qui en montent, le long de l'allée où le
père migraineux de Beaver examine les bières en boîte d'un air
apathique, passe Mrs Gosselin, toujours derrière sa vieille caisse
enregistreuse à rouleau, arrive à la vitrine. Cette vitrine est sale,
remplie de panneaux publicitaires allant des cigarettes Chose et de
la bière Machin aux annonces pour le banquet paroissial et le
pique-nique du 4 Juillet - des événements qui datent de l'époque
où le producteur de cacahuètes était président des États-Unis…
mais il y a encore assez d'espace libre pour qu'il puisse regarder à
travers et voir la chose qui l'attend à l'extérieur. C'est celle qui est
arrivée dans son dos quand il essayait de tenir la porte de la salle
de bains fermée, la chose qui lui a piqué son corps. Un personnage
nu, grisâtre, debout à côté de la vieille pompe Citgo sur ses pieds
sans orteils, qui le fixe de ses yeux noirs. Et Jonesy se dit : Ce n'est
pas comme ça qu'ils sont vraiment, c'est juste de cette façon que
nous les voyons.
Comme pour souligner cette réflexion, Mr Gray lève l'une de
ses mains, puis la baisse. Au bout de ses trois doigts, de
minuscules particules rouge doré s'élèvent, aiguës comme des
chardons.
Byrus, pense Jonesy.
Comme si c'était le mot magique d'un conte de fées, tout se
pétrifie. Le Gosselin's Market devient une nature morte. Puis la
couleur disparaît, et il se transforme en une de ces anciennes
photos sépia. Ses amis deviennent transparents et s'évanouissent
sous ses yeux. Deux choses seulement paraissent conserver leur
réalité : le pesant boîtier noir du téléphone payant, et la chaleur.
La chaleur étouffante.
« Eille-oi ! » crie Duddits dans son oreille. Jonesy entend la
longue inspiration chevrotante dont il se souvient si bien ; c'est
Duddits qui se prépare à parler aussi clairement qu'il le peut. « On
'zy ! On 'zy ! eille-oi ! eille-OI ! »

Réveille-toi, Jonesy ! Réveille-toi !


Jonesy leva la tête et, pendant un instant, ne distingua rien.
Ses cheveux, alourdis par la sueur, lui pendaient devant les yeux.
Il les chassa, espérant être dans sa chambre - soit au Trou dans le
Mur ou, mieux encore, chez lui à Brookline -, mais pas de
chance. Il se trouvait encore dans le bureau des frères Tracker. Il
s'était endormi sur la table et avait rêvé de ce coup de téléphone
qu'ils avaient donné à Duddits, bien des années auparavant. Un
rêve parfaitement réaliste, sauf en ce qui concernait la chaleur
étouffante. Parce que le vieux Gosselin avait bien plus tendance à
chauffer son magasin au minimum ; sa manière à lui d'être radin.
La chaleur s'était infiltrée jusque dans son rêve parce que c'était à
crever ici, bon Dieu, il devait faire au moins quarante, sinon plus.
La chaudière a pété les plombs, se dit-il en se levant. A moins
qu'il n'y ait le feu. D'une manière ou d'une autre, il faut que je
sorte. Sinon, je vais griller.
Jonesy fit le tour du bureau, et c'est à peine s'il remarqua que
le meuble avait changé, que quelque chose avait frôlé le haut de
son crâne pendant qu'il se précipitait vers la porte. Il tendait déjà
une main vers la poignée, l'autre vers le verrou, lorsqu'il se souvint
de Duddits dans le rêve, Duddits lui disant de ne pas sortir, que
Mr Gray était là dehors et l'attendait.
Et c'était vrai. Juste derrière la porte. Il l'attendait dans
l'entrepôt de ses souvenirs, auxquels il avait à présent un accès
total.
Jonesy étala ses doigts en sueur sur le bois de la porte. Il ne
faisait plus attention à ses cheveux qui lui retombaient devant les
yeux.
« Mr Gray ? murmura-t-il. Vous êtes là, Mr Gray ? »
Pas de réaction, mais Mr Gray était là, pas de doute. Derrière
le battant, avec son rudiment de tête sans cheveux incliné de côté,
et ses yeux noirs vitreux vissés sur le bouton de porte attendant de
le voir tourner. Attendant de voir Jonesy se précipiter dehors. Et
ensuite... ?
Adieu, toutes ces pensées humaines irritantes. Adieu, toutes
ces émotions humaines sources de distraction et d'hésitation.
Adieu, Jonesy.
« Essayez-vous de m'enfumer, Mr Gray ? »
Toujours pas de réponse. Mais il n'en avait pas besoin. Mr
Gray avait accès à tous les contrôles, pas vrai ? Y compris celui de
sa température corporelle. À combien était-elle montée ? Jonesy
l'ignorait, sachant seulement qu'elle continuait à grimper. Le sang
battait à ses tempes.
La fenêtre... et la fenêtre?
Saisi d'une bouffée d'espoir, Jonesy se tourna dans cette
direction, le dos à la porte. La fenêtre donnait à présent sur la nuit
- parlez-moi de l'éternel après-midi d'octobre 1978 - et l'allée qui
longeait le bâtiment des frères Tracker était enfouie sous des
congères de neige en perpétuel déplacement. Jamais, même quand
il était enfant, la neige ne lui avait paru aussi attrayante. Il se
voyait faisant irruption par la fenêtre comme Errol Flynn dans un
vieux film de pirates, se voyait chargeant dans la neige, se roulant
dedans, baignant son visage en feu dans sa bienheureuse froideur
blanche...
Oui, et la sensation des mains de Mr Gray se refermant autour
de son cou. Des mains à trois doigts, mais qui n'en seraient pas
moins puissantes ; qui le feraient passer de vie à trépas en un
instant. S'il entrouvrait la fenêtre pour essayer de faire entrer un
peu d'air frais, ne serait-ce que d'un cheveu, Mr Gray se
précipiterait par l'interstice et se jetterait sur lui comme un
vampire. Parce que cette dimension de l'univers-Jonesy n'était pas
sûre ; elle faisait partie du terrain conquis.
L'impasse. Baisé dans un cas comme dans l'autre.
« Sortez. » Mr Gray s'était enfin décidé à parler à travers la
porte, avec la propre voix de Jonesy. « Je ferai vite. Vous n'avez
tout de même pas envie de rôtir là-dedans, n'est-ce pas ? »
Jonesy remarqua soudain le bureau placé sous la fenêtre, le
bureau qui n'était pas là quand il s'était retrouvé dans cette pièce.
Avant qu'il ne s'endorme, il n'avait été qu'une vulgaire table en
bois à peine améliorée, le genre de modèle bas de gamme qu'on
achète d'occase quand on a un budget serré. À un moment donné
(il ne se rappelait plus très bien quand), il avait récupéré un
téléphone. Un téléphone noir modèle standard, aussi utilitaire et
peu décoratif que le bureau lui-même.
Mais le meuble s'était transformé ; c'était à présent un bureau
à cylindre qu'il avait sous les yeux, le frère jumeau de celui qu'il
avait chez lui, à Brookline. Et le téléphone était un Trimline bleu,
comme celui qu'il avait à l'université. Il essuya la transpiration qui
s'était accumulée sur son front, chaude comme de la pisse, et c'est
en faisant ce geste qu'il vit ce qui lui avait frôlé le crâne.
L'attrape-rêves.
L'attrape-rêves du Trou dans le Mur.
« Sainte merde, murmura-t-il, voilà que je me mets à décorer
ce machin. »
Oui, et pourquoi pas ? Les prisonniers du couloir de la mort ne
décorent-ils pas leur cellule ? Et s'il était capable d'ajouter un
bureau à cylindre, un attrape-rêves et un téléphone Trimline dans
son sommeil, alors peut-être...
Jonesy ferma les yeux et se concentra. Il essaya d'évoquer son
bureau, chez lui, à Brookline. Tout d'abord, il eut un peu de mal,
car une question ne cessait de le titiller : si ses souvenirs étaient là
dehors, comment pouvait-il encore les évoquer d'ici ? La réponse,
comprit-il, était probablement simple. Ses souvenirs étaient
toujours dans sa tête, là où ils avaient toujours été. Les cartons de
l'entrepôt étaient ce qu'Henry aurait sans doute appelé une
extériorisation, sa manière de se représenter tout ce à quoi Mr
Gray avait accès.
Ça ne fait rien. Fais ce que tu dois faire. Le bureau de
Brookline. Représente-toi le bureau de Brookline.
« Qu'est-ce que vous fabriquez ? » demanda Mr Gray. Il
n'avait plus son ton mielleux, débordant de confiance en soi.
« Bon Dieu, qu'est-ce que vous branlez ? »
La vulgarité de l'expression arracha un petit sourire à Jonesy
(il ne put se retenir), mais il s'accrocha à son image. Pas seulement
le bureau, mais les murs de la pièce.... Là, près de la porte
conduisant au petit cabinet de toilette... oui, il était là. Le
thermostat Honeywell. Et maintenant, qu'est-ce qu'il devait faire ?
Existait-il un terme magique, comme abracadabra ?
Ben oui.
Les yeux toujours fermés, l'esquisse de sourire toujours
affichée sur son visage ruisselant de sueur, il murmura :
« Duddits. »
Il ouvrit les yeux et regarda le mur poussiéreux et sans
attraits.
Le thermostat s'y trouvait.

« Arrêtez ! » cria Mr Gray, et Jonesy, tandis qu'il traversait la


pièce, eut le temps de s'émerveiller en entendant cette voix
familière ; comme s'il s'écoutait au cours de l'une de ses rares
colères (le désordre affolant qui régnait dans la chambre des
enfants était un déclencheur vraisemblable) à l'aide d'un
magnétophone. « Je vous dis d'arrêter ! Il faut arrêter !
- Baise-moi l'oignon, mon mignon ! » répliqua Jonesy avec un
sourire.
Combien de fois ses enfants avaient-ils eu envie de lui faire ce
genre de réponse quand il s'emportait ? Sur quoi une pensée
horrible lui vint à l'esprit. Il ne reverrait probablement jamais son
duplex de Brookline, mais si cela arrivait, par miracle, ce serait
avec des yeux appartenant à Mr Gray. La joue qu'embrasseraient
ses enfants (Tu piques, papa ! dirait Misha) serait celle de Mr
Gray. De même, les lèvres sur lesquelles se poseraient les lèvres de
Carla seraient celles de Mr Gray. Et au lit, quand elle le prendrait
pour le guider en elle...
Jonesy eut un frisson et tendit la main vers le thermostat qui
était, constata-t-il, réglé sur 50 degrés. Le seul au monde à pouvoir
monter aussi haut, aucun doute. Il le ramena d'un demi-tour en
arrière, ne sachant trop à quoi il devait s'attendre, et fut ravi de
sentir tout de suite un courant d'air frais sur son front et ses joues.
Il tourna son visage avec gratitude vers la brise pour mieux en
profiter, et vit une arrivée d'air qui s'ouvrait en haut du mur.
Nouveau petit détail.
« Comment faites-vous ? cria Mr Gray à travers la porte.
Pourquoi votre organisme n'incorpore-t-il pas le byrus ? Et même,
comment pouvez-vous rester enfermé ici ? »
Jonesy éclata de rire. Pas moyen de s'en empêcher.
« Arrêtez ça ! » Le ton de Mr Gray était glacial. C'était celui
qu'avait utilisé Jonesy lorsqu'il avait donné son ultimatum à
Carla : la cure de désintoxication ou le divorce. Tu choisis, mon
chou. « Je peux faire plus qu'augmenter la chaleur, vous savez ? Je
peux vous calciner. Ou vous aveugler. »
Jonesy se souvint du stylo à bille s'enfonçant dans l'œil d'Andy
Janas, de ce bruit d'éclatement gluant affreux, et grimaça. Mais il
ne se laisserait pas prendre à ce coup de bluff. Vous êtes le
dernier, Mr Gray, et je suis votre unique outil de propagation.
Vous n'allez pas trop esquinter la mécanique... pas tant que vous
n'aurez pas rempli votre mission, au moins.
Il s'approcha à pas lents de la porte, se recommandant en
même temps de rester prudent... car, comme le disait Gollum de
Bilbo Baggins, dans Le Seigneur des anneaux, c'était piégeux,
mon chou, ouaip, piégeux.
« Mr Gray ? » demanda-t-il doucement.
Pas de réponse.
« Mr Gray ? À quoi vous ressemblez, à présent ? À quoi vous
ressemblez quand vous êtes vous-même ? Un petit peu moins gris
et un petit peu plus rose ? Un ou deux doigts de plus à votre
main ? Quelques cheveux sur votre crâne ? On commence à avoir
des orteils à ses pieds et des couilles au cul ? »
Pas de réponse.
« Vous commencez peut-être à me ressembler, Mr Gray? À
penser comme moi ? Ça ne vous plaît pas... ou alors, si ? »
Toujours pas de réponse, et Jonesy comprit que Mr Gray était
parti. Il fit demi-tour et se précipita vers la fenêtre, conscient que
d'autres changements avaient eu lieu : une gravure de Currier &
Ives sur un mur, une reproduction des Tournesols de Van Gogh,
cadeau d'Henry, sur un autre et, sur le bureau, le stylo Magie
8-Ball qu'il gardait à la maison. À peine remarqua-t-il ces détails.
Il tenait à voir ce que fabriquait Mr Gray, vers quoi son attention
était tournée maintenant.
4

Pour commencer, l'intérieur du camion d'Andy Janas avait


changé. L'habitacle Spartiate vert olive du véhicule militaire
(documents pincés sur une planchette sur le siège du passager,
caquet de la radio sous le tableau de bord), avait été remplacé par
celui, luxueux, d'un Dodge Ram aux sièges en velours gris,
disposant d'autant de contrôles qu'un avion de ligne. Sur la boîte à
gants, un autocollant proclamait J’♥ MON BERGER ÉCOSSAIS. Le chien
en question était d'ailleurs toujours là, endormi au pied du siège
de passager, sa queue impeccablement enroulée autour de lui.
C'était un mâle, prénommé Lad. Jonesy sentit qu'il pouvait
accéder au nom et au destin du maître de Lad, mais à quoi bon ?
Quelque part au nord de leur position actuelle, le véhicule de
Janas devait être échoué dans un fossé, et le conducteur du Dodge
Ram gisait sans doute à côté. Jonesy ignorait pour quelle raison le
chien avait été épargné.
Sur quoi le clébard leva la queue et péta, et Jonesy ne l'ignora
plus.

Il découvrit que s'il se plaçait devant la fenêtre du bureau et se


concentrait, il arrivait à voir à l'extérieur avec ses propres yeux. La
neige tombait plus dense que jamais, mais comme le pick-up de
l'armée, le Dodge était équipé de quatre roues motrices et n'avait
pas de mal à progresser. Remontant dans l'autre sens, vers le nord
et le Jefferson Tract, ils voyaient les phares haut placés de
véhicules qui circulaient à intervalles réguliers : un convoi de
l'armée. Puis, de leur côté, Jonesy vit un panneau réfléchissant sur
lequel il lut : DERRY 5 SORTIES SUIVANTES.
Les chasse-neige de la ville avaient travaillé et, bien qu'il n'y
eût pratiquement aucune circulation (il n'y en aurait pas eu
tellement plus par une nuit dégagée), l'autoroute était à peu près
en état. Mr Gray poussa la vitesse du Ram jusqu'à soixante à
l'heure. Ils dépassèrent les trois premières entrées (que
connaissait Jonesy depuis son enfance : KANSAS STREET, AIRPORT,
UPMILE HILL/STRAWFORD PARK), puis ralentit.
Soudain, Jonesy crut comprendre.
Il étudia les cartons qu'il avait traînés dans son local ; la
plupart étaient marqués DUDDITS, quelques-uns DERRY. Il n'avait
pris ces derniers qu'après coup. Mr Gray pensait disposer de tous
les souvenirs dont il avait besoin -, des informations dont il avait
besoin - mais si Jonesy avait bien deviné où il se rendait (et sa
déduction était logique) il allait avoir une surprise, le Mr Gray.
Jonesy ne savait s'il devait avoir peur ou se réjouir. Les deux, sans
doute.
Puis se présenta un panneau vert : SORTIE 25 - WITCHAM STREET.
Sa main enclencha le signal de changement de direction.
Une fois sorti de l'autoroute, il tourna à gauche sur Witcham
puis encore à gauche, un kilomètre plus loin, sur Carter Street.
Carter était une rue en pente raide, qui partait en direction de
Upmile Hill et Kansas Street, de l'autre côté de ce qui avait été
autrefois une haute colline boisée et le site d'un village prospère
où vivaient des Indiens Micmacs. Cela faisait plusieurs heures que
le chasse-neige n'était pas passé dans la rue, mais le quatre-quatre
se montrait à la hauteur. Il s'ouvrait un chemin entre deux rangées
de monticules de neige - les voitures restées garées dans la rue, en
dépit du règlement municipal qui exigeait leur enlèvement en cas
de tempête de neige.
À mi-chemin, Mr Gray tourna encore, pour s'engager cette fois
dans une rue encore plus étroite, Carter Lookout. Le Ram dérapa
et chassa de l'arrière. Lad leva un instant la tête, poussa un
gémissement, puis remit le nez sur le tapis de sol lorsque les pneus
retrouvèrent leur adhérence et mordirent dans la neige, entraînant
le véhicule jusqu'en haut.
Jonesy attendait de sa fenêtre sur le monde, fasciné, que Mr
Gray découvre... euh, découvre.
Il ne parut pas consterné, sur le coup, lorsque les phares du
Ram, en arrivant sur la crête, ne lui montrèrent rien sinon des
tourbillons de neige. Il pensa que dans quelques secondes, il le
verrait, bien entendu... encore quelques secondes, et apparaîtrait
la grande tour blanche qui surplombait la pente de Kansas Street,
la tour avec ses fenêtres disposées en spirales jusqu'au sommet.
Juste quelques secondes...
Sauf qu'il n'en restait plus, de secondes. Le Ram avait
laborieusement grimpé jusqu'au sommet de ce qu'on appelait
Standpipe Hill, la colline du château d'eau. C'était là, sur un grand
espace circulaire ouvert, qu'aboutissaient Carter Lookout ainsi que
trois ou quatre autres petits chemins similaires. Ils étaient arrivés
dans l'espace dégagé du point le plus élevé de Derry. Le vent
hurlait comme une banshee, soufflant à une vitesse soutenue de
quatre-vingts kilomètres à l'heure, avec des pointes pouvant
atteindre cent et plus. Dans le faisceau des phares, la neige volait à
l'horizontale, comme une tempête de poignards.
Mr Gray restait assis, immobile. Les mains de Jonesy
quittèrent le volant et vinrent se coller contre son corps comme
des oiseaux abattus en plein du ciel. Et finalement, il marmonna,
« Mais où est-il ? »
Sa main gauche tâtonna pour trouver la poignée, qu'il finit par
manœuvrer. Il passa une jambe à l'extérieur, puis dégringola à
genoux dans la neige : le vent lui avait arraché la portière des
mains. Il se releva et alla d'un pas vacillant jusque devant le
véhicule, la veste et les jambes de pantalon de Jonesy secoués et
agités comme des voiles pendant un fort coup de vent. La
température réelle, en tenant compte du vent, était en dessous de
zéro (celle qui régnait dans le bureau des frères Tracker passa de
fraîche à glaciale en l'espace de quelques secondes), mais le nuage
rouge-noir qui occupait à présent l'essentiel du cerveau de Jonesy
et pilotait le corps de Jonesy s'en fichait complètement.
« Où il est ? hurla Mr Gray dans la gueule béante de la
tempête. Où est passé ce con de CHÂTEAU D'EAU ? »
Jonesy, lui, n'avait nul besoin de hurler. Tempête ou pas, Mr
Gray aurait entendu ne serait-ce qu'un murmure.
« Ha-ha, Mr Gray. Vous vous êtes bien fait baiser. On dirait
que c'est la blague du jour. Le château d'eau n'existe plus depuis
1985. »

Jonesy pensa que si Mr Gray était resté sur place, il aurait sans
doute piqué une crise de colère grand format, digne d'un gosse de
quatre ans, allant peut-être jusqu'à se rouler dans la neige en
donnant des coups de pied ; en dépit des efforts qu'il déployait
pour se retenir, en effet, Mr Gray se gavait de la chimie
émotionnelle de Jonesy, aussi incapable de s'arrêter, maintenant
qu'il avait commencé, qu'un alcoolique de rester sobre avec en
poche la clef du McDougal's Bar.
Au lieu de piquer sa crise et de se rouler par terre, il propulsa
le corps de Jonesy vers le sommet chauve de la colline, en
direction du lourd piédestal de pierre se dressant à l'emplacement
où aurait dû se trouver la réserve d'eau potable de la ville, soit près
de trois millions de litres. Il s'effondra dans la neige, se releva avec
difficulté, et repartit en boitillant - la mauvaise hanche de Jonesy
faisait des siennes. Il tomba à nouveau, se releva, sans cesser un
instant de cracher sa litanie d'injures enfantines à la tempête :
enfoiré à moustache, baise-moi l'oignon, bouffe-moi le gras,
mords-moi l'os, chie dans ton putain de chapeau et fous-le-toi sur
la tête, Paulette. Dans la bouche de Beaver (comme dans celle de
Henry et de Pete), ces jurons lui avaient toujours paru amusants.
Ici, sur cette colline déserte, hurlés dans la gueule même de la
tempête par ce monstre qui roulait et tanguait sous une apparence
d'être humain, ils étaient affreux.
Finalement, il (il était une commodité, il aurait fallu dire ça)
atteignit le piédestal, qui se détachait parfaitement dans le
faisceau des phares. Il s'élevait à environ un mètre cinquante, bâti
avec la roche qui a servi à édifier tant de murs de
Nouvelle-Angleterre. Il portait deux personnages en bronze, un
petit garçon et une petite fille se tenant par la main, la tête baissée
comme s'ils priaient ou avaient du chagrin.
Le piédestal était presque complètement enfoui dans la neige,
mais la plaque vissée dessus était encore visible. Mr Gray tomba
sur les genoux de Jonesy, chassa la neige et lut ceci :

À CEUX QUI DISPARURENT DANS LA TEMPÊTE


DU 31 MAI 1985
ET AUX ENFANTS
À TOUS LES ENFANTS
AVEC AMOUR DE LA PART DE
BILL, BEN, BEV, RICHIE, STAN, MIKE
LE CLUB DES RATÉS

Tracé à la bombe en grandes lettres hachées, également bien


visible à la lumière des phares, figurait en réponse ce message :

Mr Gray resta agenouillé devant la plaque pendant près de


cinq minutes, ignorant l'engourdissement sournois qui gagnait les
extrémités de Jonesy. (Et pourquoi s'en serait-il soucié, d'ailleurs ?
Jonesy était un véhicule d'emprunt bas de gamme : il pouvait le
brutaliser autant qu'il le voulait et écraser ses mégots sur le tapis
de sol si ça lui chantait.) Il essayait de comprendre ce qu'il y avait
d'écrit sur et sous la plaque. Tempête ? Enfants ? Ratés ? Qui était
ce clown, ou qu'est-ce que c'était ? Mais avant tout, où était passé
le château d'eau, lequel, d'après les souvenirs de Jonesy, aurait dû
se dresser ici ?
Finalement, il se releva, revint en traînant la patte jusqu'au
Dodge Ram, monta dedans et poussa le chauffage. Dans le courant
d'air chaud, le corps de Jonesy se mit à frissonner. Mr Gray, ça ne
faisait pas un pli, ne tarderait pas à rappliquer jusqu'à la porte
verrouillée du bureau pour exiger des explications.
« Pourquoi avez-vous l'air d'être aussi en colère ? » demanda
Jonesy d'un ton patelin. Mais il souriait. Mr Gray était-il sensible à
ce genre de nuance ? « Vous attendiez-vous à ce que je vous donne
un coup de main ? Enfin voyons, l'ami... j'ignore les détails, mais
je crois avoir une assez bonne idée des grandes lignes de votre
plan : dans vingt ans d'ici, notre planète sera transformée en une
énorme boule rouge, c'est bien ça ? Plus de trou dans la couche
d'ozone, mais plus de gens non plus.
- Ne vous foutez pas de ma gueule, en plus ! Je vous
interdis ! »
Jonesy dut lutter contre l'envie de provoquer Mr Gray jusqu'à
ce qu'il pique une nouvelle crise. Il ne croyait pas l'hôte, dont il se
serait bien passé, capable d'enfoncer la porte qui le séparait de lui,
quel que soit le degré de colère qu'il atteigne, mais mettre cette
idée à l'épreuve n'avait guère de sens. Sans compter que Jonesy
était psychologiquement épuisé, à cran, et que sa bouche avait un
goût de cuivre calciné de plus en plus prononcé.
« Comment se fait-il qu'il ne soit pas ici ? »
Mr Gray abattit la main de Jonesy sur le centre du volant.
L'avertisseur retentit. Lad, le berger écossais, leva la tête et
regarda avec de grands yeux inquiets l'homme assis à la place de
son maître.
« Vous ne pouvez pas me mentir ! Je détiens vos souvenirs !
- Eh bien... j'en ai récupéré quelques-uns. Vous auriez oublié ?
- Lesquels ? Dites-le-moi !
- Et pourquoi le ferais-je ? demanda Jonesy. Qu'est-ce que
vous me donnerez en échange ? »
Mr Gray ne répondit pas. Jonesy sentit qu'il parcourait divers
dossiers. Puis, soudain, des odeurs commencèrent à s'immiscer
dans la pièce ; elles passaient sous la porte et par la bouche
d'aération. Des odeurs qu'il aimait par-dessus tout : pop-corn,
café, la soupe de poisson de sa mère. Son estomac se mit à
gargouiller.
« Bien entendu, je ne peux pas vous promettre la soupe de
poisson de votre mère, dit Mr Gray. Mais je peux vous donner à
manger. Parce que vous avez faim, pas vrai ?
- Avec quelqu'un comme vous pour piloter mon corps et
malmener mes émotions, le contraire serait étonnant, répliqua
Jonesy.
- Il y a un restaurant routier non loin d'ici, au sud. Les Prés
Secs. D'après vous, il serait ouvert vingt-quatre heures sur
vingt-quatre, ce qui est une façon curieuse de dire tout le temps. À
moins que vous ne mentiez aussi à ce propos ?
- Je ne mens jamais, répondit Jonesy. Et comme vous l'avez
vous-même remarqué, je ne peux pas. C'est vous qui êtes aux
manettes, c'est vous qui disposez de la banque des souvenirs, qui
avez tout - sauf ce qui est ici.
- Où c'est, ça, ici ? Comment peut-il y avoir un ici ?
- Je l'ignore, admit Jonesy, sincère. Comment saurai-je que
vous allez me donner à manger ?
- Parce qu'il faut que je le fasse », répondit Mr Gray.
Et Jonesy comprit que lui aussi était sincère. Si on ne mettait
pas un peu d'essence dans le moteur, de temps en temps, le
moteur s'arrêtait de tourner. « Si vous satisfaites ma curiosité, je
vous donnerai ce qui vous plaît. Sinon... »
Les odeurs qui passaient sous la porte changèrent, laissant la
place aux arômes acerbes et agressifs des brocolis et des choux de
bruxelles.
« Très bien, dit Jonesy. Je vais vous dire ce que je peux, et
vous me commanderez des crêpes et du bacon aux Prés Secs. Petit
déjeuner vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C'est d'accord ?
- D'accord, ouvrez la porte, qu'on se serre la main. »
Jonesy se surprit à sourire ; c'était la première tentative de Mr
Gray pour faire de l'humour, et ce n'était pas si mal. Il jeta un coup
d'œil dans le rétroviseur et vit un sourire identique sur des lèvres
qui n'étaient désormais plus les siennes. Voilà qui était quelque
peu angoissant.
« On va peut-être faire l'économie de la poignée de main...
- Dites-moi...
- Oui, mais un mot d'avertissement auparavant. Oubliez votre
promesse, et vous n'aurez même pas l'occasion de m'en faire une
seconde.
- Je ne l'oublierai pas. »
Le bahut stationné au sommet de Standpipe Hill oscillait
légèrement sur sa suspension, ses phares creusaient deux
cylindres de lumière dans la neige, et Jonesy dit à Mr Gray ce qu'il
savait. C'était, trouvait-il, l'endroit idéal pour une histoire de
fantômes.

À Derry, les années 1984 et 1985 avaient été sinistres. Pendant


l'été 1984, trois adolescents du coin avaient jeté un homosexuel
dans le Canal, provoquant sa mort. Au cours des dix mois qui
avaient suivi, une demi-douzaine d'enfants avaient été assassinés,
selon toute vraisemblance par un psychotique qui se déguisait
parfois en clown.
« Qui est ce John Wayne Gacey ? demanda Mr Gray. Celui qui
a tué les enfants ?
- Non, simplement un type du Midwest ayant le même modus
operandi, répondit Jonesy. Vous ne comprenez qu'une petite
partie des correspondances qu'établit mon cerveau, n'est-ce pas ?
Faut dire qu'il ne doit pas y avoir beaucoup de poètes dans le
patelin d'où vous venez. »
Mr Gray ne releva pas cette remarque. Jonesy le soupçonnait
de ne pas savoir ce qu'était un poète ou, dans le cas contraire, de
s'en foutre.
« De toute façon, reprit-il, la dernière catastrophe qui s'est
produite pendant cette période a été un ouragan très atypique. Le
31 mai 1985, exactement. Plus de soixante personnes ont perdu la
vie. Le château d'eau a été renversé. Il a roulé le long de la colline
jusqu'à Kansas Street. »
Il fit un geste vers la droite, là où le terrain s'enfonçait en
pente raide dans l'obscurité.
« Près de trois millions de litres d'eau ont dévalé Upmile Hill
jusqu'au centre-ville. Les dégâts ont été considérables. J'étais à la
fac, à l'époque, et la tempête s'est produite pendant les dernières
semaines de cours. Mon père m'a appelé pour m'en parler, mais
bien entendu j'étais au courant : c'était partout dans la presse
nationale. »
Jonesy se tut et se mit à réfléchir, tout en parcourant des yeux
le bureau ; la pièce n'était plus sale et dépouillée jusqu'au
misérabilisme, mais au contraire joliment meublée (son
subconscient y avait ajouté le canapé qu'il avait chez lui et le
célèbre fauteuil Eames qui figurait sur le catalogue du Musée d'Art
moderne - superbe, mais hors de portée de sa bourse) et tout à fait
accueillante et agréable... plus agréable, aucun doute, que l'univers
tempétueux que l'usurpateur de son corps devait actuellement
affronter.
« Henry était aussi à la fac. À Harvard. Pete traînait sur la côte
Ouest, en pleine période hippie. Beaver était aussi inscrit dans une
fac, quelque part dans le sud de l'État. Poursuivant des études en
haschisch et jeux vidéo, comme il nous l'a dit plus tard. »
Seul Duddits s'était trouvé à Derry pendant la grande tempête
de 1985... Jonesy se rendit compte qu'il n'avait aucune envie de
prononcer le nom de Duddits.
Mr Gray ne dit rien, mais Jonesy sentait parfaitement son
impatience croître. Mr Gray ne s'intéressait qu'au château d'eau.
Et à la manière dont Jonesy l'avait manœuvré.
« Écoutez, Mr Gray, si manœuvre il y a eu, c'est que vous vous
êtes manœuvré vous-même. J'ai ici quelques cartons marqués
DERRY que j'ai pris pendant que vous étiez en train de tuer ce
malheureux soldat, c'est tout.
- Oui, et les malheureux soldats sont arrivés par la voie des
airs et ont massacré tous ceux des miens qu'ils ont pu trouver.
- Épargnez-moi vos jérémiades. Vous et les vôtres n'êtes pas
venus pour nous accueillir dans le Grand Livre du Cercle
galactique.
- Les choses auraient-elles été différentes, dans ce cas ?
- Vous pouvez aussi m'épargner les hypothèses, répondit
Jonesy. Après ce que vous avez fait à Pete et au soldat, je n'ai
aucune envie d'avoir ce genre de discussion académique avec vous.
- Nous faisons ce que nous avons à faire.
- C'est bien possible, mais si vous vous attendez à ce que je
vous aide, c'est que vous êtes cinglé. »
Le chien regardait Jonesy, de plus en plus mal à l'aise, n'ayant
apparemment pas l'habitude d'un maître ayant une conversation
aussi animée avec lui-même.
« Le château d'eau a été détruit en 1985, il y a donc seize ans,
et vous avez subtilisé ce souvenir ?
- En gros, oui, mais ce n'est pas avec ça que vous allez
convaincre un tribunal, vu que ces souvenirs étaient les miens,
pour commencer.
- Et qu'avez-vous volé d'autre ?
- Ça, ça me regarde. À vous de le trouver. »
Il y eut un coup brutal et coléreux porté contre la porte. Une
fois de plus, Jonesy pensa à l'histoire des Trois Petits Cochons.
Soufflez et grondez, Mr Gray ; éprouvez les douteux plaisirs de la
fureur.
Mais Mr Gray semblait avoir quitté les lieux.
« Mr Gray ? Ne vous mettez pas en pétard, hein ? »
Jonesy supposa qu'il devait être parti à la recherche d'autres
informations. Le château d'eau avait disparu, mais Derry était
toujours là; autrement dit, il fallait bien que l'eau de la ville vienne
de quelque part. Jonesy connaissait-il l'emplacement de ce
quelque part ?
Non. Il avait le vague souvenir d'avoir bu beaucoup d'eau
minérale à son retour de la fac, pendant l'été, mais c'était tout.
Finalement, l'eau était revenue aux robinets, mais que
représentait ce détail pour un gaillard de vingt et un ans dont la
grande obsession était de séparer Mary Shratt de sa petite
culotte ? L'eau était là, on la buvait. On ne se souciait pas d'où elle
venait, du moins tant qu'elle ne vous filait pas la courante ou
l'envie de dégueuler.
Mr Gray ferait-il connaissance avec la frustration, ou était-ce
simplement son imagination ? Jonesy espérait bien ne pas se
tromper.
Une bien bonne, celle-là... ce que leur quatuor, à l'époque où
ils gaspillaient leur jeunesse, aurait sans aucun doute appelé « une
putain d'histoire à se pisser dessus ».

Roberta Cavell se réveilla sur un rêve désagréable et regarda à


sa droite, s'attendant plus ou moins à ne voir que l'obscurité. Mais
les diodes bleues réconfortantes luisaient sur la petite horloge de
table de nuit ; il y avait donc du courant. C'était plutôt étonnant,
vu la manière dont le vent hurlait.
01.04, lisait-on sur le cadran. Elle alluma la lampe de chevet -
autant en profiter tant que l'électricité n'était pas coupée - et but
une ou deux gorgées d'eau. Était-ce le vent qui l'avait réveillée ?
Son mauvais rêve ? Car elle avait fait un mauvais rêve, pas de
doute, une histoire d'extra-terrestres équipés de rayons de la mort,
tout le monde courait dans tous les sens... mais elle ne pensait
pas que c'était cela.
Puis le vent faiblit un peu et elle entendit ce qui l'avait
réveillée : la voix de Duddits, qui lui parvenait du rez-de-chaussée.
Duddits... chantait ! Chantait ? Était-ce possible ? Elle ne voyait
pas comment, après l'affreuse journée qu'ils venaient de passer.
« Eaveh ! » n'avait-il cessé de brailler entre quatorze et
dix-sept heures, Beaver est mort! Duddits, apparemment
inconsolable et finissant par saigner du nez. Elle redoutait ces
hémorragies. Quand elles commençaient, il était parfois
impossible de les arrêter sans le faire hospitaliser ; cette fois-ci,
elle y était parvenue en lui enfonçant du coton hydrophile dans les
narines et en pinçant l'arête de son nez très haut, entre les yeux.
Elle avait appelé le Dr Briscoe pour lui demander si elle pouvait
donner à Duddits un cachet de Valium, mais voilà, le Dr Briscoe
était en vacances à Nassau. Il y avait bien un autre médecin
d'astreinte, quelque blouse blanche lambda n'ayant jamais
examiné Duddits de sa vie ; Roberta ne prit même pas la peine de
l'appeler. Elle donna tout de même du Valium à son fils, puis
badigeonna ses pauvres lèvres desséchées et l'intérieur de sa
bouche, utilisant ces tampons imprégnés de glycérine et parfumés
au citron qu'il aimait bien, car il ne cessait d'avoir des aphtes et
des ulcérations. Même quand la chimio était finie, il continuait
d'en avoir. Et la chimio était finie. Aucun des médecins, pas
plus Briscoe qu'un autre, ne l'aurait admis, et le cathéter en
plastique était donc resté en place, mais c'était terminé. Elle ne
laisserait pas son fils vivre une nouvelle fois cet enfer.
Une fois qu'il eut pris son cachet, elle se mit dans le lit avec lui
et, le tenant contre elle en faisant bien attention à son flanc gauche
où le cathéter se cachait sous un pansement, elle se mit à chanter.
Pas la berceuse de Beaver, pourtant. Pas aujourd'hui.
Il avait fini par se calmer et, lorsqu'elle avait pensé qu'il
dormait, elle avait délicatement retiré les cotons de ses narines.
Elle avait eu plus de mal avec le deuxième et les yeux de Duddits
s'étaient ouverts, ses beaux yeux verts lumineux. Des yeux qui
étaient le véritable don du ciel qu'il avait reçu, et non pas cet autre
truc... voir la ligne, et tout ce qui allait avec.
« A-an ?
- Oui, Duddits.
- Ea-er é au iel ? »
C'était un tel chagrin de penser au garçon, de penser à Beaver
et à son ridicule blouson de cuir, qu'il avait porté jusqu'à ce qu'il
soit réduit en lambeaux... S'il s'était agi de quelqu'un d'autre, de
n'importe qui d'autre en dehors des quatre amis d'enfance de
Duddits, elle aurait douté de la prémonition de son fils. Mais si
Duddits disait que Beaver était mort, alors Beaver était très
probablement mort.
« Oui, mon chéri, je suis sûre qu'il est au ciel. Et maintenant,
dors. »
Un long moment, les yeux verts avaient scruté les siens, et elle
avait cru qu'il allait se remettre à pleurer ; et de fait, une larme,
une grosse larme parfaite, avait roulé le long de sa joue hirsute. Il
lui était de plus en plus difficile de se raser, à présent, même un
rasoir comme le Norelco provoquait de minuscules coupures qui
saignaient pendant des heures. Puis les yeux verts s'étaient
refermés et elle était sortie sur la pointe des pieds.
Après la tombée de la nuit, alors qu'elle lui préparait son
porridge (à peu près tous les aliments avaient tendance à
provoquer des vomissements, sauf les plus dénués de goût, signe
que la fin était proche), le cauchemar avait recommencé. Déjà
terrifiée par les étranges informations en provenance du Jefferson
Tract, Roberta était retournée en courant jusqu'à la chambre de
Duddits, le cœur cognant fort dans sa poitrine. Duddits était de
nouveau sur son séant, secouant la tête d'un côté et de l'autre, avec
de grands mouvements de dénégation enfantine. Le saignement
de nez avait repris et des gouttelettes écarlates volaient à chaque
oscillation. Elles éclaboussaient son oreiller, sa photo d'Austin
Powers enrichie d'un autographe (Super, Baby ! était-il écrit) et
les fioles de la table de nuit : rince-bouche, Compazine, Percocet,
les multivitamines qui paraissaient ne lui faire strictement aucun
effet, le grand pot de tampons au citron.
Cette fois-ci, prétendait-il, c'était Pete... Peter Moore, si doux
et si gentil (mais pas terriblement brillant), serait mort. Doux
Jésus, cela pouvait-il être vrai ? En partie ? En totalité ?
La deuxième crise de chagrin hystérique n'avait pas duré aussi
longtemps que la première, probablement parce que celle-ci l'avait
déjà épuisé. Elle avait réussi à arrêter encore l'hémorragie - quelle
chance ! - puis elle avait refait le lit après l'avoir aidé à aller jusqu'à
son fauteuil, près de la fenêtre. Il était resté à regarder la tempête
qui faisait rage, dehors, secoué de quelques sanglots occasionnels,
ou bien poussant de grands et chevrotants soupirs qui fendaient le
cœur de Roberta. Le seul fait de le regarder lui faisait mal : à quel
point il était émacié, à quel point il était pâle, à quel point il était
chauve. Elle lui donna sa casquette des Red Sox, signée du grand
Pedro Martinez en personne (on reçoit de si jolis cadeaux,
quand on va mourir, lui était-il arrivé de se dire), pensant qu'il
risquait d'avoir froid à la tête, si près de la vitre : mais, pour une
fois, Duddits refusa de la mettre. Il se contenta de la tenir sur ses
genoux et de regarder dans la nuit, les yeux agrandis, l'air
malheureux.
Finalement, elle l'avait recouché et les yeux verts de son fils
l'avaient regardée avec tout leur terrible éclat de mort.
« I-it au iel, au-i ?
- Je suis sure qu'il y est. »
Elle aurait bien voulu ne pas pleurer, elle avait tout fait pour
retenir ses larmes (cela risquait de le relancer), mais elle les
sentait grossir dans ses yeux. Elle en avait plein la tête, et ses
narines avaient l'odeur de la mer chaque fois qu'elle inspirait.
« Au iel a-é iver ?
- Oui, mon chéri.
- Je vé-é iver et it au iel ?
- Oui, bien sûr, mais pas avant longtemps. »
Ses yeux s'étaient fermés. Roberta était restée assise à côté de
lui, sur le lit, contemplant ses mains, se sentant au-delà de
la tristesse, au-delà de la solitude.
Et maintenant elle descendait précipitamment au
rez-de-chaussée, on y chantait, pas de doute. Comme elle parlait
couramment le Duddits (rien d'étonnant : c'était sa deuxième
langue depuis plus de trente ans), elle traduisait sans même y
penser ce roulement de syllabes tout en voyelles :
Scooby-Dooby-Doo, où es-tu ? On a du travail devant nous, Je te
l'ai dit, Scooby-Dooby-Doo, on a besoin d'un coup de main.
Elle ne savait à quoi s'attendre en entrant dans la chambre,
mais certainement pas à ce qu'elle trouva : toutes les lumières
allumées, et Duddits habillé de pied en cap pour la première fois
depuis sa dernière (et très vraisemblablement finale, d'après le Dr
Briscoe) rémission. Il avait enfilé son pantalon de velours préféré,
passé sa doudoune en duvet par-dessus son t-shirt Grinch et mis
sa casquette des Red Sox. Assis dans son fauteuil, il regardait la
tempête par la fenêtre. Pas de sourcils froncés, pas de larmes. Il
scrutait la nuit avec une telle intensité, un tel éclat dans l'œil que
cela la ramena à une époque bien antérieure à la maladie, laquelle
s'était annoncée à coups de symptômes sournois, faciles à ignorer :
de la fatigue qui le faisait se retrouver hors d'haleine après une
simple partie de frisbee dans l'arrière-cour, des bleus énormes, qui
mettaient un temps fou à se résorber, au moindre coup ou choc...
Tel était l'aspect qu'il avait quand...
Mais elle n'arrivait pas à penser. Elle était trop abasourdie
pour penser.
« Duddits ! Duddie, qu'est-ce que...
- Aman ! ma oît à unch !
- Ta boîte à lunch est dans la cuisine, Duddie, mais on est en
pleine nuit. Il neige. Tu n'iras... »
Tu n'iras nulle part, voilà ce qu'elle avait eu l'intention de
dire, mais les paroles ne purent franchir ses lèvres. Il avait le
regard si brillant, si plein de vie. Elle aurait peut-être dû se réjouir
de voir cette lumière briller si fort dans ses yeux, cette énergie ; au
lieu de cela, elle était terrifiée.
Je veux ma boîte à lunch, j'ai besoin de ma boîte à lunch, dit-il
dans son langage.
« Non, Duddits », répondit-elle en s'efforçant à la fermeté.
« Ce dont tu as besoin, c'est de te déshabiller et de te remettre au
lit. C'est tout ce dont tu as besoin. Allez. Je vais t'aider. »
Mais lorsqu'elle s'approcha de lui, il croisa les bras sur sa
poitrine étroite et se prit les joues, la gauche dans sa paume droite,
la droite dans sa paume gauche. Depuis sa plus tendre enfance, ce
geste était ce qu'il connaissait de plus fort en manière de défi. Cela
suffisait, en général, et cela suffit ce jour-là. Elle ne tenait pas à le
bouleverser une fois de plus, à risquer de provoquer un autre
saignement de nez. Cependant, elle ne lui préparerait pas un repas
à emporter à deux heures moins dix du matin. Sûrement pas.
Elle battit en retraite vers le lit et s'assit sur le bord. Il faisait
chaud dans la pièce, mais elle avait froid, en dépit de sa chemise
de nuit en grosse flanelle. Duddits baissa lentement les bras,
l'observant avec inquiétude.
« Tu peux rester assis, si tu veux, reprit-elle, mais pourquoi ?
Est-ce que tu as fait un rêve, Duddie ? Un mauvais rêve ? »
Un rêve, peut-être bien, mais pas un mauvais rêve. Pas avec,
sur son visage, cette expression ardente qu'elle reconnaissait, à
présent, pour ce qu'elle était : celle qu'il avait si souvent jadis,
dans les années quatre-vingt, pendant ces merveilleuses années
avant que Pete, Beaver, Henry et Jonesy ne partent chacun de son
côté et ne commencent à appeler moins souvent, à venir moins
souvent voir Duddits, alors qu'ils couraient vers leur vie d'adulte
en oubliant celui qui était obligé de rester au bord du chemin.
C'était l'expression qu'il avait quand son sixième sens lui disait
que ses amis allaient venir jouer. Parfois, ils allaient ensemble à
Strawfrod Park ou dans les Friches (ce qui leur était en principe
interdit ; mais ils le faisaient tout de même, Alfie et elle l'avaient
toujours su, et une de leurs expéditions leur avait valu de se
retrouver en première page du journal local). Parfois Alfie, ou un
parent de l'un ou de l'autre, les conduisait jusqu'au mini-golf ou au
parc d'attractions de Newport, Fun Town ; ces jours-là, elle
préparait des sandwichs et des cookies qu'elle mettait dans sa
boîte à lunch avec une Thermos de lait.
Il croit que ses amis vont venir. C'est sans doute à Henry et
Jonesy qu'il pense, puisqu'il dit que Pete et Beaver...
Soudain, assise là, sur le lit de Duddits, les mains croisées sur
les genoux, une image terrible lui vint à l'esprit. Elle se vit au
milieu de la nuit, aller ouvrir la porte en réponse à un coup frappé,
ne voulant pas aller ouvrir, mais incapable de s'en empêcher. Et
les morts étaient là, à la place des vivants. Beaver et Pete étaient
là, retournés à l'état d'enfance, tels qu'ils étaient quand elle les
avait vus pour la première fois, le jour où ils avaient sauvé Duddits
d'elle ne savait plus quelle mauvaise plaisanterie, puis l'avaient
ramené sain et sauf à la maison. Elle revoyait Beaver avec son
blouson de Fonzie et toutes ses fermetures Éclair, Pete avec le
chandail à col roulé dont il était si fier, celui avec l'insigne de la
NASA sur la poitrine. Ils étaient froids et pâles, leurs yeux avaient
pris cet aspect vitreux, d'un noir de raisin, qu'ont les yeux des
cadavres. Elle vit Beaver s'avancer, s'avancer sans lui sourire, sans
paraître la reconnaître ; et lorsque Joe Clarendon, dit Beaver,
tendit ses mains blêmes comme des étoiles de mer, il ne
plaisantait pas. Nous sommes venus chercher Duddits, Missus
Cavell. Nous sommes morts et lui aussi est mort à présent.
Elle s'étreignit les mains et un frisson lui traversa le corps.
Duddits ne le remarqua pas ; il regardait de nouveau par la
fenêtre, ardent, impatient. Et, très doucement, il recommença à
chanter.
« Ooby-Ooby-Ooo, où es-u ?... »

10

« Mr Gray ? »
Pas de réponse. Jonesy se tenait devant la porte de ce qui était
à présent, incontestablement, son bureau ; mis à part la crasse sur
les vitres, il ne restait plus rien de celui des frères Tracker et les
Tournesols de Van Gogh avaient remplacé la photo crûment
pornographique de la fille relevant ses jupes. Il se sentait de plus
en plus mal à l'aise. Qu'est-ce que ce salopard pouvait bien
chercher ?
« Où êtes-vous, Mr Gray ? »
Toujours pas de réponse, mais il eut l'impression que l'autre
revenait... et qu'il était satisfait. Ce fils de pute était heureux !
Voilà qui ne plaisait pas du tout à Jonesy.
« Écoutez », commença-t-il. Il avait depuis un moment les
mains appuyées contre la porte de son sanctuaire ; maintenant, il
y pressait son front. « J'ai une proposition à vous faire, mon ami.
Vous êtes déjà à moitié humain ; pourquoi ne pas le devenir
entièrement ? Quelque chose me dit que nous pourrions cohabiter.
Je vous montrerais tout. La crème glacée, c'est délicieux. La bière,
c'est encore meilleur. Qu'est-ce que vous en dites ? »
Il soupçonna Mr Gray d'être tenté, comme seule pouvait l'être
une créature fondamentalement dépourvue de forme à qui l'on en
propose une - un marché sorti tout droit d'un conte de fées.
Tenté, mais pas suffisamment.
Il y eut le bruit saccadé du démarreur, puis celui du moteur.
« Où va-t-on, l'ami ? En supposant qu'on puisse se dégager de
Standpipe Hill ? »
Pas de réponse, rien que l'impression inquiétante que Mr Gray
avait cherché quelque chose... et qu'il l'avait trouvé.
Jonesy se précipita à la fenêtre et arriva à temps pour voir les
phares du véhicule balayer la statue érigée à la mémoire des
disparus. La plaque n'était plus visible, ce qui signifiait que la
neige s'était accumulée et qu'ils étaient restés là un bon moment.
Roulant au pas, avec précaution, s'ouvrant un chemin dans
une neige qui lui montait jusqu'au pare-chocs, le Dodge Ram
entama la descente de la colline.
Vingt minutes plus tard, ils empruntaient de nouveau
l'autoroute, toujours en direction du sud.
XVII

Héros

Owen ne pouvait réveiller Henry en l'appelant à voix haute ;


l'homme, épuisé, dormait trop profondément. Il l'appela donc avec
son esprit. Au fur et à mesure que le byrus s'étendait, il trouvait
que c'était de plus en plus facile. Il poussait sur trois doigts de sa
main droite et était en passe de boucher complètement le pavillon
de son oreille gauche avec sa moisissure spongieuse. Underhill
avait également perdu deux dents, mais rien ne paraissait se
développer dans les cavités, du moins pour le moment.
Kurtz et Freddy n'avaient pas été contaminés, grâce à l'instinct
de survie très sûr de Kurtz, mais les équipages des deux
hélicoptères ayant survécu à l'explosion de Blue Boy, ceux d'Owen
et de Joe Blakey, étaient infectés par le byrus. Depuis son premier
entretien avec Henry, Underhill avait entendu les voix de ses
compagnons d'armes, s'interpellant les uns les autres au-dessus
d'un vide jusqu'ici impensable. Ils dissimulaient leur état, pour
l'instant, comme il le faisait lui-même ; les lourds vêtements
d'hiver leur facilitaient la tâche. Mais ça ne pourrait pas durer, et
ils ne savaient que faire.
De ce point de vue, Underhill estimait qu'il avait de la chance.
Lui, au moins, avait du grain à moudre.
Debout derrière le hangar, juste de l'autre côté de la barrière
électrifiée, fumant une fois de plus une cigarette dont il n'avait pas
envie, il partit à la recherche d'Henry et le trouva qui s'ouvrait un
chemin laborieux le long d'une pente raide et couverte de
broussailles. D'au-dessus d'eux, leur parvenaient des cris d'enfants
jouant au base-ball ou au softball. Henry était adolescent et
appelait quelqu'un par son nom... Janey ? Jolie ? Peu importait. Il
rêvait, et c'était dans le monde réel qu'Underhill avait besoin de
lui. Il l'avait laissé dormir autant qu'il avait pu (presque une heure
de plus que ce qu'il aurait fallu), mais s'ils devaient se lancer dans
leur super-production, c'était maintenant ou jamais.
Henry, appela-t-il.
L'adolescent regarda autour de lui, alarmé. Il y avait d'autres
garçons avec lui ; trois - non, quatre, qui scrutaient le fond d'une
sorte de tuyau. Ils étaient indistincts, impossibles à identifier,
mais Owen ne s'intéressait pas à eux de toute façon. C'était Henry
qui l'intéressait, pas cette version de lui-même boutonneuse et
inquiète, mais l'adulte.
Réveillez-vous, Henry.
Non, elle est là-dedans. Il faut l'en sortir. Nous...
Je me fous pas mal de ce qui lui arrive, qui qu'elle soit.
Réveillez-vous !
Non, je...
C'est l'heure, Henry, Réveillez-vous. Réveillez...

vous, bordel!
Henry se redressa avec un soupir, ne sachant plus très bien
qui il était ni où il était. C'était déjà pénible, mais il y avait pire : il
ne savait pas quand il était. Avait-il dix-huit ans, trente-huit, ou
un âge situé quelque part entre les deux ? Il sentait une odeur
d'herbe, il entendait le craquement d'une balle sur une batte de
base-ball (mais il s'agissait de softball, c'étaient des filles qui
jouaient, des filles en t-shirt jaune). Et il entendait encore Pete
crier Elle est là-dedans, eh, les mecs, je crois qu'elle est
là-dedans !
« Pete l'a vue, il a vu la ligne », murmura Henry. Il ne savait
pas de quoi il parlait, exactement. Le rêve commençait à se
dissiper ; ses images brillantes laissaient la place à quelque chose
de sombre. Quelque chose qu'il avait à faire, ou à essayer de faire.
Il sentait l'odeur du foin et, plus faiblement, celle douce-amère du
hasch.
Vous ne pouvez pas nous aider, monsieur ?
Grands yeux de biche. Marsha, elle s'appelait Marsha. Les
choses se mettaient en place. Probablement pas, avait-il répondu,
avant d'ajouter, mais peut-être.
Réveillez-vous, Henry ! Il est quatre heures moins le quart,
l'heure de lâcher sa queue et d'enfiler son bleu...
Cette voix était plus forte et plus proche que les autres, elle les
submergeait, les repoussait ; comme la voix qui sort d'un baladeur
quand on vient d'en changer les piles et qu'on a oublié de baisser
le volume. La voix d'Owen Underhill. Lui-même était Henry
Devlin. Et s'ils devaient tenter quelque chose, c'était maintenant
ou jamais.
Henry se leva et grimaça tant ses jambes, son dos, ses épaules
et son cou, lui faisaient mal. Et là où les muscles ne protestaient
pas, le byrus le démangeait abominablement. Il avait l'impression
d'avoir cent ans ; au bout de dix pas, il se dit que non. Pas cent
ans. Cent dix ans.

Underhill vit la silhouette de l'homme se profiler à travers la


vitre et hocha la tête, soulagé. Henry se déplaçait avec l'aisance de
Mathusalem dans ses mauvais jours, mais Owen avait de quoi
arranger ça, du moins temporairement. Un truc qu'il avait piqué
dans l'infirmerie flambant neuve ; il y régnait une telle
effervescence que personne n'avait fait attention à lui quand il
était entré et ressorti peu après. Et pendant tout ce temps, il avait
protégé la partie exposée de son esprit à l'aide de deux mantras de
blocage qu'Henry lui avait enseignées : chevaucher un cheval de
bois jusqu'à Banbury Cross et Oui on peut-peut, oui on peut, oui
on peut-peut, Seigneur Dieu tout-puissant, oui on peut-peut.
Jusqu'ici, ils paraissaient efficaces ; il avait eu droit à quelques
regards perplexes, mais personne ne lui avait posé de questions.
Même le mauvais temps les servait ; la tempête continuait à sévir,
plus rageuse que jamais.
Il apercevait à présent le visage d'Henry à la fenêtre, forme
brouillée et pâle tournée vers lui.
Je me demande si ça marchera, envoya Henry. C'est à peine si
je peux mettre un pied devant l'autre.
Je crois que ça peut vous soulager. Ne restez pas devant la
fenêtre.
Henry se déplaça sans poser de questions.
Dans l'une des poches de sa parka, Underhill avait une petite
boîte métallique (avec USMC écrit en relief sur le couvercle) dans
laquelle il conservait diverses pièces d'identité lorsqu'il était en
mission ; la boîte elle-même était un cadeau que lui avait fait
Kurtz, après l'affaire de Saint-Domingue, l'année précédente, ce
qui ne manquait pas d'ironie. Dans son autre poche, il avait mis
trois cailloux qu'il avait ramassés sous son hélicoptère, là où la
couche de neige était encore fine.
Il prit l'un d'eux - un morceau de granit du Maine de bonne
taille - puis interrompit son geste, épouvanté par l'image qui
venait de lui emplir l'esprit, précise, éclatante. Mac Cavanaugh,
son camarade de Blue Boy qui avait perdu deux doigts dans
l'opération, était assis dans l'une des remorques du périmètre. En
compagnie de Frank Bellson, du groupe de Blakey, Blue Trois,
l'autre appareil qui avait réussi à regagner la base. Une puissante
lampe torche était posée sur sa base, à même le plancher, droite
comme une chandelle, et son faisceau trouait verticalement la
pénombre. La scène se passait en ce moment même à moins de
deux cents mètres de l'endroit où se trouvait Owen, tenant un
caillou d'une main et sa boîte métallique de l'autre. Cavanaugh et
Bellson étaient assis côte à côte sur le plancher de la remorque.
Tous deux portaient ce qu'on aurait pu prendre à première vue
pour de luxuriantes barbes rousses. Mais la même luxuriance avait
transpercé le bandage qui entourait les moignons de doigt de
Cavanaugh. Les deux hommes tenaient chacun un automatique
dont ils s'étaient mis le canon dans la bouche. Leur arme de
service. Ils ne se quittaient pas des yeux. Ni d'esprit. Bellson
effectuait le compte à rebours : cinq... quatre... trois...
« Non, les gars, non ! » s'écria Underhill, qui comprit aussitôt
qu'il n'avait pas été entendu ; leur lien, forgé avec la résolution
d'hommes ayant pris leur décision, était trop puissant. Ils allaient
être les premiers du commando de Kurtz à agir ainsi cette nuit.
Underhill se dit qu'ils ne seraient sûrement pas les derniers.
Owen ? C'était Henry. Qu'est-ce qui...
Puis il sonda ce qu'Underhill voyait et se tut, horrifié.
... deux... un.
Il y eut deux détonations simultanées, étouffées par les
rugissements du vent et le grondement des quatre génératrices
Zimmer. Deux aigrettes de sang et de cervelle mêlés apparurent,
comme par magie dans le faisceau lumineux, au-dessus des têtes
de Cavanaugh et de Bellson. Underhill et Henry virent le pied de
Bellson agité d'un ultime spasme nerveux ; il heurta la lampe
torche et, un instant, ils purent voir les visages déformés et
couvert de byrus des deux hommes. Puis la lampe alla rouler sur le
plancher, lançant des éclairs de lumière au hasard, sur les parois
d'aluminium, et l'obscurité mit fin à la scène, comme lorsqu'on
vient de couper un écran de télé.
« Bordel de Dieu, murmura Owen. Sacré bordel de Dieu... »
La silhouette d'Henry était de nouveau apparue derrière la
fenêtre. Owen lui fit signe de se reculer et lança son caillou. La
distance était courte, mais il rata néanmoins sa cible et le
projectile alla heurter les planches vermoulues, à sa gauche, sans
faire de dégâts. Il brandit son deuxième caillou, prit une profonde
inspiration pour bien se concentrer et le lança. Cette fois-ci, la
fenêtre vola en éclats.
J'ai du courrier pour vous, Henry, bougez pas.
Il jeta la boîte métallique dans l'ouverture qu'il venait de créer.

4
Elle rebondit sur le plancher de la remise. Henry la ramassa,
l'ouvrit et trouva dedans quatre paquets enveloppés dans du
papier d'alu.
Qu'est-ce que c'est ?
De la dynamite de poche, répondit Owen. Dans quel état est
votre cœur ?
Bon, pour autant que je sache.
Vaut mieux, parce que la cocaïne, à côté de ce truc, ça vous
fait l'effet du Valium. Prenez-en trois. Gardez le reste.
Je n'ai pas d'eau.
Underhill envoya une image très précise : le sud d'un canasson
trottant vers le nord. Mâchez-les, mon mignon... il vous reste bien
quelques dents, non ? Il y avait une colère, dans son ton, dont la
raison échappa tout d'abord à Henry. Puis le déclic se fit,
évidemment. Car s'il y avait une chose qu'il pouvait comprendre,
en cette aube, c'était bien comment on se sentait après la perte
brutale de deux amis.
Les pilules étaient blanches, ne portaient aucun nom de
laboratoire pharmaceutique, et avaient un goût horriblement amer
lorsqu'il les écrasa sous ses dents. Il sentit sa gorge se
contracter comme s'il allait dégueuler quand il les avala.
L'effet fut pratiquement instantané. Le temps de remettre la
boîte métallique dans sa poche, les battements de son cœur
avaient doublé de rythme ; le temps qu'il s'éloigne de deux pas de
la fenêtre, ils avaient triplé. Il avait l'impression que ses yeux
battaient dans leur orbite à chacun des coups qui frappaient sa
poitrine. Ce n'était pourtant pas angoissant ; en réalité, il trouvait
même cet état agréable. Finie l'envie de dormir, et les courbatures
qui le tétanisaient paraissaient s'être évaporées.
« Houlà ! s'écria-t-il. C'est Popeye qui devrait essayer quelques
boîtes de ces cochonneries ! » Sur quoi il éclata de rire, à la fois
parce que parler à voix haute lui paraissait soudain étrange, pour
ne pas dire archaïque, et parce qu'il se sentait en pleine forme.
Hé, doucement, doucement.
D'accord ! D'ACCORD !
Jusqu'à ses pensées qui paraissaient avoir acquis des forces
nouvelles, cristallines ; Henry avait l'impression que ce n'était pas
seulement un effet de son imagination. Le secteur, derrière le vieil
hangar, était un peu moins bien éclairé que le reste du périmètre,
mais cela ne l'empêcha pas de voir Underhill grimacer et porter
une main à sa tempe, comme si on venait de lui crier dans l'oreille.
Désolé, envoya-t-il.
Ça va, ça va... c'est simplement que c'était vraiment fort.
Vous devez être couvert de cette merde.
En réalité, pas du tout, renvoya Henry.
Une image fugitive de son rêve lui revint à l'esprit : tous les
quatre, sur la pente herbeuse. Non, tous les cinq, Duddits était
avec eux.
Henry ? Vous rappelez-vous où j'ai dit que je serai ?
A l'angle sud-ouest du périmètre. Exactement à l'opposé de la
grange, en diagonale. Mais...
Pas de mais. Je serai là-bas. Si vous voulez avoir une chance
de sortir d'ici, c'est là qu'il faudra vous trouver, vous aussi. Il
est... Un silence, le temps qu'Owen consulte sa montre. Elle
fonctionnait encore, ce devait être un modèle à remontoir, pensa
Henry... quatre heures moins deux. Je vous donne une
demi-heure. Si les gens de la grange n'ont pas commencé à
bouger, je court-circuite la barrière tout de même.
Une demi-heure, ça ne suffira peut-être pas, protesta Henry.
Il avait beau rester immobile, tandis qu'il observait la
silhouette d'Underhill au milieu des tourbillons de neige, il
respirait vite, comme s'il courait. Pour son cœur, c'était comme s'il
courait.
Il le faudra bien, envoya Owen. Il y a un système d'alarme.
Les sirènes vont se déclencher. Il y aura encore plus de
projecteurs. Alerte générale. Je vous donne cinq minutes après le
déclenchement du bordel - le temps de compter jusqu'à trois cents
- et si vous ne vous êtes pas montré au bout de ces cinq minutes,
je fiche joyeusement le camp.
Vous ne trouverez jamais Jonesy sans moi.
Ça ne veut pas dire pour autant que je suis obligé de rester ici
et de mourir avec vous, Henry. Ton patient. Comme s'il parlait à
un enfant. Si vous n'êtes pas capable de me rejoindre en cinq
minutes, ce sera de toute façon foutu pour vous comme pour moi.
Ces deux hommes qui viennent de se suicider... ils ne sont pas
les seuls à s'être fait choper.
Je sais.
Henry eut droit à une brève image mentale, celle d'un bus
scolaire jaune avec MILLINOCKET SCHOOL DEPT. écrit sur le flanc.
Deux douzaines de têtes de mort affichant leur terrible sourire
regardaient par les fenêtres. Les compagnons d'armes d'Underhill,
comprit Henry. Ceux avec lesquels il était arrivé hier matin. Des
hommes qui étaient cette nuit soit mourants, soit déjà morts.
Ne vous occupez pas d'eux, répondit Owen. C'est l'équipe de
soutien au sol de Kurtz qui est notre problème maintenant. En
particulier les Imperial Valley. Ils vont suivre les ordres, vous
pouvez me croire, et ils sont bien entraînés. Et l'entraînement
l'emporte sur la panique. Toujours. C'est pour ça que
l'entraînement existe. Si vous restez dans le coin, ils vous rôtiront,
vous grilleront. Cinq minutes, c'est le temps dont vous disposez à
partir du déclenchement des sirènes. Le temps de compter jusqu'à
trois cents.
La logique d'Owen Underhill était rebutante, mais impossible
à réfuter.
Très bien. Cinq minutes.
Il n'est en rien de votre responsabilité de faire ça, observa
Underhill. Cette pensée arriva jusqu'à Henry prise dans une
croûte, un filigrane d'émotions : frustration, culpabilité,
l'inévitable peur, peur de l'échec, dans le cas d'Underhill, pas de la
mort. Si ce que vous avez dit est vrai, tout dépend d'une chose :
allons-nous sortir d'ici intacts ? Vous mettez peut-être en danger
toute la planète à cause de quelques centaines de pékins dans une
grange...
C'est exactement ce que dirait votre patron, non ?
Owen exprima de la surprise, non pas avec des mots, mais
sous la forme d'une bande dessinée qui s'imprima dans l'esprit
d'Henry ! Puis, et en dépit des hurlements et des sifflements
incessants du vent, il entendit le militaire qui riait.
Vous m'avez bien eu, là, mon mignon.
Bref, je les ferai bouger. Je suis un champion dans l'art de
motiver les gens.
Je sais que vous essaierez.
Henry ne pouvait voir le visage d'Owen, mais il sentit qu'il
souriait. Puis c'est à voix haute que le militaire continua :
« Et après ça. Redites-le-moi. »
Pourquoi ?
« Peut-être parce que les soldats ont besoin d'être motivés,
eux aussi, en particulier quand ils déraillent. Et laissez tomber la
télépathie ; je veux vous l'entendre dire à voix haute. Je veux
entendre le mot. »
Henry regarda l'homme qui frissonnait, de l'autre côté de la
barrière, et répondit :
« Après ça, nous allons devenir des héros. Non pas parce que
ça nous tente, mais parce que nous n'avons pas le choix. »
Owen acquiesçait, dans le vent et la neige. Acquiesçait et
souriait toujours.
« Et pourquoi pas ? Et pourquoi pas, bordel ? »
Dans son esprit, Henry vit l'image lumineuse d'un petit garçon
brandissant un plat en porcelaine au-dessus de sa tête. L'homme
aurait voulu que le petit garçon repose le plat à sa place - ce plat
qui le hantait depuis tant d'années et qui resterait éternellement
brisé.

Ne rêvant plus depuis l'enfance et pour cela devenu dément,


Kurtz se réveilla comme il se réveillait toujours : passant de nulle
part à un état d'éveil total, sachant parfaitement où il était. Vivant,
alléluia, oh oui, et toujours de la partie. Il voulut consulter son
réveil, mais ce foutu machin avait déclaré forfait en dépit de son
boîtier soi-disant antimagnétique, et clignotait 12-12-12 comme un
bègue achoppant toujours sur le même mot. Il alluma la lampe de
chevet et prit la montre de gousset posée à côté. Quatre heures
moins huit.
Il reposa la montre et se leva vivement. La première chose qui
le frappa fut le vent, qui hurlait toujours aussi fort. La seconde fut
que le brouhaha lointain des voix, dans sa tête, avait
complètement disparu. La télépathie n'agissait plus ; voilà qui lui
faisait plaisir. Le phénomène l'avait scandalisé d'une manière
élémentaire, profonde, comme certaines pratiques sexuelles le
scandalisaient. L'idée que n'importe qui puisse pénétrer dans sa
tête, visiter les niveaux supérieurs de son esprit, avait eu quelque
chose d'horrible pour lui. Rien que pour ça, pour avoir apporté
avec eux ce don très spécial, les grisâtres méritaient d'être détruits
jusqu'au dernier. Dieu soit loué, il était éphémère.
Kurtz se débarrassa de son caleçon gris et se tint, nu, devant le
miroir fixé à la porte de la chambre ; il parcourut son reflet des
pieds (où commençaient à apparaître les premières torsades
violettes de varices), jusqu'au sommet du crâne, où ses cheveux
grisonnants se dressaient en mèches hirsutes. À soixante ans, il
avait encore de l'allure ; les petites varices, sur ses pieds, étaient
l'unique signe évident de son âge. Il exhibait aussi un sacré
braquemart, même s'il n'en avait jamais fait beaucoup usage ; les
femmes étaient à ses yeux, pour la plupart, des créatures abjectes,
incapables de fidélité. Elles épuisaient les hommes. Dans le fond
secret de son cœur de dément, où jusqu'à sa démence était
repassée au carré et amidonnée (et pas très intéressante), Kurtz
considérait que le sexe était une connerie totale. Même dans le cas
de la procréation, le résultat était en général une tumeur dotée
d'un cerveau, pas très différente des fouines-merde.
Ses yeux firent lentement le chemin inverse depuis le sommet
de sa tête, à la recherche de la moindre tache rousse, de la plus
minuscule rougeur. Rien. Il se tourna et étudia du mieux qu'il
pouvait son dos en regardant par-dessus son épaule, et ne vit
toujours rien. Il s'écarta les fesses, les sonda et glissa les deux
premières phalanges de son index dans son anus ; il ne sentit rien
que de la chair.
« Je suis clean, dit-il à voix basse en se lavant vigoureusement
les mains dans la petite salle de bains du Winnebago. Propre
comme un sou neuf. »
Il remit son caleçon, puis s'assit sur sa couchette pour enfiler
ses chaussettes. Il était clean, Dieu soit loué, clean ! voilà un mot
plaisant. La désagréable sensation qui accompagnait la télépathie,
comme de la chair pressée contre de la chair, avait disparu. Il
n'avait pas le moindre filament de Ripley sur lui ; il avait même
vérifié ses gencives et sa langue.
Mais alors, qu'est-ce qui l'avait réveillé ? Pourquoi des
sonneries d'alarme s'étaient-elles déclenchées dans sa tête ?
Parce que la télépathie n'était pas la seule forme de perception
extrasensorielle. Parce que bien longtemps avant que les grisâtres
n'apprennent qu'il existait un patelin baptisé Terre, planqué dans
une allée rarement visitée de la grande bibliothèque interstellaire,
il y avait eu un phénomène appelé l'instinct, la spécialité de
l'Homo sap, même lorsqu'il portait un uniforme, comme lui.
« L'intuition, dit Kurtz. Cette bonne vieille intuition des
familles. »
Il enfila son pantalon. Puis, toujours torse nu, il prit le
walkie-talkie posé à côté de la montre, sur la table de nuit (elle
affichait quatre heures seize, à présent, et le temps passait vite,
paraissait foncer comme une voiture sans freins dans une descente
aboutissant à un carrefour encombré...). Le walkie-talkie était un
appareil numérique spécial, crypté et censé être
« imbrouillable »... mais un seul coup d'œil à sa soi-disant horloge
« imbrouillable » suffit à lui faire comprendre qu'aucun matériel
n'était totalement in- ou im- quelque chose.
Il appuya deux fois sur le bouton d'appel. Freddy Johnson
réagit rapidement ; il n'avait pas l'air trop endormi... ah,
maintenant que les choses sérieuses allaient commencer, Kurtz
(dont le nom était bêtement Robert Coonts, parlez-moi des
patronymes) se rendait compte à quel point il regrettait Underhill.
Owen, Owen, qu'est-ce qui t'a pris de déraper juste au moment où
j'avais le plus besoin de toi ?
« Patron ?
- Mise en alerte opérationnelle d'Imperial Valley à six heures.
Impérial Valley à zéro six cents. Bien reçu ? »
Il eut droit à des explications comme quoi c'était impossible,
des conneries qu'Owen n'aurait jamais imaginé de lui sortir, même
dans ses rêves les plus minables. Il laissa quarante secondes à
Freddy pour s'exprimer avant de dire :
« Tu vas fermer ta gueule, fils de pute ? »
Silence choqué du côté de Freddy.
« Il y a quelque chose qui se mijote. Je ne sais pas ce que c'est,
mais ça m'a réveillé comme trente-six sonneries d'alarme alors
que je dormais comme un bienheureux. Si je vous rassemble tous,
les gars et les filles, c'est que j'ai une bonne raison pour ça ; et si tu
espères être encore en état de respirer normalement ce soir, tu les
fais se magner. Dis à Gallagher qu'elle a intérêt à être à l'heure.
Confirme.
- Confirmé, patron. Y a un truc qu'il vaudrait mieux que vous
sachiez. Nous avons eu quatre suicides, à ma connaissance. Il y en
a peut-être eu d'autres. »
Kurtz n'était ni surpris ni mécontent. Dans certaines
circonstances, il jugeait le suicide non seulement acceptable, mais
honorable, l'acte final du parfait gentleman.
« Ceux des hélicos ?
- Affirmatif.
- Pas d'Imperial Valley.
- Pas d'Imperial Valley.
- Très bien. Garde ça dans ta poche, mon gars. Les ennuis vont
commencer. Je ne sais pas ce que c'est, mais ça vient. De gros
ennuis. »
Kurtz jeta le walkie-talkie sur la table de nuit et continua de
s'habiller. Il aurait bien fumé une cigarette, mais il ne lui en restait
plus.

