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LES MYSTÈRES DE VENISE

9693
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Le Songe de Polyphile, du moine Francesco Colonna, donna en 1497


aux Vénitiens la révélation d'une félicité harmonieuse due à la
Renaissance.
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FrançoisRibadeauDumas

Les Mystères
de Venise
ou
les secrets de la Sérénissime

Albin Michel
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Les illustrations qui ornent cet ouvrage


sont extraites du Songe de Polyphile
(Photos : Bibliothèque nationale)

© Éditions Albin Michel, 1978


22, rue Huyghens, 75014 Paris
ISBN2-226-00673-7
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En hommage à Marcel Proust et à Thomas Mann.


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«Venise, la ville laplus énigmatique du monde. »


André MALRAUX

«L'invraisemblable cité. »
Thomas MANN

«Leplus haut lieu


de la religion de la beauté. »
Marcel PROUST
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1.
Une ville qui a été pensée

Venise contient une énigme. La merveilleuse cité qui fut la reine de


l'Adriatique, qui stupéfia Pétrarque et Dante, qui posséda un empire
auréolé de la bannière de saint Marc, qui traita en égalité avec les
grands souverains, possède une âme qui échappe à la seule observa-
tion. Son orientalisme unique en terre chrétienne et si près de la
Rome papale, l'opulence et le prestige de son histoire, commandent
le fantastique. La Sérénissime nous étonnera par un secret profond
difficile à déceler.
Marcel Proust y sentit battre le miracle de la beauté, Ruskin y
constata la réalité du rêve, Thomas Mann y aspira des effluves mor-
bides et éblouissants venus de l'au-delà.
Les vieilles légendes qui entourent sa création semblent l'attribuer
au merveilleux conte qu'évoque le quadrige enchanté de Néron à
Rome, de Constantin à Byzance et qui, sur le portail de Saint-Marc
fait rayonner le soleil autour du char d'Apollon.
Une cité idéale fut bâtie sur des sables mouvants, par des maîtres
constructeurs magiciens, grâce au commerce des épices, grâce aux
conquêtes et aux croisades, sans cesse embellie par les pillages, une
ville devenue au XVIII siècle celle des plaisirs, celle des plus belles
courtisanes et de l'amour. Glorieux prestige de ses écoles de pein-
ture, de ses chorales, qui étonnent le monde entier! Une ville qui
aujourd'hui peu à peu coule, comme alourdie par des siècles de
tumulte et d'ambition dévorante, par trop de fautes contre l'esprit,
trop de profanations... Les ossements de saint Marc furent volés à
Alexandrie par les marchands de Venise. Le pape plus d'une fois se
dit outragé. Seraient-ce les péchés qui peu à peu l'attirent au fond de
la mer qu'elle ne commande plus?
De la puissance et l'orgueil des dominations, des ineffables
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Des fêtes bachiques, de la grâce et du bonheur, selon


le Songe de Polyphile.
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richesses, des trésors, des palais fantastiques, et surtout de l'immar-


