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I Les psychoses* (1955-1956) Pour Lacan, ce séminaire est une gageure : nous montrer dans quelle mesure les notions quil avait élaborées au cours des deux années précédentes, tout particuligrement celles du symbolique et de lAutre, nous permettent de traiter efficacement les problémes, tant cliniques que de traitement, que nous pose la psychose aujourd'hui (en 1955). Pour Freud, affirme Lacan, le matériel de la psychose est un texte imprimé, les Mémoires du président Schre- ber, dont il nous donne un déchiffrage « champollio- nesque». Sil s’agissait d’une névrose, on dirait que le sujet est «& Pendroit de son langage, dans le méme rap- port que Freud» (p. 20). Mais s’agissant d’une psychose, est, dit Lacan, une autre question qui se pose : non pas de savoir pourquoi l’inconscient reste exclu pour le sujet, bien qu'il soit articulé a fleur de peau, mais pour- quoi il apparait dans le réel. Pour y répondre, Lacan prendra comme premier exemple une hallucination visuelle, celle de !Homme *Jacques-Alain Miller a établi la cranscription de ce séminaire in Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre IIT : les psychoses, Paris, Seuil, 1981. Les pages mentionnées dans ce chapitre renyoiene & cerce édition. 43 LACANIANA aux loups, dont un souvenir d’enfance nous apprend comment, en jouant avec son couteau, il s'était coupé le doigt qui ne tenait plus que par un petit bout de peau. Paisant appel a la catégorie du symbolique, Lacan Pex- plique par la formule devenue célébre : «Ce qui est retranché du symbolique (a savoir la castration) fait retour dans le réel.» On peut cependant remarquer que, sil y a une observation ott la retombée du sujet sous le coup de la menace de castration ne laisse guére de doute, c'est bien celle de ! Homme aux loups. Or, pour fantasmatique qurelle soit, cette menace nen constitue pas moins le fil ténu mais de fer qui rattache le sujet a Pordre symbolique. On ne voit donc pas comment on peut imputer 4 !Homme aux loups une forclusion de cet ordre méme. Le fait est que hallucination de l'Homme aux loups eut lieu aprés quil eut entendu Vhistoire d’une paysanne née avec six doigts, et a laquelle on a coupé le doigt surnuméraire avec une hache. Ce nest donc pas le symbolique qui a été retran- ché du réel, Cest plutét son intrusion dans le réel qui est restée pour le sujet comme une chose inénarrable, exclue de tout passage dans le verbe, et dans ce sens-la, oui, «retranchée du symbolique». Le «verdict» lacanien reste donc yalable, mais il y a tout de méme équivoque, sinon erreur, dans le traitement de l’exemple. Le second exemple est celui d'une hallucination auditive que Lacan emprunte a l'une de ses présenta- tions de malades, faites & Sainte-Anne. II s'agit d'une patiente qui a entendu le mot «truie» a elle adressée par un homme, lami de la voisine, rencontré sur l’escalier, et a lintention duquel elle s’était dit allusivement, comme elle l’a admis en réponse & une question de Lacan : «Je viens de chez le charcutier.» Lacan l’ex- plique en faisant appel a la notion de l’Autre oti se pré- 44 LES PSYCHOSES sentifie ce quill y a d’inconnu, voire d’inconnaissable, tant chez l’autre réel que chez le sujet en tant que sujet parlant. Ce dernier était réduit, chez la patiente, a la transparence du moi avec lequel, dit Lacan, le sujet parle de lui-méme. Or le moi est structuralement et génétiquement une instance extérieure 4 l’étre qui sy reconnait. Cela n’a donc rien d’étonnant si le message du sujet, réduit a sa matrice imaginaire, s'est fait entendre comme venant du dehors. Non pas message de l’Autre regu sous une forme inversée, mais message propre du sujet se produisant dans cet extérieur ot se situe «le réel», Mais ce ne sont 1a que préludes. Le morceau de résis- tance du séminaire sur les psychoses consiste dans le commentaire que Lacan fera des Mémoires du président Schreber. Il commence par poser quelques principes. 1. Nous pouvons, 4 l’intérieur méme de Ia parole, distinguer les trois registres du symbolique, représenté par le signifiant, de l’ imaginaire, représenté par la signi- fication, et du rée/, qui est le discours réellement tenu dans la dimension diachronique. 