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UN PRINCE PAS SI CHARMANT

LAUREN LANDISH
Traduction par
SOPHIE BRENNETOT
Traduction par
VALENTIN TRANSLATION
Copyright © 2018 par Lauren Landish.

Tous droits réservés.

Couverture © 2019 par Mayhem Cover Creations.

Photo par Wander Aguiar.


Modèle Jonny James.
Correction de la version originale par Valorie Clifton & Staci Etheridge.
Traduit de l’anglais par Sophie Salaün & Valentin Translation

Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme ou par quelque moyen que ce
soit, électronique ou mécanique, y compris par les systèmes de stockage et de récupération de
données sans l’autorisation écrite de l’auteur, à l’exception de brèves citations dans le cadre d’une
critique littéraire.

Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les incidents sont le fruit de
l’imagination de l’auteur ou utilisés de manière fictive, et toute ressemblance avec des personnes
réelles, existant ou ayant existé, des événements ou des lieux serait entièrement fortuite.

L’histoire qui suit contient des thèmes matures, un langage cru et des situations sexuelles. Il est
destiné à des lecteurs adultes.

Tous les personnages ont plus de 18 ans et tous les actes sexuels sont librement consentis.
TA B L E D E S M AT I È R E S

Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Épilogue
Épilogue

Du même auteur
PROLOGUE
GABRIEL

L a lueur du soleil avant l’aube perce à travers la fenêtre et j’entends


faiblement le train qui traverse la ville, alors que les voies sont à des
kilomètres.
Je m’assieds au bord du lit, l’esprit en ébullition et dos à la cause de ma
déprime.
Le feras-tu, ou non ?
Mais ce n’est pas si simple. Lorsque j’avais accepté ce job, je ne
connaissais pas les risques, je ne pouvais pas anticiper ce qui allait se
passer.
Je n’avais pas imaginé sa beauté, ses lèvres pleines et écartées alors qu’elle
ronfle doucement, sa tête tournée de côté sur l’oreiller et son visage si
innocent.
Je n’avais pas prévu la manière dont ses cheveux se déploient sur le
coussin, de riches vagues couleurs chocolat qui, même dans son sommeil,
flottent autour d’elle comme un halo désordonné. Je serre la main pour
m’empêcher de la tendre pour la caresser, sentir ses mèches soyeuses contre
ma paume rugueuse.
Par-dessus mon épaule, je la regarde, et je déteste avoir été contraint de
quitter la chaleur paradisiaque de son étreinte à cause du cauchemar que je
suis, de ce que j’ai fait. De ce que je suis censé faire.
Je suis poursuivi par le monstre que je suis devenu.
Si tu es un monstre, pourquoi ne pas te comporter comme tel ? Pourquoi ne
pas faire ce pour quoi tu as été engagé ? Tu l’as fait sans problème maintes
et maintes fois auparavant.
Mais je ne suis pas certain de pouvoir continuer.
C’est plus fort que moi : je tire doucement le drap pour ne pas la déranger.
J’ai besoin de la voir, j’ai besoin de mémoriser chaque courbe et chaque
angle. Parce que d’une manière ou d’une autre, je vais la perdre. Je le sais
déjà.
C’est un ange. Une beauté endormie dont le charme m’attire vers elle
indépendamment des dangers qu’elle représente.
Alors pourquoi restes-tu ? Pourquoi ne pas simplement t’en aller ?
Parce que je sais que si, je m’en vais, quelqu’un d’autre fera le travail, et je
ne peux pas laisser une telle chose se produire.
Incapable d’attendre plus longtemps, je tends la main pour voir si elle est
réelle ou si ce n’est qu’une hallucination résultant de ma conscience
torturée qui craque enfin.
Elle ne bouge pas quand je passe le bout de mes doigts sur ses épaules,
écartant une mèche de cheveux de sa joue pour me laisser voir la courbe
gracieuse de son cou, semblable à celui d’un cygne.
Mes doigts continuent de tracer les bosses légères de sa colonne vertébrale.
Mon excitation croît à mesure que je caresse sa peau sans défauts.
En dépit de toutes les années de dur labeur et de lutte qu’elle a dû affronter,
sa peau est toujours aussi douce et impeccable.
Elle présente un léger hâle, juste assez pour éveiller mon côté coquin, car je
voudrais suivre ses marques de bronzage avec ma langue, me délecter
d’être le seul à voir la pâleur crémeuse naturelle de ses seins et de ses
fesses.
Je repère les petites fossettes à la base de sa colonne et le tatouage qu’elle
arbore à cet endroit. Elle appelle cela son tatouage de roulure, mais ça ne
pourrait pas moins bien la décrire.
Elle possède cette délicatesse et cette dignité qui ne sont le fruit que d’une
grande force intérieure. Une force que j’admire, dans laquelle j’aimerais
puiser pour trouver ma propre force d’âme.
Je laisse le drap sur sa hanche, remontant le long de son corps alors que
mon sexe se déchaîne dans mon caleçon, mais elle ne fait aucun
mouvement, ne remue pas alors que je me délecte de ses courbes en les
touchant, réfrénant mon désir de la prendre brutalement.
C’est l’autre côté de moi. Ce côté laid qui veut être purgé, violer sa pureté
avec mes ténèbres.
Que tu fasses ton foutu boulot.
Mais en dépit de ma nature, je veux la traiter comme elle le mérite, comme
une reine.
Cela suffit peut-être à prouver que cette laideur n’est pas ma vraie nature,
mais plutôt une dépravation que j’ai nourrie et laissée prospérer dans mon
âme.
Mais ce n’est pas une jolie fleur, plutôt une mauvaise herbe qui se refuse à
mourir et qui, au contraire, croît chaque jour davantage, me changeant, me
pesant et étranglant toute initiative de ma part visant à être meilleur ou à
faire autrement.
Elle ronronne, et un petit sourire se forme sur l’arc rose de ses lèvres.
— Plus bas.
Elle n’ouvre pas les yeux quand ma main descend, s’éloigne pour glisser
sous le drap près de ses chevilles et remonte le long de ses jambes. Je
trouve le renflement de sa hanche, et elle soupire doucement, une brise dans
l’air qui me fait comprendre qu’elle aime ça.
Je fais glisser mes doigts vers l’intérieur et je suis récompensé par la
chaleur de son intimité, déjà humide et qui n’attend que moi.
— Étais-tu en train de faire un rêve agréable ?
— Mmmh-mmmh, murmure-t-elle, haletant légèrement quand je plonge un
doigt en elle.
Le velours chaud et lisse m’enveloppe, et je me glisse loin en elle, me
retirant tout juste assez pour atteindre l’arête noueuse de son point interne et
le masser.
Elle adore ça, elle se soulève et cambre son dos, tout en gardant les yeux
fermés et en feignant de se réveiller.
Mais cela s’arrête quand mon pouce touche son clitoris et que ses yeux
marron foncé s’ouvrent, déjà brûlants d’excitation, et qu’elle halète.
— Oh, mon Dieu.
— Chut… laisse-moi faire, chuchoté-je, mes doigts et mon pouce frottant
tous les endroits qu’elle aime.
Mais à présent, elle semble incapable de garder le silence.
— Oui… oh, putain, oui ! Juste là, Gabe, dit-elle.
Elle gémit mon nom encore et encore, ses hanches poussant à la rencontre
de mes doigts qui plongent en elle, la remplissant de plus en plus
profondément.
— Tu veux jouir ? lui demandé-je, et elle secoue la tête.
Elle sait ce dont elle a envie, et elle s’allonge à plat sur le lit, cambrant le
dos pour lever ses fesses en l’air de manière aguichante, comptant sur moi
pour le lui offrir.
Mais je ne le mérite pas, même si elle me fait confiance. Je ne devrais pas
être aussi attaché à elle.
Je ne sais comment, dans l’étrange alchimie de l’univers, j’ai trouvé celle
que je suis censé protéger et garder en sécurité pour le reste de sa vie.
Mais comment suis-je censé la protéger… alors que c’est moi qui ai été
engagé pour la tuer ?
La question s’évanouit alors que je monte au-dessus d’elle, retenant mon
poids. Alignant mon membre dur comme de la pierre avec son intimité, je
m’enfonce en elle, lentement et aisément.
Je laisse sa chaleur m’envelopper.
Je laisse son miel m’oindre.
Je laisse son sexe m’absoudre.
Mais je ne peux pas être sauvé, pas même par elle. Alors qu’elle se
contracte autour de moi, je me demande si l’inverse est vrai. Puis-je la
sauver, même de moi-même ?
CHAPITRE 1
GABRIEL — DES SEMAINES PLUS TÔT

T u sais pourquoi tu fais ça.


Il ne s’agit pas de la fille.
Il n’y a pas de fille.
Il n’y a qu’une cible.
Je répète ce mantra dans ma tête en sortant de la douche, le corps
fraîchement nettoyé et la peau qui picote à cause du gommage que j’utilise
toujours en prévision d’une situation comme celle-ci.
Il ne supprime pas totalement la perte de cellules cutanées, mais je ne suis
pas payé pour prendre des risques, alors je prends toutes les précautions
possibles.
Tout en regardant dans le miroir de la chambre de motel bon marché que je
loue en ce moment, je m’habille en pilote automatique.
Rappelle-toi… tu entres, tu ressors, et tu ne réfléchis pas. Tu le fais.
Je commence par un t-shirt en coton noir Hanes. On les trouve dans
n’importe quel magasin bon marché, c’est pour ça que j’en porte. Je n’ai
pas besoin qu’un surdoué de la police scientifique trouve un morceau de
tissu et me débusque à cause de mes habitudes d’achats de vêtements.
Par-dessus, je porte un pull à capuche bleu à manches longues. Il est
suffisamment à la mode pour que je ne me fasse pas remarquer ici à
Roseboro, au sein de la population ouvrière, et en même temps, il est
suffisamment sombre pour que je me fonde dans l’ombre.
Exactement comme on te l’a appris chez les scouts. Sois prêt.
Un jean noir basique, un modèle bootcut de Wranglers, et en dessous, une
paire de bottes de travail en cuir noir ordinaire.
On trouve facilement tous ces vêtements dans dix mille magasins à travers
le pays, et rien ne coûte plus de cinquante dollars. Il y a une bonne raison à
ça : je brûlerai tout après ce soir.
Sur le lit se trouvent mes principaux outils pour la mission. Tout d’abord,
un couteau de poche. Je me sers de ce Leatherman depuis très longtemps,
les nombreux outils et accessoires se révélant bien plus utiles que bien des
gens ne le reconnaîtraient.
Ensuite, mes crochets à serrures. Je suis prêt à casser une fenêtre pour entrer
s’il le faut, mais je préférerais éviter.
Moins je laisse de détails derrière moi, plus j’ai de chances de siroter une
bière et de regarder le match avant que la police de Roseboro ne se rende
compte qu’il y a un souci.
Enfin, l’arme que j’ai choisie pour ce soir, un revolver. 38 Special à canon
court, avec un silencieux. Ce n’est pas un pistolet très puissant, mais il est
précis, et il n’y aura pas de douilles à récupérer par la scientifique.
Je termine en rangeant mon masque de ski dans ma poche, sachant que je
pourrais en avoir besoin plus tard, et j’enfile des gants en cuir noir avant de
sortir en direction du camion Ford ordinaire que j’utilise pour ce job.
Il est temps d’aller au travail.
La maison n’est pas vraiment située dans le meilleur quartier de la ville.
C’est peut-être l’une des plus anciennes de Roseboro.
Il fut un temps où cette partie de la ville était probablement considérée
comme rurale, mais avec l’expansion de Roseboro, la parcelle de terre avec
une courte rangée de maisons presque identiques se trouve maintenant à la
limite de la zone industrielle. La clôture bon marché en treillis galvanisé qui
entoure la minuscule maison « moulin » avec deux chambres à coucher est
le vestige d’une époque révolue, celle où le plus gros employeur de la ville
était la Cascade Cider House.
Mais l’expansion nationale des grandes marques de bière a entraîné la
fermeture de Cascade Cider dans les années 70, et il ne reste aujourd’hui
que quelques-unes de ces petites maisons ressemblant à des boîtes à pain
qui étaient autrefois remplies de gens qui sentaient la pomme en
fermentation neuf mois par an et la pomme fraîche les trois autres mois.
C’est un miracle que de tels endroits existent encore, mais cette maison est
l’une des rares à l’avoir fait, et bien qu’elle soit vieille et loin de ce que l’on
pourrait appeler une maison de rêve… elle a été aimée et entretenue.
Je le constate dans la peinture des boiseries, qui ne sont pas toujours de la
même nuance de bleu, mais néanmoins soigneusement réalisées.
Ou encore en voyant la petite jardinière en briques sous la minuscule
fenêtre du salon, toujours bordée de briques bien ajustées, bien que les
fleurs soient maintenant remplacées par des herbes rustiques qui ne
demandent pas autant de soins que les pétunias.
Je me gare de l’autre côté de la rue, sous un vieux pin tordu qui a répandu
une épaisse couche d’aiguilles sur l’herbe non entretenue qui borde la rue.
C’est le genre de quartier où le carré de pelouse en train de mourir à côté de
la boîte aux lettres est votre place de parking.
Je reste assis dans l’obscurité de mon camion, j’attends et j’observe. La
première étape consiste à m’assurer que ma cible est là, qu’elle est seule et
que je ne serai pas interrompu.
Je connais son emploi du temps. Elle est sortie de son dernier cours il y a
vingt minutes. Elle devrait bientôt rentrer chez elle pour déposer ses livres
avant de se rendre au Gravy Train, où elle travaillera jusqu’à ce que le
dernier des piliers de bar de fin de soirée ait mangé son assiette pleine de
gras.
Ensuite, elle rentrera à la maison, étudiera ses bouquins jusqu’à s’endormir
dessus, et recommencera demain matin.
Que ce soit maintenant, ou quand elle rentrera du travail, tout sera terminé
ce soir.
Je la vois s’arrêter sur son scooter, un petit engin de 50 cm3 que beaucoup
de gens par ici appellent une « moto pour conduite en état d’ivresse », car il
n’est pas nécessaire de les assurer.
Elle a une voiture, une Honda vieille de vingt ans en mauvais état, qu’elle a
héritée de sa tante à sa mort. Toutefois, pour des raisons d’assurance et
d’essence, c’est le scooter qu’elle utilise le plus souvent.
Je suis tenté de tirer maintenant. Ce sera plus facile et plus rapide, même si
c’est moins maîtrisé et plus risqué.
Mais j’ai quelques règles dans mon travail, un code d’honneur, même si
mon activité est loin d’être honorable selon les principes de tous, y compris
les miens.
Tout d’abord, il faut être patient, c’est pourquoi j’ai appris sa routine et fait
des recherches. Je suis bon, pas parce que je suis le plus rapide, le plus
méchant ou le plus fort. Mais parce que je prends mon temps et que je fais
les choses bien.
Deuxièmement, il ne faut absolument aucun badaud. Je ne tire pas si un
innocent risque d’être blessé si ça tourne mal.
La dernière chose que j’ai besoin d’avoir sur la conscience, c’est d’avoir
tiré sur un môme de huit ans parce que je ne l’ai pas vu ou qu’une balle a
rebondi sur un lampadaire.
Et troisièmement, ne jamais trop s’approcher. Mais je ne veux pas y penser.
Parce que je suis presque certain que je vais me planter avec ce boulot.
Alors que je la regarde secouer ses longs cheveux bruns, presque noirs dans
le crépuscule qui s’installe, je serre un peu plus fort le volant.
Je sais qu’elle ne fait rien pour ça, mais Isabella Turner est d’une beauté
unique et saisissante.
Ses cheveux tombent simplement, presque jusqu’au milieu de son dos,
ondulant dans l’air comme un rideau sombre qui encadre son visage mince.
Elle a de grands yeux en amande, encadrés de cils épais, comme si elle était
une princesse cachée dans ce milieu ouvrier, qui n’attend que l’occasion de
retrouver le trône qui lui est destiné.
Naturellement, je suis insensé, peut-être un peu fantaisiste. Mais je fais la
même chose avec chaque cible.
En général, j’essaie de les pousser dans l’autre sens, de les dépeindre d’une
manière qui les fait entrer dans la catégorie « diabolique ».
Ainsi, le dealer n’est pas seulement un vendeur de drogue, mais un individu
qui enlève des enfants dans la rue, les privant ainsi d’un avenir potentiel en
les rendant dépendants de son héroïne pour financer son empire criminel.
Le courtier en bourse n’est pas simplement un trader véreux, mais il
blanchit des milliards de dollars d’argent sale tout en dépouillant de pauvres
grands-mères innocentes de leur épargne-retraite.
Ça m’aide à dormir la nuit, et honnêtement, ce n’est pas si compliqué à
faire. Pas avec les contrats que j’ai acceptés.
J’ai tué beaucoup de personnes mauvaises. Je les ai traqués, j’ai mis fin à
leur misérable existence, sans en éprouver beaucoup de remords.
De temps à autre, j’ai même l’impression de faire quelque chose de
terriblement noble, en protégeant ceux qui ne peuvent faire comme moi du
mal qui sévit aux quatre coins du monde.
Mais j’ai beau essayer, et fouiller dans son passé, je n’arrive pas à faire
d’Isabella Turner quelqu’un de « mauvais » à mes yeux.
Mais si je ne le fais pas, jamais je n’obtiendrai les réponses dont j’ai besoin.
Quand Blackwell m’a engagé pour ce job, il m’a clairement fait
comprendre que c’était donnant-donnant. Je remplis la mission, et il me
donne ce que je veux… une chance d’obtenir justice.
Me demandant si c’est le bon moment, je balaie la rue du regard, à la
recherche de témoins potentiels. Alors que ma main atteint la poignée de la
portière, je me fige, voyant un homme s’approcher de la maison depuis le
bas de la rue.
Il a les cheveux longs et gras, et une barbe de deux jours sur ses joues
maigres lui donne un air encore plus sale que le t-shirt à manches longues
de Nirvana qu’il porte.
Il hurle « Hé, Izzy ! » et je me tasse davantage dans le siège, m’efforçant de
me rendre invisible, les yeux plissés alors que je pose la main sur mon
pistolet. Cette situation me met sur les nerfs.
— Izzy Turner !
L’expression de son visage me dit tout ce que Mlle Turner ressent à propos
de l’homme qui l’appelle par son nom, et je passe mentalement en revue
mes recherches sur cette mission afin de mettre un nom sur un visage…
Russell Carraby. Trente-cinq ans, célibataire, actuellement déclaré comme
« indépendant » selon ses derniers dossiers fiscaux. Et en quelque sorte le
propriétaire d’Izzy. Il ne possède pas la maison, mais il a hérité du terrain
sur lequel elle est construite.
Apparemment, la famille Carraby s’entendait très bien avec les gens de
Cascade Cider, et c’est ainsi que ces maisons ont été construites. À
l’époque, c’était sûrement une très bonne affaire. Mais aujourd’hui, des
personnes propriétaires de leur maison, comme Mlle Turner, doivent encore
payer des petites fortunes à des requins comme Carraby à cause de son
emplacement.
Pendant ce temps, lui est payé à ne rien faire.
Mais les données financières que j’avais recueillies sur Isabella Turner
paraissaient anodines et sans importance, juste une liste de factures qu’elle
payait chaque mois avec la régularité d’une horloge. Cette rencontre avec
Carraby semble décidément plus menaçante qu’une facture mensuelle.
— Qu’est-ce que tu veux, Russ ? demande Isabella, dont les épaules
s’affaissent à mesure que l’autre s’approche. Je t’ai déjà réglé le mois.
— Non, tu m’as versé un rattrapage, répondit-il, et il est évident qu’avec ses
yeux de furet, il déshabille la jeune femme du regard tout en faisant claquer
son chewing-gum. Et pas tout. Les intérêts de retard, c’est une vraie plaie.
Il secoue la tête comme s’il était triste, mais même depuis l’autre bout de la
rue, je vois qu’il savoure l’instant.
— Pour faire court, tu as encore du retard.
Mais Isabella n’est pas prête à céder.
— Tu dois vérifier tes comptes. Je t’ai payé un supplément la dernière fois.
— Non… tu m’es toujours redevable, répondit Russell avec un sourire. J’ai
tout enregistré dans mon ordinateur chez moi. Tu veux venir vérifier ?
— Il est hors de question que je mette un jour les pieds chez toi, Russell,
grogne Isabella dont la colère bouillonne. Et crois-moi, moi aussi je tiens
les comptes. De chaque foutu centime que je te verse. Alors tu peux arrêter
de me regarder comme ça. Je ne vais pas me prostituer pour un foutu loyer
que j’ai déjà réglé.
— Je me comporte simplement en bon voisin. Si tu n’es pas en mesure de
me régler en cash, je suis ouvert à l’idée de te laisser payer d’une autre
manière, la menace Russell en haussant les épaules, souriant, comme s’il lui
accordait une faveur. Bon sang, ça pourrait même être amusant. Et je sais
que ça fait longtemps que tu n’as pas eu d’homme.
Même si cette information provoque une réaction dangereuse au niveau de
mon sexe, ma main se resserre sur mon pistolet. Je suis sur le point de tirer
sur Russell par principe quand Isabella plante son doigt sur le devant de son
t-shirt sale, enfonçant la peau molle de son torse. Elle fait plusieurs pas en
avant et, comme le lâche qu’il est, Carraby recule sous le poids de sa fureur.
— La prochaine fois que tu mentionneras quelque chose comme ça, je te
mets les flics au cul, hurle Isabella.
La menace, combinée au fait qu’elle le repousse, fait reculer Russell d’un
demi-pas supplémentaire.
— Je vais t’accorder une semaine, et si je n’ai pas mon foutu pognon d’ici
là, je vais te traîner en justice, dit-il. Ne te moque pas de moi, Izzy. Je
connais le shérif. Tu pourrais te retrouver avec des problèmes plus graves
que d’avoir à chercher un autre endroit où vivre.
Mais il accroît l’espace entre eux, s’éloignant déjà sans lui tourner le dos.
Lâche. C’est un homme intelligent, vu le cran de cette fille, mais c’est
quand même une façon peu courageuse d’essayer de l’intimider.
— Je parie que tu connais le shérif… dit-elle avant de faire une pause
théâtrale. Puisqu’il t’a déjà arrêté deux fois, lui crie Isabella. Quant au
tribunal, tu apporteras tes dossiers et j’apporterai les miens.
Elle pointe du doigt toutes ses menaces, mais au léger affaissement de ses
épaules, je comprends que le feu faiblit. Pourtant, elle donne plutôt bien le
change jusqu’à ce que Russell disparaisse au coin de la rue, et qu’elle
franchisse sa clôture.
C’est maintenant que je devrais agir, profiter de son état de choc, mais je
suis incapable de faire autre chose que de la regarder tâtonner, essayer de
mettre la clé de sa maison dans la serrure avant d’abandonner.
Elle laisse tomber son sac sur le perron en béton et s’effondre dans la petite
chaise en plastique bon marché, le mobilier de jardin au rabais par
excellence, à côté de la porte, en enfouissant son visage dans ses mains.
Elle ne sanglote pas ni ne pleure bruyamment. À la place, elle reste assise,
les épaules tremblant doucement, le corps comme épuisé. Elle porte le poids
du monde sur ses épaules et elle est fatiguée de le faire. Je vois bien qu’elle
se débat pour tenir, mais elle se bat pour s’accrocher.
Je la regarde, et mon âme est touchée. J’ai envie d’aller vers elle, de la
prendre dans mes bras et de lui dire que le monde n’est pas si dur et cruel,
même si c’est un mensonge. J’ai envie de…
Fais ton foutu boulot !
Je me racle la gorge, clignant lentement des yeux alors que je prends mon
masque de ski, glisse le Lycra respirant sur ma tête et mon visage en ne
laissant que mes yeux ressortir.
Je remonte ma capuche, mais je suis figé, incapable de bouger alors qu’elle
se remet de son instant de faiblesse.
Puis, faisant preuve d’une résilience qui me laisse la bouche sèche, elle se
lève, s’essuie le visage et jette un coup d’œil à sa montre avant d’ouvrir
suffisamment sa porte d’entrée pour y déposer son sac de livres et repartir
aussitôt.
Tu dois en finir.
Non.
J’arrache le masque et le range dans la boîte à gants. Il faut que j’en sache
davantage. Je ne peux pas prendre le risque de violer ma règle la plus
primordiale, celle de ne pas tuer d’innocent. Il n’y aura pas de retour en
arrière si je me trompe.
Depuis qu’on m’a confié le contrat pour mettre un terme à la vie d’Isabella
Turner, je me suis donné à fond pour trouver quelque chose de mal qu’elle
aurait fait. Elle n’est pas parfaite, mais elle n’a rien fait qui mérite la mort.
Et la raison pour laquelle Blackwell m’a engagé ne me convainc pas. Nous
sommes tous des pions dans le jeu de quelqu’un d’autre, mais je refuse de
jouer le rôle de la Faucheuse pour une âme qui ne le mérite pas d’une
manière ou d’une autre.
Mon instinct me dit qu’il y a autre chose, une pièce du puzzle qui me
manque. Et je ne ferai rien tant que je n’aurais pas de vue d’ensemble.
Isabelle monte sur son scooter, calant à nouveau ses cheveux sous son
casque avant de décoller. Je la laisse s’éloigner d’un bon pâté de maisons
avant de la suivre. Les rues de ce quartier ne sont pas très fréquentées et je
sais déjà où elle va.
Le Gravy Train est un bon vieux dîner à l’ancienne, que l’on trouve
rarement de nos jours. Le long bâtiment argenté oblong ressemble à un
vieux wagon de train. La décoration intérieure est d’une couleur que l’on ne
peut obtenir, je le jure, qu’en exposant de la peinture blanche à dix ans
d’oignons frits, d’éclaboussures de boulettes de viande grasse, de rots,
d’éructations et autres émanations corporelles.
Je me gare sur le parking et regarde à travers les immenses fenêtres Isabella
entrer et parler avec une autre employée, qui acquiesce et lui libère une
place au comptoir. Elle lui apporte ce qui ressemble à un sandwich au
fromage grillé, qu’Isabella dévore en quatre grandes bouchées avant de se
diriger vers le fond, et je me mets en route.
Jusqu’à présent, je ne me suis jamais assez approché pour qu’elle me
remarque, mais une chose en elle m’appelle, me promet des réponses.
Je baisse ma capuche pour ne pas avoir l’air suspect, et mes cheveux se
libèrent, partant dans tous les sens, mais je n’en ai rien à faire. J’enferme
mon arme à clé dans le camion, et j’entre.
Prenant place dans un box libre, je sors mon téléphone et fais mine d’être
obsédé par l’écran pendant que je guette subrepticement Isabella.
— Hé trésor, tu commandes ? demande une serveuse, pleine de culot, de
grands cheveux et de désinvolture.
On dirait qu’elle est sur le point de me dire que je dois commander ou m’en
aller, mais un simple coup d’œil à mon visage suffit à tempérer ses propos.
J’ai l’habitude que les femmes se radoucissent devant mon apparence. Sans
vouloir être arrogant, je sais que je suis agréable à regarder et je m’en suis
servi à mon avantage plus d’une fois.
— Juste un café pour le moment, commandé-je. Décaféiné, si vous en avez
de prêts.
— Trésor, évidemment que nous avons du déca, répond la serveuse en
faisant volte-face.
Elle me sert ma tasse avant qu’Isabella ne se présente, les deux se relayant
manifestement quand l’une quitte son poste et l’autre commence.
Je sirote le café pendant une bonne demi-heure, en regardant Isabella
travailler. Elle est épuisée, comme si elle dormait debout pendant son
service, et si elle garde le sourire, il semble presque peint sur son visage.
Pourtant, alors qu’elle continue de travailler, je me sens de plus en plus
attiré par elle. Il ne s’agit pas seulement d’une attirance physique. Je l’ai
ressenti dès que j’ai vu sa photo dans le bureau de l’homme qui m’a engagé
pour la tuer. Non, c’est plus que cela.
Comment a-t-il pu ? Comment a-t-il pu m’engager pour assassiner une jolie
femme qui semble surtout se démener désespérément en dépit de son travail
acharné ?
Elle ne peut pas avoir la moindre influence sur la vie d’un homme comme
lui, ils vivent littéralement dans des mondes différents. Il doit y avoir
quelque chose qui m’échappe. Il y a forcément des choses qu’il ne me dit
pas. Même lui n’est pas aussi cruel, aussi irréfléchi.
— Hé, Izzy ! crie le cuisinier à l’arrière en tapant sur la petite cloche
chromée à côté du passe-plat. Allez, tu as des assiettes en attente !
— Oui, désolée, Henry, répond Isabella qui s’en empare.
Elle les distribue aux trois types qui sont assis au comptoir à l’ancienne
avant de se diriger vers la caisse, où une autre serveuse, une femme âgée
d’une cinquantaine d’années qui a l’air d’avoir fait ça toute sa vie, encaisse
une note. Je suis assez proche pour les entendre.
— Hé Elaine, je vais prendre un autre café. Ça te dérange ?
— Je ne te reprocherai pas de boire cette boue, lui répond Elaine. Ne laisse
pas Henry t’atteindre, chérie. C’est juste son ulcère qui recommence.
— Non… Non, j’ai fait n’importe quoi jusqu’à maintenant, dit Isabella en
bâillant. Je ne peux pas continuer à fonctionner normalement en ne dormant
que trois heures par nuit. Mais je ne sais pas comment faire autrement.
— Si tu continues à te crever à la tâche, tu finiras comme moi, avec des
voûtes plantaires affaissées et tout le toutim, dit Elaine d’un ton
encourageant. Sérieusement, pour quelle raison est-ce que tu t’acharnes à
gratter le moindre centime comme ça ?
— Russ est encore passé chez moi, dit tranquillement Isabella, en racontant
brièvement la confrontation chez elle. J’ai assez pour payer cet enfoiré,
mais…
— Mais alors il ne te restera pas assez pour vivre. N’en dis pas plus, répond
Elaine. La semaine prochaine, tu viens, tu commandes ce qu’on a le droit de
prendre, et si ça se transforme comme par magie en un dîner complet avec
steak frites et sauce, eh bien merde, je suppose qu’il faudra que j’aille voir
mon ophtalmo.
Je vois Elaine faire un énorme clin d’œil, comme si c’était une brillante
conspiration, et Isabella sourit.
— Si tu étudies ici, tu pourras prendre mon repas de service aussi. Cela te
permettra d’en avoir deux par jour au moins. Si tu prends le plat spécial
campagne, tu pourras emmener les toasts et les petits sachets de beurre de
cacahuète et te faire un sandwich plus tard aussi.
C’est un beau geste de la part de la serveuse au long vécu, et vu la vitesse à
laquelle elle émet cette idée, je devine qu’elle a elle aussi traversé des
moments difficiles. Isabella acquiesce en silence, touchée, mais je vois que
sa fierté est mise à mal par le fait qu’elle doive accepter une telle charité.
— Tu sais, s’il s’agissait de n’importe quelle vieille maison, je dirais tant
pis, je déménagerais dans un appartement ou autre, mais…
— Je sais, chérie, dit Elaine. Je sais.
Isabella se racle la gorge et termine son café. Lorsqu’elle contourne le
comptoir, je m’éclaircis la voix et elle se retourne.
Nos regards se croisent… et en mon for intérieur, je me sens plus partagé
que jamais.
Parce qu’à la seconde où nos yeux se rencontrent, je ressens une chose à
laquelle je ne croyais pas.
L’étincelle.
CHAPITRE 2
ISABELLA