L'étable du vieux Gosselin, avec sa grange attenante, avait


abrité jadis un assez beau troupeau de laitières, et si, avec les
normes actuelles, l'intérieur n'aurait sûrement pas eu le quitus des
services vétérinaires, le bâtiment lui-même était encore en bon
état. Les soldats avaient disposé des rangées d'ampoules de plus
de cent watts ; elles diffusaient une forte lumière sur les stalles, le
site de traite de l'entrée et les greniers haut et bas. Ils avaient aussi
installé un système de chauffage et il régnait dans le local une
chaleur suffocante, presque fiévreuse. Henry descendit sa
fermeture à glissière dès qu'il entra, mais il n'en sentit pas moins
la sueur couler sur son front. Il supposa que les pilules d'Owen y
étaient pour quelque chose ; il en avait pris une autre avant
d'entrer dans l'étable.
Sa première réflexion, lorsqu'il regarda autour de lui, fut de
trouver que les lieux ressemblaient étrangement aux divers camps
de réfugiés qu'il avait pu voir : à ceux des Serbes bosniaques en
Macédoine, à ceux des rebelles haïtiens après le débarquement des
marines d'Oncle Su-sucre à Port-au-Prince, et à ceux de tous les
exilés africains obligés de fuir leur pays à cause des épidémies, de
la famine, de la guerre civile ou de la combinaison de ces trois
fléaux. On finissait par prendre l'habitude de les voir à la télé, et
ces images venaient toujours de loin ; l'horreur que l'on ressentait
en les ayant directement sous les yeux avait quelque chose de
presque clinique. Mais on n'avait pas besoin de passeport pour
venir ici. On était dans une étable de la Nouvelle-Angleterre. Les
gens qui s'y trouvaient entassés n'étaient pas vêtus de haillons et
de pagnes troués, mais portaient des parkas de chez Bean's, des
pantalons à poches multiples (si pratiques pour un petit
supplément de munitions) de chez Banana Republic et des
sous-vêtements signés Fruit of the Loom. Et, cependant, leur
aspect était le même. La seule différence que remarquait Henry
était leur expression de surprise. C'était quelque chose, en
principe, qui n'aurait jamais dû arriver au pays de la grande
braderie.
Les internés occupaient pratiquement toute la surface
disponible, sur laquelle on avait répandu du foin (et posé des
vêtements par-dessus). Ils dormaient seuls ou en petits groupes
familiaux. Il y en avait aussi dans les greniers et trois ou quatre
dans chacune des quarante stalles. Il régnait dans l'étable un
véritable brouhaha de ronflements, de gargouillements et de
grognements - les gens faisaient de mauvais rêves. Quelque part,
un enfant pleurait. Et, pour couronner le tout, il y avait de la
musique de supermarché : pour Henry, c'était la touche ultime de
bizarrerie. En ce moment même, les prisonniers assoupis de
l'étable de Gosselin avaient droit au Fred Waring Orchestra et à
ses violons sirupeux dans « Une Soirée enchantée ».
Shooté comme il l'était, tous les détails se détachaient avec un
éclat violent, déclamatoire. Toutes ces parkas et ces casquettes
orange ! pensa-t-il. Fichtre ! C'est Halloween en enfer !
La saleté rouge doré était aussi présente un peu partout.
Henry en vit qui poussait sur des joues, dans des oreilles, entre des
doigts ; il en découvrit également qui envahissait les poutres et
colonisait même les fils électriques d'où pendaient les ampoules.
L'odeur prédominante était celle du foin, mais il n'eut pas de mal à
détecter, en dessous, celle de l'alcool éthylique mâtiné de soufre.
En plus des ronflements, c'était un festival de pets ; on aurait dit
que cinq ou six musiciens exécrables s'exerçaient sur des tubas ou
des saxophones. Dans d'autres circonstances, la scène aurait pu
être comique... ou peut-être même l'était-elle, pour quelqu'un qui
n'aurait pas vu l'espèce de fouine se tortillant et exhibant ses dents
dans le lit ensanglanté de Jonesy.
Combien sont-ils à incuber une de ces cochonneries ? se
demanda Henry. La réponse n'avait sans doute pas d'importance
car, en fin de compte, les fouines-merde étaient inoffensives. Elles
auraient pu survivre à l'extérieur de leur hôte, dans cette étable,
mais elles n'auraient pas eu la moindre chance dehors, dans la
tempête, avec un vent soufflant à six ou sept Beaufort, ce qui
faisait chuter la température réelle bien en dessous de zéro.
Il fallait qu'il s'adresse à ces gens.
Non, erreur. Ce qu'il fallait, c'était qu'il leur fiche une frousse
de tous les diables. Qu'il les fasse décamper d'ici, où ils étaient à
l'abri du vent, de la neige et du froid, pour aller se les geler dehors.
Il y avait eu jadis des vaches dans ce bâtiment ; il y avait
aujourd'hui du bétail. Il lui fallait en refaire des êtres humains -
effrayés, fous furieux. Il pouvait y arriver, mais pas seul. Et l'heure
tournait. Owen Underhill lui avait donné une demi-heure. Il avait
déjà, estima-t-il, perdu dix minutes.
Me faudrait un mégaphone. Première étape.
Il regarda autour de lui et repéra un gros costaud à la calvitie
prononcée qui dormait sur le côté, près de la porte donnant dans
l'atelier de traite. Il s'avança pour l'examiner de plus près. Il eut
l'impression qu'il faisait partie de ceux qu'il avait virés du hangar,
mais il n'en était pas sûr. En matière de chasseurs, les gros
costauds chauves, ce n'était pas ce qui manquait.
C'était bien Charles, néanmoins, et le byrus réensemençait ce
que ce bon vieux Charlie devait sans aucun doute appeler sa piste
d'atterrissage à mouches ou son panneau sexolaire. Pas besoin
d'une perruque, avec un truc pareil, pensa Henry, esquissant un
sourire.
Charlie n'était pas mal ; mieux encore, il y avait Marsha,
dormant à côté en tenant son Darren, Mister Gros-pétard de
Newton, par les mains. Le Byrus envahissait à présent les joues
lisses de Marsha. Son mari n'avait encore rien, mais le beau-frère -
Bill, non ? - en était couvert des pieds à la tête. Une vraie
attraction de cirque, pensa Henry.
Il s'agenouilla près de Bill, prit sa main infestée de byrus et lui
adressa la parole, au milieu de la jungle de ses mauvais rêves. Hé,
Bill... réveille-toi, mon vieux. Faut qu'on sorte d'ici. Et avec ton
aide, on pourrait. Allez, debout ! Réveille-toi, Bill.
Réveille-toi et deviens un héros.
7

Les choses se passèrent à une vitesse qui le fit jubiler.


Henry sentit l'esprit de Bill s'élever vers lui, jaillissant des
cauchemars dans lequel il était piégé, se tendant vers lui comme
un homme sur le point de se noyer tendrait la main au sauveteur
qui s'est jeté à l'eau pour le secourir ; les deux esprits entrèrent en
contact de la même manière que s'accouplent deux wagons.
Ne parle pas, n'essaie pas de parler, transmit Henry. Ne
décroche pas, c'est tout. Nous avons besoin de Marsha et Charles.
A nous quatre, ça devrait suffire.
Qu'est-ce qu...
Pas le temps, Billy. Allons-y.
Bill prit la main de sa belle-sœur. Les yeux de la femme
s'ouvrirent instantanément, comme si elle avait attendu cet
instant, et Henry sentit tous les contrôles, dans son esprit, monter
d'un degré. Elle n'était pas aussi envahie de moisissure que Bill,
mais peut-être était-elle naturellement plus douée. Elle prit la
main de Charlie sans poser la moindre question. Henry avait
l'impression qu'elle avait déjà subodoré ce qui se passait et ce qu'il
fallait faire. Grâce au ciel, elle avait compris la nécessité de
procéder le plus vite possible. Ils allaient bombarder ces gens, puis
les balancer comme une massue.
Charles se mit sur son séant avec un sursaut, les yeux
écarquillés dans leur orbite aux replis gras. Puis il bondit vivement
sur ses pieds, à croire qu'il avait reçu une décharge électrique. Ils
étaient tous les quatre debout, maintenant, les mains jointes
comme dans une séance de spiritisme... ce qui, se dit Henry, était
presque le cas.
Donnez-le-moi, demanda-t-il. Il avait l'impression de tenir
une baguette magique. Ils obéirent.
Écoutez-moi.
Des têtes se redressèrent ; plusieurs, brusquement
tirés d'un agréable sommeil, se mirent vivement sur leur séant,
comme électrifiés.
Écoutez-moi et soulevez-moi... soulevez-moi bien
haut! Vous comprenez ? Soulevez-moi ! C'est notre seule
chance de nous en sortir, alors mettez-y le paquet !
Ils réagirent aussi instinctivement que l'on fredonne en
entendant un air connu, ou qu'on frappe dans ses mains au
rythme d'une musique entraînante. S'il leur avait laissé le temps
de réfléchir à ce qui se passait, les choses auraient probablement
été plus difficiles, mais il s'en garda bien. La plupart d'entre eux
dormaient, et il avait cueilli les contaminés, c'est-à-dire les
télépathes, alors qu'ils avaient l'esprit grand ouvert.
Opérant lui-même à l'instinct, Henry leur envoya une série
d'images : les soldats masqués entourant l'enclos, pour la plupart
armés, certains portant des sacs à dos reliés à une sorte de tuyau.
Il donna à leur visage une expression de cruauté caricaturale,
digne d'une BD. Il y eut un ordre amplifié au mégaphone, et des
flots de feu liquide jaillirent des tuyaux : du napalm. Les parois et
le toit de l'étable prirent aussitôt feu.
Il passa ensuite à l'intérieur, à des images de gens affolés et
poussant des cris. Le feu liquide coulait par des trous du toit et
embrasait le foin engrangé dans les greniers. Il montra un homme
dont les cheveux brûlaient, une femme dans une parka en feu à
laquelle étaient encore accrochés les abonnements aux
remonte-pente de Sugarloaf et Ragged Mountain.
Tous regardaient Henry, maintenant, Henry et ses amis en
réseau. Seuls les télépathes recevaient les images, mais il y avait
bien soixante pour cent des personnes, dans l'étable, qui étaient
infectées ; même celles qui ne l'étaient pas se sentaient gagnées
par un sentiment de panique, une sensation qui les soulevait
comme une marée montante soulève indifféremment tous les
bateaux.
Étreignant la main de Marsha d'un côté et celle de Bill de
l'autre, Henry revint aux images de l'extérieur. Le feu ;
l'encerclement des soldats ; la voix amplifiée leur criant de bien
s'assurer que personne ne s'en sortait.
Tous les détenus étaient à présent debout, et le brouhaha de
voix apeurées allait s'amplifiant (mis à part pour les grands
télépathes, qui avaient les yeux rivés sur Henry, des yeux hantés
au milieu de visages envahis de byrus). Il leur montra l'étable
brûlant comme une torche au milieu du paysage nocturne enneigé,
le vent attisant l'incendie, puis une explosion suivie d'une pluie de
feu, les lances continuant de déverser le napalm tandis que la voix
amplifiée poursuivait ses exhortations : « C'EST BIEN, LES GARS ! FAUT
TOUS LES AVOIR, FAUT PAS EN LAISSER UN SEUL NOUS ÉCHAPPER, ILS SONT LE
CANCER, NOUS SOMMES LE REMÈDE ! »
Son imagination tournant à plein rendement,
s'auto-alimentant dans une espèce de frénésie, Henry envoya les
images des quelques personnes qui réussissaient à trouver une
sortie ou à se jeter par les fenêtres. Beaucoup étaient transformées
en torches vivantes ; une femme protégeait un enfant dans ses
bras. Les soldats les mitraillaient tous, sauf la femme et l'enfant,
transformés en torche de napalm dans leur course.
« Non ! » s'écrièrent plusieurs femmes d'une même voix, et
Henry comprit, avec une sorte d'émerveillement malsain, que
toutes, mêmes celles qui n'avaient pas d'enfants, s'étaient vues
dans la femme napalmée.
Non seulement ils étaient debout, mais ils s'agitaient comme
du bétail pris dans une tempête. Il fallait les lancer tout de suite,
avant qu'ils aient la moindre possibilité de réfléchir une seconde,
et encore moins deux.
S'appuyant sur les forces conjuguées des esprits reliés au sien,
Henry leur envoya l'image du magasin.
LÀ, lança-t-il. C'EST VOTRE SEULE CHANCE ; ALLEZ JUSQU'AU
MAGASIN, SI VOUS POUVEZ, RENVERSEZ LA BARRIÈRE SI LA PORTE
EST BLOQUÉE ! NE VOUS ARRÊTEZ PAS, N'HÉSITEZ PAS!
ENFUYEZ-VOUS DANS LES BOIS! CACHEZ-VOUS DANS LA FORÊT! ILS
VONT VENIR INCENDIER CETTE ÉTABLE AVEC TOUS CEUX QUI SONT
DEDANS, ET LA FORÊT EST VOTRE SEULE CHANCE ! MAINTENANT !
MAINTENANT !
Du fond du puits de son imagination, volant sur les ailes de la
dynamite que lui avait procurée Owen et renvoyant des images de
toute sa force - d'endroits où se réfugier ici, de mort certaine là,
des images aussi simples que celles d'un livre de contes -, il n'avait
pas vraiment conscience d'avoir entamé cette litanie :
« Maintenant, maintenant, maintenant... »
Marsha Chiles se joignit à lui, puis son beau-frère, puis
Charles, puis l'homme avec le panneau sexolaire envahi de
moisissure.
« Maintenant, maintenant, maintenant ! »
Le mot sauta de personne à personne, de groupe à groupe, une
épidémie provoquée par une panique plus galopante encore que le
byrus. « Maintenant, maintenant, maintenant ! »
Toute l'étable en tremblait. Les poings se levaient à l'unisson,
comme dans un concert de rock.
« MAINTENANT, MAINTENANT, MAINTENANT! »
Henry les laissa s'en emparer, laissa enfler le grondement,
agitant lui-même le poing sans s'en rendre compte, un poing qu'il
levait très haut au bout de son bras douloureux tout en se
conjurant de ne pas se laisser prendre dans le cyclone de cette
masse psychique qu'il venait de soulever : quand eux iraient vers
le nord, lui devrait filer vers le sud. Il attendait que soit atteint
quelque point de non-retour, le point de la combustion spontanée,
le point de la fusion nucléaire.
Il vint.
« Maintenant », murmura-t-il.
Il rassembla les esprits de Marsha, Bill, Charlie et de tous ceux
qui s'étaient le plus étroitement soudés à eux. Il les fusionna, les
comprima et lança cet unique mot, telle une balle d'argent, dans la
tête des trois cents personnes enfermées dans l'étable du vieux
Gosselin.
MAINTENANT.
Il y eut un instant de profond silence, et la porte de l'enfer
s'ouvrit en grand.

8
Juste avant le crépuscule, on avait installé une douzaine de
postes de garde (qui n'étaient en réalité que des toilettes de
campagne privées de leur urinoir et de leurs chiottes) à intervalles
réguliers, le long de la barrière. Ces guérites étaient équipées d'un
appareil de chauffage qui diffusait une lueur léthargique dans le
petit espace, et les factionnaires n'avaient aucune envie d'en sortir.
De temps en temps, l'un d'entre eux ouvrait sa porte pour laisser
entrer un tourbillon d'air frais chargé de neige, mais leurs efforts
pour surveiller le monde extérieur n'allaient pas plus loin. La
plupart étaient des soldats n'ayant jamais connu la guerre,
dépourvus de toute intuition viscérale quant à la hauteur des
enjeux, qui passaient leur temps à parler de sexe, de voitures, de
leurs affectations, de sexe, de leur famille, de leur avenir, de sexe,
de leurs virées, alcool ou drogue - et de sexe. Ils n'avaient pas vu
Owen Underhill se rendre par deux fois derrière le hangar (alors
qu'il aurait été clairement visible depuis les postes 9 et 10) et ils
étaient les derniers à se douter qu'ils allaient avoir sous peu une
révolte grand format sur les bras.
Sept autres soldats, des garçons qui avaient travaillé un peu
plus longtemps sous les ordres de Kurtz et donc un peu plus
dessalés, s'étaient installés dans le fond du magasin, à côté du
poêle, et jouaient au poker dans le bureau où, deux siècles
auparavant, Underhill avait fait écouter à Kurtz l'enregistrement
ne nous blessez pas*. Six des joueurs de cartes étaient des
sentinelles entre deux tours de faction. Le septième, Gene Cambry,
était le collègue de Dawg Brodsky. Cambry n'était pas parvenu à
dormir. La raison se dissimulait sous un bandage de coton qu'il
avait au poignet. Cependant, il ne savait pas combien de temps le
bandage suffirait, car le truc rouge continuait de se propager en
dessous. S'il ne faisait pas attention, quelqu'un finirait par le voir
et... et alors, au lieu de jouer aux cartes ici, il risquait de se
retrouver dans la grange avec les pékins.
Était-il le seul dans ce cas ? Ray Parsons, par exemple, s'était
fourré un gros morceau de coton hydrophile dans une oreille. Il
prétendait avoir une otite, mais qui l'avait examiné ? Ted
Trezewski, lui, avait un bandage autour de son avant-bras
musculeux et racontait qu'il s'était blessé pendant la pose du fil de
fer barbelé au début de la journée. C'était peut-être vrai. Quant à
George Udall, en période normale le supérieur hiérarchique
immédiat du Dawg, il avait enfilé un bonnet sur son crâne rasé ;
avec ce fichu machin, il avait l'air d'un rappeur blanc âgé. Il n'y
avait peut-être rien sous cet accoutrement, sinon de la peau, mais
il faisait tout de même un peu chaud dans le local pour porter un
passe-montagne, non ? En particulier aussi épais, tricoté à la
main.
« Je mise un dollar, dit Howie Everett.
- Parole, dit Danny O'Brian.
- Parole, dit Parsons.
- Parole », dit Udall.
C'est à peine si Cambry les entendait. Dans son esprit, venait
d'apparaître l'image d'une femme tenant un enfant dans ses bras.
Alors qu'elle courait dans l'enclos enneigé, un soldat, d'une giclée
de napalm, la transformait en torche vivante. Cambry grimaça,
horrifié, pensant que l'image était un effet de sa culpabilité.
« Gene ? lui demanda Al Coleman. Et-ce que tu dis quelque
chose, ou...
- Qu'est-ce que c'est que ce truc ? demanda Howie.
- Quel truc ? voulut savoir Ted Trezewski.
- Écoute et tu vas l'entendre », répliqua Howie.
Con de Pollack : Cambry capta ce commentaire non formulé
dans sa tête. Mais une fois leur attention attirée sur la rumeur, elle
devenait clairement audible et s'élevait au-dessus du vent, de plus
en plus forte et précipitée.
« Maintenant ! Maintenant ! Maintenant ! Maintenant !
MAINTENANT ! »
Ça venait de l'étable, juste derrière eux.
« Qu'est-ce que c'est encore que ce truc ? » demanda Udall
d'un ton perplexe.
Clignant des yeux, il contemplait la table avec les cartes, les
cendriers, les jetons et l'argent éparpillés dessus. Gene Cambry
comprit soudain qu'il n'y avait rien de suspect sous ce stupide
bonnet de laine, en fin de compte. Udall était en théorie le
responsable de leur petit groupe, mais il n'avait pas la moindre
idée de ce qui se passait. Il ne pouvait voir les poings brandis, ne
pouvait entendre la puissante voix mentale qui entraînait la
litanie.
Cambry lut de l'inquiétude sur les visages de Parsons,
d'Everett et de Coleman. Eux aussi voyaient. Une même
compréhension les envahissait, alors que les non-contaminés
avaient seulement l'air intrigué.
« Ces branleurs vont forcer les portes ! s'exclama Cambry.
- Ne sois pas idiot, Gene, lui dit Udall. Ils ne savent pas ce qui
les attend. Sans compter que ce sont des civils. Ils ne font que
réduire un peu la press... »
Cambry perdit le reste, car un mot, un seul mot, venait de lui
scier le crâne : MAINTENANT ! Ray Parsons et Al Coleman
grimacèrent. Everett cria de douleur et porta les mains à ses
tempes, tandis que ses genoux heurtaient le dessous de la table,
envoyant valser cartes et jetons. Un billet de un dollar alla atterrir
sur le poêle, où il prit feu.
« Quel con, regarde ce que tu as f..., commença Ted.
- Ils arrivent, dit Cambry. Ils vont se jeter sur nous ! »
Parsons, Everett et Coleman foncèrent sur leur fusil M-4,
posés à côté du portemanteau du vieux Gosselin. Les autres les
regardèrent, surpris, avec un train de retard... puis il y eut un
grand bruit sourd ; dédaignant la petite porte latérale par laquelle
était entré Henry, une soixantaine de détenus venaient de se jeter
sur les portes de l'étable. Ces portes étaient fermées de l'extérieur
avec de gros cadenas d'acier, modèle de l'armée. Les cadenas
résistèrent, mais le bois vermoulu céda avec un grand craquement.
Les prisonniers chargèrent par cette ouverture en criant
« Maintenant, maintenant ! » dans le vent et la neige ; plusieurs
d'entre eux tombèrent et furent piétinés.
Cambry avait foncé lui aussi et saisi l'un des petits fusils
d'assaut, pour se le voir arracher des mains. « C'est le mien,
abruti ! » cracha Ted.
Il y avait moins de vingt mètres entre les portes défoncées de
l'étable et l'arrière du magasin. Ce fut une ruée, toujours au cri de
« MAINTENANT ! MAINTENANT ! MAINTENANT ! »
La table à jeu fut renversée, éparpillant partout ce qui restait
dessus - cartes, cendriers, jetons. Le signal d'alarme se mit à
retentir lorsque les premiers détenus heurtèrent la barrière
renforcée et furent soit électrocutés, soit pris comme des poissons
dans les mailles des grands rouleaux de barbelés. Quelques
instants plus tard, aux braiments rythmés de la première alarme
se joignit le hululement d'une sirène, donnant l'alerte générale,
état parfois surnommé la Situation Triple Six par le quartier
général - autrement dit, la fin du monde. Des figures surprises et
effrayées apparurent aux portes des chiottes portatives relookées
guérites.
« La grange ! cria quelqu'un. Tous à la grange ! Une
évasion ! »
Les factionnaires, dont la plupart n'étaient même pas équipés
de bottes, partirent en courant dans la neige, longeant l'extérieur
de la barrière sans savoir qu'elle venait d'être court-circuitée par le
poids de plus de quatre-vingts chasseurs de cerfs transformés en
kamikazes, qui tous hurlaient « MAINTENANT ! » à pleins
poumons et continuaient à crier, même secoués de spasmes,
même lorsqu'ils grillaient et mouraient.
Personne ne remarqua qu'un individu, un seul, grand, émacié,
portant des lunettes démodées à monture d'écaille, avait quitté la
grange par la porte latérale et s'éloignait en diagonale au milieu
des congères qui s'étaient accumulées dans l'enclos à chevaux.
Même si Henry avait l'impression que personne ne faisait
attention à lui, il ne put s'empêcher de se mettre à courir. Il se
sentait horriblement exposé, sous l'éclat violent des lumières ; la
cacophonie des sirènes d'alarme le paniquait, le rendait fou... le
faisait se sentir comme avait dû se sentir Duddits lorsqu'il avait
pleuré ce jour-là, derrière l'entrepôt des frères Tracker.
Il priait le ciel pour qu'Underhill l'ait attendu. Il ne le voyait
pas, la neige était trop épaisse pour distinguer l'autre bout de
l'enclos, mais il y arriverait bientôt, et là il saurait.

Il ne restait plus à Kurtz qu'une botte à enfiler lorsque retentit


l'alarme et que s'enclencha l'éclairage de secours, inondant ce trou
perdu d'une lumière encore plus aveuglante. Il n'éprouva ni
surprise ni consternation, seulement un mélange de soulagement
et de chagrin. Du soulagement, maintenant que ce qui mettait ses
nerfs à cran venait de se déclarer. Du chagrin, à l'idée que le
putain de carnage n'ait pas attendu encore deux heures. Encore
deux heures, et il aurait pu faire ça dans les règles de l'art.
Il ouvrit vivement la porte du Winnebago de la main droite, sa
botte encore à la main. Un rugissement sauvage montait de la
grange, le genre de cri de guerre qui, en dépit de tout, lui allait
droit au cœur. La violence du vent l'atténuait un peu, mais pas
beaucoup ; ils s'y étaient tous mis, semblait-il. D'entre les rangs de
tous ces braves gens bien nourris, timorés, incrédules à l'idée que
cela leur arrivait, s'était dressé un nouveau Spartacus... qui aurait
pu imaginer ça ?
C'est cette foutue télépathie, pensa-t-il. Son intuition, toujours
aussi fine, lui disait qu'il était devant un putain de problème, qu'il
voyait une opération tourner à la catastrophe sur une
méga-échelle ; en dépit de tout ça, il souriait. Faut que ça soit cette
saloperie de télépathie. Ils ont reniflé ce qui allait leur arriver... et
il y en a un qui a décidé qu'ils ne devaient pas se laisser faire.
Sous ses yeux, une foule bigarrée d'hommes, la plupart
portant parka et casquette orange, s'engouffra en se bousculant
entre les portes de la grange qui pendaient sur leurs gonds. L'un
d'eux tomba sur une planche fendue sur laquelle il s'empala
comme un vampire. D'autres glissèrent dans la neige et furent
piétinés. Tous les projecteurs étaient allumés. Kurtz avait
l'impression d'être dans l'assistance d'un grand championnat de
boxe, à quelque distance du ring. Il voyait tout.
Deux vagues de fugitifs, cinquante ou soixante de chaque côté,
se lancèrent à l'assaut, avec autant de précision qu'une escouade
bien entraînée, de part et d'autre du petit magasin minable. Soit ils
ignoraient qu'un voltage mortel d'électricité courait dans les fils de
fer, soit ils s'en fichaient. Le gros de la troupe chargea pendant ce
temps l'arrière du magasin. C'était le point le plus faible du
périmètre, mais ça n'avait pas d'importance. Pour Kurtz, la
manœuvre allait réussir.
A aucun moment, dans les scénarios catastrophe étudiés avant
l'opération, il n'avait envisagé une telle situation : un troupeau de
guerriers d'opérette lancés dans une charge désespérée ; manquait
plus qu'ils crient : « Banzaï ! » Il n'avait jamais imaginé qu'ils
feraient autre chose que réclamer qu'on respecte leurs droits
légitimes, jusqu'au moment où ses nettoyeurs les feraient rôtir.
« Pas mal, les gars, pas mal », dit Kurtz. Il sentit qu'autre
chose brûlait - probablement sa foutue carrière, mais il en était de
toute façon à la fin, et il avait choisi une opération de première
pour faire sa putain de sortie, non ? En ce qui le concernait, les
petits hommes gris de l'espace étaient strictement secondaires. Si
ça n'avait été que lui, les manchettes des journaux auraient titré :
SURPRISE ! LES AMÉRICAINS DU BABY-BOOM ONT DES COUILLES !
Fabuleux. C'était presque dommage d'avoir à les descendre.
La sirène du quartier général montait et descendait dans la
nuit enneigée. La première vague atteignit l'arrière du magasin.
Kurtz eut l'impression de voir trembler les murs.
« Cette foutue télépathie », marmonna-t-il avec un sourire. Il
assistait aux premières réactions de ses hommes : les soldats de
faction, tout d'abord, puis ceux du matériel et des remorques qui
faisaient office de baraquements. C'est alors que son sourire
commença à se dissiper pour laisser la place à une expression
intriguée.
« Tirez, bon sang ! Pourquoi vous ne leur tirez pas dessus ? »
Il y avait bien quelques coups de feu, mais pas assez, loin de là.
Kurtz sentit l'odeur de la panique. Ses hommes ne tiraient pas
parce qu'ils avaient les foies. Ou parce qu'ils savaient qu'ils allaient
de toute façon y passer.
« Cette foutue télépathie », répéta-t-il. A ce moment lui
parvint, de l'intérieur du magasin, une première rafale d'arme
automatique. Un flash lumineux bégayant éclaira les fenêtres de la
pièce où lui et Owen Underhill avaient tenu leur premier
conciliabule. Des vitres explosèrent. Un homme tenta de sortir par
l'une des fenêtres et Kurtz eut le temps de reconnaître George
Udall, avant que des mains ne s'emparent de ses jambes et ne le
tirent à l'intérieur.
Au moins, les types rassemblés dans le bureau de Gosselin se
battaient ; ils le devaient, pour sauver leur peau. Les pékins qui
étaient arrivés en courant, pour la plupart, couraient encore. Kurtz
envisagea de laisser tomber sa botte et de prendre son neuf
millimètres. Descendre quelques-uns des déserteurs. Histoire de
bien marquer ses limites. Tout dégringolait autour de lui, alors
pourquoi pas ?
Underhill, voilà pourquoi pas. Owen Underhill avait joué un
rôle dans ce foutu bordel. Kurtz en était convaincu. Ça puait la
ligne franchie, et franchir la ligne était l'une des spécialités d'Owen
Underhill.
Il y eut de nouveaux coups de feu dans le bureau de Gosselin...
des hurlements de douleur... puis des cris de triomphe. Les
barbares tripoteurs d'ordinateurs, buveurs d'Évian et mangeurs de
salade avaient emporté leur objectif. Kurtz claqua la porte du
Winnebago sur ce spectacle et se précipita dans la chambre pour
appeler Freddy Johnson. Il tenait toujours sa botte à la main.

10

Cambry était agenouillé derrière le bureau du vieux Gosselin


lorsque la première vague de prisonniers fit son entrée
fracassante. Il ouvrait tous les tiroirs, frénétique, à la recherche
d'un pistolet. Le fait de ne pas en avoir trouvé est probablement ce
qui lui sauva la vie.
« MAINTENANT ! MAINTENANT ! MAINTENANT ! » hurlaient les
envahisseurs. Il y eut un choc monstrueux à l'arrière du magasin, à
croire qu'il venait d'être enfoncé par un camion. D'où il était,
Cambry entendit un crépitement électrique là où les premiers
détenus heurtaient la barrière. Les lumières du bureau se mirent à
vaciller.
« Restez ensemble, les mecs ! cria Danny O'Brian. Pour
l'amour du ciel, restez ens... »
La porte sauta de ses gonds avec une telle force qu'elle fut
propulsée vers l'intérieur, abritant les premiers assaillants qui se
bousculaient dans le passage. Cambry se recroquevilla, mains
croisées sur la nuque, tandis que la porte s'effondrait sur le bureau
et restait posée en travers sur le meuble ; il se retrouva coincé dans
le vide de la partie centrale.
Le vacarme des rafales d'armes automatiques était
assourdissant dans ce local minuscule, et noyait jusqu'aux
hurlements des blessés, mais Cambry comprit que tout le monde
n'avait pas ouvert le feu. Trezewski, Udall et O'Brian tiraient, mais
Coleman, Everett et Parsons se contentaient de rester plantés où
ils étaient, serrant leur arme contre eux, l'air hagard.
De son abri de circonstance, Gene Cambry vit les prisonniers
charger dans la pièce, vit les premiers d'entre eux fauchés par les
balles et écartelés tels des épouvantails, vit leur sang jaillir sur les
murs, sur les affiches annonçant les banquets du haricot et les
directives de l'administration sanitaire. Il vit George Udall jeter
son fusil sur deux jeunes et solides gaillards en orange, puis faire
volte-face et tenter de sauter par une fenêtre ; il ne put passer
qu'une jambe. Un homme, sa joue envahie de Ripley lui faisait une
marque de naissance, enfonça ses dents dans le mollet d'Udall
comme si c'était un pilon de dinde, tandis qu'un autre, à l'autre
bout, réduisait au silence la tête hurlante du soldat en la faisant
brutalement pivoter sur son cou. La pièce était bleue de poudre, ce
qui n'empêcha pas Cambry de voir Coleman jeter son arme et se
mettre à hurler à son tour « Maintenant ! maintenant !
maintenant ! », et Ray Parsons, d'ordinaire le plus pacifique des
hommes, braquer son arme sur Danny O'Brian et lui faire sauter la
cervelle.
Les choses, à présent, étaient simples : les contaminés contre
les immunisés.
Le bureau se trouva soudain propulsé contre le mur et le
battant de porte tomba sur Cambry ; il n'eut pas le temps de se
relever, que des évadés passaient en courant sur les planches,
l'écrasant dessous. Il se sentait comme un cow-boy tombé de
cheval au milieu d'un troupeau pris de panique. Je vais crever
là-dessous, pensa-t-il. Puis la pression mortelle disparut un
instant. Il rassembla toutes ses forces et se mit à genoux, les
muscles parcourus d'adrénaline, et la porte glissa sur la gauche,
non sans le heurter d'un méchant direct de sa poignée avant de lui
faire ses adieux. Quelqu'un lui expédia un bon coup de pied dans
les côtes en passant, tandis qu'une autre botte lui éraflait l'oreille.
Puis il se retrouva debout. La pièce était remplie d'une fumée
épaisse, de cris, de hurlements déments. Quatre ou cinq chasseurs
de forte corpulence se trouvèrent précipités contre le poêle ;
l'appareil se détacha de son tuyau et se renversa sur le plancher
sur lequel il répandit son chargement de bûches d'érable en
flamme. L'argent et les cartes à jouer prirent feu. Il y eut l'odeur
acre du plastique qui fondait : les jetons. C'étaient ceux de Ray,
pensa Cambry de manière incohérente. Il les avait pendant la
guerre du Golfe. Et en Bosnie.
Dans la confusion qui régnait, on l'ignorait. Nul besoin pour
les évadés d'utiliser la porte qui séparait le bureau du magasin ;
tout le mur, qui n'était en réalité qu'une mince cloison, avait été
renversé. Des débris prenaient feu au contact des braises.
« Maintenant », marmonna Gene Cambry. « Maintenant. » Il
vit Ray Parsons courir avec les autres dans l'allée centrale, vers la
devanture du magasin, Howie Everett sur les talons. Howie
s'empara d'une miche de pain au passage.
Un vieux bougre tout ratatiné portant une casquette à gland se
trouva repoussé contre le poêle renversé et piétiné. Cambry
entendit ses hurlements suraigus, lorsque son visage vint se coller
contre le métal brûlant et se mit à bouillir.
Il l'entendit et le sentit.
« Maintenant ! » cria Cambry, se joignant aux autres.
« Maintenant ! »
Il bondit par-dessus les flammes qui se propageaient sur le
plancher, tandis que son minuscule esprit se perdait dans la marée
des autres.
En tout état de cause, l'opération Blue Boy était terminée.

11

Après avoir franchi les trois quarts de l'enclos, Henry marqua


une pause, haletant, agrippé à sa poitrine pour contenir les
martèlements de son cœur. Derrière lui se déchaînait l'apocalypse
qu'il avait provoquée ; devant lui, il ne voyait que l'obscurité. Ce
salopard d'Underhill l'avait laissé tomber, l'avait...
Calmez-vous, mon vieux, calmez-vous.
Il y eut deux éclats lumineux. Henry n'avait pas regardé au
bon endroit, c'était tout. Underhill était garé un peu à gauche du
coin sud-ouest de l'enclos. Henry distinguait à présent très bien la
silhouette trapue du Sno-Cat. De derrière lui montaient des cris,
des hurlements, des ordres, des coups de feu. Pas autant de coups
de feu que ce à quoi il s'était attendu, mais ce n'était pas le
moment de se demander pourquoi.
Dépêchez-vous, lui transmit Owen. Il faut filer d'ici !
J'arrive aussi vite que je peux, attendez-moi !
Il reprit sa progression. L'effet des petites pilules magiques
d'Underhill commençait à se dissiper, ses pieds redevenaient
lourds. Sa cuisse le démangeait abominablement, ainsi que sa
bouche. Comme les bulles d'une boisson gazeuse qui pétilleraient
en permanence.
Underhill avait coupé la barrière, le fil de fer barbelé comme le
fil électrifié. Il se tenait devant la chenillette (blanche, pour se
confondre avec l'environnement ; pas étonnant que Henry ne l'ait
pas vue), un fusil automatique entre les mains, essayant de
regarder partout à la fois. Les multiples projecteurs lui donnaient
une douzaine d'ombres qui rayonnaient à partir de ses bottes
comme autant d'aiguilles d'une horloge en plein délire.
Owen prit Henry par les épaules.
Ça va ?
Henry acquiesça. Owen l'entraînait vers le Sno-Cat, quand il y
eut une puissante explosion accompagnée d'un bruit aigu, comme
une détonation de fusil multipliée par cent. Henry rentra la tête
dans les épaules, trébucha et serait même tombé si Owen ne l'avait
rattrapé.
Qu'est-ce que...
De l'essence, et peut-être aussi du fuel. Regardez.
Underhill le prit par les épaules et le fit pivoter. Henry vit
s'élever une imposante colonne de feu dans la nuit enneigée. Des
débris du magasin - planches, bardeaux, paquets d'aliments et
rouleaux de papier hygiénique en feu - composaient cette colonne.
Certains soldats regardaient le spectacle, fascinés. D'autres
s'enfuyaient vers les bois. À la poursuite des prisonniers, supposa
Henry, bien qu'il entendît leur panique dans sa tête - Courez !
courez ! Maintenant ! Maintenant ! - sans arriver à y croire. Plus
tard, lorsqu'il eut un peu de temps pour y réfléchir, il comprit que
les soldats étaient aussi nombreux à fuir ; mais pour le moment, il
n'y comprenait rien. Tout allait trop vite.
Underhill lui fit faire de nouveau demi-tour et monter en
vitesse sur le siège du passager du Sno-Cat, après avoir soulevé le
rabat en épaisse toile de bâche qui faisait office de portière. Il se
dégageait du véhicule une forte odeur d'huile à moteur et il faisait
merveilleusement chaud dans la cabine de la chenillette.
Sommairement vissée au tableau de bord, une radio crépitait et
jacassait. La seule chose qui parut évidente à Henry fut la panique
dans le ton des voix. Il en ressentit une joie féroce, une joie plus
grande encore que celle qu'il avait éprouvée le jour où lui et ses
amis avaient flanqué la frousse de leur vie à Richie Grenadeau et à
ses abrutis de copains. Et d'ailleurs, songea-t-il, cette opération
était aux mains d'une bande de Richie Grenadeau adultes équipés
d'armes à feu au lieu de crottes de chien séchées.
Un objet était posé entre les sièges, une boîte comportant deux
témoins lumineux clignotants, de couleur ambrée. Pendant
qu'Henry se penchait dessus avec curiosité, Underhill souleva la
toile côté conducteur et se mit vivement derrière les commandes.
Il respirait fort et souriait en regardant le magasin en feu.
« Soyez prudent avec ça, mon vieux, dit-il. Touchez pas aux
boutons. »
Henry prit l'objet avec précaution ; il était de la taille de la
boîte à lunch qu'aimait tellement Duddits. Les boutons auxquels
Owen venait de faire allusion se trouvaient sous les témoins
lumineux.
« Qu'est-ce que c'est ? »
Owen tourna la clef sur le tableau de bord, et le moteur du
Sno-Cat démarra aussitôt. Le militaire, qui souriait toujours,
poussa le haut levier qui commandait les vitesses pour enclencher
la première. Dans la vive lumière qui entrait dans la cabine par le
pare-brise, Henry distinguait très bien, à présent, un filament
rouge orangé de byrus sous les yeux de son compagnon, comme de
l'eye-liner. Il en avait aussi dans les sourcils.
« C'est trop bien éclairé, par ici. On va arranger ça. » Il fit
décrire un cercle au Sno-Cat, qui se manœuvrait avec une
surprenante souplesse ; on se serait cru dans un bateau à moteur.
Henry se laissa aller contre le dossier, tenant la boîte sur ses
genoux. Il se dit que s'il devait rester cinq ans sans marcher, il n'y
verrait pas d'inconvénient.
Underhill lui jeta un coup d'œil pendant qu'il lançait la
chenillette dans une diagonale dont l'objectif était une saignée,
entre les arbres, qui disparaissait complètement sous la neige :
Swanny Pond Road.
« Vous y êtes arrivé, dit-il. Pour tout vous dire, j'avais des
doutes. Vous avez réussi à foutre le bordel.
- Je vous avais prévenu. Je suis un maître en
motivation. » Sans compter, transmit-il, que la plupart d'entre
eux vont de toute façon mourir.
Ça ne fait rien. Vous leur avez offert une chance. Et
maintenant...
Il y eut de nouveaux coups de feu, mais ce ne fut que
lorsqu'une balle vint ricocher sur la carrosserie de la chenillette,
avec un bruit de guêpe furieuse, qu'Henry comprit qu'on tirait sur
eux. Il y eut un fort claquement métallique, lorsqu'une deuxième
balle vint s'écraser sur une des chenilles du Sno-Cat.
Instinctivement, Henry rentra la tête dans les épaules... comme si
cela pouvait y changer quelque chose.
Underhill, qui ne s'était toujours pas départi de son sourire,
eut un geste de sa main gantée vers la droite. Henry regarda dans
cette direction, pendant que deux autres balles ricochaient sur la
tôle. Les deux fois, il ne put s'empêcher de se recroqueviller ;
Owen paraissait ne pas y prêter attention.
Henry vit un groupe de remorques dételées, dont certaines
portaient des noms de marque, Sysco, Scott Paper. Devant les
remorques, étaient rangés un certain nombre de mobil-homes.
Devant le plus gros, un Winnebago qui fit à Henry l'effet d'un
château roulant, Henry vit six ou sept hommes qui tiraient en
direction du Sno-Cat. Leur cible avait beau être loin, le vent fort et
l'averse de neige encore dense, ils faisaient un peu trop souvent
mouche à son goût. D'autres soldats, dont certains n'étaient que
partiellement habillés (un gros costaud s'était élancé au sprint
dans la neige, torse nu, exhibant une musculature qui aurait très
bien pu figurer dans une BD de Superman), venaient rejoindre les
premiers. Au centre du groupe, se tenait un homme de haute taille
aux cheveux gris, avec, à ses côtés, un autre plus petit et plus
trapu. Sous les yeux d'Henry, l'homme de haute taille épaula et fit
feu. On aurait cru qu'il n'avait même pas pris le temps de viser. Il y
eut un bruit de gros ressort qui se détend brusquement, et Henry
sentit quelque chose passer devant son nez, un petit objet
bourdonnant de méchanceté.
Owen, cette fois, éclata de rire. « Le grand maigre aux cheveux
gris, c'est Kurtz. C'est lui le patron. Et c'est un tireur de première,
cet enfoiré. »
D'autres balles vinrent s'écraser ou ricocher sur la carrosserie
ou les chenilles du Sno-Cat. Henry sentit passer une autre de ces
petites choses bourdonnantes et hyper-pressées et soudain, la
radio devint silencieuse. La distance qui les séparait des tireurs
regroupés devant le Winnebago ne cessait de croître, mais cela ne
semblait pas les gêner. Du point de vue d'Henry, tous ces enfoirés
étaient des tireurs de première. Ce n'était qu'une question de
temps, et une balle finirait bien par être mieux ajustée que les
autres... ce qui n'empêchait pas Owen d'avoir l'air heureux. Henry
prit conscience qu'il faisait équipe avec un type encore plus
suicidaire que lui.
« Le type, à côté de Kurtz, c'est Freddy Johnson. Tous ces
cowboys à la noix sont les hommes de Kurtz, ceux qui devaient en
principe - houlà, faites gaffe ! »
Un nouveau claquement, encore une guêpe d'acier furieuse, et
la boule du levier de vitesse disparut. Owen éclata de nouveau de
rire.
« Kurtz ! s'exclama-t-il. C'est pas croyable ! À deux ans de la
retraite, il tire aussi bien qu'Annie Oakley ! » Il tapa du poing
contre le volant. « Mais ça suffit. La plaisanterie a assez duré.
Coupez-leur la lumière, mon mignon.
- Quoi ? »
Underhill montra d'un geste du pouce la boîte aux deux
témoins lumineux couleur ambre. Les traînées de byrus, sous ses
yeux, avaient l'air de peintures de guerre.
« Appuyez sur les boutons, vieux. Appuyez et faites tomber le
rideau. »

12

Soudain - tout était soudain, tout était magique - le monde


s'évanouit et Kurtz se retrouva dans la zone. Les hurlements du
blizzard, les gifles des rafales chargées de neige, les hululements
rythmiques du klaxon d'alerte, les crescendos-decrescendos de la
sirène - tout avait disparu. Kurtz perdit complètement conscience
de la présence de Johnson et des autres Imperial Valley réunis
autour de lui. Il avait les yeux rivés sur le Sno-Cat qui s'éloignait,
et sur rien d'autre. Il voyait Owen Underhill, sur le siège de
gauche, il le voyait à travers l'acier de la carrosserie, oui, comme si
lui, Abe Kurtz, s'était tout d'un coup retrouvé équipé de la vision
aux rayons X de Superman. Le véhicule était à une distance
incroyable, mais ça ne faisait rien. Sa prochaine balle irait se loger
directement dans la nuque de ce traître qui avait osé franchir la
ligne. Il épaula son fusil, visa...
Deux explosions trouèrent la nuit, dont l'une était assez
proche pour que Kurtz et ses hommes en sentent l'effet de souffle.
L'une des remorques, avec INTEL INSIDE écrit sur le flanc, s'éleva
dans les airs, tourna sur elle-même et retomba sur le Spago's, la
tente des cuisines. « Sainte merde ! » s'écria l'un des hommes.
Toutes les lumières ne s'éteignirent pas. Une demi-heure, ce
n'était pas bien long, et Underhill n'avait eu le temps de poser des
charges de thermite que sur deux des gégènes (et pendant tout ce
temps il n'avait cessé de fredonner « Banbury Cross, Banbury
Cross, chevaucher un cheval de bois jusqu'à Banbury Cross »),
mais la chenillette en fuite disparut instantanément, avalée par les
ombres mouvantes piquetées de flammes, et Kurtz laissa tomber
son fusil dans la neige sans même tirer.
« Bordel de merde, dit-il d'une voix sans timbre. Cessez le feu.
Cessez le feu, bande de tarés. On arrête ça, nom de Dieu. Dedans.
Tous sauf Freddy. Prenez-vous par la main et priez le
Tout-Puissant qu'il sorte nos culs de la merde dans laquelle ils
baignent. Viens par ici, Freddy. Au trot. »
Les autres, près d'une douzaine, se pressèrent sur les marches
du Winnebago, non sans jeter des regards effarés aux génératrices
en feu, à la cuisine de campagne en feu (déjà, l'incendie gagnait la
tente suivante, celle du dépôt de vivres ; l'infirmerie et la morgue
n'allaient pas tarder à suivre). La moitié des projecteurs, montés
sur poteau, du périmètre était hors service.
Kurtz passa un bras autour des épaules de Freddy Johnson et
l'entraîna, sur une vingtaine de pas, au milieu de la neige que le
vent soulevait et chassait en voiles mouvantes, faisant l'effet d'une
brume mystique. Face aux deux hommes, le Gosselin's, ou du
moins ce qu'il en restait, brûlait joyeusement. La grange aussi
avait pris feu. Ses portes enfoncées béaient.
« Est-ce que tu aimes Jésus, Freddy ? Dis-moi la vérité. »
Johnson était déjà passé par ça. C'était un mantra. Le patron
s'éclaircissait les idées.
« Oui, patron. Je l'aime.
- Tu me jures que c'est vrai ? » continua Kurtz. Il le fixait d'un
regard aigu. Ou, plus vraisemblablement, regardait à travers lui.
Calculant, projetant, si l'on pouvait dire d'une créature instinctive
comme lui qu'elle calculait. « Sachant que l'enfer éternel t'attend
si tu mens ?
- Je jure que c'est vrai.
- Tu l'aimes beaucoup, n'est-ce pas ?
- Beaucoup, patron.
- Plus que le groupe ? Plus qu'aller au charbon et faire le
boulot ?... Tu l'aimes plus que moi ? »
Des questions auxquelles il valait mieux répondre
correctement, si l'on voulait continuer à vivre. Heureusement,
elles n'étaient pas compliquées.
« Non, patron.
- Plus de télépathie, Freddy ?
- J'ai eu vaguement quelque chose, je ne sais pas si c'en était,
des voix dans ma tête... »
Kurtz acquiesçait. Des flammes rouges à reflet d'or, de la
couleur du Ripley, jaillirent par le toit de la grange.
« ... mais c'est fini.
- D'autres, dans le groupe ?
- Vous voulez dire, chez les Imperial Valley ? demanda
Johnson avec un signe de tête vers le Winnebago.
- Et qui d'autre, d'après toi ? Les habitants de la terre de Feu ?
Oui, eux, évidemment !
- Ils sont clean, patron.
- Tant mieux, mais aussi tant pis. Nous avons besoin de deux
Américains contaminés, Freddy. Et quand je dis nous, il s'agit de
toi et moi. Je veux deux Américains qui en ont jusqu'aux yeux, de
cette merde, pigé ?
- Pigé. »
Ce que Johnson ne comprenait pas, c'était pour quelle raison
son patron en avait besoin ; mais pour le moment, aucune
importance : il voyait Kurtz se reprendre, retrouver visiblement la
maîtrise de soi, et c'était un soulagement. Quand Freddy aurait
besoin d'explications, Kurtz lui en donnerait. En attendant, il
regardait, mal à l'aise, le magasin en feu, la grange en feu, la tente
des cuisines en feu. La situation était bordélique.
Ou peut-être pas. Pas si Kurtz se reprenait.
« Cette bon Dieu de télépathie est responsable de ce merdier,
dit Kurtz, réfléchissant à voix haute, mais ce n'est pas la télépathie
qui l'a déclenché. C'est une connerie purement humaine, Jésus
soit loué. Qui a trahi Jésus, Freddy ? Qui lui a donné le baiser du
traître ? »
Johnson avait lu la Bible, avant tout parce que c'était Kurtz qui
lui en avait offert un exemplaire.
« Judas l'Iscariote, patron. »
Kurtz hochait vivement la tête. Ses yeux étaient partout à la
fois, évaluant les destructions, calculant la réaction - la réaction
qui serait très sérieusement limitée par la tempête.
« Tout juste, mon gars. Judas a trahi Jésus et Owen Philip
Underhill nous a trahis. Judas y a gagné trente deniers d'argent.
Pas terrible comme salaire, tu crois pas ?
- Non, patron, pas terrible. »
Il fît cette réplique en se détournant de Kurtz : quelque chose
dans la tente du dépôt de vivres venait d'exploser. Des doigts
d'acier se refermèrent sur son épaule et le firent pivoter. Le regard
de Kurtz était aigu, brûlant. Avec ses cils blancs, on aurait dit les
yeux d'un spectre.
« Regarde-moi quand je te parle. Et écoute-moi
attentivement. » Kurtz mit la main sur la crosse de son neuf
millimètres. « Sinon, tes tripes vont se retrouver sur la neige. J'ai
eu une nuit difficile et tu ne vas pas me la rendre plus pénible
encore, espèce d'animal, c'est bien compris ? Tu saisis bien la
nuance ? »
Johnson était un garçon courageux, physiquement courageux ;
n'empêche, il eut l'impression que quelque chose s'agitait dans son
estomac, qui aurait bien voulu sortir.
« Oui, patron, je m'excuse.
- Excuses acceptées. Dieu aime et pardonne, nous devons faire
comme lui. Je ne sais pas combien de pièces d'argent Owen a reçu,
mais je peux te dire un truc : on va le rattraper, on va lui ouvrir les
joues et on va te lui tailler un splendide trou du cul tout neuf, à cet
enfoiré. Tu es avec moi ?
- Oui. » Il n'y avait rien que Freddy souhaitait davantage que
retrouver celui qui était à l'origine du chamboulement de son petit
monde peinard et lui refaire le portrait. « D'après vous, patron,
dans quelle mesure Owen est responsable de tout ça ?
- Assez pour moi, en tout cas, répondit Kurtz d'un ton serein.
J'ai l'impression que je vais finalement plonger, Freddy...
- Mais non, patron.
- ... mais je ne plongerai pas seul. »
Le bras toujours passé autour des épaules de Johnson, Kurtz
entraîna son adjoint nouvellement promu jusqu'au Winnebago.
Des petites colonnes de feu mourantes marquaient l'emplacement
des deux génératrices. C'était Underhill qui avait accompli ça,
Underhill, l'un des gars de Kurtz. Johnson avait encore du mal à
l'admettre, mais il commençait à être sérieusement remonté
contre lui. Combien de pièces d'argent, Owen ? Combien as-tu
touché, sale traître ?
Kurtz s'arrêta au pied des marches.
« Lequel de la bande désignerais-tu pour commander une
mission chercher-détruire, Freddy ?
- Gallagher, patron.
- Kate ?
- Oui, Kate.
- Est-ce que c'est une cannibale, Freddy? Celui
ou celle qu'on y colle doit être un cannibale.
- Elle les bouffe tout crus en salade, patron.
- OK. Parce que ça va être un sale boulot, je te le dis. J'ai
besoin de deux Ripley-positifs, des gars de Blue Boy, avec un peu
de chance. Les autres... comme on a fait avec les animaux, Freddy.
Imperial Valley est à présent une mission chercher-détruire.
Gallagher et les autres devront rattraper tous ceux qu'ils pourront,
civils ou militaires. À partir de maintenant, jusqu'à demain midi,
la chasse est ouverte. Après quoi, ce sera chacun pour soi. Sauf
pour nous, Freddy. » La lumière des incendies colorait le visage de
Kurtz de byrus, transformait ses yeux en yeux de fouine. « Nous
allons poursuivre Owen Underhill et lui apprendre à aimer le
Seigneur. »
Kurtz bondit sur les marches du Winnebago, d'un pied aussi
sûr que celui du chamois escaladant une pente enneigée.
Freddy Johnson le suivit.

13

Le Sno-Cat plongea sans ménagement le long du talus qui


bordait Swanny Pond Road, et Henry sentit son estomac se
soulever. La chenillette fit un tête-à-queue et prit la direction du
sud. Owen jouait de l'embrayage et du levier de vitesse décapité
pour monter dans les rapports. Avec toutes ces galaxies de neige
se jetant sur le pare-brise, Henry avait l'impression qu'ils
avançaient à Mach 1, au bas mot. Il évalua cependant leur vitesse à
quelque chose comme soixante à l'heure. Cela suffisait à les
éloigner du Gosselin's, mais il avait l'impression que Jonesy se
déplaçait plus vite encore.
L'autoroute, droit devant ? transmit Owen. C'est bien ça ?
Oui. A environ six kilomètres.
Il faudra changer de véhicule à ce moment-là.
On ne fera de mal à personne, si on peut l'éviter. Et personne
ne sera tué.
Henry... je ne sais pas comment vous l'annoncer, mais on
n'est pas dans la cour de récré, vous savez.
« On ne fera de mal à personne. Et personne ne sera tué... Au
moins tant que nous n'aurons pas changé de véhicule. Si vous
n'acceptez pas ça, je saute tout de suite par cette portière. »
Underhill lui jeta un coup d'œil.
« Vous en seriez bien capable, pas vrai ? Et au diable ce que
votre copain a prévu pour l'avenir de la planète.
- Mon ami n'est nullement responsable de ça. Il a été enlevé.
- Très bien. On ne fera de mal à personne lorsqu'on changera
de véhicule. Si c'est possible. Et personne ne sera tué. Mis à part
nous, peut-être. Et maintenant, où va-t-on ? »
Derry.
C'est là qu'il est ? C'est là qu'est allé se réfugier le dernier
extra-terrestre encore vivant ?
C'est ce qu'il me semble. De toute façon, j'ai à Derry un ami
qui peut nous aider. Il voit la ligne.
Quelle ligne ?
« Oh, laissez tomber. » C'est compliqué, ajouta-t-il
mentalement.
« Qu'est-ce que vous voulez dire, c'est compliqué ? Et ‘‘pas de
ballons, pas de jeux’’, ça veut dire quoi ? »
Je vous l'expliquerai quand nous roulerons vers le sud. Si je
peux.
Le Sno-Cat fonçait en direction de l'autoroute, telle une
capsule précédée de l'éclat de ses phares.
« Racontez-moi encore ce que nous allons faire.
- Sauver le monde.
- Et redites-moi ce que cela fait de nous... j'ai besoin de
l'entendre de votre bouche.
- Des héros. »
Sur quoi Henry reposa la tête contre l'appuie-nuque et ferma
les yeux. Il s'endormit en trois secondes.
TROISIÈME PARTIE

QUABBIN

Alors que je montais l'escalier


Je croisai un homme qui n'était pas là ;
Encore aujourd'hui, il n'était pas là !
J'aurais aimé, aimé qu'il ne vînt jamais.
HUGHES MEARNS
XVIII

La chasse commence

Jonesy n'avait aucune idée de l'heure lorsque les


clignotements du panneau vert marqué LES PRÉS SECS apparurent
dans la pénombre enneigée : l'horloge du tableau de bord était en
rideau, se contentant de bégayer « 12.00 » trois fois par seconde,
mais il faisait toujours nuit et il neigeait toujours fort. À la
périphérie de Derry, les chasse-neige perdaient lui aussi la bataille
du mauvais temps. Le Ram volé était un « assez bon tacot »,
comme l'aurait dit le père de Jonesy, mais le tacot perdait la
bataille contre la tempête, glissant et dérapant de plus en plus
souvent dans la couche qui s'épaississait, s'ouvrant avec de plus en
plus de difficulté un chemin au milieu des congères accumulées
par le vent. Jonesy n'avait aucune idée de l'endroit où Mr Gray
voulait aller, mais il doutait fortement qu'il y parvienne jamais.
Pas dans ce blizzard, pas dans ce véhicule.
La radio fonctionnait, mais assez mal ; jusqu'ici, tout ce qui
leur parvenait était faible et brouillé par les grésillements de
l'électricité statique. Il n'entendit pas donner l'heure, mais réussit
à capter un bulletin météo. Si la neige s'était transformée en pluie
au sud de Portland, d'Augusta à Brunswick la précipitation
devenait un mélange pervers de grésil et de pluie verglaçante. La
plupart des agglomérations étaient privées de courant et aucun
véhicule ne pouvait se déplacer sans chaînes.
Des nouvelles qui ravirent Jonesy.

2
Lorsque Mr Gray tourna le volant pour s'engager dans la
bretelle de sortie, en direction du panneau qui leur faisait signe, le
pick-up commença à se mettre en travers et à soulever de grandes
gerbes de neige. Jonesy aurait carrément expédié le véhicule dans
le fossé s'il avait été aux commandes, mais ce n'était pas le cas. Et
s'il n'était plus totalement immunisé contre les émotions de son
hôte, Mr Gray était cependant beaucoup moins enclin à paniquer
dans les situations de stress. Au lieu de braquer n'importe
comment pour contrecarrer le dérapage, il laissa les roues aller
dans le sens pris par le pick-up et attendit de retrouver l'adhérence
avant de redresser la trajectoire. Le chien, qui dormait toujours au
même endroit, ne leva même pas le nez, et c'est à peine si le pouls
de Jonesy s'accéléra. S'il avait été en personne au volant, il n'en
doutait pas, son cœur aurait cogné comme un marteau dans sa
poitrine. Mais évidemment, ce qu'il fallait faire avec un véhicule
pendant une tempête pareille était simple : le laisser au garage.
Mr Gray respecta le panneau STOP en haut de la rampe de
sortie, même si la route 9 était aussi désertique dans un sens que
dans l'autre. De l'autre côté, s'étendait un parking immense,
éclairé par des lampes à arc ; sous leur éclat, la neige poussée par
le vent paraissait se déplacer comme la respiration glacée d'une
bête énorme et invisible. Par une nuit normale, comme le savait
Jonesy, le périmètre aurait été plein de semi-remorques,
Kenworth, Mack, Jimmy-Pete, les diesels tournant au ralenti,
scintillant de tous leurs feux de position vert et ambre. Mais cette
nuit, il était pratiquement désert, mis à part la zone marquée
PARKING LONGUE DURÉE/TICKET INDISPENSABLE ; une bonne douzaine
de poids lourds y étaient garés, les angles de leur carrosserie
adoucis par les bancs de neige. A l'intérieur, les conducteurs
devaient manger, jouer au billard électrique, regarder la télé dans
le salon des routiers, ou essayer de dormir dans le sinistre dortoir
du fond ; là, pour dix dollars, on avait droit à une couchette, à une
couverture propre et à une vue imprenable sur un mur en
parpaing. Et tous, sans aucun doute, devaient se répéter la même
chose : Quand vais-je pouvoir reprendre la route ? Et : Combien
tout ça va me coûter ?
Mr Gray leva le pied, et même s'il s'y prit avec douceur,
comme le lui recommandaient les dossiers de Jonesy sur la
conduite en hiver, les quatre roues se mirent à patiner et le
pick-up partit en crabe, s'enfonçant dans la neige.
Vas-y ! l'encouragea Jonesy depuis son poste d'observation, à
la fenêtre du bureau. Vas-y! Fous-toi en rade! Enfonce-toi jusqu'à
l'essieu ! Parce que, quand on est pris avec quatre roues motrices,
on est vraiment pris !
Puis les roues mordirent, tout d'abord le train avant, là où le
poids du moteur donnait un peu plus d'adhérence, puis le train
arrière. Le Ram traversa en cahotant la route 9 en direction du
panneau ENTREE. Un peu plus loin, il y en avait un second :
BIENVENUE AU MEILLEUR RELAIS ROUTIER DE TOUTE LA
NOUVELLE-ANGLETERRE !
C'est vraiment le meilleur relais routier du monde ? demanda
Mr Gray.
Bien sûr, répondit Jonesy.
Sur quoi, incapable de se retenir, il éclata de rire.
Pourquoi faites-vous ça ? Pourquoi faites-vous ce bruit ?
Jonesy prit conscience d'une chose stupéfiante, à la fois
touchante et terrifiante : Mr Gray souriait avec sa bouche. Pas
beaucoup, juste un petit peu, mais c'était un sourire. Il n'a aucune
idée de ce que c'est que rire, pensa-t-il. Certes, il n'avait pas su non
plus ce qu'était la colère, mais il avait montré qu'il pouvait
apprendre remarquablement vite ; il était à présent capable de
piquer sa crise comme n'importe qui.
Ce que vous avez dit m'a paru comique.
C'est quoi exactement, comique ?
Jonesy ne voyait vraiment pas comment répondre à une telle
question. Il souhaitait que Mr Gray éprouve toute la gamme des
émotions humaines, soupçonnant qu'humaniser cet usurpateur
allait peut-être se révéler, en fin de compte, sa seule chance de
survie. Nous avons rencontré l'ennemi, et il est nous, avait une fois
dit Pogo. Mais comment explique-t-on le concept de comique à un
ramassis de moisissures débarquées d'un autre univers ? Et qu'y
avait-il de comique à ce que les Prés Secs se proclament le
meilleur relais routier du monde ?
Ils approchaient d'un nouveau panneau comportant deux
flèches, l'une vers la gauche, l'autre vers la droite.
GROS-CULS, lisait-on en dessous de celle de gauche. P'TITS-CULS,
sous celle de droite.
On est quoi, nous ? demanda Mr Gray, s'arrêtant sous le
panneau.
Jonesy aurait pu l'obliger à trouver lui-même cette
information, mais à quoi cela aurait-il servi ? Nous ? Des
p'tits-culs, répondit-il donc, et Mr Gray s'engagea à droite. Les
pneus patinèrent un peu et le pick-up fit une embardée. Lad leva
la tête, laissa échapper un pet prolongé autant qu'odorant, puis se
mit à gémir. Il avait le ventre gonflé, distendu ; quiconque n'aurait
pas été au courant l'aurait pris pour une chienne sur le point de
mettre bas une belle portée.
Il y avait environ deux douzaines de véhicules, voitures, vans,
camionnettes, pick-ups, dans le parking des p'tits-culs ; ceux qui
étaient les plus enfouis sous la neige appartenaient au personnel
de l'établissement, mécaniciens (il y en avait toujours un ou deux
de service), serveuses, cuistots. Le véhicule le moins enneigé était,
nota Jonesy avec un profond intérêt, une voiture de la police de la
route, couleur bleu-gris, avec de la neige amassée autour des
gyrophares. Une arrestation mettrait certainement un bâton dans
les roues de Mr Gray ; par ailleurs, Jonesy venait d'être présent
sur les lieux de trois meurtres, si l'on comptait le propriétaire du
pick-up. Aucun témoin sur les deux premiers, et probablement
aucune empreinte de Gary Jones, mais ici ? Tu penses, autant
qu'on en voudra. Il se voyait tout à fait devant un tribunal en train
de dire, Mais monsieur le juge, c'est l'extra-terrestre qui était en
moi qui a commis tous ces crimes. C'était Mr Gray... Encore une
plaisanterie qui lui échapperait, à Mr Gray.
Le digne extra-terrestre, en attendant, n'avait cessé de
ruminer dans son coin. Pets Secs... pourquoi appelez-vous cet
endroit les Pets Secs, alors qu'il y a écrit les Prés Secs sur le
panneau ?
Parce que Lamar l'appelait comme ça, répondit Jonesy, se
souvenant des copieux petits déjeuners, ponctués de nombreux
fous rires, qu'ils y avaient pris sans se presser, en général quand ils
allaient au Trou dans le Mur ou en revenaient. Et voilà qui collait
bien à la tradition, non ? Mon père l'appelait aussi comme ça.
Et c'est comique ?
Plus ou moins. C'est un jeu de mots, un calembour,
exactement, basé sur une similitude de sons. Les calembours sont
la forme la plus primaire de l'humour.
Mr Gray se gara dans l'emplacement le plus proche des
lumières du restaurant, mais le plus loin possible de la voiture de
police. Jonesy ignorait si Mr Gray connaissait la signification de la
barre fixée sur le toit et des feux disposés dessus. Il coupa les
lumières, puis tendit la main vers la clef pour couper le contact,
mais il arrêta son geste et poussa plusieurs aboiements de rire très
canins : « Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! »
Quel effet ça vous fait ? demanda Jonesy, plus qu'un peu
curieux, et avec une certaine appréhension, aussi.
« Aucun », répondit sèchement Mr Gray en coupant le
contact. Mais ensuite, assis dans l'ombre avec le vent hurlant
autour de la cabine du pick-up, il le refit, avec un peu plus de
conviction : « Ha ! Ha, ha ha ! »
Au fond de son refuge, Jonesy frissonna. C'était un son qui
fichait les boules. On aurait dit un fantôme essayant de se rappeler
comment être humain.
Le rire ne plut pas davantage à Lad. Il gémit à nouveau,
regardant avec appréhension l'homme au volant du véhicule de
son maître.

Underhill le secouait pour le réveiller, mais Henry avait


beaucoup de mal à réagir. Il avait l'impression de s'être endormi
quelques secondes auparavant et d'avoir tous les membres coulés
dans du béton.
« Henry...
- J'suis là, j'suis là. »
Sa jambe gauche le démangeait. Mais c'était pire dans sa
bouche ; à présent, le foutu byrus lui poussait aussi sur les lèvres.
Il se les frotta du bout du doigt, étonné de constater qu'il s'enlevait
facilement. Comme une croûte.
« Écoutez. Et regardez. Vous pouvez voir ? »
Henry étudia la route neigeuse, plongée dans une pénombre
fantomatique ; Owen avait rangé le Sno-Cat et coupé les phares.
Un peu plus loin, il entendait des voix mentales dans la nuit,
l'équivalent auditif d'un feu de camp. Il s'en rapprocha. Ils étaient
quatre. Quatre jeunes hommes sans grade dans... dans...
Le Blue Group, murmura Owen. Cette fois-ci, on nous a
baptisé Blue Group.
Quatre soldats sans grade du Blue Group, donc, s'efforçant de
ne pas céder à la panique... s'efforçant de se montrer impavides...
des voix dans la nuit... un petit feu de camp de voix dans la nuit...
À sa lueur, Henry découvrit qu'il voyait vaguement quelque
chose : de la neige, bien sûr, et quelques lumières jaunes
flashantes qui illuminaient la voie d'accès d'une autoroute. Puis il
distingua l'emballage en carton d'une pizza qu'éclairaient les
lumières d'un tableau de bord. On en avait fait un plateau avec,
posés dessus, des crackers, plusieurs morceaux de fromage et un
couteau suisse. Le couteau suisse appartenait à un certain Smitty,
et chacun s'en servait à son tour pour couper le fromage. Plus
Henry observait la scène, mieux il la voyait. C'était comme lorsque
les yeux s'adaptent à l'obscurité, mais autre chose aussi : le tableau
avait une sorte de profondeur mystérieuse qui donnait le tournis,
comme si tout d'un coup le monde physique n'était plus à trois
dimensions, mais à quatre ou cinq. Il était facile de comprendre
pourquoi : il voyait les choses par quatre paires d'yeux en même
temps. Ils se tenaient tous les quatre dans le...
Dans l'Humvee, dit Underhill, ravi. C'est un putain d'Humvee,
Henry ! Spécialement équipé pour la neige, aussi ! Je vous parie
tout ce que vous voulez !
Les jeunes gens se tenaient assis près les uns des autres,
certes, mais voyaient néanmoins le monde de quatre points de vue
différents, avec quatre qualités de vision différentes, allant de
l'acuité visuelle de l'aigle (dans le cas de Dana de Maybrook, New
York) à la simple vision normale. Cela n'empêchait pourtant pas le
cerveau d'Henry d'élaborer quelque chose à partir de ce matériau,
exactement comme il était capable de voir des images mouvantes à
partir des images fixes de la pellicule d'un film. Ce n'était
cependant pas comme un film, ni même comme une astucieuse
production en 3-D ; mais une façon de percevoir entièrement
nouvelle, tellement différente qu'elle aurait pu engendrer une
façon inédite de penser.
Si cette saloperie se répand, pensa Henry, à la fois terrifié et
follement enthousiasmé, si elle se répand...
Underhill lui donna un coup de coude. « Si on remettait le
séminaire à un autre jour ? Regardez plutôt la route. »
Ce que fit Henry, employant son système de vision quadruple
et prenant conscience avec un certain retard qu'il ne s'était pas
contenté de regarder ; il avait fait bouger leurs globes oculaires de
manière à pouvoir examiner le point le plus éloigné de l'autoroute.
Là, d'autres lumières clignotaient dans la tempête.
« C'est un barrage, murmura Owen. L'une des polices
d'assurance de Kurtz. Les deux accès bloqués, aucun déplacement
sur l'autoroute ne peut se faire sans autorisation. Il nous faut
l'Humvee, c'est ce qu'on pourrait avoir de mieux dans une tempête
aussi merdique, mais nous devons éviter d'attirer l'attention des
types, de l'autre côté. Ça vous paraît possible ? »
Henry se servit de nouveau des quatre paires d'yeux ; mais il
découvrit en les manipulant que dès qu'ils regardaient tous dans la
même direction, le sentiment divin de disposer d'une vision à
quatre ou cinq dimensions s'évanouissait et qu'il se retrouvait
devant une perspective éparpillée qui lui soulevait l'estomac,
quelque chose que ses processus d'élaboration ne pouvaient
maîtriser. Il parvenait cependant à les faire bouger. Pas beaucoup,
juste leurs yeux, mais...
Ça me paraît possible si nous unissons nos forces.
Rapprochez-vous. Et arrêtez de parler à haute voix.
Branchons-nous l'un à l'autre.
Soudain, Henry se sentit la tête plus pleine. Sa vision se
clarifia de nouveau, mais la perspective, cette fois, n'était plus tout
à fait aussi profonde. Seulement deux paires d'yeux au lieu de
quatre : ceux d'Owen et les siens.
Underhill passa la première et s'avança au pas, tous feux
éteints. Les borborygmes bas du moteur se perdaient dans les
hurlements incessants du vent et, au fur et à mesure qu'ils se
rapprochaient, Henry sentit son emprise grandir sur l'esprit des
quatre hommes de l'Humvee.
Sainte merde, transmit Owen, moitié riant, moitié suffoqué.
Quoi ? qu'est-ce qu'il y a ?
Vous, mon vieux, vous ! On se croirait sur un tapis volant.
Bordel, qu'est-ce que vous êtes fort...
- Vous me trouvez fort ? Attendez un peu de rencontrer
Jonesy.
Underhill arrêta le Sno-Cat à l'abri d'une petite hauteur.
Au-delà, c'était l'autoroute. Et garé sur l'autoroute, il y avait bien
entendu Bernie, Dana, Tommy et Smitty, installés dans leur
Humvee au sommet de la rampe d'accès sud, mangeant du
fromage et des crackers sur leur plateau improvisé. Henry et Owen
ne risquaient rien. Les quatre jeunes gens n'étaient pas
contaminés par le byrus et n'avaient aucune idée qu'ils étaient
espionnés.
Prêt ? demanda Henry.
Je crois. L'invité dans la tête d'Henry, l'homme qui était resté
imperturbable lorsque Kurtz et ses acolytes leur avaient tiré
dessus, était à présent nerveux. Vous prenez la direction des
opérations, Henry. Moi, je ne suis là qu'en soutien.
Alors, on y va.
C'est par instinct qu'Henry fit ce qu'il fit ensuite, soudant les
quatre hommes de l'Humvee non pas avec des images de
destruction et de mort, mais en jouant le rôle de Kurtz. Pour cela,
il puisa non seulement dans les réserves d'énergie d'Owen
Underhill (bien plus grandes que les siennes, à ce stade), mais
aussi dans la connaissance intime qu'avait celui-ci de son
supérieur. La réussite de la mise en réseau des quatre soldats lui
valut une grande bouffée de satisfaction. Et aussi de soulagement.
Faire bouger leurs yeux était une chose ; prendre complètement
leur contrôle en était une autre, bien différente.
Il y a un Sno-Cat à l'est, non loin de vous, les gars, dit Kurtz.
Ramenez-le-moi à la base. Et tout de suite, s'il vous plaît. Pas de
questions, pas de commentaires, bougez-vous, c'est tout. Vous
allez vous trouver un peu à l'étroit, comparé à votre palace
actuel, mais je crois que vous tiendrez tous dedans, Jésus soit
loué. Et maintenant, magnez-vous le cul et que Dieu vous garde.
Henry les vit descendre de l'Humvee, le visage calme et
inexpressif. Il commença à sortir lui-même du Sno-Cat, puis vit
Owen qui restait comme paralysé derrière le volant, les yeux
écarquillés. Ses lèvres bougèrent, mais c'est seulement dans sa tête
que les mots se formèrent : Et maintenant, magnez-vous le cul et
que Dieu vous garde.
Owen ! Venez vite !
Le militaire sursauta et regarda autour de lui, puis acquiesça
et repoussa la toile qui, de son côté, fermait le Sno-Cat.

Henry tomba à genoux, se remit sur pied et regarda autour de


lui, épuisé. Il n'y avait pas loin à aller, au milieu de cette nuit
balayée par le vent, vraiment pas loin, mais il ne se sentait pas
capable de parcourir plus de dix mètres dans cette épaisse couche
de neige, et encore moins cent cinquante. Et le marchand d'œufs
continua, continua de marcher..., pensa-t-il, puis : Je l'ai fait.
C'est l'explication, évidemment. Je me suis trucidé et je suis en
enfer. Le marchand d'œufs est en enf...
Le bras d'Owen passa autour de ses épaules... mais il y avait
plus que ce soutien. Il lui communiquait sa force.
Merci, vrai...
Vous me remercierez plus tard. Et vous dormirez plus tard.
Pour l'instant, ne quittez pas la balle des yeux.
Il n'y avait pas de balle. Seulement Bernie, Dana, Tommy et
Smitty s'avançant en rang d'oignons dans la neige, une procession
de somnambules en salopette et parka à capuchon qui se dirigeait
vers l'est et Swanny Pond Road, vers le Sno-Cat, tandis qu'Owen et
Henry progressaient avec peine vers l'ouest et l'Humvee
abandonné. Le fromage et les crackers avaient aussi été
abandonnés, constata Henry, qui sentit son estomac gargouiller.
Puis l'Humvee ne fut qu'à quelques pas. Ils allaient s'éloigner
en douce, tous feux éteints pour commencer, à petite vitesse et le
plus silencieusement possible, ils contourneraient les flashes
jaunes, au bas de la rampe d'accès et, s'ils avaient un peu de
chance, les types gardant l'accès nord ne se rendraient pas compte
que leurs collègues avaient levé le camp.
S'ils nous voient, ne serait-il pas possible de les faire oublier ?
demanda Owen. En leur collant, comment dire... une bonne
amnésie ?
Henry se rendit compte qu'il le pouvait, probablement.
Owen ?
Quoi ?
Si jamais ce truc-là se répandait, ça changerait tout. Tout.
Il y eut un silence, tandis qu'Underhill réfléchissait. Ce n'était
pas d'un savoir que parlait Henry, de ce qui faisait par exemple la
supériorité des patrons de Kurtz, tout en haut de la chaîne
alimentaire ; mais de capacités qui allaient, apparemment, bien
au-delà d'une modeste transmission de pensée.
Je sais, finit-il par répondre.

5
Ils mirent cap au sud avec l'Humvee, cap au sud dans la
tempête. Henry Devlin en était toujours à se bourrer de crackers et
de fromage quand l'épuisement coupa le courant dans sa tête
soumise à trop de stimulations.
Il s'endormit, des miettes sur les lèvres.
Et rêva de Josie Rinkenhauer.