2. Le sujet dispose d’un matériel signifiant pour faire passer des significations dans le réel. Mais ce n’est pas la méme chose d’étre plus ou moins capturé dans une signification et d’exprimer cette signification dans un discours destiné 4 la mettre en accord avec les autres significations diversement recues. D’out se pose la ques- tion de savoir si nous nous trouvons, avec le président Schreber, devant un mécanisme proprement psycho- tique, qui serait imaginaire et qui irait chez lui de la pre- miére capture dans J’image féminine jusqu’a Pépanouissemefit d’un systéme du monde ott le sujet est complétement absorbé dans son imagination d’identifi- cation féminine. 45 LACANIANA 3. LAutre est essentiellement celui qui est capable, comme le sujet, de faire croire et de mentir. 4. Le corrélat dialectique de la structure fondamen- tale qui fait de la parole de sujet 4 sujet une parole qui peut tromper, Cest qu'il y a aussi quelque chose qui ne trompe pas. Autrement dit, Pidée méme de tromperie suppose une référence soit 4 un réel, soit 4 une parole qui dit ce quil en est. Cette fonction est trés diverse- ment remplie selon les aires culturelles. Pour Aristote, elle échoit aux sphéres célestes. Pour nous, elle se pré- sente depuis Descartes comme étant celle de Dieu en tant quil ne peut pas nous tromper. Il n’y faut rien de moins que la tradition judéo-chrétienne pour qu'un tel pas puisse étre franchi dune fagon assurée. Ces principes posés, Lacan n’aura pas de difficulté a monitrer, texte 4 Pappui, la divergence que le président Schreber éprouve entre deux exigences de la présence divine : celle qui justifie le maintien autour de lui du décor du monde extérieur, et celle du dieu qui va deve- nir la dimension dans laquelle désormais il souffrira; Cest ici que se produit cet exercice permanent de la tromperie qui va subvertir tout ordre quel qu'il soit, mythique ou pas, dans la pensée elle-méme. Ce qui fait que le monde se transforme dans ce que nous appelons une vaste fantasmagorie, mais qui est, pour le sujet, le plus certain de son vécu. Le jeu de tromperie est par lui entretenu non pas avec un autre qui serait son semblable a lui, mais avec cet étre premier, garant méme du réel. Ce n’est pas de réalité qu'il s agit chez le psychotique, affirme Lacan, mais de certitude. Méme si le psycho- tique reconnait que ce qu'il éprouve n’est pas de lordre de la réalité, cela ne touche pas sa certitude — quil est concerné, C’est cela qui constitue ce qu’on appelle la croyance délirante. 46 LES PSYCHOSES Croyance, note Lacan, dont la manifestation initiale chez Schreber est celle quil appelle Seelenmord, Vassassi- nat de l’Ame. I] le considére comme un ressort certain, mais qui n’en garde pas moins pour lui-méme un carac- tére d’énigme : qu’est-ce que ¢a peut bien étre qu’assas- siner une ame? Eh bien, remarque également Lacan, le phénoméne culmine dans la conception de sa mission salvatrice que Schreber s'est enfin résolu 4 admettre comme la solu- tion de sa problématique, et qui motive, 4 ses yeux, la publication de ses Mémoires. Or, si Schreber est assuré- ment un écrivain, dit Lacan, il n’est pas poéte, au sens ou la poésie est création d’un sujet assumant un nouvel ordre de relation symbolique au monde. II n’y a rien chez Schreber de ce qui fait que nous ne pouvons pas douter de Pauthenticité de ’expérience de saint Jean de la Croix, ni de celle de Proust, ni de Nerval. Ce que nous trouvons, c'est un témoignage vraiment objectivé : il est violé, manipulé, transformé, parlé de toutes les maniéres, voire jacassé. Lacan ne laisse aucun doute — mais toujours «4 qui veut Pentendre» — que cCest dans ce défaut de la pozesis qu'il repére l’assassinat de |’Ame. Mais alors, demande Lacan, comment articuler théoriquement le probléme de Schreber? Quel est le mécanisme qui sous-tend la formation de son délire? Un point décisif est & souligner ici. Ce que Freud appelle «affirmation primitive» (Bejahung), Lacan l’ap- pelle «symbolisation primitive». Ce qui