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MOOC Techniques et patrimoine

Vidéo 1.3 Orientations historiographiques récentes

par Valérie Nègre, professeur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Ce cours est consacré aux nouvelles perspectives en histoire des techniques. Après la Deuxième Guerre
mondiale, et jusque dans les années 1970 - dans la période que l'on nomme des Trente Glorieuses - marquée
par une forte croissance économique, nous avons vu (vidéo 1.2) que les travaux des premiers historiens des
techniques étaient caractérisés par : 1) une forte attention portée aux changements techniques et en
particulier aux innovations considérées comme majeures, examinées à grande échelle et sur la longue durée ;
2) un eurocentrisme. Les recherches ont d'abord porté sur les pays européens, considérés comme en avance
du point de vue économique et technique. Depuis, ces recherches ont évolué. Les grandes questions que
posent aujourd'hui l'écologie, l'épuisement des ressources de la planète, la dématérialisation du monde, la
mondialisation, invitent à de nouveaux questionnements. Bien sûr, ils sont nombreux et il faut faire des choix.
Nous n'en évoquerons ici qu'un petit nombre : l'intérêt prêté aux pratiques, aux gestes et aux individus
invisibles, à ce que l'on appelle les savoirs pratiques et enfin, aux transferts et aux circulations des techniques.

1. Pratiques, gestes, individus « invisibles »

Depuis une vingtaine d'années, les historiens ont délaissé les grands récits unifiants. Ils se donnent pour
tâche de restituer les pratiques, autrement dit les conditions concrètes de production des objets dans des
contextes sociaux, culturels, politiques et religieux localisés. Parmi les thèmes récents en cours d'exploration,
reliés à des questions actuelles, on peut citer l'histoire des pratiques de réparation, de réemploi ou encore des
pratiques d'entretien. On distingue sur cette photographie d'Eugène Adget datée de 1899, représentant un
chantier de démolition parisien, des matériaux extraits de maçonneries déconstruites, triés et prêts pour la
revente. C'est l'une des traces de ces pratiques de réemploi. D'autres sources, telles que les devis de
construction, comme ici l'offre d'un serrurier pour la récupération des vieux fers, cuivre et plomb, mais aussi
l'observation même des édifices existants, permettent de restituer ces manières de faire. Il reste beaucoup à
découvrir sur ces pratiques de recyclage, de réemploi, de réparation, d'entretien, considérées aujourd'hui
comme vertueuses, qui étaient courantes en Europe dans tous les domaines jusqu'au début du XXe siècle et
qui le sont toujours dans bien des pays. Ces pratiques témoignent de la coexistence des techniques
anciennes et modernes et des interférences entre les deux.
Les historiens partent aussi de l'étude matérielle des lieux où se déroulent les activités techniques : ateliers,
manufactures, boutiques, cabinets, bureaux. Ils se demandent comment sont configurés ces lieux. Qu'est-ce
qu'il s'y passe réellement ? Quelles opérations, quels gestes y sont effectués ? Selon quelle « chaîne
opératoire » pour reprendre une notion familière aux historiens des techniques ? De manière générale, les
historiens (et pas seulement les historiens des techniques) sont attentifs à la matérialité des activités et aux
gestes techniques. Ils explorent leur mode d'existence aussi bien que leur dimension esthétique, comme le
suggèrent les articles à l’écran (Sophie Archambault de Beaune, « De la beauté du geste technique en
préhistoire », Gradhiva, n° 17, 2013, 26-49 et Anne-François Garçon, « Du mode d’existence du geste
technique », E-Phaïstos, IV, 2, 2015, p. 84-92.). L'ouvrage de Françoise Waquet, publié en 2015, L'Ordre
matériel du savoir - comment les savants travaillent s'inscrit dans ce mouvement. Ici, le terme « savants » doit
être compris comme « hommes de science », par exemple, le chimiste Lavoisier, peint par Jacques-Louis
David en 1788, que vous voyez à l'écran. Mais le terme « savants » désigne aussi les professeurs
d'université. De quel support se servent ces savants pour produire et transmettre les connaissances ?
Comment est organisé leur cabinet ? Avec qui travaillent-ils ? Il s'agit de comprendre quelles personnes les
entourent : associés, assistants, mais aussi femmes dont il reste bien souvent à faire l'histoire. De leur côté,
les historiens de l'art s'intéressent à l'atelier comme espace pratique. L'étude de ce lieu à partir de sources
visuelles, comme ici dans ce tableau, mais aussi de sources écrites, montre que l'atelier de l'artiste n'est pas
un lieu de création solitaire, mais un lieu où interagissent différents individus, apprentis, clients. On y crée,
bien sûr, mais on y expose. On y vend aussi. C'est vrai aussi pour les ateliers des artisans qui ne sont pas
seulement des espaces de fabrication, mais aussi pour certains, des lieux d'exposition et de vente, comme le