Une demi-heure après avoir pris feu, la grange-étable du vieux


Reggie Gosselin n'était plus que l'œil d'un dragon mourant dans la
nuit tempétueuse, agité de soubresauts de moins en moins forts
dans une orbite noire de neige fondue. Des bois qui s'étendaient à
l'est de Swanny Pond Road arrivaient les pop-pop-pop de coups de
feu ; tout d'abord proches et nourris, ils allaient en s'éloignant et
se raréfiant au fur et à mesure que les Imperial Valley (les
Imperial Valley de Kate Gallagher, à présent) poursuivaient les
détenus en fuite. C'était une chasse au canard boiteux, et bien peu
des canards s'en sortiraient vivants. Assez pour raconter toute
l'histoire, peut-être, assez pour les mettre tous sur la sellette, mais
ça, c'était pour plus tard.
Pendant ce temps (et aussi pendant que ce traître d'Owen
Underhill s'éloignait de plus en plus d'eux), Kurtz et Freddy
Johnson attendaient au poste de commandement (mis à part, se
disait Freddy, que ce poste de commandement était redevenu un
simple Winnebago ; la sensation de puissance et d'importance
s'était dissipée), s'amusant à lancer des cartes dans une casquette
retournée.
N'ayant plus le moindre pouvoir télépathique, mais toujours
aussi sensible aux émotions de ses hommes, même si son autorité
ne s'exerçait que sur un seul, Kurtz regarda Freddy.
« Hâte-toi lentement, mon gars. C'est un proverbe qui tient
encore la route.
- Oui, patron », répondit Freddy, sans beaucoup
d'enthousiasme.
Kurtz lança le deux de pique. Il tournoya en l'air et atterrit
dans le couvre-chef. Le vieux poussa un cri de joie enfantin et se
prépara à lancer à nouveau. Il y eut un coup frappé à la porte du
Winnebago. Freddy tourna la tête ; Kurtz lui adressa un regard
menaçant et le soldat retourna aussitôt au jeu. Kurtz lança une
carte. Elle partit bien, mais atterrit un peu trop long, sur la visière
de la casquette. Kurtz grommela quelque chose, puis fit un signe
en direction de la porte. Freddy, prononçant en silence une prière
de remerciement, alla ouvrir.
Sur les marches, il vit Jocelyn McAvoy, l'une des deux
Imperial Valley de sexe féminin. Elle avait l'accent paysan et doux
du Tennessee ; mais sous ses cheveux coupés court comme ceux
d'un garçon, son visage avait la dureté de la pierre. Elle tenait, par
sa bandoulière, une mitraillette israélienne spectaculairement non
réglementaire. Freddy se demanda où elle avait bien pu la dégoter,
puis décida que c'était sans importance. Beaucoup de choses,
d'ailleurs, avaient cessé d'avoir de l'importance, en particulier
depuis une heure ou deux.
« Tiens, Joss, dit Freddy. Quel mauvais vent t'amène ?
- Je viens livrer deux Ripley-positifs, comme j'en ai reçu
l'ordre. »
Il y eut de nouveaux coups de feu dans les bois, et Freddy vit le
regard de la jeune femme se tourner - à peine - dans cette
direction. Elle n'avait qu'une envie, retraverser la route, continuer
la partie jusqu'à la fin. Freddy savait ce qu'elle ressentait.
« Amène-nous ça, ma cocotte », dit Kurtz. Il était toujours
assis en face de la casquette posée à l'envers sur le sol (ce sol où se
devinait encore la tache laissée par le sang du troisième cuistot
Melrose), tenait toujours ses cartes à la main, mais l'intérêt faisait
briller son regard. « Voyons un peu qui tu nous as trouvé. »
Jocelyn fit un geste avec son arme. Une voix masculine
gronda, au bas de l'escalier : « Grimpez là-haut, fissa ! M'obligez
pas à vous le dire deux fois. »
Le premier qui passa devant McAvoy était grand et très noir. Il
avait une coupure à la joue, une autre dans le cou. Les deux étaient
envahies de Ripley. La moisissure avait aussi gagné les rides de
son front. Freddy le connaissait de vue, mais ignorait son nom. Le
vieux, évidemment, le savait. D'ailleurs Freddy était à peu près sûr
qu'il connaissait le nom de tous les hommes qu'il avait
commandés, les morts comme les vivants.
« Cambry ! » s'exclama Kurtz, dont les yeux devinrent encore
plus brillants. Il laissa tomber les cartes dans la casquette,
s'approcha du soldat et parut sur le point de lui serrer la main puis
y renoncer, lui adressant un salut militaire à la place. Gene
Cambry ne le lui rendit pas. Il avait une expression boudeuse, l'air
désorienté. « Bienvenue devant le tribunal exceptionnel des
Etats-Unis d'Amérique.
- Repéré courant dans les bois avec les détenus qu'il aurait dû
garder », déclara Jocelyn McAvoy.
Son visage n'exprimait rien ; tout son mépris était dans le ton
avec lequel elle avait parlé.
« Et pourquoi pas ? se rebiffa Cambry en se tournant vers
Kurtz. Vous alliez nous tuer, de toute façon. Et ne vous fatiguez
pas à mentir. Je peux le lire dans votre esprit. »
Kurtz ne fut nullement désarçonné par cette réaction. Il se
frotta les mains et adressa un sourire amical à Cambry. « Coopère
et tu pourras peut-être me faire changer d'avis, mon gars. Les
cœurs sont faits pour être brisés et les avis pour être changés, c'est
un sacré Dieu soit loué, ça. Et qui d'autre as-tu à nous montrer,
Joss ? »
C'est avec stupéfaction que Freddy vit s'avancer le deuxième
fugitif repris. Avec plaisir, aussi. Le Ripley n'aurait pu trouver
meilleur hôte, à son humble avis. Car pour commencer personne
n'aimait beaucoup ce fils de pute.
« Monsieur... patron... Je ne sais pas pourquoi je suis ici...
j'étais à la poursuite des prisonniers lorsque cette… cette... je suis
désolé, je dois le dire... lorsque cette salope trop zélée m'a prise à
part et...
- Il courait avec eux, le coupa McAvoy d'un ton ennuyé. Il
courait avec eux, et il est infecté jusqu'à son foutu trou de balle.
- C'est faux ! protesta le nouveau venu. C'est complètement
faux ! Je suis tout à fait clean ! Cent pour cent... »
McAvoy lui arracha sa casquette. Les rares cheveux blonds qui
lui restaient étaient non seulement devenus luxuriants, mais
paraissaient avoir été teintés en rouge.
« Je peux l'expliquer, monsieur », reprit Archie Perlmutter,
d'une voix qui s'amenuisa peu à peu. « Il y a... voyez-vous... »
Puis elle mourut complètement.
Kurtz lui adressait toujours son sourire le plus radieux, mais il
avait pris la précaution, comme les autres, d'enfiler son masque,
ce qui donnait à cette expression se voulant rassurante un aspect
bizarrement sinistre : on aurait dit un pédophile cherchant à
attirer un petit garçon chez lui en lui promettant des bonbons.
« Ça va aller, Pearly, lui dit Kurtz. Nous allons faire un petit
tour, c'est tout. Il y a quelqu'un que nous devons retrouver,
quelqu'un que tu connais...
- Owen Underhill, murmura Perlmutter.
- Tout juste, mon gars, dit Kurtz en se tournant vers McAvoy.
Rends sa planchette à pince à ce soldat, Joss. Je suis sûr qu'il se
sentira mieux une fois qu'il l'aura à la main. Après quoi tu pourras
retourner à la chasse, tu en meurs d'envie, j'en suis certain.
- Oui, patron.
- Mais avant, regarde ça. Un petit tour que j'ai appris dans le
Kansas. »
Kurtz ramassa la casquette et en jeta le contenu en l'air. Dans
les rafales anarchiques du blizzard qui passaient par la porte
ouverte, elles se mirent à voler en tout sens. Une seule atterrit
dans la casquette, à l'endroit. Mais c'était l'as de pique.

Mr Gray prit le menu et examina la liste des plats avec intérêt


- pain de viande, betteraves râpées, poulet grillé, tarte au chocolat
- tout en n'y comprenant à peu près rien. Jonesy se rendit compte
que ce n'était pas seulement l'ignorance du goût des aliments qui
le laissait perplexe : Mr Gray ne savait même pas ce qu'était le
goût. Comment l'aurait-il pu ? Quand on y regardait de près, il
n'était rien d'autre qu'un champignon doté d'un QI élevé.
Sur quoi arriva la serveuse, se déplaçant sous un échafaudage
imposant et rigide de cheveux blond cendré. Le badge, sur sa
poitrine non moins imposante, annonçait : BIENVENUE AUX PRÉS
SECS, DARLÈNE À VOTRE SERVICE.
« Salut, mon chou, qu'est-ce qu'on vous sert ?
- Je prendrais bien des œufs au bacon. Bien grillé, le bacon.
- Des toasts ?
- J'aimerais autant des canpakes. »
Les sourcils de la fausse blonde se soulevèrent et elle le
regarda par-dessus son calepin. Un peu plus loin, accoudé au
comptoir, un trooper - un policier - mangeait on ne savait trop
quel sandwich dégoulinant tout en parlant avec le cuistot.
« Désolé... je voulais dire des cakepans. »
Les sourcils se haussèrent encore d'un cran. La question
qu'elle se posait ne faisait aucun doute, brillant au premier plan de
son cerveau comme un néon dans la vitrine d'un saloon : ce
type-là avait-il un problème d'élocution, ou bien se payait-il sa
tête ?
De la fenêtre de son bureau, Jonesy sourit et décida que ça
suffisait.
« Des pancakes, dit Mr Gray. Des crêpes, si vous préférez. »
Tant qu'à avoir l'air idiot, autant se faire
passer pour un Français.
Darlene poussa un petit grognement.
« C'est ce que j'avais cru comprendre. Du café, pour
accompagner tout ça ?
- Oui, s'il vous plaît. »
Elle referma son calepin avec un claquement et s'éloigna. Mr
Gray fut aussitôt de retour devant la porte du bureau, furieux
contre Jonesy.
Comment êtes-vous arrivé à faire un truc pareil ?
demanda-t-il. Comment l'avez-vous pu, d'où vous êtes ?
Mr Gray donna un coup rageur contre la porte. Mais il n'était
pas seulement en colère, comprit Jonesy. Il avait peur, aussi. Car
si Jonesy pouvait interférer, toute sa stratégie était en danger.
Je ne sais pas, répondit Jonesy, tout à fait sincère. Mais ne le
prenez pas aussi mal. Profitez donc de votre petit déjeuner. Je
déconnais un peu avec vous, c'est tout.
Pourquoi ? Toujours furieux. Toujours puisant dans les
émotions de Jonesy et aimant ça, en dépit de lui-même. Pourquoi
faites-vous ça ?
Disons que c'est la monnaie de votre pièce pour avoir essayé
de me faire griller dans mon bureau pendant que je dormais.
La salle de restaurant était presque déserte et, le temps de le
dire, Darlene fut de retour avec la commande. Jonesy envisagea
un instant de vérifier s'il ne pouvait pas reprendre le contrôle de sa
bouche assez longtemps pour balancer quelque incongruité à la
serveuse (Darlene, est-ce que je peux mordre vos cheveux ? fut ce
qui lui vint à l'esprit), puis y renonça.
Elle posa l'assiette devant lui, et repartit après lui avoir
adressé un regard dubitatif. Mr Gray, tout en examinant les deux
petits amas d'un jaune brillant des œufs brouillés et les tiges
noircies du bacon (pas simplement grillé, mais carrément
incinéré, dans la grande tradition des Prés Secs) avec les yeux de
Jonesy, ressentait la même perplexité que la serveuse.
Qu'est-ce que vous attendez ? demanda Jonesy. Lui-même
patientait, à la fenêtre de son bureau, amusé et curieux. Le bacon
et les œufs pourraient-ils tuer Mr Gray ? Probablement pas, mais
qui sait s'ils ne risquaient pas de rendre malade cet enfoiré de
pirate ? Allez-y, Mr Gray, mangez. Bon putain d'appétit*.
Mr Gray consulta les dossiers de Jonesy pour savoir comment
utiliser les couverts, prit un minuscule fragment d'œuf sur le bout
de sa fourchette et le porta à la bouche de Jonesy.
Ce qui suivit fut à la fois stupéfiant et hilarant. Il se mit à
engloutir tout ce qu'on lui avait apporté, enfournant des bouchées
énormes, ne s'interrompant que pour noyer les crêpes dans le faux
sirop d'érable. Il adorait tout, mais encore plus le bacon.
De la chair ! Jonesy l'entendait exulter. On aurait presque cru
entendre la voix de la créature venue d'ailleurs, dans quelque
nanar datant des années trente. De la chair ! De la chair ! C'est le
goût de la chair !
Trop drôle... mais peut-être pas si drôle que ça, au fait. Un peu
horrible, aussi. Les croassements d'un vampire fraîchement
converti.
Mr Gray regarda autour de lui pour s'assurer que personne ne
l'observait (le flic s'attaquait à présent à une double portion de
tarte aux cerises), puis prit l'assiette et se mit à lécher la graisse à
grands coups de langue. Et il termina en suçant le sirop gluant qui
collait à ses doigts.
Darlene revint, remplit de nouveau sa tasse de café et regarda
les plats nettoyés.
« Eh bien, la vaisselle sera vite faite, observa-t-elle. Autre
chose ?
- Du bacon », répondit Mr Gray. Nouvelle consultation des
dossiers de Jonesy pour vérifier la terminologie. « Double
portion. »
Et puisses-tu t'étouffer en la bouffant, pensa Jonesy, mais il
ne nourrissait plus guère d'espoir que cela arrive.
« Faut recharger le poêle, hein ? » dit Darlene.
Mr Gray ne comprit pas le commentaire, mais il n'éprouva pas
le besoin d'en rechercher le sens dans les dossiers de Jonesy. Il mit
deux sachets de sucre dans son café, vérifia une fois de plus que
personne ne le regardait, puis se versa le contenu d'un troisième
dans le gosier. Les yeux de Jonesy se fermèrent à demi pendant les
quelques secondes où Mr Gray s'abandonna à la suavité céleste du
sucre.
Vous pourrez en avoir tant que vous voudrez, souffla Jonesy à
travers la porte. Il se dit qu'il devait sans doute savoir, à présent,
ce qu'avait ressenti Satan quand il avait emporté Jésus en haut de
la montagne pour le soumettre à la tentation de tous les attraits de
la terre. Pas spécialement bien, mais pas vraiment mal non plus ;
il faisait juste simplement son boulot, il vendait sa camelote. Sauf
que... écoutez un peu. En vérité, il se sentait bien, parce qu'il savait
qu'il avançait. Il n'infligeait aucune blessure grave à Mr Gray,
certes, mais au moins asticotait-il son hôte indésirable ; au moins
lui faisait-il suer, insidieusement, les gouttes de sang du désir.
Laissez tomber, disait Jonesy, enjôleur. Devenez indigène.
Vous pourrez passer des années à explorer mes sens. Ils sont bien
affûtés, vous savez ; je n'ai pas encore quarante ans.
Pas de réponse de Mr Gray. Nouveau regard circulaire ; mais
personne ne s'intéressait à lui. Il versa une rasade de faux sirop
d'érable dans son café, ingurgita le tout et chercha des yeux la
serveuse, pressé de voir arriver sa double portion de bacon. Jonesy
soupira. Il avait l'impression d'être avec un musulman de stricte
observance venu passer trois jours à Las Vegas.
De l'autre côté du restaurant, sur l'arcade donnant sur la salle
suivante, il y avait un panneau portant les symboles des toilettes et
des douches. Toute une série de téléphones payants étaient
disposés dans le petit corridor qui conduisait à ces installations.
Plusieurs chauffeurs s'y trouvaient, sans aucun doute pour
expliquer, qui à son épouse, qui à son patron, qu'ils ne
rentreraient pas à l'heure prévue, ayant été surpris par une
tempête de neige inattendue dans le Maine, et qu'ils se trouvaient
aux Prés Secs (connu des habitués sous le nom de Pets Secs, pensa
Jonesy), au sud de Derry, où ils pensaient devoir rester au moins
jusqu'au lendemain midi.
Jonesy se détourna de la vue de la fenêtre pour étudier son
bureau, maintenant recouvert de tout son désordre habituel. La
vue était réconfortante. Surtout celle du téléphone, son Trimline
bleu. Pourrait-il appeler Henry de cette manière ? Henry était-il
en vie au moins ? Jonesy le pensait. Il avait le sentiment que si son
ami était mort, il aurait ressenti quelque chose à l'instant où cela
serait arrivé... plus d'ombres dans la pièce, par exemple. Elvis a
décampé, disait souvent Beaver quand il repérait un nom connu
dans les avis de décès. Quelle vieille fripouille ! Jonesy n'arrivait
pas à croire qu'Henry ait déjà décampé. Il était bien possible
qu'Henry ait envie de remettre le couvert.

Mr Gray ne s'étouffa pas en engloutissant sa seconde double


portion de bacon, mais lorsque des crampes soudaines se mirent à
lui parcourir le bas-ventre, il laissa échapper un rugissement
angoissé.
Vous m'avez empoisonné !
On se calme, on se calme ! Il faut juste faire un peu de place,
mon vieux.
- De la place ? Qu'est-ce que...
Il s'interrompit, scié par une nouvelle crampe.
Je veux dire que vous avez intérêt à filer vers l'endroit qu'on
appelle le petit coin, répondit Jonesy. Mais bon Dieu, tous ces
enlèvements que vous avez faits au cours des années soixante ne
vous ont rien appris sur l'anatomie humaine ?
Darlene avait déposé l'addition sur la table ; Mr Gray la prit.
Laissez-lui quinze pour cent en plus, comme pourboire.
C'est quoi, quinze pour cent ?
Jonesy soupira. C'était donc ça, les maîtres de l'univers que
tant de films nous avaient appris à redouter ? D'impitoyables
conquérants qui voyageaient entre les étoiles mais ne savaient pas
comment couler un bronze ou calculer un pourboire ?
Nouvelle crampe, accompagnée d'un pet relativement
silencieux. Il sentait, mais pas l'éther. C'est toujours ça, se dit
Jonesy. Puis, à Mr Gray : Montrez-moi cette facture.
Jonesy étudia la feuille de papier depuis la fenêtre de son
bureau. Laissez lui un dollar et demi. Et comme Mr Gray
paraissait dubitatif, il ajouta, C'est un bon conseil que je vous
donne, mon vieux. Plus, et elle se souviendra de vous comme du
client généreux de la soirée. Moins, et elle se souviendra de vous
comme du radin.
Il sentit Mr Gray allant vérifier le sens de radin dans ses
dossiers. Puis, sans discuter davantage, il laissa un dollar et deux
quarters sur la table. Ceci fait, il se dirigea vers la caisse, qui se
trouvait sur le chemin des toilettes messieurs.
Le trooper n'avait toujours pas fini sa tarte. Lenteur suspecte,
pensa Jonesy. Quand ils passèrent près de lui, Jonesy sentit que
Mr Gray en tant qu'entité (une entité de plus en plus humaine) se
dissolvait pour aller jeter un coup d'œil dans la tête du flic. Il n'y
avait plus rien, sinon le nuage rouge-noir, pour contrôler les divers
systèmes de maintenance de Jonesy.
Rapide comme l'éclair, Jonesy s'empara du téléphone – puis
s'interrompit, hésitant sur la méthode à suivre.
Tu n'as qu'à composer le 1-800 HENRY, pensa-t-il.
Il n'y eut rien pendant quelques instants, puis, quelque part
ailleurs, un téléphone se mit à sonner.

« L'idée de Pete », marmonna Henry.


Underhill, au volant de l'Humvee (l'engin était énorme et
bruyant mais, avec ses pneus neige surdimensionnés, il négociait
les congères aussi bien que le Queen Elizabeth II les vagues de
l'Océan) jeta un coup d'œil à son passager. Henry dormait. Ses
lunettes avaient glissé sur le bout de son nez. Ses paupières,
délicatement bordées d'une dentelle de byrus, tressaillaient au
rythme des mouvements qui agitaient ses globes oculaires. Il
rêvait. De quoi ? se demanda Owen. Sans doute aurait-il pu sonder
la tête de son nouvel associé, mais il y avait là quelque chose de
pervers.
« L'idée de Pete, répéta Henry. C'est Pete qui l'a vue le
premier ».
Sur quoi il poussa un soupir, un soupir si fatigué qu'il fit pitié
à Owen. Non, décida-t-il, il ne voulait rien savoir de ce qui se
passait dans la tête d'Henry. Encore une heure pour arriver à
Derry, un peu plus si le vent ne tombait pas. Autant le laisser
dormir.

10

Le terrain de football sur lequel Richie Grenadeau a régné un


temps se trouve derrière le lycée de Derry, mais Richie est depuis
cinq ans dans la tombe du héros adolescent, rien qu'un James
Dean local de plus victime d'un accident de voiture. D'autres héros
sont passés depuis, ont fait leurs trois petits tours et s'en sont
allés. De toute façon, ce n'est pas la saison du football. C'est le
printemps, et il y a sur le terrain un rassemblement qui fait penser
à des oiseaux s'apprêtant à migrer - des oiseaux énormes, rouges
avec une tête noire. Ces corbeaux mutants rigolent et bavardent,
assis sur des chaises pliantes, mais Mr Trask, le principal, n'a pas
de mal à se faire entendre pour autant ; debout sur une scène
improvisée, c'est lui qui tient le micro.
« Une dernière chose avant que je vous rende votre liberté,
tonne-t-il. Je ne vais pas vous demander de ne pas lancer vos
toques en l'air à la fin de la cérémonie, des années d'expérience
m'ayant appris que c'était une cause perdue d'avance... »
Il y a des rires, des cris, des applaudissements.
« ...mais par contre, je vous demande DE LES RAMASSER ET DE LES
RENDRE, SANS QUOI ON VOUS LES FERA PAYER ! »
Il y a quelques hou et des manifestations diverses, les faux
pets de Beaver Clarendon étant les plus bruyantes.
Mr Trask parcourt une dernière fois les étudiants des yeux.
« Jeunes gens et jeunes filles, membres de la promotion 1982,
je pense parler au nom de toute la faculté quand je dis que je suis
fier de vous. Voilà qui sera le mot de la fin, et... »
Le reste se perd dans le brouhaha, micro ou non ; dans une
grande agitation de nylon, les corbeaux rouges se lèvent et
s'égayent. Demain à midi, ils prendront pour de bon leur envol ; et
bien que les trois rigolards qui se frayent un chemin jusqu'au
parking (où les attend la voiture d'Henry) ne s'en rendent pas
compte, la période « enfance » de leur amitié va toucher à sa fin
dans quelques heures. Non, ils ne s'en rendent pas compte, et c'est
sans doute aussi bien.
Jonesy s'empare de la toque d'Henry, l'enfonce sur la sienne et
fonce vers le parking.
« Hé, trou-du-cul, rends-moi ça ! » crie Henry qui, du coup,
subtilise celle de Beaver. Celui-ci se met à piailler comme un
poulet et court après Henry, riant lui aussi. Le trio traverse le
terrain au pas de charge, saute derrière les bancs de touche, leurs
toges de jeunes diplômés ondoyant autour de leurs jeans. Jonesy a
deux toques sur la tête, mais les glands pendouillent de deux côtés
différents ; Henry en a une, mais bien trop grande : elle lui tombe
sur les oreilles ; et Beaver court tête nue, un cure-dents entre les
lèvres, ses longs cheveux noirs flottant dans son dos.
Jonesy regarde derrière lui tout en courant, provoquant Henry
(« Allez, le roi du basket, tu cours comme une fille ») et manque
presque de renverser Pete, qui est en train d'étudier le DERRY
DOIN'S, le panneau d'affichage sous verre situé à l'entrée nord du
parking. Pete, qui n'est diplômé de rien du tout cette année,
puisqu'il est de la promotion suivante, attrape Jonesy, le fait
pencher comme un danseur de tango sa cavalière, et lui colle un
bécot en plein sur la bouche. Les deux toques dégringolent de la
tête de Jonesy, qui pousse un cri de surprise.
« Pédé ! » éructe-t-il, s'essuyant frénétiquement la bouche...
mais il ne peut se retenir de rire à son tour. Pete est un cas à part :
capable de rester peinard pendant des semaines, Mister Normal
soi-même, puis de se mettre brusquement à faire un truc délirant.
En général, le truc délirant se produit après deux ou trois bières,
mais pas cet après-midi.
« J'en rêvais depuis toujours, Gabriella, répond Pete d'un ton
sentimental. Tu sais maintenant ce que j'éprouve pour toi.
- Con de pédé ! Si tu m'as foutu la chtouille, je te tue ! »
Henry arrive, récupère sa toque tombée au sol et en frappe
Jonesy.
« Il y a des taches d'herbe dessus ! Si on m'oblige à payer le
nettoyage, ça ira un peu plus loin que t'embrasser, Gabriella.
- Ne fais pas de promesses que tu ne pourrais pas tenir,
bougre d'âne.
- Ma belle Gabriella », réplique Henry, solennel.
Le Beav arrive sur ces entrefaites, hors d'haleine. Mais il n'a
pas perdu son cure-dents. Il ramasse la toque de Jonesy et
l'examine. « Il y a une tache de foutre dedans, dit-il. Si tu crois que
je n'en ai pas assez vu dans mes draps... » Il prend une profonde
inspiration et claironne, à l'intention de leurs condisciples qui se
dispersent vers le parking dans leurs robes de diplômés : « Gary
Jones s'est branlé dans sa toque ! Hé, les gars, écoutez ça ! Gary
Jones s'est branlé dans... »
Jonesy l'attrape, l'entraîne au sol avec lui et les deux garçons
se roulent dessus, dans de grandes envolées de tissu rouge. Les
deux toques sont éjectées et Henry les récupère pour qu'elles ne
soient pas écrasées.
« Lâche-moi ! crie Beaver. Tu m'écrases ! Bordel de Dieu de
merde !
- Duddits la connaissait », dit Pete. Il a perdu tout intérêt à
leurs bêtises ; il ne partage pas non plus beaucoup leur excitation
(Pete est peut-être le seul d'entre eux à pressentir l'imminence de
grands changements). Il regarde de nouveau le panneau
d'affichage. « Nous aussi, on la connaissait. On la voyait toujours
devant l'Académie des Retardés. ‘‘Salut, Duddie’’, qu'elle disait. »
Pour prononcer Salut, Duddie, Pete prend un instant une voix
haut perchée, une voix de fillette, mais d'un ton qui est d'une
certaine manière plus attendri que moqueur. Et bien qu'il ne soit
pas un imitateur très doué, Henry reconnaît aussitôt cette voix. Il
se rappelle la fillette, avec ses cheveux blonds mousseux, ses
grands yeux bruns, ses genoux écorchés et son sac blanc contenant
son déjeuner et ses poupées BarbieKen. C'est ainsi qu'elle les
appelle, BarbieKen, comme si elles ne formaient qu'une seule
entité.
Jonesy et Beaver ont aussi compris qui imite Pete. C'est qu'il y
a ce lien, entre eux ; il existe depuis des années. Entre eux et
Duddits. Aucun ne se souvient du prénom de la petite blonde, pas
plus le Beav que Jonesy ou Henry ; ils se rappellent seulement
qu'elle avait un nom de famille à coucher dehors avec un billet de
logement. Et aussi qu'elle avait le béguin pour le Dudster, raison
pour laquelle elle l'attendait toujours devant l'Académie des
Retardés.
Les trois nouveaux diplômés se rassemblent autour de
Pete, devant le tableau d'affichage.
Comme toujours, il est encombré d'affichettes : ventes de
charité, pub pour lavage de voiture, bouts d'essai pour jouer dans
la version locale de The Fantastiks, classe d'été à Fenster, sans
compter nombre d'annonces, rédigées à la main, d'étudiants
cherchant qui du travail, qui une place pour se rendre à Boston,
qui voulant vendre ci, voulant acheter ça, qui demandant un
coturne pour Providence.
Et, tout en haut, à l'angle, la photo d'une ado souriante sous
une luxuriante tignasse de cheveux blonds (frisottés plutôt que
mousseux, à présent), avec de grands yeux à l'expression
légèrement intriguée. Ce n'est plus une petite fille - Henry ne cesse
de constater avec un étonnement toujours renouvelé que tous les
enfants avec lesquels il a grandi (y compris lui-même) ont disparu
- toutefois, il aurait reconnu n'importe où ces yeux bruns à
l'expression intriguée.
ON RECHERCHE, annonce en majuscules l'avis sous la photo. Et,
en dessous, écrit légèrement plus petit : JOSETTE RINKENHAUER, VUE
POUR LA DERNIÈRE FOIS AU TERRAIN DE SOFTBALL DE STRAWFORD PARK, LE
7 JUIN 1982. Encore en dessous figurent d'autres détails, mais
Henry ne prend pas la peine de les lire. Cela lui fait penser qu'il y a
quelque chose de bizarre à Derry quand il est question d'enfants
disparus ; ce n'est pas du tout comme dans les autres villes. Nous
sommes le 8 juin, ce qui signifie que la petite Rinkenhauer n'a
disparu que depuis vingt-quatre heures : et cependant, l'affichette
a été placée (ou déplacée) tout en haut du panneau d'affichage,
comme si on avait hésité à la mettre. Et ce n'est pas tout. Il n'y
avait rien dans le journal ce matin ; Henry le sait d'autant mieux
qu'il l'a lu. Il l'a parcouru, du moins, tout en vidant son bol de
céréales. C'était peut-être enfoui quelque part au fond de la
rubrique locale, se dit-il, sachant tout de suite qu'il a vu juste. Le
mot clef est enfoui. Il aurait même pu dire, enterré. On enterre
beaucoup de choses, à Derry. Les bavardages sur les disparitions
d'enfants, par exemple. Il s'en est produit beaucoup, au cours des
dernières années, et les quatre garçons ne l'ignorent pas. L'idée
leur a même certainement traversé l'esprit, le jour où ils ont
rencontré Duddits Cavell, mais c'est un sujet dont on ne parle
guère. Comme si la disparition d'un enfant, de temps en temps,
était le prix à payer pour vivre dans un endroit aussi calme et
charmant. A cette idée, Henry sent poindre en lui un sentiment
d'indignation, sentiment qui cherche tout d'abord à se mêler avec
le bonheur béat qu'il connaît, puis à le remplacer. Elle était
adorable, en plus, avec ses BarbieKen... adorable comme
Duddits. Il se souvient des innombrables fois où ils ont
accompagné Duddits à l'école, la voyant si souvent l'attendre
devant l'école, la petite Josie Rinkenhauer avec ses genoux
écorchés et son grand sac en plastique... Salut, Duddie, disait-elle.
Oui, elle était adorable.
Et elle l'est toujours, pense Henry. Elle...
« Elle est vivante », affirme Beaver avec placidité. Il sort le
cure-dents mâchouillé de sa bouche, l'examine, puis le laisse
tomber par terre. « Elle est vivante et encore dans le secteur. Pas
vrai ?
- Ouais », répond Pete. Il contemple toujours la photo, fasciné,
et Henry sait ce qu'il pense, presque la même chose que lui :
qu'elle a grandi. Même Josie qui, si la vie avait été plus juste,
aurait pu devenir la petite amie de Duddits, même elle a grandi.
« Mais je crois qu'elle est... vous savez...
- Sacrément dans la merde », achève Jonesy.
Il s'est débarrassé de sa robe de diplômé et commence à aller
et venir, trois pas dans un sens, trois dans l'autre.
« Où ça ? » demande Henry.
Pete secoue la tête. Jonesy aussi.
« Allons demander à Duddits », propose soudain Beaver. Et
tous savent pourquoi. Pas besoin d'en discuter. Parce que
Duddits...

11

« ...voit la ligne ! » hurla brusquement Henry en se redressant


en sursaut dans le siège du passager de l'Humvee. Ce qui colla une
peur bleue à Underhill, lequel était lui-même très loin, dans
quelque endroit privé, où il n'y avait que lui, la tempête et le défilé
interminable et monotone des catadioptres le long de la route
pour lui dire où il se trouvait en réalité. « Duddits voit la ligne ! »
Le gros véhicule fit une embardée, dérapa, se redressa.
« Bon Dieu, mon vieux ! Prévenez-moi la prochaine fois que
vous entrerez en éruption, vous voulez bien ? »
Henry se passa une main sur le visage, prit une profonde
inspiration, expira lentement.
« Je sais où nous allons et ce que nous avons à y faire...
- Eh bien, parfait.
- ... mais il faut que je vous raconte quelque chose avant,
pour que vous compreniez. »
Underhill lui adressa un coup d'œil.
« Et vous, vous comprenez ?
- Pas tout, mais plus qu'avant.
- Allez-y. Nous ne serons pas à Derry avant une bonne heure.
Ça suffira ? »
Henry se dit que ce sera plus que suffisant, surtout s'ils se
parlent d'esprit à esprit. Il commença par le commencement, ce
qui à présent, lui paraissait être le commencement. Non pas la
venue des grisâtres, non pas l'invasion du byrus ou des fouines,
mais les quatre garçons qui avaient espéré voir une photo de la
Reine de la Promo les jupes relevées, c'est tout. Pendant que le
militaire conduisait, son esprit se remplissait d'images reliées
entre elles, mais davantage comme dans un rêve que comme dans
un film. Henry lui parla de Duddits, de leur première virée au
Trou dans le Mur, de Beaver dégobillant dans la neige. Il lui
raconta comment ils allaient tous ensemble en classe, lui expliqua
la version du cribbage créée par Duddits : ils jouaient, Duddits
déplaçait les fiches. Il lui parla encore du jour où ils avaient amené
Duddits voir le Père Noël, et de la putain de partie de rigolade
qu'ils avaient eue. Et aussi comment ils avaient vu la photo de
Josie Rinkenhauer sur le panneau d'affichage DERRY DOIN'S, le jour
où les trois plus grands avaient reçu leur diplôme. Underhill les vit
partir pour la maison des Cavell sur Maple Lane, dans la voiture
d'Henry, les toges et les toques empilées à l'arrière ; les vit dire
bonjour à Mr et Mrs Cavell, qui se trouvaient dans leur séjour en
compagnie d'un homme au teint de cendre et d'une femme en
pleurs ; Roberta Cavell avait le bras passé autour des épaules
d'Ellen Rinkenhauer et lui disait que ça allait s'arranger, que Dieu
ne permettrait pas qu'il arrive quelque chose à leur chère petite
Josie.
C'est puissant, pensa Owen, rêveur. Bigre, le don de ce type
est puissant. Comment est-ce possible ?
Les Cavell regardent à peine les garçons, parce que ce sont des
visiteurs habituels du 19, Maple Lane, et les Rinkenhauer sont
trop plongés dans leur angoisse pour se rendre seulement compte
de leur présence. Ils n'ont pas touché au café que leur a servi
Roberta. Il est dans sa chambre, les gars, leur dit Alfie Cavell,
avec un vague sourire. Et Duddits, qui contemplait sa collection de
GI Joe (il les a tous) se lève dès qu'il les voit dans l'encadrement de
la porte. Duddits ne porte jamais ses chaussures dans sa chambre ;
il met ses pantoufles Bugs Bunny, celles qu'Henry lui a offertes
pour son dernier anniversaire. Il adore ses pantoufles Bugs Bunny,
il les portera jusqu'à ce qu'elles soient réduites en lambeaux roses
raccordés à coups d'adhésif d'emballage ; mais aujourd'hui, il a
pourtant ses chaussures aux pieds. Il les attendait, et bien que son
sourire soit aussi rayonnant que d'habitude, ses yeux ont une
expression sérieuse. Où on a ? demande Duddits. Où on va ? et...
« Vous étiez tous comme ça ? » murmura Owen. Sans doute
Henry le lui avait-il déjà expliqué, mais il n'avait pas compris,
jusqu'à maintenant, ce qu'il avait voulu dire. « Même avant
ça ? » ajouta-t-il en touchant le côté de son visage où une fine
couche duveteuse de byrus envahissait sa joue.
« Oui. Non. Je ne sais pas. Ne dites rien, Owen. Écoutez. »
Et de nouveau la tête d'Underhill se remplit d'images datant
de 1982.

12

Il est seize heures trente lorsqu'ils arrivent à Strawford Park,


où une bande de filles en t-shirt DERRY HARDWARE jaune occupent le
terrain de softball ; presque toutes ont une
queue-de-cheval qu'elles ont fait passer par l'ouverture à l'arrière
de leur casquette. La plupart portent des appareils dentaires.
« Nom d'une pipe, commente Pete, qu'est-ce qu'elles jouent
mal... », et c'est bien possible, mais ça ne les empêche pas de bien
s'amuser, dirait-on. Henry, lui, ne s'amuse pas du tout ; il a des
papillons plein l'estomac et il est soulagé de constater qu'il en va
apparemment de même pour Jonesy, qui arbore une mine
solennelle et effrayée. Ni Pete ni Beaver n'ont beaucoup
d'imagination, alors que lui et cette bonne vieille Gabriella en ont
à revendre. Pour Pete et le Beav, c'est juste une histoire de
boy-scouts, une histoire de Frank et Joe Hardy, par exemple.
Mais pour Henry, c'est différent. Ne pas retrouver Josie
Rinkenhauer serait déjà moche (car c'est toujours possible, il le
sait), mais la retrouver morte...
« Beav », dit-il.
Beaver regardait les filles. Il se tourne vers Henry.
« Quoi ?
- Tu crois toujours qu'elle est vivante ?
- Je... » son sourire s'évanouit, il paraît troublé. « Chais pas,
vieux. Pete ? »
Mais Pete secoue la tête.
« J'en avais l'impression, devant le lycée - merde, c'est tout
juste si cette photo ne me parlait pas - mais maintenant... »
Il hausse les épaules.
Henry regarde Jonesy, qui hausse aussi les épaules et ouvre
les mains en un geste d'ignorance. Henry se tourne donc vers
Duddits.
Duddits observe tout ce qui passe à travers une paire de
lunettes de soleil qu'il aime bien (il les a déclarées ool, « cool » en
Duddits dans le texte) ; elles sont de forme enveloppante et ont
une surface réfléchissante. Henry trouve plutôt qu'avec ses
lunettes ools, Duddits ressemble à Ray Waltson dans Mon
Martien préféré, mais il ne le lui a jamais dit, et encore moins
transmis. Duds a aussi coiffé la toque de Beaver ; il aime beaucoup
souffler sur le gland pour le faire se balancer.
Duddits ne pratique pas la sélection perceptive ; pour lui,
l'ivrogne qui cherche les bouteilles consignées dans les poubelles,
les filles jouant au softball et les écureuils se poursuivant dans les
branches sont tous aussi fascinants.
« Duddits, dit Henry. Tu te rappelles de cette fille, quand tu
allais à l'école, à l'Académie, une fille qui s'appelait Josie ? Josie
Rinkenhauer ? »
Duddits prend une expression d'intérêt poli parce que son ami
Henry lui parle, mais le nom ne lui dit manifestement rien, et
comment cela serait-il possible ? Il ne sait même plus ce qu'il a
mangé au petit déjeuner, alors comment pourrait-il se souvenir
d'une fille avec laquelle il allait à l'école trois ou quatre ans
auparavant ? Henry sent une onde de désespoir l'envahir, un
désespoir bizarrement mâtiné d'amusement. Qu'avaient-ils
espéré, en effet ?
« Josie », articule soigneusement Pete, à son tour. Lui non
plus ne paraît pas très optimiste. « On te taquinait en disant que
c'était ta petite amie, tu te souviens ? Elle avait des yeux bruns...
plein de cheveux blonds qui moussaient autour de la tête...
et... » Il pousse un soupir de dégoût. « Et merde.
- Au our, êm ere », dit Duddits, sachant que d'habitude ça les
fait sourire : Autre jour, même merde. Comme ça ne marche pas, il
essaie autre chose : « A allons, a jeux.
- Ouais, dit Jonesy. Pas de ballons, pas de jeux, t'as raison. Il
ne nous reste plus qu'à le ramener chez lui, les gars, jamais on ne
va...
- Non. »
C'est Beaver qui a parlé, et tous le regardent. Il a l'œil brillant,
mais l'expression troublée. Il mâchonne son cure-dents avec une
telle énergie que le petit morceau de bois s'agite comme un piston
entre ses lèvres.
« L'attrape-rêves », dit-il.

13

« L'attrape-rêves ? » demanda Underhill.


Sa voix donnait l'impression de venir de loin, même à ses
propres oreilles. Les phares de l'Humvee trouaient de leurs cônes
de lumière un paysage morne de plaine neigeuse paraissant
s'étendre à l'infini ; seul le reflet jaune des catadioptres permettait
de comprendre qu'on était sur une route. Attrape-rêves,
pensa-t-il, tandis qu'une fois de plus son esprit s'emplissait du
passé d'Henry, le submergeant presque avec les images, les sons et
les odeurs de cette journée aux limites de l'été :
Attrape-rêves.

14

« Attrape-rêves », dit Beaver, et ils se comprennent les uns les


autres comme cela leur arrive parfois, croyant (à tort, Henry s'en
rendra compte plus tard) que c'est fréquent entre amis. Bien qu'ils
n'aient jamais parlé ouvertement du rêve qu'ils ont partagé lors de
leur première expédition de chasse au Trou dans le Mur, Beaver,
ils le savent, est persuadé qu'il a été provoqué par l'attrape-rêves
de Lamar. Aucun des trois autres n'a essayé de le détromper, un
peu parce qu'ils ne tiennent pas à mettre en doute la superstition
de leur ami sur les vertus de cette petite toile d'araignée
inoffensive, beaucoup parce qu'ils n'ont aucune envie de parler de
cette journée. Mais ils comprennent maintenant que Beaver a mis
le doigt sur au moins la moitié d'une vérité. Un attrape-rêves les a
effectivement unis, mais pas celui de Lamar.
Duddits est leur attrape-rêves.
« Allons-y, dit calmement Beaver. Allons-y, les gars, n'ayez pas
peur. Tenons-le. »
Et c'est ce qu'ils font, bien qu'ils aient tout de même un peu
peur, même Beaver.
Jonesy prend la main droite de Duddits, cette main qui est
devenue si habile avec les outils depuis qu'il travaille au centre
pour handicapés. Duddits paraît surpris, puis sourit et referme sa
main sur celle de Jonesy. Pete lui prend la main gauche. Beaver et
Henry s'approchent et passent les bras autour de la taille de
Duddits.
Et c'est dans cette position qu'ils se retrouvent, sous l'un des
énormes vieux chênes de Strawford Park, une dentelle mouvante
de lumière de juin jouant sur leurs visages à travers la ramure. On
dirait une équipe de sport avant un match important. Les joueuses
de softball en t-shirt jaune éclatant ne font pas attention à eux ;
l'écureuil non plus ; l'ivrogne qui, imperturbable, récupère une à
une ses boîtes de soda pour se payer son repas en forme de
bouteille, pas davantage.
Henry sent la lumière se glisser en lui et comprend que cette
lumière est lui-même et ses amis ; ils la produisent ensemble, cette
merveilleuse dentelle de lumière et d'ombre verte ; et de tous, c'est
Duddits qui brille le plus. Il est leur meneur de jeu ; sans lui, pas
de ballons, pas de jeux. Il est leur attrape-rêves, il les fusionne en
une unité. Le cœur d'Henry s'emplit comme il ne s'emplira jamais
plus (et le vide de ce manque ira croissant, sera de plus en plus
sombre autour de lui au fil des ans), et il pense : S'agit-il
simplement de retrouver une petite retardée dont probablement
tout le monde se fiche, sauf ses parents ? S'agissait-il de tuer une
brute stupide, de joindre nos forces pour lui faire quitter la route
et cela, Dieu me pardonne, cela pendant notre sommeil ? Ne
s'agit-il que de cela ? Quelque chose d'aussi génial, d'aussi
merveilleux, pour accomplir des exploits aussi insignifiants ? N'y
a-t-il pas autre chose ?
Car s'il n'y a rien d'autre - et il pense cela même dans ce
moment d'extase où ils sont unis - à quoi bon ? Qu'est-ce que cela
peut bien vouloir dire ?
Puis cette idée, et toute pensée est balayée par la force de ce
qu'il voit. Le visage de Josie Rinkenhauer s'élève devant eux, une
image mouvante, tout d'abord composée de quatre perceptions, de
quatre souvenirs... puis un cinquième élément entre en jeu quand
Duddits comprend qui est celle pour laquelle ses amis font toute
cette histoire.
Quand Duddits entre en scène, l'image devient cent fois plus
brillante, cent fois plus précise. Henry entend un hoquet de
surprise - Jonesy -, et il en aurait fait autant s'il avait eu de l'air
dans les poumons. Parce que Duddits est peut-être retardé à de
nombreux titres, mais pas à celui-ci ; dans ce domaine, ils ne sont
que de pauvres petits débiles tandis que Duddits est un génie.
« Oh, mon Dieu », s'écrie Beaver avec autant d'émerveillement
que d'effroi dans la voix.
Parce que Josie se tient ici avec eux. Les différentes façons
dont chacun a perçu son âge font d'elle une fillette de douze ans,
plus âgée qu'à l'époque où ils l'ont vue pour la première fois,
attendant Duddits devant l'Académie des Retardés, mais plus
jeune que ce qu'elle doit être aujourd'hui. Ils se sont entendus
pour lui donner une robe à la couleur instable, qui varie du bleu au
rose, du rose au rouge et qui du rouge revient au bleu. Elle tient à
la main son grand sac en plastique d'où dépassent les têtes de
BarbieKen ; ses genoux sont magnifiquement écorchés. Les
coccinelles de ses boucles d'oreilles apparaissent et disparaissent
et Henry se dit, Ah, ouais, je m'en souviens, après quoi elles
demeurent en place.
Elle ouvre la bouche et dit, Salut, Duddie. Elle regarde autour
d'elle et dit, Salut, les garçons.
Puis elle s'évanouit. Comme ça. D'un seul coup, ils ne sont
plus que cinq, et non six. Cinq grands garçons sous le vieux chêne,
l'ancienne lumière de juin imprimant ses réseaux sur leur visage,
tandis que leur parviennent les cris des joueuses de softball. Pete
pleure. Jonesy aussi. L'ivrogne a disparu ; sans doute a-t-il
récupéré suffisamment de boîtes pour se payer sa bouteille. Mais
un autre homme a fait son apparition. Son attitude est solennelle
et il porte une lourde parka en dépit de la chaleur. Sa joue gauche
est couverte d'un duvet rougeâtre qui fait penser à une marque de
naissance, sauf qu'Henry sait qu'il s'agit d'autre chose. C'est le
byrus. Owen Underhill les a rejoints dans Strawford Park, il les
regarde, mais ce n'est pas un problème ; personne ne voit ce
visiteur venu de l'autre côté de l'attrape-rêves, mis à part Henry.
Duddits sourit, mais les larmes qu'il voit sur les joues de deux
de ses amis l'intriguent. « Ou-oa ou leurez ? » demande-t-il à
Jonesy. Pourquoi vous pleurez ?
« Ce n'est rien », lui répond Jonesy.
Quand il lâche la main de Duddits, ce qui restait de leur
contact s'évanouit. Jonesy essuie ses larmes, Pete aussi. Beaver
part d'un petit rire mal assuré.
« Je crois que j'ai avalé mon cure-dents.
- Mais non, crétin, elle est là, ta cibiche en bois », lui dit Henry
avec un geste vers le sol, où le cure-dents mâchonné gît dans
l'herbe.
« Ouver Osie ? demande Duddits.
- Tu vas pouvoir, Duds ? » demande Henry.
Duddits se dirige vers le terrain de softball, et les autres le
suivent en un petit groupe respectueux. Il passe devant Owen,
mais bien sûr ne le voit pas ; pour lui Owen Underhill n'existe pas,
ou du moins pas encore. Il passe devant le banc de touche, devant
la troisième base, devant le petit snack-bar. Puis il s'arrête.
À côté de lui, Pete hoquette.
Duddits se tourne et le regarde, l'œil brillant, l'air intéressé,
riant presque. Pete se tient l'index dressé, le faisant aller et venir
comme un métronome, et regarde le sol au travers de ce
mouvement. Henry suit son regard et, un instant, croit apercevoir
quelque chose - un éclair d'un jaune intense sur l'herbe, comme de
la peinture -, puis l'impression disparaît. Il n'y a que Pete et son
petit rituel, son don personnel d'évocation.
Duddits lui demande s'il voit la ligne, d'un ton paternel qui
donne envie de rire à Henry.
« Ouais, répond Pete, l'œil exorbité. Bordel, ouais ! » Il se
tourne vers les autres. « Elle est passée par ici, les mecs ! Elle est
venue ici ! »
Ils traversent ainsi Strawford Park, en suivant une ligne que
seuls Duddits et Pete peuvent distinguer, tandis qu'un homme
qu'Henry est seul à voir les accompagne. À l'extrémité nord du
parc, on tombe sur une palissade de fortune sur laquelle on a
apposé une pancarte : PASSAGE INTERDIT PROPRIÉTÉ DE D.B. & A.R.R.
Cela fait des années que les enfants n'en tiennent aucun compte, et
cela fait des années que les trains de la société de Derry, Bangor et
Aroostook ont cessé d'emprunter la ligne qui passe par les Friches,
de toute façon. Mais ils voient les rails quand ils franchissent la
palissade ; la voie est en bas de la pente, luisant faiblement car elle
est envahie de rouille.
Le talus est raide, et sumac vénéneux et lierre s'y font la
guerre ; à mi-pente, ils découvrent le sac en plastique de Josie
Rinkenhauer. Il est vieux, aujourd'hui, et en piteux état ; on l'a
réparé à plusieurs endroits avec de l'adhésif. Mais Henry l'aurait
reconnu n'importe où.
Duddits se précipite dessus, l'ouvre vivement et regarde à
l'intérieur. Il annonce triomphalement la présence de BarbieKen.
Pete, pendant ce temps, a poursuivi son chemin, plié en deux ou
presque, la mine aussi sévère que Sherlock Holmes sur la piste du
professeur Moriarty. Et c'est en fait Pete Moore qui la retrouve.
Soudain, il se retourne vers ses amis, l'œil fou ; il se tient à la
hauteur d'un collecteur d'eaux pluviales crasseux qui pointe de
guingois au milieu des broussailles de la pente. « Elle est
là-dedans ! » hurle-t-il, frénétique. Il est blême, mis à part deux
taches rouges qui lui brûlent les joues. « Hé, les gars, je suis sûr
qu'elle est tombée là-dedans ! »
Il existe, dans le sous-sol de Derry, un réseau d'égouts et
d'évacuation des eaux d'une complexité extrême ; la ville est en
effet installée sur un ancien marécage que même les Indiens
Micmacs (les anciens habitants de la région) évitaient autrefois.
L'essentiel du système de drainage a été construit dans les années
trente, avec l'argent du New Deal, et il s'est en grande partie
effondré, pendant la terrible tempête qui a provoqué l'inondation
de la ville et détruit le château d'eau. Mais le réseau souterrain est
toujours là ; et ce tuyau s'enfonce à quarante-cinq degrés dans le
sol depuis la pente donnant sur l'ancienne voie de chemin de fer.
Josie Rinkenhauer s'y est aventurée et est tombée dedans, glissant
sur cinquante ans de feuilles mortes accumulées, comme si elle
avait été sur une luge. Elle est au fond, épuisée à force d'avoir
essayé de remonter la pente poisseuse qui s'effrite sous ses mains ;
elle a mangé les deux ou trois cookies qu'elle avait dans sa poche
et cela fait des heures et des heures, douze, peut-être quatorze,
qu'elle est là, prisonnière de l'obscurité et de la puanteur, tendant
l'oreille à la faible rumeur du monde extérieur qu'elle ne peut
atteindre, attendant la mort.
Alors, en entendant la voix de Pete, elle lève la tête et appelle
avec tout ce qui lui reste de forces :
« Aidez-moi ! Je peux pas sortir ! Je vous en prie,
aidez-moi ! »
Il ne leur vient pas un instant à l'esprit qu'ils devraient aller
demander le concours d'un adulte ; celui de Mr Nell, le policier qui
patrouille souvent dans ce secteur, par exemple. Ils n'ont qu'une
idée fixe, la faire sortir de là ; elle est sous leur responsabilité. Ils
ne laisseront pas Duddits y entrer - ils n'iront tout de même pas
jusque-là. Mais les autres forment une chaîne pour s'enfoncer
dans le noir, après une discussion qui n'aura pas duré trente
secondes. Pete s'engage le premier, puis Beaver, puis Henry et
enfin Jonesy, qui est le plus lourd, leur sert de point d'ancrage.
C'est dans cet ordre qu'ils rampent dans l'obscurité pleine
d'odeurs d'égout (mais il y a aussi une autre puanteur, fétide
celle-là, venant de quelque chose de vieux et d'ignoble au-delà de
tout) et, avant d'avoir parcouru trois mètres, Henry tombe sur
l'une des tennis de josie engluée dans le magma. Il la glisse dans la
poche revolver de son Jean sans même y penser.
Quelques secondes plus tard, Pete lance par-dessus son
épaule :
« Hé, arrêtez ! »
Les supplications et les pleurs de l'adolescente leur percent les
oreilles et Pete commence à l'apercevoir vaguement, assise au fond
de la pente recouverte de feuilles. Elle tourne vers eux un visage
qui n'est qu'un cercle un peu plus pâle dans la pénombre.
Ils étirent leur chaîne tant qu'ils peuvent, attentifs à ce qu'ils
font, en dépit de leur excitation. Jonesy, pour s'amarrer, s'est
coincé les pieds contre un gros morceau de béton qui s'est détaché.
Josie tend la main... cherche celle de Pete qui se tend aussi vers
elle... la touche presque. Finalement, quand il semble qu'il va leur
falloir admettre l'échec, Josie s'élance suffisamment pour que Pete
puisse l'attraper par son poignet écorché et sale.
« Ouais ! s'exclame-t-il, triomphant. Je la tiens ! »
Ils la font remonter avec précaution le long du tuyau, jusqu'à
l'ouverture où l'attend Duddits, qui tient son sac d'une main et ses
poupées de l'autre et lui crie de ne pas s'en faire, de ne pas s'en
faire, parce qu'il a trouvé ses BarbieKen. Il y a du soleil, de l'air
frais, et tandis qu'ils l'aident à sortir...

15

Il n'y avait pas de téléphone dans l'Humvee - deux radios


différentes, mais pas de téléphone. Malgré tout, un téléphone se
mit à retentir bruyamment, faisant voler en éclats le tissage de
souvenirs qu'Henry avait élaboré entre eux et leur fichant une
peur bleue.
Underhill sursauta comme s'il était tiré d'un profond sommeil
et le véhicule perdit son peu d'adhérence. Il se mit à glisser, puis
entama un lent tête-à-queue, la danse d'un dinosaure lourdaud.
« Sainte merde... »
Owen tenta de reprendre le contrôle de l'Humvee, mais le
volant tournait avec une aisance anormale, comme la roue d'une
goélette sans gouvernail. L'engin partit à reculons le long de la
dernière voie dégagée de ce côté-ci de l'autoroute I-95, et finit sa
course dans la congère de la séparation centrale, les phares
trouant la nuit enneigée dans la direction d'où ils arrivaient.
Drring ! Drring ! Drring ! - venant de nulle part.
C'est dans ma tête, pensa Owen. Je projette ce bruit, mais en
réalité, il est sans doute dans ma tête, le bon Dieu de...
Un pistolet, un Glock, était posé sur le siège entre eux. Henry
le prit et la sonnerie s'interrompit aussitôt. Il mit l'extrémité du
canon à hauteur de son oreille, tous les doigts refermés sur la
crosse.
Bien entendu, se dit Owen. C'est parfaitement logique. Il a un
appel sur le Glock, c'est tout. C'est un truc qui arrive tous les
jours.
« Allô ? » dit Henry. Owen ne put entendre la réponse, mais le
visage fatigué de son compagnon s'éclaira d'un sourire. « Jonesy !
J'étais sûr que c'était toi ! »
Qui cela aurait-il pu être d'autre ? se demanda Underhill.
Oprah Winfrey ? Le pape ?
« Où es... »
Puis il écouta.
« Tu crois qu'il veut Duddits, Jonesy ? Et que c'est pour ça
que... » Il écouta à nouveau. « Le château d'eau ? Mais pourquoi ?
Jonesy ? Jonesy ? »
Henry tint l'automatique contre son oreille encore quelques
instants, puis regarda l'arme sans avoir l'air de se rendre compte
de ce que c'était. Il la reposa sur le siège. Son sourire s'était effacé.
« Il a raccroché. Je crois que l'autre revenait. Mr Gray. Il
l'appelle Mr Gray.
- Il est vivant, votre copain, mais ça n'a pas l'air de vous faire
plaisir. »
En fait c'étaient les pensées d'Henry qui n'étaient pas
joyeuses, mais ça ne valait pas la peine de le dire. Il avait tout
d'abord été joyeux, comme on est joyeux lorsque quelqu'un qu'on
aime bien vous passe un petit coup de fil sur le bon vieux Glock.
Mais il n'était plus joyeux. Pourquoi ?
« Ils - oui, ils au pluriel - sont au sud de Derry. Ils se sont
arrêtés pour manger dans un routier, les Prés Secs... sauf que
Jonesy l'appelle les Pets Secs, comme quand on était gosses. Je
crois qu'il ne s'en est même pas rendu compte. Il paraissait avoir
peur.
- Pour lui ? Pour nous ? »
Henry adressa un regard morne à Owen.
« Il dit craindre que Mr Gray n'ait l'intention de tuer un flic de
la police de la route pour lui prendre son véhicule. Je crois que
c'était surtout pour ça. Merde, merde ! »
Henry se donna un coup de poing sur la jambe.
« Mais il est vivant.
- Ouais, admit Henry sans aucun enthousiasme. Il est
immunisé. Duddits... vous comprenez ce qu'est Duddits, à
présent ? »
Non, et je doute que vous le compreniez vous-même, Henry...
mais peut-être que ce que j'en comprends suffit.
Henry lui répondit sur le même mode ; c'était plus facile.
Duddits nous a changés. Le fait d'être avec lui nous a
transformés. Lorsque Jonesy a été renversé par une voiture, à
Cambridge, il a de nouveau été changé. Les ondes cérébrales des
gens qui vivent des expériences de mort clinique sont souvent
modifiées, et il y a même eu un article dans The Lancet sur ce
sujet l'an dernier. Pour Jonesy, cela doit signifier que Mr Gray
peut l'utiliser sans le contaminer et sans l'épuiser. Et ces
modifications lui permettent aussi de ne pas être totalement
subsumé, du moins jusqu'ici.
Subsumé ?
Coopté, avalé. Puis il reprit à voix haute :
« Allez-vous pouvoir nous sortir de ce banc de neige ? »
Je crois.
« C'est bien ce que je craignais », dit Henry, morose.
Underhill se tourna vers lui ; il avait des reflets verdâtres sur
le visage à cause des lumières du tableau de bord.
« Hé, qu'est-ce qui ne va pas ? »
Bordel, mais vous ne comprenez pas ? De combien de façons
différentes faudra-t-il vous le dire ? « Il est encore là-dedans !
Jonesy ! »
Pour la troisième ou quatrième fois depuis qu'ils fuyaient
ensemble, Underhill fut obligé de franchir le fossé qui séparait ce
que sa tête savait d'un côté, son cœur de l'autre.
« Oh, je vois... Il est vivant. Il pense et il vit. Il donne des
coups de téléphone... bordel de Dieu... »
Il essaya de faire avancer l'Humvee en première, mais au bout
de vingt centimètres, les roues se mirent à patiner. Il passa en
marche arrière et alla taper dans la congère - crunch. Mais les
roues arrière mordirent sur la neige qui commençait à se tasser, et
c'était ce qu'il voulait. Lorsqu'il repassa en première, ils sortirent
de la congère comme un bouchon d'une bouteille. Il s'arrêta et
garda un instant le pied sur le frein. Le véhicule avait un ralenti
puissant qui faisait trembler tout le châssis. Dehors, le vent
grondait et hurlait, lançant ses tourbillons de neige endiablés le
long de l'autoroute déserte.
« Vous savez ce que nous aurons à faire, n'est-ce pas ?
demanda Owen. Toujours en supposant, bien sûr, que nous
arrivions à l'attraper. Car quels que soient les détails, leur stratégie
est très certainement de provoquer une contamination générale.
Et le calcul...
- Le calcul est simple, l'interrompit Jonesy. Six milliards de
personnes sur le vaisseau Terre, contre un Jonesy.
- Oui. Six milliards contre un.
- Les chiffres peuvent mentir », dit Henry.
Mais il avait parlé d'un ton sans conviction. Une fois que les
chiffres atteignaient des hauteurs aussi astronomiques, ils ne
mentaient plus, ne pouvaient plus mentir. Six milliards, c'était
beaucoup. Vraiment beaucoup.
Underhill lâcha le frein et posa sa botte sur l'accélérateur.
L'Humvee roula un peu, moins d'un mètre, avant que les roues ne
se remettent à patiner, puis à mordre à nouveau dans la neige
tassée. Owen finit de se dégager de la congère comme s'ébroue un
dinosaure ; puis il manœuvra pour reprendre la direction du sud.
Racontez-moi ce qui s'est passé, après que vous avez fait
sortir la gosse de l'égout.
Mais avant qu'Henry puisse reprendre son récit, l'une des
radios du tableau de bord se mit à crépiter. La voix qui s'éleva leur
parvint, forte et claire, presque comme si celui qui parlait était
assis à côté d'eux :
« Owen ? T'es là, mon gars ? »
Kurtz.

16

Il leur fallut presque une heure pour parcourir les premiers


vingt-cinq kilomètres, au sud de Blue Base (ou du moins, ce qui
avait été Blue Base), mais Kurtz n'était pas inquiet. Dieu les
protégerait, il en était sûr.
Freddy Johnson était au volant d'un véhicule identique à celui
d'Underhill et Henry, un Humvee équipé de pneus neige. Assis à la
place du passager avant, Perlmutter était menotté à la poignée de
porte. Cambry était menotté de la même manière à l'arrière, Kurtz
assis à côté de lui, derrière son chauffeur. Kurtz se demandait si
ses deux prisonniers ne conspiraient pas entre eux par télépathie.
Pour le bien que ça pouvait leur faire... Freddy et Kurtz avaient
baissé chacun leur vitre, si bien qu'il faisait encore plus froid dans
l'Humvee que dans les chiottes au fond du jardin de papi en
janvier. C'était cependant une nécessité ; sans cela, l'atmosphère
de l'habitacle serait rapidement devenue irrespirable, aussi
sulfureuse que celle d'une mine de charbon contaminée. À ceci
près que l'odeur qui dominait n'était pas celle du soufre, mais de
l'éther. Elle semblait surtout provenir de Perlmutter. Celui-ci
n'arrêtait pas de s'agiter sur son siège, poussant parfois des
grognements bas. Cambry grouillait d'un Ripley qui poussait
comme du blé après une pluie de printemps et dégageait aussi
cette odeur que même le masque de Kurtz n'arrêtait pas. Mais le
principal coupable était Perlmutter, qui s'efforçait de péter en
silence (de la fesse gauche, comme disait Kurtz du temps lointain
et confus de son enfance), comme pour essayer de faire croire que
cette odeur pestilentielle ne provenait pas de lui. Gene Cambry se
couvrait de Ripley ; Kurtz commençait à se dire que Perlmutter,
Dieu ait pitié de lui, couvait pour sa part autre chose.
L'officier dissimulait du mieux qu'il pouvait ses pensées,
utilisant pour cela un mantra personnel : Davis et Roberts, Davis
et Roberts, Davis et Roberts.
« Vous pourriez pas arrêter ça ? demanda Cambry, à la droite
de Kurtz. Vous me rendez cinglé.
- Moi aussi », ajouta Perlmutter.
Il changea de position sur son siège et un pfffft contenu lui
échappa. A peu près le bruit d'un jouet en caoutchouc qui se
dégonfle.
« Oh, merde, Pearly ! » s'écria Freddy. Il baissa complètement
la vitre, et un tourbillon de neige et d'air glacial envahit l'habitacle.
l'Humvee dérapa et Kurtz se raidit, mais le véhicule se redressa.
« Est-ce que ce serait trop te demander... de ne plus distiller ce
putain de parfum anal ?
- Je te demande pardon, répliqua Perlmutter d'un ton raide. Si
tu insinues que j'ai lâché un vent, je dois te dire...
- Je n'insinue rien du tout. Je te dis d'arrêter de nous
empuantir, sinon... »
Johnson ne voyait pas comment préciser sa menace de
manière satisfaisante, vu que pour le moment ils avaient besoin de
deux télépathes, dont un de secours, alors Kurtz enchaîna en
douceur :
« L'histoire d'Edward Davis et de Franklin Roberts est
édifiante parce qu'elle montre qu'en réalité il n'y a rien de nouveau
sous le soleil. Elle se passe au Kansas, à l'époque où le Kansas était
vraiment le Kansas... »
Kurtz, qui était plutôt bon conteur, les entraîna au Kansas, à
l'époque de la guerre de Corée. Ed Davis et Franklin Roberts
possédaient deux petites fermes identiques non loin d'Emporia, et
non loin de la ferme des Kurtz (qui ne s'appelaient pas du tout
Kurtz). Davis, qui avait toujours eu plus ou moins du jeu dans les
boulons, devint de plus en plus convaincu que son voisin, le
scandaleux Roberts, manœuvrait pour s'emparer de sa ferme.
Roberts racontait des choses sur lui en ville, prétendait Ed Davis.
Roberts empoisonnait ses champs, Roberts faisait pression sur la
banque d'Emporia pour qu'elle le force à déposer le bilan.
Ce qu'avait fait Ed Davis ? Il avait attrapé un raton-laveur
atteint de la rage et l'avait mis dans le poulailler - son poulailler.
L'animal avait massacré les poulets tant qu'il avait pu, et lorsqu'il
en avait eu jusque-là de tuer, le Ciel en est témoin, Davis avait fait
sauter la tête noire rayée de gris de Mister Raton-Laveur.
Tout le monde gardait le silence et écoutait, dans l'habitacle
glacial de l'Humvee.
Ed Davis avait chargé tous les poulets morts, ainsi que le
raton-laveur, à l'arrière de son International
Harvester et, profitant d'une nuit sans lune, avait été déverser
son chargement de cadavres dans les deux puits de Franklin
Roberts, celui réservé aux animaux et celui de la maison. Puis, la
nuit suivante, bourré au whiskey et mort de rire, Davis avait
appelé son ennemi au téléphone et lui avait raconté ses exploits.
L'a fait pas mal chaud aujourd'hui, pas vrai ? lui avait demandé
le cinglé, s'esclaffant tellement fort que Franklin Roberts avait du
mal à le comprendre. Qu'est-ce que vous vous êtes envoyé comme
flotte aujourd'hui, toi et tes bonnes femmes ? Celle du
raton-laveur, ou celle des poulets ?J'peux pas t'le dire, vu que
j'me rappelle plus où c'est que j'ai mis quoi! C'est pas une honte,
ça ?
Un tremblement agitait la commissure gauche des lèvres de
Cambry, comme s'il avait eu une attaque d'apoplexie. Le Ripley
qui poussait dans la ride horizontale de son front donnait
l'impression qu'il avait eu le crâne ouvert.
« Qu'est-ce que vous voulez dire ? Que moi et Pearly nous ne
valons pas plus que deux poulets enragés ?
- Fais attention à ce que tu dis quand tu parles au patron,
Cambry », dit Freddy dont le masque s'agitait
verticalement quand il parlait.
« Hé, qu'il aille se faire foutre, le patron. La mission est
terminée ! »
Johnson leva la main pour frapper Cambry par-dessus le
dossier du siège. L'homme tendit le cou, agressif et effrayé à la
fois, comme pour raccourcir la distance.
« Vas-y, mon lapin. Vaudrait peut-être mieux vérifier si t'as
pas une ou deux petites coupures sur la main avant, tout de même.
Parce qu'une seule, même toute petite, ça suffit. »
La main de Freddy resta suspendue en l'air un instant, puis
revint se poser sur le volant.
« Et tant que tu y es, Freddy, tu ferais bien de surveiller ce qui
se passe dans ton dos. Si tu crois que le patron va laisser des
témoins, t'es vraiment cinglé.
- Cinglé, oui, reprit Kurtz avec enthousiasme, gloussant de
rire. Des tas de fermiers deviennent cinglés, ou le devenaient
avant Willie Nelson et son association pour aider les fermiers,
Dieu les bénisse. Le stress de la vie, je suppose. Ed Davis, le
pauvre vieux, a fini par se retrouver en Virginie, du côté de Big
Two. Peu après l'histoire des puits, Frank Roberts a tout bazardé
et est allé s'installer à Wichita où il a travaillé comme représentant
pour Allis-Chalmers. Et aucun des puits n'était pollué, en fait. Il a
fait venir un inspecteur de l'hygiène pour faire des prélèvements,
et le type a trouvé que l'eau était bonne. Ce n'est pas comme ça
que se propage la rage, voilà ce qu'il lui a dit. Je me demande,
pour le Ripley...
- Donnez-lui au moins son vrai nom, l'agressa Cambry. C'est le
byrus.
- Byrus ou Ripley, c'est du pareil au même, répondit Kurtz. Ces
enfoirés cherchent à empoisonner nos puits. A polluer nos
précieux fluides, comme disait l'autre.
- Vous vous en foutez pas mal, oui ! » cracha Pearly. Johnson
sursauta tant il y avait de haine dans la voix de l'homme. « Tout ce
qui vous intéresse, c'est d'attraper Underhill. » Il garda le silence
un instant puis ajouta, d'une voix chagrine : « C'est vous qui êtes
cinglé, patron.
- Owen ! s'écria Kurtz, apparemment gai comme un pinson. Je
l'avais presque oublié, celui-là. Où est-il en ce moment, les gars ?
- Juste devant, répondit Cambry d'un ton boudeur. Pris dans
une putain de congère.
- Sensationnel ! On se rapproche !
- Ne criez pas trop vite victoire. Il est en train de se dégager. Il
a un Humvee, tout comme nous. On peut faire passer ces engins
par le milieu de l'enfer quand on sait s'en servir. Et il a l'air de
savoir.
- Dommage. On n'a pas regagné un peu de terrain ?
- Pas beaucoup. »
Pearly avait répondu en faisant une grimace. Il se déplaça et
laissa échapper un gaz.
« Puuutain ! grommela Johnson.
- Donne-moi le micro, Freddy. Fréquence générale. Notre
ami Owen adore la fréquence générale. »
Freddy lui tendit le micro au bout de son cordon
tirebouchonné et régla la fréquence sur le poste.
« Faites un essai, patron. »
Kurtz pressa le bouton, sur le côté du micro.
« Owen ? T'es là, mon gars ? »
Silence, parasites, hululements monotones du vent. Kurtz était
sur le point de faire un nouvel essai lorsque la voix d'Owen arriva,
claire et nette, avec un bruit de fond, mais pas de déformation.
Rien ne changea sur le visage de Kurtz - il garda son
expression d'intérêt amusé -, mais son pouls s'accéléra.
« Je suis là.
- Quel plaisir de t'entendre, mon gars, quel plaisir ! J'estime ta
position à quatre-vingts kilomètres au sud de la nôtre. Nous
venons juste de passer la sortie 39, on ne doit pas être loin du
compte, n'est-ce pas ? »
Ils venaient en réalité de passer la sortie 36, et Kurtz pensait
qu'ils étaient beaucoup moins loin, à une quarantaine de
kilomètres, peut-être.
Silence à l'autre bout.
« Range-toi sur le bas-côté, mon gars, conseilla Kurtz de sa
voix la plus aimable, la plus raisonnable. Il n'est pas trop tard ; on
peut encore arranger ce bordel. Nos carrières sont foutues, pas de
doute là-dessus, j'en ai peur - nous sommes des poulets crevés
dans un puits empoisonné -, mais si tu as une mission, laisse-moi
t'aider. Je suis un vieil homme, fiston, et tout ce que je veux, c'est
faire une fin un peu décente...
- Arrête tes conneries, Kurtz. »
Fort et clair dans les six haut-parleurs de l'Humvee, et Cambry
eut même le courage de rire. Kurtz lui adressa un regard
venimeux. En d'autres circonstances, sous un tel regard, la peau
noire de Cambry serait devenue grise, mais on ne se trouvait pas
dans d'autres circonstances - annulées, les autres circonstances -
et Kurtz ressentit un frisson de peur. Ça ne lui ressemblait pas.
Mais c'était une chose de savoir intellectuellement que tout foutait
le camp, une autre de le prendre directement en pleine gueule.
« Owen... mon gars...
- Écoute-moi bien, Kurtz. Je ne sais pas s'il reste une cellule
nerveuse en état de fonctionner normalement sous ton crâne, mais
dans ce cas, j'espère qu'elle est branchée. Je suis en compagnie
d'un homme qui s'appelle Henry Devlin. Devant nous,
probablement à plus de cent cinquante kilomètres, à l'heure
actuelle, se trouve un de ses amis, Gary Jones. Sauf qu'il n'est plus
lui-même. Il a été envahi par une intelligence extra-terrestre qu'il
a baptisée Mr Gray. »
Gary... Gray..., pensa Kurtz. A leur anagramme, tu les
reconnaîtras.
« Ce qui s'est passé dans le Jefferson Tract n'a aucune
importance, reprit la voix dans les haut-parleurs. Le massacre que
tu envisageais était inutile, Kurtz ; qu'on les tue ou qu'on les laisse
mourir tout seuls, ils ne représentent pas une menace.
- Vous entendez ça ? demanda Perlmutter, hystérique. Pas une
menace ! Pas...
- La ferme », dit Freddy en lui collant une gifle.
C'est à peine si Kurtz le remarqua. Il se tenait tout droit sur
son siège, les sourcils froncés. Inutile ? Owen Underhill était-il en
train de lui dire que la mission la plus importante de sa vie avait
été inutile ?
« ... à cause de l'environnement, vous comprenez ? Ils sont
incapables de survivre dans cet écosystème. Sauf ce Gray. Parce
qu'il se trouve qu'il a pu s'emparer d'un hôte qui est
fondamentalement différent. Voilà donc la situation. Si tu as
jamais cru à quelque chose, Kurtz, si tu as eu un idéal, tu vas
arrêter de nous poursuivre et nous laisser nous en occuper. Nous
allons nous charger de Mr Jones et de Mr Gray. Tu pourras
peut-être nous rattraper, mais il est extrêmement douteux que tu
puisses rattraper ces deux-là. Ils sont déjà trop loin au sud. Et
nous pensons que Gray a une stratégie. Un plan qui pourrait
marcher.
- C'est du surmenage, Owen, dit Kurtz. Gare-toi. Peu importe
ce qu'il faut faire, nous le ferons ensemble. Nous...
- Si tu crois encore en quelque chose, tu nous fiches la paix,
Kurtz. » Underhill avait parlé sans élever la voix. « C'est tout.
Terminé pour moi, je coupe.
- Fais pas ça, mon gars ! cria Kurtz. Ne fais pas ça ! Je
t'interdis de le faire ! »
Il y eut un clic, très fort, puis seulement le sifflement du
silence montant des haut-parleurs.
« Il a coupé, dit Perlmutter. Débranché le micro.
Éteint la radio. Y'a plus personne.
- Mais vous avez entendu, non ? demanda Cambry. C'est
absurde de continuer. Faut arrêter. »
Une veine battait à la tempe de Kurtz.
« Comme si j'allais croire la moindre chose de sa part, après ce
à quoi il a participé là-bas.
- Mais il disait la vérité ! » s'écria Cambry. Il se tourna
complètement vers Kurtz, pour la première fois, avec, au coin de
ses yeux écarquillés, des amas de byrus, ou de Ripley, ou de
comme-on-voudra. Des postillons atterrirent sur les pommettes
de Kurtz, sur son front, sur son masque. « J'ai entendu ses
pensées ! Pearly aussi ! IL DISAIT LA PURE VÉRITÉ ! IL... »
Avec une promptitude toujours aussi surnaturelle, Kurtz tira
le neuf millimètres de sa ceinture et fit feu. La détonation à
l'intérieur de l'habitacle fut assourdissante. Freddy poussa un cri
de surprise et donna un coup de volant involontaire qui précipita
le véhicule dans un dérapage en diagonale. Perlmutter hurla et
tourna un visage horrifié, constellé de taches rouges, vers le siège
arrière. Pour Cambry, ce fut un acte de miséricorde : sa cervelle
avait jailli par l'arrière de son crâne, franchi la vitre cassée et
s'était éparpillée dans la tempête avant même qu'il ait fini de lever
la main pour protester.
Tu l'avais pas venu venir celui-là, hé, mon gars ? pensa Kurtz.
Marche pas très fort, la transmission de pensée, hein ?
« Non, répondit à cela Perlmutter d'un ton de souffrance. On
ne peut pas faire grand-chose face à quelqu'un qui ne sait pas ce
qu'il va faire tant qu'il ne l'a pas fait. On ne peut pas faire
grand-chose devant un cinglé. »
Johnson avait repris le contrôle du véhicule ; c'était un pilote
hors pair, même lorsqu'on le prenait par surprise.
Kurtz braqua son automatique sur Perlmutter.
« Appelle-moi encore cinglé. Répète, pour voir.
- Cinglé », dit sans hésiter Pearly. Ses lèvres s'étirèrent en un
sourire narquois, révélant une mâchoire dont plusieurs dents
avaient pris congé. « Cinglé-cinglé-cinglé. Mais vous n'allez pas
me descendre. Vous ne pouvez pas descendre votre roue de
secours, c'est la seule qui vous reste. »
Sa voix s'étranglait dangereusement. Le corps de Cambry
s'était effondré contre la portière, et le vent glacé qui passait par la
vitre brisé venait jouer dans les mèches de cheveux, autour de la
tête explosée.
« Tais-toi, Pearly », dit Kurtz. Il se sentait mieux, à présent, de
nouveau maître de lui. Cambry avait au moins servi à ça.
« Accroche-toi à ta planchette et tais-toi. Freddy ?
- Oui, patron.
- Tu es toujours avec moi ?
- À cent pour cent, patron.
- Owen Underhill est un traître. Freddy, tu peux me donner un
bon Dieu soit loué pour ça ?
- Dieu soit loué. »
Freddy se tenait raide comme un piquet derrière son volant,
ne quittant pas des yeux les cônes de lumière projetés par les
phares de l'Humvee.
« Owen Underhill a trahi son pays et ses compatriotes. Il...
- Il vous a trahi, l'interrompit Perlmutter, presque dans un
murmure.
- C'est exact, Pearly, et faudrait voir à pas trop surestimer ton
importance, mon gars, ce ne serait pas une bonne idée, surtout pas
avec un cinglé dont on ne sait pas ce qu'il est capable de faire d'un
instant à l'autre. C'est toi-même qui l'as dit. »
Kurtz regardait la nuque épaisse de Freddy, devant lui.
« Nous allons régler son compte à Owen Underhill - à lui et à
son petit copain Devlin, s'il est encore avec lui. Compris ?
- Compris, patron.
- En attendant, faisons un peu de ménage, d'accord ? »
Kurtz rengaina son arme et sortit la clef des menottes de sa
poche. Il tâtonna derrière Cambry, se maculant les doigts dans la
matière grise visqueuse en train de refroidir le long de la portière
et finit par trouver la poignée. Il défit les menottes et, cinq
secondes après Mr Cambry, Dieu soit loué, allait rejoindre la
chaîne alimentaire.
Freddy, pendant ce temps, avait porté la main à son
entrejambe, qui s'était mise à le démanger de manière infernale.
Ses aisselles aussi, d'ailleurs, et...
Il tourna légèrement la tête et vit Perlmutter qui le regardait -
de grands yeux sombres au milieu d'un visage blême, tacheté de
rouge.
« Qu'est-ce que tu regardes ? » lui demanda Freddy.
Perlmutter détourna les yeux sans répondre. Et se mit à
contempler la nuit.
XIX

La chasse continue

Mr Gray prenait plaisir à s'enivrer des émotions humaines, Mr


Gray prenait plaisir à la nourriture des humains, mais Mr Gray ne
prenait définitivement aucun plaisir à soulager les intestins de
Jonesy. Il refusa de jeter le moindre coup d'œil au sous-produit de
sa digestion et se contenta de relever son pantalon, qu'il
reboutonna avec des mains qui tremblaient légèrement.
Bordel, vous ne vous essuyez pas ? lui demanda Jonesy. Tirez
au moins sur cette foutue chasse !
Mais Mr Gray n'avait qu'une envie, sortir de l'étroite cabine. Il
s'arrêta à un lavabo, juste le temps de se passer les mains sous
l'eau, et fonça vers la sortie.
Jonesy ne fut pas tout à fait surpris de voir le trooper juste
devant la porte.
« Vous avez oublié de remonter votre braguette, mon ami, dit
le flic.
- Oh. C'est vrai. Merci, officier.
- Alors comme ça, vous venez du nord ? Il se passe de drôles
de choses, là-haut, d'après la radio. Quand on arrive à la capter,
faut dire. Il paraît qu'il y aurait des extra-terrestres.
- Oh, je viens simplement de Derry, répondit Mr Gray. Je ne
suis pas au courant.
- Et qu'est-ce qui vous a amené à sortir par une nuit pareille, si
je peux me permettre ? »
Répondez-lui un ami malade, lui souffla Jonesy, qui ressentit
une bouffée de désespoir. Il n'avait aucune envie de voir ça, encore
moins d'y prendre part.
« Un ami malade.
- Vraiment ? Eh bien, monsieur, j'aimerais voir vos papiers, s'il
v... »
Sur quoi les yeux du flic devinrent un double zéro. Il se dirigea
d'un pas raide vers le mur sur lequel un panneau disait : DOUCHES
RÉSERVÉES AUX CHAUFFEURS. Là, il hésita un moment, tremblant de
tous ses membres tant il faisait d'efforts pour se défendre... puis il
commença à se taper la tête contre le carrelage, à grands coups
violents. Au premier, son Stetson tomba à terre. Au troisième, le
raisiné commença à s'épancher, quelques gouttelettes, tout
d'abord, puis de grandes éclaboussures qui se mirent à dégouliner
le long des carreaux beiges, en filets de plus en plus larges.
Et comme il ne pouvait rien faire pour arrêter ça, Jonesy se
précipita vers le téléphone, sur son bureau.
Mais il avait disparu. Soit pendant qu'il engloutissait sa double
portion de bacon, soit pendant qu'il coulait son premier bronze
d'être humain, Mr Gray avait coupé la ligne. Jonesy était à présent
livré à lui-même.

