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Contents

Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Épilogue
Du même auteur en auto-édition
Bibliographie en maison d’édition
Nephilims

Virginie T.
© 2022. T. Virginie

Dépôt légal : Mars 2022


Prologue
L’Ange Ultime

— Es-tu sûr de toi, mon frère ?

Je hoche la tête, surveillant de mon piédestal mes fils avec leurs


compagnes, plus heureux et soudés qu’ils ne l’ont jamais été.

— Tu es l’Ange Ultime. Je m’en suis toujours remis à toi pour


protéger les êtres humains. Néanmoins, tu as déchu les meilleurs
des anges gardiens. Tes rangs se déciment plus rapidement qu’ils
ne se forment.

J’observe un instant les rides d’inquiétude sur le visage du


Créateur de toutes choses. Je comprends ses interrogations.
Toutefois, je sais que j’ai fait le bon choix, le seul possible.

— Les anges gardiens sont trop peu nombreux et trop éloignés


des considérations des humains pour maintenir l’équilibre à eux
seuls. Nous en sommes conscients, toi comme moi, depuis des
centaines d’années maintenant.

Mon frère hoche la tête tout en souriant de voir les enfants


s’amuser autour de leurs parents.

— Je n’ai jamais souhaité punir mes fils. Je suis certain qu’ils


ressentent leur déchéance comme une trahison de ma part et je
m’en accommode. La vérité, c’est que je leur ai offert le plus
précieux des cadeaux tout en trouvant une solution à notre manque
d’effectifs.

Je vois alors la lumière se faire dans l’esprit du Créateur.

— Tu leur as accordé ta bénédiction pour fonder une famille.


— Hum, hum. Les déchus restent des anges avec des valeurs
profondément ancrées. Leurs enfants auront la force et les vertus de
leur père tout en ayant l’amour et la compassion de leur mère.

— Tu as mis en marche la seconde génération ! Tu as créé les


nephilims pour t’aider dans ta tâche !

Plus ou moins, oui. Et cela n’a pas été sans difficulté. J’ai même
dû parfois intervenir, comme avec Abaddon qui ne comprend
toujours pas comment sa femme a pu atteindre le toit du Sky. Je
souris de voir ces petits si libres et insouciants. Je souhaite qu’ils en
profitent tant qu’ils le peuvent encore. Le futur qui se prépare sera
malheureusement sombre. J’aurais voulu leur expliquer. J’aurais
aimé les guider dans leur formation. Néanmoins, cela serait contraire
à mes propres règles. Je ne suis déjà que trop intervenu.
Désormais, tout est entre leurs mains. L’avenir des humains dépend
d’eux.

— J’ai offert le monde aux nephilims pour qu’ils le protègent.


Vingt ans plus tard…
Chapitre 1
L’Ange Ultime

Le moment est proche. Je le sens jusque dans mes ailes. Les


anges tombent les uns après les autres. Je n’ai plus le loisir de les
déchoir. Il meurt avant que je n’aie le temps d’intervenir, tout ça
parce que je me dois de respecter les règles. Jamais je n’avais
pensé les haïr un jour. De mon promontoire, j’observe les enfants de
mes fils s’entraîner. Pour eux, il ne s’agit que d’un jeu. Cependant, le
futur va malheureusement leur apprendre que le destin leur réserve
un avenir bien sombre. J’ai besoin qu’ils soient forts. Le monde a
besoin que les nephilims soient puissants. Je ne pourrais pas être
plus fier de mes fils. Leur déchéance a été un crève-cœur. À part
pour Yekun. Lui devait réellement quitter l’Autre Monde pour être
enfin heureux. Mais les autres… Azazel, le premier des déchus,
aurait pu y rester, comme tous les autres. J’aurais pu me contenter
de les punir pour qu’ils ne commettent plus les mêmes erreurs. Sauf
qu’au fond, ils ont simplement réagi avec leur cœur. Ils ont tout
bonnement laissé s’exprimer leurs sentiments, et c’est ce qui a fait
d’eux les meilleurs anges qui soient et les déchus les plus
importants de l’univers. Ils ont choisi des compagnes
exceptionnelles qui ont su révéler le meilleur d’eux-mêmes. Sans
compter que la réciproque est vraie. Mes anges ont su aider ses
femmes meurtries comme personne d’autre ne l’aurait pu.
Ensemble, ils ont fondé une fratrie soudée, une famille idéale pour
élever des nephilims aux qualités extraordinaires. Chacun d’eux est
plus fort que son géniteur. J’espère juste que cela sera suffisant.
Malgré ma position, ce point reste obscur, même pour moi. Je
voudrais pouvoir connaître l’avenir, mais j’en suis incapable, pour la
bonne raison que je n’en ferais pas partie. C’est étrange pour moi de
penser que bientôt, je cesserais d’exister. Après des millénaires à
observer le monde et diriger les anges gardiens pour sauvegarder la
Terre, je vais finir dans le néant, tel un simple mortel. Je vais
disparaître dans une parfaite ignorance. Il n’y aura personne pour
me pleurer. Même pas mon frère, le Créateur, qui tombera avant
moi. Je pourrais le prévenir, bien sûr, faire en sorte qu’il ait la vie
sauve, mais à quoi bon. J’ai vu sa fin. J’ai perçu sa mort. Il perdra la
vie d’une manière ou d’une autre. Il n’y a aucun espoir pour lui, pas
plus que pour moi.

— Tu es bien sombre, mon frère.

Le Créateur est la seule personne capable de me surprendre.


Je n’arrive jamais à prévoir ses visites. En un sens, c’est
rafraîchissant de pouvoir être étonné.

— Je ne suis pas sombre.

Pas vraiment. Disons plutôt que je suis résigné sur mon sort et la
fin de mes anges, même si j’en ressens également un intense
regret. Ils ont été mes enfants durant des siècles. Comme tout
parent, bien que mon raisonnement soit absurde, j’espérais partir
avant eux. C’est idiot puisque nous sommes immortels. Pourtant,
nous pouvons être tués, tous autant que nous sommes.

— Es-tu certain que tout va bien ?

Je soupire tout en détournant les yeux de ses petits bambins à


qui je lègue un lourd fardeau.

— As-tu déjà imaginé ta fin ?


— C’est une étrange question. Tu es l’Ange Ultime, le chef de
tous les anges gardiens qui veillent sur les Hommes. Nous sommes
au-dessus de cette considération purement humaine.

Mon frère rit d’un rire dénué de joie.

— Je les ai voulus parfaits.


— Personne ne l’est. Pas plus les hommes que toi ou moi.
— Tu as sans doute raison. Cependant, je les désirais bons,
empathiques, tolérants. Regarde ce qu’ils sont devenus.
J’observe avec lui les traces laissées par les guerres
successives, les hôpitaux remplis de femmes battues, d’enfants
martyrisés, de personne qui se sont fait tirer dessus. Les hommes se
sont perdus en chemin, ayant pris pour certains la voie de la cupidité
et du pouvoir à tout prix.

— Tu leur as donné toutes les cartes pour faire leur vie, leur
propre choix. Tu n’es en rien responsable des erreurs qu’ils ont
commises.
– Et toi non plus. Tes anges ne sont pas sans faille.

Je sais. Je le sais parfaitement. Et c’est ce qui les a rendus


exceptionnels. En toute objectivité, ils ont été au-delà de mes
espérances. Ils sont tellement mieux que ce que j’aurais pu anticiper.
Bien sûr qu’ils ont des défauts. Qui n’en a pas ? Seulement, ce sont
leurs imperfections qui ont fait d’eux des êtres dont je suis fier.

— Pourquoi n’as-tu jamais eu l’air déçu du comportement des


déchus ?
— Je ne vois pas ce que tu veux dire. Je cite leur exemple à
chaque formation des anges gardiens.

Le Créateur secoue la tête de droite à gauche, un sourire


énigmatique au coin des lèvres.

– C’est exact. Et pourtant, tu passes ton temps à les observer, à


les féliciter inconsciemment des actions qu’ils entreprennent sur
Terre alors même que la plupart vont à l’encontre de ce que tu leur
as enseigné.

Une constatation que je ne peux démentir. Il est vrai que je passe


le plus clair de mon temps à les épier de mon promontoire. J’ai
tellement peur que les nephilims ne soient pas prêts à temps. Ils
ignorent tout de la haine qui va les cueillir par surprise, en traître.
Même moi, j’en sais finalement très peu.

— Je constate qu’ils ne sèment que le bien dans leur sillage


malgré leurs décisions qui prêtent à controverse.
— Ils ont tué des humains sans le moindre remords.

J’en suis conscient. Cela devrait me faire horreur. Je me suis


efforcé de leur apprendre qu’il n’y a rien de plus précieux que la vie.
D’un autre côté, les victimes de leur puissance ne manqueront à
personne.

— Ils ont exterminé des criminels, des violeurs, des hommes


abominables qui n’avaient pas leur place dans le monde que tu as
créé.

Le Créateur appuie sur ses paupières, plus las que je ne l’avais


vu.

— Tu as raison. Avec leur méthode peu orthodoxe, ils ont


contribué à améliorer le monde.
— Tu aurais pu le faire de toi-même.

Mon ton accusateur est plus acerbe que je ne le souhaitais. Et


pourtant, je le pense sincèrement. Le Créateur aurait pu éliminer les
fauteurs de trouble avant que leur emprise sur le monde devienne
incontrôlable. Cependant, il n’a pas pu s’y résoudre. Je le
comprends. Vraiment. Il lui aurait fallu tuer les créatures qu’il avait
fabriquées. Qu’aurais-je fait à sa place ? Probablement la même
chose. J’aurais fermé les yeux en priant pour que la situation
s’arrange d’elle-même. Sauf que désormais, nous sommes à un
point de non-retour. Les hommes doivent être sauvés d’eux-mêmes
et mes anges, sur le déclin, ne pourront pas les aider.

— Ta fonction semble te peser un peu plus chaque jour mon


frère. Es-tu certain que je ne peux pas t’épauler ?
— Ni toi ni moi ne pouvons plus rien faire. Des évènements sont
en marche. Des phénomènes qui nous dépassent tous les deux.
Nous ne sommes plus que des spectateurs devant ce monde auquel
nous n’appartenons pas.
— Qu’entends-tu par là ? Tu es l’Ange Ultime ! Je ne peux pas
croire que tu te résous à naïvement attendre sans intervenir !
J’aime mon frère d’un amour inconditionnel. Cependant, il n’a
jamais voulu voir la réalité crue, dure, celle qui nous a longtemps
échappé. Nous n’avons jamais eu notre mot à dire. En agissant de
façon si égoïste, en créant des êtres pour briser notre solitude, nous
avons tout simplement signé notre propre fin.

— N’aie pas peur, mon frère. Si tout se passe comme prévu, tes
créations auront une longue et heureuse vie devant elles.
— Et si tu te trompes ?

Un silence vaut mieux que mille mots. De toute manière, quoi


qu’il arrive, je suis certain d’une chose : nous ne serons plus là pour
assister au dénouement.

Les jours s’égrènent tel un compte à rebours macabre. Mon


intuition ne m’a jamais fait défaut, tout comme mon sixième sens.
J’ai senti chaque seconde de la mort du Créateur comme si c’était la
mienne. Par chance, son agonie a été de courte durée. Je serai le
prochain. En un sens, j’en suis impatient. Tout d’abord, parce que je
suis incapable de savoir de qui vient la trahison, ce qui m’horripile. Il
ne peut s’agir que d’un ange gardien, cela, j’en suis certain. Aucun
ange déchu ne peut traverser le voile. Ils en ont perdu la faculté en
perdant la blancheur immaculée de leurs ailes. Il s’agit probablement
de ma plus grande erreur d’ailleurs. Si je ne déchois pas un ange, il
conserve ses ailes blanches et peut donc se rendre d’un monde à
l’autre en toute liberté. Sauf que j’ignore l'identité de l’ange dont le
cœur a été perverti. Je ne peux par conséquent pas le destituer de
sa position pour l’empêcher de commettre ses méfaits. Il est
indéniablement très intelligent. Il a su rester dans l’ombre,
murmurant aux oreilles des hommes pour que ce soient ces êtres
inférieurs sans conscience qui exterminent mes anges gardiens à sa
place. Chaque nouveau décès d’un de mes fils est un coup de
poignard en plein cœur. Ils sont si peu nombreux désormais. D’un
nombre ridiculement faible ! Comment une poignée d’anges gardiens
pourrait-elle sauver les humains ? Mes déchus œuvrent dans ce
sens à leur manière. Je dois bien avouer que ce sont eux, Azazel et
ses fidèles ainsi que leurs enfants, qui me permettent de garder
espoir. Toutefois, j’en viens à guetter ma fin avec impatience pour ne
plus avoir à regarder mes fils tomber. Je ne le supporte plus. Je
refuse d’entendre leurs cris de douleur, leurs appels de détresse
auxquels je ne peux pas répondre, et leur regard horrifié devant la
mort certaine qui les attend.

Surpris, j’essuie du bout des doigts l’eau qui s’écoule de mes


yeux. Je contemple ces gouttes qui s’accrochent à mes doigts
comme autant de preuves de mon échec et de mon impuissance.

— Tu es devenu tellement pathétique ! Tu pleures comme les


humains que tu aimes tant !

Je me retourne avec lenteur sous cette voix pleine de mépris. Je


devine à qui elle appartient avant même de l’apercevoir. Pourtant, je
peine à y croire.

— Toi ?

Il ricane de ma surprise avec un aplomb que je ne lui connaissais


pas. Comment n’ai-je pas découvert la folie dans son regard quand
désormais, je ne discerne que ça.

— Le grand Ange Ultime qui ne voit pas plus loin que sa petite
personne. Au lieu de passer ton temps sur ton promontoire à
observer ces êtres inférieurs, tu aurais dû te retourner pour analyser
ton propre royaume.

Il a probablement raison. Cependant, cela aurait-il changé


l’avenir ? J’en doute. Une question me brûle la langue.

— Pourquoi ?

Son rire se fait plus perfide, plus démoniaque. Il glace mon sang
dans mes veines en une réaction épidermique.

— Nous sommes supérieurs à ces vermines. Pourtant, d’après


tes règles, nous devons les servir comme des esclaves sans jamais
nous montrer, sans jamais nous dévoiler. Nous devons nous fondre
dans les ombres alors que nous sommes des Dieux parmi ces
insectes !

Mon cœur accélère dans ma poitrine en discernant dans ses


paroles les pires tares humaines, celle que mes anges combattent
depuis des siècles.

— Tu t’es laissé corrompre par l’idée de pouvoir, à l’image des


hommes que tu sembles haïr.
— Je vaux mille fois plus que les humains !

Ses poings se serrent, son pouvoir s’élève dans l’air, piquant ma


peau de chair de poule.

— Tu fais erreur. Tu étais quasiment parfait, et tu t’es fourvoyé.

Il hausse les épaules avec une nonchalance glaçante.

— Tout comme les déchus que tu passes ton temps à admirer !


Tu les as renvoyés de l’Autre Monde ! Pourtant, tu passes des
heures à les observer avec une fascination évidente ! Jamais tu n’as
eu ce regard-là pour moi !
— Tu es jaloux ?

Voilà bien une émotion humaine. Mon ange gardien se fourvoie


sur toute la ligne.

— Les déchus restent des anges aux nombreuses qualités. Tu


ne leur arrives pas à la cheville.

Sa bouche se tord en un rictus effrayant.

— Ils sont les prochains sur ma liste. Je commencerai par leurs


bâtards. Je les tuerai un à un.

Je ferme un instant les yeux pour juguler la tristesse qui menace


de m’ensevelir. Connaître le déroulé des évènements et les vivre
sont deux choses bien différentes.
— Tu ne les atteindras jamais. Ils sont plus fort que tu le crois.
— Je les ai observés moi aussi. Plus que tu le penses. Ils ont
une faiblesse. Je vais les frapper en plein cœur. Ils ne s’en
relèveront pas. Il ne me restera plus qu’à les massacrer un par un
après ce coup. Je vais y prendre beaucoup de plaisir.

Comment un ange aux ailes pures peut-il avoir une âme si


mauvaise ? Je n’ai cependant pas le temps de le déchoir qu’il me
saute dessus de toute sa puissance, déchaînant son don dans mon
corps tout en me poignardant dans le dos. Physiquement. La lame
me coupe entre les ailes, tailladant la peau et les os le long de ma
colonne vertébrale. Il arrache mes ailes, faisant voler en tous sens
mes plumes dorées.

— Une nouvelle aire va voir le jour, une aire où je serai le maître !


— Tu ne seras rien de plus qu’un dictateur de passage.

Je crache sur le marbre blanc le sang épais qui a envahi ma


bouche. Je sens la vie s’écouler de moi à une vitesse alarmante
tandis que celui que j’ai mis au monde, créer avec amour, m’ôte la
vie sans vergogne, sans scrupule, sans le moindre remords. Je
ferme mes paupières, me concentrant sur les enfants qui ne m’ont,
au fond, jamais vraiment déçu. Avant de rendre mon dernier soupir,
je leur envoie une ultime recommandation.

« Pardonnez-moi. Pour tout. Que les nephilims soient prêts. »


Chapitre 2
Angela

Ils me ménagent ! Je déteste quand ils agissent ainsi, comme si


j’étais une petite fleur fragile. Je suis tout aussi forte qu’eux. J’en ai
assez qu’ils fassent une différence entre nous !

— Angela !

Je braque mon regard perçant sur Azazel, consciente qu’il


perçoit tout ce que je pense. Ça aussi, ça m’agace. Impossible
d’avoir une réflexion secrète en sa présence ! Personne n’y arrive,
pas même les anges déchus, nos pères, alors une nephilims telle
que moi ne fait pas le poids face à ce don envahissant.

— Viens par ici, Angela.

Et voilà, je vais encore me faire réprimander comme une enfant.


J’en ai pourtant passé l’âge depuis longtemps. Il me sourit avec cet
air taquin qui n’appartient qu’à lui. Le premier des déchus est le plus
féroce, certes, raison pour laquelle il s’est désigné comme notre
formateur pour l’apprentissage de nos pouvoirs. Il est également le
plus fourbe, le plus horripilant, le plus…

— Je pense avoir compris l’idée. Tu peux t’arrêter là, s’il te plaît.


Trop de compliments d’un coup pourraient avoir un effet néfaste sur
mon humeur.

Je hausse un sourcil tandis que nous sommes tous deux


conscients qu’il n’a que faire de ce que les gens pensent de lui, qu’il
s’agisse de moi, de ses frères, comme il nomme les déchus, ou de
leurs enfants.

— Viens t’asseoir avec moi, Angela.


— Ne me dis pas que nous allons de nouveau avoir une de ces
conversations sur la retenue et la maîtrise de soi.
Son visage se fait plus diabolique encore. À croire qu’il adore me
tourmenter. Je finis par présumer qu’il en a fait son ultime but dans
la vie.

— Il est réellement important de garder le contrôle de tes


émotions. Tu es forte, Angela. Personne ici n’en doute.

Je plisse les yeux, le mettant au défi de me l’affirmer.

— Tu en es sûr ?

Il soupire avec cette lassitude qui le prend souvent quand il s’agit


de moi.

— Personne ne conteste tes capacités, Angela. Tu sais


parfaitement pourquoi les garçons retiennent leurs coups face à toi.

Exact. Disons simplement que je préfère l’ignorer. Faire


l’innocente est plus facile que résoudre ce problème insoluble. De
plus, mon père affirme qu’avec mon minois angélique, je peux tout
me permettre.

Évidemment, Azazel est déçu de mon comportement. Il refuse


de comprendre à quel point il est pénible pour moi d’assumer ma
position. Il se lève tout en m’offrant une pression sur l’épaule.

— Tu te trompes, Angela. Nous sommes tous conscients de la


situation difficile dans laquelle tu te trouves. Simplement, à la
différence de toi, nous savons qu’il te faudra faire un choix un jour ou
l’autre.
— Et si je m’y refuse ?

Azazel me tourne le dos tout en secouant la tête de gauche à


droite. Je vois bien qu’il est dépité, mais à quoi s’attendait-il comme
réponse ? Je me retrouve là, seule sur mon banc, avec pour simple
compagnie mes pensées qui tournoient en boucle dans mon esprit.
Être l’unique nephilim féminine n’est pas aussi facile que cela
pourrait paraître. Oui, j’ai été choyée et couvée plus que de raison
durant toute mon enfance. Ma mère et mon père s’aiment d’un
amour infini malgré les circonstances difficiles de leur rencontre ainsi
que le paradoxe de ma naissance. Je sais tout sur ma conception.
Habituellement, ce n’est pas le genre d’histoire que l’on raconte à
son enfant. Seulement, n’être entourée que de garçons, de
nephilims comme moi et en même temps, pas tout à fait, a fini par
soulever de nombreuses questions en moi. Il m’a été difficile
d’entendre que Yekun n’était pas mon père biologique. Ma mère,
Alexa, était déjà enceinte quand elle a rencontré son ange déchu.
Voilà le secret de ma naissance incongrue. Chez les nephilims,
comme chez les anges, il n’y a que des hommes. Et moi. Les
déchus se sont renseignés, ils ont fait jouer leurs contacts à ma
demande pour découvrir une autre nephilim, une qui pourrait
comprendre ce que je ressens au milieu de toute cette testostérone,
sauf qu’ils n’en ont jamais trouvé. Je suis une exception à la règle et
cela me pourrit la vie.

Par un étrange coup du sort, les déchus ne peuvent avoir qu’un


seul descendant malgré leur longévité. Ils ne vieillissent pas — mes
parents et moi paraissons presque le même âge ! — tout comme
leur compagne à laquelle ils sont liés, et pourtant, ils n’arrivent à
avoir qu'un enfant. Un unique enfant, sauf pour mes parents !
Évidemment, bien que je sois une nephilim — je n’ai pas intérêt à en
douter si je ne veux pas me faire botter le cul par une armée de
déchus en colère — ma conception diffère de celle des autres
nephilims, ce qui fait que mes parents sont les seuls à avoir deux
enfants. J’ai un frère, un petit con arrogant que j’adore et qui me
rend dingue la plupart du temps. Cependant, je ne sais pas ce que je
ferais sans lui. D’ailleurs quand on parle du loup, le voilà qui trottine
vers moi, flottant sur un épais nuage noir.

— Frimeur…
— Jalouse.

Je ne peux m’empêcher de lui sourire malgré mon esprit


tourmenté. Il a cet effet sur moi. Nous nous comprenons sans
qu’aucun mot ne soit prononcé. Nous avons un lien très particulier.
Nous ressentons les émotions de l’autre. Il est impossible de se
cacher avec lui. Je n’en ai d’ailleurs pas envie. Il est encore jeune —
si l’on peut le dire ainsi d’un homme de bientôt dix-sept ans alors
que je n’en ai que cinq de plus que lui — cependant, il est un fin
diplomate. De temps à autre.

— Azazel t’a une nouvelle fois ordonné de choisir un mari ?

Qu’est-ce que je disais ? Autant il peut avoir du tact pour arriver à


ses fins, autant parfois, il est un éléphant dans un magasin de
porcelaine !

— Il ne me demande pas de me marier !


— Nan, juste que tu te décides à coucher avec l’un d’eux…
— Pitié, Akon, tais-toi !

Le voilà qui se marre telle une baleine ! Je vais lui apprendre le


respect envers ses aînés à ce petit merdeux ! D’un subtil
changement dans l’air, je fais disparaître son véhicule vaporeux.
Surpris, il se retrouve le cul par terre, le regard ahuri.

— Pourquoi as-tu fait ça ?


— Parce que je le peux.

Et que je trouve amusant que mon frère ne soit jamais plus


méfiant vis-à-vis de moi. Il est toujours trop confiant. Cela finira par
lui jouer un mauvais tour un jour ou l’autre.

Il se redresse tout en époussetant son short.

— N’as-tu jamais froid ?

Il me jette un œil par-dessous la mèche rebelle qui lui barre le


visage. Il me fait tellement penser à notre père. Ma mère en est
limite jalouse. Elle dit souvent que c’est elle qui l’a porté, a eu la
nausée, a accouché, pour qu’il ressemble finalement à celui qui n’a
pas fait grand-chose de plus que mettre une graine. Je souris à
chacune de ses plaintes. Nous savons tous qu’elle n’en pense pas
un mot au fond. Yekun est le grand amour de sa vie. Le lien qui le
connecte à mon père est magique en quelque sorte, sacré. C’est
une liaison indestructible. J’avoue qu’il me fait rêver. J’aimerais
pouvoir un jour vivre un amour aussi inconditionnel en pleine
lumière.

— Tu essaies de me faire vomir, c’est ça ?

Je sors de mes songes au regard sévère, et à demi amusé, de


mon frère.

— Je réfléchissais simplement à la situation.

Akon connaît tout de mon dilemme. Il entend ma position. Il


s’abstient cependant de me juger ou de m’influencer, comme toute
notre famille élargie d’ailleurs.

— Nous savons tous les deux qu’il n’y a pas de solutions


miracles, Angela. Ils t’aiment. Tous.

Je ferme les yeux, laissant mon dos appuyer sur le mur derrière
moi.

— Je sais. C’est bien là le problème. Je ne comprends pas ce qui


les attire tant en moi. Je suis… banale.

Je suis jolie certes, mais d’une beauté classique qui n’a rien
d’extraordinaire.

— Si tu comptes sur moi pour te dire à quel point tu es


magnifique et toutes ces conneries, tu t’es plantée d’interlocuteur. Je
te rappelle que je suis ton frère. Je ne pourrai jamais te voir de la
même façon qu’eux.

Je lui donne un coup de coude dans les côtes, le remerciant


silencieusement d’alléger l’atmosphère avec une blague.
— Ils t’aiment pour ce que tu es dans ton cœur et ce que tu leur
montres d’eux. Avec toi, ils peuvent être eux-mêmes. Ils n’ont pas
besoin de se cacher derrière des faux-semblants. Au fond, ils sont
comme nous. Ils veulent simplement se sentir humains.

Il m’embrasse sur le sommet du crâne avant de faire apparaître


un nouveau nuage puis de grimper dessus et de s’envoler au loin.
Akon adore se déplacer de cette manière. À croire que ses jambes
ne sont là que pour faire jolies…

Je reste à l’écart, observant les nephilims s’entraîner enfin


comme il se doit : avec violence, agressivité et triche. Nos pères
nous ont appris qu’un combat n’est jamais loyal. Voilà pourquoi les
éclairs fusent en tous sens, les boules de feu atteignent les
omoplates par surprise, le sol se transforme en glace sous les pieds
pour faire perdre l’équilibre à l’adversaire. Il s’agit d’un genre de
ballet magique digne des nephilims où tous les coups sont permis.
Lorsque leurs ailes se déploient, le spectacle devient réellement
féérique. Les regarder se battre dans les airs fait accélérer mon
cœur plus que de raison. Ils sont tellement beaux quand ils laissent
pleinement sortir leur potentiel. Le ciel se zèbre de flashs
multicolores. Ils sont si rapides que la couleur de leur plume se
mélange pour former un arc-en-ciel. Un rappel de plus que je suis
différente. Mes ailes ne sont pas entièrement teintées comme les
leurs. Toute ma ramure est bordée d’un blanc aussi pur que la neige
qui vient de tomber pour se transformer crescendo en un doré
étincelant. Je me souviens encore du hoquet de surprise des déchus
lorsqu’elles sont sorties de mon dos pour la première fois. J’allais
avoir dix ans. Mes parents, principalement Yekun, pensaient que je
n’aurais jamais d’ailes. Après tout, je suis devenue nephilim in utero.
Les déchus ignoraient ce que cela faisait de moi. Tous les autres
nephilims avaient des ailes dès la naissance. Les miennes ont mis
tout simplement plus de temps à émerger. Bref… Un beau matin, je
suis sortie dans le jardin pour prendre l’air et je me suis retrouvée à
cinq mètres du sol, paniquée et incapable de redescendre. Son choc
passé, mon père m’a rattrapée et immédiatement conduite devant
les autres déchus pour qu’ils admirent mes ailes. D’après Azazel et
Baraqiel, elles sont un savant mélange entre celles d’un ange
gardien et celles, plus spectaculaires encore, de l’Ange Ultime.

L’Ange Ultime, le créateur des anges gardiens. Celui


responsable de la déchéance de mon père et de tous les déchus
dont une partie m’a élevée. J’ignore si je dois le remercier ou lui faire
le reproche de ne pas avoir vu la qualité de ces hommes
exceptionnels. Je connais l’histoire de chacun d’eux. Ma mère et les
autres femmes de la famille estimaient qu’il était primordial pour les
nephilims d’apprendre ce passé tumultueux. Je pense qu’elles
voulaient, à leur manière, nous prouver que toute action a des
conséquences. C’est sans doute la plus importante leçon que les
nephilims doivent mémoriser. Oui, nous avons de nombreux
pouvoirs. Cependant, nous nous devons de les utiliser avec
discernement. Nous sommes capables de tuer un humain par notre
simple volonté. Ils ne pourraient rien contre nous. Cela ne signifie
pas que nous devons le faire. Les déchus ont commis des erreurs et
en ont payé le prix. Pourtant, ils n’ont probablement jamais été aussi
heureux que depuis qu’ils sont bloqués sur Terre. C’est un peu
paradoxal quand on y pense.

Je me redresse tel un ressort à une voix qui résonne sous mon


crâne avant de disparaître.

« Pardonnez-moi. Pour tout. Que les nephilims soient prêts. »


Chapitre 3
Donovan

J’évite de justesse le coup porté par Raphaël, plus concentré


sur la présence d’Angel au fond du jardin que sur les boules de feu
qui me tombent dessus.

— Donovan !

Évidemment, Azazel n’a pas manqué de remarquer ma


distraction. Je connais cet ange depuis ma naissance. Pourtant,
quand il me fixe de son regard noir de cette manière, il me fait
toujours aussi peur. Bon, OK, je ne suis pas du genre à reculer
devant un adversaire pour aller me cacher. Disons plutôt que je sens
que je vais passer un sale quart d’heure.

— Durant un combat, toute distraction est un luxe qui peut te


conduire à la mort !

Bla, bla, bla. Toujours la même rengaine depuis plus d’une


décennie. Je sais tout cela. Par contre, ce que semble oublier le
premier des déchus, c’est que nous ne sommes pas en guerre. Je
suis un nephilim. Je suis né sur Terre, fils d’un déchu et d’une
humaine. Je ne suis ni un ange gardien ni un combattant. Azazel
n’apprécie pas ce que je n’ai pas prononcé à voix haute, mais
certainement pensé trop fort. Je me retrouve nez à nez avec un
déchu sombre et en colère.

— Tu es un nephilim qui peut tuer par inadvertance, par simple


déconcentration ! Il me semblait pourtant que ton père te l’a expliqué
de nombreuses fois.

Oh oui, il l’a fait. Baraqiel, le déchu qui peut te griller le cerveau


pour une petite colère. Bien sûr qu’il m’a enseigné tous les risques
qu’impliquent d'avoir des dons comme les miens. Seulement,
lorsqu’Angela est à proximité, c’est plus difficile. Azazel soupire de
frustration tout en regardant son fils fanfaronner dans les airs.

— Cela vaut aussi pour toi, Raphaël ! Tu es capable de faire


mieux !

Jaden et Nathanaël se font discrets, espérant passer au travers


de la réprimande. Toutefois, le plus malin reste Joachim, qui a
carrément esquivé la séance d’entraînement en partant travailler
avec son père, Kezef.

— Vous me fatiguez, tous autant que vous êtes !

Azazel n’est pas le déchu le plus patient que je connaisse.


Cependant, étant donné qu'il est celui avec le plus d’expérience —
et certainement le plus fourbe aussi — il a été désigné comme notre
instructeur. Je crois qu’il s’en mord les doigts un peu plus chaque
jour…

— Tirez-vous d’ici. Revenez d’ici une heure pour une nouvelle


séance d’exercices.

Il se pose en douceur sur la pelouse et replie ses ailes pour


reprendre l’apparence d’un homme ordinaire. Je le perds de vue
quand il s’engouffre dans la maison.

À cette hauteur, je discerne toutes les habitations. À notre


naissance, nos parents, déjà liés par une amitié indéfectible, ont
décidé de s’éloigner un peu du monde pour notre propre sécurité. Il
est vrai que voir des bébés incapables de marcher, se promener en
volant au milieu de la ville aurait fait désordre. Mon père possédait
déjà une maison à l’écart du monde. Azazel a œuvré pour acheter
tous les terrains environnants, ainsi que les bois qui bordent les
routes qui y mènent. Tout ce que j’observe à vingt kilomètres à la
ronde appartient aux déchus. Tous ensemble, ils se sont créé un
havre de paix, à distance des œillades des curieux. Cela ne fait que
deux petites années que nos parents ont accepté de nous voir
grandir. Nous avons tous quitté le nid en dehors d’Akon. Il est le plus
jeune nephilim d’entre nous et Alex refuse de le regarder partir. Pas
avant deux ans encore. Cela me fait sourire, car même si nos
parents ont compris notre soif de liberté, ils n’ont pas pu se résoudre
à être mis à l’écart. Azazel, encore lui, a acheté un immeuble à tout
juste trente kilomètres d’ici. Nous y habitons tous ensemble
Raphaël, Joachim, Nathanaël, Jaden et moi. Enfin, nous avons tous
notre appartement luxueux au sein du même bâtiment, mais au fond,
nous ne fermons jamais les portes à clé puisqu’il n’y a que nous
dans l’immeuble. C’est comme une énorme maison, ou un énorme
château, où chacun aurait sa partie dédiée. L’appartement d’Akon
est déjà prévu. Il sera le dernier à emménager pour que notre troupe
soit au complet.

Finalement, tout ce qui nous manque pour être pleinement


heureux, c’est une compagne. Nous voyons nos parents heureux,
amoureux comme aux premiers jours. C’est bien là le problème.
Avec mes amis, nous sommes incapables d’en faire autant, parce
que nous sommes prisonniers des griffes d’une splendide nephilim
qui ne se rend compte de rien. Ou peut-être que si au contraire.
Simplement, elle refuse de choisir l’un d’entre nous pour se lier à
jamais. Quand j’ai commencé à être tenté par Angela, mon père a
fait des recherches auprès d’autres déchus qui ont des enfants.
Comme pour ces anciens anges gardiens, les nephilims se lient à
leur compagne pour l’éternité. Il n’y aura pas de retour en arrière
envisageable pour nous. La seule différence est que nous pouvons
être attirés par d’autres femmes. Nous avons pu le constater avec
Akon qui a les hormones en ébullition. Il drague tout ce qui porte une
mini-jupe sans aucun scrupule, au plus grand désarroi de sa mère.
Toutefois, pour nous autres, impossible de détourner les yeux
d’Angela. Elle est une déesse au milieu des hommes.

J’ai encore des difficultés à admettre qu’après l’avoir longtemps


considérée comme une sœur, mes sentiments se sont doucement
modifiés jusqu’à ce que je devienne littéralement obsédé par elle. Il
n’y a pas d’autres mots. Angela est la grâce personnifiée. Elle a
cette peau d’albâtre que je meurs d’envie de caresser, les cheveux
d’un blond si pur que je rêve de les entourer autour de mon poing
alors que je dévorerais sa bouche couleur cerise. Elle est
l’incarnation de tous mes fantasmes.

— Donovan, tu baves. Il va bientôt y avoir une flaque gluante sur


la pelouse.

Raphaël a beau se moquer, il n’est pas en meilleur état que moi,


admirant tout autant la femme qui fait emballer notre cœur comme
nul autre pareil.

— Elle semble triste.


— Comme toujours…

Nous savons ne pas être étrangers à cette mélancolie. Pourtant,


elle ne nous fait jamais part de ce qui la tracasse. Est-ce notre
attirance pour elle ? Ou ne peut-elle réellement pas choisir l’un
d’entre nous ? Même si elle nous en parlait, nous ne pourrions pas
l’aider. Nous ne serions pas impartiaux. Nous ne pouvons que rester
à l’écart, la laissant se débattre seule avec ses tourments. Ce
constat nous est insupportable. C’est sans doute la raison qui nous
pousse à nous poser à proximité, parés à la rejoindre pour lui
changer les idées. Nathanaël et Jaden collaborent avec nous, mais
nous ne faisons pas plus de deux pas avant de la voir sursauter.

“Pardonnez-moi. Pour tout. Que les nephilims soient prêts. »

Nous nous observons tous les quatre tandis que cette voix
s’infiltre dans chacun de nos pores. Nos pères se précipitent à
l’extérieur, arme létale en main, prêts à faire un massacre, les ailes
déployées et leur pouvoir à la surface. D’un même mouvement, nous
tournons la tête vers Angela lorsque le ciel se zèbre d’éclairs dorés
d’une violence inouïe. Il y en a tellement que le ciel semble prendre
feu sous nos yeux ébahis. Raphaël est le premier à s’élancer en
avant pour protéger de son corps Angela, suivi une seconde par
tous les autres. Nous formons une cage autour de la personne la
plus précieuse au monde tandis que des forces étranges se
déchaînent au-dessus de nos têtes. Le bruit est assourdissant. Le
sol tremble sous nos pieds et Jaden ne peut rien faire pour nous
stabiliser malgré toutes ses tentatives.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

Je hurle pour me faire entendre, mais personne ne me répond.


Sans doute parce qu’ils n’ont aucune information. Mes amis sont
tout autant impuissants que moi face à la catastrophe qui semble se
dérouler sous nos yeux.

Puis tout s’arrête, aussi vite que cela a commencé. Si


soudainement que je pense un instant que le bruit m’a tout
simplement rendu sourd. Sauf qu’il n’y a plus d’éclair non plus. Il n’y
a à vrai dire plus rien, comme si nous avions tout bonnement rêvé.
Un songe effrayant, fou, irréaliste. Angela se débat entre nous pour
que nous la libérions de notre emprise. Nous nous séparons à
contrecœur.

— Tout le monde va bien ?

Je m’adresse à tous, mais mon regard ne quitte pas Angela,


m’assurant visuellement qu’elle n’a pas été blessée dans la
manœuvre.

— Je vais bien. Et vous ?

Angela nous scrute à tour de rôle avec attention. Elle est ainsi,
prête à se sacrifier pour chacun d’entre nous sans distinction. Nous
hochons tous la tête afin de la tranquilliser alors que nos pères
courent vers nous.

— Les enfants, vous allez bien ?


— Oui, ça va.

J’examine le ciel, encore et encore, tentant de discerner une


modification quelconque sur ce tableau azur. Il est peut-être une
nuance plus foncée, mais je n’en suis pas certain. Le changement
est subtil.
— Suis-je le seul à avoir entendu une voix dans ma tête avec
que tout parte en vrille ?

Azazel se tend encore plus. Je ne pensais pas que c’était


possible. Son corps est si rigide qu’il menace de se briser.

— Ainsi, vous l’avez aussi perçu.

