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COMMUNISME QUEER

COMMUNISME QUEER
POUR UNE SUBVERSION DE L’HÉTÉROSEXUALITÉ

federico zappino
traduit de l’italien par stefania caristia et romain descotttes

éditions syllepse (paris)


© éditions syllepse pour l’édition française, 2022
69, rue des rigoles, 75020 paris (france)
edition@syllepse.net
www.syllepse.net
isbn : 979-10-399-0039-3
titre original : Comunismo queer. Note per una sovversione dell’eterosessualità, © 2019 MELTEMI PRESS,
Milan.
Table des matières

préface à l’édition française 11


chapitre 1
Quel Communisme Queer ? L’hétérosexualité comme mode de production 29
chapitre 2
L’hétérosexualité, matrice de notre oppression 75
chapitre 3
Performativité du genre et allégories de la transsexualité 99
chapitre 4
L’autre de l’université peut-il parler ? 139
chapitre 5
Orgueil, résistance et subversion : Pour une conscience de classe 155
chapitre 6 (avec Deborah Ardilli)
La représentation de la norme des rapports de domination : Une critique de la lutte
contre les stéréotypes et les préjugés de genre 173
chapitre 7
Notes sur l’identité et l’alliance (Avec une réponse à Toni Negri et Michael Hardt) 187
chapitre 8
Éléments gramsciens pour un séparatisme queer, Idéologie, esprit de scission 213
conclusion
Vers le Nouveau Prolétariat Révolutionnaire des Femmes et des Tarlouzes 237

5
conclusion
Vers le Nouveau Prolétariat Révolutionnaire des Femmes
et des Tarlouzes
« Vous ne devez pas craindre de vous faire enculer lorsque
vous passerez de notre côté, vous devez plutôt avoir peur
de ce que vous êtes aujourd’hui, des mâles hétérosexuels
comme la norme l’exige, et de surcroît en crise. N’est-il
pas grand temps de s’opposer pour toujours à la crise, à
la castration et au sentiment de culpabilité, et d’“effacer
le mot flip du dictionnaire” ? N’est-il pas grand temps de
refuser gaiement le malaise que la société nous a imposé
et d’arrêter la machine totalitaire du capital, créant ainsi
de nouveaux rapports totalisants, et puisque nous sommes
des corps, des rapports érotiques entre tous ? […] La terreur
que vous éprouvez à l’égard de l’homosexualité est une ter-
reur capitaliste, c’est un terrorisme paternel, c’est la terreur
à l’égard du père que vous n’avez pas encore dépassée »,
Mario Mieli, Éléments de critique homosexuelle.
Avec Éléments de critique homosexuelle, ouvrage publié en Italie
en 1977, Mario Mieli nous donnait ce que toutes et tous ceux qui,
aujourd’hui, veulent lutter pour révolutionner les présupposés de leur
propre oppression doivent bien garder à l’esprit.
Deux choses sont à mon avis à souligner dans son œuvre. La pre-
mière est que, loin de libérer les « différences », le système capitaliste
dans lequel nous sommes plongés les exploite. La deuxième est que,
toutefois, cette exploitation peut avoir lieu précisément parce que le
capitalisme laisse complètement inaltérée la structure sociale qui produit
ces différences en tant que telles, en des modes qui ne peuvent être
distingués des inégalités, des oppressions, des violences, de la haine,
ainsi que des formes de tolérance et d’inclusion conditionnelle. D’autre
part, si le capitalisme peut exploiter les différences, c’est qu’il s’est édi-
fié sur elles et que sa possibilité de survie en dépend. Par conséquent,

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Communisme Queer

ce que Mieli dénonce en termes d’« intégration totale1 » des minorisées


de genre et de sexe  –  que Mieli ne pouvait que présager  –  ne signifie
pas que la subversion de ce qui autrefois en déterminait l’exclusion, se
soit accomplie : la subversion de l’hétérosexualité n’est pas parvenue à
se réaliser.
Aujourd’hui, nous avons entièrement intériorisé l’idée que, d’une
façon ou d’une autre, nous serons toujours faibles. Cette intériorisation
s’est traduite par le refoulement du fait que la parité des droits, dans
tout contexte libéral-démocrate, devrait constituer le minimum de nos
ambitions, et non pas le maximum  –  car le maximum devrait consister
à subvertir les structures et les rapports de pouvoir dont dépend notre
oppression. En revanche, Mario Mieli avait compris avec précision et
prévoyance qu’il n’y avait rien de révolutionnaire, ni de transformateur,
dans la célébration et dans l’inclusion des « différences » qu’aujourd’hui
nous propose le capitalisme des plateformes digitales, celui de la gig
economy ou des grandes multinationales, que nous accueillons de plus
en plus souvent comme sponsors des Pride. Car pour Mieli tout cela ne
sert qu’à ratifier la primauté et la nécessité culturelle et matérielle de ce
qu’il définit comme « norme hétérosexuelle ». Pour lui, c’est en effet la
critique de la norme hétérosexuelle qui constitue le prérequis de toute
autre critique possible à l’égard du capitalisme.
Quarante ans plus tard, nous oublions parfois cette exhortation,
lorsque nous critiquons – justement – les différentes formes de pink­
washing mises en place par le capital : nous oublions que si le capital peut
exploiter, d’une façon instrumentale, notre inclusion afin de mener une
guerre contre quelqu’un, d’exploiter quelqu’un d’autre ou de vendre
quelque chose, c’est bien car une structure sociale hétérosexuelle
rend possible ce double jeu. Parfois, nous confondons la critique des
conséquences avec la critique des causes. Et nous oublions surtout que
c’est par la subversion des causes qu’on parvient à la subversion des
conséquences.
Bien que ces certitudes survivent dans la colère, dans la solitude, dans
la précarité, mais aussi dans les pratiques et les désirs de quelques-unes
parmi nous, pour Mieli c’était tout simplement évident que, afin de
préserver son hégémonie, la norme hétérosexuelle était même disposée
à faire rentrer les « perversions » « par la porte de service », selon des

1. Mario Mieli, Éléments de critique homosexuelle : Italie, les années de plomb, op. cit., p. 144.

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Vers le Nouveau Prolétariat Révolutionnaire des Femmes et des Tarlouzes

modalités utiles au Capital et à ses relations de production, à l’État et


à ses appareils disciplinaires et répressifs, ainsi qu’à la Famille et à ses
structures hétérosexuelles de la parentalité. Il était parfaitement clair,
pour Mieli, que dans les années 1970 déjà, l’« Hétéro-État2 » lançait le
premier pavé dans la mare des débats réformistes sur le mariage gay,
alors qu’il cachait sa responsabilité dans les carnages d’homosexuels
dissidents, dont les projets ne consistaient pas exactement dans la pos-
sibilité, dans un avenir proche, de dire « oui » au mariage ou de valider
l’idée d’un « même amour ».
Mieli n’envisageait absolument pas ce genre d’égalité. Contre l’égalité
soigneusement construite et voulue, pour nous, par les hétérosexuels,
conçue en tant que parité, conformité progressive à un modèle de sub-
jectivation et de relation déjà existant – le modèle hétérosexuel, jus-
tement  –  Mieli opposait la subversion. Je ne veux pas dire, par-là, que
Mieli était contre l’égalité, entendue d’une façon générale, spécialement
si être contre l’égalité signifie être pour l’inégalité, ou se laisser aller
avec trop de naïveté aux promesses illusoires d’une société pacifique
des différences. Au contraire, Éléments d’une critique homosexuelle naît non
seulement de la volonté, consciente, de démontrer les fondements d’une
inégalité, mais tout d’abord de l’expérience de l’inégalité. Derrière son
vocabulaire familier, direct, parfois ironiquement rhétorique, et toujours
irrévérencieux, l’on devine une grande souffrance. Je crois que Mieli
aurait appuyé l’idée que le fait de prononcer des expressions telles que
« société des différences » ne sert qu’à occulter ou à normaliser que
ces différences sont, en réalité, des inégalités. « Société des différences »
signifie « société hiérarchique ». D’ailleurs, ce qui nous permet de nom-
mer les différences  –  et si nous pouvons les nommer c’est qu’elles ont
une signification du point de vue symbolique, culturel, politique et
économique – c’est leur histoire d’inégalité. Lorsque nous nommons
les différences, nous mentionnons la signification culturellement et

2. « La perspective du mariage des homosexuels intéresse beaucoup plus le système que les gays
réformistes. Aux États-Unis, la presse, qui a pourtant passé sous silence le massacre de trente et un
homosexuels à la Nouvelle-Orléans en 1973 (un des nombreux massacres perpétrés par l’Hétéro-
État), a consacré la même année de longs articles à la célébration des mariages entre femmes et entre
hommes. En Suède (comme en Norvège) la presse et la télévision discutent du droit au mariage
des homosexuels, alors même que les organisations gays modérées se limitent à la revendication
d’une complète acceptation par la société. Le statu quo hétérosexuel, par son « progressisme », vise
l’intégration totale de l’homosexualité : retour (par la porte de service) aux structures de la famille »
(idem.)