—J oyeux petits nuages, me murmuré-je à moi-même en faisant


tournoyer mon doigt sur le haut de mon pavé tactile, regrettant
pour la millionième fois de ne pas pouvoir le faire avec de vraies peintures
et toiles.
Mais les véritables fournitures de beaux-arts coûtent de l’argent, ce que je
n’ai pas. Alors à la place, j’utilise GIMP, qui est gratuit, et je prie pour que
mon ordinateur portable ne meure pas à nouveau avant que je finisse
l’université.
En ce moment, je travaille sur ma propre version de la Mona Lisa… comme
si Gal Gadot posait pour le célèbre tableau. En plus, mes choix de couleurs
sont un peu surréalistes, mais j’aime l’idée de mettre des nuages vert clair
dans un ciel lilas derrière la diva au sourire éternel.
C’est beaucoup plus coloré que ma vraie vie, et j’ai envie d’en profiter un
peu avant d’entamer une nouvelle journée harassante.
Un miaulement insistant sur ma gauche attire mon attention, je me retourne
vers Nirvash, mon chat.
Techniquement, c’est le chat de ma meilleure amie Mia, mais le bail de son
ancien appartement n’autorisait pas les animaux de compagnie, alors quand
elle m’a apporté la petite boule de poils et m’a suppliée de la garder, je n’ai
pas pu m’en empêcher.
À présent, ce monstre miniature est à moi, et je ne le rendrais sûrement pas
même si Mia me suppliait. Non pas qu’elle le ferait. Elle sait ce que ce chat
représente pour moi.
Parfois, je me demande si Mia n’a pas tout manigancé pour m’obliger à
prendre un animal domestique pour mon propre bien.
— Merci, Vash. Il est déjà cette heure ?
Vash miaule à nouveau et je me lève du canapé, m’étirant un peu. Elle en
profite pour grimper sur le clavier, même si elle sait qu’elle n’a pas le droit
de le faire, et elle regarde l’écran avant de lever le nez et de s’en aller.
— Pfff… tout le monde se prend pour un critique. Sache qu’il n’est pas
terminé.
Miaou.
— Oui, ouais. Je sais, il faut te nourrir avant que tu te fâches, lui dis-je en
me rendant dans la cuisine où je récupère la brique de crème sans lactose
sur le comptoir.
Comme beaucoup de mes aliments, ce sont des restes de la cuisine du
Gravy Train, puisqu’ils ne peuvent pas garder des briques ouvertes. Je ne
suis pas certaine qu’il s’agisse d’une règle établie, mais Elaine avait
vraiment insisté en m’offrant la brique et un grand bol de soupe à emporter.
Elle veut bien faire, et même si ça a mis un coup à ma fierté, je l’avais
prise, sachant que cela m’aiderait. La crème, c’est le péché mignon de Vash,
elle adore ça.
— C’est ça que tu veux ?
Miaou.
— Très bien, d’accord… mais je t’en donne juste un petit peu avec ta vraie
nourriture, lui dis-je, remplissant le bol peu profond que Vash utilise pour
manger.
Un coup d’œil à l’horloge m’indique que je dois être partie dans cinq
minutes, faute de quoi je serais en retard à mon premier cours de la journée.
Je range rapidement la brique au frigo et me précipite dans la salle de bains.
C’est uniquement de ma faute. Quand je peins, je parviens à m’évader,
laisser mon esprit se détendre, et je ne m’inquiète plus de toutes les
conneries qui pèsent sur ma vie, même pour quelques minutes.
Mais cela signifie aussi que je laisse le temps m’échapper, et je me presse :
je me brosse rapidement les dents avant de me passer un coup de peigne.
— Bon, bébé Vash, sois gentille et ne poursuis pas les souris ! lui lancé-je
par-dessus mon épaule en prenant mon sac de livres, avant de me précipiter
vers mon petit scooter.
L’air du matin est frisquet, mais jusqu’à ce que nous ayons de la neige ou de
la pluie, je dois me montrer économe, et remplacer ma voiture par mon
scooter me permet d’économiser plusieurs dollars par jour en essence.
Alors que le vent souffle sur mon visage, engourdissant mes lèvres, je me
maudis d’avoir oublié de mettre du baume à lèvres avant de partir. J’en ai
dans mon sac, mais il faudra que j’attende d’être en cours. Je n’ai tout
simplement pas le temps.
Comme souvent dans ma vie, je n’ai pas le temps pour grand-chose. J’ai à
peine le temps pour mes amis. Je n’ai pas le temps de prendre soin de moi.
Je n’ai le temps pour rien d’autre en dehors du travail et de l’école.
Je n’ai plus aucune famille. Ce qui s’en rapproche le plus pour moi, c’est
Mia, mon autre meilleure amie Charlotte, et un chat qui trouve la plus
grande partie de sa nourriture en maintenant la population de rongeurs du
quartier sous contrôle.
En dehors de ça, ma vie est vide.
Mais je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur mon sort. Je me console avec
l’idée que, bientôt, je pourrais passer à l’étape suivante après avoir obtenu
mon diplôme. Encore une année comme ça et tout ira mieux.
Cette pensée ne me réconforte pas beaucoup quand j’entends approcher un
véhicule et que je vois Russell au volant de sa Chevy.
— Tu es matinal, marmonné-je en tirant sur mon casque, mes clés à la
main. Tu dois vraiment être à court de méthamphétamine.
Russell gare son camion à côté de moi, mais sans couper le moteur.
— Izzy, où est mon argent ?
Je grogne en bouclant mon casque.
— Tu m’as dit hier soir que j’avais une semaine, Rusty.
Je connais Russell depuis que j’ai emménagé dans cette maison, et je sais
de source sûre qu’il déteste ce surnom.
Pourtant, je suis trop fatiguée et trop affamée pour réfléchir clairement à
l’idée de provoquer l’ours, ou honnêtement, pour me préoccuper de ses
conneries ce matin, surtout que j’ai cours bientôt.
Le visage de Russell rougit à ce nom, et il se frotte la joue. On dirait qu’il a
fait une crise de manque. C’est un gamin désœuvré qui a passé la majeure
partie de son adolescence à essayer d’acheter de la bière et à terroriser les
collégiens du quartier. Il ne s’est pas arrangé avec l’âge.
Il a écopé de sa première condamnation en rapport avec la drogue à l’âge de
vingt-deux ans, mais le père de Russell l’a sorti du pétrin. Russell Senior
possédait pas mal de terres dans la banlieue de Roseboro, et à mesure de la
croissance de la ville, il avait revendu une bonne partie des pâturages plats
et vides qui ne valaient pas grand-chose à des promoteurs immobiliers qui
avaient besoin d’emplacements simples pour implanter des lotissements.
Cela l’avait rendu riche. Et son argent le rendait puissant.
Au décès des parents de Russell cinq ans plus tôt dans un accident de
voiture causé par une crise cardiaque au volant, Russell avait hérité de plus
d’un million de dollars.
Et il avait tout cramé. Littéralement. C’est un fumeur invétéré : tout ce qu’il
est possible et imaginable de fumer, Russell se le met dans les poumons. De
nombreuses rumeurs disaient qu’il était passé de la fumette à l’injection de
poison directement dans ses veines. Ce qui fait de lui quelqu’un
d’imprévisible et de désespéré, ce qui m’inquiète au plus haut point.
Mais l’argent vous amène beaucoup d’amis, et comme Russell n’en est pas
encore au stade de la violence liée à la drogue, les flics locaux ne font rien
pour l’arrêter. J’ai comme l’impression que l’influence que son argent lui a
procurée est sur le point de se terminer en feu d’artifice.
Il ne possède plus que sa maison et l’acte de propriété des terres sur
lesquelles se trouvent la mienne et quelques autres. Il est un peu comme le
marchand de sommeil de la banlieue de Roseboro, mais il n’a que le petit
réservoir de notre rangée de vieilles maisons dans lequel piocher. Il creuse
sa propre tombe avec une foutue pelle, en essayant de nous soutirer
jusqu’au dernier cent.
Et c’est ce que je lui dois, un foutu loyer terrien que je n’ai jamais dû payer
à ses parents. Ils envoyaient une facture annuelle, plus pour la forme
qu’autre chose, mais quand Russell a hérité, il s’est servi de ses relations
pour obtenir une ordonnance du tribunal disant que je dois compenser les
arriérés de paiement. Je suis une idiote qui n’a jamais conclu de contrat
avec Russell Senior, je n’ai fait que poursuivre l’accord préexistant sur la
propriété. Je pensais qu’il resterait toujours valable, comme tout accord
verbal honorable entre les parties concernées.
Russ est loin d’être un homme d’affaires raisonnable comme l’était son
père. Il a désespérément besoin d’argent, et je le sais. Il ne se souvient
probablement même pas m’avoir dit hier soir que j’avais une semaine. Les
substances chimiques qu’il ingère ont détruit sa mémoire. Le fait qu’il
revienne ici si rapidement me dit qu’il cherche une solution avant le
prochain paiement.
Des alarmes résonnent dans ma tête. Techniquement, je respecte la décision
de justice avec les paiements mensuels que je lui verse, tous soigneusement
documentés, car je ne suis pas idiote. Mais le fait que je lui doive de
l’argent, du moins sur le plan juridique, ne fait que rendre les choses plus
difficiles, car si nous retournons au tribunal, ils pourraient m’ordonner de le
payer en une seule fois. Et je serais fichue. Il est donc impératif que je le
tienne à distance, même si cela signifie faire de plus petits paiements
hebdomadaires au lieu d’une somme mensuelle.
Parce qu’il a toujours de nombreuses cartes en main dans cette petite
arnaque qu’il essaie de me faire avaler. Et en dépit de sa toxicomanie
aggravée, il est toujours malin. Parfois.
Comme à cet instant. Techniquement, il n’est pas sur ma propriété, en
restant à l’extérieur de ma clôture, mais l’intimidation fonctionne tout
autant, et c’est même plus menaçant que s’il me traînait devant la cour.
— J’ai dit, où est mon foutu pognon, espèce de garce ? répète Russell en
abattant la main sur le capot de son camion. Quoi, tu veux que je rentre
chez toi et que je prenne ce dont j’ai besoin pour qu’on soit quitte ?
Je vois les stores de l’autre côté de la rue s’agiter et je sais que les voisins
regardent cet affrontement. Mais ils craignent Russell tout autant que moi,
car il détient aussi le bail sur leurs maisons. Dans un monde parfait, nous
nous regrouperions tous pour combattre le méchant propriétaire. Dans la
vraie vie, ils seront heureux de me jeter en pâture au loup si ça signifie que
ledit loup ne soufflera pas pour faire écrouler leur maison.
Alors je suis seule. Comme toujours.
— Tu franchis ce portail, et je te jure que j’appelle les flics ! crié-je en
retour, fouillant dans ma poche pour en ressortir mon téléphone. Je suis
certaine qu’ils adoreraient te faire passer un test d’alcoolémie, et pourquoi
pas fouiller ton camion ?
Je brandis la menace en espérant qu’elle lui fera peur, car aussi sûr que le
soleil se couche à l’ouest, il y a de la drogue dans son camion pourri.
Il s’approche de la clôture et y pose les mains, comme s’il envisageait de
sauter par-dessus. J’estime la distance qui me sépare de la porte d’entrée, et
j’en conclus que ma meilleure chance, ce serait de le frapper avec mon
casque s’il franchit le grillage.
— Tu me dois de l’argent, et d’une manière ou d’une autre, je vais le
récupérer !
Il postillonne en criant, et il plisse ses yeux méchants.
— J’appelle, Rusty. Neuf, un, un…
J’appuie sur l’écran noir, feignant de composer le numéro, parce que je sais
que même si j’appelle, il n’en sortira rien de bon.
Il lève les mains en l’air en reculant.
— Très bien, mais ton petit cul osseux a intérêt à me filer mon pognon.
Sinon…
Il repart en voiture, et je range mon téléphone dans ma poche d’une main
tremblante. À ce moment, j’ai envie de rire à l’idée qu’un junkie vienne de
me qualifier de maigre. Apparemment, l’aide que m’apporte Elaine ne
semble pas aussi efficace que je le pensais. Vaguement, je me demande
comment Russell parvient à rester si souple et rond alors qu’il ne fait que
fumer, consacrer chaque dollar à la drogue et aucun à la nourriture.
Je recouvre mes esprits, et je me rends compte que toute cette interaction
aurait pu vraiment mal tourner. Qu’on ne se méprenne pas, les menaces que
j’ai criées, et le fait que j’ai failli appeler le 911, c’est du sérieux. Mais
Russell escalade et je dois faire attention à ça. Il sait que je suis seule ici, il
a de plus en plus besoin d’argent et il en arrive au point où il n’a plus rien à
perdre. L’idée qu’il puisse faire pire me terrifie. J’ai tellement peur que j’ai
failli foncer sur la barrière avec mon scooter, et ce n’est que parce que j’ai
utilisé les freins au dernier moment que je peux aller en classe aujourd’hui.
Mon scooter cale, et je le recule de quelques pas, jetant un œil autour de
moi pour vérifier que tout est bon avant de redémarrer. En même temps, je
marque un temps d’arrêt, parce que j’aurais pu jurer avoir vu le camion de
Russell. Mais en dépit du fait qu’ils sont tous les deux du même gris
argenté, celui-ci est un Ford, pas un Chevy. Je ne l’ai jamais vu auparavant
et il est garé devant la maison de la vieille Mme Petrie. Elle ne reçoit jamais
de visiteurs en dehors de son fils, qui vit à quelques villes de là et conduit
une Camry rouge. Je me souviens avoir vu les stores remuer chez elle, et je
me demande si elle a du monde.
Mais les stores sont de nouveau en place à présent. Pourtant, j’ai
l’impression d’être observée et, alors que les poils de ma nuque se
hérissent, je tente d’avoir une meilleure vue sur le camion qui est une
curiosité dans notre quartier où tout est toujours pareil. Mais le soleil est au
mauvais niveau, et je suis obligé de passer lentement devant pour voir
l’intérieur. Quand je le fais, je vois qu’il est vide, et alors que cela devrait
me soulager, pour une raison que j’ignore, ce n’est pas le cas.
L E G RAVY T RAIN m’appelle comme le temple vampirique qu’il est pour
moi depuis trois ans. L’extérieur du bâtiment, qui ressemble à un wagon de
train, brille dans la lumière du soleil de fin d’après-midi. Après quatre
heures de cours ce matin et quelques heures d’étude à la bibliothèque du
campus, je n’ai pas hâte de passer six heures de plus à jouer les serveuses.
Mais si je veux avoir une chance de tenir Russell à l’écart, je dois me
démener et me démener pour avoir des pourboires. Le dîner est aussi le
meilleur moment pour ça.
Pourtant, les six prochaines heures exigeront de moi que je garde mon
mental dans un lieu particulier, que je réfléchisse tout en travaillant et en
offrant un service souriant même aux clients acariâtres, car vous pouvez me
croire, le client n’a pas toujours raison. Il me faudra en même temps éviter
de me concentrer sur le nuage de dettes qui plane au-dessus de ma tête.
Quand je franchis la porte, je ne suis pas sûre de m’y tenir.
L’odeur du gril et de la friteuse, qui met probablement l’eau à la bouche de
la plupart des gens, me heurte de plein fouet, faisant gronder mon estomac.
De faim ou de dégoût, je ne sais pas. Au bout de trois ans, six jours par
semaine, cette odeur imprègne tous les pores de ma peau et je me sens
étrangement chez moi, mais certains jours, je serais prête à tout pour une
salade. Malheureusement, les produits frais sont un luxe que je ne peux pas
me permettre. Pas si je veux tenir Russell à l’écart et continuer de payer
mes frais de scolarité.
Et me voilà déjà en train de me laisser submerger par la tempête. Je prends
une grande inspiration, laissant l’air parfumé aux frites remplir mes
poumons tandis que je secoue la tête, faisant disparaître ces pensées
sombres.
Souris, Izzy. Tu peux le faire. Tu le fais toujours.
— Hé, Elaine, commande ! crie une grosse voix depuis la cuisine, et je
soupire.
Henry est le cuisinier en chef du Gravy Train, et si en temps normal ce n’est
qu’un gros nounours, depuis environ un mois, il est de plus en plus
coléreux. Il dit que c’est un ulcère, et je crois que si j’étais un cuistot de
quarante ans souffrant d’un ulcère alors que je fais des fritures, je serais
aussi contrarié.
— Détends-toi, Henry, j’arrive ! répond Elaine, la serveuse en chef, en me
faisant un signe de la main.
— Comment vas-tu, Izzy ?
— Est-ce que c’est Izzy ? demande une autre voix depuis l’arrière du
restaurant. Dis-lui de venir ici !
Elaine lève les yeux au ciel, car de toute évidence, tout le monde dans le
centre-ville de Roseboro l’a entendu. Elle incline la tête vers moi et prend
une voix faussement chic, comme une opératrice téléphonique dans l’un de
ces grands immeubles en ville.
— Martha aimerait que tu passes à son bureau.
Je souris devant ses mimiques exagérées, savourant cet instant de légèreté,
et me rends dans le bureau, qui ressemble plus à un placard à balais garni
d’un bureau, où je retrouve Martha. Petite et corpulente, elle est la gérante,
tandis que, techniquement, c’est Henry le propriétaire… mais nous savons
tous qui mène la danse, à la fois dans leur mariage et ici.
— Quoi de neuf ?
— Salut. Je voulais juste te prévenir que je t’ai mise au planning de
dimanche pour un double service, me dit Martha en tapant sur son clavier,
sans prendre la peine de me regarder. Apparemment, la nouvelle a décidé
que le concert que donne Taylor Swift ce week-end est plus important que
son job.
Je soupire en hochant la tête. Je ne ressens aucune pitié pour la nouvelle.
Elle est restée ici tellement peu de temps que je n’ai même pas eu le temps
d’apprendre son prénom. Et j’ai demandé à Martha de me dire si elle avait
besoin de quelqu’un pour des services supplémentaires, pour que je puisse
me faire un peu plus d’argent.
Malheureusement, cela signifie qu’elle me note sans vraiment me consulter.
C’est bien, j’ai besoin de ces heures, mais la perspective d’un autre double
dimanche, avec de petits pourboires après l’église, et un service du dîner
quasiment désert, ne me donne pas l’impression d’être un investissement
valable de mon temps.
— Est-ce que ça pose problème, Izzy ? me demande Martha, l’air
préoccupé. Je peux toujours demander à quelqu’un d’autre, mais tu m’as dit
que tu voulais faire le plus d’heures possible.
— Non… non, je l’ai dit, et j’en ai vraiment besoin, dis-je, essayant de
parler d’une voix joyeuse, mais échouant totalement. Merci, Martha.
Je me change rapidement. Heureusement, cela fait bien longtemps que le
Gravy Train a supprimé les jupes ridicules de l’uniforme. Un jean noir, un t-
shirt aux couleurs du dîner et un tablier suffisent. En sortant, je vérifie par
deux fois si j’ai mon carnet de commandes et mes deux stylos avant de
m’affaisser.
Je n’en peux plus.
Non… non, je dois le faire.
Pourquoi ? Pour que Russell te prenne tout ton argent en plus de ta
maison ?
— C’est tout ce qu’il me reste, murmuré-je en essuyant une larme esseulée.
Je sais que je ne devrais pas pleurer. Ce n’est qu’une vieille maison en ruine
qui ne vaut sûrement même pas le bois dont elle est faite, mais c’est mon
« centimètre ».
— Izzy, ne dis pas à maman que nous regardons ça, d’accord ?
Papa me fait un sourire en me tendant la bouteille de limonade, et je le lui
rends en buvant une gorgée. Évidemment, maman est au courant que
parfois papa me laisse regarder des films « pour les grands », mais elle dit
que ce n’est pas grave parce qu’ils sont sur le câble.
Je ne sais pas vraiment ce qu’elle entend par là, mais ce n’est rien. C’est
juste l’occasion pour moi de passer du temps avec mon papa.
Et sur l’écran se trouve l’un de ses films préférés, l’Enfer du dimanche. Un
vieil homme à l’air fatigué, vêtu d’une chemise rouge et d’une veste noire,
parle à un groupe de joueurs de football et, à mesure qu’il parle, les
joueurs sont de plus en plus excités.
— Dans cette équipe, on se bat pour ce centimètre, dit l’homme, et les
joueurs approuvent. Il continue, et même si je ne comprends pas tout, je
ricane quand j’entends où les gros mots ont été modifiés pour le passage à
la télévision. Il y en a beaucoup dans ce film.
— J’ai toujours envie de me battre, de mourir pour ce centimètre. Parce
que la vie, ça se résume à ça ! Les quinze centimètres qui sont devant vos
visages !
Dans ma tête, je vois mon père sur le canapé, les yeux rivés sur l’écran,
remuant les lèvres en même temps que le célèbre orateur dont j’ai appris
plus tard qu’il s’agissait d’Al Pacino. Ok, papa, pour toi, je peux continuer.
Même si ces quinze centimètres me paraissent insurmontables.
— Izzy, tu vas bien ?
Je tourne la tête et vois Elaine devant la porte battante, l’air inquiet. Elle a
toujours travaillé dans la restauration, et je suis reconnaissante de son
mentorat insolent et parfois grossier.
— Oui, ça va aller, Elaine. On vient de me proposer un double service
dimanche.
Elaine siffle, mais son visage est toujours empreint d’inquiétude.
— Tu es sûre ? Quand tu es arrivée, tu avais déjà l’air prête à tout remballer,
ma chérie. Tu as besoin d’une pause, au moins une journée entière à ne
strictement rien faire d’autre que paresser avec des concombres sur les yeux
et un masque sur les cheveux.
Un sourire triste me barre le visage à l’idée de gâcher un concombre de
cette manière. Si j’en avais un, je mordrais sûrement directement dedans,
peut-être avec un peu de sauce Tajine.
Je suis Elaine quand elle retourne dans la zone principale du restaurant en
hochant la tête.
— Oui. Il n’y a pas que le travail. Rusty se comporte encore comme un con.
— Quoi ? Tu ne m’as pas dit que ce type t’avait donné une semaine hier ?
me demande Elaine, fronçant les sourcils. Tu sais, ses parents n’étaient pas
ce que j’appellerais les meilleures pommes de l’arbre, mais lui, il est
vraiment pourri.
— Oui, eh bien ce dimanche va vraiment m’aider, dis-je. Je vais me
débrouiller. Tout ira bien, comme toujours. J’essaie de me convaincre autant
qu’elle.
— Mmmh. Ce qu’il faut que tu fasses, c’est lui péter la rotule à la batte la
prochaine fois qu’il s’en prendra à toi, propose Elaine, baissant la voix. Au
fait, il semblerait que tu aies un fan.
— Hein ? dis-je, suivant le regard d’Elaine.
C’est lui. Le gars d’hier. Il n’a commandé qu’un repas ordinaire, un
hamburger et des frites, mais pendant les quelques instants où nous avons
parlé et où nos regards se sont croisés… Je jure que je me suis sentie
humaine pour la première fois depuis des lustres, pas un automate passant
d’un boulot à un autre.
Non, pas humaine. Je me suis sentie… femme. Ça fait bien longtemps que
je n’ai pas eu le temps de l’être. Le bavardage d’Elaine interrompt ma
rêverie de ce qu’un homme comme lui pourrait faire avec et à une femme.
— Mmmh, mmmh, mmmh… et moi qui croyais que la tarte au chocolat
était la chose la plus délicieuse entre ces quatre murs, dit Elaine d’un ton
taquin. Mais cet homme est tellement beau que j’ai juste envie de l’éponger
avec un biscuit.
J’ai les yeux rivés sur lui, mais j’entends Elaine faire des bruits de bouche,
comme si elle dévorait un mets délicieux.
— Arrête, ce n’est qu’un client, murmuré-je, mais ça sonne terriblement
faux et j’en ai bien conscience.
Cet homme est si beau que mon cœur bat déjà à tout rompre. Il a des yeux
bruns perçants, des lèvres légèrement courbées qui semblent promettre un
sourire enthousiaste même lorsqu’il a l’air sérieux, et juste assez de barbe
sur ses joues pour qu’il ait l’air…
Pour reprendre l’une des expressions bizarres d’Elaine, j’aimerais bien
l’éponger avec un biscuit.
— Mmmh-mmmh, dit Elaine. Ce type est arrivé il y a une demi-heure, il
n’a commandé que du café… une fois de plus. Mais je parie que si tu vas là-
bas et que tu lui montres tes jolis yeux bruns, il va commander un repas. Ou
si tu as de la chance, c’est toi qu’il va dévorer. Je dis ça, je ne dis rien.
Je dis ça… Pendant ce temps, mon cerveau et mes pulsions primitives
affirment autre chose, que cela fait très, très longtemps que je n’ai pas
regardé un homme et ressenti plus qu’une certaine tolérance fatiguée à son
égard.
Mais ce type, je ne connais même pas son nom, et pourtant je me sens
frémir intérieurement.
Comme une ado à un concert de Justin Bieber, rien qu’à le regarder. Je jure
qu’il faut que je me fasse violence pour garder mon bras le long du corps et
ne pas l’agiter en l’air en criant « Choisis-moi ! Regarde-moi ! ».
Je ne suis pas cette fille, je ne l’ai jamais été, mais d’un coup, j’ai
l’impression de pouvoir l’être pour un court instant. Ce qui est le signe
infaillible qu’il faut que je me calme. Je n’ai absolument pas de temps à
consacrer aux mecs. Même s’il ne s’agit que d’une fois.
— Elaine, je…
— Tu vas aller là-bas et prendre sa commande, répond-elle en riant, en me
poussant légèrement. Allez, vas-y, crétine !
Le cœur au bord des lèvres, je hoche la tête et m’approche de l’homme, le
pouls rugissant dans mes oreilles.
— Salut. Je peux prendre votre commande ?
Il lève les yeux, et nos regards se croisent à nouveau. Mon Dieu… il est
magnifique.
— Oui. Vous pouvez.
Ce ne sont que trois mots, mais dans lesquels j’entends une promesse. Peut-
être qu’Elaine avait raison, qu’il m’attendait. Mais pourquoi ? Peu importe.
La façon dont il me regarde en ce moment me fait ressentir quelque
chose… et ça ne m’est pas arrivé depuis bien trop longtemps.
CHAPITRE 3
GABRIEL

E lle est absolument renversante, même lors de cette deuxième mini-


conversation, et alors qu’elle tient son stylo et son bloc-notes à la
main, je me sens presque fendu en deux.
Charme-la… prends-la au dépourvu, attire-la, et fais ton boulot.
Mais c’est là que se trouve la scission. Une partie de moi me hurle que mon
« boulot » consiste à la toucher, la marquer, la sauter, et la revendiquer
comme mienne. Toutes ces pulsions basiques et primitives qu’elle fait naître
en moi avec le moindre sourire.
L’autre partie me rappelle pourquoi j’ai été envoyé ici, et mon sang se
glace.
— Alors, que voulez-vous ? demande-t-elle, et ses joues rosissent, ce qui
fait que je m’interroge sur ce qui lui traverse l’esprit à cet instant.
J’aimerais me dire que c’est quelque chose de cochon, qui nous implique
tous les deux, du sexe, de la sueur, dans la benne de mon camion.
Mais sûrement que non. Je crois que c’est une fille gentille, probablement
habituée à accueillir un amant dans son lit, douce et tendre après plusieurs
rencards.
Elle me sourit et je me rends compte que cela fait un moment que je la
regarde sans rien dire et que je ne réponds pas à sa question. Son sourire est
un peu plus éclatant que celui que je lui ai vu adresser hier à d’autres clients
à qui elle parlait. Elle sourit pour moi.
— Encore un hamburger ?
Elle se souvient. Mais d’un autre côté, moi aussi je me souviens de tout ce
qui s’est passé entre nous hier. Et comment ce salaud de Russell l’a
harcelée ce matin alors que j’observais depuis l’autre côté de la rue.
Heureusement, je n’ai pas eu à intervenir et j’ai pu me baisser derrière le
volant de mon camion à temps quand elle est passée sur son scooter.
— Que préférez-vous dans le menu ? lui demandé-je, douloureusement
conscient de la manière dont son uniforme épouse son corps.
Elle n’est pas voluptueuse, mais plutôt svelte et mince, et son t-shirt fin et
son jean moulant mettent en valeur ses moindres courbes et angles. Une fois
encore, c’est l’image d’elle en princesse qui me frappe. Elle devrait porter
une tiare et une robe de bal, pas des guenilles usées et délavées.
Alors même qu’elle semble épuisée, ses pommettes sont hautes et fières, et
j’ai une folle envie de poser les mains sur son visage. L’arc précieux de ses
lèvres me donne envie de le parcourir avec ma langue.
Pendant que je la regarde, ses lèvres se retroussent aux coins, comme si elle
aimait vraiment me parler. Même si je sais que je suis capable de me
débrouiller dans n’importe quelle situation, et que je pourrais probablement
vendre du porno au Pape, ça n’a pas l’air de marcher avec Isabella.
J’ai juste envie de la voir sourire pour moi, de savoir que je lui ai procuré
un moment de joie.
Bon sang, comment puis-je envisager de tuer une si belle créature ? Ce
serait comme tirer deux fois sur une licorne.
— Eh bien, dit Isabella en se mordant la lèvre d’une manière qui fait frémir
mon sexe dans mon jean, pour être honnête, quand je peux, je prends les
grandes assiettes en général. Si vous avez faim, prenez le plat du jour. C’est
une escalope de poulet frit de deux cent vingt-cinq grammes, des pommes
de terre rissolées, des œufs cuits comme vous le désirez, deux toasts et deux
galettes de saucisses.
— Ouf, ça m’a l’air copieux ! dis-je en gloussant. Et vous êtes capable
d’avaler tout ça ?
Je laisse mon regard parcourir son corps rapidement, jaugeant sa réaction.
— En général, j’emporte un doggie bag, dit Isabelle en riant. En fait, c’est
tellement copieux que quand le coach de l’équipe de foot de Roseboro High
veut engraisser certains joueurs pour la saison, il les envoie ici avant les
entraînements d’été. Ce n’est pas pour me vanter ni quoi que ce soit, mais
ce lycée a envoyé trois gamins en première division scolaire au cours des
trois dernières années. Alors, faites-en ce que vous voulez.
Je ris. Elle sait comment ajouter une touche de culot tout en restant
authentique.
— Et si je ne veux pas devenir joueur de foot ?
— Prenez le Reuben, répond-elle automatiquement. Avec ou sans la sauce.
C’est le meilleur sandwich de la ville, haut la main.
— Haut la main ? répété-je en souriant. Vous m’avez l’air de parler
d’expérience. C’est un des avantages du boulot ?
— Parfois, admet-elle. Mais le plus souvent, je m’en tiens à un sandwich au
fromage avec du bacon. J’ai bien trop peur de me retrouver avec un grain de
moutarde coincé entre les dents au milieu du service.
— Ah, dis-je sagement. Le redoutable grain de moutarde. Presque aussi
mortel que ces foutus enfoirés d’épinards. Mais il est loin d’être aussi
douloureux que son cousin, la coquille de pop-corn.
Isabella éclate de rire et repousse derrière son oreille droite une mèche de
ses beaux cheveux qui s’est égarée.
— Exact. C’est l’un des aspects difficiles de ce travail, mais je fais avec. Et
vous ? Est-ce que des dangers vous guettent au quotidien ?
Mon expérience me retient de me figer, alors même que dans ma tête, je
calcule pour savoir si elle connaît mon identité et mon but ici. Mais son
sourire charmeur me dit qu’elle est simplement en train de faire la
conversation sans arrière-pensées, alors je lui réponds de la même manière.
— Mon travail ? Oh, il regorge de toutes sortes de dangers et de menaces,
dis-je en souriant malgré mon air sinistre. Je veux dire, avec une coupure de
papier, même un dur à cuire peut pleurer.
Elle éclate de rire une fois encore, et c’est comme si j’entendais des anges.
Son rire est musical, authentique et joyeux, et quand elle me regarde, je
ressens cette même étincelle que j’ai sentie hier passer entre nous.
Mais cette fois, il ne s’agit pas d’une simple étincelle, c’est presque un
courant électrique, chauffé à blanc dans l’air entre nous lorsque je la
regarde depuis ma banquette.
— Ça ne me dérange pas qu’un homme pleure… pour les bonnes raisons,
me taquine-t-elle. Les coupures de papier pourraient en faire partie, selon
les circonstances. C’était un papier épais ?
— Oh, très épais ! la taquiné-je à mon tour, réalisant un instant plus tard à
quel point cela peut paraître coquin.
Je vois aussi l’éclair dans les yeux d’Isabella quand elle comprend mon
sous-entendu involontaire. Elle baisse les yeux sur son carnet de
commandes, et remue nerveusement un orteil contre le sol.
— Alors, qu’est-ce que ce sera ?
Tu es allé trop loin, mec. Ne l’effraie pas. Pas encore.
Revenant à notre conversation anodine, je lui dis :
— Mmmh, c’est une décision si difficile. Qu’est-ce que vous diriez… de
m’apporter un de chaque, et je ferai un doggie bag avec ce que mon
estomac n’aura pas pu ingurgiter ?
— Marché conclu. Vous savez, si vous avez l’intention de venir tout le
temps, il va falloir que je commence à me souvenir de ce que vous préférez,
et de votre nom. Le service client personnalisé, c’est un peu notre truc ici.
Cela semble être une grande étape pour elle de me demander mon nom,
comme si elle n’était pas habituée à le faire. Et je me demande si c’est parce
que les types la suivent comme le joueur de flûte de Hamelin, ou si c’est
parce qu’elle ne sort pas du tout. Dans tous les cas, je suis ravi qu’elle nous
ait remis sur les rails, oubliant la gêne d’il y a quelques instants.
— Gabe… et quand je trouverai ce que j’aime, je m’assurerai que tu sois la
première à le savoir, dis-je, passant naturellement au tutoiement alors
qu’elle note ma commande et s’éloigne. Attends, quel est ton nom ?
Je pose la question alors que je connais la réponse, mais il faut que je
couvre mes arrières.
Elle s’arrête et me regarde par-dessus son épaule, avec un sourire qui
manque de me causer une crise cardiaque.
— Isabella, mais tout le monde m’appelle Izzy.
Pendant qu’elle est partie, je la regarde interagir avec les autres clients, et la
partie froide et impitoyable de moi liste les manières dont je pourrais
exécuter ma mission sans laisser de traces. Je sais déjà tant de choses sur
elle… je connais sa routine, ses vulnérabilités, et même une manière de
faire en sorte que Carraby soit accusé de l’avoir fait. Ce serait une sorte de
justice posthume pour Isabella, et un châtiment pour ce chien de Carraby.
Mais je… Je n’arrive pas à être détaché à ce point.
Je ne parviens pas à la juger mauvaise.
J’ai beau y faire, m’adonner à une gymnastique mentale acharnée depuis
plusieurs semaines, je n’y arrive pas.
Ça ne m’a jamais posé problème par le passé. Proprement ou salement, je
fais ce que j’ai à faire avant de disparaître comme un nuage de fumée dans
la brise. Jamais je ne me suis senti coupable.
Pas depuis…
— Très bien, j’ai discuté avec Henry, notre cuisinier, et il dit que la
choucroute n’est pas terrible aujourd’hui, me dit Isabella, interrompant mes
pensées, et me surprenant un peu. Alors peut-être voudrais-tu changer pour
un sandwich grillé ?
— Non, je vais simplement m’attaquer au plat du jour, lui dis-je avec un
sourire. Tant que ça ne te dérange pas que je reste ensuite assis ici quelques
heures, le temps de tout laisser reposer.
Isabella rougit un peu et hoche la tête.
— Pas du tout.
— Ce serait beaucoup plus agréable si je pouvais avoir quelqu’un avec qui
partager, disons, une part de cette tarte au chocolat que je vois derrière le
comptoir. Peut-être ?
Je le lis dans ses yeux, un éclair d’excitation, et je devine qu’elle est sur le
point de dire oui lorsqu’un tintement provenant de la fenêtre de la cuisine
retentit et interrompt notre conversation.
— Hé, Izzy ! Commande ! crie Henry depuis la cuisine, et Isabella plisse
légèrement les yeux.
De retour à la réalité, elle soupire, l’air de nouveau fatigué, plus docile. Ça
m’énerve, parce que voir ses yeux s’illuminer quand je flirte un peu avec
elle… c’était comme découvrir un trésor que personne n’avait jamais trouvé
auparavant, un diamant brut déterré devant mes yeux.
À présent, il est de nouveau caché, enfoui sous des subtilités et des détails
sans importance.
Le temps qu’elle revienne avec mon assiette de plat du jour, le feu dans ses
yeux n’est plus qu’une faible braise, qui s’enflamme à peine lorsque je lui
offre le fameux sourire à couper le souffle et à faire s’envoler les petites
culottes que j’avais bien avant de me lancer dans ce métier.
— Voilà, dit-elle en posant le plateau, certes énorme, devant moi. Autre
chose, Gabe ?
J’aime le son de mon nom sur ses lèvres, j’adorerais la pencher sur cette
table ici même et le lui faire crier.
— Que dis-tu de cette part de tarte au chocolat ? lui demandé-je à la place,
haussant un sourcil. Ou mieux encore, de me donner ton numéro ? C’est
moins embarrassant que de venir déjeuner ici demain.
J’ai déjà son numéro, cela faisait partie de mes vérifications d’antécédents,
mais je serais parfaitement capable de le faire, de venir jour après jour rien
que pour la voir. Alors je la fixe d’un air impatient, et chaque détail
m’apparaît clairement.
Pas seulement sa beauté, mais aussi son épuisement. J’ai la sensation de
n’être qu’une merde pour avoir eu des pensées obscènes à son sujet, et
soudain, je m’imagine en train de prendre soin d’elle, de l’allonger dans un
bain chaud, de masser les nœuds de ses épaules pendant qu’elle évacue le
stress qui lui pèse, de me blottir contre elle et de la tenir dans mes bras
pendant qu’elle dort.
Elle réfléchit, et je vois son stylo se diriger vers son carnet de commandes,
comme si elle allait noter son numéro. Mais soudain, son visage se
décompose, et elle baisse les yeux en fronçant les sourcils.
— Ah… Je ne devrais pas faire ça. Je suis désolée. Je dois aller voir les
autres clients.
Elle marmonne, et je sens qu’elle est déçue.
Elle s’éloigne rapidement, et je la regarde partir, incapable de détacher mes
yeux d’elle. Elle me jette encore un regard avant de prendre la commande
d’un jeune couple qui est manifestement ici pour un rencard à pas cher. Sa
peau sans défaut rougit avant qu’elle ne retourne à sa tâche.
Je baisse les yeux sur mon plat du jour, et je me rends compte que je fais
face à un problème. Il est impossible que je parvienne à manger tout ça.
L’assiette est quasiment aussi large que mes épaules, et remplie d’assez de
nourriture pour tenir une semaine. Pas étonnant que les entraîneurs de foot
envoient leurs joueurs ici pour prendre du poids avant la saison.
J’ai aussi un problème d’ordre professionnel. J’ai beau le prendre dans tous
les sens, essayer de toutes mes forces, je n’ai aucun motif pour tuer Isabella.
Mais l’homme le plus puissant du nord-ouest du Pacifique m’a engagé pour
le faire.
CHAPITRE 4
BLACKWELL

S alon de la santé de la communauté de Roseboro ! Sponsorisé par


Goldstone Health. Avec un remerciement spécial pour Thomas
Goldstone !
Je me retourne en grognant contre mon chauffeur.
— Fais-nous sortir d’ici.
Il agit immédiatement, sans poser de question et sans la moindre hésitation.
Il accélère, tourne à droite à l’intersection suivante pour que je n’aie plus
sous les yeux ce nom que je hais.
Il y a un an, j’avais le monde dans le creux de la main. Bon, peut-être pas le
monde, mais au moins la ville de Roseboro, et avec elle, le pivot de tout le
nord-ouest du Pacifique. Quiconque voulait avoir un impact entre San
Francisco et Vancouver s’adressait à moi.
Même si je ne saluais jamais personne d’un buona sera, et que personne ne
m’appelait ainsi, j’étais le Parrain.
Jusqu’à ce qu’il arrive. Thomas Goldstone… l’usurpateur, l’arriviste… le
Golden Boy.
Au départ, j’étais ravi de le laisser construire. Je trouvais ses incursions
dans le monde des affaires amusantes, car il faisait des choix que je n’aurais
jamais envisagés, allant à gauche quand je recommandais la droite. Il avait
été une sorte d’expérience qui se déroulait sous mes yeux.
Je trouvais son style un peu déplacé, mais il avait du succès, étonnamment,
et au départ, cela m’avait enchanté, un peu comme si je bénéficiais d’un
spectacle de cirque privé. Mais il n’était pas censé être aussi bon, aussi vite.
Je m’étais dit que c’était lui qui reprendrait le flambeau de Roseboro après
mon départ, non pas que cela soit au programme dans un avenir proche.
Mais je pensais transmettre mon empire à des mains compétentes, des
mains qui loueraient ma brillance et mon impact sur Roseboro et au-delà. Il
était censé n’être qu’un gardien, qui pourrait peut-être ajouter quelques
pierres à la montagne que j’avais bâtie… et aujourd’hui, il m’éclipse.
C’est hors de question. Je ne veux pas de ça. Mon héritage continuera à
vivre.
L’un des points faibles de Thomas Goldstone réside dans le fait qu’en dépit
de son intelligence, et de son caractère presque aussi impitoyable que le
mien, il n’enfreindra pas la loi comme moi je le ferai. Je ne peux pas croire
qu’il soit totalement innocent. Aucun homme avec autant d’argent et de
pouvoir que lui n’est totalement propre, mais il n’a jamais cultivé les
relations que j’ai.
Alors j’ai commencé à lui mettre des bâtons dans les roues. Au départ,
c’était subtil, je me servais de mes relations discrètes pour détourner
certains de ses profits, l’empêchant de mener à bien plusieurs de ses projets.
Pourtant, il grimpait quand même.
J’ai réduit ses rêves en poussières. J’ai détruit ses tentatives d’expansion.
Pourtant, tel un phénix renaissant de ses cendres sous l’effet d’un vent
puissant, il s’élevait.
Finalement, j’ai dû prendre des mesures directes, et par l’intermédiaire d’un
employé aigri et en colère, j’ai conspiré pour le briser, pour détruire non
seulement son entreprise, mais son esprit, son âme même.
Je l’avais. J’étais si près…
Et pourtant, il montait encore.
À présent, il a plus de succès que jamais.
Il est passé de l’un des hommes les plus connus de cette partie du pays à la
coqueluche de la nation tout entière. Il se murmure déjà que lors de la
prochaine élection, Thomas Goldstone serait une valeur sûre s’il choisissait
de se lancer dans l’arène. En tant que sénateur ? Député ? Gouverneur ?
Il y a eu aussi des rumeurs disant que le manoir du gouverneur ne serait
qu’une étape pour lui.
Il est intouchable. J’ai dépensé des millions pour essayer de trouver d’autres
squelettes dans son placard. C’était ma meilleure tentative à ce jour,
l’intervention la plus directe que je pouvais tenter… et aujourd’hui, en
réalité, il a gagné en puissance à cause de ça.
Je pourrais pleurer à cause de cet échec, supplier les dieux de m’accorder
cette faveur, ou changer de direction et essayer à nouveau. Je connais déjà
mon plan d’action.
Je vais enseigner à Thomas Goldstone ce qu’est la vraie nature du pouvoir.
Il ne s’agit pas seulement d’argent ou de célébrité. C’est la peur. C’est la
douleur. Il s’agit d’être prêt à se lancer et faire le sale boulot vraiment
nécessaire pour intimider et inspirer les gens autour de soi.
Et je vais donner à Thomas Goldstone une leçon très éducative.
Fouillant dans la poche de ma veste, je sors mon téléphone et compose un
numéro. C’est mon téléphone normal, il n’y a aucune raison pour que ce
soit moi qui achète des téléphones prépayés.
— Allô ?
— Vous mettez trop de temps.
À l’autre bout de la ligne, l’homme se racle la gorge.
— Quand vous m’avez engagé, vous saviez que je faisais les choses à mon
propre rythme. Je ne me précipite pas.
— Il y a prendre son temps, et me faire perdre le mien, lui rappelé-je. Ne
franchissez pas la limite entre les deux. Je veux voir des résultats. Bientôt.
— Bientôt comment ?
— Vous avez sept jours. Ou alors… Je serai contrarié.
Il raccroche, mais cela ne me dérange pas. Mon message a été reçu.
Devant nous, un éclair blanc et argent attire mon regard, et je grimace en
voyant de quel bâtiment nous nous rapprochons. Le Gravy Train Diner.
Où elle travaille. Isabella Turner.
La femme qui a détruit d’une simple conversation le plan que j’avais
minutieusement préparé en manipulant l’employé de Goldstone pendant des
mois.
Elle croyait avoir rendu service à son ami, mais les services ont parfois des
conséquences, et j’en avais été personnellement témoin.
D’ici une semaine, elle subira son châtiment. J’ai engagé le meilleur parmi
les meilleurs pour qu’elle soit punie. Et l’heureux effet secondaire est que
cela va dévaster Goldstone et sa femme, brisant leurs fondations mêmes et
leur faisant comprendre à quel point ils sont vulnérables.
Alors que les pensées se bousculent dans mon esprit, je les murmure à la
fenêtre, leur donnant du pouvoir en les déclarant à voix haute.
— Bientôt, très bientôt, ma petite serveuse, tu me feras une faveur en
quelque sorte.
Ma limousine passe devant le Gravy Train et nous commençons à
approcher de mon bâtiment, ma tour… ma maison.
— Tu vas m’aider à envoyer un message très important au Golden Boy :
n’interfère pas dans mon business. C’est toujours ma ville, et ta mort le
prouvera.
Cela me fait presque sourire.
CHAPITRE 5
ISABELLA

