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2023 17:21

Jeu
Revue de théâtre

« Portrait de Dora »
Ginette Michaud

Numéro 27 (2), 1983

URI : https://id.erudit.org/iderudit/29322ac

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Éditeur(s)
Cahiers de théâtre Jeu inc.

ISSN
0382-0335 (imprimé)
1923-2578 (numérique)

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Citer ce compte rendu


Michaud, G. (1983). Compte rendu de [« Portrait de Dora »]. Jeu, (27), 152–156.

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ser du présent au passé est superbe. La C'est Michel Dumont qui a signé la tra-
cuisine des Loman est vraiment très exi- duction, très efficace, du texte améri-
guë; est-ce un excès de réalisme? Je ne cain. Dans la production, il tient le rôle
saurais dire. Les lieux étrangers à la mai- du fils aîné, un rôle difficile. À ce propos,
son surgissent (sur des praticables) à je me demande si la pièce ne trahit pas
chaque extrémité de la scène, ou carré- son époque, ou sa nationalité, par le
ment au milieu. Chaque lieu est ainsi conflit père-fils tel qu'il nous est pré-
recréé d'une manière réaliste mais, en senté.
même temps, on a l'impression que le
metteur en scène et le décorateur n'ont Chose certaine, on a su trouver à la tra-
pas trouvé comment intégrer ces scènes gédie de Willy Loman des résonances
au reste de la pièce. Mais finalement, très actuelles en cette période de crise
l'intégration se fait: on n'a qu'à suivre économique. Le public était venu voir
Jean Duceppe, et à oublier le reste. Ce des acteurs, il a été comblé. Et en boni,
qu'on fait. on lui a raconté une histoire... ordinaire,
tellement ordinaire... C'était peut-être la
Willy Loman est habillé... en commis sienne, dénouement en moins.
voyageur, mais son costume est très
foncé. Dès le début de la pièce, il est déjà élizabeth bourget
en deuil — de lui-même. Le passé est
clair, gai; le présent est sombre. La toile
de fond reprend d'ailleurs cette même
opposition. La réussite aussi est claire et
gaie: le jeune voisin qui a réussi porte un
complet crème comme le frère de Willy «portrait de dora»
qui est millionnaire. Des costumes très
sobres: il ne faut pas oublier que c'est
une tragédie qui se joue devant nos une analyse interrompue
yeux.
Pièce d'Hélène Cixous, écrite à partir du « Fragment
Miller lui-même parle de sa pièce d'une analyse d'hystérie (Dora) », de Freud; mise en
scène de Denis Marleau; décors de Claude Goyette;
comme d'une tragédie. Willy Loman a costumes de Lise Bédard; éclairages de Dominique
enfreint la « loi du succès »; il a échoué et Gagnon; chorégraphie de Daniel Léveillé. Avec Hu-
il doit payer. Le metteur en scène, en bert Gagnon, Ginette Laurin, Jean-Pierre Matte,
Anne-Marie Rocher, Lise Roy, Claude Sandoz. Pro-
optant pour le réalisme du décor, ne duction du Théâtre Ubu présentée au Quat'Saouls
semble pas avoir voulu privilégier une Bar, du 25 mars au 19 avril 1983.
vision tragique de la pièce. Aucun céré-
monial. C'est plutôt un drame réaliste Je ne lis jamais Dora (celle de Freud)
qu'il nous présente. Par contre, le jeu de sans être émue. Émue d'abord par la
Duceppe, lui, nous renvoie carrément à figure de cette sauvage Dora qui, en in-
la tragédie. Et on embarque. Entre la terrompant prématurément la cure, en
salle et Duceppe, à certains moments, congédiant Freud comme une vulgaire
on pourrait presque parler de commu- gouvernante à l'aube de ce nouveau
nion. Le silence attentif des 750 specta- siècle (elle quittera Freud le 31 dé-
teurs est impressionnant... Béatrice Pi- cembre 1899), s'abandonne elle-même,
card, elle aussi, semble consciente que refusant toute sublimation qui aurait
son personnage participe de la tragédie. peut-être pu la «sauver»: l'écriture, dit-
Pour les autres acteurs, l'enjeu, en ce elle quelque part, n'est pas son affaire,
sens, semble moins clair. pas plus que le don des grands Mysti-
ques, pour lesquels elle éprouvait pour-
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tant une certaine attirance. Dora lève et son plus puissant auxiliaire. On peut,
ainsi un pan de voile sur la scène de en tout cas, dire qu'il mettra, lui, le
l'inconscient pour, finalement, en ren- temps qu'il faut (ce temps que refuse
forcer le refoulement. Dora, qui veut tout Dora) — de 1899 à 1923 — pour faire le
(et tous: elle se donnera indifféremment deuil de cette analysée-là, et «liquider»
à chacun des personnages de son ro- son contre-transfert.
man familial, homme ou femme), finira
par ne plus rien vouloir, ni rien désirer: Dans cette histoire où tout est question
sèche, vengeresse, elle règle son de déplacement(s), de (mauvaise) lec-
compte à tout son petit monde et part, ture, d'interprétation, il n'est peut-être
seule, dans un bel acting-out. pas inutile de marquer, même un peu
longuement, la part qui revient à cha-
Je suis aussi émue par la figure de Freud cun: à Freud et à Dora d'abord, à Hélène
qui cherche ici à écrire la psychanalyse, Cixous ensuite, à Denis Marleau enfin,
cette psychanalyse, et qui se livre sur- qui signe cette mise en scène.
tout dans les notes en bas de page. Avec
une rare intégrité, Freud écrit donc l'his- Le texte de Cixous est lui aussi émou-
toire de ce cas difficile, à travers ses tâ- vant, mais à d'autres égards. Cixous
tonnements, ses revirements — ses opère un déplacement majeur qui
coups de théâtre: mais il s'agit alors oriente toute sa lecture: elle choisit de
d'un théâtre très fin de siècle! —, ses tout centrer sur Dora, elle constitue
interventions (dieu, que l'analyste était celle-ci comme le sujet (et la victime de
bavard en ce temps!), ses interpréta- la société hystérique-historique d'une
tions parfois brillantes, parfois trop pré- Vienne dorée et répressive) de son his-