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Communisme Queer

hiérarchiquement construite de toute différence. Nulle différence ne


pourrait être saisie si elle ne servait pas à établir une inégalité.
Je dis cela car il peut être dangereux ou trompeur d’employer des
concepts aussi délicats que « égalité », dans un sens général, et qu’il n’y a
aucun sens à se déclarer « en faveur » ou « contre » l’égalité. Nous savons,
en effet, que l’égalité conçue au sens libéral  –  celle qui coïncide avec
l’égalité formelle des droits  –  n’est pas l’égalité conçue au sens socia-
liste ou communiste  –  coïncidant, en revanche, avec la subversion des
présupposés de l’inégalité, bien que circonscrite au simple domaine éco-
nomique. Cela signifie qu’un même concept prend des significations
différentes selon son régime d’énonciation. Depuis ma perspective, celle
du communisme queer, l’égalité constituant un concept relationnel (je
suis égal à quelqu’un, ou inégal par rapport à quelqu’un), il devrait
toujours nous conduire vers la subversion de la relation entre des iné-
gaux – relation dans laquelle l’oppression de l’une des deux parties
dévoile la domination et le privilège de l’autre. Les réflexions de Mieli
devaient d’une manière ou d’une autre se trouver dans un coin de ma
tête lorsque j’ai écrit que notre lutte pour l’égalité devrait consister tout
d’abord à subvertir le pouvoir, ou le droit de quelqu’un à nous exclure
ou à nous inclure.
Mieli n’était pas étonné ni découragé en présageant ce qui, aujourd’hui,
est désormais sous nos yeux : une conception de notre inclusion pré-
servant entièrement la conscience d’un patron qui peut nous inclure,
ainsi que de notre « émancipation » passant strictement par le marché, à
travers les leurres et l’exploitation. Ce présage constituait au contraire
le point de départ pour une lutte plus radicale, spécifique et nécessaire
contre la norme hétérosexuelle, sans jamais céder sur la relativisation de
l’urgence de sa subversion. « On n’a plus de temps à perdre », écrivait-
il clairement, en répliquant au psychanalyste Elvio Fachinelli, celui-ci
craignant « que des hétérosexuels pacifiques et modérément efficaces
puissent se faire tirer dessus par leur collègue homosexuel3 ». Mieli répli-
quait à cette peur en écrivant que :
Mais Fachinelli sait mieux que moi-même que le fusil est un
symbole phallique. Nous autres folles n’avons aucune inten-
tion de réduire en passoire qui que ce soit, même si nous
sommes prêtes à nous défendre comme nous le pouvons et

3. Elvio Fachinelli, Travestiti, L’Erba Voglio, n° 11, mai-juin, 1973, p. 38.

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Vers le Nouveau Prolétariat Révolutionnaire des Femmes et des Tarlouzes

si nous le ferons encore mieux dans l’avenir : notre révolu-


tion s’oppose au capital et à sa norme, elle a comme but
la libération universelle. Nous laissons volontiers la mort
et la violence gratuite au capital et à ceux qui se sont lais-
sés phagocyter par son idéologie inhumaine. Évidemment,
Fachinelli, en bon hétérosexuel, craint que nous ne nous
armions de fusils parce qu’il craint le rapport homosexuel. Il
faut espérer que cette crainte hétéro se transforme en désir
gay et non en une Terreur telle que nous soyons obligées de
vraiment prendre les armes4.
Mais le souhait de Mieli a été ignoré. Quarante ans plus tard, la peur
hétéro ne semble pas s’être transformée en désir gay. Bien au contraire.
Qui sait comment Mieli aurait réagi aux déclarations récentes d’un
homme hétérosexuel pour qui les manières dont s’aiment et entrent en
relation les gays, les lesbiennes, les personnes trans, sont « dégoûtantes ».
C’est le même homme hétérosexuel qui est devenu ministre de la
famille du gouvernement italien, et qui a aussi déclaré que « les familles
homoparentales n’existent pas ». Comment peut-on lire cette déclara-
tion de non-existence à la lumière du fait que, en revanche, les familles
homoparentales existent bien, et qu’il le sait parfaitement ? Pourrait-on
la lire comme une injonction à ne pas exister ? Ou comme le triste pré-
sage d’un discours de plus grande envergure destiné à défendre l’ordre
hétérosexuel, au cœur du 13th World Congress of Families, qui a eu lieu à
Vérone en mars 2019 et auquel ont participé tous les chefs des organi-
sations néofondamentalistes mondiales, accueillis par certains ministres
du gouvernement italien de l’époque ?
D’ailleurs, le fait que ces pratiques « dégoûtantes » se voient concé-
der la possibilité, hasardeuse, d’une intégration disciplinée, bien que
« totale », ou de celle qu’aujourd’hui, nous pouvons définir comme
« inclusion conditionnelle », est bien loin de signifier que la subversion
de ce qui les produit en tant que telles, donc en tant que tendances « per-
verses » par rapport aux tendances « normales », se soit accomplie. Si un
homme hétérosexuel qui devient ministre de la famille peut s’adresser
aux minorisées de genre et de sexe en taxant de « dégoûtantes » leurs
modes de relations et d’amour, ce n’est pas simplement parce qu’il
est homophobe, ou rétrograde, ou plus généralement fasciste, comme
beaucoup de monde (beaucoup d’hommes hétérosexuels comme lui

4. Mario Mieli, Éléments de critique homosexuelle : Italie, les années de plomb, op. cit., p. 348-349.

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Communisme Queer

qui, cependant, sont un peu plus gay friendly ou, plus simplement, indif-
férents) aime à le penser. À travers ses déclarations d’homme politique
hétérosexuel, il rend plutôt explicites deux questions : la première est
que l’hétérosexualité constitue une majorité politique, avant que numé-
rique ; la deuxième est que cette majorité politique, même lorsqu’elle
refuse poliment de le dire, pense que toutes les modalités d’existence
et de relation non conformes à l’hétérosexualité sont et restent des
perversions  –  ou des pratiques « dégoûtantes », justement.
Notre statut politique minoritaire en témoigne. Mais nous sommes
minoritaires également d’un point de vue numérique, même si nous
nous leurrons souvent en disant qu’il y a de plus en plus de personnes
obligées d’être hétérosexuelles – comme cela continue d’arriver pour
toute nouvelle naissance et est également arrivé à nous toutes, tout
comme nous a été imposé le genre socialement conforme à notre
sexe  –  qui se sentent plus libres de ne pas respecter ces obligations et
de renégocier les termes généraux du contrat avec le reste de la société
hétérosexuelle. Il faut dire que la perception de cette liberté accrue,
en termes strictement numériques, est faussée par le fait que les Pride
sont pleines d’hommes hétérosexuels5 – qui, par d’ailleurs, tiennent
beaucoup à y clarifier qu’ils ne sont pas du tout « comme nous », par
des banderoles explicites pour éliminer toute ambiguïté autour de leur
présence6. Il faut également dire que, aujourd’hui encore, lorsque nous
nous retrouvons entre nous, dans certaines piscines thermales publiques
où nous nous réfugions pour défouler la tension et le stress d’être
constamment en contact avec des personnes qui nous méprisent, nous