L a musique passe à la télé et je sens une vague d’énergie m’envahir. Ce


n’est pas la mélodie, un vieux morceau de fanfare pour trompette que
cette station utilise depuis que je suis enfant. C’est ce que la musique
représente… l’heure qu’elle annonce.
— Ce soir dans Infos à 22 h… dit la voix en arrière-plan avant qu’Elaine ne
baisse le son.
— Je n’ai pas besoin d’écouter trois fois par jour cet orgue de malheur, dis-
je en reposant la télécommande. Si quelqu’un veut savoir ce qui se passe, il
n’a qu’à lire les sous-titres.
Je le dis comme si je mettais au défi la poignée de clients de me contredire,
mais personne ne me jette même un regard.
Je hoche silencieusement la tête en prenant la commande de côtelettes de
porc d’un livreur qui vient de terminer son service, mais mon cerveau est en
mode régulateur de vitesse.
C’est lui. Gabe.
Je sais que c’est stupide. Je veux dire, je me suis complètement dégonflée
quand il m’a demandé mon numéro de téléphone, me rappelant encore une
fois que je n’ai pas le temps de m’engager avec quelqu’un.
Mais quand même, quand je suis rentrée hier soir dans une maison vide, je
me suis mis un coup de pied aux fesses pour ne pas au moins l’avoir
envisagé. Je veux dire, même si cela ne mène pas à grand-chose, une part de
tarte avec un gars sexy ou peut-être plus serait le point culminant de ma
semaine.
D’accord, ce serait le point culminant de mon année. Mais je suis
concentrée, déterminée… et seule.
Des rêves brûlants m’ont empêchée de me reposer toute la nuit, et à la
lumière du jour, je pense constamment à lui. Sa manière de sourire, le petit
éclat dans ses yeux quand nous nous échangeons quelques mots à double
sens… les fossettes sur ses joues qui soulignent ses dents parfaites.
Je veux dire, à quel point c’est bizarre ? Je m’excite en songeant aux dents
d’un type.
Pour la première fois depuis je ne sais combien de temps, j’ai passé la
journée sans avoir l’impression de traîner des boulets de cinquante kilos aux
pieds.
Je me suis sentie plus légère et plus lumineuse, comme si mes poumons
étaient remplis d’hélium et qu’une lueur de soleil me réchauffait le dos. La
journée s’est déroulée comme ça, pendant les cours et les quatre premières
heures de mon service ici au Gravy Train.
Je jette un coup d’œil à la table où il était assis hier soir, je me souviens du
mot qu’il a laissé sur son addition, avec le pourboire, et je jure que mon
ventre flotte jusqu’au plafond.
Bella… je dois quitter la ville demain, mais je te verrai mercredi. Gabe.
Oui, c’est stupide, mais je ne peux pas m’empêcher de penser à lui. Même
le fait qu’il m’ait appelée Bella. Je suis Izzy depuis que j’ai cinq ans.
Presque tout le monde m’appelle ainsi. Mais la manière dont Gabe l’a
écrit…
Pour citer mes meilleures amies, j’ai quitté le travail plus humide qu’une
huître. Je frissonne au mot humide. J’ai toujours eu un sentiment de malaise
à ce sujet.
Mais plus que cela, pendant les quelques minutes où j’ai parlé avec lui, j’ai
pu oublier la tempête de merde qu’est ma vie. Je me suis sentie presque…
— Hé, t’es toujours vivante ? Machine ? Machine ?
Je lève les yeux, me rendant compte que j’étais un peu distraite alors que
j’essuyais une salière déjà propre. Le livreur qui voulait les côtelettes de
porc essaie d’attirer mon attention en claquant ses doigts sales sous mon
nez.
On dirait qu’il n’a pas intégré la leçon numéro un dans un dîner :
n’interpelle jamais ta serveuse en claquant des doigts. Plaquant mon
meilleur sourire froidement professionnel sur mon visage, je m’avance en
m’éclaircissant la gorge.
— Vous vouliez quelque chose ?
C’est intentionnel de ma part de ne pas m’excuser, parce qu’il se montre
grossier. Je me suis peut-être un peu perdue dans mes pensées pendant un
moment, mais il a eu sa commande en moins de cinq minutes, et l’on dirait
qu’il l’a engouffrée à la pelleteuse.
— Tu peux déjà commencer par répondre à ma question, me défie le livreur
d’un ton sarcastique, la bouche tordue sur un rictus mauvais. Tu es vivante ?
— Parfois, je n’en suis même pas sûre moi-même, lui dis-je avec honnêteté,
le visage impassible.
Je connais le genre de ce type. Il a géré des merdes toute la journée, il a
sûrement été stressé par une demi-douzaine de trucs qui l’ont obligé à dîner
ici à dix heures du soir. Alors évidemment, il a l’intention de me faire
partager sa douleur.
La misère apprécie la compagnie, dit-on, mais je ne vais pas visiter le pays
de la tristesse ce soir. Pas avec Gabe en tête, même si ce n’est qu’un
semblant de fantasme où je lui aurais donné mon numéro et où nous serions
sortis ensemble.
— Puis-je vous offrir quelque chose ? demandé-je, feignant l’amabilité.
— Ces côtes de porc… elles sont trop cuites et desséchées, dit-il en
enfonçant une fourchette dans la petite quantité de viande qui reste dans son
assiette. Inacceptable.
J’ai bien l’impression que c’est un mot qu’il utilise souvent. Je fais de mon
mieux pour ne pas trop lever les yeux au ciel, et récupère son assiette.
— Puis-je vous proposer autre chose à la place ?
C’est une arnaque assez courante : les gens mangent la moitié de leur
assiette, se plaignent, et veulent un remplacement. Parfois, je les dénonce,
mais à cet instant, j’ai juste envie que ce type mange et ne me gâche pas
mon plaisir.
— Un burger. Bien cuit, aboie-t-il.
Mais je remarque la légère inclinaison de ses lèvres alors qu’il célèbre
intérieurement le succès de son arnaque.
Je retourne à la cuisine.
— Henry ?
— Oui, j’ai entendu cet abruti, grogne-t-il assez bas pour que les clients
n’entendent pas, alors qu’une galette de steak fraîche grésille déjà sur le
grill. Cet enfoiré devrait être content que je ne lui serve pas un burger de
merde frite pour qu’il s’étouffe avec. Mais il n’aura pas de frites, c’est sûr.
— Comment va l’ulcère ? lui demandé-je, et Henry grogne encore. C’est
mauvais à ce point ?
— Non, ce qui craint le plus, c’est que le doc m’a imposé un régime
spécial, me dit-il, sortant la langue pour me signifier clairement ce qu’il
pense de son menu modifié. Oméprazole et yaourt, mais pas de lait ni de
vrai fromage. Du kimchi, de la choucroute, n’importe quelle sorte de chou
jusqu’à ce que je nage dans la merde, mais pas question de manger une
saucisse avec. Toutes ces conneries diététiques hippies à la noix, pas de
véritable nourriture. Et pas d’alcool. Comment suis-je censé dormir huit
heures si je ne peux pas boire une bière avant d’aller me coucher ?
— Je ne sais pas, dis-je honnêtement. J’espère que tout va revenir bientôt à
la normale pour toi. Tu es plus amusant comme ça.
— Oui, eh bien dis à ce joyeux trou de balle là-bas qu’il aura sa seconde
tournée d’ici cinq minutes, me dit Henry, m’offrant un sourire douloureux
en frottant son gros ventre. Au moins, ce n’est pas un crabe, n’est-ce pas ?
Il embrasse le bout de ses doigts et les tient en l’air, regardant au-delà du
plafond. Henry n’est pas particulièrement religieux, mais je suppose qu’il se
dit qu’une petite prière ne peut pas faire de mal.
Je hoche la tête et vais voir le livreur pour lui transmettre la nouvelle.
— Cinq minutes ? Il y a intérêt à ce que j’aie une ristourne.
— Je suis certaine que nous pouvons faire ça. Il faut juste que je pose la
question à ma responsable, dis-je gentiment avant de retourner à la caisse
pour aider quelqu’un avec sa note.
Elaine arrive en souriant quand j’ai terminé.
— Tu es tellement occupée avec le gars d’UPS que tu n’as pas vu Mérida
entrer, dit-elle en désignant la table dans le coin le plus éloigné où est assise
une de mes meilleures amies, Charlotte Dunn. Va prendre une pause. Je vais
m’occuper de tout pendant un petit moment, et je vais apporter deux parts
de tarte au chocolat là-bas, illico presto.
— Tu es la meilleure, Elaine, murmuré-je en lui tendant mon bloc de
commandes. Merci.
— Je le sais, et je t’en prie, répond-elle, me repoussant d’un signe de la
main quand je l’avertis au sujet du livreur grincheux.
Je me dirige vers le box et m’y installe, ressentant soudain le poids de la
longue journée.
— Hé, Char, que fais-tu ici si tard ?
— Ils m’ont fait faire des heures au boulot sur un projet spécial,
m’explique-t-elle, avec ce sourire heureux qu’elle arbore toujours.
Sincèrement, Char est la fille la plus gaie que je connaisse, tant qu’on
n’aborde pas le sujet des hommes. Elle a connu une phase particulièrement
difficile ces derniers temps, et même son mantra habituel « il n’y a pas de
mauvais garçon, il n’y a que de bons garçons et de bons garçons au bon
moment » est passé à la trappe. Mais on pourrait la larguer au milieu du
Sahara au mois d’août avec pour seul équipement une tenue de ski et elle se
réjouirait de voir que les lunettes de protection l’empêchent d’avoir le soleil
dans les yeux.
— Une autre fille s’est fait porter pâle et les copies devaient être faites et
classées aujourd’hui.
— Ah… Blackite aiguë ? demandé-je, me servant du terme que j’ai inventé
pour les fois où les gens qui travaillent dans le bâtiment Blackwell envoient
tout balader et démissionnent sans préavis. Sérieusement, je ne sais pas
comment tu fais pour supporter ça, bébé.
— Je ne travaille pas directement pour ce type, tu te souviens ? répond
Charlotte en souriant. Honnêtement, je ne me souviens pas de la dernière
fois où je l’ai vu ne serait-ce qu’entrer dans le bâtiment. Et le salaire est
correct pour l’instant.
— Pour l’instant… comment avons-nous atterri dans ce maudit cul-de-sac
de la vie ? m’interrogé-je en secouant la tête. Je veux dire, Mia a trouvé le
moyen de s’en sortir, mais j’ai l’impression de tourner autour du pot la
plupart du temps.
— Oui… tu étais prête à castrer son homme il n’y a pas si longtemps, tu te
souviens ? s’enquiert Charlotte, et je me mets à rire. C’est vrai. J’étais prête
à le faire.
Mais le mec de Mia, Thomas, a fait un grand pas en avant pour elle, un
grand geste, et je l’ai observée avec joie depuis les coulisses alors que son
histoire se terminait comme dans un conte de fées. Et je suis ravie pour elle,
sincèrement et complètement, mais cela me rappelle que pendant que les
gens autour de moi font des bonds en avant, je me traîne à petits pas.
J’avance, mais à un rythme d’escargot qui me tue à petit feu.
Aujourd’hui, c’était différent, murmure une voix dans ma tête.
— Bon, d’accord… alors qu’est-ce qui amène la rouquine la plus vive de
Roseboro ici ce soir ?
— Rousse, pas rouquine. J’ai une âme ! me taquine Charlotte. J’avais
surtout envie de nourriture réconfortante, et de rattraper le temps perdu avec
toi. Ça fait quelques jours.
Elaine arrive avec deux des plus grandes parts de tarte au chocolat que j’aie
jamais vues. Sérieusement, elle a dû les couper en tranches à la main.
— Tu devrais parler à Mérida de ton sexy prince charmant.
Elle n’attend pas que je réponde, se tourne directement vers mon amie, et
lui balance :
— Il est venu deux soirs d’affilée. Oh la la, cet homme, c’est quatre-vingt-
dix kilos de pur beau mâle américain.
Elle ferme les yeux, cramponne ses deux mains à sa poitrine. Et elle se met
à gémir :
— Mmmh-mmmh.
— Oh, mon Dieu, ne commence pas, gémis-je en baissant la tête alors
qu’Elaine éclate de rire. Sérieusement ?
— Un beau mâle, hein ? demande Charlotte, dont le regard oscille entre
Elaine et moi. Tu sais ce que je pense de ça.
Son regard dédaigneux en dit long.
— Mérida, je t’en prie. Ce dont tu as besoin, c’est d’aller te trouver un
homme bien aussi, dit Elaine de son ton maternel habituel. Ton amie Rosita
est devenue sage. Vous deux devriez en faire de même.
Je souris de l’entendre appeler Mia « Rosita », parce que même si les
cheveux de mon amie passent par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, elle a
effectivement tendance à les teindre plus souvent en rose. Comme elle
appelle Char « Mérida », comme l’héroïne rousse de Disney, je me
demande si elle ne m’appelle pas « Brownie » dans sa tête pour rester sur
son thème de couleurs de cheveux. Mais ce n’est pas le moment de lui poser
la question, alors que Charlotte se prépare à faire son petit discours sur le
fait qu’elle n’a pas besoin d’un homme pour parfaire sa vie.
— Hop, dégage, dit finalement Charlotte, achevant sa dernière histoire sur
le type qu’elle a mis à la porte pour lui avoir demandé de lui faire un
sandwich.
Je veux dire que c’est vraiment ce qu’il lui a dit, sans la moindre ironie.
Charlotte prétend qu’il se grattait le paquet en le lui demandant, mais je la
soupçonne d’en rajouter. Mais elle sourit un peu quand Elaine part.
— Cette femme, c’est quelque chose.
— Ne m’en parle pas ! dis-je en prenant une grosse cuillère de douceur
chocolatée que je mâche lentement. Rappelle-toi que c’est moi qui travaille
avec elle presque tous les jours de la semaine. Mais elle a droit à un joker
quand elle me sert de grosses parts de tarte comme ça.
— Mmmh, approuve Charlotte avant de reposer sa cuillère. Maintenant,
parle-moi de cet homme. Tu me mets au parfum ?
— C’est juste un type mignon qui est venu ces deux derniers soirs, dis-je
tranquillement, essayant de ne pas trop en dire.
Je fais à Char un compte-rendu sur Gabe parce que c’est amusant de penser
à lui et de commérer avec mon amie, puisque je ne contribue généralement
pas aux discussions sociales.
— Oh, et il fait ce truc quand il sourit. Il n’y a qu’un seul côté qui se
soulève, et puis le reste de sa bouche suit au ralenti. Comme si tu pouvais
voir le sourire courir sur ses lèvres. Cela me donne envie de le poursuivre.
Avec mon pouce ou peut-être ma langue.
J’entends la mélancolie dans ma voix.
— Le signe infaillible d’un joueur, réplique Charlotte alors même qu’elle
me fait ce même sourire déséquilibré. Et la vie en dehors du restaurant ? Tes
cours se passent bien ?
— Je suppose, dis-je en me rappelant que j’ai un examen à venir. C’est un
test pour lequel je sais que je ne suis pas prête.
— Tu es sûre ? me demande Charlotte, perçant rapidement à jour ma
carapace. Quand des personnes se connaissent depuis aussi longtemps que
nous, ce n’est pas très difficile, et je suis certaine qu’elle voit cette lassitude
que je porte comme une cape la plupart du temps.
— Si ce n’est pas à propos des cours, qu’est-ce que c’est ?
— Eh bien, Russell commence à me harceler.
J’entreprends de lui raconter ses menaces et ses visites chez moi pour
exiger des paiements.
Avec mes amies, j’ai toujours essayé de minimiser mes difficultés
financières, pas vraiment de les cacher, mais je ne suis pas là à gémir sur
mon sort et le fait que je suis sur le fil du rasoir. Mais elles sont capables de
déchiffrer les signaux muets, comme s’il s’agissait d’enseignes au néon. Je
sais qu’elles m’aideraient si je les laissais faire, mais je ne veux pas de leur
charité. Je veux gérer les choses par moi-même.
Mais cette histoire avec Russell est en train de prendre une tournure tout à
fait différente. Il ne s’agit pas simplement d’une dette, mais d’un vrai
danger, alors j’ai voulu parler de lui le moins possible.
Quand je termine mon histoire, je suis choquée de voir combien de temps
j’ai parlé, et tout ce que j’ai raconté.
— Quoi qu’il en soit, c’est un énorme emmerdeur. Et si jamais tu reçois un
appel de la prison du comté, réponds, et apporte-moi de l’argent pour la
caution, parce que je l’aurais sûrement gazé avec ma bombe au poivre pour
avoir rôdé autour de chez moi et raconté des trucs vulgaires.
Charlotte est énervée.
— Ce fils de… Je devrais lui balancer un coup dans les parties si fort
qu’elles lui ressortiraient par le nez.
— Je ne suis pas sûre que ce soit possible, Char.
Mais sa véhémence me fait sourire un peu en dépit de cette situation très
moche.
— Je m’en fous ! siffle Charlotte. Je m’inquiète pour toi, bébé. Je veux dire,
il t’a menacée !
— Il se contente d’aboyer, c’est tout.
— Mmmh-mmh. Pourtant, si j’étais à ta place, j’oublierais la bombe au
poivre, et je prendrais une arme. On ne sait jamais ce qu’il y a dehors, et ce
type est une merde, Izz.
Je me fige, la dernière bouchée de tarte suspendue dans ma cuillère ; je
tremble un peu.
— Une arme ? répété-je, sous le choc.
Jamais je n’ai tenu d’arme à feu, et je suis tout à fait le genre de crétine à se
tirer accidentellement une balle dans le pied si jamais je posai la main sur
l’une d’entre elles.
— Bébé, tu vis seule. Ce n’est pas le meilleur quartier de la ville. Et tu as
un drogué qui vient te réclamer de l’argent. Je ne te demande pas de te
transformer en Rambo au féminin et te trimballer un Uzi, mais un petit
truc ? Un truc suffisant pour que si quelqu’un te pousse, tu sois capable de
te défendre. Ce serait une bonne idée.
Elle marque de bons points, mais il y a un point faible dans son
raisonnement.
— Oui… et comment je ferais pour m’en procurer un alors que j’ai du mal
à joindre les deux bouts ?
Les mots sortent tout seuls avant que je ne me rende compte de comment ils
sonnent.
Char tend la main vers son sac à main, mais je l’arrête. J’ai une politique
stricte : je n’accepte pas la charité de mes amis.
— Char, non !
— Merde, à la fin ! Écoute, j’ai un collègue de travail, Brady. Son frère
dirige un club de tir juste à l’extérieur de la ville. Brady a toujours dit que si
je donnais cette carte à son frère, il me ferait un bon package. Des leçons,
une arme pour démarrer, tout. Appelle-le et vois ce que ça coûte. Ce n’est
peut-être pas si terrible ?
— Oui, eh bien, merci, mais je n’ai pas besoin d’arme.
Char me tend toujours la carte, et je finis par la prendre et la mettre dans ma
poche.
— Tu sais que c’est ridicule. Les armes, c’est juste… Je ne sais pas.
— Écoute, ma belle, la plupart du temps, je serai là avec toi. Je serais plus
encline à tirer sur le machin d’un abruti avec que de l’utiliser pour me
défendre, plaisante Charlotte.
Du moins, j’espère qu’elle plaisante.
— Mais vraiment, ta situation est différente… oh, bon sang, non ! dit-elle
en tapant sur la table.
— Quoi ? lui demandé-je, et elle lève les yeux au ciel en soupirant fort,
comme si je la décevais.
— Je fais une simple blague à propos de sexe, et ton regard est devenu
vague. T’étais encore en train de penser au Radieux Monsieur Muscles,
n’est-ce pas ? m’accuse-t-elle en pointant sur moi son doigt manucuré.
Prise en flagrant délit, je baisse les yeux, un peu gênée.
— Il s’appelle Gabe, pas le Radieux Monsieur Muscles. Même si ça sonne
plutôt pas mal, la taquiné-je.
Et je me mets à imiter à voix basse une star du porno.
— Oh, Monsieur Muscles !
— Gabe, Monsieur Muscles, Tyler Durden de Fight Club, quelle
importance ? bafouille mon amie en secouant la tête. Allez, nous avons fait
le serment ensemble. Ne me dis pas que tu fais marche arrière ?
Elle lève trois doigts, son pouce retenant son annulaire, et le visage solennel
comme si elle prêtait serment.
— Non, mais vraiment, Char, un serment de devenir des lesbiennes mariées
célibataires si des hommes parfaits ne nous ont pas enlevées avant nos
trente ans ? lui demandé-je, me rappelant la promesse que nous nous étions
faite lors d’une nuit d’autoapitoiement très arrosée quelques années plus tôt.
Je ne dis pas que tu n’es pas la fille que je préfère, mais tu veux vraiment
m’épouser et laisser complètement tomber les hommes ?
— Ce n’est pas comme si tu me plaisais de cette façon, me rappelle
Charlotte. Mais tu cuisines bien, tu me fais rire, et par-dessus tout, jamais
on ne se battra pour le siège des toilettes au milieu de la nuit. Non, en fait,
le mieux, c’est que je peux te faire confiance, et tu vaux la peine de dormir
dans des chambres séparées pendant tout ce temps.
— Je suis aussi une vraie flemmarde, argumenté-je, bien que ce ne soit pas
du tout vrai.
Puis je reprends sur un ton plus sérieux.
— Tu sais que je te soutiendrai quoi qu’il arrive, Char, mais est-ce que la
vie n’est pas plus pleine d’espoir que ça ?
— Dit la fille qui n’a aucune vie sociale, encore moins de vie sexuelle, vit
dans une cabane et doit apprendre à manier une arme.
Frustrée, je grogne, répondant au seul argument de sa liste que je peux
réfuter.
— Je ne vis pas dans une cabane ! Elle n’est pas si horrible !
— Hé, je ne la déteste pas. Au moins, c’est ta cabane, me rappelle Char. Je
suis locataire de mon appart, alors je n’ai rien à dire. Mais je suis sérieuse.
Je ne veux pas entendre dire aux infos qu’on a retrouvé des parties de ton
corps éparpillées aux quatre coins de Roseboro, parce que je n’ai aucune
envie d’adopter une Vash qui aurait perdu sa maman. Elle est mignonne et
tout, mais je suis plutôt chien que chat.
— Hé, Izzy, dernière tournée ! crie Elaine, et je lève une main pour lui
signifier que j’ai entendu.
— Écoute, il faut que j’aide à la ruée des ivrognes avant la fermeture et que
je commence à nettoyer. Mais c’est bon de te revoir. Merci d’être venue,
Char.
J’apprécie vraiment qu’elle soit passée, parce qu’avec tout ce que j’ai à
gérer en ce moment, une soirée entre filles n’est pas vraiment à l’ordre du
jour.
Elle se lève et dépose un billet de cinq sur la table, même si nous savons
toutes les deux qu’Elaine ne va pas faire payer la tarte.
— Sérieusement, bébé, réfléchis-y. À l’arme, je veux dire. Et au sujet de
Monsieur Beau Mâle, renseigne-toi sur lui avant d’être trop accro. N’oublie
pas que M. Hitachi ne te laissera jamais tomber.
— Ça ne marcherait jamais entre nous. Je ne parle pas japonais, plaisanté-
je, et Charlotte rit.
Nous nous étreignons, et je la serre fort.
— Je te promets que ça va aller, ma belle.
— Très bien. Je prendrai des nouvelles bientôt.
Elaine et moi nous occupons du dernier groupe de clients qui arrivent tout
en terminant le travail de préparation de l’équipe du matin. Après avoir
verrouillé la porte et fait les comptes à la fin de la soirée, je regarde mes
totaux pour ce service. C’était sans doute plus facile à l’époque où la
plupart des pourboires se réglaient en espèces, mais maintenant que la
plupart des gens paient par carte, il me faut attendre la fin de la soirée pour
voir mon décompte final… et c’est assez pitoyable.
— Cet enfoiré de type à la côte de porc n’a même pas arrondi au dollar
supérieur ! se plaint Elaine en regardant le ticket de caisse.
Elle voit mon visage abattu et me tapote l’épaule.
— Ça va aller, chérie. Au moins, la paie arrive vendredi.
Je m’oblige à sourire en me frottant la nuque.
— Allons nettoyer.
Elaine hoche la tête, et je la vois glisser un billet de vingt dollars de sa pile
de pourboires vers la mienne pendant que nous rangeons, mais je suis trop
dépitée pour dire quoi que ce soit. Autant pour ma foutue morale.
— Dis-moi, ma jolie, pourquoi tu ne parlerais pas au fiancé de ton amie ?
demande Elaine alors que nous sommes sur le point de partir. Sérieusement,
cet homme pourrait se payer la moitié de Roseboro, et tu le rembourserais,
je le sais. Bon sang, je détesterais te voir partir, mais peut-être qu’il pourrait
même te trouver un boulot qui paie mieux.
Elle observe la nuit dehors à travers les fenêtres sombres, et je me demande
si elle n’a jamais rêvé de s’en aller d’ici quand elle était plus jeune. Elle
pince les lèvres, et j’amende ma pensée, pour me demander si elle en rêve
toujours.
— Je… C’est juste que je préférerais ne pas le faire, avoué-je. Je suppose
que c’est encore une affaire de fierté pour moi. Je veux être capable de me
débrouiller seule.
— Oui, eh bien parfois, il faut accepter un peu d’aide, même quand on n’en
a pas envie, pour arriver là où l’on veut aller. Je suis sûre que le jeune
Goldstone t’aiderait. Tu pourrais le rembourser, et quand tu seras arrivée sur
la terre ferme, tu renverras l’ascenseur en aidant une autre fille butée qui
aurait bien besoin d’un petit coup de pouce.
Elle me regarde, pleine d’espoir, comme si elle voulait que j’entende le
génie de son idée.
Je hoche la tête et monte sur mon scooter.
— Peut-être, dis-je, esquivant la vérité.
CHAPITRE 6
GABRIEL

—V ous avez sept jours. Faute de quoi, je serai contrarié.


Les paroles de Blackwell tournent en boucle dans ma tête, et pèsent sur mes
épaules comme une chape de plomb alors que je les dissèque en continu. Il
n’y a pas grand-chose dans ces deux phrases, en dehors d’un ultimatum et
d’une menace. Mais c’est la nature ambiguë de cette dernière qui me trotte
dans la tête.
Qu’est-il prêt à faire ?
Jusqu’où ira-t-il ?
Je fais une pause pour respirer et lever les yeux. Devant moi se trouve une
paroi rocheuse presque à pic.
J’ai toujours été un bon athlète, mais rien ne fait bouillir mon sang et
grimper mon taux d’endorphine comme le fait la nature. C’est la seule
chose qui m’aide à faire le vide dans mon esprit et à me recentrer.
C’est ce qui m’a amené à cet endroit, à environ vingt minutes à l’ouest de
Roseboro, au milieu d’une forêt nationale.
— Tu sais que tu n’as pas à le faire, me dis-je en essuyant les mains sur
mon t-shirt.
C’est la vérité. J’ai passé le panneau indiquant le chemin de randonnée pour
arriver au point de départ de la paroi où je me trouve maintenant.
Oui, je pourrais prendre le chemin le plus facile pour arriver au sommet…
mais ça va m’aider.
Je m’approche de la paroi, visualise une dernière fois la voie que j’ai
choisie sur la face de la falaise. Puis je refais le chemin en descendant,
jusqu’à ce que mes yeux se posent juste devant moi et que j’agrippe la
première prise, me soulevant du sol en ajustant mes pieds.
L’escalade libre n’est comparable à aucune autre forme d’escalade. Il n’y a
pas de corde, alors je ne peux pas prendre les mêmes risques que prendrait
quelqu’un qui est attaché. D’un autre côté, je ne peux pas progresser trop
lentement, parce qu’à chaque seconde, mes chevilles et mes avant-bras sont
mis à l’épreuve. Un relâchement, un glissement peuvent mener à une mort
instantanée.
Mais c’est grisant, et quand le feu s’empare de mes chevilles, je sens ma
tête se vider. C’est comme si je me coupais en deux, une moitié de moi se
concentrant sur le fait de rester en vie à ce moment précis en choisissant la
prochaine prise, le prochain endroit où poser mon pied, tandis que l’autre
moitié de moi rumine mon problème, sans entrave et libre de sauter d’une
idée à une stratégie et à des conséquences potentielles sans que la logique
ou la rationalité ne s’y oppose.
Isabella Turner… ma mission.
Blackwell me paie une grosse somme d’argent pour la mener à bien, mais
l’information qu’il m’a promise vaut bien plus. C’est la seule raison qui m’a
poussé dans cette vie.
Pourtant, cela ne change rien au fait que c’est quelqu’un qui ne mérite pas
le destin choisi pour elle. Et même, elle mérite qu’on lui donne un coup de
pouce dans la vie.
Une image d’elle servant fièrement les clients, la tête haute alors qu’elle se
tue à la tâche, défile dans ma tête. Suivi d’un épisode où elle étudie dur à la
bibliothèque pour s’améliorer, puis se défend contre un homme maléfique
qui essaie manifestement de profiter d’elle.
S’il faut que la chance tourne pour quelqu’un, c’est bien Isabella Turner.
Mais la chance n’a rien à voir dans tout ça. Et je n’ai rien d’un porte-
bonheur, je serais plutôt une malédiction.
Mon pied gauche glisse légèrement, et je m’enfonce avec ma main droite,
me hissant un peu plus haut avant que mon pied ne retrouve sa place. Je
suis à mi-chemin de la paroi rocheuse, mais d’ici, le chemin semble plus
facile. Il y a une fissure relativement grande dans la roche qui semble assez
large pour que je puisse y placer une main et un pied, et elle court presque
jusqu’au sommet de la falaise elle-même.
Je fais une pause, secoue mes mains et mes pieds en alternant les prises de
repos, et fais le reste de la montée, atteignant le sommet sous une grosse
couche de sueur, mais bien plus excité qu’autre chose. Cela fait un moment
que je n’ai pas eu l’occasion de pratiquer l’escalade libre, et ça m’a
manqué.
On apprend à se connaître sur une paroi rocheuse, avec rien pour se retenir,
pas de filets de sécurités, et aucune possibilité de recommencer. On apprend
qui l’on est vraiment quand on doit regarder la mort droit dans les yeux, et
qu’on sait qu’elle est à nos trousses, et que les seules choses capables de la
repousser sont notre propre volonté et nos compétences.
C’est un bien triste constat sur la société moderne que quelqu’un puisse
passer sa vie entière sans jamais savoir s’il est un lâche ou non. Je ne sais
plus qui a dit ça, mais c’est vrai. Et même si je ne suis pas un homme bon,
au moins je sais que je ne suis pas un lâche.
M’avançant au bord de l’affleurement, je baisse les yeux et constate que l’à-
pic de quinze mètres est bien pire sous cet angle que depuis le bas. Il y a
toutes sortes de rochers et d’affleurements à l’aspect déchiqueté qui
tueraient quiconque aurait le malheur de glisser de cette falaise.
Mais je ne suis pas tombé. Pas cette fois. Je suis parvenu au sommet, j’ai
encore trompé la Mort dans cette partie de poker à laquelle je ne suis pas
sûr que cette dernière sache que nous jouons.
Je secoue la tête et prends une profonde inspiration, chassant cette idée et
regardant autour de moi. Le sentier pédestre continue sur ma droite, et je
décide de le suivre, stupéfait un moment plus tard quand la piste contourne
la montagne et que je découvre une vue sur la vallée.
C’est une forêt magnifique, sauvage et intacte, une forêt pure qui me
rappelle que peu importe mes luttes, mes douleurs ou mes promesses… le
monde s’en moque. Ce n’est pas triste. C’est presque libérateur.
Mais je vois où je peux faire une différence. Parce que la forêt devient plus
clairsemée, une ligne électrique par-ci, une voie d’accès pour les pompiers
par-là, un ruisseau qui dévie et ralentit, formant une rivière paresseuse, et
lentement, Mère Nature cède la place à l’homme. Et Roseboro émerge pour
dominer à mi-chemin, petite ville idyllique qui ressemble à une carte
postale depuis ce point de vue.
Bien sûr, ce n’est pas idyllique. Même de là-haut, je distingue les vieux
quartiers de la ville, et mon regard est attiré par l’endroit où je crois pouvoir
reconnaître le coin d’Isabella, près de la voie ferrée qui traverse la ville du
nord au sud.
Chaque ville a son mauvais côté des rails. Même ceux qui n’ont pas de
chemin de fer.
Pourtant, la scène qui s’étend sous mes yeux est emblématique, magnifique,
et alors que je m’assieds sur un rocher pour regarder, je m’émerveille
devant les tours jumelles qui éclipsent la ville.
Plus près de moi, il y a le Blackwell Building, sombre et inquiétant, qui
ressemble à une lance enfoncée dans le sol, qui transperce et pénètre la
ville, la pille. Ironiquement, c’est le plus ancien des deux bâtiments, et la
ville s’est en fait développée à partir de lui.
L’autre, la tour Goldstone, s’élève et atteint les nuages au-dessus, plus
courte que sa cousine plus âgée, mais quelque part plus inspirante avec son
verre teinté d’or. C’est l’aspiration de la ville à un avenir meilleur, qui n’a
pas peur de viser les étoiles, car elle sait que ce n’est qu’en prenant le risque
d’échouer que l’on bâtit de grandes réussites.
— Tu deviens sentimental, me réprimandé-je, me détournant pour regarder
l’étang derrière moi.
L’eau n’est pas totalement immobile à cause de la cascade et du ruisseau qui
en sort, mais elle est paisible dans son mouvement perpétuel, la tranquillité
dans le bouillonnement des bulles.
Je me baisse et ramasse une poignée de cailloux, les jette un par un pour
observer les ondulations à la surface, et mon passé me rattrape, me
rappelant un autre plan d’eau.
— Jeremy !
Mon petit frère, Jeremy, s’arrête et se retourne vers moi, un sourire en
travers du visage. Nous sommes proches en âge, si proches que mon oncle
nous surnomme « les jumeaux irlandais », ce qui me perturbait beaucoup
quand j’étais plus jeune. D’après ce que je sais de notre famille, nous ne
sommes absolument pas irlandais.
— Allez, Gabby. C’est juste l’Union.
Je soupire et jette un caillou en direction du petit étang à côté duquel nous
sommes assis depuis une heure, le regardant sauter sur l’eau verte et plate,
la pierre blanche contrastant si vivement avec l’eau que je m’arrête, le
voyant rebondir cinq fois avant de retomber sous la surface avec un bruit
de bouchon.
Onze mois d’écart… Nous sommes en fait dans la même classe à l’école,
mais je jure que Jeremy ne me ressemble en rien. Comme aujourd’hui.
Maman et papa nous ont dit de rester près de la maison, et l’étang est
techniquement dans cette zone puisque je peux plisser les yeux et toujours
voir la maison d’ici.
Mais l’Union ? Là où tous les lycéens traînent et jouent au basket ? Parmi
tous les endroits de la ville où nos parents ne veulent pas que nous mettions
les pieds, c’est celui qu’ils ont spécifiquement nommé tous les deux.
Et, bien évidemment, Jeremy veut y aller. Il a travaillé son lancer
récemment et veut se tester, même si nous ne commençons le collège qu’en
août.
— Allez, Gabby !
— Jeremy, arrête de m’appeler Gabby !
Une brise souffle sur la vallée, et les larmes me viennent quand je pense à
mon frère. Il a toujours été l’aventurier, celui qui était prêt à enfreindre les
règles.
La première fois que nous sommes allés à l’Union, il mesurait quinze
centimètres de moins que tous les autres, mais il en avait déjà une paire en
acier trempé. Même après avoir reçu un coup de coude dans l’œil à un
moment donné, il a continué à aller chercher ce foutu lancer et à porter cette
ecchymose violette comme un trophée pour son courage.
— Pourquoi n’as-tu jamais ralenti ? murmuré-je en secouant la tête. Et sans
que je comprenne comment, tu parvenais à me convaincre de te suivre.
Le suivre. N’était-ce pas ce que j’étais censé faire aujourd’hui ? Suivre le
plan, ou choisir parmi la demi-douzaine d’autres que j’ai déjà préparés, et la
tuer ?
Oui, ça craindra, et je me sentirai comme une merde… mais je me suis senti
comme une merde pendant trois jours après que Jeremy s’est battu avec
Mickey Ulrich et ses copains, et qu’on se soit tous les deux fait écraser
royalement.
Je n’ai jamais regretté de m’être jeté dans la bataille pour sauver la peau de
Jeremy, même à six contre deux.
Jamais je n’ai regretté d’être resté à ses côtés.
Jusqu’à la seule fois où je ne l’ai pas fait.
— Jeremy, allez ! grogné-je en levant les yeux de mon clavier. J’ai compris,
tu veux frimer pour Jenae, mais j’ai une info pour toi… elle ne te sent pas,
frangin. Et il faut que je termine ce foutu devoir d’histoire pour demain !
Jeremy se renfrogne en entendant le commentaire sur la fille après laquelle
il court, son débardeur en coton flottant déjà sur ses épaules toniques,
dévoilant un corps qui a beaucoup changé au cours de l’année écoulée. Je
suppose que j’ai pris de l’avance sur lui là. Je mesure cinq centimètres de
plus que lui et je dois déjà me raser, mais Jeremy… avec son physique et sa
personnalité, il va se faire des filles bien avant moi.
— Bla, bla, bla, Pèlerins, maïs, Nous le Peuple, et résume le tout ! plaisante
Jeremy. Tu as vraiment envie de me dire que tu préfères travailler sur un
devoir d’histoire que d’aller jouer au ballon pendant que les filles nous
regardent ?
— Oui, effectivement.
— Tiffany Robinson sera là.
Mes doigts faiblissent un instant et je pense à elle. Je jure qu’elle m’a
regardé depuis l’autre bout de la classe en cours de maths, et même si je ne
peux pas être certain que je l’intéresse, c’est forcément bon signe. Je veux
dire, nous évoluons dans des cercles différents, mais il s’est déjà produit des
trucs plus bizarres que ça, non ?
Il m’a eu, et à en juger par le sourire narquois sur son visage, il le sait
parfaitement.
— Pas tout de suite, grogné-je en baissant les yeux. Accorde-moi… rien
qu’une demi-heure pour terminer, et j’irai.
— Désolé, mon frère, mais Jenae a du travail plus tard, dit Jeremy. Écoute,
je vais y aller maintenant, et tu me rejoins quand tu pourras. Même si
Tiffany est partie d’ici là, ce sera toujours marrant, non ?
Il a raison. Ce serait bien même s’il n’y avait que les gars qui jouent, mais
il a encore plus raison de penser que ce serait encore mieux si Tiff était là.
Les paroles de Jeremy me font l’effet d’un super carburant qui me fait taper
à toute vitesse, et vingt minutes plus tard, j’ai l’impression de pouvoir
m’accorder une pause. Il ne me reste plus qu’à rédiger la bibliographie et
trouver quoi dire quand je devrai faire ma présentation en classe plus tard
dans la semaine. Mais je peux me débrouiller en me basant sur mon devoir.
Je me dépêche de me changer, enfile un vieux t-shirt des Angels et un short
avant de mettre une casquette. Je me dis que je vais voir si Tiffany pourra la
tenir pour moi pendant que je joue, et avec un peu de chance, elle la
portera. Ce serait une jolie vue de voir cette fille porter ma casquette.
Je trotte jusqu’à l’Union en priant pour qu’elle soit déjà là. Je suis presque
arrivé sur le terrain quand je jure entendre ce qui ressemble à une machine
à écrire, ou à des pétards. Puis les cris commencent.
— Jeremy ? appelé-je, mon cœur cessant de battre quand j’entends
quelqu’un crier son nom. Jeremy !
— Je t’ai promis de retrouver qui a fait ça, murmuré-je, observant les
ondulations sur l’étang tout en parlant au fantôme de mon frère dans le
vent.
Je ressens toute la responsabilité de cette promesse que j’ai faite sur sa
tombe, celle de venger sa mort.
Ce n’était pas mon chagrin qui parlait à ce moment-là. C’était ma fureur,
une soif de justice pour qu’aucune autre famille n’ait à subir ça.
— Et Blackwell dit qu’il peut m’indiquer la bonne direction. Mais c’est
compliqué, Jer.
Dans ma poche, mon téléphone vibre, et je suis surpris de capter ici. En le
sortant, je vois que j’ai reçu un SMS d’un numéro bloqué. Pourtant, je sais
qui c’est.
J’attends que vous me confirmiez que c’est fait. Il y a une différence entre la
patience, et gagner du temps.
Je ne réagis pas, et ma froideur prend le dessus alors que je range mon
téléphone et me lève.
Je savais que cette mission n’aurait rien de facile, que je devrais me salir les
mains. Mais cela en vaudrait la peine, pour tenir cette promesse que j’ai
faite.
À tout prix, quoiqu’il en coûte. Même si je dois y perdre mon âme. Même si
elle doit y perdre la vie.
CHAPITRE 7
ISABELLA

L e mercredi se passe et je soupire en essuyant le comptoir. Il est


presque vingt-et-une heures à présent, et toujours pas de Beau Mâle.
Cela fait des jours que je rêvasse de lui. Même si c’est franchement plus
qu’effrayant, cet engouement ridicule pour un homme avec qui j’ai
conversé pendant cinq minutes au total, je ne peux m’empêcher de lever les
yeux chaque fois que la cloche au-dessus de la porte du restaurant sonne. Et
je ne peux que ressentir une vive déception chaque fois que ce n’est pas lui.
Peut-être que Char a raison. Je n’ai pas besoin de Gabe… J’ai besoin
d’Hitachi.
— Izzy, tu as une minute ? me demande Martha depuis la porte du fond, me
faisant signe d’approcher.
Je balaie le restaurant du regard, et constate que c’est plutôt calme. Nous
sommes entre le rush du dîner, et le pic de fin de soirée. L’autre serveuse de
service, Shelley, peut se débrouiller toute seule pendant quelques instants,
mais malgré tout, je jette un coup d’œil à la porte une dernière fois avant de
rentrer.
— Quoi de neuf, Martha ? lui demandé-je en entrant dans son bureau. Tout
va bien ?
Martha s’occupe toujours de la paperasse le mercredi soir, ce qui signifie
qu’elle est enfermée dans son bureau pour la plus grande partie de la soirée.
J’espère que ce dont elle a besoin ne me retiendra pas longtemps ici, car il
faut que je reprenne le travail puisque mon compte en banque ne contient
que six dollars et trente-deux cents, et qu’il me faut assez d’argent pour que
Russell me lâche. Le moindre centime supplémentaire me sera utile.
— Pas tout à fait, répond-elle, prenant un ticket de caisse sur la table, avec
un air confus. On s’est plaint de toi au cours du week-end.
— Quoi ? demandé-je, surprise. Qui ?
Martha me tend le reçu et je jette un coup d’œil à l’heure et à la date.
Dimanche soir, à l’approche de la fermeture…
— Oh. Ce type.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? m’interroge Martha alors que je lis le mot
noté derrière le ticket. Serveuze à chier. Recemble à un zombi. Servisse de
merde.
Ce n’est pas l’orthographe pitoyable qui fait le plus mal. Ce sont les gros
doubles zéros dans l’espace réservé aux pourboires sur le reçu, sans même
arrondir au dollar près. Il ne s’est pas contenté de tirer un trait, non… il a
mis de gros doubles zéros.
— Ce type est venu la semaine dernière aussi, expliqué-je à Martha en lui
rendant le ticket. Il a balancé des vacheries au sujet des côtes de porc, les a
renvoyées, et nous a arnaqués pour obtenir un burger. Quand il est entré
cette fois-ci, il était déjà en train de dire des vacheries. J’ai fait de mon
mieux, mais je crois que peu importe les efforts déployés, il ne sera jamais
heureux.
— C’est un habitué ? s’enquiert Martha, et je hausse les épaules. À quoi
ressemble-t-il ? C’est quelqu’un que je connaîtrais ?
— C’est un chauffeur-livreur, dis-je en soupirant. Il vient de temps en
temps. Je suppose qu’on peut le considérer comme un habitué. Dans tous
les cas, si vous voulez avoir confirmation de son attitude, posez la question
à Elaine et Henry.
— Non, ta parole me suffit. La prochaine fois, n’hésite pas à pousser un
coup de gueule, ou demande à Elaine de s’occuper de son cas. Nous
n’avons pas besoin de ce genre de fauteurs de troubles ici, alors si nous
pouvons gentiment le faire fuir, tant mieux. Sinon, je sortirai l’artillerie
lourde, dit Martha.
J’apprécie le fait qu’elle me soutienne et qu’elle soit prête à virer ce type
pour s’être comporté comme un gros con. Car elle est sans le moindre doute
un gros calibre qui ne s’en laisse pas conter, et capable de balancer ses
quatre vérités au type avec une efficacité déconcertante. Et qui s’en foutra
royalement de ce qu’il pense.
— Mais il y a un autre sujet. J’ai besoin de toi pour couvrir un autre service.
— Un autre ? demandé-je, partagée.
En ce moment, je suis à la tête d’une fortune de vingt-et-un dollars, ceux de
mon compte en banque compris. Je fais de rapides calculs, et je pense
pouvoir les faire durer, mais un peu plus d’argent me rendrait la tâche plus
facile.
Mais j’ai aussi du mal à rester éveillée en cours, et je sais que mes notes
commencent à en pâtir.
Tu réussis quand même tes cours.
— De quoi as-tu besoin ?
J’entends le bruit du hamster qui court dans sa roue.
Martha me regarde attentivement pendant un moment, puis se tourne vers le
calendrier sur le mur.
— J’ai eu du mal à embaucher une serveuse. Je voulais voir avec toi si tu
pouvais assurer un double service ce samedi, et le mois prochain, je
pourrais avoir besoin de toi les mercredis.
— Martha, on parle de vingt-cinq heures potentielles en plus le mois
prochain, et un double service samedi ? demandé-je partagée entre la joie et
la frustration.
D’un côté, c’est de l’argent dont j’ai désespérément besoin. De l’autre, Vash
va finir par oublier à quoi je ressemble, et d’ici Noël, je vais me retrouver
avec un chat sauvage.
Martha cligne des yeux.
— Shelley ne peut pas le faire à cause des enfants, mais je peux demander à
Elaine si tu veux.
C’est une belle manière de me faire culpabiliser, me dis-je. Elaine est
courageuse et fougueuse, mais je sais que ça fait bien longtemps que toutes
ces années passées à piétiner l’ont déjà rattrapée. Un service supplémentaire
par semaine finirait par la tuer.
— D’accord, tu sais que je ferai de mon mieux.
Martha commence à inscrire mon nom sur le planning coloré, et tous ces
« Izzy » orange me donnent un peu le tournis.
— Merci. Écoute, je ne peux pas faire grand-chose au niveau de ta fiche de
paie, mais je vais en discuter avec Henry. Peut-être qu’on peut au moins
t’aider au niveau des pourboires. L’Oncle Sam n’a pas besoin d’être au
courant des vingt dollars supplémentaires en liquide que tu reçois comme
prime de poste.
— Merci, dis-je, sachant qu’au cours des quatre prochains mercredis, je ne
tirerai certainement pas quatre-vingts dollars de pourboires en espèces.
Malgré tout, Martha fait des efforts, et je lui en suis reconnaissante, surtout
qu’elle m’a toujours arrangée avec mes changements de plannings de cours
et qu’elle me laisse étudier au comptoir quand nous ne sommes pas bondés.
— Je devrais aller aider Shelley.
Je repars, me rappelant que c’est moi qui suis récemment allée la trouver
pour lui expliquer que j’avais besoin de faire plus d’heures. Elle me donne
juste ce que je voulais. Mais le poids de mon planning me tue, lentement
mais sûrement.
Quand j’arrive dans le restaurant, je jette un œil, espérant que Gabe soit
arrivé pour fleurir au milieu du désert de mon cœur. Mais la salle est vide à
l’exception de Shelley, qui mélange des flacons de ketchup dans un box
près de la fenêtre.
Foutu cœur. Gabe n’est pas un prince charmant qui débarquerait pour me
sauver de l’angoisse de ma vie de dingue. Pas même comme une distraction
momentanée.
J’attrape un flacon de désinfectant et un chiffon, et m’avance vers la table
dans le coin le plus éloigné de la porte. Baissant la tête, je me mets au
travail. Pas une seule fois je ne regarde la porte ou même le parking, à la
recherche de phares. C’est une bien piètre victoire.

