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AÏTA, UNE ANTHOLOGIE

François Bensignor

Musée de l’histoire de l’immigration | « Hommes & Migrations »

2018/3 n° 1322 | pages 202 à 208


ISSN 1142-852X
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Hommes & migrations
Revue française de référence sur les dynamiques
migratoires
1322 | 2018
Exposer les migrations

Aïta, une anthologie


François Bensignor

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/6881
ISSN : 2262-3353

Éditeur
Musée national de l'histoire de l'immigration

Édition imprimée
Date de publication : 1 juillet 2018
Pagination : 202-208
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ISBN : 978-2-919040-42-1
ISSN : 1142-852X

Distribution électronique Cairn

Référence électronique
François Bensignor, « Aïta, une anthologie », Hommes & migrations [En ligne], 1322 | 2018, mis en ligne
le 01 juillet 2018, consulté le 28 janvier 2019. URL : http://journals.openedition.org/
hommesmigrations/6881

Tous droits réservés


202 - Chroniques | Musique

Musique

AÏTA, une AnThoLoGie


Propos recueillis par FRANÇOIS BENSIGNOR.

l ’anthologie Chikhates et Chioukhs de l’Aïta pro-


pose un panorama inédit de la réalité contem-
poraine d’un art populaire qui s’est perpétué au
constitué un support à la révolte et aux idées natio-
nalistes. Ces chansons retracent le vécu intime des
populations lors de cette période de l’histoire maro-
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Maroc depuis la fin du XiXe siècle. Présenté en caine et apportent ainsi un complément à l’histoire
France à l’institut du monde arabe dans le cadre officielle (…) À l’époque où ces chants ont été créés,
de la Journée de la Femme, le 8 mars 2018, journaux et radios étaient peu ou pas répandus. Les
l’ouvrage est constitué d’un copieux livret trilingue, seuls moyens de communication des informations
arabe, français, anglais, documentant les dix CD étaient la parole et les chants. La ‘ayta et ses inter-
audio enregistrés spécialement à Casablanca au prètes avaient donc un rôle majeur dans la trans-
studio de la fondation hiba. Plus d’une trentaine mission de l’information (…) Le Maroc devenu
de troupes représentatives des sept grands styles indépendant, la ‘ayta s’est tournée vers les réjouis-
régionaux de l’aïta se sont mobilisées pour ces sances laissant la polémique à d’autres formes
enregistrements. Produit par l’association atlas d’expression2. »
azawan avec l’appui d’une fondation qui souhaite Dans la société marocaine contemporaine, le
garder l’anonymat, ce coffret valorise un patri- statut de la chikha n’est pas des plus valorisant. la
moine culturel d’une grande richesse, mais dont fonction de troubadour, de passeuse de messages
le déclin paraît inéluctable dans le contexte de compréhensibles par les populations rurales sou-
modernisation de la société marocaine. vent analphabètes, qu’elle exerçait à l’origine, a
« aïta » (ou ‘ayta) signifie « cri » ou « appel ». Ce glissé progressivement vers celle d’animatrice de
mot traduit parfaitement la caractéristique du ton fête, voire d’entraîneuse. Sous la domination fran-
strident des chikhates (ou chikhât, ou cheikhat)1, çaise, les cabarets où l’on servait de l’alcool sont
chanteuses et maîtresses femmes, qui jadis à tra- devenus les lieux d’expression de l’aïta au Maroc,
vers les campagnes transmettaient les nouvelles comme du raï en algérie. Et les danses explicites
importantes dans les chansons qu’elles colpor- des chikhates vont bien souvent de pair avec
taient avec leurs troupes de village en village. aïda, la prostitution. « Leur rôle communautaire s’est
l’une des chikhates les plus âgées figurant dans trouvé annihilé en même temps que les anciennes
cette anthologie,témoigne de l’attention qu’autre- structures sociales se sont transformées. Leur fonc-
fois le public portait aux paroles chantées. À tion,axée sur la transmission d’une parole collective,
l’époque coloniale, celles-ci ont pu contenir des a perdu sa raison d’être et s’est muée en prestation
germes de contestation, comme l’écrit Fanny ludique et artistique,entraînant le discrédit progres-
Soum-Pouyalet : « Les chansons de ‘ayta ont sif de la profession3. » il n’en demeure pas moins