5. « Défiler à la Pride signifiait protester », disait Paul Ellis, activiste gay historique du quartier Castro
de San Francisco : « Aujourd’hui ce n’est plus qu’une occasion pour des jeunes hétéros de montrer
leurs pectoraux et de faire la fête », voir « Gay Pride parades used to mean protests. Now they’re an
excuse for straight kids to party », USA Today, 25 juillet 2018.
6. Parmi les plus récentes : « J’aime les foufounes mais je soutiens la parade » (juin 2018). Cette pan-
carte a toutefois été perçue par peu de personnes comme homophobe et sexiste, ainsi que « despo-
tiquement hétérosexuelle » : cette expression avait déjà été utilisée par Eve Kosofsky Sedgwick qui
commentait alors une manifestation « d’alliance », avec les étudiants gays, des hommes hétérosexuels
se déroulant à l’université de Amherst (Massachusetts) au milieu des années 1980 : « Je me souviens
d’une manifestation pro-gay […] durant laquelle, bien que personne n’ait pris le risque de faire un
coming out, quelques hommes en soutien des droits des personnes gays se sentaient dans l’obligation
de préciser que, tout en étant sensibles à la thématique, ils étaient tout de même hétérosexuels. À
cet instant j’ai compris que je ne voulais pas me retrouver dans cette position despotique et assez
répréhensible. […] Il n’est pas possible de dire, à la première personne, qu’on est “hétérosexuel”
sans évoquer fatalement une symétrie fallacieuse entre les deux termes » (Epistemology of the Closet,
op. cit.).

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haïssent ou, dans le meilleur des cas, nous tolèrent, nous avons toutefois
parfaitement conscience que nous constituons une minorité. Cela m’est
arrivé hier, dans une ville du Nord du monde. Nous sommes mal à
l’aise, nous nous regardons entre nous comme si nous étions des crimi-
nels, nous intériorisons le regard des hétérosexuels à notre encontre, en
vivant une forme d’attraction réciproque qui est toutefois indissociable
de la perception de l’insécurité et de la culpabilité. Nous nous sentons
ensorcelés, limités dans le désir de nous rapprocher et de parler  –  tan-
dis qu’autour de nous les couples hétérosexuels sont parfaitement à
leur aise, lorsqu’ils ne sont pas occupés à se galocher à la piscine, au
parc, à la plage, n’importe où, qu’il y ait des enfants autour d’eux ou
pas. Nous nous sentons comme si nous occupions abusivement l’espace
public, comme si cet espace ne nous appartenait pas légitimement,
comme si nous étions des hôtes constamment indésirés. Et la majo-
rité des personnes nous le confirme sans hésiter, à travers les regards
insistants, même lorsqu’on ne nous dit ou ne nous fait rien d’explici-
tement « offensif ». Nous pouvons être examinés par les hétérosexuels,
ils peuvent nous scruter, impunément, comme si cela ne constituait pas
une violation à notre égard. Et nous pouvons faire l’objet d’insultes,
d’offenses et d’agressions physiques. Le traitement que nous subissons
est, dans un certain sens, très similaire à celui que subissent les femmes,
même si, pour nous, la possibilité de subir un harcèlement sexuel ou un
viol est plus faible ; cette possibilité n’est pas nulle pour autant, notam-
ment si nous différons des normes hégémoniques de la masculinité7.
Mais s’ils – les hommes hétérosexuels – se sentent libres de le faire,
c’est évidemment qu’ils ne craignent pas une réaction de notre part. Ils
sont pleinement conscients qu’ils occupent une position majoritaire, de
supériorité. « Espace public » signifie, d’ailleurs, « espace hétérosexuel ».
Les brillants intellectuels de gauche peuvent trouver ici la raison pour
laquelle, pour beaucoup d’entre nous, il est plus simple, et souhaitable,
de se retirer dans l’obscurité de l’espace privé (pour ceux qui peuvent
s’en permettre un), de la maison, de la chambre à coucher, dans les bars
gays, dans le consumérisme le plus effréné, dans les nombreux « ghettos
dorés ». L’anticapitalisme est en de piètres mains, chers camarades : l’indifférence
olympique de cette brillante intelligentsia de gauche à l’égard des conditions

7. Pour Mieli, la nature d’une agression d’un homme hétérosexuel contre un homosexuel  –  bien
qu’elle diffère du viol ou du harcèlement réservé généralement aux femmes – reste toutefois
d’ordre sexuel.

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Communisme Queer

sociales et des rapports de force hétérosexuels qui confient au capitalisme


la charge d’effacer, par le marché, la ségrégation de l’espace public –  coopère avec
le capitalisme lui-même, et donc avec la norme hétérosexuelle.
Affrontons donc avec cet esprit le fait que les paroles de Mario Mieli
résonnent comme inaltérées par le temps : la norme est l’hétérosexualité.
Le reste, ce ne sont que des perversions – ou des pratiques « dégoû-
tantes ». Des pratiques « dégoûtantes » sur lesquelles la norme « grave la
marque de l’infamie8 ». Des perversions qu’il faut prévenir, qu’il faut
freiner, qu’il faut extirper ; ou bien qu’il faut, selon l’idéologie libérale,
tolérer afin de leur attribuer une valeur. « Mais la tolérance, écrivait
Mieli, est encore la négation de la liberté9 ». Et ce n’est évidemment pas
la liberté libérale qui corrige cette négation :
Dans les faits, la « liberté » que la loi garantit aux homo-
sexuels se réduit à n’être qu’une liberté d’exclus, d’oppri-
més, d’exploités, d’objets de violence morale et souvent
physique, d’isolés dans un ghetto généralement dangereux
et, presque toujours, d’une misère évidente. Pour Frances-
co Saba Sardi : « [La société], tardo-capitaliste, alors même
qu’elle garantit juridiquement la tolérance de l’homosexua-
lité, impose aux homosexuels une marque (d’infamie, de
ridicule ou de compassion) qui les confine dans un ghetto
plus ou moins doré à l’intérieur duquel l’homosexuel est
amené à jouer son propre rôle de façon caricaturale […] ».
En Hollande, l’un des pays européens dans lesquels les ho-
mosexuels ont atteint le stade le plus élevé d’émancipation
politique, ceux-ci sont encore marginalisés, relégués dans un
ghetto, prisonniers de cette cage dorée qu’est Amsterdam
(même s’il faut bien admettre que l’on y jouit beaucoup plus
intensément et beaucoup plus tranquillement que dans les
chiottes de la place du Dôme à Milan…)10.
Selon Mieli, nous devrions en déduire que c’est la norme hétéro-
sexuelle elle-même qui montre des signes évidents de pathologie. Car
si « l’amour d’une personne pour une autre de sexe opposé n’est aucu-
nement pathologique en soi » :

8. Mario Mieli, Éléments de critique homosexuelle : Italie, les années de plomb, op. cit., p. 112.
9. Ibid., p. 137.
10. Ibid., p. 138.