— À MON AVIS , Char a raison, me dit mon autre meilleure amie, Mia
Karakova, qui deviendra bientôt Mia Goldstone.
Pour une fois, nous ne sommes pas au Gravy Train, mais dans un café près
du campus, surtout parce que c’est elle qui paie et que le Wi-Fi est gratuit.
— Tu es folle ? dis-je avant de lever les yeux au ciel. Ce n’est pas comme si
elle voulait que j’achète un nouveau soutien-gorge. On parle d’un foutu
pistolet.
— Évidemment, mais cela ne change rien au fait que Charlotte a raison,
répète Mia en sirotant son café au lait. Russell est un sale type, Izzy.
— Je ne te contredirai pas sur ce sujet. C’est un idiot, et dès qu’il aura
trouvé sa prochaine cible, il m’oubliera totalement, répété-je, même si je
regrette d’avoir parlé à Charlotte de mes ennuis avec Russell.
Je sais qu’elle veut bien faire, mais je n’ai pas envie d’en entendre parler
par deux personnes en même temps. Surtout que cela me fait bien
comprendre que mes deux meilleures amies ont parlé de moi. Je sais aussi
qu’elles sont inquiètes, mais les voir comparer leurs notes à mon sujet me
ramène à bien trop de souvenirs d’enfance merdiques.
En plus, aujourd’hui Charlotte ne prend même pas son café avec nous, de
sorte que je ne peux pas l’engueuler de m’avoir balancée. Je m’en tiens à
ma ligne de conduite habituelle, espérant que cela mettra un terme à son
attaque, comme toujours.
— Sérieusement, la semaine prochaine, j’irai bien.
— Ça fait un bout de temps que tu répètes cette phrase, répond Mia, déçue
par moi. La semaine prochaine, tu iras bien. Au prochain salaire, tu iras
bien… C’est la même chose depuis le décès de ta tante. Tu es même plus
têtue que papa, et pourtant, il est plus têtu qu’un âne.
— Alors tu sais qu’il ne faut pas discuter avec moi, dis-je, espérant
détourner la conversation vers un terrain plus sûr. Comment va-t-il, au fait ?
— Il est d’humeur sentimentale. Il a hâte d’être au mariage, admet Mia.
C’est plutôt mignon. Mais arrête de changer de conversation. Tu veux jouer
les têtues, moi je vais jouer la franchise.
Tout d’un coup, Mia a plongé la main dans sa poche pour en ressortir un
morceau de papier. Elle le pose sur la table en face de moi. Il se déroule tout
seul, et je sens un coup de poignard dans mes tripes en voyant le nombre de
zéros sur le chèque que Mia me donne.
— Mia, allez, c’est n’importe quoi ! Tu sais que je ne peux pas accepter ça !
— Je ne suis pas en train de te le donner, répond simplement mon amie.
C’est un prêt. Izzy, nous sommes amies depuis que nous mangions des
barres de céréales au déjeuner ensemble. Je t’ai fait subir des centaines
d’heures d’anime et de jeux vidéo, et pendant ce temps, tu as toujours
refusé l’aide des amies qui t’aiment, choisissant à la place de te tuer à la
tâche. Tu crois que Char et moi ne savons pas à quel point les choses sont
difficiles pour toi ?
Je sursaute, me demandant ce qu’elles savent, parce que j’étais persuadée
d’avoir bien réussi à dissimuler les aspects les plus rudes de ma vie. Certes,
elles savent que je suis très occupée et à court d’argent, mais sûrement pas
qu’il y a des jours où je ne mange que le repas fourni par mon employeur, et
que j’ai fouillé en vain mon canapé à la recherche de pièces perdues pour
me permettre de régler la note d’électricité.
Mais ma fierté m’empêche toujours de prendre ce chèque.
— J’apprécie, vraiment. Mais je ne peux pas.
J’essaie de repousser le chèque vers elle, mais le papier me colle aux doigts.
Bon, d’accord, ce n’est pas tant qu’il colle que mon pouce et mon index qui
refusent de le lâcher.
— Écoute, je sais que je t’ai déjà laissé repousser mon aide, mais c’était
quand nous étions toutes en galère à un certain degré. Les choses ont
changé à présent. J’ai assez d’argent pour t’aider, et je te promets que mon
compte en banque ne le sentira même pas.
— Tu te vautres dans tes privilèges, maintenant ?
C’est une chose bête et méchante à lui dire, et je ne suis pas jalouse du
conte de fées que vit Mia. Elle le mérite, elle a travaillé pour ça avec cette
bête qu’elle appelle son homme, mais sa capacité à faire un tel chèque sans
y réfléchir me fait l’effet d’un coup de poing dans les tripes, c’est plus fort
que moi.
Mia me jette un regard suffisamment noir pour que j’en rougisse de gêne, et
je baisse les yeux, honteuse.
— Désolée, Mia. Je sais que ce n’est pas ce que tu voulais dire. Et je suis
heureuse que tout aille aussi bien pour toi. Tu es mon modèle de réussite, tu
le sais. Tu as un diplôme, un boulot que tu aimes, et un gars que tu adores.
— C’est bon, dit doucement Mia, qui se détend un peu. Écoute, ma belle, je
comprends. Je me souviens de la manière dont les mômes te harcelaient à
l’école. Je me souviens de ces vêtements en mauvais état que tu as portés
pendant tout le lycée. Je sais pourquoi tu n’es pas allée au bal de fin
d’année, et je sais pourquoi tu es toujours allée à l’école à vélo alors que
tout le monde avait son permis. Et comme si ça ne suffisait pas, le destin a
décidé de te balancer une nouvelle claque avec la mort de ta tante. Tu as
lutté pendant si longtemps, pour toi, c’est la routine. Mais cette histoire
avec Russell est différente. Et j’ai les moyens de t’aider.
— Mais je me sens plus à l’aise de travailler pour m’en sortir, lui dis-je
d’un ton déterminé. Mia, je t’aime. Tu es ma copine numéro un…
— Ta future femme n’aimera pas entendre ça ! me taquine Mia, au courant
du pacte d’ivrogne que nous avons conclu avec Charlotte.
Je souris un peu à la blague.
— Mais je dois refuser. C’est beaucoup trop ! Et j’ai entendu bien trop
d’histoires d’amitiés ruinées pour des sommes d’argent bien plus faibles
que celle-ci. Je refuse de nous faire courir ce risque, lui dis-je en montrant
le chèque.
Avant qu’elle puisse répondre, je déchire en deux le chèque de Mia, puis
une fois encore, et deux fois après, avant de laisser tomber les morceaux
dans le verre d’eau glacée qui accompagnait mon café. Mia regarde
tristement le papier s’imprégner et couler dans le verre, puis lève les yeux
vers moi.
— J’avais l’intention de le boire, me dit-elle d’un ton pince-sans-rire.
— Tu ne viens pas de me dire que tu possèdes une somme d’argent
incroyable ? Je suis sûre que tu peux te permettre un autre verre d’eau
glacée gratuite, plaisanté-je en souriant. Tu es fâchée ?
— Je ne peux pas l’être contre toi bien longtemps, réplique-t-elle en
s’appuyant sur son siège. Mais je veux ta promesse d’y songer si Russell
intensifie ses idioties. Tu ne pourras rembourser personne si tu es morte
parce qu’un drogué a mis la main sur ton argent ou tes autres biens.
C’est probablement la raison pour laquelle elle et moi sommes meilleures
amies, parce qu’en la regardant, on ne dirait pas qu’elle va se marier avec
l’un des hommes les plus riches de la côte ouest. Elle est toujours la même
Mia qu’il y a quelques mois, avec une mèche verte et des pointes rouges
dans les cheveux, un t-shirt à l’effigie d’un boys band coréen et un jean
déchiré.
S’il y a une différence entre elle et moi ces derniers temps, c’est qu’elle a
un petit air joyeux… probablement à cause de tout le sport en chambre
qu’elle pratique, car je sais qu’elle n’est pas enceinte. Son père ferait une
crise cardiaque si sa princesse faisait ne serait-ce qu’une simple allusion à
une grossesse hors mariage.
Nous buvons nos cafés, et alors qu’elle termine son latte, Mia se frotte les
lèvres.
— Au fait, j’ai entendu dire que tu m’avais dé marrainé ?
— Eh bien, Vash n’est pas vraiment du genre à vivre dans un penthouse. Je
te jure, laisse-lui juste une semaine, et elle finira dans le bureau de Thomas
ou un truc comme ça, et elle laissera une boule de poils sur son sous-main.
— Oui, eh bien, c’est toujours mon bébé à fourrure, dit Mia avant de
pivoter de cette manière soudaine qu’elle a, pas tout à fait sournoise, mais
déconcertante. C’est bien pour ça que tu dois apprendre à te défendre.
La plupart des gens diraient qu’elle est méchante, qu’elle ne retient pas ses
coups… mais je la connais. Je connais sa manière de penser, et je sais qu’il
y a une connexion dans son esprit que la plupart des gens ne voient pas. Et
c’est certainement une autre graine que Charlotte a plantée.
— Pourquoi ?
— Pour défendre mon bébé de fourrure ! s’exclame-t-elle, puis elle sourit.
Oh, et toi aussi.
— Ah, dis-je en soulevant ma tasse pour qu’on me la remplisse. Qu’es-tu en
train de me dire ? Que je devrais acheter un spray au poivre ?
— Le spray au poivre n’est pas une bonne idée. Vash pourrait le trouver et
lécher le bout ou quelque chose comme ça, répond Mia, sûre de son bon
droit. Pourrais-tu imaginer ce pauvre chat avec la langue pendante,
engourdie et brûlante à cause de ce qu’il vient de lécher ?
— C’est probablement à ça que ressemble Thomas la plupart des soirs, dis-
je en riant.
Elle sourit, puis retrouve son sérieux.
— Sérieusement. Char m’a dit qu’elle avait évoqué avec toi le fait que tu
devrais apprendre à te servir d’une arme. Ce n’est peut-être pas une
mauvaise idée. Avec un peu de chance, tu n’auras jamais à l’utiliser, mais
juste au cas où. Papa m’a appris à en manier une. Si j’étais dans ta situation,
je l’envisagerais au moins.
— Mais j’ai Vash pour me protéger, dis-je faiblement, sachant que je mène
une bataille perdue d’avance contre mes meilleures amies. C’est une
griffeuse entraînée.
Elle me jette un regard furieux, m’obligeant à prendre cette question au
sérieux.
— Très bien, capitulé-je en m’effondrant. Je vais me renseigner.
Mais je sais que je n’en ferai rien, je résiste toujours tout en faisant une
demi-promesse vide.
— Et tu vas prendre ça, me dit Mia en me tendant une liasse de billets pliés.
Tu n’as pas le droit de refuser. Et si tu le fais quand même, je les donnerai
au pote vendeur d’armes de Charlotte, de toute manière. Prends cet argent,
assure-toi de trouver une arme de qualité et d’apprendre à t’en servir.
Je grommelle, mais je prends la liasse de billets. Je ne veux toujours pas
d’arme, mais j’ai l’impression que de deux maux, c’est le moindre si l’on
prend en compte le chèque qu’elle a voulu me donner. Je me rends compte
qu’elle s’est jouée de moi à la perfection, sachant qu’elle finirait par gagner
de toute manière. J’accepterais le gros prêt ou l’argent pour l’arme, mais je
ne peux pas refuser les deux.
Et j’ai peur, je suis dans le déni et plein d’espoir que Russell fera une
overdose avant le prochain paiement, mais j’ai peur des dangers que sa
présence fait courir à ma vie. Je réfléchis au fait de rentrer tard chez moi
après mon double service du samedi, la rue sombre et silencieuse, personne
d’autre que moi et Russell qui se cacherait sur le côté de ma maison.
Ou pire, dans ma maison. Il a déjà menacé de le faire aussi.
— Ok, mais je te donne un reçu et la monnaie sur ça.
CHAPITRE 8
ISABELLA

N ous sommes vendredi, et par un miracle du calendrier et de la


générosité de Shelley qui sait que je travaille deux fois plus demain,
j’ai tout l’après-midi de libre.
Profitant de l’occasion, je me rends à Roseboro Arms, qui ressemble
beaucoup plus à un complexe d’appartements haut de gamme qu’à une
armurerie pour moi.
Peu importe. Peut-être que ce nom est fait pour les acheteurs d’armes haut
de gamme qui n’ont rien en commun avec moi. Je descends de mon scooter
et rentre dans la boutique, ouvrant la porte avec précaution, comme si
j’allais être accueillie par un « you-hou » et une pluie de plombs de chasse.
Il faut vraiment que je maîtrise ma peur des armes à feu.
Je ne sais pas trop à quoi je m’attendais, mais ce que je trouve, c’est un petit
magasin calme et soigné qui ressemble plus à une bijouterie qu’à autre
chose, avec des vitrines en verre tout autour de l’espace.
La moquette bordeaux foncé, qu’on pourrait trouver dans des bureaux, a
l’air d’avoir été fraîchement nettoyée et, comble de l’ironie, le destin se
moque de moi : la sono diffuse tranquillement la chanson Do You Really
Wanna Hurt Me ?
— Salut, je peux t’aider ? demande l’homme derrière le comptoir principal,
levant les yeux du magazine qu’il feuillette.
— Euh, salut. Mon amie, Charlotte, qui m’a conseillé de venir ici, dit
qu’elle travaille avec un type qui s’appelle Brady ?
— Brady ? C’est mon petit frère, dit l’homme en souriant. Je m’appelle
Saul. Qu’est-ce que tu recherches ?
— Défense… euh, quelque chose pour ma défense personnelle ? dis-je. Un
truc que je pourrais transporter dans un sac à main.
— Eh bien, la première chose que je vais te dire, c’est qu’il faut que tu
obtiennes un permis de port d’arme dissimulé, m’explique Saul, mais c’est
assez simple. Je vais t’aider à remplir les formulaires. Maintenant, voyons
ce que nous pouvons faire pour toi.
C’est presque étourdissant d’écouter l’homme parler de calibres, d’actions,
de poids de gâchette, et plus encore. Mais je le respecte, parce qu’il n’utilise
pas de termes « féminins » pour moi. Il me donne les informations
directement sans l’attitude condescendante à laquelle je m’attendais.
Pourtant, j’ai l’impression d’être une idiote.
— Je ne suis vraiment pas sûre…
— Je peux peut-être t’aider ?
Même si je me suis forcée à ne pas penser à lui et que mon emploi du temps
m’a aidée à combler le vide en occupant mon esprit, cette voix me fait
l’effet d’une eau fraîche par une journée chaude, étanchant instantanément
ma soif tout en me donnant envie d’en avoir plus.
Je me retourne, voyant ce demi-sourire sur le visage de Gabe alors qu’il
pose sur moi ses yeux perçants. Instantanément, des papillons s’envolent
dans mon ventre et mes cuisses se contractent.
Mon sang se fait la malle partout ailleurs que dans mon cerveau qui ne filtre
plus mes paroles, et j’ouvre la bouche.
— Tu n’es pas venu mercredi comme tu l’avais promis. Et qu’est-ce que tu
fais ici ?
— Oui, désolé pour ça. Des affaires de dernière minute se sont présentées,
et j’ai été retenu hors de la ville plus longtemps que prévu. Je m’excuse, dit
Gabe en s’approchant un peu plus.
Il pénètre à peine mon espace personnel, mais au lieu de le ressentir comme
une invasion, j’ai envie qu’il se rapproche davantage.
J’aurais envie d’être en colère, et peut-être le suis-je… contre moi, pour
m’être attachée à un type à qui je n’ai pas de temps à consacrer, et qui n’a
pas non plus de temps pour moi, à en juger par son voyage hors de la ville.
Mais peut-être qu’on est quittes, alors ? Je décide de le laisser tranquille à
ce sujet.
— Eh bien, comme je ne t’ai pas donné mon numéro, je ne peux pas t’en
vouloir de ne pas m’avoir prévenue, murmuré-je avec un petit sourire.
Alors, qu’en est-il de l’autre question ? Que fais-tu ici ?
— Je fais juste du shopping. Le tir est un passe-temps.
Il hausse les épaules comme si ce n’était pas grave qu’il appuie sur la
gâchette d’une machine puissante qui crache des projectiles mortels. En
dépit de ma nervosité au sujet des armes à feu, l’idée que Gabe pointe et
contrôle une telle puissance est terriblement sexy.
Je sens la chaleur me grimper aux joues, et j’essaie de dissimuler mes
pensées salaces.
— Un passe-temps, hein ? Je suppose que tu t’y connais en armes à feu ?
Gabe glousse en hochant la tête.
— Un peu. J’aime tirer sur des cibles pendant mon temps libre. Un sport
ennuyeux pour certaines personnes, qui consiste à faire des trous très
coûteux dans du papier… mais j’aime ça. Je me suis dit que je pourrais
m’entraîner un peu pendant mon temps libre. Et toi ? Tu viens souvent ici ?
Il laisse les mots couler sur sa langue en flirtant, mais avec une bonne dose
d’humour.
— Défense personnelle, intervient Saul, qui sourit toujours autant lui aussi.
J’étais sur le point de recommander le Glock 43.
— Non, répond Gabe, dont le sourire ne faiblit pas, mais dont la voix prend
un tour autoritaire.
— Essayons le Springfield XDM.
Saul hoche la tête, toujours heureux d’aider.
— C’est un bon choix aussi, dit-il à Gabe avant de se tourner vers moi.
Maintenant, il faut juste que nous nous assurions que tu sais comment le
manier.
Je regarde Gabe, mais il lève le menton vers Saul.
— Laisse-le te faire le tutoriel complet pour débutant. Je vais faire les
boutiques et te laisser apprendre pour ne pas te distraire.
Il doit remarquer la déception mêlée à la flamme dans mes yeux, parce qu’il
se rapproche et murmure près de mon oreille :
— Je ne vais nulle part. Je reviens très vite. Montre-lui de quoi tu es
capable, tigresse.

L A SITUATION EST BEAUCOUP MOINS amusante trente minutes plus tard


lorsque j’appuie sur le bouton du petit appareil servant à fixer la cible en
papier et qu’il s’approche de moi pour me montrer où j’ai touché.
— Ça me montre plutôt là où j’ai manqué la cible, marmonné-je, observant
les trois trous dans la feuille.
Dix tirs, et je n’ai touché le papier que trois fois ? Trois foutues fois en dix
tirs ?
Autant lancer les balles sur le champ de tir, je toucherais la cible plus
souvent.
C’est le recul. Je sais ce que Saul m’a montré pendant son cours, mais entre
le fait d’appuyer sur la gâchette et la manière dont l’arme semble sauter
dans ma main, j’ai l’impression de ne pas avoir le contrôle à chaque tir.
Et plus je serre l’arme pour la maîtriser, plus c’est difficile.
Soudain, je sens un corps chaud et dur près de moi, et avant que je puisse
réagir, un bras puissant s’enroule autour de moi et tient mes poignets. Puis,
le casque antibruit que j’ai emprunté s’abaisse, la cacophonie des échos
dans la pièce me frappant de plein fouet.
— Tu t’y prends mal, dit une voix rauque dans mon oreille alors que je sens
le corps de Gabe qui m’enveloppe presque.
— Eh bien, c’est ma première fois, dis-je, enrobant les mots d’innocence,
mais mon sourire en coin dénonce le fait que je sais parfaitement ce que je
fais.
En matière de flirt, tout du moins, mais pas avec l’arme.
Gabe inspire brusquement, et sa voix est encore plus profonde, sa poitrine
grondant contre mon dos.
— Commençons par le début. Montre-moi ta position.
Il recule et sa chaleur me manque. Pourtant, je saisis le pistolet comme Saul
me l’a montré, et Gabe regarde. Je sens ses yeux sur mon corps, examinant
mes épaules et mon dos, puis descendant le long de mes hanches et de mes
jambes avant de remonter. Cela semble clinique, même si j’espère qu’il
aime ce qu’il voit.
— Pas trop mal pour une première fois.
Il me taquine, ce qui me fait sourire, puis il me demande d’un ton léger :
— Alors, qu’est-ce qui t’a poussée à acheter une arme aujourd’hui ?
Quelque chose de particulier ?
Ses yeux me parcourent encore de haut en bas, mais il n’y a rien de
professionnel cette fois.
J’abaisse mon arme, la pose sur le banc avant d’accrocher une nouvelle
cible.
— La raison principale, c’est que mes amies m’y ont encouragée. Elles
s’inquiètent du fait que je vive seule.
Mes yeux s’écarquillent lorsque je réalise que je viens de dire à un homme
étranger… un étranger très sexy, que je vis seule. Je suis littéralement la
fille trop stupide pour vivre dans chaque histoire de prévention, me dis-je.
Au moins, il sait que j’ai une arme. Mais d’un autre côté, à moins qu’il n’ait
la carrure d’une armoire normande, il n’a pas grand-chose à craindre de
moi.
— Dans ce cas, c’est sans doute une sage décision, répond-il sur un ton
pragmatique. Tant que tu sais comment l’utiliser. Tu sais, à mes yeux, une
femme capable de manier une arme, c’est… sexy.
Sa manière de le dire fait monter la température du champ de tir d’environ
vingt degrés, et je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule pour le voir
me regarder directement avec un sourire à fossettes.
— D’accord, et maintenant ?
— Recharge, et je vais te montrer, me dit Gabe, récupérant mon chargeur
vide dans lequel il glisse dix nouvelles balles. Oh, et le casque. Assure-toi
de toujours tirer en sécurité.
Je dois avoir l’esprit tordu, parce que je jurerais avoir vu ses yeux pétiller
quand il le dit. Mais je remets mon casque et envoie la cible à l’autre bout
du champ de tir. Je recharge l’arme et Gabe m’observe, s’approchant à
nouveau de moi pour poser les mains sur mes poignets, son corps
légèrement collé au mien.
La traînée dévergondée en moi demande la permission de frotter mes fesses
contre lui, mais je m’abstiens, tout en appréciant qu’il n’utilise pas ce
prétexte pour se coller à moi comme le feraient la plupart des hommes.
Gabe est un gentleman, ce à quoi je ne suis pas habituée, me dis-je
ironiquement.
Il écarte mon casque de quelques centimètres, sa voix est étouffée contre
mon oreille.
— Détends ta prise. Je le sens dans tes avant-bras, me dit-il, et j’oblige mes
muscles à se relâcher.
Voilà. Maintenant, concentre-toi sur le viseur avant. La cible ne bouge pas.
Elle n’ira nulle part. Et quand tu seras prête, appuie doucement…
Il lâche le casque et je vise le canon de l’arme comme me l’a montré Saul,
alignant mon viseur et la cible. Je prends une lente inspiration et j’appuie
doucement.
Le revolver saute dans ma main, et aussitôt, je vois le papier bouger et un
petit trou blanc apparaître dans la partie noire de la cible, les cercles à haut
score que je n’ai jamais touchés auparavant. Gabe regarde et sourit.
— Joli coup. Maintenant, essaie à nouveau.
Je ne suis pas Annie Oakley, mais cette fois, je touche le papier neuf fois
sur dix, et le meilleur de tout, cinq coups au milieu. Je ne peux m’empêcher
de sourire, et Gabe lève la main pour un high-five, que je lui renvoie
prudemment, gardant l’arme pointée vers le bas.
— Tu vois une amélioration ?
— C’est bien mieux, approuvé-je, et mes épaules me picotent encore à
l’endroit où j’ai senti sa poitrine collée contre mon dos. Euh… tu veux bien
me montrer comment tu fais ?
— Bien sûr, dit Gabe après un moment. Je peux utiliser ton arme ?
Je hoche la tête et accroche une nouvelle cible que j’envoie pendant que
Gabe recharge à nouveau.
Je recule, m’attendant à ce que les tirs soient lents, méthodiques et espacés
de deux à trois secondes. Mais au lieu de cela, Gabe déclenche une
explosion de tirs, dix balles le temps que je puisse à peine prendre deux
respirations. Et ses yeux bruns passent de la chaleur à la glace lorsqu’il
appuie sur le commutateur et ramène la cible.
Le papier, qui comporte quelques morceaux de ruban adhésif aux endroits
où j’ai réparé des trous, présente soudain dix perforations flambant neuves,
toutes proches du cœur de la cible.
— Wouah ! murmuré-je, le regardant avec un émerveillement renouvelé.
Pas la peine que j’achète une arme, je devrais juste te ramener chez moi.
Je plaque ma main sur ma bouche, les yeux écarquillés.
Oh, mon Dieu, est-ce que je viens vraiment de dire ça ? Ce n’était pas ce
que je voulais dire. Enfin si, peut-être un peu, mais je ne l’aurais pas
balancé de manière si effrontée si mes ovaires n’étaient pas en pleine
explosion comme les cibles de papier juste avant. Gabe a raison : quelqu’un
qui sait manier une arme, c’est terriblement sexy.
Son sourire m’informe qu’il a parfaitement entendu ce que j’ai dit, et ce que
je voulais dire. Et les papillons reprennent leur envol dans mon ventre, aussi
fort qu’un ouragan.
— Si tu veux, répond Gabe à ma proposition involontaire, mais sans
pression. Je suis juste content de pouvoir aider.
— Avec un peu de chance, je n’en aurai pas besoin, mais le type en manque
en bas de ma rue est devenu un peu trop insistant ces derniers temps.
Merde, je continue à dire des choses que je ne devrais pas.
La mâchoire de Gabe se contracte.
— Un voisin ?
— En quelque sorte. Techniquement, il possède le terrain sur lequel se
trouve ma maison, il a un bail foncier. Et il continue de passer chercher son
loyer de manière agressive. C’est un sale type, de manière générale,
expliqué-je en levant une épaule. Que pourrais-tu y faire ?
— Tu penses qu’il est dangereux ? demande-t-il prudemment.
Son regard devient glacial lorsque je lui dis à quel point Russell m’a fait
peur ce matin-là devant chez moi, et je vois ses mains se contracter et se
détendre.
— Je suis navré qu’une telle chose te soit arrivée.
— Oui, bon… Je suppose que ça m’a suffisamment fait peur pour que
quand Mia et Char m’ont dit de venir ici, je les aie écoutées, avoué-je en
m’approchant un peu de lui. Je veux dire, il n’y a rien de mal à apprendre à
se défendre, non ?
Les yeux de Gabe sont graves alors qu’il réduit la distance qui le sépare de
moi, et s’il tendait la main maintenant, il pourrait m’envelopper dans ses
bras à nouveau. Mais il reste là, les mains sur le côté.
— Il n’y a rien de mal à être suffisamment fort pour prendre en main son
propre destin, dit-il, l’expression sombre, et je me demande bien quel tour
du destin il essaie de contrôler.
Gabe bat des cils, la glace disparaît un peu quand il tend la main vers ma
nuque et s’approche suffisamment pour m’embrasser.
Mais au lieu de cela, il dit doucement :
— Tu n’es pas obligée de me donner le tien, mais je vais te noter mon
numéro. S’il te pose des problèmes, tu m’appelles, d’accord ?
Je hoche la tête, mais minimise la situation.
— Je suis sûre que tout ira bien. C’est juste une précaution, dis-je à Gabe,
réticente à le déranger, même si secrètement, je pense que c’est exactement
ce que je veux.
Il m’agace beaucoup. Et il me donne chaud. Excitée et agacée, c’est moi.
Gabe sourit un peu, la chaleur et la glace se mélangeant quand il pose les
yeux sur moi. C’est comme s’il se montrait chaleureux et proche de moi,
mais qu’il pouvait encore infliger de la douleur à ceux qui me menacent.
C’est le regard le plus sexy que j’aie jamais vu sur le visage d’un homme.
— J’insiste. Maintenant, exerçons-nous encore un peu.
Nous essayons à nouveau, et au fur et à mesure que nous progressons, je ne
peux m’empêcher d’être de plus en plus excitée. Cette puissance entre mes
mains est intimidante, et alors que j’essaie de viser, mon esprit ne cesse de
se remémorer les brefs instants où Gabe a tiré dix balles dans ce cercle de la
taille d’un pamplemousse plus vite que je ne pourrais le croire.
C’était terrifiant, mais aussi sexy, de le regarder avoir un contrôle total et
absolu de l’instrument de mort entre mes mains.
— Rappelle-toi, détends-toi, dit Gabe doucement, en venant à nouveau
derrière moi.
Il pose ses mains sur mes épaules et les plaque doucement. Je n’avais même
pas réalisé qu’elles étaient remontées vers mes oreilles.
— Tu penses aux résultats et pas au processus pour y arriver. C’est ça qui
fait que tu es tendue, nerveuse.
Sa voix est presque hypnotique, et lorsque ses mains commencent à pétrir
mon cou et mes épaules, je sens les hormones inonder mon corps. Je suis
réduite en pâte à modeler sous ses pouces, et dans mon esprit, je me
demande si quelqu’un m’a déjà fait ressentir un tel mélange de sensations
en même temps.
Effrayée et attirée, excitée et détendue, inquiète et à l’aise… Gabe fait
tourbillonner toutes ces sensations dans ma poitrine, et j’ai l’impression
qu’il n’y a plus assez d’oxygène dans la pièce.
— Voilà, dit Gabe dans mon oreille. Maintenant, aligne les viseurs.
N’oublie pas que tu ne fais que tirer sur un morceau de papier… et vas-y.
Dix tirs, et je me sens comme une machine.
Respirer.
Viser.
Presser.
Respirer.
Viser.
Presser.
Le cycle se répète dix fois, et quand le papier arrive, il y a dix trous dans les
anneaux noirs.
— Très bien. Très, très bien, me complimente Gabe.
— Merci, dis-je en saisissant la cible.
Il prend son tour et atteint à nouveau le cœur de cible chaque fois, mais je
ne regarde même plus le papier. À la place, je me concentre sur lui. Pieds
écartés, hanches droites, mâchoire contractée et yeux plissés. C’est comme
si un héros de film d’action était sorti de l’écran d’Hollywood, surtout
lorsqu’il tire le dernier coup et se tourne vers moi avec un sourire enfantin.
Il pose l’arme et jette un coup d’œil à l’horloge sur le mur.
— Écoute, je dois y aller, mais on pourrait peut-être se retrouver pour
refaire ça ? Ou pour dîner ? Juste pour être clair, pas à ton restaurant.
Il cligne des yeux un peu plus vite, minuscule signe de nervosité à l’idée de
m’inviter à sortir, ce qui est compréhensible puisque je l’ai repoussé la
dernière fois. Je ne referai pas cette erreur.
Je fouille dans mon sac à la recherche d’un stylo et récupère ma feuille de
tirs réussis, me disant que ce serait bien de la garder en souvenir de mes
premiers essais. Mais à la place, je griffonne mon numéro sur le coin et
donne le papier à Gabe.
— Tiens, prends ça. Tu m’as vraiment beaucoup aidée, et je pense que c’en
est la preuve.
Je souris chaleureusement.
Il prend le papier, regarde à la fois le numéro et l’éparpillement des trous,
puis revient sur moi.
— Merci. Je t’appelle bientôt.
Il commence à partir, mais se retourne, et les papillons dans mon ventre
frétillent, pensant qu’il va revenir pour un baiser. Mais au lieu de cela, il me
lance un de ses demi-sourires caractéristiques qui font fondre les culottes.
— Au revoir, Bella.
Je me mords la lèvre en entendant ce surnom. J’ai aimé quand il l’a écrit,
mais l’entendre le prononcer, c’est encore plus… wouah. Je lui fais un signe
de la main, et il s’en va.
Saul revient dans mon couloir derrière moi et demande poliment :
— Tu es prête pour que je te montre comment le démonter pour le nettoyer
et le ranger en toute sécurité ?
Je hoche la tête, mais l’excitation de l’instant précédent a disparu avec la
sortie de Gabe.
CHAPITRE 9
GABRIEL