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montre ici cette vue de l'atelier du maître serrurier Jean Lamour au XVIIIe siècle, où l'on voit le maître artisan
recevoir le roi de Pologne. On distingue à l'arrière-plan les objets fabriqués par le serrurier. Vous remarquerez
que l'artisan tient dans ses mains un dessin. Il se présente comme un concepteur d'objets. L'étude du milieu
matériel conduit aussi à prêter attention aux « techniciens invisibles », pour reprendre l'expression de
l'historien des sciences Steven Shapin, ceux qui prêtent main aux savants, ainsi qu’aux intermédiaires, c'est à
dire aux personnages qui appartiennent à plusieurs mondes qui sont par exemple praticiens et théoriciens à la
fois, tels les architectes, les ingénieurs, les médecins. Partant d'un corpus d'objets et d'individus plus ample,
l'invention, thème classique de l'histoire des techniques, s'est ainsi trouvée fortement renouvelée. Il a été
possible de montrer le dynamisme de personnages restés invisibles qui participent à ce que l'on a nommé la
Révolution industrielle. Cette attention prêtée aux manières d'opérer dans des domaines intellectuels,
scientifiques et artistiques, n'est sans doute pas étrangère au développement des techniques numériques. La
dématérialisation du monde, si l'on peut dire, invite finalement à être plus attentif à sa matérialité.

2. « Savoirs pratiques »

D'autres travaux interrogent le grand partage que l'on a coutume de faire entre, d'un côté, les savoirs et de
l'autre, les pratiques. D'un côté, ce qui est de l'ordre du savoir, c'est à dire de l'esprit, de l'intelligence qui se
transmet par l'écrit et la parole ; de l'autre, ce qui est de l'ordre des pratiques, c'est à dire de la main, et qui
passe ou passerait par la parole uniquement. Or, il existe des savoirs issus de la pratique. Les historiens
cherchent désormais à décrire ces types de savoir qu'ils appellent « savoirs pratiques », « savoirs d'action »,
« savoirs tacites », ceux qui sont issus du corps, « savoirs artisanaux ». On parle aussi d'« intelligence
technique », d'« intelligence pratique », de « pensée technique ». Tous ces termes, au fond, expriment une
idée semblable. Il existe des intelligences et des savoirs techniques. Les titres des livres que vous voyez à
l'écran The Body of the Artisan [Pamela Smith, 2004], Thinking Through Craft [Glenn Adamson, 2007], The
Mindful Hand [Lissa Roberts, Simon Schaffer, Peter Dear, 2007] témoignent de ces recherches. Le titre du
volume collectif édité par Matteo Valeriani en 2017, The Structure of Practical Knowledge, traduit exactement
ce même projet : saisir les formes et la structure de cette intelligence née des pratiques.
On se questionne sur la capacité d'abstraction des artisans. À nouveau, les titres que vous voyez devant vous
sont parlants [Liliane Hilaire-Pérez, La pièce et le geste, 2010 ; Pamela O. Long, Artisans / Practioners and
the Rise of New Sciences, 1400-1600, 2011 ; Valérie Nègre, L’Art et la matière. Les artisans, les architectes et
la technique (1770-1830), 2016 ; Paola Bertucci, Artisanal Enlightenment. Science and the Mechanical Arts in
Old Regime France, 2017]. Ils insistent sur le rôle joué par les artisans dans le développement de ce que l'on
nomme la science moderne et dans le mouvement des Lumières. Vous voyez ici un traité publié par un maître
charpentier du XVIIIe siècle [Nicolas Fourneau, L’Art du trait de Charpenterie, troisième partie, 1770] qui
atteste l'existence de savoirs pratiques. Il rassemble un matériel hétérogène : écrits, dessins issus d'un cours
dispensé le soir aux Compagnons du Devoir. Une autre piste de recherche consiste à étudier les brochures,
les descriptions d'inventions, les modes d'emploi de machines, les imprimés à caractère publicitaire, les
catalogues de fabricants, tel ici le catalogue de la Société générale des Tuileries de Marseille publié à la fin du
XIXe siècle, un genre d'imprimés hybrides, à mi-chemin entre les recueils d'ornements, les manuels
techniques et les brochures commerciales.

