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Au camp naturiste de Montalivet, l’ultime

bataille des nus propriétaires, menacés


d’expulsion
Par Hubert Prolongeau Publié aujourd’hui à 06h00, mis à jour à 10h58

Les habitués, les pionniers, les fidèles de « Monta » y vont, pour certains, depuis
cinquante ans, à la recherche d’« un autre mode de vie ». La nouvelle direction veut les
expulser pour rentabiliser l’espace. Fin d’une utopie ?

Les vagues battent inlassablement la plage 2 du Centre hélio-marin (CHM) de Montalivet


(Gironde), le premier centre naturiste ouvert en France, en 1950. C’est la fin du mois
d’août. Les vacanciers s’en vont. Les habitués, les pionniers, les fidèles, les résidents à
l’année vont se retrouver entre eux. Certains campeurs, comme Guy et Jeanne
Bergougnoux, professeurs d’EPS et gens de spectacle, fréquentent les lieux depuis plus de
cinquante ans. Ils installent chaque été leur caravane dans la « zone ONF », ainsi appelée
car propriété de l’Office national des forêts. C’est la plus ancienne de « Monta », la plus
belle, la plus proche de la mer. La plus rude aussi : ni eau ni électricité, des douches
seulement à l’eau froide.

En cette fin d’été, les Bergougnoux ferment leur « maison » : intérieur marbré, parois en
liège, glaces sculptées, meubles en cuir, rideaux en macramé, poignées chromées…
L’auvent est soigneusement replié, la caravane prête à être tractée si besoin, le terrain laissé
propre. Comme chaque année. Sauf que cette fois flotte une étrange ambiance sur le centre.
Cet au revoir est-il un adieu ? Le 3 mars, comme 59 autres résidents, Guy et Jeanne
Bergougnoux ont reçu une lettre recommandée de la direction du CHM. Elle leur annonçait
le non-renouvellement de leur bail et l’obligation de déplacer leur caravane avant le
31 décembre 2022. Le 1er septembre, Guy a répondu, seul, s’extrayant du combat collectif
qui se met en place.

« Suite à votre lettre d’expulsion de notre caravane, je vous demande de bien vouloir
revenir sur votre décision. A 50  ans, c’est plus facile de répondre à une telle exigence ; à
plus de 80 ans, cette lettre est un véritable traumatisme. » Il a pesé chaque mot. Lui et
Jeanne sont arrivés au CHM à Pâques 1967, ils sont revenus chaque été. « Montalivet a été
une grande partie de ma vie.  J’aimais la liberté que je trouvais ici, l’extraordinaire qualité
des liens entre les gens », rappelle Guy Bergougnoux. Clown et acrobate, parfois
programmé en première partie de Michel Delpech, de Ringo ou des Frères Jacques, il
assurait tous les ans un spectacle à la salle du centre, entourée d’arbres sur lesquels les gens
grimpaient pour mieux l’apercevoir déguisé en grand-mère, marchant sur les mains,
donnant un spectacle intitulé CHM  : les  Cinq Horribles Musculos.

Dans un bar de la place du Châtelet, à Paris, Noëlle Thomas reprend une gorgée de son
diabolo menthe. Le regard vague, un peu triste. Cadre dans une banque, elle est de retour
chez elle après plus d’un mois passé dans sa caravane, libre et nue, à « Monta ». « Mon
paradis  », sourit-elle, de longs cheveux bruns entourant son visage effilé de presque
quinquagénaire. « Monta », elle y est arrivée toute petite. Elle se souvient des douches sous
les arbres, des longues conversations autour de la corvée de vaisselle, faite en commun, de
l’astronome qui venait leur raconter les étoiles… Sa mère, 75 ans, a maintenant un
bungalow sur place. Noëlle a préféré l’austérité et le côté nature de la « zone ONF ».