En dépit de l'horreur qu'il éprouvait, ou peut-être à cause


d'elle, Jonesy éclata de rire lorsqu'il vit ses mains essuyer le sang
sur les carreaux du mur avec une serviette à l'enseigne des Prés
Secs. Mr Gray avait consulté les connaissances de Jonesy en
matière de techniques de dissimulation ou d'élimination des
corps : il était tombé, il faut bien le dire, sur un filon. Passionné
depuis toujours de films d'horreur, de polars et de suspenses
divers, Jonesy était, si on peut dire, un expert. Même en ce
moment, alors qu'il laissait tomber la serviette ensanglantée sur la
poitrine du policier (son uniforme était déjà imbibé de sang, et il
avait utilisé la veste pour envelopper la tête, très endommagée),
une partie de l'esprit de Jonesy faisait repasser le traitement subi
par le cadavre de Freddy Miles dans Monsieur Ripley - dans le
roman de Patricia Highsmith, comme dans le film qu'on en avait
tiré. D'autres bandes tournaient en plus de celle-ci, et tant de
choses se superposaient que Jonesy en avait le tournis, comme s'il
regardait du haut d'une falaise très élevée. Ce n'était pas le pire,
cependant. Avec l'aide de Jonesy, ce surdoué de Mr Gray venait de
découvrir quelque chose qui lui procurait plus de plaisir que le
bacon bien grillé, plus encore que de se régaler d'une crise de rage.
Mr Gray avait découvert les joies de l'assassinat.

Au-delà des douches, il y avait un vestiaire suivi d'un couloir


qui conduisait au dortoir des chauffeurs. Le couloir était désert. A
l'autre bout s'ouvrait une porte donnant sur l'arrière du bâtiment,
un cul-de-sac où les tourbillons de vent avaient accumulé des
monceaux de neige. Deux grandes bennes à ordures dépassaient
encore des congères. Un lampadaire projetait sur les lieux une
lumière spectrale qui étirait des ombres menaçantes. Mr Gray, qui
apprenait vite, fouilla les vêtements du policier pour récupérer les
clefs de la voiture, qu'il trouva facilement. Il prit par la même
occasion l'automatique de sa victime, qu'il fourra dans l'une des
poches à fermeture Eclair de la parka de Jonesy. Puis, après avoir
bloqué la porte à l'aide de la serviette tachée de sang, pour qu'elle
ne se referme pas, Mr Gray traîna le corps jusqu'à l'une des
bennes.
Toute la scène, depuis l'abominable suicide provoqué jusqu'au
retour de Jonesy dans le couloir du fond, n'avait pas duré plus de
dix minutes. Le corps de Jonesy donnait une impression de
légèreté et de souplesse, pour le moment en tout cas : lui et Mr
Gray s'éclataient à grandes giclées d'endorphines. Et Gary
Ambrose Jones était en partie responsable de ce beau travail de
massacre. Pas seulement du fait de son savoir-faire en matière de
dissimulation de cadavres, mais aussi à cause des pulsions
sanguinaires du ça, sous le glaçage caramélisé du « c'est pas pour
de vrai ». Mr Gray était certes au volant (Jonesy pouvait au moins
se consoler en se disant qu'il n'était pas le meurtrier principal),
mais c'était lui le moteur.
Nous méritons peut-être d'être annihilés, pensa Jonesy tandis
que Mr Gray repassait par les douches (cherchant des yeux - les
yeux de Jonesy - les taches de sang qu'il aurait pu laisser, tout en
faisant sauter les clefs dans sa main). Peut-être méritons-nous
d'être transformés en un nuage de spores rouges emportés par le
vent. Ce serait peut-être mieux, Dieu nous vienne en aide.

La femme à la petite mine qui tenait la caisse lui demanda si


elle n'avait pas vu le trooper.
« Oh si, répondit Jonesy. Il a même demandé à voir mes
papiers.
- La police de la route n'a pas arrêté de défiler depuis la fin de
l'après-midi, tempête ou pas. Ils sont tous plus nerveux les uns
que les autres. Comme tout le monde. Si j'avais envie de voir des
extra-terrestres, je me louerais plutôt une cassette vidéo... Vous
avez entendu parler de quelque chose ?
- Ils ont dit à la radio que c'était une fausse alerte », la
rassura-t-il en remontant la fermeture de sa veste.
Il regarda en direction des fenêtres donnant sur le parking
pour vérifier ce qu'il avait déjà remarqué : entre le givre qui
opacifiait les vitres et la neige qui tombait dehors, la visibilité était
réduite à néant. Personne, depuis l'établissement, ne verrait dans
quel véhicule il partirait.
« Ah bon ? Vraiment ? »
Le soulagement la faisait paraître moins fatiguée. Plus jeune.
« Ouais. Ne vous attendez pas à revoir votre copain tout de
suite, mignonne. Il m'a dit qu'il avait un foutu colombin à poser. »
Un pli se creusa entre ses sourcils.
« Il a dit ça ?
- Bonne nuit. Bonne fête de Thanksgiving. Joyeux Noël. Bonne
année. »
Une partie de cette tirade, espéra Jonesy, était de lui. Il avait
essayé de passer. D'être remarqué.
Mais avant qu'il ait pu vérifier si son stratagème avait été
efficace, la vue qu'il avait depuis la fenêtre de son bureau pivota :
Mr Gray tournait le dos à la caisse. Cinq minutes plus tard, il avait
repris la direction du sud, sur l'autoroute, dans les claquements
métalliques des chaînes dont était équipée la voiture de patrouille.
Avec elle, il pouvait rouler à une vitesse régulière de soixante
kilomètres à l'heure.
Jonesy sentit que Mr Gray allait aux nouvelles. Il pouvait
toucher l'esprit d'Henry, non le pénétrer ; comme Jonesy, Henry
était à un certain degré différent. Peu importait ; il y avait
l'homme qui l'accompagnait, Overhill ou Underhill. Grâce à lui,
Mr Gray pouvait se faire une idée du tableau. Ils étaient à plus de
cent kilomètres derrière eux, cent vingt, peut-être... et ils
quittaient l'autoroute ? Oui, ils la quittaient pour Derry.
Mr Gray remonta un peu plus loin et découvrit d'autres
poursuivants. Trois hommes... Jonesy, toutefois, sentit que
l'objectif principal n'était pas Mr Gray, mais Overhill/Underhill. Il
trouva cela à la fois incroyable et inexplicable ; ça paraissait vrai,
pourtant. Quant à Mr Gray, il en était ravi. Il ne se cassa même pas
la tête à chercher pour quelles raisons Overhill/Underhill et Henry
avaient décidé de s'arrêter à Derry.
Le principal souci de Mr Gray était de trouver un autre
véhicule, un chasse-neige, du moins si Jonesy possédait
suffisamment d'aptitudes à la conduite de tels engins. Ce qui
signifierait encore un meurtre, mais ce n'était pas un problème
pour cet envahisseur de plus en plus humain.
Mr Gray commençait tout juste à s'échauffer.

Owen Underhill se tient sur la pente, tout près de l'endroit où


le tuyau dépasse du feuillage, et il les voit qui aident l'adolescente
couverte de boue, l'œil fou, à sortir du piège. Il voit aussi Duddits
(un grand gaillard aux épaules de rugbyman et à la crinière blonde
improbable d'idole de cinéma) la prendre dans ses bras et déposer
de gros bécots sur ses joues crasseuses. Il entend la jeune fille
prononcer ses premiers mots : « Je veux ma maman. »
Tout va bien, aux yeux des garçons ; nul besoin d'appeler la
police, nul besoin de faire venir une ambulance. Ils se contentent
de l'aider à remonter la pente, à franchir le trou dans la palissade
et à traverser Strawford Park (les filles en jaune ont été
remplacées par des filles en vert, mais ni elles ni leur entraîneur
ne font attention à la petite équipe ni au trophée couvert de boue
et aux cheveux filasses qu'elle a remporté) ; puis, passant par
Kansas Street, ils arrivent sur Maple Lane. Ils savent où est la
maman de Josie. Et son papa, aussi.
Mais il n'y a pas que les Rinkenhauer. Quand ils arrivent, ils
voient des voitures garées tout le long de la rue, de part et d'autre
de la maison des Cavell. C'est Roberta qui a proposé de battre le
rappel : les parents des amies et camarades de classe de Josie sont
tous là. Ils ont décidé de faire leurs propres recherches, et ils vont
coller partout en ville, disent-ils, les affichettes ON RECHERCHE... Pas
dans des coins mal éclairés où personne ne les remarquerait (là où
tendent à se retrouver, à Derry, les affichettes signalant les
disparitions d'enfants), mais en des endroits où les gens ne
pourront pas ne pas les voir. L'enthousiasme de Roberta est tel
qu'il fait renaître un faible espoir dans les yeux d'Ellen et Hector
Rinkenhauer.
Les autres parents ont réagi tout de suite, d'ailleurs : comme
s'ils attendaient seulement qu'on le leur demande. Les appels ont
commencé peu après que Duddits et ses amis ont franchi la porte
(pour aller jouer non loin d'ici, a supposé Roberta, car le vieux
tacot d'Henry est resté dans l'allée), et lorsque les garçons
reviennent, il y a presque deux douzaines de personnes entassées
dans le séjour des Cavell, buvant du café et fumant. Henry a déjà
vu l'homme qui tient le crachoir ; c'est un avocat du nom de Dave
Bocklin. Son fils, Kendall, joue parfois avec Duddits. Le jeune Ken
Bocklin est lui aussi trisomique, et si c'est un garçon charmant,
aucun doute, il n'est pas comme Duddits. Mais soyons sérieux :
des comme Duddits, combien il y en a ?
Les garçons se tiennent sur le pas de la porte du séjour, Josie
au milieu d'eux. Elle a récupéré son grand sac, dans lequel elle a
remis BarbieKen. Son visage est presque propre, car Beaver, en
voyant toutes ces voitures, lui a fait un brin de toilette avec son
mouchoir avant d'entrer. (« Je vais vous dire un truc, ça m'a fait
tout drôle », confiera plus tard le Beav aux autres, une fois tout le
cirque qui s'ensuivit terminé, « de débarbouiller cette fille roulée
comme une playmate mais qui a le cerveau, grosso modo, d'un
tourniquet d'arrosage. ») Personne ne les aperçoit, tout d'abord,
sauf Mr Bocklin, et Mr Bocklin n'a pas l'air de prendre conscience
de ce qu'il voit, étant donné qu'il continue à pérorer.
« Ce que nous devons faire, donc, c'est constituer un certain
nombre d'équipes, disons de trois couples chacune, et nous
allons... nous ... nous... »
Il ralentit comme un jouet à remontoir en fin de course et finit
par rester planté devant la télé des Cavell, l'œil rond. Il y a
quelques murmures nerveux dans cette assemblée formée à la
hâte ; les parents ne comprennent pas ce qui lui arrive, jusqu'ici il
parlait avec aisance et assurance.
« Josie, dit-il d'une voix étranglée, sans inflexion, qui n'a rien
à voir avec la voix tonnante et péremptoire qu'il adopte dans le
prétoire.
- Oui, dit Hector Rinkenhauer. C'est bien son nom. Qu'est-ce
qui vous arrive, Dave ? Est-ce que vous vous sentez...
- Josie », répète Dave en levant une main tremblante.
Pour Henry (et donc pour Underhill, qui voit à travers les yeux
d'Henry), il a tout d'un personnage de Dickens : l'Esprit des Noëls
à venir montrant sa tombe à Ebenezer Scrooge.
Une tête se tourne... puis deux... puis quatre... Alfie Cavell
ouvre des yeux énormes et incrédules derrière ses verres de
lunettes... et finalement, Mrs Rinkenhauer regarde à son tour
derrière elle.
« Bonjour, m'man », dit Josie d'un ton nonchalant. Elle
brandit son sac. « Duddie a trouvé ma BarbieKen. J'étais coincée
dans... »
Le reste disparaît dans le hurlement de joie que pousse sa
mère. Henry n'a jamais entendu un tel cri de sa vie, et bien qu'il
soit merveilleux, il est aussi terrible.
« Baise-moi le cul, Freddy », marmonne doucement Beaver.
Jonesy tient Duddits, que le hurlement a effrayé.
Pete regarde Henry et lui adresse un petit acquiescement de
satisfaction.
Henry le lui rend.
Ils ont été bons, sur ce coup, et le savent.
Ce n'est peut-être pas leur plus grande heure de gloire, mais
c'est sûrement celle qui vient tout de suite après sur la liste. Et
pendant que Mrs Rinkenhauer, en larmes, engloutit sa fille dans
ses bras, Henry donne une tape au bras de Duddits. Lorsque
Duddits se tourne vers lui, Henry l'embrasse sur la joue,
délicatement. Ce bon vieux Duddits, pense Henry. Ce bon vieux...

« On y est, Owen, dit doucement Henry. Sortie 27. »


La vision qu'avait Underhill du séjour des Cavell éclata comme
une bulle de savon et il jeta un coup d'œil sur le panneau : GARDEZ
VOTRE DROITE POUR LA SORTIE 27 - KANSAS STREET. Il avait l'impression
d'entendre encore le cri de joie incrédule de la femme résonner
dans sa tête.
« Vous allez bien ? lui demanda Henry.
- Ouais. Il me semble, en tout cas. »
Il s'engagea sur la rampe de sortie et l'Humvee s'ouvrit sans
peine un chemin dans la neige. L'horloge du tableau de bord était
en rideau, comme la montre-bracelet d'Henry, mais celui-ci avait
l'impression qu'il commençait à faire plus clair.
« À droite ou à gauche, à la sortie ? Dites-le-moi tout de suite,
parce que je n'ai pas envie de manquer le stop.
- À gauche, à gauche. »
Underhill braqua à gauche sous un feu de carrefour jaune qui
clignotait et s'agitait dans le vent, rattrapa un nouveau dérapage,
et s'engagea dans Kansas Street. La rue avait été désenneigée assez
récemment, mais les congères commençaient à se reformer.
« Il neige moins, dit Henry.
- Oui, mais ce vent est une plaie. Vous vous demandez
comment vous allez le trouver, hein ? Duddits ? »
Henry sourit.
« C'est vrai, ça me rend un peu nerveux, mais il me tarde de le
voir (il secoua la tête). Duddits... comment dire ? On se sent bien
avec lui. C'est un lutin, une fée. Vous verrez. Ce qui m'embête,
c'est de débarquer comme ça chez lui, à l'aube. »
Owen haussa les épaules. Ils ne pouvaient rien y faire.
« Ils ont déménagé pour aller habiter dans le quartier ouest, il
y a quatre ans je crois, et je ne connais toujours pas leur nouveau
logement. » Et sans s'en rendre compte, il ajouta en esprit : Ils ont
quitté leur ancienne maison après la mort d'Alfie.
« Est-ce que vous... » puis au lieu de mots, Owen transmit une
image : des gens en noir tenant des parapluies noirs. Un cimetière
sous la pluie. Un cercueil sur des tréteaux avec une plaque R.I.P.
ALFIE dessus.
Non, transmit Henry, se sentant honteux. Aucun de nous n'y
est allé.
?
Mais Henry ignorait pour quelles raisons ils ne s'étaient pas
rendus à l'enterrement d'Alfie, même si une phrase lui vint à
l'esprit : Le doigt mobile écrit ; et, ayant écrit, avance... Duddits
avait joué un rôle important (il songea qu'il aurait mieux valu
dire vital) au cours de leur enfance. Et une fois ce lien brisé, il
aurait été douloureux de revenir. Douloureux était une chose,
mais inutilement douloureux en était une autre. Il comprenait
mieux, à présent. Les images qu'il associait à sa dépression et à la
certitude croissante qu'il allait se suicider (le filet de lait sur le
menton de son père, Barry Newman s'enfuyant dans le
dandinement de son titanesque postérieur) en avaient caché une
autre, plus puissante, pendant tout ce temps : celle de
l'attrape-rêves. N'était-ce pas là que se trouvait la source de son
désespoir ? Dans la monumentalité du concept d'attrape-rêves,
appariée à la banalité des usages auxquels on avait soumis ce
concept ? Se servir de Duddits pour retrouver Josie Rinkenhauer
avait été comme découvrir la théorie des quanta et s'en servir pour
créer un jeu vidéo. Pis, découvrir que la théorie des quanta n'était
bonne qu'à cela. Bien sûr, ce qu'ils avaient fait était bien : sans
eux, Josie Rinkenhauer serait morte dans ce trou comme un rat au
fond d'un tonneau pluvial. Mais tout de même... ce n'était pas
comme s'ils avaient sauvé un prix Nobel de la paix...
Je n'ai pas réussi à suivre tout ce qui vous est passé par la
tête, transmit Owen, soudain très loin dans l'esprit d'Henry, mais
ça me paraît fichtrement prétentieux. Quelle rue?
Piqué, Henry lui adressa un regard furieux.
« Bon, d'accord, ça fait un moment que nous ne sommes pas
venus le voir. On peut en rester là ?
- OK, OK.
- Mais on lui envoyait toujours des cartes, à la Noël. Tous les
ans. C'est comme ça que je sais qu'ils ont déménagé au 41
Dearborn Street, quartier ouest de Derry. À trois rues d'ici,
autrement dit.
- OK, calmez-vous.
- Va niquer ta mère et crève !
- Henry...
- On a perdu le contact, c'est tout. Ce sont des choses qui
arrivent. Pas à un Mister Parfait comme votre estimable personne,
mais pour nous... pauvres de nous... »
Henry baissa les yeux, vit ses poings serrés et se força à les
ouvrir.
« J'ai dit OK.
- J'imagine que Mr Parfait est resté en contact avec tous ses
copains de la promo, hein ? Vous vous retrouvez tous les ans pour
vous raconter des craques, faire passer vos vieux disques et
bouffer du thon en boîte de la même marque que celui de la
cafète ?
- Je suis désolé de vous avoir mis dans cet état.
- Oh, lâchez-moi. À vous croire on l'aurait abandonné,
bordel ! »
Ce qui était en gros ce qu'ils avaient fait.
Owen ne dit plus rien. Il plissait les yeux pour repérer, à
travers les tourbillons de neige et dans les premières lueurs
blêmes de l'aube, le panneau indiquant Dearborn Street... il était
bien là, juste devant eux. Un chasse-neige, en déblayant Kansas
Street, avait bouché l'extrémité de Dearborn, mais Underhill
pensait que l'Humvee pourrait négocier l'obstacle.
« Ce n'est pas comme si j'avais cessé de penser à
lui », dit Henry. Il voulut continuer par la pensée, mais revint à
la parole. Évoquer Duddits était trop révélateur. « Tous, nous
avons continué de penser à lui. En fait, nous devions aller le voir
au printemps dernier, Jonesy et moi. Puis Jonesy a eu son
accident, et j'ai complètement oublié. Est-ce tellement
surprenant ?
- Non, pas du tout », répondit Underhill, conciliant.
Il braqua brusquement à droite, contre-braqua aussitôt pour
contrôler son dérapage, puis écrasa l'accélérateur.
L'Humvee heurta le mur de neige damée et dure avec une telle
force qu'ils furent projetés contre leur ceinture de sécurité. Puis ils
se retrouvèrent de l'autre côté, Owen jouant du volant pour éviter
les voitures enfouies sous la neige, de part et d'autre de la rue.
« Je n'ai pas besoin d'un sermon de la part d'un type qui
s'apprêtait à faire rôtir quelques centaines de civils innocents »,
grommela Henry.
Underhill écrasa le frein des deux pieds à la fois, et cette fois
les ceintures de sécurité se bloquèrent sous l'impact de leur poids.
Le véhicule partit en diagonale et finit par s'arrêter sans casse.
« Vous allez la fermer ? »
Ne parlez pas des choses que vous ne connaissez pas.
« Il est probable que je serai »
mort dans peu de temps
« à cause de vous, alors vous feriez mieux de garder pour vous
toutes vos putains de »
conneries complaisantes
(image d'un gosse gâté-pourri faisant la moue)
pour vous.
Henry le regarda, sous le choc, stupéfait. Quand lui avait-on
parlé de cette façon pour la dernière fois ? Sans doute jamais, en
réalité.
« Il n'y a qu'une chose importante à mes yeux », reprit Owen.
Il était pâle et avait l'air épuisé. « Retrouver votre fichu Typhoid
Jonesy, et l'arrêter. D'accord ? Alors qu'ils aillent se faire voir, vos
précieux petits sentiments si délicats, rien à foutre que vous soyez
crevé, rien à foutre de vous. Moi, je suis là.
- Très bien, dit Henry.
- Alors nique ta mère et crève ! »
Silence, dans l'habitacle du véhicule. Un seul bruit, le
hurlement du vent, monotone comme le ronflement d'un
aspirateur.
C'est finalement Henry qui reprit le premier la parole.
« Voilà ce que nous allons faire. Je baiserai ta mère, et je
crèverai ; tu baiseras ma mère et tu crèveras. Au moins, on évitera
ainsi de transgresser le tabou de l'inceste. »
Owen esquissa un sourire. Henry aussi.
Qu'est-ce que font messieurs Gray-Jonesy ? voulut savoir
Underhill. Vous pouvez le dire ?
Henry se passa la langue sur les lèvres. Les démangeaisons
avaient presque cessé à sa jambe, mais sa langue avait le goût d'un
vieux tapis moisi.
« Non. Communication coupée. Sans doute un coup de Mr
Gray. Et votre impavide patron ? Kurtz ? Il se rapproche, non ?
- Ouais. Si on veut conserver notre avance sur lui, on a intérêt
à se grouiller.
- C'est ce qu'on va faire. »
Owen se gratta la joue, examina les débris rougeâtres restés
sous ses ongles, puis repartit.
Numéro 14, hein ?
Ouais. Owen ?
Quoi ?
J'ai la frousse.
De Duddits ?
Ouais, plus ou moins.
Pourquoi ?
Aucune idée.
Henry regarda Owen, l'expression funèbre.
J'ai l'impression que ça ne va pas du tout, pour lui.

C'était son cauchemar d'après-minuit qui se réalisait : si bien


que lorsqu'on frappa un coup à la porte, Roberta fut incapable de
se lever. Elle avait les jambes liquéfiées. La nuit avait laissé place à
une lumière blafarde et insidieuse qui ne valait guère mieux, et ils
étaient là, dehors, Pete et Beaver, les morts venus chercher son
fils.
Le heurtoir s'abattit à nouveau, tonnant, faisant trembler les
cadres accrochés au mur. L'un d'eux était la première page sous
verre d'un numéro du journal local, le Derry News. Sur la photo,
on voyait Duddits, ses amis et Josie Rinkenhauer, se tenant tous
par les épaules, arborant tous des sourires béats (comme Duddits
était bien sur cette photo, comme il avait l'air fort et normal !)
sous une manchette qui disait : CINQ JEUNES DÉTECTIVES AMATEURS
RETROUVENT UNE FILLETTE DISPARUE.
Pan ! Pan ! Pan !
Non, je vais simplement rester assise ici et ils finiront par
partir, il faudra bien qu'ils partent, parce qu'il faut inviter les
morts pour qu'ils puissent entrer, et si je reste tranquillement
assise ici...
C'est alors que Duddits passa devant son rocking-chair - en
courant, alors que depuis quelque temps, le seul fait de faire
quatre pas l'épuisait -, et ses yeux débordaient de tout leur éclat
d'autrefois, quels braves garçons ils avaient été, et quel bonheur
ç'avait été pour lui, mais maintenant ils étaient morts, ils étaient
venus à la faveur de la tempête et ils étaient morts...
« Non, Duddit, non ! » hurla-t-elle.
Mais il ne fit pas attention à elle. Il passa à toute vitesse sous
la page de journal encadrée - Duddits Cavell en première page,
Duddits Cavell un héros, la réalité ne dépasse-t-elle pas toujours la
fiction ? - et elle entendit ce qu'il criait au moment où il ouvrit la
porte sur la tempête qui se calmait :
« Ennie ! Ennie ! ENNIE ! »

Henry ouvrit la bouche - pour dire quoi ? Il l'ignorait, car rien


n'en sortit. Il était frappé d'une stupeur qui le paralysait,
l'empêchait de penser. Ce n'était pas Duddits, ça ne pouvait pas
être lui, il devait s'agir d'un vieil oncle valétudinaire, d'un grand
frère, avec ce visage blême, ce crâne apparemment chauve sous la
casquette des Red Sox. Ses joues étaient envahies de barbe, il avait
du sang caillé autour des narines et des cernes très sombres sous
les yeux. Et pourtant...
« Ennie ! Ennie ! Ennie ! »
L'inconnu grand et pâle qui se tenait dans l'embrasure de la
porte se jeta dans les bras d'Henry avec toute la fougue
extravagante du vieux Duddits, le faisant reculer jusque sur le
perron enneigé non par son poids - il était aussi léger qu'une fleur
de pissenlit -, mais simplement parce que son visiteur ne
s'attendait pas à cet assaut. Si Underhill ne l'avait pas retenu, lui et
Duddits auraient culbuté dans la neige.
« Ennie ! Ennie ! »
Il riait, pleurait, le couvrait de ses gros bécots à la Duddits,
comme dans le temps. Du tréfonds de sa mémoire lui vint, dans un
murmure, la voix de Beaver : Si vous allez raconter à quelqu'un
que j'ai fait ça, je vous reverrai plus jamais, les gars. Et Jonesy
lui répondant : Ouais ouais, on sait, tu seras plus jamais copain
avec nous, espèce de branleur. C'était Duddits, pas de doute,
embrassant les joues tachées de byrus d'Henry... mais cette pâleur
sur celles de Duddits, qu'est-ce qu'elle signifiait ? Il était si maigre
- non, pis que ça, émacié. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Le sang
à ses narines, l'odeur que dégageait sa peau... pas l'odeur qui était
montée de Becky Shue, ni celle qu'il avait sentie dans le chalet
envahi de moisissure, mais bien une odeur de mort.
Et voici qu'arrivait Roberta ; elle se tenait dans l'entrée, sous
une photo de Duddits et Alfie prise pendant le carnaval de Derry ;
ils étaient montés sur le manège, faisant paraître minuscules les
chevaux de bois à l'œil fou.
Pas allé à l'enterrement d'Alfie, mais envoyé une carte
postale, pensa Henry, plein de mépris pour lui-même.
Elle se tordait les mains, les yeux pleins de larmes, et bien
qu'elle ait pris un peu de poids, comme on le voyait à sa poitrine et
à ses hanches plus rondes, et bien que ses cheveux soient presque
entièrement gris, c'était bien elle, toujours la même Roberta...
mais Duddits ? Oh, nom d'un chien, Duddits...
Henry la regarda tout en serrant dans ses bras son vieil ami
qui criait encore son nom. Il le tapota sur l'omoplate ; elle lui fit
l'effet d'être aussi insubstantielle, aussi fragile qu'un os d'oiseau
sous sa paume.
« Roberta, mon Dieu, Roberta ! Qu'est-ce qui lui est arrivé ?
- L.L.A.
- Elle-elle-a?
- Je sais, en abrégé, ça n'a pas l'air si terrible, dit-elle en
esquissant un pauvre sourire. Ce sont les initiales de leucémie
lymphoïde aiguë. Le diagnostic remonte à neuf mois, et déjà il
n'était plus question de guérison. Tout ce qu'on a fait depuis a
consisté à reculer l'échéance.
- Ennie ! » s'exclama Duddits. L'ancien sourire ravi vint
illuminer son visage gris et fatigué. « Au our, ême ère.
- Tout juste, dit Henry en se mettant à pleurer. Autre jour,
même merde.
- Je sais pourquoi vous êtes ici, dit-elle. Mais je t'en prie,
Henry, je t'en supplie, ne m'enlève pas mon garçon. Il est en train
de mourir. »

Kurtz était sur le point de demander à Perlmutter une mise à


jour à propos d'Underhill et de son nouveau copain - Henry, son
nouveau copain s'appelait Henry Devlin -, lorsque Pearly, relevant
la tête vers le toit de l'Humvee, lâcha un long hululement
glapissant. Kurtz avait aidé une femme à mettre son bébé au
monde au Nicaragua (et dire qu'on nous traite tout le temps de
sadiques, pensa-t-il, sentimental), et ce hurlement lui rappela les
cris qu'elle avait poussés là-bas, sur les rives de la splendide
Juvena.
« Faut tenir le coup, Pearly, cria Kurtz. Faut tenir, mon gars !
Respire à fond !
- Va te faire enculer ! lui répliqua Perlmutter, hystérique.
Regarde dans quel merdier tu m'as foutu, sale con ! »
Kurtz ne lui tint pas rigueur de ce langage. Les femmes disent
des choses effrayantes pendant qu'elles accouchent, et même si
Pearly appartenait sans conteste au sexe dit fort, Kurtz subodorait
qu'il vivait en ce moment une expérience aussi proche de
l'accouchement qu'il soit possible pour un homme. Il savait qu'il
aurait peut-être été prudent d'abréger les souffrances de
Perlmutter...
« Vous avez pas intérêt », grogna Pearly. Des larmes de
douleur coulaient sur ses joues à la barbe rouge. « Vous avez pas
intérêt, vieil enfoiré à la peau de lézard !
- Ne t'inquiète pas, mon p'tit gars, ne t'inquiète pas », répondit
Kurtz d'un ton doux, tapotant l'épaule secouée de frissons de
Perlmutter.
Par les fenêtres baissées de l'Humvee, leur parvenait le
ferraillement régulier du chasse-neige ; Kurtz avait réussi à
convaincre son conducteur de leur ouvrir un chemin et, tandis
qu'une lumière grisâtre éclairait peu à peu le monde, ils avaient
atteint la stupéfiante vitesse de soixante kilomètres à l'heure. Les
feux de position du chasse-neige brillaient comme des étoiles
rouges et sales.
Kurtz se pencha vers Perlmutter et l'examina, l'œil brillant
d'intérêt. Il faisait très froid à cause de la vitre brisée, à l'arrière de
l'Humvee, mais pour le moment il n'y prêtait pas attention. Le
devant de la veste de Perlmutter gonflait comme un ballon et
Kurtz prit une fois de plus son neuf millimètres à la main.
« Si jamais il explose, patron... »
Avant que Freddy ait le temps de finir sa phrase, Perlmutter
lâcha un pet assourdissant. La puanteur qui en monta
immédiatement était suffocante, mais Pearly n'en paraissait pas
incommodé. Sa tête retomba mollement contre le dossier ; il avait
les yeux mi-clos et une expression de soulagement céleste sur les
traits.
« Oh, ma putain de grand-mère ! » s'écria Freddy, qui à
nouveau baissa complètement sa vitre, en dépit du courant d'air
qui circulait déjà dans l'habitacle.
Fasciné, Kurtz vit le ventre distendu de Perlmutter se
dégonfler. Ce n'était donc pas pour tout de suite. Ce qui était sans
doute aussi bien. Il était possible que la chose qui croissait dans le
ventre de Perlmutter se révèle utile. Peu vraisemblable, mais
possible. Toute chose sert le Seigneur, dit-on dans les Écritures, et
cela pouvait aussi bien concerner les fouines-merde.
« On tient le coup, soldat », dit Kurtz, tapotant l'épaule de
Perlmutter d'une main et posant le neuf millimètres à côté de lui
de l'autre. « On tient le coup et on pense au Seigneur.
- Qu'il aille se faire foutre, le Seigneur », répondit Pearly d'un
ton morne, étonnant quelque peu Kurtz qui n'aurait jamais
imaginé une telle capacité à jurer chez son aide de camp.
Devant eux, les feux stop du chasse-neige s'allumèrent et le
gros véhicule se rangea sur la droite de la route.
« Tiens-tiens, dit Kurtz.
- Qu'est-ce que je fais, patron ?
- Gare-toi derrière lui. » Kurtz avait répondu d'un ton joyeux,
mais cela ne l'empêcha pas de reprendre l'automatique. « On va
voir ce que veut notre nouvel ami. » Il avait cependant sa petite
idée. « Freddy ? Et nos anciens amis ? Qu'est-ce qu'ils
racontent ? »
C'est avec beaucoup de répugnance que Johnson répondit.
« Je ne capte qu'Owen. Pas le type qui est avec lui, ni ceux qu'ils
poursuivent. Owen n'est plus sur la route... mais dans une maison.
Il parle avec quelqu'un.
- A Derry, la maison ?
- Ouais. »
Puis arriva le conducteur du chasse-neige, marchant à grands
pas dans la neige ; il était équipé de bottes en caoutchouc vertes et
d'une parka à capuchon qui aurait très bien convenu à un
Esquimau. Un gigantesque cache-nez lui entourait le cou et le bas
du visage, un cache-nez dont les extrémités flottaient derrière lui
dans le vent ; pas besoin d'être télépathe pour deviner que sa mère
ou sa femme le lui avait tricoté.
L'homme se pencha vers la vitre ouverte de Freddy Johnson et
fronça les narines, agressé par les odeurs de soufre et d'éther qui
persistaient. Il examina dubitativement Freddy, puis Perlmutter, à
demi conscient, et enfin Kurtz qui, penché en avant le regardait,
l'œil brillant, l'air toujours aussi intéressé. Kurtz avait estimé
prudent, dans l'immédiat, de dissimuler son arme sous son genou
gauche.
« Oui, chef ? dit Kurtz.
- J'ai reçu un message d'un type qui dit qu'il s'appelle
Randall. » Le conducteur du chasse-neige devait élever la voix à
cause du vent. Son accent était du plus pur yankee côte Est. « Le
général Randall. Disait qu'il me parlait par satellite relais direct
depuis le mont Cheyenne, dans le Wyoming.
- Ce nom ne me dit rien, chef », répondit Kurtz, toujours sur le
ton de la bonne humeur et ne tenant absolument aucun compte de
Perlmutter qui marmonnait « Vous mentez, vous mentez, vous
mentez... »
L'homme au gros cache-nez lui jeta un bref coup d'œil puis
revint à Kurtz.
« Le type m'a donné un code. Blue exit. Ça vous dit rien ?
- Je m'appelle Bond, James Bond, dit Kurtz en éclatant de rire.
Il y a quelqu'un qui se paie votre tête, chef.
- M'a dit de vous dire que votre mission était terminée et que
le pays vous remerciait.
- Il n'a pas été question d'une montre en or, mon
gars ? » demanda Kurtz, l'œil pétillant.
Le conducteur du chasse-neige se passa la langue sur les
lèvres. Intéressant, songea Kurtz. Il put voir le moment où
l'homme décida qu'il avait affaire à un dément. Le moment précis.
« L'a pas été question de montre en or. Je voulais juste vous
dire que je pouvais pas continuer. Pas sans autorisation, n'importe
comment. »
Kurtz sortit alors l'automatique et le pointa sur la figure du
conducteur. « Voilà ton autorisation, mon gars, tous les papiers
sont signés, en triple exemplaire. Ça suffit ? »
L'homme étudia l'arme avec son expression calme et neutre de
Yankee. Il n'avait pas l'air particulièrement effrayé. « Ouais-ouais.
Tout a l'air en ordre. »
Kurtz éclata de rire.
« Brave gars ! Très brave gars ! Et maintenant, allons-y. Ce
serait bien d'accélérer un peu, Dieu t'ait en Sa sainte garde. Il y a
quelqu'un à Derry qu'il faut que... (il chercha le mot juste*)... que
je débriefe. »
Perlmutter poussa un grognement qui était peut-être un rire.
Le conducteur du chasse-neige lui jeta un nouveau coup d'œil.
« Fais pas attention à lui, il est enceinte, lui dit Kurtz sur le ton
de la confidence. Tu vas voir, il va commencer à nous réclamer des
huîtres ou des cornichons.
- Enceinte..., répéta l'homme d'une voix toujours aussi neutre.
- Oui, mais t'occupe. Ce n'est pas ton problème. Vois-tu le
truc, mon gars, ajouta-t-il, toujours penché en avant, et
s'exprimant avec chaleur et confiance au-dessus du canon de son
arme, le truc, c'est que le type que je dois rattraper est à Derry en
ce moment même. Je m'attends à ce qu'il reprenne la route sous
peu. Je crois qu'il se doute que je lui colle au cul...
- Il le sait, il le sait », intervint Freddy Johnson.
Il se gratta la joue, puis son entrejambe.
« ...mais en attendant, enchaîna Kurtz, je crois pouvoir lui
reprendre un peu de terrain. Alors on se le bouge, ce bon vieux cul,
mon gars ? »
Le conducteur du chasse-neige acquiesça et retourna d'un pas
normal jusqu'à la cabine de son engin. Il faisait un peu plus clair.
C'est très probablement pour la dernière fois de ma vie que je
vois le jour se lever, se dit Kurtz avec une sorte d'émerveillement.
Perlmutter laissa échapper un long râle douloureux qui se
poursuivit quelques instants, puis s'éleva et devint un cri. De
nouveau, il s'agrippa à son ventre.
« Bordel de Dieu, dit Freddy. Regardez sa bedaine, patron.
Elle grossit comme une miche de pain.
- De profondes inspirations », conseilla Kurtz en tapotant
l'épaule de Pearly d'une main bienveillante.
Devant eux, le chasse-neige venait de s'ébranler.
« De profondes inspirations, mon p'tit gars. Détends-toi.
Détends-toi et pense à des choses agréables. »

10

Encore soixante kilomètres jusqu'à Derry. Soixante kilomètres


entre moi et Owen, pensa Kurtz. Ça s'améliore. Je viens te
chercher, mon gars. Faut que je t'amène à l'école. Que tu
réapprennes ce que t'as oublié sur la ligne Kurtz. On ne la
franchit pas. Jamais.
Trente kilomètres plus loin, ils étaient encore sur place
(d'après Freddy et Perlmutter, même si Freddy paraissait moins
sûr de lui, maintenant). Pearly, lui, disait qu'ils parlaient à la
mère : Owen et l'autre type, Henry, parlaient à la mère. La mère ne
voulait pas le laisser partir.
« Laisser partir qui ? » demanda Kurtz.
Mais en réalité il s'en fichait. La mère en question les retenait
à Derry, lui permettait de réduire la distance, alors que Dieu
bénisse la mère et peu importe qui elle était et ce qui la motivait.
« Je ne sais pas », répondit Pearly. Son ventre l'avait laissé à
peu près tranquille depuis la conversation de Kurtz avec le
conducteur du chasse-neige, mais il paraissait épuisé. « Je ne peux
pas voir. Il y a quelqu'un d'autre, mais c'est comme s'il n'avait pas
d'esprit, rien où l'on pourrait regarder.
- Freddy ? »
Johnson secoua la tête.
« Je ne capte même plus Owen. C'est à peine si j'entends le
type du chasse-neige. C'est comme... je sais pas... comme quand
on perd un signal radio. »
Kurtz s'inclina en avant pour regarder de plus près le Ripley
qui poussait sur la joue de Freddy. La moisissure était toujours
d'un rouge brillant au milieu, mais prenait une nuance d'un gris de
cendre sur les bords.
Il est en train de crever, pensa Kurtz. Soit c'est l'organisme de
Freddy qui le tue, soit l'environnement. Owen avait raison. Je
vais être damné.
Ce qui ne changeait rien. La ligne était la ligne, et Owen l'avait
franchie.
« Le type du chasse-neige, dit Perlmutter d'une voix épuisée.
- Quoi, le type du chasse-neige, mon gars ? »
Perlmutter n'eut pas besoin de répondre. Devant eux,
scintillant dans les tourbillons de neige, se profilait un panneau de
signalisation : SORTIE 32 GRANDVIEW/GRANDVIEW STATION. Le
chasse-neige accéléra soudain, soulevant sa lame en même temps.
Tout d'un coup, l'Humvee se retrouva dans une poudreuse qui
devait bien faire quarante centimètres d'épaisseur. Le conducteur
ne prit pas la peine d'indiquer qu'il tournait ; il s'engagea dans la
sortie à quatre-vingts à l'heure, soulevant des gerbes de neige en
queue de coq dans son sillage.
« On le suit ? demanda Freddy. Je peux le coincer, patron. »
Kurtz dut réfréner son envie folle de lui répondre de foncer -
ils allaient lui faire voir, à ce Yankee et à son air tranquille, ils
allaient lui faire voir ce qui arrivait à ceux qui franchissaient la
ligne. Une petite dose du traitement qu'ils réservaient à Owen
Underhill. A ceci près que le chasse-neige était plus gros que
l'Humvee, beaucoup plus gros, et qui sait ce qui pouvait arriver
s'ils commençaient à jouer aux autotamponneuses avec lui ?
« Reste sur l'autoroute, mon gars, dit Kurtz en s'enfonçant
dans son siège. On peut pas les perdre de vue. »
Cela ne l'empêcha pas de regarder avec un réel regret le
chasse-neige qui s'éloignait dans le matin venteux et glacial. Il ne
pouvait même pas espérer que ce foutu Yankee ait été contaminé
par Freddy et Perlmutter, puisque la saleté ne tenait pas.
Ils continuèrent donc, leur vitesse retombant à trente à l'heure
dans les congères, mais les conditions s'amélioreraient plus au
sud, Kurtz en était sûr. La tempête était presque terminée.
« Et mes félicitations, dit-il à Freddy.
- Hein ? »
Kurtz lui tapota l'épaule.
« On dirait que tu vas mieux (Il se tourna vers Perlmutter.)
Mais pour toi, je ne sais pas, mon p'tit gars. »

11

À cent soixante kilomètres au nord de la position de Kurtz et à


moins de trois kilomètres du carrefour où Henry avait été fait
prisonnier, le nouveau commandant des Imperial Valley – une
femme à la séduction sévère, la quarantaine finissante - se tenait à
côté d'un pin dans une vallée dont le nom de code était « Terrain
Net 1 ». Terrain Net 1 était devenu, au sens littéral, la vallée de la
mort. Sur toute sa longueur s'entassait plus d'une centaine de
corps emmêlés, dont la plupart portaient des tenues de chasse
orange. On avait collé leurs pièces d'identité, quand ils en avaient,
autour de leur cou à l'aide d'un adhésif. La majorité d'entre eux
avaient au moins leur permis de conduire, mais on voyait aussi des
cartes de crédit ou de la Croix-Rouge, des permis de chasse. Une
femme avec un grand trou noir dans le front avait en sautoir sa
carte d'abonnement à un club vidéo.
C'était donc à côté de la plus grande pile de corps que Kate
Gallagher finissait un décompte approximatif avant de rédiger son
deuxième rapport. Elle tenait à la main un petit ordinateur Palm
Pilot, instrument que Karl Adolf Eichmann, ce fervent adepte des
décomptes macabres, lui aurait certainement envié. Il n'avait pas
marché jusqu'ici, mais la plupart des appareils électroniques
semblaient être de nouveau opérationnels.
Kate portait des écouteurs et un micro devant son masque ; de
temps en temps, elle demandait une explication, donnait un ordre.
Kurtz s'était choisi un successeur à la fois enthousiaste et efficace.
En additionnant les corps qui s'entassaient ici et là, elle était
arrivée à la conclusion qu'ils avaient récupéré soixante pour cent
des fugitifs. Ils s'étaient défendus, les pékins ; si cela avait été une
surprise, à long terme, la plupart y étaient restés. C'était aussi
simple que ça.
« Ho, Katie-Kate ! »
Jocelyn McAvoy apparut entre les arbres, à l'extrémité sud de
la vallée, son capuchon relevé, un foulard en soie vert retenant ses
cheveux courts, le pistolet-mitrailleur passé en bandoulière à
l'épaule. Il y avait du sang sur le devant de sa parka.
« Je t'ai fichu la frousse, pas vrai ? demanda-t-elle à son
nouveau chef d'unité.
- Ma pression sanguine a dû augmenter d'un point ou deux.
- Eh bien, le Secteur Quatre est propre ; ça va peut-être la faire
rebaisser un peu. » Ses yeux pétillaient. « On en a eu plus de
quarante. Jackson a les chiffres exacts. Ça n'a pas été trop dur. Au
fait, à propos de dur, je ne détesterais pas...
- Excusez-moi... mesdames ? »
Elles se tournèrent. Pour se trouver face à face, émergeant peu
à peu des buissons couverts de neige du côté nord de la vallée,
avec un groupe qui comprenait une demi-douzaine d'hommes et
deux femmes. La plupart étaient habillés en orange, mais celui qui
avait parlé et semblait être leur chef était une armoire à glace
portant la salopette réglementaire du Blue Group sous sa parka. Il
avait aussi conservé son masque transparent, bien qu'ayant en
dessous une tache de Ripley qui lui dessinait sous la lèvre
inférieure une mouche qui, elle, n'avait rien de réglementaire.
Tous les nouveaux venus tenaient une arme automatique à la
main.
Gallagher et McAvoy eurent le temps d'échanger un regard
affolé - un seul - qui disait : on s'est fait choper culotte baissée.
Puis Jocelyn McAvoy tenta de prendre son pistolet-mitrailleur
tandis que Kate Gallagher plongeait vers le Browning qu'elle avait
appuyé contre l'arbre. Aucune des deux n'acheva son mouvement.
Le tonnerre des détonations fut assourdissant. McAvoy fut
projetée à plus de cinq mètres et perdit une de ses bottes.
« C'est pour Larry ! hurla une des femmes en veste orange,
c'est pour Larry, salopes, c'est pour Larry ! »

12

La fusillade terminée, le baraqué à la barbichette en Ripley


rassembla son groupe autour du cadavre gisant sur le ventre de
Kate Gallagher, laquelle avait été classée neuvième de sa promo à
West Point avant d'être contaminée par la peste ayant pour nom
Kurtz. Le baraqué avait récupéré l'arme de Kate, plus performante
que la sienne.
« Je crois profondément à la démocratie, dit-il. Vous pouvez
faire ce que vous voulez, à présent. Moi, je prends la direction du
nord. Je ne sais pas combien de temps il faut pour apprendre
l'hymne canadien, mais je ne vais pas tarder à être au courant.
- Je vous accompagne », dit l'un des hommes.
Il devint rapidement manifeste que tous préféraient le suivre.
Avant de quitter la clairière, le baraqué se pencha pour ramasser le
Palm Pilot, à moitié enfoui dans la neige.
« J'ai toujours rêvé d'en avoir un, dit Emil Brodsky,
surnommé Dawg. Je suis un fondu de nouvelles technologies. »
Ils quittèrent la vallée de la mort en empruntant le chemin par
lequel ils étaient venus. Tandis qu'ils faisaient route vers le nord,
ils entendirent encore des coups de feu, ici et là, mais, en tout état
de cause, l'opération Terrain Net était elle aussi terminée.

13

Mr Gray avait commis un autre meurtre et volé un autre


véhicule, un chasse-neige DPW, cette fois. Jonesy n'assista pas à
l'événement. Mr Gray, qui avait apparemment conclu qu'il ne
pouvait faire sortir Jonesy de son bureau (du moins tant qu'il ne
pourrait consacrer tout le temps et l'énergie nécessaires à résoudre
ce problème), avait décidé d'adopter la seconde meilleure solution,
à savoir murer la fenêtre par laquelle son hôte avait accès au
monde extérieur. Jonesy pensait à présent savoir ce que Fortunato
devait avoir ressenti lorsque Montrésor l'avait emmuré dans son
cellier .
C'était arrivé peu après que Mr Gray s'était engagé sur la voie
unique et traîtresse de l'autoroute. Jonesy était à ce moment-là
dans son placard, s'efforçant de mettre en œuvre une idée qui lui
paraissait des plus brillantes.
Mr Gray lui avait coupé le téléphone ? D'accord, il se chargeait
de créer une nouvelle forme de communication, comme il avait
créé un thermostat pour refroidir l'endroit d'où l'autre essayait de
le faire déguerpir en le faisant cuire. Un fax ferait l'affaire, avait-il
décidé. Et pourquoi pas ? Tous les gadgets étaient symboliques, de
simples représentations visuelles pour l'aider à se concentrer, tout
d'abord, puis à exercer des pouvoirs qu'il avait en lui depuis plus
de vingt ans. Mr Gray avait senti la présence de ces pouvoirs et,
après ses premiers déboires, pris des mesures très efficaces pour
empêcher Jonesy de les utiliser. Le truc consistait à trouver
constamment de nouveaux moyens de contourner les obstacles
élevés par Mr Gray, tout comme Mr Gray ne cessait de trouver
des moyens pour descendre toujours plus au sud.
Jonesy ferma les yeux et se représenta un fax semblable à celui
du département d'histoire, à la fac, à ceci près qu'il l'installa dans
le placard de son nouveau bureau. Puis, se sentant comme Aladin
quand il frotte la lampe magique (sauf que le nombre de souhaits
qui pouvaient lui être accordés paraissait infini tant qu'il résistait),
il visualisa une ramette de papier et un crayon (un Berol Black
Beauty) posé à côté. Il alla vérifier ensuite ce qu'il en était dans le
placard.
Pas mal, au premier coup d'œil... même si le crayon était un
poil bizarre, avec sa pointe effilée comme une aiguille et son corps
mâchonné de haut en bas. Mais c'est bien ainsi qu'il devait être,
non ? C'était Beaver qui avait toujours utilisé ces Berol, même à
l'époque du collège, sur Witcham Street. Lui-même, Pete et Henry
employaient des Eberhard Faber jaunes, plus courants.
Le fax avait l'air parfait, posé sur le sol sous une série de
porte-manteaux vides, à côté d'une parka (celle, orange fluo, que
sa mère lui avait achetée pour sa première partie de chasse, non
sans lui avoir fait promettre, la main sur le cœur, qu'il la porterait
chaque fois, sans exception, qu'il franchirait la porte du chalet), et
il ronronnait de manière encourageante.
Son désappointement n'en fut que plus grand quand il
s'agenouilla et lut le message qui figurait sur l'écran éclairé :
ABANDONNEZ, JONESY, SORTEZ.
Il décrocha le combiné, sur le côté de l'appareil, et entendit
la voix enregistrée de Mr Gray : « Abandonnez, Jonesy, sortez.
Abandonnez, Jonesy, sor... »
Il y eut une série de claquements violents, presque aussi forts
que des coups de tonnerre, qui le firent crier et bondir sur ses
pieds. Sa première idée fut que Mr Gray utilisait un de ces béliers
qu'ont les forces d'intervention de la police, et tentait ainsi
d'enfoncer la porte du bureau.
Ce n'était pas à la porte qu'il s'était attaqué, cependant, mais à
la fenêtre. D'une certaine manière, c'était encore pire. Mr Gray y
avait placé des volets industriels gris (en acier, aurait-on dit) sur la
croisée. Il n'était plus seulement emprisonné, à présent, mais
aveugle.
On lisait sans peine, écrit sur la face intérieure des volets :
ABANDONNEZ SORTEZ. Un souvenir du Magicien d'Oz revint
brièvement à l'esprit de Jonesy, RENDS-TOI DOROTHY écrit dans le
ciel, et il aurait bien aimé rire. Impossible. Il n'y avait rien de
drôle, rien d'ironique. C'était horrible.
« Non ! cria-t-il. Enlevez-moi ça, salopard ! »
Pas de réponse. Jonesy eut un geste pour briser la vitre, avec
l'intention de cogner ensuite contre les volets. Il s'arrêta à temps.
Tu es cinglé ? C'est ce qu'il souhaite ! A l'instant même où tu
briseras la vitre, les volets disparaîtront et Mr Gray entrera. Et
toi, tu seras foutu, mon vieux.
Il avait conscience de mouvements, et les grondements graves
d'un chasse-neige lui parvenaient. Où se trouvaient-ils, à présent ?
À la hauteur de Waterville ? D'Augusta ? Encore plus au sud ?
Dans le secteur où la précipitation devenait de la pluie ? Non,
probablement pas, Mr Gray aurait échangé le chasse-neige contre
un engin plus rapide, s'il n'y avait plus eu de neige. Mais ça n'allait
pas tarder car ils se dirigeaient vers le sud.
Pour aller où ?
Autant être déjà mort, songea Jonesy, regardant d'un air
misérable les volets fermés et le message provocateur. Autant être
déjà mort.

14
C'est finalement Underhill qui saisit Roberta Cavell par les
bras (un œil sur l'horloge : pour chaque minute qui s'écoulait,
Kurtz se rapprochait d'un kilomètre) lui expliqua pourquoi ils
avaient besoin d'emmener Duddits avec eux, en dépit de la gravité
de son état. Même en de telles circonstances, Henry ne savait pas
s'il aurait pu prononcer la phrase rituelle Le sort du monde entier
peut en dépendre en gardant son sérieux. Underhill, qui avait
passé sa vie à porter des armes pour la défense de son pays, le put
et le fit.
Duddits avait passé un bras autour des épaules d'Henry et le
contemplait avec ravissement ; ses beaux yeux verts brillaient.
Eux, au moins, n'avaient pas changé. Pas plus que le sentiment
qu'ils avaient toujours éprouvé en présence de Duddits - que les
choses allaient à la perfection, ou iraient bientôt à la perfection.
Roberta regardait Owen et paraissait vieillir à vue à chaque
phrase que prononçait le militaire. Comme si le temps avait brûlé
les étapes et qu'une photo-tumeur maligne apparaissait dans le
révélateur.
« Oui, dit-elle, oui, je comprends que vous voulez trouver
Jonesy, l'attraper, mais qu'est-ce qu'il veut faire, lui ? Et s'il est
venu ici, pourquoi il ne l'a pas fait ici ?
- Je ne peux pas répondre à ces questions, madame.
- De l'eau, dit soudain Duddits, parlant plus clairement qu'il
ne l'avait jamais fait. Onesy veut de l'eau. »
De l'eau ? demanda Owen à Henry par la pensée. Pourquoi de
l'eau ?
Peu importe, répliqua Henry, et tout d'un coup, la voix dans la
tête d'Owen devint faible, difficile à capter. Il faut y aller.
« Mrs Cavell ? Madame ? » Owen la reprit par les bras, très
doucement. Henry aimait beaucoup cette femme, même s'il y avait
eu quelque chose de cruel à l'ignorer pendant une bonne douzaine
d'années, et Owen comprenait pourquoi il l'avait aimée.
Cela émanait d'elle comme un doux parfum. « Nous devons
partir.
- Non, je vous en prie, dites-moi que non. »
Les larmes revinrent. Ne pleurez pas, madame, avait envie de
dire Underhill. Les choses sont déjà assez tragiques comme ça. Je
vous en prie, ne pleurez pas.
« Un homme est à nos trousses. Un homme méchant et
dangereux. Nous devons repartir avant qu'il arrive ici. »
L'expression désemparée de Roberta laissa la place à la
résolution.
« Très bien. Dans ce cas, je viens avec vous.
- Voyons, Roberta, ce n'est pas possible, dit Henry.
- Si ! Je pourrais prendre soin de lui... lui donner ses
médicaments... son Prednisone... je n'oublierai pas d'emporter les
tampons au citron et...
- U este i-i, 'aman.
- Non, Duddie, non !
- 'Aman, u este i-i. Sûr, Sûr. » Duddits devenait agité à son
tour.
« Nous n'avons vraiment plus le temps, dit Owen.
- Roberta, je vous en prie, insista Henry.
- Laissez-moi venir ! Il est tout ce que j'ai !
- 'Aman. » Duddits s'adressait à sa mère d'une voix qui n'avait
plus rien d'enfantin. « U este i-i ! »
Elle le regarda fixement, et son visage parut s'affaisser. « Très
bien. Juste une minute. Je dois aller chercher quelque chose. »
Elle se rendit dans la chambre de Duddits pour en revenir avec
un sac en papier qu'elle confia à Henry.
« Ce sont ses pilules, expliqua-t-elle. Il doit prendre le
Prednisone à neuf heures ; n'oublie pas, parce que sinon il a de la
difficulté à respirer et sa poitrine est douloureuse. Tu peux lui
donner un Percocet s'il t'en réclame, ce qui va probablement
arriver parce qu'être dehors dans le froid lui fait mal. »
Il y avait du chagrin dans la manière dont elle regardait
Henry, mais pas de reproches. Il aurait presque préféré les
reproches. Dieu sait qu'il n'avait jamais eu l'occasion de se sentir
autant honteux. Ce n'était pas le fait que Duddits souffrait de
leucémie, mais qu'il avait été malade depuis si longtemps sans
qu'aucun d'eux ne l'apprenne.
« Et ses tampons au citron aussi, mais seulement sur ses
lèvres, parce qu'il saigne beaucoup des gencives depuis quelque
temps, et le citron le pique. Il y a du coton hydrophile pour son
nez, s'il saigne. Ah, et le cathéter. Tu le vois, à son épaule. »
Henry acquiesça. Un tuyau de plastique dépassait d'un
pansement. Il éprouva en le voyant, bizarrement, un fort
sentiment de déjà vu*.
« Dehors, il faut que le cathéter soit bien couvert... Le Dr
Briscoe se moque de moi, mais j'ai toujours peur que le froid le
pénètre... un foulard fera l'affaire au besoin... même un
mouchoir... »
Elle pleurait de nouveau, sanglotait, même.
« Roberta... », commença Henry.
Lui aussi, maintenant, regardait l'horloge.
« Je prendrai soin de lui, intervint Owen. Je me suis occupé de
mon père jusqu'à la fin. Je connais le Prednisone et le Percocet. »
Et pas que ça : des stéroïdes plus puissants, des antalgiques
plus efficaces. A la fin, la marijuana, la méthadone, et finalement
la morphine pure, tellement mieux que l'héroïne. La morphine,
l'instrument le plus élégant de la mort.
Il sentit alors dans sa tête une sorte de chatouillis, comme des
pieds nus si légers qu'ils l'auraient à peine effleuré. Un chatouillis,
cependant, qui n'était pas déplaisant. Roberta essayait de
déterminer si ce qu'il venait de dire à propos de son père était la
vérité ou un mensonge. C'était le petit cadeau que lui avait donné
son extraordinaire fils, comprit Underhill, et cela faisait si
longtemps qu'elle l'utilisait qu'elle n'en avait même plus
conscience... comme Beaver et ses cure-dents. Ce n'était pas aussi
puissant que chez Henry, mais bien réel tout de même, et jamais
de sa vie il n'avait été aussi content d'avoir dit la vérité.
« Pas de leucémie, n'est-ce pas...
- Non, cancer du poumon. Mrs Cavell, il faut vraiment...
- Il reste encore une chose à vous donner.
- Roberta, reprit Henry.
- J'en ai pour une seconde, pour une seconde. »
Elle partit en courant pour la cuisine.
Pour la première fois, Owen se sentit réellement envahi par la
peur.
« Kurtz, Freddy et Perlmutter... je n'arrive pas à dire où ils
sont ! Je les ai perdus ! »
Henry avait ouvert le sac et regardé dedans. Ce qu'il y avait vu,
posé sur la boîtes de tampons au citron l'avait saisi, paralysé. Il
répondit à Owen, mais sa voix paraissait venir du recoin le plus
profond de quelque vallée inconnue, une vallée dont, jusqu'ici, il
avait totalement ignoré l'existence. Or elle existait, il le savait
aujourd'hui. La vallée des années perdues. Il n'irait pas jusqu'à
dire qu'il n'avait jamais soupçonné qu'une telle géographie
existait, mais, au nom du ciel, comment se faisait-il qu'il s'en soit
aussi peu douté ?
« Ils viennent juste de passer devant la sortie 29, répondit-il.
Ils sont à trente kilomètres derrière nous.
- Qu'est-ce qui vous arrive, Henry ? »
Henry glissa la main dans le sac brun et en retira un petit objet
en forme de toile d'araignée, longtemps resté suspendu au-dessus
du lit de Duddits ici, mais aussi sur Maple Lane, avant la mort
d'Alfie.
« D'où tu sors ça, Duddits ? »
Bien entendu, il le savait. Cet attrape-rêves était plus petit que
celui du Trou dans le Mur, mais sinon, c'était son jumeau.
« Iveur », répondit Duddits. Il n'avait pas quitté Henry des
yeux. Comme s'il n'arrivait pas à croire que son ami était là,
devant lui. « Iveur a en-oyé. Our oël, e-aine ière. »
Ses capacités télépathiques s'amenuisaient rapidement, au fur
et à mesure que son organisme prenait le dessus sur le byrus, mais
Owen comprit facilement : Beaver me l'a envoyé. Pour la Noël, la
semaine dernière, avait dit Duddits. Les trisomiques ont du mal à
concevoir l'écoulement du temps et les notions de passé et
d'avenir, et Underhill soupçonnait que pour Duddits, le passé se
résumait à la semaine dernière, et l'avenir à la semaine prochaine.
Il se dit que si tout le monde fonctionnait de cette façon, il y
aurait moins de chagrin et de ressentiment dans le monde.
Henry regarda le petit attrape-rêves encore quelques instants,
puis le remit dans le sac alors que Roberta revenait à pas pressés.
Un grand sourire vint éclairer le visage de Duddits quand il vit ce
qu'elle avait rapporté. « Ooby-Doo ! s'écria-t-il. » Sa boîte
Scooby-Doo. Il la prit et donna deux bises à sa mère.
« Owen ? dit Henry. J'ai des nouvelles. D'excellentes
nouvelles.
- Dites-moi.
- Ces salopards sont obligés de faire un détour. Un semi s'est
mis en travers de la route tout près de la sortie 28. Ça devrait leur
faire perdre au moins dix minutes, sinon vingt.
- Merci Jésus ! Profitons-en. » Il jeta un coup d'œil au
porte-manteau, dans le coin. Dessus, était accroché un énorme
duffel-coat bleu dans le dos duquel était écrit, en lettres écarlates
éclatantes, RED SOX WINTER BALL. « C'est à toi, Duddits ?
- À'oi, répondit Duddits, hochant la tête et souriant. 'On
'anteau » puis il ajouta, lorsqu'Owen alla le décrocher, « a eu,
'ouver Osie. » Celle-là aussi, il la comprit, et un frisson lui remonta
le dos. Vous nous avez vus trouver Josie.
Effectivement... Et Duddits l'avait vu, lui. La veille, ou bien ce
jour-là, dix-neuf ans auparavant ? Les dons de Duddits
incluaient-ils la capacité de voyager dans le temps ?
Ce n'était pas le moment de se poser de telles questions et
Owen en était presque soulagé.
« J'ai dit que je lui préparerais pas sa boîte à lunch, mais je l'ai
fait. Finalement, je l'ai fait. »
Roberta la regarda, regarda Duddits qui la faisait passer d'une
main à l'autre pour enfiler laborieusement l'énorme parka,
laquelle était aussi un cadeau des Red Sox. Le bleu intense du
vêtement et le jaune brillant de la boîte à lunch faisaient paraître
son visage encore plus pâle. « Je savais qu'il allait y aller. Et pas
moi. » Ses yeux cherchaient ceux d'Henry. « Est-ce que je peux ne
pas y aller, Henry ?
- Si vous veniez, vous risqueriez de mourir sous ses yeux »,
répondit Henry, ayant en horreur de devoir dire une chose aussi
cruelle, détestant aussi d'avoir été si bien préparé, par son métier,
à appuyer sur les bons boutons. « Vous ne voudriez pas qu'il voie
ça, Roberta ?
- Non, bien sûr que non. » Et, comme après-coup, lui faisant
mal jusqu'au tréfonds du cœur, « Salopard. »
Elle alla jusqu'à Duddits, repoussant Owen, et remonta
rapidement la fermeture Éclair du duffel-coat. Puis elle le prit par
les épaules, l'obligea à se baisser vers elle et le regarda dans les
yeux. Minuscule et intraitable oiseau de femme. Grand fils blême
flottant dans sa parka. Roberta ne pleurait plus.
« Tu seras gentil, Duddits.
- Se'ai entil, Umma.
- Occupe-toi bien d'Henry.
- Oui, 'aman.
- Reste toujours avec lui.
- Oui, 'aman. » Bien obéissant, mais gagné lui aussi par
l'impatience, pressé de partir, et tout cela ramenait Henry en
arrière : les sorties pour acheter des crèmes glacées ou aller jouer
au mini-golf (Duddits se révélait curieusement adroit à ce jeu, et
seul Pete arrivait à le battre assez régulièrement), ou se rendre au
cinéma et chaque fois occupe-toi bien d'Henry, ou occupe-toi bien
de Jonesy ou occupe-toi bien de tes amis ; chaque fois sois gentil,
Duddits et lui : Oui 'aman.
Elle le regarda des pieds à la tête.
« Je t'aime, Douglas. Tu as toujours été un bon fils pour moi,
et je t'aime tellement.... Embrasse-moi, à présent. »
Duddits embrassa sa mère qui, de la main, vint furtivement
caresser sa joue râpeuse. Henry eut le plus grand mal à supporter
cette scène, mais il la suivit tout de même des yeux, aussi
impuissant à les détourner qu'une mouche est impuissante à
s'échapper d'une toile d'araignée. Un attrape-rêves est aussi un
piège.
Duddits lui donna un deuxième baiser, pour la forme, mais ses
yeux verts brillants se tournaient déjà vers Henry et la porte. Il lui
tardait de partir. Savait-il que les gens qui poursuivaient Henry et
Owen étaient proches ? Ou était-ce le parfum de l'aventure,
comme celles qu'ils avaient vécues jadis, quand ils étaient tous les
cinq ? Les deux ? Oui, probablement les deux. Roberta le lâcha
après que ses mains l'eurent touché pour la dernière fois.
« Pourquoi ne nous avoir rien dit, Roberta ? demanda Henry.
Pourquoi ne pas nous avoir appelés ?
- Et vous, pourquoi n'êtes-vous jamais venus ? »
Henry aurait pu répliquer par une autre question de son cru -
pourquoi Duddits n'avait-il pas appelé ? - mais la poser aurait été
mentir. Duddits avait appelé à plusieurs reprises depuis mars,
lorsque Jonesy avait eu son accident. Il pensa à Pete, assis à côté
du Scout renversé, buvant de la bière et écrivant sans fin DUDDITS
dans la neige. Duddits, jeté sur son île de nulle part et y mourant,
Duddits envoyant ses messages et ne recevant en retour que le
silence. Et, finalement, l'un d'eux était venu, mais seulement pour
le prendre, avec pour tout bagage un sac plein de médicaments et
sa vieille boîte à lunch jaune. Il n'y avait aucune bonté dans
l'attrape-rêves. Ils n'avaient eu que de bonnes intentions vis-à-vis
de Duddits dès le premier jour. Ils l'avaient honnêtement
aimé. Pourtant, voilà où en étaient les choses.
« Prends soin de lui, Henry. » Le regard de Roberta se porta
sur Owen. « Vous aussi. Prenez soin de mon fils.
- Nous essaierons », promit Henry.

