Vous êtes sur la page 1sur 14

1 LES ENJEUX METROPOLITAINS

Transformer la ville croissance, veulent dépasser l'échelle du


quartier pour atteindre la ville entière et
À partir du xixe siècle, la mesure de la sa région. Ils ont alors avantage à se
vitalité économique des grandes villes rapprocher les uns des autres, la con-
nord-américaines fait souvent référence centration assurant une masse critique
à deux figures emblématiques, l'une accrue : les travailleurs sont des con-
exogène et l'autre endogène, soit la sommateurs potentiels et les clients
métropole et le quartier central. La d'un marchand peuvent devenir ceux
première figure consiste à présenter de l'autre, et vice-versa. La proximité
certaines villes comme des pôles facilite aussi les échanges de services
d'attraction et de rayonnement pour les entre les activités du secteur tertiaire.
activités qui ont une échelle régionale, Le partage des infrastructures devient
nationale ou même internationale. Dès un avantage. En même temps, les
lors, un certain fantasme métropolitain industries polluantes sont — autant que
— qui sert fort bien le milieu des possible — rejetées dans des quartiers
affaires et en particulier les institutions périphériques afin de préserver l'attrait
qui ont une emprise sur un vaste ter- de cette zone centrale. Seules les petites
ritoire — se met en place. On se targue manufactures sont tolérées.
des symboles du dynamisme de la ville, L'amélioration des moyens de circulation
de son progrès et de sa prospérité. La — le transport public ou la voiture —
qualité de l'environnement urbain et favorise d'autant cette concentration
J'architecture n'échappent pas à cet que la ville s'étale tout autour. L'accès
optimisme collectif qui porte les gran- au quartier central doit donc être facilité
des villes à se faire concurrence. Les de sorte qu'une fois sur place, les
projets ambitieux et coûteux ont sou- consommateurs puissent réaliser
vent été considérés comme des signes plusieurs transactions en peu
du caractère métropolitain d'une ville. de temps. Avec l'avènement du train,
Le grand immeuble, ne serait-ce que par la gare, plutôt que le port, détermine
sa taille, compte parmi ces signes. l'emplacement de ce secteur central. Le
La seconde figure est le centre-ville. train assure le lien entre le quartier des
Avec l'étalement des villes au xixe siècle, affaires et les régions, entre la centra-
certains commerces, pour assurer leur nte du secteur et le rayonnement

LES ENJEUX MÉTROPOLITAINS V


Ross et Macdonald. Édifice Confédération, avenue McGII Collège,
au coin de la rue Sainte-Catherine Ouest, Montréal, 1927-1928. Photographie :J.L, iççç.
métropolitain. Il y a une logique et l'intervention de l'État pour améliorer
d'ensemble. les conditions de vie des citoyens. Ils
Ces figures reflètent l'idéologie pro- veulent que chacun puisse profiter un
gressiste dominante à l'ère victorienne. tant soit peu de la prospérité. Suivant
Mais au xxe siècle, même si l'économie des principes de justice sociale, ils pré-
connaît une forte croissance et que sentent le progrès comme une amélio-
l'urbanisation reste intense, on souhaite ration du bien-être collectif, incluant la
améliorer ce modèle urbain. Les cou- santé, l'éducation et la culture, et non
rants réformistes sont responsables de plus comme un simple bilan écono-
ces changements. Ils remettent en mique. Autrement dit, il s'agissait de
question plusieurs préceptes aména- faire bénéficier les masses, et non plus
gistes du siècle précédent, dont ceux les seuls individus, de l'enrichissement
Daniel H. Bumham et Edward H. de la hauteur et de la densification du général.
Bennett, partenaires de 1903 o centre-ville. On critique l'idéologie Au début du siècle, l'espace urbain a
1912. Vue vers /'ouest du projet de dominante qui a amené les hommes été vu comme un des moyens d'amélio-
Place du centre civique, planche politiques à centrer leurs programmes rer les conditions de la collectivité. Il a
132 du Plan de Chicago, 1909,
sur la notion de progrès pour confor- suscité un débat original auquel ont
dessinée par Jules Guér/n (Amé-
mer l'administration publique aux contribué entre autres des médecins
ricain, 1866-1946), crayon et
aquarelle sur papier, 1908, besoins et demandes des spéculateurs préoccupés d'hygiène, des citoyens et
75,5 x 105,5 cm. Prêt permanent et des industriels, ce qui se fait souvent citoyennes soucieux de sécurité, et des
à l'Art Institute of Chicago de la au détriment du bien-être général, ou architectes et des artistes convaincus
Ville de Chicago, 28.148.1966. des bienfaits de l'art. Parmi les courants
du moins au détriment des ouvriers'.
Photographie ©1998, The Art
Les réformistes visent au contraire de pensée qui ont émergé, on retrouve
Institute of Chicago. Tous droits
réservés.
l'assainissement des mœurs politiques le City Beautiful Movement qui a été très