visibles, qui ratent le timing de l'analyse. toire, alors que le drame de Dora était,
Ce «Fragment d'une analyse d'hysté- peut-être, de ne jamais savoir où se trou-
rie» se lit paradoxalement comme un vait vraiment sa place, quel était l'objet
«roman à clef», malgré les mises en véritable de son désir. Cixous montre
garde répétées de Freud envers une telle donc Dora comme « l'incarnation de l'in-
réception qu'il qualifie de terdit qui pèse sur la bouche de l'amour
«répugnante» 1 : «Ce serait l'indice [...], comme la rencontre inédite de la
d'une étrange et perverse lubricité », dit- psychanalyse et d'une histoire de
il encore à ce propos. (C'est bien sûr le femme»: c'est ainsi, en tout cas, que
cas du spectateur de Dora.) Freud réussit Denis Marleau et le Théâtre Ubu l'ont
littérairement là où il échoue analytique- lue, résumée et traduite dans leur
ment. Ce récit de cas est théâtral en lui- communiqué, et qu'ils ont choisi de la
même (voilà sans doute l'une des rai- représenter.
sons qui ont amené Hélène Cixous à lui
donner cette forme lors de sa récriture). Portrait de Dora m'apparaît comme un
Freud y réussit l'écriture de son échec texte qui, comme celui de Freud, est
(peut-être le plus cuisant de sa carrière), marqué historiquement et exige un cer-
puisqu'il n'est pas arrivé, avec Dora, à tain déchiffrement. Créée en 1976 par la
prendre la mesure du transfert qu'il Compagnie Renaud-Barrault2, la pièce
considère encore à l'époque comme le de Cixous, non seulement ne fait pas la
plus grand obstacle à la psychanalyse; il part belle à Freud dans cette histoire,
viendra bientôt à le voir comme son seul
2. Avec des moyens techniques importants: l'au-
diovisuel, une « participation dansée », et même des
1. Sigmund Freud, « Fragment d'une analyse d'hys- séquences filmées par nulle autre que Marguerite
térie (Dora)», Cinq Psychanalyses, Paris, P.U.F., Duras (!). La mise en scène était de Simone Ben-
(1954) 1973, p. 3. mussa.
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mais elle réduit encore, par son parti- faire) l'hystérique. Pourquoi fallait-il, en
pris féministe 3 , la Dora de Freud (c'est effet, lire Dora comme l'unique déposi-
l'époque, en France, où «Femmes en taire de l'hystérie? Tous ne sont-ils pas
mouvement » se préoccupe d'édition, de dans cette histoire, et à des degrés di-
« Psychanalyse et Politique », de théorie vers (Freud y compris), gagnés par la
et de pratique). Dora est alors l'occasion, contagion affective de l'hystérie? Et
pour Cixous, de régler certains comptes: l'hystérie doit-elle toujours, au théâtre,
à la limite, on pourrait, avec le recul, lire se traduire hystériquement, c'est-à-dire
Dora comme la proto-histoire du fémi- par un texte gueulé à toute force? L'idée
nisme sur la scène française. du dédoublement de Dora était, par
contre, une belle idée: Dora-danseuse
Cela conduit, en certains points du texte, réussissait à suggérer beaucoup, et de
à une mé-lecture, et même à un refus de manière précise. La Dora-danseuse m'a
lire qui s'apparente d'assez près à une d'ailleurs paru plus proche, analytique-
résistance à la psychanalyse elle-même: ment parlante, de l'image qu'on peut se
je pense en particulier à la (^interpreta- former de la Dora décrite par Freud: sau-
tion de Cixous qui voit dans Xacting-out vage, aphasique, secouée de symp-
final de Dora un signe de libération par tômes, ne maîtrisant pas les affects vio-
lequel Dora se guérira seule (ou entre lents qui la touchent de partout, vouée à
femmes). sa douleur muette, souffrante. La choré-
graphie de Daniel Léveillé (exécutée
Malgré les réserves qu'elles peuvent — avec grâce par Ginette Laurin) agissait
et encore plus aujourd'hui — susciter moins comme un complément de la re-
sur le plan théorique, les qualités du présentation que comme un supplé-
texte de Cixous (comme texte littéraire) ment de celle-ci, lui apportant quelque
restent indéniables, évidentes. Qu'en chose de plus, rejoignant une certaine
est-il au plan théâtral? Denis Marleau est vérité du corps: qu'on pense à cette
demeuré fidèle, totalement, au texte de scène où Dora, en guise de signe amou-
Cixous, fidélité que je juge, pour ma reux, offre à chacune des figures aimées
part, trop ajustée, trop serrée. Je lui re- son hystérie en se courbant dans un arc
procherais surtout d'avoir sacralisé le de cercle au-dessus d'elles, figures qui la
texte de Cixous, de ne pas l'avoir suffi- rejettent à chaque fois au centre de la
samment ouvert, fait travailler, déplacé: scène, centre duquel Dora tente juste-
en un mot, de ne pas l'avoir relu. Ainsi, il ment ainsi de s'échapper; ou encore à
a évité (sauf erreur) de représenter les cette danse-envol où l'élan de Dora ne
scènes qui avaient été écartées lors de la cesse de se briser et de recommencer,
création de la pièce; il a choisi de laisser sur place, comme dans un mauvais rêve
à la seule Dora le poids de jouer (ou de (la mise en scène reprend alors un signi-
fiant-maître qui traverse toute l'oeuvre
de Cixous: le vol).
3. Antoinette Fouque, « inspiratrice du mouvement
Psychanalyse et Politique (Psych et Po)», estimait
récemment que le féminisme était « revanchard, ré- Cette mise en scène du Portrait de Dora
gressif»: «un détournement, un redoublement de
l'aliénation traditionnelle» («La Sphinge sans Oe-
pose peut-être par là une question im-
dipe », Le Nouvel Observateur, n° 962,15 avril 1983, portante en confiant à la danse, qui est
p. 66). Voilà un éclairage intéressant — et qui a un autre langage, l'essentiel de son pro-
l'avantage de confirmer mon hypothèse de lecture!
—, concernant l'effet «revanche» qui affleure par pos: l'analyse ne serait-elle pas, en son
endroits dans la Dora de Cixous. fond, irreprésentable, porteuse d'une

