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Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/elh/615
DOI : 10.4000/elh.615
ISSN : 2492-7457
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 8 octobre 2015
Pagination : 149-157
ISBN : 978-2-271-08822-2
ISSN : 1967-7499
Référence électronique
Paule Petitier, « Le dernier homme et la fin de l’histoire : Grainville, Shelley, Michelet », Écrire l'histoire
[En ligne], 15 | 2015, mis en ligne le 08 octobre 2018, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/elh/615 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elh.615
Le dernier homme
CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART
et la fin de l’histoire :
Grainville, Shelley,
Michelet
Paule Petitier : Le dernier homme et la fin de l’histoire : Grainville, Shelley, Michelet 149
homme apparaît donc chez des auteurs Omégare, du nom de la lettre qui clôt
qui, après avoir cru à la promesse révo- l’alphabet grec, Grainville souligne
lutionnaire, ne sont plus certains ni de qu’il achève une série commencée avec
la « révélation » qu’ils y ont vue, ni de l’alpha, Adam. Mais dans la théologie
la capacité de l’homme à faire son his- chrétienne, c’est le Christ qui se désigne
toire, ni du sens de cette histoire. dans l’Apocalypse comme l’alpha et
Prenons d’abord la mesure de l’inno- l’oméga, « le premier et le dernier, le
vation apportée par le topos narratif du commencement et la fin ». Dans la fable
dernier homme, car la fortune ultérieure de Grainville, l’alpha et l’oméga, c’est
du motif pourrait la dissimuler. L’idée donc l’humanité. Son épopée eschatolo-
d’un dernier homme est profondément gique, logiquement, ne comporte d’ail-
étrangère à l’eschatologie chrétienne, leurs aucune référence au Christ. La fin
qui ne prévoit pas d’extinction de l’hu- de l’histoire ne dépend pas du retour
manité. Dans l’Apocalypse, les fléaux d’un messie sur terre. Le débat sur
successifs moissonnent de grandes quan- l’avenir de l’humanité qui constitue le
tités d’hommes jusqu’à ce que, Babylone sujet central du Dernier homme suppose
tombée, le peuple de Dieu rejoigne, l’absence d’un envoyé de Dieu pour
semble- t‑il sans même en passer par montrer le chemin du salut. Si le pre-
la mort, la Jérusalem céleste. La Bible mier homme a été créé par Dieu, le der-
chargeait de sens le premier homme, nier, lui, apparaît comme le produit et
Adam, dont le péché avait enclenché le le résumé d’une histoire humaine. Dieu
temps de l’histoire, dévolu au mal, à la est à l’initiative du début de l’histoire,
finitude et au rachat. Avec la figure du mais la question de sa fin appartient en
dernier homme, Grainville suscite un propre à l’homme.
pendant à ce premier homme, initiative En même temps qu’il témoigne du
qui ne modifie pas le mythe de manière basculement des représentations vers
insignifiante. À eux deux, ces person- un temps humain orienté par l’avenir,
nages balisent une séquence humaine le nouveau topos narratif dramatise
qui n’a pas forcément besoin de s’ouvrir puissamment cet avenir. Plus encore,
à la transcendance pour porter du sens. il lui intègre une dimension tragique.
Poser un terme de cette façon, c’est sug- Le dernier homme est aux prises avec
gérer que le temps humain constitue un une volonté destructrice (du Créateur,
tout, avec sa valeur propre, indépendam- de la nature…) ou avec la finitude (l’es-
ment de l’éternité divine, sur laquelle il pace fermé, tragique) de son monde.
