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Pourquoi les applications de rencontre


nous déshumanisent-elles ?
Ziyed Guelmami
9-12 minutes

Aujourd’hui, malgré une réputation encore sulfureuse, les applications


constituent un moyen crédible de rencontrer des partenaires pour de
nombreux Français.
À titre d’exemple, près d’un quart des Français ayant trouvé un
partenaire depuis la fin du premier confinement l’a rencontré sur une
application de rencontre.
Pourtant, ce type de plates-formes suscite encore de la méfiance pour
les non-utilisateurs, mais aussi pour les utilisateurs. Ces derniers vivent
parfois ces applications comme des espaces de frustration et parfois
de souffrance. Au-delà du lieu commun du « supermarché de
l’amour », nous proposons d’examiner les raisons pour lesquelles les
applications de rencontre peuvent aliéner ou objectifier leurs
utilisateurs.

Un design d’application exploitant le désir amoureux


Quel que soit leur concept (à l’exception des applications de slow
dating proposant volontairement peu de profils dans une logique
qualitative) et, leurs spécificités, les applications de rencontre visent à
faciliter et à accélérer les rencontres. À l’instar des réseaux sociaux,
leur enjeu économique fondamental est l’acquisition, la rétention et la
monétisation de leurs utilisateurs. Et comme pour les réseaux sociaux,
la démarche business sous-jacente à ces plates-formes revêt de
graves conséquences.

À lire aussi : Que se passe t-il dans le cerveau quand on tombe


amoureux ?

Ainsi, dès l’inscription, les applications simplifient l’accès à leur vivier


de célibataires : il suffit souvent d’un compte Facebook ou d’un numéro
de téléphone, et d’une image pour exister sur la plate-forme. Les
utilisateurs étant peu guidés et conseillés, la qualité des profils s’en
ressent.
Selon l’étude que nous avons menée dans le cadre de notre ouvrage
« Applications de rencontre. Décryptage du néo-consumérisme
amoureux », seulement 59 % des profils masculins proposent une
description et un tiers d’entre eux proposent une description ou

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biographie de plus d’une phrase. La pauvreté du contenu de nombreux
profils (ou leur aspect très artificiel) implique que l’on s’y attarde moins,
qu’on ne les prend pas au sérieux. En conséquence, l’être humain
derrière le profil s’avère beaucoup moins visible. Notons que ce
phénomène est moins prégnant sur les sites de rencontre traditionnels
(où les frais d’inscription supposent une plus grande élaboration du
profil) et sur certaines applications encourageant les utilisateurs à
répondre à un grand nombre de questions pour alimenter leur profil.

Algorithmes secrets
Ce premier problème n’a pourtant qu’une influence toute relative sur le
désir des utilisateurs, promis à la rencontre d’une abondance de
célibataires. Une ou deux photos peuvent suffire à susciter l’envie de
rencontrer. Ici, la nécessité des applications à retenir leurs inscrits peut
s’avérer nuisible. Nul ne sait comment sont conçus les différents
algorithmes de suggestion de profils, seulement, si l’on se fie à
l’expérience des utilisateurs telle qu’elle est racontée, on se rend
compte que les applications distillent les profils pertinents au compte-
goutte et qu’une lassitude tend à s’installer. Ce sentiment suscite une
moindre implication dans la démarche de dating, un moindre intérêt
dans chaque profil proposé, et, conséquemment, la multiplication de
comportements peu constructifs, voire antisociaux.
Enfin, la nécessité de monétiser les profils prometteurs contribue
également à faire des applications de rencontres des machines à créer
de la frustration. Il s’agit pour ces plates-formes d’amoindrir la
performance naturelle de ces utilisateurs pour les encourager à opter
pour des options payantes (pour mettre en avant son profil, pouvoir
aimer un nombre illimité de profils ou envoyer un message non sollicité,
etc.). Ce système permet aux applications de rencontre de figurer
parmi les plus rentables au monde.
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L’utilisateur lambda, attiré par les applications pour leur gratuité
apparente, se retrouve donc sans le savoir dans une sorte de
purgatoire où son expérience serait rendue volontairement frustrante,
aux antipodes de la promesse initiale des plates-formes, en proie aux
problèmes d’estime de soi que l’on peut imaginer. On observe ainsi
nombre d’utilisateurs s’accrochant désespérément à la moindre mise
en contact et certains autres développant de l’agressivité.