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Vers le Nouveau Prolétariat Révolutionnaire des Femmes et des Tarlouzes

L’hétérosexualité telle qu’elle se présente aujourd’hui,


comme la norme, est pathologique en ceci qu’elle fonde
son pouvoir sur la répression des autres tendances de l’Éros.
La tyrannie hétérosexuelle constitue l’un des facteurs déter-
minants de la névrose moderne et est, dialectiquement, l’un
des plus graves symptômes de cette névrose.11
À peu près à la même époque où Monique Wittig fait la même chose
en France, en Italie Mieli ne limite pas ses critiques à l’égard de l’hété-
rosexualité dont sont imprégnées de nombreuses couches du féminisme,
en les accusant de vouloir « réformer la norme sans l’éliminer12 ». « Au
regard de la spécificité homosexuelle », écrit-il :
Pas de féministe hétérosexuelle qui « tienne ». D’ailleurs,
nous autres folles sommes disposées à continuer de subir
la culpabilisation que nous imposent les femmes. Au cours
de notre vie, nous avons hélas rencontré beaucoup d’édu-
castratrices éducastrées, et il est vrai que les femmes oppo-
sées à l’homosexualité sont encore aujourd’hui beaucoup
plus nombreuses que les homosexuels manifestes machistes
asservis à l’idéologie du pouvoir. Beaucoup de femmes nous
ont offensés et continuent de nous offenser, se sont mo-
quées de nous et continuent de se moquer de nous, nous
ont réprimés et continuent de nous réprimer. Aujourd’hui,
si nous voulons faire avancer, d’un point de vue gay, la lutte
pour la libération universelle (lutte qui les concerne donc
elles aussi, lutte contre les préjugés qui vise la dissolution
de toute résistance anti-gay), alors elles ne peuvent être que
contre nous et nous « contre » elles13.
Cependant, il n’est pas moins vrai qu’à travers cette critique vis-à-vis
du féminisme, Mieli semble vouloir jeter les bases d’un dépassement
de l’opposition entre les luttes féministes et les luttes homosexuelles.
D’ailleurs, Mieli argumente sa critique avec la même effronterie que
celle avec laquelle il se solidarise des féministes et des lesbiennes dans

11. Ibid., p. 64.


12. Ibid., p. 295. Ce n’est pas pour rien que Louise Turcotte utilise les mêmes mots que Mieli
pour reprendre l’esprit de l’œuvre de Wittig dans Louise Turcotte, « La révolution d’un point de
vue », préface à Monique Wittig, La pensée straight, op. cit. : « En passant outre le régime politique de
l’hétérosexualité, le féminisme repose actuellement sur un aménagement dudit système plutôt que
sur une volonté de l’abolir » (p. 23).
13. Mario Mieli, Éléments de critique homosexuelle : Italie, les années de plomb, op. cit., p. 295.

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Communisme Queer

leur critique à l’égard du machisme, face auquel le mouvement homo-


sexuel n’est pas immunisé. « Il est vrai, disait-il, que pour des raisons
historico-sociales, nous autres gays sommes beaucoup plus proches de
la condition des femmes que les hommes hétérosexuels, et cela malgré
la subsistance en nous de privilèges et de gratifications décidément
masculins, quoiqu’en quantités et en qualités variables selon les cas,
qui s’expliquent au plan social, psychologique et, aussi, sexuel. À l’évi-
dence, la dureté de la persécution et de la marginalisation concerne
les hommes homosexuels en tant qu’homosexuels et non pas en tant
qu’hommes14 ». D’autre part, la société
attaque avec une dureté toute particulière la composante
transsexuelle, ou vaguement transsexuelle, de l’homosexua-
lité, telle qu’elle se manifeste actuellement : les lesbiennes
butch, les folles, les homosexuels « efféminés » sont frappés
plus durement par l’opprobre et la dérision publics ; ils sont
même parfois critiqués par les homosexuels réactionnaires,
plus intégrés, plus straight, qui s’acharnent à se faire passer
pour des « normaux », c’est-à-dire pour des hétérosexuels.
Les homosexuels réactionnaires (homoflics*) considèrent
que les folles follassantes et les travestis « salissent, aux yeux
de tous, le monde homosexuel et l’homosexualité elle-
même ». De notre côté, nous, gays follassants, les considé-
rons comme des folles travesties en hétéros, des malheureux
contraints au mimétisme, à jouer toute leur vie durant un
rôle imposé par le système et à justifier avec des argumen-
tations idéologiques leur position d’esclaves consentants. Ils
se demandent, « que veut le mouvement gay ? La société
désormais accepte les différents, alors pourquoi se battent-
ils encore15 » ?
Mieli prenait, d’une façon performative, ses distances vis-à-vis de ces
homoflics, en affichant politiquement sa joie – « Je suis content d’être
une folle manifeste, féminine16 ». Mais il montrait également « la souf-
france que cela implique, dans cette société17 ». Mieli assumait en effet
entièrement le risque d’afficher sa joie d’être « une folle manifeste » là

14. Ibid., p. 87. « En un mot, ils [les gays] savent ce que signifie être considérés comme des êtres
humains de seconde zone, comme le deuxième sexe », idem.
15. Ibid., p. 293.
16. Ibid., p. 88.
17. Idem.

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Vers le Nouveau Prolétariat Révolutionnaire des Femmes et des Tarlouzes

où la norme hétérosexuelle œuvre et se reproduit à la lumière du soleil,


soit dans l’espace public, en le traversant avec ses jupes à fleurs et ses
talons argentés, afin de mettre en évidence la conformité performative
de ses spectateurs et de la contester par une affirmation performative du
corps. « Les véritables travestis sont des personnes normales », écrivait-il
d’une manière éloquente :
En effet, nous croyons que les véritables travestis sont les
« normaux » : de même que l’hétérosexualité absolue dont
ils se targuent cache la disponibilité polymorphe, et mal-
heureusement inhibée, de leur désir, de même les habits
standards, qu’ils viennent du Prisu ou de Montenapoleone,
cachent et avilissent l’être humain admirable et réprimé qui
gît en eux. Notre travestisme est condamné parce qu’il jette
au visage de tous la funeste réalité du travestisme général,
qui doit demeurer tu, tacitement expié. Loin d’être particu-
lièrement drôle, le travesti révèle à quel point la grande ma-
jorité des gens, dans leurs uniformes monstrueux d’homme
ou de « femme », est tragiquement ridicule. Avez-vous jamais
« voyagé » dans le métro ? Comme je l’ai écrit autrefois, « si
le travesti apparaît comme ridicule aux yeux de celui qui le
rencontre, pour le travesti apparaîtra à l’inverse très triste-
ment ridicule la nudité de celui qui, habillé tout court*, est
en train de lui rire au nez »18.
Toutefois, même si les femmes hétérosexuelles  –  contrairement aux
lesbiennes – n’étaient presque jamais complices de ses performances
subversives (« Lorsque des femmes critiquent les gays qui s’habillent en
“femme”, il ne faut pas oublier de quelle chaire vient ce sermon. »)19,
cela ne devient jamais un prétexte pour niveler les genres sur une res-
ponsabilité indifférenciée dans la reproduction de la norme hétéro-
sexuelle. S’il y avait une égalité dans la responsabilité, en effet, il y aurait
également une égalité de pouvoir. Mais, pour Mieli, il n’y a pas d’égalité
de pouvoir entre les genres. Les genres conformes sont tels par rapport à la
norme hétérosexuelle, et l’hétérosexualité est la relation entre les genres la plus
conforme à la norme. Mais ce n’est pas une relation symétrique. D’ailleurs,

18. Ibid., p. 294. « Pour un homme, s’habiller en “femme” ne signifie pas nécessairement représenter
la “femme-objet”. Tout d’abord, parce qu’il n’est pas une femme, et que le fétichisme masculin
imposé par le capital réclame qu’il soit habillé tout autrement, réifié en une tout autre tenue, habillé
comme un homme ou bien “unisexe” », idem.
19. Ibid., p. 297