1. Selon Christian Poché, « au Maroc, les Chikhates sont une sorte de caste de musiciennes, à la fois chanteuses, danseuses, plus rarement
instrumentistes (membranophones) d’origine arabe ou berbère. Prostituées ou d’anciennes prostituées, elles évoquent irrésistiblement
les ambubaïes de la Rome antique (d’origine syrienne), comme elles détiennent certains traits qui les rapprochent des almées d’Égypte.
Les Chikhât nomadisent ou se sont sédentarisées. Elles animent les fêtes, des mariages où elles se présentent en groupe de trois, ou quatre
voire d’une douzaine ». voir Christian Poché, Dictionnaire des musiques et danses traditionnelles de la Méditerranée, Paris, Fayard, 2005.
2. Fanny Soum-Pouyalet, Le corps, la voix, le voile : Cheikhat marocaines, Paris, CnRS éd., 2007. 3. Ibid.
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que s’est maintenu un répertoire d’une très


grande richesse, qui nous est dévoilé dans
cette anthologie de l’aïta.Brahim El Mazned4,
son principal concepteur et artisan, revisite
pour nous l’ensemble du projet.

Brahim El Mazned : Je me passionne pour


les musiques traditionnelles du Maroc. J’ai
surtout travaillé à faire connaître les
musiques amazigh. J’ai d’ailleurs en projet
une anthologie des musiques des Rways,
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que j’ai l’intention de démarrer à l’été 2018.
Mais j’ai voulu commencer avec une esthé-
tique qui ne vient pas de ma culture natale.
C’est le cas de l’aïta, genre auquel je m’inté-
resse depuis longtemps.
J’ai constaté que, s’il existe un certain
nombre d’écrits à propos de l’aïta, on trouve
fort peu d’enregistrements contemporains.
Et,lorsque j’en découvre,je ne retrouve pas le
son des disques vinyles,gravés il y a plusieurs
décennies,que je collectionne.Pour ce projet
d’anthologie, il s’agissait d’abord d’enregis-
trer les chikhates et les chioukhs encore
vivants. Ensuite, j’ai voulu réunir toutes les
formes de l’aïta dans le même ouvrage, afin
de dépasser les clivages qui divisent les diffé-
rentes communautés pratiquant cet art.
anthologie de l’aïta.
J’étais heureux de constater que, lorsque ces
musiciennes et musiciens se sont retrouvés à
l’occasion de l’enregistrement, ils ont éprouvé un
grand plaisir à être ensemble. ils se sentaient faire Hommes & Migrations : Quelles sont les spé-
partie d’une même famille artistique et se ren- cificités de l’Aïta, dans le paysage très vaste
daient compte de tout ce qu’ils ont en commun. des musiques populaires marocaines ?
nous avons veillé à ce que l’enregistrement de ces
disques soit de très bonne qualité et à ce que B. E. M. : À mon sens, l’aïta est la forme de chant
l’ouvrage préserve les noms des artistes encore populaire la plus écoutée et la plus présente au
vivants de toutes les régions du Maroc dans les- Maroc. Elle se pratique depuis Tanger au nord,
quelles cette forme d’art se perpétue. jusqu’à Essaouira sur la côte sud-ouest, et de

4. Concepteur et directeur artistique du festival Timitar à agadir, consacré aux musiques amazigh, depuis sa première édition en 2004
(cf. h&M n° 1263), Brahim El Mazned est l’initiateur du marché des arts et du spectacle Visa for Music, qui se tient chaque année à Rabat
depuis 2014. Secrétaire général de l’European Forum of Wordwild Music Festivals (EFWMF), réseau de festivals européens dédiés
aux musiques du monde, ce passionné des arts et de la culture a des responsabilités au sein de plusieurs manifestations et festivals
internationaux.
204 - Chroniques | Musique

Musique

H&M : Quelles sont les réalités de la pra-


tique et de la diffusion de l’Aïta dans le
Maroc d’aujourd’hui ?

