Vous êtes sur la page 1sur 10

Écrire l'histoire

Histoire, Littérature, Esthétique 


15 | 2015
La fin de l’histoire

Le dernier homme et la fin de l’histoire : Grainville,


Shelley, Michelet
Paule Petitier

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/elh/615
DOI : 10.4000/elh.615
ISSN : 2492-7457

Éditeur
CNRS Éditions

Édition imprimée
Date de publication : 8 octobre 2015
Pagination : 149-157
ISBN : 978-2-271-08822-2
ISSN : 1967-7499
 

Référence électronique
Paule Petitier, « Le dernier homme et la fin de l’histoire : Grainville, Shelley, Michelet », Écrire l'histoire
[En ligne], 15 | 2015, mis en ligne le 08 octobre 2018, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/elh/615  ; DOI : https://doi.org/10.4000/elh.615

Tous droits réservés


Paule Petitier

Le dernier homme
CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART

et la fin de l’histoire :
Grainville, Shelley,
Michelet

Entrée en scène du dernier homme


Le motif du dernier homme apparaît Concordat, au moment où un empereur
dans la littérature au moment du reflux venait de monter sur le trône, l’ancien
de la Révolution française et sans doute prêtre traduisait ses doutes sur le pou-
en réaction à ce reflux. C’est Cousin de voir régénérateur de l’événement révo-
Grainville qui en est habituellement lutionnaire. En reprenant le motif dans
considéré comme l’inventeur, avec son son roman The Last Man, paru en 1825,
Dernier homme, canevas d’une épopée Mary Shelley revient quant à elle sur
jamais achevée puisque l’auteur met l’adhésion des Jacobins anglais (notam-
fin à ses jours en laissant son esquisse ment de son père William Godwin
inédite. Prêtre assermenté, Grainville et de son mari Percy Shelley) aux
avait quitté son ministère sous la Ter- idéaux révolutionnaires. Enfin, si Jules
reur, s’était marié et avait ouvert un Michelet s’intéresse à plusieurs reprises
établissement d’enseignement bientôt à l’œuvre et à la personne de Grainville,
déserté, peut-­être parce qu’on lui tenait et va jusqu’à s’identifier au dernier
rigueur de s’être plié aux exigences homme, c’est dans des circonstances où
de la Révolution. Il se jette en 1805 il doute de l’histoire de son siècle et de
dans le canal de la Somme. Son beau-­ la possibilité d’y voir réalisées les idées
frère, Bernardin de Saint-­Pierre, publie de la Révolution. L’historien fait appel
la même année l’esquisse du Dernier à la légende de Grainville au moment
homme. En l’an  XIV de la République, où sombre la IIe  République, lorsqu’il
quelques années après la signature du publie dans L’Événement du 2 juillet au

Paule Petitier : Le dernier homme et la fin de l’histoire : Grainville, Shelley, Michelet 149

NUM_15_cs6_pc.indd 149 16/09/15 15:02


21 août 1851 les fragments des Légendes ventions surnaturelles qui bouleversent
de la démocratie, et de nouveau juste toute représentation même symbolique
après la Commune, dans son Histoire du de l’espace.
xixe  siècle. Le topos narratif du dernier En baptisant son dernier homme
CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART

homme apparaît donc chez des auteurs Omégare, du nom de la lettre qui clôt
qui, après avoir cru à la promesse révo- l’alphabet grec, Grainville souligne
lutionnaire, ne sont plus certains ni de qu’il achève une série commencée avec
la « révélation » qu’ils y ont vue, ni de l’alpha, Adam. Mais dans la théologie
la capacité de l’homme à faire son his- chrétienne, c’est le Christ qui se désigne
toire, ni du sens de cette histoire. dans l’Apocalypse comme l’alpha et
Prenons d’abord la mesure de l’inno- l’oméga, « le premier et le dernier, le
vation apportée par le topos narratif du commencement et la fin ». Dans la fable
dernier homme, car la fortune ultérieure de Grainville, l’alpha et l’oméga, c’est
du motif pourrait la dissimuler. L’idée donc l’humanité. Son épopée eschatolo-
d’un dernier homme est profondément gique, logiquement, ne comporte d’ail-
étrangère à l’eschatologie chrétienne, leurs aucune référence au Christ. La fin
qui ne prévoit pas d’extinction de l’hu- de l’histoire ne dépend pas du retour
manité. Dans l’Apocalypse, les fléaux d’un messie sur terre. Le débat sur
successifs moissonnent de grandes quan- l’avenir de l’humanité qui constitue le
tités d’hommes jusqu’à ce que, Babylone sujet central du Dernier homme suppose
tombée, le peuple de Dieu rejoigne, l’absence d’un envoyé de Dieu pour
semble-­ t‑il sans même en passer par montrer le chemin du salut. Si le pre-
la mort, la Jérusalem céleste. La Bible mier homme a été créé par Dieu, le der-
chargeait de sens le premier homme, nier, lui, apparaît comme le produit et
Adam, dont le péché avait enclenché le le résumé d’une histoire humaine. Dieu
temps de l’histoire, dévolu au mal, à la est à l’initiative du début de l’histoire,
finitude et au rachat. Avec la figure du mais la question de sa fin appartient en
dernier homme, Grainville suscite un propre à l’homme.
pendant à ce premier homme, initiative En même temps qu’il témoigne du
qui ne modifie pas le mythe de manière basculement des représentations vers
insignifiante. À eux deux, ces person- un temps humain orienté par l’avenir,
nages balisent une séquence humaine le nouveau topos narratif dramatise
qui n’a pas forcément besoin de s’ouvrir puissamment cet avenir. Plus encore,
à la transcendance pour porter du sens. il lui intègre une dimension tragique.
Poser un terme de cette façon, c’est sug- Le dernier homme est aux prises avec
gérer que le temps humain constitue un une volonté destructrice (du Créateur,
tout, avec sa valeur propre, indépendam- de la nature…) ou avec la finitude (l’es-
ment de l’éternité divine, sur laquelle il pace fermé, tragique) de son monde.
peut ou non s’ouvrir ensuite. Le dernier L’ultime représentant de l’espèce met
homme matérialise une frontière entre en évidence, contre l’espoir eschatolo-
la vocation terrestre de l’humanité et le gique ou l’optimisme épique, la com-
Ciel, frontière qu’au contraire l’Apoca- posante irréductiblement tragique de
lypse biblique estompe à la faveur des l’histoire, même si elle n’en est pas la
catastrophes spectaculaires et des inter- seule. Le motif tragique du dernier

150 Écrire l’histoire n° 15, 2015

NUM_15_cs6_pc.indd 150 16/09/15 15:02


homme est contemporain d’une généra- qui inclinera l’histoire d’un côté ou d’un
lisation de l’historicité, qui fait prendre autre. On ne s’étonnera donc pas que
conscience des disparitions constantes chacun des textes dont nous traitons soit
qu’implique le devenir  : disparition étroitement lié à l’expérience existen-
CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART

d’humanités locales, comme celle des tielle de son auteur et que son écriture se
Highlanders évoquée par Walter Scott fonde sur la subjectivation, sur l’inscrip-
ou celle des Mohicans racontée par tion transparente ou cryptée du « je » de
Fenimore Cooper. L’histoire est pleine l’écrivain. « The Last man ! Yes, I may well
d’exemples d’extinction de « mondes » describe that solitary being’s feelings, feeling
humains. Plus encore, avec l’individua- myself as the last relic of a beloved race, my
lité moderne et son nouveau rapport à companions extinct before me », écrit Mary
l’histoire, c’est tout un chacun qui peut Shelley en 1824 dans son Journal. Et
se vivre comme le dernier homme, parce Michelet en 1849, à la femme qu’il aime :
que chaque individualité recouvre une « Ne vois-­tu pas que le monde s’est cou-
expérience de l’histoire unique et irrem- vert de ténèbres, qu’on ne voit que des
plaçable, mais aussi parce que chacun faces pâles, des yeux éteints, des cœurs
peut éprouver qu’à un moment ou à amoindris ?… un homme reste encore
un autre, à un moment critique, il lui au monde, épouse le dernier homme1. »
revient de faire ou non le geste décisif