15

Pas moyen de faire demi-tour dans Dearborn Street ; le


chasse-neige avait bouché toutes les allées en dégageant la rue.
Dans la lumière grandissante du matin, le quartier endormi avait
l'air d'une ville du fin fond de l'Alaska. Underhill ne chercha pas à
manœuvrer et repartit en marche arrière, l'Humvee godillant de
droite à gauche. Le pare-chocs du gros engin heurta un véhicule
emmitouflé de neige et garé au coin de la rue, il y eut un tintement
de verre brisé, et ils firent une irruption fracassante dans Kansas
Street, en direction de l'autoroute. Pendant tout ce temps, Duddits
resta assis à l'arrière, parfaitement tranquille, sa boîte à lunch sur
les genoux.
Henry ? Pourquoi Duddits dit-il que Jonesy voulait de l'eau ?
Pour quoi faire?
Henry essaya de répondre par télépathie, mais Owen ne le
recevait plus. Toutes les taches de byrus étaient devenues blanches
sur le visage du militaire et, lorsqu'il se grattait machinalement,
des débris grisâtres restaient pris sous ses ongles. La peau, en
dessous, paraissait tuméfiée et irritée, mais pas gravement
touchée. Pas plus grave que de se remettre d'un rhume,
s'émerveilla Henry. Vraiment pas plus grave.
« C'est vrai, il nous a parlé d'eau.
- De l'eau, dit Duddits à l'arrière du véhicule, tout en se
penchant pour regarder le panneau annonçant la I-95, direction
sud. Onesy veut de l'eau. »
Le front d'Owen se plissa ; des débris de byrus mort en
tombèrent, comme des pellicules.
Henry se tourna et posa une main sur le genou de Duddits.
« Je crois que ce qu'il dit est clair. Sauf que ce n'est pas Jonesy
qui veut de l'eau. Mais l'autre. Celui qu'il appelle Mr Gray. »

16

Roberta se rendit dans la chambre de Duddits et commença à


ramasser les vêtements épars de son fils ; il avait une façon de les
laisser traîner qui la rendait folle, mais elle se dit que c'était un
souci qu'elle n'aurait sans doute plus. À peine s'était-elle activée
depuis cinq minutes qu'elle se sentit prise de faiblesse et dut
s'asseoir dans le fauteuil de son fils, près de la fenêtre. La vue du
lit que, depuis quelque temps, il ne quittait presque plus exerçait
sur elle une fascination morbide. Il y avait quelque chose
d'inexprimablement cruel à voir, à la faible lumière de l'aube, la
forme de sa tête imprimée dans l'oreiller.
Henry pensait qu'elle avait laissé partir Duddits parce qu'elle
avait cru que l'avenir du monde entier dépendait de Jonesy, et que
seul Duddits pourrait permettre de le retrouver, et vite. Mais il se
trompait. Elle l'avait laissé partir parce que c'était ce qu'avait
voulu Duddits. Les mourants avaient droit à des casquettes de
base-ball signées par des vedettes ; ils avaient aussi droit à des
ballades en compagnie de leurs vieux amis.
Mais c'était dur.
Le perdre était tellement dur !
Elle se cacha le visage dans la poignée de t-shirts qu'elle tenait
à la main pour ne plus voir le lit. Elle fut assaillie par ses odeurs :
son shampooing, son savon, et plus que tout, pis que tout, la
crème à l'arnica qu'elle lui passait sur le dos et les jambes quand
ses muscles le faisaient souffrir.
Dans son désespoir, elle tenta de le joindre, s'efforça de le
retrouver, lui et les deux hommes qui avaient surgi comme s'ils
s'étaient levés d'entre les morts pour venir le prendre, mais son
esprit ne répondait plus.
Il bloque la communication avec moi, pensa-t-elle. Ils avaient
pris plaisir (surtout pris plaisir) à communiquer par télépathie au
quotidien, au cours des années, selon un mode qui n'était pas
tellement différent, sinon de quelques degrés, de ce que vivaient la
plupart des mères ayant des enfants un peu spéciaux (elle avait
souvent entendu l'expression rapports particuliers dans les
réunions de groupes de soutien où elle et Alfie se rendaient
parfois), mais même cela était terminé, à présent. Duddits avait
coupé ce contact, ce qui signifiait qu'il savait que quelque chose de
terrible allait se produire.
Il le savait.
Le visage toujours enfoui dans les t-shirts, toujours pénétrée
de son mélange d'odeurs, Roberta se remit à pleurer.
17

Kurtz n'avait pas déraillé, ou pas trop, jusqu'au moment où il


avait vu les feux de détresse et les rampes de gyrophares bleus de
la police lançant leurs éclairs dans la sinistre lumière du matin ;
au-delà, on apercevait un énorme semi-remorque couché sur la
chaussée comme un dinosaure mort. Devant, tellement
emmitouflé que son visage en devenait invisible, un flic détournait
la circulation vers une rampe de sortie.
« Bordel de merde ! » ragea Kurtz. Il dut lutter contre l'envie
de sortir son automatique et de se mettre à canarder à tout va. Il
savait que ce serait un désastre, car il y avait d'autres flics qui
tournaient autour du poids lourd, mais il n'en ressentait pas moins
cette envie, envie puissante qu'il avait la plus grande peine à
contrôler. Ils étaient si près ! Si près de les coincer, par les mains
cloutées de Jésus-Christ ! Être arrêté ainsi ! « Merde ! Merde !
Merde ! »
« Qu'est-ce qu'on fait, patron ? » avait demandé Freddy.
Impassible derrière son volant, il avait cependant placé un fusil
automatique sur ses genoux. « Si on le neutralise, je dois pouvoir
passer en dérapage contrôlé par la droite. En soixante secondes,
c'est réglé. »
Kurtz dut une fois de plus lutter contre l'envie de lui répondre
Ouais, descends-le-moi ce taré, Freddy, et si l'un des autres se
met en travers, n'hésite pas. Il était capable d'y parvenir. Ou
peut-être pas. Il n'était pas le conducteur hors pair qu'il croyait
être, Kurtz en avait acquis la conviction. Comme trop de pilotes
d'avion ou d'hélicoptère, Freddy s'imaginait à tort que ses talents
sur terre étaient à l'égal de sa virtuosité dans les airs. Et même s'ils
arrivaient à franchir ce barrage, ils seraient repérés. Risque
inacceptable, d'autant plus que le général Randall (dit Couilles
Molles) avait sonné la retraite. Son coupe-file
(sortir-libre-en-cas-d'arrestation) avait été révoqué. À présent, il
était tout au plus un vigile faisant cavalier seul.
Faut faire ce qu'il est intelligent de faire, pensa-t-il. C'est pour
ça que je touche un tel salaire.
« Ne joue pas au malin et fais comme il te dit, répondit-il à
Freddy. Tu vas même lui envoyer un petit bonjour et lever le pouce
en prenant la sortie. On continuera dans la direction du sud et tu
reprendras l'autoroute à la première occasion (il soupira). Il y a un
bon Dieu pour les imbéciles ! » Il s'approcha tellement de Freddy
qu'il vit le Ripley qui blanchissait dans son oreille droite. Il
murmura, avec une ardeur d'amoureux : « Et si tu nous fiches
dans le fossé, mon p'tit gars, je te colle une balle dans la
nuque. » Kurtz toucha l'endroit où se faisait la jonction entre la
chair et l'os du crâne. « Ici. »
Taillé dans le bois, le visage d'Indien de Freddy resta
impassible.
« Oui, patron. »
Après quoi, Kurtz saisit par l'épaule un Perlmutter aux trois
quarts comateux et le secoua jusqu'à ce que battent ses paupières.
« Fichez-moi la paix, patron, dit-il d'une voix pâteuse. Besoin
d'dormir. »
Kurtz colla le canon de son automatique contre la tempe de
son ex-aide de camp.
« Pas question. On fait comme le soleil, on se lève et on brille,
mon gars. C'est l'heure du débriefing. »
Pearly avait grogné, mais il s'était aussi redressé dans son
siège. Quand il avait ouvert la bouche pour parler, une prémolaire
était tombée sur le devant de sa parka. Kurtz avait trouvé la dent
sans défaut. « Hé regarde, vieux, pas une carie. »
Perlmutter raconta qu'Underhill et son nouveau pote étaient
toujours à l'arrêt, toujours à Derry. Très bien. Génial. Un peu
moins génial, un quart d'heure plus tard, quand Freddy engagea
l'Humvee sur une rampe d'accès enneigée de l'autoroute. Ils
étaient à la hauteur de la sortie 28, soit à un échangeur de leur
cible, mais un kilomètre ou dix, c'était de toute façon manqué.
« Ils sont repartis », dit Perlmutter.
Il avait parlé d'une voix faible et paraissait épuisé.
« Bon Dieu de Dieu ! » rugit Kurtz. Il était fou de rage, fou à en
être malade d'une rage impuissante contre Owen Underhill qui
symbolisait maintenant (à lui seul et au moins à ses yeux) le
lamentable ratage de la mission.
Pearly laissa échapper un grognement bas, un son plein d'un
désespoir absolu et creux. Son ventre s'était remis à gonfler. Il s'y
agrippait, les joues mouillées de transpiration. Son visage
parfaitement quelconque en temps normal devenait presque beau
dans la douleur.
Il laissa échapper un nouveau pet, long, effroyable, un vent qui
paraissait ne vouloir jamais s'arrêter. Le bruit rappela à Kurtz le
bricolage qu'il s'était amusé à construire pendant un camp d'été, il
y avait au moins mille ans de ça, un objet en boîtes de conserve et
cordage ciré dont le seul but était de produire du bruit et qu'ils
appelaient un « beugleur ».
La puanteur qui se mit à emplir l'Humvee était celle du cancer
rouge qui poussait dans le système de traitement des eaux usées
de Perlmutter, se nourrissant tout d'abord de ses déchets avant de
s'attaquer à des parties plus nobles. Assez horrible. Les choses
avaient cependant un bon côté. Freddy allait mieux et Kurtz
n'avait, à aucun moment, été contaminé par le foutu Ripley
(peut-être était-il immunisé ; de toute façon, il avait enlevé son
masque un quart d'heure auparavant, et l'avait jeté d'un geste
indifférent). Quant à Perlmutter, s'il était incontestablement
malade, il gardait toute sa valeur ; il avait un sacré bon radar calé
dans le troufignon, le soldat. Si bien que Kurtz lui tapota l'épaule,
ignorant la puanteur. Tôt ou tard, la bestiole qui rongeait
Perlmutter finirait par sortir et cela signifierait sans doute la fin
des services qu'il pourrait lui rendre, mais inutile de s'en faire
pour ça tant que ce n'était pas arrivé.
« Tiens bon la rampe, lui dit tendrement Kurtz. Dis-lui donc
de se rendormir.
- Espèce... de sale... con ! hoqueta Perlmutter.
- C'est vrai, admit Kurtz. Tout ce que tu voudras, mon gars. »
Owen s'était avéré n'être qu'un froussard, mais qui avait
introduit ce coyote dans le foutu poulailler ?
Ils arrivèrent à la hauteur de la sortie 27. Kurtz examina la
voie d'accès et s'imagina voir les traces de pneus de l'Humvee
d'Owen. Quelque part par là, d'un côté ou de l'autre de l'autoroute,
se trouvait la maison par laquelle Underhill et son nouveau copain
avaient fait ce détour inexplicable. Pourquoi ?
« Ils se sont arrêtés pour prendre Duddits », dit Perlmutter.
Son ventre se dégonflait à nouveau et le pic de douleur
semblait être passé. Au moins pour le moment.
« Duddits ? Qu'est-ce que c'est que ce nom ?
- Je ne sais pas. Je l'ai pris chez sa mère. Lui, j'peux pas le voir.
Il est différent, patron. C'est comme si c'était un grisâtre, pas un
être humain. »
Kurtz sentit son échine se hérisser.
« Dans l'esprit de la mère, c'est à la fois un môme et un adulte,
ce Duddits », reprit Pearly.
C'était la plus longue déclaration faite spontanément par
Perlmutter depuis qu'ils avaient quitté le Gosselin's. L'aide de
camp semblait presque intéressé - incroyable.
« C'est peut-être un retardé mental », observa Freddy.
Perlmutter lui jeta un coup d'œil.
« C'est pas impossible. De toute façon, il est malade. » Il
soupira. « Je sais ce qu'il ressent. »
Kurtz lui tapota à nouveau l'épaule.
« Continue, mon p'tit gars. Et les types après qui ils courent ?
Ce Gary Jones et ce supposé Mr Gray ? »
Non pas que ça l'intéressait vraiment, mais il était toujours
possible que l'itinéraire suivi par Jones, ses initiatives (de Jones et
de Gray, si Gray existait ailleurs que dans l'imagination enfiévrée
d'Underhill) aient un impact sur l'itinéraire et les initiatives
d'Underhill, Devlin et... Duddits ?
Perlmutter secoua la tête, ferma les yeux et laissa sa tête aller
contre le dossier. Sa petite poussée d'énergie et d'intérêt semblait
s'être épuisée.
« Rien, dit-il. C'est bloqué.
- Ils ne sont peut-être pas là du tout ?
- Oh, si, il y a bien quelque chose. C'est comme un trou noir...
j'entends tellement de voix, ajouta-t-il d'un ton rêveur. Ils
envoient déjà les renforts... »
Comme si cette remarque avait eu le don de le faire apparaître,
un gigantesque convoi militaire se présenta de l'autre côté de la
I-95, montant vers le nord. En tête, deux énormes chasse-neige, de
vrais mastodontes, avançaient côte à côte ; leurs lames diagonales,
hautes comme des falaises, rejetaient des monceaux de neige de
chaque côté, dégageant d'un seul coup deux voies jusqu'au
macadam. Juste derrière, venaient deux camions-sableurs, roulant
aussi en tandem. Ensuite, c'était une double colonne de véhicules
militaires, dont certains parmi les plus lourds. Kurtz vit des
formes allongées et bâchées, sur des remorques à plateau, qui ne
pouvaient être que des missiles. Sur d'autres, on voyait des
paraboles de radar, des télémètres et Dieu seul savait quoi d'autre.
Entre ces engins, des transports de troupe bâchés roulaient pleins
phares dans le jour naissant. Ce n'était pas des centaines
d'hommes qui avaient été rassemblés, mais des milliers, prêts
pour... pour quelle tâche ? La Troisième Guerre mondiale ? Le
corps à corps avec des créatures à deux têtes ou peut-être avec les
insectes intelligents de Starship Troopers ? La peste, la folie, la
mort, la fin du monde ? Si quelques-uns des Imperial Valley de
Katie Gallagher étaient encore en opération là-haut, Kurtz espérait
qu'ils ne tarderaient pas à plier bagage et à prendre la direction du
Canada. Lever les mains en l'air et crier Il n'y a pas d'infection ici*
ne leur ferait aucun bien, il n'en fallait pas douter ; on avait déjà
essayé le truc. Et tout cela était tellement absurde. Tout au fond de
lui-même, Kurtz savait que c'était Underhill qui avait eu raison :
c'était terminé, là-haut. On pouvait bien verrouiller la porte de
l'écurie, béni soit le Seigneur, mais le cheval avait déjà été volé.
« Ils vont le fermer pour de bon, dit Perlmutter. Le Jefferson
Tract va devenir le cinquante-et-unième État du pays, vous allez
voir. Un Etat policier.
- Tu peux toujours te brancher sur Owen ?
- Oui, répondit Pearly d'un ton absent. Mais pas pour
longtemps. Il va mieux. Il perd ses capacités télépathiques.
- Et où est-il, mon gars ?
- Ils viennent juste de passer à la hauteur de la sortie 25. Ils
doivent avoir entre vingt et vingt-cinq kilomètres d'avance sur
nous.
- Vous voulez que je mette la gomme, patron ? » demanda
Freddy.
Ils avaient perdu l'occasion de rejoindre Underhill à cause du
foutu poids lourd renversé. La dernière chose que voulait Kurtz
était de risquer de perdre une autre occasion, si jamais Freddy les
envoyait dans le fossé.
« Négatif. Pour le moment, on se contente de les suivre et de
voir venir. »
Il croisa les bras et regarda défiler le paysage d'un blanc de
linge. Il ne neigeait plus, et plus ils iraient vers le sud, plus les
conditions météo, sans aucun doute, allaient s'améliorer.
Vingt-quatre heures bien remplies. Il avait fait sauter un
vaisseau spatial extra-terrestre, été trahi par l'homme qu'il
considérait comme son successeur logique, avait survécu à une
mutinerie et une émeute et, pour couronner le tout, s'était vu
retirer son commandement par un militaire de salon qui n'avait
jamais entendu tirer un coup de feu, hormis à l'entraînement. Les
yeux de Kurtz se fermèrent. Au bout de quelques instants, il
somnolait.

18

Jonesy resta un bon moment assis à broyer du noir derrière


son bureau, regardant parfois le téléphone en dérangement,
parfois l'attrape-rêves qui pendait du plafond (il oscillait dans un
courant d'air à peine perceptible), parfois les volets d'acier que ce
salopard de Gray avait posés pour l'empêcher de voir. Et toujours
ce grondement bas, qu'il percevait aussi bien par les oreilles que
par les vibrations qui lui ébranlaient les fesses. Il aurait pu s'agir
de quelque chaudière bruyante ayant besoin d'entretien, mais
c'était en réalité le chasse-neige qui continuait d'avancer plein sud.
Mr Gray au volant, portant vraisemblablement la casquette
réglementaire des travaux publics DPW volée à sa plus récente
victime, chevauchant le chasse-neige, le manœuvrant avec les
muscles de Jonesy, écoutant le compte rendu des événements sur
la CB de l'engin avec les oreilles de Jonesy.
Alors, Jonesy, combien de temps vas-tu rester assis
comme ça à pleurer sur ton sort ?
À cette idée, Jonesy qui, avachi sur son siège, somnolait
presque, se redressa brusquement. La voix d'Henry. Non pas
arrivée télépathiquement (il n'y avait plus de voix, à présent, Mr
Gray les avait toutes bloquées, sauf la sienne), mais sortant plutôt
de son propre esprit. N'empêche, il en fut piqué au vif.
Je ne pleure pas sur mon sort, je suis complètement bloqué,
ici ! Il n'aima pas trop le côté boudeur et agressif de sa réplique ; à
haute voix, elle aurait sans doute pris un ton gémissant. Je ne
peux ni appeler, ni voir dehors, ni sortir. Je ne sais pas où tu es,
Henry, mais moi, je suis dans un vrai caisson de confinement.
Est-ce qu'il t'a volé ton cerveau ?
La ferme.
Jonesy se frotta les tempes.
Est-ce qu'il t'a pris tes souvenirs ?
Non, bien sûr que non. Même enfermé ici à double tour, coupé
de ces milliards de cartons étiquetés, il se rappelait avoir collé une
crotte de nez à l'extrémité de la natte de Bonnie Deal en cours
préparatoire (ce qui ne l'avait pas empêché, quelque six ans plus
tard, d'inviter cette même Bonnie à danser pour la fête de l'école),
se rappelait avoir attentivement écouté lorsque Lamar Clarendon
leur avait appris à jouer au jeu (connu sous le nom de « cribbage »
ou « vingt-neuf » par les idiots et les non-initiés), se rappelait
avoir vu Rick McCarthy sortir du bois et l'avoir pris pour un cerf. Il
n'avait aucun mal à se souvenir de tout cela. Peut-être était-ce un
atout, mais Jonesy était bien en peine de voir lequel. Peut-être
parce qu'il était trop énorme, trop évident.
Tout de même, être coincé comme ça après avoir lu autant de
polars, ricana le Henry-dans-sa-tête. Sans parler des films de
science-fiction avec débarquement d'extra-terrestres, y compris
Le jour où la terre retint son souffle et L'Attaque des tomates
tueuses. Avec tout ça, tu n'arrives pas à prendre la mesure de ce
type ? T'es pas capable de repérer sa fumée dans le ciel et de voir
où il campe ?
Jonesy se frotta plus vigoureusement les tempes. Ce n'était
pas de la transmission de pensée, seulement son esprit qui
dialoguait avec lui-même. Pouvait pas la fermer, non ? Il était
prisonnier, foutrement piégé, alors, qu'est-ce que tout cela
changeait ? Il était comme un moteur sans transmission, comme
une charrette sans cheval ; il était un cerveau, conservé vivant
dans un bocal plein d'un fluide brumeux, rêvant ses rêves inutiles.
Qu'est-ce qu'il veut ? Commence par là.
Jonesy se tourna vers l'attrape-rêves qui se balançait dans de
vagues courants d'air chaud. Sentit les grondements du
chasse-neige d'où montaient des vibrations assez fortes pour faire
trembler les tableaux sur les mur. Tina Jean Schlossinger, c'était
son nom et il y avait eu une photo d'elle ici, une photo sur laquelle
elle relevait sa jupe pour qu'on puisse voir sa chatte – combien
d'adolescents avaient-ils pu être obsédés par un tel rêve ?
Jonesy se leva, bondissant presque, et se mit à aller et venir
dans son bureau, ne boitant qu'à peine. La tempête était terminée
et sa hanche lui faisait un peu moins mal.
Réfléchis comme Hercule Poirot, se conseilla-t-il. Fais
fonctionner tes petites cellules grises. T'occupe pas de tes
souvenirs, pour le moment, pense à Mr Gray. Pense logiquement.
Qu'est-ce qu'il veut ?
Il s'immobilisa. Ce que Gray voulait était évident, en vérité. Il
avait été jusqu'au château d'eau, ou du moins, jusqu'à son ancien
emplacement, parce qu'il voulait de l'eau. Mais pas n'importe
quelle eau ; de l'eau destinée à la consommation, à être bue.
Seulement voilà, le château d'eau avait disparu, détruit par la
grande tempête de 85 (ha, ha, Mr Gray, j'vous ai bien eu) et les
réserves d'eau actuelles de Derry se trouvaient au nord et à l'est de
la ville - sans doute inaccessibles pour le moment à cause de la
tempête ; sans compter qu'elles n'étaient pas concentrées au
même endroit. Si bien qu'après avoir consulté les informations
dont disposait la banque mémorielle de Jonesy, Mr Gray avait
repris la direction du sud. La direction de...
Soudain, tout fut clair. Ses jambes le trahirent et il s'effondra
sur la moquette, mais c'est à peine s'il remarqua l'élancement
douloureux qui lui cisailla la hanche.
Le clébard. Lad. Avait-il toujours le clébard ?
« Bien entendu, qu'il la, murmura Jonesy. Bien sûr qu'il l'a
gardé, ce fils de pute. Je peux sentir son odeur jusqu'ici. Il pète
exactement comme McCarthy. »
Cette planète était hostile au byrus et les habitants de cette
planète se battaient avec une surprenante vigueur, une vigueur
qu'ils puisaient dans de profondes réserves d'émotions. Pas de
chance. Mais le dernier grisâtre survivant avait bénéficié d'un
enchaînement inespéré de coups de chance heureux ; il était
comme un accro du jeu un peu cinglé, à Las Vegas, qui tire une
suite ininterrompue de sept : quatre, six, huit, oh, bon Dieu,
douze d'affilée ! Il avait tout d'abord trouvé Jonesy, son Typhoid
Mary, il l'avait envahi, il l'avait conquis. Il avait trouvé Pete, qui
l'avait conduit jusqu'où il voulait aller lorsque la lumière mobile
qu'il appelait le kim s'était éteinte. Ensuite, il y avait eu Andy
Janas, le gars du Minnesota. Il trimbalait les corps de deux cerfs
tués par le Ripley. Les cerfs n'avaient été d'aucune utilité pour Mr
Gray... mais Janas trimbalait aussi le cadavre en décomposition de
l'un des extra-terrestres.
Organismes fructifores. Cette pensée lui vint à l'esprit. Des
organismes fructifères... d'où ça sortait, ce truc ?
Peu importait. Parce que le sept suivant de Mr Gray avait été
le Dodge Ram, celui de ce bon vieux Mister j'♥ MON BERGER
ÉCOSSAIS. Qu'est-ce qu'avait fait Gray ? Lui avait-il donné à manger
une partie du cadavre ? Avait-il mis le nez du chien dans les restes
puants pour qu'il inhale quelque chose de cet organisme
fructifore ? Non, il lui en avait fait manger, plus
vraisemblablement ; viens donc, mon toutou, c'est l'heure du
casse-croûte. Quel que soit le processus qui donnait naissance aux
fouines, il se déployait à partir des intestins, pas des poumons.
Jonesy imagina un instant McCarthy perdu dans les bois. Beaver
lui avait demandé, Qu'est-ce que vous avez bien pu bouffer, dans
les bois ? Des crottes d'écureuil? A quoi McCarthy avait répondu,
Des feuilles, des mousses et d'autres trucs, je ne me rappelle pas
quoi... j'avais tellement faim, vous comprenez, il fallait que je
mange quelque chose...
Tu parles. Affamé. Perdu, effrayé et affamé. Il n'avait pas
remarqué les taches rouges de byrus sur les feuilles de certains
buissons, les éclaboussures rouges sur la mousse verte qu'il se
fourrait dans la bouche à s'en étouffer, tout ça parce qu'un jour, au
cours de sa vie peinarde et civilisée d'avocat, il avait lu quelque
part que si on se perdait dans les bois, la mousse ne pouvait pas
vous faire de mal. Est-ce que tous ceux qui avaient ingurgité du
byrus (des graines qui étaient peut-être presque invisibles et
flottaient dans l'air) donnaient naissance à l'un de ces petits
monstres féroces qui avaient déchiré les entrailles de McCarthy et
tué le Beav ? Probablement pas, pas plus que les femmes ne
tombent enceintes chaque fois qu'elles font l'amour sans
protection. Mais McCarthy avait été fécondé... et Lad aussi.
« Il est au courant, pour le cottage », dit Jonesy.
Bien sûr. Le cottage de Ware, à un peu plus de cent kilomètres
de Boston. Et il connaissait aussi l'histoire de la Russe, tout le
monde la connaissait. Elle était trop horriblement croustillante
pour ne pas avoir été répétée mille fois. On la connaissait à Ware,
à New Salem, à Cooleyville, à Blechertown, à Hardwick, à
Packardsville, à Pelham. Dans toutes les villes des environs, tout
autour. Et au fait, tout autour de quoi ?
Tiens, pardi, tout autour du Quabbin. Le réservoir Quabbin.
Les réserves d'eau de Boston et de la conurbation bostonienne.
Combien de personnes buvaient-elles tous les jours l'eau du
Quabbin ? Deux millions ? Trois ? Jonesy ne le savait pas
exactement, mais beaucoup plus que la population qui, autrefois,
buvait celle du château d'eau de Derry. Mr Gray, le type qui faisait
rouler sept après sept, une série mémorable, sur le point de faire
sauter la banque.
Deux ou trois millions de personnes. Mr Gray voulait leur
présenter Lad, le berger écossais, et les nouveaux amis de Lad.
Et, mélangé à ce nouveau médium, le byrus prendrait.
XX

La chasse se termine

Plein sud, toujours plein sud.


Lorsque Mr Gray arriva à hauteur de la sortie de Gardiner, la
première au sud d'Augusta, la couche de neige se réduisait à
presque rien sur la chaussée ; et si une gadoue de neige fondue la
recouvrait, elle était dégagée sur les deux voies. Il était
temps d'échanger le chasse-neige contre un véhicule moins
voyant, non seulement parce qu'il n'en avait plus besoin, mais
parce qu'il avait de plus en plus mal dans les bras (les bras de
Jonesy, bien sûr) à force de s'agripper au volant de ce gros engin.
Mr Gray se fichait bien de l'état dans lequel était l'organisme de
Jonesy (c'était du moins ce qu'il se racontait ; à vrai dire, il avait
du mal à ne pas éprouver une certaine affection pour quelque
chose qui pouvait procurer des plaisirs aussi inattendus que du
bacon ou un bon petit assassinat), mais cet organisme devait
rester en assez bon état pour parcourir encore trois cents
kilomètres. Il soupçonnait Jonesy de n'avoir pas été très en forme
pour un homme de son âge. Cela tenait en partie à son accident,
mais aussi à son travail. C'était un « intellectuel ». Avec pour
conséquence qu'il avait largement ignoré les aspects les plus
physiques de la vie, ce qui dépassait Mr Gray. Ces créatures
étaient composées à soixante pour cent d'émotions, à trente pour
cent de sensations, et à dix pour cent de pensées (et en disant dix
pour cent, Mr Gray s'estimait généreux). Ignorer son corps comme
l'avait fait Jonesy, voilà qui relevait de l'entêtement, sinon de la
bêtise, aux yeux de Mr Gray. Mais évidemment, ce n'était pas son
problème. Ni celui de Jonesy, d'ailleurs. Ou ne l'était plus. Jonesy
bénéficiait maintenant, en apparence, de ce qu'il avait toujours
voulu : être un pur esprit. À en juger par ses réactions, ce n'était
pas un état qui l'inspirait beaucoup depuis qu'il y était parvenu.
Sur le plancher du chasse-neige, Lad était couché au milieu
d'une litière de mégots, de gobelets de café en carton et
d'emballages de confiseries diverses roulés en boule, et il gémissait
de douleur. Son corps était grotesquement déformé, son torse de
la taille d'un tonneau. Bientôt il laisserait échapper des gaz et se
dégonflerait. Mr Gray avait établi le contact avec le byrum qui
croissait dans l'animal, ce qui permettait d'en réguler la gestation.
Le chien allait être l'équivalent, pour lui, de celle que son hôte
appelait la « Russe ». Et une fois le chien mis en place, sa tâche
serait accomplie.
Il partit, en esprit, à la recherche des autres. Henry et son ami
Underhill avaient complètement disparu, comme une station de
radio ayant cessé d'émettre ; le fait était troublant. Plus loin
derrière (ils passaient tout juste à la hauteur de la sortie de
Newport, à une centaine de kilomètres au nord de sa position
actuelle), se trouvait un groupe de trois personnes, dont l'une lui
offrait un contact clair : « Pearly ». Ce Pearly, comme le clébard,
incubait un byrum, et Mr Gray n'avait pas de mal à le recevoir. Il
avait été en contact un temps avec un autre du même groupe, un
certain Freddy, mais « Freddy » avait disparu. Le byrum était
mort en lui ; c'était ce que disait « Pearly ».
C'est alors que se présenta un des grands panneaux verts
qu'on voyait à intervalles réguliers sur l'autoroute : AIRE DE REPOS.
Il s'y trouvait un de ces établissements identifiés dans les dossiers
de Jonesy comme « restaurant » ou « machine à bouffe rapide ».
Il y trouverait du bacon, et son estomac se mit à gargouiller à cette
seule idée. Oui, ce serait dur, à de nombreux titres, de renoncer à
ce corps. Il réservait bien des plaisirs, des plaisirs incontestables.
Mais il n'avait pas le temps de faire un arrêt-bacon ; l'urgence était
de changer de véhicule. Et il avait intérêt à s'y prendre le plus
discrètement possible.
Cette sortie se divisait en deux sur l'aire de repos, l'une pour
les véhicules légers, l'autre pour les poids lourds et les bus. Mr
Gray conduisit le gros chasse-neige jusqu'au parking des poids
lourds (les muscles des bras de Jonesy tremblèrent sous l'effort,
pendant qu'il manœuvrait le gros volant), et il fut ravi de voir que
quatre autres chasse-neige, pratiquement identiques au sien,
étaient déjà garés côte à côte. Il se glissa dans un emplacement
libre à l'extrémité de la rangée et coupa le moteur.
Il partit à la recherche de Jonesy. Son hôte était bien là,
rencogné dans ce secteur de sécurité qui le laissait tellement
perplexe.
« Qu'est-ce que vous mijotez, l'ami ? » murmura Mr Gray.
Pas de réponse... mais Jonesy l'écoutait, il le sentait.
« Qu'est-ce que vous fabriquez ? »
Toujours rien. Et à vrai dire, qu'est-ce qu'il aurait pu
fabriquer ? Il était enfermé et aveugle. Cependant, il devait faire
attention à ne pas l'oublier, ce Jonesy... ce Jonesy et sa suggestion
qui n'était pas sans attraits : que Mr Gray oublie sa mission -
ensemencer un monde nouveau - et se contente de jouir de la vie
sur terre. De temps en temps, une pensée venait à l'esprit de Mr
Gray, une lettre passée sous le seuil du refuge de Jonesy. Ce genre
de pensée, d'après les dossiers de Jonesy, était un « slogan ». Les
slogans étaient des formules simples, allant directement à
l'essentiel. La plus récente était : LE BACON N'EST QUE LE
COMMENCEMENT. Et Mr Gray était sûr que c'était vrai. Même dans
la chambre d'hôpital (quelle chambre d'hôpital ? Quel hôpital ?
Qui est Marcy ? Qui veut une piqûre ?), il avait compris que la vie,
ici-bas, était tout à fait délicieuse. Mais l'impératif qui le poussait
était profond et définitif : il devait ensemencer ce monde et
mourir. Et s'il se tapait un peu de bacon en cours de route, tant
mieux pour lui.
« Qui était Richie ? Etait-il un Tiger ? Pourquoi l'avez-vous
tué ? »
Pas de réponse. Jonesy écoutait, néanmoins. Très
attentivement. Mr Gray avait en horreur de l'avoir ici avec lui.
C'était (l'image venait des dossiers de Jonesy) comme avoir une
arête plantée dans le gosier. Pas assez grosse pour vous étouffer,
mais bien assez pour vous « emmerder » copieusement.
C'est ce qu'il dit.
« Vous commencez à m'emmerder copieusement, Jonesy. »
Cela, tout en enfilant ses gants, c'est-à-dire ceux qui avaient
appartenu au chauffeur du Dodge Ram. Le propriétaire de Lad.
Cette fois, il eut droit à une réponse. Sentiment réciproque,
compère. Dans ce cas, pourquoi n'allez vous pas vous faire foutre
quelque part où vous êtes désiré ? Vous devriez prendre vos
cliques et vos claques et me ficher la paix !
« J'peux pas », répondit Mr Gray.
Il tendit la main vers le chien, qui renifla avec gratitude
l'odeur de son maître sur le gant. Mr Gray lui envoya mentalement
l'ordre de rester calme, descendit du chasse-neige et se dirigea
vers le côté du restaurant. Le parking réservé au personnel devait
se trouver derrière.
Henry et l'autre type sont à tes trousses, trou-du-cul. C'est
tout juste s'ils ne te reniflent pas le pot d'échappement. Alors
détends-toi. Passe ici tout le temps que tu veux. Commande-toi
donc une triple portion de bacon, tant que tu y es.
« Ils ne peuvent pas me sentir », observa Mr Gray. Son haleine
se condensait en petits nuages devant lui (la sensation de l'air
froid qui passait dans sa bouche et descendait dans sa gorge et ses
poumons était exquise, revigorante ; jusqu'aux odeurs de gazole et
d'essence qui étaient merveilleuses). « Si je ne peux pas les sentir,
ils ne peuvent pas me sentir. »
Jonesy éclata de rire, éclata vraiment de rire. Mr Gray en resta
paralysé sur place, juste à côté de la benne à ordures.
Les règles ont changé, compère. Ils sont passés prendre
Duddits, et Duddits voit la ligne.
« Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. »
Bien sûr que non, trou-du-cul.
« Arrêtez de m'appeler comme ça ! » aboya Mr Gray.
Si vous arrêtez d'insulter mon intelligence, peut-être.
Mr Gray repartit, et effectivement, une fois arrivé à l'angle, il
vit une douzaine de voitures dont la plupart étaient anciennes et
en mauvais état.
Duddits voit la ligne.
Il savait ce que la phrase voulait dire, certes ; celui qui
s'appelait Pete possédait la même aptitude, le même talent, mais
vraisemblablement pas autant que ce nouveau personnage qui
l'intriguait, ce Duddits.
Mr Gray n'aimait pas l'idée de laisser derrière lui une
« piste » que Duddits pourrait voir, mais il savait quelque chose
que Jonesy ignorait. D'après « Pearly », Henry, Underhill et
Duddits n'étaient qu'à une vingtaine de kilomètres au sud de la
position de « Pearly ». Si tel était bien le cas, Henry et Underhill se
trouvaient à un peu moins de soixante-quinze kilomètres derrière
eux, quelque part entre Pittsfield et Waterville. Pour Mr Gray, ce
n'était pas une situation où on lui reniflait le pot d'échappement.
Cependant, il ne s'attarderait pas ici.
À l'arrière du bâtiment, la porte s'ouvrit sur un jeune homme
en tenue d'aide-cuistot ; il portait deux grands sacs de détritus,
manifestement destinés à la benne à ordures. Le prénom de ce
jeune homme était John ; ses copains l'avaient surnommé
« Butch ». Mr Gray aurait eu plaisir à le tuer, mais
« Butch » paraissait nettement plus fort que Jonesy, sans parler
du fait qu'il était plus jeune et probablement plus vif. Et sans
parler non plus des désagréables conséquences secondaires, la
pire étant que les voitures volées devenaient rapidement
inutilisables.
Hé, Butch.
Le jeune homme s'arrêta et le regarda, sur ses gardes.
Laquelle est ta voiture ?
En réalité, le véhicule qu'il utilisait appartenait à sa mère.
Excellent. La caisse pourrie de Butch était restée en rade à la
maison, victime d'une batterie à plat. Sa mère lui avait donc prêté
sa Subaru à quatre roues motrices. Mr Gray, comme l'aurait dit
Jonesy, venait encore de tirer un sept.
Butch lui tendit les clefs sans faire la moindre histoire. Il avait
toujours l'air sur ses gardes (« l'œil brillant et la mèche en
bataille », comme l'aurait dit Jonesy, même si aucune mèche ne
dépassait de son calot de cuistot), mais il avait perdu toute
conscience des choses.
Tu oublieras tout ceci, dit Mr Gray.
« Oui. »
Retourne au travail.
« Tout de suite. »
Le jeune homme reprit ses sacs-poubelles et se dirigea aussitôt
vers la benne. Le temps qu'il ait fini son service et se soit rendu
compte que la Subaru de Maman avait disparu, tout serait
certainement terminé.
Mr Gray déverrouilla la portière et se mit au volant de la
Subaru. Il y avait un sac à moitié plein de chips sur le siège de
passager. Il se mit à les engloutir tout en se dirigeant vers le
chasse-neige. Il finit en léchant les doigts de Jonesy. Bien gras.
Délicieux. Comme le bacon. Il prit le chien. Cinq minutes plus
tard, il était de nouveau sur l'autoroute.
Plein sud, toujours plein sud.

La nuit n'est qu'un rugissement de musique, de rires,


d'exclamations ; l'air est chargé d'effluves de hot dogs, de chocolat,
de cacahuètes grillées ; le ciel est en feu. Et reliant le tout, le
matérialisant, telle une signature, la signature même de l'été,
montent, des haut-parleurs disposés dans Strawford Park, les
paroles d'un rock and roll :

Hey, pretty baby take a ride with me,


We're goin down to Alabama on the C&C.

Et voici que se présente le cow-boy le plus grand du monde,


un Pecos Bill de près de trois mètres de haut sous le ciel en feu, il
domine la foule de toute sa taille, les petits enfants barbouillés de
crème glacée sont bouche bée, les yeux écarquillés ; les parents
rient, les soulèvent ou les mettent sur leurs épaules pour qu'ils
puissent mieux voir. D'une main, Pecos Bill salue avec son
chapeau ; de l'autre, il tient une bannière sur laquelle on lit, FÊTE
DE DERRY 1981.

We're gonna walk the tracks, stay up all night,


If we get a little bored, then we'll have a little fight.

Duddits pose une question. Il tient une boule de barbe à papa


bleue à la main, mais il l'a oubliée ; tandis qu'il regarde passer le
cow-boy juché sur ses échasses sous un ciel de feu d'artifice, ses
yeux sont aussi écarquillés que ceux des petits. À sa droite, se
tiennent Pete et Jonesy ; à sa gauche, Henry et le Beav. Le cowboy
est suivi d'un cortège de vestales (il doit bien y en avoir encore
quelques-unes de vierges, même en cet an de grâce 1981) en jupes
étoilées de cow-boy et bottes blanches de cow-boy, faisant
pirouetter le bâton qui a conquis l'Ouest.
« Je ne sais pas comment il peut être aussi grand, Duds »,
répond Pete en se mettant à rire. Il prend une poignée de
filaments de sucre et l'enfonce dans la bouche de Duddits, qui bée
de stupéfaction. « Ça doit être de la magie. »
Tous rient de voir Duddits se mettre à mâcher sans quitter un
instant des yeux le cow-boy sur ses échasses. Duds est plus grand
qu'eux tous, à présent, plus grand qu'Henry, même. Mais il n'en
est pas moins resté un enfant, et il fait leur bonheur à tous. C'est
lui qui est le magicien ; il ne retrouvera la petite Josie
Rinkenhauer que dans un an, mais ils le savent, c'est un putain de
magicien. Ils se sont flanqué une belle frousse en tenant tête à
Richie Grenadeau et à ses copains, mais ce jour n'en reste pas
moins le plus heureux de leur vie. C'est ce qu'ils pensent tous.

Don 't say no, baby, come with me


We're gonna take a little ride on the C&C.
« Hé, Tex ! » crie Beaver, agitant son couvre-chef (une
casquette de base-ball des Derry Tigers). « Baise-moi l'oignon,
cow-boy ! Mais faudra te baisser d'abord ! »
Et tous sont morts de rire (c'est un souvenir grandiose, sûr,
cette soirée où Beaver s'est payé la tête du cow-boy qui ouvrait la
parade, pour la fête de Derry, sous un ciel enflammé à la poudre à
canon), tous sauf Duddits, qui regarde la scène avec une
expression figée d'émerveillement, et Owen Underhill (Underhill?
pense Henry. Qu'est-ce que vous fichez ici, mon vieux?), qui paraît
inquiet.
Owen le secoue, Owen lui répète de se réveiller,
« Réveillez-vous, Henry, réveillez...

vous, pour l'amour du ciel ! »


Ce fut la peur dans la voix d'Owen qui tira finalement Henry
de son rêve. Un instant encore, il sentit l'odeur des cacahuètes
grillées et de la barbe à papa de Duddits. Puis le monde se remit
en place : le ciel blanc, l'autoroute enneigée, un panneau vert
signalant : AUGUSTA DEUX SORTIES SUIVANTES. Et Underhill qui le
secouait alors que lui parvenaient, de l'arrière du véhicule, des
sons rauques et désespérés. Duddits toussant.
« Réveillez-vous, Henry ! Il saigne ! Allez-vous vous réveiller
enfin, bordel de...
- Je suis réveillé, je suis réveillé. »
Il détacha sa ceinture de sécurité, se tourna, et se mit à genoux
sur le siège. Les muscles tétanisés de ses cuisses protestèrent
douloureusement, mais il n'y fit pas attention.
C'était moins grave que ce qu'il avait craint ; la panique dans
la voix d'Owen lui avait fait imaginer une hémorragie, mais ce
n'était qu'un mince filet de sang qui coulait de la bouche de
Duddits lorsqu'il toussait. Le militaire avait dû penser que le
pauvre vieux Duds crachait tous ses poumons, alors qu'en fait le
saignement devait simplement provenir de sa gorge. Ce n'en était
pas moins un risque sérieux. Vu l'état de santé de plus en plus
précaire de Duddits, la moindre chose se transformait en risque
sérieux ; le moindre rhinovirus pouvait le tuer. Dès l'instant où il
l'avait vu, Henry avait compris que son ami venait de prendre son
dernier virage et d'entamer la ligne droite finale.
« Duds ! » dit-il vivement. Il y avait quelque chose de
différent. Quelque chose de différent en lui, Henry. Quoi ? Pas le
temps d'y penser. « Respire par le nez, Duddits ! Pas par la
bouche ! Comme ça ! »
Il lui en fit la démonstration, inspirant vigoureusement,
narines dilatées... et lorsqu'il exhala, de minuscules filament
blancs s'envolèrent de son nez. Comme des graines de pissenlit. Le
byrus, pensa-t-il. Il avait commencé à envahir mon nez et il est
mort. Et je m'en débarrasse comme un serpent de sa vieille peau,
chaque fois que je respire. Puis il comprit la différence : les
démangeaisons avaient cessé à sa jambe, comme dans sa bouche
et dans sa toison pubienne. Il avait encore sur la langue un goût
rappelant celui d'un vieux tapis, mais l'irritation était finie.
Duddits se mit à l'imiter, respirant profondément par le nez, et
sa toux diminua aussitôt d'intensité. Henry prit le sac que leur
avait donné Roberta, fouilla dedans et en retira une bouteille de
sirop antitussif sans alcool, un produit inoffensif ; il en remplit le
bouchon. « Avale ça, ça va te faire du bien. » Non seulement le ton
devait être confiant, mais aussi les pensées ; avec Duddits, il fallait
les deux.
Duddits avala la dose de Robitussin, grimaça, puis sourit à
Henry. Il ne toussait plus, mais le filet de sang continuait à couler,
d'une narine... et aussi du coin d'un œil, vit Henry. Mauvais signe,
ça. Comme était mauvais signe son extrême pâleur, plus intense
qu'avant leur départ de Derry. Le froid... le manque de sommeil...
toute cette excitation inhabituelle pour quelqu'un qui était
invalide... rien de bon là-dedans pour lui. Son état se dégradait et,
pour un malade aux derniers stades de la leucémie, même une
infection bénigne des voies respiratoires hautes pouvait être fatale.
« Il va mieux ? demanda Underhill.
- Duds ? Il est solide comme le roc. Pas vrai, Duddits ?
- Olide omme e 'oc », répéta Duddits, en faisant saillir un
biceps d'une maigreur affligeante.
À le voir ainsi, décharné, épuisé, mais essayant néanmoins de
sourire, Henry eut envie de hurler. La vie n'était pas juste ; ce qu'il
savait sans doute depuis des années. Mais là, on était au-delà de
l'injustice. C'était monstrueux.
« Voyons voir ce que maman a mis à boire pour les bons
garçons. »
Henry prit la boîte à lunch.
« Ooby-Doo », dit Duddits.
Il souriait encore, mais sa voix n'était plus qu'un filet épuisé.
« Ouais, on a un peu de boulot à faire, à présent. »
Henry ouvrit la bouteille Thermos et donna à Duddits son
cachet de Prednisone, bien qu'il ne fût pas encore huit heures.
Puis il lui demanda s'il voulait un Percocet. Duddits réfléchit un
instant, leva deux doigts. Henry sentit son cœur se serrer.
« Ça va pas fort, hein ? » demanda-t-il en lui tendant deux
Percocet par-dessus le siège.
Pas besoin que Duds réponde ; les gens comme lui ne
demandent pas un cachet de plus pour le plaisir de s'envoyer en
l'air.
Duddits fit un geste ondulant de la main - comme ci, comme
ça*. Un geste dont Henry se souvenait parfaitement, car il avait
autant appartenu à Pete que les crayons et les cure-dents
mâchouillés à Beaver.
Roberta avait préparé du lait chocolaté, sa boisson préférée.
Henry remplit le gobelet, le tint un moment pendant que
l'Humvee dérapait sur une plaque gelée, puis le tendit à Duddits.
Celui-ci avala ses pilules.
« Où as-tu mal, Duddits ?
« I-i (il porta la main à sa gorge). I-i au'i (il la porta à sa
poitrine, hésita un instant, ses joues se colorant un peu). Et i-i au'i
(il montra son entrejambe). »
Infection urinaire... Bon Dieu.
« A-é ieux, a'ec é i'ules ? »
Henry acquiesça.
« Oui, ça va aller mieux avec les pilules. Il faut leur laisser le
temps d'agir. On est toujours sur la ligne, Duddits ? »
Il hocha la tête d'un mouvement exagéré et eut un geste en
direction du pare-brise. Henry se demanda (une fois de plus) ce
qu'il pouvait bien voir. Il avait posé un jour la question à Pete qui
lui avait répondu que c'était quelque chose comme un fil, souvent
indistinct, difficile à voir. C'est mieux quand il est jaune, avait-il
expliqué. Le jaune est toujours plus facile à repérer. Je ne sais pas
pourquoi. Et si Pete voyait un fil jaune, peut-être Duddits
voyait-il, lui, une large bande bouton d'or, peut-être même la route
en briques jaunes de Dorothy.
« S'il change de route, tu nous le diras, d'accord ?
- E di-ai.
- Tu ne vas pas t'endormir, hein ? »
Duddits secoua la tête. En fait, il n'avait jamais eu l'air aussi
réveillé et vivant ; ses yeux brillaient au milieu de son visage
épuisé. Henry pensa au mystère de certaines ampoules électriques
qui se mettent soudain à briller plus fort juste avant de claquer.
« Si tu sens que tu commences à t'endormir, tu me le dis et on
s'arrêtera. On te donnera un café. Il faut que tu sois réveillé.
- Oui. »
Henry commençait déjà à se retourner, faisant pivoter son
corps douloureux avec le plus grand soin possible, lorsque Duddits
ajouta autre chose :
« Isser Ay eu u a 'on.
- En ce moment ? demanda Henry, songeur.
- Quoi ? dit Owen. J'ai rien compris, cette fois.
- Il dit que Mr Gray veut du bacon.
- C'est important ?
- Aucune idée. Est-ce qu'il y a une radio normale dans cette
poubelle, Owen ? J'aimerais bien écouter les informations. »
Le poste était accroché sous le tableau de bord et paraissait y
avoir été installé depuis peu, comme s'il ne faisait pas partie de
l'équipement d'origine. Underhill tendait déjà la main lorsqu'il
donna un brusque coup de frein : une berline Pontiac - deux roues
motrices et même pas de pneus neige - venait de lui faire une
queue-de-poisson. Elle se lança dans une série d'embardées avant
de décider de rester encore un moment sur la route, et s'éloigna.
Elle ne tarda pas à faire plus de cent à l'heure, d'après l'estimation
d'Henry, et les distança rapidement. Underhill fronçait les
sourcils.
« Vous pilote, moi passager, dit Henry. Mais si ce type arrive à
rouler à cette vitesse sans pneus neige, ne pourrait-on pas en faire
autant ? Cela nous ferait peut-être gagner du terrain, non ?
- Les Humvee sont plus à l'aise dans la boue que dans la neige.
Croyez-moi sur parole.
- Pourtant...
- Sans compter qu'on va le revoir dans pas longtemps, ce type.
Je vous parie une bouteille de scotch. Soit il aura passé par-dessus
les glissières de sécurité et sera quelque part dans le fossé, soit il
aura fait un tête-à-queue sur le terre-plein central. Avec un peu de
chance, il ne se sera pas retourné. Sans compter - mais ce n'est
qu'une considération technique - que nous sommes des fugitifs au
regard des autorités dûment constituées, et que nous ne pourrons
pas sauver le monde si nous nous retrouvons bouclés dans un
poste de police quelconque - Bordel ! »
Une Ford Explorer - à quatre roues motrices, certes, mais
roulant bien trop vite, étant donné l'état de la chaussée, peut-être
à cent trente à l'heure - passa en vrombissant, suivie d'une gerbe
de neige. Un empilement invraisemblable s'élevait sur sa galerie
recouverte d'une bâche bleue. Celle-ci avait été fixée
sommairement et claquait, et l'on voyait ce qu'il y avait dessous :
des bagages. Henry se dit qu'ils allaient se retrouver éparpillés sur
la chaussée dans pas longtemps.
En ayant fini avec Duddits, Henry examina plus attentivement
l'autoroute. Ce qu'il vit ne le surprit pas complètement. Si, de
l'autre côté, les voies étaient toujours désertes, celles qui se
dirigeaient vers le sud se remplissaient vite... oui, et il y avait des
voitures partout sur les routes secondaires.
Underhill brancha la radio au moment où une Mercedes le
doublait à vive allure, soulevant des geysers neigeux. Il avait
appuyé sur recherche, trouvé de la musique classique, cherché
plus loin, trouvé Kenny G faisant son baratin, cherché encore... et
était tombé sur une voix.
« ... un putain de pétard gros comme un cigare », disait la
voix. Henry échangea un regard avec Owen.
Depuis le siège arrière, Duddits lança quelque chose qu'Henry
traduisit pour Owen : Ils disent des gros mots à la radio.
« C'est vrai, ajouta Henry, tandis qu'on entendait le type
inhaler dans le micro. Je dirais aussi qu'il est en train de s'en taper
un maousse.
- Je doute que la Commission fédérale des communications
approuve, reprit la voix, après avoir longuement et bruyamment
exhalé, mais si seulement la moitié de ce que j'ai entendu dire est
vrai, la commission est le cadet de mes soucis. Une peste
interstellaire vient de s'abattre sur nous, mes frères et mes sœurs,
pour dire les choses comme elles sont. Appelez ça comme vous
voulez, Zone interdite, Zone chaude, Zone de mort ou Zone
crépusculaire, mais vous avez intérêt à annuler votre voyage dans
le Nord, si vous en aviez prévu un. »
Nouvelle et longue (et bruyante) inhalation.
« Marvin le Martien est en marche, mes frères et mes sœurs,
telle est l'information que nous tenons de Somerset County et de
Castle County. Peste, rayons de la mort, les vivants vont envier les
morts. J'ai une pub à faire passer pour des pneus de bagnole, mais
qu'ils aillent se faire foutre avec leurs conneries. » Il y eut le bruit
d'un objet qui se cassait, sans doute en plastique. Henry tendait
l'oreille, fasciné. Voilà qu'elles étaient à nouveau là, ses vieilles
copines les ténèbres, non pas dans sa tête, mais dans la bon Dieu
de radio. « Mes frères et mes sœurs, si vous vous trouvez
actuellement au nord d'Augusta, voici un petit tuyau de votre pote
Lonesome Dave, de la station WWVE : délocalisez-vous vers le
sud. Quand ? Sur-le-champ. Et tenez, un peu de musique pour
accompagner le mouvement. »
Lonesome Dave de WWVE fit passer les Doors, bien entendu.
Jim Morrison dans « La Fin ». Owen bascula sur ondes moyennes.
Il finit par trouver un bulletin d'information. Le type n'avait
pas l'air shooté, ce qui était déjà un peu mieux que le précédent, et
déclarait qu'il n'y avait aucune raison de paniquer, ce qui était
aussi un pas dans la bonne direction. Puis il fit passer des extraits
de déclarations du Président et du gouverneur du Maine. L'un et
l'autre disaient en gros la même chose : ne vous en faites pas, les
gars, restez calmes. Tout est sous contrôle. De jolies choses
lénifiantes, de la Robitussin pour le corps politique. Le Président
devait faire une déclaration au peuple américain à onze heures,
heure avancée de l'Est.
« Ce doit être le discours dont Kurtz m'a parlé, dit Owen,
simplement déplacé d'un jour ou deux.
- Quel dis...
- Chut », fît Owen avec un geste vers la radio.
Après avoir tenu des propos apaisants, le présentateur
entreprit de réveiller un peu ses auditeurs et répéta les rumeurs
déjà distillées par son collègue pété au hasch, en employant
cependant un langage plus politiquement correct : peste,
envahisseurs non humains venus de l'espace, rayons de la mort.
Puis il y eut le bulletin météo : averses de neige suivies de pluie et
de vents violents, précédant l'arrivée d'un front chaud (sans
mentionner celle des Martiens tueurs). Il y eut un bruit bizarre,
puis la bande se mit à repasser.
« E-ar-ez ! » dit Duddits en montrant quelque chose par la
fenêtre sale.
Son doigt tendu tremblait, ses dents s'entrechoquaient.
Owen jeta un bref coup d'œil à la Pontiac, qui avait
effectivement terminé sa course sur le terre-plein séparant voies
montantes et descendantes, et si elle n'avait pas fait un tonneau
complet, elle n'en gisait pas moins sur le côté, ses passagers
déconfits se tenant autour. Puis il revint à Duddits. Plus pâle que
jamais, secoué de frissons, un morceau de coton ensanglanté
dépassant d'une de ses narines.
« Il va comment, Henry ?
- Je ne sais pas.
- Tirez la langue.
- Est-ce que vous ne feriez pas mieux de garder les yeux sur...
- Je vais très bien, alors ne me cassez pas les pieds. Tirez la
langue. »
Henry tira la langue. Underhill la regarda et fit la grimace.
« C'est plus moche qu'avant, mais ça va probablement mieux.
Toute cette saloperie a viré au blanchâtre.
- Pareil sur ma cuisse. Pareil pour votre figure et votre front,
au fait. On a eu de la chance que ce truc n'ait pas atteint les
poumons, le cerveau ou les intestins... Perlmutter a eu les intestins
touchés. Une des cochonneries se développe dans son corps.
- À quelle distance sont-ils, vous avez une idée ?
- À une trentaine de kilomètres. Un peu moins, peut-être.
Alors si vous pouviez accélérer... ne serait-ce qu'un peu... »
Underhill le fit, sachant de plus que Kurtz allait mettre le
turbo dès qu'il se rendrait compte qu'ils étaient à présent noyés au
milieu d'un exode général, et donc une cible beaucoup moins facile
à trouver pour la police militaire comme civile.
« Vous êtes encore en contact avec Pearly, dit Owen. En dépit
de votre byrus en train de crever, vous êtes encore reliés. Est-ce
que... »
D'un geste du pouce, il indiqua le siège arrière, dans lequel
Duddits était enfoncé. Ses tremblements s'étaient calmés, pour le
moment.
« Bien sûr, répondit Henry. Je sentais des trucs grâce à
Duddits bien avant que tout cela commence. Jonesy, Beaver et
Pete aussi. C'est à peine si on y prêtait attention. Cela faisait partie
intégrante de notre existence normale. » Tu parles, que ça faisait
partie de notre existence normale... comme toutes ces idées sur
des sacs en plastique, des parapets de pont et des fusils de chasse.
Simple élément quotidien. « C'est plus fort, pour l'instant. Ça va
peut-être baisser, mais pour le moment... (il haussa les épaules)
j'entends des voix.
- Perlmutter ?
- Entre autres. D'autres dont le byrus a atteint un stade actif.
Surtout derrière nous.
- Jonesy ? Votre ami Jonesy ? Ou Mr Gray ? »
Henry secoua la tête.
« Mais Pearly, lui, entend quelque chose.
- Pearly ? Mais comment peut-il...
- Son rayon d'action mental est supérieur au mien, à cause du
byrum...
- Le quoi ?
- Le truc qu'il a dans le cul, la fouine-merde.
- Oh, fit Owen avec un haut-le-cœur.
- Ce qu'il entend ne paraît pas être humain. Je ne crois pas que
ce soit Mr Gray, mais ce n'est pas impossible. Toujours est-il que
ça se rapproche de lui. »
Ils roulèrent en silence pendant un moment. La circulation
était relativement dense et certains conducteurs imprudents (ils
passèrent devant l'Explorer, juste au sud d'Augusta ; le véhicule
était dans le fossé, son chargement éparpillé tout autour et
apparemment abandonné), mais Underhill estima qu'ils avaient
de la chance. La tempête avait empêché la plupart des gens de
prendre la route, supposait-il. Ils risquaient de décider de s'enfuir
à présent qu'elle s'était calmée, mais ils précédaient de quelques
heures le gros de la vague. À de nombreux titres, la tempête leur
avait été propice.
« Je voudrais vous dire quelque chose, reprit Owen au bout
d'un moment.
- Ce n'est pas la peine. Vous êtes juste à côté de moi, à une très
courte distance, et je capte encore certaines de vos pensées. »
Ce qu'Underhill avait imaginé, c'était de garer l'Humvee
quelque part et de le quitter, si la poursuite devait cesser une fois
que Kurtz l'aurait rejoint. En fait, Henry n'y croyait pas. À son
avis, Owen Underhill était l'objectif principal d'Abe Kurtz, mais
jamais Underhill n'aurait commis un acte de trahison aussi
monstrueux s'il n'y avait été contraint. Non, Kurtz logerait une
balle dans la tête d'Owen et continuerait sa poursuite. Tant qu'il
serait aux côtés d'Owen, Henry estimait avoir encore une chance
de réussir. Sans lui, il était mort. Et Duddits aussi.
« Non, on reste ensemble, dit Henry. Amis jusqu'à la fin,
comme le veut le proverbe. »
Et de l'arrière du véhicule :
« On a u oulo à 'aire, ain'enan.
- C'est exact, Duds, répondit Henry passant un bras
par-dessus le siège pour serrer brièvement la main glacée de
Duddits. On a du boulot à faire, maintenant ».

Dix minutes plus tard, Duddits eut l'air de se ranimer tout à


fait ; il leur montra du doigt la première aire de repos, juste après
Augusta. En réalité, à ce moment-là, ils étaient plus près de
Lewiston que d'Augusta. Il se mit à crier, « Ine, Ine ! » ce qui le fit
à nouveau tousser.
« Calme-toi, Duddits, lui dit Henry, calme-toi.
- Ils ont dû s'arrêter prendre un café et manger quelque chose,
observa Underhill. Une pâtisserie, ou peut-être bien un sandwich
au bacon. »
Mais Duddits les dirigea vers l'arrière du restaurant, jusqu'au
parking des employés. Ils s'arrêtèrent et Duddits descendit de
l'Humvee. Il resta immobile pendant une minute, marmonnant
pour lui-même, silhouette frêle et fragile sous le ciel nuageux que
les rafales de vent semblaient prête à abattre.
« Henry ? Je ne sais pas quel genre d'araignée il a dans le
plafond, mais si nous avons Kurtz sur les talons... »
A cet instant précis, Duddits acquiesça, remonta dans le
véhicule et leur montra la sortie. Il paraissait plus fatigué que
jamais, mais satisfait aussi.
« Qu'est-ce que tout cela peut vouloir dire, au nom du ciel ?
demanda Owen, dérouté.
- Je crois qu'il a dû changer de voiture, répondit Henry. C'est
bien ça, Duddits ? Il a changé de voiture ? »
Duddits acquiesça avec énergie.
« Oui, oui ! une 'oi'ure !
- Il va rouler plus vite, dorénavant, dit Henry. Va falloir en
faire autant, Owen. Ne vous occupez pas de Kurtz. Il faut
absolument rattraper Mr Gray. »
Underhill jeta un coup d'œil à Henry, puis un second, plus
appuyé.
« Qu'est-ce qui vous arrive ? Vous êtes tout pâle.
- J'ai été complètement idiot. J'aurais dû deviner depuis
longtemps ce que mijotait ce salopard. Ma seule excuse est que
j'étais fatigué et effrayé, et rien de ça n'aura d'importance si... Il
faut à tout prix le rattraper, Owen. Il a pris la direction de l'ouest
du Massachusetts, et il faut l'avoir rejoint avant qu'il n'y arrive. »
Ils roulaient à présent dans la neige fondue et si la boue giclait
dans tous les sens, la conduite était beaucoup moins dangereuse.
Owen poussa l'Humvee jusqu'à cent à l'heure, au maximum de ce
qu'il osait.
« On va essayer. Mais à moins d'un accident ou d'une
panne... » Il secoua la tête lentement. « J'ai bien peur qu'on n'y
arrive pas, mon vieux. J'en ai bien peur. »

C'était un rêve qu'il avait souvent fait enfant (à l'époque où il


s'appelait Coonts), mais seulement une ou deux fois depuis les
émois et les transes de l'adolescence. Il courait dans un champ
sous la lune après la moisson, redoutant de regarder dans son dos
parce qu'il était à ses trousses, parce que la chose était derrière lui.
Il courait aussi vite qu'il pouvait, mais bien entendu ça ne suffisait
pas, dans les rêves, quoi que vous fassiez, ça ne suffit jamais. Puis
la chose était tellement près qu'il entendait sa respiration sèche,
qu'il sentait son odeur sèche particulière.
Il arriva sur la rive d'un grand lac paisible, bien qu'il n'y ait pas
eu le moindre lac dans les environs desséchés du misérable patelin
du Kansas de son enfance ; et bien que ce lac fût très beau (la lune
y brûlait dans ses profondeurs comme une lampe), il le terrifiait
parce qu'il lui barrait la route et qu'il ne savait pas nager.
Il tomba à genoux sur la berge (jusqu'ici tout s'était déroulé
comme dans le rêve de son enfance), mais au lieu de voir le reflet
de la chose dans l'eau calme, le reflet du terrible épouvantail avec
sa tête de grosse toile remplie de paille, ses mains boudinées et
gantées, il vit cette fois Owen Underhill, le visage couvert de
taches. Au clair de lune, le byrus faisait l'effet de grandes taches de
rousseur, noires, spongieuses, informes.
Enfant, c'était l'endroit où il se réveillait toujours (souvent la
quéquette dure et oscillante, même si Dieu seul savait pourquoi un
tel cauchemar donnait la trique à un gamin), mais cette fois-ci la
chose - Owen - le toucha vraiment, et les yeux qui se reflétaient
dans l'eau étaient pleins de reproches. Interrogatifs aussi,
peut-être.
Il leva la main pour se protéger, pour chasser celle qui lui
touchait l'épaule... et vit la sienne dans le clair de lune. Elle était
grise.
Non, c'est simplement le clair de lune, se dit-il.
Et seulement trois doigts. Était-ce l'effet du clair de lune, ça ?
La main d'Owen posée sur lui, le touchant, lui transmettant
son ignoble maladie... et se permettant néanmoins de l'appeler
encore...

« ... patron. Réveillez-vous, patron ! »


Kurtz ouvrit les yeux et se redressa avec un grognement,
repoussant en même temps la main de Freddy. Elle était posée sur
son genou, pas sur son épaule ; d'où il était, derrière le volant, il
lui était plus facile de l'attraper par le genou et de le secouer, mais
c'était néanmoins intolérable.
« Je suis réveillé, je suis réveillé. »
Il leva les mains devant son visage pour le prouver. Elles
n'étaient pas rose-bébé, certainement pas, mais pas grises non
plus, et chacune comportait bien les cinq doigts réglementaires.
« Quelle heure est-il, Freddy ?
- Je ne sais pas, patron. On est encore le matin, c'est tout ce
que je peux dire. »
Ah oui ! Toutes les horloges étaient en rideau. Jusqu'à sa
montre de gousset qui s'était arrêtée : victime de l'époque
moderne comme n'importe qui, il avait oublié de la remonter. Il
avait toujours eu un sens de l'écoulement du temps assez précis, et
il lui semblait qu'il devait être autour de neuf heures, ce qui
signifiait qu'il avait pris deux heures de sommeil. Ce n'était pas
énorme, mais il n'avait pas besoin de dormir beaucoup. Il se
sentait mieux. Assez bien, en tout cas, pour détecter de
l'inquiétude dans la voix de Freddy.
« Qu'est-ce qu'il y a, mon p'tit gars ?
- Pearly dit qu'il a perdu contact avec eux tous. Qu'Owen était
le dernier, et que même avec lui c'est fini. Il dit qu'Owen doit avoir
vaincu le Ripley, monsieur. »
Kurtz aperçut le sourire contenu, style j'tai-bien-eu, de
Perlmutter dans le grand rétroviseur.
« C'est quoi le marché, Archie ?
- Aucun, répondit Pearly, d'une voix qui paraissait nettement
plus lucide qu'avant le petit somme de Kurtz. Je... je boirais bien
un verre d'eau, patron. Je n'ai pas faim, mais...
- On pourrait s'arrêter prendre quelque chose, sans doute,
admit Kurtz. Si nous avions au moins un contact. Mais si nous les
avons tous perdus, ce Jones en plus d'Owen et de Devlin, tu sais
comment je suis, mon gars. Je vais mordre au moment de crever
et il faudra deux chirurgiens et un fusil pour me faire lâcher,
même là. Va falloir endurer une longue journée à attendre assis
ici, tandis que Freddy et moi on courra partout sur les routes
allant vers le sud pour retrouver leur trace... à moins que tu
puisses nous aider. Si tu fais ça, Archie, j'ordonne à Freddy de
s'arrêter à la prochaine sortie. J'irai personnellement au petit trot
jusqu'à la boutique pour t'acheter la plus grosse bouteille de
Poland Spring qu'ils auront dans leur frigo. Qu'est-ce que t'en
dis ? »
Il n'avait à en dire que du bien, comme le vit Kurtz à la
manière dont Perlmutter claqua des lèvres et se passa ensuite la
langue dessus pour les humidifier (sur ses lèvres et ses joues, le
Ripley proliférait toujours, luxuriant, avec des taches couleurs
framboise, certaines même couleur bordeaux) ; il affichait de
nouveau son expression fourbe. Ses yeux, bordés de croûtes de
Ripley, ne cessaient d'aller et venir. Et tout d'un coup, Kurtz crut
comprendre le tableau. Pearly était devenu cinglé, Dieu ait pitié de
lui. Il fallait peut-être être soi-même cinglé pour en reconnaître un
autre.
« J'ai dit la pure vérité. J'ai perdu le contact avec tout le
monde. »
Sur quoi Archie mit l'index contre son nez et regarda dans le
rétroviseur avec son expression fourbe.
« On les attrape, et je crois qu'il y a une bonne chance qu'on
puisse te guérir, mon p'tit gars. » Kurtz dit cela de sa voix la plus
neutre, comme un rapport au général. « Alors dis-moi... avec
lequel es-tu encore en contact ? Jonesy ? Avec le nouveau,
Dud-dits ? (Nom que Kurtz prononçait Dud-duts.)
- Non, pas avec lui. Avec aucun. »
Mais il avait toujours le doigt le long du nez, toujours
l'expression fourbe.
« Allez, fais un effort et tu auras de l'eau, dit Kurtz. Ou
continue de tirer sur la ficelle, soldat, et je te colle une balle dans
la tête et te roule dans la neige. Et maintenant, vas-y. Lis dans
mon esprit et dis-moi que je mens. »
Perlmutter le regarda quelques instants encore dans le
rétroviseur, la mine boudeuse, avant de répondre :
« Jonesy et Mr Gray sont toujours sur l'autoroute. Ils sont du
côté de Portland, à présent. Jonesy a expliqué à Mr Gray comment
faire le tour de la ville par la 295. Sauf qu'il n'a pas vraiment parlé.
Mr Gray est dans sa tête et quand il veut quelque chose, il me
semble qu'il le prend, c'est tout. »
Kurtz écouta ces explications avec une stupéfaction de plus en
plus grande, sans cesser de calculer.
« Il y a un chien, reprit Pearly. Ils ont un chien avec eux. Il,
s'appelle Lad. C'est avec lui que je suis en contact. Il est... comme
moi. » Ses yeux croisèrent de nouveau ceux de Kurtz dans le
rétroviseur, mais ils avaient perdu leur fourberie. À la place, il y
avait quelque chose de pitoyable qui frisait la folie. « Croyez-vous
que j'aie encore une chance de... vous savez... redevenir
moi-même ? »
Savoir que Perlmutter arrivait à lire dans son esprit conduisit
Kurtz à se montrer prudent.
« Je crois qu'il y a une chance pour qu'on puisse te délivrer de
ton fardeau, au moins. Avec un médecin qui comprendrait la
situation, je pense que ce serait possible. Une bonne bouffée de
chloroforme et quand tu te réveilles... pouf ! » Kurtz s'embrassa le
bout des doigts, puis se tourna vers Freddy. « S'ils sont à Portland,
quelle est leur avance ?
- Environ cent vingt kilomètres, patron.
- Alors, appuie un peu sur le champignon, loué soit le
Seigneur. Ne nous fiche pas dans le fossé, mais accélère. »
Cent vingt kilomètres... et si Underhill et Devlin et le nouveau,
Dud-duts, savaient ce que savait Archie Perlmutter, ils étaient
toujours aux trousses de Jonesy.
« Si j'ai bien compris, Archie, reprit Kurtz, Mr Gray est dans
Jonesy ?
- Oui.
- Et ils ont avec eux un chien qui peut lire dans leur esprit ?
- Le chien entend leurs pensées, mais sans les comprendre. Il
n'est toujours qu'un chien. J'ai soif, patron. »
Il écoute ce clébard comme si c'était une putain de radio,
s'émerveilla Kurtz.
« Freddy ? Prochaine sortie. Tournée générale. » Ça l'agaçait
de devoir faire un arrêt-pipi - la seule idée de perdre deux ou trois
kilomètres sur Underhill l'agaçait -, mais il avait besoin de
Perlmutter. Et d'un Perlmutter heureux, si possible.
Devant eux se présentait l'aire de repos où Mr Gray avait
échangé son chasse-neige contre la Subaru du cuistot, et où
Underhill et Henry avaient fait un bref arrêt parce que la ligne y
faisait un détour. Le parking était bourré, mais à eux trois, ils
réunirent assez de monnaie pour se servir aux distributeurs
automatiques, à l'extérieur.
Dieu soit loué.

Quels que soient les triomphes et les échecs de ce que l'on a


appelé la « Présidence de Floride » (dont les pages sont encore en
grande partie à écrire), il restera toujours à son actif que le
locataire de la Maison Blanche mit un terme à la Grande Peur
venue de l'Espace avec son discours, en ce matin de novembre.
Les avis divergent sur les raisons qui ont rendu ce discours
efficace (« il a été fait simplement au bon moment », déclara avec
dédain un critique), mais toujours est-il qu'il a marché. Avides
d'informations sérieuses, les gens qui étaient déjà sur les routes
s'arrêtèrent pour assister à la retransmission télévisée. Les
magasins d'appareils télé, dans les centres commerciaux, se
remplirent d'une foule silencieuse et attentive. Sur les aires
d'approvisionnement en carburant et nourriture, les comptoirs
fermèrent, et on disposa des postes de télé à côté des caisses
enregistreuses réduites au silence. Les bars se remplirent. En de
nombreux endroits, les gens ouvrirent leur maison à ceux qui
voulaient suivre le discours. Les fuyards auraient certes pu
l'écouter sur la radio de leur voiture (comme le firent Mr Gray et
Jonesy), mais seule une minorité choisit de continuer de rouler. La
plupart des gens avaient envie de voir le chef de l'État en face, si
l'on peut dire. D'après les adversaires du Président, cette
intervention eut simplement pour effet de casser la logique de
panique : « Porky le cocher aurait pu faire un discours à ce
moment précis et obtenir le même résultat », estima l'un d'eux. Ce
qui n'était pas l'avis de tout le monde : « Ce fut un moment crucial
de la crise, affirma en effet un autre. Il y avait peut-être six mille
personnes sur les routes. Si le Président n'avait pas dit ce qu'il
fallait, on en aurait peut-être eu soixante mille en début
d'après-midi, six cent mille en début de soirée, moment où la
vague aurait déferlé sur New York ; le plus vaste mouvement de
personnes déplacées aux États-Unis depuis les années trente et le
Dust Bowl. Les Américains, en particulier ceux de
Nouvelle-Angleterre sont venus chercher auprès de leur président
(élu avec une marge bien étroite) de l'aide et de quoi être rassurés.
Il a réagi avec ce qui a peut-être été le plus grand discours à mes
concitoyens de tous les temps. Aussi simple que ça. »
Simple ou pas, phénomène sociologique ou de leadership
habile, le discours dit en gros ce à quoi Underhill et Henry
s'étaient attendus ; quant à Kurtz, il aurait pu en prévoir chaque
mot, chaque enchaînement. Il développait deux idées simples,
présentées l'une et l'autre comme des faits indiscutables, et
calculées pour apaiser la terreur qui, ce matin, faisait battre
anormalement les poitrines américaines en temps ordinaire si
placides. La première était que, s'ils n'étaient pas venus le rameau
d'olivier à la main et des offrandes plein leurs soutes, ces
nouveaux arrivants n'avaient manifesté aucun comportement
hostile, ni même agressif. La deuxième, que s'ils avaient apporté
avec eux une sorte de virus, celui-ci était resté confiné dans le
Jefferson Tract (zone que le Président montra sur une carte
incrustée, aussi habilement qu'un monsieur-météo indiquant une
dépression). Et même là il se mourait, sans la moindre
intervention de la part des scientifiques et des militaires qui
avaient été déployés sur place.
« Quoique nous ne puissions pas le dire avec une certitude
absolue au point où nous en sommes, ajouta le Président à
l'intention de tous les auditeurs qui retenaient leur souffle (ceux
qui les retenaient le plus étant, de manière peut-être
compréhensible, les habitants de Nouvelle-Angleterre et en
particulier ceux du Corridor nord-est), nous croyons que nos
visiteurs ont apporté ce virus avec eux tout à fait comme un
voyageur venu d'outre-mer peut ramener chez lui certains insectes
dans ses bagages ou dans les produits qu'il a achetés sur place.
C'est d'ailleurs ce que les douaniers recherchent, mais
évidemment, ajouta le Grand Papa Blanc, ces derniers visiteurs ne
sont pas passés par la douane. »
Il était exact que certaines personnes avaient succombé au
virus. La plupart étaient des militaires. La grande majorité de ceux
qui l'avaient contracté (« une forme de moisissure qui n'était pas
sans rappeler le pied d'athlète », précisa le Grand Papa Blanc)
guérissaient spontanément. On avait placé la zone sous
quarantaine, mais les personnes qui étaient hors de cette zone ne
couraient aucun danger, « ... je répète, aucun danger. Si vous
habitez le Maine et si vous avez quitté votre domicile, je vous
suggère de rentrer chez vous. Pour reprendre les paroles de
Franklin Delano Roosevelt, nous n'avons rien à craindre, sinon la
crainte elle-même ».
Pas un mot sur la destruction des grisâtres, ni sur celle du
vaisseau, ni sur les chasseurs massacrés et enterrés, ni sur
l'incendie du Gosselin's, ni sur l'évasion des détenus. Rien non
plus sur les derniers Imperial Valley de Gallagher poursuivis
comme des chiens (ils n’étaient que des chiens, aux yeux de
beaucoup ; pire que des chiens). Rien sur Kurtz, pas un murmure
sur Typhoid Jonesy. Le Président se contenta de dire ce qu’il fallait
pour casser l’engrenage de la panique avant qu’elle ne devienne
incontrôlable.
La plupart des gens suivirent son conseil et retournèrent chez
eux.
Pour certains, évidemment, c’était impossible.
Pour certains, il n’y avait plus de chez-soi où retourner.
8

La petite parade poursuivait sa route vers le sud sous le ciel


noir avec, à sa tête, la Subaru rouge rouillée que Marie Turgeon de
Litchfield ne reverrait jamais. Henry, Owen et Duddits étaient à
quatre-vingt kilomètres, soit à environ cinquante minutes
derrière. Au moment où ils sortaient de l'aire de repos du Mile 81
(Pearly engloutissant déjà avidement sa deuxième bouteille de
Naya alors qu'ils rejoignaient le flot de la circulation), Kurtz et ses
hommes se trouvaient à peu près à cent kilomètres derrière Mr
Gray et Jonesy, soit à une trentaine de kilomètres du principal
gibier qu'ils poursuivaient.
Lorsque le Président acheva sa péroraison sur : « Dieu vous
bénisse, mes chers concitoyens, et Dieu bénisse
l'Amérique » Jonesy et Mr Gray franchissaient le pont reliant
Kittery et Portsmouth, dans le New Hampshire ; Henry, Underhill
et Duddits passaient à hauteur de la sortie 9, laquelle dessert les
communautés de Falmouth, Cumberland et Jerusalem's Lot ;
Kurtz, Freddy et Perlmutter (dont le ventre s'était de nouveau mis
à enfler et qui gisait dans son siège en poussant des grognements
et lâchant des gaz méphitiques, peut-être un commentaire critique
du discours du Grand Papa Blanc) étaient non loin de la sortie de
Bowdoinham, au nord de Brunswick.
Puisant dans les souvenirs admirablement organisés de
Jonesy, Mr Gray quitta la 95 pour la 495, juste après avoir franchi
la frontière entre le New Hampshire et le Massachusetts... et, sur
les indications de Duddits, qui voyait le passage de Jonesy comme
une ligne jaune brillante, le premier Humvee prit le même
chemin. Contournant Boston, Mr Gray allait quitter la 495 pour la
I-90 à la hauteur de Marlborough, prenant ainsi l'un des grands
axes est-ouest des États-Unis, connu dans le Massachusetts
comme le « Mass Pike ». La sortie 8, d'après les archives de
Jonesy, indiquait Palmer, UMass, Amherst et Ware. Dix
kilomètres après Ware s'étendait le Quabbin.
Ce qu'il voulait, c'était atteindre le Regard 12 ; c'était ce que
disait Jonesy et Jonesy ne pouvait mentir, en dépit de lui-même. Il
y avait un bureau de la société distributrice d'eau, la
Massachusetts Water Authority, au Winsor Dam, à l'extrémité sud
de la grande retenue du Quabbin. Jonesy pouvait l'amener
jusque-là ; Mr Gray ferait le reste.