cescible basilique orientale à la perte totale de l'indépendance et
même de sa stabilité, Venise l'incomparable connaît un drame sem-
blable aux grandes légendes de la mythologie, un cycle infernal.
Si cette ville d'utopie atteint notre sensibilité par les éléments de
rêve qu'elle contient, c'est que des visionnaires ont contribué à sa
naissance, depuis les augures qui la voulurent sur une lagune mou-
vante et composée de cent îlots séparés par cent cinquante bras de
mer, ce qui obligea de construire quatre cents ponts —ponts souvent
en oblique pour ne pas nuire à l'unité des façades, notamment sur le
Grand Canal. Ce furent ensuite les visions des doges Partecipazio,
de l'évêque Magnus, du moine Francisco Colonna, qui publia le
retentissant Songe de Polyphile, que ce soient les aspirations des
humanistes, des rose-croix, des alchimistes, de maître Paul de Venise
—et l'on pratiqua beaucoup la magie à Venise sous l'influence des
Orientaux, des Turcs, des arabisants —,un monde s'est bâti, intensé-
ment riche en lyrisme intellectuel. Une sorte de fièvre de l'esprit pré-
sidait à l'élaboration d'une ville unique, la cité des doges, celle de la
resplendissante, la dominatrice, l'orgueilleuse Sérénissime, conduite
habilement par la Seigneurie, épaulée du Sénat, du redoutable Con-
seil des Dix et des trois maîtres en Inquisition, aux rapides exécu-
tions nocturnes.
Ensuite, l'extraordinaire utilisation de la dépouille de saint Marc,
comme nous le verrons, a contribué à l'atmosphère de miracles et de
puissance divine venant auréoler la politique ambitieuse de la
Vénétie. Et dans Venise, il y a Vénus.
Le second aspect qui se dégage de la première vue de Venise est la
prolifération de palais, d'églises, de campaniles, de porches et de
colonnades, de chapiteaux sculptés, de statues qui témoignent non
seulement d'un passé prodigieux, mais surtout d'une volonté d'expri-
mer à la mode byzantine, par le visuel et par le prestige de l'art, un
certain nombre de vérités. La variété composite des architectures, la
multiplicité des ornements, des décors, des arcatures, des styles,
l'éloquence des bas-reliefs, des monuments, sont surchargées de
sous-jacences, par la grâce des symboles, des analogies, des allu-
sions, des allégories.
Un jeune reporter américain, James Morris, a écrit dans son
récent et très étudié Visa pour Venise, que « Venise occupe une si
petite surface que son symbolisme atteint une telle densité et que tout
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l'attirail de son autocratie médiévale si somptueusement recouvert


d'or et de parures se trouve concentré sur les quelques centaines de
mètres carrés du palais des Doges ».
Ce symbolisme exacerbé ne se livre pas au premier coup d'œil. Au
contraire, il déconcerte par sa surprise, il contrarie même celui qui n'ar-
rive pas à le percer — et il faut de l'amour pour épouser
Venise —,si bien que certains écrivains comme Chateaubriand y trou-
veront un caractère factice, superficiel, qui ne manque pas d'irriter celui
qui ne comprend pas.
C'est donc un drame inattendu et l'on mesure ce que Braustein et
Delord appellent les signes : « L'espace est clos à Venise par des
signes, les signes que l'Histoire fait au présent. »
Ainsi, ces signes s'adressent au présent. Et l'on a dit justement que
ce sont d'invisibles murailles qui en protègent la compréhension.

Le drame des tremblements de terre qui firent s'écrouler les cam-


paniles et les églises, des pestes qui firent mourir des milliers de Véni-
tiens, des complots pour s'emparer du pouvoir —et un doge y perdra
la tête —, la facilité des meurtres par les coupe-gorge stipendiés, au
détour des ruelles obscures, et surtout le retour des corps des grands
capitaines, des animaux, des soldats et des marins tués dans les
incessantes expéditions de ce pays insulaire toujours en guerre, et
puis le poids accablant des excommunications papales, marquent à
jamais le caractère occulte de Venise. Heurs et malheurs la drapent
de tristesse dans le soleil de sa gloire.
« Ci-gît Venise ! » s'exclamait Alfred de Musset.
Et pourtant, de tant d'églises, de tant de monastères, de la magnifi-
cente basilique Saint-Marc aux mosaïques d'or, de tant de messes
cérémonielles présidées par le doge et par le patriarche de Venise —
qui échappait à la tutelle du pape —de tant d'immenses processions
à travers la ville, avec les étendards, les trompettes d'argent et le long
cortège des nobles et des élus, des sages et des magistrats, du clergé
en grand apparat, monte une foi religieuse qu'aucune ville, qu'au-
cune nation n'a affirmée avec cette conviction qui touche le fana-
tisme. Ô Carpaccio, Giovanni Bellini, Guardi, Pietro Longhi !
Témoins irrécusables.
Là encore, les reliques innombrables —le Sang du Christ volé à
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Constantinople pendant le sac de la ville —donnent à Venise un res-