Grainville ou le choix de la fin


Les commentateurs de l’épopée de morts ou encore vivants, rejoindront le
Grainville insistent sur « l’énigme » de giron de Dieu. Si l’on souscrit à cette
cette œuvre, qui leur semble accumuler version, Omégare aurait tort de ne pas
des signes contradictoires2. C’est que souhaiter la destruction de la terre et la
la structure même du Dernier Homme fin des temps, condition pour que lui-­
repose sur la confrontation de deux même et l’humanité échappent à une
visions effectivement incompatibles de histoire fondamentalement malheu-
l’histoire  ; l’enjeu de l’intrigue est le reuse. L’épreuve qui lui est imposée,
choix, crucifiant, qu’il revient à Omé- renoncer à la femme qu’il aime, paraît
gare de faire entre ces deux visions, peu de chose au regard du résultat
puisque sans son consentement Dieu ne visé. Mais place est faite à l’intérieur
peut mettre fin au temps. Au centre de même de ce schéma eschatologique
l’œuvre se trouve donc la dispute entre à une autre vision de l’histoire. Elle
hétéronomie et autonomie, perspective montre des hommes inventifs, résolus,
religieuse et perspective séculière sur organisés pour améliorer leur sort et
l’histoire. D’un côté, la version chré- même assez puissants pour dépasser les
tienne : l’histoire découle de la faute limites de leur condition. Dans l’époque
d’Adam et constitue une parenthèse, future mais indéterminée où vit Omé-
refermée, heureusement, par l’Apoca- gare, la navigation aérienne permet de
lypse, après laquelle tous les hommes, traverser l’Atlantique. Les générations

Paule Petitier : Le dernier homme et la fin de l’histoire : Grainville, Shelley, Michelet 151

NUM_15_cs6_pc.indd 151 16/09/15 15:02


antérieures ont accompli des progrès se déclenche bientôt : la disparition de
spectaculaires, en particulier la mise au la lune, traditionnellement astre de la
point d’un philtre d’immortalité, et ont fécondité, prélude à la stérilité crois-
relevé le défi de l’appauvrissement des sante de la nature (des espèces vivantes
CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART

terres par des moyens relevant d’une et de la terre même). D’autre part, avec
incontestable supériorité technique. Les la lune, c’est l’idée même d’un monde
fleuves ont été détournés de leur lit pour sublunaire qui disparaît, c’est comme
fournir de nouvelles terres arables ; il a si la frontière séparant le monde chan-
même été envisagé de conquérir le fond geant des hommes du monde parfait
des océans en refoulant leurs eaux dans des astres s’était dissoute, révélant
les terres désertiques. À l’apogée de en quelque sorte l’oubli de leur limite
cette civilisation, plusieurs siècles avant par les hommes et les risques qui s’en-
la génération d’Omégare, la terre était suivent. La limite déniée fait alors
« redevenue un second Éden » (p. 79). retour, de façon destructrice, à travers
Cependant, ce progrès n’échappe pas tous les maux qu’entraîne la pénurie
à des contradictions internes et à des matérielle (conflits et désordres sociaux,
obstacles extérieurs liés à la finitude de destruction de l’habitat et de l’espèce). Il
la terre sur laquelle il s’accomplit. Dans ne s’agit pas d’un discours moralisateur
un monde matériel, rien ne peut espérer ou religieux sur la limite : Grainville,
perdurer à l’identique, la décadence suit avec une lucidité écologique dont nous
fatalement l’apogée. Mais le récit sug- savons aujourd’hui qu’elle n’est pas la
gère encore d’autres raisons, toujours prérogative de notre temps, identifie
liées à la finitude et à l’illusion qu’il y les causes d’une catastrophe environ-
aurait à vouloir réaliser l’infini dans nementale due à la surexploitation des
un monde fini. Ainsi dévoyée, l’aspira- ressources terrestres et à la destruction
tion de l’homme à l’infini ne s’appelle des réserves d’énergie naturelle, notam-
plus qu’insatiabilité, hybris tragique, et ment de toute forme de vie sauvage.
réintroduit l’inégalité, l’oppression et Comment rêver d’une histoire sans fin
la violence. La menace de la surpopu- dans un monde fini, comment penser
lation empêchant que l’élixir d’immor- un développement illimité dans un
talité soit généralisé, le sage Philantor monde matériel, comment faire en sorte
préconise une solution élitiste : seuls que l’insatiabilité humaine ne devienne
les grands hommes en bénéficieront. pas un facteur de violence destructrice ?
Certes, il en découle un bienfait immé- Certes, le Génie de la terre, incarnation
diat, une formidable émulation entre les d’un optimisme matérialiste opposé au
hommes qui débouche sur des progrès discours religieux, tempère ce pessi-
de toutes sortes. Pourtant, même si cette misme de la finitude. Il affirme que la
rivalité est apparemment féconde, c’est terre peut se renouveler, que la matière
tout de même une rivalité. D’ailleurs, n’est pas forcément finie, qu’il faut faire
sans que le récit établisse de relation de confiance à la puissance créatrice du
cause à effet, c’est le moment où sur- volcan intérieur. Ainsi promet-­ il une
vient à l’intérieur de l’histoire une sorte renaissance de la planète si Omégare
d’apocalypse. La lune explose. D’une épouse Sydérie et s’ils ont une des-
part, l’événement annonce le mal qui cendance. Qui Omégare doit-­il croire,

152 Écrire l’histoire n° 15, 2015

NUM_15_cs6_pc.indd 152 16/09/15 15:02


d’Adam, envoyé par Dieu pour l’in- naissance à une progéniture mons-
cliner à accepter la fin du globe, ou du trueuse, de voir donc l’humanité s’éva-
Génie de la terre ? Le récit prend bien nouir dans sa descendance, a déterminé
soin de ménager le pour et le contre, Omégare à préférer la fin du monde,
CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART

chacun des plaideurs ayant de bonnes conformément au vœu du Créateur,


raisons pour défendre son point de vue. cette solution n’en conduit pas moins
Adam, enchaîné depuis sa chute aux au même résultat. Omégare accepte de
portes de l’Enfer et voyant continuelle- trahir son épouse Sydérie, de l’aban-
ment les damnés y être précipités, a toute donner avec l’enfant qu’elle porte, la
raison de considérer l’histoire comme condamnant ainsi aux affres d’une
une catastrophe, de souhaiter qu’elle mort solitaire. Comment s’étonner que
cesse (ce qui le délivrera lui-­même). Il le dénouement, dans l’apothéose de
prédit à Omégare que sa descendance, la résurrection, ne révèle pas le sort
si jamais il en a une, sera abominable, d’Omégare ? Littéralement, avec le der-
parricide et cannibale. Comment hésiter nier homme, c’est bien le sens de l’hu-
à mettre fin à une histoire aussi épou- manité qui s’est perdu.
vantable ? Le Génie de la terre promet, La renaissance promise par le Génie
lui, une renaissance, mais il a d’autant de la terre était un pari sur l’amour,
plus intérêt à le faire que, être entière- sur le couple, c’est-­à-­dire sur une réa-
ment matériel, il périra avec la destruc- lité humaine qui à la fois prend acte de
tion du globe. Le Génie, qui représente la finitude concrète (à la différence du
sans doute la Révolution (comme le philtre d’immortalité, elle implique l’ac-
suggère son association avec le volcan, ceptation de la procréation naturelle,
image fréquemment liée par les contem- donc de la mortalité) et affirme un infini
porains à l’énergie révolutionnaire), n’a moral et spécifiquement humain, celui
pas su empêcher jusque-­là la stérilité de d’un sentiment absolu.
gagner la planète. Quelle foi lui porter Le Dernier Homme de Grainville narra-
encore ? Omégare se résout finalement tivise un débat idéologique entre deux
à donner raison à Adam, à consentir à conceptions de l’histoire. L’œuvre met
la fin de l’histoire, mais le récit a soin de en situation l’hésitation entre deux voies
laisser assez d’indices pour que le lec- au sortir de la Révolution et le choix de
teur se demande si ce choix était judi- celle qui ramène au passé. La confron-
cieux, ou en tout cas comprenne qu’il tation entre les deux systèmes opposés
ne s’imposait pas. En particulier, il sug- explique sans doute que l’épopée ait
gère que la décision d’Omégare n’a pas avorté, en soit restée à sa forme ébau-
permis d’éviter ce qui l’a pourtant sans chée, si l’on en croit Bakhtine et l’idée
doute motivée : la perte de l’humanité. que l’épopée repose sur l’unité axiolo-
En effet, si la perspective de donner gique.