veut dire, chez Jui, non pas une symbolisation opérée par un sujet, fiit- ce sous la forme initiale ot il constitue la présence et Pabsence en les réglant sur le couple phonématique Fort-Da, mais une symbolisation ott le sujet est déja pris : les deux vocables Fort et Da sont déja 1a. Partant, ce que Freud épingle comme Verwerfung correspondrait 47 LACANIANA chez Lacan 4 un défaut ou 4 un rejet de la symbolisation primitive, au sens que nous venons d’indiquer. On s’est attardé sur la question : défaut ou rejet? Le texte de Lacan indique bien qu'il sagit, chez Schreber, d’un défaut tel que le sujet ne saurait en aucun cas accéder au non-symbolisé, encore moins !'assumer. En effet, Lacan souligne puissamment qu'il ne s’agit pas chez le président Schreber d’un refoulement de la position féminine ot le symbolisé fait retour dans un symptéme névrotique, ni @une dénégation ott il se dit tout en s’affectant du signe de la négation. La position féminine, telle quun homme peut l’occuper dans une relation symbolique tout en restant homme sur les plans imaginaire et réel, cette position qui nous permet de satisfaire & notre réceptivité essentielle, ne serait-ce que lorsque nous recevons la parole, était simplement étrangére 4 Schreber, morte. La fonction féminine dans sa signification symbolique essentielle, telle que nous la retrouvons au niveau de la procréation, mise en corréla- tion avec la paternité, voila ce qui se manifeste a lui sous la forme d'une irruption dans le réel de quelque chose qu il n’a jamais connu, d’un surgissement d’une étran- geté totale, qui va progressivement amener une subver- sion radicale de toutes ses catégories, jusqu’a le forcer & un véritable remaniement de son monde. Bref, c’est appliqué & Schreber que le «verdict laca- nien» recoit tout son impact. Puisque le retour dans le réel de ce qui de ce réel méme était resté hors des réseaux de la symbolisation primitive entraine ici, par une exigence de cohérence ott Lacan voit le privilége insigne du psychotique, tout un remaniement de la relation au monde ott consiste le syst@me délirant. Gué- tison? On ne peut le dire, affirme Lacan, sans abus de langage. 48 LES PSYCHOSES Mais alors d’ott vient que la fonction féminine est restée, chez le président Schreber, hors symbolisation? Il s‘agit 1a, selon Lacan, de l’avatar le plus radical et le plus ravageant du complexe d’CEdipe. Mais cheminons doucement. Lintérét éminent de l'étude du délire de Schreber, dit Lacan, est de nous permettre de saisir dans son plein développement la dialectique imaginaire. Si celle-ci se distingue de tout ce que nous pouvons imaginer d’une relation instinctuelle, naturelle, c'est en raison d’une structure générique, celle du stade du miroir. Cette seructure, dit Lacan, fait d’avance du monde imaginaire de homme quelque chose de décomposé. Les analystes Pont toujours souligné, le délire nous montre le jeu des fantasmes dans son caractére parfaitement développé de duplicité!. Les deux personnages auxquels le monde se réduit pour Schreber sont faits Jum par rapport a lautre, l'un offre 2 /autre son image inversée. On le voit, avec cette formulation, Lacan met définitivement fin a la confusion entre la projection telle quelle fonctionne dans la jalousie névrotique, par exemple, et ce que, dans la psychose, nous voudrions imputer & ce méme méca- nisme, Pour Lacan, «complexe d’CEdipe» veut dire la méme chose qu’« ordre symbolique-». Il signifie ceci : pour que la relation la plus naturelle, celle du male a la femelle, puisse s’établir chez ce sujet «biscornu?» quest ’étre humain, il faut l'intervention ou la médiation de Pordre de Ja parole, c’est-a-dire non pas de quelque chose de naturel, mais de ce qui s’appelle pére, c’est-a-dire de ce 1, L’exemple de l’hallucination verbale, cité p. 44-45, le montre suffi- samment. 