sort miraculeux.
Parce qu'au-delà du symbolisme de tous ces aperçus merveil-
leux, au-delà de l'ésotérisme qui s'en dégage et que nous analyse-
rons, transparaît une âme. Un aimable flâneur passionné de Venise,
A. t'Serstevens, a noté que pour comprendre cette cité « il faut,
peut-être, pour la découvrir, cet œil de l'âme, qui est un don particu-
lier des initiés ».
Voilà donc le secret de son mystère : la présence de l'âme et la
nécessité d'une initiation.
Les mal intentionnés y voient du diabolisme. Avec les ossements
de l'Évangéliste, les marchands si habiles n'auraient-ils pas ramené
d'Alexandrie quelques grimoires et quelques écrits gnostiques?
Car il est évident que l'extrême virtuosité des doges —très ésoté-
ristes, souvent, comme nous le verrons, car ils étaient entourés d'éru-
dits —à jouer de l'équilibre entre l'empereur d'Occident, qu'ils trou-
vaient trop germanique, et l'empereur d'Orient trop byzantin —
attention aux maîtres magistes de Constantinople ! —et le pape, dont
ils n'admettaient la suprématie ni spirituelle ni temporelle, ce qui est
stupéfiant, relevait d'une détermination, où la malice rejoignait la
perversité.
Ainsi, maints motifs cachés mènent sur le chemin qui fut celui de
Venise, un chemin où la grandeur se mêlait avec succès au luxe et à
la volupté. Presque une civilisation de plaisir, plaisir des yeux, des
sens, de la connaissance, une éthique qui rayonnera avec la Renais-
sance païenne.
Le fil conducteur mérite d'être suivi, car on découvre une éton-
nante unité dans cette prolixe multiplicité, révélée par tant de ves-
tiges et tant de trésors artistiques.
Le fil directeur et l'idée conductrice, c'est bien ce que recherche le
philosophe M. Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la percep-
tion, où il nous enseigne que dans une chose perçue, ce qui im-
porte, au-delà de l'historique ou de l'événementiel, c'est de dis-
cerner l' « intention totale » et non pas la représentation extérieure
et encore moins les convenances « des idées introduites par la doc-
trine ».
Le philosophe maintient que dans chaque civilisation il convient de
dégager l'idée au sens hégélien, « au-delà du temps et de la mort », et il
nomme cela « les dimensions de l'Histoire ».
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Dans une récente et remarquable étude, Venise et Byzance, un pro-


fesseur italien de l'université de Padoue, Sergio Bettini, a noté lui
aussi, que le voyageur qui arrive à Venise pour la première fois «ne
peut se sentir que malmené... il lui manque des limites rassurantes,
un point d'appui tactile. Secrètement inquiet et troublé. Il se voit
« immergé dans un monde de beauté ».
Alors se profilent, comme dans un scénario savamment orchestré,
lucidement dirigé vers un but final, des ombres, des spectres, des fan-
tômes qui parlent, car Venise est une ville qui parle, pour qui sait
regarder et écouter. Paul Claudel assurait que « l'œil écoute ». Il est
exact que le décoratif vénitien autant que le figuratif permettent de
faire intervenir l'abstrait même dans la fantastique imagination des
doges pour leurs mythes politico-religieux.
Si le lion de saint Marc montre un visage humain, c'est pour s'ins-
taller dans notre humanité. Si, derrière lui, un ciel bleu azur d'émail
se garnit d'étoiles d'or, c'est, intentionnellement, pour que le fir-
mament et les infinis célestes parent de sublimation l'emblème de
l'Évangéliste. Si pour frapper sur la cloche de la tour de l'Horloge,
place Saint-Marc, on a placé deux Arabes, deux « Mori » affublés
d'une courte peau de mouton laissant voir leurs attributs sexuels,
c'est, comme les esclaves noirs qui soutiennent des balcons ou qui
portent des girandoles lumineuses, que le son, comme la lumière, a
asservi les ennemis de la Seigneurie triomphante. Émile Mâle a noté
que « la moindre ligne est d'essence spirituelle », et ce sera certain
avec les décors linéaires islamiques relevés çà et là. Et il ajoute,
« quelque problème que l'historien d'art essaie de répondre, il ren-
contre toujours l'esprit ».
Pour cela, Venise est une ville pensée.
A chaque pas, comme dans La Divine Comédie de Dante, qui
aima Venise, à chaque signe, à chaque arcature, apparaît un monde
secret chargé de significations. Des significations qui valent des tré-
sors. Car ainsi que l'exprime René Huyghe pour ce « jeu d'allu-
sions », on découvre que « le visible n'a pas de réalité, sinon comme
accès de l'invisible ».
René Huyghe a été tellement impressionné par Venise qu'il y a
discerné que la mosaïque byzantine, par exemple, «préfère mettre en
valeur la matière même dont elle est constituée, rutilement des mo-
saïques, étincellement des ors, afin de frapper l'âme par la splendeur
de la lumière. Immatérielle et pourtant visible, celle-ci ébranle physi-
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quement nos nerfs optiques, crée à la longue une fascination, presque