Le premier des déchus est plus sombre que jamais. Il est


littéralement prêt à exploser. Angela, sentant la nervosité dans l’air,
effleure chacun d’entre nous pour nous apaiser. Elle a ce don
particulier pour soulager les tourments de n’importe qui, dans une
certaine mesure, bien évidemment. Étrange comme elle n’arrive pas
à procéder de même sur elle. Toutefois, Yekun, protecteur à l’excès
envers elle, préfère enrouler un bras autour de sa taille pour la
garder contre lui.

— Je vais bien, papa. Ne sois pas si inquiet.

Je ricane malgré les circonstances. Ce déchu tatoué de partout


qui effrayerait n’importe qui d’un regard se fait carrément féroce
quand il s’agit de sa fille. Il nous toise d’ailleurs souvent de travers,
parfaitement conscient de notre attirance pour Angela.

— Qui a pénétré notre esprit ?


— L’Ange Ultime.

J’en avale ma salive de travers. L’Ange Ultime ? Celui qui les a


dégagés de l’Autre Monde pour oublier leur existence ? Pourquoi
envoyer un message maintenant, après tant d’années de silence ?

— Azazel, que crois-tu qu’il se soit passé ?

Comme toujours, tout le monde se tourne vers le premier des


déchus. Il est notre référence en toute occasion. Sauf qu’il n’a pas la
science infuse malgré l’étendue de ses connaissances.
— Rentrons, les enfants. Vos mères s’inquiètent. Je les entends
hurler d’ici.

En y regardant bien, tous nos pères grimacent. En tant qu’ange


lié, ils perçoivent les émotions de leur compagne et uniquement
d’elle. Je n’imagine pas ce que doit ressentir mon père en cet
instant. Un coup d’œil sur son visage me suffit à deviner sa
souffrance. Ma mère est une femme hors norme, avec un symptôme
autistique qui rend ses sentiments chaotiques et puissants. Nul
doute que le cerveau de mon père est bombardé par une multitude
de sentiments désordonnés et violents.

Nous retournons donc à l’intérieur, chacun plongé dans nos


réflexions, pour finir emprisonné contre le torse de notre mère. Je
confirme, elles étaient mortes d’inquiétude ! Je pense même que ma
mère essaie de me faire rentrer dans son corps tant elle me serre
fort. Je pourrais presque trouver cela drôle en toute circonstance. Je
fais plus d’une tête qu’elle et pourtant, je suis coincé dans sa poigne
de fer.

— Tu vas bien, Donovan ?

Je lui embrasse les cheveux avec affection. Ma mère est une


femme exceptionnelle et une danseuse extraordinaire. À travers ses
pas, elle exprime tout ce qu’elle ne peut pas dire avec des mots. Nul
doute qu’elle va extérioriser sa terreur dans son studio de danse tout
à l’heure.

— Je suis en pleine forme, maman. Par contre, j’avoue que


j’aimerais bien comprendre ce qu’il vient de se passer. Vous nous
avez toujours dit que l’Ange Ultime avait coupé tout contact avec
vous depuis votre déchéance, alors pourquoi vous joindre
maintenant ?

J’omets volontairement le fait qu’il ait mentionné les nephilims.


Nos mères sont suffisamment inquiètes sans ça !
— Et nous n’avons pas menti, Donovan. Kezef a été le dernier
d’entre nous à être déchu. Il n’a pas eu de correspondance avec
l’Ange Ultime depuis qu’il s’est lié à Cheyenne.

Je vois…

— Dans ce cas, qu’est-ce qui l’a poussé à briser ce silence ?


Chapitre 4
Angela

Donovan a raison de s’interroger. J’ai le sentiment que cette


réponse est capitale. Sauf qu’aucun des déchus ne possède cette
réponse.

— Il suffirait de lui poser la question directement.


— Pardon ?

Azazel semble sur le point d’exploser. Même le massage des


épaules que lui prodigue Mal ne calme en rien sa tension.

— Vous pourriez tenter de le contacter à votre tour.

Azazel me montre littéralement les dents.

— Pourquoi est-ce que nous devrions nous soucier de l’Ange


Ultime ?

Mon père s’empare de ma taille pour me coller à lui. Il sait que


jamais le premier des déchus ne me ferait de mal, mais cela ne
l’empêche pas d’être méfiant.

— Nous vivons sur Terre et il s’est clairement passé quelque


chose qui a eu des répercussions. L’Ange Ultime vous a envoyé un
message. N’êtes-vous pas curieux de savoir pourquoi ?

Azazel accapare la conversation tandis que l’air environnant


oscille entre suffoquant et glacial.

— En ce qui me concerne, l’Ange Ultime peut bien faire ce qui lui


chante tant qu’il continue de me foutre la paix.

Je le fixe tout en lui envoyant mon message silencieux.


Justement. Il a mentionné les nephilims. Veux-tu réellement rester
dans le flou alors que Raphaël pourrait être en danger ? Il pince les
lèvres sans rien ajouter durant un long moment.

— Je vais appeler Kezef. Il peut sans doute contacter l’Ange


Ultime plus facilement que nous autres.

Parce qu’il a été déchu plus récemment.

Azazel sort de la maison en ronchonnant et claquant la porte.

— Il n’est pas content…

Mon père en a de bonnes !

— Parce que ça lui arrive d’être de bonne humeur ?

Ma blague allège un peu l’atmosphère lourde qui règne dans la


pièce.

— Tu n’as pas tort, Angela. Azazel est un grand grognon.


Cependant, il vous aime tous. À sa manière.

Je me rapproche de Mal tandis qu’elle s’amuse à mettre les


cheveux de son fils sens dessus dessous juste pour embêter
Raphaël.

— Je le sais. Il est le pilier de cette famille. Cela ne l’empêche


pas d’être une tête de mule arrogante et agaçante.
— C’est ce qui fait tout son charme.

Mal plaisante ? Elle ne cesse de se chamailler avec le premier


des déchus chaque fois que je les vois. D’un autre côté, on ne peut
pas dire qu’ils soient malheureux ensemble, alors elle a peut-être
raison…

Toutefois, j’en doute lorsque la porte d’entrée claque


violemment et qu’il pénètre dans la pièce. Son visage fermé ne me
dit rien qui vaille.
— Kezef ne parvient pas à le contacter. Il ne sent même pas sa
présence. Il a néanmoins entendu son message, tout comme
Joachim.

Étrange… Était-ce une déclaration volontaire ou involontaire ?


L’Ange Ultime aurait-il transmis cette pensée par inadvertance, lors
d’un moment de grand tourment ? Cependant, dans ce cas, qu’est-
ce qui peut perturber un être aussi puissant que lui au point qu’il en
perde sa maîtrise de la télépathie ? J’ai tellement de questions qui
tournent dans mon esprit sous le regard acéré d’Azazel que je dis la
première chose à laquelle je songe sans même y réfléchir.

— Je pourrais me rendre dans l’Autre Monde.

Mes amis et leurs parents oscillent entre choc et… choc. Ils
ressemblent à des poissons hors de l’eau. Sauf Azazel. Lui, il est
plutôt un requin sur le point de me manger toute crue.

— N’y pense même pas, Angela ! Il est hors de question que tu


te rendes là-bas. Les anges gardiens te tueraient sans hésiter.

J’ai de quoi en douter.

— L’une des lois des anges gardiens n’est pas de ne jamais


exterminer qui que ce soit ?
— Angela…

Je sens que l’orage gronde à l’extérieur, et je ne parle même pas


de la terre qui tremble. Les pouvoirs de nos pères se mélangent,
chacun à un degré différent, pour prouver leur mécontentement.
Cependant, je suis têtue et surtout consciente qu’ils ne me feront
aucun mal, donc j’insiste.

— Le ciel a pris feu ! Ce n’est pas bon signe. Nous devons nous
assurer que rien de grave n’est arrivé dans l’Autre Monde.
— Quelle importance ?
La voix du premier des déchus se fait gutturale. Par réflexe, les
nephilims viennent se positionner devant moi, en bouclier. Je ne
doute pas un instant qu’ils soient tous prêts à me défendre, sauf que
je refuse qu’ils se placent contre leurs pères. Il n’y a pas deux
camps, mais un seul, une seule famille avec des idées contraires
dont il faut discuter.

— Nous ne devons pas nous affronter. L’Ange Ultime a


mentionné que les nephilims devaient se tenir prêts. Prêts à quoi ?
— Cela suffit ! Tu n’es pas celle qui prend les décisions ici ! Tu
n’as qu’un choix à faire et tu t’y refuses !

Azazel vient de me poignarder en plein cœur. Jamais il ne s’est


montré si virulent et pressant envers moi. Un malaise s’installe
tandis que tous gardent le silence. Je préfère tourner les talons et
sortir de cette pièce avant de laisser mes émotions prendre le
dessus.

Je marche sans m’arrêter, encore et encore, jusqu’à atteindre


l’orée du bois. J’adore cet endroit. J’aime goûter la paix du lieu. Je
viens ici chaque fois que j’ai besoin de réfléchir. Sauf que dans le
cas présent, j’aspire surtout à de la solitude pour mettre au point un
plan qui me vaudra certainement de gros ennuis. Est-ce que je m’en
inquiète ? Pas vraiment. Pas de suite. J’assumerai la conséquence
de mes actes en temps voulu. Pour l’instant, je dois tester une
théorie qui pourrait me coûter plus qu’une engueulade avec les
déchus. Déployant les ailes, je prends un moment pour écarter
chaque plume au maximum. Jamais je ne suis montée aussi haut
que je le prévois. Je n’ai pas peur. J’espère simplement avoir
suffisamment de puissance pour me hisser sans encombre. Je bats
plusieurs fois des ailes avec lenteur, jusqu’à me retrouver en vol
stationnaire juste au-dessus de la cime des arbres. Je laisse le vent
s’engouffrer dans ma ramure, en étudiant la direction ainsi que la
vitesse pour pouvoir adapter mes mouvements.

— Qu’attends-tu pour te lancer ?


Je ne suis pas surprise de découvrir tous les nephilims derrière
moi, prêts à me suivre dans ma folie.

— Vous devriez rentrer.


— Nous ne te laisserons pas risquer ta vie toute seule.
— Sauf que je suis la seule à probablement ne rien risquer.

Nathanael et Donovan s’emparent chacun d’une de mes mains.

— Ce n’est qu’une théorie hasardeuse, Angela. Nous voulons


être auprès de toi. Juste au cas où.

Il est vrai que les suppositions de ma mère n’ont jamais été


vérifiées auparavant. Isabelle et Cheyenne sont du même avis
qu’elle tandis que les autres ont préféré ne pas se prononcer sur
l’hypothèse selon laquelle je pourrais franchir le voile. Mes ailes sont
en partie blanches. Lorsque Kezef a été à l’encontre des ordres de
l’Ange Ultime, il a perdu ses ailes blanches graduellement. Durant
cette transition, il pouvait passer d’un monde à l’autre. Je dois donc,
en théorie, en faire autant grâce à ma particularité.

Je n’avais jamais pensé à me rendre dans l’Autre Monde avant


aujourd’hui. Les anges gardiens sont plus qu’un mythe pour les
nephilims. Ils sont une réalité de notre vie. Simplement, ils
représentent un peuple à part qu’il est préférable pour nous d’éviter.
Il est de notoriété publique que les déchus et les anges gardiens ne
s’apprécient pas. Les déchus sont considérés par les anges
gardiens comme des erreurs, des êtres qui se sont fourvoyés et ont
fait défaut à l’Ange Ultime. Nous, les nephilims, sommes une preuve
de leur déchéance puisque les anges gardiens n’ont pas le droit
d’aimer, encore moins d’avoir des enfants. Je trouve ces règles
tristes d’ailleurs, car l’amour est certainement le sentiment humain le
plus extraordinaire qui soit. Je regarde mes amis tout en devant
reconnaître que l’amour apporte aussi son lot de souffrance. Nous
ne décidons pas de qui nous tombons amoureux. Et je l’aime plus
que ma propre vie. Néanmoins, le choisir revient à rejeter les autres.
Je refuse de leur infliger le moindre chagrin, donc je me refuse à
l’aimer pleinement.
— Angela ?

Je m’ébroue, repoussant mes cheveux à l’arrière de mes épaules


dans le mouvement.

— Allons-y, mais restez en arrière. Vous ne pouvez pas traverser


le voile. Je ne souhaite pas que vous soyez blessés.

Raphaël me caresse la joue du bout des phalanges.

— Et toi, fais attention.

Mes amis me relâchent et nous entamons notre ascension avec


prudence. Nous savons que le voile entre les mondes se situe en
haute altitude. Toutefois, nous ignorons à quel niveau exact il se
trouve. Nous franchissons les nuages sans obstacle. Néanmoins, je
commence à ressentir le froid. Des gouttes de glace s’accrochent le
long de mes rémiges, rendant le vol plus difficile. Cependant, mon
inconfort est de courte durée. Le pouvoir de Raphaël tourbillonne
autour de nous pour nous réchauffer. Les flammes dansent
littéralement autour de notre groupe, faisant fondre la glace.

— Merci.
— Pas de quoi, ma belle.

Ce surnom lui vaut quelques grognements agacés dont il se rit.


Raphaël ressemble beaucoup à son père. Il se moque de ce que
pensent les autres. J’ai parfois la sensation que rien ne peut le
toucher.

Nous finissons par atteindre une zone extrêmement haute qui


scintille partiellement d’un doré relativement terne.

— Ce doit être le voile. Toutefois, je l’imaginais plus…

Donovan termine ma phrase, comme souvent.

— Impressionnant ?
Je n’aurais pas mieux dit. Là, le voile me fait plutôt penser à un
filet de pêche déchiré, usé par trop d’années de service.

— Vous croyez que l’orage de tout à l’heure aurait pu l’abîmer ?


— Non.

Jaden se rapproche un peu plus, touchant presque le voile de


son nez.

— Je dirais plutôt que le voile s’est enflammé. C’est lui que nous
avons vu brûler.
– C’est impossible. Le voile est une barricade indestructible. Il est
une extension de l’Ange Ultime lui-même.

Fatiguée de toutes ces suppositions, je donne un puissant coup


d’ailes pour franchir la barrière.

— Qu’est-ce que…

Le voile se désagrège sous mes yeux ébahis. Les filaments


dorés s’effritent et tombent en poussière tout autour de moi.

— Je pense pouvoir affirmer sans trop m’avancer que le voile


n’existe plus.

Donovan me rejoint, continuant de faire disparaître le filet


magique.

— Il n’y a plus de voile. Continuons de progresser, mais soyons


prudents. Il s’est clairement passé quelque chose d’anormal ici.

Oui. D’inquiétant aussi.

Nous montons toujours plus haut. Nos respirations deviennent


laborieuses. Nous ne sommes pas des anges, mais des nephilims.
Nous sommes à moitié humains, ce qui signifie que nous avons
besoin d’oxygène en quantité pour respirer. Nous ralentissons de
plus en plus alors que nous sommes presque aux portes de l’Autre
Monde.

— Besoin d’un petit coup de pouce ?

Je me retourne pour découvrir le sourire taquin de mon frère.

— Akon !

Il nous entoure d’une bulle d’air pur tout en avançant.

— La prochaine fois, attendez-moi avant de partir à l’aventure.


Vous savez bien que vous ne pouvez pas vous passer de moi. Je
suis indispensable.
— Toujours aussi modeste !
— Réaliste, grande sœur, réaliste.

Je m’apprête à lui répondre lorsque tout humour me quitte. Nous


sommes arrivés dans l’Autre Monde.
Chapitre 5
Raphaël

Je suis venu dans l’Autre Monde dans le seul but d’escorter


Angela. Il était impensable pour moi de la laisser prendre ce risque
inconsidéré sans l’accompagner. Toutefois, je dois reconnaître que
j’étais également curieux de découvrir le monde dans lequel nos
pères ont vu le jour. Je suis un peu déçu… Tout y est si… blanc !
C’est fade, sans saveur, monotone. Pas étonnant que mon père en
soit parti sans se retourner. Il ne pouvait que s’ennuyer dans un lieu
pareil ! Par contre, étrangement, je trouve qu’Angela y aurait toute sa
place, ce qui met mon sang en ébullition. Je serre les dents à la voir
déambuler dans cet endroit qui lui correspond.

— L’Autre Monde est à couper le souffle !

Je ne devrais pas être étonné de son émerveillement. Pourtant,


son visage rayonnant qui semble resplendir d’autant plus grâce à
toute cette pureté environnante à vomir m’énerve.

— Ouais, si on aime le style aseptisé, ce n’est pas mal.

Angela me jette un coup d’œil en haussant son sourcil parfait.


Chaque fois qu’elle m’observe de cette manière, j’ai l’impression
d’être un mauvais garçon que sa mère réprimande. Cette femme est
la seule à me faire sentir ainsi, comme si elle voyait plus en moi qu’il
n’y a vraiment.

— Quoi ? Je suis simplement honnête !

Elle secoue la tête sans faire de commentaire. J’ai noté, à


plusieurs reprises, qu’elle évitait souvent de me contredire. J’y ai
aperçu un temps un signe que je lui plais, comme si elle se refusait à
se disputer avec moi. Seulement, en l’absence d’autres actions plus
claires de sa part quant aux sentiments qu’elle pourrait me porter, je
doute désormais de ma conclusion.
— Continuons d’avancer.

Donovan se place en tête, ensuite Nathanaël, Akon, Angela,


Jaden puis moi. Nous fonctionnons toujours ainsi lorsque nous
évoluons, encadrant Angela pour prévenir de n’importe quelle
attaque qui surgirait de n’importe quel côté. La protéger est notre
priorité, même si nous sommes tous conscients qu’elle ne nous aime
pas de la même manière que nous. Mon cœur se comprime à cette
idée. Je supporte de plus en plus mal la non-réciprocité de mon
attirance pour elle. D’autant plus que mon père en est conscient. Il
perçoit les pensées de surface qui flottent dans l’esprit de tous ceux
qui l’approchent. Je n’apprécie pas qu’il sache à quel point je suis
faible en présence de cette nephilim à la plastique parfaite. Je
voudrais pouvoir me montrer plus fort face à elle et ses beaux yeux,
sauf qu’un battement de cils de sa part suffit à me mettre à terre.

Je reviens à l’instant présent lorsque notre file indienne se


stoppe si brusquement que je bouscule Jaden.

— Je peux savoir pourquoi nous nous sommes arrêtés ?

Avec mes compagnons devant moi, je ne discerne rien de ce


qu’il se passe en tête. La voix de Donovan s’élève dans ce vide
immense tel un intrus dans le silence.

— Nous devrions faire demi-tour. Nous ne devrions pas être ici.

Je sens son malaise comme s’il était le mien tant il est palpable
dans l’air.

— Tu as la frousse, Donovan ?

J’adore taquiner mon ami, principalement car j’aime le pousser


dans ses retranchements. En général, cela l’incite à se dépasser.

— Notre place n’est pas ici. Nous n’avons rien à faire là.
Ma tension monte d’un cran tandis que je perçois la sienne. Son
regain de hargne m’exhorte à briser notre formation. Je me décale
sur le côté pour voir de quoi il retourne exactement.

Je reste un instant sans voix devant le spectacle qui s’offre à


moi. Je comprends désormais l’insistance de Donovan à partir au
plus vite. Il refuse qu’Angela soit témoin de ça et je suis de son avis.
Moi-même, je suis plutôt perturbé par ce que je constate sans
comprendre les faits qui se sont déroulés pour arriver à un tel
résultat.

— Allons-y, rentrons chez nous.

Comme si Angela était du genre à suivre les ordres ! Cette jolie


nephilim n’est pas que belle. Elle est également intelligente. Elle
comprend de suite que nous tentons de lui cacher quelque chose et
n’a pas l’intention de se laisser faire. Écartant Jaden et Nathanaël de
son chemin, elle se stoppe devant le duvet macabre à ses pieds, la
main devant la bouche et le regard horrifié. Comme un seul homme,
Donovan et moi lui entourant les épaules et la taille, la soutenant par
ce geste sans équivoque. Angela est à nous. Personne ne lui fera le
moindre mal. Plutôt mourir que le voir blesser.

— On dirait…

Elle est incapable de terminer sa phrase. Je la comprends. Il est


assez perturbant d’observer des plumes semblables aux siennes
recouvrir le sol sur une surface importante sans localiser les ailes
auxquelles elles appartiennent. C’est comme si elles avaient été
arrachées du corps sans vie qui gît un peu plus loin. Il a fallu
beaucoup de haine et de férocité pour arriver à un tel résultat.

Angela se penche en avant, ramassant une plumette d’une


finesse incroyable. Avec précaution, la nephilim déploie ses ailes et
en replie le bout autour de son corps pour en comparer les couleurs.
Je me doute de la raison de sa curiosité. Je me suis fait exactement
la même réflexion. Les plumes éparpillées ont véritablement la
même couleur que les siennes, le blanc en moi. Partout autour de
nous, il n’y a que des plumes dorées, d’un doré étincelant, presque
de l’or vaporeux, à l’image des plumes les plus intenses d’Angela.

— Je n’étais pas unique finalement.

Oh que si, elle l’est. Personne n’a jamais eu des plumes


bicolores avec une nuance de blanc aussi pure que celles des anges
gardiens. Anges gardiens qui semblent étrangement absents de leur
lieu de vie. Où sont-ils tous passés ? Durant ma réflexion, Angela
s’est approchée du corps sans vie.

— L’Ange Ultime…
– Non. L’Ange Ultime est immortel. Il est le père des anges
gardiens. Personne n’aurait pu le tuer. Ce ne peut pas être lui.

Akon est encore jeune, avec un cœur innocent malgré les airs de
dur à cuire qu’il tente d’arborer. Il ne s’intéresse que peu aux
commisérations du monde. Il y a des humains abominables sur
Terre. Je ne vois pas comment l’un d’entre eux aurait pu atteindre ce
lieu. Néanmoins, je suis certain qu’Angela a raison : l’Ange Ultime
n’est plus. Il a rendu son dernier souffle, assorti d’un avertissement
nous concernant.

— Il n’y a rien de plus à analyser ici. Il vaut mieux rentrer avant


que l’on nous surprenne en mauvaise posture. Les anges gardiens
ne demanderont rien de moins que nos têtes s’ils nous découvrent
penchés sur le corps de leur créateur.

Angela se redresse avec difficulté. Être en présence du mal


absolu semble la faire souffrir physiquement. La nephilim est une
empathe hors pair. Qui sait ce qu’elle perçoit dans ce lieu où un
crime abominable a été commis.

Je l’aide à avancer en lui prenant le coude, la dirigeant vers la


sortie, suivant le chemin que nous avons emprunté pour venir.
Toutefois, elle plante les talons dans le sol vaporeux afin de m’en
empêcher pour faire demi-tour.
— Que fais-tu ? Nous ne pouvons rien faire pour le secourir,
Angela. Il est mort depuis plusieurs heures.
— Je sais.

Je suis perplexe alors qu’elle dépasse l’Ange Ultime pour se


placer sur la butte derrière le corps, à la limite de l’Autre Monde. Il
est d’ailleurs étrange de constater que ce lieu a une surface
prédéfinie. Inconsciemment, je le pensais infini, n’ayant ni début ni
fin.

— C’est…

Angela reste un instant sans bouger ni finir sa phrase,


visiblement subjuguée.

– C’est magnifique.
— De quoi ?

Je suis curieux de voir ce qui la captive au point qu’elle n’ose


plus esquisser le moindre geste. Je la rejoins en quelques
enjambées pour être finalement déçu.

— Il n’y a rien de plus à observer que le monde à nos pieds.

Elle secoue la tête sans se départir de son sourire.

— L’Ange Ultime épiait les gens, les humains. Il veillait sur eux.
Et sur nous.

Je regarde de nouveau en bas sans rien observer


d’extraordinaire.

— Tu te trompes, Angela. Il ne s’est jamais intéressé aux


nephilims.

Elle agrippe mon avant-bras avec force.

— C’est toi qui es dans l’erreur. L’Ange Ultime ne nous a jamais


quittés des yeux depuis notre venue au monde. Il nous aimait,
comme il aimait nos pères et nos mères. Il n’a jamais voulu les
blesser.

Une larme dévale alors sa joue.

Je constate avec désarroi que ses yeux sont humides, ses


mains tremblantes. Alors que je reste là, les bras ballants, incapable
de savoir quoi faire devant sa réaction qui me déroute, Akon vient
l’entourer de ses bras, lui offrant une épaule sur laquelle s’épancher.

— Il n’était qu’amour, Akon. Qui aurait pu vouloir sa mort ?

Elle pleure un ange qui a banni nos parents sans raison tout en
affirmant qu’il les aimait. Je ne m’attendais pas à ce que cette
journée prenne un tel tournant en me levant ce matin ! Je m’éloigne
un peu, ayant besoin d’évacuer l’agacement que je ressens sans
qu’Angela perçoive ma frustration grandissante face à mon
incompréhension. Je suis fou d’elle, jamais je ne le nierai. Jamais je
n’avouerai non plus que je me doute être responsable de son
absence de choix. Angela a trop de cœur et de compassion pour se
résoudre à décevoir qui que ce soit.

— On dirait que tu es sur le point d’exploser.

Jaden n’est pas du genre à me laisser ruminer dans mon coin.


Au contraire, il est devenu, bien malgré lui, une oreille attentive à
laquelle j’aime me confier quelquefois. Je trouve cela simple avec ce
nephilim, sans doute car il est le moins proche d’Angela. Je ne m’y
trompe pas, il l’aime lui aussi, mais il ne semble pas souffrir outre
mesure de la situation. Parfois, je me demande s’il ne l’aime pas par
facilité, parce qu’elle est là et qu’elle sait ce qu’il est.

— Je ne comprends pas sa sensiblerie ! Elle est une nephilim


choyée qui a le monde à ses pieds. Pourtant, elle ne désire pas en
profiter pour obtenir tout ce qu’elle souhaite. Elle préfère pleurer un
putain d’Ange Ultime qui n’a pas eu une once de compassion pour
les déchus en plusieurs siècles. Il les a simplement rayés de sa liste
d’anges gardiens et a continué à coller son cul sur son promontoire
pour protéger des humains qui ne le méritent pas.

Jaden penche la tête sur le côté, plissant les yeux pour me


scruter avec attention.

— Je te connais depuis longtemps. Jamais je ne t’ai entendu si


mesquin et détaché du sort des humains. Tu ne les portes certes
pas dans ton cœur…
— Je dirais plutôt qu’ils m’indiffèrent.
– Exact. Sauf que tes mots en transmettent bien plus. On dirait
que tu leur voues soudain une haine farouche.

Il n’a pas tort. Penser aux humains me donne envie de


descendre sur Terre pour en exterminer quelques-uns, juste pour le
plaisir, pour m’amuser.

— L’air est vicié autour de l’Ange Ultime. Il nous affecte de


manière inconsciente.

Faisant ressortir le pire en nous. Mais il n’en va pas de même


pour Angela. Parce qu’elle est différente. Il n’y a pas un gramme de
malveillance dans son âme.

— Il est préférable que je redescende.

Jaden n’est pas dupe.

— Es-tu certain que tu vas bien ?

Je hoche la tête alors même que je n’en suis pas certain.

— Je vous attends juste sous le voile.

Ou ce qu’il en reste.

Je traverse l’Autre Monde au pas de course sans plus


m’éterniser, rageant de laisser la sécurité d’Angela entre les mains
de mes amis, sauf que je n’ai pas le choix. Je dois sortir de ce
monde avant que la noirceur qui a terrassé l’Ange Ultime s’infiltre
jusqu’au tréfonds de mon âme. Je déploie mes ailes avec vigueur
puis plonge en piqué dans le vide. Chaque mètre de ma chute libre
me libère de l’emprise nuisible qui me serrait dans un étau toxique.
Je respire plus librement au fur et à mesure de ma descente. Il n’y a
plus de trace du voile entre les mondes. Il a totalement disparu
durant notre exploration. Les grands absents sont les anges
gardiens. J’ai beau scruter l’horizon pour prévenir d’une rencontre
désagréable, il n’y a pas âme qui vive aux alentours. Quoi qu’il se
soit passé, les anges sont certainement la clé du mystère.
Chapitre 6
Angela

L’horreur de la situation me coupe le souffle. J’ai l’impression


que mon cœur est sur le point d’éclater sous la douleur. Mes larmes
coulent, ravagent mon visage sous le regard impuissant d’Akon.
Mon frère me frotte le dos pour soulager ma peine même s’il ne la
comprend pas. Il est ainsi. Derrière ses airs fanfarons et son jeune
âge, il est un soutien indéfectible, une force tranquille qui m’équilibre
lorsque mon don d’empathie me submerge tant que mes sentiments
se noient dans ceux des autres. Dans ce lieu où l’abomination a
remplacé la lumière, la douleur est étouffante, les regrets, tout
autant. Je perçois tout l’amour que l’Ange Ultime portait aux humains
et à ses anges. Tous ses anges, sans exception. J’ai même dans
l’idée qu’il avait une affection toute particulière pour les déchus et
pour nous, les nephilims, leurs enfants. Je ressens aussi sa fierté de
nous regarder de son promontoire. Puis vient le chagrin, immense,
sans fin, le sentiment de trahison avant de rendre son dernier soupir.
Qui que soit le meurtrier, jamais l’Ange Ultime ne l’a soupçonné. Pas
un seul instant, il ne s’est douté que sa fin proviendrait de cette
main. Il en a ressenti une grande honte. Il aurait voulu percevoir les
signes. Il aurait souhaité sauver les anges. C’est à cet instant précis
que je réalise le fond du problème.

— Les anges !

Toutes les têtes se tournent vers moi. Toutes, sauf celle de


Raphaël, qui a visiblement déserté la place. Je comprends. Il est le
nephilim le moins stable du groupe. Il n’a pas la même empathie ni
la même patience.

— Qu’as-tu, Angela ? Tu as perçu la présence d’anges gardiens


dans les environs ?

Akon me presse contre lui, serrant un peu plus fort mon épaule.
– Non. Justement. Il n’y a aucun ange dans l’Autre Monde.

Mes amis ne comprennent visiblement pas le fond du problème.

— Et ?

Tant pis. Je n’ai pas le temps de leur expliquer. Nous devons


redescendre. Je dois m’entretenir avec nos pères. Si la conversation
de tout à l’heure a été houleuse, celle qui s’annonce sera bien pire.
Je dois me préparer mentalement à un tsunami de désapprobation,
de peur, d’inquiétude et d’une bonne dose de je-m’en-foutisme avant
de pouvoir les convaincre de suivre mon plan. J’ai quelques
kilomètres dans les nuages pour me faire à cette idée. La nuit sera
longue.

— Rentrons.

Je retraverse le champ de plumes en évitant de poser mon


regard sur le corps brisé sans y parvenir totalement. Au dernier
moment, je m’empare d’une plume de l’Ange Ultime, mue par une
volonté propre. Son travail, toute son œuvre, risque de tomber dans
l’oubli désormais. Les anges gardiens sont sur le déclin, les déchus
refusent de parler de lui et les nephilims n’en savent pas assez pour
lui rendre hommage. L’Ange Ultime a vécu des siècles et sa création
vient d’être balayée en une seconde…

Je bats des ailes en silence, perdue dans mes pensées. Je


sens la bulle protectrice d’Akon qui nous entoure, nous offrant de
respirer librement. Elle n’était pas indispensable pour la descente.
Cependant, elle nous permet d’aller à notre rythme, sans avoir
besoin de chuter en piquet pour atteindre rapidement une altitude
qui ne nous fera pas exploser les poumons. Le froid nous
enveloppe. Je claque violemment des dents, mais n’en ai que faire.
Je profite des derniers instants de calme, d’ultimes moments
d’insouciance avant que notre univers vole en éclats. Je l’éprouve
jusque dans ma moelle épinière : dorénavant, plus rien ne sera
simple.
— Vous voilà !

Raphaël se maintient en vol stationnaire et ne traîne pas avant


de faire danser des flammes autour de nous pour nous réchauffer.

— Est-ce que tout le monde va bien ?

Il s’adresse à nous tous, mais son regard plonge dans le mien


pour me sonder. Je suis consciente que, malgré ses défauts, je serai
toujours sa priorité numéro une.

— Nous allons bien. Nous devons faire un rapport aux déchus.

Raphaël s’avance pour s’emparer de mes mains dans les


siennes, les liant un instant.

— Ce n’est pas une bonne idée, Angela. Nous leur avons


désobéi. Nous avons pris des risques inconsidérés sans tenir
compte de leur avertissement. Ils vont être en colère.

Je lui embrasse la joue avant de me libérer de son emprise sous


son regard surpris.

– Azazel le saura. Il lira dans notre esprit tout ce qu’il aura besoin
de connaître. En théorie.

Donovan nous rejoint, un masque de parfait nephilim tandis que


je sens une vague de jalousie enfler en lui.

— Qu’est-ce que tu ne nous dis pas ?

Pour faire bonne mesure, je dépose une bise sur sa pommette


avant de reprendre ma descente.

– Plus tard. Nous devons nous dépêcher. Le temps nous est


compté.
Akon ne pose pas de questions. Il se contente de voler à ma
hauteur sans me lâcher des yeux. Il est curieux, inquiet aussi.
Cependant, il me connaît suffisamment pour savoir qu’il est inutile
d’insister. Je parlerai le moment venu. Je n’ai aucune envie de me
répéter encore et encore et d’essuyer les pouvoirs désordonnés des
nephilims en colère à cette hauteur.

Nous n’avons pas encore atteint la pelouse du jardin commun


que je devine déjà les éclairs de rage de Baraqiel et le sol gelé sous
les pieds de nos parents. Nos pères tentent de contenir la colère de
leur compagnon respectif tout en s’inquiétant également, ce qui ne
fait qu’attiser le phénomène. Seule ma mère semble incroyablement
calme, sans doute la raison pour laquelle nous ne nous posons pas
au milieu d’une tempête de neige. Cependant, l’orage n’est pas loin.
L’air est électrique, variant du chaud au froid en fonction de Kasyade
et de mon père dont les pouvoirs s’affrontent inconsciemment pour
prendre le dessus sur l’autre.

— Nous vous avions interdit de vous rendre dans l’Autre Monde !

Le premier des déchus attaque de front. Il a dépassé le stade de


la diplomatie. De toute manière, le tact n’a jamais été son point fort.
Il braque son regard insondable sur moi tandis qu’il poursuit.

— Tu n’avais pas le droit de les emporter dans cette folie,


Angela !
— Je n’ai entraîné personne. Je suis partie seule, sans les en
informer.
— Tu savais parfaitement qu’ils te suivraient. Ils traverseraient
l’Enfer pour être avec toi !

Je ne peux le nier. Je ne peux rien y faire non plus.

— Si tu peux ! Tu peux mettre fin à cette situation en étant


honnête avec eux et avec toi !

Je crains un instant qu’il sache à qui mon cœur appartient


vraiment et qu’il l’annonce à tous sans ménagement. Sauf qu’Azazel
plisse les yeux, lui aussi dans l’attente. Je devine qu’il ne sait pas. Il
a simplement conscience que j’aime l’un d’eux d’un amour profond,
mais il ignore de quel nephilim il s’agit, car j’ai toujours pris garde à
ne jamais penser à lui le nommant par son prénom, sans compter
que je n’ai jamais fait de différence entre eux. Ils sont tous
importants pour moi. Je m’efforce d’être juste avec chacun d’entre
eux, sans distinction.

Par chance, et comme souvent, Akon vient à mon secours.

— La vie sentimentale d’Angela n’est pas à l’ordre du jour. Nous


avons des ennuis plus graves à résoudre.

Azazel serre les dents à s’en faire grincer les molaires avant
d’accepter de faire dévier son regard vers mon frère.

— Et quels sont-ils ? Une armée d’anges gardiens en colère va


débarquer sur la pelouse pour réparer l’affront que vous leur avez
fait ?

Il ne me laisse pas le temps de le détromper qu’il poursuit sa


tirade accusatrice.

— Nous vous avions prévenu que l’Autre Monde ne vous


tolérerait pas ! Je suis même surpris que vous ayez réussi à
traverser le voile !

J’en ai soupé de l’écouter déblatérer des inepties sans prendre la


peine d’écouter lui-même.

— Il n’y a plus de voile.

Wahou ! Quel contraste ! Nous pourrions désormais entendre une


mouche voler. Dire que les déchus sont choqués serait un
euphémisme. D’ailleurs, ils tentent, plus pour se rassurer qu’autre
chose, de trouver une explication plausible.
— Vous n’avez pas dû monter assez haut. Vous ne l’avez tout
simplement pas atteint.

Je vais devoir enfoncer le clou.

— Je suis désolée de te contredire, Baraqiel, mais nous l’avons


découvert. En fait, il était extrêmement abîmé lorsque nous nous
sommes présentés devant, et il s’est littéralement désagrégé quand
nous l’avons traversé. Tous.

Il hoquette avant de demander confirmation à son fils.

— Toi aussi, Donovan ?


– Oui. Il n’y a plus de voile, papa.

Mon ami se place à ma hauteur, de l’autre côté d’Akon.

— Le voile a été détruit.

Azazel tente par tous les moyens de trouver une explication. Pas
pour nous contredire. Pas pour reprendre le contrôle de la situation.
Non. Je sens son inquiétude comme il entend mes pensées. Il
pressent que tout va changer et il se refuse à l’admettre.

— Il y a forcément une raison à ce phénomène. L’Ange Ultime


doit se préparer à le remplacer. Peut-être le voile était-il trop vieux…

Je regrette d’avoir à faire voler en éclats ses convictions. Jamais


je ne l’ai vu se raccrocher à des absurdités. Azazel est pour moi un
roc que rien ne peut ébranler. Jusqu’à aujourd’hui…

— L’Ange Ultime est mort.

Ma mère est certainement la plus touchée de tous. Malgré toutes


ses souffrances durant sa vie purement humaine, elle estime que
l’Ange Ultime lui a fait grâce d’un don précieux : la vie elle-même. Il
lui a envoyé Kezef pour lui proposer un choix cornélien. Toutefois,
elle a eu le choix et elle lui en est reconnaissante, car ce libre arbitre
lui a permis de rencontrer Yekun, le grand amour de sa vie. Pour
elle, tout est lié. Kasyade, derrière ses airs de gros dur insensible, a
du mal à se rendre à l’évidence.

— Tu fais forcément erreur. L’Ange Ultime nous a créés. Il est


tout aussi immortel que nous, si ce n’est plus.

Je sors à regret la plume que j’ai récupérée dans l’Autre Monde


pour la leur présenter.

— Il y en avait partout au bord d’un promontoire. Il n’y a pas de


méprise.

Le silence qui suit est pour le moins pesant. Une tension et de


l’incompréhension embaument l’air.

Baraqiel est le premier à se reprendre.

— Les anges doivent être perdus sans l’Ange Ultime à leur tête.
Il était leur guide. C’est lui qui répartissait les missions de protection.

Azazel retrousse la lèvre supérieure, le ton plein d’ironie.

– Effectivement. Il les distribuait à sa guise sans nous expliquer


ses choix ni même ses intentions et les anges n’ont jamais eu leur
mot à dire.