Jonesy ne pouvait plus s'asseoir derrière son bureau : s'il s'y


installait, il se mettrait à pleurnicher. Les pleurnicheries
laisseraient sans nul doute la place à du charabia, et le charabia à
des plaintes déchirantes ; et une fois qu'il se serait mis à pousser
des plaintes déchirantes, il se précipiterait dehors, directement
dans les bras de Mr Gray, en plein délire et prêt à se faire
annihiler.
Où sommes-nous, à présent ? Encore à Marlborough ? On
quitte la 495 pour la 90 ? Ça doit être ça.
Sans qu'il puisse le dire avec certitude, étant donné que les
volets étaient toujours fermés. Il regarda involontairement vers la
fenêtre... et ne put s'empêcher de sourire. Il ne pouvait que
sourire. L'inscription LAISSEZ TOMBER - SORTEZ avait été remplacée
par celle à laquelle il avait pensé : RENDS-TOI, DOROTHY.
C'est moi qui ai fait ça, et je parie que je pourrais faire
disparaître ces foutus volets, si je voulais.
Et alors ? Mr Gray en poserait d'autres, ou peut-être se
contenterait-il de peindre les vitres en noir. S'il ne voulait pas que
Jonesy puisse voir dehors, Jonesy resterait aveugle. Parce qu'il ne
fallait pas se faire d'illusions : c'était Mr Gray qui contrôlait ses
interactions avec l'extérieur. La tête de Mr Gray avait explosé, il
avait balancé ses spores sous le nez de Jonesy, le Dr Jekyll était
devenu Mister Byrus, et Jonesy l'avait inhalé. Et maintenant, Mr
Gray était...
Un foutu casse-pieds, pensa Jonesy. Ou plutôt un foutu
casse-tête.
Une partie de lui-même protesta devant cette interprétation,
la présentant même sous une forme cohérente : Non, c'est tout le
contraire, c'est toi qui es sorti, qui t'es échappé, mais il repoussa
cette idée. C'étaient des conneries, de la pseudo-intuition, une
hallucination cognitive, pas tellement différente de l'oasis que
l'homme mourant de soif croit voir dans le désert. Il était enfermé
ici, il était prisonnier. Mr Gray était là dehors, bouffait du bacon et
faisait tourner la boutique. Voir les choses autrement serait de la
folie furieuse.
Il faut que je l'oblige à ralentir. Si je ne peux pas l'arrêter, n'y
a-t-il pas moyen, au moins, de jeter un grain de sable dans la
mécanique ?
Il se leva et commença à faire les cent pas le long des murs de
son bureau. Trente-quatre pour un tour complet. Sacrement court,
le circuit. Cependant (supposait-il) plus long que dans une cellule
de prison classique ; les types sous les verrous à Walpole, Danvers
ou Shawshank auraient trouvé qu'il faisait le difficile. Au milieu de
la pièce, l'attrape-rêves dansait et tournait sur lui-même. Une
partie de son esprit comptait les pas, l'autre se demandait à quelle
distance ils étaient de la sortie 8 et du Mass Pike.
Trente et un, trente-deux, trente-trois, trente-quatre. Retour
derrière son siège. Temps d'attaquer un deuxième tour.
Ils arriveraient bientôt à Ware, à ce train-là... et ils ne s'y
arrêteraient même pas. Contrairement à la Russe, Mr Gray savait
exactement où il voulait aller.
Trente-deux, trente-trois, trente-quatre, trente-cinq,
trente-six. Et de nouveau derrière le fauteuil, prêt pour un autre
tour.
Jonesy et Carla avaient eu leurs trois premiers enfants avant
trente ans (le numéro quatre, un petit retardataire, était arrivé
moins d'un an auparavant), et ni lui ni elle n'envisageaient à
l'époque d'être un jour propriétaire d'une villa d'été, même pas
quelque chose de modeste comme le cottage d'Osborne Road, à
North Ware. Sur quoi des changements sismiques s'étaient
produits au département de Jonesy. Un de ses amis en avait pris la
présidence, et il s'était retrouvé professeur associé au moins trois
ans avant ses prévisions les plus optimistes. L'augmentation de
salaire avait été considérable.
Trente-cinq, trente-six, trente-sept, trente-huit, et de
nouveau, derrière le fauteuil. Ça lui faisait du bien. Il n'y avait rien
d'extraordinaire à faire les cent pas dans sa cellule, mais cela le
calmait.
La même année, la grand-mère de Carla était décédée ; sa
femme et sa sœur avaient fait un héritage d'autant plus
considérable que ceux de la génération intermédiaire étaient déjà
morts. C'est ainsi qu'ils avaient récupéré le cottage et, pour la
première fois cet été, amené les enfants visiter le barrage Winsor.
De là, ils s'étaient inscrits pour une visite guidée des lieux. Leur
cicérone, un employé de la MWA en uniforme vert sapin, leur
avait expliqué que le secteur qui entourait le réservoir Quabbin,
qualifié d'étendues « accidentellement sauvages », était devenu un
lieu de reproduction de choix pour les aigles dans le
Massachusetts (John et Misha, les aînés, avaient espéré voir
quelques aigles, mais ils furent déçus). La création du réservoir
datait des années trente ; à l'époque, on avait dû sacrifier trois
communautés rurales qui avaient chacune leur marché ; les
environs du lac étaient des terres cultivées. Dès les années
soixante, à peu près, le paysage était toutefois redevenu ce qu'il
avait dû être en Nouvelle-Angleterre avant que la culture et
l'industrie ne le transforment, à partir du milieu du dix-septième
siècle. Tout un réseau de chemins de terre, creusés d'ornières,
parcourait la rive est du lac, lequel était l'une des réserves d'eau les
plus pures d'Amérique du Nord, à en croire leur guide. Et pour
aller au-delà du Regard 12, branche est du réservoir, mieux valait
enfiler des chaussures de marche, toujours d'après le guide.
Lorrington, il s'appelait Lorrington.
Il y avait à peu près une douzaine de personnes en plus d'eux
dans le groupe, et ils étaient déjà pratiquement revenus à leur
point de départ, se tenant au bord de la voie qui courait sur le
barrage Winsor, tournés vers le nord (le bleu lumineux de l'eau,
étincelant de millions de reflets sous le soleil, Joey dormant
comme un bienheureux dans le sac à dos de son père). Lorrington
avait terminé son numéro et s'apprêtait à leur souhaiter une
agréable fin de journée lorsqu'un type portant un sweatshirt de
l'université Rutgers avait levé la main comme un écolier :
Dites-moi, le Regard 12... ce n'est pas là que la Russe... ?
Trente-huit, trente-neuf, quarante, quarante et un, le fauteuil.
Il comptait sans vraiment faire attention aux nombres, une manie
de toujours. Carla en parlait comme d'un « désordre obsessionnel
compulsif ». Jonesy n'en savait rien, sinon que le fait de compter
ainsi l'apaisait, et il entreprit donc un nouveau tour.
Les lèvres de Lorrington s'étaient contractées à la mention de
la Russe. Apparemment, elle ne faisait pas partie de son baratin ;
elle était tenue à l'écart des bonnes vibrations que la
Massachusetts Water Authority voulaient que les touristes
emportent avec eux. En fonction des adductions municipales par
laquelle elle passait pendant les douze à seize kilomètres finaux de
son odyssée, l'eau du robinet à Boston pouvait être l'eau courante
la plus pure et la meilleure du monde : telle était la bonne parole
qu'était chargé de répandre Lorrington.
Je ne suis pas tellement au courant de cette histoire,
monsieur, avait répondu l'homme. Et Jonesy s'était dit, Notre
guide vient de nous en sortir une particulièrement fine dans le
genre langue de bois.
Quarante et un, quarante-deux, quarante-trois, encore le
fauteuil, prêt pour un autre tour. Il avançait d'un pas plus vif,
maintenant, les mains dans le dos comme le capitaine d'un bateau
arpentant sa dunette... ou le mitard de la cale après avoir été
victime d'une mutinerie. Il supposait que cette dernière
comparaison était plus adéquate.
Jonesy avait été professeur d'histoire pendant toute sa vie
professionnelle et la curiosité, chez lui, était une seconde nature. Il
s'était rendu dans la bibliothèque au cours de la semaine suivante
et avait cherché l'histoire dans les journaux locaux. Il avait fini par
la trouver. Le compte rendu était laconique et sec (un article sur
une partie de tennis, dans le même journal, présentait plus de
détails et de couleurs), mais leur facteur en connaissait beaucoup
plus long et n'avait pas demandé mieux que de lui en parler. Le
vieux Mr Beckwith. Jonesy se souvenait de ses dernières paroles,
avant qu'il n'enclenche une vitesse sur son véhicule postal blanc et
bleu pour rouler jusqu'à la boîte aux lettres suivante, sur Osborne
Road ; il y avait beaucoup de courrier à distribuer sur le côté sud
du lac pendant l'été. Jonesy était revenu vers le cottage (ce cadeau
inespéré), se disant qu'il n'était pas étonnant que Lorrington n'ait
eu aucune envie de raconter l'histoire de la Russe.
Elle aurait fait très mauvais effet, question relations
publiques.

10

Son nom est quelque chose comme Ilena ou Elaina Timarova,


personne ne semble le savoir au juste. Elle débarque à Ware au
début de l'automne 1995 dans une Ford Escort portant un discret
autocollant Hertz sur le pare-brise. On apprendra plus tard que le
véhicule a été volé, et la rumeur, nullement fondée mais juteuse,
rapporte qu'elle en aurait obtenu les clefs en échange d'une
gratification sexuelle à l'aéroport de Logan. Qui sait ? Les choses
se sont peut-être passées ainsi.
Toujours est-il qu'elle est manifestement à côté de ses
pompes, sinon limite cinglée. Un témoin se souvient d'une
ecchymose sur le côté de son visage, un autre du fait que les
boutons de sa blouse n'ont pas été glissés dans les bons trous. Elle
parle un mauvais anglais, mais elle le comprend suffisamment
pour obtenir ce qu'elle veut : des indications pour se rendre
jusqu'au réservoir Quabbin. Elle les note, en russe, sur un
morceau de papier. Le soir même, au moment où le personnel
ferme la route qui passe sur le barrage Winsor, on retrouve
l'Escort abandonnée sur l'aire de pique-nique de Goodnough Dike.
Comme la voiture est encore sur place le lendemain matin, deux
types de la Massachusetts Water Authority (qui sait, Lorrington
était peut-être l'un des deux) et deux rangers des services
forestiers commencent à la chercher.
Trois kilomètres plus loin, sur East Street, ils retrouvent ses
chaussures. Encore trois kilomètres plus loin, là où la route
redevient en terre (elle serpente dans la nature sur la berge est du
réservoir et n'est nullement une rue, comme l'indique faussement
son nom, mais un chemin comme Deep Cut Road, version
Massachusetts), ils retrouvent la blouse... oh-oh. Et encore trois
kilomètres plus loin, là où se termine East Street, ils arrivent sur
une bande dégagée, pleine d'ornières, utilisée par les bûcherons,
qui s'éloigne perpendiculairement au lac : Fitzpatrick Road.
L'équipe est sur le point d'emprunter cette voie, lorsque l'un d'eux
aperçoit quelque chose de rose accroché à une branche, près de
l'eau. On constate qu'il s'agit d'un soutien-gorge.
Le sol, à cet endroit, est imbibé d'eau, pas tout à fait
marécageux. Il est facile de suivre sa trace, d'autant qu'il y a en
plus des branches cassées là où elle a forcé le passage, s'infligeant
des blessures (elle est nue jusqu'à la taille) auxquelles ils préfèrent
ne pas penser. Cependant, ils en ont les preuves sous les yeux, que
cela leur plaise ou non ; il y a, sur les branches, puis sur les
rochers, du sang qui fait à présent partie de sa piste.
À un peu moins de deux kilomètres de l'endroit où s'arrête
East Street, ils arrivent à un édifice de pierre bâti sur un
monticule. Il fait face au mont Pomery, sur l'autre rive de la
branche est. L'édifice abrite le regard 12 et n'est accessible en
véhicule à moteur que depuis le nord. La raison pour laquelle
Ilena (ou Elaina) n'est pas arrivée par le nord restera à jamais
inconnue.
L'aqueduc souterrain qui part du Quabbin se dirige
directement sur Boston, plein est, pendant cent cinq kilomètres,
s'enrichissant au passage des eaux des réservoirs Wachusett et
Sudbury (ces deux sources sont plus petites et pas tout à fait aussi
pures que le Quabbin). Il n'y a aucune pompe ; le conduit de
l'aqueduc, dont la voûte s'élève à plus de quatre mètres et qui
mesure un peu plus de trois mètres de large, n'en a nul besoin.
Boston est approvisionné en eau par simple gravité, technique
déjà utilisée par les Égyptiens trente-cinq siècles auparavant.
Douze puits verticaux vont du sol jusqu'à l'aqueduc ; ils servent à
la ventilation et comme points de régulation de la pression. Ce
sont aussi des accès, au cas où l'aqueduc serait bouché. Le regard
12, le plus proche du réservoir, est aussi connu comme puits de
prélèvement. C'est en effet ici que l'on teste la pureté de l'eau ainsi
que, soit dit en passant, la chasteté des femmes (l'édifice en pierre
n'est pas fermé à clef et les amoureux en canoë y font souvent une
halte).
Sur la première des huit marches conduisant à la porte, ils
trouvent le jean de la femme, soigneusement plié. Sur la dernière
marche, une petite culotte blanche toute simple en coton. La porte
est ouverte. Les quatre hommes échangent des regards, mais
aucun ne parle. Ils ont une bonne idée de ce qu'ils vont trouver à
l'intérieur ; une femme, une Russe, sans ses vêtements.
Mais non. Le couvercle circulaire en fer, au sommet du regard
12, a été déplacé ; juste assez pour dessiner une ouverture obscure
en forme de croissant de lune, côté lac. À côté, est posé le
pied-de-biche avec lequel la femme a déplacé le couvercle ; ce
pied-de-biche est en général rangé près de la porte avec d'autres
outils. Non loin, ils trouvent le sac à main de la femme. Son
portefeuille est posé dessus, ouvert sur sa carte d'identité. Et au
sommet de la pyramide, si l'on peut dire, trône son passeport. Une
feuille de papier en dépasse, couverte de pattes de mouches qui
doivent être en russe ou en cyrillique, ils ne savent pas comment
on dit. Les hommes pensent qu'elle explique son suicide, mais la
traduction montrera qu'il s'agit simplement des notes qu'elle a
prises pour s'orienter. Tout en bas, elle a écrit : Quand la route se
termine, continuer à pied le long de la rive. Et c'est ce qu'elle a
fait, se déshabillant au fur et à mesure, sans prêter attention aux
branches qui la blessaient, aux buissons qui la griffaient.
Les hommes se tiennent autour du sommet du regard
partiellement découvert, se grattant la tête et tendant l'oreille au
babil de l'eau, l'eau qui en est au début de son voyage vers les
robinets, les chantepleures, les fontaines et les tuyaux d'arrosage
de Boston. Le bruit est creux, avec quelque chose de
désagréablement humide ; il y a une bonne raison à cela. Le regard
12 donne sur un puits de trente-sept mètres cinquante. Les
hommes n'arrivent pas à comprendre qu'elle ait choisi cette façon
de faire, mais ils peuvent voir clairement, trop clairement, que
c'est ainsi qu'elle a procédé ; ils la voient s'asseoir sur le dallage,
les pieds pendant dans le vide ; on dirait (version déshabillée), la
demoiselle sur les étiquettes de l'eau de source White Rock.
Elle jette un dernier regard par-dessus son épaule, peut-être,
pour s'assurer que son passeport et son portefeuille n'ont pas
bougé. Elle tient à ce qu'on sache qu'elle est passée par ici et il y a
quelque chose d'insupportablement triste à cette idée. Un dernier
regard en arrière, et elle se glisse dans l'éclipse formée par le
couvercle déplacé. Peut-être se bouche-t-elle le nez, comme un
gosse qui saute dans une piscine. Peut-être pas. D'une manière ou
d'une autre, elle disparaît instantanément. Bonjour les ténèbres,
mes vieilles amies.

11

Les dernières paroles du vieux Mr Beckwith sur le sujet, avant


qu'il reparte dans sa voiture postale, ont été celles-ci : Si j'ai bien
compris, les gens de Boston vont la boire dans leur café, un
matin, autour de la Saint-Valentin. Puis il avait souri à Jonesy.
Moi, je ne bois jamais d'eau. Je m'en tiens à la bière.
Dans le Massachusetts, comme en Australie, on oublie de
prononcer le r.

12
Cela faisait la douzième ou quatorzième fois que Jonesy
tournait autour de son bureau. Il s'arrêta un moment derrière son
fauteuil, se frottant machinalement la hanche, puis repartit,
comptant toujours, ce bon vieux Jonesy, compulsif, obsédé.
Un... deux... trois...
L'histoire de la Russe était sans aucun doute excellente, un
exemple de choix parmi les ragots (les maisons hantées où il y a eu
cinq assassinats, les emplacements d'accidents mortels au bord de
la route étaient de bons sujets aussi) qu'on s'échange dans les
petites villes ; elle éclairait en outre d'une lumière crue les
intentions de Mr Gray concernant Lad, le malheureux berger
écossais, mais quel avantage en retirait-il, lui ? À quoi lui servait
de connaître la destination de Mr Gray ? Après tout...
Retour au fauteuil, quarante-huit, quarante-neuf, cinquante...
hé, attends une minute, attends donc une minute. La première fois
qu'il a accompli le tour de la pièce, il a compté trente-quatre pas,
non ? Comment pourrait-il en avoir fait cinquante, cette fois ? Il
n'a pas traîné, raccourci ses enjambées, rien. Alors... ?
Tu es en train de la rendre plus grande. En en faisant le tour,
tu agrandis la pièce. Parce que tu es agité. C'est ta pièce, après
tout. Je parie que tu pourrais la rendre aussi grande que la salle
de bal du Waldorf-Astoria si tu voulais... et que Mr Gray ne
pourrait pas t'en empêcher.
« Serait-ce possible ? » murmura Jonesy. Il se tenait une main
sur le dossier du fauteuil, comme s'il posait pour un portrait. Il
n'avait pas besoin qu'on réponde à sa question. Voir suffisait. La
pièce était plus grande.
Henry arrivait. S'il avait Duddits avec lui, suivre Mr Gray ne
lui était pas difficile, même si Mr Gray changeait souvent de
véhicule, car Duddits voyait la ligne. Il les avait conduits jusqu'à
Richie Grenadeau dans un rêve, puis plus tard, dans la réalité,
jusqu'à Josie Rinkenhauer, et il pouvait aujourd'hui diriger Henry
avec autant de facilité qu'un chien de meute au nez subtil conduit
le chasseur au terrier du renard. Le seul problème, c'était l'avance,
cette bon Dieu d'avance qu'avait Mr Gray. Une bonne heure.
Davantage, peut-être. Et une fois que Mr Gray aurait balancé Lad
dans le regard 12, le bal pouvait commencer. Il y aurait le temps de
couper l'arrivée d'eau à Boston, du moins en théorie, car comment
Henry pourrait-il convaincre un responsable de prendre une
mesure aussi radicale, aussi terriblement gênante pour tous ?
Jonesy ne voyait pas. Et tous les gens qui captaient cette même
eau avant qu'elle arrive à Boston, et qui allaient en boire presque
tout de suite après ? Soixante-cinq habitants à Ware, onze mille à
Athol, plus de cent cinquante mille à Worcester. Pour eux, ce ne
serait pas une question de mois, mais de semaines ; de jours
même pour certains.
N'existait-il aucun moyen de ralentir ce salopard ? De donner
une chance à Henry de le rattraper ?
Jonesy leva les yeux vers l'attrape-rêves et, ce faisant, la pièce
se transforma ; il y eut un soupir, ou presque un soupir, le genre
de bruit que les fantômes sont censés faire lors de leurs
apparitions dans les séances de spiritisme. Mais ce n'était pas un
fantôme, et Jonesy sentit la chair de poule se hérisser sur ses bras.
En même temps, ses yeux se remplirent de larmes. Et un vers de
Thomas Wolfe lui revint à l'esprit - ô perdue, une pierre, une
feuille, une porte non trouvée. Thomas Wolfe, pour qui il était
impossible de revenir chez soi.
« Duddits ? » murmura-t-il. Il sentit ses cheveux se hérisser
sur sa nuque. « C'est toi, Duddie ? »
Pas de réponse... mais lorsqu'il regarda le bureau, avec son
téléphone inutile, il vit que quelque chose y avait été ajouté. Pas
une pierre ou une feuille, pas une porte non trouvée, mais une
planche de cribbage et un jeu de cartes.
Quelqu'un voulait jouer au jeu.

13

Fait mal tout le temps, maintenant. Maman sait, il dit à


maman. Jésus sait, il dit à Jésus. Il ne dit rien à Henry, Henry a
mal aussi, Henry fatigué, Henry triste. Beaver et Pete au ciel où
eux assis main droite de Dieu très bien, créateur ciel et terre pour
l'éternité et toujours, Jésus sauve, hé vieux. Ça le rend triste, ils
étaient bons amis et ils jouaient à des jeux et se moquaient jamais.
Une fois ils ont trouvé Josie et une fois ils ont vu un homme
grand, un cow-boy, et une fois ils ont joué au jeu.
C'est un jeu, aujourd'hui aussi, sauf que Pete disait Duddits
c'est pas important si tu gagnes ou si tu déconnes c'est la façon
dont tu joues au jeu, sauf cette fois c'est important, Jonesy dit c'est
important, Jonesy difficile à entendre mais bientôt ce sera mieux,
bientôt. Si seulement il avait pas mal. Même le Perco fait rien. Sa
gorge brûle son corps tremble son ventre a mal comme quand il
doit faire caca, un peu comme ça, mais il n'a pas envie de faire
caca et quand il tousse des fois y'a du sang. Il voudrait bien dormir
mais y'a Henry et son nouvel ami Owen qu'était là le jour où ils ont
trouvé Josie et ils disent si seulement on pouvait le ralentir et si
seulement on pouvait le rattraper et il doit rester réveillé mais il
doit fermer les yeux pour entendre Jonesy et ils croient qu'il dort,
Owen dit on devrait peut-être le réveiller, si jamais ce fils de pute
change de direction et Henry dit je vous dis que je sais où il va,
mais on le réveillera juste à hauteur de la I-90 pour ne pas
prendre de risques. Pour le moment laissons-le dormir, mon
Dieu, il a l'air si fatigué. Et de nouveau mais seulement dans sa
tête : Si seulement on pouvait ralentir ce fils de pute.
Les yeux fermés. Bras croisés sur sa poitrine qui fait mal.
Respire lentement, Maman dit Respire lentement quand tu
tousses. Jonesy pas mort, pas au ciel avec Beaver et Pete, mais Mr
Gray dit Jonesy enfermé et Jonesy le croit. Jonesy dans son
bureau, pas de téléphone pas de fax, dur à dire parce que Mr Gray
est méchant et Mr Gray a peur. Jonesy qui a peur doit trouver qui
est vraiment enfermé.
Quand parlaient-ils le plus ?
Quand ils jouaient au jeu.
Le jeu.
Un frisson le secoue des pieds à la tête. Il doit penser, penser
fort et il a mal, il sent sa force qui s'en va, les derniers petits
morceaux de sa force, mais cette fois-ci c'est plus qu'un simple jeu,
cette fois-ci, ça compte qui gagne ou qui rate, alors il donne sa
force, il fait la planchette et il fait les cartes, Jonesy pleure, Jonesy
pense ô perdu, mais Duddits Cavell n'est pas perdu, Duddits voit
la ligne, la ligne va jusqu'au bureau et cette fois-ci il fera plus que
placer les chevilles.
Ne pleure pas Jonesy, dit-il, et les mots sont clairs, dans son
esprit ils sont toujours clairs, c'est juste sa stupide bouche qui en
fait du charabia. Ne pleure pas, je ne suis pas perdu.
Les yeux fermés. Les bras croisés.
Dans le bureau de Jonesy, sous l'attrape-rêves, Duddits joue
au jeu.

14

« Je tiens le chien », dit Henry. Il avait l'air épuisé. « Celui sur


lequel Perlmutter est branché. Je le tiens. On est un peu plus près.
Bordel ! si seulement il y avait un moyen de les ralentir ! »
La pluie avait remplacé la neige et Underhill ne pouvait
qu'espérer qu'ils étaient au sud de la zone où elle risquerait de
devenir verglaçante. Les rafales de vent étaient assez violentes
pour secouer l'Humvee. Il était midi, et ils se trouvaient entre Saco
et Biddeford. Owen jeta un coup d'œil dans le rétroviseur et vit
que Duddits se tenait la tête renversée en arrière, les yeux fermés,
ses bras maigres croisés sur la poitrine. Son teint avait pris une
inquiétante nuance jaune, mais un mince filet de sang brillant
coulait du coin de sa bouche.
« Est-ce que votre ami a les moyens de nous aider ? demanda
Owen.
- Je crois qu'il essaie.
- Vous venez de dire qu'il dormait, il me semble. »
Henry se tourna, regarda Duddits, puis Owen.
« Je m'étais trompé. »

15

Jonesy distribua les cartes, en lança deux de son jeu dans le


crib, prit l'autre main et y ajouta deux cartes.
« Ne pleure pas, Jonesy, ne pleure pas, je ne suis pas perdu. »
Jonesy lança un coup d'œil à l'attrape-rêves, convaincu que
ces paroles en provenaient.
« Je ne pleure pas, Duds. Ce sont ces putains d'allergies, c'est
tout. Je crois que c'est à ton tour de jouer, à présent.
- Deux », dit la voix provenant de l'attrape-rêves.
Jonesy joua le deux de la main de Duddits - une assez bonne
ouverture, à vrai dire - puis joua un sept de la sienne. Cela faisait
neuf. Duddits avait un six dans sa main. La question était de
savoir si...
« Six pour quinze, dit la voix de l'attrape-rêves. Quinze pour
deux. Baise-moi l'oignon ! »
Jonesy ne put s'empêcher de rire. C'était Duddits, aucun
doute, mais pendant un instant il avait cru entendre Beaver.
« Vas-y, mets les chevilles. » Il regarda, fasciné, l'une des chevilles
de la planchette s'élever, flotter en l'air et venir se planter dans le
trou 2 de la Première Rue.
Soudain, il comprit quelque chose.
« Tu as toujours su jouer, n'est-ce pas, Duds ? Tu plaçais les
chevilles n'importe comment parce que ça nous faisait rire. »
Cette idée lui fit de nouveau venir les larmes aux yeux. Toutes
ces années où ils avaient cru qu'ils jouaient avec Duddits et où
c'était Duddits qui avait joué avec eux... Et ce jour-là, derrière le
bâtiment des frères Tracker, qui avait trouvé qui ? Qui avait sauvé
qui?
« Vingt et un, dit-il.
« Trente et un pour deux. »
Tombant de l'attrape-rêves. Et une fois de plus, la main
invisible souleva la cheville et la planta deux trous plus loin. « Il
est bloqué pour moi, Jonesy.
- Je sais. » Jonesy joua un trois. Duddits appela treize, et
Jonesy joua la carte pour Duddits. « Mais pas toi. Toi, tu peux lui
parler. »
Jonesy joua son propre deux et plaça sa cheville. Duddits joua,
compta un pour sa dernière carte et Jonesy se dit, Battu par un
débile... on aura tout vu. Sauf que ce Duddits-ci n'était pas un
débile. Epuisé, mourant, mais pas débile.
Ils comptèrent leurs points, et Duddits était largement en tête,
même si c'était Jonesy qui avait récupéré le crib. Jonesy reprit les
cartes pour les mélanger.
« Qu'est-ce qu'il veut, Jonesy ? Qu'est-ce qu'il aime, en plus de
l'eau ? »
Assassiner, pensa Jonesy. Il aime tuer les gens. Mais surtout
pas. Je vous en prie, mon Dieu, surtout pas ça.
« Le bacon, dit-il. Il adore le bacon. »
Il commença à mélanger les cartes... puis se pétrifia. Duddits
lui remplissait l'esprit. Le véritable Duddits, jeune, fort, prêt à se
battre.

16

Derrière eux, sur le siège arrière, Duddits grogna


bruyamment. Henry se tourna et vit un sang vermeil, rouge
comme du byrus, couler de ses narines. Duddits avait le visage
complètement crispé par une terrible grimace de concentration.
Sous ses paupières fermées, ses globes oculaires roulaient en tous
sens.
« Qu'est-ce qui lui arrive ? demanda Owen.
- Je ne sais pas. »
Duddits toussa : une toux creuse, profonde, montant des
bronches. Du sang jaillit de sa bouche en fines gouttelettes.
« Réveillez-le, Henry ! Pour l'amour du ciel, réveillez-le ! »
Henry eut un regard effrayé pour Owen Underhill. Ils
approchaient de Kennebunkport et n'étaient plus qu'à une
trentaine de kilomètres de la frontière du New Hampshire, soit à
cent soixante-dix kilomètres du réservoir Quabbin. Jonesy avait
une photo du Quabbin dans son bureau, Henry l'avait vue. Les
Jones avaient aussi un cottage non loin, du côté de Ware.
Duddits se mit à crier : un seul mot, qu'il répéta trois fois entre
des quintes de toux. Il n'y avait pas encore beaucoup de rouge
dans ses postillons, le sang provenait de sa bouche et de sa gorge,
mais si l'hémorragie gagnait ses poumons...
« Réveillez-le ! Il dit qu'il a mal ! Vous l'entendez pas ? Il dit
que ça cogne.
- Mais non, il ne dit pas ça.
- Et quoi donc, alors ?
- Bacon. Il dit bacon. »

17

L'entité qui se considérait à présent comme étant Mr Gray, qui


se pensait elle-même comme étant Mr Gray, avait un sérieux
problème, mais elle le savait.
Un homme averti en vaut deux, aurait dit Jonesy. Il y avait
des centaines de proverbes comme celui-ci, peut-être même des
milliers, dans les cartons de Jonesy. Mr Gray en trouvait certains
totalement incompréhensibles : Autant pisser dans un violon, par
exemple, ou Un clou chasse l'autre, ou encore Il faut balayer
devant sa porte... mais Un homme averti en vaut deux, ça, il
comprenait.
Son problème se résumait essentiellement à ce qu'il ressentait
pour Jonesy... et bien entendu, le fait qu'il ressente quelque chose
était déjà assez grave en soi. Il pouvait se dire A présent, Jonesy
est coupé du monde et j'ai résolu mon problème ; je l'ai mis en
quarantaine exactement comme les militaires ont essayé de nous
mettre en quarantaine. D'autres me suivent, ils me font même la
chasse, à vrai dire, mais si je ne tombe pas en panne ou ne crève
pas, aucun de mes poursuivants n'a de chance de me rattraper.
J'ai trop d'avance.
Ces choses étaient des faits - la vérité -, mais des faits sans
saveur. Ce qui en avait était l'idée d'aller jusqu'à la porte derrière
laquelle s'était réfugié son prisonnier récalcitrant et de lui crier :
« Je t'ai réparé, pas vrai? J'ai réparé ton petit chariot
rouge ! » Ce qu'avait à faire un chariot, rouge ou non, avec tout ça,
Mr Gray n'en savait rien, mais c'était un boulet d'émotion d'un
calibre sérieux pris dans l'armurerie de Jonesy, qui avait une
résonance enfantine profonde et satisfaisante. Après quoi il
tirerait la langue de Jonesy (qui est ma langue, maintenant, pensa
Mr Gray avec une indéniable satisfaction) et lui ferait la bonne
vieille grimace.
Quant à ses poursuivants, il n'avait qu'une envie, baisser son
pantalon (celui de Jonesy) et leur montrer ses fesses (celles de
Jonesy). C'était aussi absurde que de pisser dans un violon, aussi
absurde que cette histoire de petit chariot rouge, mais il avait
envie de le faire. Ça s'appelait « montrer son cul à la lune », et il en
avait envie.
Il se rendait compte qu'il était infecté du byrus propre à ce
monde. Cela commençait par des émotions, continuait par l'éveil
des sens (le goût de la nourriture, le plaisir sauvage et
incontestable qu'il avait pris à obliger le trooper à se cogner la tête
contre le mur des toilettes, ce son creux, beum-beum) pour arriver
à ce que Jonesy appelait la pensée supérieure. C'était une
plaisanterie, du point de vue de Mr Gray, dans le même esprit
qu'appeler la merde nourriture recyclée et un génocide nettoyage
ethnique. Et néanmoins, la pensée avait des attraits pour un être
qui avait toujours existé en tant que partie d'un esprit végétatif,
une sorte de non-conscience hautement intelligente.
Avant que Mr Gray ne l'ait complètement coupé de tout,
Jonesy lui avait suggéré d'abandonner sa mission et de se
contenter de jouir de son nouvel état d'être humain. Il découvrait à
présent ce désir en lui-même, alors que son ancien esprit
harmonieux, son esprit non conscient, commençait à se
fragmenter, à se transformer en un chœur de voix discordantes,
certaines voulant A, d'autres B, d'autres Q au carré et divisé par Z.
Il aurait cru une telle cacophonie horrible, une recette pour
devenir fou. Au lieu de cela, il se rendait compte qu'il y prenait
plaisir.
Il y avait le bacon. Il y avait « faire l'amour avec Carla », ce
qui, dans l'esprit de Jonesy, était se livrer à une activité
superlativement jouissive, une fête des sens accompagnée
d'émotions intenses. Il y avait le plaisir de conduire vite, de jouer
au billard au O'Leary's Bar, près de Fenway Park, et la bière, et les
groupes jouant en direct, et Patty Loveless chantant Prends-t'en à
ton cœur aimant trompeur menteur et froid, et autres paroles
dont on se demandait bien ce qu'elles voulaient dire. Il y avait
l'apparition d'un paysage campagnard dans le brouillard d'un
matin d'été. Et l'assassinat, bien sûr. Il y avait ça.
Son problème était que s'il ne finissait pas rapidement ce qu'il
avait à faire, il risquait de ne jamais le finir. Il n'était plus un
byrum : il était Mr Gray. Combien de temps encore, pour qu'il
abandonne Mr Gray et devienne Jonesy ?
Ça n'arrivera pas, pensa-t-il. Il appuya sur le champignon et,
en dépit de ses faibles ressources, la Subaru accéléra un peu. Sur le
siège arrière, le chien jappa... puis se mit à hurler de douleur. Mr
Gray se projeta en esprit vers lui et toucha le byrum qui croissait
dans l'animal. Il grandissait vite. Presque trop. Et il y avait autre
chose : il n'éprouvait aucun plaisir à rencontrer cet esprit, il ne
ressentait rien de la chaleur qui naît de la rencontre du même avec
le même. L'esprit du byrum donnait une impression de froid... de
rance...
« D'étranger », marmonna-t-il.
Malgré tout, il le calma. Lorsqu'il jetterait le chien dans l'eau
du réservoir, le byrum devrait être encore à l'intérieur. Il aurait
besoin de temps pour s'adapter. Le chien allait se noyer, mais le
byrum continuerait à vivre un certain temps, se nourrissant du
cadavre de l'animal, jusqu'à ce que le moment soit venu. Mais il
fallait tout d'abord arriver là-bas.
Il n'y en avait plus pour longtemps.
Lorsqu'il se retrouva en direction de l'ouest, sur la I-90, et
tandis que défilaient les petites villes (des trous merdiques,
comme le pensait Jonesy, avec toutefois une certaine affection),
nommés Westborough, Grafton ou Dorothy Pond (il n'était plus
qu'à une soixantaine de kilomètres), il se mit à chercher un
endroit où sa nouvelle conscience troublée trouverait refuge, un
endroit où elle serait le plus à l'abri possible. Il essaya les enfants
de Jonesy, mais battit précipitamment en retraite : bien trop
chargés d'émotions. Il fit une tentative vers Duddits, mais c'était
toujours le néant ; Jonesy avait fait disparaître tous les souvenirs.
Finalement, il se cala sur le travail de Jonesy, l'enseignement de
l'histoire, et sa spécialité, qui était abominablement fascinante.
Entre 1860 et 1865, semblait-il, les États-Unis s'étaient coupés en
deux camps, comme les colonies de byrus à la fin de chaque cycle
de croissance. Pour toutes sortes de raisons, dont la principale
avait quelque chose à voir avec l'« esclavage » mais, une fois de
plus, c'était comme appeler la merde de la nourriture recyclée.
« Le droit de faire sécession », ne signifiait rien. « Préserver
l'Union » pas davantage. Fondamentalement, ces créatures
avaient fait ce qu'elles savaient faire le mieux : elles devinrent
« furieuses » ce qui était en réalité la même chose que « devenir
folles » tout en étant plus acceptable, socialement. Oui, mais sur
quelle échelle !
Mr Gray passait en revue des caisses et des caisses d'armes
fascinantes - mitraille, grenaille, boulets de canon, balles minié,
baïonnettes - lorsqu'une voix fit intrusion..
Bacon
Il repoussa cette idée, même si l'estomac de Jonesy
gargouillait. Il aurait bien aimé manger un peu de bacon, d'accord,
le bacon était charnu et gras et poisseux et satisfaisant, sur un plan
primitif, physique. Après avoir réglé la question du chien,
peut-être. Alors, s'il en avait le temps, avant que les autres le
rattrapent, il pourrait se bourrer de bacon à en crever, s'il voulait.
Mais ce n'était pas le moment. À la hauteur de la sortie 10 (il n'en
restait plus que deux), il retourna à la guerre de Sécession, aux
hommes en bleu et aux hommes en gris courant dans la fumée,
hurlant et s'étripant, réglant mutuellement leur sort à
d'innombrables petits chariots rouges, enfonçant la crosse de leur
arme dans le crâne de leurs ennemis avec ce bruit sourd enivrant,
et...
Bacon
L'estomac de Jonesy se mit de nouveau à gargouiller. Sa salive
coula dans sa bouche ; le souvenir du restaurant des Prés Secs lui
revint, avec celui des tranches de bacon craquantes dans l'assiette
bleue, on les prenait avec les doigts, la texture était dure, la texture
de la chair morte et goûteuse...
Faut pas que je pense à ça.
Il y eut un coup d'avertisseur rageur qui le fit sursauter ; Lad
gémit. Il avait dérivé sur l'autre voie, celle que Jonesy identifiait
comme étant « réservée au dépassement ». Il se rangea pour
laisser passer un gros camion qui allait plus vite que la Subaru
lancée à fond. Le poids lourd fit gicler de l'eau boueuse sur le
pare-brise, l'aveuglant momentanément et Mr Gray pensa si je
t'attrape connard, je te pète la gueule espèce de cinglé danger
public t'as eu ton permis par correspondance ma parole va
réparer ton petit chariot rouge
sandwich au bacon
Comme une détonation dans sa tête, cette fois. Il lutta, mais la
puissance de l'attaque était quelque chose de nouveau. Pouvait-il
s'agir de Jonesy ? Sûrement pas, Jonesy ne possédait pas tant de
vigueur. Puis, soudain, il ne fut plus qu'un estomac, et son
estomac était creux, lui faisait mal, réclamait impérieusement à
manger. Il devait avoir le temps de s'arrêter pour le calmer. Sinon
il ne serait pas en état de conduire jusqu'à
sandwich au bacon !
avec mayonnaise !
Mr Gray laissa échapper un son inarticulé, ne se rendant pas
compte qu'il s'était mis à baver de manière incontrôlée.
18

« Je l'entends », dit soudain Henry. Il porta les poings à ses


tempes, comme s'il avait mal à la tête. « Bon Dieu, ça fait mal. Il
crève de faim !
- Qui ça ? » demanda Underhill. Ils venaient de pénétrer dans
le Massachusetts. Devant le véhicule, les stries argentées de la
pluie tombaient en oblique sous l'effet du vent. « Le chien ?
Jonesy ? Qui ?
- Lui. Mr Gray. » Il regarda Owen, soudain pris d'un espoir fou
qui fit briller ses yeux. « Je crois qu'il s'arrête... oui, il s'arrête ! »

19

« Patron... »
Kurtz était de nouveau sur le point de s'endormir lorsque
Perlmutter s'était tourné vers lui, non sans effort. Ils venaient
juste de franchir le péage du New Hampshire. Freddy Johnson
avait pris soin de passer par un poste automatique pour éviter
qu'un employé ne remarque la puanteur qui sortait de l'habitacle
de l'Humvee, la vitre brisée à l'arrière, leur artillerie... et leur
dégaine générale.
Kurtz étudia avec intérêt le visage hagard et couvert de sueur
d'Archie Perlmutter. Avec fascination, même. Ce type, un
bureaucrate couleur de muraille et compteur de haricots, bardé
d'un attaché-case dans l'enceinte des camps, d'une planchette à
pince et d'un crayon sur le terrain, toujours parfaitement peigné,
raie impeccable à gauche ? Cet homme, qui malgré tous ses efforts
n'arrivait pas à ne pas utiliser le terme de déférence, monsieur, cet
homme avait disparu. En dépit de sa maigreur, Kurtz avait
l'impression que Perlmutter avait une présence plus forte. Il est en
train de devenir une Ma Joad, pensa-t-il, manquant de pouffer.
« J'ai encore soif, patron. » Pearly eut un regard d'envie pour
la bouteille de Pepsi de Kurtz, puis laissa échapper un nouveau
pet, tout aussi suffocant que les autres. Ma Joad et sa trompette
d'enfer, pensa Kurtz. Cette fois-ci, il ne put se retenir et ricana.
Freddy jura, mais sans manifester dégoût et écœurement, comme
avant ; il paraissait résigné, presque ennuyé.
« J'ai bien peur qu'elle soit à moi, mon gars, dit Kurtz. Et moi
aussi, j'ai le gosier sec. »
Perlmutter voulut dire quelque chose, mais grimaça sous
l'effet d'une nouvelle douleur. Il péta à nouveau, moins fort - pas
une trompette, mais un piccolo joué par un enfant peu doué. Ses
yeux s'étrécirent et prirent une expression madrée.
« Donnez-moi à boire, et je vous dirai quelque chose qui
devrait vous intéresser. Quelque chose qu'il faut que vous
sachiez. »
Kurtz réfléchit. La pluie s'abattait latéralement contre la
voiture et pénétrait par la fenêtre brisée. Cette bon Dieu de fenêtre
était une vraie chierie, Dieu soit loué, sa manche était mouillée
jusqu'à la peau, mais il fallait le supporter. La faute à qui, après
tout ?
« À vous », dit Pearly, ce qui fit sursauter Kurtz. Ce truc de lire
dans l'esprit des autres, ça fichait vraiment les boules. On avait
l'impression de s'y habituer et on se rendait compte tout d'un coup
que non, négatif, on s'y faisait pas. « C'est vous, le responsable.
Alors donnez-moi à boire, bordel de Dieu. Patron.
- Surveille ton langage, mon gars, gronda Freddy.
- Dis-moi ce que tu sais, et je te donnerai le reste. »
Kurtz brandit la bouteille de Pepsi et l'agita sous le regard
torturé de Perlmutter. Ce n'est pas sans une certaine autodérision
que Kurtz se livra à ce manège plus ou moins humoristique. Lui
qui avait naguère eu sous ses ordres des unités entières et s'en
était servi pour altérer le cours des affaires du monde et le paysage
géopolitique, commandait maintenant deux hommes et une
bouteille entamée de Pepsi. Il était tombé bien bas. C'était l'orgueil
qui le faisait se retrouver là, Dieu soit loué. Il avait l'orgueil de
Satan, et si c'était une faute, il était dur d'y renoncer. L'orgueil
était la ceinture avec laquelle on retenait son pantalon, même
quand on n'avait plus de pantalon.
« Vous me le promettez ? »
La langue envahie de moisissure rouge de Pearly vint
humecter ses lèvres desséchées.
« Que je meure si je mens, dit Kurtz d'un ton solennel. Hé,
mon gars, lis donc dans mon putain d'esprit ! »
Perlmutter l'étudia pendant quelques instants et Kurtz avait
presque l'impression de sentir ses petits doigts fouineurs (la saleté
rouge ayant envahi le dessous de ses ongles) ramper dans sa tête.
Une sensation abominable, mais il ne broncha pas.
Finalement, Perlmutter parut satisfait. Il acquiesça.
« Je capte mieux, à présent. » Puis il baissa la voix pour
prendre un ton confidentiel et horrifié : « Ça me bouffe, vous
savez. Ce truc me bouffe les tripes. Je le sens. »
Kurtz lui tapota le bras. À cet instant précis, ils passèrent à
hauteur d'un panneau où on lisait : BIENVENUE DANS LE
MASSACHUSETTS.
« Je vais m'occuper de toi, mon p'tit gars. Je te l'ai promis, pas
vrai ? Entre-temps, dis-moi ce que tu reçois.
- Mr Gray s'arrête. Il a faim. »
Kurtz avait laissé sa main sur le bras de Pearly. Il se mit à
l'étreindre, ses ongles se transformant en serres.
« Où ?
- Pas loin de l'endroit où il va. C'est un magasin. » Adoptant le
ton de voix d'un enfant qui chantonne, il dit, « Vers et appâts, le
poisson n'attend pas ! Vers et appâts, le poisson n'attend
pas ! » Puis, reprenant un ton plus normal : « Jonesy sait
qu'Henry, Owen et Duddits arrivent. C'est pourquoi il a fait arrêter
Mr Gray. »
L'idée qu'Owen puisse rejoindre Jonesy/Mr Gray paniqua
Kurtz.
« Ecoute-moi bien, Archie.
- J'ai soif, dit Perlmutter, gémissant. Je crève de soif, fils de
pute. »
Kurtz tint la bouteille de Pepsi sous le nez de Perlmutter, puis
lui donna une claque sur la main lorsque celui-ci voulut la
prendre.
« Est-ce qu'Owen, Henry et Dud-duts savent que Jonesy et Mr
Gray se sont arrêtés ?
- Dud-dits, espèce de vieux fou ! » gronda Perlmutter, qui
laissa échapper un cri de douleur et se tint le ventre ; il
recommençait à gonfler. « Dits, dits, Duddits ! Oui, ils le savent !
C'est Duddits qui a contribué à rendre Mr Gray affamé ! Avec
l'aide de Jonesy !
- J'aime pas trop ça », observa Freddy.
Bienvenue au club, pensa Kurtz.
« Je vous en prie, patron. Je crève de soif. »
Kurtz lui donna la bouteille et regarda, d'un œil
désapprobateur, Pearly la vider.
« La 495, patron, annonça Freddy. Qu'est-ce que je fais ?
- Prends-la, répondit Perlmutter. Et ensuite, la 90, direction
Ouest. » Il rota bruyamment, mais par chance, sans dégager
d'odeur. « Le truc veut un autre Pepsi. Il aime le sucre. Et la
caféine. »
Kurtz réfléchit. Underhill savait que leur gibier s'était arrêté
temporairement. Lui et Henry allaient maintenant mettre le turbo,
essayer de remonter leur retard d'une heure et demie ou un peu
plus. En conséquence, eux aussi devaient mettre le turbo.
Si les flics venaient s'en mêler, ils y resteraient, Dieu les
bénisse.
D'une manière ou d'une autre, la fin était proche.
« Freddy ?
- Oui, patron ?
- Pied au plancher. Secoue-lui les puces à cet engin de merde,
Dieu t'ait en Sa sainte garde. Secoue-lui les puces. »
Freddy Johnson fit ce qui lui était ordonné.
20

Il n'y avait ni grange-étable, ni enclos à chevaux, ni écurie et,


au lieu d'annonces pour des boissons fortes, une photo du
réservoir Quabbin trônait dans la vitrine avec pour légende, VERS
ET APPÂTS, LE POISSON N'ATTEND PAS ! ; mais sinon, on aurait pu se
croire de nouveau au Gosselin's : mêmes planches rongées par le
temps, mêmes bardeaux couleur de boue, même cheminée de
guingois crachotant de petits nuages de fumée vers le ciel
pluvieux, même pompe à essence rouillée devant. Avec, posée
dessus, un autre panneau : PAS D'ESSENCE - LA FAUTE AUX TARÉS.
En ce début d'après-midi automnal, le magasin était désert ;
ne s'y trouvait que le propriétaire, un gentleman du nom de Deke
McCaskell. Comme à peu près tout le monde, il avait passé la
matinée scotché à son poste de télé. Tous les reportages (répétitifs
pour la plupart et, avec la quarantaine décrétée là-haut, pas
d'images sinon celles de militaires de toutes les armes avec leur
matos) avaient conduit au discours du Président. Que Deke
appelait Mister Okeefenokee, en souvenir du bordel qui avait
accompagné son élection - savaient donc pas compter, au pays des
alligators ? Bien qu'il n'ait pas exercé son droit de vote depuis
Nixon la Crapule (ça, c'était un président !), Deke haïssait Mister
Okeefenokee, estimait qu'il n'était qu'un branleur cauteleux
indigne de confiance et aux dents longues (jolie épouse,
néanmoins), et que son discours de onze heures n'avait été que du
baratin. Deke ne croyait pas un mot de ce qu'avait déclaré Mister
Okeefenokee. De son point de vue, toute cette affaire n'était
qu'une gigantesque mystification, une entreprise destinée à
terroriser les contribuables et à les préparer à payer davantage
d'impôts pour la défense. Il n'y avait personne là-haut dans
l'espace, la science l'avait prouvé. Les seuls extra-terrestres à
envahir les États-Unis (mis à part Mister Okeefenokee lui-même)
étaient les pue-la-sueur qui faisaient trempette dans le rio Grande
pour venir en douce du Mexique. Mais les gens avaient peur, et
restaient chez eux devant leur télé. Quelques-uns viendraient plus
tard faire provision de bière ou de vin, mais pour l'instant les lieux
étaient aussi morts qu'un chat écrasé sur la nationale.
Deke avait arrêté de regarder depuis une demi-heure - trop,
c'est trop, bon sang de bonsoir - et lorsque la clochette tinta
au-dessus de sa porte, à une heure et quart, il étudiait une revue
qu'il avait prise, au fond du magasin, dans le présentoir surmonté
d'un panneau qui proclamait : INTERDIT AUX MINEURS DE MOINS DE 21
ANS. La revue en question s'intitulait Les Poulettes aux lorgnettes,
titre parfaitement honnête vu que les poulettes exhibées à
l'intérieur portaient toutes des lunettes. Et rien d'autre. Si.
Il leva les yeux sur le nouveau venu et s'apprêtait à dire
quelque chose du genre, « Comment allez-vous », ou bien, « Les
routes sont glissantes, non ? », mais il s'arrêta en chemin. Il venait
d'être brusquement pris d'une impression de malaise, suivie de
l'absolue certitude qu'on allait le voler... et qu'il aurait de la chance
si les choses n'allaient pas plus loin. On ne l'avait jamais dévalisé
depuis douze ans qu'il tenait cette boutique ; si un type avait envie
de risquer la prison pour une poignée de billets, il y avait des tas
d'endroits, aux alentours, où les poignées auraient été plus
volumineuses. Ou alors, c'est que le type...
Il déglutit. Ou alors, c'est que le type est cinglé, pensa-t-il, et
peut-être l'était-il, peut-être s'agissait-il d'un de ces déments qui,
après avoir trucidé une famille au grand complet, décident de
poursuivre leur équipée sauvage et de zigouiller encore quelques
personnes avant de retourner leur arme contre eux.
Deke était de nature paranoïde (un gros balourd, aurait plutôt
dit sa femme), ce qui ne changea rien au fait qu'il se sentit menacé
par son premier client de l'après-midi. Il n'éprouvait pas de
sympathie particulière pour les types qui débarquaient parfois
chez lui et faisaient un tour dans le magasin en parlant football ou
base-ball, ou en se vantant d'en avoir pris un gros comme ça dans
le Quabbin, mais il aurait bien aimé qu'il y en ait deux ou trois, en
ce moment. Une douzaine, même.
Le nouveau venu resta quelques instants sur le seuil de la
porte et, en effet, il avait quelque chose qui clochait. Il portait un
gilet de rabatteur orange alors que la saison de chasse n'avait pas
encore commencé dans le Massachusetts, mais ça, ce n'était qu'un
détail. Ce qui ne plut pas à Deke, ce furent les égratignures sur son
visage, comme s'il venait de passer la matinée à courir dans les
bois, l'épuisement qu'on lisait sur ses traits, l'expression hantée de
son regard. Ses lèvres remuaient, comme s'il parlait tout seul. Il y
avait encore autre chose. La lumière grise de l'après-midi qui
tombait en oblique de la vitrine poussiéreuse brillait bizarrement
sur sa bouche et son menton.
Ce fils de pute bave, pensa Deke. Que j'sois pendu s'il bave
pas.
La tête du nouveau venu était animée de petits mouvements
secs alors que son corps restait parfaitement immobile, rappelant
à Deke le comportement d'un hibou aux aguets. Deke envisagea
brièvement de se laisser glisser de sa chaise et de se cacher sous le
comptoir, mais avant qu'il ait pu commencer à s'énumérer les
avantages et les inconvénients d'une telle tactique (il avait « le
cerveau lent », comme vous l'aurait aussi dit sa femme), la tête du
type fit un de ces mouvements secs qui la tourna directement sur
lui.
La partie raisonnable de l'esprit de Deke avait nourri l'espoir
(formulé plutôt nébuleusement) qu'il imaginait toute la scène,
qu'il était victime du bourrage de crânes de la télé, avec toutes ces
rumeurs et ces informations plus folles les unes que les autres en
provenance du Maine que la presse se faisait un devoir de
rapporter. Il s'agissait peut-être tout simplement d'un mec qui
voulait des sèches ou un pack de bières, ou peut-être une bouteille
de gnôle ou une revue dans le genre des Poulettes aux lorgnettes,
bref un truc qui lui permettrait de passer plus agréablement une
longue nuit pluvieuse dans un motel de Ware ou de Belchertown.
Cet espoir mourut dès que leurs regards se croisèrent.
Ce n'était pas l'expression d'un fou furieux qui vient
d'assassiner une famille et s'est lancé dans sa croisière privée pour
nulle part ; ç'aurait presque été mieux. Loin d'être vides, les yeux
du nouveau venu débordaient. Ils paraissaient traversés d'un
million de pensées et d'idées à la fois, comme une de ces machines
à imprimer les journaux quand elles tournent à plein régime. On
avait l'impression qu'ils allaient jaillir de leurs orbites.
Et c'étaient les yeux les plus affamés que Deke McCaskell ait
jamais vus de toute sa vie.
« On est fermé, dit-il, dans un croassement qui n'avait qu'un
rapport lointain avec sa voix habituelle. Avec mon associé qu'est là
derrière, on a fermé pour la journée. À cause de ce qui se passe
dans le Nord. J'ai - euh, nous avons juste oublié de retourner la
pancarte. Nous... »
Il aurait pu continuer ainsi des heures, sinon des jours, mais
l'homme en tenue de chasse l'interrompit.
« Bacon. Où est-il ? »
Deke comprit, sur-le-champ et avec une certitude absolue, que
s'il n'avait pas de bacon, l'homme allait le tuer. Il le ferait peut-être
tout de même, mais sans bacon, c'était garanti. Il avait du bacon.
Grâce à Dieu, merci Jésus, merci Mister Okeefenokee et tous les
tarés de la planète, il avait du bacon.
« Dans le frigo, là derrière », répondit-il de sa nouvelle voix
bizarre.
La main qu'il tenait posée sur la revue lui faisait l'effet d'être
aussi froide qu'un bloc de glace. Dans sa tête, il entendit le
murmure d'une voix qui ne semblait pas être la sienne. Des
pensées rouges et des pensées noires. Des pensées affamées.
Une voix inhumaine demanda, C'est quoi, un frigo ? Et une
autre voix, une voix fatiguée mais très humaine, celle-là, répondit :
Remonte l'allée, beau gosse. Tu verras.
J'entends des voix, pensa Deke. Doux Jésus, dites-moi que
c'est pas vrai. Exactement ce qui arrive aux gens avant qu'ils
pètent les plombs.
L'homme passa devant Deke et s'engagea dans l'allée centrale.
Il marchait en boitant bas.
Il y avait un téléphone près de la caisse enregistreuse. Deke le
regarda, puis détourna les yeux. L'appareil était à portée de main,
et le 911 était préprogrammé, mais il aurait pu tout aussi bien se
trouver sur la lune. Et même s'il avait pu rassembler assez
d'énergie pour tendre la main...
Je l'aurais su tout de suite, dit la voix inhumaine dans sa tête.
Deke laissa échapper un petit gémissement étranglé. C'était dans
sa tête, comme si on lui avait collé un poste dans le cerveau.
Un miroir convexe était monté au-dessus de la porte ; ce
gadget était particulièrement utile en été quand le magasin était
plein de touristes (et de leurs enfants) faisant un arrêt avant de se
rendre jusqu'au réservoir, qui n'était qu'à vingt-cinq kilomètres ; à
la belle saison, beaucoup de gens allaient y pêcher, camper ou
simplement pique-niquer. Tous ces petits morveux essayaient de
lui piquer des trucs, surtout des confiseries et (pour les plus
grands) les revues où on voyait des filles en tenue légère. C'est
dans ce miroir que Deke, pris d'une fascination morbide, regarda
l'homme en veste orange s'approcher du frigo. Il se tint immobile
un instant devant, puis s'empara non pas d'un paquet de bacon,
mais des quatre qui s'y trouvaient.
L'homme revint par l'allée centrale de son pas de boiteux,
parcourant les étagères des yeux. Il paraissait dangereux, affamé,
mais aussi terriblement fatigué - un coureur de marathon dans les
deux derniers kilomètres. Il donnait à Deke la même sensation de
vertige que l'on ressent lorsque le regard plonge à la verticale d'un
point élevé. L'épicier avait l'impression de voir non pas une
personne, mais plusieurs, superposées, tour à tour nettes et
imprécises. Deke évoqua un bref instant le souvenir d'un film dans
lequel une gourde écervelée possédait une centaine de
personnalités.
L'homme s'arrêta, prit un pot de mayonnaise. S'arrêta de
nouveau au début de l'allée et s'empara d'une miche de pain
tranché. Et revint au comptoir. Deke sentait presque l'odeur de
son épuisement qui lui sortait par tous les pores. Et sa démence.
L'inconnu posa ses achats et dit, « Sandwichs au bacon, avec
pain blanc et mayonnaise, les meilleurs. »
Et sourit. Un sourire d'une telle sincérité, en dépit de son
épuisement, qu'il vous faisait fondre, et Deke en oublia sa peur
pendant un moment.
Sans réfléchir, il tendit la main.
« Est-ce que vous allez bien, mon... »
Sa main s'arrêta comme s'il avait heurté un mur. Elle trembla
un instant au-dessus du comptoir puis repartit comme un ressort
et lui appliqua une gifle retentissante ; après quoi elle se retira
lentement, flottant devant lui comme un hovercraft. L'annulaire et
l'auriculaire se replièrent lentement en direction de la paume.
Ne le tue pas!
Viens donc m'en empêcher !
Si tu m'obliges, tu pourrais avoir une mauvaise surprise.
Ces voix étaient dans sa tête.
Sa main se mit à hovercrafter vers son visage et l'index et le
majeur plongèrent dans ses narines, lui bouchant le nez. Les
doigts restèrent une seconde sans aller plus loin, puis se mirent,
oh Seigneur, se mirent à fouailler. Et si Deke McCaskell avait pas
mal d'habitudes peu ragoûtantes, se ronger les ongles n'en faisait
pas partie. Ses doigts parurent tout d'abord ne pas vouloir
remonter très loin - la place manquait - puis, lorsque l'effet
lubrifiant du sang commença à se faire sentir, ils devinrent plus
entreprenants. Ils se tortillaient comme des vers. Les ongles
crasseux creusaient comme des crochets, s'insinuaient, poussaient
vers le cerveau... il sentait le cartilage céder... le bruit....
Arrête ça, Gray, arrête ça !
Et d'un seul coup, les doigts de Deke lui appartinrent à
nouveau. Il les retira avec un bruit de bouchon. Du sang dégoulina
sur le comptoir, sur le rond en caoutchouc où il remettait la
monnaie, sur la fille binoclarde mais dévêtue dont il étudiait
l'anatomie lorsque cet inconnu était entré.
« Combien je vous dois, Deke ?
- Prenez tout ! » Toujours le croassement, mais un
croassement nasal, à présent, à cause du sang qui lui bouchait les
narines. « Ah, mon vieux, prenez tout et allez-vous-en !
Foutez-moi le camp d'ici !
- Non, j'insiste. C'est un commerce, ici, un lieu où des biens
d'une valeur certaine sont vendus en échange de bon argent.
- Trois dollars ! » s'étrangla Deke.
Il était en état de choc, son cœur battait follement, l'adrénaline
faisait vibrer ses muscles. Il avait l'impression que la créature
allait peut-être s'en aller, et ça ne faisait que rendre les choses
encore pires : être si près de retrouver une vie normale et savoir en
même temps qu'il pouvait la perdre au premier caprice de ce fou
furieux.
Le fou furieux exhiba un portefeuille avachi, l'ouvrit et fouilla
dedans pendant ce qui lui parut durer une éternité. De la salive lui
coulait de la bouche pendant qu'il était penché dessus. Il finit par
en retirer trois dollars. Il les posa sur le comptoir. Le portefeuille
retourna dans la veste. Il fouilla dans les poches de son jean ; le
pantalon avait l'aspect plutôt ignoble d'un vêtement qui a subi les
pires outrages. Le fou furieux finit par sortir une poignée de
monnaie et poser trois pièces sur le rond portant le logo de Skoal.
Deux de vingt-cinq cents et une de cinq cents.
« Je donne vingt pour cent de pourboire, déclara le client avec
ce qui était une authentique fierté. Jonesy ne donne que quinze
pour cent. C'est mieux. C'est plus.
- Bien sûr, murmura Deke, le nez plein de sang.
- Bonne journée.
- Vous... prenez les choses comme elles viennent. »
L'homme en veste orange resta un instant tête baissée. Deke
l'entendait qui triait les réponses possibles. Ça lui donnait envie de
hurler. Finalement l'homme répondit :
« Je les prendrai de la manière qu'il me plaira. »
Il y eut un nouveau silence.
« N'appelez personne, collègue.
- Je n'appellerai personne.
- Vous le jurez au nom de Dieu ?
- Je vous le jure, au nom de Dieu.
- Je suis comme Dieu.
- Ouais, d'accord. Tout ce que vous vou...
- Si vous appelez quelqu'un, je le saurai. Je
reviendrai, et j'arrangerai votre petit chariot.
- Je ne le ferai pas !
- Bonne idée. »
Le fou furieux ouvrit la porte. La clochette tinta. Il sortit.
Un instant, Deke resta paralysé sur place, comme s'il était
cloué au sol. Puis il fit précipitamment le tour du comptoir, se
cognant douloureusement la cuisse au passage. Il aurait un
énorme bleu d'ici quelques heures, mais sur le coup il ne sentit
rien. Il donna un tour de clef, poussa le verrou, puis resta derrière
la vitre, observant ce qui se passait dehors. Il y avait, garé devant
le magasin, une petite Subaru rouge merdique, couverte de boue,
qui elle aussi paraissait avoir subi les pires outrages. Tenant ses
achats en équilibre au creux de son bras, l'homme ouvrit la
portière et se glissa derrière le volant.
Fous le camp, pria Deke. Je t'en prie, mon vieux, pour
l'amour du ciel, fous le camp d'ici.
Mais la voiture ne démarra pas. Au lieu de lancer le moteur,
l'homme prit le pain, déchira l'emballage, et en sortit à vue de nez
une douzaine de tranches. Puis il ouvrit le pot de mayonnaise et, à
l'aide de son doigt, se mit à tartiner les tranches de son contenu. À
la fin de chaque tartine, il se léchait le doigt, les yeux fermés, la
tête renversée, envahi d'une expression extatique qui rayonnait
depuis sa bouche. Ses tartines prêtes, il prit l'un des paquets de
bacon et le déballa, déchirant l'enveloppe en plastique avec les
dents. Les tranches tombèrent sur ses genoux et il se fabriqua un
sandwich, en mettant plusieurs à la fois entre deux tranches de
pain débordant de mayonnaise. Puis il mordit dedans comme un
loup affamé. L'expression de satisfaction divine ne quitta pas un
instant ses traits ; on aurait dit un gourmet faisant le repas le plus
exquis de toute sa vie. Sa pomme d'Adam allait et venait à chacune
des énormes bouchées qu'il engloutissait. En trois coups de dents,
le sandwich disparut. Lorsqu'il tendit la main vers deux nouveaux
morceaux de pain tartinés, une pensée traversa l'esprit de Deke
McCaskell, aussi aveuglante qu'une enseigne au néon. C'est même
encore mieux comme ça ! Presque vivant ! Froid, mais presque
vivant!
L'épicier battit en retraite, à pas lents, comme s'il avançait
sous l'eau. La lumière grisâtre du jour paraissait avoir envahi le
magasin, atténué son éclairage. Il sentit ses jambes le trahir et,
avant même que le plancher crasseux s'incline et vienne à sa
rencontre, la lumière grisâtre avait cédé la place à l'obscurité.

21

Quand Deke revint à lui, il n'avait aucune idée du temps qui


s'était écoulé car l'horloge publicitaire Budweiser, au-dessus du
frigo à bière, indiquait 88.88. Il vit trois de ses dents sur le sol et
supposa qu'il se les était cassées en tombant. Le sang, autour de
son nez et sur son menton, avait séché et pris une consistance
spongieuse. Il voulut se lever, mais ses jambes étaient incapables
de le soutenir. C'est donc à quatre pattes qu'il se dirigea vers la
porte, les cheveux lui retombant devant les yeux, tout en
formulant une prière.
Prière exaucée. La petite Subaru rouge merdique avait
disparu. À sa place, il y avait quatre emballages de bacon, tous
vides, le pot de mayonnaise plus qu'entamé et une demi-miche de
pain Holsum. Plusieurs corbeaux (il y en avait de sacrement
balèzes, autour du Quabbin) avaient trouvé le pain et se battaient
à coups de bec avec l'emballage pour en retirer les tranches. Un
peu plus loin, presque à hauteur du carrefour avec la route 32,
deux ou trois autres corbeaux étaient au boulot sur un magma
congelé de bacon et de pain. Le déjeuner de gourmet de monsieur*
n'était pas très bien passé, apparemment.
Dieu, tu parles, pensa Deke. J'espère que tu as dégueulé tripes
et boyaux, oui, espèce de...
C'est alors que ses tripes et boyaux à lui furent pris d'un
fantastique mouvement de torsion, et il porta brutalement la main
à sa bouche. Il avait à l'esprit l'image, d'une insoutenable
précision, de l'homme enfonçant ses dents dans la chair grasse et
crue entre deux tranches de pain ; une chair grise veinée de brun
comme la langue coupé d'un cheval crevé. Il se mit à émettre,
derrière sa main, les bruits de gorge de celui qui va dégobiller.
Un véhicule se présenta - juste ce dont il avait besoin, un
client au moment où il était sur le point de gerber. Pas vraiment
une voiture, vit-il au second coup d'œil, ni un van ou même un
utilitaire. C'était l'une de ces bon Dieu d'horreurs, un Humvee, la
carrosserie peinte de taches de camouflage brunes et vertes. Il y
avait deux personnes à l'avant et, crut voir Deke, une troisième à
l'arrière.
Il tendit vers la main vers le panneau OUVERT-FERMÉ accroché à
la porte, le retourna et battit une fois de plus en retraite. Il avait
réussi à se mettre debout, il était au moins parvenu à ça, mais il se
sentait de nouveau dangereusement sur le point de s'effondrer. Ils
ont dû me voir, sûr et certain... ils vont venir me demander où est
allé l'autre, parce qu'ils sont à sa poursuite... Ils veulent
l'attraper, ils veulent retrouver l'homme aux sandwichs au
bacon. Et je le leur dirai. Ils m'obligeront à parler. Et alors je...
Sa main s'éleva devant ses yeux. L'index et le majeur, enrobés
de sang séché jusqu'à la deuxième phalange, pointaient en fourche
et tremblaient. Deke avait presque l'impression qu'ils saluaient.
Salut, beaux yeux ! Ça boume ? Profitez de ce que vous pouvez
voir encore, car je ne vais pas tarder à venir m'occuper de vous.
La personne à l'arrière de l'Humvee s'inclina en avant, parut
dire quelque chose au conducteur et le véhicule partit brutalement
en marche arrière, une de ses roues écrasant la flaque de vomi
laissée par le dernier client de l'épicerie. Il déboucha en marche
arrière sur la 32 et marqua un bref temps d'arrêt avant de prendre
la direction de Ware et du Quabbin.
Lorsque le véhicule eut disparu derrière la première hauteur,
Deke McCaskell se mit à pleurer. Et tandis qu'il revenait jusqu'à
son comptoir, la démarche chancelante et mal assurée, son regard
tomba sur les trois dents restées sur le sol. Trois dents. Des dents à
lui. Pas cher payé. Oh oui, pas cher du tout. Puis il s'arrêta en
voyant les trois billets de un dollar toujours sur le comptoir. Une
couche veloutée, rouge orangé, les recouvrait en partie.

22

« A i-i ! ontinue, Owen ! »


Hé, Owen, c'est moi..., se dit Underhill, lassé ; mais il
commençait à comprendre Duddits. Ce n'était pas si difficile, une
fois qu'on s'y était habitué : Pas ici ! Continue, Owen !
Il repartit pour la route 32 en marche arrière, tandis que
Duddits se rasseyait - ou plutôt s'effondrait contre son siège - et se
remettait à tousser.
« Regardez, dit Henry. Vous voyez ça ? »
Underhill vit. Des papiers d'emballage froissés qui
s'imbibaient d'eau sous l'averse, de plus en plus violente. Et un pot
de mayonnaise. Il repassa en marche avant et reprit la direction
du nord. Les gouttes heurtaient le pare-brise avec une sorte
d'épaisseur poisseuse qu'il reconnut : elles allaient bientôt se
transformer en grésil, puis, très vraisemblablement, en neige.
Proche de l'épuisement complet et bizarrement triste de sentir
disparaître ses capacités télépathiques, son plus grand regret était
l'idée de devoir mourir par une journée aussi merdique.
« À quelle distance de nous se trouve-t-il ? » demanda Owen,
sans poser la véritable question, la seule qui comptait : Est-il déjà
trop tard ? Sans doute Henry le lui dirait, si tel était le cas.
« Pas loin », répondit Henry, l'air absent.
Il s'était tourné sur son siège et essuyait le visage de Duddits
avec un linge humide. Duddits le regardait avec
gratitude et essayait de sourire. Ses joues couleur de cendre
étaient couvertes de sueur et sous ses yeux les poches noires
avaient encore grandi, le faisant ressembler à un raton-laveur.
« S'il n'est pas si loin que ça, pourquoi avoir fait ce
détour ? » demanda Owen.
Il fonçait à cent dix à l'heure, vitesse très dangereuse sur cette
nationale à deux voies seulement, rendue glissante par le mauvais
temps ; mais il n'avait plus le choix.
« Je ne voulais pas que Duddits risque de perdre la ligne,
expliqua Henry. Si jamais cela arrivait... »
Duddits émit un grognement prolongé, serra ses bras contre
lui et se plia en deux. Henry, toujours à genoux sur son siège,
caressa la nuque amaigrie de son ami.
« T'en fais pas, Duddits. Ça va aller, vieux. »
Mais ça n'allait pas aller du tout. Underhill le savait, Henry le
savait. Fiévreux, cisaillé de crampes en dépit d'un deuxième
Prednisone et de deux Percocet supplémentaires, crachant du sang
chaque fois qu'il toussait, Duddits Cavell était à des lieues d'aller
bien. Le lot de consolation était que l'attelage Jonesy-Gray était lui
aussi à des lieues d'être en bon état.
À cause du bacon. Ils avaient simplement espéré l'obliger à
s'arrêter pendant un moment ; aucun d'eux n'aurait imaginé qu'il
ferait preuve d'une gloutonnerie aussi prodigieuse. Les effets, sur
le système digestif de Jonesy, avaient été assez prévisibles. Mr
Gray, après avoir vomi une première fois non loin de la petite
épicerie de campagne, avait dû se ranger deux fois sur le bas-côté,
avant d'arriver à Ware ; penché par la fenêtre, il avait régurgité
plusieurs livres de bacon cru à grands spasmes convulsifs.
Et ensuite, la diarrhée. Il s'était alors arrêté à la station Mobil
de la route 9, au sud-est de Ware, et avait tout juste eu le temps de
se précipiter dans les toilettes. Un panneau, devant la
station-service, annonçait fièrement : ESSENCE PAS CHÈRE - TOILETTES
PROPRES ; cette dernière affirmation devint malheureusement
caduque après le départ de Mr Gray. Il ne tua cependant personne,
à la station Mobil, ce qui fut un soulagement pour Jonesy.
Avant de s'engager sur la route par laquelle on accédait au lac,
Mr Gray avait été obligé de s'arrêter encore deux fois et de courir
dans les bois détrempés, où il essaya d'évacuer ce qui bouillonnait
dans les entrailles de Jonesy. À ce moment-là, la pluie avait laissé
la place à de gros flocons de neige mouillée. L'organisme de
Jonesy s'était considérablement affaibli, et Henry espéra qu'il
s'évanouirait.
Mr Gray était furieux contre Jonesy et se mit à le harceler de
ses railleries lorsqu'il se remit derrière le volant, après sa
deuxième incursion sous les arbres. Tout ça était la faute de
Jonesy, Jonesy lui avait tendu un piège. Il oubliait sa faim et la
goinfrerie compulsive avec laquelle il avait bâfré, ne s'arrêtant
d'engloutir la nourriture que pour lécher la graisse, sur ses doigts.
Henry avait trop souvent assisté à ce genre de manipulation des
faits chez ses patients : on met l'accent ici, on ignore
complètement ou minore tel détail important.
D'une certaine manière, Mr Gray était un nouveau Barry
Newman.
Comme il devient humain... comme il devient curieusement
humain...
« Quand vous dites qu'il n'est pas loin, insista Underhill,
pouvez pas être plus précis ?
- Non. Il s'est pas mal fermé, une fois de plus. Tu entends
Jonesy, Duddits ? »
Duddits regarda Henry, l'air épuisé, et secoua la tête. « Isser
'ay a 'i les 'ar-e. » Mr Gray a pris les cartes. On aurait dit la
traduction littérale d'une expression argotique. Duddits ne
disposait pas des mots qui lui auraient permis d'expliquer ce qui
s'était vraiment passé, mais Henry lisait dans son esprit. Mr Gray
n'était pas capable d'entrer dans la place forte de Jonesy et de lui
prendre ses cartes, mais il avait réussi, d'une manière ou d'une
autre, à faire qu'elles soient toutes blanches.
« Tu tiens le coup, Duddits ? demanda Owen en le regardant
dans le rétroviseur.
- Moi, o-é », répondit Duddits, qui se mit aussitôt à trembler.
Sur ses genoux, il tenait sa boîte à lunch jaune, et le sac qui
contenait ses médicaments, mais aussi... son bizarre petit objet en
ficelle. Il était emmitouflé dans le duffle-coat trop grand pour lui,
ce qui ne l'empêchait pas de trembler.
Il se dégrade vite, pensa Underhill, tandis qu'Henry se
remettait à lui essuyer le visage.
L'Humvee dérapa sur une plaque plus glissante, frôla un
instant le désastre (un accident à cette vitesse les tuerait
probablement tous ou bien les priverait de la dernière et
minuscule chance qui leur restait d'arrêter Mr Gray), puis Owen
en reprit le contrôle.
Le militaire se surprit à jeter de nouveau un coup d'œil sur le
sac en papier, son esprit revenant à l'objet bizarre qu'il contenait.
Beaver me l'a envoyé. Pour la Noël, la semaine dernière.
Ses efforts pour communiquer par transmission de pensée
valaient maintenant ce que vaut un message dans une bouteille
jetée à la mer. Mais il n'en essayait pas moins, et il transmit une
pensée dans ce qu'il espérait être la direction de Duddits :
Comment tu appelles ça, fiston ?
Soudain, de manière inattendue, il vit un vaste volume
combinant à la fois séjour, salle à manger et cuisine. Le vernis des
planches en pin de couleur tendre luisait doucement. Il y avait un
tapis navajo sur le sol et une tapisserie sur un mur représentant de
minuscules Indiens autour d'un personnage gris, l'étranger
traditionnel tel qu'il était représenté dans un millier de journaux
populaires. Il vit également une cheminée en pierre et une table en
chêne massif. Mais ce qui le fascina (par la force des choses :
l'objet était au centre de l'image que Duddits lui avait envoyée et
brillait de sa lumière particulière) était l'objet en fil ou ficelle qui
pendait du plafond. C'était la version grand luxe de celui de
Duddits, tissée de couleurs éclatantes au lieu d'être écrue, mais
sinon identique. Les yeux d'Owen se remplirent de larmes. C'était
la plus belle pièce du monde - il le ressentait ainsi parce que c'était
aussi ainsi que Duddits le ressentait. Car pour Duddits, c'était là
où allaient ses amis, les gens qu'il aimait.
« Attrape-rêves », répondit le mourant depuis le siège
arrière, prononçant le mot parfaitement bien.
Underhill acquiesça. Un attrape-rêves, oui.
C'est toi, envoya-t-il, supposant qu'Henry l'entendait mais que
peu lui importait. Le message était pour Duddits, strictement
pour lui. C'est toi l'attrape-rêves, n'est-ce pas ? Leur
attrape-rêves. Tu l'as toujours été.
Dans le rétroviseur, Duddits sourit.