247
Communisme Queer

Mieli sait très bien que les effets de la norme hétérosexuelle consistent
à la fois dans le tabou anti-homosexuel et dans l’assujettissement de la
femme à l’homme. Cet assujettissement devient intelligible à travers la
violence sexuelle, le viol, ainsi que l’exploitation du travail reproductif
gratuit ou sous-payé des femmes, à l’intérieur ou à l’extérieur de la
maison. La féministe matérialiste Christine Delphy20 affirme que, en
termes de pourcentage, cette donnée demeure inaltérée depuis 1977. Le
travail gratuit ou sous-payé des femmes, à l’intérieur ou à l’extérieur de
la maison, ne cesse de constituer le grand allié du capitalisme. De plus,
grâce à la réflexion de Deborah Ardilli, nous pouvons également saisir
le pouvoir performatif du travail domestique gratuit, à savoir l’ensemble
des effets qu’il produit sur celles qui sont destinées à l’accomplir ainsi
que, plus généralement, en termes d’occultation et de réification du
mode de production hétérosexuelle du genre21.
Si l’on se bornait à ne concevoir le travail domestique gratuit qu’en
tant qu’allié du capitalisme, on risquerait en effet de véhiculer l’idée
que seul le capitalisme en tire des bénéfices, et non pas, à travers lui,
les hommes et la reproduction de la société hétérosexuelle. Il serait
d’ailleurs ardu d’essayer de comprendre quel avantage pourrait tirer
le capitalisme du viol de la femme par l’homme (ou par un groupe
d’hommes), ou du passage à tabac d’un gay par un homme (ou par un
groupe d’hommes).
Toutefois, c’est précisément à ce niveau que l’on peut questionner
la relation que Mieli théorise entre le capitalisme et la norme hétéro-
sexuelle. Car pour Mieli, le capitalisme  –  conçu en tant que mode de
production et rapport social  –  tire tous les bénéfices, non seulement du
travail gratuit des femmes, ou des nouvelles formes d’exploitation des
homosexuels. Le capitalisme tire tout d’abord ses bénéfices de l’action
répressive qu’accomplit la norme hétérosexuelle sur ce qu’il définit
comme « transsexualité originaire ».
L’emploi que Mieli fait du mot « transsexualité » est assez différent
de la manière dont le concevait le sexologue David Oliver Cauldwell
(qui forgea le terme en 194922) ou l’endocrinologue Harry Benjamin,
qui publia, en 1966, l’un des premiers ouvrages scientifiques importants

20. Christine Delphy, Pour une théorie générale de l’exploitation, op. cit.
21. Deborah Ardilli, « Introduzione », dans Manifesti femministi op. cit.
22. David Oliver Cauldwell, « Psychopatia transexualis », Sexology, n° 16, 1949.

248
Vers le Nouveau Prolétariat Révolutionnaire des Femmes et des Tarlouzes

sur la transsexualité, The Transsexual Phenomenon23. En d’autres termes,


Mieli ne parle pas de la transsexualité en tant que « transition » ou « réas-
signation » sexuelle. « Transsexualité originaire », c’est le nom qu’il attri-
bue à :
la disposition érotique polymorphe et indifférenciée de l’en-
fant que la société réprime et que tout être humain porte
en soi au stade latent à l’âge adulte, ou bien relégué dans
les abysses de l’inconscient sous le joug du refoulement. Le
terme « transsexualité » est, me semble-t-il, le plus à même
d’exprimer à la fois la pluralité des tendances de l’Éros et
l’hermaphrodisme originel et profond de chaque individu24.
[…] À tous ceux qui se demandent si l’on naît homosexuel
ou si on le devient, il faut répondre que l’on naît avec une
disponibilité érotique très vaste, dirigée avant tout envers
soi-même et envers la mère, puis dirigée (au fur et à mesure)
envers « tous » les autres indépendamment de leur sexe et en-
vers le monde. Si l’on devient hétérosexuel ou homosexuel,
en refoulant les pulsions homoérotiques dans le premier cas
et les pulsions hétérosexuelles dans le second, c’est à cause
de l’éducastration25.
Bien évidemment, l’éducastration qui nous amène à devenir « hété-
rosexuels ou homosexuels » ne s’accomplit pas en permettant aux deux
modalités des possibilités égales, et l’on ne peut non plus relever de
symétrie entre l’injonction à refouler les impulsions homoérotiques et
celle à refouler les impulsions hétérosexuelles. Je crois cependant que
Mieli voulait nous amener au cœur de la question, pour qu’on com-
prenne que, pour autant qu’ils puissent différer entre eux, les corps
sont – et restent – des surfaces sensibles, pénétrables, qu’on peu
caresser. Quels qu’ils soient, les corps peuvent entrer en contact entre
eux. C’est là, pour Mieli, la transsexualité. Mieli ne s’attarde pas sur les
modalités avec lesquelles la différence sexuelle parvient à l’intelligibilité
exclusivement à travers l’oppression hétérosexuelle  –  comme le faisait
à la même époque Monique Wittig :

23. Harry Benjamin, The Transsexual Phenomenon : A Scientific Report on Transsexualism and Sex
Conversion in the Human Male and Female, New York, The Julian Press, 1966
24. Éléments de critique homosexuelle : Italie, les années de plomb, op. cit., p. 36. Il me semble que la trans-
sexualité originaire définie par Mieli peut corresponde à l’unité de l’être qu’on trouve chez Wittig.
25. Ibid., p. 34-35.

249
Communisme Queer

Il n’y a pas de sexe. Il n’y a de sexe que ce qui est opprimé


et ce qui opprime. C’est l’oppression qui crée le sexe et non
l’inverse. L’inverse serait de dire que c’est le sexe qui crée
l’oppression ou de dire que la cause (l’origine) de l’oppres-
sion doit être trouvée dans le sexe lui-même, dans une divi-
sion naturelle des sexes qui préexisterait à (ou qui existerait
en dehors de) la société26.
Néanmoins, Mieli nous invite à regarder cette différence en allant au-
delà de la cartographie hétérosexuelle des corps. Bien qu’il ne réduise
pas simplement l’hétérosexualité à une orientation sexuelle hégémo-
nique et coercitive – bien au contraire, il la reconnaît comme étant
le présupposé de la domination masculine –, il ne saisit pas son rôle
productif, le rôle que l’hétérosexualité joue dans la production de la
différence sexuelle elle-même, et donc des corps et des relations qu’ils
entretiennent. Pourtant, même s’il ne se démarque pas de la conception
hétérosexuelle de la différence sexuelle – ou précisément parce qu’il
ne le fait pas –, il insiste sur le fait que le mode d’emploi des corps
qu’impose la norme hétérosexuelle n’est pas intrinsèque aux corps eux-
mêmes. C’est en revanche ce mode d’emploi qui s’impose sur chaque
corps, et c’est par là que s’accomplit la pleine réalisation de la norme
hétérosexuelle, pour tout un chacun. Le corps est en effet, pour lui, un
lieu de possibilités relationnelles et de désir. Le corps – et l’esprit en
fait partie  –  est, par sa nature même, transsexuel.
Bien entendu, cela concerne également le corps de l’homme hétéro-
sexuel. L’élément le plus important des réflexions de Mieli, demeurant
toujours irréalisé dans ses potentialités révolutionnaires, est précisément
l’insistance sur le fait que le corps de l’homme hétérosexuel est lui aussi
le produit d’une aliénation. Sa transsexualité est elle aussi réprimée par
la norme. Le fait de devenir un homme hétérosexuel coïncide en effet
avec un processus d’aliénation qui est le propre de cette transsexualité.
C’est dans cette aliénation que consiste ce que Mieli définit comme
« éducastration », à savoir « la transformation de l’enfant aux tendances
potentiellement polymorphes “perverses” en un adulte hétérosexuel
érotiquement mutilé mais conforme à la norme27 ».
Dans un passage que je partage particulièrement, Mieli rappelle à
juste titre que :

26. Monique Wittig, La pensée straight, op. cit., p. 44.


27. Éléments de critique homosexuelle : Italie, les années de plomb, op. cit., p. 34