Je comprends ses griefs. Sincèrement. Seulement, l’heure n’est


pas à la rancune contre un mort.

— Je crois que le problème des anges est plus grave qu’être


dérouté sans leur chef.
— Les anges ne sont pas des enfants, Angela. Ils s’en sortiront.

Hum, je ne pense pas. Pas sans aide.

— Que font les déchus lors de leur première journée sur Terre ?

La réponse est des plus évidente pour nous tous.


— Il se présente sur le pas de porte d’Azazel pour obtenir des
conseils.

Baraqiel sourit au visage renfrogné du premier des déchus.

— Azazel est une référence en la matière. Il est celui qui a


expérimenté la vie dans ce monde le plus longtemps.
– Exact. Y a-t-il eu une recrudescence d’anges devant ta porte
Azazel ?

Il s’agace de mes questions.

— Où souhaites-tu en venir à la fin !

Il est brut de décoffrage. Il ne veut pas que je tourne autour du


pot alors que je ne cherche qu’à les ménager.

— Nous n’avons pas croisé un seul ange gardien dans l’Autre


Monde. Je pense qu’il reste très peu d’anges gardiens en vie.
L’Ange Ultime a sans doute été un des derniers à trouver la mort. Je
soupçonne celui qui l’a assassiné d’espérer tuer tous les anges.
Chapitre 7
Donovan

Je sais, avant même qu’elle n’ouvre la bouche, ce qu’Angela


attend de nous. De chacun de nous, nephilims et déchus compris.
Elle souhaite que nous sauvions les anges. La nephilim de mon
cœur est une empathe qui place la vie au-dessus de tout, y compris
des rancunes et de la colère. Pour elle, rien ne justifie un meurtre ou
la vengeance. Je ne l’en aime que plus. Au fond, elle est un ange à
sa manière. Pourtant, quand le couperet tombe, je ne peux
m’empêcher d’être contrarié. Je ne souhaite pas suivre cette voie.
Pas pour laisser les anges mourir, mais plutôt parce que cela va
nous obliger à diviser nos forces et je déteste l’idée de me trouver
loin d’Angela.

— Nous devons protéger les anges qui errent sur Terre.

La voix d’Azazel claque dans l’air, sans appel.

— Non.

Je ne m’attendais à rien d’autre de la part du premier des


déchus. Anges et déchus se vouent une haine farouche depuis des
siècles. Toutefois, Angela n’a pas dit son dernier mot.

— Ne laissons pas une querelle séculaire anéantir toute une


espèce !

Angela a raison. Nous le savons tous. D’ailleurs, nos mères sont


d’accord avec elle. Elles n’ont pas le même passif que les déchus.
En dehors de Sarah. La femme de Kasyade est plus réservée sur
son jugement concernant les anges gardiens. Je la comprends. Elle
a beaucoup souffert par le passé, sans qu’aucun ange gardien
vienne à son secours. C’est grâce à Azazel, Abaddon, Kasyade et
Cheyenne qu’elle a pu s’en sortir, avec une volonté de fer et un
soutien sans faille des déchus. Alors les anges gardiens sont loin de
faire partie de ses priorités et je suppose qu’elle n’a aucune envie
que son fils, Jaden, risque sa vie pour sauver la leur. Je ne suis donc
pas surpris outre mesure quand elle prend la parole.

— Tu es encore jeune, Angela, et ta vie a été protégée, derrière


des murailles que les déchus ont fondées pour la sécurité des
nephilims. Seulement la vie, la vraie vie, n’est pas aussi rose que tu
sembles le croire.

Je retiens Jaden lorsqu’il veut rejoindre sa mère. C’est une


mauvaise idée de se mettre entre Angela et qui que ce soit. Nos
familles l’ont toujours sous-estimée. Elles imaginent que la nephilim
est fragile parce qu’elle n’a pas été conçue en tant que nephilim.
Elles font erreur. Plus le temps passe, plus je devine la puissance
d’Angela au fond de ses pupilles. Je la soupçonne depuis un
moment d’être bien plus forte qu’elle ne le montre. Je pense que,
comme pour ses ailes qui sont apparues plus tardivement que celles
des nephilims classiques, ses pouvoirs évoluent avec le temps.
D’ailleurs, elle le leur prouve en laissant tous les sentiments qui
l’habitent effleurer la surface de son esprit, suffisamment fort pour
qu’ils forment littéralement un arc-en-ciel de couleurs autour d’elle.

— Crois-tu vraiment que vous m’avez empêchée de connaître


toutes les émotions humaines en dehors de l’amour et de la
compassion ?

Voir les yeux agrandis d’étonnement de nos parents me remplit


de fierté. Je pense qu’avec le temps, Angela sera capable de
transmettre des sensations en plus de les ressentir. Peut-être est-ce
même déjà le cas. Cependant, elle se contente de les leur montrer.

— Je capte toutes les émotions que vous éprouvez. Je dis bien


toutes, sans exception.

Le halo multicolore qui l’entoure subit alors des variations,


prenant une teinte plus rosée.

— L’amour en est la grande dominante, c’est vrai.


La lueur vire en second lieu au vert.

— Mais je connais aussi le doute.

S’ensuit le rouge.

– La colère.

Puis, un noir sombre et épais qui la camoufle et l’engloutit


presque.

– La haine.

Toute la luminosité extérieure revient d’un coup tandis que les


halos surnaturels s’éteignent.

— Je suis bien moins innocente des sentiments que vous le


pensez tous. Je suis amplement capable de juger une situation et
d’avoir une opinion avec discernement.

Angela tourne alors les talons pour quitter cette pièce et cette
fois, personne ne l’en empêche ou ne la suit.

Je souris avec amusement tandis que tous restent interloqués


face à l’étalage de pouvoirs de la nephilim la « moins puissante »
d’entre nous. Aucun d’eux n’avait pressenti la fougue qui l’anime,
pas même Azazel, qui se vante malgré tout en permanence de tout
savoir. Avec lui, personne ne peut garder de secrets. Pourtant, il
n’avait pas deviné celui d’Angela. Le fait de comprendre les
émotions mieux que personne lui permet également de les
manipuler à sa guise à sa propre convenance. Elle n’a laissé
percevoir d’elle que ce qu’elle a souhaité. Elle a forgé l’image qu’ils
attendaient tous d’elle. Aujourd’hui, elle leur a montré qui elle est
vraiment. Les plus choqués sont évidemment ses parents. Yekun et
Alexa pensaient connaître leur fille. Ils découvrent abruptement qu’il
n’en est rien.
Akon, par contre, paraît tout aussi satisfait que moi. Je me
rapproche de lui pour que notre conversation soit discrète.

— Tu le savais, n’est-ce pas ?

Son sourire s’élargit.

— De simples doutes, mais oui, il me semblait bien que ma sœur


cachait son jeu. Comment crois-tu qu’elle arrive à garder la tête
froide avec autant de mâles en rut qui résident dans le même
immeuble qu’elle ?

Je n’avais jamais observé la situation de cet angle.


Effectivement, Angela est une empathe, et une puissante au vu de
son dernier exploit. Vivre parmi cinq hommes amoureux d’elle, avec
les crises de jalousie et les frustrations que cela engendre, a
forcément dû être éprouvant pour elle. À moins qu’elle soit si
redoutable qu’elle les perçoit sans pour autant les ressentir comme
si c’était les siennes.

— Elle arrive à couper son don, à l’éteindre, comme un


interrupteur.

Akon hausse les épaules sans me le confirmer.

– Peut-être. Tu devras lui poser la question pour le savoir. À vrai


dire, elle ne m’en a jamais parlé.
— Pourquoi ?

Akon et Angela sont très complices. Ils sont frère et sœur, les
seuls nephilims possédant un lien de parenté.

— Probablement pour la même raison que j’ignore de qui elle est


amoureuse.

Nous sommes tous conscients qu’Angela a un coup de cœur


pour l’un d’entre nous. Nous l’espérons tout du moins, mais jamais
elle ne nous a donné le moindre indice sur la personne dont il est
question.

— Pour ne pas te mettre dans une position inconfortable.


– Entre autres. Également pour court-circuiter la manie d’Azazel
à lire nos esprits. Si je ne sais rien, je ne peux pas la trahir.

Notre conversation est interrompue par le regard noir d’Azazel, si


près de nous que je recule par réflexe.

— Ce que vous avez à dire intéressera certainement toute la


famille. Ne restez pas dans votre coin, faites-nous partager vos
impressions.

Non. Non merci. Je passe mon tour. Pas besoin d’être un


empathe pour savoir que le premier des déchus est sur le point
d’exploser. Akon, pour sa part, n’a aucun instinct de conservation.
Ou il est fou, au choix.

— Angela vous a mouchés et tu n’aimes pas ça. C’est la seule


cause de ta colère.

Je jurerais entendre Azazel grogner ! En tout cas, le sol qui


tremble, je ne l’ai certainement pas imaginé.

— Nous devrions tous nous calmer et prendre un temps de


réflexion.

Raphaël me vient en aide, m’appuyant.

– Donovan a raison. La journée a été éprouvante pour tout le


monde. Nous pouvons affirmer qu’il y a eu un chamboulement
planétaire dans les forces. Que les déchus décident d’agir ou non, la
disparition de l’Ange Ultime ainsi que de celle des anges gardiens
aura forcément des répercussions sur Terre.

Hum, difficile de le contredire sur ce point. Même si les déchus


n’apprécient pas les anges, ces derniers avaient une utilité auprès
des humains. Ils n’ont pas été créés par mégalomanie, mais bien par
nécessité. Sans eux, le monde pourrait bien finir en cendres.

— Allons-nous coucher. Une bonne nuit de sommeil nous


permettra de réfléchir à tête reposée. Nous en reparlerons tous
demain matin.

Azazel s’apprête à retourner au front, mais la petite main blanche


de sa compagne sur son bras l’en empêche.

— Les enfants ont raison. Nous avons tous besoin d’une pause.

Bien sûr, Azazel souhaite à tout prix regagner le contrôle. Il est


ainsi depuis la nuit des temps, je ne peux l’en blâmer.

– Soit. Nous reprendrons à la première heure demain matin. Je


veux que tout le monde reste sur cette place cette nuit. Si quelqu’un
s’en prend réellement aux anges, nous pourrions très bien être les
suivants.

C’est un raisonnement qui se tient. Avec une faille cependant.

— Je pense qu’Angela est déjà partie.


— Il ne vaut mieux pas !

La virulence d’Azazel pour Angela met le sang des nephilims en


ébullition.

— Angela est libre ! Tu ne l’as jamais contrôlée et ne le feras


jamais. Pourquoi es-tu en permanence sur son dos à la fin ?

Raphaël a le même tempérament que son père. Toutefois, jamais


il ne s’était adressé à lui de la sorte.

— Je n’ai aucun compte à rendre à personne. Je ne suis pas


plus dur avec Angela qu’avec aucun d’entre vous.
— C’est faux ! Tu es toujours sur son dos, à lui réclamer de faire
un choix alors que personne ne le lui demande.
Raphaël a raison. Jamais nous n’avons mis Angela au pied du
mur, probablement parce que nous craignons sa réponse. Un statu
quo est mieux que de l’indifférence et du rejet.

— Son absence de choix finira par vous rendre fou ! Ne


comprenez-vous pas ? Des anges sont tombés pour moins que ça !
L’amour est responsable des pires horreurs quand les choses
tournent mal ! Il n’y aura pas de happy end pour vous tous ! Angela
se liera avec un seul d’entre vous. Comment se sentiront les autres
nephilims ensuite ? Vous êtes puissants. Quelqu’un de votre trempe,
avec des pouvoirs tels que les vôtres, peut conduire le monde à sa
perte sur un coup de sang.

Nous y voilà donc. La pire angoisse d’Azazel, celle qui explique


sa dureté lors de nos entraînements : il craint que l’on commette la
même erreur de jugement que lui pour l’affection d’une femme. Il a
tué des centaines d’âmes par colère alors même qu’il ne ressentait
que de l’amitié pour sa protégée. Il pense que nous pourrions en
exécuter des milliers si Angela refusait de nous aimer.

Néanmoins, il se fourvoie sur un point : nous ne sommes que


deux à être profondément épris de la splendide nephilim. J’en suis
quasi certain et l’occasion est trop belle d’en avoir le cœur net pour
que je passe à côté.

— Jaden, Nathanaël et Joachim seront déçus s’ils ne sont pas


choisis par Angela pour passer l’éternité à ses côtés, mais sûrement
pas effondrés au point de perpétrer un massacre.

Joachim n’est pas présent pour confirmer, n’étant toujours pas


rentré de sa mission avec Kezef. Néanmoins, les deux autres me
donnent raison.

— Angela est une femme magnifique et une nephilim hors du


commun. J’ai énormément d’affection pour elle. Toutefois, je n’ai pas
de difficultés à m’imaginer me lier avec quelqu’un d’autre qu’elle.

Jaden renchérit.
– Je pense que notre « amour » pour elle, si l’on peut réellement
le nommer ainsi, vient en grande partie de l’esprit de compétition qui
nous lie les uns aux autres. Nous avons été élevés tous ensemble.
Quelque part, nous désirons nous démarquer les uns des autres.
Ravir le cœur d’Angela serait un excellent moyen d’y parvenir.

Je comprends ce qu’il veut dire, ce qui ne signifie pas que


j’approuve son comportement. D’autre part, je ne suis pas le seul à
ne pas apprécier. Alexa serre les poings le long de ses flancs.

— Ma fille n’est pas un trophée ! Vous n’avez pas le droit de vous


moquer d’elle de la sorte !

Jaden tente d’adoucir son annonce autant que faire se peut.

— Nous ne l’avons jamais considérée comme tel. D’ailleurs, elle


n’est pas dupe. Comme vous l’avez compris, Angela est une très
grande empathe. Elle est parfaitement consciente de la profondeur
de notre tendresse à son encontre. Elle est tout à fait apte à faire la
différence entre affection et amour véritable.
Chapitre 8
Angela

Je suis tellement en colère ! Comment les déchus, ces hommes


que je considère comme ma famille, mes pères, peuvent-ils se
montrer si insouciants ? Pensaient-ils réellement que leur vie d’ange
gardien était un passé révolu ? Il n’y a qu’à les observer quelques
heures, regarder leurs actions, pour savoir qu’il n’en est rien. Qu’ils
le veuillent ou non, ils sont des anges. Aider leur prochain fait partie
de leur ADN. Pourtant, ils se refusent à secourir leurs frères alors
que, plus que les humains, ce sont eux qui ont besoin d’être sauvés !
En attendant qu’ils retrouvent tous la raison, j’ai eu besoin de
prendre l’air, de m’éloigner de toute cette négativité. À ma demande
de rencontrer les anges, Azazel s’est tellement offusqué que j’ai failli
m’étouffer avec la rancune qu’il émettait, sans compter que les
autres déchus n’étaient pas en reste. Finalement, le seul à ne pas
s’être indigné a été Yekun. Il faut bien admettre que les raisons de
sa déchéance ont été plus particulières. Il n’a commis aucune faute
aux yeux du déchu. Il était plutôt un ange avec un mal-être profond.
Il ne supportait plus de ressentir les émotions des humains sans
pouvoir goûter les siennes. L’Ange Ultime lui a restitué sa liberté en
l’envoyant sur Terre, parmi les mortels.

Sans m’en rendre compte, me voilà rendue chez moi. J’ai sans
doute été imprudente, volant jusqu’à mon immeuble sans le pouvoir
des autres anges pour me dissimuler. Toutefois, il est tard, la nuit est
tombée et on ne peut pas dire que nous vivons dans une ville
grouillante lorsque le soleil se couche. Au contraire, il s’agit tout au
plus d’un petit centre avec toutes les commodités que les familles
recherchent, mais cela s’arrête là. Nous sommes loin de la grosse
pomme, fief d’origine des déchus. Ils ont choisi une vie plus retirée
du monde pour nous élever, sans parler du fait qu’ils sont immortels,
tout comme leur compagne. Ils ne vieillissent pas. C’est le genre de
chose qui ne passe pas inaperçu éternellement. Isabelle et Crystal
continuent de travailler avec les enfants, changeant régulièrement
de ville pour exercer grâce au transport en commun made in déchu.
Un déchu vole vite et loin, ce qui est pratique. Yekun tatoue
désormais à domicile, quant à Azazel, Cheyenne et Kezef, leur
agence de détectives privés fonctionne à plein régime. À la
différence des autres sociétés, ils ne s’occupent pas des époux
volages, mais plutôt d’enquêtes pour maltraitance, disparition
étrange, ce genre de choses. Bref, les déchus ont un travail, une
position dans ce monde et nous, les nephilims, ne faisons
strictement rien ! J’ai besoin de trouver ma place parmi les mortels,
d’avoir une utilité autre que leur distiller un peu d’espoir quand je
passe à proximité et que je perçois leur désarroi. Ce n’est pas
suffisant.

J’atterris en douceur sur le toit de l’immeuble puis descends les


quelques marches qui conduisent à mon loft, situé au dernier étage.
Les garçons ont accepté de bonne grâce de me laisser celui-ci. Ils
savent à quel point j’apprécie de regarder le monde avec de la
hauteur. J’aime cette perspective. Observer le monde d’en haut
donne une autre vision. Je repère plus facilement les détails. C’est
sans doute insignifiant pour beaucoup, mais pour moi, c’est
important. Je rentre dans mon appart sans avoir besoin de clé.
Aucun n’est jamais fermé en dehors de la porte d’entrée principale.
L’immeuble appartient aux déchus et les nephilims en sont les seuls
habitants. C’est agréable de ne pas avoir à se cacher. Ici, nous
sommes simplement nous. Si j’ai envie d’étendre mes ailes, je le
fais. Si l’envie prend à Raphaël de faire un feu de joie en plein milieu
du couloir, qu’il s’amuse, à condition de ne rien faire cramer. En
général, il se contente de faire danser des flammes. Il n’est pas du
genre pyromane. De toute manière, Jaden aime bien trop l’agacer
pour le laisser faire. Il ensevelirait son feu de joie dans la minute
sous une montagne de terre et de poussière.

Je me laisse tomber sur un énorme coussin qui traîne au milieu


de mon appart. Mon salon pourrait paraître singulièrement vide aux
yeux d’un étranger, avec simplement des poufs et des coussins
éparpillés dans tous les sens, sauf qu’en fait, cette pièce est
devenue, dès notre installation, notre fief, en quelque sorte. Avec les
garçons, nous y passons beaucoup de temps ensemble, allongés, à
refaire le monde ou à imaginer ce que nous pourrions en faire pour
le rendre meilleur. Nous avons des rêves plein la tête au fond, des
capacités immenses, et nous n’en faisons strictement rien. C’est
frustrant…

— Arrête, Angela.

Je relève la tête pour découvrir Akon à mes pieds.

— Arrêter quoi ?
— De ruminer. Tu as beau t’en défier. Azazel et toi vous
ressemblez beaucoup.
— Quoi ? N’importe quoi !

Mon frère secoue la tête, un sourire au coin des lèvres.

— Vous êtes aussi têtus l’un que l’autre, avec des convictions
profondes. Vous vous souciez des autres, sauf que tu t’intéresses à
tous les êtres vivants quand le premier déchu fera toujours des siens
sa priorité. Vous défendez farouchement ceux que vous aimez, quoi
qu’il vous en coûte.
— Je ne vois pas où tu veux en venir, Akon.

Il lève la main devant moi pour me faire taire tout en se laissant


tomber lourdement sur le pouf à mes côtés.

— J’ai quitté la maison lorsqu’Azazel a remis ton absence de


choix sur le tapis.

Je ferme les yeux, n’ayant aucune envie d’entendre la suite.

— Je sais parfaitement pourquoi tu refuses de choisir. Je suis


également certain d’une chose. Une personne aussi à l’écoute que
toi des sentiments et des émotions qui l’entourent ne peut pas être
aussi indifférente que tu le parais à leurs sensibilités. Je suis certain
que tu as fait ton choix depuis longtemps.
— Akon…
— Je ne te demande rien. Azazel a raison sur un point : qui que
ton cœur aime, l’autre sera déçu, en colère. Il risque de partir en
vrille. Mais plus que cela, tu lui auras fait du mal. C’est ça que tu
refuses.

Suis-je tellement transparente ?

— Est-ce qu’ils le savent ?


— Les deux principaux intéressés, tu veux dire ?

Je grimace en constatant qu’il a déjà fait le tri dans mes


prétendants.

— Je pense qu’ils s’en doutent. Ils passent tout leur temps avec
toi, à t’observer, à analyser le moindre de tes gestes. Ils espèrent un
signe, une indication qui ne vient jamais. Quelque part, ton absence
de préférence maintient l’équilibre de l’équipe.

L’équilibre… Tout est une question d’équilibre. Voilà pourquoi je


serre les dents un peu plus chaque jour. Moi aussi, je les étudie. Je
les regarde évoluer tout en me forçant à rester à l’écart. J’ai construit
une muraille infranchissable autour de mon cœur, j’y ai glissé des
chaînes et j’ai jeté la clé. Est-ce que cela a rendu ma vie plus facile ?
Certainement pas. Simplement, j’ai pris cette décision pour le bien
commun.

— Angela, je comprends pourquoi tu as agi ainsi. Toutefois, je


constate que cela ne t’a pas rendue heureuse. Tu t’es sacrifiée pour
eux.
— Cela n’a rien d’un sacrifice, Akon.
– Bien sûr que si. Tu te refuses à être pleinement heureuse, à te
lier à celui que tu aimes, pour que de leur côté, ils n’aient pas le
cœur réduit en lambeaux. C’est ce que j’appelle un sacrifice.

J’ouvre les paupières pour remarquer qu’Akon ne m’a pas quittée


une seule fois du regard. J’y constate une lueur qui n’existait pas il y
a encore peu de temps.
— Tu as beaucoup grandi ces derniers mois.

Il bombe orgueilleusement le torse.

— J’ai eu un excellent professeur.


— Azazel est…

Il me coupe la parole.

— Je parle de toi, Angela. Tu es un exemple pour moi. J’ai beau


faire le fier…
— Et l’idiot ?

Je le mets au défi de me dire le contraire, ce qu’il n’ose pas faire.

– Aussi. Parfois.

Mouais, admettons. Il lui arrive également, comme à cet instant,


de se montrer adulte.

— Je m’efforce d’être à la hauteur, de suivre tes traces. Tu n’es


peut-être pas une nephilim d’origine, mais tu es celle qui en porte les
valeurs fondamentales. Tu es ouverte d’esprit, compatissante,
aimante et forte. Tu es la meilleure d’entre nous.

Je m’apprête à le contredire quand nous sommes interrompus


par des nouveaux venus.

— Il a raison, Angela.

Mes amis sont tous là. J’ignore ce qu’ils ont entendu de la


conversation, depuis combien de temps ils écoutent. Peu, j’espère.
Donovan et Raphaël s’agenouillent devant moins, sérieux.

— Tu es la nephilim qui nous unit, celle qui a construit des ponts


entre nous, qui nous a appris à vivre et collaborer ensemble.

Je secoue vigoureusement la tête.


— Je n’ai rien fait de tout cela.

Jaden et Nathanaël viennent à leur tour se mettre près de moi.

— Tu ne l’as pas fait consciemment. Toutefois, il émane de toi


quelque chose d’irrésistible, d’apaisant.

Ils vont finir par me faire pleurer.

Il faut absolument que l’on change de sujet et surtout, que je


n’en sois plus le centre.

— Quelle a été la décision de nos parents au final ?

En ont-ils pris une au moins ?

— Tout le monde était un peu trop sur les nerfs. Il était préférable
de remettre à demain une conversation aussi épineuse.

Hum. Je suppose que les derniers anges gardiens ne vont pas


disparaître en une nuit.

— Et si nous faisions la fête ?

Je fixe Akon comme s’il lui poussait une deuxième tête, ou une
seconde paire d’ailes.

— Quoi ? C’est ma première soirée avec vous ! Je ne vais quand


même pas la passer étalé dans le salon de ma sœur à lui mater les
pieds !

Vu comme ça… Et en même temps.

— Ils sont très beaux mes pieds, je ne vois pas ce que tu leur
reproches.

Mon frère me jette un coussin au visage, suivi d’un autre. Je n’ai


pas le temps de riposter que mon frère se retrouve enseveli sous
une montagne de coussins et de poufs venant de quatre directions
différentes. J’entends Akon rire autant que pester.

— C’est de la triche ! Vous ne pouvez pas être tous contre moi !


Angela n’a donc aucun adversaire ?

Jaden me fait un clin d’œil complice.

– Non, aucun. Comme on vient de le dire, elle est le ciment qui


nous lie. Nous faisons front avec elle et non contre elle.

Akon nage dans la mer de mousse pour remonter à la surface.


Son visage courroucé est à mourir de rire.

– OK. Dans ce cas, il est souhaitable de trouver une occupation


différente qu’une bataille de coussins, je suppose.

Je hausse les épaules sans pour autant m’excuser.

— C’est préférable, oui. Sans compter que nous sommes chez


moi et que je n’ai aucunement l’intention de ranger votre bordel
après votre passage.

M’asseyant sur mon pouf, je les regarde l’un après l’autre. Ces
hommes sont ma famille. Ils ont tous une place particulière dans
mon cœur. Ils sont tous différents, tous incroyables. J’ai tellement de
chance de les avoir.

— Angela ?
— Hum ?

Je fixe Nathanaël qui semble hésiter à me poser une question.

— Quoi ? Lance-toi.

Il se racle plusieurs fois la gorge puis jette un œil à Jaden et


Akon avant de poursuivre.
— Depuis quand tes pouvoirs sont-ils devenus si puissants que
ton empathie devient physiquement visible ?

Ha…

– Depuis plusieurs mois. Je dirais presque un an, peut-être un


peu plus.
— Pourquoi n’avoir rien dit ?
— Parce que cela ne fait aucune différence.
— Mais…

Il se pointe du doigt avant de m’indiquer Jaden du menton.

— Tu sais pour nous.


— Que vous n’êtes pas réellement fous de moi ?

Sa gorge se comprime et il baisse les yeux tout en hochant la


tête.

— J’en suis convaincue depuis longtemps. Cela n’a simplement


aucune importance. Ce n’est pas pour cela que je vous apprécie
moins.
— Tu ne nous en veux pas d’avoir joué la comédie tout ce
temps ?
— Vous n’avez jamais joué. Vous ne m’avez jamais menti. Nos
parents ont tout bonnement mal interprété vos dires.

Après tout, ils ne m’ont jamais fait de déclarations d’amour.


Chapitre 9
Raphaël

Ainsi, elle n’est pas dupe. À quel point sent-elle les choses ?
Que sait-elle sur moi ? Trop sans doute… Je ne suis pas certain
d’apprécier qu’elle soit susceptible de me sonder en profondeur. Si
mon père est capable d’entendre nos pensées, il ne discerne que les
superficielles, celles en surface. Angela a bien plus de pouvoir en un
sens, car elle connaît tous nos sentiments. Sa perception est sans
limites. Elle sonde jusqu’au tréfonds de notre âme et il est
impossible de lui cacher quoi que ce soit. Malheureusement, la
réciproque n’est pas valable. Personnellement, je suis bien
incapable de savoir ce qu’il se passe dans sa tête et encore moins
dans son cœur. Peut-elle aimer quelqu’un comme moi ? Je
ressemble tellement à mon père. Plus que je ne veux bien
l’admettre. Si Angela et lui partagent un caractère fort, pour ma part,
j’ai hérité de son ambivalence de sentiments par rapport au monde.
Je me sens parfois si détaché, en dehors des considérations du
commun des mortels. Pour preuve, je me contrefiche de la mort de
l’Ange Ultime. Quant à la disparition des anges gardiens, je m’en
moque comme de la dernière plume que j’ai perdue. Quelle
importance pour moi ? Pour nous ? Le monde risque de partir à vau-
l'eau ? Et alors ? Qu’il aille au diable. Les humains peuvent bien
s’entretuer. La Terre ne se portera que mieux sans eux.

— Raphaël ?

Je sors de mes pensées pour découvrir le regard scrutateur


d’Angela braqué sur moi.

— Quoi ?

Je suis mal à l’aise sous son attention grandissante. Je ne


discerne cependant aucun reproche au fond de ses pupilles.
Simplement, de l’inquiétude. Elle a cet air innocent qui me donne
chaud, qui me donne envie de la pervertir dans la passion.

— Nous allons manger au restaurant. Viens-tu avec nous ?

La question semble banale. Toutefois, j’y perçois une connotation


plus personnelle, plus profonde. Elle a réellement envie que je me
joigne à eux. Et comme bien trop souvent à mon goût, je suis
incapable de lui résister. Angela a le don de me faire faire tout ce
qu’elle souhaite, presque contre ma volonté.

– Bien sûr. Akon ne va pas passer sa première soirée en tant


qu’adulte chez les nephilims dans le salon de sa sœur.

Je suis certain que cela ne l’aurait pas dérangé. Cela n’aurait


ennuyé personne. Il suffit que nous soyons ensemble, en présence
d’Angela, pour vivre une bonne soirée, pour nous sentir plus
heureux, tout simplement.

L’air frais nocturne nous caresse les membres tandis que nous
déambulons dans les rues calmes de la ville, occupant toute la
largeur de la route. Akon chahute gentiment avec sa sœur, taquinant
Angela sur je ne sais quoi. Je suis trop loin d’eux pour entendre leur
chuchotement de connivence, et à la fois trop près, remarquant leur
complicité et en ressentant une pointe de jalousie. Angela ne laisse
aucun autre nephilim l’approcher d’aussi près. Elle a, en quelque
sorte, établi des barrières entre elle et nous. Je n’y ai jamais
vraiment prêté attention avant ce soir. Pourtant, à présent, ce
constat me saute aux yeux et me crispe les entrailles. Je leur envie
le lien qu’ils partagent. Un lien frère et sœur que je ne connaîtrai
jamais puisque mon père et ma mère sont incapables d’avoir un
autre enfant.

— Raphaël, calme-toi.

Je ne m’étais pas rendu compte que je m’agitais en serrant les


poings avant que Jaden me rappelle à l’ordre.
— L’air n’est pas frais au point de devoir faire monter la
température. Sans compter que tu vas finir par attirer l’attention sur
nous. Déjà que nous ne passons pas inaperçus.

Effectivement, mes flammes ne sont pas loin de la surface,


courant juste sous mon épiderme en faisant luire d’une lueur
orangée ma peau.

– Désolé.

Je me force à détendre mes doigts tout en détachant mon regard


de l’objet de mes tourments. Je roule mes épaules tout en me
servant de la présence apaisante de mon ami pour relâcher les
tensions qui m’habitent. De plus, Jaden me connaît suffisamment
pour me changer les idées.

— Que vas-tu commander aujourd’hui ? Encore un plat


improbable ?

Je me concentre sur sa question insignifiante et justement,


propice au lâcher-prise.

— Qui sait ? Tu sais bien que j’aime tester de nouvelles saveurs.

Il rit tout en suivant mon rythme de marche.

— Raison pour laquelle nous nous rendons dans ce restaurant à


la cuisine expérimentale. Tout de même, choisir un plat contenant
des insectes grillés était culotté. Promets-moi que tu vas nous éviter
ce genre de vision ce soir.

Je ricane à mon tour au souvenir de leur visage horrifié.

— Je ne garantis rien. Tu me connais. Tout est possible me


concernant.
— Exact.

Il marque une pause avant de reprendre.


— Le pire comme le meilleur.

J’ai l’impression que nous ne discutons plus de nourriture, mais


notre arrivée au restaurant m’empêche de lui demander de préciser
sa pensée. Les odeurs qui se dégagent du bâtiment me donnent
l’eau à la bouche.

L’hôtesse d’accueil nous salue avec un sourire poli et une pointe


de déception. Il ne faut pas être un génie pour deviner qu’elle nous
trouve à son goût, sauf qu’elle n’a trouvé grâce auprès d’aucun
d’entre nous. Elle fixe un instant Angela avec une lueur
indéchiffrable au fond des pupilles avant d’embrasser le groupe du
regard.

— La même table que d’habitude ?

Je prends la parole, me proclamant maître de la soirée, et


surtout, défenseur de ma belle. Personne n’a le droit de la
provoquer, pas même avec les yeux.

– S’il vous plaît. Il faudra cependant rajouter un couvert.

Akon n’est jamais venu avec nous le soir. Les déchus sont ultras
protecteurs et le considèrent encore comme un enfant, l’empêchant
de sortir passer la nuit, ce qui s’avère de plus en plus laborieux.
Akon est désormais doué pour tenter de s’échapper de sa prison
dorée. Le problème ? Azazel est un spécialiste de la surveillance. Il
perçoit les projets d’Akon avant qu’il n’ait le temps de les mettre en
place. D’ailleurs, je profite du fait que nous sommes tous installés
autour de la table pour lui poser la question.

— Akon, comment se fait-il que tu aies eu l’autorisation de


découcher ?

Il ricane avec fierté. Ce nephilim est un petit con avec une pointe
d’arrogance.

— Qui te dit que j’ai demandé la permission ?


Sauf que personne n’est dupe. Si ce n’était pas le cas, nous
aurions été envahis par des déchus en colère et une maman
furieuse depuis deux bonnes heures. Je hausse un sourcil sans
équivoque.

— OK…

Akon soupire tout en s’appuyant sur sa chaise, faisant grincer le


bois du dossier.

— Ma mère a pensé que je pourrais être un soutien pour Angela.

La nephilim embrasse la joue de son frère avant de poser sa tête


sur son épaule.

— Maman me connaît trop bien. Je suis heureuse que tu sois là


avec nous.

La serveuse vient prendre notre commande à ce moment-là et sa


réaction est désormais sans équivoque.

Ses yeux lancent des éclairs, ses phalanges blanchissent sur le


crayon qu’elle serre plus que nécessaire.

— La polygamie est interdite dans notre pays !

Angela s’étrangle avec sa salive tandis qu’Akon l’entoure de ses


bras tout en prenant la parole.

— Je vous demande pardon ?

La serveuse ne se démonte pas, loin de là. Ses pupilles se


dilatent et virevoltent entre tous les hommes de la tablée.

— Cette…

Elle pointe Angela de son crayon en crachant la suite.


— Cette femme s’amuse avec vous ! Elle est répugnante,
passant de l’un à l’autre comme on change de mouchoirs.

Akon lâche sa sœur pour se mettre debout.

— Je ne vous permets pas de parler de la sorte de ma sœur !


Vous ne lui arrivez pas à la cheville.

Le fait de mentionner leur lien familial aurait dû calmer la


situation. Malheureusement, il n’en est rien.

— Et les autres, ce sont ses frères aussi ? Elle passe son temps
à minauder, les privant de trouver une véritable femme qui pourrait
les contenter tout autant.

La situation est surréaliste et oh combien malsaine. Pourtant,


Angela, au lieu de désamorcer cette situation épineuse, se cantonne
à le contempler sans réagir. Avant que les insultes pleuvent
derechef, je congédie sèchement l’employée sans lui laisser le loisir
de rajouter quoi que ce soit.

De nouveau, entre nephilims, j’observe Angela avec attention.


Son regard est vague, un peu flou, ses yeux, vitreux.

— Angela ?

Son absence de réponse m’inquiète. Il se passe quelque chose.


Je le sens jusque dans mes os, tout comme mes amis dont tous les
muscles deviennent rigides.

— Angela, parle-nous. Dis-nous ce qu’il t’arrive.

Elle reprend pied lorsqu’Akon se met à la secouer de toutes ses


forces. Ses paupières papillonnent, l’humidité inonde ses iris. Tout
son corps commence à trembler.

— Nous devons partir.


— Nous n’avons même pas mangé, Angela. Cette serveuse ne
t’importunera plus.
Elle s’appuie sur Akon pour se redresser, semblant étonnamment
fatiguée.

— Cela n’a rien à voir avec la serveuse.

Elle se dégage de sa chaise, sachant d’instinct que nous en


ferons autant. Cependant, elle n’a pas fait un pas dans la salle que
la même serveuse se plante devant elle, cette fois-ci accompagnée
de l’hôtesse d’accueil. Leur visage revêt un masque de haine pur qui
me donne froid dans le dos. Pourtant, il en faut pour me choquer.
Jamais je n’ai perçu autant de noirceur venant d’un humain. Qu’un
sentiment si négatif soit tourné vers Angela, la nephilim la plus
douce sur Terre, est tout simplement incompréhensible.

Surpris comme nous le sommes, nous ne voyons que trop tard


le reflet de la lumière des plafonniers sur l’acier du couteau. Déjà, la
lame se plante dans l’abdomen d’Angela. Poussant mes amis sans
ménagement, je m’empare du poignet de l’attaquante, lui brûlant la
peau jusqu’à ce qu’elle délaisse son arme dans un cri d’agonie. Je
voudrais faire bien plus, la réduire en cendres, sauf qu’Angela
m’intime de la lâcher.

— Elle n’est pas responsable.


— Pardon ?

Je perçois l’odeur du sang tandis qu’Akon appuie sur la plaie de


sa sœur par-dessus la main de cette dernière.

— C’est le voile, l’Autre Monde.

Je ne suis pas certain de comprendre ce qu’elle essaie de me


dire et pour le moment, je m’en fous. Cette femme a voulu la tuer.
Elle l’a blessée, lui a causé de la souffrance. J’ai envie de lui faire
payer, de lui infliger la même douleur. Je sens mes flammes
remonter mes veines, faire bouillir mon sang.

— Je t’en prie, Raphaël…


La détresse qui perce dans sa voix d’ordinaire musicale me met
hors de moi. Jaden, probablement conscient que je suis incapable
de me calmer, me passe devant pour pousser violemment nos deux
assaillantes loin de nous. Les femmes tombent à la renverse, se
cognant l’une contre l’autre avec fracas en renversant les tables
derrière elles. Je m’avance dans leur direction, prêt à leur donner le
coup de grâce.

— Raphaël, nous devons mettre Angela à l’abri !

Le rappel de Donovan éclaircit le brouillard de rage dans lequel


mon cerveau flotte.

— Dépêchons-nous. Ramenons-la à la maison.

Akon ouvre la marche, sa sœur installée dans ses bras, suivi des
autres nephilims. Je ferme notre procession, veillant à ce qu’aucune
autre menace ne plane sur nous.
Chapitre 10
Angela

J’aurais dû le savoir. J’avais senti que tout n’était pas normal.


Dès que nous avons franchi la porte du restaurant, j’ai remarqué que
les sentiments des employées étaient vifs, violents, désordonnés. Je
pouvais presque les voir nimbés de rouge et de noir. Seulement,
jamais je n’avais été la cible d’émotions si malsaines. Quelque part,
je les ai laissés m’atteindre. J’ai bien tenté de les apaiser en puisant
dans la bonne humeur d’Akon et dans ma joie de sentir mon frère
près de moi. Toutefois, je n’ai pas mesuré l’ampleur du problème
avant qu’il ne soit trop tard. Je n’ai rien fait pour l’empêcher de me
frapper. Comment l’aurais-je pu d’ailleurs ? Il était hors de question
pour moi de blesser ces humaines. Je suis certaine qu’elles ne se
sont même pas rendu compte de la gravité de leur acte.