L e temps est carrément froid ce matin, ce qui me rappelle qu’ici, dans


le nord-ouest du Pacifique, l’automne arrive beaucoup plus vite que là
où je suis né.
Je ne parle pas de l’endroit où je vis, car depuis une dizaine d’années, je ne
peux pas vraiment dire que j’ai eu un foyer.
J’ai tendance à rester dans la zone de San Francisco à Seattle quand je ne
suis pas sur une mission, dans l’espoir de trouver un indice au sujet de ce
qui est arrivé à Jeremy. Mais même ici, je n’ai pas de foyer, ni même de
camp de base. Rien que des chambres d’hôtel, des appartements loués à
court terme, et parfois un AirBnB.
J’ajuste mon sweat-shirt à capuche en regardant la maison d’Isabella. Il ne
fait pas froid au point que mes doigts soient engourdis, ou que les fenêtres
s’embuent.
Non, la seule chose qui obscurcit ma vision, c’est moi. Et il faut que ça
cesse.
Hier, je l’avais suivie, en espérant qu’elle fasse quelque chose de « mal » au
cours de sa journée de congé, qui expliquerait le pourquoi de mon
embauche. J’étais resté dans le parking du stand de tir pendant presque dix
minutes, luttant intérieurement pour savoir si je devais entrer.
Penserait-elle que la coïncidence était trop énorme, et s’enfuirait-elle
comme un lapin ? Ou serait-elle heureuse de me voir ?
Finalement, j’avais cédé à la curiosité, en me disant qu’il était possible
qu’elle ait découvert qui j’étais, et qu’elle se protège contre moi. Dans mon
métier, c’était une information importante pour moi ; alors j’étais entré,
sachant que c’était surtout un prétexte, pas franchement la vérité. Mais
j’étais heureux de pouvoir me justifier à mes propres yeux.
Et je l’ai vue s’épanouir. La confiance qu’elle a acquise en apprenant
rapidement à tirer m’excitait tout autant que la chaleur de son corps collé
contre le mien.
Elle était la créature la plus sexy que j’ai jamais tenue dans mes bras. De la
force de ses épaules à la manière dont ses jambes s’écartent lorsqu’elle
prend sa position de tir, le plus excitant étant sa volonté de se défendre
contre cette ordure de Carraby. C’est une vraie machine, cette Isabella
Turner.
Mon cerveau était tiraillé : d’un côté, j’admirais son talent de tireur d’élite
en herbe et sa force, de l’autre, j’avais envie de baisser le jean qu’elle
portait, d’écarter ses pieds de quelques centimètres et de la prendre aussi
fort que possible pendant qu’elle était penchée sur le banc de tir.
Elle me donne envie de voir si je suis capable de relever le défi d’être digne
d’elle. Je sais que ce n’est pas le cas, mon âme est manifestement souillée
bien au-delà de ce que mérite une princesse comme elle, mais je veux
quand même passer le test.
Même après mon départ, j’ai dû revenir à ma chambre de motel, et me
masturber deux fois juste pour avoir assez de maîtrise pour passer le reste
de la nuit.
C’est pourquoi je dois faire ça rapidement. Dans le stand de tir, je sentais
mon self-control déraper, à deux doigts d’abandonner ma mission juste pour
l’avoir à ma merci d’une autre manière.
J’avais envie d’enfouir mon nez dans les épaisses mèches fluides de ses
cheveux, de grignoter son oreille et de passer la main autour d’elle pour
tirer sur ses tétons jusqu’à ce qu’elle jouisse sur moi.
Ça ne peut pas se produire.
Mon téléphone vibre et je vois que c’est un message de Blackwell.
Cinq.
Le compte à rebours m’énerve. Il sait comment je travaille, et la pression
supplémentaire qu’il exerce sur moi me pousse à remettre d’autant plus en
question ce contrat. Mais je ne peux pas faire marche arrière.
Je me rapproche, dis-je, regrettant de ne pas être certain que cette ligne de
conduite est justifiée. Mais suis-je déjà trop proche d’Isabella ? Trop
aveuglé pour voir l’atroce vérité ?
Évidemment, je me suis déjà servi de mon physique avantageux et de ma
personnalité pour me rapprocher de mes cibles. Mais Isabella est différente.
Elle menace de franchir la limite où cela devient plus qu’une simple
attirance pour son corps.
À la regarder travailler, c’est pénible de la voir ravaler sa fierté et faire tout
ce qui est nécessaire pour continuer à avancer. Je me suis introduit dans ses
cours, me cachant dans l’ombre au fond de l’amphithéâtre, souriant
intérieurement quand elle a toutes les bonnes réponses.
C’était encore plus douloureux hier, en la regardant sortir de la coquille
qu’elle s’est imposée, s’épanouissant alors qu’elle prenait confiance dans
ses tirs.
J’ai pris du plaisir dans chaque sourire, chaque éclat brillant dans ses yeux,
les fois où je l’ai fait rire. Plus que son corps, c’est à cela que j’ai pensé en
me caressant la nuit dernière. Pas à ses fesses, ni ses seins, ni rien de tout
ça.
J’ai fantasmé sur son rire.
J’ai fantasmé d’être l’homme qui pourrait l’aider à se réveiller de l’enfer
dans lequel elle vit.
D’être celui qui la sauverait, qui l’emmènerait dans un endroit sûr et la
gâterait avec mon attention et mon amour.
Et c’est dangereux. C’est plus addictif que n’importe quelle drogue que son
propriétaire consomme.
Avec Isabella, je me sens tiraillé dans des directions opposées, mais
équivalentes et plus j’attends, plus je suis déchiré en deux.
La porte d’Isabella s’ouvre et elle sort, remontant son sac à dos sur ses
épaules. Elle n’emporte pas beaucoup de livres aujourd’hui, ce qui signifie
qu’elle a dû étudier hier soir. J’espère qu’elle a aussi pu dormir, la pauvre.
Merde. Je recommence. C’est trop, je suis trop proche. Fais marche arrière,
Gabriel.
Elle s’arrête, fouille dans sa poche et sort son téléphone. Elle compose un
numéro, et je suis choqué quand mon propre téléphone se met à sonner près
de moi. Je jette un œil et… c’est elle.
Je m’abaisse sur mon siège de sorte que l’on ne puisse pas me voir, et je
prie pour que personne dans le quartier ne klaxonne.
— Allô ?
— Salut… Gabe ? C’est Izzy Turner.
— Bella, dis-je automatiquement, sans même y réfléchir.
Elle pousse un petit cri joyeux, et intérieurement, je me maudis. Je me suis
permis de l’appeler ainsi la nuit où je lui ai laissé un mot… maintenant, je
l’utilise tout le temps avec elle. Il a fallu que je me rappelle ne même pas
penser à elle de cette manière, mais ça n’est pas encore rentré.
Au contraire, le surnom s’est enfoncé plus profondément dans ma psyché.
— Oui, c’est moi. Écoute, je sais que c’est idiot, mais tu as parlé de dîner, et
je me paie des services du soir pour les six prochains jours, mais j’aimerais
te voir.
Elle semble nerveuse, et je me demande s’il lui est déjà arrivé d’appeler un
gars. Est-ce qu’elle attend simplement qu’ils viennent à elle, comme les
créatures des bois qui cherchent Blanche-Neige ?
Ou est-elle trop occupée à gérer sa situation pour même songer aux
garçons ?
Ma mâchoire se contracte à l’idée qu’elle puisse être avec un autre, mais
elle ne doit pas entendre, car elle se met rapidement à parler.
— Je me demandais si tu voudrais peut-être passer au restaurant ? Je te
promets qu’Henry est un excellent cuisinier et qu’il sait faire bien d’autres
choses que le plat du jour.
— Ça me plairait, lui dis-je, torturé intérieurement, car je sais que c’est un
mensonge, et que ce n’en est pas un, tout à la fois.
Une partie de moi n’a qu’une envie, partager un peu de nourriture et une
bonne conversation avec elle.
L’autre moitié… veut s’enfuir.
Il n’y a qu’une infime partie négligeable de moi qui a vraiment envie de la
tuer, même si j’ai désespérément besoin de l’information que possède
Blackwell. Et je déteste cette partie sombre et monstrueuse de moi.
— Génial ! s’exclame-t-elle d’un ton joyeux, remuant un peu plus le
couteau enfoncé dans mes tripes.
En fait, je la rends heureuse.
— Eh bien, j’ai une pause vers vingt-et-une heures, ou si tu veux attendre la
fermeture, viens vers vingt-deux heures quarante-cinq.
— D’accord. Je vais essayer d’être là pour ta pause, et ensuite je resterai
jusqu’à ce que tu aies fini, si ça te convient ?
Bella rit, et je jure qu’elle semble plus heureuse que jamais.
— D’accord. À tout à l’heure. Bye !
Elle raccroche, et je me maudis, car quelques instants plus tard, j’entends le
bourdonnement de son scooter qui s’éloigne.
Je la regarde partir et j’attrape mes crochets de serrurier. Je me dirige vers
sa maison, avec l’intention de faire ce que j’aurais dû faire avant de
l’approcher.
Je vais devoir trouver quelque chose à dire à Blackwell, et vite.
D’une manière ou d’une autre, il me faut une excuse. Un élément qui me
permettra de faire ce que j’ai promis ou qui brisera mes règles et me
permettra de refuser le contrat selon les termes déjà énoncés.
Mes employeurs connaissent mon principe d’exclusion des innocents, et
j’explique très soigneusement les clauses de sortie pour moi et pour la
partie qui embauche. Aussi dépravé que cela soit, c’est une transaction
commerciale, et je la considère comme telle.
Blackwell n’est pas différent des autres, mais d’un autre côté, c’est
l’employeur que j’ai le moins envie de contrarier. Non seulement il a le bras
long, mais l’offre qu’il m’a faite, c’est le Saint-Graal que je recherche.
Alors comment dois-je régler cela ?
La serrure de sa porte arrière est vraiment merdique, il ne me faut que six
secondes pour la forcer. Et je l’ouvre sur l’une des choses les plus tristes
qu’il m’ait été donné de voir.
Je savais que cette rangée de maisons était dans un bien triste état de
délabrement, mais de l’extérieur, il me semblait que celle de Bella était
l’une des moins endommagées. Mais depuis le point de vue où je me trouve
dans la cuisine, je constate que c’est un putain de miracle que cette chose
tienne encore debout.
Le plancher de bois massif porte les fantômes de plus de soixante-dix ans
de vie. La teinte autrefois chaleureuse est usée, presque blanche, là où des
générations de personnes sont passées.
Les murs sont défraîchis, et le vieux papier peint est si fin que je peux
presque voir le plâtre et les lattes derrière. La couleur et le motif qu’il avait
au moment où il a été posé sont réduits à un brun pâle délavé, avec des
taches qui étaient sans doute des fleurs.
Les meubles sont vintage et datent des années 70 : un canapé en tweed avec
des accoudoirs en bois et une table à manger deux places en formica teinté.
Tout est du même acabit. C’est vieux, rafistolé, et à peine plus confortable
que ce qu’ont les sans-abris.
Mais je vois les efforts qu’elle met dans sa maison. Les comptoirs
impeccables, le drap soigneusement replié autour des coussins du canapé
pour qu’il gratte moins, et l’odeur du citron dans l’air. Ce n’est pas grand-
chose, mais elle en prend soin.
La détester ? Comment pourrais-je la détester ? Comment pourrais-je dire
d’elle qu’elle est mauvaise ?
Cela me donne envie de pleurer.
Sa vie n’est qu’une vaste blague, avec une maison en ruine pire que ce que
je pensais, un travail qui l’épuise totalement, et des rêves qu’elle n’atteindra
jamais au rythme où elle va. Mais malgré tout, elle n’abandonne pas.
Je balaie l’endroit du regard, et je suis encore plus énervé contre Russell.
Comment peut-on vouloir demander de l’argent à quelqu’un pour cet
endroit ?
Je lui rendrais service en y mettant le feu.
Je continue à explorer, en entrant dans ce qui doit être la chambre de Bella.
Elle n’a pas de cadre de lit, rien qu’un matelas posé au sol, mais ses
couvertures sont soigneusement étalées, et l’unique oreiller est centré, posé
contre le mur à l’endroit où devrait se trouver la tête de lit. Une série de
photos collées sur le miroir avec du ruban adhésif jauni attire mon attention.
Le miroir est énorme, mais visiblement fendu en son milieu, sinon il aurait
sans doute été mis en gage ou vendu depuis longtemps pour payer les
factures.
Il ne me faut pas longtemps pour identifier Bella sur les photos. Ses
cheveux et ses yeux sont toujours de cette même superbe couleur bois
foncé, et je me demande combien de cœurs elle a brisés à l’école. Pas mal,
je suppose.
Les photos les plus anciennes la montrent dans un environnement bien plus
agréable, une maison de classe moyenne supérieure si je ne me trompe pas.
Bella est entourée d’un homme et d’une femme, avec un garçon en arrière-
plan. Il est évident que la femme est sa mère, elle a les mêmes joues et la
même structure osseuse, mais l’homme a les cheveux de Bella.
— Son père, murmuré-je avec étonnement.
Je touche la photo du garçon, qui a des taches de rousseur et qui sourit
largement.
— Et son frère.
Sous cette photo s’en trouve une un peu plus récente, et cette fois Bella est
à l’école primaire, avec une femme qui n’est pas simplement maigre, mais
carrément décharnée.
Elle a été prise dans cette maison, même si les choses semblaient aller bien
mieux il y a vingt ans qu’aujourd’hui. Si mes recherches sont exactes, cette
femme est la tante de Bella, la sœur de sa mère. Elle semble usée et épuisée
par la vie, même si, à en juger par l’âge de Bella, la photo a été prise dix
bonnes années avant sa mort.
Je déglutis et baisse les yeux sur une boîte à bijoux bon marché, sans doute
vide, mais mon instinct me pousse à soulever le couvercle. Il y a une toute
petite ballerine à l’intérieur, mais elle ne tourne pas, soit parce qu’elle n’a
pas été remontée depuis longtemps, soit, plus probablement, parce que le
mécanisme est cassé.
Plus intéressant en revanche est le petit morceau de journal plié, légèrement
jauni par l’âge, mais néanmoins soigneusement conservé. Me sentant
comme le voleur le plus dépravé du monde, je le prends entre deux doigts,
le soulève et le déplie soigneusement.
Une famille locale tuée dans un tragique accident d’avion.
L’histoire est courte et plutôt triste, elle raconte le destin d’Oliver Turner, de
sa femme, Sarah, et de leur seul fils, Roy. Oliver, un homme d’affaires
prospère, était également un aviateur amateur passionné et avait décidé
d’emmener sa femme et son fils faire une petite virée agréable au-dessus de
l’île de San Juan pour repérer les orques que l’on voyait au large de cette
côte.
Malheureusement pour eux… ils ne sont jamais revenus. Leur fille, la jeune
Isabella Turner, âgée de cinq ans, était le seul membre survivant de la
famille Turner, car elle avait été laissée aux soins d’une baby-sitter, à en
croire mes informations.
L’article se termine sur la mention de Bella, presque comme une note de bas
de page : une simple ligne indiquant qu’elle vivrait avec sa tante.
Je replie soigneusement le papier, les larmes menaçant à nouveau de couler.
Elle a déjà traversé tellement de choses, et je me sens comme un enfoiré
sans cœur pour avoir accepté ce contrat. Mais comment aurais-je pu le
savoir ?
Sa vie n’a pas été qu’une tragédie. C’était une comédie, pas du genre à faire
rire, mais du genre triste, déchirant, qui fait pleurer, où l’univers se moque
de vous tout en vous frappant à nouveau.
Je connais ce sentiment, mais je soupçonne que j’ai à peine effleuré le
niveau de merde que Bella a dû endurer.
Je repose la coupure de journal et quitte sa chambre pour aller voir le reste
de la maison. Il y a une autre chambre, et quand j’ouvre la porte, je suis
sidéré par ce que je vois.
C’est… une peinture.
Sur le mur lui-même.
Mon ventre se contracte sous le coup de l’émotion quand je vois toute l’âme
contenue dans ce qui se trouve sous mes yeux. C’est la peinture d’un avion
qui s’envole au-dessus de l’océan, avec le soleil qui se reflète sur les ailes
argentées… et une île.
On sent une telle tristesse dans chaque coup de pinceau… La fresque est
faite avec ce qui ressemble à de la peinture pour affiche, ou peut-être de la
peinture murale. Cela n’a pas vraiment d’importance. Ce sont les émotions
exprimées dans chaque centimètre carré de la peinture qui la rendent
époustouflante.
Le second oreiller de son lit se trouve au milieu de la pièce, comme si elle
restait beaucoup assise là devant la fresque. Cela me paraît vraiment
important qu’elle prenne quelques instants pour elle au milieu de sa vie si
remplie. Pour faire son deuil, pour se souvenir, pour rêver à une vie
différente ?
Sans vraiment savoir pourquoi, je tends la main vers le tableau, pour
toucher ce mémorial que Bella a peint pour sa famille, mais avant que je
puisse le faire, un hurlement venu des profondeurs de l’enfer traverse la
pièce, et une boule noire furieuse bondit du placard à côté de la toile.
— Oh, bordel !
Je grogne alors que la douleur se propage dans ma main droite avant que je
ne parvienne à balancer ce truc à travers la pièce. Une fois qu’il a atterri
avec un léger bruit sourd, je découvre qu’il s’agit d’un chat, des yeux verts
qui semblent luire au milieu de sa face noire, une marque blanche en forme
de V qui se fronce tandis qu’il me siffle dessus.
Mon poignet me lance, et je baisse les yeux, constatant que l’animal m’a
bien griffé.
— Tu as de la chance, mon chaton. En général, mes réflexes sont plus
mortels que ça, mais je ne te ferai pas de mal.
Le chat me miaule dessus, comme pour me signifier que c’est moi qui ai de
la chance, et je recule prudemment, sortant par la porte par laquelle je suis
entré avant de me diriger vers mon camion.
Je dois décider de ce que je vais faire de ce bordel parce que j’ai pris ma
décision et j’en ai conscience. Il m’est impossible d’honorer ce contrat.
Bella ne mérite pas la fin que l’on a choisie pour elle.
Et voilà tout, sauf pour Blackwell.
Il perd déjà patience avec mon timing. Alors que je suis connu pour être
patient et méthodique, nous en arrivons à des niveaux ridicules.
Pour un civil non protégé qui n’a aucune idée de la justice aveugle qui
l’attend, le délai raisonnable aurait été d’une semaine au maximum. J’en
suis à trois, du début de mes recherches et notre premier contact jusqu’à
aujourd’hui.
J’ai déjà tué des types comme Blackwell, protégés par une sécurité,
conscients des menaces, et peu enclins à prendre des risques en moins de
temps que je n’en ai pris pour Isabella.
Et Blackwell n’est pas un homme réputé pour sa loyauté ni sa patience. Si
je tarde trop, il me court-circuitera, et inclura sans doute un addenda pour
que je devienne aussi la cible de la personne qu’il engagera pour le nouveau
contrat.
Mais alors que je conduis, je ne cesse de songer à cette fresque.
C’est pour cette raison qu’elle sacrifie tant de choses… qu’elle se tue pour
garder cette maison en ruines.
Et si cela a autant d’importance à ses yeux, je veux aussi l’aider à la garder.
Et plus encore, je veux assurer sa sécurité et la garder en vie.
CHAPITRE 10
BLACKWELL

J e bois ma tequila en déplorant intérieurement que les gens soient si


prévisibles. C’est vraiment un avantage pour moi, cela me permet
d’avoir une vue globale de l’échiquier de la vie et de prévoir mes actes en
conséquence. Mais parfois, un petit coup de pouce serait le bienvenu.
Je souris, tends la main vers le bar à l’arrière de ma limousine et attrape un
quartier de citron vert. Je le presse au-dessus de l’alcool clair et le secoue
pour mélanger la saveur amère à la boisson onéreuse.
— Voilà effectivement un rebondissement, dis-je à la banquette arrière vide.
La barrière entre le conducteur et moi s’abaisse.
— Excusez-moi, monsieur. Il semble que nous soyons suivis. Désirez-vous
que je les sème, ou que je continue la route vers votre réunion ?
Je jette un œil par-dessus mon épaule et ne vois que les lumières rondes
brillantes des voitures qui nous entourent dans les rues de Roseboro.
Des rues qui m’appartiennent, que je contrôle et que j’ai pavées. À mon
arrivée dans cette ville, elle était sans intérêt, en dépression à cause du
manque d’emplois et en plein milieu d’un exode massif de familles. Grâce à
mes compétences et à mes soins, j’ai rendu la vie à cette ville.
C’est grâce à moi que les prix de l’immobilier dans cette ville ont augmenté
chaque année depuis vingt ans et que le lycée de la ville, qui n’était qu’une
simple réflexion secondaire, est devenu l’une des plus grandes et des
meilleures écoles de tout l’État.
Je suis la raison pour laquelle cette ville existe.
Et elle est en train de l’oublier. Ils se moquent de moi, avec des expressions
telles que « du noir au jaune », pour parler des travailleurs qui me quittent
pour aller travailler pour le golden boy.
Pire encore, il y a ceux qui s’en vont pour réussir par eux-mêmes, se servant
des choses qu’ils ont apprises de moi pour se mettre en concurrence avec
mon entreprise. Comme s’ils ne me devaient pas une certaine loyauté pour
les changements que j’ai apportés à Roseboro et à leurs petites vies.
Je pince les lèvres alors que la tequila me brûle la langue et les gencives, la
retenant dans ma bouche jusqu’à ce qu’elle provoque un léger
engourdissement. Je l’avale ensuite, ayant extrait chaque molécule d’arôme
de la potion. La brûlure et les subtiles saveurs de vanille et de chêne
m’aident à retarder ma colère. À me concentrer.
Et j’ai beaucoup de sujets sur lesquels me concentrer.
Je réponds finalement au conducteur :
— Roulez un peu. Je serai légèrement en retard pour ma réunion, mais dans
une mesure raisonnable.
Il acquiesce en silence et la séparation reprend sa place sans bruit un instant
plus tard.
Je sais que tu me suis, Gabriel Jackson. La question est pourquoi ?
Je l’avais engagé, car c’est le meilleur dans ce domaine, capable de
s’adapter et remplir ses missions dans diverses circonstances. Sans bruit ou
en fanfare, avec ou sans dégâts, sous l’apparence d’un accident ou pour
faire clairement passer un message… quels que soient vos besoins, il peut y
répondre et, à en croire sa réputation, il le fait toujours avec un succès sans
équivoque. J’étais au courant qu’il a des méthodes précises, et c’est quelque
chose que je suis capable d’apprécier, mais apparemment, il se dégonfle.
Cela ne peut être qu’à cause d’elle.
Ce retard est devenu insupportable, ses questions sur mes motivations
moins amusantes et plus irrespectueuses, et je suis à bout de patience.
D’autant qu’il semble plus intéressé par mes agissements que par ceux de sa
proie attitrée.
C’est pourquoi j’ai déjà engagé un détective privé pour suivre M. Jackson.
Pas un autre tueur à gages, du moins, pas encore. Mais plutôt un homme
habile pour se rendre invisible. J’aime l’idée de cloisonner mes pions,
lesquels ne détiennent qu’une partie de l’image plus grande que je visualise
aisément.
Ses rapports montrent que les relations de Gabriel avec Isabella sont peut-
être plus intimes que je ne l’avais prédit, même s’il a précisé que celui-ci a
enquêté chez elle aujourd’hui. Ainsi, il ne s’est peut-être pas laissé
entièrement abuser par ses atouts féminins.
Sachant qu’elle s’est servie de larmes et d’une fausse histoire pour faire
plonger mon précédent associé, je ne suis pas prêt à faire confiance à
Isabella Turner, en apparence inoffensive.
— Vous devriez vous dépêcher, M. Jackson, chuchoté-je à l’attention de la
nuit noire, buvant une autre gorgée de tequila. Ma patience a des limites.
C H A P I T R E 11
ISABELLA

I l est passé vingt-et-une heures, et même si j’essaie de retarder ma pause


dîner, je finis par m’asseoir dans le bureau de Martha pour engloutir un
sandwich et des frites.
D’habitude, je m’assieds par terre ou je reste debout au comptoir, mais
puisque Gabe n’est pas là comme il l’a dit, je ne veux pas avoir l’air
pathétique. Et je sais que je surveillerais la porte comme un faucon, étant
donné que c’est ce que j’ai fait de vingt heures trente à vingt-et-une heures
quinze.
Je me souviens qu’il a dit qu’il « essaierait » d’être là à ma pause et qu’il
resterait jusqu’à ce que je termine, et ce n’est pas tout à fait la même chose
qu’un vrai rendez-vous. Un grand nombre de choses auraient pu se produire
entre ce matin et ce soir.
Après avoir avalé la dernière bouchée, je dépose mes plats dans l’évier du
fond, je redresse mon tablier et je me lave les mains. J’applique une couche
rapide de baume à lèvres teinté et je me pince les joues, en essayant de me
remonter le moral après la déception d’un autre dîner en solitaire.
Professionnelle en toutes circonstances. C’est tout moi, et je ne sais pas
pourquoi j’ai cru une minute que je pourrais éventuellement avoir autre
chose, plus léger, plus vivant et juste pour moi. Je le sais, en plus. Ce n’est
pas ma vie.
Mais avant, Mia ne pensait qu’aux chiffres et il lui est arrivé quelque chose
d’extraordinaire, alors peut-être qu’il y a de l’espoir pour nous tous,
murmure mon cœur romantique.
Tiraillée entre le fantasme et la réalité, je retombe sur le sol, remerciant
Elaine d’avoir couvert mes tables.
Il est presque vingt-et-une heures trente quand la sonnette retentit et mon
cœur fait un bond dans ma poitrine. Je sens le changement d’atmosphère
dans la salle quand Gabe entre, tout sourire.
— Hé.
— Hé.
J’ai d’excellentes compétences en matière de conversation, me dis-je.
— Ravie que tu aies pu venir, le salué-je, arborant un sourire sincère pour la
première fois depuis le début du service, avant d’ajouter exprès, j’ai déjà
pris ma pause, je ne pouvais pas attendre plus longtemps, sans quoi Elaine
n’aurait pas pu assurer pour moi.
Il grimace et se frotte les cheveux.
— Désolé. Je ne pensais pas qu’il serait aussi tard, mais j’ai été retenu par
le boulot, et je savais que tu ne pouvais pas vraiment vérifier ton téléphone
pendant le service. Je suis content que tu n’aies pas attendu. Tu dois manger
quand tu peux. J’espérais pouvoir me faire pardonner en traînant ici jusqu’à
ce que tu aies fini ? Peut-être qu’on pourrait faire quelque chose ensuite ?
Son visage est ouvert et il semble être sincère, deux choses que je n’ai pas
souvent vues. En plus, il marque des points, car il a intégré le fait que je ne
peux pas être sur mon téléphone et qu’il faut que je mange quand j’en ai
l’occasion. Il a dit qu’il « essaierait » d’être là pour vingt-et-une heures,
siffle encore cette voix dans mon oreille.
Je réfléchis un moment, le laissant mijoter un peu, mais sachant que j’ai
déjà pris ma décision. Il est excitant et différent, un point lumineux dans ma
vie morose, il est là rien que pour moi. Et je ne vais pas me priver de ces
délices, quelle que soit leur origine, leur fréquence ou leur durée.
Cela fait peut-être de moi quelqu’un de facile, mais à mes yeux, cela me
rend surtout humaine.
Alors je souris en repoussant une mèche de cheveux derrière mon oreille, et
lui montre du doigt un tabouret au comptoir.
— Ça m’a l’air pas mal. Comment était ta journée ?
Je laisse s’évanouir tous les doutes et insécurités que j’ai pu avoir,
simplement ravie d’être ici avec lui à cet instant.
Prends la vie comme elle vient, Izzy.
— Pas trop mal. Mais c’est beaucoup mieux maintenant, ajoute-t-il en se
glissant sur le siège au comptoir.
Il me lance ce demi-sourire qui me fait oublier que j’ai mal aux pieds après
une longue journée à courir partout. Bon sang, ce sourire me fait oublier
comment respirer. Et si j’en juge par le tour narquois qu’il prend, il est
parfaitement au courant de l’effet qu’il me fait.
— Comment était la tienne ?
— Bien. J’ai eu un cours ce matin, puis j’ai aidé ma meilleure amie avec
son déménagement avant mon service de ce soir, lui dis-je.
Ç’avait été génial de voir Mia et Charlotte un moment aujourd’hui, d’autant
plus que c’était une étape importante pour nous. Une membre de notre trio
passait à l’échelon supérieur de l’âge adulte en emménageant avec son
homme.
Mia avait été ravie de nous faire visiter son nouveau penthouse tout en
donnant ses instructions aux déménageurs, balançant des « notre maison »,
« notre chambre » et « nos projets » à tout va pendant la visite.
C’était plutôt adorable, en fait, mais ne vous y trompez pas, une fois
arrivées à sa précieuse installation de gaming, il n’y avait que « mon »,
« ma » et « ne touchez pas » avec son accent russe parfois prononcé, même
pour Thomas, qui était entré pour dire bonjour.
Il avait ignoré le semi-égoïsme blagueur de la jeune femme comme si
c’était leur ordinaire, ce qui est probablement le cas. Il l’avait simplement
enveloppée dans ses bras et mordillé son cou, la distrayant ainsi de nous
parler de la nouvelle mise à jour du jeu TERA. Il nous avait adressé un clin
d’œil à Charlotte et à moi, en mimant « de rien ».
Cela me réjouissait pour elle, et même alors que je me trouve en terrain
instable, je suis toujours heureuse qu’elle ait trouvé son bonheur. Elle le
mérite.
J’apporte un menu à Gabe, et alors qu’il le prend, je remarque un
pansement sur son poignet. Il est grand, et je grimace.
— Oh ! Qu’as-tu fait, tu as essayé de te faire tuer ?
Gabe regarde le bandage et glousse.
— Ce n’est qu’une égratignure. Le pansement fait paraître la situation bien
pire qu’elle ne l’est en réalité.
Je le taquine un peu, en faisant semblant de taper sur la plaie.
— Avec tes talents de tireur d’élite, je t’aurais cru presque invincible. Je
suppose que tu n’es qu’un être humain après tout, hein ?
Il pose le menu et ramène sa main bandée sur ses genoux. Je vois quelque
chose passer dans ses yeux, mais c’est trop rapide pour que je puisse le
reconnaître et le cataloguer.
Un client m’appelle, et je lève un doigt pour m’excuser auprès de Gabe. Je
vais vers lui et prends sa commande.
Ce faisant, je repense à mes conversations avec les filles aujourd’hui.
Mia est naturellement du côté de l’amour, des ébats amoureux et, plus
généralement, de la diffusion d’un bonheur à paillettes partout. Ça lui va
bien.
Étonnamment, Charlotte est quasiment à l’opposé en ce moment, son
aigreur résultant du dernier type qu’elle a fréquenté et vraiment apprécié,
qui s’est avéré être marié et père de cinq enfants.
Elle l’avait laissé tomber plus vite qu’il n’avait pu dire « Ma femme est au
courant et elle s’en fiche ! » Il est donc logique qu’elle se trouve du côté de
la prudence et de la méfiance. En réalité, Char a plus de chances d’être dans
le vrai, même si Mia a débité des statistiques sur les taux de mariage, les
taux de divorce, et d’autres informations numériques que je n’ai pas pu
retenir.
Surtout, je continue d’entendre la voix de Char, qui me dit de me méfier, de
ralentir et de vérifier les antécédents de Gabe. Ce n’est pas comme si je
pensais que c’était le bon, mais je devrais probablement faire attention.
Continue à flirter et amuse-toi.
— Cela fait vraiment trop longtemps, murmuré-je tout bas, me disputant
mentalement avec Mia et Charlotte.
À ma surprise, Gabe glousse. Je lève les yeux, je ne m’étais même pas
rendu compte que je m’étais de nouveau rapprochée de lui.
— Qu’est-ce qui fait trop longtemps ? demande-t-il, et je sens la chaleur de
sa question.
Même si j’avais été en train de dire que ça faisait trop longtemps que je
n’avais pas fait de sieste, ce qui n’était pas le cas, je pense au sexe
maintenant. Et pour être juste, je suis en train de penser au temps qui s’est
écoulé depuis la dernière fois que j’ai eu un orgasme avec un partenaire.
Mon dernier copain depuis des mois a des piles.
— Oh, rien, dis-je pour détourner la conversation. Désolée. Mes amies
squattent mon cerveau en permanence.
— Tu devrais leur faire payer un loyer. Ça pourrait t’aider, me taquine
gentiment Gabe, ce qui me fait rire.
Et heureusement, il n’insiste pas pour obtenir une réponse à sa question
précédente.
— Qu’est-ce qu’elles disent ?
— Eh bien, tout d’abord, tu dois savoir que l’une est littéralement au milieu
de son conte de fées et que l’autre a simplement été trahie. Alors tout est
filtré à travers ces prismes. Je pointe du doigt mon épaule droite et je dis :
— Mia ici présente saute partout, applaudit et me dit de sortir avec toi, ou
de rester à l’intérieur avec toi, mais de voir où cela mène.
Il hausse les sourcils et son regard s’assombrit, mais j’y vois une étincelle
de joie.
— Et l’autre ?
Je regarde mon épaule gauche en poursuivant :
— Charlotte me dit d’être polie, mais de garder à l’esprit que je ne te
connais pas et, pour être tout à fait honnête, tu ne donnes pas l’impression
d’être le genre de personne à rester en ville sur le long terme. Et elle me
rappelle que je ne suis pas le genre de fille à avoir des coups d’un soir.
J’ai du mal à me retenir d’ajouter « mais je pourrais essayer de l’être »,
parce que pour Gabe, je pourrais le tenter même sans la moindre promesse.
Il y a tout simplement quelque chose en lui qui m’attire, corps et esprit, et je
sais que si je n’essaie pas au moins, je me poserai toujours la question et je
le regretterai probablement.
Sa bouche s’ouvre et se ferme comme un poisson, et je suis presque
certaine que je viens de déverser beaucoup trop d’informations sur ses
épaules.
La porte tinte avant que Gabe n’ait pu se reprendre suffisamment pour me
demander de quel côté je penche, et je lève les yeux au moment où le boulet
entre.
Bon, pas tout à fait un boulet, mais c’est le même livreur, avec deux autres
clients derrière lui.
En temps normal, nous ne sommes pas aussi bondés aussi tard, mais
aujourd’hui, les clients débarquent en continu.
Voyant mon hésitation, Gabe me fait signe de m’en aller.
— Va travailler. Je serai là quand tu auras une minute. Et je reste jusqu’à ce
que tu décolles ce soir.
Mes cuisses se contractent en espérant qu’il y ait plus d’un sens à sa phrase.
Ferme-la, Charlotte, si je veux, je peux avoir un coup d’un soir.
En l’espace de dix minutes, c’est le chaos total au Gravy Train, et Elaine et
moi sommes dans les choux. En plus de placer les trois nouvelles tables,
deux autres souhaitent rajouter des commandes supplémentaires, et la
situation est telle qu’Henry lui-même doit apporter les assiettes au comptoir
parce que nous faisons de notre mieux pour rattraper notre retard.
— Voilà, madame, dit Henry en posant une assiette. Désolé pour l’attente,
apparemment, nous sommes soudain pleins à craquer ! Mais la nourriture en
vaut la peine.
Il essaie d’être charmant et gentil, mais la femme ne veut pas de ses
excuses.
Je jette un coup d’œil de l’endroit où j’écris la commande du livreur,
heureusement simple ce soir avec un double cheeseburger et des frites,
quand la femme répond.
— C’est assez difficile de rater un sandwich au jambon et au fromage.
Henry hausse les épaules et retourne au grill, mais je vois la veine qui
palpite sur sa tempe et je sais qu’il est en train de stresser, ce qui n’est pas
bon pour son ulcère et donc, n’est bon pour aucun de nous.
J’accroche la commande du livreur au tourniquet d’Henry et scrute la salle.
La table sept a besoin qu’on resserve des boissons, ce que je fais
rapidement avec un sourire, promettant que leurs oignons frits arrivent tout
de suite. La table douze fait signe avec la main pour demander l’addition,
alors je feuillette les tickets dans mon tablier et je la dépose.
Heureusement, ils paient en espèces, et n’ont pas besoin de monnaie.
— Mon burger est prêt, putain. Tu vas aller le chercher ou je dois le faire
moi-même ? entends-je dans mon dos.
Je lève les yeux, et bien que Henry n’ait pas tapé sur la cloche, l’assiette de
burger et de frites du livreur est sur le chauffe-plats.
Mes lèvres s’étirent pour former le faux sourire en plastique que toute
personne ayant travaillé au service clientèle connaît et je dis à l’homme :
— Je vais m’en occuper maintenant.
Mais je ne me presse pas. Il ne mérite pas que mon rythme cardiaque
grimpe d’un cran pour aider ce pauvre type.
— La nourriture est merdique et les serveurs sont merdiques. Pétasse
feignante.
Je grince des dents alors que je passe derrière le comptoir pour attraper
l’assiette, lente comme une coulée de molasse alors que je vérifie et
revérifie sa justesse.
L’assurance qualité dans toute sa splendeur par Mme Isabella Turner. Tu
auras ton hamburger quand je serai prête à le livrer.
Soudain, j’entends de l’agitation dans mon dos, des mains claquent sur une
table et une voix grogne :
— Excuse-toi.
Je me tourne et reste bouche bée en voyant Gabe debout dos à moi pendant
qu’il fixe le livreur.
— C’est quoi ce bordel ? demande le client qui blêmit légèrement en levant
les yeux sur Gabe. T’es sérieux, mec ?
— Les gens ici travaillent comme des dingues et font du mieux qu’ils
peuvent. Peu importe à quel point tu détestes ta vie, cela ne te donne pas le
droit de déverser cette colère sur ces gens.
— Qui es-tu pour me dire…
— Je suis le type qui dit qu’il faut que tu te trouves un autre lieu pour
traîner tard le soir si tu as l’intention de te comporter comme ça, dit Gabe
qui tend la main et « aide » le livreur à se lever de son siège. Sors de là, et
va apprendre les bonnes manières.
Pendant un instant, j’ai peur que le livreur lui balance un coup de poing.
Mais je suis figée sur place, glacée en le regardant fixer les yeux de Gabe.
La froideur est de retour, la même que celle que j’ai vue au stand de tir.
En ce moment, Gabe pourrait faire du mal à cet homme sans sourciller. La
tension est palpable alors que la main du livreur se serre puis se détend, et il
recule d’un pas. Il sait qu’il ne peut pas gagner contre Gabe ou contre une
salle pleine de gens qui se moquent de lui.
Henry ressort à nouveau de la cuisine, et derrière lui se trouve Martha, qui
observe depuis le passe-plat, le téléphone à la main. À mon avis, elle a déjà
presque composé le 911, parce qu’elle a beau être terriblement intimidante,
c’est au-delà de ses compétences.
— Eh merde ! Je n’ai pas besoin de cet endroit de toute façon.
Gabe ne fait pas un geste quand le livreur recule, s’arrêtant à la porte.
— Hé, le cuistot. Tu devrais virer cette pétasse.
Il pointe un pouce vers moi, indiquant clairement de qui il parle. Mais
ensuite, il reporte son regard sur Gabe, la colère s’immisçant dans son
contrôle même si son cerveau sait que c’est une bataille perdue d’avance. Il
souffle, la tête inclinée frénétiquement alors qu’il ajoute aux charges contre
moi.
— Laisser des personnes comme cet enfoiré s’en prendre aux gens. Ras-le-
bol de cet endroit.
Il part en trombe, et tout le monde retient son souffle une seconde de plus.
Je suis surprise lorsque Martha commence à applaudir doucement. Je
n’étais pas certaine qu’elle prenne vraiment bien le fait que Gabe prenne sur
lui de virer un client.
Quelques autres, dont des habitués, se joignent à elle, et la chaleur me fait
rougir lorsque Gabe se retourne et me lance un regard qui me fait chavirer
le ventre.
Jamais un homme ne m’a regardée avec autant de possessivité, d’attention
et plus qu’un peu de désir. Je suis à deux doigts de me jeter sur lui et le
chevaucher comme une cowgirl. Heureusement, ou peut-être
malheureusement, Martha se place entre moi et le beau gosse.
— Merci, dit Martha à Gabe avec un léger sourire. Vous m’avez évité de le
faire. J’étais sur le point de m’en charger.
Nous savons tous que c’est totalement faux. Même si elle l’avait voulu, je
ne crois pas que Martha, aussi intimidante soit-elle, ait la moindre chance
d’inspirer la peur comme Gabe. Mais j’apprécierais que vous me laissiez
me charger de virer les gens à coups de pied la prochaine fois.
Gabe hoche la tête et Martha sourit, satisfaite.
Puis elle se tourne vers moi.
— On dirait que tu as un hamburger et des frites sur les bras. Pourquoi ne
pas les offrir à ton ami en guise de remerciement ? Ensuite, aide-nous à
rattraper le retard, et sors d’ici. Tu l’as mérité, et Elaine et moi pouvons
gérer cet endroit. Nous l’avons fait pendant des années avant que tu
n’arrives, chérie.
Je commence à protester par habitude, le total de mes factures en regard des
pourboires s’additionnant dans ma tête. Mais ce soir, je m’en fiche. Martha
a raison. Je l’ai mérité.
Une soirée off pour profiter de ma jeunesse, être idiote et fauchée, comme
le dit la chanson. Jamais je ne l’ai fait, j’ai toujours été trop sérieuse, trop
alourdie par le poids des responsabilités, coincée dans les « et si » de mon
passé. Alors ce soir, je fais abstraction de tout ça. Et je demande à la mini-
Charlotte sur mon épaule de la fermer et me laisser être un peu dévergondée
ce soir si j’en ai envie.
Je regarde Elaine, qui acquiesce, les yeux dardant vers Gabe puis la porte,
m’intimant de prendre cet homme et de partir.
— Merci. Je pousse l’assiette de cheeseburger devant Gabe, qui s’est rassis
au comptoir, en promettant :
— Je vais faire vite.
Il attrape une frite, en mord un grand morceau, et se met à parler.
— Je suis là jusqu’à ce que tu sois prête à partir. Quelle que soit l’heure.
Et puis il me fait un clin d’œil, comme un clin d’œil légitime et réel. J’ai
toujours pensé que les mecs ne faisaient ça que pour draguer lourdement,
mais chez Gabe, c’est sexy. Comme s’il savait que c’est une soirée spéciale
pour moi.
La chaleur s’insinue dans mon cou, et je sais que mon visage a
probablement pris quelques nuances de rose vif lorsque je retourne au
travail.
On dirait que tout le monde dans le restaurant participe à l’opération « Virer
Izzy d’ici », parce que les tables sont toutes faciles, demandent des
recharges ou l’addition, ou m’expliquant que ça fait longtemps que Martha
ne les a pas servies et qu’ils voudraient qu’elle vienne. Je jette des coups
d’œil furtifs à Gabe, qui enfourne le hamburger et les frites dans sa gorge
comme s’il voulait avoir fini le plus vite possible.
Moi aussi, mec. Merde, moi aussi.
Quinze minutes plus tard, j’ai aidé à ranger la zone principale, et Martha se
tient devant moi avec une boîte à emporter.
— Prends ça et va-t’en. On se voit demain.
Je prends la boîte, la remettant à Gabe pour qu’il la tienne pendant que je
cours vers l’arrière. Je me précipite carrément maintenant, presque jusqu’à
courir pour atteindre mon sac à main le plus vite possible. Je prends une
minute pour passer une brosse dans mes cheveux, mettre du baume à lèvres
et prendre une pastille à la menthe.
Je ne peux pas faire grand-chose pour la chemise qui sent la graisse de
frites, alors je vaporise un peu de spray pour le corps par-dessus, en
espérant que frites-lavande soit un mélange agréable.
Quand je ressors, je sens les regards de tous sur moi, mais mes yeux se
posent sur ceux de Gabe et ne les lâchent plus. Je regarde la lumière qui
étincelle dans l’obscurité là-bas, je vois les légers plis aux coins alors que
son sourire s’épanouit au ralenti.
— Prête ?
— Ouaip. Je voulais que ça sonne cool et décontracté, mais on dirait que je
suis à bout de souffle et perdue dans mes pensées.
Son sourire se transforme en un rictus arrogant, sachant qu’il me fait perdre
les pédales. Mais c’est mutuel. En dépit de son apparent contrôle, je sens la
tension qui se dégage de lui par vagues. Et bon sang, j’ai terriblement envie
de nager dans cet océan et de me laisser entraîner par sa lame de fond,
même si elle me fait dériver dans son sillage après son départ.
Il tend une main et je glisse la mienne dedans, entrelaçant nos doigts.
Quand nous sortons, j’ai presque l’impression que c’est un film, avec les
clients du dîner qui nous regardent par la fenêtre alors que nous traversons
le parking.
Nous nous arrêtons à côté d’un SUV rouge et Gabe m’ouvre la portière. Je
commence à monter, puis je me fige.
— Où allons-nous ?
— D’abord, nous allons juste ici. Martha m’a dit qu’il y a de la tarte aux
cerises et de la glace dans cette boîte, alors nous devons la manger
maintenant ou la glace va fondre et ruiner la tarte. Nous aurions sûrement
pu la manger à l’intérieur, mais j’avais peur que nous ne puissions jamais
partir si je ne te faisais pas sortir de là.
Je ris, sachant qu’il a raison.
— Et ensuite ?
Il se rapproche, sans pour autant que son corps touche le mien, mais si près
que je sens l’électricité circuler entre nous. J’incline mon menton vers le
haut pour l’inviter, le supplier presque de m’embrasser, pour le goûter et
voir s’il est sombre et amer comme le café ou doux et éclatant comme un
bonbon. Peut-être un mélange des deux ?
Mais il ne m’embrasse pas, utilisant plutôt sa main libre pour la poser sur
ma mâchoire.
— Et nous verrons ensuite où nous voulons aller à partir de là.
Il m’offre une porte de sortie. Un geste de gentleman, une façon de ralentir
le rythme jusqu’à ce que je sois à l’aise. Mais ce soir, je ne veux ni
tendresse ni lenteur. Je veux… Gabe.
— Tarte aux cerises avec de la glace, alors, dis-je, faisant appel à ma Jessica
Rabbit intérieure.
Il rit, et je ne suis pas sûre que ce soit une bonne chose, mais je fais avec et
je ris en retour alors qu’il m’aide à entrer dans le 4x4. Il passe du côté
conducteur, s’installe et pose la boîte à emporter sur la console entre nous.
Il déballe la cuillère emballée dans du plastique, et me jette un regard à
moitié désolé.
— Martha m’a dit que vous étiez à court de couverts en plastique, et ne
m’en a donné qu’une.
Oh, ce renard sournois. Je sais qu’il y a une boîte entière de cuillères,
fourchettes, couteaux et même de cuillères-fourchettes dans la réserve. Mais
dans le cas présent, je ne discute pas, car Gabe prend un gros morceau de ce
dessert délectable et qu’il me l’offre.
Je le laisse me nourrir et je souris pendant qu’il alterne, mangeant aussi
avec la même cuillère.
— C’est bon, n’est-ce pas ? Recette de famille de Martha.
Il gémit son approbation, et ce son me pousse à imaginer celui qu’il ferait
en se glissant en moi.
Ses pensées ne paraissent pas aussi coquines que les miennes, car il me
demande :
— Tu veux bien me parler de toi ? Qui est Isabella Turner ?
Sa manière de me regarder me réchauffe différemment. Mia et Char
connaissent mon histoire, et après avoir travaillé ici si longtemps, Elaine
aussi, mais tout le monde n’écoute pas. Mais lui semble réellement
intéressé, il ne fait pas juste poliment la conversation, s’attendant à ce que
je raconte une histoire d’enfance normale.
— Eh bien, voyons voir. Je ne suis pas née ici à Roseboro, commencé-je en
baissant les yeux. Ma famille et moi, c’est-à-dire avec mes parents et mon
grand frère, nous vivions près de Tacoma. J’ai… Je les ai perdus quand je
n’avais que cinq ans.
— Je suis désolé, dit Gabe doucement, mais pas de cette manière
inutilement superficielle. Non, il semble sincèrement se sentir mal pour
moi.
— Que s’est-il passé ?
— Un accident d’avion, chuchoté-je. Euh… Papa était un homme
d’affaires. Je suppose que beaucoup d’entre eux ont des passe-temps
secondaires, mais au lieu de jouer au golf ou de s’intéresser à l’art ou un
truc comme ça, il était féru d’avions. Je n’ai que des bribes de souvenirs,
mais il y avait plein de maquettes dans son bureau à la maison, et il avait ce
Cessna. Il nous emmenait, nous faisait voler au-dessus de Puget Sound,
mais je n’y allais pas souvent. J’étais petite et maman était nerveuse à l’idée
que je touche quelque chose que je ne devrais pas. Alors papa me laissait
m’asseoir sur ses genoux lorsque l’avion était cloué au sol, me laissant faire
semblant de voler tout en me promettant qu’un jour, il m’apprendrait. Ce
jour-là, ils m’ont laissée à la maison avec une baby-sitter. Un accident
terrible qui n’aurait pas pu être évité. Papa…
Je m’étouffe un peu, et me racle la gorge pour donner le change.
— Il a fait tout ce qu’il fallait, tout ce qu’il pouvait. Ça n’a tout simplement
pas suffi.
J’essuie une larme sous mon œil, puis baisse les yeux.
— Je suis désolée, tu n’avais sûrement pas envie d’en entendre autant.
Je sais qu’il vaut mieux que j’évite de me plonger trop loin dans la tragédie
de mon enfance. La plupart des gens ne s’en soucient pas vraiment ou
pensent que je devrais avoir tourné la page maintenant. C’est toujours plus
sûr d’en faire abstraction et de passer à autre chose, mais il y a quelque
chose chez Gabe qui me rassure assez pour que je m’épanche. Cet instinct
se révèle juste quand il ne recule pas. Au contraire, il veut en savoir plus.
— Je suis désolé, Bella, dit encore Gabe. Que s’est-il passé ensuite ?
— Eh bien, on m’a envoyée vivre avec ma tante, la sœur de ma mère.
C’était la seule personne qui restait dans ma famille à pouvoir s’occuper
d’une jeune enfant. Elle vivait ici à Roseboro, alors j’ai emménagé avec
elle. Mes grands-parents étaient plus âgés, mais ils ont aidé autant qu’ils le
pouvaient. Ils sont morts quelques années plus tard, et ensuite il n’est plus
resté que Reggie et moi.
Je soupire, baissant les yeux sur mes mains tandis que je tords ma serviette.
— Reggie était gentille. Elle avait beaucoup d’amour en elle, mais pas
grand-chose d’autre. C’était la grande sœur de ma mère, l’enfant sauvage de
la famille. Elle s’était pas mal calmée quand je suis arrivée, et s’occuper de
moi ne lui laissait pas vraiment le temps de faire de folles escapades. Mais
elle n’avait pas de diplôme ni de réelles compétences à proprement parler,
et son corps avait vieilli prématurément de plusieurs décennies à cause
d’années d’abus. Donc elle ne pouvait pas travailler beaucoup, et quand elle
le faisait… eh bien, pour nous, c’était comme dans cette vieille chanson du
Wu Tang. Rugueux et dur comme du cuir. Mais elle m’aimait, et je l’aimais.
Elle était tout ce que j’avais.
— Était ? répète doucement Gabe. Quand est-elle morte ?
— Trois semaines après que j’ai obtenu mon diplôme d’études secondaires,
me remémoré-je. Cancer du pancréas. Rapide et mortel. Les factures de
l’hôpital ont englouti tout ce que nous avions, emportant ainsi ironiquement
le petit héritage que j’avais reçu de mes parents, car nous étions trop
occupées à travailler et n’avions pas eu le temps de le transférer à un autre
nom que celui de Reggie. L’hôpital ne s’est pas inquiété du fait que c’était
mon argent, et non le sien, en disant que puisqu’elle était techniquement sur
le compte, ils prenaient leur argent en premier. Ils ont tout pris.
Je ne peux m’empêcher d’émettre un rire sans joie au souvenir de la gamine
de dix-huit ans effrayée que j’étais, en train de supplier un type en costume
de me laisser quelque chose alors qu’il haussait les épaules comme s’il ne
pouvait rien faire.
— Et ce type dont je t’ai parlé…
— Ah, ce type, dit Gabe, sa voix semblable à un grognement féroce.
Comment intervient-il dans ton histoire ?
— Reggie avait acheté la maison il y a longtemps et l’avait payée avec
l’argent de mes parents pour m’offrir un endroit sûr où grandir. Mais elle se
trouve sur un terrain qui appartient à quelqu’un d’autre, à l’origine les
parents de Russell. Leur famille l’a acquis à l’époque où ces maisons étaient
les logements des ouvriers de l’usine, il me semble. Ils n’ont pas voulu
vendre le terrain à ma tante, mais ils ne lui demandaient pas grand-chose
pour le loyer. Après sa mort, ils m’ont assuré qu’ils feraient de même pour
moi, ce qui m’a grandement soulagée. C’étaient des gens bien, ils savaient
que cette maison était tout ce qui me restait de ma famille.
Je grogne alors que mon humeur change.
— Mais à leur mort, Russell a pris la relève, et les choses sont parties en
vrille. C’est le voisin flippant par excellence.
Gabe pose sur moi un regard intense, et sa voix est basse et protectrice.
— D’autres problèmes ?
Je secoue la tête, en essayant d’être rassurante.
— Non. Mon arme est rangée dans un endroit sûr, mais je peux l’atteindre
s’il s’introduit chez moi. Mais je crois qu’il est plus du genre à faire de
grands discours et fanfaronner qu’à véritablement agir. Je prie
intérieurement pour que le fait de prononcer ces mots les rende plus vrais,
parce qu’en vérité, je ne crois pas que Rusty ne soit qu’une grande gueule
inoffensive. J’ai l’impression qu’il devient de plus en plus dangereux
chaque jour, car il est de plus en plus dépendant.
Je vois bien que Gabe ne me croit pas tout à fait, mais il laisse courir, et
devine, montrant un léger étonnement :
— Mais tu continues. Tu n’as jamais abandonné.
— Non… Je suppose que non, avoué-je. Reggie m’a toujours appris que
l’éducation était le moyen de s’en sortir, et qu’avoir abandonné l’école était
son plus grand regret. Alors j’ai travaillé comme une dingue au lycée pour
obtenir de bonnes notes, tout en aidant pour payer les factures, et je bosse
avec toujours autant d’acharnement pour payer mes études semestre après
semestre. Ça prend une éternité, mais je vais y arriver. Cette fois, je n’ai pas
besoin de l’univers pour entendre la vérité des mots. Je vais y arriver par
moi-même, quoi qu’il arrive.
— J’admire ça, me dit Gabe avec honnêteté. Tu t’es battue pour tout ce que
tu as, et quand tu obtiendras ce que tu désires dans la vie, tu pourras
regarder en arrière et dire que tu en as mérité la moindre miette. Peu de
gens peuvent honnêtement dire ça.
Je glousse, et Gabe penche la tête devant cette étrange réponse à son
compliment.
— Quoi ?
— Tu devrais rencontrer mon amie, Mia. Elle a un dicton, dis-je avant
d’adopter son faux accent russe. Ne demande rien, Tovarich. Mérite-le. Fais
ça, et tu seras récompensé.
Les sourcils de Gabe se rapprochent, et je lis la question dans ses yeux
couleur chocolat avant qu’il ne prononce les mots.
— Tovarich ? Mia est… Russe ?
Je donne une légère tape à son bras, prenant garde de ne pas renverser la
bouillie de glace dans la boîte entre nous.
— Très bien. Elle serait fière. On la taquine en lui disant qu’elle est
pseudorusse. Son père l’est sans le moindre doute, mais Mia est née aux
États-Unis. Mais son histoire est importante pour elle, et elle a toutes ces
expressions « russes » qu’elle est capable de prononcer avec un accent qui
te ferait croire qu’elle a grandi dans le centre de Moscou. Elle est hilarante,
c’est une geek aux cheveux arc-en-ciel et passionnée par les chiffres qui
vient d’emménager avec son copain coincé en costume-cravate.
Gabe ronronne, affiche un petit sourire et balance :
— On dirait un couple idéal, avant de terminer en disant, mais ce sont des
paroles sages.
— Alors, qu’est-ce que… demandé-je, mais avant que je puisse lui poser
des questions sur l’histoire de sa propre vie, la lumière change dans le
parking.
Je jette un coup d’œil à la façade du restaurant et je vois que le panneau
rouge lumineux « Ouvert » s’est éteint. À l’intérieur, je vois Elaine, Henry
et Martha qui regardent par la porte, le sourire aux lèvres, discutant
ostensiblement de la Range Rover de luxe dans le parking et de ses deux
occupants.
— Oh, mon Dieu, ils doivent sûrement penser qu’on est en train de
s’envoyer en l’air ici sur le parking du restaurant ! marmonné-je en
enfouissant le visage dans mes mains.
Gabe part d’un grand éclat de rire qui emplit l’habitacle de la Rover.
— C’est dans tes habitudes ? Ou vous avez des soucis de prostitution sur le
parking ?
Je tourne la tête et lui jette un regard noir.
— Bien sûr que non ! Le Gravy Train est un endroit très classe.
Je dis ça avec un visage impassible, mais je n’y tiens pas, et soudain,
j’éclate de rire à mon tour.
— Peut-être qu’on ferait mieux de partir d’ici ? demande Gabe. Avant qu’ils
n’appellent les flics au sujet d’activités douteuses dans leur parking ?
Il est encore en train de me demander mon avis, gentil et attentionné, sur
l’évolution de notre soirée, alors même que je ressens le besoin qui
bouillonne en lui. Mais il le garde sous contrôle, il verrouille ce côté
sauvage de lui que je voudrais qu’il libère.
— Absolument, dis-je avant que la peur ne me fasse changer d’avis.
Je ne crains pas Gabe, absolument pas, mais j’ai peut-être la trouille de faire
quelque chose de dingue juste parce que j’en ai envie.
Ce n’est pas l’Izzy responsable et tournée vers l’avenir que j’ai toujours été.
Mais un peu de joie spontanée dans le moment présent me semble être une
nécessité que j’ai toujours repoussée. Ce n’est peut-être pas le bon moment
pour se faire plaisir, avec Russell qui me menace, les examens scolaires qui
approchent et les frais du semestre prochain qui doivent être payés d’un
jour à l’autre. Mais c’est peut-être aussi l’accumulation de toutes ces choses
qui fait que c’est le moment idéal pour me lâcher, pour une fois.
Je le mérite. Je l’ai gagné.
Gabe démarre le SUV, les phares s’allument automatiquement et la lueur du
tableau de bord éclaire son visage. Je lis dans son expression son
soulagement que j’aie accepté, et son désire me brûle la peau à l’endroit où
se pose son regard. Cela fait beaucoup à intégrer, et j’inspire, me tournant
vers la vitre pendant un moment pour laisser les papillons dans mon ventre
se calmer.
Je vois un énorme sourire sur le visage d’Elaine, un regard complice, puis
elle me dit au revoir d’un signe de tête, comme si elle était fière de moi
d’avoir fait quelque chose juste pour moi pour une fois.
Je lui fais un signe de la main et, alors que Gabe sort du parking et s’engage
dans la circulation clairsemée de minuit, je m’enfonce dans le siège, laissant
le cuir luxueux m’envelopper. Je n’ai jamais rien fait de tel auparavant.
— Alors, où allons-nous, au fait ? demandé-je alors que Gabe m’adresse un
sourire aux dents blanches éblouissantes, encadré de fossettes.
— C’est un secret, dit Gabe en levant les sourcils. J’ai découvert un endroit
fabuleux.
CHAPITRE 12
GABRIEL