un début d'hypnose, que l'âme peut convertir en une approche mira-
culeuse du divin ».
Ce commencement d'hypnose, cette plongée dans le mystère,
demandent ce que René Huyghe appelle le « regard intérieur ».
Tel est le miracle de la Sérénissime, de voir entraîner dans le lan-
gage de l'âme invisible, alors qu'à l'extérieur les cloches du gigan-
tesque campanile byzantin donnent le signal de s'amuser ou de prier,
de dormir ou d'aller faire la guerre.
Horatio Brown, lui aussi, affirme que « Venise compte parmi les
villes de l'âme ». Pour l'avoir prouvé, le doge Orsoleo I fut appelé
« le saint ».
Quoi de plus émouvant que la basilique romano-byzantine, temple
oriental luxueux, dont la présence confond lorsqu'on évoque la
proximité de la Rome vaticane, si fortement opposée à l'orienta-
lisme ?
Il en est de même du palais des Doges, dont le cube de marbre rose et
jaune pâle, presque aveugle, surmonté de sa frise arabe et posé sur cette
admirable suite d'arcatures à chapiteaux sculptés, sejoue de la lumière
du ciel qui se reflète dans l'eau de la lagune.
Sergio Bettini l'a parfaitement exprimé :
« Au cours des siècles, l'ancien château des doges, centre et symbole
de Venise, s'est transformé en ce palais vaste, clair, ouvert comme
un regard haut et lumineux sur l'eau, comme le destin de la Répu-
blique.
« Dans sa forme architectonique complexe, il exprime l'esprit très
serein de Venise, tandis qu'à travers une extraordinaire unité de sens,
il concrétise à travers les siècles, dans les simples épisodes plasti-
ques et picturaux qui le composent, tout le mythe de la Venise triom-
phante. »
Et il énumère comment souffle l'esprit dans ce qu'il nomme la
« zoographie gothique »des chapiteaux, où se voient les vices et les ver-
tus, les anciens sages, les empereurs, les saints, les martyrs, les croisés,
les éléments de la Création, séparés et ornementés par des feuillages.
N'est-ce pas un speculum mundi, un miroir du monde, dont il dit que
« c'est la grandeur, la force, la richesse et la justice de Venise qui y sont
exprimées »?
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La plus docte assemblée assistait sur la Piazzetta aux jeux,


ris et divertissements.
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En bref, une ville-programme.


Une suprême éloquence, mais retenue, presque cachée : on perçoit
alors, qu'au-delà de l'espace et du temps, un monument comme le
palais ducal illustre l'idée de divinité de la patrie. Et combien deves-
tiges témoignent de la pleine satisfaction des Vénitiens dans la sym-
biose entre Venise et Byzance, «la divine »?
Mais pourra-t-on jamais laver les taches de sang de l'escalier des
Géants du palais des Doges, du palier où fut tranchée la tête dudoge
Marin Falier, comme nous le verrons, des dalles de la basilique, où
fut égorgé le doge Candiano avec son fils, et des sinistres cachots du
palais? Le Grand Canal a vu flotter plus d'un cadavre à la dérive.
Venisenedoit pas devenir uncadavre à la dérive, bien quele mau-
vais sort maintenant s'acharne sur elle en la lagune pourrie.
Entre les deux hautes colonnes de la Piazzetta, les Vénitiens
aujourd'hui ne passent jamais. Trop de criminels ou d'ennemis de
l'État y furent décapités.
Les souvenirs sanglants ne manquent pas à Venise la belle, l'in-
comparable, la reine de l'Adriatique, la Sainte Cité élue de Dieu. Sa
domination fut sanglante. Il ya du sang sur les griffes dulion ailé de
saint Marc.
Des allégories? Des symboles? Des vérités. Avez-vous remarqué
dans l'église S. Francesco della Vigna que le blason des Barbaro
comporte un cercle rouge sur champ d'argent? Cefut la récompense
de l'amiral Barbaro, que ce cercle rouge. En effet, l'amiral coupa la
main d'un Maure dans le combat, au XII siècle, puis il saisit son tur-
ban, sur lequel avec le moignon sanglant il traça un cercle et fit
accrocher ce signal de victoire sur son mât. Le signal du sang.
Cela vaut bien, àl'église Ss. Giovanni ePaolo (S. Zanipolo) l'urne
contenant la peau desséchée de l'amiral Bragadino, écorché vif par
les Turcs.
James Morris a raison d'écrire, à propos du palais Contarini qu'il
dit hanté : «Venise n'a pas besoin de fables pour corser son atmo-
sphère sinistre. » Combien de tableaux sont chargés de détails
atroces, de spectres, de crucifixions effarantes ?Ici règne le morbide.
Oui, Venise, qui cultiva la beauté, révèle aussi un certain goût pour
l'horreur. Le pont des Soupirs exhale encore ses plaintes.
LeChrist necesse de mourir sur les tableaux de Giovanni Bellini.
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2.
Le symbolisme des premiers héroïsmes