Transferts et circulations des techniques

Enfin, troisième grand thème ouvrant de vastes perspectives, celui des transferts et des circulations
techniques. De manière générale, on peut dire que l'histoire moderne et contemporaine a longtemps reflété la
domination de l'Occident. Les historiens ont décrit la conquête politique, économique et culturelle du monde
occidental par ses moyens techniques en sous-entendant sa supériorité. C'est que l'histoire des techniques a
été surtout menée depuis l'Europe et l'Amérique du Nord. C'est une histoire à la fois européo-centrée et
centrée sur l'industrie. Les premiers historiens des techniques ont attribué à la Révolution industrielle anglaise
un rôle majeur dans la modernisation économique de l'Europe et du reste du monde. Depuis l'Angleterre la
Révolution industrielle se serait diffusée dans d'autres régions qui auraient fini par adopter différentes

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machines : machine à vapeur, métier à tisser, etc. L'histoire des techniques s'est ainsi longtemps focalisée sur
l'avance anglaise et le développement des machines. Les historiens expliquaient l'avance de l'Angleterre et le
retard de l'Espagne, l'avance du nord de la France et le retard du midi ; les machines étant la mesure du
progrès. Aujourd'hui, plutôt que de chercher à comprendre qui a inventé quoi et quelles machines ont permis
une augmentation de productivité, les historiens préfèrent questionner les transferts et les circulations de
savoirs et de savoir-faire techniques d'un lieu à l'autre. « Par circulation, écrit l'historien Kapil Raj, nous ne
comprenons pas la dissémination, la transmission ou la communication d'idées, mais le processus de
rencontre, de pouvoir, de résistance, de négociation, de reconfiguration ». Partant d'études de cas sur des
matières et des matériaux (le coton, le cuivre) des procédés (la porcelaine), des objets (l'automobile), ils
mettent au jour des connexions entre l'Asie, l'Europe et l'Amérique. Jamais une technique ne circule seule,
sans transformation. Les travaux récents insistent sur les interactions entre les pays, les appropriations, les
hybridations de savoirs. On étudie par exemple les connexions et les influences mutuelles au lieu de
considérer la Révolution industrielle comme un phénomène anglais exporté vers le reste du monde. Les
historiens montrent qu'elle est le fruit d'une coproduction, ce qui n'empêche pas d'examiner comment les
techniques servent les politiques impérialistes. Les historiens sont également attentifs à la mobilité des
hommes, au rôle de passeur ou d'intermédiaire que sont les marchands, les techniciens, certains groupes
aussi, comme par exemple la communauté des maçons que vous voyez à l'écran, en Italie et au Tessin, qui
migrent vers la France ou la Russie. Là encore, on devine que cet intérêt pour la circulation, le brassage, le
métissage, la migration n'est pas étrangère au phénomène que l'on désigne communément par les termes de
mondialisation et de globalisation.

En conclusion, vous voyez que l'histoire des techniques est un outil pour réfléchir aux grandes questions que
posent les sociétés contemporaines. Ce ne sont que quelques exemples, bien d'autres thèmes pourraient être
cités : pollution industrielle, transformation des villes et de l'environnement. Vous voyez aussi que c'est une
histoire qui permet de franchir les frontières disciplinaires. Sa tâche est de comprendre toutes les techniques :
de l'art, de l'artisanat, de l'industrie et des sciences.

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