I sabella est assise en silence sur le siège passager pendant que je


conduis, les phares de mon « vrai » véhicule perçant l’obscurité.
J’apprécie beaucoup plus ce Range Rover que la camionnette quelconque
dont je me sers comme véhicule de travail, ne serait-ce que pour la
conduite.
C’est intéressant de voir Isabella se tendre, puis se détendre alors que
j’accélère pour sortir de Roseboro. J’ai comme l’impression qu’elle conduit
ce scooter depuis si longtemps qu’elle a oublié ce que l’on ressent à cent à
l’heure quand les lumières de la ville sont floues tout autour de nous.
À moins que je ne sois la cause de sa raideur intermittente. Je dois garder à
l’esprit que si je sais tout d’elle, entre ce qu’elle m’a appris et ce que j’ai lu
dans son dossier, à ses yeux je suis un quasi étranger. Je suis certain que
cela la travaille autant que la vitesse à laquelle nous quittons la ville.
Nous arrivons sur le parking le plus proche de l’endroit isolé que j’ai
trouvé, et je fais le tour de la voiture pour lui ouvrir la portière. Je l’aide à
descendre, en l’avertissant :
— Attention, il fait un peu frais.
Les mots résonnent dans ma tête comme des sonnettes d’alarme, mais je me
recentre sur l’ici et maintenant, sur Bella.
Jetant un coup d’œil à l’arrière de ma Rover, j’attrape une parka de surplus
militaire, rien d’extraordinaire, mais je la garde pour le mauvais temps…
Bien que le motif camouflage se soit avéré utile une ou deux fois pour la
surveillance.
Bella sourit quand je la secoue de manière exubérante, la dézippant et la
faisant glisser sur ses épaules.
— Sympa.
— Merci, dis-je en remontant la fermeture éclair sur le devant, regardant
ses courbes disparaître sous le manteau.
La parka surdimensionnée l’engloutit presque. Elle a l’air… adorable, et
mon cœur se tord dans ma poitrine.
— Je l’ai achetée pour les grosses averses. Elles arrivent parfois sans crier
gare et nous prennent au dépourvu.
— Pas seulement la météo. La vie fait ça aussi, dit Bella en ajustant les
poignets et la fermeture éclair, et jamais je n’ai entendu paroles plus
réalistes.
Elle m’a sans aucun doute pris au dépourvu, et elle me surprend encore
régulièrement.
— Alors, où allons-nous ?
— Ce n’est pas loin. Nous allons prendre le chemin le plus facile, dis-je en
lui prenant la main.
Elle me tire en arrière, et me répond d’une voix impertinente dans
l’obscurité :
— Je n’ai pas besoin du chemin facile.
Cette femme me défie alors qu’elle n’a pas besoin de le faire, elle craint de
se sentir à l’aise parce qu’elle a l’habitude de se battre pour la moindre
miette, et qu’elle est habituée à ce que la vie soit dure sans raison valable.
Je hausse les épaules comme si ça ne me faisait rien, et lui réponds sans
sourciller :
— À ta guise. Je suppose que ça signifie que tu as l’habitude de faire de
l’escalade libre de nuit ?
Elle ouvre grand les yeux et reste bouche bée.
— Faire quoi de nuit ? Escalader quoi ?
Je la vois littéralement reculer, faisant un pas vers le SUV, comme si elle
avait l’intention de sauter à l’intérieur.
— L’endroit que je veux te montrer est accessible de deux manières. D’un
côté, par le chemin de randonnée court et simple que j’ai prévu. De l’autre,
en escaladant la paroi rocheuse depuis la vallée en contrebas. C’est toi qui
décides, dis-moi juste si je dois prendre mon matériel. J’ai deux
équipements complets. Je vis suivant la devise des scouts : « être toujours
prêt ».
J’attends patiemment, curieux de voir comment elle va faire marche arrière,
car à l’évidence, elle n’a aucune envie de faire de l’escalade, surtout au clair
de lune.
Après deux respirations lentes, je la laisse tranquille et lui souris.
— La randonnée me semble la meilleure solution. On ne sait jamais quelles
bestioles effrayantes peuvent se trouver sur la paroi rocheuse la nuit.
Elle frissonne : visiblement, l’idée d’insectes ou d’autres animaux
nocturnes ne la rassure pas.
— Bien. Si tu préfères la randonnée, on peut faire ça.
J’éclate de rire, parce qu’elle n’avoue toujours pas n’être pas capable de
faire l’ascension, et se sert de moi pour y échapper. Elle me jette un regard
noir, avant d’éclater de rire à son tour. Nos rires résonnent dans les arbres,
dérangeant certains oiseaux de nuit, à en juger par les bruits de battements
d’ailes.
Bella s’approche un peu plus de moi et je murmure à son oreille :
— Ne t’inquiète pas. Je te protégerai des insectes.
Je laisse mon pouce tracer un cercle sur sa main, sentant le doux satin de sa
peau. Elle acquiesce et finalement, nous partons.
À l’aide d’une lampe de poche tirée de mon sac d’équipement, nous
grimpons la colline, à l’écoute des bruits de la cascade qui se rapprochent.
Lorsque nous débouchons après un virage du sentier, je m’arrête pour
contempler la scène. Nous gardons tous les deux le silence, absorbant le
paysage.
— C’est magnifique.
Bella porte la main à sa poitrine, et je la comprends. La lune filtre à travers
les nuages qui ont parsemé le ciel toute la soirée, et à présent elle est visible
dans toute sa splendeur énorme et argentée, brillant sur la forêt en dessous.
Tout le décor semble givré de manière éthérée, non pas figé, mais comme
s’il avait été fabriqué en ébène et en velours, saupoudré de diamants et
éclairé de l’intérieur par le cœur de la forêt qui palpite lentement.
— Gabe, c’est incroyable, chuchote Bella, sa voix s’étranglant.
Elle avance jusqu’au bord et hoquette à nouveau.
— Je peux voir presque tout Roseboro d’ici !
Je m’approche d’elle et pose les mains sur sa taille. Même à travers la
parka, je sens le galbe de ses hanches, le creux de sa taille.
Une partie de moi a envie de l’éloigner du bord, de la serrer plus fort et de
se frotter à elle jusqu’à ce que nos corps en redemandent.
J’ai honte de dire qu’il y a une toute petite partie de moi, infime, qui me dit
que je pourrais le faire ici, la pousser dans le vide de la vallée obscure,
rapidement et sans douleur, et que la veste de camouflage que je lui ai
gentiment offerte dissimulerait probablement son corps jusqu’à ce que je
puisse quitter la ville en toute sécurité. Cette toute petite partie argumente
quand même que ça susciterait trop de questions parce que plusieurs
personnes m’ont vu partir avec elle ce soir, et ça ferait de moi le suspect
numéro un dans sa disparition.
Mais en dépit de la réponse automatique qui se glisse dans mon esprit, je
sais que ça n’arrivera pas. J’ai déjà pris ma décision. Je cligne lentement
des yeux, fixant les étoiles au-dessus de nous.
Désolé, Jer, je ne peux pas. Pas elle.
Je n’obtiens pas de réponse, mais j’aime à penser qu’il comprend. Il doit y
avoir un moyen. Une manière différente.
— Cet endroit est magique, dit Bella, interrompant mes pensées sombres
alors qu’elle s’appuie contre moi, tirant mes bras autour d’elle. Comment
l’as-tu trouvé ? Tu as vraiment fait de l’escalade jusqu’ici ?
Je déglutis, humant l’odeur de ses cheveux et la serrant plus fort, reniant
mon contrat, mais honorant ma loyauté envers moi-même comme je ne
l’avais pas fait depuis longtemps.
— Eh oui. Ce n’est pas aussi dingue que ça en a l’air.
Je minimise. C’est tout à fait aussi dingue que ça en a l’air, mais c’est la
raison pour laquelle j’aime ça.
— Honnêtement ? J’ai toujours aimé le grand air. Cet endroit me rappelle
un peu l’époque où j’étais enfant.
— J’aimerais entendre cette histoire, répond Bella, me frottant le bras pour
me réchauffer parce qu’elle est emmitouflée dans l’unique manteau.
Mais je crois aussi que c’est parce qu’elle suit les muscles de mon avant-
bras. Cette fille craque pour les bras, me dis-je avec un sourire arrogant
qu’elle ne peut pas voir. Je fléchis un peu, serrant sa veste et faisant sauter
les muscles pour elle. Même si ses yeux restent rivés sur la vue incroyable,
je sens ses jambes remuer comme si elle essayait de frotter subtilement ses
cuisses l’une contre l’autre pour se soulager, et la chaleur se répand dans
mes bourses.
— Sinon, tu emmènes toutes tes conquêtes dans les bois comme un homme
sauvage ?
Je comprends ce qu’elle demande vraiment, caché derrière la plaisanterie.
Cette douce femme, qui ne prend jamais soin d’elle, mais qui choisit de
passer son précieux temps avec moi ce soir, veut savoir si c’est aussi spécial
pour moi que pour elle.
— Tu es la première, dis-je, et je sens le gloussement de Bella avant de
l’entendre, son dos rebondissant contre ma poitrine. Quoi ?
— Je doute sérieusement que je sois ta première quoi que ce soit, Gabe.
Je me penche et j’enfouis mon nez dans ses cheveux avant de frotter son
oreille.
— Tu marques un point. Je veux dire, la première ici. J’ai trouvé cet endroit
il y a quelques jours, et je voulais le partager avec toi.
Qu’est-ce que je fais, bordel ?
C’est une chose de ne pas respecter un contrat, de revenir sur ma parole et
de le rompre en plein milieu en ne la tuant pas. C’en est une autre de
mélanger mon boulot et ma vie personnelle. Mais sans le vouloir, c’est
exactement ce que j’ai fait. Cela fait un moment maintenant qu’Isabella
Turner n’est plus un boulot pour moi. Elle représente quelque chose de tout
à fait différent. Je ne sais pas exactement ce que c’est, mais je veux tout
savoir d’elle, la protéger à tout prix, même contre elle-même, et faire en
sorte que tous ses rêves deviennent réalité.
Il n’y a rien de grand, de significatif ou de difficile dans tout ça, me dis-je
ironiquement. Tu devrais pouvoir cocher ça sur la liste des choses à faire
en un rien de temps.
Mais au-delà des autorécriminations, c’est la réalité de ce que je désire. Et
je n’ai pas la moindre idée de ce que je dois faire, surtout quand la solution
la plus sûre pour moi est de m’enfuir, de prendre l’autoroute et de retourner
illico presto à une vie où chaque jour est semblable aux autres, une
existence froide où mon principal objectif est de traquer l’assassin de mon
frère.
Bella regarde par-dessus son épaule avec un sourire ironique.
— Cela signifie-t-il que je suis spéciale ?
J’entends l’incrédulité dans sa voix, comme si c’était la plus ringarde des
techniques de drague de mauvais goût. Comme une sous-marque de
fromage insipide, sous forme de mots.
Un seul regard au fond de ses yeux, et je sens ma résolution s’effondrer. Je
ne vais pas la tuer comme on m’a engagé pour le faire, et je ne vais pas
m’en aller comme je devrais le faire.
À la place, je lui réponds honnêtement, du fond du cœur et des tripes.
— Bella, tu es bien plus spéciale que tu ne le penses, plus que je ne l’ai
rêvé.
Je vois qu’elle ne me croit pas.
— Tu… tu me perturbes.
Je la retourne, enroule à nouveau mes bras autour de sa taille et la serre
contre moi, et elle halète lorsqu’elle sent l’épaisseur croissante de mon sexe
contre son ventre.
— Vraiment ?
— Tu n’es pas le premier à me draguer au restaurant. Mais en général, ils ne
voulaient qu’une seule chose. Tu… tu es différent.
Je pose mon front contre le sien.
— Tu n’as pas idée.
Elle soupire, et je sens son souffle chaud qui frôle ma bouche. Je me lèche
les lèvres, essayant de la goûter.
Sa voix est un murmure rauque, qui râle doucement dans mon oreille.
— Tu as raison. Je ne sais presque rien de toi, mais je sens que c’est juste.
Parle-moi de toi, Gabe.
C’est ma propre question qu’elle me renvoie, mais alors qu’elle a ouvert la
boîte de Pandore de sa vie, je ne peux pas. Même si je le voulais, ce qui,
étonnamment, est le cas, je ne peux pas lui raconter. C’est trop laid, trop
monstrueux, et elle ne comprendrait jamais.
Alors je fais la seule chose possible. Je lui offre ma vérité dans un baiser,
fusionnant ma bouche avec la sienne alors que je la goûte vraiment pour la
première fois. Et j’espère que cela suffira à répondre à sa requête
raisonnable d’en savoir plus sur moi.
Elle répond immédiatement, remuant ses lèvres contre les miennes et me
permettant de plonger ma langue en elle dans un soupir.
Je glisse mes doigts dans ses cheveux, j’incline sa tête comme je le désire et
je plonge pour en avoir plus, je veux tout d’elle, je veux lui donner tout de
moi dans ce baiser.
C’est ce que Jeremy voudrait pour moi. Que Blackwell aille se faire voir.
J’obtiendrai d’une autre manière ces informations qu’il suspend au-dessus
de ma tête. Ou peut-être pas du tout ?
L’idée de me perdre dans les bras de Bella est douce et diffuse, un rêve
brumeux que je n’avais pas entièrement envisagé. Mais lorsqu’elle miaule
sous moi, tirant un gémissement de ma propre poitrine, je laisse tomber le
fantasme de la vengeance en faveur de la réalité ici dans mes bras.
Je suis un monstre, mais sur ses lèvres, je goûte l’absolution.
M’obligeant à ouvrir les yeux, je la fais reculer vers un rocher tout proche.
Mais au lieu de la plaquer dessus, je nous fais tourner et m’allonge sur la
surface dure, froide et rugueuse, la tirant contre moi tout en lui accordant un
semblant de pouvoir. Je ne veux pas la bouleverser, et j’arrive à peine à me
contrôler en serrant les poings. Elle pose les mains sur ma poitrine, où elle
s’agrippe à mon sweat pour m’attirer dans un nouveau baiser.
Je glisse mes mains sous l’épaisse parka, que je maudis, car elle m’empêche
de sentir ses tétons pressés contre ma poitrine. Au lieu de cela, je trouve les
passants de la ceinture de son jean et je fais bouger ses hanches contre moi,
la faisant glisser le long de mon membre pour lui faire savoir ce qu’elle me
fait.
— Putain, Bella.
Elle se mord la lèvre, ses dents blanches creusant le bourrelet rose, ce qui
me rend fou. Je la décale, écartant ses jambes autour de ma cuisse droite et
pressant son corps contre le muscle épais qui s’y trouve. Ses hanches
frémissent involontairement à la sensation, et les cils de Bella papillonnent
tandis que ses yeux se révulsent.
Je ne peux pas tout lui donner ni prendre tout ce que je veux d’elle. Mais je
peux lui donner ceci. Une nuit qu’elle mérite, une nuit dont elle se
souviendra.
— Chevauche-moi, Bella. Sers-toi de moi pour te faire jouir.
Elle plante ses yeux dans les miens, et l’hésitation timide prend le pas sur le
désir. Elle ne bouge pas au début, alors je la guide, sentant sa chaleur même
à travers nos jeans. Mais rapidement, son instinct prend le dessus, et elle
commence à rouler contre ma cuisse.
— Oh, putain, Gabe… mais…
— Fais-le, Bella, grogné-je dans son oreille, passant la main derrière elle
pour empoigner ses fesses fermes que je presse, ajoutant aux sensations qui
la submergent. Jouis sur moi.
Bella résiste encore quelques secondes, mais la sensation de son clitoris
frôlant ma cuisse et mes dents qui tirent sur son oreille ont raison de sa
résistance. Le son qui émane d’elle est la chose la plus sexy que j’aie jamais
entendue de ma vie.
— Putaaaain…
Je l’embrasse dans le cou, je ressens les battements de son cœur, et la laisse
prendre le contrôle comme elle en a besoin. C’est la torture, la culpabilité et
le désir qui palpitent en moi à chaque battement de mon cœur. Mon sexe est
douloureux. Elle est tellement excitante que j’ai du mal à me contenir, mais
le fait qu’il y a quelques minutes à peine, cette voix sombre m’encourageait
à la tuer me donne envie de me punir, de me priver du plaisir que je sais
qu’elle pourrait m’apporter.
Au lieu de cela, ceci est pour elle, et je tire ma joie de chaque son produit
par Bella lorsqu’elle se disloque dans mes bras, emportée par une extase
qu’elle a si rarement dans sa vie difficile.
Alors que le rythme de ses hanches s’accélère et que son corps se met à
trembler plus fort, je l’encourage.
— C’est ça. Frotte-toi sur moi.
Elle gémit, et j’ai envie d’avaler ce son qui sort de sa bouche. Je continue,
car j’ai l’impression qu’elle aime les mots cochons qui jaillissent de la
mienne.
— Tu en as besoin, Bella. Merde, moi j’en ai besoin. Je vois à quel point tu
es chaude, tu es sûrement souillée de ton délicieux miel. Tu vas me laisser
te sentir jouir, et ensuite je te lécherai.
Elle perd le rythme et je prends le relais, la tirant et la poussant d’avant en
arrière tandis que je contracte mes muscles. Ses mains s’enfoncent dans
mes épaules, et alors sa tête bascule en arrière et elle crie son orgasme dans
le ciel nocturne. C’est une symphonie de sexe, et j’en aime chaque note
étourdissante. J’ai aussitôt envie d’un rappel.
— Oh, mon Dieu, halète Bella quand c’est fini, et je la laisse redescendre
lentement, la lumière de la lune illuminant son visage extatique. C’était…
Elle cherche ses mots avant de croiser mon regard, limpide et puissant,
exigeant :
— Encore.
Ça, je peux le lui donner.
Et même si c’est un faible réconfort comparé aux circonstances dans
lesquelles tout a commencé, je vais soulager ma culpabilité en me
consacrant à procurer à Bella autant de plaisir qu’elle pourra en supporter,
aussi longtemps qu’elle le voudra. Et je vais la protéger : de Blackwell, de
moi, et d’elle-même.
CHAPITRE 13
GABRIEL

C ’est étrange et exaltant de s’arrêter devant la maison de Bella avec


elle et pas pour espionner sa routine. Elle est presque ivre de désir
lorsque je la tire à nouveau dans mes bras, l’embrassant profondément alors
qu’elle tâtonne avec le loquet du portail, gloussant quand nous remontons
l’allée.
Je saisis sa poitrine par-dessus son t-shirt avant même que nous soyons à
l’intérieur. La parka a disparu, bannie à nouveau à l’arrière de ma Range
Rover, et je sens son mamelon se hérisser sous mes doigts quand je tire
dessus, ce qui la fait gémir.
— Putain, j’ai besoin d’être en toi, grogné-je contre son cou.
— Rentrons pour ne pas que la vieille Mme Petrie ait une crise cardiaque,
dit-elle en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule à la maison d’en face.
Et puis elle lâche d’une voix douce et lente :
— Et comme ça, je pourrai avoir quelque chose de plus doux pour mes
genoux.
La grivoiserie qui se dégage de sa voix m’entraîne avec elle comme si elle
avait mis une laisse à mon désir et que j’étais à la merci de ses caprices.
Elle déverrouille sa porte et entre, sans même chercher l’interrupteur. Je me
demande si elle ne tente pas de me cacher l’état de sa maison, comme si
c’était une réalité qu’elle pouvait ignorer si elle n’allumait pas la lumière.
Mais sincèrement, tout ce que je vois, c’est elle, même dans l’obscurité.
En plus, tu sais déjà à quoi ressemble sa maison, foutu pervers.
Au lieu de cela, nous progressons dans l’obscurité, ses doigts mêlés aux
miens alors qu’elle me tire dans le couloir vers sa chambre. Les stores sont
ouverts, la lumière de la rue entre, et nous sommes accueillis par le même
chat qui m’a griffé ce matin.
Il hurle en me voyant et se lève d’un bond, le dos cambré, ses yeux verts
brillants de malice. Apparemment, il n’a pas oublié mon intrusion dans son
domaine, mais Bella se met à rire.
— Vash, détends-toi, chérie ! C’est notre invité !
Faisant sortir Vash de la chambre, elle referme rapidement la porte, se
retourne et m’adresse un sourire penaud.
— Désolé… en général, c’est un gentil chaton. Je ne sais pas ce qui lui a
pris.
— Elle est jalouse ? demandé-je en levant un sourcil. Les phéromones ?
Bella rit, tandis qu’intérieurement, je me rappelle de faire la paix avec ce
satané chat dès que possible.
— Je suppose qu’il y a certaines choses que tu ne peux pas charmer, hein ?
— J’exercerai ma magie sur Vash plus tard. Pour l’instant, il n’y a que toi
que je veux charmer, dis-je en regardant Bella dans les yeux.
Même dans cette faible lumière, je vois qu’elle désire ce truc qu’il y a entre
nous, quoi que ce soit.
Elle a déjà dit qu’elle n’était pas du genre à avoir des aventures d’un soir, et
cela ne me surprend pas, mais elle ne demande pas plus que cela pour le
moment. Je crois qu’elle s’attend sûrement à ce que je sois parti demain
matin, si ce n’est avant. Mais elle ne réalise pas que c’est le premier pas
vers quelque chose de plus grand, de plus profond que cette nuit.
Elle ne s’en rend peut-être pas encore compte, mais moi oui.
Je n’ai pas tout planifié comme je le fais habituellement, mais je vais
trouver une solution. Mais pas maintenant, alors que je sens son corps
s’étirer vers le mien. Et surtout pas quand elle réitère sa demande de tout à
l’heure :
— Encore.
Je retire mon sweat et mon t-shirt, me dévoilant nu de la taille à la tête
devant Bella. J’en ai le souffle coupé quand elle pose les mains sur ma
poitrine, et que ses paumes frottent doucement le léger duvet qui s’y trouve.
— Tu as tellement de tatouages… J’ai envie de les lécher tous, m’avoue-t-
elle, à moins que ce ne soit une promesse.
Mon sexe frémit à l’idée de sa langue rose parcourant ma peau, et je
m’empoigne pour trouver un semblant de soulagement.
— Allonge-toi, murmure-t-elle en me poussant vers le matelas sur le sol.
J’acquiesce et recule, retirant mes bottes du pied en m’asseyant. Elle se
tient au-dessus de moi, ses yeux brillant dans la lumière.
Elle se déshabille vite et efficacement, mais la vue de sa silhouette nue,
vêtue de rien d’autre que de la faible lumière de la rue, restera à jamais dans
ma mémoire. L’air frais fait durcir ses mamelons dès qu’elle retire son
soutien-gorge, et son sexe nu m’attire. Elle retire la pince de ses cheveux, et
les ondulations sombres déferlent parfaitement sur ses épaules.
— Putain, tu es magnifique, Bella.
Elle sourit, semblant satisfaite du compliment, puis elle s’agenouille sur le
matelas à côté de moi. Je pose la main sur sa peau couverte de chair de
poule.
— Pas encore… c’est mon tour.
Elle apparaît tout à fait confiante alors que je la laisse mener et explorer, sa
main se frayant un chemin pour tâter ma verge à travers mon jean. Avant
même qu’elle ne me touche, elle m’excite déjà douloureusement, et je
gémis lorsqu’elle me fait parvenir en un instant à une dureté d’acier
impossible. Mes bourses sont déjà gonflées et menacent de se répandre
comme celles d’un adolescent qui ne contrôle plus rien.
— Tu aimes ça ? ronronne-t-elle en m’embrassant tandis que sa main douce
masse lentement mon sexe, la chaleur divisée par une fine couche de denim.
Collant son corps contre le mien, elle manipule ma ceinture d’une manière
provocante, me taquinant et me tourmentant. Enfin, elle se retourne, me
présentant son sexe alors qu’elle embrasse mon ventre, parcourant de sa
langue les crêtes de mes abdominaux et quelques-uns de mes tatouages.
Elle ouvre mon jean, ronronnant joyeusement lorsque mon membre tend
mon boxer.
Je passe ma main le long de son dos, caressant ses fesses pendant qu’elle
s’empare de mon sexe. Je soulève mes hanches, l’aidant à me retirer mon
jean et mon caleçon. Nous nous retrouvons nus tous les deux, et chaque
point de contact entre nous est chargé d’électricité.
Elle lèche le bout de mon membre, mes yeux se révulsent, et je serre ses
fesses un peu plus fort. Cela fait plus qu’un petit moment pour moi. J’ai été
tellement fanatique de ma quête de vengeance que je n’ai pas eu de temps
pour une femme dans ma vie. Je soupçonne que cela fait un moment pour
Bella aussi, donc nous avons toutes les deux du temps perdu à rattraper ce
soir.
Elle dépose des baisers papillon sur mon gland, et je lutte contre l’envie de
m’enfoncer dans la chaleur humide de sa bouche. Pour m’imposer de la
retenue, je me concentre sur le plaisir de Bella plutôt que sur le mien.
J’abaisse mes doigts entre ses jambes pour caresser les douces lèvres de son
intimité, les taquiner avant d’y glisser un doigt. Bella halète, ses lèvres
s’écartent pour recouvrir entièrement le sommet de mon sexe, le suçant
pendant que je la caresse de haut en bas, recueillant son humidité sur le bout
de mes doigts avant de l’amener jusqu’à son clitoris que je caresse avec la
légèreté d’une plume.
— Mmmpf !
Bella gémit autour de moi, ses hanches remuent à mesure que je découvre
la caresse et le rythme qu’elle préfère. Ses genoux s’écartent davantage, et
dans la lumière orange, je suis charmé par la lueur de son intimité qui
s’ouvre pour moi alors qu’elle se trémousse contre mes doigts. C’est
sacrément sexy dans son obscénité, une femme qui prend le plaisir qu’elle
veut de moi pendant que sa bouche et sa langue me procurent la même
satisfaction.
Je passe mon pouce entre ses lèvres tout en jouant avec son clitoris, le
rendant glissant et prêt avant de l’enfoncer en elle, où ses muscles
contractés m’enserrent immédiatement, m’aspirant presque. Elle est
tellement étroite, un étau glissant sur mon pouce que je fais entrer et sortir,
guidé par les sons que fait Bella. Le fait d’être à l’intérieur de sa bouche et
de son sexe en même temps court-circuite mon cerveau, et je ne peux plus
me retenir, je ne peux pas la laisser être la seule à contrôler. Je soulève mes
hanches, me glissant plus profondément dans sa bouche, juste à la limite de
pénétrer dans sa gorge.
Elle se retire, se servant de sa salive et de mon liquide séminal pour
m’empoigner.
— Oh, bon sang, Gabe… encore, râle Bella en se repoussant vers moi
pendant qu’elle me caresse.
— Détends-moi pour que je puisse t’accueillir, et ensuite prends-moi.
Grognant, je retire ma main pour remplacer mon pouce par mes deux
doigts, les enfonçant profondément en elle et faisant gémir Bella de plaisir.
Elle se penche en avant, avalant autant de moi qu’elle peut pendant que je
fais des va-et-vient en elle, la sautant avec ma main. Sa moiteur coule le
long de ma main, jusque sur la griffure de mon poignet. Distraitement, je
me rends compte que j’ai perdu le pansement quelque part en chemin, mais
je ne m’en soucie pas pour l’instant.
Cependant, le léger picotement me recentre, me permettant de me
concentrer uniquement sur Bella et non sur la sensation de ses lèvres douces
et veloutées enroulées autour de mon sexe ou sur celle de sa langue
explorant la saillie autour de mon gland. Elle me lèche joyeusement tandis
que le liquide précurseur s’écoule et qu’elle se régale, alors que son sexe se
répand autour de mes doigts.
— Dans ma poche, mon portefeuille, lui dis-je, incapable de me retenir plus
longtemps.
Et j’ai l’impression qu’elle comprend ce que je veux dire.
Je la sens bouger, atteindre mon jean sur le sol. Elle gémit sur moi quand
elle trouve mon préservatif, le déballe et le sort, haletant :
— Bon sang, j’aime les scouts !
— Ils m’ont appris à toujours être prêt ! la taquiné-je, à bout de souffle,
enfonçant un troisième doigt en elle. Qu’est-ce que ça fait ?
— Bon sang, c’est incroyable… peut-être que grâce à ça, tu ne me tueras
pas !
Elle gémit en faisant rouler le préservatif le long de mon sexe. C’est serré,
mais le pourtour étroit du préservatif m’aide à retenir mon orgasme tandis
que Bella me prépare avant de s’éloigner de mes doigts et de se retourner
pour me chevaucher, frottant le bout de ma queue entre ses replis humides.