peut ou non s’ouvrir ensuite. Le dernier L’ultime représentant de l’espèce met
homme matérialise une frontière entre en évidence, contre l’espoir eschatolo-
la vocation terrestre de l’humanité et le gique ou l’optimisme épique, la com-
Ciel, frontière qu’au contraire l’Apoca- posante irréductiblement tragique de
lypse biblique estompe à la faveur des l’histoire, même si elle n’en est pas la
catastrophes spectaculaires et des inter- seule. Le motif tragique du dernier
d’humanités locales, comme celle des tielle de son auteur et que son écriture se
Highlanders évoquée par Walter Scott fonde sur la subjectivation, sur l’inscrip-
ou celle des Mohicans racontée par tion transparente ou cryptée du « je » de
Fenimore Cooper. L’histoire est pleine l’écrivain. « The Last man ! Yes, I may well
d’exemples d’extinction de « mondes » describe that solitary being’s feelings, feeling
humains. Plus encore, avec l’individua- myself as the last relic of a beloved race, my
lité moderne et son nouveau rapport à companions extinct before me », écrit Mary
l’histoire, c’est tout un chacun qui peut Shelley en 1824 dans son Journal. Et
se vivre comme le dernier homme, parce Michelet en 1849, à la femme qu’il aime :
que chaque individualité recouvre une « Ne vois-tu pas que le monde s’est cou-
expérience de l’histoire unique et irrem- vert de ténèbres, qu’on ne voit que des
plaçable, mais aussi parce que chacun faces pâles, des yeux éteints, des cœurs
peut éprouver qu’à un moment ou à amoindris ?… un homme reste encore
un autre, à un moment critique, il lui au monde, épouse le dernier homme1. »
revient de faire ou non le geste décisif
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terres par des moyens relevant d’une et de la terre même). D’autre part, avec
incontestable supériorité technique. Les la lune, c’est l’idée même d’un monde
fleuves ont été détournés de leur lit pour sublunaire qui disparaît, c’est comme
fournir de nouvelles terres arables ; il a si la frontière séparant le monde chan-
même été envisagé de conquérir le fond geant des hommes du monde parfait
des océans en refoulant leurs eaux dans des astres s’était dissoute, révélant
les terres désertiques. À l’apogée de en quelque sorte l’oubli de leur limite
cette civilisation, plusieurs siècles avant par les hommes et les risques qui s’en-
la génération d’Omégare, la terre était suivent. La limite déniée fait alors
« redevenue un second Éden » (p. 79). retour, de façon destructrice, à travers
Cependant, ce progrès n’échappe pas tous les maux qu’entraîne la pénurie
à des contradictions internes et à des matérielle (conflits et désordres sociaux,
obstacles extérieurs liés à la finitude de destruction de l’habitat et de l’espèce). Il
la terre sur laquelle il s’accomplit. Dans ne s’agit pas d’un discours moralisateur
un monde matériel, rien ne peut espérer ou religieux sur la limite : Grainville,
perdurer à l’identique, la décadence suit avec une lucidité écologique dont nous
fatalement l’apogée. Mais le récit sug- savons aujourd’hui qu’elle n’est pas la
gère encore d’autres raisons, toujours prérogative de notre temps, identifie
liées à la finitude et à l’illusion qu’il y les causes d’une catastrophe environ-
aurait à vouloir réaliser l’infini dans nementale due à la surexploitation des
un monde fini. Ainsi dévoyée, l’aspira- ressources terrestres et à la destruction
tion de l’homme à l’infini ne s’appelle des réserves d’énergie naturelle, notam-
plus qu’insatiabilité, hybris tragique, et ment de toute forme de vie sauvage.
réintroduit l’inégalité, l’oppression et Comment rêver d’une histoire sans fin
la violence. La menace de la surpopu- dans un monde fini, comment penser
lation empêchant que l’élixir d’immor- un développement illimité dans un
talité soit généralisé, le sage Philantor monde matériel, comment faire en sorte
préconise une solution élitiste : seuls que l’insatiabilité humaine ne devienne
les grands hommes en bénéficieront. pas un facteur de violence destructrice ?
Certes, il en découle un bienfait immé- Certes, le Génie de la terre, incarnation
diat, une formidable émulation entre les d’un optimisme matérialiste opposé au
hommes qui débouche sur des progrès discours religieux, tempère ce pessi-
de toutes sortes. Pourtant, même si cette misme de la finitude. Il affirme que la
rivalité est apparemment féconde, c’est terre peut se renouveler, que la matière
tout de même une rivalité. D’ailleurs, n’est pas forcément finie, qu’il faut faire
sans que le récit établisse de relation de confiance à la puissance créatrice du
cause à effet, c’est le moment où sur- volcan intérieur. Ainsi promet- il une
vient à l’intérieur de l’histoire une sorte renaissance de la planète si Omégare
d’apocalypse. La lune explose. D’une épouse Sydérie et s’ils ont une des-
part, l’événement annonce le mal qui cendance. Qui Omégare doit-il croire,
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fication, absolument dépourvu de sens5. comme des illusions liées aux conjonc-
En prolongeant ces analyses, on pourrait tures matérielles.