2, «Biscornu» du fait du remaniement que ses besoins subissent de par leur entrée dans les signifiants de la demande, comme nous allons le voir. 49 LACANIANA qui fait, sur le plan particulier, que lindividu est reconnu dans l’ordre social comme étant Untel, nom qui n’a rien a faire avec son existence vivante, la dépasse et la perpétue au-dela, sur la pierre des tombes. Alors que Pidentité imaginaire, elle, est vouée a la fragmenta- tion, ce qui nous vaut, dit Lacan, deux Paul Flechsig, un Flechsig inférieur et un Flechsig supérieur, voire un Schreber second exemplaire de lui-méme, puisquil a lu la nouvelle de sa mort dans le journal, mais qui sait qui est le premier! Ce qui lui fait défaut, selon Lacan, c'est Pintervention d’un tiers en tant qu image de quelque chose de réussi, modéle d’une harmonie. Je laisse au lecteur le soin de suivre P'analyse minu- tieuse que Lacan entreprend a partir de 1a du détire de Schreber dans ses détails les plus fins (chapitres VIII, [x et X) pour marréter sur la reprise quil fait (chapitre X) de la notion de Verwerfung. Il n’y a rien a attendre, dit Lacan, de l’abord de la psychose sur Je plan de Pimaginaire puisque le méca- nisme imaginaire est ce qui donne sa forme a Paliéna- tion psychotique, mais non sa dynamique. Selon Lacan, la réalité est marquée d’emblée de ce quil appelle la «néantisation symbolique», et qu'il explique en ces termes : « Vétre humain pose le jour comme tel [...] sur un fond qui mest pas un fond de nuit concréte, mais d’absence possible du jour, ot la nuit se loge, et inverse- ment d’ailleurs. Le jour et la nuit sont trés tét codes signifiants, et non pas des expériences» (p. 169). Il y a donc, pour Lacan, une nécessité structurale & poser une étape primitive ou apparaissent dans le monde des signifiants comme tels. Cette apparition implique déja le langage. Le jour en tant que jour n’est pas un phéno- mene, il implique lalternance fondamentale des vocables connotant la présence et absence. C’est exac- 50 LES PSYCHOSES tement ce champ d’articulation symbolique que Lacan vise, c'est la que se produit la Verwerfung. Un signifianc primordial qui demeure dans des ténébres extérieures, voila le mécanisme fondamental que Lacan suppose a la base de la paranoia. Seulement c’est 1a une présentation mythique; «car je ne crois nullement, dit Lacan, qu il y a nulle parc un moment, une étape ot le sujet acquiert d’abord le signi- fiant primitif, et qu’aprés cela s introduisent les signifi- cations, et puis qu’aprés cela encore, signifiant et signifié s’étant donné le bras, nous entrons dans le domaine du discours» (p. 172). Sil a présenté sa thése par ce «mauvais bout» qui est le bout génétique, cest que ce plan génétique semble, dit-il, non sans quelque hauteur, si nécessaire pour que ses éléves se trouvent a Paise. Mais le bon bout ne semble pas facile 4 trouver pour autant. Lacan procéde 4 plus d’une tentative. C’est ainsi quil essaie d’exploiter la notion de la multiplicité d’enre- gistrement dans la mémoire, dont Freud fait état dans la lettre 52 & Fliess. Cela le conduit 4 dire : «Dans Homme aux loups, impression primitive de la fameuse scéne primordiale est restée la pendant des années, ne servant a rien, et pourtant déja signifiant, avant d’avoir son mot a dire dans lhistoire du sujet. Le signifiant est donc donné primitivement, mais il nest rien tant que le sujet ne le fait pas entrer dans son histoire» (p. 177). Loin de manquer, le signifiant a donc toujours existé. Et pourtant, il était rien : faut-il entendre quiil ne signi- fiait rien? Mais alors faut-il entendre que c'est le sujet qui, en s’historisant, donne au signifiant primitif sa signification? Se penchant par la suite sur la question de I’hysté- rique — « Qu’est-ce qu'une femme?» —, Lacan est amené 51 LACANIANA a faire cette remarque pénétrante, a savoir que sil y a dissymétrie de ’CEdipe chez l'un et l’autre sexe, elle se situe essentiellement au niveau symbolique. En effet, seule la Gestalt phallique fournit 4 la société humaine le signifiant qui sert & différencier les deux sexes comme marqué et non marqué. Si l’on me permet de transposer ici ce que Lacan a dit au sujet du jour et de la nuit, je dirai que ’homme se pose non pas sur un fond de femme concréte, mais sur un fond d’absence possible de Yhomme, ott la femme se loge. Le symbolique, donc, «manque de matériel », en ce sens que «le sexe féminin a