Portrait de Dora d'Hélène Cixous dans une mise en scène de Denis Marleau. Production du Théâtre Ubu
présentée au Quat'Saouls Bar, mars-avril 1983. Photo: Michel Leblanc.
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telle charge dramatique qu'elle ne sau-
rait convertir celle-ci sur une scène... de
théâtre? C'est une question qui vient au
spectateur devant cette pièce où aucun
analysé, aucun analyste ne saurait se re-
connaître. Si Dora est une psychanalyse
de l'ancien siècle, si elle appartient à une «gigogne»
certaine archéologie de la psychanalyse,
à un temps encore pré-analytique en un emboîtement ou enfilade?
sens (elle se situe, en tout cas, à sa bor-
dure), n'y-a-t-il pas quelque ambiguïté à Pièce élaborée d'après une idée originale de Robert
la monter en 1983 sans la réinterpréter? Gravel; régie: Paule Maher; aide à la conception et à
la réalisation: Paul Savoie. Avec Roch Aubert, Da-
nielle Bergeron, Robert Claing, Danièle de Fontenay,
ginette michaud Robert Gravel, Mehdi, les Minimax, Luc Morissette
et Anne-Marie Provencher. Production du Nouveau
Théâtre Expérimental, à l'Espace Libre, du 19 avril
au 21 mai 1983.

Ce fut une occasion ratée. Un bel élan.


Un gros travail basé sur une idée origi-
nale fertile, mais insuffisamment ex-
ploitée.

Le spectateur assiste successivement à


un film de Méliès sur un voyage dans la
lune, à un extrait du Fils naturel de Dide-
rot, à une série de numéros de prestidi-
gitation, à un spectacle de chansons de
cabaret cheap offert par deux lillipu-
tiens, à un sketch de marionnettes
(Punch et Judy)... et, pour finir, à un
court numéro d'homme-castelet et à un
concerto pour piano.

L'aménagement scénographique révèle


l'ampleur de la tâche à laquelle s'est me-
suré le collectif. On a construit en effet, à
l'intérieur du théâtre, une suite de lieux
autonomes où peuvent prendre place,
chaque fois, quarante spectateurs. Le
tout, surprise!, se décompose à la fin
pour laisser le public un peu perdu dans
l'Espace Libre ainsi retrouvé.

Or, tant d'ingéniosité n'a pu dissiper,


tout au long du spectacle, un malaise né
d'un double malentendu. Le terme gi-
gogne évoque le théâtre dans le théâtre,
fascination éternelle que Shakespeare et
Molière ont connue avant nous. Cette
idée d'emboîtement, de l'infiniment
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