23

Ils passèrent devant un panneau sur lequel on lisait :


RÉSERVOIR QUABBIN 12 KM - PÊCHE INTERDITE - PAS D'AIRE DE
PIQUE-NIQUE AMÉNAGÉE - CHEMINS DE RANDONNÉE OUVERTS À VOS
RISQUES ET PÉRILS. Il y avait encore autre chose, mais à plus de cent
vingt à l'heure, Henry n'eut pas le temps de le lire.
« Y'a-t-il une chance pour qu'il se gare et y aille à pied ?
demanda Underhill.
- N'y songez même pas, répondit Henry. Il ira en voiture aussi
loin qu'il pourra. Il se collera peut-être dans une fondrière ; il y a
de bonnes chances que ça lui arrive. Sans compter qu'il est très
affaibli. Il ne pourra pas se déplacer vite.
- Et vous, Henry ? Vous croyez que vous pourrez vous déplacer
vite ? »
Vu sa raideur et les courbatures qui lui paralysaient les
jambes, la question était justifiée.
« S'il nous reste une chance, j'irai aussi vite que je pourrai. De
toute façon, il y a Duddits. Je ne crois pas qu'il sera capable de
faire une marche un peu prolongée. »
Ni même la moindre marche, aurait-il pu ajouter.
« Kurtz, Freddy, Perlmutter... Ils en sont où ? »
Henry réfléchit. Il sentait Perlmutter assez clairement... et
arrivait aussi à toucher le cannibale que l'homme hébergeait. Il
était comme Mr Gray, sauf que la fouine habitait dans un univers
de bacon, sous la forme d'Archibald Perlmutter, naguère capitaine
dans l'armée des États-Unis. Henry n'aimait pas trop s'aventurer
par là. Trop douloureux. Une faim trop dévorante y régnait.
« Vingt-deux, vingt-trois kilomètres. Peut-être même moins.
Ils ne nous rattraperont pas. Le seul vrai problème est de savoir si
nous allons pouvoir, nous, rattraper Mr Gray. Nous avons besoin
d'un peu de chance. Ou d'un coup de main.
- Et si nous l'attrapons, Henry, deviendrons-nous toujours des
héros ? »
Henry lui adressa un sourire fatigué.
« On peut toujours essayer. »
XXI

Regard 12

Mr Gray remonta East Street sur cinq kilomètres - le chemin


était creusé d'ornières, boueux, et couvert de près de dix
centimètres de neige fraîche - avant de venir s'échouer dans une
fondrière provoquée par un écoulement bouché. La Subaru avait
franchi victorieusement plusieurs bourbiers au nord de
Goodnough Dike et son bas de caisse avait heurté le sol assez
violemment, à un moment donné, pour arracher le pot
d'échappement, mais la fondrière qui éventrait la route fut un
obstacle de trop pour la petite voiture. L'avant s'enfonça dans le
trou et resta coincé sur la conduite, dans le vacarme strident du
moteur privé de son silencieux. Le corps de Jonesy, projeté en
avant, entraîna le blocage de la ceinture de sécurité. Son
diaphragme se comprima et il vomit, impuissant, sur le tableau de
bord : rien de solide, seulement des filaments de salive chargés de
bile. Pendant quelques instants, le monde perdit toutes ses
couleurs, et le tapage du moteur parut s'éloigner. Mr Gray lutta
pour ne pas perdre conscience, redoutant que, dans ce cas, Jonesy
n'en profite pour reprendre les commandes.
Le chien gémit. Il avait toujours les yeux fermés, mais ses
pattes arrière étaient agitées de secousses spasmodiques et ses
oreilles tressaillaient. Sur son ventre distendu, la peau était
parcourue d'ondulations. Le moment approchait.
Peu à peu, couleurs et réalité revinrent se mettre en place. Mr
Gray prit plusieurs profondes inspirations, et finit par convaincre
ce corps malade et malheureux de retrouver un état de calme
relatif. Combien lui restait-il à parcourir ? Il lui semblait que
l'endroit ne pouvait être loin, mais si la petite voiture était
définitivement embourbée, il lui faudrait s'y rendre à pied... et le
chien, pour sa part, était incapable de marcher. Il devait, par
ailleurs, rester endormi, et il était beaucoup trop près de se
réveiller.
Il caressa les centres du sommeil dans le cerveau
rudimentaire, essuyant en même temps la bave du museau de
l'animal. Une partie de son esprit avait conscience de la présence
de Jonesy, toujours tapi dans son coin, coupé du monde extérieur,
mais attendant la première occasion de bondir pour saboter sa
mission ; et, ce qui était incroyable, une autre partie de lui-même
rêvait encore de nourriture, de s'empiffrer de bacon, la chose
même qui l'avait empoisonné.
Dors, mon petit ami. Il parlait au chien ; il parlait aussi au
byrum. Et les deux écoutaient. Lad arrêta de gémir. Ses pattes
arrêtèrent de s'agiter. Les ondulations qui lui parcouraient le
ventre ralentirent... ralentirent... s'arrêtèrent. Ce calme ne durerait
pas longtemps, mais pour l'instant tout allait bien. Aussi bien que
possible.
Rends-toi, Dorothy.
« La ferme ! s'exclama Mr Gray. Baise-moi l'oignon ! »
Il passa la marche arrière et écrasa l'accélérateur. Le moteur
hurla, chassant les oiseaux perchés sur les arbres des alentours,
mais rien n'y fit. Les roues avant étaient bien prises, et les roues
arrière tournaient dans le vide.
« Merde ! cria Mr Gray en tapant du poing contre le volant.
Putain de bordel de merde ! Baise-moi l'cul, Freddy ! »
Il tâtonna, à la recherche de ses poursuivants, mais n'obtint
rien de clair, sinon la sensation qu'ils se rapprochaient. En deux
groupes, et le plus proche comprenait Duddits. Mr Gray redoutait
Duddits, sentait que c'était avant tout à cause de lui que sa tâche
était devenue d'une difficulté absurde qui le mettait en fureur. S'il
pouvait garder son avance sur Duddits, tout irait bien. Cela
l'aiderait de savoir exactement où il était, mais ils le bloquaient -
Duddits, Jonesy et un autre appelé Henry. À trois, ils composaient
une force qui était quelque chose de nouveau pour Mr Gray, et il
avait peur.
« Mais j'ai toujours suffisamment d'avance », dit-il à Jonesy
en descendant.
Il glissa, jura à la Beaver, puis claqua la portière. Il neigeait de
nouveau, de gros flocons qui remplissaient l'air comme des
confettis géants et s'abattaient sur les joues de Jonesy. Mr Gray fit
le tour de la voiture, dérapant dans la boue qui collait à ses bottes.
Il s'arrêta, le temps d'examiner la conduite qui avait pris la Subaru
au piège, dans le fond du fossé (car la curiosité, la plupart du
temps inutile mais indécrottable dont son hôte faisait preuve,
avait aussi déteint sur lui dans une certaine mesure), puis se
rendit sur le côté droit du véhicule.
« Je ne vais pas avoir de mal à battre vos cons d'amis sur le
poteau. »
Il n'y eut pas de réponse à cette provoc, mais il sentait Jonesy,
comme il sentait les autres, Jonesy qui, même silencieux, était
comme une arête dans sa gorge.
Qu'il aille au diable, qu'il aille se faire foutre. Le problème,
c'était le chien. Le byrum était prêt à sortir. Comment transporter
le chien ?
Petit tour dans les archives de Jonesy. Pendant un moment il
ne trouva rien... puis lui vint une image de l'« école du
dimanche » que Jonesy avait fréquentée, enfant, pour s'y instruire
sur « Dieu et son Fils unique », apparemment une sorte de byrum
créateur d'une culture de byrus qui était simultanément identifié,
dans l'esprit de Jonesy, comme étant le « christianisme » et « un
tas de conneries ». L'image était très claire et provenait d'un livre
appelé la « Sainte Bible ». On y voyait le Fils unique de Dieu
transportant un agneau, presque comme si c'était un vêtement.
Les pattes de l'animal pendaient de part et d'autre de son cou.
Voilà qui ferait l'affaire.
Mr Gray prit le chien endormi et se l'enroula autour du cou. Il
était déjà lourd - sans compter la stupide et irritante faiblesse des
muscles de Jonesy - et ce serait encore pire, le temps qu'ils
arrivent là où il voulait aller... mais ils y arriveraient.
Il s'élança dans East Street, la rue qui n'était pas une rue, sous
la neige qui tombait en flocons de plus en plus serrés, portant le
berger écossais endormi, comme une étole.

La nouvelle neige était extrêmement glissante, et une fois


qu'ils furent sur la route 32, Freddy fut obligé de ralentir à
soixante à l'heure. Kurtz en aurait hurlé de frustration. Pis,
Perlmutter lui échappait et dérivait vers un état de plus en plus
comateux. Et cela au moment précis, l'imbécile, où il avait soudain
été capable de lire, dans l'esprit d'Owen et de ses nouveaux potes,
après qui ils couraient : un certain Mr Gray.
« Il est trop occupé pour se cacher », dit Pearly. Il parlait d'un
ton somnolent, comme s'il était sur le point de s'endormir. « Il a
peur. Je ne sais pas pour Underhill, patron, mais Jonesy...
Henry... Duddits.... Il a peur d'eux. Et il a raison d'avoir peur. Ils
ont tué Richie.
- Qui est ce Richie, mon gars ? »
Kurtz n'en avait rien à foutre, mais il tenait à ce que
Perlmutter reste éveillé. Il sentait qu'ils en arrivaient à un stade où
il n'aurait plus besoin de lui, mais pour l'instant son aide lui était
encore utile.
« Je ne... sais pas... »
Les derniers mots laissèrent la place à un ronflement.
L'Humvee dérapa, se mettant presque en travers. Freddy jura, se
bagarra avec le volant et réussit à reprendre le contrôle de sa
trajectoire juste avant que l'engin ne se jette dans le fossé. Kurtz
n'y fit même pas attention. Il se pencha sur le siège et gifla
Perlmutter. Vigoureusement. Ils passaient à ce moment là devant
un panneau proclamant : VERS ET APPÂTS, LE POISSON N'ATTENDS PAS!
dans la vitrine d'une épicerie.
Perlmutter laissa échapper un cri, cilla, ouvrit les yeux. Leur
blanc tournait au jaunâtre. Kurtz s'en foutait tout autant que de
l'identité de Richie.
« Arrêtez, patron...
- Où sont-ils, maintenant ?
- L'eau », répondit Pearly. Il avait répondu d'une voix faible,
celle d'un invalide irritable. Sous sa veste, son ventre était une
montagne distendue que des frissons parcouraient de temps en
temps. Ma Joad arrivant à terme, Dieu nous bénisse et nous ait
en Sa sainte garde, pensa Kurtz. « L'eau... »
Ses yeux se refermèrent à nouveau. Kurtz levait déjà la main
pour lui donner une autre gifle.
« Laissez-le dormir », dit Freddy.
Kurtz regarda son chauffeur, sourcils levés.
« Il doit forcément vouloir parler du réservoir. Le lac Quabbin.
Et dans ce cas, nous n'avons plus besoin de lui ». Par le pare-brise,
il montra les traces des rares véhicules qui, ce jour-là, avaient
emprunté avant eux la route 32. Elles se détachaient encore
nettement, noires sur la neige immaculée. « Il n'y aura personne
d'autre que nous aujourd'hui, patron. Personne.
- Dieu soit loué. » Kurtz se laissa aller contre son dossier, prit
l'automatique posé à côté de lui, le regarda et le remit dans son
étui. « Dis-moi quelque chose, Freddy.
- Si je peux, patron.
- Quand tout ça sera fini, qu'est-ce que tu
dirais du Mexique ?
- Bonne idée. Tant qu'on n'est pas obligés de boire de l'eau. »
Kurtz éclata de rire et tapota Freddy sur l'épaule. À côté du
chauffeur, Perlmutter s'enfonçait de plus en plus dans le coma.
Dans son gros intestin, dans cette opulente décharge de nourriture
rejetée et de cellules usées et mortes, quelque chose, pour la
première fois, ouvrit ses yeux noirs.

Deux poteaux de pierre s'élevaient à l'entrée du vaste territoire


entourant le réservoir Quabbin. Au-delà, la route se réduisait à ce
qui n'était plus, pour l'essentiel, qu'un chemin à une voie, et Henry
eut l'impression d'avoir bouclé la boucle. Il n'était plus dans le
Massachusetts, mais dans le Maine, et le panneau avait beau
indiquer RÉSERVOIR QUABBIN, il se serait cru de nouveau sur Deep
Cut Road. Il se surprit même à regarder vers le ciel de plomb,
s'attendant presque à y voir danser les lumières. Il n'aperçut qu'un
aigle, un pygargue à tête blanche, qui planait si bas qu'on aurait
presque pu le toucher. Il se posa sur la plus basse branche d'un pin
et les regarda passer.
Duddits se tenait la tête appuyée contre la fraîcheur de la vitre.
Il se redressa et dit :
« Isser é 'a'che intenant. »
Henry sentit son cœur bondir.
« Vous avez entendu ça, Owen ? Mister Gray marche
maintenant.
- J'ai entendu. »
Owen accéléra un peu. Sous les pneus, la neige mouillée était
aussi traîtresse que de la glace, et maintenant qu'ils avaient quitté
les routes principales, il n'y avait qu'une seule double trace en
direction du nord, et du réservoir.
Nous allons aussi laisser les nôtres, pensa Henry. Si Kurtz
parvient jusqu'ici, il n'aura pas besoin de télépathie.
Duddits poussa un grognement, s'agrippa l'estomac et trembla
de tout son corps.
« Ennie, oi 'alade. Duddits 'alade. »
Henry posa la main sur la tête maintenant chauve de Duddits,
et n'aima pas la chaleur fiévreuse qui en montait. Qu'allait-il se
passer ensuite ? Des convulsions, sans doute. Fortes, elles
pouvaient entraîner rapidement la mort, tant il était faible, et Dieu
sait que ç'aurait été une délivrance. La meilleure solution. L'idée
lui faisait cependant très mal. Henry Devlin, le suicidé en
puissance. Au lieu de lui, c'étaient ses amis que, un à un, les
ténèbres avaient engloutis.
« Faut tenir le coup, Duddits. On en a presque fini. »
Sauf que le plus dur, se doutait-il, restait à faire.
Les yeux de Duddits se rouvrirent.
« Isser Ay, s'est 'ou'bé.
- Quoi ? dit Owen. Là, j'ai rien compris.
- Il dit que Mr Gray s'est embourbé », expliqua Henry sans
cesser de caresser le front de Duddits.
Il regrettait l'absence de cheveux à caresser, se souvenant du
temps où il y en avait. Les cheveux blonds et fins de Duddits. Ses
pleurs leur avaient fait mal, leur avaient entaillé la tête comme des
lames émoussées, mais comme son rire les avait rendus heureux...
il suffisait d'entendre Duddits Cavell s'esclaffer pour, pendant au
moins un petit moment, croire à nouveau à tous les vieux
mensonges : que la vie était chouette, que l'existence des garçons
et des hommes, des filles et des femmes avait un sens. Qu'il y avait
de la lumière et pas seulement des ténèbres.
« Mais pourquoi il ne balance pas son foutu clébard
directement dans le lac ? s'étonna Underhill d'une voix éraillée par
la fatigue. Pourquoi éprouve-t-il le besoin d'aller jusqu'au regard
12 ? Parce que la Russe en a fait autant ?
- Il doit considérer que le réservoir n'est pas assez sûr,
répondit Henry. Le château d'eau aurait été très bien, mais
l'aqueduc est encore mieux. C'est un intestin de cent dix
kilomètres de long. Et le regard 12 en est la gorge. Tu crois qu'on
peut l'avoir, Duddits ? »
Duddits le regarda de ses yeux épuisés, puis secoua la tête.
Owen se donna un coup de poing sur la cuisse de frustration.
Duddits se passa la langue sur les lèvres et émit deux mots, d'une
voix rauque réduite à un murmure ou presque. Owen entendit,
mais sans comprendre.
« Quoi ? Qu'est-ce qu'il a dit ?
- Seulement Jonesy.
- Et qu'est-ce que ça veut dire ?
- Que seul Jonesy peut l'arrêter, je suppose. »
L'Humvee dérapa à nouveau et Henry s'agrippa à son siège.
Une main froide se referma sur la sienne. Duddits le regardait
avec une intensité désespérée. Il voulut parler, mais ne réussit
qu'à tousser, émettant des aboiement gras et mouillés. Le sang qui
jaillissait de sa bouche était notablement plus clair, écumeux et
presque rose. Henry pensa qu'il provenait des poumons. Et
pendant tout le temps qu'il toussa, sa main ne lâcha pas celle
d'Henry.
« Par la pensée, Duddits. Tu peux me le dire par la pensée ? »
Il n'y eut pendant quelques instants que la main froide de
Duddits refermée sur la sienne, que les yeux de Duddits rivés sur
les siens. Puis tout disparut, l'intérieur kaki du véhicule et son
odeur sournoise de cigarettes fumées en cachette, Duddits
lui-même. À la place, Henry voit un Taxiphone, le modèle ancien,
avec des fentes de taille différentes sur le dessus, celle pour les
quarters, celle pour les dimes, celle pour les nickels. Une rumeur
de voix masculine, des bruits familiers et, sur le coup, mystérieux.
Au bout d'un moment, il comprend que ce sont les claquements
que font des pions sur un damier. C'est le Taxiphone de chez
Gosselin's qu'il voit, celui avec lequel il a appelé Duddits après la
mort de Richie Grenadeau. C'est Jonesy qui a donné le coup de fil,
en réalité, parce qu'il était le seul à posséder un numéro pour
facturer l'appel. Les autres sont rassemblés autour de lui, tous
encore emmitouflés dans leur parka car il fait très froid dans le
magasin et qu'alors même qu'il habite au milieu de la forêt, ce
vieux radin de Gosselin n'aurait pas jeté une bûche de plus dans
son poêle, quel con. Il y a deux choses écrites au-dessus du
téléphone. La première dit : ON EST PRIÉ DE LIMITER SES APPELS À 5
MINUTES. L'autre...
La secousse fut soudaine et brutale. Duddits fut projeté contre
le dossier d'Henry, et celui-ci contre le tableau de bord. Leurs
mains se séparèrent. Owen venait de déraper ; il avait quitté la
route et l'Humvee était dans le fossé. Devant eux, les traces de la
Subaru commençaient à disparaître sous la neige et se perdaient
dans l'horizon bouché.
« Henry ! ça va ?
- Ouais. Duds ? Ça va ? »
Duddits hocha affirmativement la tête, mais la joue qui avait
heurté le siège devint noire à une vitesse stupéfiante. La leucémie
ne chômait pas, elle.
Underhill passa en première et entreprit de remonter
lentement hors du fossé. Le véhicule était incliné selon un angle
inquiétant de peut-être trente degrés, mais il avança sans difficulté
lorsqu'Owen embraya.
« Attachez vos ceintures. Commencez par lui.
- Il essayait de me dire quelque chose...
- Je m'en fous de ce qu'il essayait de vous dire. On s'en est bien
sortis cette fois, mais le prochain coup, on fera peut-être un
tonneau. Attachez sa ceinture, et la vôtre ensuite. »
Henry obéit, non sans penser au deuxième avis collé au-dessus
du téléphone. Qu'est-ce qu'il disait ? Il y était question de Jonesy.
Seul Jonesy pouvait arrêter Mr Gray, à présent, tel était l'Evangile
selon Duddits.
Que disait l'autre avis ?

Owen se vit obligé de rouler à trente à l'heure. Se traîner ainsi


le rendait fou, mais la neige tombait furieusement et réduisait la
visibilité presque à néant.
Juste avant que les traces de la Subaru ne disparaissent
complètement, ils tombèrent sur la voiture elle-même, encastrée
dans le fossé creusé par l'eau qui s'était échappé de la canalisation
brisée ; la portière côté passager était ouverte, les roues arrière ne
touchaient plus le sol.
Underhill freina d'urgence, sortit son Glock et ouvrit sa
portière. « Restez ici », dit-il à Henry avant de descendre. Il courut
jusqu'à la Subaru, plié en deux.
Henry défit sa ceinture de sécurité et se tourna vers Duddits à
présent effondré sur le siège arrière, cherchant sa respiration,
retenu en position assise par sa seule ceinture. Une de ses joues
était d'un jaune de cire ; l'autre avait été envahie par du sang bleu
sous la peau. Il saignait de nouveau du nez et des filets rouges
coulaient des mèches de coton qui dépassaient de ses narines.
« Je suis désolé, Duds, dit Henry. C'est un vrai bon Dieu de
bordel. »
Duddits acquiesça, puis leva les bras. Il ne put les tenir ainsi
que deux ou trois secondes, mais Henry eut largement le temps de
comprendre. Henry descendit de l'Humvee au moment où
Underhill revenait rapidement vers eux, le Glock passé à la
ceinture. La neige tombait avec une telle densité et les flocons
étaient si gros qu'il en devenait difficile de respirer.
« Je croyais vous avoir dit de ne pas bouger, dit Owen.
- Je voulais simplement passer à l'arrière avec lui.
- Pourquoi ? »
Henry répondit tout à fait calmement, mais sa voix tremblait
tout de même un peu :
« Parce qu'il est mourant. Ce n'est plus qu'une question
d'heures, peut-être même de minutes ; mais je crois qu'il a
quelque chose à me dire avant. »

Underhill consulta le rétroviseur ; Henry tenait Duddits par


les épaules, et tous deux avaient leur ceinture de sécurité attachée.
« Tenez-le bien, dit Owen en attachant la sienne. Ça va
rudement secouer. »
Il recula d'une trentaine de mètres, engagea la première et
repartit, mettant le cap sur le passage entre la Subaru abandonnée
et le fossé de droite ; la faille qui s'ouvrait dans la chaussée lui
avait paru plus étroite à cet endroit.
Ils furent en effet rudement secoués. La ceinture de sécurité
d'Owen se bloqua et il eut le temps de voir, dans le rétroviseur, le
corps de Duddits sauter dans les bras d'Henry. Sa tête chauve
rebondit contre la poitrine de son ami. Mais ils avaient franchi
l'obstacle et roulaient à nouveau sur East Street. C'est à peine si
Underhill distinguait les traces de pas fantomatiques de celui
qu'ils poursuivaient sur le ruban à présent tout blanc de la route.
Mais au moins Mr Gray était-il à pied et eux en voiture. S'ils
pouvaient rattraper ce salopard avant qu'il coupe par les bois...
Ils n'y parvinrent pas.

Dans un terrible et ultime effort, Duddits releva la tête. Navré


et horrifié à la fois, Henry constata que même ses yeux se
remplissaient de sang.
Clac... clac-clac ! Puis les petits rires secs d'hommes âgés,
dont l'un d'eux vient d'accomplir le légendaire triple saut sur le
damier. Le téléphone commença de nouveau à se matérialiser
dans son champ de vision. Avec les avis placardés au-dessus.
« Non, Duddits, murmura Henry, n'essaye pas. Garde tes
forces. »
Les garder, oui, mais pour en faire quoi ?
L'avis de gauche : ON EST PRIÉ DE LIMITER SES APPELS À 5 MINUTES.
Odeurs de tabac, de feu de cheminée, de saumure qui a traîné
dans le tonneau de cornichons.
Et l'avis de droite : APPELLE TOUT DE SUITE JONESY.
« Duddits... » Sa voix flottant dans les ténèbres. Les ténèbres,
ses vieilles amies. « Duddits ? Je ne sais pas comment faire. »
La voix de Duddits lui parvint une dernière, une ultime fois,
très fatiguée mais calme : Vite, Henry... je ne pourrai pas tenir
très longtemps... il faut que tu lui parles.
Henry soulève le combiné de sa fourche. Pense qu'il n'a pas de
monnaie sur lui, même pas une pièce de dix cents. Idée absurde,
mais toute la situation ne l'est-elle pas déjà ? Il porte l'appareil à
son oreille.
C'est la voix de Roberta Cavell, impersonnelle et neutre.
« Hôpital général du Massachusetts. Qui voulez-vous joindre ? »
7

Mr Gray s'élança, malmenant le corps de Jonesy, le long du


sentier qui longeait la rive du lac et prolongeait East Street ; il
glissait, dérapait, tombait, s'agrippait aux branches, gêné par le
chien dans ses mouvements, se relevait. Les genoux de Jonesy
étaient lacérés, son pantalon était déchiré et imbibé de sang. Ses
poumons le brûlaient, son cœur battait comme un marteau-pilon.
Et pourtant, la seule chose qui l'inquiétait était la hanche de
Jonesy, celle qui avait été fracturée dans son accident. Elle se
réduisait à une boule brûlante et battante, dardant de douloureux
élancements le long de sa cuisse jusqu'au genou, d'un côté, et
jusqu'au milieu de sa colonne vertébrale de l'autre. Le poids du
chien ne faisait que rendre les choses encore plus difficiles.
L'animal dormait toujours, mais la chose en lui était parfaitement
réveillée et ne restait en place que par la volonté de Mr Gray. À un
moment donné, alors qu'il se remettait laborieusement debout, sa
hanche se bloqua complètement et Mr Gray dut la frapper à
plusieurs reprises à coups de poing pour la faire repartir. Jusqu'où
allait-il pouvoir aller comme ça ? Jusqu'où, dans cette maudite
neige, cette purée de pois étouffante, aveuglante, sans fin ? Et
qu'est-ce que mijotait Jonesy ? Quelque chose ? Rien ? Mr Gray
n'osait pas relâcher sa surveillance sur le byrum et sa faim
dévorante - la chose n'avait rien qui ressemblait à une forme de
pensée - assez longtemps pour aller tendre l'oreille derrière la
porte verrouillée.
Une silhouette fantomatique apparut dans la tourmente. Mr
Gray fit halte, haletant, pour l'étudier. Puis repartit,
laborieusement, tenant les pattes molles du chien, traînant le pied
droit de Jonesy.
Il passa devant un panneau cloué à un arbre : INTERDICTION
ABSOLUE DE PÊCHER DEPUIS LE BÂTIMENT DE LA CANALISATION. À vingt
mètres de là, des marches partaient du sentier. Six marches... non,
huit. À leur sommet s'élevait un édifice en pierre sur de solides
fondations, surplombant, à travers le néant gris argenté de la
neige, le lac invisible ; les oreilles de Jonesy entendaient même les
vaguelettes se briser contre les galets en dépit des battements
précipités et assourdissants de son cœur.
Il était arrivé.
Agrippant le chien et faisant appel aux ultimes réserves de
force de Jonesy, Mr Gray entreprit de monter l'escalier enneigé.

Lorsqu'ils franchirent les piliers de pierre, à l'entrée du


domaine du réservoir, Kurtz dit :
« Gare-toi sur le côté de la route, Freddy. »
Johnson obéit sans poser de question.
« Tu as ton FM, mon gars ? »
Freddy le souleva. Un bon vieil M-16, une arme dûment
éprouvée.
« Arme de poing ?
- 44 Magnum, patron. »
Quant à Kurtz, il avait son automatique, le pistolet qu'il
préférait à courte distance. D'autant qu'il voulait opérer à courte
distance. Il tenait à voir la couleur de la cervelle d'Underhill.
« Freddy ?
- Oui, patron.
- Je voulais simplement te dire que ceci est ma dernière
mission, et que je n'aurais pas pu espérer avoir un meilleur
compagnon que toi. »
Il tendit la main et serra l'épaule de son subordonné. À côté de
Johnson, Perlmutter ronflait, sa tête de Ma Joad tournée vers le
plafond. Cinq minutes avant d'arriver aux piliers, il avait lâché
plusieurs pets prolongés et particulièrement odoriférants. Après
quoi, son ventre distendu s'était à nouveau aplati. Probablement
pour la dernière fois, avait estimé Kurtz.
Les yeux de Freddy, à ces mots, avaient pris un éclat qui lui fit
plaisir. Kurtz était ravi. Il n'avait pas entièrement perdu son
magnétisme, même ici et maintenant, semblait-il.
« Très bien, mon gars. Plein pot et merde à l'ennemi.
D'accord ?
- D'accord, monsieur. »
Le monsieur, songea Kurtz, convenait de nouveau. Ils
n'avaient plus aucune raison de respecter le protocole de la
mission, au stade où ils en étaient. Ils étaient les gars de Quantrill,
à présent, deux soudards aux abois, en razzia dans les régions
désertiques du Massachusetts.
Avec une petite grimace de dégoût non feinte, Johnson
montra Perlmutter du pouce.
« Vous voulez que j'essaie de le réveiller, monsieur ? C'est
peut-être un peu tard, mais...
- Pourquoi s'en donner la peine ? »
Une main toujours agrippée à l'épaule du chauffeur, Kurtz
montra de l'autre le chemin d'accès qui disparaissait dans une
muraille blanche : la neige. La bon Dieu de neige qui les avait
harcelés pendant tout le chemin, une sinistre putain de Faucheuse
drapée de blanc au lieu de noir. Les traces de la Subaru avaient
complètement disparu, mais celle de l'Humvee volé par Underhill
étaient encore visibles. S'ils ne traînaient pas, Dieu soit loué,
suivre ces traces allait être un jeu d'enfants.
« Nous n'avons plus besoin de lui, j'en ai bien l'impression, et
c'est un grand soulagement. Vas-y, Freddy, roule. »
L'Humvee fit une embardée et se stabilisa. Kurtz sortit son
automatique et le tint contre la cuisse. Je viens te chercher, Owen.
Je viens te chercher, mon gars. Et t'as intérêt à préparer ton
baratin au Grand Patron d'en haut, vu que tu devras le lui faire
dans moins d'une heure.

9
Le bureau qu'il avait si agréablement meublé, meublé de ses
souvenirs, était en pleine décomposition.
Jonesy allait et venait en claudiquant, agité, regardant
sombrer la pièce autour de lui, les lèvres tellement serrées qu'elles
en étaient blanches, des gouttes de sueur sur le front en dépit du
froid de plus en plus intense qui régnait dans son refuge.
On en était au chapitre La Chute du bureau de Jonesy, et non
plus de la Maison Usher. En dessous la chaudière hurlait et
émettait des claquements métalliques qui faisaient trembler le
plancher. La bouche d'aération soufflait de petits nuages blancs,
peut-être des cristaux dus au gel, qui laissaient une traînée
poudreuse triangulaire sur le mur. Le bois du lambris, sous l'effet
de cette poudre, se mettait à se déformer et à pourrir. Les tableaux
dégringolèrent les uns après les autres sur le sol, comme s'ils se
suicidaient. Le fauteuil Eames, celui-là même qu'il avait toujours
désiré, se fendit en deux, comme frappé par une hache invisible.
Au bout d'un moment, le lambris d'acajou s'ouvrit carrément et se
mit à peler comme de la peau morte. Les tiroirs du bureau
tombèrent bruyamment de leur logement, un à un. Les volets
placés par Mr Gray pour l'empêcher d'avoir vue sur le monde
extérieur vibraient et tremblaient, produisant des grincements
métalliques sans fin qui lui agaçaient des dents.
Appeler Mr Gray et exiger de savoir ce qui se passait aurait été
inutile... sans compter que Jonesy disposait de toutes les
informations dont il avait besoin. Il l'avait ralenti, mais Mr Gray
avait relevé le défi, avait même triomphé. Viva Mr Gray, qui
avait presque atteint son but, ou l'avait atteint. En tombant, les
lambris laissaient apparaître ce qu'ils cachaient : des murs
crasseux, ceux du bureau des frères Tracker, tels que les avaient
vus quatre garçons, en 1978, leur quatre têtes alignées contre la
vitre, leur nouveau copain attendant sagement derrière eux,
comme on le lui avait demandé, d'être ramené chez lui. Un
nouveau fragment de lambris se détacha avec un bruit de papier
qui se déchire ; dessous, il y avait un tableau d'affichage avec une
seule photo, une photo Polaroïd, punaisée dessus. Non pas celle
d'une reine de beauté, pas Tina Jean Schlossinger, mais une
femme quelconque qui relevait sa jupe, laissant voir le triangle de
sa petite culotte. Tout à fait stupide. Le superbe tapis, sur le
plancher, se mit à flétrir et à se racornir comme de la peau,
révélant le dallage d'origine, immonde avec ses têtards
blanchâtres échoués, les sacs à foutre abandonnés par les couples
venus baiser là, sous le regard indifférent de la femme de la photo,
laquelle n'était personne, en réalité, laquelle n'était qu'une
construction artificielle venue d'un passé vide.
Il allait et venait, roulant sur sa mauvaise hanche, qui ne lui
avait jamais fait aussi mal depuis son accident, et il comprenait ce
qui se passait, oui, tout ce qui se passait, on pouvait le croire. Sa
hanche était pleine d'éclats de bois et de verre ; son cou et ses
épaules, endoloris, brûlaient d'une fatigue féroce. Mr Gray
maltraitait son corps à mort, tandis qu'il lançait son ultime charge,
et il n'y avait rien que Jonesy puisse faire.
L'attrape-rêves, lui, était toujours en bon état ; se balançant et
décrivant de grands arcs, mais pas endommagé. Jonesy se mit à le
fixer des yeux. Il s'était cru prêt à mourir, mais il n'avait aucune
envie de partir de cette façon, et pas dans cette pièce puante. Non
loin de celle-ci, ils avaient jadis fait quelque chose de bien, quelque
chose de presque noble. Mourir ici, sous le regard poussiéreux et
indifférent de la femme punaisée sur le panneau d'affichage... cela
ne lui semblait pas juste. Peu importait le reste du monde ; lui,
Gary Jones de Brookline, Massachusetts, autrefois de Derry,
Maine, et récemment du Jefferson Tract, méritait mieux.
« Je vous en prie, je mérite mieux que ça ! » s'écria-t-il à
l'intention de la toile d'araignée qui se balançait au plafond.
C'est alors que derrière lui, sur le bureau, le téléphone sonna.
Il fit volte-face, poussant un grognement de douleur - un
élancement brutal et compliqué monté de sa hanche. Le téléphone
sur lequel il avait appelé Henry un peu plus tôt avait été son
appareil personnel, un Trimline bleu ; celui qui était maintenant
posé sur la surface craquelée du bureau était noir et encombrant et
comportait un cadran au lieu de boutons. Dessus, un autocollant
proclamait : QUE LA FORCE SOIT AVEC TOI. C'était l'appareil qu'il avait
eu dans sa chambre, enfant, celui que ses parents lui avaient offert
pour son anniversaire. 949-7784, le numéro sur lequel il avait fait
facturer son coup de fil à Duddits, il y avait tant d'années.
Il bondit, oubliant sa hanche, priant pour que la ligne tienne et
ne se désintègre pas avant qu'il ait pu répondre.
« Allô ? Allô ! » Oscillant sur lui-même, sur le sol qui tremblait
et vibrait plus que jamais. C'était tout le bureau qui tanguait, à
présent, comme un bateau par grosse mer.
De toutes les voix auxquelles il pouvait s'attendre, celle de
Roberta était bien la dernière. « Oui, docteur, un appel pour vous,
veuillez patienter. »
Il y eut un clic ! si fort qu'il lui fit mal à l'oreille, puis le silence.
Il grogna, et il était sur le point de reposer l'appareil lorsqu'il y eut
un autre clic.
« Jonesy ? »
C'était Henry. Le son était faible, mais c'était indubitablement
Henry.
« Où t'es ? hurla Jonesy. Bordel, Henry, tout est en train de
désintégrer ! Je suis en train de me désintégrer !
- Au Gosselin's, dit Henry, enfin, pas vraiment. Où que tu te
trouves, tu n'y es pas. Nous sommes dans l'hôpital où l'on t'a
transporté après ton accident... » Il y eut un craquement sur la
ligne, un bourdonnement, puis Henry revint, paraissant plus près,
la voix plus nette. La bouée de sauvetage au milieu de toute cette
désintégration. « ... mais pas ici non plus.
- Quoi ?
- Nous sommes dans l'attrape-rêves, Jonesy ! Nous sommes
dans l'attrape-rêves et nous y avons toujours été ! Depuis 1978 !
C'est Duddits, notre attrape-rêves, et il est en train de mourir ! Il
s'accroche, mais je ne sais pas combien de temps... »
Nouveau clic, nouveau bourdonnement, âpre et électrique.
« Henry ! Henry !
- ... sortir ! » La voix est de nouveau faible, le ton, désespéré.
« Il faut que tu sortes, Jonesy ! Viens me retrouver ! Cours le
long de l'attrape-rêves et viens me retrouver ! Tu as encore le
temps ! On peut l'avoir, ce fils de pute ! Tu m'entends ? On
peut... »
Il y eut un dernier clic ! et ce fut le silence sur la ligne. Le socle
de son téléphone d'enfant se craquela, se fendit et régurgita un
fouillis de fils qui ne rimait à rien. Ils étaient tous rouge orangé ;
tous contaminés par le byrus.
Jonesy laissa tomber le combiné et regarda se balancer
l'attrape-rêves, cette toile d'araignée éphémère. Une formule lui
revint à l'esprit, sans doute tirée de quelque sketch : Où que vous
soyez, c'est là que vous êtes. Une formule concurrente de Autre
jour, même merde, qui avait peut-être même conquis la première
place lorsqu'ils avaient commencé à prendre de l'âge et à se
considérer comme plus raffinés. Où que vous soyez, c'est là que
vous êtes... Sauf qu'à en croire le coup de téléphone d'Henry, ce
n'était pas vrai. Où que vous pensiez être, vous n'y êtes pas.
Ils étaient dans l'attrape-rêves.
Il remarqua que celui qui se balançait dans l'air au-dessus des
ruines de son bureau présentait quatre rayons partant de son
centre. De nombreux fils reliaient ces rayons, mais ce qui les
maintenait en place était le centre, le cœur d'où ils émergeaient.
Cours le long de l'attrape-rêves et viens me retrouver ! Tu as
encore le temps !
Jonesy fit demi-tour et courut jusqu'à la porte.

10

Mr Gray se tenait aussi devant une porte, celle de l'édifice où


se trouvait le regard 12. Elle était fermée à clef. Étant donné
l'histoire de la Russe, cela ne l'étonna pas beaucoup. Fermer la
porte de l'écurie à clef après que le cheval a été volé était la
formule de Jonesy pour décrire ce genre de situation. S'il avait eu
un des kims avec lui, les choses auraient été plus simples. Mais
cela ne le dérangeait pas trop. L'un des effets secondaires
intéressants, dans le fait d'éprouver des émotions, était qu'elles
vous poussaient à réfléchir, à calculer, afin de ne pas déclencher
une crise émotionnelle tous azimuts si les choses tournaient mal.
Voilà qui expliquait peut-être, entre autres, pourquoi ces créatures
avaient pu survivre aussi longtemps.
Il n'avait pas tout à fait oublié la suggestion de Jonesy, à savoir
de s'abandonner à tout ceci et de se faire « indigène », expression
que Mr Gray avait trouvé à la fois mystérieuse et exotique ; il
repoussa néanmoins cette idée. Il allait accomplir sa mission,
satisfaire à l'impératif. Après ça, qui sait ? Des sandwichs au
bacon, peut-être. Et ce que l'esprit de Jonesy identifiait comme
des « cocktails ». Une boisson classe et rafraîchissante, légèrement
enivrante.
Une rafale de vent arriva du lac, lui plaquant de la neige
mouillée sur la bouche et l'aveuglant temporairement. Comme s'il
avait été frappé par une serviette mouillée - ce qui le fit retomber
dans le moment présent : il avait une tâche à achever. Il se dirigea
sur la gauche du perron rectangulaire, glissa puis se laissa tomber
à genoux, sans s'occuper du hurlement qui montait de la hanche
de Jonesy. Il n'avait pas fait tout ce chemin - années-lumière
noires, kilomètres blancs - pour dégringoler dans un escalier et se
rompre le cou, ou dégringoler dans le lac et mourir d'hypothermie
au contact de l'eau glacée.
Ce perron avait été édifié sur un lit de pierres concassées.
Penché sur le côté, il chassa la neige et se mit à chercher un
fragment facile à détacher. Des fenêtres flanquaient la porte ; elles
étaient étroites, mais pas trop étroites.
Les bruits étaient assourdis, comme aplatis, par la densité de
l'averse de neige mouillée, mais il entendit néanmoins le bruit
d'un moteur qui se rapprochait. Il y en avait eu un autre, déjà,
mais il s'était arrêté, sans doute au bout d'East Street. Ils
arrivaient, mais c'était trop tard. Le sentier faisait plus d'un
kilomètre et demi, les broussailles l'avaient envahi, la neige l'avait
rendu glissant. Le temps qu'ils arrivent, le chien serait tombé dans
la conduite, se serait noyé et aurait en même temps relâché le
byrum dans l'aqueduc.
Il trouva un rocher qui bougeait et le dégagea, s'y prenant avec
précaution pour ne pas déloger le chien dont le corps tressautait
sur ses épaules. Il recula du bord à quatre pattes, puis voulut se
lever. Il n'y parvint pas. La hanche enflammée de Jonesy le lui
interdisait. Il finit cependant par se redresser, au prix d'une
souffrance intolérable qui paraissait se déployer jusqu'à ses dents
et ses tempes.
Il resta quelques instants sans bouger, la mauvaise jambe de
Jonesy soulevée comme un cheval qui a un caillou pris dans son
sabot, prenant appui sur la porte. Lorsque la douleur se fut un peu
calmée, il se servit du fragment de roche pour briser la vitre de la
fenêtre de gauche. Il entailla la main de Jonesy à plusieurs
endroits (l'une des coupures était profonde), laissant des
fragments de verre suspendus en haut du cadre comme autant de
miniguillotines en puissance, mais il n'y fit pas attention. Pas plus
qu'il ne sentit que Jonesy venait de quitter son refuge.
Mr Gray fit passer le chien de l'autre côté, franchit ensuite la
fenêtre en se tortillant, atterrit sur le sol froid en béton, récupéra
l'animal et regarda autour de lui.
Il se trouvait dans une salle rectangulaire d'une dizaine de
mètres de long. À l'autre bout, s'ouvrait une fenêtre d'où, par beau
temps, on devait certainement avoir une vue spectaculaire sur le
Quabbin, mais qui donnait l'impression qu'on avait cloué un drap
blanc dessus. Une sorte de seau gigantesque était rangé sur un
côté, ses parois piquetées de rouge (non pas de byrus mais par un
oxyde nommé rouille dans les archives de Jonesy). Mr Gray
croyait comprendre que ce seau était destiné à faire descendre un
homme dans le puits vertical, au cas où un problème quelconque
l'exigerait.
Le couvercle métallique d'un mètre vingt de diamètre était
placé au centre de la salle, à même le sol. Sur un côté, il présentait
une encoche carrée. Mr Gray regarda autour de lui. Quelques
outils étaient rangés le long du mur. L'un d'eux, au milieu des
débris de verre provenant de la fenêtre cassée, était un
pied-de-biche. Le même, c'était tout à fait possible, que celui que
la Russe avait utilisé pour son suicide.
Si j'ai bien compris, pensa Mr Gray, les habitants de Boston
boiront mon byrum vers le jour de la Saint-Valentin.
Il s'empara du pied-de-biche, se traîna en boitant jusqu'au
milieu de la salle, son haleine poussant de petits nuages devant lui,
puis il glissa le bout aplati de l'outil dans l'encoche du couvercle.
Il s'y adaptait parfaitement.

11

Henry raccroche le téléphone, prend une profonde inspiration,


retient son souffle... et se précipite vers la porte sur laquelle est
marqué : BUREAU, et dessous : PRIVÉ.
« Hé ! coasse le vieux Reenie Gosselin depuis sa caisse,
Reviens par ici, l'gamin ! C'est interdit ! »
Henry ne s'arrête pas, ne ralentit même pas, mais au moment
même où il franchit la porte, il se rend compte que oui, il est un
gamin, à au moins trente centimètres de ce que sera sa taille
définitive, et bien qu'il porte déjà des lunettes, leurs verres sont
loin d'être aussi épais que ceux qu'il aura adulte. Il est un gamin,
mais sous l'opulente crinière de cheveux (qui commenceront à
s'éclaircir quand il atteindra la trentaine), c'est le cerveau d'un
homme qu'il y a. Je suis deux, deux confondus en un, pense-t-il et,
quand il fait irruption dans le bureau du père Gosselin il caquette
comme un dément, riant comme dans le bon vieux temps, quand
les fils de l'attrape-rêves étaient encore proches du centre, quand
c'était Duddits qui disposait leurs chevilles au cribbage. A s'en
faire péter la sous-ventrière, disaient-ils. On a rigolé à s'en faire
péter la sous-ventrière !
Mais non, ce n'est pas le bureau du père Gosselin, le bureau où
un type du nom d'Owen Underhill a fait jouer une fois, pour un
homme dont le nom n'est pas Abraham Kurtz, une cassette des
grisâtres parlant avec la voix de personnes célèbres ; c'est un
corridor, un corridor d'hôpital, ce qui ne surprend nullement
Henry. C'est l'hôpital général du Massachusetts. Il l'a fabriqué.
L'endroit est humide, plus froid que ne le serait un corridor
d'hôpital, et les murs sont tachés de byrus. Quelque part une voix
s'élève, grognant, Ce n'est pas toi que je veux, je ne veux pas de
piqûre, je veux Jonesy, Jonesy connaît Duddits, Jonesy est mort,
il est mort dans l'ambulance, Jonesy est le seul qui pourra faire
l'affaire. Barre-toi, baise-moi l'oignon, je veux Jonesy.
Pas question qu'il se barre. Il est ce bon vieux Mister Mort si
futé, et il ne se barrera pas. Il a des choses à faire ici.
Il s'avance sans être vu dans le corridor où il fait tellement
froid qu'il voit son haleine quand il respire, un garçon portant une
veste orange qui sera bientôt trop petite pour lui. Il regrette de ne
pas avoir son fusil, celui que le père de Pete lui a prêté, mais ce
fusil a disparu, il est resté quelque part, enfoui dans les années
comme le téléphone de Jonesy avec son autocollant de La Guerre
des étoiles (comme ils lui avaient tous envié ce téléphone !), le
blouson de Beaver avec ses multiples fermetures à glissière et le
chandail de Pete avec le logo de la NASA sur la poitrine. Enfoui
dans les années. Certains rêves s'écroulent et disparaissent, encore
une vérité amère de la vie. Qui en a bien d'autres en réserve.
Il passe devant deux infirmières qui bavardent et rient ; l'une
d'elles est Josie Rinkenhauer, adulte, et l'autre la femme de la
photo Polaroïd qu'ils ont vue ce jour-là à travers la fenêtre, dans le
bâtiment des frères Tracker. Elles ne le voient pas parce que pour
elles il n'est pas ici ; il est dans l'attrape-rêves, en ce moment, il
court le long d'un des fils, il court vers le centre. Je suis le
marchand d'œufs, pense-t-il. Le temps ralentit, la réalité se
déforme et le marchand d'œufs continue.
Henry remonte le corridor en direction de la voix de Mr Gray.

12

Kurtz l'entendit avec une parfaite clarté à travers la vitre


brisée : la rafale hachée d'une arme automatique. Elle souleva en
lui des sentiments familiers de malaise et d'impatience : colère que
la fusillade ait commencé sans lui, peur qu'elle soit terminée avant
qu'il ait le temps d'arriver sur place pour n'y trouver que des
blessés appelant leur mère.
« Plus vite, Freddy. »
Juste devant Kurtz, Perlmutter ronflait, s'enfonçant de plus en
plus dans son coma.
« C'est pas mal glissant en dessous, patron.
- Accélère tout de même. J'ai l'impression que nous sommes
presque... »
Il aperçut une tache rose sur le rideau de neige d'un blanc
immaculé, aussi imprécise que le sang d'une coupure se mêlant à
de la crème à raser, puis la Subaru fut tout d'un coup directement
devant eux, le nez dans le fossé, l'arrière en l'air. Dans les instants
qui suivirent, Kurtz retira mentalement tous les doutes qu'il avait
émis sur les capacités de conducteur de Freddy. Son nouvel
adjoint ne perdit pas son sang-froid. Dès que l'Humvee dérapa, il
braqua à fond à gauche et écrasa l'accélérateur. Le gros véhicule
retrouva son adhérence et s'élança dans l'ouverture. Il y eut une
secousse monumentale, un rebond prodigieux, et Kurtz alla
heurter le plafond assez fort pour que son champ de vision soit
soudain rempli d'une pluie d'étoiles. Les bras de Perlmutter se
dressèrent comme ceux d'un cadavre ballotté, sa tête partit
violemment en arrière. L'Humvee passa si près de la Subaru que la
poignée, côté passager, fut arrachée. Puis il reprit son chemin
cahotant à la poursuite d'une piste de pneus relativement récente.
Tu sens ma respiration dans ton cou, maintenant Owen,
pensa Kurtz. Directement dans ton foutu cou, Dieu te fasse
pourrir les yeux...
La seule chose qui l'inquiétait était cette rafale. De quoi
s'agissait-il ? Il tendait l'oreille, mais elle ne se reproduisit pas.
C'est alors que, droit devant lui, il vit une nouvelle fois une
tache dans la neige ; celle-ci était vert olive. L'autre Humvee. Ils
l'avaient sans doute quitté, mais...
« Tiens-toi prêt à tirer », dit Kurtz à Freddy. Une pointe
d'hystérie s'était glissée dans sa voix. « Il est temps que quelqu'un
paie les violons du bal. »

13

Le temps qu'Underhill arrive à l'endroit où se terminait East


Street (ou devenait le sentier sinueux Fitzpatrick, orienté nord-est,
à vous de voir), il entendit Kurtz derrière lui, et se dit que celui-ci
devait également l'entendre - les Humvee ne font pas autant de
boucan que des Harley-Davidson, mais ne sont pas exactement
silencieux.
Si les empreintes de pas laissées par Jonesy avaient
entièrement disparu, Owen distinguait sans peine le sentier qui
partait de la route en longeant la rive du lac.
Il coupa le moteur.
« Henry ? On dirait qu'il va falloir mar... »
Il s'arrêta. Il s'était tellement concentré sur la conduite qu'il
avait arrêté de consulter son rétroviseur ou de se retourner, et il
n'était pas préparé au spectacle qui l'attendait à l'arrière du
véhicule. Il resta bouche bée, effondré.
Henry et Duddits se tenaient embrassés dans une étreinte qu'il
prit tout d'abord pour celle de la mort ; leurs joues, hérissées d'une
barbe de plusieurs jours, étaient pressées l'une contre l'autre, leurs
visages et leurs vêtements étaient maculés de sang. Aucun des
deux n'avait l'air de respirer, et Owen crut qu'ils étaient morts
ensemble, Duddits de sa leucémie, et Henry d'une crise cardiaque
due à l'épuisement et au stress ininterrompu de ces trente
dernières heures. Puis il vit que de minuscules tressaillements
agitaient les paupières de l'un comme de l'autre.
Enlacés. Éclaboussés de sang. Mais pas morts. Endormis.
Rêvant.
Underhill s'apprêtait à appeler de nouveau Henry, puis hésita.
Henry avait refusé de quitter le périmètre de rétention, dans le
Jefferson Tract, sans que les détenus soient libérés et s'ils s'en
étaient tous les deux sortis, cette première fois, c'était par un coup
de chance inouï... ou grâce à la Providence, pour ceux qui croient
que ce n'est pas simplement un thème pour feuilletons télévisés.
N'empêche, ils avaient Kurtz sur les talons, Kurtz qui s'accrochait
à eux comme une crotte de nez aux poils d'icelui, et il était
beaucoup plus près qu'il l'aurait été si lui et Henry s'étaient
contentés de ficher le camp en douce à la faveur de la tempête.
De toute façon, on ne peut rien y changer, songea-t-il en
ouvrant sa portière et en descendant du véhicule. De quelque part
au nord, loin dans la purée de pois blanche, lui parvint le cri d'un
aigle râlant contre le mauvais temps ; et de derrière, au sud, le
tapage de l'Humvee de Kurtz qui se rapprochait. Ce fou furieux, ce
casse-pieds de Kurtz. Impossible de déterminer à quelle distance il
était à cause de cette bon Dieu de neige. Elle tombait tellement
drue, en flocons si épais, qu'elle jouait le rôle d'une cloison
antibruits. Il était peut-être à trois kilomètres ; il pouvait être
beaucoup plus près. Et Freddy serait avec lui, Freddy Johnson, le
bon p'tit soldat, Dolph Lundgren soi-même revenu des enfers.
Underhill fit le tour de la voiture par l'arrière, dérapant dans
la neige glissante, jurant, et ouvrit le coffre. Il s'attendait à y
trouver des armes automatiques, espérait peut-être récupérer un
lance-roquette portable. Pas de lance-roquette, portable ou non,
pas de grenades, mais quatre fusils automatiques MP 5 et un
carton contenant plusieurs chargeurs de cent vingt cartouches.
Il avait accepté d'en passer par les conditions d'Henry au
Gosselin's, et il reconnaissait que cela avait sans doute permis de
sauver quelques vies, mais il allait faire autrement, à présent - s'il
n'avait pas encore suffisamment payé pour le maudit plat des
Rapeloew, il lui faudrait simplement vivre avec le fardeau de cette
dette. Ce qui ne durerait peut-être pas longtemps, si Kurtz avait
gain de cause.
Soit Henry dormait, soit il était inconscient, soit il avait rejoint
son ami moribond dans quelque fusion mentale bizarroïde. Qu'il
en soit donc ainsi. Réveillé et à ses côtés, Henry risquait d'hésiter
devant ce qu'il fallait faire, en particulier s'il avait raison lorsqu'il
affirmait que son autre ami, Jonesy, était encore vivant, caché
quelque part au fond de l'esprit que l'extra-terrestre contrôlait.
Owen, lui, n'hésiterait pas... débarrassé de la télépathie, il
n'entendrait pas Jonesy supplier qu'on l'épargne, s'il était encore
là-dedans. Le Glock était une bonne arme, mais pas assez sûre.
Le MP 5 mettrait le corps de Gary Jones en pièces.
Underhill prit une arme, engagea un chargeur dans le magasin
et en glissa trois dans ses poches. Kurtz était près, maintenant, de
plus en plus près. Il se tourna en direction d'East Street,
s'attendant presque à voir le deuxième Humvee se matérialiser
comme un fantôme brun vert ; mais pour l'instant on ne voyait
rien. Dieu soit loué, comme l'aurait dit Kurtz.
Les vitres de son Humvee commençaient à se couvrir de givre,
mais, lorsqu'il longea le véhicule au petit trot, il vit encore la
silhouette floue des deux hommes installés à l'arrière. Toujours
étroitement embrassés. « Au revoir, les garçons, dormez bien »,
dit-il. Et, avec un peu de chance, ils dormiraient encore lorsque
Kurtz et Freddy arriveraient et mettraient un terme à leur vie
avant de s'en prendre à leur proie principale.
Il s'arrêta brusquement, glissa, et dut se raccrocher au long
capot de l'Humvee pour ne pas tomber. Si Duddits était sans
aucun doute une cause perdue, il pouvait peut-être sauver Henry
Devlin. Ce n'était pas impossible.
Non ! protesta avec véhémence une partie de lui-même, tandis
qu'il se dirigeait vers la porte arrière. Non, il n'y a pas le temps !
Mais, avec dans la balance le destin du monde, il prit le pari de
décider qu'il avait le temps. Peut-être pour rembourser un peu
mieux ce qu'il devait aux Rapeloew ; peut-être pour ce qu'il avait
fait hier (ces silhouettes grises et nues qui se tenaient les bras
levés autour de leur vaisseau échoué comme si elles se rendaient) ;
mais sans doute simplement pour Henry, qui lui avait dit qu'ils
seraient des héros et qui avait magnifiquement tenté de tenir cette
promesse.
Aucune sympathie pour le diable, pensa-t-il en ouvrant sans
ménagement la portière arrière. Non, m'sieur, pas la moindre
sympathie pour cet enculé.
C'était Duddits le plus près. Il le prit par le col de son gros
duffle-coat bleu et tira. Duddits glissa en travers sur le siège. Sa
casquette tomba, révélant un crâne glabre et brillant. Henry, qui
avait toujours les bras passés autour des épaules de Duddits, suivit
le mouvement et lui dégringola dessus. Ses yeux ne s'ouvrirent
pas, mais il poussa un faible grognement. Owen se pencha dans
l'ouverture et parla à voix basse, mais d'un ton farouche, à l'oreille
d'Henry :
« Ne vous remettez pas en position assise. Pour l'amour du
ciel, restez comme vous êtes ! »
Puis il se retira, claqua la portière, recula de trois pas, plaça la
crosse de l'arme contre sa hanche et lâcha une rafale. Les vitres de
l'Humvee devinrent laiteuses et s'écroulèrent à l'intérieur. Les
douilles retombaient autour des pieds d'Underhill, qui s'avança à
nouveau et regarda par la vitre brisée. Henry et Duddits gisaient
toujours dans la même position, couverts de fragments de verre de
sécurité ainsi que du sang de Duddits - jamais deux personnes
n'avaient eu l'air plus mortes. Owen espérait que, pressé comme il
l'était, Kurtz ne prendrait pas le temps de les examiner de près. De
toute façon, il avait fait de son mieux.
Il entendit un grand bruit métallique et sourit. Voilà qui lui
permettait de savoir où en était Kurtz : ils avaient atteint la rigole
dans laquelle la Subaru s'était échouée. Il espéra de toute son âme
que Kurtz et Freddy avaient embouti la voiture immobilisée, mais
malheureusement, le bruit n'avait pas été celui qu'il aurait dû être,
si c'avait été le cas. Ils étaient à un peu moins de deux kilomètres,
peut-être deux. Ç'aurait pu être pire.
« J'ai tout mon temps », marmonna-t-il - réflexion que Kurtz
pouvait tout aussi bien se faire, mais qu'en était-il de l'autre côté ?
Où en était Mr Gray, à présent ?
Tenant le MP 5 par la bandoulière, Underhill s'engagea sur le
sentier menant au regard 12.
14

Mr Gray venait de découvrir une autre émotion humaine peu


agréable : la panique. Il aurait donc fait tout ce chemin,
années-lumière à travers l'espace, kilomètres dans la neige, pour
voir ses plans contrariés par la musculature médiocre et fatiguée
de Jonesy et par le couvercle en métal du regard, beaucoup plus
lourd que ce à quoi il s'était attendu ? Il pesa sur le pied-de-biche
jusqu'à ce que les muscles de son dos hurlent d'angoisse... et fut
finalement récompensé par la vue, un bref instant, d'un fin
croissant d'obscurité sous le couvercle rouillé. Et un bruit de
frottement, tandis que le métal glissait - de trois ou quatre
centimètres, pas davantage - sur le béton. Sur quoi, ce fut tout le
bas du dos de Jonesy qui se trouva paralysé, et Mr Gray s'éloigna
en titubant, poussant des cris rageurs à travers ses dents serrées
(grâce à son immunité, Jonesy les avait toutes gardées), se tenant
les reins à deux mains comme pour les empêcher d'exploser.
Lad laissa échapper une série de gémissements. Mr Gray le
regarda et se rendit compte que l'animal en était à un stade
critique. S'il dormait toujours, son abdomen était tellement dilaté
qu'une de ses pattes se tendait en l'air, raide, grotesque. La peau
du bas de son ventre était tendue jusqu'au point de rupture et les
veines qui couraient dessus battaient à un rythme rapide. Un filet
de sang coulait de sous sa queue.
Mr Gray étudiait le pied-de-biche dépassant de son logement
dans le couvercle, la mine déconfite. Dans son imagination,
Jonesy s'était représenté la Russe sous les traits d'une mince et
belle jeune femme à la chevelure sombre et aux yeux noirs
tragiques. En réalité, se disait Mr Gray, elle avait dû avoir une
carrure et des muscles de lutteur. Sinon, comment avait-elle pu...
Il y eut une série de détonations, très proches, trop proches.
Mr Gray en eut la respiration coupée. Il regarda autour de lui.
Grâce à Jonesy, l'effet corrosif du doute, autre sentiment bien
humain, faisait à présent partie de son attirail et, pour la première
fois, il prit pleinement conscience que ses desseins pouvaient être
contrecarrés - oui, même ici, si près du but qu'il entendait le
grondement de l'eau, l'eau qui était son but, qui s'élançait dans
son voyage souterrain de plus de cent kilomètres. Et tout ce qui
séparait le byrum de cette planète, l'ultime rempart, était une
plaque de métal circulaire qui devait peser une cinquantaine de
kilos.
Poussant une litanie rentrée de beaverismes, il se précipita,
courant comme une marionnette désaxée à cause de sa mauvaise
hanche. L'un d'eux arrivait, celui qui s'appelait Owen Underhill, et
Mr Gray ne croyait pas qu'il parviendrait à l'obliger à retourner
son arme contre lui. Avec du temps, ou en bénéficiant d'un
élément de surprise, peut-être. Mais il n'avait ni l'un ni l'autre. Et
cet homme qui se rapprochait avait été formé pour tuer ; c'était
son métier.
Mr Gray sauta aussi haut qu'il put. Il y eut un craquement
parfaitement audible : la hanche de Jonesy, surmenée, trop
sollicitée, venait de se déboîter. Mr Gray atterrit sur le
pied-de-biche avec tout le poids de Jonesy. Le couvercle se souleva
et glissa cette fois d'une trentaine de centimètres sur le béton. Le
croissant noir à travers lequel s'était glissée la Russe apparut. Un
croissant, c'est beaucoup dire : rien de plus, en réalité, qu'un
délicat C majuscule de calligraphe... qui, cependant, devrait suffire
pour le chien.
La jambe de Jonesy n'était plus capable de supporter le poids
de son corps (et Jonesy, où était-il passé au fait ? Pas un murmure
ne venait de son casse-pieds de coturne), mais peu importait. Il
ramperait.
C'est ainsi que Mr Gray se traîna sur le sol en béton jusqu'à
l'endroit où dormait le berger écossais. Il le saisit par le collier et
entreprit de le tirer jusqu'au regard 12.

15
Le Hall des Souvenirs, ce vaste dépôt de cartons, est aussi sur
le point de se désagréger. Le sol tremble comme s'il était secoué
par un séisme nonchalant, mais interminable. Au-dessus de sa
tête, la lumière des néons vacille et produit un effet
stroboscopique hallucinatoire. De hautes piles d'emballages se
sont effondrées par endroits, bouchant certaines allées.
Jonesy court du mieux qu'il peut. Passe d'une allée à l'autre,
uniquement guidé par l'instinct au milieu de ce labyrinthe. Il
s'objurgue constamment d'oublier sa bon Dieu de hanche, se
répète que de toute façon il n'est plus qu'un esprit, mais autant
vouloir convaincre son membre fantôme d'arrêter de faire mal
quand on est amputé.
Il passe devant des cartons marqués GUERRE AUSTRO-HONGROISE
et POLITIQUE DÉPARTEMENTALE, et CONTENU DES PLACARDS DU HAUT. Il
franchit d'un bond une pile écroulée de boîtes marquées CARLA,
retombe sur sa mauvaise jambe et hurle de douleur. Il se
raccroche à d'autres cartons (GETTYSBURG) pour éviter de se
ramasser et, finalement, voit l'autre bout de la vaste remise. Grâce
au ciel : il a l'impression d'avoir couru sur des kilomètres.
Sur la porte, trois mentions sont placardées : SOINS INTENSIFS,
SILENCE, PAS DE VISITEURS NON AUTORISÉS. Et c'est normal ; c'est là où
on l'a amené ; c'est là qu'il s'est réveillé et qu'il a entendu ce rusé
Mister Mort faire semblant d'appeler Marcy.
Jonesy se propulse comme une fusée entre les portes battantes
et pénètre dans un autre univers, un univers qu'il reconnaît : le
couloir blanc et bleu au sol carrelé des soins intensifs où, quatre
jours après son opération, il a fait laborieusement ses premiers
pas hésitants. Il cavale sur quelques mètres, voit les taches de
byrus qui envahissent les murs, entend la musique d'ascenseur qui
n'en est pourtant pas une ; bien que le son soit très bas, il
reconnaît les Rolling Stones chantant « Sympathie pour le
Diable ».
À peine a-t-il fait cette identification que sa hanche lui donne
l'impression d'exploser. Jonesy pousse un cri de surprise et tombe
sur le carrelage rouge et noir, s'agrippant le côté. Il se retrouve
exactement comme dans les instants qui ont suivi l'accident :
submergé par la douleur et l'angoisse. Il roule sur lui-même, roule
sur lui-même, regardant les panneaux de témoins lumineux, les
haut-parleurs circulaires d'où tombe la musique (« Anastasia
hurlait en vain »), une musique qui provient d'un autre monde,
quand la douleur atteint ce stade, tout est un autre monde, la
douleur rend insubstantielle la chose la plus dense, elle rend
même l'amour parodique, c'est quelque chose qu'il a appris en
mars et qu'il doit apprendre à nouveau. Il roule sur lui-même,
roule sur lui-même, agrippant sa hanche enflée à deux mains, les
yeux exorbités, un vaste rictus à la bouche découvrant ses dents, et
il comprend ce qui est arrivé : un coup de Mr Gray. Cette ordure
de Mr Gray lui a recassé la hanche.
Puis, venant de très loin de cet autre monde, il entend une
voix qu'il connaît, une voix d'enfant.
Jonesy !
Voix pleine d'échos, déformée... mais pas si loin que ça. Pas
ici, mais dans un des corridors voisins. À qui appartient-elle ? À
l'un de ses enfants, peut-être ? À John ? Non...
Dépêche-toi, Jonesy ! Il vient te tuer ! Owen vient pour te
tuer !
Il ne sait pas qui est cet Owen, mais il sait à qui appartient
cette voix : Henry Devlin. Pas Henry tel qu'il le connaît
maintenant, ou tel qu'il était la dernière fois qu'il l'a vu, lorsqu'il
partait pour le Gosselin's Market avec Pete ; mais la voix du Henry
avec qui il a grandi, celui qui a dit à Richie Grenadeau qu'ils
iraient le raconter à tout le monde s'ils n'arrêtaient pas, que ni lui
ni ses amis ne rattraperaient Pete, parce que Pete courait aussi
vite que le bon Dieu de vent.
J'peux pas ! répond-il, sans s'arrêter de se rouler au sol. Il se
rend compte que quelque chose a changé, continue de changer,
sans savoir quoi. J'peux pas, il m'a recassé la hanche, ce fils de
pute m'a...
Et il prend soudain conscience de ce qui lui arrive : la douleur
fait machine arrière. On dirait une bande vidéo passant à
l'envers : le lait remonte du verre dans le carton, la fleur épanouie
redevient bouton par le miracle des prises de vues successives et
du gros plan.
La raison de cette transformation est évidente lorsqu'il se
regarde et voit qu'il porte une veste orange fluo. C'est celle que sa
mère lui a achetée dans le catalogue Sears pour sa première
expédition de chasse au Trou dans le Mur, le voyage pendant
lequel Henry a abattu son premier cerf, pendant lequel ils ont tué
Richie Grenadeau et ses copains - les ont tués avec un rêve,
peut-être sans le vouloir, mais les supprimant tout de même.
Il est redevenu un enfant, un gamin de quatorze ans, et la
douleur a disparu. Et pourquoi aurait-il mal ? Sa hanche ne sera
broyée que dans vingt-trois ans. Et tout d'un coup, ça lui
dégringole dessus : il n'y a jamais eu de Mr Gray, pas vraiment ;
Mr Gray existe dans l'attrape-rêves, et nulle part ailleurs. Il n'a pas
plus de réalité que la douleur dans sa hanche. J'étais immunisé,
pense-t-il. Je n'ai jamais eu la moindre trace de byrus sur moi. Ce
qui est dans ma tête n'est pas tout à fait un souvenir, non, c'est un
vrai fantôme qui s'est glissé dans la machine. Il est moi. Mon
Dieu, je suis Mr Gray !
Il bondit sur ses pieds et commence à courir, manquant de
perdre l'équilibre en tournant au bout d'une allée. Il ne tombe pas,
cependant, car il est agile et rapide comme seul un ado peut l'être,
et il n'a mal nulle part, nulle part.
Il connaît le corridor suivant. Une civière y est rangée, avec un
pistolet (un pipistolet, comme il disait enfant) posé dessus. Le
cerf, celui-là même qu'il a vu à Cambridge juste avant d'être
renversé, passe devant la civière, marchant de son pas délicat. Un
collier entoure le velours de son cou avec, se balançant à son
extrémité, une amulette surdimensionnée qui n'est autre que sa
Magie 8-Ball - sa boule de divination. Jonesy passe en courant
devant le cerf, Qui le regarde avec une expression douce de légère
surprise.
Jonesy !
Proche, à présent. Très proche.
Dépêche-toi, Jonesy !
Il redouble d'efforts, ses pieds volent, ses jeunes poumons
respirent librement, il n'a pas de byrus puisqu'il est immunisé, il
n'y a aucun Mr Gray, pas en lui, en tout cas, Mr Gray est à l'hôpital
comme il l'a toujours été, Mr Gray est le membre fantôme dont on
continue à sentir la présence, dont vous jureriez que vous l'avez
encore, Mr Gray et le fantôme dans la machine, le fantôme du
système d'assistance vitale, et l'assistance vitale, c'est lui.
Il tourne à un autre angle. Se retrouve devant trois portes
ouvertes. Et, debout devant une quatrième, la seule qui soit
fermée, se tient Henry. Ses lunettes ont glissé sur l'arête de son
nez, comme elles le font toujours, et il lui fait signe d'un geste
urgent :
Grouille-toi ! Grouille-toi, Jonesy ! Duddits ne va pas pouvoir
tenir longtemps ! S'il passe avant qu'on ait tué Mr Gray...
Jonesy a rejoint Henry. Il meurt d'envie de le prendre dans ses
bras, de le serrer contre lui, mais il n'a pas le temps.
Tout ça c'est ma faute, dit-il à Henry, et cela fait des années
que sa voix n'a pas été si haut perchée.
C'est faux, lui répond Henry. Il regarde Jonesy avec cette
ancienne impatience qui laissait pantois Jonesy et Beaver jadis :
Henry paraissait toujours avoir une longueur d'avance, être
toujours sur le point de foncer vers l'avenir en laissant les autres
en plan. On aurait toujours dit qu'ils le retenaient.
Mais...
Tu pourrais aussi bien dire que Duddits a tué Richie
Grenadeau et que nous sommes ses complices. Il était ce qu'il
était, Jonesy, et il a fait de nous ce que nous sommes... mais pas
exprès. Il faisait tout ce qu'il pouvait pour nouer ses lacets de
soulier, tu te rappelles ?
Et Jonesy pense : Angé oi ?
Henry... est-ce que Duddits...
C'est lui qui nous tient, Jonesy, je te l'ai dit, lui qui crée le lien.
Dans l'attrape-rêves.
Exact. Et est-ce qu'on va rester ici à discuter pendant que le
monde s'écroule, ou allons-nous...
Nous allons tuer ce fils de pute, dit Jonesy en posant la main
sur le bouton de porte. Au-dessus on lit sur un panneau : IL N'Y A
PAS D'INFECTION ici, en anglais et en français. Et soudain, il voit
l'illusion. C'est comme l'une de ces illusions d'optique créées par
Cornelius Escher. Sous un certain angle, ce qu'on voit est vrai ; si
l'on en change, c'est un monstrueux mensonge.
Attrape-rêves, pense Jonesy. Et il tourne le bouton.
La pièce, de l'autre côté de la porte, est une source en folie de
byrus, une jungle de cauchemar débordant d'un fouillis de plantes
grimpantes et de lianes tressées couleur de sang. L'air empeste le
soufre et l'alcool éthylique glacé, l'odeur du liquide de démarrage
que l'on pulvérise dans un carburateur récalcitrant, les matins de
grand froid. Au moins n'ont-ils pas à s'inquiéter de la
fouine-merde, ici ; elle appartient à un autre réseau de
l'attrape-rêves, à un autre lieu, un autre temps. Le byrum est à
présent le problème de Lad ; Lad, un berger écossais dont l'avenir
n'a rien de prometteur.
La télé est branchée, et bien que l'écran soit envahi de byrus,
une image fantomatique en noir et blanc se diffuse au travers. Un
homme tire le cadavre d'un chien sur un sol en béton brut.
Poussiéreux, jonché de feuilles mortes, le lieu fait penser aux
tombes des films d'horreur de série B, dans les années cinquante,
ceux que Jonesy aime encore regarder sur son magnétoscope.
Mais ce n'est pas une tombe ; le local est rempli du bruit creux de
l'eau qui court dans une canalisation.
Sur le sol, au milieu de la pièce, on voit un couvercle rouillé
portant, en relief, les lettres MWRA : Massachusetts Water
Resources Authority. Même à travers le magma rougeâtre
badigeonné sur l'écran, ces lettres ressortent. Bien sûr. Pour Mr
Gray - qui en tant qu'être physique est mort depuis longtemps,
depuis le Trou dans le Mur - elles veulent tout dire.
Elles veulent dire, littéralement, le monde entier.
En partie repoussé, le couvercle du regard révèle un croissant
d'une noirceur absolue. L'homme qui tire le chien, c'est lui, se
rend compte Jonesy, et l'animal n'est pas tout à fait mort. Il laisse
une tache d'écume rosâtre dans son sillage et ses pattes arrière
tressaillent. Pédalant presque.
Fais pas attention au film, dit Henry, les dents serrées, et
Jonesy se tourne vers la silhouette allongée dans le lit, cette chose
grise avec un drap constellé de byrus en partie remonté sur sa
poitrine, laquelle n'est qu'une surface grise de chair sans pores,
sans poils, sans seins. Bien qu'il ne puisse le voir à cause du drap,
Jonesy sait qu'elle n'a pas non plus de nombril, car la chose n'est
jamais née. C'est un extra-terrestre dessiné par un enfant, pris
directement dans le subconscient des premières personnes à avoir
été mises en contact avec le byrum. Mais qui n'a jamais existé en
tant que créature venue d'un autre monde, en tant
qu'extra-terrestre. Les grisâtres sont des êtres physiques sortis de
l'imagination humaine, sortis de l'attrape-rêves ; sachant cela,
Jonesy éprouve un certain soulagement. Il n'est pas le seul à s'être
fait avoir. C'est au moins ça.
Quelque chose d'autre lui plaît : l'expression qu'il lit dans ces
horribles yeux noirs : la peur.

16

« Paré à tirer », dit Freddy d'un ton paisible en s'arrêtant


derrière l'Humvee qu'ils avaient pourchassé pendant des heures.
« Parfait, répondit Kurtz. Va reconnaître ce
véhicule. Je te couvre.
- Entendu ». Johnson regarda Perlmutter, dont le ventre
enflait à nouveau, puis l'Humvee d'Owen. La rafale qu'ils avaient
entendu tirer quelques minutes auparavant s'expliquait : le
véhicule avait été criblé de balles. Une seule question restait à
éclaircir : découvrir qui avait tiré, et sur qui. Des traces de pas
s'éloignaient de l'Humvee, devenant rapidement indistinctes sous
l'abondante averse de neige, mais encore bien visibles. Seulement
deux pieds. Bottés. Probablement Underhill.
« Tout de suite, Freddy ! »
Johnson descendit dans la neige. Kurtz se coula derrière lui et
le chauffeur l'entendit qui manœuvrait la culasse de son
automatique. Le patron comptait avant tout sur son neuf
millimètres. Peut-être avait-il raison, après tout ; il savait très bien
s'en servir, aucun doute là-dessus.
Johnson ressentit une coulée froide lui descendre le long du
dos, comme si Kurtz braquait le pistolet sur lui. Mais c'était
ridicule, n'est-ce pas ? Owen, d'accord ; Owen, c'était différent.
Owen avait franchi la ligne.
Il se dépêcha de rejoindre l'Humvee, courant le dos courbé,
son arme automatique à hauteur de la poitrine. L'idée d'avoir
Kurtz derrière lui ne lui plaisait pas, c'était incontestable. Non, il
n'aimait pas ça du tout.