Paule Petitier : Le dernier homme et la fin de l’histoire : Grainville, Shelley, Michelet 153

NUM_15_cs6_pc.indd 153 16/09/15 15:02


Shelley ou la fiction de l’histoire
du globe une guerre s’éternise, la guerre
entre les Turcs et les Grecs. Conflit appa-
CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART

remment mené au nom de la liberté


(comme l’était la guerre d’indépendance
© National Museums Liverpool

grecque au moment où Shelley écrivait),


mais en réalité peut-­être indûment pro-
longé par des intérêts économiques et
par la rivalité nationale des deux camps.
Rattrapé par sa passion de la gloire,
Lord Raymond part mener la guerre en
John Martin, The Last Man, 1849 Grèce et conduit si bien ses troupes qu’il
approche de Constantinople. Après une
Bien qu’elle ait sans doute lu Ome- bataille extrêmement meurtrière (dont
garus and Syderia, la traduction anglaise la jonchée de cadavres fait éprouver à
de Grainville (1806), c’est un tout autre Verney « un vif sentiment de honte pour
décor que dresse Mary Shelley dans son [son] espèce », p. 263) prend place l’apo-
Last Man3, complètement débarrassé de calypse interne à l’histoire qu’imagine
la mythologie chrétienne. Nous sommes Shelley. Alors que la peste rôde, et que
dans le roman et non plus dans l’épopée. ses troupes refusent de le suivre, Ray-
L’humanité du xxie  siècle vit dans un mond pénètre seul dans Constantinople.
monde coupé de la transcendance Mais Constantinople n’est plus rien,
– sinon sans Dieu, du moins dans lequel une coquille vide, une ville anéantie par
Dieu abandonne l’humanité à son sort. l’épidémie. Il s’y produit soudain une
Le récit a pour cadre une Angleterre dans explosion terrible, un incendie, et Ray-
laquelle la monarchie a été abolie. Dans mond périt écrasé sous les décombres. À
la première moitié du roman, le narra- la suite de cet effondrement de l’histoire,
teur, Lionel Verney, retrace une histoire on assiste à sa lente involution, irréver-
portée par le progrès. La République sible et inévitable, sous l’effet d’une pan-
donne lieu à des rivalités politiques, mais démie de peste qui sept années de suite
celles-­ci mettent au pouvoir les mieux (comme les sept jours de l’Apocalypse)
doués, notamment Lord Raymond, bril- moissonne les hommes sur toute la terre.
lant ami du narrateur. Sous son mandat Au-­delà de la critique des idéaux de la
de Lord Protecteur, l’Angleterre pros- Révolution bien mise en lumière par la
père et embellit. Néanmoins, même à son critique anglo-­saxonne4, l’effondrement
apogée, ce progrès ne laisse pas d’être de l’histoire met en cause aussi bien l’im-
incomplet. Ainsi Raymond découvre-­ périalisme anglais en ce qu’il incarne une
t‑il brusquement une misère ignoble au histoire dominée par la volonté de puis-
cœur d’une capitale censée être devenue sance, individuelle et nationale, et par
presque un paradis (p.  164). Le progrès le besoin d’éradiquer tout antagonisme
habite plus les discours que la réalité (en l’occurrence l’Empire ottoman).
–  progrès superficiel, il n’est peut-­être La disparition de l’adversaire humain
qu’une illusion. D’ailleurs, à l’échelle laisse place à un antagoniste inhumain