18 LE FANTASME METROPOLITAIN
influent en Amérique du Nord, où il a humain, un attrait moral, un attrait pour
marqué la reconnaissance de la profes- améliorer Chicago, pas pour l'argent qui
sion d'urbaniste. Il est le pendant, à s'y trouve, mais pour les bienfaits men-
l'échelle urbaine, d'une architecture taux, moraux et physiques qu'un plan bien
inspirée de l'Ecole des beaux-arts de ordonné peut apporter à la population.
Paris. Il évoque en effet l'urbanisme du
Le plan de Chicago n'est pas une panacée
baron Haussmann (1809-1891) et
pour tous les maux civiques de notre ville.
confirme l'intérêt des Américains pour
Son but vise simplement le développe-
la grande tradition classique française.
ment physique de Chicago pour le bien
Sa naissance est étroitement associée à
non pas d'une seule classe de la popu-
l'élaboration du plan pour l'Exposition
lation ou d'un secteur de la ville mais pour
colombienne de Chicago en 1893, par
le bien de tous les citoyens de Chicago,
Daniel H. Burnham (1846-1912) et
pour le bien de tout Chicago2.
Frederick Law Olmsted (1822-1903).
Ceux-ci avaient entre autres prévu de Conçu avant tout par des architectes
dégager une grande esplanade avec un et des architectes paysagistes de for-
bassin central devant la gare qui déter- mation, les plans du City Beautiful
minait l'axe principal de la composition. mettent l'accent sur l'esthétique et les
Pour les pavillons d'exposition, Burnham espaces verts. Au mieux, dans ce dernier
avait fait venir quelques-uns des archi- cas, on espérait que les parcs aident à
tectes de formation Beaux-Arts les plus prévenir le crime, la malpropreté et les
renommés des États-Unis. Chacun maladies3. L'importance accordée à la
devait se soumettre aux prescriptions nature rattache ce mouvement au
générales dont la limite de la hauteur. romantisme du xixe siècle en amont, et
L'ensemble présentait un effet monu- aux Congrès internationaux d'architec-
mental saisissant. Le City Beautiful fut ture moderne (CIAM) en aval. L'esthé-
par la suite mis de l'avant dans de nom- tique, quant à elle, avait pour objet
breux projets urbains dont ceux de « d'améliorer la santé et le sens moral
Washington (1902), Cleveland (1903), des gens et de stimuler la fierté locale et
San Francisco (1904) et Chicago (1908), patriotique4». Cette cure de beauté
tous sous l'autorité de Daniel Burnham, urbaine nécessitait un plan d'ensemble
protagoniste principal de cet urbanisme fondé sur des principes d'ordre, de
magistral de l'ordre et de la beauté. hiérarchie et de cohérence. Le City
Le City Beautiful s'inscrit parfaitement Beautiful a de ce fait condamné le
dans l'esprit de réforme de cette modèle de la trame en damier héritée
période, puisque comme l'indique le du xixe siècle. Ce système, jugé plus
rapport pour le réaménagement de mécanique que rationnel, était considéré
Chicago, il s'agit d'un programme comme le propre d'architectes arpen-
idéologique à la fois égalitariste et teurs mal formés. Il n'aurait satisfait que
eugénique : les besoins de spéculateurs plus soucieux
de rentabilité que de qualité. Il est vrai
L'ordre est un des meilleurs investisse- que la régularité de la trame facilitait les
ments qu'une ville puisse faire, mais comparaisons d'échelle et de superficie
l'attrait du plan de Chicago n'est pas un et transformait les mises en marché en
attrait commercial. C'est un attrait de simples calculs de prix au pied carré.

LES ENJEUX METROPOLITAINS 19


Mais, pour ses détracteurs, un plan densification. Cette critique est maintes
uniforme empêchait de mettre en valeur fois rapportée dans des articles au tour-
les édifices publics ; il était insensible aux nant du siècle. La seconde conférence
particularismes. Pour compenser, l'archi- américaine sur l'urbanisme, en 1910, fut
tecte victorien favorisait la disparité des même consacrée à cette question8. Mais
édifices contigus en les individualisant par par un raisonnement de cause à effet
des effets spectaculaires, souvent qui fonctionne dans les deux sens,
clinquants. De l'ordre apparent du plan l'inefficacité des réseaux de rues était
naissait un paysage architectural éclec- elle-même dénoncée, parce que en
tique dont les gratte-ciel n'auraient fait partie responsable du phénomène des
qu'amplifier les travers. Pour les uns, grands immeubles9. C'est parce que l'on
ils étaient des monstruosités hors ne pouvait pas circuler facilement dans
d'échelle; pour d'autres, ils enlaidissaient la ville qu'il fallait concentrer les bureaux
la silhouette des villes. Le City Beoutiful et les commerces. Suivant cette der-
Movement présentait la ville comme un nière logique, la verticalité des bâtiments
organisme nucléé, structuré et intégré, compensait l'inadéquation du système
plutôt que conçu comme une trame des transports. Aussi croyait-on qu'en
régulière et continue. Toutes les parties améliorant ce dernier, le centre-ville
étaient interdépendantes et reliées entre pourrait enfin s'étaler davantage au lieu
elles par le réseau d'avenues, de parcs et de pousser en hauteur10.
de places5. Pour casser la répétition d'une trame
En plus de l'esthétique, le plan d'ur- urbaine en damier et pour accélérer la
banisme devait résoudre la question du circulation à travers la ville, le City
transport, qu'il soit automobile, ferro- Beautiful favorisait les voies obliques qui
viaire ou maritime6. On pensait en effet sont devenues par la suite de véritables
qu'avec le développement du centre- figures fétiches du mouvement. Comme
ville, les rues tracées au xixe siècle le veut la maxime «Time is money»,
étaient devenues trop étroites pour la elles devaient servir à diminuer les
circulation du xxe siècle. Presque toutes pertes de temps, à réduire la fatigue des
de largeur équivalente, elles n'offraient travailleurs, et ainsi accroître leur pro-
aucune souplesse. Une rue résidentielle ductivité. On espérait sauver annuelle-
et une rue commerciale n'étaient pas ment d'énormes sommes d'argent, du
différenciées, bien que le poids du trafic moins dans une perspective macro-
y diffère énormément. La vitesse, la économique de la ville". Du point
mobilité, l'efficacité des métropoles se de vue de l'espace cependant, ces
voyaient contrariées. Le nombre accru boulevards confortaient l'héritage
de véhicules motorisés ne faisait victorien car ils servaient le rayonne-
qu'aggraver le problème. De plus, aux ment symbolique et réel du centre-ville
heures de pointe, les piétons qui four- et, par le fait même, ils consacraient le
millaient sur les trottoirs trop étroits quartier central comme lieu de travail.
formaient une masse mouvante mais à On croyait qu'il était préférable d'habi-
ce point compacte qu'il devenait difficile ter loin de l'agitation du centre, dans
de s'engager à contresens7. une banlieue verte et tranquille où les
Le gratte-ciel était lui aussi accusé de valeurs familiales pouvaient le mieux
causer la congestion du trafic et la sur- s'exprimer. La réflexion n'allait pas plus