Un certain nombre d'obscurités règnent sur les origines.


Venise naît dans le drame des invasions, sur la faillite auIV siècle
de l'empire romain, qui s'est écroulé sous les coups des Barbares.
Les familles romaines ont fui les Goths qui détiennent toute la pénin-
sule. Rome est tombée.
Ala fin des IV et V siècles ont surgi encore les hordes d'Alaric,
roi des Visigoths, qui ruinent toutes les villes. Après lui, ce sont les
Suèves, les Vandales, les Huns. Les populations épouvantées fuient
la terre ferme et se réfugient sur les îlots plus ou moins salubres du
nord de l'Adriatique, devant l'embouchure des rivières.
En 452, les Huns conduits par Attila détruisent l'Italie. L'émigra-
tion devient plus considérable. Grado reçoit le patriarche d'Aquilea
et son clergé. Les îles se peuplent de Romains. On bâtit des églises.
Les insulaires décident de se gouverner eux-mêmes sous la forme
démocratique, par des tribuns élus du peuple. Et l'on résistera dans
la lagune.
Interviennent les armées de l'empereur de Byzance qui, en 539,
entreprennent la conquête de l'Italie, en chassant devant elles les
Ostrogoths. Laconquête des Byzantins se heurtera bientôt aux inva-
sions des Lombards, des Saxons, des Bulgares. Lechaos dans l'Occi-
dent.
Au vie siècle, la lagune conquise est une province romano-
byzantine. Un administrateur-régent est nommé par l'empereur de
Constantinople, c'est l'exarque de Ravenne. En 639, l'armée byzan-
tine assure la sécurité. L'empereur byzantin revendique le titre d'em-
pereur romain.
Les familles romaines s'acclimatent tant bien que mal de la vie au
milieu de la mer, sur des bancs de limon, de sable mouvant et de
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boue. La peste aura beau jeu à s'y développer. Taine écrit que cette
insécurité devant les flots de la mer et le danger de la lagune a mar-
qué profondément les Vénitiens, et que la contemplation del'horizon
marin et les vapeurs decet étrange climat se retrouvent dansla vision
des grands peintres de Venise.
Il est certain que cette époque intensément dramatique forgea
durement le caractère vénitien. Et cela dura plusieurs siècles. Le
centre religieux est Grado, le centre politique Héraclée, le centre
commercial Torcello. Le général grec byzantin Bélisaire a sauvé
Rome. Un autre général grec byzantin du nom de Narsès, ou Nar-
sète, un capitaine eunuque, bâtit à Rialto deux oratoires, l'un à la
dédicace de San Geminiano, là où sera la place Saint-Marc, et un
autre à saint Théodore, martyr grec, qui fut massacré pour avoir tué
un crocodile sacré. Cefut la première église, qui deviendra plus tard
la basilique Saint-Marc, prédestinée par l'eunuque.
On sait que l'empereur Constantin, lorsque l'Empire romain s'est
effondré, a transporté la capitale de l'Empire à Byzance, en 323, au
carrefour du Bosphore et de la Corne d'Or, accomplissant une pré-
diction de la pythie de Delphes. Il se proclamait ouvertement
conquis à la foi du Christ. Il avait été «inspiré »par la divinité pour
venir s'installer à Byzance. Longtemps, les historiens se deman-
dèrent pourquoi ce Romain est allé, en fait, s'installer en Orient,
après avoir hésité devant d'autres lieux, tout simplementparce quele
mirage oriental et presque magique de la Corne d'Or, aux confins de
l'Orient et de l'Asie, la domination sur la Grècetrès proche, la vision