« Vous en avez assez profité »


Tous les étés, elle y passe au moins un mois. Elle y a télétravaillé pendant tout le premier
confinement. « C’est une vraie rupture avec le quotidien. La nudité, bien sûr, mais pas
seulement : la solitude, la nature, l’ouverture des gens… Dans la vie, il faut avoir un lieu.
Mon lieu, c’est Montalivet. Si on me l’enlève, on m’ampute. » Elle aussi est sur la liste des
expulsables. « Je n’arrive pas encore à imaginer ne plus venir.  » Elle a déjà eu un rendez-
vous avec Olivier Testard, le directeur. Elle n’a pu retenir ses larmes. « Il m’a dit : “Vous
en avez assez profité.” L’âme de la zone s’en va petit à petit. C’est triste. Il faut préserver
des endroits comme celui-là, des endroits où l’on peut vivre différemment. »

Philippe Barret, à la tête de l’Association de défense des usagers du naturisme, à Montalivet (Gironde), le 16 septembre
2022. FLORENCE KIRASTINNICOS

Le CHM est aujourd’hui détenu, sous la marque Tohapi, par le groupe Vacanceselect,
racheté fin juillet par l’entreprise European Camping Group, propriétaire de soixante-cinq
campings en France et partenaire de deux cents autres en Europe. Il est aujourd’hui
majoritaire, à 77,9 %, dans la Socnat, l’association loi 1901 créée avec le centre, longtemps
détenue par les usagers (dix actions par bungalow), puis transformée en société anonyme
en 1954 et rachetée en 1999 par un promoteur immobilier non naturiste, Didier Vacher.
« Qu’est-ce qu’on a été bêtes  de vendre ! », soupire Philippe Barret, 84 ans, présent dès le
début et aujourd’hui à la tête de l’Association de défense des usagers du naturisme. « Tout
cela reposait sur des valeurs  : refus de l’apparence, respect des autres, proximité de la
nature, écologie avant l’heure… Nous cherchions un autre mode de vie. Seuls la nudité et
un survêtement bleu, le même pour tous, étaient acceptés. Jusque dans les années 1980, il y
avait énormément de bénévoles. Aujourd’hui, il n’y a plus que la rentabilité qui motive nos
dirigeants », regrette-t-il.

Le Centre hélio-marin – 175 hectares, 1,5 kilomètre de plage, 10 000 habitants – comprend


un terrain communal, une zone publique maritime, en gros la plage et les dunes, et entre les
deux, la « zone ONF », 24 hectares qui relèvent, eux, du domaine privé de l’Etat. Son statut
est régi par une série de conventions entre l’ONF et la direction du CHM. Une première
offensive a été lancée en 1995, quand la convention a provoqué l’augmentation des loyers
exigés par l’ONF dans d’énormes proportions. Pour son renouvellement, en 2004, les
occupants ont négocié ferme, et le nouveau texte, signé en 2008, n’a pas apporté de grandes
modifications.

Audit de vétusté
« C’est en 2010 qu’on a commencé à parler de nous comme de “clients” », se souvient
Philippe Barret. La dernière convention, en 2018, veut mettre en place soixante-trois
bungalows et exige que les caravanes restant sur place soient « en très bon état ». Un audit
de vétusté est commandé à l’étude Eric Lapeyre. Malgré l’opposition de certains habitués,
rappelant par lettre recommandée que leur installation est privée, Me Lapeyre l’effectue en
mai, souvent en leur absence. Deux questions sont posées : la caravane est-elle tractable, ce
qui reste assez objectif ; est-elle «  en très bon état », ce qui est beaucoup plus subjectif. Au
bout du compte, 59 caravanes sur 78 sont jugées non conformes par les services de
l’huissier. Enorme inflation : en 2020, lors d’une visite de l’ONF, seules quatre ou cinq
d’entre elles avaient été considérées comme « dégradées ». Pour se mettre en règle, les
« contrevenants » se sont vu offrir la possibilité d’en acheter une nouvelle par
l’intermédiaire de la société MobilHome Plus, une filiale du groupe Vacanceselect
spécialisée dans la vente de caravanes et mobil-homes.

Cédric et Sébastien, au Centre hélio-marin de Montalivet (Gironde), le 1er septembre 2022. FLORENCE
KIRASTINNICOS

Alors, quelques habitués de « Monta » ont résisté. « Nous sommes le village gaulois », dit
en souriant Alain Boehm, qui vient ici depuis 1975 et que ses voisins surnomment « Jean
de Florette » à force de le voir aller chercher de l’eau avec ses seaux. Il a alerté le service
de répression des fraudes, en vain. Cédric Moreau, ancien fonctionnaire bordelais qui a tout
plaqué en 2015 pour venir ici retrouver « le contact direct avec la nature et une certaine
bienveillance  », a créé le Collectif du peuple de la dune. Florence Kirastinnicos, 59 ans, le
corps cuivré et le cheveu jaune paille, a trouvé l’avocat, Me Vincent Beux-Prere, qui
lancera, fin novembre, une procédure devant le tribunal judiciaire en attaquant sur deux
fronts : le flou de la locution « en très bon état » et l’inégalité de traitement entre les
caravanes, contraintes d’être tractables, et les bungalows installés sur la zone.