20 LE FANTASME METROPOLITAIN
loin. Le problème inhérent à la dicho- uns aux autres et ils étaient en majorité
tomie entre un centre-ville comme lieu classiques. Ils avaient aussi une même
de travail et une banlieue éloignée qui ligne de corniche à soixante pieds de
deviendrait, selon l'expression usuelle, hauteur et leur couleur uniforme a valu
une ville-dortoir n'a à peu près pas été à l'ensemble le surnom de «ville
soulevé. La solution fut constamment blanche». Ainsi, comme ce fut le cas
réduite à une dimension technique. Le pour l'Exposition colombienne, les plans
tramway, le train, le métro, les boule- d'urbanisme du City Beautiful favorisent
vards et les autoroutes ont tour à tour une limitation de la hauteur. Au-delà de
soulevé l'espoir de régler cette ques- l'esthétique, il fallait, disait-on, éviter de
tion. En vain, car cet héritage de la trop densifier la ville, car cela n'aurait
culture industrielle où le quotidien est comme résultat que d'amener
partagé dans différents secteurs de la « désordre, vice et maladie, et par le fait
ville demeure un problème d'actualité. même [de] devenir la plus grande
Avec le City Beautiful, les boulevards menace au bien-être de la ville elle-
diagonaux avaient une autre fin : la mise même12». De telle sorte que, si l'on en
en scène urbaine. Exploitant la notion juge par les remarquables planches de
d'espace public, les avenues et les présentation du projet de Chicago,
places devaient offrir à la collectivité un l'architecture commerciale du centre-
paysage urbain grandiose et animé que ville devait former une masse uniforme,
les institutions publiques devaient étalée et découpée en îlots, comme si
embellir. Hôtels de ville, gares, biblio- l'on avait crevassé et retranché d'une
thèques, musées, etc. devenaient ainsi matière compacte les rues et les cours
des constructions privilégiées pour intérieures. S'attachant par leurs
signifier cette répartition des richesses discours à dénoncer la monotonie du
collectives. Puisqu'il y avait des liens plan en damier qu'une architecture
étroits entre l'académisme Beaux-Arts hétéroclite compense mal, les apôtres
et cet urbanisme, ces écrins des vertus du City Beautiful inversent ce rapport : ils
civiques recevaient idéalement un souhaitent la continuité de la texture
traitement classique monumental. Par un architecturale d'un édifice à l'autre,
curieux paradoxe, la position centrale et avec des accents toniques à des points
la majesté de ces bâtiments transcri- stratégiques du plan urbain, soit les
vaient souvent, de manière presque carrefours, les places, les entrées, etc.
impériale, les prétentions démocratiques Très souvent, il s'agissait de mettre en
de l'idéologie réformiste. Le City Beau- perspective les monuments les plus
tiful, comme l'architecture Beaux-Arts, significatifs. Par opposition aux origina-
n'a pas su éviter l'écueil d'une vision lités victoriennes qui faisaient des
élitiste et autoritaire de la culture et de édifices des emblèmes publicitaires,
la société. l'individualité des bâtiments privés devait
Les autres édifices devaient eux aussi dorénavant se subordonner à un projet
se plier à cette vision d'ensemble. Il collectif plus vaste: la ville. À Chicago,
fallait qu'ils soient en harmonie les uns Burnham a voulu donner la même
avec les autres plutôt que traités isolé- hauteur à tous les immeubles commer-
ment. À l'exposition de Chicago, les ciaux du quartier central et leur imposer
principaux pavillons étaient alignés les le même type d'implantation dans le