du royaume de Damas voisin ouvrirent son imagination. Il fera de
Byzance chrétienne le centre de l'hellénisme et une ville extraordi-
naire, d'une richesse extrême, qu'il appelle Constantinople, et d'où
il espère bien revenir régner sur l'Italie. La grandeur romaine est en
lui, dont il se dit l'héritier. Il maintient le latin et commande des
Grecs.
Il a considéré Rome comme trop païenne. Puis, en reportant les
frontières de l'empire romain vers le Danube, d'immenses perspec-
tives lui sont possibles. Son port important est ouvert sur l'Orient,
dont on sait les ressources fabuleuses. Sa ville surpassera Rome en
beauté. Il donnera l'ordre d'y transporter les plus belles statues, les
plus hautes colonnes. Sa ville sera un musée, un chef-d'œuvre de
l'art. Unecité de luxe et de rêve. L'Histoire veut qu'au cours dedeux
combats il ait déclaré : «Dieu des chrétiens, si tu mefais gagner la
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Venise,Veniseénigmatique.Lamerveilleusecitéquifutlareinedel'Adriatique,
qui stupéfia Pétrarque et Dante, qui posséda unempire auréolé de la bannière
deSaint-Marc, qui traita d'égal àégal avecles plus grands souverains,possède
une âme difficile àdéceler, enfouie commeun secret profond.
Peut-être parce que cette cité idéale fut bâtie sur des sables mouvants par des
maîtres constructeurs magiciens. Peut-être parce que des visionnaires l'ont
habitée, hantée,embellie.Unesortedefièvredel'espritprésidait àl'élaboration
d'une ville unique, la cité des doges, celle de la resplendissante, l'orgueilleuse
Sérénissime, conduitehabilement par uneSeigneurieépaulée par leSénat, par
le redoutable Conseil des Dix et par trois maîtres en Inquisition aux rapides
exécutionsnocturnes...
Passée de la puissance, de la domination, de la fantastique richesse à la perte
totale de son indépendance et à la décadence, Venise l'incomparable connaît
u n d r a m e q u i r a p p e l l e c e u x d e s g r a n d e s l é g e n d e s d e la m y t h o l o g i e . A u X V I I I
siècle déjà, elle ne semble plus que la ville des plaisirs, des courtisanes et de
l'amour - mais quel prestige connaissent encore ses écoles de peinture, ses
musiciens, seschorales! Aujourd'hui Venisepeut àpeucoule, commealourdie
par des siècles de tumulte et d'ambition dévorante, par trop de fautes contre
l'esprit, trop deprofanations.
Maisparbonheur cepasséprodigieuxest toujours visible,et sensible, àtravers
une étonnante prolifération de palais, d'églises, de campaniles, de porches, de
colonnades,dechapiteauxsculptés,destatues.C'estàVenisequeMarcelProust
sentit battre lemiracle delabeauté,queRuskin constatalaréalité durêve,que
ThomasMannaspiradeseffluvesmorbidesetéblouissantsvenusdel'au-delà...
Et c'est un égal envoûtement qu'a subi François Ribadeau Dumas, qui nous
conte en amoureux fervent l'histoire de la symboliquevénitienne. Il acompris
que cette ville n'était ni simplement italienne, ni occidentale,ni orientale, mais
àpart, ailleurs,et ilnousmontresonextraordinaire etquasi miraculeuxsyncré-
tisme. Pages passionnées, passionnantes, où se mêlent de la façon la plus rare
le lyrisme et l'érudition, la conviction et la fantaisie. Celivre est la magnifique
évocation d'une Venise chamelle, cité de la lumière et de la mer,- de la vérité
et des mystères.
Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès
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