B. E. M. : aujourd’hui, la forme d’apprentis-


sage de maître à disciple ne peut plus se
perpétuer comme autrefois. longtemps
les chikhates et les chioukhs ont acquis
leur savoir sous la férule d’un maître.
Traditionnellement, la plupart des femmes
devenues chikhates ont fui un mari auquel
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elles avaient été mariées très jeunes, ou ont
obtenu la protection d’un maître après avoir
quitté la maison par passion pour la
musique vers l’âge de 13 ou 14 ans et ont
alors grandi ou vécu avec ce maître. Mais ce
monde-là n’appartient plus aux temps
modernes. or au Maroc, comme dans bien
Chama Zaz. © D. R. d’autres pays, aucune alternative à ce mode
d’apprentissage n’a été développée.
aujourd’hui, les jeunes ont rarement envie de
jouer l’aïta à cause de sa mauvaise réputation et
de la précarité financière découlant de sa pratique.
ils s’orientent plutôt vers d’autres formes de
Rachidia au sud-est jusqu’à Casablanca. C’est la musiques, plus pop et plus « rentables ». les
forme de musique la plus répandue géographique- chikhates, même si certaines sont adulées, font
ment. Et elle possède un rôle sociétal important. également l’objet de beaucoup de mépris. la
on la joue tant dans les mariages que dans les réputation parfois sulfureuse qui reste attachée
« moussem5 » et autres grands rendez-vous sociaux au rôle de la chikha ne rend pas service à la perpé-
qui rythment la vie des Marocains. C’est une tuation de cette musique. Souvent, les enfants
musique très riche, qui plaît à une frange impor- refusent de voir leurs mères chanter l’aïta, ce qui
tante de la communauté nationale et qui a égale- peut être assez préoccupant.
ment nourri les nouvelles formes prises par la Pourtant, la publication de cette anthologie a ral-
musique chaâbi6. on peut dire que l’aïta est l’école lumé le désir de retrouver ces fascinantes sono-
à laquelle se réfèrent d’abord les artistes de chaâbi. rités et des artistes de renom ont exprimé leur
D’ailleurs, les plus célèbres d’entre eux sont celles souhait de s’inspirer de cette forme musicale pour
et ceux qui soit sont nés dans l’aïta, soit s’en leurs futures créations.S’il existe un certain mépris
inspirent. pour cette musique, elle reste désirable.