Un système fécond de comportements antisociaux


La conception (le design) des applications de rencontre, ainsi que la
nature même du cyberespace, favorise les comportements antisociaux
et tend donc à déshumaniser les rencontres en ligne. Nous abordons
ici quelques exemples parlants qui nous ont été relatés dans le cadre
de notre étude.
Tout d’abord, parmi les critères d’adoption des applications de
rencontre, deux aspects sont régulièrement évoqués : s’engager dans
une logique d’homophilie ou s’ouvrir à de nouveaux horizons. Si cela
semble contradictoire, nos recherches démontrent que ces deux

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approches aboutissent sur un comportement de recherche similaire :
une hypercritérisation.
D’après notre étude, 73,8 % des répondants se considèrent plus
sélectifs en matière de critères sur les applications que dans la vie hors
ligne. Cette hypercritérisation correspond à une tendance très
prononcée à focaliser son attention sur des critères conçus comme des
préférences personnelles mais souvent découlant du système des
applications tels que l’âge, la taille, la couleur de peau, des cheveux, le
métier, le niveau d’études, la religion, la qualité de l’orthographe, etc.
Cette hypercritérisation va souvent de pair avec une hypersélectivité.
Un utilisateur pourra donc considérer que le moindre élément d’un
profil est rebutant et disqualifier ainsi chaque profil non conforme, à tout
moment. Ce phénomène, s’il peut paraître bénin ou légitime, tend à
vider la démarche de rencontre de son sens, à la rendre bien plus
artificielle et à instaurer la fameuse atmosphère de « prêt-à-jeter » tant
décriée sur les applications. Paradoxalement, l’hypercritérisation et
l’hypersélectivité constituent le revers de la médaille d’une trop grande
abondance de profils.

Violence du ghosting
En conséquence, le ghosting s’est imposé comme un acte de violence
normalisé et intériorisé par les utilisateurs. Ce terme issu de l’anglais
« ghost » (fantôme) désigne le fait de ne plus donner de nouvelles à
quelqu’un de manière subite et définitive, sans raison apparente. Selon
notre étude, 53 % des hommes et 80 % des femmes admettent l’avoir
déjà fait lors de leur activité de dating. Il est intéressant de noter que le
ghosting se pratique aussi après une rencontre « en réel » suite à des
échanges sur les applications de rencontre. Il ne s’agit donc pas
seulement d’un problème de design des applications ; le système
d’abondance qu’elles ont instauré altère également les interactions
humaines hors du monde virtuel. Plusieurs éléments viennent favoriser
cette pratique sur les applications : la consommation cyclique des
plates-formes (les utilisateurs s’inscrivent et se désinscrivent au gré de
leur situation amoureuse), l’incitation à flirter avec plusieurs personnes
à la fois, la décontextualisation des rencontres (c’est-à-dire qu’aucun
contexte social ne consolide le lien établi entre deux personnes), la
mauvaise perception – paradoxale – que l’on a des autres utilisateurs
sur ces plates-formes (c’est le cas de 54 % des répondants de notre
étude), le fait d’être soi-même régulièrement victime de ghosting et de
vouloir « rendre la pareille ».
La problématique de l’hypercritérisation présente également des cas
plus extrêmes, par exemple la fétichisation, notamment des minorités.
De nombreux témoignages ainsi que les travaux du chercheur français
Marc Jahjah mettent en évidence ce phénomène sur les applications.
La fétichisation consiste dans ce cas à ne plus considérer son
interlocuteur comme un individu à part entière, mais à l’assimiler à une
catégorie, un stéréotype, basé sur des critères visibles comme la
couleur de peau, la taille, une partie de son corps (seins, mains, pieds,
cheveux, sexe, etc.). Ici, l’humain est donc réduit à l’un de ses
attributs : il s’agit donc d’une forme d’objectification qui contribue à
alimenter le sentiment de déshumanisation et de marchandisation sur
les plates-formes de rencontre.

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Quitter les applications pour réhumaniser la rencontre
en ligne ?
La lassitude (la « dating fatigue ») est sans doute le plus grand mal qui
ronge le monde des applications aujourd’hui. Si ces plates-formes
semblent satisfaire leurs utilisateurs au début de leur activité, ce
sentiment semble décroître au fur et à mesure du temps, ce qui amène
logiquement les utilisateurs à quitter ces plates-formes. 88 % de nos
sondés déclarent avoir déjà désinstallé toutes leurs applications de
rencontre. Cependant, parmi eux, seuls 31 % l’ont fait car ils avaient
rencontré une personne qui leur convenait. Les 69 % restants ont quitté
les applications par lassitude, pour leur caractère chronophage ou suite
à une mauvaise expérience. Ces chiffres ne surprennent pas, étant
donné que la frustration sur les applications de rencontre fait partie
intégrante de leur modèle d’affaires « freemium ».
En guise d’alternative, les ex-utilisateurs, notamment les jeunes, se
tournent de plus en plus vers les réseaux sociaux comme Instagram
pour faire des rencontres. Sur ces plates-formes, les échanges sont
perçus comme plus authentiques, et donc, plus humains.
Nous soulevons donc le rôle essentiel que les utilisateurs ont à jouer
pour contribuer à réhumaniser les rencontres en ligne, mais soulignons
surtout la responsabilité des applications qui se doivent de proposer
une conception éthique de l’expérience utilisateur si elles souhaitent se
pérenniser. Un mouvement s’opère déjà chez les plates-formes pour
intégrer des dispositifs de sécurité et pour lutter contre les pratiques
antisociales mais leur modèle d’affaires semble encore limiter leurs
options.

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