un caractére d’absence, qui fait qu'il se trouve moins désirable que le sexe masculin dans ce quil a de provo- cant, et qu'une dissymétrie essentielle apparait » (p. 199). Il reste toutefois que ce « manque de matériel», qui fait que lun des sexes est conduit 4 prendre pour base de son identification Pimage de l'autre sexe, est le mame pour le névrosé que pour le psychotique. Pour surmonter ces difficultés, Lacan reprend la question de plus haut. Dans un chapitre auquel Jacques-Alain Miller a donné le titre « Le Signifiant Comme Tel, Ne Signifie Rien», il part de la défini- tion de la structure comme un groupe d’éléments for- mant un ensemble covariant, et souligne aussitét qu il dit bien ensemble et non pas totalité. Cela semble contredire ses remarques sur ceci que tout systéme de langage recouvre la totalité des significations pos- sibles. Mais «il n’en est rien, ajoute-t-il, car cela ne veut pas dire que tout systtme de langage épuise les possibilités du signifiant» (p. 209). Le paradoxe se léve donc si I’on distingue entre les « significations possibles», au sens de déja réalisées dans le langage, et les possibilités du signifiant de toujours déterminer des nouvelles significations. 52 LES PSYCHOSES De fait, les développements suivants de Lacan concernent le signifiant en tant qu'il est destiné a ce quwun sujet Putilise dans la parole. Contrairement a la théorie de la communication dans son extension indue, il serait impropre, estime Lacan, de parler de signifiant la ott il y a simplement message, réaction finalisée ou feedback. Le signifiant rest 1a, souligne-t-il, que si, au point d’arrivée du message, on prend acte du message et «il n'y a d’autre définition scientifique de la subjectivité qu’a partir de la possibilité de manier le signifiant 4 des fins purement signifiantes, et non pas significatives, cCest-a-dire n’exprimant aucune relation directe qui soit de l’ordre de 'appétit » (p. 214). On le voit, la réflexion de Lacan sur le signifiant est en inter-réaction permanente avec sa réflexion sur le sujet, ce qui distingue sa conception de Pun et de l'autre de toute autre conception. Lécart qui jamais ne se comble entre le signifiant et le signifié fait que le sujet nest pas seulement sujet du signifié, mais aussi, et sur- tout, sujer du signifiant. De 1a la remarque de Lacan selon laquelle le signifiant est a saisir dans son lien au message, mais aussi et surtout dans J’acte qui en accuse réception. Ici git une responsabilité qui serait inconce- vable si usage du signifiant était régi par une finalité prescrite & l’avance, tout particulitrement celle de l’ex- pression des besoins. La distinction entre désir et demande est en germe. II nempéche que nous pouvons remarquer que cette liberté dont dispose le sujet comme maitre du signifiant doit bien avoir une limite, puisque sa subjectivité méme dépend, comme on I’a vu, de la symbolisation primitive. Rien donc d’éronnant a ce que Lacan reprenne ici la question : quel est ce signifiant dont l’introduction constitue ’CEdipe, et dont le défaut entraine la forclusion de la position féminine? 53 LACANIANA Lexamen du mécanisme du comme si que Helene Deutsch a mis en valeur comme une dimension signifi- cative de la symptomatologie des schizophrénies nous donne la réponse, affirme Lacan. Il y va manifestement dun mécanisme de compensation imaginaire de [’CE- dipe absent, qui aurait donné au sujet la virilité sous la forme, non pas de l'image paternelle, mais du signifiant, du nom-du-pére. Comment concevoir cette absence? Le pére nest pas le géniteur, affirme Lacan. Il lest si peu quil est loisible & telle ou telle société d’attribuer cette fonction 4 un esprit — ce qui ne veut pas dire qu on ignore le lien entre la copulation et l’enfante- ment. En revanche, cest justement cette fonction que Schreber réalise imaginairement. Pour Lacan, le pére est, par définition, cest-a-dire selon la place qui lui revient dans les systémes de parenté, celui qui posséde la mére, en principe en paix, et qui maintient avec l’autre terme de la relation, le fils, un rapport non pas de riva- lité, mais de