5. Fêtes traditionnelles annuelles originellement consacrées à la célébration de personnages saints, elles réunissent les populations
rurales qui assistent et/ou participent à des processions, des fantasias, des spectacles de chants et danses populaires, et vont prier
dans les sanctuaires des saints. 6. Style de chanson populaire citadine spécifique au Maroc (très différent du chaâbi algérien
d’inspiration arabo-andalouse), dédié à la danse et développant des successions de rythmes complexes, dans lequel le violon,
les percussions et, plus récemment, le synthétiseur occupent une place prépondérante.
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H&M : Doit-on considérer l’Aïta comme un H&M : Dans cette anthologie, vous avez pri-
patrimoine menacé de disparition ou vilégié les artistes vivants, en laissant de
comme un patrimoine vivant ? côté les enregistrements des grandes
figures récemment disparues, comme
B. E. M. : Quelques grands maîtres sont encore Fatna Bent El Houcine, Mohamed Laâroussi,
vivants, nous avons pu en enregistrer une tren- Haja Hamounia, Ahmed El Guerfti ou
taine. la mémoire est donc présente, mais ces Cheikha Zahra Kharbouâa. Pourquoi ce
maîtres sont les derniers survivants du monde choix ?
d’autrefois. Donc il est évident que, si l’on ne
fait rien, ce patrimoine se trouvera très vite B. E. M. : il y a d’abord une raison technique.il arrive
amené à disparaître, et tout ce qui va avec. Car que l’on trouve des enregistrements d’aïta sur
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il ne s’agit pas seulement d’une expression vinyle. Mais, la plupart du temps, les maisons qui
musicale, mais du rôle sociétal joué par la pra- ont produit ces enregistrements n’existent plus, et
tique de cette musique. la culture du Maroc est il devient très compliqué de trouver les ayants droit
menacée, non seulement par la globalisation, de ces enregistrements. Quand on parvient à les
mais aussi par la « glocalisation ». C’est-à-dire trouver, il faut alors chercher et négocier avec les
que l’on va retrouver la même forme musicale ayants droit des artistes. Cela représente un véri-
de chaâbi dans un mariage à agadir, à oujda table parcours du combattant. Pour l’éviter, j’ai
ou à Casablanca. Et ce phénomène peut préféré produire les enregistrements des artistes.
s ’avé re r a u s s i n u i s i b l e q u e c e l u i d e l a Je ne souhaitais pas non plus tomber dans une
globalisation.
aujourd’hui, il faut inciter les respon-
sables régionaux à mettre des lieux à la
disposition de ces maîtres qui sont encore
vivants, afin qu’ils perpétuent leurs tradi-
tions. il s’agit, par exemple, de créer des
écoles où seraient enseignées les diffé-
rentes formes de l’aïta : une école de la
hasba dans la région de Safi ; une école
du Mersaoui du côté de Casablanca ; et
ainsi de suite pour chaque région où s’est
développée une expression spécifique de
l’aïta. il faudrait éviter de concevoir
un lieu centralisé où serait enseigné
l’ensemble des formes de aïta. Cela
n’aurait pas de sens, dans la mesure où
l’aïta de Tanger n’a rien à voir avec celle de
Rachidia, par exemple. les écoles locales
donneraient l’opportunité aux maîtres
des styles locaux de travailler à perpétuer
leurs traditions. Elles pourraient créer
chez les jeunes le désir de connaître ces
expressions et éventuellement susciter
une passion à leur égard. Khadija Margoum. © D. R.
206 - Chroniques | Musique

Musique

nostalgie nourrie par des artistes du passé fins connaisseurs de cette expression artistique.
aujourd’hui disparus.il fallait présenter des artistes Malheureusement,il n’aura pas pu voir le fruit de son
vivants afin de sensibiliser les autorités à faire le travail achevé,puisqu’il nous a quittés en juillet 2017.
nécessaire pour que cet art se perpétue. Je tiens à Pour les autres régions, d’autres personnes m’ont
préciser que quatre des maîtres qui figurent dans conseillé. nous avons enregistré plus de cent titres
cette anthologie sont décédés depuis son pouren sélectionner soixante-neuf,qui représentent
enregistrement. toute la diversité de cette expression artistique.

H&M : De quelle manière avez-vous choisi H&M : Comment les enregistrements ont-ils
les artistes pour cette anthologie ? été réalisés ?
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B. E. M. : Je peux dire que j’ai parcouru environ B. E. M. : au départ, j’avais l’intention de faire la
10 000 km en voiture pour aller les rencontrer. tournée des villages avec un mini-studio d’enregis-
l’aspect humain de la relation est essentiel. trement. Mais il s’est vite avéré que le résultat
Pendant plus d’un an, nous avons tissé des rela- serait assimilable à un travail d’anthropologue
tions amicales,humaines et professionnelles dans orientaliste et ce n’était pas ce que je voulais. À
la perspective de cette anthologie. les artistes se l’écoute des artistes, quel que soit leur âge, j’ai
sont impliqués eux-mêmes, contactant les uns et découvert une sorte de réalité contemporaine qui
les autres, pour faire en sorte que la famille soit me plaisait. J’ai donc décidé de les inviter à venir
réunie dans cet ouvrage. tous à Casablanca. nous avons prévu des cachets
allalRgougaétémon« conseilleracadémique »pour pour chacun et ils ont joué le jeu : tous se sont
deux formes d’aïta, l’aïta hasbaouia et l’aïta déplacés, bien que l’enregistrement était pro-
Mersaouia,auxquelles sont consacrés quatre des dix grammé au mois d’août, qui est pour eux la haute
CD composant l’anthologie. il était l’un des plus saison. nous avions organisé un environnement
sympathique. les repas étaient pris sur
place. Une salle de répétition était à la dis-
position des artistes, qui ont beaucoup dia-
logué entre eux. Certains se connaissaient
et ne s’étaient plus revus depuis trente ans.
Toutes ces rencontres ont suscité une
grande émulation, une véritable efferves-
cence artistique, qui rendaient les presta-
tions très puissantes. J’en garde le souvenir
d’un pur bonheur. les enregistrements se
sont succédés durant tout le mois d’août,
dont la première quinzaine très intense
et l’autre consacrée aux finalisations
particulières.
la technique d’enregistrement tient à la fois
de la captation directe des groupes et de la
technique de studio. le travail avec ces
artistes est très facile, mais ils sont très
exigeants. après chaque enregistrement,
Taârija. © D. R. ils veulent écouter le résultat et
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recommencent tant qu’ils n’en sont pas