LES ENJEUX METROPOLITAINS 21


parcellaire, soit l'alignement des façades gratte-ciel qui s'est perpétué durant de
le long du périmètre des îlots, avec au nombreuses années. Ainsi, la densifica-
centre de grandes cours intérieures. tion des métropoles a longtemps fait
L'académisme traduit la conformité au l'objet de préoccupations quant à
discours sociopolitique par une rassu- l'hygiène et à la santé de la population.
rante uniformité. Seule une tour isolée La fumée, le bruit et la poussière, en
fait un accroc à l'ordre général et plus des questions d'égout et d'appro-
domine la silhouette de la ville. Il s'agit visionnement en eau qui se complexi-
du Centre civique, figure centrale du fiaient au rythme de l'urbanisation,
plan de Chicago, d'où rayonnent les étaient autant de difficultés qui mena-
avenues principales. L'usage de la hau- çaient les citadins14. La lumière naturelle
teur doit ainsi obéir à une hiérarchie de et la ventilation, toutes deux devenues
valeurs démocratiques au lieu de des denrées rares, revenaient constam-
dépendre de l'individualisme. ment dans les discours. Pour ce qui est
Malgré l'enthousiasme qu'elles ont de la qualité de l'air, l'inquiétude, déjà
suscité auprès de la classe politique et bien enracinée par la théorie des
des grandes entreprises commerciales, miasmes du xvme siècle, était dorénavant
les séduisantes propositions du City cautionnée par les découvertes de
Beautiful sont souvent restées sur Pasteur sur les micro-organismes. Le
papier. Dans le cas de villes existantes surpeuplement des villes n'était plus
comme Montréal et Toronto, et dans un seulement synonyme d'empiétement,
contexte économique inflationniste, les mais pouvait être vu comme un terrible
expropriations que nécessitaient ces risque d'épidémie. Dans les centres-
plans ambitieux les rendaient irréa- villes métropolitains, les rues étaient
listes13. Aussi n'est-il pas surprenant que perçues comme des canyons toujours à
les professionnels canadiens, dont les l'ombre qui respiraient mal15. Avec les
urbanistes, aient eu tendance au cours édifices en hauteur qui cachaient le soleil
de la Première Guerre mondiale à aux petits édifices voisins ainsi qu'aux
abandonner ce type de projets qui leur étages inférieurs des autres gratte-ciel,
valait une réputation de gaspilleurs des les conditions de travail des cols blancs
fonds publics. Ils ont plutôt privilégié étaient jugées déplorables, tout aussi
l'intervention dans les banlieues, c'est-à- néfastes que celles des ouvriers du
dire dans les quartiers résidentiels. xixe siècle, lesquelles avaient pourtant
L'accès à la propriété dans un milieu de été améliorées par suite de nombreuses
vie agréable devait être, pour l'ensemble critiques16.
de la population, un moyen plus tangible La solidité et la sécurité des gratte-
de tirer bénéfice de l'enrichissement ciel étaient, elles aussi, mises en doute.
collectif. Aussi monumentales soient- La hauteur complexifiait l'évacuation en
elles, les institutions publiques n'avaient cas d'incendie et elle entravait le travail
pas la cote. des pompiers aux étages supérieurs17.
L'évacuation, dépendante d'étroits esca-
La peur des gratte-ciel liers d'issue, pouvait devenir dangereuse
Le City Beautiful a néanmoins suscité des en cas de panique. Les règlements de
discussions et des réflexions qui ont ins- construction étaient de plus en plus
tauré un climat de crainte à l'égard des sévères afin d'augmenter la sécurité des

22 LE FANTASME MÉTROPOLITAIN
bâtiments. Malheureusement, ils arri- quartier des affaires, souvent à proxi-
vaient souvent après coup, c'est-à-dire mité de la Bourse. Avec des édifices à
après une tragédie. Les incendies bureaux mieux répartis, on aurait pu,
n'étaient pas les seuls en cause: la disait-on, augmenter la valeur des
solidité de l'acier soulevait aussi des terrains sur un territoire beaucoup plus
craintes. On savait que non protégé, grand. C'est que les édifices en hauteur
l'acier pouvait se tordre sous l'effet du donnaient une plus-value aux terrains
feu, de sorte qu'on l'enrobait de qu'ils occupaient, mais entraînaient la
matériaux incombustibles pour empê- moins-value des terrains voisins, parce
cher sa déformation. Mais voici que qu'ils en perturbaient les conditions de
surgissaient d'autres inquiétudes quant confort et d'hygiène23. Par le fait même,
aux risques d'oxydation, d'expansion à ils accéléraient l'abandon des édifices
la chaleur, et quant à la qualité de l'acier plus anciens et leur dégradation24. La
utilisé18. On redoutait que la faiblesse tombée en désuétude du patrimoine,
des attaches de l'enveloppe de maçon- que l'on peut encore observer de nos
nerie ou l'usure des matériaux n'entraî- jours, est systématique : elle obéit à des
nent des écroulements qui mettraient lois économiques avant d'obéir à des
en péril les «générations futures19». questions d'architecture.
Autrement dit, on craignait littéralement Même du point de vue de l'inves-
de recevoir une tuile sur la tête ! tissement, on exprimait des réserves
Les gratte-ciel étaient même consi- quant à la rentabilité des gratte-ciel. Les
dérés comme inutiles. Pour certains, ils frais d'entretien étaient trop élevés et la
étaient l'expression de la mégalomanie location des espaces n'était jamais que
des promoteurs et des architectes20, partielle25. C'était si absurde, disait-on,
alors que pour d'autres, ils traduisaient que pour améliorer l'éclairage naturel
un illogisme, compte tenu des terrains des grands immeubles, les promoteurs
disponibles dans les villes. Pire, toute devaient parfois acheter les lots voisins
cette situation de hausse de la valeur afin de les dégager et ainsi répartir le
des terrains au centre-ville aurait été fenêtrage de la nouvelle construction
artificiellement menée par la spéculation sur un plus grand nombre de façades.
foncière21. Même à New York, disait-on, Autrement, il fallait prévoir une aug-
il n'y aurait pas eu de gratte-ciel si les mentation des coûts de l'électricité afin
superficies de planchers qu'ils ajoutaient d'assurer un niveau d'éclairage satis-
à Manhattan avaient été réparties plus faisant26. Les étages inférieurs étaient
uniformément sur l'ensemble du terri- jugés particulièrement déficients et
toire22. La spéculation était souvent servaient parfois de dépôts et non de
considérée comme la racine du mal bureaux27. Aussi, très peu de gratte-ciel
des villes. La cupidité des promoteurs auraient rapporté plus de 4% de l'inves-
immobiliers était dénoncée par ceux qui tissement consenti28. Par ailleurs, ils
voulaient contrôler, freiner ou stopper la auraient été le fait de groupes financiers
construction de gratte-ciel. En emprun- qui voulaient simplement garantir un
tant une tangente économique, la cri- emprunt au lieu de répondre à un
tique se faisait plus globale. Les gratte- besoin ou à une demande d'espaces de
ciel étaient alors jugés inintéressants du location29. En 1913, après avoir mené
fait qu'ils concentraient à l'excès le une enquête informelle auprès des