Tu es prête ? lui demandé-je.

Je tends les mains pour lui saisir la taille et l’aider à s’abaisser sur mon
sexe. Nous gémissons tous les deux dans une harmonie sexuelle tandis que
son corps s’enroule autour de mon membre frémissant. Elle est si chaude,
ses parois intimes enduites de miel me prennent et me retiennent dans une
étreinte parfaite. La poitrine de Bella s’agite, ses seins tremblent, elle en
veut plus, mais a besoin de s’arrêter quand je suis à moitié en elle.
— Prends ton temps, princesse. Je ne te ferai pas de mal.
Ces mots ont tellement de sens, plus qu’elle ne pourrait l’imaginer, et sont
autant de promesses que je peux lui faire en ce moment.
Elle me chevauche lentement, mon membre s’enfonçant de plus en plus en
elle à chaque mouvement de ses hanches, jusqu’à ce que celles-ci se collent
aux miennes et qu’elle rejette la tête en arrière en signe de triomphe.
— J’ai l’impression que tu me déchires en deux, mais je ne peux pas
m’arrêter, grogne-t-elle alors que ses hanches prennent le relais.
Je l’encourage en tendant la main pour caresser un mamelon raidi,
observant son corps rebondir sur moi.
C’est la chose la plus sexy que j’ai jamais vue, cette belle femme qui prend
tout le plaisir qu’elle peut juste avec moi. Pour une fois dans sa vie, elle
exige et veut quelque chose égoïstement, et je voudrais lui donner tout ce
que je peux, la gratifier pour tous les moments difficiles qu’elle a traversés,
et faire en sorte que chaque jour à partir de maintenant soit meilleur à mes
côtés.
Je passe la main autour d’elle, je lui caresse les fesses et je l’aide.
— Je suis là, Bella… Je suis là, murmuré-je, plus à mon attention qu’à la
sienne, m’assurant que c’est la réalité et non un rêve dont je vais me
réveiller. Je remonte en elle alors qu’elle descend, rejoignant son corps avec
le mien tandis que je m’émerveille de la voir au-dessus de moi.
C’est une princesse, une reine, et je jure en cet instant que je ferai tout ce
que je peux pour être son chevalier en armure ternie.
Les hanches de Bella bondissent sur mon membre, nous nous élevons tous
les deux jusqu’à ce qu’elle se penche en avant et m’embrasse
profondément. Son sexe se contracte autour de moi, et elle gémit son
orgasme dans ma bouche, m’offrant sa libération.
Cela me fait basculer, et je la tiens fermement, donnant deux nouveaux
coups de reins jusqu’à ce que j’explose, emplissant le préservatif de fluide
chaud. Mon corps tremble alors que nous nous écroulons ensemble, ses
lèvres me retenant alors que je la serre dans mes bras. Et ça ressemble
exactement à ce que je désire… qu’elle me donne les fondations que je n’ai
pas eues depuis la mort de Jeremy, et en retour, je m’assurerai qu’elle est
heureuse et en sécurité. À cet instant, et tout le reste du temps.
Nous restons allongés ensemble, la sueur refroidissant sur nos corps jusqu’à
ce qu’elle frissonne, et que je me trémousse pour tirer sur les couvertures.
Je les dispose sur nous jusqu’à ce que nous soyons enveloppés comme un
burrito jumeau. Il n’y a rien de parfait, mais nous sommes au chaud.
J’attrape son unique oreiller et le range sous ma tête, la tirant pour qu’elle
se blottisse contre ma poitrine avec mon bras enroulé autour de ses épaules.
— C’est confortable ?
— Mmm-hmm, dit-elle, l’air endormi.
Quelques instants plus tard, elle ronfle doucement, son corps épuisé par tout
ce qu’elle a fait aujourd’hui. Je la tiens précieusement, assez près pour
sentir son corps sans la réveiller pendant que mon esprit fait des heures
supplémentaires.
Je ne plaisantais pas en disant que j’étais un scout, et dans mon métier, la
préparation est la clé de la réussite des contrats. Mais je ne suis pas préparé
pour la situation actuelle, et il faut que je rectifie le tir. Je réfléchis à ce que
je sais.
Blackwell a dit qu’il voulait que Bella soit tuée pour envoyer un message à
quelqu’un d’autre, donc ce n’est pas elle le joueur, elle n’est qu’un pion.
Peut-être y a-t-il un moyen pour moi d’en tirer parti, d’offrir un chemin
alternatif à sa fin de partie ?
Mais d’après ce que je sais de Blackwell, et cela représente un volume
important d’informations, car je ne prends pas les contrats à la légère, il
n’est pas du genre à permettre à une personne extérieure d’avoir un mot à
dire sur la stratégie qu’il a choisie. Je ne suis qu’un outil dont il peut se
servir, une ressource pour un ensemble de compétences dont il ne veut pas
user lui-même.
Raisonnablement, je peux donc être certain qu’il ne laissera pas passer ça.
Je peux le faire patienter encore quelques jours, mais compte tenu de son
degré de suspicion et d’impatience, je ne doute pas qu’il puisse préparer un
autre coup. En m’incluant dans la liste de cibles.
J’envisage d’inverser le jeu. Je suis un tueur à gages compétent. Il faudrait
peut-être que j’inverse le scénario et que j’élimine la menace qui pèse sur
Bella… Blackwell lui-même. Cela résoudrait le problème, mais ce serait
plus que difficile. Il est conscient de ma présence, je n’ai donc pas
d’élément de surprise. Et il est bien protégé par un dispositif de sécurité
adéquat qui rendrait presque impossible de l’approcher. À moins que je ne
sollicite une rencontre, ce qui entraînerait une fuite désordonnée.
La solution la plus logique serait de m’enfuir. L’emmener avec moi et
quitter Roseboro pour toujours. Nous pourrions le faire, repartir à zéro dans
un endroit où personne n’a jamais entendu parler de Blackwell. Mais même
si je rêve de coucher Bella sur une plage de sable dans un endroit exotique
où il n’y a que nous deux, je sais qu’elle n’ira pas. Pas même si je lui dis la
vérité, ce que je devrai faire de toute façon. Mais je la connais. Si elle pense
que Blackwell se sert d’elle pour une raison quelconque, cette fille va
affronter la tempête et riposter pour protéger celui que Blackwell essaie
d’atteindre.
Ce qui me ramène à la case départ. Mon esprit continue de tourner, mais
lentement, la chaleur du corps de Bella s’infiltre en moi, et je m’endors. Je
n’ai pas de réponses, mais tout ce dont j’ai besoin se trouve entre mes bras.
Tôt le matin, je me réveille et je la regarde dormir. Mon sommeil agité
contraste avec son épuisement paisible, et je découvre avec émerveillement
le repos des vrais innocents. Je ne pourrai plus jamais l’avoir, mais je tiens à
le protéger maintenant. Glissant la main sur son dos, je la taquine jusqu’à ce
qu’elle s’éveille et je me glisse en elle une fois encore. J’ai l’impression
d’être… au paradis.
CHAPITRE 14
ISABELLA

Q uelque chose de doux me touche le cou et l’oreille, ce qui me fait


légèrement glousser en me tirant du sommeil. Je sens quelque chose
de poilu et chaud contre ma joue, et je me tortille, me demandant comment
Gabe a pu devenir aussi duveteux en une seule nuit.
— Vraiment ? J’ai l’haleine du matin, l’avertis-je en détournant la tête, mais
avec un grand sourire.
Miaou.
J’ouvre les yeux en battant des paupières et je vois Vash recroquevillée à
côté de moi, la tête penchée sur le côté, comme si elle me demandait ce que
je veux dire. Je m’étire, tends la main, et me rends compte que je suis seule
au lit, humainement parlant.
Pendant un instant, je me dis que j’ai peut-être rêvé tout ça, que je l’ai
imaginé à cause de mon envie de faire quelque chose de fou, d’être
irresponsable pour une fois, et de sentir le corps de Gabe contre le mien.
Mais aussi vite que me vient l’idée que j’ai tout inventé, mon corps me
rappelle que la nuit dernière était bien réelle. Très réelle, et très grande.
Je détends mes muscles, ravie de les sentir sollicités d’une manière
différente. Contrairement à mon habitude, je n’ai ni les pieds endoloris, ni
les chevilles éreintées, mais plutôt l’impression que tout mon corps est
réduit à de la gelée.
Miaou !
— Vash… Va-t’en ! grommelé-je en la repoussant d’un coup de coude.
Au lieu de se rapprocher, elle secoue la tête et saute par terre, consciente
d’avoir bel et bien réveillé son humaine et que nous sommes sur le point de
démarrer la journée.
Merde.
Je suis totalement déçue quand je me rends compte que Gabe est parti, et je
panique un peu, m’inquiétant de mon comportement stupide.
— Tire ton coup et barre-toi, murmuré-je.
Je m’étais dit que j’allais profiter du moment, et c’était ce que j’avais fait.
Je n’ai aucun regret, mais je ne peux empêcher ce pincement au creux de
mon ventre. Plus qu’une déception, peut-être un désenchantement ? Je
suppose que j’espérais que Gabe soit différent.
Un éclair de blanc sur le sol à côté de ma culotte attire mon attention, et je
me redresse, réalisant que tous mes vêtements sont soigneusement pliés, et
que mon sac, que j’ai laissé dans le 4x4 de Gabe, est posé à côté de la pile.
La tache blanche est un morceau de papier cartonné, que je connais bien
puisque c’est celui que le Gravy Train utilise pour les couvercles des boîtes
à emporter.
Mais celui-ci a été plié en deux et posé debout, et un grand Bella est écrit
dessus. Je tends la main et l’ouvre.
Princesse,
Je suis navré de ne pas t’avoir réveillée, mais tu semblais si paisible, et je
sais qu’avec ton emploi du temps chargé tu as besoin de repos. Il a fallu
que je parte travailler, mais crois-moi, il n’y a rien au monde que j’aurais
préféré faire que te serrer dans mes bras toute la matinée.
Je sais que je t’ai promis de t’emmener au restaurant pour récupérer ton
scooter, et je suis désolé de ne pas avoir pu le faire avant mon départ. Mais
je t’ai laissé un petit quelque chose sur le comptoir de la cuisine pour
compenser et rendre ta journée un peu plus facile.
On se voit ce soir, à vingt-et-une heures pile, mais je penserai à toi toute la
journée.
Elle est signée d’un G majuscule rayé que je suis du bout du doigt. Bon, il
est parti, mais il ne m’a pas laissée tomber. C’est un bon signe, non ?
Touchée, curieuse et avec une envie pressante de me soulager, je sors du lit
et me faufile dans la salle de bains, où je fais rapidement ce que j’ai à faire
avant de me rendre dans la cuisine. Je suis sidérée par ce que je trouve.
C’est un sac… un grand sac, et même si le « M » rouge et jaune sur le côté
ne désigne pas mon restaurant préféré en ville, l’odeur des crêpes, du sirop,
des saucisses et du fromage à l’intérieur me met déjà l’eau à la bouche. Cela
fait trop longtemps que je n’ai pas pris de vrai petit-déjeuner et je n’arrive
pas à croire qu’il ait fait ça pour moi.
Le plus surprenant, c’est ce que je trouve à l’intérieur du sac soigneusement
plié. En plus des trois sandwiches, il y a une petite brique de lait avec Vash
écrit dessus. C’est très gentil de sa part de penser à elle, surtout qu’elle
n’était pas particulièrement accueillante hier soir. C’est alors que je vois la
tasse de café, la bouteille de jus d’orange… et un porte-clés Range Rover.
Sous le choc, je lève les yeux vers la fenêtre avant, et elle est toujours là,
d’un rouge pomme d’amour et brillante dans la lumière du matin.
Je serre la clé contre mon cœur, et j’ai l’impression de me briser à nouveau.
C’est un geste tellement gentil, le genre de choses auquel les gens ne m’ont
pas habituée. Et pour être honnête, c’est le genre de générosité charitable
que j’aurais refusée venant de Mia ou Charlotte. Mais venant de Gabe, c’est
différent. C’est comme s’il prenait soin de moi parce qu’il en a envie, et pas
parce qu’il pense que j’échoue à le faire moi-même. Ce serait sans doute
matière à réflexion pour un thérapeute, ou au moins pour une soirée entre
filles arrosée de vin, mais pour l’instant, je ne me penche pas trop sur la
question.
Prends la vie comme elle vient, Izzy. Et profites-en.
Mon corps vibre joyeusement à cause des courbatures de la nuit dernière,
mes yeux sont irrités par des larmes que je refuse de laisser couler, et mon
estomac réclame le festin qui s’offre à moi. Ce pourrait être le début d’une
journée géniale.
Miaou.
Je baisse les yeux sur Vashy qui se frotte piteusement sur mes jambes, et je
suis certaine qu’elle a faim. Attrapant le lait, je l’ouvre et lui en verse une
soucoupe. Je lui donnerai à manger avant de partir.
— Très bien, Vashy… dix minutes de vacances avant de se remettre en
selle, d’accord ?
Vash miaule à nouveau en regardant le sac, et je glousse.
Pas étonnant que Gabe ait mis trois sandwiches.

— OH OH . Char, je pense que nous avons un problème.


Mes deux meilleures amies s’appuient l’une sur l’autre, chuchotant et
gloussant assez fort pour que je les entende lorsque j’entre dans la cafétéria
de Goldstone Inc.
Mia nous avait suppliées de faire notre déjeuner hebdomadaire sur son
terrain cette fois-ci, au lieu de notre pause habituelle au Gravy Train. Elle a
évoqué un grand projet, des données par-ci, des tendances par-là, et à ce
moment-là, j’ai juste dit oui pour qu’elle arrête de parler de statistiques
analytiques. Je jure que si j’ai choisi la conception graphique, c’est à
cinquante pour cent pour ne jamais avoir à me plonger dans les chiffres
comme le fait Mia. Mais heureusement, elle adore ça. Mieux vaut elle que
moi, je suppose.
— Quoi ? demandé-je en vérifiant que mon t-shirt n’est pas taché et que la
braguette de mon jean skinny noir n’est pas ouverte.
Il n’y a rien de bizarre, me dis-je en glissant mes cheveux noirs derrière
mon oreille. Alors pourquoi sont-elles toujours en train de me sourire ?
— Quoi ? répété-je.
Mia s’interrompt la première, balançant :
— Hé, cowgirl, ça fait longtemps que tu chevauches ce poney ?
Je comprends enfin la blague qu’elles sont en train de me faire et je pousse
Mia avant d’éclater de rire, même si j’essaie de me retenir. Mia se met à rire
et même Char semble sacrément amusée par cette blague.
— Je n’ai pas une démarche étrange, répliqué-je sur un ton bonhomme,
avant de faire une pause et de poser la question plus sérieusement, si ?
Char lève les yeux au ciel et redresse le menton.
— Je ne parle pas de sexe quand je ne pratique pas. Vous pouvez garder vos
sex-toys ambulants pour vous. Elle semble mi-sérieuse, mi-blagueuse, et je
croise le regard de Mia.
Mais avant que nous n’échangions nos points de vue à coups de
haussements de sourcils, cette dernière affiche un large sourire.
— Tu as parlé de sex-toys ambulants. Tu essaies d’en conjurer un, avoues.
Elle hoche la tête d’un air sage et Char grommelle, se dirigeant vers la file
de personnes qui attendent pour déjeuner.
Nous la suivons, acceptant en silence de changer de sujet, car il semble plus
qu’un peu sensible pour notre amie. Je me demande si elle a subi un autre
rencard pourri ? Mais quand nous arrivons dans la queue, elle est toute
guillerette et discute avec la femme qui vient d’apporter un grand plateau de
petits pains.
— Vous avez un mixeur Hobart qui gère la pâte sans problème ? J’ai fait
des folies et j’ai acheté un KitchenAid il y a quelques mois, mais je
donnerais mon bras gauche pour jouer avec du matériel professionnel.
Je n’ai aucune idée de ce dont Charlotte parle, et je réalise que je n’ai peut-
être pas été la meilleure des amies avec elle comme je l’aurais dû. J’ai honte
d’admettre que j’ai été un peu absorbée par mes propres problèmes pour la
pousser à parler, surtout quand elle reste muette. Mais je tente le coup
maintenant.
— Tu es en train de te la jouer Gordon Ramsay ? Je suis prête à participer à
toutes les dégustations que tu voudras.
Elle sourit un peu, remerciant la dame aux petits pains avant de me
répondre :
— J’ai joué avec quelques recettes et j’ai beaucoup appris. J’adore vraiment
faire de la pâtisserie. Gâteaux, tartes, biscuits, petits pains, pains. J’aime
tout. C’est un peu magique, d’ajouter tous ces ingrédients de base dans des
proportions précises, de les mélanger correctement, le tout juste comme il
faut. Mais ensuite, tu les fais cuire, et au lieu d’un résultat ennuyeux, tu
obtiens un merveilleux délice qui fond dans la bouche.
Mia attrape un des petits pains dorés et levés et le dépose dans l’assiette de
Charlotte, puis fait de même avec la mienne et la sienne.
— Moi aussi je vais prendre de ces douceurs fondantes et délicieuses. Hé !
Tu devrais faire ça comme travail ! Ce n’est pas comme si tu étais heureuse
chez Blackwell, alors pourquoi pas ? Laisse tomber ton boulot, et suis le
chemin de biscuits jaunes jusqu’à une boulangerie. Ou mieux, ouvre la
tienne !
Mia tape des mains comme si elle avait résolu le problème le plus important
du monde. Et pour être honnête, s’il s’agissait d’un problème de maths, elle
en serait capable.
Mais Charlotte baisse le menton, incertaine.
— Je ne sais pas. C’est plutôt un passe-temps en ce moment, ce qui
m’empêche de devenir dingue. Peut-être un jour.
Elle semble mélancolique et rêveuse, mais aussi un peu perdue. Je sais
qu’elle lutte avec son boulot actuel, et la culture d’entreprise chez
Blackwell. Fade, sombre, lourde de responsabilités stressantes, et qui ne
vaut absolument pas la quantité de travail qu’elle met dans son rôle de
réceptionniste et d’agent de sûreté.
Mais je comprends pourquoi elle le fait. Je suis la mieux placée pour ça. Ce
n’était pas comme si j’avais rêvé d’être serveuse un jour, mais je fais ce
qu’il faut pour que l’avenir soit un peu plus radieux. Char fait la même
chose.
Nous nous asseyons et prenons chacune plusieurs bouchées de nourriture.
Ce n’est pas aussi bon que chez Henry, mais je suis surtout contente de
manger un repas complet en une seule fois, y compris… attendez la suite…
une salade. Une vraie belle salade chargée de légumes frais et croquants. Je
pourrais la sniffer. Mais je savoure chaque bouchée, en me disant que je
devrais suggérer à Henry d’inclure une option salade dans le menu du
restaurant. Elle se vendrait sûrement bien, et dans le cas contraire, je
pourrais emporter les légumes presque périmés chez moi. Gagnant-gagnant.
Charlotte nous ramène à la conversation précédente, même si c’est elle qui
a dit qu’elle ne voulait pas en parler.
— Bon, alors briefe-nous au sujet du Radieux Monsieur Muscles. Abstiens-
toi seulement de nous parler de la magnificence de son membre sexy.
Mia sourit et nous pointe avec un bâtonnet de carotte.
— Tu parles encore de sexe. Lance-toi, copine, mets-toi à genoux et envoie
ton message à l’univers.
Je sauve Mia de la fausse gifle qu’elle allait lui balancer en répondant :
— Il est resté chez moi hier soir.
Deux paires d’yeux se posent sur moi, me clouant sur place. J’ai à la fois
envie de tout leur raconter et de tout garder enfoui au creux de ma poitrine.
Ce souvenir est comme une bulle de savon frémissante, parfaite et
chatoyante, mais si fragile que même un murmure pourrait la faire éclater,
laissant la magie s’échapper. Donc je m’en tiens à l’essentiel.
— Il est venu au restaurant, puis nous avons fait un tour en voiture et nous
avons fini chez moi pour la nuit. Il est parti ce matin avant que je ne me
lève, mais m’a laissé sa voiture, car il m’avait promis de m’emmener au
restaurant aujourd’hui pour récupérer mon scooter. Il est censé passer ce
soir aussi.
Je sens mon sourire s’élargir, mes lèvres s’étirer d’une oreille à l’autre
tandis que les papillons s’agitent violemment dans mon ventre, comme un
puits de métal en fusion.
— Wouah. Vous n’avez couché qu’une seule fois, et il t’a donné sa voiture ?
me taquine Char alors même qu’elle a affirmé qu’elle n’écouterait aucun
commentaire d’ordre sexuel. Izzy, je ne savais pas que tu avais une
foufoune de classe mondiale !
Elle rit de sa propre outrance.
— Charlotte, s’il te plaît, où sont tes bonnes manières ? la réprimande Mia.
Nous n’utilisons pas de termes vulgaires comme ça. Je préfère y songer
comme à un chouchou parfaitement provocant. C’est beaucoup plus
distingué.
— Seulement si elle s’est servie de son chouchou, réplique Charlotte. Et si
c’était littéralement un plan cul ?
— Hmm, bon point. Il nous faut plus de données.
Elles se tournent vers moi une fois leur petit numéro terminé.
— Ça suffit ! Vous êtes dingues, toutes les deux. Ce n’était pas un plan cul
littéral, sifflé-je, essayant de ne pas rire pour ne pas les encourager. Je
suppose que je n’ai jamais songé aux choses bizarres dont nous parlons
parce qu’il s’agissait toujours de Mia ou de Charlotte, pas de ma vie
sexuelle inexistante. Mais quand les projecteurs sont braqués sur moi,
chauds et vifs, j’ai un peu envie de me cacher comme une nonne pudibonde,
même s’il n’y a rien de chaste dans ce que j’ai fait hier soir.
Mia aspire une gorgée de son coca, les yeux brillants.
— Ne critique pas avant d’avoir testé, dit-elle en posant son verre avant de
me poser prudemment une question. Tu le revois ce soir ?
— Oui, Maman Mia. Il va passer, et non, je ne sais pas quel est le plan. Je
suppose que nous allons prendre les choses comme elles viennent. C’est
plus un rappel pour moi qu’autre chose. Pas d’attentes, aucune obligation, il
faut juste que j’en profite tant que je peux.
Mia jette un regard à Char, mais elle lève les mains, paumes tournées vers
nous.
— Non, je reste en dehors de cette petite leçon parentale. Vous n’avez pas
envie de connaître mon avis sur la question.
Mon regard passe de l’une à l’autre, et j’ai presque trop peur pour poser la
question.
— Quoi ?
Mia inspire, et semble toujours chercher ses mots quand elle commence.
— Écoute, quand tu es entrée, ce n’est pas ta démarche joyeuse qui a trahi
ce que tu as fait. C’était le sourire sur ton visage. Ça fait une éternité que je
ne t’ai pas vu un sourire pareil. Comme si tu étais réellement heureuse,
comme si le monde n’était pas une gigantesque rivière de merde dans
laquelle tu surnages.
Je l’interromps avec une grimace de dégoût, imitée par Char.
Mia nous ignore et pointe un ongle bleu dans ma direction.
— Tu apprécies ce type. Vraiment beaucoup. Et j’aime le fait que tu
prennes du plaisir et, plus important encore, que tu te places plus haut dans
la liste des priorités. Fais juste attention, c’est tout.
Contre toute attente, mes yeux brûlent lorsque mon amie résume de manière
aussi dégoûtante et éloquente ce que je ressens. Je suis heureuse, pour la
première fois depuis bien longtemps.
— Et s’il me fait du mal ?
Char s’engouffre dans la brèche.
— Et si c’est le cas ? Ce n’est pas parce que ça fait mal que tu dois
abandonner. Euh, allô ?
Elle fait un geste pour se désigner elle-même. Et je me demande une fois
encore quelle catastrophe amoureuse elle a vécue, regrettant qu’elle ne nous
en ait pas parlé.
— De nous trois, tu es probablement la mieux équipée pour gérer des trucs
douloureux. Dieu sait que tu as traversé des moments difficiles. Alors qui ça
intéresse si c’est une histoire à court terme ou s’il disparaît à Albuquerque
ou ailleurs ? Tu t’amuses maintenant. Il te fait sentir spéciale maintenant.
Tu le mérites. Et cela vaut la peine d’avoir le cœur brisé à la fin.
Mais l’expression de son visage indique que ce n’est pas forcément vrai. Je
vois le pincement autour de ses yeux, et le mal que cela lui fait de dire ces
choses.
— Tu vas bien, ma belle ? Tu peux nous le dire, tu sais. Quoi que cette
ordure ait fait, nous sommes de ton côté. Équipe Charlotte, jusqu’au bout.
Elle sourit, mais elle a les yeux brillants.
— C’est bon. J’ai été un peu prise au dépourvu, mais c’est une situation
temporaire. Ce n’est pas que j’ai le cœur brisé, c’est plutôt… argh !
Elle grogne au lieu de mettre un mot sur ce qu’elle ressent, et mon cœur
saigne pour elle.
Elle se secoue pour se débarrasser de l’afflux de sentiments qui a envahi
notre déjeuner, et se redresse.
— Ok, changement de sujet immédiat. Mia, à ton tour.
Celle-ci grimace sans croiser mon regard, et l’ambiance change de manière
gênante. Je la vois déglutir, et je sais que quelque chose ne va pas.
— Qu’est-ce qu’il y a, Mia ? Est-ce que Thomas t’a déjà mise à la porte ?
Tu peux rester avec moi, tu sais ? C’est censé être une plaisanterie légère,
parce que s’il y a bien une chose dont je suis sûre, c’est que Thomas
Goldstone est à cent pour cent fou de mon amie Mia.
Elle sourit, mais ne rit pas.
— Très bien. Donc, j’ai fait un truc. Ça va t’énerver, mais je te jure que je
l’ai fait avec les meilleures intentions du monde. Garde bien ça en tête,
d’acc ?
Je fronce les sourcils.
— Qu’as-tu fait ?
Je jette un coup d’œil à Charlotte, cherchant à comprendre, mais elle secoue
la tête.
— Non, c’est tout elle. Mais pour information, je suis d’accord pour dire
qu’elle a eu raison de le faire. Il fallait que ce soit dit.
Mia se lèche les lèvres et continue.
— Donc, après notre discussion de l’autre jour, j’ai raconté à Thomas que
Russell te rendait dingue, qu’il t’effrayait et te menaçait.
J’en reste bouche bée, sincèrement blessée. C’était privé. La honte jaillit,
chaude et acide, et me brûle les veines.
Elle hoche la tête et se précipite pour continuer avant que je sois trop
énervée.
— Je sais, mais écoute. Je lui ai donc raconté ce qui se passait, et que
Russell était déjà un sale con avant, mais qu’il avait vraiment empiré sa
routine de connard au cours des derniers mois. Alors Thomas s’est
renseigné.
Je la regarde fixement, partagée entre un sentiment de trahison, et l’envie de
savoir ce que Thomas a découvert.
— Tu te souviens de cette période il y a quelques mois, quand c’était le
silence radio du côté de Russell, pendant un moment ?
Je hoche la tête, me rappelant à quel point ce mois avait été merveilleux.
Mais ç’avait été le calme avant la tempête, parce qu’il était revenu avec une
soif de vengeance, exigeant plus qu’avant.
— Il est allé en prison pendant trente jours, s’est retrouvé avec des frais
juridiques importants et des intérêts sur des médicaments qu’il avait achetés
à crédit. C’est pour ça qu’il va si loin maintenant. Il a vraiment besoin de
l’argent pour arranger ses propres affaires. Et il se sert de toi pour le faire.
Je garde le silence, assimilant tout ce qu’elle vient de dire. C’est logique,
mais les motivations de Russell ne changent pas le fait que je lui suis
toujours légalement redevable.
— C’est une histoire merdique, mais cela ne change pas la réalité.
Légalement, il a le droit de me facturer, et je vais payer, même si je dois
travailler dur, parce qu’un jour, je serai quitte. Je prends la suggestion de
Mia à cœur, je parle à l’univers et j’espère que le destin me donnera un
coup de main.
Elle frotte sa cuticule avec son pouce, signe qu’elle est nerveuse, et je
comprends qu’il y a autre chose.
— Quoi ? Crache le morceau.
— Je l’ai payé, marmonne-t-elle à mi-voix, et je crois avoir mal entendu,
mais elle se répète, un peu plus haut, un peu plus fort. Je l’ai payé. L’arriéré
est entièrement réglé, et j’ai ouvert un compte pour débloquer des
paiements mensuels de sorte qu’il ne puisse plus te harceler. Elle affiche
une expression sévère, me mettant au défi de résister.
Ma première réaction est un soulagement absolu, total. Un énorme poids en
moins sur mes épaules, une peur dans mon ventre qui se dissout et l’espoir
qui fleurit dans mon cœur. Puis je me rends compte…
— Je ne peux pas te laisser faire ça. Je ne peux pas accepter ce genre
d’aide, Mia. Tu n’imagines pas à quel point j’apprécie, mais c’est trop.
Je secoue vigoureusement la tête, comme si cela allait changer quelque
chose.
Elle hausse les épaules, comme pour me signifier que ce que je viens de
dire n’a aucun poids.
— On ne peut pas revenir dessus. Thomas m’a aidé à le mettre en place
pour que tout soit traçable, aucun paiement en espèces qu’il pourrait
prétendre ne pas avoir reçus. Russell a déjà encaissé l’arriéré, donc tu es à
jour. Tu peux toujours faire cesser les versements mensuels si tu y tiens,
mais je te supplie de laisser tomber.
Elle attrape ma main par-dessus la table.
— Laisse-moi t’aider de cette manière. Je ne veux pas que tu me
rembourses cet argent, mais si tu ressens le besoin de considérer ça comme
un prêt, alors attends d’avoir obtenu ton diplôme et trouvé un boulot que tu
aimes. Ensuite tu pourras t’en inquiéter. Je ne pourrais pas dormir une autre
nuit en me demandant si ce connard a dérapé et t’a fait du mal, parce que
c’est ce qu’il va faire, Izzy. Il est en train de perdre la tête, et tu seras le
dommage collatéral.
Char pose sa main sur la mienne et celle de Mia, la pile des Trois
Mousquetaires prête à affronter le monde.
— Elle a raison, Izzy. Je sais que tu ne veux pas l’entendre, mais tu as
besoin de respirer un peu, et faire en sorte que Russell te lâche en fait partie.
Elle parle d’une voix calme, mais déterminée, qui n’acceptera aucune
contradiction.
— Tu es une femme adulte et tu gères parfaitement tes affaires seule. Mais
il y a des soucis que tu ne devrais pas affronter sans aide, surtout quand tu
as des amies géniales qui sont heureuses d’assurer tes arrières.
Je boude un peu, car j’aurais préféré que les choses n’en arrivent pas là. Je
secoue la tête, et j’essaie de ne pas leur en vouloir de s’être liguées contre
moi, même si c’est pour une bonne cause.
— J’ai lutté de toutes mes forces pendant si longtemps, à chaque étape de
ma vie… Je ne suis pas près de renoncer à moi maintenant.
Les deux sont bouche bée et tentent de parler, mais je leur coupe la parole.
— C’est mon problème, et je vais m’en occuper.
Charlotte secoue la tête en marmonnant :
— Tu n’es qu’une foutue tête de mule.
Mia adopte une approche plus directe, en grognant :
— Ton problème, mon cul. Nous ne sommes peut-être pas du même sang,
mais nous sommes des sœurs, lance-t-elle avant de se calmer légèrement,
me suppliant, je ne peux pas continuer à rester éveiller la nuit à m’inquiéter
pour toi. Est-ce que tu sais que nous nous appelons l’une l’autre pour avoir
des nouvelles, et que nous contactons parfois le Gravy Train juste pour nous
assurer qu’il ne t’est rien arrivé ?
Charlotte ajoute au sentiment de culpabilité en chuchotant :
— Nous apprécions que tu aies une arme, que tu aies reçu une formation au
tir, mais c’était avant que nous sachions à quel point Russell est désespéré.
Il me donne la chair de poule, ma belle, et j’ai un mauvais pressentiment au
sujet de toute cette histoire. Fais ce que tu veux pour être en paix avec
l’aide que Mia t’apporte, mais accepte l’argent.
Je les regarde tous les deux, mais elles sont très sérieuses. Elles ne
plaisantent pas. Et je me dis que j’ai été tellement obsédée par mes propres
luttes que je n’ai pas envisagé une seule fois qu’elles puissent être aussi
inquiètes pour moi. Bon sang, à ce stade, Mia serait capable de traquer elle-
même Russell et faire en sorte que des amis russes de son père lui rendent
visite. Ce sont de vrais nounours, mais ils n’en ont pas l’air.
Poussant un énorme soupir, mes épaules se relâchent en signe de défaite.
Au final, je sais qu’elles font ça parce qu’elles m’aiment. Mais un tel niveau
de gentillesse me tue.
— Très bien, finis-je par dire. Mais je te rembourse dès que je peux.
Mia n’arrive même pas à se montrer gracieuse après avoir remporté ce
qu’elle pensait être une défaite certaine. Elle me tire la langue avant de
dire :
— Évidemment. J’attends le premier paiement le soir de ton prochain
congé, deux heures complètes passées dans un donjon à jouer.
Si quelqu’un d’autre me disait ça, je le frapperais probablement, mais
l’addiction hardcore de Mia aux jeux vidéo signifie qu’il y a au moins une
partie d’elle qui se languit toujours des heures passées devant un écran avec
une manette dans les mains. Ce n’est pas le passe-temps que je préfère,
mais Mia est ma meilleure amie, alors j’ai passé plus que mon content
d’heure à jouer avec elle à TERA.
— Marché conclu, mais je te rembourse pour de vrai.
Elles ne le comprennent peut-être pas, mais j’ai besoin de le faire. Je ne
peux pas simplement prendre l’argent. Si l’on franchit cette ligne une fois, il
est de plus en plus aisé de recommencer. Et avant de s’en rendre compte, on
finit avec tant de poids émotionnel sur son âme qu’on finit par abandonner.
Je ne peux pas abandonner.
Je ne le ferai pas.
— Les filles, il faut que j’y aille, leur dis-je en me levant. Mais tout va bien.
Et vraiment, merci. Je le pense, j’apprécie vraiment.
Mia et Charlotte se lèvent aussi et m’enveloppent dans un câlin. Je reste
immobile un instant avant de céder et les étreindre à mon tour. Les larmes
me brûlent les yeux et je m’étouffe en disant :
— Merci, les filles.
— Nous t’aimons, tu le sais, n’est-ce pas ? me dit Mia qui me tient à bout
de bras, et visiblement inquiète à l’idée de m’avoir poussée trop loin ; mais
elle veut le faire quand même, pour mon propre bien.
Je hoche la tête, sachant qu’elle a aussi raison. Je n’ai peut-être pas de
famille de sang… mais j’ai quand même deux sœurs.
— Je sais. Je t’aime aussi.
Grimper dans le SUV chic en sachant que cette énorme épée de Damoclès
n’est plus suspendue au-dessus de moi est une sensation peu familière,
comme si cette vie n’était pas la mienne. Pourtant, c’est le cas. Avec de
bonnes amies et un gars sympa, peut-être suis-je en train de passer un
tournant et de faire des progrès.
Peut-être qu’après avoir suivi des cours à temps partiel pendant si
longtemps que les assistants pédagogiques sont plus jeunes que moi, je
pourrai enfin obtenir mon diplôme. Alors je rembourserai Mia.
— Pense à ça comme à… un prêt étudiant privé, me dis-je, et ça a beau
n’être qu’un piètre baume sur mon âme, cela m’aide un peu alors que je
rentre à la maison pour me préparer pour le travail.
Je rentre, m’assurant de verrouiller la Range Rover de Gabe. Vash
m’accueille d’un concert de miaulements pour avoir à manger, et je lui en
donne un peu, soulagée de savoir que je pourrais lui payer le prochain sac
de croquettes avec moins de difficultés.
Mon cœur bondit dans ma poitrine quand on frappe à la porte, et
immédiatement j’ai l’espoir que Gabe soit passé. Je me précipite vers la
porte tout en essayant de ne pas m’emmêler les pieds avec Vash, qui insiste
pour s’enrouler autour de mes jambes.
— Vash ! Tu essaies de me tuer, ma fille ? lui demandé-je, faisant un grand
pas de côté pour éviter sa queue.
J’ai encore les yeux baissés vers elle qui miaule quand j’ouvre la porte.
— Hé, Ga…
— Qu’est-ce qui se passe, bordel ? Tu t’es trouvé un riche papa gâteau ?
aboie Russell, un rictus mauvais lui fendant le visage.
— Va te faire voir, Rusty, grogné-je, faisant un geste pour claquer la porte.
Mais il pousse sa botte sale et bon marché dans l’entrebâillement,
m’empêchant de la fermer.
— On n’a pas fini, dit-il avec un sourire diabolique en travers de son
horrible visage. Il plaque violemment sa main sur la porte.
Mon esprit embrumé se réjouit simplement qu’il ne m’ait pas giflée aussi
fort. Voilà à quoi j’en suis réduite, à être reconnaissante de ne pas être
attaquée. J’aimerais avoir mon arme, celle-là même que j’ai lutté pour ne
pas avoir. À cet instant, je voudrais l’avoir dans la main, car j’ai vraiment
peur que Russell essaie de s’introduire dans ma maison. Ensuite, il n’y aura
que nous deux.
Et je me rends compte que j’ai plus de problèmes que je ne l’avais imaginé.
CHAPITRE 15
GABRIEL