satisfaits. nous avons utilisé le studio hiba,
l’un des meilleurs d’afrique,qui dispose d’un
vaste plateau permettant d’éloigner suffi-
samment les musiciens les uns des autres
pour obtenir un bon mixage. Quant aux
chanteurs et aux instruments solistes, ils
étaient installés dans des cabines insonori-
sées. la plupart des artistes ont l’habitude
d’enregistrer et connaissent bien la tech-
nique de studio. Certains d’entre eux ont
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arrêté de se produire et n’étaient plus entrés
en studio depuis les années 1970. D’autres
continuent d’enregistrer mais dans de mau-
vaises conditions,voire avec des instrumen-
tations modernes : batterie, synthétiseur,
etc. Pour cette anthologie,nous avons exigé
qu’ils n’utilisent que des instruments les Frères Zarhouni © D. R.

traditionnels7.

H&M : Quel est le statut des artistes qui Khedouj Bent Bousouf, ont arrêté de chanter, soit
continuent à se produire aujourd’hui ? qu’ils n’y trouvent plus la satisfaction qu’ils en
tiraient, soit à cause de la pression sociale ou fami-
B. E. M. : ils sont sollicités pour des soirées privées liale. Souvent, ils vivent dans la précarité, bénéfi-
données par des passionnés de l’art de l’aïta, qui ciant de l’aide de voisins ou de leurs familles. Ceux
préfèrent écouter ces musiciens chez eux. il leur qui se produisent une ou deux fois par semaine
arrive aussi de passer à la télévision. Et on les pro- s’en sortent correctement. ils acceptent ce qu’on
gramme pendant l’été dans des festivals de leur offre et jouent leur musique.
musique traditionnelle, des moussem et autres
cérémonies. on peut dire que ce sont des trouba- H&M : En tant que non-locuteur du darija,
dours des temps modernes. la quasi-totalité des l’arabe dialectal marocain, on peut se sen-
musiciens que nous avons enregistrés sont des tir un peu frustré de l’absence de traduc-
professionnels. Un tiers d’entre eux ont une acti- tion pour les paroles des chansons…
vité parallèle qui leur permet de subvenir à leurs
besoins, leur activité de musicien n’y parvenant B. E. M. : nous avons bien essayé de traduire les
pas. Parmi la cinquantaine d’artistes enregistrés, textes, mais ils se sont avérés quasiment intradui-
environ 60 % sont en activité.les autres,parmi les- sibles. D’abord parce qu’il y a une grande part
quels oueld Keddour, aïda, aïrouta, Cherif ou d’improvisation de la part des interprètes, ensuite

7. la « taârija » : petit tambour en godet fait de terre cuite et tendu d’une peau de mouton ou de chèvre qui tient dans la main.
les chikhates chevronnées la manient pour marquer le rythme ; le « kamanja » : violon à caisse plate joué verticalement à l’aide
d’un archet ; le « bendir » : grand tambour sur cadre circulaire utilisé dans tout le Maghreb ; le « loutar » : luth rustique à quatre cordes
dont la caisse de résonance est enveloppée d’une peau de chèvre tendue ; le « oud » : luth arabe répandu du Maghreb au Moyen-orient ;
le « megroune » : clarinette rustique munie de deux anches spéciique à l’aïta Chaïdmina, produisant un son aigu et puissant ; le « sinia » :
plateau de service à thé métallique joué avec deux baguettes en métal, spécifique à l’aïta Chaïdmina ; la « darbouka » : tambour
en terre cuite de forme évasée, très ancien et très répandu, dont l’ouverture circulaire supérieure, plus large, est tendue d’une peau.
208 - Chroniques | Musique