250
Vers le Nouveau Prolétariat Révolutionnaire des Femmes et des Tarlouzes

La lutte que les homosexuels révolutionnaires mènent


contre les mâles hétérosexuels a pour but la transformation
de ceux-ci […] en êtres humains libres, ouverts, non plus
uniquement et obstinément hétéro, non plus autres, mais
homosexuels comme nous, semblables à nous ; et ce, afin
de trouver dans les rapports intersubjectifs gais, désinhibés,
francs, la force collective nécessaire à subvertir le système :
afin de pouvoir véritablement faire l’amour avec eux, et
entre nous. Ce telos positif anime la lutte gay contre le mâle
hétéro, qui en tant que tel, est nécessairement contraint
(lié ?) au statu quo28.
On pourrait trouver excessif que la force collective nécessaire à la
subversion du « système » demeure dans la transformation des hommes
hétérosexuels vers « la libération du désir homoérotique présent dans chaque
être humain ». Tout serait donc là ? Cette idée, qui veut finalement être
une théorie de la recomposition sociale, peut-elle suffire ? C’est là un
doute bien fondé. Néanmoins, il est encore plus fondé de répondre : on
ne peut le savoir. C’est là l’unique réponse que nous devons donner.
Car les hommes hétérosexuels sont restés tels que ceux contre lesquels
luttaient Mieli et les homosexuels révolutionnaires. Les hommes hété-
rosexuels tels que Mieli les décrivait sont toujours les mêmes, et nous
pouvons les retrouver dans n’importe quel lieu et n’importe quelle
classe sociale. Ce sont, en revanche, les « homosexuels révolutionnaires »
qui ont été décimés. Autrement, il n’y aurait aucune raison, aujourd’hui,
de se remettre à évoquer la subversion de l’hétérosexualité et de relire
Mieli avec la conscience que son œuvre nous indique ce qui aurait pu
être, et qui en revanche n’a pas été.
Nous n’avons là qu’une seule des raisons pour lesquelles, pour Mieli,
l’homme hétérosexuel n’est pas une « victime » de la norme hétéro-
sexuelle de la même façon que les femmes, les lesbiennes ou les gays.
L’éducastration les concerne aussi, comme elle concerne tout le monde,
y compris ceux qui, avec joie ou avec douleur, cherchent à défaire
les effets éducastrants de la norme, en se réappropriant ce qui a été
aliéné et mis au service d’un contrat social inégal – le contrat social
hétérosexuel. La différence consiste cependant en ce que, tandis que

28. Mario Mieli, Éléments de critique homosexuelle, op. cit., p. 112. NdT : l’édition française ayant omis
ce passage, nous traduisons du texte original : Mario Mieli, Elementi di critica omosessuale, Turin,
Einaudi, 1977.

251
Communisme Queer

les hommes, aussi bien que les femmes et les pédés ; sont assujettis à la
norme, les femmes et les pédés sont également, à leur tour, assujetties
aux hommes – culturellement, économiquement et érotiquement. Ils
sont asservis mais, « au lieu de diriger leur rage et leur haine contre
le système, ils les dirigent contre ceux qui paraissent encore plus bas
qu’eux : la femme et le pédé29 ». C’est là la substance de la conformité dif­
férentielle à la norme. C’est la forme sociale que prend et perpétue l’aliénation
de la transsexualité. Et c’est naturellement de là que découle le rôle que Mieli
accorde aux sujets historiques de l’antithèse à la norme, dans la subversion de
la norme elle-même.
Considérons à ce propos la réponse de Mieli à Luciano Parinetto
et à son urgence de penser la transsexualité hors de la dialectique qui
l’oppose à la norme hétérosexuelle. Pour Parinetto, « si elle ne veut
pas [confirmer] la négation des rôles sexuels, sur laquelle elle pourrait
se fonder », la contestation des gays et des femmes devraient penser la
transsexualité en des termes « totalement alternatifs à la fois à la pré-
tendue normalité et à ce qui en constitue l’opposition dialectique30 ».
En principe, Mieli partage cette exhortation. La question politiquement
ouverte reste toutefois qu’il est difficile que le « totalement alternatif »,
que Parinetto souhaite voir, se produise, en l’absence d’une subversion
de ce qui, à l’état actuel, l’inhibe, le réprime, ou le fétichise et le réifie
dans les relations capitalistes. Mieli est bien sûr un partisan de l’utopie,
mais d’une « utopie concrète » :
Je tiens à insister sur le fait que la conquête de la transsexua-
lité passe nécessairement par le mouvement des femmes et
la libération complète de l’homoérotisme, mais aussi des
autres composantes de l’érotisme polymorphe de l’être hu-
main. Par ailleurs, l’idéal utopique de la transsexualité ne
peut s’entendre comme « utopie concrète » qu’à condition
qu’il nous fasse sortir de la dialectique concrète actuelle
entre les sexes et entre les différentes tendances sexuelles
(notamment entre hétérosexualité et homosexualité) et qu’il
nous en éloigne. Les sujets qui s’opposent dans un rapport
antithétique à la norme hétérosexuelle masculine sont les
seuls qui peuvent lutter pour le dépassement de l’actuelle
opposition entre les sexes et entre génitalités hétérosexuelles

29. Ibid., p. 238.


30. Luciano Parinetto, « L’utopia del diavolo : egualitarismo e transessualità », Utopia, n° 12, 1973.

252
Vers le Nouveau Prolétariat Révolutionnaire des Femmes et des Tarlouzes

et homosexuelles ou autres « perversions ». Si, donc, la trans-


sexualité représente le véritable télos, on pourra l’atteindre
seulement lorsque les femmes auront détruit le « pouvoir »
masculin fondé sur la bipolarité des sexes, et seulement
lorsque les homosexuels auront aboli la norme et diffusé
universellement l’homosexualité31.
Si seulement les bien-pensants pouvaient l’entendre ainsi ! Au contraire,
Éléments de critique homosexuelle souhaite envisager la construction de la
société communiste en partant de la réappropriation de la transsexualité
originaire qui a été sacrifiée sur l’autel de la norme hétérosexuelle, mais
aussi de l’affirmation de cette dernière en tant qu’objectif normatif. Ou
mieux : de son affirmation en tant que mode de production. D’ailleurs,
pour Marx, un mode de production n’est qu’un système d’organisation
sociale et productive du travail, des moyens de production ainsi que
des rapports entre les personnes et les groupes. Tout simplement, Marx
ne va pas jusqu’à dire que c’est l’hétérosexualité qui sous-tend toute
forme d’organisation sociale et productive – tout mode de produc-
tion  –, et qu’elle constitue donc le mode de production par excellence.
C’est à l’hétérosexualité en tant que mode de production que Mieli
semble opposer utopiquement la transsexualité en tant que mode de
production :
Il suffit d’aller au bureau ou à l’usine pour s’apercevoir
immédiatement à quel point l’atmosphère abrutissante du
lieu de travail est empreinte d’homosexualité réprimée et
sublimée. Les « camarades » de travail qui respectent rigou-
reusement, comme le veut le capital, le tabou anti-homo-
sexuel, se font baiser huit heures par jour, sans compter
les heures supplémentaires, ils s’exhibent dans un mouve-
ment de rivalité devant les femmes, ils « s’entendent » entre
hommes, ils se cognent dessus, et ils travaillent. Aussi, font-
ils le jeu, pardon*, le travail du capital, et établissent-ils une
fausse solidarité entre hommes, une solidarité négative qui
les opposent aux femmes et les opposent les uns aux autres
dans une optique frustrée (et frustrante, ou alors bassement
gratifiante) de rivalité, de concurrence pour savoir qui est
le plus dur, le plus viril, le plus brutal, le moins baisé au
milieu du « baisodrome » général − si au moins c’était un vrai