LES ENJEUX METROPOLITAINS 23


propriétaires, le président du départe- mêmes conclusions que Burgess. À
ment des taxes de la ville de New York l'image positive du quartier des affaires
en était arrivé à conclure à la non- situé au milieu, se greffe celle, plutôt
rentabilité des gratte-ciel30. Toute cette désolante, de sa ceinture envahie par
argumentation comptable est difficile- des industries légères et des édifices de
ment vérifiable parce que fondée sur location à faibles revenus. Pour les deux
des ouï-dire. Pourtant, ces questions auteurs, il s'agit d'un abcès social qui
d'économie globale sont certainement risque d'infecter le centre. À ce propos,
les plus graves que l'on ait pu poser, car Dawson écrit:
elles remettaient en cause les fonde-
ments mêmes de cette architecture, C'est ce qu'on appelle le quartier des
taudis [s/ums] produit par une tendance
présentée comme un rapport entre les
reconnue selon laquelle la ville se meurt
surfaces de location et la valeur des
au cœur ou près de son cœur [...].
terrains. Même si on prétendait asseoir
Conséquemment, les immeubles résiden-
les arguments sur des vérités écono-
miques, le débat, on le voit aisément,
dérapait dans l'idéologie. Ce glissement
allait jusqu'à présenter les gratte-ciel
comme l'expression de l'individualisme
américain qui primait les valeurs collec-
tives. Au Canada, le nationalisme s'en
est mêlé: les gratte-ciel étaient un amé-
ricanisme, voire un « new-yorkisme »
discutable dont il fallait se méfier31.
Pour ses opposants, la conquête du
ciel était devenue ni plus ni moins
qu'une vision dantesque. Elle engendrait
un univers sépulcral, à l'air vicié, gre-
nouillant et congestionné tout à la fois,
mais aussi absurde et menaçant. Le
crime, l'immoralité et la frivolité s'y
côtoyaient. La paupérisation des sec-
teurs avoisinants le quartier central était
un phénomène suffisamment reconnu
pour qu'il fasse l'objet de réflexions
scientifiques. Ainsi, en 1927, le profes-
Ernest W. Burgess. Schéma
seur C. A. Dawson de l'Université
de la ville comme organisme. McGill a adapté à Montréal le modèle
Reproduit de La Revue de la ville nord-américaine suivant des
municipale, décembre 1927. cercles concentriques, développé par
Ernest W. Burgess de l'école de
C. A. Dowson. Transposition du
Chicago32. À cause de la géographie
modèle de Burgess à Montréal,
1927. particulière de Montréal, les contours
Dessin reproduit de La Revue principaux, au lieu d'être circulaires,
municipale, décembre 1927. sont réniformes. Mais Dawson tirait les