Musique

parce que chaque chanteur apporte sa propre ver- les grandes villes. Cette école de l’aïta est devenue
sion du texte. Pour les mêmes paroles soumises à très populaire,notamment grâce aux cabarets,qui
trois musiciens, j’ai reçu trois lectures différentes. ont permis la professionnalisation des musiciens.
Par exemple, une phrase d’une chanson est « De le style Zaâri, auquel sont consacrés les disques 5,
mardi à vendredi ». Certains musiciens disent qu’il 6 et 7, s’est développé depuis les plaines agricoles
s’agit du trajet depuis le village que l’on appelle aux pieds du Moyen atlas jusqu’aux faubourgs de
Tlet Bouguedra, parce qu’il accueille un souk tous Rabat. il présente des formes différentes, très
les mardis, jusqu’au village Jamaat de Shaim, qui rurales, issues de cette riche région de cultures.
accueille un souk tous les vendredis. Mais tel autre Son impact sociétal est encore très présent. Ses
musicien me dit qu’en fait il s’agit d’une dame qui interprètes sont assez nombreux et continuent
pleure du mardi au vendredi. Pour éviter d’avoir à d’animer les mariages dans cet univers d’agri-
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donner une version plutôt qu’une autre,j’ai préféré culteurs prospères.
m’abstenir de traduire, voyant que même les cher- le style de l’aïta Filalia ou Beldi,auquel est consacré
cheurs spécialisés dans ces répertoires ne par- le disque 8, a été créé par des musiciens issus de la
viennent pas à fournir de traduction satisfaisante. région d’Errachidia, située au pied de l’atlas côté
J’espère pouvoir trouver le temps et les moyens de désert, qui se sont formés auprès de maîtres de
faire un beau livre consacré à l’aïta, où seraient l’aïta à Casablanca au début du XXe siècle. De
publiées des photos et où chaque texte serait tra- retour dans leur région, leur façon de jouer casa-
duit avec les différentes interprétations données blancaise s’est mélangée au style saharien, inté-
par les artistes. grant notamment un luth local proche du saz turc.
l’aïta Jeblia, qui fait l’objet du disque 9, marque la
H&M : Pourriez-vous résumer le contenu région du nord (Tanger,Tétouan, etc.). on y perçoit
des dix disques de l’anthologie ? des influences des musiques locales avec des
sonorités andalouses, voire méditerranéennes. Ce
B. E. M. : les disques 1 et 2 sont consacrés à la style est caractérisé par ses rythmes joyeux,entraî-
musique du territoire de El hasba, dans l’arrière- nants,avec un art particulier de la danse,où le dan-
pays de la région de Safi,où s’est développée l’école seur tient un plateau de verres à thé sur la tête,
la plus ancienne de l’aïta, la source en quelque tout en dansant.le nombre d’interprète de ce style
sorte. la touche particulière de ce style réside dans a beaucoup diminué ces dernières années.
l’exaltation du poète exprimant tout un répertoire les styles Chaïdmi et haouzi, contenus dans le
de pleurs, de chagrins, de frustrations et de peines. disque 10,sont des formes rurales comportant plus
les disques 3 et 4 présentent le style Mersaoui, de percussions et moins d’harmonies que les
empreint d’une certaine modernité par rapport à autres styles de l’aïta. Ces musiques sont proches
la source,avec l’introduction du oud et de quelques de celles des confréries. l’aïta Chaïdmia, par son
autres instruments. il est apparu au début du accompagnement au « megroune »,sorte de bom-
XXe siècle à Casablanca, dans le quartier du port, barde munie d’une double-anche, impose aux
Marsa, dont il tire son nom. Sa naissance corres- chanteurs une puissance telle que les morceaux
pond à la migration des populations rurales vers sont très courts. ❚

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