31. Mario Mieli, Éléments de critique homosexuelle, op. cit., p. 52.

253
Communisme Queer

« baisodrome » ! − asservissement à la machine capitaliste, au


travail aliéné et au consensus forcé qui favorisent la répres-
sion mortelle de l’espèce humaine et du prolétariat.
Si le désir gay était libéré entre « camarades » de travail, ils
deviendraient alors de vrais camarades, capables de recon-
naître et de satisfaire le désir qui les unit depuis toujours ;
ils seraient capables de créer, par une attraction réciproque
retrouvée, une solidarité nouvelle et authentique entre
hommes et femmes ; capables de réaliser, tous ensemble,
femmes et tarlouzes, le nouveau prolétariat révolutionnaire.
Le seul capable de dire stop au travail et oui au commu-
nisme32.
À la première lecture, ces réflexions pourraient peut-être paraître
dépassées, puisque dans un nombre de plus en plus grand de lieux de
travail l’homosexualité n’est pas seulement ouvertement tolérée, elle
est même explicitement recherchée – c’est ce à quoi nous nous réfé-
rions en termes de diversity management. Pourtant, nous avons vu que
Mieli avait déjà anticipé ce phénomène. Et dans tous les cas, peut-on
affirmer que le renforcement de politiques de diversity management a été
suivi par une libération du désir gay entre les camarades, par la fin de
la production hiérarchique d’hommes et de femmes, ou par la subver-
sion révolutionnaire de la norme hétérosexuelle, visant à récupérer la
transsexualité originelle ? Doit-on relever une subversion de l’hétéro-
sexualité dans les politiques managériales des chaînes multinationales du
vêtement discount ? Pas besoin de répondre à cette question rhétorique.
L’analyse de Mieli est donc toujours valable. Car non seulement il
présageait avec lucidité que le capitalisme ferait tout pour entraver ce
qui aurait pu en marquer la fin, à savoir la constitution et l’organisation
du « nouveau prolétariat révolutionnaire des femmes et des tarlouzes »
Mais aussi parce que, dans le dernier chapitre de son ouvrage, intitulé
« Vers un communisme gay », il réaffirme la validité de la théorie de
Freud – selon laquelle la civilisation réprime les tendances de l’Éros
qui sont conçues comme étant « perverses » afin de sublimer l’éner-
gie libidinale dans les sphères économique et sociale33 –, qu’il définit
comme « l’une des hypothèses les plus intéressantes à propos de la cause

32. Ibid., p. 346


33. Freud retenait que la sublimation de l’homosexualité avait comme fin le maintien de l’ordre
social. Sigmund Freud, Le malaise dans la culture, Paris, Flammarion, 2019.

254
Vers le Nouveau Prolétariat Révolutionnaire des Femmes et des Tarlouzes

de l’affirmation historique du tabou anti-homosexuel34 ». En revanche, il


s’en prend ouvertement à l’hypothèse de Herbert Marcuse, qu’il consi-
dère comme « datée35 ». En effet, selon Marcuse :
Contre une société qui utilise la sexualité comme moyen
pour réaliser une fin socialement utile, les perversions main-
tiennent la sexualité comme fin en soi ; elles se placent ainsi
en dehors du règne du principe de rendement et mettent en
question sa base même. Elles établissent des relations libidi-
neuses sur lesquelles la société doit jeter l’anathème, parce
qu’elles menacent de renverser le processus de civilisation
qui a transformé l’organisme en instrument de travail36.
La thèse selon laquelle les « perversions » constitueraient en elles-
mêmes des formes de résistance au capitalisme serait, pour Mieli,
obsolète, car il a déjà compris que « la société se sert parfaitement des
“perversions” à des fins utilitaristes » :
La « perversion » est vendue au détail et en gros, elle est
étudiée, sectionnée, évaluée, marchandisée, acceptée, dis-
cutée ; elle est devenue à la mode, in et out ; elle est deve-
nue culture, science, papier imprimé, argent (si tel n’était
pas le cas, qui pourrait bien publier ce livre ?). L’incons-
cient est vendu en tranches sur le comptoir du boucher. Si
donc, pendant des millénaires, les sociétés ont réprimé les
dites « perversions » de l’Éros afin de les sublimer dans le
travail, aujourd’hui le système les libéralise dans le but de
les exploiter ultérieurement dans la sphère économique et
de soumettre toutes les tendances érotiques aux impératifs
de la production et de la consommation37.
Ce sont là des paroles claires et étonnamment actuelles  –  bien plus
éloquentes et évocatrices que celles que de nombreux théoriciens
emploient aujourd’hui pour décrire un phénomène qu’ils peuvent
observer beaucoup mieux que ne le pouvait Mieli à son époque !
Pourtant, c’est précisément à travers ces paroles  –  qui, selon certains,

34. Mario Mieli, Éléments de critique homosexuelle, op. cit., p. 312. Et il continue : « Mais ce n’est pas
la seule. Il en existe d’autres et, en particulier, celle qui considère la norme hétérosexuelle, et donc
le mariage et la famille, comme l’institutionnalisation de l’assujettissement de la femme au mâle. »
35. Ibid., p. 313.
36. Herbert Marcuse, Éros et civilisation, Paris, Minuit, 1968, p. 54.
37. Mario Mieli, Éléments de critique homosexuelle, op. cit., p. 313

255
Communisme Queer

devraient nous exhorter à abandonner le champ de la lutte de genre


et de sexe  –  que Mieli espère la constitution du « nouveau prolétariat
révolutionnaire des femmes et des pédés », devant viser tout d’abord à
subvertir la norme hétérosexuelle. Comment est-ce possible ?
On ne peut répondre qu’en relisant entièrement Éléments de critique
homosexuelle, et non seulement les parties qui nous permettent de tirer
Mieli par la jupe afin de légitimer un générique – et donc masculin
et hétérosexuel  –  mouvement anticapitaliste. La libéralisation des per-
versions, explique-t-il, « n’existe que comme fonction de la marchan-
disation qui s’opère dans l’optique mortifère du capital38 » ; elle ne vise
donc pas à la subversion de la norme hétérosexuelle qui réprime la
transsexualité originaire et déclasse toutes ses manifestations au rang de
perversions. La « perversion » ne cesse d’être réprimée : tout simplement,
cette répression ne se manifeste plus seulement en termes d’énergie
latente du travail et des rapports sociaux et économiques. Elle se mani-
feste aussi, voire notamment, comme énergie fétichisée et réifiée sur le
marché lui-même. C’est précisément pour pouvoir être libéralisée, et
donc marchandisée, que la « perversion » doit demeurer réprimée, et
l’énergie libidinale qui lui appartient ne doit pas cesser d’être subli-
mée dans le travail et, donc, exploitée. Ce que Mieli définit comme
« désublimation répressive » – la marque de l’actuelle mise à valeur et
au travail des genres et des sexualités déformés – ne cesse d’aller de
pair avec la perpétuation de la sublimation forcée de la transsexualité au
travail39. Elle ne cesse d’aller de pair avec « la conservation de rapports
de production dépassés, et de garantir la solidité de l’édifice social sur
lequel ils sont fondés40 ». La « désublimation répressive » n’entame en
rien, ni ne compromet, le propos de subvertir l’hétérosexualité.
C’est pourquoi je crois que la grandeur de Mieli demeure dans le
fait d’avoir saisi ante litteram que les genres, soient-ils plus ou moins
proches de la norme hétérosexuelle, sont en tout cas performatifs. C’est

38. Idem.
39. Idem. Il ajoute : « Si l’on continue d’accepter les produits vraiment obscènes et pervers que le
capital impose sur le marché sous l’étiquette de sexualité « perverse », si certains se contentent de
« défouler » leurs pulsions « particulières » en se limitant à éprouver une excitation médiocre devant
les suppôts fétiches misérables du sexe bradés par le système, alors il est évident que les tendances
érotiques définies comme « perverses » ne peuvent que demeurer réprimées. Aujourd’hui, la lutte
pour la libération de l’Éros consiste aussi en un refus du sexe libéralisé et donc emboîté dans la
société permissive, un refus du consumérisme sexuel. »
40. Ibid., p. 315.