M LE FANTASME METROPOLITAIN
tiels se détériorent. Ce secteur devient Il fallait donc réintégrer ceux que l'on
une aire de taudis, avec une population jugeait inadaptés dans un environnement
mobile, changeante, dans laquelle l'ordre normatif, car dans l'organisme urbain,
social est brisé avant même que la créa-
les maladies sociales, surtout celles près
tion d'un nouvel ordre ne prenne place.
du cœur, devaient être prévenues,
Ce sont les badlands, le lieu des drames et
soignées sinon éradiquées. Le modèle
des spectacles burlesques. Tout près,
parfois dans le quartier des affaires, vous rejoint d'autres interprétations que l'on
avez la rue principale de l'itinérant, pourrait faire sur les rapports entre
appelée Hobomenia par Nels Andersen l'imaginaire du centre et celui de la
dans son livre sur la question. Cette aire banlieue, par exemple. Le centre est
qui se désintègre a ses propres groupes l'image même de la ville dans ce qu'elle
caractéristiques. C'est la première aire où a de singulier et de paradoxal. Il est le
s'installent les immigrants et on y trouve
lieu de la fébrilité et du mouvement,
plusieurs regroupements ethniques. On y
mais en même temps de la mixité,
trouve aussi les maisons de chambres, le
souvent jugée malsaine, des genres et
quartier latin où se rencontrent les esprits
créateurs et rebelles. Dans ce secteur en des individus. Pour vivre en santé, en
détérioration se cache le monde souter- conformité avec ses valeurs, en famille
rain du vice et du crime33. et en communauté, il faut résider dans
le paradis vert de la banlieue. En fait, le
Cet extrait montre bien les question- débat sur l'environnement urbain
nements que se posent des sociologues permettait de canaliser une angoisse qui
adeptes de l'école de Chicago sur les était probablement la sourde émergence
groupes marginaux devenus si typiques d'un sentiment d'aliénation face au
dans les grandes villes. Sans vouloir monde industriel en perpétuel change-
taxer Dawson d'intolérance (courante à ment. Quoi qu'il en soit, en traitant la
son époque), on peut s'étonner du ton marginalité, l'analyse de Dawson pose
dramatique et de son insistance à asso- implicitement la question : à quelle
cier, sans excès de nuances, les immi- population doit s'adresser le réaména-
grants qui n'avaient pas encore réussi gement du centre-ville ? C'est à ceux qui
économiquement (les autres habitant la contribuent à la productivité générale :
zone III), les sans-abri, les artistes et les travailleurs et consommateurs irrépro-
autres groupes qu'il préférait ne pas chables. De ce fait, si le gratte-ciel avait
nommer. Cette confusion des genres contribué à l'appauvrissement des
a de quoi piquer la rectitude politique populations résidant dans le quartier
actuelle. Le positivisme de Dawson central, il fallait dorénavant que l'archi-
entraîne cette simplification. Avec son tecture du gigantisme véhicule une
modèle, il voulait montrer qu'il fallait image rassurante : elle deviendra alors
partir de données « naturelles » pour un outil d'uniformisation, de conformité
connaître les axes de croissance, afin de et de ségrégation.
tracer un plan urbain acceptable. Selon En constatant les problèmes sociaux,
lui, la ville laissée à elle-même poussait mais en n'identifiant pas la spéculation
naturellement, mais elle poussait sauva- comme leur cause, le professeur
gement. À le lire, les pauvres et les Dawson soutient le milieu des affaires.
marginaux étaient la plaie des métro- Mais en général, comme c'est le cas
poles et celles-ci n'en avaient que faire. pour les détracteurs qui font du gratte-

LES ENJEUX MÉTROPOLITAINS 25


ciel le stigmate du capitalisme, les défen- donc, pour cet architecte, les problèmes
seurs n'échappent pas à une argumenta- économiques réglés. D'ailleurs, des
tion idéologique avouée. Pour eux, le années avant la construction de l'Empire
gratte-ciel est le triomphe du progrès, la State à New York, certains en étaient
preuve de la santé économique d'une venus à la conclusion que loin d'être
ville, donc un objet de fierté. Prétendre non rentables, les gratte-ciel de cin-
le contraire leur paraissait une idée quante à soixante-quinze étages pou-
saugrenue. L'architecte torontois F. S. vaient générer des profits maximaux,
Baker a éreinté un médecin qui se disait selon le prix du terrain37. Dans tout ce
opposé aux gratte-ciel, allant même débat sur la légitimité des gratte-ciel,
jusqu'à le traiter d'amateur ou d'illu- deux principes fondamentaux, d'ordre
miné, et affirmant qu'il posait sur le économique et idéologique, expliquent
gratte-ciel un diagnostic digne d'un la faveur qu'ils ont reçue: le droit de
paranoïaque devant un cas d'appen- propriété et le droit d'en retirer les
dicite34 ! Baker reprochait au médecin bénéfices. Depuis, le débat entre les
son parti pris pour la majorité, c'est-à- conséquences et les avantages de cette
dire les employés de toutes conditions architecture perdure.
sociales occupant les bâtiments voisins.
L'architecte prônait que les intérêts Le zonage: un compromis
commerciaux devaient primer « les Bien que dans leurs plans d'urbanisme
droits de ces gens35». D'ailleurs, les ils se soient préoccupés avant tout
investissements qu'amenaient les d'ériger des édifices monumentaux,
hommes d'affaires avec leur gratte-ciel Daniel Burnham et les adeptes du City
étaient non seulement bénéfiques à la Beoutiful avaient un rêve, celui d'em-
ville, mais sans eux, les travailleurs bellir, d'harmoniser et de rendre perfor-
auraient été à moitié affamés36. Quant mantes les villes nord-américaines. Ils
aux reproches sur la qualité de l'envi- proposaient donc une solution globale
ronnement de travail, Baker les réfutait. aux reproches que l'on faisait au gratte-
Il voyait dans le gratte-ciel une machi- ciel. Avec les années, la pensée urba-
nerie complexe mais cachée, qui rendait nistique a eu beau délaisser et renier les
l'immeuble à la fois sain, utile et efficace. projets grandioses des adeptes du City
La mécanique, aussi bien celle de la Beout/fu/, elle n'en a pas moins, pour ce
ventilation, de la purification de l'eau, du qui est du quartier central, retenu la
chauffage, de l'éclairage que des ascen- nécessité de limiter la hauteur38. Le
seurs, offrait des garanties d'hygiène et zonage est alors devenu un des princi-
de confort. Puis dans un dernier envol, paux outils de contrôle du centre-ville39.
Baker concluait en affirmant que les Les différences entre les deux appro-
hommes d'affaires avec qui il avait ches sont toutefois notables. Le City
collaboré étaient humains et sensés et Beout/fu/ procédait par projet ; le zonage
qu'ils avaient à cœur le bien-être de consistait en une réglementation. Aux
ceux qui travaillaient dans leur bâtiment. intentions du premier répondaient les
Pour ce qui était de la non-rentabilité interdictions de l'autre. Le zonage visait
des gratte-ciel, il ridiculisait cet argu- essentiellement à prévenir les abus. Il
ment, affirmant que si tel avait été le proposait deux champs d'intervention
cas, on ne les aurait pas construits. Voilà principaux : les usages des édifices et