154 Écrire l’histoire n° 15, 2015

NUM_15_cs6_pc.indd 154 16/09/15 15:02


et informe, la peste. La critique a là les qualités humaines que l’adversité
encore bien dégagé la particularité de stimule. Le déclin n’est pas moins riche
cette invention de Shelley, le fait que la en réussites humaines que la croissance.
peste soit un fléau sans cause, sans justi- Progrès et décadence apparaissent ainsi
CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART

fication, absolument dépourvu de sens5. comme des illusions liées aux conjonc-
En prolongeant ces analyses, on pourrait tures matérielles.
dire que la peste est l’inversion de l’His- Au terme de l’involution, l’espérance
toire, de l’idée moderne d’une Histoire d’un recommencement est balayée. Une
portée par une dynamique téléologique poignée de survivants parviennent dans
vers l’accomplissement de l’humain. La une Italie qui leur offre le tableau du
peste est de la même façon une sorte de jardin d’Éden, mais tous périront sauf
fantôme métaphysique, mais au lieu de Lionel Verney, qui s’installe pendant
porter le sens, elle le détruit. En tout cas, un an à Rome. Byron, dans un poème
elle détruit l’illusion de l’anthropocen- qu’on dit avoir été inspiré par Grainville,
trisme sur laquelle repose la philosophie « Darkness », évoque la fin du monde
moderne de l’Histoire, pour laquelle (par la disparition du soleil) et repré-
la nature est seulement le support et le sente l’extinction de l’humanité dans une
moyen de la réalisation de l’homme. confrontation mortelle. Les deux seuls
La peste révèle l’absence d’un destin survivants découvrent leurs visages res-
commun de l’homme et la nature. Elle ne pectifs à la lueur d’un maigre feu :
s’en prend qu’aux hommes. Et, pendant
toute la durée de l’épidémie, la nature Puis, la clarté devenant plus
reste inchangée, complètement neutre, grande, ils levèrent les yeux et s’entre-­
ni bienveillante ni malveillante à l’égard regardèrent, –  se virent, poussèrent un
des derniers survivants. L’expérience de cri, et moururent  ;  – ils moururent du
cette indifférence, la révision nécessaire hideux aspect qu’ils s’offrirent l’un à
de l’idée que l’homme serait le maître l’autre, ignorant chacun qui était celui
et le but ultime de la nature, violentes sur le front duquel la famine avait écrit
blessures narcissiques, nourrissent le démon.6
long thrène qui occupe la seconde moitié
du roman. « Ma personne, en vient à La fin de l’humanité est provoquée ici
énoncer Verney, avec ses pouvoirs et par le choc que cause la disparition de
ses traits humains, m’apparaît comme l’humanité dans l’homme. Le motif du
une excroissance monstrueuse de la dernier homme (un au lieu de deux), au
nature » (p.  655). L’involution de l’his- contraire, semble faire de l’ultime sur-
toire est lente, freinée par les mesures du vivant le témoin de l’humanité. Lionel
nouveau Lord Protecteur, Adrian, qui à Verney décide de rester homme malgré
la différence de Raymond n’est animé sa solitude absolue en écrivant son his-
d’aucune espèce de volonté de puis- toire7. Cela implique de maintenir, même
sance, mais entend cultiver « la solidarité fictivement, le lien avec d’autres (morts
et les vertus sociales » (p. 435). Pas d’avi- ou éventuels successeurs de l’espèce
lissement général de cette humanité au humaine) –  ce dont témoigne l’ana-
cours du processus de sa disparition. À gramme inscrite dans son nom : I never
sa tête, Adrian illustre génériquement lonely. Après avoir fini son manuscrit,