256
Vers le Nouveau Prolétariat Révolutionnaire des Femmes et des Tarlouzes

pourquoi ils sont mis à valeur et au travail dans leur totalité, que ce
soit par sublimation ou par désublimation. « norme hétérosexuelle »,
en ce sens, semblerait définir le mode de production des ressources
humaines et symboliques sur lesquelles s’organisent la société et l’éco-
nomie. J’emploie cette expression, « mode de production », en la tirant
librement du vocabulaire marxiste, pour insister sur le fait que, pour
Mieli, ce bios qui, selon certains, serait génériquement mis à valeur et
au travail, est déjà, et depuis toujours, genré. C’est précisément cette
genrisation qui permet sa mise à valeur selon les modalités dans les-
quelles elle se manifeste matériellement. La « multitude », par consé-
quent, n’est pas encore composée de « singularités »  –  selon cette ligne
de pensée allant de Deleuze à Negri  –, mais, de façon obstinée, elle se
compose de sujets genrés et racisés, tout comme la productivité qui en
découle est genrée et racisée. C’est ici, je crois, que s’inscrit la critique
actuelle du « travail du genre », sur lequel insiste aujourd’hui en Italie le
SomMovimento NazioAnale :
Le genre est un moyen de production sociale : nous faisons
toutes et tous notre entrée en société en incorporant un
genre, et toutes les prestations sociales, soient-elles profes-
sionnelles ou non, passent par des caractéristiques de genre
qui sont mises en production de manière spécifique. Nos
performances de genre ont tendance à être toujours mises à
profit : lorsque nous le construisons à travers la consomma-
tion ; lorsque nous le performons en partageant (comme sur
les réseaux sociaux) des informations sur nous-mêmes, sur
nos préférences, sur notre personnalité ; lorsque nos carac-
téristiques de genre (présumées) sont mises au travail dans
une entreprise, dans un chantier, derrière le comptoir d’un
bar, à l’université41.
Selon le SomMovimento NazioAnale, l’idée selon laquelle le genre
constitue un « moyen de production sociale » conduit tout d’abord à
reconnaître la gratuité du travail du genre, et donc l’exploitation qui
se déploie à travers l’ordre constitué des genres, tout simplement en le
faisant nôtre :

41. Voir à ce propos Renato Busarello, « Diversity management, pinkwashing aziendale e omo-
neoliberismo. Prospettive critiche sul caso italiano », dans Federico Zappino (éd.), Il genere tra neoli-
berismo e neofondamentalismo, op. cit., p. 80.

257
Communisme Queer

Nombre de prestations que nous réalisons produisent du


profit mais ne sont pas reconnues comme étant du travail.
De ce fait, elles ne sont pas rémunérées. On nous dit qu’une
grande partie de ce que nous faisons n’est pas rémunérée
parce qu’il ne s’agit de rien d’autre que d’une opportunité
qui nous est donnée pour montrer qui nous sommes (pour
nous réaliser, pour trouver peut-être, un jour, un travail
rémunéré, pour être embauchés, pour garder notre poste,
pour acquérir de la visibilité), exactement comme depuis
toujours on dit aux femmes que prendre soin des autres est
une façon (la façon) de s’exprimer elles-mêmes.
En deuxième lieu, cette idée nous amène à envisager la praticabilité
d’une grève sociale des genres :
Nous sentons résonner de plus en plus fort le temps de la
grève sociale et d’une grève de tous les genres. Qu’arrive-
rait-il, si dans les toutes les innombrables facettes de la pré-
carité répandue dans laquelle le travail et le non-travail ont
été fragmentés, dans le travail sexuel, affectif, dans le travail
de soin, rémunéré ou non, nous pratiquions une grève de
toutes les attentes, répétitions, actes, rôles par lesquels, au
quotidien, nous (re)produisons l’ordre établi des genres, et
avec lui l’ordre établi tout court42 ?
L’impossibilité d’établir si ce qui « adviendrait » serait le germe d’un
communisme queer ou de la subversion de l’hétérosexualité, suggère
que les deux objectifs ne sont peut-être pas aussi lointains qu’il n’y
paraît.
Quoi qu’il en soit, il peut être important de garder à l’esprit que la
société communiste, pour Mieli, n’est pas une société où « les diffé-
rences », « les genres », « les orientations sexuelles », soient-ils sublimés
ou désublimés, cohabitent poliment, en se tolérant, en se réprimant,
en s’efforçant de se laisser réciproquement en paix. Ce serait là le pro-
jet néolibéral, mais son échec est sous les yeux de tous, comme en
témoigne le fait que ce projet n’a jamais pu éliminer l’oppression, la
violence et l’exploitation auxquelles nous assistons tous les jours. La
société néolibérale, d’ailleurs, se fonde sur la mise au pas de l’inclusion,
non pas sur l’élimination des présupposés de l’exclusion.

42. SomMovimento NazioAnale, « Sciopero sociale : sciopero dai generi/dei generi », 2014, som-
movimentonazioanale.noblogs.org.

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Vers le Nouveau Prolétariat Révolutionnaire des Femmes et des Tarlouzes

Tout comme pour Marx la révolution est toujours une révolution du


mode de production, la société communiste, dans l’utopie de Mieli,
semble être la société qui a remplacé le mode de production hétéro-
sexuel des personnes par le mode de production transsexuel, en aban-
donnant donc l’éducastration, et en annulant ainsi les présupposés de ce
qui « transforme une des tendances les plus fondamentales de l’Éros en
source d’horreur et de culpabilité43 » ; de ce qui « nie aux êtres humains
la possibilité d’avoir des rapports érotiques avec la moitié de la popula-
tion » ; de ce qui « sépare » et « maintient les gens à distance » ; de ce qui
empêche « l’amour de l’homme pour l’homme et de la femme pour la
femme, en contribuant essentiellement à la perpétuation de l’antago-
nisme des sexes44 » ; et de ce qui inhibe « la concrétisation de nouveaux
rapports gays entre hommes et femmes […] − rapports totalement autres
que ceux du couple traditionnel, visant entre autres une façon nouvelle
et gaie de procréer45 ».
La négation de tout cela est, pour Mieli, tout simplement la néga-
tion de la vie. Si nous voulons vivre, nous dit Mieli, la lutte pour le
communisme doit aujourd’hui se manifester en tant que négation de la
norme hétérosexuelle se fondant sur la répression de la transsexualité,
répression qui est essentielle à la subsistance de la domination du capital
sur l’espèce. La révolution est subversion de cette répression. Seuls les
corps qui se sont réappropriés la transsexualité pour la révolter contre
la norme mortifère du capital peuvent organiser autrement les forces
productives du commun.
C’est là un point fondamental car, bien que Mieli ne subordonne
jamais l’urgence de la subversion de la norme à une lutte plus générale
pour l’émancipation d’une humanité indéterminée et saisie sans distinc-
tion, « émancipation humaine » est toutefois l’un des concepts fondant
son argumentaire, qu’il tire clairement de Marx. Puisqu’il constitue,
aux yeux du lecteur désireux d’en sortir indemne, l’un des points
les plus mal compris d’Éléments de critique homosexuelle, il vaut mieux
préciser que, pour Mieli, l’émancipation humaine n’est pas un moyen
pour rendre gay friendly le communisme. C’est, en revanche, l’émanci-
pation de l’homme de la norme hétérosexuelle, pour le bien-être de
tout·es. Il n’y a pas de tentative pour créer un point de contact entre le

43. Mario Mieli, Éléments de critique homosexuelle, op. cit., p. 112.


44. Ibid.
45. Ibid., p. 317.

259
Communisme Queer

communisme et la subversion de la norme : car ce sont la même chose.


Le communisme n’est pas hétérosexuel. « Les mâles hétérosexuels et
prolétaires », en revanche, « sont corrompus : ils acceptent de se faire
payer par la misérable monnaie phallophore du système, en échange de
gratifications mesquines, afin de contenir la potentialité révolutionnaire
transsexuelle46 ».
Je sais trop bien que, pour beaucoup de monde, cela n’est pas grand-
chose. Et je suis désolé pour eux, car même si le « prolétaire » de 1977
ne coïncide pas exactement avec le « précaire » d’aujourd’hui, je crois
tout de même que la revendication de cette même potentialité révolu-
tionnaire, ainsi que la propension à en penser l’organisation, ne cesse
de constituer la seule différence entre les luttes, pas du tout univoques,
menées aujourd’hui contre le capitalisme.

46 Ibid., p. 238.

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