pacte. Or, remarque Lacan, nous avons tous connu des personnalités paternelles marquées d’un autoritarisme effréné, du monstrueux et de lunilatéral. Dans une telle situation, l’aliénation est radicale : elle nest plus lige & un signifiant néantissant, comme dans un certain mode de la relation rivalitaire avec le pére, out s organise la crainte de castration, mais, et la nous touchons au sens précis de la forclusion, selon Lacan, a un néantissement du signifiant vidé de son sens, de tout ce qui le représenterait dans sa vérité. Le sujet est mis dans V'impossibilité d’assumer la réalisation du signi- fiant pére au niveau symbolique. Seule lui reste image 4 laquelle se réduit la fonction paternelle. Qu’est-ce que cela entraine concernant la relation du sujet au signi- fiant? demande Lacan. 54 LES PSYCHOSES Lacan est frappé par deux traits qui caractérisent les phrases que serinent les voix : leur limitation 4 la partie syntaxique, et le défaut de tout ce qui ressemble 4 une métaphore méme 1a out la phrase peut avoir un sens. Sans qu iil soit question d’un rapprochement quelconque, on pense a l’aphasie de Wernicke!. On sait que Lacan recourt ici 4 la distinction que fait Roman Jakobson entre axe métaphorique et l’axe métonymique du langage. Seulement, selon lui, la métaphore engendre une signi- fication qui arrache le signifiant a ses attaches lexicales. La seule similarité qu’il admet entre «Booz» et «sa gerbe» est celle de la position occupée dans la phrase. Une métaphore est soutenue avant tout par une articu- lation positionnelle, dit-il. Le langage est d’abord un systeme de cohérence positionnelle. C’est dans un deuxigme temps que ce systéme se reproduit a linté- tieur de lui-méme avec une extraordinaire fécondité. Pour cerner de plus prés la raison de la prévalence, chez Schreber, de la métonymie et tout notamment des assonances (Santiago ou Carthago, Chienesenthum ou Jesus-Christum), il faut, estime Lacan, reprendre la ques- tion du rapport du sujet a / Autre pour introduire, en quelque sorte parallélement & Popposition métaphore- métonymie, celle entre la fonction fondatrice de la parole, d’un cété, et les mots de passe, de l'autre, out se déroulent le plus souvent les questions et les réponses. Cette opposition est palpable dans deux emplois diffé- rents du zz, comme signifiant et comme désignation. Lacan Pillustre par plusieurs exemples. Je me contente- rai, non sans regret, d’en rappeler un. Si je dis : «Tu es celui qui me suivra», j’énonce une convocation, sinon 1. Karl Wernicke (1848-1905) est un psychiatre allemand célébre pour ses théories sur l’aphasie, que Freud soumet 4 un examen critique dans Contribution a la conception des aphasies (1891), Paris, PUF, 1983. 55 LACANIANA un impératif, oti le tw désigne celui qui est en face, et peut 4 loccasion me désigner, comme dans « Tu ne changeras pas» adressé 4 moi-méme; c’est le #u du sur- moi et de lintimation délirante. En revanche, «Tu es celui qui me suivras» est une vocative, qui signifie le lieu oui se constitue la parole, c’est-a-dire d’ott le sujet recoit son propre message sous une forme inversée, en un mot, PAutre (avec grand A) qui surgit ici dans son originalité de tiers, celui qui aura & répondre & ce que le vocatif comporte investiture. On est maintenant, avec Lacan, au plus prés du drame schrebérien. A la place ott le président Schreber est invoqué comme pére («Le langage dit tu», a affirmé Lacan dans son «Discours de Rome»), 4 Pappel du nom-du-pére, rien ne répond. Dés lors, la seule fagon de réagir qui puisse le rattacher au champ du langage, et lui donner la sécurité significative coutumiére, Cest de perpétuelle- ment se présentifier dans ce menu commentaire du cou- rant de la vie, qui fait le texte de l’automatisme mental. Le séminaire se termine par une intervention dans le débat Ida Macalpine-Freud. Lacan souscrit a la remarque de la premitre, a savoir quil rest nulle part question de castration pour Schreber, mais d’«éviration» et d’émasculation. Mais il récuse aussi une explication du délire empruntée au seul champ de Pimaginaire, comme celle d’Ida Macalpine, selon