17

Tandis que les deux garçons s'avancent vers le lit envahi de


moisissure, Mr Gray se met à appuyer sur le bouton d'appel à
plusieurs reprises, sans résultat. C'est peut-être le byrus qui
bloque le système, pense Jonesy. C'est bien triste, Mr Gray, bien
triste pour vous. Il jette un coup d'œil à la télé et voit que son
autre soi-même a traîné le chien jusqu'au bord du regard. C'est
peut-être trop tard, en fin de compte ; ou peut-être pas. Pas moyen
de le dire. La roue tourne toujours.
Bonjour, Mr Gray, il me tardait tant de vous rencontrer, dit
Henry. Tout en parlant, il retire l'oreiller moucheté de byrus de
sous la tête étroite et dépourvue d'oreilles. Mr Gray essaie de
s'éloigner de l'autre côté du lit en se tortillant, mais Jonesy le
retient en attrapant la créature par ses bras minces comme ceux
d'un enfant. Sous sa main, la peau n'est ni froide ni chaude. Elle ne
donne pas non plus la sensation d'être de la peau. Pas du tout.
Mais d'être plutôt...
Plutôt rien, pense-t-il. Un rêve.
Mr Gray ? demande Henry. Voici l'accueil que nous vous
réservons sur la planète Terre. Et il met l'oreiller sur le visage de
Mr Gray.
Entre les mains de Jonesy, Mr Gray commence à se débattre et
à donner des coups de pied. Quelque part, un appareil de contrôle
se met à pousser des bip ! frénétiques, comme si cette créature
avait vraiment un cœur, et comme si ce cœur s'arrêtait de battre.
Jonesy regarde le monstre moribond ; il lui tarde que tout ceci
soit fini.

18

Mr Gray avait réussi à traîner le chien à côté du regard en


partie découvert. De l'étroit croissant noir montaient le
grondement régulier de l'eau et des bouffées d'un air froid et
humide.
Si c'était terminé lorsque c'est fait, ce serait alors bien que ce
soit fait rapidement - cela tiré d'un carton marqué SHAKESPEARE.
Les pattes arrière du chien moulinaient l'air à toute vitesse, et Mr
Gray entendait les bruits humides de la chair qui se déchirait : le
byrum poussait à une extrémité et rongeait de l'autre, s'ouvrant un
passage en force. Sous la queue du chien, le pépiement avait
commencé, ce jacassement de singe furieux. Il fallait faire tomber
l'animal dans le puits avant que la créature puisse sortir ; elle
n'avait pas absolument besoin de naître dans l'eau, mais ses
chances de survie en seraient grandement augmentées.
Mr Gray essaya, sans y parvenir, de pousser la tête du chien
dans l'ouverture. Le cou se plia, et le museau, auquel les dents que
découvraient les babines retroussées donnaient un sourire
imbécile, se tordit, tourné en l'air. Bien qu'il dormait toujours (ou
peut-être était-il inconscient), le berger écossais se mit à pousser
une série d'aboiements étouffés et bas.
Mais il ne voulait toujours pas passer par l'ouverture.
« Baise-moi le cul, Freddy ! » hurla Mr Gray.
C'était à peine s'il avait conscience des rugissements de
douleur qui montaient de la hanche de Jonesy, et certainement
pas conscience du tout que le visage de son hôte était contracté et
pâle, que ses yeux noisette se remplissaient de larmes, à cause de
l'effort et de la frustration. Il avait conscience, par contre,
terriblement conscience, que quelque chose d'anormal se passait.
Que quelque chose se passait dans son dos, comme aurait dit
Jonesy. Et de qui d'autre aurait-il pu s'agir, au fait, sinon de
Jonesy, son hôte si peu hospitalier ?
« VA CHIER ! » hurla-t-il à l'intention du clébard, cet imbécile de
clébard, entêté et trop gros pour passer. « Tu vas descendre
là-dedans, tu m'entends ? Tu m'en... »
Les mot s'arrêtèrent dans sa gorge. Il se retrouva tout d'un
coup incapable de crier, alors qu'il n'en avait jamais eu autant
envie ; comme il aurait aimé hurler, taper des poings contre
quelque chose (même contre un chien mourant sur le point de
mettre bas) ! Et, brusquement, il ne put plus respirer, alors crier,
encore moins... Que lui faisait donc Jonesy ?
Il n'attendait pas de réponse, mais il lui en parvint une tout de
même ; c'était la voix d'un étranger, une voix qui débordait d'une
rage froide : Voici l'accueil que nous vous réservons sur la planète
Terre.

19

Les mains tridactyles de la chose grise qui gît dans le lit


d'hôpital s'agitent et réussissent à repousser un instant l'oreiller.
Les yeux de jais, dans ce visage par ailleurs dépourvu de traits,
expriment une peur et une rage frénétiques. La créature halète, à
la recherche d'air. Si l'on considère qu'elle n'existe pas - pas même
dans l'esprit de Jonesy et encore moins comme une chose
matérielle fabriquée - elle lutte furieusement pour sa vie. Henry
n'éprouve pas la moindre sympathie pour elle, mais il peut
comprendre. Elle veut ce que veut Jonesy, ce que Duddits veut...
ce qu'Henry lui-même veut, car, en dépit de toutes ses pensées
suicidaires, son cœur n'a-t-il pas continué à battre ? Son foie
n'a-t-il pas continué à filtrer son sang ? Son corps n'a-t-il pas
continué à mener une guerre invisible contre toutes les agressions
imaginables, du rhume de cerveau au cancer et au byrus
lui-même ? Soit le corps est stupide, soit il est d'une immense
sagesse, mais dans un cas comme dans l'autre, la terrible
sorcellerie de la pensée lui est épargnée ; il ne sait qu'une chose,
tenir tête sans reculer d'un pas, lutter jusqu'à épuisement de ses
forces. Si Mr Gray a jamais été différent, il ne l'est plus à ce titre. Il
veut vivre.
Pourtant, je ne crois pas que tu vivras, dit Henry d'une voix
calme, presque apaisante. Non, je ne le pense pas, mon ami. Et,
une fois de plus, il place l'oreiller sur la figure de Mr Gray.

20

Les voies respiratoires de Mr Gray se libèrent. Il inspire une


première bouffée de l'air froid qui emplit le regard 12.... une
deuxième... puis sa gorge se referme à nouveau. Ils l'empêchent de
respirer, ils l'étouffent, ils le tuent.
Non ! ! Baise-moi l'oignon ! Baise-moi mon putain d'oignon !
POUVEZ PAS FAIRE ÇA !
Il change la position du chien, le tourne de côté ; on dirait
presque un type en retard pour aller prendre l'avion qui essaie de
faire entrer un article encombrant dans une valise déjà pleine.
Il va passer comme ça, pense-t-il.
Oui. Il va passer. Même s'il devait pour cela appuyer (avec les
deux mains de Jonesy) sur le ventre gonflé de l'animal pour aider
le byrum à se libérer. D'une manière ou d'une autre, cette foutue
bestiole allait passer.
Sa figure enfle et se bouffit, ses yeux s'exorbitent, sa
respiration s'arrête, une seule grosse veine bat à son front, dilatée,
Mr Gray pousse un peu plus Lad dans l'ouverture et se met à
cogner à coups de poing sur l'animal.
Tu vas passer, saloperie, tu vas passer !
TU VAS PASSER !

21

Freddy Johnson pointa sa carabine sur l'habitacle de


l'Humvee abandonné pendant que Kurtz, judicieusement planqué
dans son dos (c'était, en ce sens, exactement comme pendant
l'attaque du vaisseau naufragé des grisâtres), attendait de voir ce
qui allait se passer.
« Deux types, patron. On dirait qu'Owen a décidé de faire le
ménage avant de continuer.
- Morts ?
- M'en a tout l'air. Sans doute Devlin et le type qu'ils ont pris
en chemin, à Derry. »
Kurtz vint rejoindre Freddy, jeta un bref coup d'œil par la
fenêtre brisée et acquiesça. Lui aussi trouvait qu'ils avaient l'air
tout à fait morts, ces deux zigotos enlacés sur le siège arrière,
couverts de sang et de débris de verre. Il braqua son automatique
pour régler définitivement la question - une balle dans la tête ne
pouvait pas faire mal à des morts - puis l'abaissa. Owen ne les
avait peut-être pas entendus arriver, le bruit du moteur avait pu
être étouffé par la neige, exceptionnellement mouillée et dense.
Mais les détonations porteraient. Finalement, il se tourna vers le
sentier.
« Ouvre le chemin, mon gars, et fais attention où tu mets les
pieds. M'a l'air glissant. Nous avons encore une chance de
bénéficier de l'élément de surprise. On devrait garder ça présent à
l'esprit, tu crois pas ? »
Freddy acquiesça.
Kurtz sourit, ce qui transforma sa figure en tête de mort.
« Avec un peu de chance, mon gars, Owen Underhill se
retrouvera en enfer avant de savoir qu'il est mort ».
22

La télécommande, rectangle de plastique noir couvert de


byrus, est posée sur la table de nuit de Mr Gray. Jonesy la prend.
D'une voix qui ressemble de manière frappante à celle de Beaver,
il grommelle « Marre de cette connerie » et l'abat de toutes ses
forces contre le coin de la table. L'objet ne résiste pas davantage
qu'un œuf dur. Il explose, les piles dégringolent, et il se retrouve
avec un moignon de plastique à la main. Il le pointe en dessous de
l'oreiller qu'Henry maintient toujours sur le visage de la chose. Il
n'hésite qu'un bref instant, se rappelant la première fois qu'il a
rencontré Mr Gray, la seule fois, en réalité. Le bouton de porte
tournant dans le vide. La sensation de ténèbres lorsque l'ombre de
la créature était tombée sur lui. Tout cela lui avait paru bien réel,
aussi réel que les roses, aussi réel que la pluie. Il s'était tourné et il
avait vu... ça... ce que Mr Gray avait été avant de devenir Mr
Gray... se tenant dans la grande pièce centrale du chalet. La
matière de centaines de films et de documentaires sur des
« phénomènes inexpliqués ». Mais en beaucoup plus vieux. Et
malade. Déjà prêt, à ce moment-là, à occuper ce lit d'hôpital en
soins intensifs. Marcy, avait-il dit, cueillant ce nom directement
dans l'esprit de Jonesy. L'en tirant comme si c'était un bouchon.
Créant l'ouverture par laquelle il pourrait entrer. Puis il avait
explosé comme un pétard de nouvel an, répandant le byrus à la
place de confettis, et...
...J'ai imaginé le reste. C'est bien ça, non ? Un cas tout à fait
ordinaire de schizophrénie intergalactique. Rien de plus, quand
on y songe.
Jonesy ! hurle Henry. Si tu dois le faire, fais-le tout de suite !
Voilà, Mr Gray. Préparez-vous. C'est le chien...

23

Mr Gray avait réussi à introduire la moitié du corps de Lad


dans l'ouverture, quand la voix de Jonesy emplit sa tête.
Voilà Mr Gray. Préparez-vous. C'est le chien de ma chienne !
Une douleur fulgurante lui déchira la gorge, la gorge de
Jonesy. Mr Gray leva les mains, émit une série de grognements
étranglés n'ayant qu'un lointain rapport avec les cris qu'ils
voulaient être. Il ne sentait pas la peau intacte et couverte d'un
chaume de barbe de Jonesy, seulement sa chair qui se
déchiquetait. Mais ce qui le submergeait était une incrédulité
totale, paralysante : ce fut la dernière émotion qu'il emprunta à
Jonesy. Une chose pareille ne pouvait se produire. Ils arrivaient
toujours dans les vaisseaux des anciens ; ils levaient toujours les
mains pour se rendre ; ils gagnaient toujours. Non, cela ne
pouvait pas se produire.
C'était pourtant bien le cas.
La conscience du byrum ne se dissipa pas comme une fumée :
elle se désintégra. En mourant, l'entité qui avait pris le nom de Mr
Gray retourna à sa forme ancienne. Et alors qu'il était juste sur le
point de redevenir simplement ça (avant de pouvoir redevenir
rien), il donna une dernière et rageuse bourrade à Lad. Le chien
s'enfonça encore un peu dans l'ouverture, mais pas suffisamment
pour y tomber.
La dernière pensée teintée d'humanité de l'entité fut pour se
dire, J'aurais dû le prendre au mot. J'aurais dû devenir indigè...

24

Jonesy enfonce l'extrémité ébréchée de la télécommande dans


le cou de dindon de Mr Gray. Ouvrant dans sa gorge un trou qui
fait penser à une bouche. Il en sort un nuage rouge orangé qui
donne un instant la couleur du sang à l'air, avant de retomber sur
les couvertures sous forme de poussière.
Sous les mains d'Henry et de Jonesy, le corps de Mr Gray
tressaille une fois, comme secoué par une décharge électrique.
Puis il se met à se recroqueviller comme le rêve qu'il a toujours
été, pour prendre un aspect familier. Il faut un certain temps à
Jonesy pour faire le rapprochement. Les restes de Mr Gray ont
pris l'aspect de l'un des condoms qu'ils ont vus sur le sol, jadis,
dans le bureau déserté des frères Tracker.
Il est...
...mort ! Ainsi Jonesy a-t-il eu l'intention d'achever sa phrase,
mais un terrible éclair de douleur le crucifie. Pas dans sa hanche,
cette fois : dans sa tête. Et dans sa gorge. Tout d'un coup, un
collier de feu entoure sa gorge. Et toute la pièce devient
transparente, transparente ! Il voit à travers le mur, il voit
l'intérieur de l'édifice abritant le regard 12 où le chien, le haut du
corps coincé sous la plaque de fonte, donne naissance, dans un
bain de sang, à une ignoble créature rouge qui ressemble au
croisement d'une fouine et d'un ver géant. Il ne sait que trop bien
de quoi il s'agit : d'un byrum.
Couvert de sang, de merde et des lambeaux de son propre
placenta membraneux, les yeux noirs ne reflétant aucune
conscience s'ouvrent (ce sont ses yeux, les yeux de Mr Gray, pense
Jonesy) tandis qu'il se libère de son hôte, s'étirant, s'efforçant de
s'en dégager complètement, plein du désir de tomber dans
l'obscurité, de plonger vers ce bruit d'eau.
Jonesy regarde Henry.
Henry lui rend son regard.
Un bref instant, leurs jeunes yeux étonnés se croisent, puis
eux-mêmes disparaissent à leur tour.
Duddits, dit Henry. Sa voix vient de très loin. Duddits s'en va.
Jonesy...
Au revoir : peut-être Henry a-t-il voulu dire au revoir. Mais il
n'a pas le temps de finir ; la disparition est achevée.

25

Il y eut un moment de vertige, accompagné d'un sentiment de


totale déconnection, pendant lequel Jonesy se retrouva
exactement nulle part. Il se crut mort, crut qu'il s'était tué en
même temps que Mr Gray - qu'il s'était lui-même ouvert la gorge.
Ce qui le ramena à lui fut la douleur. Non pas dans sa gorge
qui ne lui faisait plus mal et par laquelle il respirait librement : il
entendait l'air entrer et sortir à grandes goulées sèches. Non, cette
autre douleur était une vieille connaissance. Celle de sa hanche. Ce
fut elle qui le prit et le projeta dans le monde autour de son axe
hurlant de souffrance, l'enroulant comme une balle rattachée à un
mât. Il y avait du béton sous ses genoux, ses mains s'enfonçaient
dans de la fourrure et il entendait une sorte de pépiement
inhumain. Au moins ce truc-là appartient-il à la réalité,
pensa-t-il. Il n'est pas dans l'attrape-rêves.
Cet épouvantable pépiement.
Jonesy vit la créature-fouine qui pendait dans le noir, n'étant
plus retenue que par sa queue, qu'elle n'avait pas encore pu
dégager du chien. Jonesy se jeta sur elle et la saisit par le milieu du
corps - un corps glissant, agité de frissons - à l'instant même où
elle se libérait.
Il se jeta en arrière, la hanche cisaillée d'élancements, retenant
dans le monde d'en haut la saleté qui se tordait et protestait ; on
aurait dit un dresseur de serpents brandissant un boa constrictor.
La créature se tordait en tous sens, ses dents se refermant sur l'air
pour essayer de mordre Jonesy au poignet ; elle ne réussit qu'à
arracher un morceau à la manche droite de sa parka, d'où sortit
une pelote emmêlée de duvet sans poils.
Jonesy pivota sur sa mauvaise hanche et vit un homme se
présenter dans l'encadrement de la fenêtre que Mr Gray avait
brisée pour entrer. Le nouveau venu, bouche bée de surprise,
portait une parka de camouflage et tenait un fusil à la main.
Jonesy lança la fouine aussi loin qu'il le pouvait, en dépit de
ses contorsions, mais il était à bout de force et elle ne retomba qu'à
environ trois mètres de lui, sur le sol jonché de feuilles mortes,
avec un bruit mat et mouillé. Elle se mit aussitôt à se tortiller en
direction du regard. Le corps du chien l'obstruait en partie, mais la
saleté avait largement la place de s'y couler.
« Tirez ! hurla Jonesy à l'intention de l'homme au fusil. Pour
l'amour du ciel, descendez cette saloperie avant qu'elle puisse se
jeter à l'eau ! »
Mais l'homme ne fît rien. Le dernier espoir de l'humanité
restait planté là, la mâchoire inférieure tombant presque sur sa
poitrine.

26

Underhill n'arrivait tout simplement pas à croire ce qu'il


voyait. Une espèce de créature rougeâtre, une fouine monstrueuse
dépourvue de pattes. Entendre parler de ce genre de monstre était
une chose ; en voir vraiment un en était une autre. La bestiole se
tortillait en direction du trou dans le sol. Un chien, ses pattes
raidies tournées en l'air comme s'il se rendait, y était coincé.
L'homme - il devait s'agir de Typhoid Jonesy - lui hurlait de
tirer sur la chose, mais Owen n'arrivait tout simplement pas à
épauler. Il avait les bras en plomb. La saleté s'en tirerait ; après
tant d'efforts, ce qu'il avait espéré empêcher allait se produire
directement sous ses yeux. C'était comme être en enfer.
Il la vit poursuivre sa reptation ; elle émettait des cris perçants
de singe effrayé qui lui vrillaient le crâne ; il vit Jonesy qui, avec
l'énergie du désespoir, tentait maladroitement de s'interposer, soit
qu'il voulait l'attraper, soit au moins lui barrer la route. Mais il n'y
arriverait pas. Le chien lui faisait obstacle.
Owen commanda de nouveau à ses bras de se lever et
d'épauler, rien ne se produisit. Le MP5 aurait tout aussi bien pu
être dans un autre univers. Il laisserait les choses se faire. Il
resterait là, planté comme un piquet, et laisserait les choses se
faire. Dieu lui vienne en aide.
Dieu leur vienne en aide à tous.

27
Henry se redressa, hébété, sur le siège arrière de l'Humvee. Il
avait des trucs dans les cheveux. Il voulut les chasser, se sentant
encore sous l'emprise du rêve de l'hôpital (sauf que ce n'était pas
un rêve, se dit-il), mais une vive piqûre le ramena à quelque chose
de plus proche de la réalité. Du verre. Il avait des débris de verre
plein les cheveux. Il y en avait aussi partout, des fragments de
verre de sécurité : sur le siège, et sur Duddits.
« Dud ? »
Inutile, évidemment. Duddits était mort. Devait être mort. Il
avait jeté ses dernières ressources vitales dans son effort pour que
Jonesy et Henry se rejoignent à l'hôpital.
Mais Duddits poussa un grognement. Ses yeux s'ouvrirent et,
en les voyant Henry se trouva définitivement ramené au fond de
l'impasse qu'était cette route enneigée. Les yeux de Duddits
étaient pleins de sang, deux zéros rouges, des yeux de sibylle.
« Ooby ! » s'écria Duddits. Ses bras s'élevèrent et il esquissa
faiblement le geste d'épauler. « Ooby-doo ! ai a-vail à ai'e
intenant ! »
De quelque part dans les bois lui parvinrent deux coups de feu
rapprochés, puis un troisième.
« Dud ? murmura Henry. Duddits ? »
Et Duddits le vit. Même à travers le sang qui lui coulait dans
les yeux, Duddits vit son ami. Henry fît mieux que le sentir ; un
instant, il se vit lui-même réellement par les yeux de Duddits.
C'était comme s'il était devant un miroir magique. Il vit le Henry
qu'il avait été : un gosse regardant le monde à travers des lunettes
à monture d'écaille trop grandes pour lui et qui glissaient toujours
sur son nez. Il ressentit l'amour que Duddits éprouvait pour lui,
une émotion simple et absolue que n'entachaient ni le doute, ni
l'égoïsme, ni même la gratitude. Henry le prit dans ses bras et,
lorsqu'il sentit à quel point le corps de son ami était redevenu
léger, ne put retenir ses larmes.
« C'est toi qui, de nous tous, as eu le plus de chance, Dud »,
dit-il, regrettant que Beaver ne soit pas là. Beaver aurait pu faire
ce qu'il n'était pas capable de faire lui-même ; il aurait pu, avec sa
berceuse, aider Duddits à s'endormir. « C'est toujours toi qui as eu
le plus de chance, voilà ce que je crois.
- Ennie », dit Duddits, touchant la joue d'Henry d'une main. Il
souriait, et ses dernières paroles furent parfaitement claires : « Je
t'aime, Ennie ».

28

Deux coups de feu retentirent - les coups de fouet d'une


carabine. Devant, et pas très loin. Kurtz s'arrêta. Freddy était à
quelques mètres de lui, devant un panneau sur lequel était écrit :
PÊCHE STRICTEMENT INTERDITE DEPUIS LE PONTON.
Il y eut une troisième détonation, puis le silence.
« Patron ? murmura Freddy. Y'a une sorte de
bâtiment, là-devant.
- Tu vois quelqu'un ? »
Johnson secoua la tête.
Kurtz le rejoignit, et réussit même à s'amuser en voyant
Freddy tressaillir lorsqu'il lui mit la main sur l'épaule. Le pilote
n'avait pas tort d'être inquiet. Si jamais Abe Kurtz survivait au
prochain quart d'heure, il avait l'intention de poursuivre sa route
seul, quel que soit l'état du meilleur des mondes qui s'annonçait. Il
ne s'encombrerait de personne ; cette ultime action de guérilla
n'aurait pas de témoin. Si Freddy se doutait de quelque chose, il ne
pouvait être sûr de rien. Quel dommage de ne plus disposer de la
télépathie, n'est-ce pas ? Quel dommage pour Freddy.
« On dirait qu'Owen a trouvé quelqu'un d'autre à descendre. »
Kurtz lui avait parlé à voix basse à l'oreille ; on y voyait encore
des traces de Ripley, grises et mortes.
« On va se le faire ?
- Bon Dieu, non. Oublie ça. Je crois que le temps est venu pour
nous - regrettable, mais ça finit toujours par arriver dans la vie
d'un homme - de quitter les sentiers battus, mon gars. De nous
fondre dans la forêt. Voir qui reste, qui s'en va. S'il y a quelqu'un.
On va attendre dix minutes, d'accord ? Je pense que dix minutes
devraient largement suffire. »

29

Les paroles qui emplirent la tête d'Owen Underhill, toutes


absurdes qu'elles fussent, furent parfaitement claires : Scooby !
Scooby-Doo ! J'ai un travail à faire maintenant!
La carabine se mit en place. Ce n'est pas lui qui la brandit,
mais lorsque la force qui avait soulevé l'arme le quitta, il fut
capable, sans effort, de prendre la suite. Il sélectionna le réglage
au coup par coup, soupira et appuya deux fois sur la détente. La
première balle manqua sa cible et ricocha sur le béton, devant la
fouine. Des fragments de ciment volèrent. La saleté eut un
mouvement de recul, se tourna, le vit et découvrit la pelote
d'aiguilles qu'elle avait dans la gueule.
« T'as raison, ma beauté, souris à l'objectif. »
La deuxième balle traversa directement le sourire dépourvu
d'humour de la fouine. Projetée en arrière, elle alla heurter le mur
et resta allongée sur le sol. Et cependant, alors même que
manquait la moitié de sa tête rudimentaire, son instinct opérait
encore. Elle se remit à ramper. Owen visa et, tandis qu'il alignait
sa cible, pensa aux Rapeloew, Dick et Irène. Des gens charmants.
De bons voisins. Si l'on avait besoin d'un peu de sucre ou de lait
(ou encore d'une épaule sur laquelle pleurer), il suffisait d'aller
frapper à leur porte pour que ça s'arrange. Ils ont dit que c'était
une attaque ! lui avait crié Mr Rapeloew. A ceci près que le petit
Owen avait cru qu'il parlait d'une cigogne. Quand on est enfant, on
comprend tout de travers.
C'était donc pour les Rapeloew. Et pour l'enfant qui avait
continué à tout comprendre de travers.
Il tira un troisième coup de feu. La balle atteignit le byrum en
plein milieu et le coupa en deux. Les morceaux déchiquetés
continuèrent à tressaillir... à tressaillir... puis ne bougèrent plus.
Underhill fît alors décrire un court segment d'arc à sa
carabine. Arrêtant la mire, cette fois, au milieu du menton de Gary
Jones.
Jonesy le regarda sans ciller. Owen était fatigué -
mortellement fatigué, telle était son impression - mais ce type
paraissait avoir atteint un degré supplémentaire dans
l'épuisement. Jonesy leva les mains. Elles étaient vides.
« Vous n'avez aucune raison de me croire, dit-il, mais Mr Gray
est mort. Je lui ai tranché la gorge pendant qu'Henry lui appuyait
un oreiller sur la figure. Exactement comme dans Le Parrain.
- Vraiment ? » dit Underhill. Il avait répondu d'un ton tout à
fait neutre. « Et où, exactement, s'est passée cette exécution ?
- Dans un hôpital général du Massachusetts mental. »
Jonesy eut un petit rire, un rire dépourvu de joie comme
jamais Owen n'en avait entendu de sa vie.
« Un hosto où les cerfs se promènent tranquillement dans les
couloirs et où le seul programme de télé est un vieux film intitulé
Sympathie pour le Diable. »
Underhill eut un léger sursaut.
« Descendez-moi si vous devez le faire, soldat. J'ai sauvé le
monde - avec un petit coup de main de dernière minute de votre
part, je le reconnais volontiers. Vous pourriez tout aussi bien me
payer ce service de la manière habituelle. Sans compter que ce
salopard m'a aussi recassé la hanche. Un petit cadeau d'adieu du
petit homme qui n'était pas là. La douleur est... (il découvrit les
dents) très grande. »
Owen garda son arme pointée encore quelques instants, puis
l'abaissa. « Faudra vivre avec », dit-il.
Jonesy se laissa retomber sur les coudes, grogna et fît porter
son poids, du mieux qu'il put, sur sa bonne hanche.
« Duddits est mort. Il valait mieux que nous deux réunis,
beaucoup mieux, et il est mort. » Il se cacha les yeux un moment,
puis laissa retomber sa main. « Mon Dieu, quelle superbordelerie,
comme aurait dit Beaver. C'est le contraire d'une superrigolerie,
vous comprenez... en Beaver-langue, une superrigolerie est un
moment particulièrement chouette, de nature éventuellement
sexuelle, mais pas forcément ».
Le militaire n'avait aucune idée de ce que voulait dire Jonesy ;
sans doute délirait-il.
« Duddits est peut-être mort, mais pas Henry. Nous sommes
poursuivis par des gens, Jonesy. Des gens dangereux. Vous
m'entendez ? Savez-vous où ils se trouvent ? »
Allongé sur le sol glacial jonché de feuilles mortes, Jonesy
secoua la tête.
« Je suis revenu au bon vieux système traditionnel des cinq
sens, j'en ai peur. Finie la perception extrasensorielle. Les Grecs
peuvent apporter des cadeaux, mais comme dit le proverbe, timeo
Danaos... jamais il ne faut autant s'en méfier (il rit). Bon Dieu, je
pourrais perdre mon boulot pour avoir sorti une connerie
pareille ! Vous êtes sûr qu'il ne vaudrait pas mieux me tirer une
balle dans la tête ? »
Underhill ne fit pas plus attention à ça qu'il ne s'était intéressé
aux réflexions sémantiques de Jonesy sur superbordelerie et
superrigolerie. Kurtz arrivait, tel était le problème qu'il avait sur
les bras, pour le moment. Il n'avait rien entendu, mais cela ne
prouvait rien. La neige était tellement épaisse qu'elle étouffait tous
les bruits. Même les coups de feu.
« Il faut que je retourne à la route. Attendez ici.
- J'ai le choix ? demanda Jonesy en fermant les yeux. Si vous
saviez, j'aimerais rien tant que retourner dans mon bureau,
confortable et bien chauffé. Je n'aurais jamais pensé dire un jour
cela, mais le fait est... »
Owen fit demi-tour et descendit l'escalier glissant sans
tomber. Il parcourut les bois des yeux, de part et d'autre du
chemin, mais sans trop forcer. Si Kurtz et Freddy étaient en
embuscade, l'attendant quelque part entre ici et l'Humvee, il
n'aurait pas le temps de faire quoi que ce soit, de toute façon. Il
verrait peut-être des empreintes, mais de trop près - et elles
seraient sans doute la dernière chose qu'il verrait. Tout ce qu'il
pouvait espérer, c'était d'avoir un peu d'avance, voilà tout. S'en
remettre sans réserve à sa foutue bonne étoile, et pourquoi pas ? Il
s'était trouvé dans pas mal de situations critiques et sa foutue
bonne étoile l'en avait toujours tiré, jusqu'ici. Elle allait peut-être...
La première balle l'atteignit à l'abdomen, le faisant reculer ;
gonflant le dos de sa parka. Il s'efforça de rester debout, s'efforça
de ne pas lâcher son arme. Il ne ressentait aucune douleur,
seulement l'impression d'avoir pris un puissant direct expédié par
un adversaire teigneux qui aurait porté un gant de boxe gros
comme un coussin. La deuxième lui frôla le crâne. Sensation
d'alcool dans une plaie ouverte. La troisième le toucha sous la
clavicule gauche et ce fut le sauve-qui-peut général. Il perdit pied
et lâcha la carabine.
Qu'est-ce qu'avait dit Jonesy, déjà ? Qu'après avoir sauvé le
monde, on pouvait le payer de la manière traditionnelle, un truc
comme ça. Et pourquoi pas ? Il avait fallu six heures à Jésus, on
avait accroché une inscription moqueuse au-dessus de sa tête et, à
l'heure du cocktail, on lui avait servi un vinaigre à l'eau bien raide.
Il gisait, une moitié du corps sur le chemin enneigé, l'autre sur
le bas-côté, vaguement conscient d'entendre un cri qui ne venait
pas de lui. On aurait dit un geai bleu géant en colère.
C'est un aigle, pensa-t-il. L'aigle à tête blanche d'Amérique.
Il réussit à inspirer un peu d'air et, bien qu'ayant exhalé plus
de sang qu'autre chose, il parvint à se hisser sur les coudes. Il vit
alors deux personnages émerger du fouillis de bouleaux et de pins,
courbés, en position de combat. L'un d'eux était trapu avec de
larges épaules, l'autre mince, les cheveux gris, et avait une allure
presque désinvolte. Johnson et Kurtz. Le bulldog et le lévrier. Sa
bonne étoile l'avait largué, en fin de compte - en fin de compte,
votre bonne étoile finissait toujours par vous larguer.
Kurtz s'agenouilla à côté de lui, l'œil pétillant. Il tenait à la
main un triangle de papier journal. Il était froissé et légèrement
incurvé, après avoir séjourné longtemps dans la poche revolver de
Kurtz, mais toujours reconnaissable. C'était un chapeau de
gendarme. Dit aussi chapeau de fou.
« Manque de pot, mon gars », dit Kurtz.
Underhill acquiesça. Tout juste. Gros manque de pot. « Je vois
que vous avez eu le temps de me fabriquer un petit quelque chose.
- Eh oui ! As-tu atteint ton objectif principal, au moins ? »
Kurtz, d'un coup de menton, indiqua le bâtiment du regard 12.
« J'l'ai eu », réussit à articuler Owen.
Il avait du sang plein la bouche. Il le recracha, essaya
d'inspirer à nouveau et entendit une grande partie de son souffle
siffler par un trou qu'il ne se connaissait pas jusqu'ici.
« Eh bien, reprit Kurtz d'un ton bienveillant, tout est bien qui
finit bien... c'est comme ça qu'on dit, pas vrai ? »
D'un geste tendre, il posa le chapeau en papier journal sur la
tête de son ex-adjoint. Le sang se mit aussitôt à imbiber le papier,
l'envahissant par capillarité, teintant de rouge l'article sur l'OVNI.
Un autre cri leur parvint, de quelque part au-dessus du lac,
peut-être de l'une des îles qui n'étaient en réalité que des sommets
de collines, dans un paysage que l'on avait volontairement noyé.
« C'est un aigle, dit Kurtz en tapotant l'épaule d'Owen.
Estime-toi heureux, mon garçon. Dieu t'a envoyé son oiseau de
guerre pour te chanter... »
La tête de Kurtz explosa dans un magma de sang, de
fragments osseux et de cervelle. Underhill aperçut une ultime
expression dans les yeux bleus à sourcils blancs : un mélange de
stupéfaction et d'incrédulité. Un instant, l'homme resta campé sur
ses genoux, puis il tomba en avant sur ce qui restait de son visage.
Derrière lui, Freddy Johnson se tenait immobile, le canon de sa
carabine fumant encore.
Freddy, essaya de dire Owen. Aucun son ne sortit de sa
bouche, mais le pilote devait avoir lu sur ses lèvres. Il acquiesça.
« Je ne voulais pas, mais ce salopard m'aurait descendu. Pas
besoin de lire dans son esprit pour le deviner. Pas après toutes ces
années. »
Finis le boulot, pensa Owen. Freddy acquiesça à nouveau.
Peut-être restait-il un vestige de ce foutu don de télépathie chez
lui, en fin de compte.
Owen perdait conscience. S'épuisait. Perdait conscience.
Bonne nuit, gentes dames, bonne nuit, David, bonne nuit, Chet.
Bonne nuit, mon doux prince. Allongé dans la neige, il avait
l'impression de tomber au ralenti dans un lit matelassé du duvet le
plus fin. Quelque part au loin, l'aigle poussa de nouveau son cri
atténué, mais strident. Ils avaient envahi son territoire, troublé la
paix enneigée de l'automne, mais repartiraient bientôt. L'aigle
retrouverait son domaine sous peu.
Nous avons été des héros, pensa Owen. Et comment que nous
en avons été ! Va chier, toi et ton con de chapeau, Kurtz, nous
avons été des ...
Il n'entendit pas le coup de feu final.

30

Il y eut d'autres coups de feu ; puis le silence régna à nouveau.


Henry était toujours assis sur le siège arrière de l'Humvee à côté
de son ami mort, essayant de déterminer ce qu'il lui fallait faire.
Les chances qu'ils se soient entretués lui paraissaient minces. Les
chances pour que les bons (non, le bon) aient eu le dessus sur les
méchants lui semblaient encore plus minces.
Sa première impulsion, après avoir tiré cette conclusion, fut de
dégager sans plus tarder du véhicule et d'aller se cacher dans les
bois. Puis il regarda la couche de neige (Si jamais je revois un jour
de la neige, ce sera une fois de trop, se dit-il) et rejeta cette idée.
Si Kurtz ou le type qui était avec lui revenaient dans la prochaine
demi-heure, l'empreinte de ses propres pas serait encore visible.
Ils n'auraient qu'à les suivre et ils finiraient par le tuer comme un
chien enragé. Ou une fouine.
Trouve-toi donc un fusil. Et tire le premier.
L'idée était déjà meilleure. Il n'était pas aussi bon tireur que
Wyatt Earp, mais il ne se défendait pas trop mal. Tirer sur un
homme était fichtrement différent de tirer sur un cerf, pas besoin
d'être psy pour le comprendre, mais il était convaincu que, pourvu
qu'il les ait dans sa ligne de mire, il n'aurait pas beaucoup
d'hésitation à faire feu sur des types pareils.
Il tendait déjà la main vers la poignée de porte lorsqu'il
entendit un juron de surprise et un bruit sourd suivi d'une
détonation. Très proche, cette fois. Il se dit que quelqu'un venait
de glisser dans la neige et avait involontairement fait feu en
tombant le cul par terre. Avec un peu de chance, ce fils de pute
s'était peut-être tué. Était-ce trop espérer ? Est-ce que...
Mais non. Fausse joie. Il entendit un grognement retenu :
l'homme qui venait de tomber se relevait. Il ne lui restait plus
qu'une solution. Il se rallongea sur le siège, passa les bras de
Duddits autour de lui aussi bien qu'il put et fit le mort. Les
chances que ce stratagème grossier réussissent lui paraissaient
minces, elles aussi. Les salopards étaient passés dans un sens -
évident, puisque l'un d'eux au moins était encore en vie - mais à ce
moment-là, ils étaient diablement pressés. Sur le chemin du
retour, il serait beaucoup plus difficile de les faire tomber dans le
panneau à cause de quelques impacts de balle, d'un peu de verre
brisé et du sang qu'avait perdu le malheureux Duddits dans son
ultime hémorragie.
Il entendit le bruit de pas caractéristique, crissant et étouffé à
la fois, de bottes dans la neige. Probablement Kurtz l'infâme. S'il
n'en restait qu'un... Les ténèbres s'approchant. Mort dans
l'après-midi. Les ténèbres qui n'étaient plus ses amies - il jouait au
cadavre, à présent -, mais s'approchant tout de même.
Henry ferma les yeux... attendit...
Le bruit de pas passa devant l'Humvee sans même ralentir.

31

L'objectif stratégique de Freddy Johnson était pour le moment


ultrapratique et à ultracourt terme : rejoindre ce bon Dieu
d'Humvee et faire demi-tour sans s'embourber. Cela fait, il
pourrait envisager de franchir la fondrière d'East Street qui avait
été fatale à la Subaru sans s'y enliser lui-même. S'il réussissait à
rejoindre la route en dur, son horizon s'éclaircirait d'un poil. Il
évoqua un bref instant l'autoroute du Massachusetts, tandis qu'il
ouvrait la portière de l'Humvee et se glissait derrière le volant. Elle
traversait un sacré bout d'Amérique, la I-90, de Boston à Seattle.
Voilà qui faisait bien des endroits où se planquer.
La puanteur de vieux pets et d'alcool éthylique glacé l'agressa
comme une gifle lorsqu'il claqua la portière. Perlmutter ! Ce bon
Dieu de Pearly ! Dans son excitation, il avait complètement oublié
ce petit enfoiré.
Il se tourna, brandissant la carabine... mais Pearly était
toujours dans les pommes. Pas besoin de gaspiller une balle. Il lui
suffisait de le balancer dans la neige. Avec un peu de chance,
Perlmutter gèlerait à mort sans même avoir eu le temps de
reprendre conscience. Lui, et son petit proté...
Pearly ne dormait pas, cependant. Il n'était pas non plus
évanoui. Ni dans le coma, même pas ça. Pearly était mort. Et on
aurait dit qu'il s'était... plus ou moins ratatiné. Presque momifié.
Ses joues s'étaient creusées, ridées. Ses orbites étaient deux trous
profonds comme si, derrière le voile fin de ses paupières closes,
ses globes oculaires étaient tombés dans un volume vide. Son
corps s'appuyait contre la portière côté passager dans une position
étrange, une jambe levée comme s'il avait voulu la croiser sur
l'autre et était mort en tentant de faire un ultime pied de nez - ce
vieux classique. Les couleurs sourdes de son pantalon de treillis
avaient pris une nuance sombre et boueuse et, sous lui, le siège
était mouillé. Les tentacules de la tache qui s'étiraient vers Freddy
étaient rouges.
« Qu'est-ce que c'est que ce bord... »
De l'arrière montèrent brusquement des cris perçants,
assourdissants, à croire qu'on venait de brancher une stéréo, le
volume à fond. Du coin de l'œil, Freddy perçut un mouvement.
Une créature d'une indescriptible monstruosité apparut
fugitivement dans le rétroviseur, arracha l'oreille de Freddy puis
s'attaqua à sa joue, entra par ce passage dans sa bouche et
s'agrippa à sa gencive inférieure. Et la fouine-merde d'Archie
Perlmutter arracha tout un pan du visage de Freddy, comme un
affamé arracherait un pilon à une carcasse de poulet.
Le pilote poussa un hurlement et déchargea son arme dans la
portière côté passager. De son autre main, il essaya de repousser la
chose, mais ses doigts glissèrent sur cette peau huileuse de
nouveau-né. La fouine se retira et, la tête rejetée en arrière, dévora
le morceau qu'elle venait de détacher comme un perroquet
engloutirait un morceau de viande crue. Freddy chercha
précipitamment la poignée de la portière et la trouva ; mais il n'eut
pas le temps de l'ouvrir, car l'immonde chose frappa avant. Cette
fois, ce fut dans les chairs à la jonction du cou et de l'épaule qu'elle
enfonça sa gueule. Il y eut un énorme jet de sang quand la veine
jugulaire se rompit ; il gicla jusqu'au toit de l'Humvee, d'où il
retomba en pluie écarlate.
Les jambes de Freddy s'agitèrent spasmodiquement, un de ses
pieds martelant la pédale de frein de coups rapides. La créature
surgie du siège arrière se retira de nouveau, parut réfléchir, puis se
glissa comme un serpent par-dessus l'épaule de l'homme. De là,
elle se laissa tomber sur ses genoux.
Freddy hurla encore une fois lorsque la fouine lui arracha son
service trois-pièces... puis il ne hurla plus.

32

Henry, assis dans le siège arrière de l'Humvee d'Owen, s'était


tourné pour suivre les événements qui se déroulaient dans l'autre
véhicule, garé à une vingtaine de mètres. L'homme qui venait d'y
monter s'agitait en tout sens derrière le volant. Henry apprécia le
voile épais de neige qui brouillait sa vision, apprécia aussi la giclée
de sang, sur l'intérieur du pare-brise, qui vint obscurcir en partie
ce qui se passait.
Il en voyait largement assez.
Finalement, la marionnette arrêta ses gesticulations
désordonnées et tomba de côté. Une silhouette volumineuse
s'éleva au-dessus, dans une attitude qui avait quelque chose de
triomphal. Henry savait de quoi il s'agissait ; il avait vu la même
dressée sur le lit de Jonesy, au Trou dans le Mur. Un détail ne lui
avait pas échappé, cependant : une des vitres de l'Humvee qui les
avait poursuivis était brisée. Il doutait que la créature ait
beaucoup d'intelligence, mais combien lui en fallait-il pour qu'elle
remarque l'air froid qui en provenait ?
Elles n'aiment pas le froid. Le froid les tue.
En effet, en effet. Mais Henry n'avait nullement l'intention
d'en rester là, et pas seulement parce que le lac était tout proche et
qu'il entendait le clapotis de l'eau sur la rive. Une dette
extraordinairement élevée avait été contractée, et il était le seul à
pouvoir présenter la facture. L'heure des représailles avait sonné.
La vengeance est un plat qui se mange froid, comme l'avait
souvent observé Jonesy, et il devait agir froidement.
Il regarda par-dessus le siège. Aucune arme. Il se pencha
davantage et ouvrit la boîte à gants. Rien là-dedans non plus,
sinon un fouillis de factures, de reçus d'achat d'essence, et un livre
de poche délabré intitulé Comment être son meilleur ami.
Henry ouvrit la portière, descendit dans la neige... et ses pieds
le trahirent tout de suite. Il atterrit lourdement sur les fesses, son
dos raclant au passage le bas de caisse surélevé du véhicule.
Baise-moi l'cul, Freddy. Il se releva, glissa à nouveau, s'agrippa à
la portière ouverte et réussit à rester debout. Sur quoi, il s'avança
prudemment vers l'arrière de l'Humvee, le long de la carrosserie,
sans perdre un instant de vue son jumeau garé plus loin. Il
apercevait vaguement la chose, à l'intérieur, qui s'agitait et
festoyait sur le chauffeur.
« Ne bouge pas, ma beauté », dit Henry en se mettant à rire.
Un rire qui lui parut parfaitement dément, mais cela ne l'arrêta
pas. « Ponds-moi donc quelques œufs. Je suis le marchand d'œufs,
après tout. Le brave marchand d'œufs du quartier. À moins que tu
préfères un exemplaire défraîchi de Comment être son meilleur
ami ? J'en ai un. »
Il riait tellement fort, à présent, qu'il pouvait à peine parler.
Ses pieds dérapaient constamment dans la neige mouillée et
traîtresse ; on aurait dit un gosse, après l'école, en route avec sa
luge pour la hauteur la plus proche. Se tenant au flanc du véhicule
du mieux qu'il pouvait, c'est-à-dire à rien du tout ou à peu près.
Tout en surveillant la saleté, qui bougeait, se contorsionnait... puis
il ne la vit plus. Oh-oh. Où diable était-elle passée ? Dans l'un des
films de merde de Jonesy, ce serait le moment où commencerait
la musique qui flanque la frousse. L'Attaque de la Fouine-Merde
Tueuse. Il se mit à rire de plus belle.
Il était enfin arrivé à l'arrière. Il suffisait d'enfoncer le
poussoir, et le hayon allait se lever. Sauf s'il avait été fermé à clef.
Probablement. Henry ne se souvenait pas si Underhill l'avait
ouvert ou non devant lui. Encore moins s'il s'était servi d'une clef.
Il n'était manifestement pas son propre meilleur ami.
Toujours caquetant de fou rire, des larmes lui coulant des
yeux, il pressa le bouton du pouce ; le hayon s'ouvrit. Henry le
souleva complètement et regarda dans le coffre. Des fusils, Dieu
soit loué. Des carabines de l'armée comme celle qu'Owen avait
emportée pour sa dernière patrouille. Henry en prit une et
l'examina. Sécurité ? Vérifiée. Mode de tir ? Vérifié. Chargeur ? il
était marqué U.S. ARMY 5.56 CAL 120 RNDS. Vérifié. Il disposait de
cent vingt cartouches.
« Tellement simple que même un byrum pourrait le faire. » Et,
de nouveau, il éclata de rire. Plié en deux, se tenant l'estomac et
glissant dans la gadoue, risquant de tomber à tout instant. Il avait
mal aux jambes, il avait mal au dos, il avait mal au cœur, surtout...
et cependant, il riait. Il était le marchand d'œufs, le marchand
d'œufs, et il riait comme une hyène.
Il se dirigea vers l'autre véhicule, côté conducteur, l'arme
braquée (la sécurité en position off, du moins l'espérait-il avec
ferveur), la musique craignos jouant dans sa tête, mais riant
toujours. Ah, le bouchon du réservoir d'essence, pas d'erreur. Mais
où était donc passée Gamera, la terreur venue du fond de
l'espace ?
Comme si la saleté avait capté sa pensée (ce qui, se rendit-il
compte, était parfaitement possible), la fouine se jeta la tête la
première contre la vitre arrière. Celle qui était intacte, grâce au
ciel. Elle était couverte de sang, de poils, de fragments de chair.
Ses yeux ignobles fixaient ceux d'Henry. Savait-elle qu'elle avait
une issue, un moyen de sortir du véhicule ? Peut-être. Et peut-être
comprenait-elle même que l'utiliser signifierait une mort rapide
pour elle.
Elle exhiba sa pelote de dents.
Henry Devlin, qui avait jadis remporté le prix « Action
charitable » de la Société américaine de psychiatrie pour un article
paru dans le New York Times intitulé « La Fin de la Haine »,
réagit en découvrant lui aussi ses dents. Ça faisait du bien. Puis il
lui tendit son majeur. Pour Beaver. Et pour Pete. Ça aussi, ça
faisait du bien.
Quand il braqua la carabine, la fouine - stupide, peut-être,
mais pas totalement - disparut à sa vue. Parfait ; Henry n'avait
jamais eu l'intention de tirer à travers la vitre. Au contraire, il était
ravi qu'elle soit allée se réfugier sur le plancher. Va te coller le plus
près possible du réservoir, ma chérie, pensa-t-il. Il régla l'arme
sur tir automatique et tira une longue rafale dans le secteur du
bouchon.
La série de détonations fut assourdissante. Un énorme trou
déchiqueté apparut à l'emplacement du bouchon et, un instant, il
ne se produisit rien d'autre. Parle-moi un peu de la façon dont ça
se passe dans les films, pensa-t-il. Puis il entendit un murmure
rauque qui s'éleva de plus en plus pour devenir un sifflement
guttural. Il fit deux pas en arrière, dérapa et tomba sur le cul. Sa
chute, cette fois, sauva au moins sa vue, sinon sa vie. L'arrière de
l'Humvee de Kurtz explosa à peine une seconde plus tard, le feu
jaillissant d'en dessous en grands pétales jaunes. Les pneus arrière
bondirent sur la neige, des débris de verre s'éparpillèrent au
milieu des flocons, tout cela passant par-dessus la tête d'Henry.
Puis il sentit l'intensité de la chaleur l'atteindre et il s'éloigna
rapidement en rampant, tirant la carabine par la bandoulière et
riant comme un dément. Il y eut une seconde explosion qui envoya
dans tous les sens des fragments acérés comme des shrapnels.
Henry se remit sur pied comme s'il montait à une échelle, en
s'aidant d'un arbre dont les branches basses auraient été les
barreaux. Debout, haletant, riant, le dos douloureux, les jambes
douloureuses, une sensation bizarre de tension dans le cou. Tout
l'arrière de l'Humvee était la proie des flammes. Il entendait les
pépiements sauvages de la saleté en train de cramer à l'intérieur.
Il décrivit un large cercle autour du véhicule en feu, l'arme
braquée sur la vitre brisée. Il resta là un moment, puis se rendit
compte que c'était complètement idiot. Toutes les vitres de
l'Humvee étaient cassées, sauf le pare-brise. Il éclata de nouveau
de rire. Quel crétin ! Mais quel parfait crétin !
À travers l'enfer des flammes, il voyait, dans l'habitacle, la
fouine qui oscillait comme un ivrogne. Combien de balles restait-il
dans son chargeur, si jamais elle sortait, cette saloperie ?
Cinquante ? Vingt ? Cinq ? Il faudrait qu'il fasse avec, de toute
façon. Pas question de courir de risque en retournant chercher un
chargeur dans l'Humvee d'Owen.
Mais la bestiole ne sortit pas.
Henry monta ainsi la garde pendant cinq minutes, puis cinq
de plus. La neige tombait, l'Humvee brûlait, envoyant sa fumée
noire dans le ciel blanc. Tandis qu'il patientait, il pensa à la parade
annuelle de Derry, à la fanfare jouant « New Orleans » et à
l'arrivée d'un personnage juché sur des échasses, le cow-boy de
légende, et combien Duddits avait été excité, au point de sautiller
sur place. Il pensa à Pete, à la sortie du collège, les attendant les
mains en coupe devant la bouche comme s'il se cachait pour
fumer. Pete, dont le grand rêve avait été d'être le capitaine de la
première expédition humaine pour Mars. Il pensa à Beaver et à
son blouson de Fonzie, le Beav et ses cure-dents, le Beav chantant
une berceuse à Duddits, Baby's boat is a silver dream... Beaver
serrant Jonesy dans ses bras le jour du mariage de ce dernier et lui
disant qu'il fallait qu'il soit heureux, qu'il le soit en leur nom à
tous.
Jonesy.
Lorsque Henry fut absolument certain que la fouine était
morte - incinérée -, il s'engagea dans le sentier. Il fallait voir si par
hasard Jonesy était encore vivant. Il ne nourrissait guère
d'espoir...
un peu, tout de même, découvrit-il.

33

C'était la douleur, et seulement la douleur, qui clouait Jonesy


au monde ; et au premier abord, il crut que l'homme hagard aux
joues barbouillées de suie était un rêve, l'ultime produit de son
imagination. Parce que cet homme semblait être Henry.
« Jonesy ? Hé, t'es là, Jonesy ? » Henry claqua des doigts
devant les yeux de son ami. « La Terre appelle Jonesy !
- Henry ? C'est toi, Henry ?
- Oui, c'est moi. »
Henry jeta un coup d'œil au chien encore à moitié engagé dans
l'ouverture, en haut du regard 12, puis il revint à Jonesy. C'est avec
une infinie tendresse qu'il repoussa les cheveux qui retombaient
sur le front du blessé.
« Eh bien, mon vieux, il t'en a fallu... », commença Jonesy.
Puis le monde se mit à vaciller. Il ferma les yeux, se concentra, les
rouvrit. « ... du temps pour revenir du magasin. T'as pas oublié le
pain, au moins ?
- Non, mais j'ai perdu les hot dogs.
- Quel branleur, ce mec, dit Jonesy, prenant une longue
inspiration chevrotante. J'irai, la prochaine fois.
- Baise-moi l'oignon, ducon. »
Et Jonesy se laissa glisser dans l'obscurité, le sourire aux
lèvres.
ÉPILOGUE

LE JOUR DE LA FÊTE DU TRAVAIL

« L'univers, c'est une belle saloperie. »

NORMAN MACLEAN
Encore un été de passé, pensa Henry.
L'idée n'avait cependant rien de triste ; ils venaient de
connaître un été agréable, et l'automne s'annonçait tout aussi
plaisant. Pas d'expédition de chasse, cette année, et il aurait sans
aucun doute droit à une petite visite de ses nouveaux amis
militaires (lesquels voulaient par-dessus tout s'assurer qu'il ne lui
poussait pas un feuillage bizarroïde de nuance rougeâtre sur la
peau) ; mais ça ne suffirait pas à lui gâcher la saison. Il ferait bon,
les journées seraient claires, les nuits longues.
Parfois, aux petites heures de la nuit, les vieilles amies
d'Henry venaient elles aussi lui rendre visite, mais dans ce cas-là,
il allait simplement s'asseoir dans son bureau, un livre sur les
genoux, en attendant qu'elles décampent. Ce qu'elles finissaient
toujours par faire. Et le soleil finissait toujours par se lever. Le
sommeil dont on n'avait pu jouir une nuit s'emparait de vous la
nuit suivante, parfois, et il venait comme une amante. C'était
quelque chose qu'il avait appris depuis le dernier mois de
novembre.
Il buvait une bière, installé sur le porche du cottage de Jonesy
et Carla, à Ware, celui qui donnait sur la rive du Pepper Pond.
L'extrémité sud du réservoir Quabbin se trouvait à environ six
kilomètres de là. Et l'East Street aussi, bien sûr.
La main qui tenait la boîte de Coors n'avait que trois doigts. Il
avait perdu l'auriculaire et l'annulaire à cause du gel ; soit pendant
qu'il avait parcouru Deep Cut Road à skis, après avoir quitté le
Trou dans le Mur, soit lorsqu'il avait ramené Jonesy jusqu'à
l'Humvee encore en état de marche, sur un travois de fortune.
L'automne précédent avait été la saison où il avait traîné des gens
dans la neige, semblait-il, avec des succès divers.
Sur le petit bout de plage, Carla Jones préparait un barbecue.
Noël, le bébé, tournait d'un pas incertain autour de la table de
pique-nique, les couches lui pendant sur les fesses. Il agitait
joyeusement un hot dog calciné. Les trois autres petits Jones, dont
les âges allaient de onze à six ans, étaient dans l'eau, criaient et
s'éclaboussaient. Henry admettait que l'impératif biblique voulant
qu'on croisse et se multiplie n'était peut-être pas sans fondement,
mais il lui semblait que Carla et Jonesy le prenaient un peu trop au
pied de la lettre.
Derrière lui, la porte-moustiquaire claqua. Jonesy arriva,
portant un seau plein de bières dans de la glace. Sa claudication
n'était pas très marquée ; cette fois-ci, l'orthopédiste avait
simplement dit, au diable ce vieux matos, et avait tout remplacé
par du Téflon et de l'acier. De toute façon, il aurait dû finir par
tout changer, avait-il expliqué à Jonesy ; mais s'il avait fait un peu
plus attention, son ancien équipement aurait pu tenir encore cinq
ans. L'opération avait eu lieu en février, peu après les six semaines
de « vacances » que Jonesy et Henry avaient passées en
compagnie des services de renseignements de l'armée et de leurs
psy spécialisés.
Les militaires avaient offert de payer, aux frais d'Oncle Sam, la
nouvelle hanche de Jonesy, sans doute pour conclure le débriefing
sur une bonne note, mais il avait dit non, merci beaucoup, il ne
voulait pas priver son orthopédiste personnel de travail, ni enlever
à son assurance le plaisir d'honorer la facture.
À l'époque, l'un comme l'autre n'avaient eu qu'une envie,
ficher le camp du Wyoming. Les appartements étaient
irréprochables (à condition que la vie sous terre ne vous rende pas
claustrophobe), la nourriture méritait trois étoiles (Jonesy prit
plus de deux kilos, Henry presque neuf), et les films étaient en
première exclusivité. L'atmosphère, cependant, avait un petit côté
docteur Folamour légèrement dérangeant. Pour Henry, ces six
semaines avaient été bien pires que pour Jonesy. Ce dernier
souffrait, mais avant tout à cause de sa hanche de nouveau
démise ; ses souvenirs d'avoir partagé son corps avec un certain
Mr Gray avaient perdu, en un laps de temps étonnamment court,
leurs couleurs et leur intensité pour prendre la consistance d'un
rêve.
Ceux d'Henry, en revanche, n'avaient fait que devenir plus
vivaces. Les pires étaient ceux de la grange. Les militaires chargés
du débriefing s'étaient tous montrés pleins de compassion ; ils
n'avaient rien à voir avec Kurtz et ses affreux, mais Henry ne
pouvait oublier Bill, Marsha et Darren Chiles, Mr Méga-Pétard de
Newton. Ils venaient souvent lui rendre visite dans ses rêves.
Comme Owen Underhill.
« Les renforts arrivent », commenta Jonesy en posant le seau
à terre.
Avec un grognement et une grimace, il s'installa dans le
rocking-chair voisin de celui de son ami.
« Encore une et j'arrête, dit Henry. Je repars pour Portland
dans une heure, et je n'ai pas envie de choper un PV pour conduite
en état d'ivresse.
- Passe donc la nuit ici », lui proposa Jonesy, tout en
surveillant Noël. Le bébé s'était laissé tomber dans l'herbe sur le
derrière, sous la table de pique-nique, et paraissait très concentré
sur la tâche consistant à enfoncer la saucisse dans son nombril.
« Avec ta ribambelle de gosses chahutant jusqu'à minuit ou
plus tard encore ? Ou pour me gaver de films d'horreur de Mario
Bava ?
- C'est un genre que je ne pratique presque plus, avoua Jonesy.
On se fait un petit festival Kevin Costner se soir, à commencer par
The Bodyguard.
- Je croyais que tu avais dit pas de films d'horreur.
- Gros malin. » Il haussa les épaules et sourit. « Comme tu
voudras. »
Henry leva sa bière.
« Aux amis absents. »
Jonesy en fit autant.
« Aux amis absents. »
Ils entrechoquèrent les boîtes et burent.
« Comment va Roberta ? » demanda Jonesy.
Henry sourit.
« Pas mal du tout. J'ai eu quelques craintes, pendant les
funérailles... »
Jonesy acquiesça. Les militaires les avaient lâchés un moment.
Henry et lui, dans son fauteuil roulant, s'étaient rendus à
l'enterrement de Duddits. Ils avaient soutenu Roberta. Sans leur
aide, elle se serait peut-être effondrée.
« ... mais elle remonte bien la pente. Elle parle d'ouvrir une
boutique d'artisanat. Je crois que c'est une bonne idée. Il lui
manque, évidemment. Depuis la mort d'Alfie, Duddits était toute
sa vie.
- Il était la nôtre, aussi, observa Jonesy.
- Oui, sans doute.
- Si tu savais comme je regrette que nous n'ayons pas essayé
de le contacter pendant toutes ses années. Dire qu'il avait une
putain de leucémie et que nous ne le savions même pas !
- Mais si, nous le savions. »
Jonesy le regarda, sourcils levés.
« Hé, Henry ! appela Carla. Comment tu veux ton
hamburger ?
- Cuit ! répliqua-t-il sur le même ton.
- Comme vous voudrez, majesté. Tu veux être un amour et
t'occuper du bébé ? Ce hot dog va rapidement se transformer en
un crad'dog, sinon. Enlève-lui cette horreur et donne le bébé à son
père. »
Henry descendit les quelques marches, alla récupérer le petit
Noël sous la table et le ramena avec lui sous le porche.
« Ennie ! » s'écria joyeusement le bambin, qui comptait
dix-huit mois depuis peu.
Henry s'arrêta, le dos parcouru par un frisson. Il avait
l'impression d'avoir été interpellé par un fantôme.
« Miam-miam, Ennie, miam-miam ! »
Noël porta un coup sur le nez d'Henry avec sa saucisse pour
souligner la justesse de sa thèse.
« Merci, mais je préfère attendre mon hamburger.
- Pas miam-miam ?
- Je vais avoir mon miam-miam, mon p'tit lapin. Mais je ferais
peut-être bien de récupérer cette cochonnerie. Tu en auras une
autre quand elles seront cuites. »
Il prit délicatement la saucisse de la petite main de Noël, posa
le bébé sur les genoux de Jonesy et reprit sa place. Le temps que
Jonesy ait fini d'essuyer la moutarde et le ketchup sur le nombril
de son fils, celui-ci s'était presque endormi.
« Qu'est-ce que tu as voulu dire par mais si, nous le savions ?
demanda Jonesy.
- Ah, voyons, mon vieux. Nous l'avons peut-être laissé, ou
nous avons essayé de le laisser, mais crois-tu que Duddits nous ait
jamais quittés ? Après tout ce qui était arrivé, peux-tu croire
vraiment cela ? »
Très lentement, Jonesy secoua la tête.
« Cela tenait en partie au fait que nous grandissions -
grandissions chacun de notre côté -, mais en partie aussi à l'affaire
Richie Grenadeau. Ça nous travaillait de la même manière que le
plat des Rapeloew travaillait Owen Underhill. »
Jonesy n'eut pas besoin de lui demander ce qu'il voulait dire ;
dans le Wyoming, ils avaient eu largement le temps de se raconter
mutuellement leur histoire.
« Il y a un vieux poème qui raconte l'histoire d'un homme
voulant dépasser Dieu, reprit Henry. ‘‘Le molosse céleste’’.
Duddits n'était pas Dieu, certainement pas, mais il était notre
molosse. Nous avons couru aussi vite et aussi loin que nous avons
pu, mais...
- Mais nous n'avons jamais pu sortir de l'attrape-rêves, c'est
ça ? Aucun de nous ne l'a pu. Et puis, ils sont arrivés. Le byrum.
Des crétins de spores dans des vaisseaux spatiaux construits par
une autre race. C'était bien ce qu'ils étaient ? Et seulement ce
qu'ils étaient ?
- Nous ne le saurons jamais, j'en ai bien peur. Il n'a été
répondu qu'à une seule question, l'automne dernier. Pendant des
siècles, nous avons regardé les étoiles et nous nous sommes
demandé si nous étions seuls dans l'univers. Au moins, nous
savons maintenant que nous ne le sommes pas. Sacrée nouvelle,
tout de même, non ? Gerritsen... tu te souviens de lui ? »
Jonesy acquiesça. Bien sûr, qu'il se souvenait de Terry
Gerritsen. Le psychologue de la Navy responsable de l'équipe de
débriefing du Wyoming, toujours à plaisanter que c'était bien le
style de l'Oncle Sam de l'avoir mis en poste à un endroit où
l'étendue d'eau la plus proche était l'abreuvoir à vaches de Lars
Kilborn. Gerritsen et Henry s'étaient bien entendus, même s'ils
n'étaient pas réellement devenus amis, car, d'une certaine
manière, la situation l'interdisait. Jonesy et Henry avaient été bien
traités dans le Wyoming, mais pas comme des invités. Henry
Devlin et Terry Gerritsen étaient cependant collègues sur un plan
professionnel, ce qui faisait une différence.
« Gerritsen a commencé par penser qu'il avait été répondu à
deux questions : que nous n'étions pas seuls dans l'univers et que
nous n'étions pas la seule espèce intelligente de l'univers. J'ai eu
du mal à le convaincre que son second postulat se fondait sur un
paralogisme, un raisonnement bâti comme une maison édifiée sur
du sable. Je ne crois pas avoir entièrement réussi à le convaincre,
mais il me semble l'avoir tout de même un peu ébranlé dans ses
certitudes. Quoi que soit le byrum, ce n'est pas un constructeur de
vaisseaux spatiaux, et l'espèce qui les a construits a pu disparaître.
Qui sait ? Elle est peut-être réduite à l'état de byrum, aujourd'hui.
- Mr Gray n'était pas stupide.
- Non, mais seulement une fois installé dans ta tête, je suis
bien d'accord. Mr Gray, c'était toi, Jonesy. Il t'a volé tes émotions,
tes souvenirs, ton goût pour le bacon...
- J'y ai définitivement renoncé.
- Tu m'étonnes ! Il a aussi volé le fond de ta personnalité. Ce
qui inclue ton inconscient. Tout ce qui en toi aimait les films
d'horreur de Mario Bava et les westerns de Sergio Leone, tout ce
qui faisait que tu prenais ton pied avec des trucs violents et faisant
peur... Mr Gray, vieux, adorait ces conneries. Et pourquoi pas ? Ce
sont autant d'instruments de survie primitifs. En tant que dernier
représentant de son espèce perdu dans un environnement hostile,
il s'est emparé de tous les instruments sur lesquels il a pu mettre
la main.
- Tu déconnes. »
L'expression de Jonesy disait clairement que cette idée lui
déplaisait souverainement.
« Pas du tout. Au Trou dans le Mur, tu as vu exactement ce
que tu t'attendais à voir, à savoir un être venu d'ailleurs dans le
style de X-Files et de Rencontre du troisième type. Tu as inhalé le
byrus... il n'y a aucun doute qu'il s'est produit au moins ce contact
physique... mais tu était complètement immunisé. Comme, nous le
savons maintenant presque avec certitude, environ la moitié de
l'espèce humaine. Ce que tu as saisi était une intention... une sorte
d'impératif aveugle. Bordel, il n'y a aucun terme pour décrire ça,
car il n'y a aucun terme pour les décrire, eux. Mais je crois qu'il est
entré en toi parce que tu croyais qu'il était là.
- Tu es en train de me dire, au fond, remarqua Jonesy en
regardant Henry par-dessus la tête de son fils endormi, que j'ai
failli provoquer la destruction de l'humanité à cause d'une
grossesse nerveuse ?
- Oh, non ! S'il n'y avait eu que ça, les choses se seraient
tassées toutes seules. Se seraient résumées à... un bref délire. Mais
l'idée de Mr Gray s'est prise en toi comme dans une toile
d'araignée.
- Elle s'est prise dans l'attrape-rêves.
- Oui. »
Ils gardèrent le silence. Carla allait bientôt les appeler ; ils
mangeraient des hot dogs et des hamburgers, de la salade de
pommes de terre et de la pastèque, sous le bouclier bleu
infiniment perméable du ciel.
« Et dirais-tu que tout cela est une pure coïncidence ?
demanda Jonesy au bout d'un moment. Que c'est par hasard qu'ils
ont débarqué dans le Jefferson Tract, que c'est par hasard que je
m'y trouvais ? Et pas seulement moi, mais toi, Peter et Beaver.
Sans parler de Duddits, à trois cents kilomètres à peine plus au
sud ; il ne faut pas l'oublier. Car c'est Duddits qui nous maintenait
ensemble.
- Duddits a toujours été une lame à deux tranchants. Josie
Rinkenhauer d'un côté, Duddits le découvreur, le sauveur. Richie
Grenadeau de l'autre, Duddits le tueur. Sauf que Duddits avait
besoin de notre aide pour le tuer. J'en suis sûr. Car nous
possédions le substrat inconscient le plus profond. Nous avons
fourni la haine et la peur, la peur que Richie s'en prenne vraiment
à nous, comme il l'avait promis. Nous avons toujours eu un côté
noir bien plus accentué que celui de Duddits. Sa conception de la
méchanceté n'allait pas plus loin que compter les points à l'envers
au cribbage, et il le faisait davantage pour s'amuser que pour autre
chose. Cependant... tu te souviens du jour où Pete lui a descendu
son chapeau sur les yeux et où il est rentré dans le mur ? »
Jonesy s'en rappelait vaguement. Dans le centre commercial,
lui semblait-il. Quand ils étaient jeunes, c'était l'endroit qu'ils
fréquentaient. Autre jour, même merde.
« Pendant un bon bout de temps, Pete a perdu chaque fois
qu'on faisait une partie dans la version Duddits. Il lui comptait
toujours ses points à l'envers, et aucun de nous ne s'en est rendu
compte. On a sans doute pensé que c'était une coïncidence mais, à
la lumière de tout ce que nous savons à présent, j'en doute.
- Tu crois que même Duddits savait garder un chien de sa
chienne ?
- C'est de nous qu'il l'a appris, Jonesy.
- Duddits a offert une prise à Mr Gray. Une prise mentale.
- Ouais, mais il t'a aussi donné une place forte, un endroit où
tu pouvais te cacher de Mr Gray. Ne l'oublie pas. »
Non, se dit Jonesy, il ne l'oublierait jamais.
« Tout, de notre côté, a commencé avec Duddits, reprit Henry.
Nous avions tous quelque chose de bizarre depuis que nous le
connaissions, Jonesy. Tu le sais bien. L'affaire Richie Grenadeau
en est l'aspect le plus spectaculaire, l'arbre qui nous cache la forêt.
Mais si tu te penches sur ce qu'ont été nos vies, tu trouveras
d'autres choses, j'en suis persuadé.
- Defuniak, murmura Jonesy.
- Qui est-ce ?
- L'étudiant que j'ai surpris en train de pomper, juste avant
mon accident. Et cela sans même être physiquement présent le
jour de l'examen.
- Tu vois ? Et à la fin, c'est Duddits qui a démoli cet enfoiré de
petit homme gris. Je vais te dire autre chose : je crois aussi que
c'est lui qui m'a sauvé la vie dans l'Humvee, sur East Street. À mon
avis, il est tout à fait possible que lorsque le sbire de Kurtz nous a
regardés, dans le véhicule - je parle de la première fois -, qu'il ait
eu un petit Duddits dans la tête qui lui disait : ‘‘T'en fais pas, vieille
noix, ils sont bien morts, t'occupes pas d'eux.’’ »
Jonesy, toutefois, n'avait pas oublié son idée précédente.
« Et devons-nous croire que le fait que le byrum soit entré en
contact avec nous - juste nous, au milieu de toute la population de
la planète - est un pur hasard ? Parce que c'est ce que Gerritsen
croyait ; il ne l'a jamais déclaré aussi nettement, mais on voyait
bien qu'il le pensait.
- Et pourquoi pas ? Il y a des scientifiques, des hommes
brillants comme Stephen Jay Gould, qui considèrent que notre
espèce n'existe que grâce à un enchaînement encore plus long et
improbable d'événements fortuits et de coïncidences.
- Et c'est ce que tu crois, toi ? »
Henry leva les mains. Il ne voyait pas très bien comment
répondre sans évoquer Dieu, qui avait fait un retour discret dans
ses préoccupations depuis quelques mois. Par l'entrée de service,
si l'on peut dire, aux heures les plus noires de nombreuses nuits
sans sommeil. Mais fallait-il à tout prix invoquer ce vieux deus ex
machina, pour donner sens à tout ça ?
« Ce que je crois, c'est que Duddits est nous, Jonesy. L'enfant,
c'est moi... toi... tout le monde*. Race, espèce, gènes ; jeu, set et
match. Nous sommes, additionnés, Duddits ; et nos plus nobles
aspirations ne sont rien de plus que le désir de garder la trace de la
boîte à lunch jaune et à apprendre à nous chausser correctement -
Angé oi. Nos gestes les plus méchants, en un sens cosmique, ne
sont rien de plus que le comptage à rebours des points de cribbage
en prenant l'air idiot. »
Jonesy le regardait, fasciné.
« Je me demande si c'est rassurant ou si c'est horrible.
- C'est sans importance. »
Jonesy réfléchit quelques instants, puis demanda :
« Si nous sommes Duddits, qui chante pour nous ? Qui nous
chante notre berceuse et nous aide à nous endormir quand nous
avons peur ou quand nous sommes tristes ?
- Oh, Dieu veille à ça. »
Henry se serait donné un coup de pied pour avoir lâché cette
réponse en dépit de ses bonnes résolutions.
« Et c'est Dieu qui a empêché cette dernière fouine de
dégringoler dans le regard 12 ? Parce que si cette saleté était
tombée dans l'eau, Henry... »
Techniquement, la fouine qui avait incubé dans l'abdomen de
Perlmutter avait été en fait la dernière, mais c'était une argutie, un
cheveu qu'il était inutile de couper en quatre.
« Oh, les conséquences auraient été sérieuses, j'en conviens ;
pendant deux ou trois ans, la question de savoir si on devait ou
non démolir Fenway Park aurait été le dernier des soucis, à
Boston. Mais nous détruire ? Je ne crois pas. Avec nous, ils sont
tombés sur quelque chose de nouveau pour eux. Mr Gray le savait.
Dans ces enregistrements de toi sous hypnose...
- Ne m'en parle pas. »
Jonesy en avait écouté deux et considérait avoir commis la
plus grave erreur de tout son séjour dans le Wyoming. S'écouter
parler en tant que Mr Gray (et devenir Mr Gray lui-même sous
hypnose profonde) lui avait donné l'impression d'écouter quelque
fantôme malveillant. Par moments, il se disait qu'il devait être le
seul homme sur terre à vraiment comprendre ce que c'était que
d'être violé. Il valait mieux oublier certaines choses.
« Désolé. »
Jonesy eut un petit geste de la main pour dire que tout allait
bien, que ce n'était pas un problème, mais il avait nettement pâli.
« Tout ce que je veux dire, c'est qu'à un degré plus ou moins
grand, nous sommes une espèce qui vit dans l'attrape-rêves. Je
déteste cette façon de l'exprimer, on dirait du transcendantalisme
bidon, ça sonne faux à l'oreille, de la vraie tôle, mais nous n'avons
pas de termes pour le décrire, là non plus. Nous aurons peut-être à
en inventer un jour, mais en attendant, on continuera d'appeler ça
attrape-rêves ».
Henry se tourna dans son siège. Jonesy en fît autant,
déplaçant légèrement Noël sur ses genoux. Un attrape-rêves était
suspendu au-dessus de la porte du chalet. Un cadeau d'Henry que
Jonesy avait aussitôt installé, comme un paysan catholique aurait
accroché un crucifix à la porte de sa masure pendant une invasion
de vampires.
« Ils étaient peut-être simplement attirés par toi, reprit Henry.
Par nous. Tout comme les fleurs se tournent vers le soleil, ou
comme la limaille de fer est sensible au magnétisme. On ne peut
pas l'affirmer ; le byrum est beaucoup trop différent de nous.
- Est-ce qu'ils reviendront ?
- Oh, oui. Eux, ou d'autres. »
Il leva les yeux vers le ciel tout bleu de cette journée de fin
d'été. Quelque part au loin, en direction du réservoir Quabbin, un
aigle poussa son cri.
« Tu peux mettre ça à la banque. Mais rien ne presse.
- Hé, les gars ! cria Carla. C'est prêt ! »
Henry prit Noël des mains de son père. Un instant, les deux
hommes furent en contact physique, en contact visuel, en contact
mental ; un instant, ils virent la ligne. Henry sourit. Jonesy aussi.
Puis ils descendirent les marches et traversèrent la pelouse
côte à côte, Jonesy boitant, Henry tenant l'enfant endormi dans
ses bras ; et pendant ces quelques secondes, la seule obscurité fut
leur ombre glissant derrière eux dans l'herbe.

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