26 LE FANTASME METROPOLITAIN
leur gabarit. Pour ce qui est des usages, vaient toutes être touchées par ces
après avoir quadrillé le territoire en règlements. Les exigences variaient
quartiers, secteurs, artères et même selon l'usage de l'édifice et parfois
tronçons de rue, et après avoir défini le même selon le prestige du quartier,
caractère souhaitable des uns et des notamment en matière d'incombus-
autres, le zonage abolissait ou tolérait tibilité. Ainsi, autant le zonage légiférait
certains usages dans chacun des terri- sur l'extérieur des bâtiments, autant les
toires délimités. Ainsi, on pouvait règlements de construction dictaient les
interdire les industries dans des quar- intérieurs.
tiers résidentiels ou encourager l'implan- Contrairement au City Beautiful, le
tation de commerces dans des rues bien zonage ne touchait pratiquement pas
définies. Des raisons de tranquillité aux questions esthétiques. Autrement
(poids relatif du trafic), d'esthétique, de dit, s'il pouvait prévenir les « offenses à
sécurité publique (risque d'incendie et l'odorat et à l'ouïe», il ne pouvait
d'explosion de certaines industries), presque rien pour la vue40. Au mieux,
d'efficacité, de qualité de l'air, etc. il évitait des éléments potentiellement
étaient invoquées pour légitimer les criards. Par exemple, il pouvait empê-
décisions. cher la présence de panneaux publici-
Pour sa part, le contrôle du gabarit taires dans des secteurs résidentiels.
s'exerçait de deux façons: le niveau Pour les constructions de même type,
d'occupation du sol et la hauteur rela- il pouvait aussi inciter une certaine
tive des édifices. Le premier impliquait homogénéisation, puisque les gabarits
non seulement une restriction du pour- maximaux permis risquaient d'être
centage d'occupation du lot comme adoptés par les promoteurs immobiliers.
mesure de contrôle, mais également Du moins l'espérait-on.
une marge de recul de la façade par En n'étant pas un plan d'ensemble, le
rapport à la rue et au trottoir. Au zonage prêtait le flanc à la critique. À la
centre-ville, ce recul était souvent nul. limite, il ne consistait qu'à faire de la ville
Les limites de superficie visaient à éviter un patchwork, c'est-à-dire une juxtapo-
la densification trop intense du secteur sition de quartiers plutôt qu'un tout
et à assurer de meilleures conditions intégré. Sans vue d'ensemble, on ris-
d'ensoleillement et de ventilation quait d'éloigner les industries des quar-
naturelle. Dans les quartiers résidentiels, tiers ouvriers et d'imposer aux travail-
le zonage aidait à orienter le caractère leurs des déplacements coûteux et
et à définir le type des immeubles. Il épuisants41. Le zonage pouvait diviser la
balisait aussi le poids démographique ville au lieu de l'harmoniser. Aussi, pour
maximal des différents secteurs de la être vraiment efficace, était-il convenu
ville. qu'il devait être le complément d'un
Parce que le zonage se préoccupait plan urbanistique global42. Ce n'était pas
des conditions d'hygiène et de sécurité, toujours le cas et le collage n'a pas
il était complété par une réglementation toujours été évité.
normative de l'art de bâtir. Les ques- L'impact du zonage était souvent très
tions d'accès, d'issues de secours, d'es- relatif. À bien des égards, il ne faisait
pace minimal des pièces, de ventilation qu'officialiser des situations de fait. Au
et de matériaux de construction pou- xixe siècle, à Montréal comme ailleurs,