— Angela, reste avec moi.

Je m’accroche à la voix angoissée d’Akon pour garder


conscience alors que mon corps me hurle que tourner de l’œil serait
un soulagement. Néanmoins, j’ai besoin de maintenir le contrôle. Je
dois absolument sonder l’ambiance de la ville pour avoir une idée
plus précise de l’étendue des dégâts. Je repousse la souffrance qui
irradie de mon abdomen pour me focaliser sur mon don. Je laisse
les émotions me traverser dans leur forme brute, sans aucun filtre.
Je me sens alors bombardée de toute part, assaillie par la noirceur,
la rancœur, la douleur et le désespoir. Tellement de sentiments
négatifs qui éteignent la lumière de ce monde. Je pourrais en pleurer
si mes paupières n’étaient pas hermétiquement serrées pour me
concentrer sur ma tâche. Azazel ne se rend pas compte de ce qu’il
est en train de se passer. Comment le pourrait-il d’ailleurs ? Aucun
des déchus n’a cette capacité de se connecter aux êtres humains.
C’est une faculté d’anges gardiens, comme mon père me l’a
enseigné. Les déchus perdent ce pouvoir en se liant et les
nephilims, à une exception près — moi — ne le possède pas. Les
déchus célibataires peuvent sans doute goûter ce changement dans
l’air. Cependant, pour ce faire, ils doivent avoir l’esprit ouvert, ce qui
n’est pas toujours le cas. Sans parler du fait qu’ils doivent ensuite
vouloir agir, ce qui est encore un autre problème. Je suppose
qu’Azazel n’est pas le seul déchu à tenir rancune à l’Ange Ultime.
J’en suis même certaine. J’en ai eu l’exemple concret ce soir. Je vais
donc devoir leur faire entendre raison pour le salut des anges
gardiens, mais pour le nôtre aussi.

— Nous sommes arrivés, Angela. Encore un peu de courage. Je


vais te poser sur ton lit.

Je serre les dents pour ne pas hurler durant la manœuvre. J’ai


déjà eu des blessures, mais c’était superficiel, de simples plaies
dues à l’imprudence d’une enfant ou aux entraînements. Un coup de
couteau est une tout autre histoire.

— Comment te sens-tu ?

J’adore Nathanaël, mais j’espère qu’il plaisante là !

— Qu’est-ce que tu imagines ? On a tenté de m’éviscérer !

Je voudrais me tourner sur le côté pour que la peau de mon


ventre ne soit pas si tendue, sauf que mon mouvement ne fait
qu’empirer mon état. Un gémissement franchit mes lèvres, son qui
fait pâlir Donovan.

— Laisse-moi t’aider. Tu pourrais guérir plus vite.

Il me suffit de croiser le regard de Raphaël pour savoir que la


proposition pourrait tout autant être la sienne.

— Ça va aller. Ce n’est pas aussi grave que ça en a l’air.

Accepter le sang de l’un d’eux reviendrait à me lier à lui. Mon état


ne demande pas un sacrifice de ce genre. À l’image des déchus, les
nephilims sont immortels ou presque. Sur le même principe, nous
guérissons plus vite qu’un humain, bien que moins rapidement qu’un
ange. Pour nous exterminer, il est, nous le supposons, indispensable
de nous couper les ailes. Je n’ai aucune envie de vérifier cette
théorie cependant…

— Tu souffres, Angela.

Mes amis semblent pâtir autant que moi en me regardant. J’ai


une idée assez précise de ce qu’ils ressentent en cet instant. Ils se
sentent impuissants, inutiles. Il n’y a rien de pire que de se sentir
inutile.

— Je n’ai pas plus mal que quand vous vous acharnez lors des
entraînements d’Azazel et que vous finissez brûlés au premier
degré.

Raphaël pourrait se repentir d’envoyer des boules de flammes


sur ses amis, mais en fait non. Il s’en amuse au contraire.

— Ce n’est pas ma faute s’ils ne sont pas assez rapides pour les
éviter.

Je souris tout en retenant une grimace de douleur. Je suis en


train de tacher tout mon lit de mon sang. Si cela continue comme ça,
il faudra changer mon matelas.

— Quelqu’un voudrait être suffisamment sympa pour aller me


chercher une serviette ?

Jaden se précipite en direction de ma salle de bain en premier,


suivi de près par Nathanaël et Akon. Mes deux prétendants restent à
mon chevet, l’air grave.

Je sens que la situation va devenir pénible s’ils ne se dépêchent


pas à revenir. Je me crispe dès que Raphaël ouvre la bouche, le
regard dur.
— Angela, tu devrais faire ton choix. Ce genre d’accident
n’arriverait pas si…

Je l’interromps avant qu’il ne dise quelque chose qu’il pourrait


regretter par la suite.

— Tout n’est pas si simple, Raphaël.


— Pourquoi ?

Je n’ai pas la force d’affronter une dispute. Pas avec lui, pas
aujourd’hui.

— Raphaël, s’il te plaît.


— Non ! Je me tais depuis trop longtemps ! J’ai besoin de
réponses désormais !

Je ferme mon esprit, contrant autant que possible les ondes qui
émanent de lui par vagues.

— Tu es affecté par la disparition du voile.

Ce n’est pas étonnant. Nous sommes à moitié humains après


tout. Donovan vient à ma rescousse bien que je sente son envie
d’appuyer Raphaël plutôt que moi.

– ça suffit. Angela est trop fragile en ce moment pour faire la part


des choses.

Les yeux de Raphaël flambent littéralement.

— Quand alors ? Je ne peux plus poursuivre ainsi. Je n’en ai tout


simplement plus la force !

Donovan me tourne en partie le dos, se plaçant entre mon lit et


Raphaël.

— Je te comprends. Je suis d’accord avec toi. Cela devient


difficile de continuer à être tous ensemble, à faire comme si tout était
normal alors qu’au fond, rien ne l’est.
Ses mots me font mal, plus encore que ma plaie. Jamais je n’ai
voulu les faire souffrir. J’ai espéré faire le meilleur choix pour eux,
pour qu’ils puissent être heureux sans moi dans leur vie.

— Quand toute cette histoire sera réglée, nous la forcerons à


prendre une décision. Nous nous devrons de la respecter, quelle
qu’elle soit. Néanmoins, aujourd’hui, nous nous devons de lui
apporter notre soutien.

Ainsi, ces deux hommes qui comptent pour moi vont me fixer très
prochainement un ultimatum duquel je ne pourrais pas me défiler. Y
penser me donnerait presque envie de succomber. Je dis bien
presque, car au fond, j’aime trop la vie, ma famille et mes amis pour
me montrer aussi lâche.

Le silence qui s’étire est pesant, presque assourdissant dans


son absence de son. Les hommes qui rentrent dans la pièce ne
peuvent pas l’ignorer.

— Y a-t-il un problème ?

Le regard d’Akon passe de mon visage à celui de Raphaël et de


Donovan avant de revenir sur moi. Raphaël se racle la gorge.

— Non, aucun souci.

Il glisse jusqu’à la cuisine, loin de moi, tire une chaise et se laisse


tomber dessus, plus las que jamais. Il n’en a pas fini avec moi, loin
de là, pas plus que Donovan, dont le silence et la position rigide
n’annoncent rien qui vaille. Tous les autres restent immobiles,
sachant pertinemment que nous approchons du point de rupture.

— Akon, passe-moi la serviette, veux-tu ?

Mon filet de voix réactive les neurones de tout le monde. Ce n’est


pas que ma vie sentimentale est sans importance, mais dans
l’immédiat, j’ai une nouvelle priorité : celle de ne pas me vider de
mon sang avant que mes cellules ne se reforment.

– Bien sûr. Désolé.


– Pas de problème. J’ai tout mon temps. Je ne compte pas
bouger d’ici.
— Même dans cette situation, tu gardes le moral.

Que veut-il que je fasse d’autre au juste ? Que je tape et hurle


dans tous les sens face à l’injustice dont j’ai été victime ? Ce n’est
pas mon genre. Je préfère voir le verre à moitié plein. Dans le cas
présent, oui, je me suis pris une lame de couteau, mais comme je ne
vais pas mourir, je relativise. Ce qui ne m’empêche pas de siffler
entre mes dents serrées lorsqu’Akon appuie fortement sur ma plaie
béante pour interrompre le saignement.

— Il faudra que tu apprennes la délicatesse.


— J’y penserai pour la prochaine fois où tu te feras agresser à
l’arme blanche.
— Il va te falloir une formation accélérée dans ce cas.

Akon me fixe, les sourcils froncés.

— Tu comptes te jeter devant des lames aiguisées


régulièrement ?

Je souffle profondément quand mon frère change d’angle d’appui


pour s’installer plus confortablement.

– Non, pas vraiment. Cependant, je crains de ne pas avoir le


choix, pas plus que vous.
— Que veux-tu dire ? Qu’est-ce que tu as senti au restaurant ? Il
s’est passé quelque chose n’est-ce pas ?

Jaden se laisse tomber sur le pouf le plus proche de mon lit.

– Ouais. Des folles furieuses se sont crues dans un film et ont


espéré la découper en morceaux !
— Jaden, ferme-la !

Il est rare que mon frère prenne les rênes de la conversation,


encore plus qu’il rabroue un de nos amis. À bien y regarder, il est
extrêmement tendu. Ses lèvres ne sont qu’une ligne fine dure au
milieu de son visage au regard foncé, presque noir. Nathanaël ne
semble pas en meilleure forme, fermant et ouvrant les mains à
rythme régulier tout en inspirant et expirant par le nez. Jaden semble
le plus calme, sauf que je pense qu’il ne s’agit que d’une illusion.
Quelque chose, dans sa manière de se tenir, m’indique qu’il est
moins détaché qu’il n’y paraît.

— Nous devrions tous nous reposer. Les prochains jours risquent


d’être longs et éprouvants, quel que soit ce que nous décidons de
faire.
— Peux-tu nous en dire plus ?

Je pourrais, sauf que j’ai une envie folle de dormir. J’ai besoin de
fermer les yeux et d’oublier les dernières heures. Depuis que le ciel
s’est enflammé, ma vie a pris un sacré tournant. J’ai besoin de
souffler une minute. M’opposer à Azazel non pas une, mais deux
fois dans la même journée a mis mes nerfs à rude épreuve.
Observer l’Ange Ultime mort et ressentir ses derniers instants
jusqu’au fond de mon âme m’a complètement retournée, et pour
finir, je découvre que les humains vont devenir fous à très brève
échéance. J’ai besoin de mettre ma vie sur pause.

— Nous en discuterons demain, avec nos parents.


— Tu en es sûre ?

Honnêtement, non. Azazel ne sera pas facile à convaincre


malgré des arguments valables.

— Je ne suis plus sûre de rien. Le monde que nous avons connu


s’effondre. Je ne sais pas si c’est provisoire, si nous pourrons
ralentir le phénomène, ni même si vous en avez envie.
Je reprends mon souffle après cette tirade qui m’épuise encore
plus que je n’aurais pu l’imaginer.

— Tout ce que je sais, c’est que j’ai besoin de dormir. Je dois


reprendre des forces, et je ne pourrais le faire qu’en plongeant dans
un profond sommeil pour laisser le temps à mon corps de se
régénérer.

Akon soulève la serviette avec précaution pour constater que


l’écoulement sanguin s’est enfin stoppé.

— Tu as raison. Repose-toi. Nous en discuterons tous ensemble


demain. Quant à savoir ce que nous ferons, je peux t’assurer que je
suivrai tes recommandations. Tu as toujours eu plus d’intuition que
nous tous réunis. D’ailleurs, je suis certain qu’ils te suivront tous.

Oui. Jusqu’à ce que l’équilibre soit rétabli.


Chapitre 11
Donovan

J’observe Angela dormir d’un sommeil agité. Nous sommes tous


restés chez elle, incapables de la laisser seule dans un moment où
elle se trouve si vulnérable. Ils étaient impensables pour nous de
rentrer dans nos appartements respectifs pour nous reposer, sans
savoir si elle guérissait bien. Voilà pourquoi, à tour de rôle, nous
allons vérifier sa plaie. À chaque fois que c’est à mon tour, mon
cœur se serre à la vue du sang sur son tee-shirt. Je regrette qu’elle
n’ait pas pris le temps de se changer, que nous ne l’ayons pas
incitée à se redresser quelques minutes pour mettre des draps
propres sur son lit. La tache écarlate est un rappel cuisant que,
malgré notre présence, malgré notre amour, nous n’avons pas été
capables de la protéger comme nous l’aurions dû. Jamais ces
femmes n’auraient dû pouvoir l’atteindre. Je n’ai pas le don de ma
belle nephilim. Toutefois, j’avais remarqué, de même que Raphaël,
la jalousie qui brillait dans le regard de l’hôtesse d’accueil. Je savais
que sa réaction était disproportionnée. Pourtant, je n’ai rien fait.

— Cesse de te torturer, Donovan.

Si Jaden est le confident de Raphaël, il se trouve que Nathanaël


est le mien. Il devine mes pensées assez facilement, ce qui peut être
agaçant à la longue.

— Angela va bien. Elle va se remettre.


— Elle ne devrait pas avoir à le faire !

Mon ami est tout aussi grand que moi bien que légèrement moins
carré. Toutefois, lorsqu’il me surplombe tandis que je suis assis sur
un pouf au ras du sol, je me sens soudain petit.

— Que tu te flagelles ne changera rien. Sais-tu ce que me répète


mon père depuis… trop longtemps pour que je me souvienne quand
cela a commencé ?

Abaddon est le déchu le plus calme que je connaisse. Il a une


espèce de sagesse innée. Il est en quelques sortes le liant de notre
famille là où Azazel en est le meneur. Abaddon est celui qui joue les
négociateurs en cas de conflits.

— Que t’apprend-il ?
— Il affirme que nous ne vivons pas dans le vrai monde.

Il n’a pas tort. C’est d’ailleurs la raison qui nous a poussés à nous
installer en dehors de l’immense propriété familiale, à l’écart de nos
parents.

— Nous le savons depuis longtemps. Nos parents nous ont mis


sous cloche.

Nathanaël hoche la tête tout en fixant Angela avec inquiétude.

— Il m’affirme aussi depuis des années que cela ne pourrait


durer éternellement.

Je suis curieux de savoir pourquoi.

— Qu’est-ce qui lui a fait penser ainsi ?


— Il est persuadé que la vie est faite d’épreuves. Nos parents,
nos pères, tout comme nos mères, n’ont pas eu la vie facile.
— Tu penses à ta mère en disant cela ?

Chrystal a connu la gloire autant que l’enfer. Elle a été une


chanteuse adulée par des millions de personnes, montant sur scène
tous les soirs pour enchanter la vie de ses fans sans que ceux-ci se
soucient vraiment d’elle. Elle a été exploitée, maltraitée. On a
assassiné son frère, elle s’est perdue dans l’alcool et la drogue. Elle
a voulu mourir… C’est Abaddon qui l’a sauvée, qui lui a montré ce
que la vie pourrait être à ses côtés.
— Ma mère a fait de nombreuses erreurs. Elle ne s’en est jamais
cachée.
— Aucun de nos parents n’a jamais menti sur qui il était et sur ce
qu’il avait fait avant notre naissance.

Leurs expériences sont probablement les plus précieuses de nos


leçons. Elles n’ont pas toujours été faciles à entendre,
principalement celles de nos mères. Nous sommes des fils aimants,
avec un instinct protecteur développé. Nous aurions souhaité les
préserver de leur malheur.

— Ce que je veux dire, c’est que mon père est persuadé que tôt
ou tard, nous subirons les épreuves de la vie. Le moment est peut-
être venu.
— Quelles seraient ces épreuves d’après toi ? Perdre Angela ?
— Peut-être pas physiquement, non…

Il ne termine pas sa phrase. C’est inutile.

— Vous avez entendu le coup d’éclat de Raphaël.

Nathanaël hoche la tête tout en poussant un profond soupir.

— Il n’a pas choisi le meilleur moment pour avoir cette


conversation. Sur ce point, je suis d’accord avec toi. Pour autant, il a
raison et tu le sais. La situation ne peut plus durer. Vous le savez
tous les trois. Vous n’arriverez pas à être heureux tant qu’Angela
n’aura pas décidé ce qu’elle attend de chacun de vous.

Je sais qu’il est dans le vrai. Seulement, j’ai peur. Peur de la


perdre. Je préfère souffrir à ses côtés plutôt que de l’abandonner.
Or, nous savons tous les trois que son choix sonnera la fin de notre
amitié. Je suis moins rancunier qu’Azazel. Pour autant, je ne
supporterai pas de les voir ensemble, tout comme Raphaël
n’acceptera pas de la perdre à mon profit.

— Je connais ce regard. Tu essaies d’imaginer ta vie sans elle.


— Je ne peux pas. C’est bien là le problème. Elle est mon
monde, mon univers.

Nathanaël est conscient que je n’exagère pas.

— Je n’arrive pas à comprendre comment il est possible que


vous soyez tous deux prêts à vous lier à la même femme.

Nos parents sont tout aussi perplexes. Pour les anges, il n’y a
pas cette hésitation, ce doute. Ils ne peuvent se lier qu’à une seule
femme. Ils ne sont séduits que par celle qui leur est destinée, sans
ambiguïté. Ils ne sont tout simplement pas attirés par une autre. Ils
ne le peuvent pas. Or, soit Raphaël soit moi sommes dans l’erreur. Il
ne peut en être autrement. Angela ne pourra pas être avec nous
deux.

— Angela est probablement aussi désorientée et malheureuse


que vous, tu sais.

Je le contemple un instant avant de reporter mon regard sur elle.


Angela s’agite dans son sommeil, entortillant ses jambes dans le
drap.

— Tu penses qu’elle ne sait pas lequel de nous est fait pour elle.
– Non. Je crois au contraire qu’elle est plus lucide que vous
deux. Elle est empathe, Donovan. Elle est capable de démêler le
vrai du faux mieux que personne. Simplement, elle ne veut blesser
personne. Elle est certainement tout aussi malheureuse que vous,
bien qu’elle ne le montre jamais.
— Il y a bien des choses qu’elle nous cache.

J’ai encore du mal à réaliser qu’elle est si puissante. Bon sang,


un arc-en-ciel d’émotions a littéralement jailli de sa peau !

— N’as-tu jamais éprouvé… un apaisement inattendu lors de


sentiments intenses, quand tu te sens soudain submergé ?
— Si, bien sûr…
Je m’interromps en devinant ce qu’il veut me faire comprendre.

— Tu crois que c’est elle. Elle ne fait pas que ressentir.


— Je pense qu’elle est capable de nous transmettre des
émotions, si nous savons nous montrer réceptifs.
— Nous sommes toujours ouverts à sa présence.
– Oui. Même moi, Jaden ou Joachim. Angela fait en quelque
sorte partie de nous.

Tu parles d’un bordel !

— Et maintenant que je le sais, je suis censé faire quoi ?


— Accepter. Tu ne peux rien faire d’autre, Donovan. Tu n’as
jamais eu d’autre choix. Angela est libre. Elle est différente de nous.
Elle est…
— Unique.

Un trésor inestimable parmi les nephilims. Pas vraiment l’une des


nôtres et en même temps, tellement plus. Si je ne connaissais pas
ses origines, je pourrais sans aucun mal imaginer qu’elle est un
ange gardien descendu sur Terre. Sauf qu’il n’y a pas d’anges
féminins. Cela n’existe pas.

Je n’en peux plus de cette attente ! Angela dort depuis deux


jours ! Deux putains de jours qui sont en train de me rendre fou !
Notre immeuble est plus habité qu’il ne l’a jamais été. Nos parents
ont débarqué hier matin pour discuter et ne sont plus repartis.
Malgré les reproches qu’ils ont faits à Angela, ils l’aiment. Tous. Ils
sont tout aussi inquiets qu’elle ne se réveille pas. Enfin, peut-être un
peu moins, ayant l’habitude des expériences de régénération après
une blessure grave. Cependant, ils restent aux aguets. Le seul point
positif : Alexa a pris soin de sa fille en la changeant avec l’aide de
Cheyenne et en remplaçant les draps souillés. Je ne suis plus obligé
de fixer les traces d’hémoglobine chaque fois que je me rends à son
chevet pour vérifier sa respiration et les battements de son cœur.

— Cesse de tourner en rond bordel ! Tu me gonfles, Donovan !


Je fusille Raphaël du regard. Depuis hier, il nous est difficile de
ne pas en venir aux mains. L’envie de nous jeter l’un sur l’autre pour
nous étriper se fait de plus en plus présente. Nathanaël pense
qu’Angela atténuait, d’une manière ou d’une autre, notre rivalité et
que son état d’inconscience ne lui permet plus d’agir sur nous. Je
vais finir par y croire alors que nous sommes l’un en face de l’autre,
les poings serrés et les lèvres pincées. L’air crépite autour de nous
d’électricité. Azazel ne nous quitte quasiment plus pour intervenir
avant que nous réduisions le bâtiment en cendres sous le coup de
notre folie. Tout le monde est à cran, proche de la rupture.

— Dispersez-vous !

La voix du premier des déchus tombe comme un couperet. Je le


sens fatigué de devoir nous séparer plusieurs fois par jour. Lui qui
est déjà d’humeur taciturne d’ordinaire se fait désormais hargneux.
Sans Mal à ses côtés, il aurait probablement lui-même donné
quelques coups pour nous calmer, y compris à son fils. Dans ce
genre de situation, il ne fait jamais de distinction entre nous. Nous
sommes tous hébergés à la même enseigne et nous allons bientôt
finir par nous faire expulser de notre logement si nous continuons
ainsi.

Je m’apprête à répliquer lorsqu’un gémissement résonne dans


la pièce tel le cri d’un animal blessé. Nous tournons la tête vers
Angela comme un seul homme pour apercevoir ses paupières
bouger en tous sens. Elle galère à reprendre connaissance. Je
pense que les émotions qui l’entourent sont également autant de
facteurs négatifs à son réveil. Elle doit tout ressentir sans parvenir à
les bloquer, trop affaiblie après sa privation de nourriture. Je
m’astreins à respirer à plusieurs reprises avant d’aller à son chevet,
satisfait que Raphaël se donne la peine d’en faire autant. Je
suppose qu’il en est arrivé à la même conclusion que moi. Chacun
sur un bord du lit, nous lui prenons la main pour la guider vers nous.
Nos épidermes se touchent juste que je sens déjà un poids se lever
de mes épaules. L’étau autour de ma poitrine se relâche, mon
souffle se libère. À contrecœur, j’éloigne mes doigts pour vérifier ma
théorie. La chape de plomb que je porte depuis plus de vingt-quatre
heures s’abat de nouveau sur moi pour se relever dès que mes
phalanges effleurent la peau douce de ma superbe nephilim.
Raphaël me scrute en fronçant les sourcils, les pupilles plus noires
que jamais. Je préfère garder le silence. Je ne suis pas certain qu’il
apprécie qu’Angela s’infiltre en nous de cette manière. Elle ne
manipule pas nos sentiments, mais j’ai maintenant la confirmation
qu’elle s’efforce d’atténuer nos émotions négatives. Je pense qu’elle
ne le fait pas exprès. Elle est simplement ainsi. Elle ne supporte pas
nos conflits et notre rivalité.

— Angela ?

Raphaël se penche en avant pour murmurer à son oreille, si bas


que je ne saisis pas ses paroles. Je ne suis pas mesquin au point de
faire pareil.

— Ma chérie, réveille-toi.

OK, là, je l’ai fait spécialement pour l’emmerder. Ce qui


fonctionne à merveille d’ailleurs. Il se fait un plaisir de faire de
même.

— Allez, ma belle. Ouvre tes yeux pour moi.

Connard ! La main d’Angela se resserre imperceptiblement sur la


mienne, me donnant espoir d’un réveil proche.

— J’ai besoin d’entendre ta voix, ma chérie. S’il te plaît.

Sa bouche s’entrebâille sans émettre de son. Elle bouge les


lèvres avant de les refermer.

— Elle a besoin de boire.

Je fixe Raphaël pour qu’il aille lui chercher un verre.

— Tu n’as qu’à y aller. Je veux être là quand elle ouvrira les


yeux.
— Tout comme moi !

Je discerne alors de l’humidité qui borde les cils d’Angela. Je


pense qu’elle ne dort plus vraiment. Simplement, elle se refuse à se
réveiller pour constater à quel point notre trio a viré au cauchemar.

— Dégagez tous les deux ! Allez prendre l’air. Je vais rester avec
elle.

Azazel ne nous laisse pas le loisir de discuter. Déjà, l’immeuble


tangue sous son pouvoir, preuve qu’il est au bord de la rupture.

— Préviens-nous quand elle sera consciente.


— J’en avertirai en priorité ses parents et son frère.

Voilà qui nous remet à notre place. Officiellement, nous ne


sommes personne pour Angela et Azazel vient de nous le notifier de
la manière la plus abrupte qui soit.
Chapitre 12
Angela

Je savais qu’Azazel répondrait à mon appel. Je ne supportais


plus de les sentir se déchirer de la sorte.

– Ils sont sortis. Tu peux ouvrir les yeux sans crainte.

La lumière vive qui pénètre par la fenêtre me poignarde la rétine


un instant avant que je m’y habitue.

— Salut.
— Tu nous as fait peur.

J’ai rarement vu le visage d’Azazel si sérieux. Un peu comme s’il


était torturé par... je ne sais pas. Qu’est-ce qui pourrait mettre le
premier déchu dans cet état de nervosité ?

— Cherches-tu à rentrer dans ma tête ?

Oui et non. Je suis surtout curieuse de comprendre pourquoi il


semble si concentré sur ma personne.

— Je dirais plutôt que tu essaies de pénétrer la mienne.

Il soupire tout en prenant du recul.

— Ne devais-tu pas prévenir mes parents que je suis réveillée ?


— Si, mais avant, je te dois des excuses.

Alors là, je n’en reviens pas ! Le roi des déchus qui s’excuse pour
son comportement ? Je comprends qu’il ne souhaite pas de
spectateurs !

— Ne pousse pas trop, Angela !


– Désolée.
Ce disant, je ne peux m’empêcher de glousser les lèvres
fermées.

– Ouais. Je suppose que tu n’as pas tout à fait tort. Il n’y a,


jusqu’à ce jour, que Mal qui a su me prouver que je n’avais pas
toujours raison. Et crois-moi quand je te dis que j’aurais préféré que
cela perdure ainsi.

Pour le coup, tout humour me déserte. Il y a dans son ton, une


sorte de résignation, d’inquiétude et d’incertitude.

— Que s'est-il passé durant mon sommeil ? Il n’a pas été si long
que le monde s’est effondré !
— Tu es restée inconsciente durant un peu plus de deux jours.
Déjà, en soi, cela a été une expérience des plus désagréables.

Je n’en doute pas. Les déchus guérissent de leur blessure en


quelques heures à peine. Nous soupçonnions qu’il n’en allait pas de
même pour nous les nephilims. Pour autant, jamais nous n’avions
tenté de vérifier cette théorie.

— Je vais bien.

Par réflexe, je m’assieds sur mon lit pour passer ma main sur
mon ventre dont la peau est redevenue parfaitement homogène. Il
n’y a même pas une cicatrice pour rappeler ma blessure.

— Aussi lisse que le jour de ma naissance.

Azazel hoche la tête, mais son air demeure sombre.

– Tant mieux. Nous allons avoir besoin de toi et de ton don hors
du commun.

Alors là, je suis de plus en plus perplexe.

— Je ne vois pas en quoi je pourrais être utile aux déchus. Les


autres nephilims sont bien plus puissants que moi.
Ce n’est pas tout à fait exact. Nous le savons tous les deux.
Cependant, les pouvoirs de mes amis sont offensifs, contrairement
au mien.

— Donovan pense que tu es capable de transmettre des


émotions.

Je retiens mon souffle, tentant de contenir au fond de mon esprit


les pensées qui m’assaillent.

— Je vois. Pourquoi ne veux-tu pas affirmer ou infirmer cette


idée ?
— Serais-tu heureux de savoir que je suis susceptible de
manipuler ce que tu ressens ?

Je vais de surprise en surprise. Azazel ne bronche pas tandis


que je lui annonce qu’il n’est pas intouchable comme il le croyait.

— Tu ne t’es jamais servi de cette faculté sur aucun des déchus.


Et tu ne manipules pas les nephilims bien que, si j’ai bien compris, tu
atténues certain de leur travers. Tu agis de manière responsable
avec le don qui t’a été offert.

J’en reste sans voix ! Depuis quand est-il devenu sage ? Non,
parce qu’en règle générale, c’est plutôt le genre de discours que l’on
pourrait entendre dans la bouche d’Abaddon ou de Kezef, mais
assurément pas dans celle d’Azazel…

— Ne sois pas désobligeante, Angela ! Je suis en train d’affirmer


que je commence à me dire qu’il existe une raison à toute chose et
que le destin a de grands projets pour toi. Ne me le fais pas
regretter.

Je n’oserais jamais. Quoique… Son air dépité a quand même de


quoi faire sourire, si ce n’est rire !
— Bref ! Il se passe des évènements étranges au-dehors. Je
suppose que tu le ressens ?

J’ai mis toute mon énergie à ne pas être envahie par les
tourments de mes deux prétendants avant même d’ouvrir les
paupières, donc non. Cependant, je l’ai éprouvée avant de me faire
poignarder.

— La situation a empiré ?
— J’irais jusqu’à dire qu’elle devient incontrôlable. Il est devenu
dangereux de sortir seul. Même en groupe, il vaut mieux surveiller
ses arrières.
— C’est à cause du voile.
— Je ne comprends pas, et, oui, avant que tu te mettes à ricaner,
cela me met en rogne.

Pour le coup, je n’ai nullement envie de plaisanter. La situation


est grave.

J’ai suffisamment traîné au lit. Je repousse ma couverture,


passe mes jambes sur le côté pour me lever et… retombe sur le
matelas comme une masse.

— Tu croyais sincèrement pouvoir te lever comme une fleur


après avoir dormi telle une souche durant plus de quarante-huit
heures ?

Voilà, Azazel tient sa petite vengeance parce que je me suis


moquée de lui tout à l’heure.

— Peux-tu m’aider plutôt, au lieu de me fixer en ricanant ?


— Tu deviens aussi caractériel que Mal. Ma femme pervertit
toutes les femmes qu’elle approche…

Il y a sans doute un peu de vrai. Sauf qu’Azazel en est ravi au


fond. Il ne jure que par sa femme, la seule à avoir su toucher son
cœur. Et Isabelle. La mère de Donovan a su l’amadouer à sa
manière. Ils partagent une relation spéciale tous les deux, une amitié
intense.

— Comment ne pas apprécier une femme chaotique ?

Il est vrai qu’Azazel adore les dilemmes complexes et Isabelle,


avec son syndrome autistique, en est un de taille.

— La suite va donc t’enchanter.

Curieusement, il n’en est pas certain. Moi non plus…

Après un tour aux toilettes, un coup d’eau froide sur la figure


pour enlever les dernières traces de sommeil, et un repas
gargantuesque pour nous remettre d’aplomb, nous voilà tous réunis
dans mon salon qui, pour le coup, un peu petit. Tous les visages
sont pivotés vers moi, en attente. Même Azazel s’est mis en retrait.
On dirait bien qu’aujourd’hui, c’est moi qui tiens les rênes de la
famille. Voilà qui ne met pas du tout de pression sur mes épaules.

— Souffle un bon coup et lance-toi.

Je remercie le premier déchu d’un faible hochement de tête pour


son encouragement imprévu, puis me lance dans ce qui sera
certainement un tournant décisif dans nos vies.

— Comme vous le savez, le voile que l’Ange Ultime avait installé


pour protéger l’Autre Monde n’existe plus. Il a vraisemblablement
disparu en même temps que celui qui l’a créé.

Azazel admet la logique de mon raisonnement.

— Il est probable que le voile était rattaché à sa personne. Après


tout, il empêchait les déchus d’entrer dès que l’Ange Ultime nous
bannissait. Il devait y avoir un lien puissant entre les deux.

Effectivement.
— Par ailleurs, les anges semblent étrangement discrets depuis
la mort de l’Ange Ultime. Je me serais attendu à en trouver des
désorientés dans l’Autre Monde ou sur Terre. Sauf que, à ma
connaissance, personne n’en a croisé. À moins que cela ait changé
durant mon absence forcée.

Ma mère grimace, n’ayant probablement aucune envie de se


souvenir de moi couverte de sang.

– Non. Aucun ange gardien à l’horizon. Kezef nous tient au


courant de son côté, mais rien non plus là où il se trouve.

Je n’en suis pas étonnée. Le voile était mondial. Nous avons


donc affaire à un phénomène planétaire.

— Je suis consciente que toute cette histoire vous indiffère.


— Je ne dirais pas ça.

Je hausse un sourcil en direction d’Azazel, le mettant au défi de


se justifier.

— Je te laisse continuer.

C’est préférable, en effet.

— Tout cela a de graves répercussions sur Terre. Les sentiments


des humains sont exacerbés.
— En es-tu certaine ?

Kasyade pose la question sans arrière-pensée. Cependant, son


scepticisme m’agace.

— Je me suis pris un coup de couteau pour avoir fait un câlin à


mon frère, donc je dirais que j’en suis relativement sûre, oui !
– Désolé.

J’y suis peut-être allée un peu fort. Ce déchu, une véritable


montagne de muscles, baisse la tête tel un enfant que l’on a
réprimandé.
– Non. C’est moi qui m’excuse. Azazel m’a demandé d’ouvrir
mon esprit pour capter les émotions des habitants de la ville et…

Je clos un instant les paupières tout en me pinçant l’arête du nez.


Je commence à avoir la migraine sous cet afflux d’informations.

— Bref.
— Tu devrais refermer ton esprit, Angela. Tu sais parfaitement
couper ta connexion avec les autres, n’est-ce pas ?

Je hoche la tête tout en haussant les épaules. Il me prend pour


une débutante ou quoi ?

— Leur négativité influence ton humeur, Angela. Tu es


d’ordinaire quelqu’un d’empathique, mais certainement pas agacée
pour une simple remarque.

Exact. Je m’efforce de maîtriser un minimum les sentiments


néfastes qui tourbillonnent dans l’air tandis qu’Abaddon prend le
relais.

— Je suis allé faire un tour dans la ville. Partout, l’ambiance est


électrique. Un simple mot de travers conduit à une bagarre, si ce
n’est pas à une tentative de meurtre. Les humains deviennent fous,
comme s’il n’y avait plus de bon en eux. Les accidents se multiplient,
l’hôpital est débordé, surtout que le personnel médical n’est pas
épargné. Angela n’exagère pas. Quoi que nous pensions des anges,
ils ont toujours eu une action positive sur le monde. Nous avons cru
à ce concept à une époque.

Tous les déchus s’observent en silence. Ils se souviennent


probablement d’une autre vie, dans un autre temps. Une vie qu’ils
supposaient avoir laissée derrière eux et qu’ils vont devoir
reprendre.

— Tu fais erreur, Angela. Ce fardeau n’est plus le nôtre.


Je scrute Azazel, soudain mystérieux. Je repense alors aux
dernières paroles de l’Ange Ultime.

— Tu estimes que le monde repose désormais sur les nephilims.


— Il ne peut en être autrement. Les déchus sont sur Terre depuis
des décennies. Nous avons tous fait notre vie. La plupart se sont
liés. Ils n’ont donc plus la faculté de sentir les émotions des humains
qui les entourent.
— Je le conçois. Mais tu oublies une chose : aux dernières
nouvelles, aucun nephilim n’a ce don.
– C’est vrai. Je pense que c’est la particularité de ta naissance
qui t’en a doté. Ce sera donc à toi de guider les tiens.

Je secoue la tête, détestant cette idée au plus haut point.

— Je ne suis pas une meneuse, Azazel. Je suis une simple


nephilim. Une moitié de nephilim, pourrait-on même dire.

Je devine mon père serrer les dents en entendant mes paroles.


Je ne souhaite pas lui faire de peine, uniquement faire entendre mon
point de vue. Je ne suis pas une dirigeante. Je n’ai jamais voulu
l’être.

— Malheureusement pour toi, et sans doute heureusement pour


le monde, personne ne te demande ton avis.
Chapitre 13
Raphaël

Ainsi donc, Angela doit nous diriger pour sauver les humains ?
Alors qu’une colère sourde monte en moi, le regard de la nephilim
de mes tourments pose ses yeux bleu glacier sur ma personne.
J’adore ses iris. Ils ont quelque chose de réconfortant. Peut-être leur
couleur froide justement, tellement proche de ma personnalité. Ces
deux derniers jours ont été difficiles pour une raison bien différente
de mes compagnons. Certes, j’étais inquiet pour Angela. La
constater si immobile, quasi sans vie, m’a retourné l’estomac au
point que j’ai eu envie de m’arracher les tripes avec les mains.
Toutefois, j’ai également dû me battre avec moi-même. Jamais je ne
m’étais senti aussi… Aussi démoniaque. Je ne vois pas comment
l’exprimer différemment. Je me sentais torturé de l’intérieur et j’ai dû
brider du mieux possible mes accès de violence, ce qui n’a pas été
évident. J’ai réalisé que mon équilibre mental était entièrement
rattaché à Angela, ce qui me place sur une corde raide, parce que
j’ignore quelle sera sa décision à la fin de cette histoire. Que
deviendrai-je si elle choisit Donovan ? Bien que nous ne soyons pas
des amis inséparables, il est un peu comme un frère pour moi. Nos
parents nous ont élevés ainsi, de manière à ce que nous soyons
soudés les uns avec les autres. Seulement, nous atteignons nos
limites. Nos pères n’ont pas eu ce souci, car il n’y a jamais de
femmes entre eux pour les mettre à l’épreuve. Étrangement, je
préférerais la savoir avec n’importe quel autre homme plus que lui.
Ou qu’un de mes amis nephilim d’ailleurs. En fait, notre amitié et
notre instinct de rivalité sont intimement liés. Je ne veux pas la
perdre à leur profit. Jamais je ne pourrai admettre que l’un d’eux a
trouvé grâce à ses yeux à ma place. Cette place qui me revient dans
son cœur, j’en suis persuadé. Elle doit être à moi !

— Raphaël, je ne me sens pas très bien. Tu veux bien


m’emmener sur le toit pour que je prenne l’air ?
Angela me fixe de ses yeux qui voient trop de choses. Qu’a-t-elle
ressenti alors que je me perdais dans les méandres de mon esprit ?
Trop sans doute, raison pour laquelle elle souhaite que je
l’accompagne. Je devrais prendre mes distances, tenter de me
désintoxiquer d’elle, sauf que j’en suis incapable parce que je la
désire à en devenir fou.

— Bien sûr.

