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6/2/71

Mon cher Papa, quand tu es venu à Paris, nous avons eu un jour une
amorce de conversation, qui a tourné court par l'arrivée de Zabeth qui
nous a fait changer de sujet.
Tu me demandais, à propos de Maman, si j'avais la foi, ce que je
pensais de l'au-delà. Et j'ai fait une réponse bien vaseuse…
C'est un tel sujet !
Ce me paraît bien difficile d'avoir réellement la foi, d'adhérer
pleinement à une religion. D'abord, il y en a plusieurs, et il ne me paraît
pas démontré (ni démontrable) que l'une soit plus certaine qu'une autre ;
la religion chrétienne est sans doute la plus belle mais elle a également
ses variantes.
Aucune des démonstrations de "l'existence de Dieu" ne paraît
convaincante, et l'on a bien le droit de se demander si ce n'est pas
l'homme qui, sous plusieurs formes, dans le temps et dans l'espace, crée
une ou des divinités pour se rassurer ou pour se faire peur. Mais il ne
semble pas davantage possible de se convaincre, devant la généralisation
de cette croyance divine, dans le temps et dans l'espace, avec de
nombreux points communs entre les diverses religions, que ce soit une
pure création de l'esprit humain.
Je considère que l'on ne pourra jamais – sauf précisément
intervention divine, qui ne se manifeste pas, d'ailleurs – se convaincre du
oui ou du non de l'existence de Dieu. Alors que faire ? Tout repousser en
bloc, discutailler pour chercher si c'est vrai ou faux, abandonner la lutte et
se rallier à l'une des fois ?
C'est notre 3e formule, pas plus paresseuse que la 1ère, que j'ai
retenue, et naturellement dans la religion de mes aïeux et de ma famille.
Je me veux donc Catholique "résigné", acceptant (quoique supportant mal
dans certains cas) les dogmes officiels, parce que à la fois, c'est plus
simple (paresse), ça permet de ne pas empêcher l'entourage qui aurait
une foi plus convaincue de la conserver, en définitive, ça pourrait bien être
la vérité vraie, ce serait vraiment beau si c'était la vérité vraie !
Je ne suis évidemment pas fier d'une telle attitude, ni vis-à-vis des
vrais croyants, que je ne rejoins pas spontanément, ni vis-à-vis des
incroyants, auprès desquels je ne peux pas me justifier – et auxquels je
ne puis apporter aucun élément de conviction, naturellement.
Je voudrais en fait que toute la foi catholique soit vraie, j'aimerais en
être convaincu. Mais alors, ce serait terrible, me semble-t-il : car si
vraiment l'on croyait totalement, on ne devrait pouvoir vivre de manière
ordinaire, il ne devrait pas y avoir d'autre formule que de donner soi-
même toute sa vie aux autres, au Christ, à Dieu. Ce serait magnifique,
mais en même temps, ça m'épouvante un peu ! Combien vont jusqu'où
devrait aller celui qui croit à 100% ?
Dans ces conditions, je me suis résolu à "admettre", à croire à peu
près que le Christ soit né d'une Vierge-mère, qu'il est réellement Dieu,
que nous possédons une âme qui nous survit, que Dieu est bon et veut le
bonheur des âmes, lesquelles se retrouvent au Ciel (?) après la mort.

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Je veux donc croire que Maman est "là-haut" (?) et nous voit, et nous
attend, et que nous la retrouverons, que nous nous retrouverons tous
dans une certaine félicité qu'il est difficile de concevoir.
En fait, il apparaît bien que ce n'est pas une foi, mais une espérance,
mal fondée mais non irréaliste, et tellement plus sympathique que le
néant. Je suis un optimiste foncier, et préfère les solutions ou les
perspectives optimistes aux autres. Je ne suis pas parfaitement logique
avec moi-même, parce que si je crois cela, je devrais sans doute changer
mon mode de vie par trop égoïste ; mais je ne crois pas non plus être
foncièrement illogique… ou répugnant.
Je ne vois aucun inconvénient par ailleurs à "avoir cru" (à peu près),
même s'il n'y a rien après la mort ; alors qu'il est dommage de refuser de
croire, parce que tout ne parait pas logique dans la foi, dans le cas où
cette foi aurait raison. En sorte que ce pourrait bien être un pari… sans
risque.
Pourquoi ne pas le jouer ?
J'ai écrit tout ceci assez rapidement, au fil de la "bille". Je ne sais ce
que tu en penseras. Je n'ai jamais rien rédigé sur ce sujet et tu dois bien
voir aussi que je ne l'ai non plus jamais très profondément médité.
"Je le suis, je veux l'être", dit Auguste ; pour moi, c'est "je crois, je
voudrais croire". Ce n'est certes pas la foi du charbonnier (lui, il est
convaincu !), c'est plutôt, comme j'ai dit plus haut, une foi-espérance
résignée…
Mais je ne puis te la donner en exemple.
J'arrête là, mon cher Papa, en te souhaitant de trouver un jour, toi,
une croyance-adhésion plus noble et plus sincère que la mienne. Cette
lettre te montrera au moins que tout mon cœur va vers toi. Je t'embrasse
bien, bien fort
Jacques

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