LES ENJEUX METROPOLITAINS 27


les différentes couches sociales, écono- Pour l'administration municipale, le
miques et culturelles s'étaient déjà zonage offrait une réponse directe aux
retrouvées dans des quartiers rési- craintes exprimées face aux gratte-ciel.
dentiels distincts. Cette tendance au Il y avait aussi un intérêt pécuniaire dans
regroupement existait également pour la limitation de la hauteur des édifices et
les commerces et les bureaux. Les pro- la répartition des activités commerciales,
moteurs qui visaient des créneaux par- car auparavant, certains promoteurs
ticuliers du marché de la construction érigeaient des gratte-ciel qui dépassaient
comptent parmi les responsables de la demande en superficie de location et
cette géographie urbaine. Les compa- déséquilibraient le marché immobilier.
gnies d'assurance ont également Avec le zonage, on espérait circonscrire
contribué à la dessiner. Depuis long- et clarifier les règles. En fait, il devait
temps, elles s'activaient à promouvoir entraîner un agrandissement du quartier
une plus grande sécurité dans les bâti- des affaires, car si on interdisait les
ments. Au tournant du siècle, elles gigantesques tours isolées, on augmen-
assumaient la cartographie des villes afin tait considérablement le nombre de
d'établir les risques potentiels d'incendie constructions d'une même hauteur
dans les différents quartiers. C'est dire maximale. Dorénavant, en empêchant
qu'elles favorisaient depuis longtemps les évaluations foncières outrées dans le
une forme de zonage. On ne s'étonne secteur restreint des gratte-ciel, tous les
donc pas de lire que lorsque les lois sur terrains du quartier central faisaient
le zonage se sont répandues, certaines l'objet d'une évaluation accrue. Par la
compagnies refusaient de protéger des même occasion, le renouvellement du
édifices dans des secteurs non stock immobilier, rendu nécessaire par
touchés43. ces restrictions, devait assurer l'élimi-
Le débat sur l'urbanisme comme nation des taudis. Tout cela relevait de
nécessité de contrôler les libertés indi- la théorie. Dans les faits, à la vue d'un
viduelles était fondamental dans l'im- projet d'investissement considérable,
plantation de ce système. Le zonage des dérogations pouvaient être obte-
établissait que le bien commun obligeait nues selon le laxisme du corps politique
à freiner les ambitions des individus et en place. En conclusion, comme Walter
des entreprises. Pourtant, l'effet restric- Van Nus le suggère, on peut voir dans le
tif du zonage n'était pas incompatible zonage des liens tacites entre les pro-
avec la spéculation foncière. Il confirmait moteurs immobiliers, les élus et les
au contraire, comme on vient de le voir, aménagistes44.
une tendance du marché immobilier à Les inconvénients du gratte-ciel étant
rapprocher certaines activités comme largement débattus et le zonage parais-
les commerces et les bureaux. La sant comme une solution simple pour
proximité avait un effet synergique, elle éviter la densification extrême, de
était donc bonne pour les affaires. En nombreuses villes américaines et cana-
tant que mesure de contrôle sectoriel diennes ont limité la hauteur des édi-
des usages, le zonage ajoutait une fices. Le mouvement s'est rapidement
garantie à l'investissement, puisque le généralisé dans les années 1910. Il y a
quartier où l'on construisait devait à cependant des différences notables
l'avenir garder le même statut. entre les villes. Par exemple, la ville de

28 LE FANTASME METROPOLITAIN
Houston au Texas limitait la hauteur à métropole canadienne d'alors, n'a pas
100 pieds45. À Boston, la ville se divisait échappé au phénomène et elle a
en deux. Dans le quartier des affaires, emboîté le pas à ce mouvement de
on pouvait construire jusqu'à 125 pieds limitation de la hauteur des gratte-ciel.
de hauteur et dans les quartiers rési- Dans un premier temps, elle acceptait
dentiels, jusqu'à 8o46. À Baltimore, on que l'on élève les bâtiments jusqu'à une
permettait 175 pieds, tandis qu'à marque de 130 pieds.
Chicago on diminuait de 260 à 200 pieds En conclusion, à l'échelle nord-
le maximum permis47. Dans plusieurs américaine, une normalisation de la
villes canadiennes, il ne fallait pas réglementation a eu un impact direct sur
dépasser huit étages, soit entre 90 et l'architecture commerciale. Des craintes
100 pieds48. À Winnipeg, on procédait qu'inspirait le gratte-ciel est né l'édifice
suivant une règle répandue voulant bloc qui va devenir un des emblèmes de
qu'on lie la hauteur d'un édifice à la la période. C'est surtout ce type d'im-
largeur de la rue: on tolérait une hau- meuble que Ross et MacFarlane puis
teur équivalant à une fois et trois quarts Ross et Macdonald vont réaliser.
la largeur de la rue, jusqu'à un maximum Comme on le voit, l'histoire des pre-
de douze étages49. À Toronto, la ville a miers grands immeubles au Canada est
eu beau légiférer à 130 pieds de hauteur, bien différente de celle des gratte-ciel
des dérogations ont donné l'aval à des américains. Elle ne se fait pas dans un
gratte-ciel de 250 et de 300 pieds, dont esprit de découverte, ni de fierté,
celui de la Banque Royale par Ross et encore moins d'arrogance, mais dans la
50
Macdonald . Les dénonciations publi- prudence et les remises en question.
ques n'ont pu empêcher leur construc- L'esprit académique tempère la
tion. Curieusement, à Edmonton, si tous recherche architecturale. Confrontés à
les groupes ayant des intérêts divergents cette réalité, Ross et MacFarlane ont dû
sur la question de zonage s'entendaient apprendre à accorder cette esthétique
pour limiter la hauteur maximale des classique au gigantisme nouveau, ce qui
bâtiments, c'est plutôt l'obligation de ne s'est pas fait sans quelque
construire au moins un étage qui aurait tâtonnement.
reçu de l'opposition5'. Montréal, la

Vous aimerez peut-être aussi