Elle s’appuie sur mon bras plus que nécessaire. Sa poitrine me


frôle à chaque marche. C’est une pure torture de ne pas la coincer
contre la rambarde pour revendiquer sa bouche en enfouissant mes
mains dans ses cheveux. Je réalise avec effroi que je ne réussis
plus à faire semblant d’accepter cette situation. La vérité, c’est que
je la veux au point d’en souffrir physiquement. Parvenue sur le toit
de l’immeuble, Angela s’avance jusqu’au rebord pour s’y appuyer,
observant la ville en contrebas. À cette heure de la journée, les rues
ressemblent à une petite fourmilière grouillant de vie. Un contraste
saisissant comparé au calme nocturne dans lequel plonge
l’agglomération tous les soirs. Je dois avouer que c’est reposant.
Nous sommes rarement là lorsque le soleil brille haut dans le ciel.
Mon père passe son temps à nous entraîner en prévision de
l’apocalypse. Je lui ai souvent ri au nez en affirmant que nous
n’aurions jamais à mener de combats comme il a vécu. Il faut croire
que je me suis fourvoyé en beauté. L’heure est visiblement venue de
monter au front. Je suppose que les anges ne se cachent pas sans
raison et l’Ange Ultime n’est pas parti en combustion spontanée.
Donc, nous allons devoir traquer… va savoir quoi.

— J’adore cette vue.

Je rejoins Angela pour m’accouder à ses côtés.

— La ville est belle vue d’en haut. Quand on se trouve dans la


rue, parmi la foule, on oublie qu’il y a plus que des gens qui courent
dans tous les sens.
Je porte mon regard en contrebas pour tenter de percevoir ce
qu’elle éprouve en se trouvant ici. Néanmoins, je ne ressens rien. Le
néant. Il n’y a qu’elle dans ma tête. Je me concentre donc sur sa
respiration, sur le mouvement de ses cheveux dans la brise, sur ses
doigts qui pianotent machinalement le béton.

— Je ne suis pas la seule à être différente.

Jamais je n’aurais imaginé qu’elle aborderait le sujet un jour.


Ainsi, elle l'a senti. Je ne compte pas pour autant lui confirmer ses
soupçons si facilement. Comme je ne souhaite pas lui mentir non
plus, je garde le silence tout en retenant mon souffle.

— Tu vaux plus que ce que tu penses, Raphaël. J’en suis


convaincue.

Voilà qui ne me rend pas ma voix. Au contraire, je ne sais pas


quoi lui répondre. Je me perds littéralement dans ses yeux
lorsqu’elle se tourne vers moi.

— Je ne te choisirai pas, Raphaël.

La douleur explose dans mon âme et mon cœur tandis qu’elle


me force à la fixer, tenant mon menton d’une main légère qui semble
soudain me brûler la peau.

— Je ne me lierai à aucun de vous deux. Cela vous briserait.

C’est déjà le cas, bien que la souffrance soit moins prégnante en


comprenant sa décision, celle que je redoutais, mais que j’étais prêt
à accepter.

— Je refuse de détruire notre famille en m’unissant à un


nephilim. Notre relation…

Elle nous montre. Cependant, je sais qu’elle englobe tous nos


amis également.
— Elle est indispensable à mon équilibre. Vous faites tous partie
de moi. Je ne souhaite pas vous perdre. Aucun d’entre vous. Donc
nos interactions resteront fraternelles, platoniques.

Une question me brûle la langue tandis que je discerne au fond


de ses pupilles une tristesse à fendre l’âme.

— Est-ce que cette décision te convient ? Ou ne le fais-tu que


pour nous, pour notre bien-être, en oubliant le tien au passage ?

Elle esquive mon interrogation en se reculant du parapet.

— Il est temps de rentrer. Une mission capitale nous attend.

Je me saisis de sa main, et un frisson me remonte le bras telle


une décharge électrique. Sa peau est chaude, veloutée. Un appel au
péché auquel je ne peux pas résister. Il est si rare que nous soyons
seuls, sans autres nephilims ou déchus pour nous surveiller. La
tentation est trop forte et j’y cède avec délice. Je la tire vers moi d’un
geste sec, entoure sa taille de mes bras et fonds sur sa bouche. Ses
lèvres sont d’une douceur à pleurer. D’abord immobile et rigide, elle
finit par me rendre mon baiser avec une infinie tendresse. J’ai le
sentiment, en cet instant, que nous sommes en harmonie. Enfin, elle
va réaliser que nous sommes faits l’un pour l’autre. Néanmoins, elle
se retire avant que j’aie eu le temps d’envahir sa bouche. Elle me
caresse la joue, des larmes plein les yeux, avant de prendre la fuite.
J’aurais pu la retenir. J’aurais pu la forcer à continuer. Cependant,
rien de bon n’en serait ressorti. Désormais, je sais qu’elle est à moi.
Il suffit que je lui donne du temps pour l’admettre. Une fois l’histoire
avec les anges gardiens terminés, je partirai à la conquête de son
cœur et jamais plus je ne la laisserai m’échapper.

Lorsque je reviens à la réunion, la conversation va bon train.


Personne ne fait attention à moi. Angela fuit mon regard malgré les
efforts que je fais pour capturer le sien. Je reste là, dans
l’indifférence la plus totale. Enfin, pas tout à fait. Mon père me fixe
de ses pupilles sans fond. Il paraît contrarié. Nul doute qu’il est déjà
au courant de mon baiser partagé. Toutefois, je ne comprends pas
bien en quoi cela semble le déranger. Je pensais pourtant qu’il
aimait beaucoup Angela. Il ne peut y avoir mieux qu’elle comme
belle-fille.

– Parfait. Faisons comme ça.

Faisons quoi ? Je n’ai pas la moindre idée de ce dont il est


question. Je n’ai absolument rien écouté ce que ne manque pas de
remarquer ma mère qui secoue la tête, mécontente.

— Jaden, pourras-tu faire un résumé à Raphaël ? Il semble avoir


l’esprit ailleurs.

À quelques mètres au-dessus de leur tête, oui. Je suis encore


sur la terrasse, avec la femme la plus merveilleuse que je connaisse
dans les bras.

Je suis surpris de voir nos parents nous embrasser avant de


prendre congé. Ne vont-ils pas nous aider avec les anges gardiens ?

— Ta mère a raison. Tu n’as absolument rien suivi des décisions


qui ont été prises.
— J’avais autre chose en tête.

Il ricane tout en m’entraînant vers son appartement.

— Je n’en doute pas. Elle ne serait pas blonde aux yeux bleus
par hasard ?

Je n’ai aucune intention de lui livrer les derniers évènements.


Angela m’en voudrait beaucoup d’en parler à quelqu’un avant qu’elle
n’en discute avec Donovan. Je me sais en train de marcher sur une
corde raide. Un faux pas me vaudra de m’écraser au sol sans
possibilité de me rattraper.

— Mets-moi au courant, que l’on en finisse.


— Tu n’es pas à prendre avec des pincettes ! Tes sautes
d’humeur sont fatigantes, Raphaël.
Je le fusille du regard, le mettant au défi de me faire perdre
encore du temps. Jaden me connaît bien. Il sait qu’il vaut mieux
accéder à ma demande dans ces moments-là. Oh, il n’a pas peur de
moi. Ce nephilim est tout aussi puissant que moi. Un combat entre
nous, surtout en intérieur, serait un véritable carnage. Il n’a
simplement aucune envie d’avoir à fournir à nos parents les
explications qui suivraient un tel combat.

— Ton père va faire jouer ses contacts dans tout le pays. Il va


demander à tous les déchus qu’il connaît d’ouvrir l’œil et les oreilles
pour débusquer les anges gardiens, où qu’ils soient. Par contre, ce
sera à nous de les approcher pour leur venir en aide et comprendre
ce qui a pu se passer dans l’Autre Monde.
— Pourquoi nous ?

Je ne suis toujours pas convaincu que cette histoire nous


concerne. Après tout, nous n’avons jamais eu aucun rapport avec
l’Autre Monde et ses habitants.

— La rivalité entre les déchus et les anges est légendaire. Elle


dure depuis des siècles. Nos pères estiment que les anges, malgré
la situation, refuseront la main tendue vers eux si cela vient d’eux.
— Dans ce cas, qu’ils aillent au diable !
— Raphaël…
— Non !

Pourquoi irions-nous risquer nos vies pour des êtres qui nous
considèrent comme des monstres indignes d’être en leur compagnie
et qui n’ont que du mépris pour ceux qui nous ont mis au monde ?

— Raphaël, tu ne penses qu’à ta petite personne sans voir plus


loin. Comme Angela l’a fait remarquer, l’humeur des humains était
en partie liée à la présence du voile. Il atténuait leur tendance
psychotique et violente, si l’on peut dire. As-tu la moindre idée de
toutes les émotions négatives qui bombardent notre amie de toute
part depuis sa dissolution ?
Non. Je n’y ai pas vraiment réfléchi. Tout ce qui m’importe venant
d’Angela, c’est qu’elle finisse dans mon lit.

— Elle a toujours su gérer son don mieux que personne.


Seulement, les sentiments des humains sont si forts qu’elle en pâtit
physiquement et je ne te parle pas de sa blessure au couteau, mais
bien des voix dans sa tête. Même si elle tente de le cacher, je l’ai vu
dans ses yeux.
— Tu as discerné de la souffrance dans ses yeux ?
— Sans l’ombre d’un doute, oui.

Pourquoi ne m’en suis-je pas aperçu ? Je connais la réponse à


cette question. Parce que je me montre égoïste. J’ai des difficultés à
être rationnel. Plus rien ne m’importe en dehors d’elle. Elle est
devenue une obsession. Elle est comme un parfum qui me colle à la
peau : entêtant, envoûtant. Elle s’est incrustée sous mon épiderme
au fil des ans sans que je m’en aperçoive. De la fillette enjouée avec
qui j’aimais jouer, elle s’est transformée en femme que je souhaite
embrasser. Je sens encore ses lèvres sur les miennes, leur goût sur
la pointe de ma langue alors même que ce baiser me laisse autant
d’espoir qu’un goût d’inachevé. Il représente tellement et en même
temps, si peu. J’espère qu’elle en est ressortie tout aussi perturbée
que moi. J’ai du mal à réfléchir alors que mes mains fourmillent de
se poser de nouveau sur sa taille gracile pour la coller contre moi, si
étroitement qu’il nous semblera ne faire qu’un.

— Raphaël ?

Je chasse mes fantasmes inassouvis pour reporter mon attention


sur Jaden.

— Il y a autre chose ?
— Quelque chose qui ne va certainement pas te ravir.

Rien ne me plaît dans tout ce bordel alors…

— Dis-moi.
— Chaque nephilim aura un ange à protéger.
Ce qui implique que nous serons tous séparés.

— Hors de question ! Angela n’ira nulle part toute seule !


— Il en a été décidé ainsi et elle a donné son accord
évidemment. C’est d’ailleurs elle qui attribuera les anges au
nephilim.

Parce qu’elle est celle qui a le plus d’intuition. De rage, j’assène


un violent coup de poing dans le mur et la douleur fuse dans mon
bras. Je l’accueille avec délice. Mieux vaut moi qu’Angela.
Chapitre 14
Angela

Je sens la rage de Rahaël qui explose à l’autre bout de


l’immeuble, étouffante, écrasante. Je me plie en deux sous la
douleur, incapable de la gérer. Malgré toute ma volonté, les
émotions de Donovan et Raphaël sont pour moi les plus difficiles à
contrer. Je suis incapable de m’en couper totalement. Il y en a
toujours une partie qui filtre à travers mes boucliers. Cependant,
depuis mon réveil, c’est bien pire que d’ordinaire. Les sentiments
des humains sont tellement intenses qu’elle me demande toute mon
énergie pour ne pas m’écrouler sous leur pression, ce qui ne me
laisse plus assez de puissance pour bloquer celles de mes amis. Le
problème, c’est que si la plupart ne ressentent que de l’inquiétude et
une pointe d’impatience, il n’en va pas de même pour mes deux
prétendants.

— Angela ?

La voix d’Akon perce le brouillard qui m’entoure. Je sens sa main


sur mon dos, qui me frotte l’échine avec lenteur.

— Que t’arrive-t-il ?

Je tourne mon visage en sueur vers sa figure dont les sourcils


sont si froncés qu’ils se touchent presque.

– Raphaël est en colère.

Plus que cela même. La rage le traverse telle de la lave. Il


semblait si satisfait après m’avoir embrassée. Je me demande ce
qui peut bien le perturber à ce point.

— Cela ne peut plus durer, Angela. Tu souffres autant qu’eux, si


ce n’est plus, du statu quo que tu leur imposes. Il est temps que tu
vives.
Akon ne comprend pas. Il ne le peut pas. Il ne connaît que la
face visible de notre trio. C’est loin d’être aussi simple qu’il n’y paraît.
Je sens encore le goût du baiser de Raphaël sur mes lèvres. Je sais
que je n’aurais pas dû lui rendre. Seulement, sa passion, son amour
pour moi m’a submergée. Il a pris possession de ma bouche et je
n’ai rien fait pour l’en empêcher. J’ai ressenti son plaisir, sa
satisfaction, sa joie. Toutes ses sensations ont un instant supplanté
mes propres désirs et ma raison. Durant une seconde, j’ai tout
bonnement oublié les soucis, les obstacles. J’ai simplement été une
femme ordinaire vivant un moment extraordinaire, jusqu’à ce que la
réalité me frappe en plein cœur. Sa possessivité m’a remis les idées
en place. Elle m’a confirmé ce que je savais déjà. Jamais Raphaël
n’acceptera de me laisser partir au profit de Donovan. Cependant,
malgré toute l’affection que je porte au nephilim le plus sombre que
je connaisse, jamais nos âmes ne pourront battre à l’unisson. Il n’est
pas celui qui me donne la sensation d’être une déesse. Mon frère dit
souvent que je ne suis que lumière. Raphaël est mon inverse. Je
sens sa lassitude se mêler à sa noirceur innée. Il n’est pas mauvais.
Non. Il est un nephilim élevé dans l’amour. Néanmoins, il a cet
instinct destructeur qui reste tapi au fond de lui, empli d’égoïsme et
de violence. La moindre contrariété pourrait le faire basculer de
l’autre côté. Grâce à mon empathie, je maintiens cette noirceur
endormie, mais pour cela, je dois demeurer proche de lui, ce qui
sera impossible si je me lie à Donovan. Il n’y aura pas d’issue pour
nous. Pas une qui comblerait mon âme du moins. Parce qu’avec
mes barrières internes surchargées et fissurées, j’ai perçu une sortie
possible. Je dois les repousser. Tous les deux…

L’attente est interminable. Malgré mon besoin de solitude et de


repos, mes amis insistent pour se relier à mes côtés.

— Puis-je faire quoi que ce soit pour t’aider ?

Donovan est l’être le plus doux que je connaisse. Mon cœur


accélère chaque fois qu’il est près de moi. J’ai toujours réussi à le
cacher jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, cela devient difficile. J’ai
l’impression qu’il pourrait entendre mes battements effrénés en
tendant simplement l’oreille.

— Je vais bien.

Posée sur un pouf, je bouquine — disons que je tourne les pages


à intervalle régulier sans lire une ligne — trop consciente de sa
présence pour parvenir à me concentrer. Je perçois la nervosité de
Raphaël deux étages plus bas. Il tourne dans son appartement tel
un lion en cage, impatient que vienne son tour de rester près de moi.
Il s’imagine que, en tête à tête, nous pourrons renouveler notre
expérience charnelle. Je ressens son désir, ses espérances. Elle
s’entrelace aux miennes, dont la cible se trouve à proximité, les
exacerbant de manière involontaire. Je sens mes tétons pointer
contre le tissu de mon soutien-gorge, douloureusement tendus. Ma
respiration se fait superficielle alors que je déploie mes dernières
onces de pouvoirs pour sectionner cette connexion inopportune.

— Tu mens mal, Angela.

Je relève les yeux pour tomber dans le regard émeraude de


Donovan. Il y a tellement d’amour et de compréhension dans ses
pupilles dénuées de luxure. Son index qui longe ma tempe me
coupe le souffle.

Affaiblie par ma lutte constante contre la violence de Raphaël, je


cède. Je ferme les yeux pour lover ma joue dans sa paume chaude
et réconfortante.

— Ne te joue pas de moi, Angela.

Je rouvre les paupières en percevant une pointe de douleur dans


son ton rauque qui agace mes terminaisons nerveuses.

— Je suis capable de prendre mes distances si c’est ce que tu


souhaites. Mais jamais je ne pourrai t’oublier, et encore moins si tu
me regardes de la sorte.
— Comment ?
Je n’ai pas l’impression de le contempler différemment. Et
pourtant, je l’observe déglutir avec rudesse. Ma gorge semble elle-
même obstruée tandis que le silence se fait autour de nous. À moins
que je ne sois tout simplement plus consciente du monde qui nous
entoure. Projetés dans une bulle où nous seuls existons, plus rien
n’a d’importance en dehors de son souffle qui se mélange au mien.

— Je t’aime tellement, Angela.

Jamais il ne me l’avait dit aussi clairement. Je le savais, bien sûr,


j’ai su le moment exact où son cœur a réclamé le mien. Nous
discutions entre amis, comme nous le faisions si souvent. Je ne me
souviens pas du sujet de notre conversation. Simplement, je me
rappelle avoir ri de bon cœur. Nos regards s’étaient alors croisés et
tout s’est transformé. J’avais à peine seize ans et mon monde venait
de se métamorphoser. Tout d’un coup, je n’ai plus vu que lui. Il est
devenu ma raison d’être, mon oxygène. J’ai su, à cet instant, qu’il
voulait lier son destin au mien pour l’éternité. Néanmoins, avant
d’avoir eu le temps d’explorer ce sentiment intense qui irradiait tout
autour de lui, il a été occulté par la jalousie croissante de Raphaël
qui avait noté le changement dans l’air. Plus rien n’a jamais plus été
comme quand nous étions enfants et insouciants depuis ce jour.

— Je serais prêt à mourir pour toi. Si tu me le permettais, je


mettrais mon âme à nu pour te la livrer.

Une larme roule sur ma pommette tandis que mon amour pour lui
lutte avec mon cerveau. Donovan l’essuie du bout du pouce avec
une infinie douceur.

— Je serais aussi prêt à m’effacer si tu l’exigeais.

Je le sais. Je l’ai toujours su. Il laisserait toute la place à Raphaël


si je lui en faisais la demande. Toutefois, vivre une histoire avec
Raphaël ne mènerait nulle part, parce que ce que je ressens pour lui
n’est rien comparé à l’amour que je porte à Donovan. Et comme lui,
je suis prête à me sacrifier pour lui, pour eux, pour que chaque
nephilim ait une chance d’avoir son happy end.

— Tu n’as pas à endosser le poids du monde sur tes épaules,


Angela. Nous sommes là pour te soutenir. Akon ne demande qu’à
prendre le relais.

Mon frère est ambitieux. Il est puissant, mais mon don est
comme une fatalité. Peut-être suis-je maudite finalement. Les
déchus ont toujours affirmé que j’accomplirais de grandes choses
sans pouvoir m’en donner une explication valable. Aujourd’hui, je
connais mon devoir. Que je le veuille ou non, je dois guider les
nephilims. Seule.

Mais avant de perdre tout ce qui a fait ma vie, de m’oublier pour


le reste de mon existence, j’ai besoin de m’accorder un dernier
bonheur, une unique joie dont je chérirais le souvenir jusqu’à la fin
de ma vie. Je me penche en avant sous son regard devenant
brûlant. Je passe ma main derrière sa nuque, caressant les fins
cheveux qui y ont poussé. Ses yeux ne quittent pas les miens, dans
l’attente, dans l’incompréhension, dans l’espoir d’un avenir qui
malheureusement n’existe pas. Ce dernier point me fait presque
reculer. Toutefois, il est trop tard pour faire machine arrière. Une
boule d’anticipation se forme déjà dans mon ventre, brûlant mes
craintes. Ses lèvres me hurlent de les découvrir. Comment pourrais-
je résister à leur supplique alors que je n’ai qu’une envie : les
exaucer ? Oubliant toute prudence, je l’embrasse avec tout l’amour
que je lui porte. D’abord légèrement, le baiser s’intensifie. Je désire
faire passer dans cet instant unique tout ce que je ne pourrais jamais
lui avouer. De son côté, Donovan n’est pas en reste. Ses bras
m’enlacent et m’enserrent comme s’ils ne voulaient plus jamais me
lâcher. Prise dans les affres de la passion, je lèche du bout de ma
langue le coin de sa bouche. Il ne lui en faut pas plus pour m’y
autoriser l’accès. Nos langues se cherchent et dansent dans un
ballet qui m’électrise. Je ne sais plus où mon corps se termine et où
commence le sien. Il n’y a plus besoin de mot alors que nous
communions de manière si charnelle, si naturelle. J’ai trouvé ma
place, celle que je ne voudrais jamais quitter.

Toutefois, ma bulle de béatitude éclate lorsque je sens le choc


d’Akon. Nous ne l’avons pas entendu arriver. Cependant, je n’ai pas
besoin de tourner la tête pour savoir qu’il est là, dans la pièce avec
nous. Après une dernière caresse, je me retire de la bouche de
Donovan. J’ai soudain l’impression de perdre une partie de moi, la
meilleure, la plus vivante. M’écarter de lui est une torture alors que
mon âme réclame la sienne.

— Angela…

Je ne peux pas lui laisser finir sa phrase. Je ne peux même pas


lui donner d’explication ou lui permettre d’espérer plus.

— Tu devrais t’en aller, Donovan.

Son air perdu est une souffrance physique pour moi.

— Es-tu certaine que c'est ce que tu souhaites ?

Je n’aspire à rien de plus que me jeter dans ses bras pour m’y
sentir protégée. Sauf que l’on ne peut pas toujours avoir ce que l’on
désire.

— C’est le mieux pour tout le monde.

Ou presque…

– Je suis désolée.

La compréhension au fond de ses yeux verts étincelants me


meurtrit le cœur. Des éclairs jaillissent de ses ongles un instant
avant qu’il les fasse disparaître en serrant les poings. Je perçois sa
déception, sa colère, sa tristesse, une blessure à l’âme dont je suis
responsable. Je sens ma carapace se fissurer encore plus sous la
honte. J’ai agi en ne pensant qu’à moi. Lorsque Donovan tourne les
talons et quitte la pièce, des étincelles au fond des pupilles, je me
sens mourir à l’intérieur.

Je résiste jusqu’à ce qu’il referme la porte derrière lui. Le battant


tout juste repoussé, je m’effondre en larmes sans pouvoir m’arrêter.
Mes poumons se compriment, ma trachée bloque les cris qui
menacent de franchir mes lèvres, mon âme s’effrite.

— Je suis là, Angela.

Mon frère m’entoure et me berce comme une enfant jusqu’à ce


que mes pleurs se tarissent, bien des heures plus tard. Dehors, la
nuit est tombée et la pluie tombe à torrents, battant les fenêtres avec
violence. Je renifle et me mouche à n’en plus finir, tentant de me
redonner figure humaine avant que l’un de mes amis ne viennent me
voir et se mette à poser des questions.

— Te sens-tu mieux ?

Akon est resté tellement silencieux durant tout ce temps que je


ne pensais pas qu’il parlerait.

— Merci d’avoir été là.


— Je serai toujours là pour ma sœur.

Il m’embrasse sur la tête tout en continuant à me serrer contre.

— Je voudrais vraiment comprendre, Angela.


— Akon…
– Non. Tu l’aimes. Tu sais qu’il est celui qui t’est destiné, alors
pourquoi l’avoir repoussé.

J’ai tout juste ouvert la bouche qu’il me rabroue déjà.

— Ne me mens pas. Je suis certain de ce que j’avance. Nous


avons le même sang dans les veines, Angela. Ne t’es-tu jamais
demandé comment je faisais pour constamment apparaître quand tu
en avais besoin ?
Non, bien que je me sois souvent fait la réflexion.

— Nous partageons un lien. Je n’ai pas ta capacité. Mais avec


toi, c’est différent. Je sens systématiquement dans quel état d’esprit
tu es. Ce n’est pas toujours clair. Ce n’est pas du même niveau que
ton pouvoir. C’est plus une sorte d’intuition, mais je sais.
— Tu savais qu’il se passait quelque chose. C’est pour ça que tu
es venu chez moi.
– Oui. J’ai demandé aux autres nephilims de rester dans leur
appart en disant que je voulais te parler.

Il me fixe, tourmenté.

— Je sais que tu es amoureuse, même si j’ai mis du temps à le


comprendre parce que j’étais encore petit. Ça ne m’intéressait pas à
vrai dire. Pourquoi, après avoir laissé ton cœur s’exprimer, as-tu fait
machine arrière ?

Posant ma tête sur son torse, je permets aux battements de son


cœur d’apaiser les miens.

— Il n’y a pas que mes sentiments qui doivent être pris en


compte.
— Raphaël ?
— Il est plus que ce qu’il montre, Akon. Bien plus.
Chapitre 15
Donovan

Je l’ai entendue pleurer dès que j’ai déserté son appartement.


Ses sanglots m’ont lacéré l’âme. Elle m’a quitté sans nous laisser
une chance, avant même que notre histoire commence vraiment.
Pourtant, je suis certain de ce que j’ai ressenti. Son amour, sa
passion. Il n’y a pas besoin de mots lorsque les émotions nous
submergent, prennent le dessus, nous enveloppent telle une
couverture douillette. Cependant, elle m’a ensuite rejeté, me
renvoyant dans le froid et la solitude. Elle est résignée. Elle ne se
laissera pas aller à m’aimer. Je le sens jusque dans mes os. Et
pourquoi ? Pour préserver Raphaël et son ego. Jamais je n’aurais
pensé que je serais prêt à en venir aux mains avec mon ami, mon
rival, mon frère. Cependant, alors que mes poings se ferment et que
la rancune se faufile dans mon cœur, mes veines bouillonnent, aussi
violemment que la pluie qui tombe à l’extérieur. D’ailleurs, étrange
comme le temps s’est soudain dégradé. Il y avait un splendide soleil
puis, subitement, plus rien en dehors d’un ciel noir qui pleure sans
discontinuer.

— Salut, Donovan. J’espère que tu es de meilleure humeur que


Raphaël. Je viens de passer le voir et il est tout bonnement
exécrable.

Je relève la tête à la voix de Joachim. Ainsi, il est rentré plus tôt


que prévu. Azazel a probablement rapatrié Kezef et du même coup,
le fils du dernier des déchus. Il est le plus prometteur des nephilims
du haut de ses 19 ans. En tout cas, pour ce qui nous attend, il sera
parfait. Kezef est le déchu le plus récent du groupe. Il a encore les
règles des anges gardiens ancrées dans les veines. Il les enseigne à
son fils avec dévotion bien qu’il n’ait plus été en contact avec l’Ange
Ultime depuis sa déchéance.

— Tu as été appelé à la rescousse.


– Ouais. C’est dommage d’ailleurs. Nous étions sur une piste
sérieuse, mais bon. Mon père a refilé l’enquête aux déchus qui nous
a rencardés. Il est resté sur place.
— Bien.

C’est une bonne chose. S’il avait dû se replier sans solution,


Kezef serait devenu fou. Il demeure un ange jusqu’au bout des
doigts. D’ailleurs, son pouvoir est un réel avantage dans la
surveillance puisqu’il est capable de disparaître, littéralement. Il
devient tout bonnement invisible. En cet instant, je lui envie ce don.
Je souhaiterais me faufiler dans l’appartement d’Angela pour savoir
ce qu’elle raconte à Akon. Il nous a surpris. Elle va se confier à lui.
Je voudrais être à sa place.

— Donovan, tu sembles ailleurs.

Je me retourne, prêt à lui dire de se mêler de ses affaires,


lorsque je croise ses yeux incroyablement sombres, presque noirs.

– Tu es perturbé.

Je percute alors que la pluie qui me paraît si peu naturelle vient


probablement de lui.

— Tu n’arrives pas à maîtriser ton pouvoir. Pourquoi ?

Il fait craquer ses vertèbres tout en appuyant un instant sur ses


paupières.

— Je me sens étrangement mélancolique. Je ressens un poids


sur la poitrine que je ne parviens pas à expliquer, pas plus que je
réussis à relativiser.
— Angela…
– Merci. Je t’annonce que j’ai un problème et tu me parles
D’Angela. Merci du soutien !

Je me rapproche pour étudier de plus près ses yeux sans fond.


— Ce sont les émotions d’Angela. Tu es encore jeune. Tu es plus
perméable, en quelque sorte. Elle doit projeter une partie de ses
sentiments sans le vouloir. C’est ce que tu ressens. Cela ne vient
pas de toi, mais d’elle.
— Pourquoi serait-elle si triste ?

Elle pleure notre amour…

— Tu dois faire le vide dans ta tête. Respire profondément à


plusieurs reprises comme Azazel nous l’a appris.

Joachim grimace. Il déteste les entraînements avec le premier


des déchus. Il est toujours enthousiaste à l’idée de travailler avec
son père tout en échappant à ce calvaire. Toutefois, il s’exécute.

– Bien. Maintenant, concentre-toi sur ce que tu ressentais avant


de passer la porte de l’immeuble. Étais-tu content de rentrer ?
Frustré ? Impatient de nous parler de ton enquête ?
— J’étais déçu d’abandonner la mission jusqu’à ce que Kezef
m’explique la situation. Ensuite, la curiosité de rencontrer un ange
gardien a pris le dessus.

Cela ne m’étonne pas de lui.

– Parfait. Accroche-toi à ces sensations. Occulte toutes les


autres. Ne conserve que celles qui t’appartiennent vraiment.

Petit à petit, la tempête de pluie qui s’abattait sur la ville se


calme, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une fine bruine persistance,
mais amplement plus supportable.

— Merci de ton aide.


– Pas de quoi. Nous sommes une famille. Nous devons nous
serrer les coudes.

Une famille. Ce terme perd de sa valeur alors qu’il me coûte la


femme de ma vie.
— Donovan, que s’est-il passé durant mon absence ?
— Kezef ne t’a-t-il pas fait de compte rendu ?

J’avais pourtant cru comprendre le contraire.

— Je te parle d’Angela. D’ordinaire, elle est un rayon de soleil.

Oui. Nous avons en quelque sorte terni sa lumière intérieure.

— C’est compliqué…

Me tournant vers l’extérieur, j’observe le monde désormais gris à


travers la vitre.

— C’est dans ces moments-là que ma grand-mère me manque le


plus.

Maggie, ma grand-mère maternelle, nous a quittés il y a de cela


trois ans.

— Elle me manque aussi.

Maggie a joué le rôle de grand-mère pour tous les nephilims,


sans distinction. Elle a partagé notre quotidien depuis ma naissance
jusqu’à sa disparition. Elle n’arrêtait pas de répéter qu’elle était fière
de faire partie de la grande famille des déchus. Elle savait quoi faire
en toute circonstance, remettant nos pères à leur place dès qu’elle
estimait qu’ils allaient trop loin.

— Elle saurait quoi faire à ma place. Elle m’aurait conseillé mieux


que personne.

Tandis que là, je ne me suis jamais senti plus seul ni plus perdu.
Si j’en discute avec ma mère, elle en sera perturbée, peut-être plus
que moi. Quant aux autres adultes, ils voudront rester neutres pour
n’influencer personne.

— Je ne comprends pas, Donovan. Angela n’a pas choisi


Raphaël, puisqu’il est très en colère, pas plus que toi, car on ne peut
pas dire que tu sembles heureux. Et je ne parle même pas d’Angela
qui est en pleine déprime.
— Elle renonce à nous.

Avant d’avoir eu le temps de préciser que je parle de moi et de


la femme de ma vie, ma porte s’ouvre avec fracas sur un Nathanaël
échevelé.

— J’ai besoin d’un coup de main.

Devant notre absence de réaction, il s’agace.

— Tout de suite !

Peu désireux de le contrarier, nous le suivons dans l’escalier


jusqu’aux portes principales de l’immeuble où nous sommes ébahis
d’y découvrir un attroupement d’humains en colère.

— Qu’est-ce qu’ils font tous là ?


– Excellente question. Souhaites-tu sortir pour la leur poser ?

Je ne préfère pas, non. La haine et l’envie de meurtre brillent


dans les pupilles de certains protagonistes. Ils cognent avec vigueur
sur la porte vitrée, espérant sans doute la faire voler en éclats.

— J’ai bien tenté quelques bourrasques de vent pour les


éparpiller, mais rien n’y fait. Ils se moquent de la poussière qui
fouette leur visage.

Je constate autant d’hommes que de femmes dans cette foule


hétéroclite, et même quelques enfants.

— Je ne comprends pas ce qu’ils crient.

Nous nous approchons de l’entrée pour discerner les voix


furieuses.

— Monstres ! Démons ! Livrez-nous la fille de Lucifer.


Je me crispe, tout comme les compagnons.

— Nathanaël, Angela est-elle toujours chez elle ?


– Aux dernières nouvelles, oui. Je suis venu vous chercher dès
que je me suis rendu compte du problème en regardant par ma
fenêtre.

Nathanaël loge aux premiers étages. Il a dû percevoir le


brouhaha ambiant.

— Je vais les disperser.

Mon ami me retient par le bras avant que j’invoque mes éclairs.

— Tu risquerais de les blesser.

Je me dégage de sa prise d’un geste brusque, sentant une


certaine animosité m’envahir.

— Quelle importance ? Leurs intentions sont plutôt claires ! Mieux


vaut eux qu’Angela. Elle sera toujours ma priorité !

Quoi qu’il se passe, je la protégerai envers et contre tous.

– Elle est empathe. Je ne suis pas sûr qu’elle est pour le moment
en état de percevoir leur rage. Toutefois, quand ses propres
tourments se seront apaisés, elle sentira leur douleur. C’est ce que
tu souhaites ?

Non. Bien sûr que non. Malgré ce qu’elle vient de me faire subir,
je n’ai aucune envie de la faire souffrir, pas même de cette manière
détournée.

– D’accord. Joachim, à toi de jouer.


— Tu rigoles ? Tu m’as demandé d’arrêter la pluie et maintenant,
tu veux que je la refasse tomber ?

Dit comme cela, je passe pour un indécis.


— S’il te plaît, oui.

Il ronchonne un peu tout en s’exécutant.

— C’est parti pour le déluge.

Un abat d’eau tombe sur la foule qui résiste bien qu’ils soient
rapidement trempés. Je dirais même que la pluie intensifie leur rage.
Ils se poussent, tapent des deux poings sur la vitre, quand ce n’est
pas directement avec des barres de fer ou des battes de baseball.

— Laisse-moi te filer un coup de main.

Nathanaël me met en garde avant de me permettre d’agir. Avec


l’humidité et la nuit noire, mes éclairs forment des flashs agressifs
que je m’efforce de maintenir en hauteur. Si le premier les fait
sursauter, les éclairs suivants font lever la tête de nos assaillants.
Cependant, ils restent là, trop près de mon Angela pour ma
tranquillité d’esprit.

— Je vais passer à la puissance supérieure. Joachim, plus d’eau.


— Si j’en rajoute, ils vont finir noyés.

Tant mieux. Ce ne sera pas une grosse perte !

– Juste un peu plus.

Il hausse les épaules avant de redoubler d’efforts. Les humains


ont les semelles de leurs chaussures qui baignent dans l’eau et leurs
chevelures trempées qui s’enroulent autour de leur cou en raison du
vent que Nathanaël a créé.

– Parfait. À moi de jouer.

Baissant au mieux l’intensité de mon don, je fais tomber mon


éclair juste derrière l’attroupement, pile dans une rigole remplie
d’eau.
Je me réjouis de voir leur visage se crisper, leurs cheveux se
hérisser, et leurs cris de colère se transformer en cri de peur.
Nathanaël me jette un œil par-dessus son épaule.

— Quoi ? Je leur ai juste envoyé une petite décharge. Ils ne sont


pas morts.

Joachim, de son côté, se fait un plaisir de leur propulser une


dernière trombe d’eau qui vient à bout de leur résistance.
Finalement, les humains s’écartent peu à peu de l’immeuble pour se
fondre dans la nuit, hors de notre vue.

— On dirait bien que le problème s’intensifie.

L’air sombre, je hoche la tête vers Nathanaël, inquiet pour la


suite. Il a été prévu que nous partions tous dans une direction
différente. Que se passera-t-il si des personnes encerclent soudain
Angela ? Sera-t-elle apte à se défendre ? Qui lui viendra en aide si
aucun nephilim n’est là pour elle ? Elle a trop bon cœur pour blesser
un humain. Elle serait capable de s’envoler hors de leur portée, mais
cela reviendrait à trahir le secret de notre existence. Jamais elle ne
s’y résoudrait. Nous devons absolument changer de stratégie,
surtout qu’elle semble être la cible principale des attaques.
Chapitre 16
Angela

Cela m’a fait du bien de me confier à Akon. Je n’en pouvais plus


de tout garder pour moi. Je ne supportais plus d’avoir ce poids sur
mes épaules, qui me pèse de plus en plus.

— Il est temps de penser à toi, Angela. Sois égoïste pour une


fois.

Je me force à lui sourire tandis que je perçois l’innocence de mon


frère. Je souhaite qu’il conserve cet état d’esprit encore un peu.
Bientôt, il s’apercevra que la vie des nephilims est faite en partie de
concessions. Nous sommes moins libres que nous en avons l’air.
Sans doute ne l’avons-nous jamais été. Nous avons simplement des
parents formidables qui ont voulu nous offrir une enfance classique,
comme si nous étions des enfants ordinaires. Des enfants ordinaires
qui volent et peuvent brûler une maison sous la colère, mais des
enfants tout de même.

— Tout finira par s’arranger. Rappelle-toi les paroles de papa.

Nous nous serrons dans les bras l’un de l’autre et répétons d’une
seule voix.

— Le destin sait ce qu’il fait. Tout a une raison d’être, même si


nous ne comprenons pas pourquoi il nous impose des épreuves.

Nous nous regardons un instant avant d’éclater de rire. C’est


exactement ce dont j’avais besoin.

— Merci, petit frère. Tu es le meilleur.

Il époussette des poussières imaginaires sur ses épaules.

— Oui, je sais. Je suis indispensable.


Je lui donne un léger coup de poing pour qu’il arrête son cinéma.

— N’exagère pas. Tu es encore un bébé dans ce monde.


— Oui, mais un bébé dont tu ne peux pas te passer. Bientôt,
toutes les filles me courront après, alors profite, car je n’aurai plus
autant de temps à t’accorder.

J’éclate littéralement de rire devant son expression


présomptueuse. L’instant sérieux est terminé, je retrouve mon frère
vaniteux.