dire que la peste est l’inversion de l’His- Au terme de l’involution, l’espérance
toire, de l’idée moderne d’une Histoire d’un recommencement est balayée. Une
portée par une dynamique téléologique poignée de survivants parviennent dans
vers l’accomplissement de l’humain. La une Italie qui leur offre le tableau du
peste est de la même façon une sorte de jardin d’Éden, mais tous périront sauf
fantôme métaphysique, mais au lieu de Lionel Verney, qui s’installe pendant
porter le sens, elle le détruit. En tout cas, un an à Rome. Byron, dans un poème
elle détruit l’illusion de l’anthropocen- qu’on dit avoir été inspiré par Grainville,
trisme sur laquelle repose la philosophie « Darkness », évoque la fin du monde
moderne de l’Histoire, pour laquelle (par la disparition du soleil) et repré-
la nature est seulement le support et le sente l’extinction de l’humanité dans une
moyen de la réalisation de l’homme. confrontation mortelle. Les deux seuls
La peste révèle l’absence d’un destin survivants découvrent leurs visages res-
commun de l’homme et la nature. Elle ne pectifs à la lueur d’un maigre feu :
s’en prend qu’aux hommes. Et, pendant
toute la durée de l’épidémie, la nature Puis, la clarté devenant plus
reste inchangée, complètement neutre, grande, ils levèrent les yeux et s’entre-
ni bienveillante ni malveillante à l’égard regardèrent, – se virent, poussèrent un
des derniers survivants. L’expérience de cri, et moururent ; – ils moururent du
cette indifférence, la révision nécessaire hideux aspect qu’ils s’offrirent l’un à
de l’idée que l’homme serait le maître l’autre, ignorant chacun qui était celui
et le but ultime de la nature, violentes sur le front duquel la famine avait écrit
blessures narcissiques, nourrissent le démon.6
long thrène qui occupe la seconde moitié
du roman. « Ma personne, en vient à La fin de l’humanité est provoquée ici
énoncer Verney, avec ses pouvoirs et par le choc que cause la disparition de
ses traits humains, m’apparaît comme l’humanité dans l’homme. Le motif du
une excroissance monstrueuse de la dernier homme (un au lieu de deux), au
nature » (p. 655). L’involution de l’his- contraire, semble faire de l’ultime sur-
toire est lente, freinée par les mesures du vivant le témoin de l’humanité. Lionel
nouveau Lord Protecteur, Adrian, qui à Verney décide de rester homme malgré
la différence de Raymond n’est animé sa solitude absolue en écrivant son his-
d’aucune espèce de volonté de puis- toire7. Cela implique de maintenir, même
sance, mais entend cultiver « la solidarité fictivement, le lien avec d’autres (morts
et les vertus sociales » (p. 435). Pas d’avi- ou éventuels successeurs de l’espèce
lissement général de cette humanité au humaine) – ce dont témoigne l’ana-
cours du processus de sa disparition. À gramme inscrite dans son nom : I never
sa tête, Adrian illustre génériquement lonely. Après avoir fini son manuscrit,
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jours et se dissout pour ainsi dire dans l’homme le décide, mais ici c’est dans la
le paysage en partant à l’aventure sur mesure où elle n’est qu’une fiction, fic-
la mer. L’inscription comme le manus- tion néanmoins constitutive de l’homme.
crit sanctionnent la prise de conscience
la vérité d’un présent (au moment où il répéter que l’histoire du xixe siècle, sortie
est vécu comme présent muré) et le saut de la voie de la Révolution, est devenue
hors de ce présent. répétitive, violente et déshumanisante.
Lorsque, vingt ans plus tard, le En finir avec le présent semble le souhait
vieux Michelet intègre à son Histoire du le plus ardent du vieux Michelet, raison
xixe siècle, dont il ne viendra pas à bout, pour laquelle il retrouve cette fois le dis-
la légende de Grainville, il dissocie le cours tragique de Grainville et semble
texte de 1851 et met à part le résumé adhérer au choix d’Omégare. Puisque le
du Dernier Homme, auparavant inséré recommencement de l’histoire promet
au milieu du texte et désormais placé un nouveau tour de roue sanglant,
à la fin du volume. Ainsi le résumé de pourquoi ne pas y mettre un point final,
l’œuvre de Grainville figure-t‑il comme s’abandonner à la fin des temps ? À la fin
la conclusion de ce tome qui s’arrête à des temps – ou bien à la parole du poète,
l’exil de Napoléon à Sainte-Hélène. De qui traverse le temps ? Arrêter d’écrire
son rocher, « le fourbe put faire un Cau- l’histoire qui pour le moment n’est que
case, abusant la pitié publique, et prépa- répétition destructrice et admirer, pure
rant, à force de mensonges, une seconde figure de l’inchoatif absolu, « l’aurore de
répétition sanglante de tous les malheurs l’Éternité9 ».
Notes
3 L
es citations qui suivent renvoient à l’édition 8 J ules Michelet, Histoire du xixe siècle, dans
française du Dernier Homme, trad. Paul Coutu- Œuvres complètes, t. XXI, Flammarion, 1982,
riau, Gallimard (Folio), 1998. p. 614.
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