laquelle il s’agirait d’un fantasme li¢ 4 une phase prégé- nitale, ob Penfant désire égaler la mére dans son pou- voir d’enfantement. Il reste que Pimportance centrale que Freud a toujours accordée au complexe de castra- tion ne se préte 4 une élucidation que si nous reconnais- sons que le tiers quest le pére a un élément signifiant, 56 LES PSYCHOSES irréductible 4 toute espéce de conditionnement imagi- naire. D’oti le drame d’un Schreber. «II ne s’agit pas de la relation du sujet & un lieu signifi¢ 4 Pintérieur des structures signifiantes existantes, mais de sa rencontre, dans des conditions électives, avec le signifiant comme tel, laquelle marque l’entrée dans la psychose» (p. 360). Le lecteur s'est sans doute arrété sur cette « rencontre avec le signifiant comme tel», alors que le déclenchement de la psychose est justement attribué a la forclusion — terme que Lacan propose @’adopter définitivement pour traduire Verwerfung — de ce signifiant. Les passages qui incitent 4 une telle perplexité sont nombreux. Pour la lever, il suffit d’admettre qu’en lui-méme le signifiant ne signifie rien de particulier a part le fait méme de la signi- fication, et que c’est justement cette propriété qui le rend a méme de déterminer la signification selon les connexions quil engage avec d'autres signifiants. Or, les symbolisations primitives, hors desquelles il n’y aurait pas de réalité pour P’étre humain, sont des déterminations qui font sens, selon Lacan. En revanche, la forclusion veut dire le vidage du signifiant de tout ce qui s’y affirme pri- mitivement, de sorte que, a le rencontrer, Cest-a-dire en réponse a son appel, le sujet n’a d’autre option que de gonfler image paternelle, qui est tout ce qui lui reste, au point d’en faire le Lui ot toute réalité se résorbe, alors que les choses, elles, comme le remarque Lacan, s'ame- nuisent, pour devenir des ombres porteuses des voix. Les échanges entre Lacan et ses auditeurs, si animés au cours des deux précédents séminaires, font cruelle- ment défaut ici. Fait d’autant plus étonnant que son discours s’adressait 4 des psychiatres et 4 des psychana- lystes. Ce défaut s’explique sans doute par l’extraordinaire originalité des idées avancées par Lacan (qui ne retient 57 LACANIANA de toute la tradition psychiatrique que la notion de l’au- tomatisme mental, de son maitre Gaétan Gatien de Clérambault) et que ses éléves de cette époque (1955- 1956) entendaient, eux, pour la premitre fois avant que leur répétition ne leur donne une fausse évidence. Sans parler des difficultés que Lacan lui-méme avait a résoudre en frayant son chemin, telle celle de concilier son souci d’affirmer Pindépendance du signifiant par rapport a la signification avec une symbolisation primi- tive, qui ne saurait agir que de faire sens, celui méme que le pére réel a a soutenir. Ajoutons que l’appel de Lacan a ses éléves était un appel a le suivre non seule- ment dans sa réflexion, mais aussi dans le service de la psychanalyse. Or, méme si nous lui donnons Ja valeur du vocatif, «Tu es celui qui me suivras'», un tel appel reste une demande dont on imagine aisément les effets perturbants, sinon angoissants, quelle suscite dans les conditions transférentielles ot se déroule généralement Penseignement de la psychanalyse. Les erreurs d’édition ne m’ont pas paru dépasser la limite de ce qui est inévitable dans ce genre d’entreprise. Comme je ne me suis pas appliqué 4 les recenser, j’en citerai deux A titre d’exemple. A la derniére partie du chapitre XVI, J.-A. Miller donne le titre « Les trois fonc- tions du pére», alors quiil s'agit manifestement de trois facons différentes de sy prendre avec cette fonction. De méme, on lit page 261 : «[...]la question du retentisse- ment sur la fonction du langage de toute perturbation du rapport autre» au lieu de «4 | Autre», 1. ALheure actuelle, certains éléves de Lacan dont la finesse n’est stire- ment pas la premitre qualité estiment que ses réflexions sur la parole et la fonction vocative sont une page périmée d’une théorisation par trop sen- timentale. 58

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