J’ai réussi à manger quelques pancakes et boire un café chaud,


ce qui m’a fait un bien fou. Ma crise m’a permis de couper
momentanément les émotions de toutes les personnes
environnantes. Les miennes m’ont tout simplement dépassée,
engloutie, effaçant toutes les autres. Un mal pour un bien, dirons-
nous. Je profite de cet instant de répit avant que la tempête ne
m’entraîne de nouveau, me plongeant dans un livre pour prolonger
le vide dans mon esprit. Je suis même parvenue à dormir d’un
sommeil sans rêve, ce qui ne m’était pas arrivé depuis… 6 ans. Six
longues années que mon cerveau abuse de mes songes pour tenter
de dénouer ma situation amoureuse sans succès, envisageant tous
les scénarios possibles et imaginables. Cependant, lorsque tous
mes amis débarquent comme un seul homme chez moi, mon frère
en tête, avec un masque de fureur sur le visage, je sais d’avance
que mon repos est terminé. Tout mon corps se contracte. J’évite
délibérément le regard de Donovan et Raphaël, n’ayant aucune
envie de savoir ce qu’ils ressentent et encore moins de découvrir
s’ils se sont parlé.

— Que se passe-t-il ?

Personne n’ouvre la bouche. Ils se jettent des coups d’œil furtif


sans qu’aucun d’entre eux ne prenne la responsabilité de ce qui
s’annonce. Je les départage.

— Joachim, explique-moi. Et bon retour parmi nous, au fait.


Il me fait un sourire en coin qui s’efface bien vite. J’adore
Joachim. Il a une espèce de force tranquille réconfortante. Je pioche
régulièrement dans son calme apparent pour apaiser mes propres
tourments. Il a un esprit d’analyse très appréciable, raison pour
laquelle je lui demande de me faire une synthèse. Avec lui, je suis
certaine d’avoir les informations essentielles sans données inutiles
et sans que le tout soit brouillon et donc incohérent.

— Il semblerait, pour un motif inconnu, que les humains ont fait


de toi une cible à abattre.
— Les femmes du restaurant se sont laissées entraîner par la
jalousie. C’était disproportionné, mais en soi, pas incompréhensible.
Il me suffit de les éviter.
— Tu ne m’as pas compris. Je ne parle pas des femmes qui t’ont
agressée, mais bien de tous les humains de la ville.

Effectivement, je ne suis pas certaine de comprendre ce qu’il


raconte.

– C’est impossible. Nous sortons peu. Les gens n’ont jamais


prêté attention à nous, à moi.

Joachim lève une main devant moi pour me faire taire.

— Je suis d’accord. Cette situation n’a aucun sens. Pour autant,


nous en sommes certains. Des humains ont tenté de pénétrer dans
l’immeuble hier soir. Ils scandaient ton nom et n’avaient rien
d’amical. Pour vérifier cette impression, je suis allé faire un tour en
centre-ville sans me faire remarquer. J’ai juste laissé mes oreilles
traîner.

Il a agi comme Kezef le lui a appris. Joachim ne peut pas devenir


invisible comme son père. Toutefois, il est très doué pour faire
oublier sa présence et passer inaperçu.

— Et ?
Il est manifestement mal à l’aise. Cependant, il n’y va pas par
quatre chemins. Il me connaît. Il sait que je déteste les mensonges
et les faux-semblants.

— Ils ont un nombre de griefs à ton encontre assez


impressionnants.
— Contre moi en particulier ? Ou à l’encontre des nephilims dans
leur ensemble même s’ils ne savent pas ce que nous sommes ?
— Tu es la seule visée par ces bassesses, Angela.

Je me laisse tomber sur un pouf, sous le choc. Heureusement


que je ne ressens pas leurs émotions pour le moment. Elles seront
forcément violentes et malsaines.

Je me retrouve bien vite coincée entre Donovan et Raphaël,


chacun s’emparant d’une de mes mains pour entrelacer nos doigts.

— Ce n’est pas normal et nous découvrirons le fin mot de


l’histoire. Nous ne laisserons personne s’en prendre à toi. Mais, en
attendant, il est préférable de te mettre à l’abri. Nous allons
t’emmener chez tes parents. Auprès des déchus, tu ne risqueras
rien. De notre côté, nous allons rassembler les anges gardiens pour
apprendre qui a tué l’Ange Ultime.
— Je n’ai aucune intention de me cacher !

C’est leur solution miracle ? Me mettre de côté pendant qu’ils font


tout le travail ? Nous ne sommes pas nombreux. Ils ne peuvent pas
se passer de moi.

— Angela, ne sois pas butée. Les humains ne sont pas des


enfants de chœur et ils ne sont pas dans leur état normal.

Je m’arrache de leur emprise, excédée par leur surprotection.

— Et je ne suis pas une petite chose fragile incapable de me


défendre !
— Angela…
Le regard suppliant de Donovan fait frémir mes genoux. Pour
autant, je reste campée sur ma position.

— Non ! Je suis une nephilim. Vous avez besoin de moi pour


identifier quel ange gardien a de mauvaises intentions. Je suis la
seule à pouvoir le déterminer.

Car, malgré le comble que cela représente, nous en sommes


venus à la conclusion que le meurtrier de l’Ange Ultime est
forcément l’un des leurs. Personne, en dehors d’un ange gardien,
n’aurait pu franchir le voile.

— Aucun d’entre vous n’est empathe. Vous n’allez pas torturer


des anges gardiens pour apprendre le nom d’un traître dans leur
rang.

La déception de Raphaël ne me surprend pas. Je suppose qu’il


se réjouissait d’avance de pouvoir leur faire payer leur
comportement envers les déchus, et par ricochet, envers nous. Il lui
faut une seconde pour faire disparaître cette étincelle noire de ses
pupilles.

Il s’approche alors de moi, m’emprisonnant de son regard


intense autant que de ses bras puissants.

— Sincèrement, serais-tu capable de faire volontairement du mal


à un humain ?
— Je…
— Je t’ai demandé d’être honnête.

Merde ! Rien n’est plus important que la vie, quelle qu’elle soit. Je
n’ai pas plus de valeur qu’un humain. J’ignore ce qu’il se passe
réellement dans leur tête. Néanmoins, je suis certaine d’une chose :
ils ne sont plus maîtres d’eux-mêmes. S’ils étaient conscients de
leurs actes, ils ne seraient pas si violents. La plupart des humains
sont pacifiques, et heureusement.

— Ce n’est pas grave, Angela.


Raphaël dépose un baiser furtif sur ma bouche avant de faire un
pas en arrière. Je reste un instant hébétée devant cette marque
d’affection en présence de nos amis. Jamais il n’avait agi de la sorte,
exposant au grand jour ses sentiments pour moi.

— Tu es une personne bienveillante en toute circonstance. C’est


ce qui fait ton charme et c’est pour cela que je t’aime. Tu es la
lumière.

De mieux en mieux. Une déclaration d’amour publique. Je sens


mes joues chauffer et ma lèvre inférieure trembler. Je suis incapable
de détourner mon regard du sol. J’ai bien trop peur de croiser les
yeux meurtris — ou meurtriers — de Donovan. J’ai soudain l’envie
de posséder le pouvoir de Kezef pour disparaître. Me cacher loin
d’eux n’est finalement pas une mauvaise idée. Raphaël ne s’inquiète
pas le moins du monde de la tension qu’il vient de créer
délibérément.

— Nous allons, comme prévu, protéger les anges gardiens. Nous


allons chercher ceux que mon père a repérés pendant que tu restes
auprès des déchus. Nous allons les réunir dans notre immeuble pour
que tu puisses ensuite déterminer s’il y a un traître parmi eux.

Repoussant ma gêne, je fais entendre mon opinion.

— Cela peut être risqué de les regrouper tous au même endroit.


Ils feront une cible de choix si, comme nous le pensons, ils sont
victimes d’un génocide.
– Ce sera temporaire. Nous n’avons pas d’autres options. Nous
ne pouvons pas les conduire dans le refuge de nos parents.

Certes. Les déchus ne les attaqueraient pas délibérément.


Toutefois, la tension environnante perturberait grandement mon don,
me rendant la tâche plus difficile.

– D’accord. Mais il faut les prévenir de la menace qui pèse sur


eux. Ils doivent faire front ensemble. Diviser, c’est perdre le combat.
Et je ne parle pas que des anges gardiens. Je sais que mes amis
en sont conscients. Tous.

— Il est temps de partir d’ici.

Oui. J’en suis même impatiente. J’ai besoin de m’éloigner d’eux.

— Partez trouver les anges gardiens. Je peux aller chez mes


parents toute seule.

Je dirais même que j’en ai besoin.

– Non. C’est trop risqué.


— Raphaël !

Donovan se fraye un chemin, m’embrasse à son tour, avant de


prendre la parole.

— Il a raison, chérie.

Il vient d’enchérir ! Ont-ils décidé de me rendre cinglée pour avoir


repoussé leurs avances à tous les deux ? Jaden et Nathanaël ont les
yeux qui menacent de leur sortir de la tête. La réaction de Joachim
est plus mesurée, bien que ses sourcils soient si froncés qu’ils se
touchent presque. Seul Akon semble surtout… triste. Quel gâchis !

— Joachim et Akon vont m’accompagner.

Il n’a jamais été question qu’Akon parte à l’aventure. Quant à


Joachim, il est le plus raisonnable de tous. Je sais qu’il ne posera
aucune question.

– Soit. Si c’est ce que tu souhaites.

Raphaël serre les poings. La température de la pièce vient de


grimper de quelques degrés. À bien y réfléchir, je dirais qu’elle
augmente depuis que Donovan a appuyé ses lèvres sur les
miennes.
— Azazel a-t-il déjà fourni des adresses où se rendre ?

Raphaël peine à retrouver son calme apparent.

– Quelques-unes.

Il me tend un papier aux bords noircis qui se recourbent de plus


en plus. Je m’en saisis avant qu’il n’en reste plus rien.

— Parfait.

Je déglutis tout en donnant mes instructions. Après tout, je suis


censée diriger cette expédition.

— Donovan, tu pars tout de suite.

Il n’est pas dupe, pas plus que les autres. Il est conscient que je
tente d’éviter une bagarre entre lui et Raphaël. Il hoche la tête puis
quitte la pièce. Soudain, je respire plus librement. Il n’y aura pas de
combat aujourd’hui. Un jour de plus de gagné, mais jusqu’à quand ?
Chapitre 17
Raphaël

L’envie d’arracher la tête de Donovan pulse dans mes veines. Il


n’a aucun droit de poser sa bouche sur celle d’Angela. Elle est à
moi ! Heureusement, elle lui a demandé de partir. Elle l’a renvoyé en
premier, nous laissant un peu plus de temps ensemble. Juste un peu
plus. Elle me donne l’adresse à laquelle elle souhaite que je me
rende juste après avoir communiqué ses consignes à Jaden et
Nathanaël. J’aurais voulu un moment en tête-à-tête avec elle avant
de partir, mais Joachim et Akon ne semblent pas le comprendre. Ils
restent dans la pièce sans réaliser qu’ils dérangent. Le tact n’a
jamais été mon fort.

— Pouvez-vous nous laisser ?

Ma manière de m’adresser à eux ne souffre aucune objection.


Pourtant, Akon se place entre moi et sa sœur.

— Il n’y a plus une seconde à perdre.


— Dégage, Akon.

Je deviens hargneux alors qu’il m’empêche même de la


contempler.

— Raphaël, nous savons tous les deux que tu t’avances sur un


chemin dangereux.

Je grince des dents tandis qu’il me défie du regard. Cependant,


si je l’attaque, Angela ne me le pardonnera pas. Akon est son frère.
Elle l’aime infiniment. Elle reste d’ailleurs étrangement silencieuse
alors que son frère tente clairement de nous séparer.

— Angela, je veux juste te serrer dans mes bras. Tu vas me


manquer. J’ai besoin de ce contact pour me sentir bien.
Sa main se pose délicatement sur le bras de son frère qui se
décale à contrecœur.

— Nous nous reverrons très vite, Raphaël. Ne t’en fais pas. Je


m’en sortirai très bien.

Son visage reste neutre. Pourtant, je suis certain que sous la


surface, elle bouillonne. Angela est loin d’être lisse. Elle est une
femme complexe, plus que beaucoup le soupçonnent aux premiers
abords. Elle a simplement pris l’habitude de cacher ce qu’elle
ressent, y compris son amour pour moi.

— N’oublie pas que je t’aime.

Elle hoche la tête avant de me faire signe de me mettre en route.


Le fait qu’elle ne me réponde pas la même chose m’enrage. J’ai
besoin qu’elle confirme de vive voix ce qu’elle éprouve à mon égard.
Je désire savoir que son sang bouillonne en ma présence autant
qu’elle enflamme le mien dans mes veines. Elle est ma nephilim, la
mienne ! J’aurais souhaité le lui rappeler d’un baiser ravageur. Sauf
qu’Akon a été bien vite rejoint par Joachim. À eux deux, ils ont
entouré Angela comme s’ils craignaient que je lui fasse du mal. Ils
se trompent. Elle est la seule personne qui ne risque strictement
rien. Jamais je ne la ferai souffrir.

Je me mets donc en route, la rage au cœur, prenant la direction


inverse du territoire des déchus. Je m’en éloigne même de plus en
plus à chaque battement d’ailes. C’est une impression étrange.
J’étais persuadé que je ne quitterais jamais cet endroit tout en en
ayant envie. Pourtant, alors que je suis exaucé, j’ai le sentiment d’y
avoir laissé une partie de moi. La meilleure partie. Le visage
d’Angela s’impose sur ma rétine, splendide dans une robe légère qui
vole au gré du vent, ses cheveux flottant dans l’air du soir. Je suis
conscient de chaque détail, de chaque courbe de son corps, de
chaque étincelle dans ses pupilles, de chaque nuance dans ses
plumes uniques. Battant des ailes avec force, j’observe mes propres
plumes qui foncent de plus en plus au fur et à mesure des années. À
l’origine d’un brun clair, elles se sont assombries jusqu’à être
désormais presque aussi noir que la nuit la plus sombre. À côté des
miennes, celles d’Angela sont tellement lumineuses. Angela est
l’espoir dans la noirceur de mon âme. Lorsque je suis près d’elle,
elle repousse les ténèbres qui tentent de m’envelopper par tous les
moyens.

Parfois, je surprends le regard peiné de ma mère sur moi. Elle a


côtoyé le pire de l’espèce humaine. Un homme, un humain, lui a fait
plus de mal que ce qu’il est possible d’imaginer. Le tatouage sur son
dos camoufle toutes les cicatrices faites au couteau pour ceux qui ne
savent pas ce que le motif cache. Moi, je le sais. Mes parents m’en
ont parlé quand j’étais ado. J’ai touché de l’index toutes ces
boursouflures, vestige de son calvaire. Elle a appris à repérer le mal
par-delà les faux-semblants. Elle a senti que je possédais une part
d’ombre contre laquelle elle ne peut rien. Après tout, il est compliqué
de déterminer pourquoi je suis devenu ainsi. Ma jalousie envers
Donovan y est pour quelque chose, certes. Toutefois, bien que nous
soyons rivaux, je n’avais jamais ressenti une telle violence à son
encontre avant aujourd’hui. Le baiser que j’ai échangé avec ma belle
nephilim change tout. J’arrive à bout de ma patience. Elle est faite
pour moi. Il est temps qu’elle l’admette et que nous scellions notre
lien. Je désire la posséder de toutes les manières possibles. Je la
veux dans ma vie et dans mon lit. Je ne me contenterai pas de ses
lèvres. À mon retour, je prendrai tout ce à quoi j’ai droit, son corps,
son cœur et son âme.

Je vole durant des heures, me drapant dans les nuages pour


passer inaperçu, réchauffant mon corps pour ne pas souffrir du froid
en altitude. J’ai déjà parcouru des centaines de kilomètres. Mon âme
est étrangement lugubre tandis que des visions de Donovan
décapité envahissent mon esprit. La jalousie s’infiltre dans mes
pores tel un poison. Mon cerveau passe en boucle l’image de
Donovan et Angela échangeant un baiser. Je sens mon pouvoir
tourbillonner autour de moi. En regardant derrière moi, je réalise que
je laisse une traînée de flammes derrière mon passage. Je suis
littéralement en train d’enflammer le ciel. Pour autant, je ne parviens
pas à me calmer. L’absence d’Angela est une plaie béante
impossible à suturer. Je réalise avec effroi que je ne suis plus rien
sans elle. Que m’a-t-elle fait ? Pourquoi m’a-t-elle emprisonné entre
ses griffes si ce n’est pas pour tout m’offrir ? Il ne peut en être
autrement. Sans elle, je serais bien pire qu’un déchu. Je serais un
monstre incontrôlable, assoiffé de sang. Je me fais peur tandis que
la haine s’inscrit dans mon ADN. Jamais je n’ai ressenti une émotion
si puissante, si jouissive. J’ai l’impression que mon pouvoir est
soudain sans limites. Je pourrais embraser le ciel de ma simple
volonté. Ce serait beau. Vraiment splendide. Comme lorsque l’Ange
Ultime a trépassé et que le voile est parti en fumée. L’horizon s’est
nimbé de leur jaune orangé avant de prendre feu. Un feu
incontrôlable, magnifique dans sa férocité. Tout en continuant
d’avancer, je fais danser des flammèches sur le bout de mes doigts,
uniquement parce que j’en ai envie, juste pour le plaisir de les
observer, libre, forte et douce à la fois. Comme Angela. Je discerne
Angela au centre des flammes, qui se meut au même rythme
qu’elles. Elle me lance un regard aguicheur, me faisant signe avec
son index de la rejoindre avant de baisser la bretelle de son soutien-
gorge.

Le trajet se termine dans un brouillard érotique qui me laisse


affamé. Angela m’a caressé encore et encore, sans jamais assouvir
mon désir, me laissant sur ma faim. Mes vêtements sont mal en
point, brûlés à diverses zones de mon anatomie, là où les mains de
ma nephilim ont traversé les flammes pour me toucher. Je me pose
dans un endroit isolé tout en m’observant, secouant la tête de
dérision. Mon imagination m’a joué un vilain tour, ou un trop bon
suivant le point de vue. Cependant, même mes ailes repliées, je ne
pourrai pas passer inaperçu dans les rues habillé ainsi. C’est un
problème et une nouvelle perte de temps. Moi qui espérais rentrer
au plus vite chez moi avec ce satané ange pour retrouver
rapidement Angela, me voilà obligé de trouver tout d’abord une
boutique de fringues avant de débusquer l’ange gardien. Je soupire,
donne un violent coup de poing dans l’arbre le plus proche, faisant
craquer l’écorce autant que mes phalanges, puis me mets en quête
d’un magasin de vêtements. Le premier croisé fera l’affaire.
Heureusement que j’ai toujours des billets dans mes poches…
De nouveau présentable dans un jean et un tee-shirt neuf, je me
mets en quête d’un ange gardien. C’est sans doute absurde de
flâner dans les rues le nez au vent en attendant qu’il tombe du ciel et
pourtant, un ange ne peut pas s’empêcher de venir en aide aux
humains donc, ce n’est pas si idiot que cela. Par ailleurs, mon père
est persuadé que les nephilims sont capables de percevoir les
auréoles, comme les déchus. Le mec que je cherche doit avoir la
tête entourée d’un halo lumineux. J’imagine un imbécile vêtu de
blanc, la tête brillant comme une ampoule. J’en ris d’avance ! Putain
d’anges à se croire supérieur. Ils ont l’air bien cons maintenant qu’ils
ont besoin des nephilims pour sauver leur cul. Cela ne tiendrait qu’à
moi, je les laisserais se démerder tout seul, mais mon Angela est
bien trop empathique et bienveillante pour agir ainsi. Je lui
apprendrai à penser à elle avant tout. Un peu d’égoïsme n’a jamais
tué personne. Je commencerai par l’emmener sur une petite île
déserte durant plusieurs jours pour que nous puissions nous ébattre
en toute tranquillité tout en restant nus toute la journée. Le paradis…
Rien que d’y songer, je me tends derrière ma braguette. Vérifiant
que mon haut est assez long pour camoufler mon problème, je
reprends ma marche. Les gens paraissent sous tension. Partout où
mon regard se pose, les hommes sont tendus, roulant des épaules
et serrant les poings tandis que les femmes semblent toutes sur le
point de se crêper le chignon, sans jeu de mots. La situation est
aussi instable ici qu’elle l’est chez moi. La disparition du voile semble
avoir un effet planétaire. Cela ne me dérange pas outre mesure tant
que personne ne s’en prend à ma femme. Cependant, Angela
ressent les émotions de tout le monde. Cette ambiance n’est pas
bonne pour sa santé mentale. Je souhaite qu’elle s’endurcisse, mais
certainement pas que sa lumière intérieure s’éteigne. Au contraire,
j’en ai besoin pour contrer mes démons intérieurs. Je redouble donc
d’attention, repoussant sans ménagement ceux qui me bousculent
avec hargne. Certains cherchent clairement la bagarre. Toutefois, un
regard plus consciencieux sur ma personne les convainc de
renoncer avant de se jeter sur moi. Bien. Je ne suis pas contre un
combat, sauf qu’ils ne sont pas de taille à m’affronter. Ce serait
forcément décevant.
Je finis par atteindre une ruelle plus calme que les autres. La
tension est moins palpable. Elle semble même disparaître autour de
l’immeuble à la porte verte. Je pense que je touche au but. Il n’y a
qu’un ange pour avoir un effet reposant sur les humains. Il leur
chuchote probablement des paroles de réconfort. Sa présence
calme les esprits autour de lui. Reste plus qu’à apprendre dans quel
appartement il s’est retranché. Il me suffit d’interroger les habitants
du coin. Un bon samaritain, en cette période tourmentée, marque
forcément les esprits. Je prends mon air le plus aimable, celui que
j’utilisais avec ma mère lorsque je voulais obtenir quelque chose
ado, et cible volontairement une femme. Je suis conscient d’être
plutôt beau gosse. Ma plastique fait toujours son petit effet auprès
de la gent féminine.

– Bonjour. Je recherche un homme qui doit se trouver dans les


environs.

Son regard se promène sur moi avant qu’un sourire étire ses
lèvres carmin.

— Comment s’appelle-t-il ?

Hum, si je le savais…

— Je ne me souviens plus malheureusement. Cependant, il est


très aimable et très dévoué, toujours prêt à rendre service.

Tout son visage s’éclaire instantanément. Bingo !

— Il doit s’agir de Jerahmeel.

Avec un nom pareil, je n’ai plus aucun doute.

— C’est ça ! Savez-vous où je peux le trouver ?


– Bien sûr. Il habite au troisième étage de l’immeuble, la porte de
droite.
Quelle précision ! L’ange aurait-il perdu son auréole avec cette
femme ? La curiosité me fait oublier mes bonnes manières.

— Y aurait-il eu un rapprochement entre vous ?

Loin de s’offusquer, la demoiselle glousse tout en rougissant.

– Oh non. Il est bien trop beau pour moi. Simplement, j’aime lui
apporter des pâtisseries de temps à autre.

Ouais, à d’autres. Elle veut lui offrir plus que des gâteaux aux
lumineux. Quel idiot ! Il aurait dû en profiter. Elle est plutôt mignonne
et l’Ange Ultime n’est plus là pour faire régner la terreur avec ses lois
débiles.

— Merci de votre aide.

Je la laisse rêveuse tout en grimpant quatre à quatre les


marches de l’immeuble jusqu’à l’appartement désigné. L’ange ouvre
la porte moins de dix secondes après que j’ai frappé. Il n’est pas du
genre à faire attendre une âme en détresse. Tellement de ferveur,
c’est à vomir…

— Que puis-je pour vous ?

Il fronce les sourcils en me fixant. Son auréole est éblouissante.


Trop même. Elle me meurtrit la rétine. Si je pouvais, je lui éteindrais.
Malheureusement, cette chose ne possède pas d’interrupteur.
Dommage !

— En fait, c’est moi qui suis là pour t’aider.


— Je ne vois pas de quoi vous parlez.

Il continue de me scruter, cherchant visiblement ce que je suis.

— Écoute. Tu es un ange gardien, je suis un nephilim, et si tu ne


veux pas finir comme l’Ange Ultime, tu vas me suivre.

Il recule d’un pas comme si je l’avais cogné.


— C’est toi qui l’as tué !

Hé ! Je ne suis pas un saint, mais je n’ai pas commis ce meurtre.

– Absolument pas. Réfléchis. Je n’aurais pas pu franchir le voile.


Le criminel est l’un de tes saints. Moi, je suis là pour sauver ton cul
avant que tu ne subisses le même sort funeste.
— Je ne risque rien ici. Personne ne sait où je me trouve.
— Il m’a fallu moins d’une journée pour te trouver. Si tu es encore
en vie, c’est simplement parce que tu es suffisamment insignifiant
pour ne pas être la priorité de l’assassin.

À moins bien sûr qu’il soit le meurtrier que l’on recherche, mais
j’ai dû mal à l’imaginer dans ce rôle avec sa bonté qui jaillit de lui par
vagues… Il m’en donne la nausée…

— Maintenant, suis-moi.
– Non. Je m’en sortirai seul.

Je bloque la porte du pied, forçant le passage.

— Je crois que tu m’as mal compris. Tu viens avec moi. Que ce


soit de ton plein gré ou non m’importe peu. Je peux simplement
t’assurer que tu vas me suivre.

Il a l’intelligence de céder. Les anges gardiens n’engagent jamais


le combat. Ils se défendent, rien de plus. Pathétique…
Chapitre 18
Angela

C’est étrange d’être de retour chez mes parents. Ma mère m’a


laissée tranquille toute la journée. Pourtant, son regard ne m’a pas
quittée. Je sens son inquiétude. Akon est également resté. Azazel a
refusé qu’il parte à l’aventure, avec l’appui de mon père, bien
évidemment. Au fond, ils sont heureux d’avoir leurs deux enfants à
la maison, comme quand nous étions petits. C’est l’inconvénient
avec les nephilims. Nous grandissons plus vite que les enfants
humains. Même la grossesse est réduite, ne durant que cinq mois
au lieu de neuf. Enfin, pour tous les nephilims, sauf pour moi. Ma
mère a mené sa grossesse au terme d’un enfant humain lambda et
j’ai eu une croissance des plus banales jusqu’à mes dix ans, jusqu’à
ce que les ailes émergent. Ensuite, tout s’est accéléré. J’ai eu
l’apparence d’une femme adulte vers mes douze ans. Pour mon
frère et mes amis, ce fut le cas à 9 ans. Il faut croire qu’avec nous,
rien n’est simple. Depuis, nous n’avons pas changé. Nous sommes
figés dans le marbre, à l’image de nos parents, ne pouvons que
constater avec désarroi que les humains que nous aimons
vieillissent et finiront par mourir tandis que nous resterons là,
identiques.

— Tu m’as l’air bien triste, ma chérie.

Ma mère est toujours aussi belle avec ses longs cheveux noirs et
ses yeux en amande, dont j’ai eu le bonheur d’hériter. Elle
ressemble à une poupée.

— Je vais bien.

Elle se pose sur l’herbe à mes côtés, s’amusant à entortiller les


brins à son doigt.
— Tu es une experte pour dissimuler tes sentiments, Angela. Tu
as perfectionné cet art au fil des ans et Azazel t’a poussée à le faire.

Il est vrai qu’il m’a bien fallu m’adapter à ce déchu fouineur qui
adore mettre son nez — ou son esprit — partout.

— Pour autant, je suis ta mère. Tu ne pourras jamais me cacher


ce que tu ressens au fond de ton cœur.

Je souris malgré moi devant la véracité de ses dires.

— En fait, je pensais à Maggie.

Un voile de tristesse s’abat sur le visage de ma mère,


probablement le reflet du mien. Cette vieille dame a été un membre
important de cette famille.

— Elle me manque aussi. Elle nous manque à tous. C’était une


femme incroyable avec un grand cœur et une ouverture d’esprit
exceptionnelle.
— Oui…
— Qu’est-ce qui t’inquiète réellement, Angela ? Je ne doute pas
que tu aimais Maggie. Je doute simplement que tu penses à elle en
cet instant par hasard.

Elle a raison, une fois de plus.

— Je ne suis pas certaine de supporter de tomber amoureuse,


faire ma vie avec un homme, un humain, pour finalement accepter
de le perdre.

Ma mère me fixe si intensément que je me tortille sous son


regard perçant.

— Les nephilims sont comme les déchus sur ce point. Il te suffira


de partager ton sang avec celui que tu aimes pour lui offrir une vie
éternelle. Le problème, c’est que tu n’aimeras jamais un humain au
point d’en faire ton égal, n’est-ce pas ?
Non. Quelle que soit ma décision de rester loin de Donovan,
jamais je ne pourrai me lier à quelqu’un d’autre. Je ne suis même
pas certaine de parvenir à me rapprocher suffisamment d’un autre
pour qu’il compte pour moi. Au fond de mon cœur, je sais que ce ne
sera jamais comme avec lui.

— Angela, je sais que tu veux agir pour le mieux, que tu


t’efforces de protéger tout le monde. Néanmoins, tu ne peux pas
lutter contre ton instinct, tu ne peux pas aller en sens inverse de ton
cœur. Cela ne fera que te rendre malheureuse.

Je ferme les yeux aussi fort que je voudrais pouvoir fermer mon
cœur.

— J’ai pris ma décision, maman. Elle n’a pas été facile.

Elle est même un déchirement, une souffrance autant physique


que mentale.

— Je sais que c’est la seule chose à faire pour le bien de tous.


Toutefois, je n’ai aucune envie de finir ma vie seule.
— Surtout que ta vie n’a pas de fin.

Une éternité de solitude… J’en ai des sueurs froides.

— Dans ce cas, tu pourrais te rapprocher d’un ange.


— Pardon ?

Je cligne plusieurs fois des paupières face à la suggestion


incongrue de ma mère.

— Les anges gardiens ont des principes. Ils ne fraternisent pas


avec le sexe opposé et encore moins avec des nephilims.

Elle glousse, un son clair et léger qui s’envole dans la brise.

— Deux mauvais points pour toi. Cependant, l’Ange Ultime n’est


plus là pour dicter les règles et nous sommes bien placés pour
savoir que certains anges sont prêts à braver les interdits pour
trouver leur propre voie.

Comment soutenir le contraire ? Je vis au milieu des déchus…

— Kezef en est le plus brillant exemple. Il était heureux d’être un


ange, mais pour Cheyenne, il était prêt à changer et à renoncer à
ses ailes blanches. Cela lui a pris du temps. Sa transformation ne
s’est pas faite du jour au lendemain comme pour ton père ou les
autres. Il aurait pu sacrifier la femme de sa vie.

Il a choisi l’amour aux ailes blanches et à l’auréole.

— Tu vas rencontrer plusieurs anges gardiens dans très peu de


temps. Apprends à les connaître. Cela ne coûte rien d’essayer,
Angela.
— Je ne sais pas.

Je m’en voudrais si un ange perdait son auréole pour moi alors


que je serais incapable de lui rendre ses sentiments. Ma mère me
caresse le bras avant de se lever puis partir, me laissant seule avec
des milliers de pensées supplémentaires.

Les heures passent et je suis de plus en plus curieuse de


rencontrer un ange. Je n’en ai jamais vu. Qu’est-ce qui les
différencie des déchus au fond ? Je veux dire, ils ont tous le même
créateur. L’Ange Ultime les a façonnés pour le seconder dans sa
tâche afin de maintenir l’ordre sur Terre, parmi les humains. Un
travail qu’il a sans doute sous-estimé. Les hommes sont complexes.
Ils peuvent être réfractaires aux suggestions ou au contraire, trop
malléables pour leur propre bien. De bien des manières, je leur
ressemble avec mon esprit tortueux.

— Toujours en train de penser, Angela.


— Tu es bien placé pour savoir que le cerveau d’une femme ne
s’arrête jamais.

Azazel ricane tout en se frottant le crâne.


— Tu n’as pas tort. Cependant, tu es la seule que je n’ai jamais
réussi à cerner.
— Et ça t’agace.
— Tu n’as pas idée à quel point.

Je hausse un sourcil, sans aucune subtilité.

— Peut-être bien que tu en as une idée finalement.


– Une petite, oui. Je suppose que tu n’es pas venu jusqu’ici dans
l’unique but de papoter.
— Franchement ? Je venais te sonder, sauf que tu es la reine
pour masquer tes pensées. Tu as constamment eu cette faculté de
te cacher de moi ou de qui que ce soit d’autre. Une manière de te
protéger, bien sûr, mais une façon aussi d’être considérée comme
une nephilim à part entière. Tu as toujours fait plus d’efforts que les
autres pour t’intégrer sans voir que tu es le lien entre les nephilims.
Tu es celle qui soude la famille que vous formez.
— Je suis aussi celle qui peut tout détruire.

Tout le visage du premier des déchus se ferme en un masque


insondable, même pour moi.

— J’adore mon fils, Angela. Avec Mal, il est ce que j’ai de plus
cher au monde. Cependant, je le connais. Probablement mieux qu’il
se connaît lui-même. Il est loin d’être aussi parfait qu’il veut nous le
faire croire et je suis certain que tu t’en es aussi rendu compte.

Je n’ai aucune envie de trahir Raphaël. Il n’est pas celui fait pour
moi, mais il reste un ami inestimable.

— Que tu le choisisses en tant que compagnon ou non, il


demeurera le même. S’il avait dû changer, il l’aurait fait pour te
séduire.

C’est probable. Sauf que cela ne serait pas juste de lui demander
d’être un autre pour me plaire. Moi-même, je ne changerai pas pour
convenir à qui que ce soit. Nous sommes ce que nous sommes. La
personne doit nous aimer pour nous, pas pour une représentation
idéale de nous.

— Je vois que tu as matière à réfléchir. En attendant, Jaden a


téléphoné. Il ne devrait pas tarder à atterrir avec deux anges.
— Deux ?
— Il faut croire que ces choses se regroupent en cas de danger.

Des choses ? Azazel ne les porte vraiment pas en haute estime.

— Je ferais mieux de me mettre en route dans ce cas.


— Je t’aurais bien accompagné, mais je suis certainement la
dernière personne sur cette planète à qui ils feront confiance.
— Espérons que je ne supplante pas cette place à laquelle tu
tiens tant.

Je ne suis pas dupe. Azazel s’enorgueillit d’occuper la place du


déchu le plus haï des anges. Il se ferait un plaisir de les mettre mal à
l’aise ou carrément de les agacer.

— Angela ?

Son visage soudain sérieux me met instantanément sur le qui-


vive.

— Soit prudente, veux-tu ?

Je suis perplexe face à sa mise en garde.

— Ce sont des anges gardiens, Azazel. Que veux-tu qu’il


m’arrive ?
— Tout le monde possède une part d’ombre.

Tout d’un coup, j’ignore s’il me parle des anges ou de son fils.

— Les anges ne sont pas sans faille. N’oublie pas que l’un d’eux
a tué l’Ange Ultime. Il est forcément puissant et malin pour avoir
réussi à tromper le plus grand des anges.
Je hoche la tête puis vole vers la maison familiale pour retrouver
mon frère. Il a été convenu qu’Akon me serve de garde du corps en
attendant que la situation s’apaise avec les humains. Cela pourrait
être vexant si le coup de couteau dans le ventre ne m’avait pas tant
éprouvée. J’ai effectivement besoin de quelqu’un pour veiller sur
moi.

L’avantage d’être une nephilim, c’est que se déplacer est un


véritable plaisir, surtout lorsque la nuit tombe. L’obscurité nous
camoufle aux yeux des curieux sans subterfuge — d’ordinaire, mes
amis jouent de leur pouvoir pour soulever de la poussière ou nous
envelopper dans un nuage — tout en nous autorisant à voler vite.
Les déchus et les anges nous surpassent en vitesse, ce qui ne nous
empêche pas d’être rapides. Il est bien plus direct de voler à
tombeau ouvert plutôt que de prendre une voiture. Véhicule que je
ne possède pas d’ailleurs, pas plus que mon frère qui n’a même pas
l’âge d’avoir le permis. Le trajet sera donc court, et probablement
notre dernier moment d’insouciance avant plusieurs jours. Nous
serons ensuite confinés avec des anges qui vont sans doute nous
regarder de haut comme si nous étions des insectes. J’ai besoin
d’un dernier instant de joie avant que plus rien ne soit comme avant.
Dépassant Akon à tire d’ailes, je prends tout juste le temps de
ralentir pour m’emparer d’un morceau de nuage comme s’il
s’agissait de neige avant de le jeter au visage de mon frère. Celui-ci,
surpris, tangue avant de se reprendre, d’éclater de rire puis
d’enchérir. L’inconvénient avec Akon étant qu’il forme ses propres
nuages, je me retrouve rapidement débordée, entourée de nuages
de toute forme qui s’accrochent à mon plumage. Cela ne
m’empêche pas de riposter, même en sachant que je n’ai aucune
chance de vaincre. J’ai envie de me divertir, j’en ai besoin. Cela me
permettra de puiser dans ce souvenir dans un moment de doute ou
de détresse. Tout à coup, je me retrouve prisonnière d’un tourbillon
vaporeux qui me cerne de toute part. Impossible de m’en sortir. Mon
frère s’amuse comme un fou à m’en jeter sur la tête encore et
encore jusqu’à ce que je demande grâce.

— C’est bon, je me rends, tu as gagné.


Je savais que je n’aurais pas dû commencer. Avec son don, je
n’avais aucune chance… Le nuage s’évapore aussi vite qu’il est
apparu, me restituant ma visibilité.

– Je suis déçue. Je te pensais plus combative.


— Je le suis, Akon. Simplement, je sais choisir mes batailles.
— Insinuerais-tu que je suis plus doué que toi ?

Mon frère et son ego ! Une grande histoire d’amour. Il n’a pas
besoin de copine tant qu’il a un miroir pour s’admirer.

— Tu me fatigues, Akon. Il est temps d’accélérer.


— À tes ordres, sœurette, mais n’oublie pas que je suis plus fort
que toi.

Il a de la chance que je sois sympa. Dans le cas contraire, je lui


insufflerais de la peur qui lui rabattrait son caquet !
Chapitre 19
Donovan

Cela n’en finit pas ! Après un long trajet, je n’avais qu’une


envie : me coucher. Seulement, il n’y a pas de temps à perdre. Hors
de question que je déçoive Angela en revenant bredouille. Je
rentrerai avec l’ange gardien que l’on m’a assigné, même si je dois
l’y traîner par les plumes. En attendant, Israfel me récite depuis une
heure toutes les raisons pour lesquelles il n’a aucune envie de me
suivre. Dire que cet ange est imbu de sa personne serait un
euphémisme. Ce n’est clairement pas la modestie qui l’étouffe. Il a
tout vu, tout entendu, tout vécu. Il sait tout mieux que tout le monde,
et surtout, mieux que moi, pauvre petit nephilim que je suis. Je suis
pacifiste. Pourtant, face à lui, je ressens des envies de violence !

— Ce ne sont pas des nephilims de pacotille qui peuvent nous


défendre. Nous n’avons besoin de personne pour protéger le monde
d’ailleurs. Nous y parvenons depuis des millénaires sans vous
malgré la défection des plus faibles.

Ha oui, j’oubliais. Les déchus sont des anges trop faibles pour
supporter la réalité de leur existence. Ils ont échoué dans leur
mission.