Paule Petitier : Le dernier homme et la fin de l’histoire : Grainville, Shelley, Michelet 155

NUM_15_cs6_pc.indd 155 16/09/15 15:02


le premier jour de la nouvelle année il du caractère purement humain et de ce
grimpe inscrire au sommet de Saint-­ fait arbitraire (au regard de la vie uni-
Pierre : « An  2100, dernière année du verselle) de l’histoire. L’histoire se ter-
monde ». Puis il abandonne le calcul des mine, comme chez Grainville, lorsque
CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART

jours et se dissout pour ainsi dire dans l’homme le décide, mais ici c’est dans la
le paysage en partant à l’aventure sur mesure où elle n’est qu’une fiction, fic-
la mer. L’inscription comme le manus- tion néanmoins constitutive de l’homme.
crit sanctionnent la prise de conscience

Michelet ou le sentiment de fin de l’histoire


Peu après juin  1848, au moment où, Grainville s’est suicidé, désespérant
désespéré par l’évolution politique de du succès, alors que peu temps après
la IIe  République, Michelet cherche que son admirateur anglais Croft arrivait à
faire, il pense trouver une issue dans le Amiens pour le rencontrer. D’autre part,
couple qu’il a décidé de former avec la la fermeture de l’avenir est démentie
jeune Athénaïs. Il est le dernier homme, par l’œuvre même qui pense la dire.
mais, plus avisé qu’Omégare, il réus- L’œuvre de Grainville contient une idée
sira à revivifier l’histoire humaine en qui ouvre l’avenir – contrairement à celle
pariant sur l’amour. Michelet croit en de Malthus, dont elle prend le contre-­
la puissance d’Éros. En d’autres termes, pied. Si Malthus préconise d’appliquer
le vivre-­ensemble est à ses yeux fonda- une stricte rationalité au fait humain et
mental et irrésistible. Tout ce qui unit, subordonne tout au calcul économique,
associe, fédère fait passer l’humanité Grainville permet de penser la puissance
du côté de la création et du sublime. Les fondamentale de la volonté de vivre
fédérations de 1790 constituent ainsi ensemble, son pouvoir imperdable d’ou-
l’apocalypse heureuse de l’Histoire. verture. Ainsi, au-­delà de sa valeur de
Il écrit l’histoire de Grainville pour témoignage sur la manière dont le pré-
L’Événement en 1851. Son premier sent de 1805 a été vécu, la fable de la fin
objet, objet d’historien, est l’analyse de l’histoire est si frappante qu’elle fraye
du sentiment-­de-­fin-­de-­l’histoire de la route très loin et « ira jusqu’au der-
Grainville, lequel découle de la situa- nier homme, jusqu’à la fin du monde »
tion contemporaine, du présent. En (Croft, cité par Michelet). L’anecdote de
cela, l’œuvre de Grainville est, aux yeux Croft arrivant trop tard mais arrivant
de Michelet, une puissante expression quand même permet d’articuler les deux
de son temps. Il y a des époques qui vérités de la fin de l’histoire : il est des
désespèrent de l’histoire, des moments moments tragiques dans l’histoire et le
où l’on ne peut penser l’avenir. Mais, sentiment d’impasse correspond à de
poursuit Michelet, deux choses rela- vraies détresses existentielles, indivi-
tivisent cette impression. D’une part, duelles et collectives. Mais il y a aussi à
le fait que l’avenir reste quoi qu’il en l’intérieur même du désespoir des puis-
soit fondamentalement indéterminé. sances de création, supérieurement attes-