Autoportrait de Florence Kirastinnicos, à Montalivet (Gironde), début septembre 2022. FLORENCE KIRASTINNICOS

Photographe, documentariste, peintre, fille d’un autre peintre, Jean Kiras, Florence
Kirastinnicos s’est rendue à Montalivet pour la première fois à 22 ans, dans un bungalow
prêté par des amis de ses parents. Pendant une semaine, elle y vit une sorte d’expérience
spirituelle, ne se nourrissant que de pommes et de vinaigre de cidre. Dix ans plus tard, elle
installe une caravane sur un emplacement de la « zone ONF » et y vient depuis plusieurs
mois par an. « “Monta”, c’est un monde. Unique. On ne peut pas le comprendre tout de
suite. Il faut s’y laisser porter par le temps. »

Violence verbale
Un temps qui court vite. Daniel Bobillier préside l’ANM, l’association Les amis naturistes
de Montalivet, forte de 1 050 adhérents et bien décidée à se battre jusqu’au bout. « C’est la
première bataille d’une guerre qui va s’étendre, pronostique-t-il. Le problème dépasse
largement la “zone ONF”. C’est celui, national, des rachats de centres de vacances par de
grands groupes commerciaux. » Il s’agit selon lui d’une volonté « très forte » de faire du
CHM un camp conforme à l’idéal Tohapi. «  La pression est constante et les procédés
déloyaux, poursuit-il. La direction a menti en exigeant l’arrachage des haies autour des
emplacements au nom de consignes de la commission de sécurité de la préfecture qui n’ont
jamais existé. Leur but est de faire partir les résidents au profit d’une clientèle de
vacanciers de passage beaucoup plus rentable et beaucoup moins revendicatrice. »

L’action de l’ANM a déjà permis, selon M. Bobillier, de faire reculer la Socnat sur des
augmentations de loyer prévues de 1 500 euros par an pour les nouveaux mobil-homes et
un passage de 3 600 à 6 900 euros pour la location du terrain. « Nous ne voulons ni
toboggans ni parcs aquatiques : nous voulons un CHM qui reste notre CHM, conforme à
nos valeurs », insiste-t-il, avant d’évoquer un autre problème : la zone tampon, 22 hectares
dévolus à la promenade, qui ont été retirés du domaine du CHM pour être loués au camping
voisin, non naturiste et lui aussi propriété de Vacanceselect.

L’ONF, qui n’a pas souhaité répondre au Monde, a toujours refusé de recevoir les
associations. Les relations entre les habitués et le nouveau directeur du centre, Olivier
Testard, sont difficiles. Il lui est reproché de n’être pas naturiste, ce qu’il assume
parfaitement, et il est accusé de violences verbales répétées. « Il faisait un constat
d’huissier autour d’une caravane, raconte Philippe Barret. Je me suis approché pour
regarder ce qu’il faisait. Il m’a crié dessus et traité de “gamin”.  » Cédric Moreau et sa
mère ont déposé l’un une plainte, l’autre une main courante au commissariat de Soulac : le
premier affirme qu’on lui a promis de « lui pourrir la vie  », la deuxième qu’on l’a traitée
de «  pauvre femme ». Sollicité par Le Monde, M. Testard n’a pas souhaité s’exprimer.

Le 3 octobre, Florence Kirastinnicos rangera sa caravane et retournera à Montreuil, son


autre port d’attache, en Seine-Saint-Denis. Artiste aux revenus incertains, que fera-t-elle si
elle doit vraiment partir en décembre ? Lui faudra-t-il déplacer sa caravane dans un autre
camping ? Mais ce ne sera plus « Monta ». Elle est dans le flou, souvent déprimée par une
telle perspective. Elle n’a qu’une certitude : elle ne vivra pas sans son petit coin d’utopie,
là-bas, au bord de l’océan.

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