Il y a du vrai dans cette affirmation, mais pas que. Les déchus


sont loin d’être faibles. Ils sont aussi puissants que les autres anges
gardiens. Ils ont simplement refusé de fermer les yeux sur l’injustice
du monde. Donc, en un sens, oui, ils ont failli. Mais ils ont sauvé
d’innombrables vies en perdant leur piédestal. Ils ont fait plus de
bien sur Terre en tant que déchus sans foi ni loi qu’ils n’auraient pu
le faire en restant pieds et poings liés par des règles inadaptées. Je
suis persuadé qu’il y a plus de jalousie derrière ce beau discours
qu’il ne le laisse paraître.

— Tu as fini ? Je n’ai pas toute la journée…


En fait, la journée est même quasiment finie. J’ai mis du temps à
mettre la main sur cet ange qui a la faculté de se fondre dans le
décor comme Kezef. À vrai dire, j’aurais pu tourner en rond encore
longtemps dans cette ville inconnue si je n’avais pas ressenti de
l’apaisement en approchant de la zone où il se trouvait. Nous
sommes dans une grande ville en plein chaos. Les vols, agressions
et disputes sont devenus des actes banals depuis quelques jours.
Certaines personnes sont effrayées, mais la plupart prennent part à
ce phénomène. Je n’aurais jamais pensé que le voile avait un effet
aussi important sur les humains. L’ange gardien a beau se vanter, le
voile faisait le plus gros du travail. Les anges n’étaient là que pour
les esprits réfractaires. Seulement, le voile a disparu. Tout est
différent aujourd’hui. Les anges sont en perdition et les nephilims
trop peu nombreux. Honnêtement, j’ignore si nous pourrons changer
le cours des choses. Pire encore, j’en doute.

— Pour qui te prends-tu, petit nephilim ? Je parie que tu es le fils


d’Azazel. Tu as sa condescendance.

Je souris bien malgré moi.

— Désolé de te décevoir, mais Azazel n’est pas mon père. Quant


à l’arrogance, je suppose que tu ne t’écoutes pas parler. Maintenant,
si tu en as terminé, nous pourrons nous mettre en route.

Je me réjouis du masque outré qu’il affiche. Je ne suis pas


mesquin, mais j’arrive à bout de patience. Je souhaite rejoindre
Angela au plus vite.

Je m’inquiète pour elle. Je suis certain qu’elle m’a fait partir en


premier pour me protéger de Raphaël. La colère qui a flambé dans
son regard lorsque j’ai étreint ma belle nephilim n’est pas passée
inaperçue. Je m’en moque. J’en ai assez du statu quo. Surtout qu’il
semble penser qu’Angela lui appartient. Il l’a prise dans ses bras et
l’a embrassée sans lui laisser le loisir de décliner, comme s’il était en
terrain conquis. Elle a ensuite passé un temps infini à admirer le
carrelage, comme si elle allait y trouver toutes les réponses
existentielles qu’elle se pose. J’ai bien tenté de capter son regard,
mais elle s’y est refusée. Que craignait-elle d’y découvrir ? De la
colère ? De la haine ? Du rejet ? J’ai bien ressenti les deux
premières émotions, sauf qu’elles n’étaient pas dirigées contre elle,
mais contre mon ami, si je peux encore le considérer ainsi ; or rien
n’est moins sûr. Il n’avait pas le droit de la prendre en otage entre
nous de cette manière, devant tous nos amis. Il est évident
qu’Angela ne le rejettera jamais devant tout le monde pour préserver
son ego. Cela ne signifie pas qu’elle approuve. Son comportement
qui a suivi m’a plutôt indiqué le contraire et comme je ne suis pas du
genre à m’avouer vaincu facilement, je me suis fait un plaisir d’agir
de la même manière que Raphaël. Je suis désolé d’avoir mis Angela
mal à l’aise, mais certainement pas d’avoir une nouvelle fois posé
ma bouche sur la sienne. Rien que de penser au baiser que je lui ai
volé, mon sang s’enflamme.

— Pourrais-tu m’écouter au lieu de penser à te rouler dans la


luxure ?

Je l’avais presque oublié celui-là. J’avais également occulté le


fait qu’il puisse lire mes émotions, ce que je n’apprécie que
modérément.

— Ce que tu considères comme luxure est tout simplement le


sentiment le plus pur que je n’ai jamais ressenti.
— Laisse-moi deviner. Tu vas me parler d’amour ?

Je n’affectionne guère son ton moqueur.

— Je te parle de lien éternel et d’attachement profond, tout ce


que tu ne connaîtras jamais et qui te fera toujours défaut.

Le visage d’Israfel vire à l’écarlate bien que son pouvoir reste en


sommeil. Monsieur Parfait en ressent plus qu’il ne le laisse paraître.

— Tu n’aurais jamais dû voir le jour. Les nephilims sont des


absurdités, des erreurs de la nature.
OK, c’est bon, j’en ai marre. Ayant l’assurance qu’il ne se battra
pas contre moi tant que je ne le frappe pas, je l’agrippe par le bras
avec force et prends mon envol, le tirant derrière moi. S’il ne
souhaite pas que je lui arrache l’épaule, il ne lui reste plus qu’à
déployer ses ailes et y mettre du sien parce qu’il pèse le bougre. À
cette vitesse, je ne rentrerai pas à la maison avant au moins trois
jours !

— Lâche-moi, espèce de brute !

Hum, il va devoir renouveler ses insultes s’il veut être à notre


niveau.

— Bordel, nephilim, tu me dois le respect et l’obéissance. Je te


suis supérieur !

C’est ça. Cause toujours, tu m’intéresses. Je bats des ailes avec


force pour nous maintenir en altitude tandis que je transporte un
poids mort. Dommage qu’il ne le soit pas pour de bon, il me
casserait moins les oreilles.

— Relâche-moi avant que je ne te fasse goûter à ma colère.

Je finis par croire qu’il aime le son de sa voix. Je ne vois que


cette explication. Il continue tout en sachant que je m’en moque
royalement.

— Je refuse de rencontrer les déchus ! Ils ont été bannis. Je ne


veux pas subir le même sort !
— Je ne te conduis pas auprès des déchus. Quant à endurer le
même destin, étant donné que l’Ange Ultime est mort, je suppose
que tu n’as rien à craindre de ce côté-là.

Il garde le silence un moment, ce qui est reposant. Toutefois,


quitte à choisir, je préférerais qu’il continue de râler tout en sortant
ses ailes. Ma main qui le retient comme à fatiguer. Mon corps me fait
mal d’être poussé à l’excès.
— Où allons-nous dans ce cas ?

Je rechigne à lui répondre. Néanmoins, il faut bien que quelqu’un


fasse un effort pour apaiser les tensions. Cela ne viendra
certainement pas de lui, donc…

– Chez moi. Il y a là-bas une nephilim impatiente de faire ta


rencontre.

Le pire, c’est que je suis certain d’avoir raison. Connaissant


Angela, je suis sûr qu’il lui tarde de discuter avec chacun d’entre
eux. Elle est curieuse de tout. Elle voudra tout apprendre de leur vie
et de leur envie. En fait, je pense que, outre le fait de chercher qui a
bien pu assassiner l’Ange Ultime, elle va s’efforcer de les connaître
pour tenter de les réconcilier avec les déchus. Je n’en serais pas
étonné outre mesure. Angela est ainsi.

— As-tu bien dit une ?

Enfin, Israfel s’intéresse à quelqu’un d’autre que lui.

– Oui. Elle s’appelle Angela.

L’ange sort ses ailes si brusquement qu’il me tire en arrière sous


le mouvement. Je me retourne pour lui faire face et je reste un
instant ébahi par ses ailes immaculées. C’est une chose de savoir
que les anges ont des ailes d’un blanc pur et éclatant, c’en est une
autre de le constater de visu. Étonnamment, Israfel n’en profite pas
pour se pavaner.

— A-t-elle des ailes ?

Je m’ébroue tout en reprenant ma route, certain qu’il me suivra


désormais de son plein gré.

— Bien sûr.
— Comment sont-elles ?
— De quoi ?
— Ses ailes !

Il est soudain virulent et agité. Je ne comprends pas son


changement de comportement. Certes, il n’existe aucun ange de
sexe féminin et l’existence même d’Angela est un miracle, mais de là
à être si… je ne saurais pas comment le décrire. Toutefois, je sens
qu’il se passe quelque chose d’important.

— Pourquoi t’intéresses-tu soudain à un nephilim après m’avoir


répété X fois que nous étions des erreurs abominables ?
– Elle est différente.

Je plisse les yeux, suspicieux.

— En quoi ?

Il hésite à se livrer à moi. Je n’apprécie pas. Toutefois, je


comprends. Il n’a aucune raison de me faire confiance.

– Donnant, donnant. Je réponds à ta question et tu réponds à la


mienne.

Il finit par hocher la tête à contrecœur.

— Les ailes d’Angela sont tout aussi uniques qu’elle. Elles sont
blanches et or.
— C’est incroyable…

Il ne rajoute rien, battant des ailes sur le même rythme que moi.

— Nous avons conclu un marché. La parole d’un ange n’aurait-


elle aucune valeur ?
— Ne m’insulte pas !
— Dans ce cas, explique-toi.

Il soupire avant d’accéder à ma requête.

– Soit. Depuis quelques années, il circule un bruit dans l’Autre


Monde. Un être exceptionnel aurait vu le jour. Un être susceptible de
remplacer l’Ange Ultime au cas où celui-ci nous ferait défaut.

Intéressant.

— D’où vient ce bruit ?


— Personne ne le sait. D’ailleurs, la plupart des anges n’y ont
prêté que peu de foi. Quelles étaient les probabilités que l’Ange
Ultime disparaisse un jour ?

Effectivement. Elles étaient minces, pour ne pas dire


inexistantes.

— Certains anges pensaient qu’il s’agissait de l’un d’eux. Je n’ai


jamais adhéré à cette théorie.

De la modestie ? Si je m’y attendais !

— Nous sommes des êtres à part, sauf que nous sommes faits
pour suivre les ordres, pas pour les donner.
— Je suppose que des anges n’étaient pas de cet avis.
— Quelques-uns… Beaucoup ont trépassé cependant.

Je parie que ce n’est pas le cas pour au moins l’un d’entre eux.
Toutefois, je préfère garder ma remarque pour moi pour le moment.
Chaque chose en son temps. Pour l’instant, je veux qu’il continue de
parler.

— Tu n’as jamais cru qu’il s’agissait d’un ange.


— Exact.
— Alors qui ?
— En fait, je n’étais pas certain de croire à cette rumeur avant
aujourd’hui.
— Qu’est-ce qui est différent aujourd’hui ?
— Angela.
— Elle est une nephilim. D’après votre vision du monde, elle
n’est pas digne de diriger les anges.

Il secoue la tête négativement.


— Elle est la descente de l’Ange Ultime. Elle a de l’or dans les
plumes, comme lui.
— Tu te fourvoies. Elle est la fille de Yekun et d’Alexa, une
humaine. Sa naissance en tant que nephilim est un miracle.
Néanmoins, cela ne fait pas d’elle un être supérieur.
— Je suis certain que l’avenir me donnera raison. Dépêchons-
nous. Je veux être à son côté pour lui apporter mon soutien.

Voilà qui est inattendu. Israfel est à présent pressé d’arriver à


destination. Par contre, s’il pense pouvoir ravir son cœur, il va devoir
prendre un ticket ! Je n’ai pas fini d’être jaloux, on dirait…
Chapitre 20
Angela

L’immeuble n’a jamais été aussi rempli. Nous ne recevons


jamais de visiteurs en dehors de nos parents. On pourrait aisément
passer pour une secte, la secte des nephilims. En réalité, nous
avons trop de secrets à préserver pour nous lier à qui que ce soit.
Ma mère m’a appris très tôt qu’il y a des limites sociales à ne pas
dépasser. Maggie était l’exception à la règle. Je sais qu’elle en a
souffert. Elle a dû tourner le dos à son meilleur ami, Diego, quand il
lui a semblé évident qu’Akon n’avait pas une croissance classique.
Cela aurait soulevé de nombreuses questions auxquelles elle
n’aurait pas pu répondre. Elle a donc, à regret, coupé les ponts. Pas
par peur qu’il la trahisse, mais par crainte que l’on se serve un jour
de lui contre les déchus. J’ai toujours trouvé cela désolant de ne pas
pouvoir être ami avec qui que ce soit d’autre que des nephilims.
Toutefois, j’en comprends la nécessité et le raisonnement de ma
mère. Les déchus souhaitent simplement nous éviter des regrets et
la tristesse de devoir regarder ce que l’on aime mourir. En fait, il
s’agit du même raisonnement que mon esprit a suivi en songeant à
sortir avec un humain.

En attendant, je me sens telle une bête curieuse avec ces


anges gardiens qui me scrutent et me tournent autour. Je dois
avouer qu’ils sont tous très beaux à leur manière, quoiqu’un peu
éblouissants. Je ne pensais pas dire cela un jour, mais le halo
lumineux qui surplombe leur tête m’agresse la rétine. Je leur
demanderai bien de baisser l’intensité, seulement j’ai peur de les
vexer. Je suis consciente d’avancer en terrain miné. Aucun d’entre
eux ne désirait venir jusqu’ici et encore moins se placer sous notre
protection. Comment s’adresse-t-on à un ange ? Je ne voudrais pas
les offenser.

— Nous souhaiterions voir tes ailes.


— Je vous demande pardon ?
Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais certainement pas à
une requête de la sorte.

— Nous voulons nous assurer que tu es bien celle que tu


prétends.

Pour le coup, je suis encore plus perdue. Je n’affirme


strictement rien en dehors d’être une nephilim, ce qu’ils peuvent
aisément sentir sans pour autant voir mes ailes. Donovan vient à
mon secours.

— Ils pensent que tu es la remplaçante de l’Ange Ultime.

Finalement, il ne m’aide pas du tout.

— Je ne comprends rien de ce que vous racontez.


— Laisse tomber pour le moment, Angela. Déploie simplement
tes ailes, que l’on puisse avancer.

Donovan est arrivé quelques minutes après Jaden. J’ai


l’impression qu’il sait des choses dont il n’a visiblement pas eu le
temps de nous faire part. Toutefois, je lui fais confiance. Prenant un
peu de recul, je libère mes ailes avec précaution. Elles sont de
grande envergure, ce qui est inadapté en intérieur. Je me retrouve
alors en face de trois anges gardiens fascinés. L’un d’eux tend
même la main pour toucher mes plumes, mouvement que j’esquive.

– Pardon. Pardon.

Il se racle la gorge, submergé par une émotion vive.

— Je me nomme Israfel et voici Cahethal et Bethor. Nous


sommes ravis de faire ta connaissance.
– Moi aussi.

Je crois. Je les trouve très étranges.


— Excuse notre curiosité. Il y a une rumeur qui court depuis près
d’un demi-siècle sur toi alors…
— Hum, il doit y avoir erreur sur la personne. Je ne suis pas
aussi âgée.
– Bien sûr que non. Ta venue au monde a été annoncée de
longue date, dirait-on. Je n’étais pas certain d’y croire avant de te
voir en chair et en os.

Tous les anges acquiescent alors que je ne sais plus quoi dire.
Remarque, ils ne semblent pas pressés de discuter. Ils se contentent
de m’observer, si bien que je n’ose plus bouger.

— Viens, Angela, allons bavarder quelques minutes.

Donovan m’éloigne du groupe tandis que les anges restent sous


la surveillance d’Akon et Jaden. Une fois à l’écart, il me relate la
prophétie qu’a mentionnée Israfel. Je ne sais quoi en penser.
Sincèrement, je ne me suis jamais considérée comme une guide. Je
ne suis même pas capable de prendre des décisions pour ma propre
personne alors pour les autres… Tandis que Donovan pose son
regard de braise sur moi, je resserre sa main, impuissante à la
lâcher. Je profite de sa chaleur autant que je le peux, autant qu’il m’y
autorise, sans franchir la ligne tacite que je me suis fixée. Pourtant,
là, loin des regards indiscrets, je voudrais me perdre dans ses yeux.

— Ne fais pas ça si tu n’es pas prête à le vivre jusqu’au bout,


Angela.

Je déglutis avec difficulté.

— Faire quoi ?
— Me contempler comme si j’étais la personne la plus importante
au monde.

Sauf qu’il l’est pour moi. C’est exactement la place qu’il occupe
dans mon cœur.
— Je dois aller sonder leurs émotions pour m’assurer que l’un
d’eux n’est pas l’ange que nous recherchons.

Donovan appuie un instant son front contre le mien.

— Je suppose que c’est préférable.

Je recule, ravalant les larmes qui menacent de couler tandis que


je voudrais pouvoir me livrer à lui comme à personne d’autre. Je
présume qu’il s’en aperçoit. Il m’emprisonne le menton, me scrutant
avec attention.

— Nous devrons en parler à un moment ou un autre, chérie.

Il dépose un baiser furtif sur ma bouche sans me laisser le


contredire avant de me reconduire chez moi.

— Messieurs, Angela va vous recevoir un par un pour répondre à


vos interrogations et essayer de comprendre la situation dans sa
globalité.

Par chance, aucun ne refuse cet entretien. J’ai besoin de les voir
individuellement pour cerner leur ressenti profond. Lorsqu’ils sont
tous ensemble, tout se mélange, rendant impossible la moindre
interprétation.

— Israfel, tu seras le premier si cela te convient.

Ce dernier acquiesce avec une joie évidente. Il n’y a que de la


bienveillance qui émane de lui. Je suis certaine qu’il n’est pas l’ange
meurtrier. Par contre, je pense qu’il peut m’en apprendre beaucoup
sur l’Autre-Monde. Il semble décidé à converser.

Cet ange est très agréable. Il est tout en sourire et amabilité,


tenant à me servir dans ma propre maison.

— Tu es un être tout à fait singulier, Angela. Je suis certain que


tu rempliras les tâches de l’Ange Ultime avec autant de sagesse que
lui.
— Tu es très gentil, Israfel, seulement, je ne suis pas lui. Je n’ai
jamais eu la prétention de le remplacer. En réalité, si le voile n’avait
pas brûlé, je n’aurais même jamais songé à monter.

Il a ce je ne sais quoi dans ses iris bleu ciel qui semblent me


percer à jour.

— Tu n’es pas du genre à refuser ton destin.


— J’ai l’impression que vous attendez de moi plus que ce dont je
suis capable.
— Et moi, je crois que tu te sous-estimes. Tu dois recréer le voile
pour remettre de l’ordre sur Terre.

Rien que ça ! Comment veut-il que je fasse ce miracle ?

— Je n’ai pas ce pouvoir, Israfel, je ne l’ai jamais eu.

Il fronce les sourcils un instant avant de se détendre.

— L’Ange Ultime ne faisait jamais d’erreur. Il avait


systématiquement un but pour tout, même si nous ne savions pas
toujours lequel. J’ai confiance.

Il est bien le seul dans ce cas.

— C’est gentil d’avoir discuté avec moi. Si tu le permets, je vais


recevoir un autre ange.
— Bien sûr.

Je découvre Raphaël dans l’appartement de Jaden, avec un


ange complètement replié sur lui-même. Mon regard va de l’un à
l’autre avec perplexité. Raphaël saute de son tabouret dès qu’il
m’aperçoit.

— Angela.

Je lui offre un sourire vacillant avant de pointer du doigt cet ange


paniqué.
— Venez avec moi.

L’air enjoué d’Israfel l’incite à me suivre sous le regard mécontent


de mon ami qui semblait vouloir s’entretenir en tête-à-tête avec moi.
J’ai conscience que je ne pourrai pas l’éviter éternellement, mais je
ne suis pas prête.

— Je m’appelle Angela.
— Je sais. Les autres ont parlé de toi. Je sais qui tu es.

Il a bien de la chance. Moi, je finis par ne plus le savoir.

— Je suis désolé si Raphaël a été brusque avec toi.

J’espère qu’il n’a pas été jusqu’à le frapper. Même si c’était le


cas, je ne verrais aucune trace physique, les anges guérissent trop
vite.

— Je suis un ange pacifique. Je fais juste le nécessaire pour


survivre en ces temps incertains.
— Je comprends. Nous sommes là pour vous venir en aide.
— Alors, gardez ce nephilim fou loin de moi.

Je n’en apprends pas plus durant le reste de la conversation qui


s’avère courte. Cet ange est avare de paroles. Je passe ensuite à
Cahethal, puis enfin Bethor.

J’avoue qu’arriver à son tour, je me sens épuisée.

— Laisse-moi te faire un café. Les nephilims ont besoin de


sommeil, il me semble.
– C’est exact. Mes yeux ne demandent qu’à se fermer.

Il s’active dans ma cuisine, préparant le breuvage dont l’odeur


délicieuse me chatouille les narines.

— Merci.
— Merci à vous de m’avoir recueilli. C’est une chance que Jaden
ait perçu ma présence en volant au-dessus de moi.
Effectivement. Jaden volait vers l’immeuble avec Cahethal
lorsque ce dernier a senti la présence de l’un des siens. Grâce à lui,
ils n’ont mis que quelques minutes à le repérer dans la foule. Jaden
l’a enjoint à les suivre jusqu’à moi. Néanmoins, je ne suis pas une
grande fan des coïncidences, ce qui m’oblige à rester sur mes
gardes tout en sirotant mon café. Il n’a aucune raison de m’attaquer
ou quoi que ce soit du même acabit. Toutefois, j’ai le plus grand mal
à le cerner. Chaque fois que je le sonde, il me laisse une impression
étrange, comme si tout ce que je ressentais de lui était factice. Ça
n’a aucun sens.

— Je ne m’attendais vraiment pas à toi, Angela.

Je relève ma tête de ma tasse en entendant sa voix si près de


moi.

— Comment ça ?

Il fait claquer sa langue sur son palais plusieurs fois tout en


secouant sa tête.

— Un plan de si longue date, que j’ai établi avec tellement de


patience, pour que tu viennes y mettre un grain de sable.

Ma main dérape du comptoir alors que je me mets sur mes


pieds. Malheureusement, mes jambes ne me portent plus. Elles
vacillent et tremblent sous mon poids.

— Qu’est-ce que tu m’as fait ?

Entourant ma taille, il me conduit jusqu’à mon lit avec une fausse


délicatesse.

— Te croyais-tu sincèrement exceptionnelle ? Ne me dis pas que


tu as cru aux commérages des autres anges ?

Il rit à gorge déployée tandis que la tête me tourne.


— C’est moi qui ai lancé cette rumeur. Jamais je n’ai pensé qu’ils
s’imagineraient qu’un être tel que toi pourrait prendre la place de
l’Ange Ultime. Tu n’existais même pas lorsque j’ai placé ce pion
dans l’échiquier pour préparer les anges à mon ascension.
Quoiqu’en y réfléchissant bien, tu es effectivement aussi crédule et
pathétique que l’Ange Ultime.
— Pourquoi ?

Je force sur mes paupières pour qu’elles demeurent ouvertes


alors que je ne demande qu’à dormir.

— Pourquoi vouloir prendre sa place ?


— Excellente question !

Bethor ressemble à un enfant fier de lui. À présent qu’il a baissé


sa garde, je discerne toute la folie qui l’habite. Cet ange a perdu
l’esprit depuis longtemps. Il a simplement réussi à le cacher derrière
une apparence de faux-semblants. Il s’est fait discret tandis qu’il
menait son horrible projet dans l’ombre durant des décennies, peut-
être même plus.

— Tu vois, l’Ange Ultime ne se souciait plus des anges gardiens


depuis bien longtemps. Il n’avait plus d’yeux que pour ses chers
déchus puis ensuite, pour leurs progénitures.

La jalousie ? Ses émotions sont aussi basiques que celles de


n’importe qui. Il s’est simplement laissé envahir par la jalousie.

— Crois-tu vraiment que tu ferais mieux que lui ? Tu es loin


d’avoir sa compassion…

Il me montre les dents tout en tournant en rond dans le salon. Je


souhaiterais envoyer un message de détresse à mes amis, sauf que
mon cerveau flotte dans une brume opaque.

— Que vas-tu faire maintenant ?


Il revient vers moi pour me caresser la joue avec pitié. Je
voudrais fuir son contact, sauf que je n’en ai plus la force. Même
former des mots devient difficile.

— Disons que tu deviens un caillou dans ma chaussure. J’aurais


voulu que les humains se chargent de toi pour moi, mais je suppose
que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même.

Ainsi, c’est lui qui a attisé la haine des humains de la ville à mon
encontre. Il m’a considérée comme une menace à abattre.

— Tu n’es…

Je peine à parler. Mes yeux refusent de rester ouverts plus


longtemps.

— Tu pourrais emmener les anges avec toi.

Je l’entends se déplacer dans le salon. Il tourne près de mon lit.

— Ils ne me suivront pas. Plus maintenant. Ils sont persuadés


que tu es la légitime héritière de l’Ange Ultime. Si seulement tu avais
voulu te lier à moi.

Je sens ses doigts sur mon bras, qui me serrent le biceps.

— C’était ma solution de repli, sauf que ton cœur est déjà pris.
Tu caches très mal tes sentiments, petite nephilim. Je dois donc
t’éliminer du tableau. J’en suis désolé.

Je suis certaine qu’il n’en pense pas un mot. Cependant, je n’ai


plus la force de répliquer.

— Avec ta disparition, les anges seront obligés de reconnaître


ma supériorité.

Je sombre alors dans l’inconscience, pour mon plus grand


malheur.
Chapitre 21
Raphaël

Putain, j’en peux plus de cette attente. On devrait être auprès


d’Angela pour nous assurer que tout se passe bien pour elle et, à la
place, nous sommes comme des cons à installer un semblant de
dortoirs pour des anges gardiens dont je me moque ! Quelle ineptie
ils nous ont sortie ! Jamais Angela ne succédera à l’Ange Ultime.
Hors de question. Elle doit rester avec moi, sur Terre. Notre place
est en bas, pas dans l’Autre-Monde. Je ne permettrai pas qu’elle
parte loin de moi !

— Tu es comme ton père.

L’ange nommé Israfel me regarde avec une commisération


exaspérante.

— J’en suis fier ! Mon père est le premier des déchus. Il a ouvert
la voie aux anges pour qu’ils vivent leur propre vie, sans contrainte !

L’ange recule en sentant que je suis à deux doigts de perdre le


contrôle.

— Tu es aussi dur que lui, mais tu es loin d’avoir la même bonté.


Ton père a toujours été conscient qu’il fallait protéger les humains. Il
a été banni pour son impulsivité, pas pour ce que renfermait son
cœur.

Bordel… Faut que je m’éloigne ou il n’y aura plus besoin de


traître pour tous les exterminer.

— Nous aurions dû forcer Angela à accepter que l’un de nous


reste avec elle.

Jaden me donne une tape dans le dos, complaisant.


— Elle a besoin de calme pour sonder les âmes. Tu es trop agité.
Elle n’aurait pas pu faire son boulot convenablement. Ne sois pas si
inquiet. Nous sommes juste à côté en cas de besoin.

Je sais qu’il a raison. Ce n’est pas pour ça que ça me plaît.

— Il peut se passer tellement de choses derrière une porte close.

Ou sur un toit d’immeuble. Je rêve de goûter à nouveau ses


lèvres.

— Salut, tout le monde.


— Nathanaël ! Ce n’est pas trop tôt !
— Quel accueil chaleureux ! Il me tarde de me coucher. Il est
tard, je suis vanné. Où est Angela ?
— Encore avec un des lumineux.

Je le vois plisser le visage avant de partir à vive allure.

— Qu’est-ce qui lui prend ?

Jaden hausse les épaules, peu désireux, et moi aussi d’ailleurs,


de connaître les raisons de l’humeur changeante de Nathanaël.
Après tout, j’ai suffisamment à faire avec mes propres tourments.

Moins de deux minutes plus tard, toutes les portes de


l’immeuble s’ouvrent avec fracas. Elles claquent les murs et les
montants avec une violence inouïe qui fait s’effriter le plâtre.

— Nathanaël a un problème.

S’en suit alors un hurlement d’agonie qui me glace le sang dans


les veines. Tous les anges se lèvent d’un bond tandis que je cours
comme un fou dans les couloirs jusqu’à l’appartement d’Angela. Les
cris s’enchaînent, preuve d’une souffrance infinie. J’arrive juste
après Donovan dont tout le corps crépite d’électricité. Je prends une
violente décharge tandis que je le pousse sur le côté pour passer. Et
je stoppe net, tout comme lui, tout comme tous les autres, anges et
nephilims, que je sens dans mon dos. Je ne peux que rester là, les
bras ballants et le cœur en miettes, devant cette vision d’horreur.

— Angela…

Akon pleure tout en caressant les cheveux de ma belle, tentant


de la réconforter tout en sachant pertinemment qu’il agit en vain. Elle
hurle de douleur et de rage. Elle pleure la seule chose qu’aucun de
nous ne peut lui rendre : ses ailes.

Le sol s’enflamme à mes pieds tandis que je me sens


impuissant, fixant la chair à vif entre ses omoplates. Ses ailes, ses
magnifiques ailes reposent à côté d’elle, rappel sinistre du fait
qu’elles ne sont plus attachées.

— Angela, dis-moi comment t’aider.

Ma belle semble perdue dans un océan de souffrance. Ses yeux


sont devenus un lac sans fond où la joie de vivre a disparu.

— Elle a besoin de sang pour guérir. Les plaies…

Israfel semble sur le point de tourner de l’œil. Chez les anges


comme chez les nephilims, les ailes signifient tout.

— Angela ne cicatrise pas.


— Angela guérit plus lentement que n’importe lequel d’entre
nous. Je vais lui donner mon sang.

Je vais me lier à elle, comme j’aurais dû le faire depuis


longtemps. Sournoisement, la pensée que dorénavant, plus
personne ne me l’enlèvera fait surface dans mon cerveau.

— Non !

Je suis arrêté dans mon élan par Donovan.

— Elle ne t’a jamais voulu comme compagnon ! Elle est


amoureuse de moi.
— Tu prends tes rêves pour la réalité ! Angela est à moi ! Elle l’a
toujours été.

Akon voit rouge tandis que notre dispute surpasse le bruit des
sanglots d’Angela.

— Vous n’avez pas honte ! Regardez-vous, à vous battre comme


des chiens devant un os alors qu’on a coupé les ailes de ma sœur !
Elle n’est plus immortelle ! Nous allons tous la perdre, bien plus vite
que je ne pourrais l’accepter !

Il la place dans ses bras sans qu’elle réagisse. Elle n’est plus
qu’une poupée de chiffon entre ses bras.

— Commençons par la soulager. Sa douleur est en train de me


rendre fou.

Tous les anges gardiens hochent la tête en grimaçant. Jerahmeel


s’avance, lui chuchote quelques mots à l’oreille, puis le silence. Plus
de bruit, plus de pleurs et soudain, je ne sais pas ce qui est pire, car
Angela ne s’est pas vraiment calmée. Elle continue de pleurer dans
son sommeil forcé.

J’effleure avec douceur les moignons de ses ramures qui


dépassent de son dos, vestige de sa splendeur en tant que nephilim.

— Puis-je faire une suggestion ?


— Qui es-tu toi ?

Je fixe le nouveau venu, arrivé en compagnie de Nathanaël.

— Je suis Anapiel. J’ai beaucoup entendu parler de l’être aux


ailes d’or.

Il fixe un instant les plumes qui se ternissent sur les ailes


désormais inertes.

— Angela est l’une des vôtres, une nephilim, destinée à replacer


le voile puis diriger les anges avec justesse. Elle représente une
passerelle entre nos deux mondes.
— Ça change quoi ? Elle n’est plus rien désormais !

Certes, mes paroles sont rudes, mais honnêtes. Inutile de se


voiler la face.

– Au contraire. La perte de ses ailes nous affecte tous. Je pense


que nous devons tous la soigner. Ensemble.

Suggère-t-il ce que je pense ?

— Tu veux que nous lui donnions tous notre sang ?

Cette idée ravive mes flammes intérieures. Alors que je suis


parvenu à maîtriser l’incendie que j’avais déclenché, cette option fait
courir du feu juste sous mon épiderme.

— Elle doit être le lien entre nous tous.

Jaochim a toujours été le plus pragmatique et rationnel d’entre


nous.

— Vous ne pourrez plus vous lier avec qui que ce soit d’autre.
Les anges se lient pour la vie. Quant aux nephilims, il est plus
difficile de savoir ce que cela donnera.

Cahethal s’avance après avoir observé ses compagnons.

— Nous sommes des anges gardiens jusqu’au tréfonds de notre


âme. Nous serions honorés de nous lier à un être aussi exceptionnel
qu’Angela.

Les nephilims donnent alors leur assentiment les uns après les
autres.

— Je donnerai tout ce que j’ai pour garder ma sœur auprès de


moi.
— Elle est notre amie, notre sœur de cœur, une partie de notre
âme.
— Elle est le grand amour de ma vie.

Mon cœur se comprime dans ma poitrine alors que je réalise


qu’elle ne sera jamais totalement à moi. Quoi qu’il arrive, une partie
d’elle appartiendra toujours à chacun d’entre eux par la suite.

Pourtant, même en sachant cela, que puis-je faire d’autre ?


Récupérant un couteau dans la cuisine, je m’incise la paume pour
être le premier à lui offrir mon essence. Akon bascule un peu plus le
corps d’Angela sur le ventre puis la lame passe de main en main,
chacun réitérant mon geste avant de faire glisser leur sang dans les
entailles d’Angela. Les vestiges de ses ailes se referment après
quelques minutes, puis une longue attente commence. Aucun de
nous ne désire quitter son chevet. Nous nous installons tous dans un
coin, au plus près du lit d’Angela. Maintenant que l’urgence est
passée, je me demande ce qui a attiré Nathanaël ici en courant.

— Nathanaël, qu’est-ce qui t’a inquiété quand tu es rentré ?


– La fenêtre.

Effectivement, la fenêtre du salon est grande ouverte. Or, avec


toute la négativité qui règne dehors, jamais Angela ne l’aurait laissée
ouverte. Elle aurait trop souffert des émotions des humains. Ce que
j’aurais alors dû constater bien plus tôt me saute aux yeux.

— Où est Bethor ?
– Envolé.

Le fumier ! C’est lui le responsable de ce désastre. Mon pouf


prend feu avec virulence jusqu’à ce que je me retrouve sous une
trombe d’eau qui éteint les flammes. Je lance un regard mauvais à
Joachim.

– À ton service. Toujours prêt à jouer les pompiers. Tu sais


qu’Angela adore son appartement.

Akon se love contre sa sœur, l’entourant de ses bras, comme s’il


voulait la protéger. Il se reproche sans doute d’avoir échoué, comme
nous tous.

Incapable de fermer les yeux pour dormir, je regarde le corps


d’Angela monter et descendre au rythme de sa respiration. Ses
larmes ont fini par se tarir, son sommeil superficiel s’est en quelque
sorte apaisé. Je ne constate aucune évolution particulière sur son
dos, mais Akon l’a couverte alors difficile d’en être certain. J’aurais
voulu qu’il laisse les blessures à l’air libre. Cependant, il ne
supportait plus leur vue. C’était en train de le rendre fou. Je
comprends. Sincèrement, tandis que je suis posé, dans l’attente,
entouré de mes amis, je sens une colère sourde grossir en moi, une
fureur qui n’a pas d’origine ni de fin, comme si ce n’était pas la
mienne.

— Tu le ressens aussi ?

Donovan se redresse, me fixant.

— De quoi ?
– La haine.

Ce n’est pas un sentiment nouveau pour moi et je suis certain


que mon rival la ressent pour Bethor. Pourtant, il semble perturbé.
Tous mes amis s’agitent, ainsi que les anges gardiens, or, pour leur
part, l’hostilité ne fait sans doute pas partie de leur registre.
Chapitre 22
Angela

J’imagine Bethor brûler dans les flammes de l’enfer. Je me


réjouis de sa peau qui grésille, cloque et s’effrite. Je prends plaisir à
sentir l’odeur de sa chair calcinée, je raffole de ses hurlements de
souffrance alors qu’il me supplie de lui accorder grâce. Il répète mon
nom, encore et encore, tandis que je me contente de rester là, sans
bouger, me délectant de sa douleur infinie. Je souhaite l’éventrer
pour lui arracher les organes un par un avant de lui taillader les ailes
comme il l’a fait avec les miennes. Je gémis tout en cherchant mes
plumes de la main.

— Tout va bien se passer, Angela, je te le promets.

Je ressens la présence de mon frère, sa chaleur réconfortante à


mon côté. Malheureusement, cette fois, il ne peut rien pour moi.

— Où est-il ?

Ma voix est rauque, agressive. Elle me brûle la gorge comme si


j’avais des flammes sur la langue. À bien tout considérer, tout mon
corps est en feu. Je repousse le drap d’un geste vigoureux des
jambes pour tenter de me refroidir. Akon est toujours là, silencieux.

— Je t’ai demandé où il était !

— Tu n’es pas toi-même.

— Je ne le serai plus jamais !

Je me redresse pour le fusiller du regard, sauf que tout ce qui


m’entoure est recouvert d’une étrange lueur orangée.

— Angela ! Qu’est-ce que…


Mon frère hoquette et bafouille sans finir sa phrase.

— Quoi ? Je n’ai pas le droit de vouloir me venger ? As-tu la


moindre idée de ce que l’on éprouve quand on te coupe les ailes ?
J’étais inconsciente et pourtant, j’ai tout ressenti dans mon
subconscient. Chaque coup de cisaille, chaque plume qui tombe,
arrachée de leur racine.

Akon me fixe, encore et encore, avec des yeux écarquillés. J’ai


envie de le secouer pour le faire réagir.

— Angela ?

Je pivote vers Raphaël qui m’observe avec autant d’admiration


que de déception.

— Quoi ? Je ne suis plus parfaite ? Je ne suis plus assez bien


pour toi ?

Je me moque de tout désormais. Je ne dois plus rien à personne.


Je dirais même que je refuse d’être la seule à souffrir.

— Tu ne m’aimes pas. Ce que tu affectionnes, c’est l’idée de me


posséder, parce que je t’équilibre. Je te permets de garder la tête
froide. Eh bien, devine quoi ? Je n’assumerai plus ce rôle puisque je
ne fais plus partie des nephilims. Je ne suis plus rien désormais !

— Angela, cela suffit !

Je ne pensais pas que Donovan me reprocherait mon honnêteté.


Bien que, d’un autre côté, il est un homme extrêmement bon,
alors…

— Tu n’es pas de nature mesquine. Jamais tu ne blesserais


quelqu’un délibérément.

Il est dans l’erreur. Jamais je ne lui ferai de mal à lui, le grand


amour de ma vie.
— Je t’aime, Donovan. Je suis désolée de ne plus être à la
hauteur pour toi.

La colère de Raphaël éclate dans l’air, suffocante, inquiétante. Et


pourtant, je n’ai pas peur. Je ne crains plus rien. Une partie de moi
est déjà morte.

— Respire, ma chérie. Prends le temps de reprendre tes esprits.

— Je n’ai pas besoin…

— Fais-moi confiance.

Je lui réponds sans hésitation.

— Toujours.

— Bien. Tout le monde dehors.