156 Écrire l’histoire n° 15, 2015

NUM_15_cs6_pc.indd 156 16/09/15 15:02


tées dans le cas de Grainville par le fait de l’Empire8 ». À la suite d’un tel explicit,
d’avoir conçu une œuvre ; elles ouvrent le résumé du Dernier Homme prend un
l’avenir, pas forcément pour celui qui les nouveau sens. La dernière œuvre de
fait éclore. La fin de l’histoire dit à la fois Michelet, très pessimiste, ne cesse de
CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉS À PART

la vérité d’un présent (au moment où il répéter que l’histoire du xixe siècle, sortie
est vécu comme présent muré) et le saut de la voie de la Révolution, est devenue
hors de ce présent. répétitive, violente et déshumanisante.
Lorsque, vingt ans plus tard, le En finir avec le présent semble le souhait
vieux Michelet intègre à son Histoire du le plus ardent du vieux Michelet, raison
xixe siècle, dont il ne viendra pas à bout, pour laquelle il retrouve cette fois le dis-
la légende de Grainville, il dissocie le cours tragique de Grainville et semble
texte de 1851 et met à part le résumé adhérer au choix d’Omégare. Puisque le
du Dernier Homme, auparavant inséré recommencement de l’histoire promet
au milieu du texte et désormais placé un nouveau tour de roue sanglant,
à la fin du volume. Ainsi le résumé de pourquoi ne pas y mettre un point final,
l’œuvre de Grainville figure-­t‑il comme s’abandonner à la fin des temps ? À la fin
la conclusion de ce tome qui s’arrête à des temps – ou bien à la parole du poète,
l’exil de Napoléon à Sainte-­Hélène. De qui traverse le temps ? Arrêter d’écrire
son rocher, « le fourbe put faire un Cau- l’histoire qui pour le moment n’est que
case, abusant la pitié publique, et prépa- répétition destructrice et admirer, pure
rant, à force de mensonges, une seconde figure de l’inchoatif absolu, « l’aurore de
répétition sanglante de tous les malheurs l’Éternité9 ».

Notes

1 Jules Michelet, Journal, Gallimard, 1962, t.  II, 5 V


oir Robert Lance Snyder, « Apocalypse and
p. 641. Indeterminacy in Mary Shelley’s The Last
Man », Studies in Romanticism, vol. 17, no 4, 1978,
2 Anne Kupiec, Postface au Dernier Homme, p. 435‑452.
Payot (Critique de la politique), 2010 (les cita-
tions qui suivent renverront à cette réédition) ; 6 Traduction de Paulin Paris.
Jean Gillet, « Du dernier au premier homme :
le brouillage des signes dans l’épopée de Grain- 7 A
près une expérience bien proche de celle
ville 
», dans Judith Labarthe (dir.), Formes qu’imagine le poème de Byron : il est brutale-
modernes de la poésie épique. Nouvelles approches, ment confronté à l’image de sa déchéance dans
Bruxelles, Peter Lang, 2004, p. 113‑127. le reflet d’un miroir (p. 639).

3 L
es citations qui suivent renvoient à l’édition 8 J ules Michelet, Histoire du xixe  siècle, dans
française du Dernier Homme, trad. Paul Coutu- Œuvres complètes, t.  XXI, Flammarion, 1982,
riau, Gallimard (Folio), 1998. p. 614.

4 Voir Lee Sterrenburg, « The Last Man: Ana- 9 D


ernier mot du résumé et du texte laissé par
tomy of failed revolutions », Nineteenth-­Century l’historien sur sa table de travail à sa mort, le
Fiction, vol. 33, no 3, 1978, p. 324‑347. 9 février 1874.

Paule Petitier : Le dernier homme et la fin de l’histoire : Grainville, Shelley, Michelet 157

NUM_15_cs6_pc.indd 157 16/09/15 15:02

Vous aimerez peut-être aussi