Je réalise alors qu’ils sont tous là, dans mon appartement, anges
et nephilims.

— Eux ! Est-ce qu’ils sont là pour vérifier que Bethor a accompli


sa mission ?

J’avance d’un seul pas avant d’être arrêtée par Donovan.

— Calme-toi. Ils nous ont aidés à te soigner. Ils ne te veulent


aucun mal.

Donovan m’entoure de ses bras et je m’appuie contre son corps


chaud et solide.

— Allez-y. Elle est désorientée. Je vous appelle tout à l’heure.

Mon salon se vide doucement devant mon indifférence. Je n’ai


envie de voir aucun d’entre eux en dehors de mon amour, mon
Donovan.
Je me blottis un peu plus contre son torse, respirant son odeur
de propre et de mâle.

— J’aurais tellement voulu que notre histoire soit différente.

J’aurais souhaité que nous ayons un avenir, un futur en tant que


couple. Ses mains remontent le long de ma colonne vertébrale,
traçant un sillon de feu sur ma peau surchauffée.

— Tu n’as aucune idée de ce que tes paroles provoquent en moi.


Seulement, tu n’es pas toi-même.

— Si. Je suis différente. Cependant, c’est ce que j’éprouve pour


toi depuis des années.

Sa prise se resserre autour de ma taille avant qu’il ne me prenne


par la main pour me conduire jusqu’à la salle de bain.

— Regarde-toi, regarde le miroir.

Je m’exécute à contrecœur, n’ayant aucune envie de contempler


à quel point j’ai changé. Sauf que je ne m’attendais pas à ça.

— Mes…

Je cligne plusieurs fois des paupières pour m’assurer qu’il ne


s’agit pas d’une hallucination.

— Qu’est-ce qu’il se passe avec mes yeux ?

Donovan se place derrière moi, son visage juste au-dessus de


mon épaule.

— Rien de moins extraordinaire que dans ton dos.

— Ne plaisante pas sur ça, Donovan.

Je ne le supporterais pas.
— Jamais je ne plaisanterai sur un sujet si grave. N’aie aucune
crainte, ma chérie. Fais-moi confiance.

Son doigt longe le creux entre mes omoplates sans que cela
devienne douloureux.

— Vas-y, mon Angela. Déploie tes ailes.

Il recule jusqu’à toucher le mur opposé avec son dos. La peur au


ventre, je les appelle comme j’en ai pris l’habitude. Je suis surprise
quand un ramage se forme plus rapidement encore que d’ordinaire.
Sauf que ce n’est pas le mien. Impossible. D’ailleurs, ce ne sont
même pas des ailes. Je veux les faire disparaître, mais Donovan
m’intime de ne rien en faire.

— Attends.

Il tend la main pour effleurer le bord effiloché, intangible.

— C’est incroyable.

Il ne fait pas si bien dire. Je le sens. Je perçois ses phalanges qui


caressent mes ailes. Sauf qu’au lieu d’être de plumes, elles
semblent être constituées de feu.

— Tu ne te brûles pas ?

Le visage de mon nephilim arbore un masque subjugué qui


m’attendrit.

— Non… Et je le ressens.

— De quoi ?

— Ton amour pour moi. Je perçois tes sentiments pour moi, pour
ton frère, pour tous ceux qui ont aidé à te guérir.

— Je ne comprends pas. Nous t’avons tous donné notre sang.


Je les sonde alors et les ressens tous, plus présent qu’ils ne l’ont
jamais été. Mes amis, avec leur inquiétude, leur questionnement,
leur colère sous-jacente pour Raphaël, bien que ce dernier me
paraisse étrangement lointain. Pour les anges gardiens, tout est un
peu différent. Il y a une prépondérance pour l’émerveillement et
encore, ils n’ont observé que mes yeux flamboyants. Que vont-ils
penser lorsqu’ils verront mes ailes ? Toutefois, celui qui retient le
plus mon attention, c’est Donovan. Mon Donovan, qui ressent
tellement d’amour pour moi que mon cœur menace d’exploser dans
ma poitrine.

Je me retourne pour lui faire face, prenant garde de replier ses


ailes irréelles dans mon dos. Je les discerne alors dans le miroir,
comme un immense tatouage. Ça aussi, c’est nouveau.
Contrairement à nos pères, nos ailes ne sont pas représentées sur
notre peau d’ordinaire. Aucun nephilim n’en a la projection physique
sur son épiderme.

— Tu es désormais l’être le plus extraordinaire qui soit, Angela.

Oui, peut-être. Je réfléchirai aux implications de ce phénomène


plus tard. Pour le moment, j’ai une plus grande urgence à assouvir.
Franchissant les quelques centimètres qui nous séparent, je me
hisse sur la pointe des pieds pour l’embrasser comme j’en ai
toujours eu envie : avec désir, passion. Donovan n’a pas une once
d’hésitation avant de plonger à cœur perdu dans ma bouche. Il y met
toute son âme, il y déverse tout son amour pour moi, bridé depuis
tant d’années. Nos langues dansent l’une contre l’autre dans un
ballet sensuel envoûtant. Je voudrais me noyer dans cette
sensation, sauf que nous sommes interrompus par des coups
donnés sur la porte. Inconsciemment, je sais qui se trouve de l’autre
côté du battant. Je grogne de frustration dans la bouche de Donovan
qui en rit tout en m’offrant un ultime prélude érotique.

— Rien ne presse, Angela. Maintenant que tu m’as ouvert ton


cœur, je ne suis pas près de te laisser partir.

Comme si j’allais lui laisser le choix ! Il ricane de plus belle.


— Je sens toute ta détermination à les envoyer paître, ma
chérie.

La voix d’Akon perce à travers le bois qui nous sépare.

— Et nous aussi. Mais nous devons parler, Angela. Tes idées


lubriques vont devoir attendre !

Merde ! Comment se fait-il que tout le monde sache désormais


ce que je ressens ?

— C’est le lien. Allez, Angela, ouvre cette porte.

Je m’exécute, non sans lui avoir jeté un regard noir auparavant


pour lui prouver mon mécontentement. Découvrir le visage de mon
frère qui se gausse derrière la porte ne fait rien pour arranger mon
humeur.

J’ai l’envie brutale de lui faire ravaler son sourire. Akon présente
ses mains devant lui en signe de reddition.

— Il va falloir apprendre à tempérer ton caractère, Angela. Tu


sembles plus sensible aux émotions que tu ne l’as jamais été.

Il a probablement raison. Je dois prendre garde à relativiser,


prendre du recul sur ce que je ressens. D’ailleurs, il y a une
personne qui en a déjà fait les frais et à qui je dois des excuses.

— Je suis désolée. Où est Raphaël ?

J’ai beau regarder partout, je ne le trouve nulle part.

— Il est parti, Angela.

Parti… Voilà qui explique pourquoi je le perçois si lointain.

— Laisse-lui un peu de temps.


Je l’ai blessé. J’ai été honnête bien sûr, mais j’ai clairement
manqué de tact. Si nous sommes tous reliés comme il semble que
ce soit le cas, je peux donc le contacter à distance. Je lui envoie
tous mes regrets et toute l’affection que je lui porte même si ce n’est
pas celle qu’il aurait souhaitée.
Chapitre 23
Donovan
Je suis en plein rêve. Après un horrible cauchemar, je me
réveille finalement au côté d’Angela, mon ange, la moitié de mon
âme. Elle est là, dans mes bras, prête à se livrer à moi comme elle
ne l’a jamais fait. Seule ombre à ce tableau idyllique : Raphaël. Je
sens les regrets de ma femme concernant le nephilim. Elle s’en veut
de son manque de tact. Elle ne déplore pas son honnêteté,
simplement les conséquences de sa brusquerie. Elle ressent cette
pointe de remords légitime que personne ne lui reprochera. Je
l’enlace, lui apportant mon soutien sans qu’il y ait besoin de mot
entre nous.

— Tu as l’air d’aller bien. À part tes yeux. Ils sont un peu


effrayants.

Je souris devant Akon, visiblement mal à l’aise face au regard de


braise de sa sœur, sans jeu de mots. Pourtant, je soupçonne que
nous ne sommes pas au bout de nos surprises avec elle. Je me
penche à son oreille pour lui murmurer :

— Montre tes ailes, ma chérie. Et lorsqu’ils seront tous occupés à


s’extasier, crépite.

Elle me regarde comme si j’avais perdu la tête. Il est vrai qu’avec


mon « crépite », je ne suis pas très explicite. Simplement, je perçois
l’électricité qui s’agite entre nous et elle n’a rien à voir avec notre lien
amoureux.

Je suis ravi de discerner la confiance qu’elle me porte


lorsqu’elle s’exécute et étend ses ailes, que dis-je, ses flammes
ailées qui pourront la porter dans les airs tout en la réchauffant. Elle
n’aura plus jamais à craindre la fraîcheur de l’altitude. Je l’observe
ensuite se concentrer et des mini éclairs jaillissent du bout de ses
doigts.
— Bordel de merde !

Voilà ! Je savais bien qu’elle avait acquis mon don. Je pense


qu’elle possède désormais les pouvoirs de tous ceux qui ont partagé
leur essence avec elle. Me penchant de nouveau sur son oreille, je
lui murmure de nouvelles idées. Cette fois, elle ne les remet pas en
question. Je crois même qu’elle s’amuse beaucoup lorsqu’elle fait
pleuvoir sur la tête de nos amis avant de les sécher à grand renfort
de vent chaud.

— C’est ma chérie. Je pense qu’ils ont compris.

Elle me fait une petite moue boudeuse tout à fait charmante qui
me donne envie de la dévorer.

— C’est plaisant.

Comme je la comprends. Seulement, nous n’avons pas le loisir


d’être frivoles. Il nous reste une menace à abattre. Ou plutôt, Angela
a une menace à combattre. Je regrette par avance le fait qu’elle
doive subir cette épreuve. Sauf qu’au fond de moi, je suis convaincu
que cette tâche lui incombe.

— Elle est désormais la digne descendante de l’Ange Ultime.

Angela se tortille sur place, signe évident de son malaise.

— Quoi ?

— Bethor est à l’origine de cette rumeur. Il n’a jamais été


question de moi.

Pourtant, lorsque je la contemple, je n’ai aucun doute sur


l’affirmation des anges. Ils ont forcément raison. Elle est celle qui
peut sauver tout le monde. Je n’ai aucune incertitude là-dessus.

— L’Ange Ultime a inévitablement eu vent de ce commérage,


n’est-ce pas ?
Israfel hausse les épaules avec moins d’indifférence qu’il ne
souhaite le faire croire.

— Probablement. Il était toujours au courant de tout.

Et il était malin. Il a compris qu’une catastrophe se préparait. Il a


pris les devants, anticipé.

— Ta conception relève d’un marché entre ta mère et Kezef


lorsqu’il était encore un ange gardien, Angela.

— Oui. Ce n’est un secret pour personne.

Vu les yeux exorbités des anges gardiens, peut-être bien que si


finalement. Le dénommé Anapiel est le premier à reprendre ses
esprits.

— L’Ange Ultime a œuvré pour ta conception.

— Il semblerait oui.

Tous se mettent à sourire en hochant la tête.

— Il a fait en sorte de rendre la prophétie réelle.

C’est exactement ce que je crois, oui. Même s’il n’avait pas prévu
les actions de Bethor, il a pressenti qu’une femme serait à même de
créer un pont entre nephilim, ange gardien et même déchu, car
jamais Angela ne tournera le dos à sa famille.

— Il est temps d’accomplir ton devoir, ma chérie.

Angela recule en secouant la tête.

— Non.

Elle semble tout d’un coup tellement peu sûre d’elle.


— Je ne peux pas être… ce que vous paraissez tous croire. Je
ne suis que… moi. Je veux dire, il y a encore quelques heures,
j’étais allongée dans mon lit en priant pour ne jamais me réveiller.

Ces paroles me font un mal de chien. Jamais je ne pourrai vivre


sans elle à mes côtés.

— Je me suis laissé abuser par Bethor. Je n’ai rien vu venir.

— Comme nous tous.

Les anges font front commun face à ma belle.

— Nous le connaissons tous depuis des siècles. Pourtant, nous


n’avons rien soupçonné. Il est déterminé et capable du pire, Angela.
Imagine ce qu’il fera en prenant le contrôle de l’Autre-Monde. Nous
sommes peu d’anges gardiens désormais. Beaucoup d’entre nous
ont peur.

Une réaction compréhensible dans la situation présente.


Personne ne peut les en blâmer.

— Je pense que, malgré leur réticence, certains anges seront


prêts à se rallier à Bethor pour survivre. Ils feront taire leur doute ou
pire encore, le penseront légitime en tant que successeur de l’Ange
Ultime. Comme tu le sais, certains estimaient qu’il s’agissait
effectivement d’un ange.

Bref, tout ceci est très mauvais. Vraiment très mauvais…

— Nous avons besoin de toi, Angela. Nous sommes prêts à te


suivre et à mourir pour toi. Nous sommes prêts à rejoindre les
déchus si tu nous le demandes.

Ils ne pouvaient pas lui donner une plus grande marque de


confiance que celle-ci : oublier des siècles de rancune pour elle.
Mon Angela en a les larmes aux yeux. Je la sens touchée,
infiniment.
— Je…

La pauvre a la gorge obstruée par l’émotion. Elle déglutit


bruyamment avant de redresser les épaules. Ses yeux se mettent à
luire de détermination.

— Allons secourir l’Autre-Monde. Il ne sera pas dit que j’aurai


contribué à la chute du royaume des anges sans tenter de le sauver.
Je ne sais pas si je peux être celle que vous attendez, mais je ferai
tout ce qui est en mon pouvoir pour devenir celle dont vous avez
besoin.

Angela n’a pas la moindre idée de la portée de ses paroles. Elle


est une leader, elle l’a toujours été, seulement, il semble qu’elle
vienne juste de s’en apercevoir.

— Les gars, appelez vos pères. Nous aurons besoin de tout le


monde, si des anges ont effectivement choisi le camp de Bethor
pour sauver leur peau.

Israfel les interrompt avant qu’ils ne s’emparent tous de leur


portable.

— Ils pourront tous accéder à l’Autre-Monde maintenant qu’il n’y


a plus de voile. Cependant, leur dessein envers les anges ne doive
pas être entaché par…

L’ange pèse ses mots avec précaution. Il fait bien s’il ne désire
pas mettre en rogne tous les nephilims présents dans la pièce.

— Ils doivent garder l’esprit ouvert et être animé de bonne


intention.

Angela s’avance puis fait glisser ses doigts sur sa joue sous la
surprise générale.

— Tout comme vous. Nos parents sont déchus. Cependant, ils


sont restés des êtres foncièrement bons. De toute manière, je vais
tenter de remettre le voile en place.

— Si tu fais ça, ils ne pourront pas le franchir, Angela.

Elle me regarde avec une assurance que je ne lui connaissais


pas.

— Si, ils le pourront. Ne t’inquiète pas.

Une vague de douceur me saisit par surprise, comme une


caresse sur toute ma surface. J’en frétillerais de la tête aux pieds si
j’avais été un chat ! Elle me fait un de ses sourires désarmant avant
de quitter la pièce, direction le toit de l’immeuble.
Chapitre 24
Angela
Je sens toute leur énergie cumulée virevolter dans mes veines.
C’est une sensation euphorisante, à la limite de la toute-puissance
qui pourrait facilement me monter à la tête. Cependant, il me suffit
de visualiser le visage de Raphaël pour que cette tentation
s’évanouisse. Oui, je suis plus forte que jamais. Toutefois, mal
utilisés, mes dons pourraient engendrer d’énormes dégâts. Mon ami
a bien des défauts. Pourtant, il n’a jamais franchi cette limite. Je dois
prendre exemple sur lui. Je voudrais qu’il soit auprès de moi…
Cependant, je comprends les raisons de son départ. J’ai été
virulente à son encontre, certes, mais plus que tout, il a perçu les
sentiments profonds qui m’animent lorsque je pense à Donovan. Il a
compris quel était mon choix. Jamais je ne pourrai être celle qu’il lui
faut. Cela ne m’empêche pas de veiller sur lui à distance. Je
m’incruste discrètement dans son âme pour toucher sa fureur. Une
fureur brûlante, nourrie. Pourtant, il reste relativement maître de lui.
Il est déjà loin. Il ne prendra pas part à la bataille finale. Il a décidé
de se retrancher dans un lieu reculé pour ne blesser personne,
preuve de sa lucidité.

— Il reviendra quand il aura digéré les évènements.

Je laisse Donovan m’enlacer, profitant de ces derniers moments


de répit avant… je ne sais même pas quand cela sera de nouveau
calme.

— Je ne pense pas qu’il rentrera.

J’en ressens une profonde tristesse.

— Raphaël est orgueilleux et surtout, une fois que sa rage sera


passée, il s’en voudra.
— C’est possible. Mais dans ce cas, nous irons le chercher.
Chaque chose en son temps, Angela. Nous le ramènerons vers
nous en temps voulu.

Mon homme a raison. Je saurai constamment où trouver


Raphaël. Il ne pourra jamais se cacher de moi. Au moment venu,
j’irai le débusquer dans sa tanière.

— Tout le monde est-il prêt ?

— Autant qu’ils peuvent l’être. Les anges sont nerveux.

Cela n’a rien de surprenant. Ils vont risquer leur vie et se battre
contre leurs frères.

J’observe la ville en contrebas. J’ai perdu la notion du temps


entre mes blessures successives, le mauvais temps intempestif dû à
l’intervention des nephilims et le reste. Néanmoins, le soleil semble
se coucher à l’horizon. La nuit va pouvoir couvrir notre ascension.
D’ici que nous atteignions l’emplacement de feu le voile, il fera
suffisamment sombre pour être désorienté. Ou peut-être pas. Mes
ailes sont désormais faites de flammes, sans compter que les anges
gardiens ont des auréoles lumineuses qui peuvent rivaliser sans
souci avec les meilleures ampoules.

— Angela, tu glousses toute seule.

Je minaude devant Donovan, papillonnant exagérément.

— Tu es une séductrice, ma chérie. Je l’ai toujours su.

Il envahit ma bouche de sa langue, m’emportant dans un


tourbillon de sensations exquises. Je m’accroche à sa nuque,
plongeant corps et âme dans ce délice. Lorsque ses mains se
posent sur moi, j’oublie tout. Tellement que mon frère nous
interrompt avant que je ne puisse pousser plus loin ce baiser qui m’a
enflammée. Littéralement.
— On dirait qu’il y a un incendie sur le toit de l’immeuble. Ce
n’est pas vraiment discret…

Je suis encore plus lumineuse que les anges gardiens eux-


mêmes.

— Désolée.

Ou pas. Je suis surtout gênée de tous les regards braqués sur


moi. Je m’empresse de réguler ma respiration et mes hormones en
ébullition, éteignant du même coup les flammes sur ma peau.

— Je vois que tout le monde est là.

Jaden hoche la tête avec un sourire triste. Il est le meilleur ami


de Raphaël. Son absence le touche autant que moi. Je lui prodigue
une vague de compassion avant que nous décollions tous,
enveloppés dans un épais nuage. Je prends la tête de notre
expédition, battant des ailes tout en les observant. Elles sont un
savant mélange entre des flammes et un tissu évanescent qui bouge
au gré du vent. Leur mouvement est assez hypnotisant.

— Tu ferais mieux de regarder devant, Angela.

Je jette un œil derrière moi pour voir le sourire amusé de mes


compagnons.

— Ça fait narcissique, c’est ça ?

— Nous n’allons pas te jeter la pierre alors que nous faisons


exactement comme toi.

Je remercie mentalement Anapiel de sa compréhension.

— Toutefois, nous devons nous concentrer.

Il a raison. D’autant plus que nous arrivons bientôt à la limite que


je souhaitais atteindre. Les déchus doivent nous retrouver dans
l’Autre-Monde. Néanmoins, même si j’ai confiance en eux et que je
suis sûre qu’ils ne vont pas s’amuser à commettre un génocide juste
pour le plaisir, je veux être certaine que tous ceux qui vont venir
avec nous le font en toute connaissance de cause, avec l’esprit clair.
Je redouble d’énergie, battant des ailes avec encore plus de vigueur,
pour atteindre le lieu propice à l’enclenchement de notre mission au
plus vite.

Il n’y a bien sûr plus aucune trace du voile. Pourtant, j’ai


l’impression de le sentir, d’en percevoir un infime vestige dans l’air,
telle une empreinte que l’Ange Ultime aurait laissée à mon intention.

— Nous y sommes.

Nous restons tous en vol stationnaire, mes accompagnants


demeurant en retrait. Je goûte l’air sur ma langue, en ressens la
substance, le parfum. Je tends les mains pour jouer avec mes doigts
dans les courants d’air, suivant leurs mouvements, leurs danses,
leurs chants. Je ne sais pas vraiment comment m’y prendre, encore
moins si j’en suis réellement capable. Toutefois, je souhaite y croire.
J’espère que je peux contribuer à rendre le monde plus sûr pour
tous, anges comme humains. Car les humains, même s’ils n’en ont
pas conscience, ont besoin du voile. Il leur apporte de la stabilité.
Sans, ils sont perdus. Seulement, malgré tous mes efforts, je ne
parviens à rien. Je ne fais que m’agacer en essayant encore.

— Je n’y arrive pas ! On s’est trompé. L’Ange Ultime n’a jamais


compté sur moi pour prendre son relais.

— Calme-toi, Angela.

Je n’aurais jamais cru que la voix de mon père m’apporterait un


soulagement aussi intense. Je pivote pour découvrir mon père et ses
frères, ma famille, avec une admiration non feinte.

— Tu es magnifique, ma puce.

Mon père me serre contre lui à m’en étouffer. Je suppose


qu’Akon a relaté les derniers évènements. Il a besoin de ce contact
pour s’assurer que je me porte bien. Il me relâche après un long
moment tandis que seul le bruissement d’ailes qui battent lentement
brise le silence.

— Nous sommes là pour t’aider, Angela. Que peut-on faire pour


toi ?

J’admire chacun de leur visage serein et confiant. Chacun de ces


hommes croit en moi. Ils m’entourent avec affection, certitude et
dévotion. Ils ont oublié tous leurs griefs et se serrent les coudes.
Pour moi.

Soudain, je sais. Je suis liée aux anges et aux nephilims, mais


pas aux déchus. Pas de la même manière. Or, ils ne peuvent
partager leur essence qu’une seule et unique fois. Mais leur don…

— Il faut que les déchus me transmettent leur pouvoir.

— Qu’est-ce que tu racontes, ma puce ?

— Je possède tous les pouvoirs des anges et des nephilims


grâce à leur sang qui coule dans mes veines. Toutefois, je n’ai pas
les vôtres. Je veux dire, j’en détiens certains identiques, mais
chaque déchu a sa propre signature dans son don.

— Tu as besoin que nous soyons tous attachés à toi, d’une


manière ou d’une autre.

— Oui. C’est indispensable pour créer un voile parfait, à l’image


de notre grande famille.

Tout le monde doit être impliqué dans la réalisation du nouveau


voile. Je suis certain qu’Azazel a suivi mon raisonnement, car il est
plus sérieux que jamais en s’avançant vers moi.

— D’accord. Nous allons atténuer au maximum les effets de


notre pouvoir. Surtout, préviens-nous si tu souffres trop.

— Je suis bien plus résistante que tu ne le crois.


Je lui fais un clin d’œil avant de persister.

— Plus résistante que toi.

Nous nous mettons tous en place. Dès que les déchus


commencent à m’envoyer, avec autant de douceur que possible, leur
pouvoir, je les enrobe dans un arc-en-ciel de sentiments, d’émotions.
Je ne transmets que des sensations agréables : l’amour, l’amitié, la
tolérance, l’abnégation, la serviabilité, la compassion. Les couleurs
vives qui émanent de moi s’étendent, s’étirent, s’allongent
lentement, mais sûrement, jusqu’à ce qu’elles n’aient plus ni début ni
fin. Lorsque je libère complètement la toile que je viens de fabriquer,
je me sens épuisée. J’ai l’impression d’avoir donné plus que ce que
je pouvais. Et pourtant, je ne regrette rien. J’admire le voile,
intangible, miroitant telle une bulle de savon des nuances que j’ai
tenu à lui transmettre. Il est parfait. Reste à savoir s’il va tenir et
fonctionner.

— Azazel, à toi l’honneur.

Il hausse un sourcil sans répliquer. Inutile de lui expliquer


pourquoi je souhaite qu’il soit le premier. Il est le plus ancien déchu,
celui qui a perdu l’accès à l’Autre-Monde depuis des siècles et celui
qui n’a aucune envie d’y retourner. S’il franchit cet espace, il le fera
pour moi, par soutien. Il bombe le torse, m’envoie un regard
provocateur, puis donne un puissant coup de ses ailes noires pour
passer à travers le nouveau voile. Je retiens ma respiration au
moment où il le traverse, heureusement sans difficulté. Seuls les
êtres venant sans mauvaises intentions pourront pénétrer dans
l’Autre-Monde. Voilà ce que je souhaitais. Aucune discrimination sur
ses origines ou ses choix. Ce voile sonde les âmes.

Nous franchissons tous la barrière sans incident puis continuons


notre ascension pour atteindre l’Autre-Monde. Ici, le changement est
notable, la présence malfaisante de Bethor, visible. Le blanc éclatant
qui m’a subjuguée lors de ma première visite est désormais terne,
un peu grisâtre.
— Il est là.
— Oui.

Je prends une seconde pour ressentir toutes les auras alentour


en excluant mes amis. C’est étrangement facile, probablement dû à
notre communion intense. Je parviens à les isoler rapidement. Je
suis déçue de sentir la présence de plusieurs entités tout en étant
relativement confiante. Ils sont plus nombreux que je l’aurais
souhaité. Toutefois, ils ne sont pas aussi confiants que Bethor le
suppose. Ils vont sans doute être mécontents de découvrir des
déchus et des nephilims dans leur monde. Cependant, j’espère
qu’une discussion pourra résoudre le gros du problème. Je désire
éviter à tout prix un combat meurtrier.

— Éparpillez-vous. Nous ne sommes pas seuls. Les anges se


sont ralliés à Bethor par peur et crédulité plus que par conviction.
Soyez compréhensifs et agissez avec tact.

Je fixe un long moment Azazel et Kasyade, les deux déchus les


plus virulents et rancuniers du groupe. Qui plus est, le premier des
déchus me fait un sourire en coin qui en dit long. Cependant, je le
connais. Derrière ses airs fanfarons, je suis persuadée qu’il
respectera les anges. Il ne les malmènera pas sans raison.

— Je viens avec toi.

J’aurais dû m’y attendre. D’ailleurs, je pense que Donovan a


simplement pris de vitesse mon père qui m’observe la bouche
pincée.

— C’est adorable, mais je dois le faire seule.


— Angela…

J’entrelace nos doigts tandis que nos regards se soudent.

— Je sais que j’en suis capable. J’ai une revanche à prendre,


Donovan. Je n’ai jamais été de nature violente, c’est vrai.
Néanmoins, aujourd’hui, et surtout face à lui, tout est différent.

Je sais qu’il comprend. Si quelqu’un d’autre que moi se charge


d’éliminer Bethor, cela créera des tensions. Sauf si c’est moi, parce
que je fais partie de chacune de ces familles.

— Fais très attention à toi, ma chérie.


— Je te le promets.
— Et puise dans les émotions de Raphaël. Il n’est pas là, mais il
te sera d’un grand soutien.

Exact. Donovan embrasse ma tempe avant de s’enfoncer dans


ce lieu inconnu. Tous mes compagnons disparaissent dans ce
monde cotonneux alors que je me dirige vers l’endroit où tout a
commencé.
Chapitre 25
Angela

Bethor tourne le dos au promontoire, s’attendant probablement


à de la visite. Je me délecte de ses yeux qui se plissent lorsque son
regard tombe sur moi.

— Toi ! Impossible. Tu es une mortelle dorénavant.

Je me fais un plaisir de lui démontrer le contraire, ce qui intensifie


sa colère. Le masque du grand Bethor qui se contrôle parfaitement
s’effrite.

— Qu’as-tu fait ? Des ailes comme les tiennes n’existent pas !


— La preuve que si.

Je pivote, lui tournant le dos quelques instants délibérément pour


lui faire comprendre que je n’ai aucune crainte. Il ne peut rien contre
moi. Il ne pourra plus me surprendre.

— Jamais tu ne prendras la place de l’Ange Ultime. Tu ne le


mérites pas. Tu es loin d’avoir son étoffe.

Son regard fou se fait incendiaire. Je ris en me faisant la réflexion


qu’il est loin d’égaler le mien.

— Tu n’es qu’une bâtarde. Cette place me revient ! Je vais diriger


les anges et mettre les hommes à genoux ! Ils vont me vénérer !
Nous sommes des Dieux !

Bethor est plus fou que je l’imaginais. Il ne se croit pas que


supérieur aux anges, mais à toutes créatures vivantes. Sous sa
coupe, les hommes perdront leur libre arbitre. Jamais je ne le
laisserai faire.

— Tu devrais quitter l’Autre-Monde, Bethor, et ne plus y revenir.


Il ricane de manière tout à fait démoniaque. Azazel pourrait avoir
ce genre de rire, un brin moqueur et passablement terrifiant.
Pourtant, je reste droite, les épaules carrées. Raphaël m’apporte
toute la force et la férocité dont j’ai besoin pour l’affronter. Car je sais
d’avance que je vais devoir me battre jusqu’à la mort. Jamais il
n’acceptera de se retirer. Il est désormais au-delà de cette étape. Il
l’a dépassé au moment même où il a tué l’Ange Ultime.

— Je vais t’arracher tes nouvelles ailes et t’extirper le cœur de la


poitrine pour faire bonne mesure. Cette fois-ci, tu ne reviendras pas
te placer sur mon chemin.

Il se jette en avant, mais j’y étais préparée. Je me décale sur le


côté et Bethor ne rencontre alors que du vide. Il grogne, ne se laisse
pas dérouté, puis ressaute, cette fois pour se saisir de mon bras. Je
me fais un plaisir de faire courir une décharge tout le long de mon
biceps jusque sur sa main. Je suis frustrée en constatant que cela
ne lui fait ni chaud ni froid. Il ne semble même pas s’en apercevoir.
Au contraire, il continue comme si de rien n’était, me tournant le dos
à lui pour s’emparer d’une de mes ailes de sa main libre. La
sensation de mes ailes qui me sont arrachées est encore trop
fraîche dans ma mémoire pour rester sans réaction. Je cabre et me
débats, tandis que de mes ailes jaillissent des flammes nourries,
intenses, dévastatrices. L’odeur de chair brûlée envahit mes narines
alors que la poigne de Bethor se relâche dans un hurlement sinistre.

— Impossible !

Décidément, il n’a que ce mot à la bouche ! Tout est possible me


concernant. Il serait temps qu’il s’en rende compte.

— Tu ne peux plus rien contre moi.


— Tu crois ?

Bethor attrape deux immenses lames sur le sol, à proximité du


promontoire. Les épées sont faites pour tuer, sans le moindre doute.
Bethor les fait tourner dans l’air, faisant fi de sa main roussie qui
commence déjà à cicatriser.

— Tu oublies que je suis immortelle, petite fille.

Et lui, il omet que je ne suis pas une petite fille. Je suis… Hum,
difficile à définir. Invulnérable et décidée à mettre un terme à sa folie,
cela, j’en suis certaine.

Je n’ai certes pas d’armes, mais j’ai plus d’un tour dans mon
sac et un nombre de pouvoirs conséquents. Je ne suis pas certaine
de savoir m’en servir. Toutefois, je ne peux pas me blesser avec et je
ne risque pas d’atteindre quelqu’un en dehors de Bethor, donc il me
suffit de tenter et d’observer les résultats. Forte de cette conviction,
je déchaîne le vent et la pluie sur mon ennemi. Ou plutôt, sur tout le
promontoire et l’espace qui nous entoure, ce qui est bien aussi. Le
principal étant de ralentir Bethor. Je n’ai aucune envie de goûter à sa
lame, même de manière superficielle. Je décolle du sol pour être
plus libre de mes mouvements. Je serai plus rapide et efficace dans
les airs que sur mes jambes. Bethor, pour sa part, avance
doucement, se penchant pour contrer le vent tout en restant au sol. Il
est malin. Il ne sort pas ses ailes pour gagner en puissance, car il ne
souhaite pas se rendre vulnérable. Je ne vais pas lui laisser le choix.
Je monte plus haut, hors de sa portée. S’il veut m’atteindre, il va
devoir voler. Ou pas. Un éclair traverse sa lame pour me toucher en
pleine poitrine. Voilà pourquoi la décharge électrique de tout à
l’heure ne lui a fait ni chaud ni froid. Il s’agit de son pouvoir inné.
Pour ma part, je ressens un chatouillement, mais rien de méchant. Il
grogne en s’en rendant compte.

— Impossible ! Impossible ! Tu es une petite empathe de merde !


Tu ne peux rien faire d’autre que ressentir !

Charmant. Ainsi, c’est ce qu’il pense de moi ? Je pourrais m’en


servir contre lui. Alors qu’il continue de m’observer pour déterminer
comment me faire redescendre, je réfléchis à une solution pour lui
faire sortir sa ramure du dos. Pour le tuer, je dois d’abord lui couper
l’origine de son immortalité. En attendant, je m’amuse à le houspiller.
Pour le plaisir, mais également pour le déconcentrer. Une personne
agacée commet des erreurs.

— Tu t’énerves pour rien. Tu ne peux plus rien contre moi.

Ses mouvements sont désordonnés, chaotiques. Il frappe l’air de


ses lames tout en sautant, espérant de manière absurde m’atteindre
alors que je suis au moins 2 mètres plus haut.

— Tu n’as aucune chance de me vaincre. Abandonne.


— Jamais ! Tu vas crever !

Dans ses rêves sûrement. En pratique, certainement pas. Je


laisse sa rage le consumer, mais rien n’y fait. Ses ailes restent
irrémédiablement incrustées sous sa peau.

Je devrais prendre le problème dans l’autre sens. Il les sortira


s’il est en confiance. Comme il me l’a jeté au visage, je suis une
empathe. Une empathe puissante qui est loin de ne faire
qu’absorber les émotions. Je peux en transmettre aussi. Je laisse
les sentiments haineux de Raphaël de côté pour capter ceux de
Donovan. Je les mélange aux miens, je m’enivre de notre amour, le
laisse prendre toute la place dans mon cœur avant de l’envoyer par
vague à Bethor. L’ange cligne plusieurs fois des paupières, incertain,
avant de faire tomber ses armes au sol. Je redescends de ma
position tout en restant méfiante. Je ne me ferai pas avoir deux fois.
Il est un maître dans l’art du camouflage des sentiments. Cependant,
je n’ai pas la sensation qu’il feint le regard transi d’amour qu’il pose
sur moi. J’en ai la nausée.

— Tu es merveilleuse, Angela.

Et lui me répugne.

— Montre-moi tes ailes, Bethor. Je désire les admirer.

Il s’exécute sans discuter, en toute confiance. Ses plumes sont


aussi ternes que l’Autre-Monde, presque grises au lieu de blanches.
Il n’a pas été déchu, mais il n’a plus rien d’un ange. Je trouve mon
procédé mesquin, mais en cet instant, seul le résultat compte.

— Tourne-toi. Je désire passer mes doigts sur tes plumes.


— Tout ce que tu veux, belle Angela.

On dirait un automate. Je parle, il obéit. C’est effrayant. Je me


fais la promesse solennelle de ne plus jamais utiliser mon pouvoir de
la sorte. Les gens ne sont pas des marionnettes. M’emparant en
douceur d’une des épées de Bethor, je me place de biais pour avoir
le meilleur angle possible et abats la lame de toutes mes forces à la
naissance des ailes. Ces dernières tombent au sol dans leur
ensemble, sans perdre la moindre plumette. Sans m’appesantir sur
mon geste, je termine en transperçant la poitrine de Bethor qui
s’effondre dans un cri silencieux.
Épilogue
Donovan
Un mois déjà que Bethor a trépassé, et mon Angela ne s’est
toujours pas pardonné. Elle comprenait la nécessité de le tuer. Lui
couper les ailes ne suffisait pas. Pas alors qu’Angela avait réussi à
retrouver les siennes. Il aurait cherché un moyen d’obtenir le même
miracle. Cela aurait été un combat sans fin. Cependant, son cœur
trop sensible admet mal d’avoir ôté la vie. Elle reste foncièrement la
même malgré ses nouvelles prérogatives. Tous les anges gardiens
ont accepté son ascension. J’irais même jusqu’à dire que certains la
vénèrent. Elle possède désormais un fan-club avec Israfel en tête.
Elle les dirige avec beaucoup de justesse. Je ne peux qu’être fier de
la femme merveilleuse qu’elle est devenue.

— J’ai fini pour aujourd’hui. Nous pouvons rentrer chez nous.

Lorsque je l’enlace et l’embrasse à pleine bouche, je me rappelle


surtout que j’ai la chance d’être lié à elle. Elle souhaitait que nous
partagions un lien unique, différent de celui qu’elle partage avec
ceux qui lui ont sauvé la vie. Pour ce faire, elle m’a donné de son
sang. Elle et moi ne faisons plus qu’un, divisant notre temps entre
l’Autre-Monde et la Terre. Désormais, tout le monde est le bienvenu
dans le royaume des anges, y compris les déchus. Certains y ont
d’ailleurs élu domicile, ne s’étant jamais adaptés à la vie sur Terre.
Le nouveau voile fait son office. En fait, tout va pour le mieux dans le
meilleur des mondes.

La seule ombre au tableau reste Raphaël. Il n’est toujours pas


rentré. Angela le surveille du promontoire. Elle veille sur lui comme
le ferait une amie sincère.

— Il reviendra, Donovan.

Je souris. Nous savons constamment ce que pense l’autre. C’est


autant attendrissant qu’agaçant.
— Tu es persuadée qu’il nous pardonnera.

Elle pose ses lèvres sur les miennes tout en se blottissant dans
mes bras.

— Oui. Parce que je connais ses deux côtés. Il ne peut rien me


cacher. Raphaël est bon. Il suffit qu’il trouve celle qui saura lui
démontrer.

Prochainement : rédemption
Du même auteur en auto-édition
Série Guardian Angels : Intégrale
Spin-off le conseil des Guardian : Lili
Opale
Lenny

Série les anges déchus : Intégrale

Série les Ottawa : — Intégrale partie 1


Intégrale partie 2

Série les archanges du zodiaque : Le bélier


Le scorpion
Le capricorne
La balance
Dakota Jones : La colère du dragon

Sous couverture
Le prince charmant n’existe pas… la princesse non plus
À crocs à mon sang
Un baiser sous le gui

Une fin d’année givrée


Bibliographie en maison d’édition
Évidence éditions

Dakota Jones – Les couleurs du dragon

Des cendres renaîtra l’amour

Le pire Noël de ma vie ! Ou pas…

Site internet : www.virginietauteure.com

Facebook : Virginie T.

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