—J eremy !
Je cours au coin de la rue, où le chaos règne. Du coin de l’œil, je vois une
voiture noire sortir en trombe du parking, mais je suis concentré sur
Jeremy, qui gît sur le flanc.
Les gens crient, certains courent, d’autres restent figés sur place en
pâlissant de terreur.
Un groupe s’est réuni autour de lui… et ils ne font rien. Mon frère est
étendu sur le sol, et ils ne l’aident même pas à se relever.
— Bordel, dégagez de mon chemin ! rugis-je en repoussant les gens.
Quelqu’un m’attrape par le bras, et par réflexe, je me retourne et lui
balance un coup de poing pour me libérer. Ce n’est que le lendemain que
quelqu’un m’apprend que c’est à Tiffany Washington que j’ai cassé le nez.
Le sang de Jeremy se répand partout sur le bitume. Il y en a tellement que
je ne sais pas comment le corps de mon petit frère pouvait en contenir
autant. Je le tire sur mes genoux et laisse sa tête reposer sur ma jambe tout
en baissant les yeux sur lui.
— Jeremy… ne t’avise pas de me claquer dans les bras, putain !
— Ça ne fait pas mal, frérot, murmure-t-il, du sang coulant du coin de sa
bouche. Mais…
— Non ! le supplié-je, plaquant ma main sur le trou dans son ventre pour
l’empêcher de se répandre partout.
Mais la mare de sang sous son corps continue de grossir et elle fait des
bulles autour de mes doigts.
— Jeremy…
— Je t’aime, Ga… mais il n’a pas le temps de finir de prononcer mon nom
que son corps se met à convulser.
Je le serre contre moi, en priant pour que ça s’arrête, mais quand il se
raidit et qu’un souffle taché de sang frappe mon visage, je sais.
— Jeremy… Je te promets que je trouverai qui a fait ça.
Je me réveille dans la pénombre de l’après-midi, le soleil perçant à travers
les rideaux en ondulations sanguines, et mon visage couvert de sueur à
cause du rêve qui hante mon sommeil. Je l’essuie, me rappelant comment
j’ai dû nettoyer le sang de Jeremy sur moi. Il avait tout imprégné, et plus
tard, j’ai découvert que les deux balles avaient traversé de part en part, l’une
d’elles lui ayant sectionné la moelle épinière, ce qui expliquait pourquoi il
n’a pas ressenti de douleur.
Maigre réconfort.
Je frissonne et m’assieds dans le lit bon marché du motel, enfouissant mon
visage entre mes mains, laissant la douleur m’envahir aussi longtemps qu’il
le faut. C’est le seul moyen pour moi d’affronter le reste de la journée
l’esprit clair.
Je me souviens de tout.
Je me souviens avoir assisté à l’arrivée de l’ambulance, avoir vu les
secouristes essayer d’aider Jeremy jusqu’à ce qu’ils sachent que c’était
terminé. J’ai en mémoire le regard échangé par les deux ambulanciers alors
qu’ils pensaient que je ne les voyais pas.
J’ai le souvenir de l’enterrement, des yeux de tout le monde braqués sur
moi, et de la lumière dans les yeux de mes parents qui s’est éteinte à
l’instant où le cercueil de Jeremy était porté en terre.
Je me souviens de tout.
Depuis ce moment, alors que la tête de mon frère reposait sur mes genoux,
que ses derniers souffles effleuraient ma joue et que je suppliais la
Faucheuse de me prendre à sa place, je n’ai jamais laissé personne ni quoi
que ce soit se mettre en travers de ma poursuite acharnée de l’assassin de
Jeremy.
Malgré mes efforts, je n’ai pas pu trouver qui avait tiré « dans les règles de
l’art. » La police locale s’est avérée incapable de trouver le coupable, et le
procureur a discrètement laissé tomber l’affaire, car il était en course pour
sa réélection et ne voulait pas que les gros titres des journaux sur le meurtre
non résolu d’un adolescent gâchent sa campagne.
Au bout d’un moment, j’ai tourné le dos à mes amis, ma famille, ma vie, et
me suis plongé dans les ténèbres, dans ce monde sale qui avait provoqué la
mort de Jeremy.
En cours de route, mon âme a été souillée de beaucoup de saleté et de sang.
Cela a démarré petit à petit, par des étapes qui, je le croyais, me mèneraient
à une sorte de réponse. Mais en cours de route, je me suis perdu. En dépit
de mon éthique, mon propre code moral et mes règles, la liste de mes
péchés est longue. Plus d’une fois, je me suis demandé si je n’étais pas
devenu aussi mauvais que le monstre que je cherchais.
Mais avant elle, je n’avais jamais remis ma vie en question. J’avais accepté
cette mission en me disant qu’elle serait une parmi tant d’autres, sauf que
j’obtiendrais enfin ce que je recherchais… la vérité. Ou du moins, de
véritables informations m’envoyant dans la bonne direction.
Je ne m’attendais pas à ma princesse ni à ce frémissement chaleureux dans
ma poitrine chaque fois que je pense à elle. Je prie pour que les sentiments
que j’éprouve pour Bella ne soient pas simplement dus à ma culpabilité qui
me rattrape, histoire d’avoir l’opportunité de me sentir de nouveau
« propre ». Qu’elle me fasse cet effet ou non, et c’est le cas, elle mérite
mieux que d’être utilisée pour que je me sente moins mal.
Je sors du lit et me dirige vers la douche. L’eau chaude se déverse sur mon
cou et mes épaules, cascadant à travers mes cheveux alors que je me lave,
essayant de réfléchir.
— Que dois-je faire, Jeremy ? demandé-je dans l’atmosphère humide de la
salle de bains, essayant d’y voir plus clair. Comment puis-je m’en sortir et
faire ce qu’il faut pour elle ?
Comment le saurais-je ? C’est toi qui as passé des années à apprendre à
être un tueur. Tu as aussi acquis d’autres compétences pendant cette
période.
Même dans ma tête, le sarcasme mordant de mon frère résonne, et je me
sens plus proche de lui.
Je me lave rapidement et sors de la douche, me séchant avant de vérifier
mon rasage dans le miroir. Une barbe d’un jour… je n’aurai pas besoin de
mon rasoir aujourd’hui. À la place, je retourne dans la chambre et ouvre
mon sac de voyage où je prends un jean, un t-shirt noir et un gilet zippé à
capuche rouge. Quand je quitte le motel, je grimpe dans mon camion « de
boulot », essayant de réfléchir à la manière de protéger Bella.
C’est la question à un million de dollars qui me tracasse depuis que je me
suis faufilé hors de son lit ce matin, sans avoir plus d’idées que la veille au
soir en m’endormant avec elle dans mes bras.
Cette situation est une véritable bombe à retardement, et je dois agir.
Je me gare sur le parking d’une supérette au nord de la ville. Il n’y a pas
grand-chose dans les parages, et c’est assez ancien pour qu’il n’y ait pas de
caméras de surveillance sur le côté du bâtiment où je me gare.
Me servant de cette intimité, j’ouvre la console à côté de moi et sors mon
téléphone prépayé. Je compose un numéro de mémoire, sachant qu’il
n’aboutira pas, mais que mon destinataire recevra le message vocal et
répondra en conséquence.
— Vous êtes bien chez Larry Plomberie. Je suis absent pour le moment.
Laissez un message.
— Salut, j’ai un problème avec mes toilettes. Le flotteur à billes ne
fonctionne plus. J’apprécierais si vous pouviez procéder rapidement à son
remplacement, dis-je en prononçant les mots codés appropriés. C’est urgent,
si vous êtes disponible.
Je raccroche, sachant que je viens d’ajouter des frais importants à ce que je
demande, mais je ne peux pas y faire grand-chose. J’ai besoin d’aide
maintenant.
À peine deux minutes plus tard, mon téléphone sonne. Je le récupère.
— Allô ?
— Vous avez appelé au sujet de toilettes ? demande une voix à l’autre bout
du fil.
Je n’ai jamais rencontré Larry le bibliothécaire, mais rares sont ceux qui,
dans le monde de la pègre, ne connaissent pas cette voix légèrement
nasillarde. Je me demande comment il arrive à se faire passer pour un
plombier, mais pour ce que j’en sais, ce n’est que sa foutue ligne de
téléphone portable.
— Un travail urgent ?
— Exact, Larry, dis-je.
J’entends le grognement à l’autre bout. Il me connaît et reconnaît ma voix.
— J’ai besoin d’un complément.
— Un instant, dit Larry, et un moment plus tard, j’entends un bip
électronique dans mon oreille. Vas-y. La ligne est brouillée.
— J’ai besoin de tout ce que tu peux me donner sur un homme appelé
Blackwell.
Il émet un long sifflement bas.
— Je ne peux pas t’aider avec ça.
— Pardon ? demandé-je, surpris.
Depuis des années que je consulte Larry en tant que principal pourvoyeur
d’informations, il n’a jamais refusé une demande.
— Non. Comme dans, si tu veux rester au sommet et pas six pieds sous terre
dans un trou non balisé dans la forêt, tu vas laisser tomber toute enquête
sur cet homme. Il y a des gens sur lesquels il ne faut pas fouiner. Il en fait
partie.
— C’est une menace ?
— Rien qu’un conseil. D’un professionnel à un autre. Au revoir, Gabriel.
Avant que je puisse ajouter un mot, Larry raccroche. Je recompose le
numéro, mais je n’arrive même pas sur la boîte vocale. Au lieu de cela, une
voix robotisée m’informe que la ligne n’est plus attribuée.
Merde.
À peine quelques secondes plus tard, mon autre téléphone vibre, et je vois
que c’est un texto.
Je veux des nouvelles.
Quand on parle du foutu loup.
— Très bien, tu veux des nouvelles ? demandé-je, démarrant mon camion
avant de sortir du parking de la supérette. Je vais t’en donner.
CHAPITRE 16
BLACKWELL

L e bureau est plongé dans l’ombre alors que je suis assis derrière mon
bureau, à attendre et à comploter. Je tape de la main sur ce dernier, et
je me laisse rapidement aller à jouer le Concerto pour piano pour la main
gauche de Ravel afin de ralentir la montée de ma tension artérielle.
Il y a plusieurs décennies, mon père avait contraint une version de moi
beaucoup plus jeune et plus malléable à apprendre le piano pour structurer
mes pensées. À l’époque, j’avais détesté les heures passées devant les
touches, je l’avais supplié de cesser les exercices, et la réponse dédaigneuse
de mon père avait marqué le début de la fin de tous les sentiments positifs
que j’avais à son égard.
Si l’on ajoute à cela la déception qui se lisait dans ses yeux lorsque je ne
réussissais pas à le satisfaire, que ce soit au piano ou dans ma jeune vie,
cela avait suffi à me faire détester cet homme. Suffisamment pour qu’à sa
mort, je me sois saoulé… pour fêter joyeusement son décès.
Mais j’ai quand même retenu les leçons, et je me retrouve souvent en train
de frapper distraitement les notes à grands traits sur un clavier inexistant.
L’horloge sonne vingt heures, et ma mauvaise humeur monte d’un cran.
Avant, mon invité venait toujours en avance, mais maintenant, il est
toujours à l’heure. Un changement révélateur. Même si ce n’est pas un
manque de respect en soi, cela montre que ses sentiments à l’égard de ce
travail, et peut-être de moi, sont différents. C’est un coup de force qui
montre sa main, qu’il le réalise ou non.
La porte de mon bureau s’ouvre alors que personne n’a frappé, et Gabriel
Jackson fait son entrée, sans escorte cette fois. Alors que cela pourrait être
considéré comme un signe de danger, je sais que mon service de sécurité
personnel a fouillé l’homme quand il est sorti de l’ascenseur et qu’il
suffirait de presser un bouton pour qu’ils soient là si j’en avais besoin.
Pourtant, je ne serai pas négligent, vu que la réputation de Gabriel le
précède.
— M. Blackwell.
Ma main s’arrête avant le deuxième mouvement du morceau de piano, et je
me lève, ignorant le salut de Gabriel pour me diriger vers mon bar. C’est
aussi une démonstration de force, l’une des nombreuses que j’utilise
régulièrement, qui me permet de prendre le dessus sur mon invité et de
contrôler plus facilement le début de la conversation. Mes bonnes manières
poussent aussi les gens à sous-estimer le degré de cruauté dont je suis
capable.
Je prends une carafe de tequila, sans regarder Gabriel pour le moment. Par-
dessus mon épaule, je lance :
— Vous êtes en retard. Dans plusieurs sens du terme.
— Votre agent de sécurité s’est montré très minutieux, répond Gabriel
quand je me retourne, ajustant sa cravate comme si mon garde l’avait laissé
échevelé.
— On ne m’a pas autant outragé depuis mon dernier passage à la sécurité
de l’aéroport.
— Quand quelqu’un est aussi dangereux que votre réputation le dit, il est
dans mon intérêt d’être… prudent, dis-je en me versant un verre sans lui en
offrir un. Asseyez-vous.
Gabriel s’exécute, et je m’appuie sur le bar pour l’étudier un instant. En
général, je constate qu’une longue pause silencieuse de ma part incite les
autres à remuer et à s’agiter nerveusement, surtout lorsqu’ils savent
pertinemment qu’ils n’ont pas répondu à mes attentes.
Mais pas lui.
Gabriel reste assis, immobile et patient, mais prêt, une légère tension lovée
dans ses muscles. Incapable d’attendre plus longtemps, je lui laisse croire
qu’il a le dessus en prenant l’initiative.
— Alors…
— Il y a eu des développements, dit Gabriel d’un ton égal, l’air décontracté
pendant que je sirote ma tequila. Ce travail demandait plus de délicatesse
que je ne l’aurais cru.
— Comment ça ? Cela devrait être plutôt facile pour quelqu’un comme
vous, dis-je, et c’est à la fois un compliment et une accusation. Elle ne
bénéficie d’aucune protection ni compétence, et elle vend de la bouillie
dans un restaurant pourri. À moins que votre réputation de savoir gérer des
cibles de haute volée soit surévaluée, cela aurait dû être votre contrat le plus
rapidement exécuté.
Je suis las de ses excuses, mais intrigué en même temps. J’ai déjà engagé
des gangsters, généralement des gros bras pour intimider quelqu’un, mais
Gabriel Jackson est unique en son genre. Son comportement exige une
étude plus approfondie et un peu de vigilance.
Gabriel acquiesce en croisant les doigts.
— Bien sûr que non. Mais elle a des amis très puissants.
— C’est pour cette raison que je vous ai engagé, sifflé-je, reposant le verre
de tequila sur la surface du bar. Je me rends compte un instant trop tard que
mon emportement expose le raisonnement qui m’a mené à m’intéresser à la
serveuse d’un petit restaurant.
— Dites-moi pourquoi vous m’avez embauché moi, et pas un homme de
main, pour ce contrat, demande Gabriel d’un ton léger.
Je ricane, repoussant sa demande.
— Je ne suis pas là pour flatter votre ego.
Il secoue la tête, mais continue.
— Évidemment, non, mais peut-être que la réponse à votre inquiétude
réside dans les informations que vous avez déjà.
Il incline la tête, attendant patiemment.
— Vous êtes minutieux, attentif, et capable de répondre aux exigences
particulières de missions uniques. Votre réputation de tueur de sang-froid
plaît à un certain type de personnes. Et en particulier, cela fonctionne bien
pour les luttes de pouvoir.
Hmm, il a peut-être raison. Les raisons pour lesquelles je l’ai engagé et pas
un tueur à gages sur le Bon Coin sont plutôt évidentes.
— Mais les résultats ne sont pas à la hauteur de l’engouement autour de
vous, finis-je d’un ton glacial.
— Rassurez-vous, ma réputation est méritée, répond Gabriel, toujours
imperturbable. Si vous avez des doutes quant à mon efficacité, n’hésitez pas
à vous renseigner auprès de mes anciens employeurs. Ce sont tous des
hommes et des femmes qui vous sont égaux dans leurs domaines respectifs.
Cela fait longtemps que je suis dans le jeu. Je sais reconnaître une menace
voilée quand j’en entends une. Et bien que je ne sois normalement pas un
homme à prendre les menaces à la légère, je ne dis rien. La situation a
tourné à une partie d’échecs. Heureusement pour moi, je ne joue pas selon
les règles et je n’ai aucun problème à détourner le jeu en ma faveur.
Cependant, si j’ai fait beaucoup de choses que les gens normaux
considéreraient comme mauvaises, Gabriel Jackson est le genre d’homme
que l’on garde sous le coude quand c’est possible.
D’ailleurs, il a raison. Je connais les anciens employeurs de Gabriel, et ce
qu’il raconte est la vérité.
— Alors, quels sont les rebondissements qui vous retiennent ? demandé-je.
— Comme vous le savez, je ne fais pas de dommages collatéraux. Et je
maintiendrai cette norme professionnelle.
— Vous n’avez pas répondu à la question. Qu’est-ce qui vous retient ?
— Ses amis, défie Gabriel. Vous avez dit que le boulot consistait à envoyer
un message à quelqu’un de son cercle. Je me doute que vous n’aviez pas
prévu qu’ils anticiperaient ce genre de réaction de votre part, et elle
bénéficie d’une protection supplémentaire.
Il me jette un regard dur, me défiant de le contredire. Je me retiens de lui
dire que j’en sais plus sur Thomas Goldstone qu’il n’en saura jamais, car je
ne veux pas divulguer mon obsession à un sous-fifre.
Devant mon silence, il enchaîne.
— Chaque fois que je l’ai observée au restaurant, il y avait trois clients en
permanence avec elle. Leur présence semblait aller au-delà d’un
engouement pour la nourriture médiocre, alors j’ai fait quelques recherches.
Il me reste à identifier deux d’entre eux… mais j’en connais un. C’est un
garde du corps privé, il travaillait pour les services secrets il y a quelques
années.
Une légère pointe de plaisir s’épanouit à l’idée que Gabriel a peut-être
remarqué le détective privé que j’ai engagé pour le suivre. Dans une
certaine mesure, je suis impressionné. Mais il ne sait pas qui est cet homme
ni pourquoi il a été engagé. Encore un point en ma faveur.
Mon détective privé n’a fait mention de personne d’autre sur le terrain, mais
peut-être que sa vision était si centrée sur Gabriel, sa cible, qu’il n’a pas
pris en compte les autres dangers potentiels de mon plan.
— Et en quoi cela vous arrête-t-il ? Vous avez déjà dit que vous ne feriez
pas le travail au restaurant.
— J’ai vu cette même femme passer devant la maison d’Isabella. Cela me
fait prendre du temps, répond Gabriel, articulant lentement. Monsieur
Blackwell, comprenez une chose. Je suis un professionnel, pas un
kamikaze. Je suis un homme qui possède un ensemble particulier de
compétences et de règles. Si vous vouliez que quelque chose soit accompli
à n’importe quel prix, vous ne vous seriez pas adressé à moi.
— Vous êtes donc en train de me dire que vous ne pouvez pas mener cette
mission à bien ? lui demandé-je, essayant de voir à quel point ce type essaie
de m’entuber.
Je ne serais pas surpris qu’il retourne toute la situation contre moi, étant
donné mon expérience avec les hommes dans ce sombre métier, mais sa
réponse me surprend.
— Pas vraiment… simplement que nous devrions faire preuve de prudence,
affirme Gabriel. Pour votre protection tout autant que la mienne. J’ai juste
besoin de temps, M. Blackwell, je suis plutôt doué pour jouer les
séducteurs.
Son comportement froid se réchauffe en un clin d’œil, un sourire charmant
et un air jovial de voisin charmant remplacent son aura menaçante.
— C’est ce que j’ai entendu dire, ironisé-je.
C’est un commentaire calculé, destiné à lui faire comprendre qu’il se trouve
sous un microscope et à lui montrer que bien qu’il pense avoir le dessus
dans notre conversation, il est loin d’être préparé par rapport à un homme
comme moi.
Son air bon enfant disparaît, un givre glacé dans ses yeux sombres qui se
verrouillent sur moi.
— Soyez assuré que je fais ce qui doit être fait pour que le travail soit
effectué comme convenu. J’ai déjà pris un premier contact.
Ses paroles sont correctes, mais sortent difficilement, comme s’il était prêt à
tout pour ne pas les prononcer.
Intéressant.
Je me pose toujours la question de savoir si Gabriel se rapproche d’Isabella
parce que c’est un moyen d’arriver à ses fins, ou pour une autre raison.
L’idée qu’elle soit séduite puis connaisse une fin humiliante a quelque
chose d’ironique et de juste que je peux apprécier. Très bien… cela vaudra
peut-être la peine de voir si Gabriel Jackson termine vraiment sa mission.
Je sirote ma tequila en réfléchissant. Savoir qu’Isabella Turner ira dans sa
tombe avilie et le cœur brisé… Voilà qui aura le goût d’une douce
vengeance.
— Bien. Mais je veux des preuves. Et rapidement.
Gabriel acquiesce et se lève.
— Vous pouvez être sûr que vous aurez votre preuve. Dès que ses gardes du
corps se détendront, je passerai à l’action.
Gabriel se dirige vers la porte, mais avant qu’il ne l’ouvre, je le rappelle.
— Monsieur Jackson, ne me faites pas perdre la confiance que j’ai en vous.
Je ne suis pas le genre d’homme que vous devriez doubler.
Gabriel se tourne, sa main bougeant si rapidement que je le distingue à
peine avant qu’un couteau de lancer en acier inoxydable ne se plante au
milieu du bar, à moins de huit centimètres de ma main.
— On pourrait dire la même chose de moi. Il vous faut une meilleure
sécurité, mais pour le moment, je ne suis pas une menace pour vous. Bonne
nuit, M. Blackwell.
Gabriel part, fermant doucement la porte derrière lui, et pour la première
fois depuis des années, la peur fait trembler ma main alors que je pose mon
gobelet. Je fais levier pour extraire le couteau du bois, en grognant sous le
coup de l’effort, car la lame est profondément enfoncée dans le chêne
ancien.
Les faibles lumières de mon bureau se reflètent sur la surface argentée
mate, et je peux y voir un reflet déformé et ondulé de mon visage. Cela me
donne l’air d’un monstre, et après un moment, je pose le couteau,
réfléchissant à la réunion.
Première leçon. Gabriel Jackson n’est pas un homme avec qui il faut
badiner. Jeune, oui. Mais stupide ? Pas si sûr.
Pourtant, les menaces, le manque de peur dont Gabriel a fait preuve… ils
m’irritent. Je suis un homme habitué à ce que les gens tremblent à la seule
mention de mon nom. Même ceux qui ont le calibre pour se permettre
d’engager Gabriel ne s’opposent normalement pas à moi.
Et pourtant, Gabriel a jeté un couteau dans mon bureau comme si de rien
n’était. Comme si je n’étais rien.
Je dois savoir si cette réaction est celle d’un homme qui n’a vraiment
aucune crainte, ou si c’est un acte né de la frayeur, la réaction violemment
désespérée d’un animal acculé ?
La tequila m’a réchauffé le ventre, mais une autre chaleur se répand dans
mon corps… le brasier de la colère.
Petite merde, qui ose me menacer.
Je me rends à mon bureau derrière lequel je m’assieds, et mes doigts
reprennent distraitement Ravel tandis que je réfléchis à mes options.
— Très bien… Je vais te laisser un peu plus de corde, dis-je enfin, ouvrant
mon bureau pour y chercher un téléphone bien particulier.
Un que je n’utilise que dans des circonstances très spécifiques.
— Mais seulement assez pour que tu puisses te pendre avec si tu me trahis.
Je compose rapidement le numéro, attends que la ligne sonne et rebondisse
sur au moins deux services de recomposition à en juger par les changements
de tonalité.
Je déteste utiliser ce genre de dispositifs, mais dans le cas présent, c’est le
moyen le plus sûr. Enfin, après une longue période de silence quasi total,
quelqu’un décroche.
— Oui ?
— Jericho ? C’est Blackwell.
— Ça fait un bail. Que puis-je faire pour vous ? me demande la voix qui me
donne des frissons.
Et c’est pour cette raison que je me sers de lui. Si Gabriel Jackson est
capable de me faire peur, alors en toute logique, engager quelqu’un
d’encore plus mortel, même s’il n’est pas aussi calme et ne possède pas la
même éthique, est ma meilleure option.
— J’aimerais discuter d’une offre d’emploi potentielle.
Il y a un silence à l’autre bout de la ligne, et j’attends patiemment pendant
que Jericho réfléchit à ses mots.
— Je peux être à SeaTac dans deux jours.
— Excellent. Je vous retrouverai personnellement là-bas. Envoyez-moi
votre heure d’arrivée.
La ligne est coupée, et j’éteins le téléphone avant de le ranger.
Mon détective continuera de suivre Gabriel, et il découvrira peut-être s’il
est sournois, ou s’il est tombé sous le charme de Mlle Turner. Et d’ici deux
jours, si la mission n’a pas été achevée avec succès, Jericho prendra le
relais.
Cette affaire réglée, je me lève, plongeant dans le tiroir de mon bureau pour
prendre le petit pistolet que je garde, juste au cas où.
Je dois châtier un agent de sécurité.
CHAPITRE 17
GABRIEL

J e range mon camion sur le côté de la rue, me garant inconsciemment


de manière presque parfaite en parallèle à un kilomètre du bâtiment
Blackwell. Prenant quelques respirations, je passe en revue exactement ce
que Blackwell a dit, cherchant des indices, des lacunes, et des informations.
Le va-et-vient de la conversation est parfois le pire ennemi d’un plan bien
conçu, où l’on partage plus que prévu. La conversation avec Blackwell
avait davantage ressemblé à une partie d’échecs et à une démonstration de
force que d’habitude, cependant.
Pour l’essentiel, tout s’est déroulé comme prévu, et j’ai même eu un aperçu
des raisons qui l’ont poussé à vouloir s’en prendre à Bella. Mon bluff sur la
sécurité à cause de ses amis à gros bras n’était rien d’autre que ça, un bluff
basé sur les recherches que j’avais faites et les connexions que j’avais
établies moi-même sur ce qui, dans la vie de Bella, pouvait lui faire courir
un tel risque. Mais Blackwell a quasiment affirmé qu’il se servait de Bella
pour s’en prendre à Thomas Goldstone. Cela ressemble à un lapsus évident,
ce qui me fait douter de sa nature accidentelle.
Mais dans l’ensemble, ça s’était plutôt bien passé, j’avais même réussi à
réfréner son empressement à achever le travail, jusqu’à ce que je mentionne
la séduction comme outil efficace.
C’est ce que j’ai entendu dire, avait-il dit.
Et le jeu avait évolué, basculé sur un coup de dés.
En trois mots, il m’a fait savoir qu’il avait plus de cartes en main que ce à
quoi je m’étais préparé.
J’avais dû jouer le jeu, dire à Blackwell, le seul homme dont je ne voulais
pas qu’il regarde de trop près ma relation avec Isabella, que j’avais déjà
entamé une action de séduction. Certes, la meilleure couverture est celle qui
est la plus proche possible de la réalité. Ainsi, en faisant croire à Blackwell
que je fréquente Isabella pour mener à bien sa mission, je peux peut-être le
détourner de mes véritables intentions.
Mais ce n’est qu’une solution temporaire.
C’est un réseau de tromperies enchevêtré, et Blackwell est suffisamment
puissant pour que tenter de le déjouer soit une entreprise difficile et
délicate.
Je grimace au souvenir d’avoir jeté la lame près de sa main. Cela avait été
délicat, mais pas difficile du tout, et une exposition au danger est une chose
que Blackwell respectera.
Je jette un coup d’œil à l’horloge numérique, qui brille dans la lumière
tamisée de la cabine du camion. Vingt heures trente, juste assez de temps
pour voir Bella pour le dîner.
Rapidement, je me réinsère dans la circulation et conduis mon camion
jusqu’au motel. Je me change pour remettre mes vêtements décontractés,
passant mes mains dans mes cheveux pour les décoiffer un peu. J’attrape un
Uber et me rends au restaurant.
Mais cette fois, en entrant, je jette un coup d’œil un peu plus attentif aux
alentours. Cela fait partie de ma nature, surtout dans mon métier, d’être
extrêmement prudent. Mais malgré l’allusion de Blackwell à la
surveillance, je ne vois personne ni rien de suspect.
À l’intérieur, j’observe simplement Bella un moment avant qu’elle ne se
rende compte de ma présence. Elle flotte dans la salle comme si elle
dansait, ses pieds chaussés de tennis touchant à peine le sol alors qu’elle fait
de son mieux pour offrir un bon service à ses clients. Mon cœur se
réchauffe en la voyant travailler si dur sans jamais se plaindre, lorsque les
visages impassibles des gens laissent place à des sourires à la suite d’une
conversation avec elle, et quand je vois l’éclat dont elle est imprégnée et qui
rayonne si magnifiquement de son être.
Et quand elle regarde dans ma direction, son sourire s’élargit. C’est
incroyable : c’est moi qui ai fait ça. L’homme que la plupart des gens
craignent, qu’ils ne veulent jamais voir franchir le seuil de leur porte, peut
procurer du bonheur à cette femme. Cette princesse qui mérite le meilleur,
mais qui n’a que moi.
— Salut, Bella, dis-je en déposant un léger baiser sur sa joue.
Elle rougit, une chaleur rose sous mes lèvres pendant une fraction de
seconde avant de s’écarter.
— Hé, dit-elle d’un ton enjoué. Je suis un peu débordée, mais assieds-toi où
tu veux, je vais t’apporter un menu.
Je secoue la tête.
— Commande simplement quelque chose que tu me recommanderais. Je
vais patienter jusqu’à ta pause repas pour qu’on mange ensemble.
Elle se mord la lèvre et hoche la tête comme si l’idée lui semblait
excellente.
Mais avant qu’elle puisse réellement me répondre, une voix polie l’appelle :
— Mademoiselle ?
Et, tournant les talons, Bella retourne travailler.
Je m’assieds pour la contempler encore un peu, mais une partie de moi
analyse le reste des clients du restaurant et le parking, s’interrogeant et
réfléchissant une fois de plus aux paroles de Blackwell.
À un moment donné, Martha s’approche pour parler à Henry, et nos regards
se croisent par le passe-plat de la cuisine. Elle agite un doigt pour me
demander d’attendre une minute, comme si j’avais l’intention d’aller
quelque part. Après avoir terminé sa conversation avec Henry, elle vient
s’asseoir dans le box en face de moi.
— Je voulais te remercier encore une fois d’avoir sauvé notre amie l’autre
soir. Et par « notre amie », je veux dire, celle du Gravy Train. Izzy est l’une
des nôtres, et même si ton instinct de protection est plutôt chevaleresque, et
j’aime ça, je suis un peu une maman ourse. Je suis certaine que tu
comprends.
Je lui montre mon charmant sourire de garçon d’à côté, pas pour la séduire,
mais pour la charmer quand même.
— Évidemment. Je comprends et j’apprécie que toi et le reste de la famille
du Gravy Train preniez si bien soin de Bella. Ce n’est pas facile de
s’occuper d’elle, elle est déterminée à tout faire toute seule. C’est une chose
que j’admire chez elle, mais personne n’est vraiment fort en solo. Nous
avons tous besoin d’un peu de soutien de temps en temps.
Elle pince les lèvres, mais les bords s’inclinent vers le haut, ce que je
prends comme un bon signe.
— Je ne veux pas paraître trop vieux jeu, mais quelles sont tes intentions ?
Avant que je puisse répondre, elle ajoute :
— Et une aventure à court terme est une réponse acceptable si c’est la
vérité. Je veux juste savoir dans quoi Izzy s’engage pour que nous soyons
prêts à lui apporter le soutien dont tu as parlé quand il sera nécessaire.
Je ne peux m’empêcher de chercher Bella dans la salle ; mes yeux sont
attirés vers elle tout autant que mon cœur. Mes paroles s’adressent à elle,
même si c’est Martha qui les entend.
— Je ne la cherchais pas, du moins pas comme ça. Mais je l’ai trouvée, à
moins que ce ne soit elle qui m’ait trouvé ? Dans tous les cas, le résultat est
le même, je suppose.
Je hausse les épaules, en regardant à nouveau Martha.
— Je n’ai pas grand-chose à offrir, pas de tendres promesses de l’enlever
vers une vie facile, ni même de réponses à tes questions. Parce que la vérité,
c’est que… Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que je l’aime beaucoup
et que je veux passer du temps avec elle, partager le fardeau qu’elle porte
autant qu’elle me le permet, et la faire sourire. Je ne sais pas si c’est
suffisant, mais c’est tout ce que j’ai.
Les yeux de Martha sont légèrement humides, ce qui me surprend. Je la
prenais pour une vieille pie coriace, endurcie par la vie, et amère face à
l’amour, vu ses échanges sarcastiques avec Henry. Elle déglutit en
tamponnant son œil.
— Cela fera l’affaire, Gabe.
Elle se lève, et je me sens comme un type que le peloton d’exécution aurait
inexplicablement décidé de laisser partir. Mais elle s’arrête et pose une
main sur mon avant-bras.
— Pour l’instant.
Je lui souris en me disant que sa nature mordante n’est peut-être qu’une
façade, et une manière de m’avertir. Avec précaution, je demande :
— Martha ? Puis-je te demander une faveur ?
Elle hausse les sourcils, mais hoche la tête.
— J’ai un peu l’impression que je viens de t’en accorder une en te laissant
voir Izzy, mais bon, demande toujours.
— J’aimerais emmener Bella à un rendez-vous. Un vrai, pas juste une tarte
sur le parking, même si elle était délicieuse. Y aurait-il une chance pour que
vous trouviez à la remplacer demain pour qu’elle ait sa soirée de libre ?
À mes mots, Martha me décoche un large et brillant sourire.
— Bon sang, oui ! Je suis capable d’un tour de magie pour faire en sorte
que ça arrive. Si, et seulement si toi aussi tu uses de ta magie pour
l’emmener dans un chouette endroit.
— Marché conclu, dis-je joyeusement.
— Juste une chose, prévient Martha, tu dois le lui dire. Je te souhaite bonne
chance pour la convaincre de renoncer à une soirée de pourboires pour
quelque chose d’aussi égoïste qu’un rendez-vous. Si tu y parviens, tu sauras
qu’elle pense que tu es vraiment quelqu’un de spécial.
Les mots de Martha résonnent dans ma tête quand j’annonce à Bella ce que
j’espère être une bonne nouvelle en mangeant les gaufres belges qu’elle a
commandées pour nous.
— Alors comme ça, tu viens juste de demander à ma patronne si je pouvais
avoir ma soirée de libre ? Tu ne crois pas que c’est un peu exagéré ? me
défie-t-elle.
Je lis l’inquiétude dans les lignes de son front qui se plisse. J’ai
l’impression qu’elle fait des calculs dans sa tête. X heures multipliées par la
somme Y par heure, plus Z, le montant moyen des pourboires, égale… un
rencard très coûteux.
— C’est exact. Pour ma défense, j’ai simplement demandé si c’était
possible du point de vue de Martha. Si tu n’en as pas envie, nous ne le
ferons pas. D’un autre côté, si tu as envie de sortir avec moi, pour un vrai
rendez-vous où nous nous mettons sur notre trente-et-un, où je passe te
prendre et je te dis que tu es très belle, et où nous sortons dîner
tranquillement, rien que nous deux, alors tu es libérée du travail.
Je lui balance mon plus beau sourire, espérant que mon argumentaire de
vente forcée était suffisant.
Elle éclate d’un rire fort et clair.
— Oh, tu la joues malhonnête. Ça me plaît. Très bien, tu as un rencard.
Elle se penche en arrière dans le box, jette un œil vers la cuisine, et crie :
— Bien joué, Martha. Je suppose que je vais avoir besoin de ma soirée de
demain.
Martha répond avec un clin d’œil.
— Amusez-vous bien, vous deux. Ne fais rien que je n’aurais pas fait…
quand j’avais vingt-cinq ans !
Bella se retourne vers moi en ricanant.
— Ce qui ouvre un large champ de possibilités. Une fois, Martha a été
arrêtée pour avoir manifesté en traversant le terrain de football pendant les
deux dernières minutes d’un match de rentrée.
Je ris, mais lutte pour la visualiser dans ma tête.
— Ah, les risques que l’on prend quand on est jeune et stupide.
Bella secoue la tête, les yeux écarquillés d’horreur.
— Euh, c’était il y a environ cinq ans. Elle protestait contre le fait que les
mecs s’en sortent toujours, quelle que soit la situation, car selon l’adage,
« les hommes sont comme ça ». Elle s’est dressée devant le juge et a dit :
« Eh bien, les femmes seront comme ça aussi, je suppose ». Elle n’a même
pas eu droit à des travaux d’intérêt général.
— Essayons au moins de ne pas nous faire arrêter, bien que tu puisses te
faufiler dans l’intimité de ta propre maison et je te poursuivrais directement
jusqu’à la chambre.
Bella se touche le bout du nez avec un clin d’œil.
— Je m’en souviendrai.
Trop vite, c’est bientôt la fin de sa pause dîner. Elle enfourne une dernière
bouchée de gaufre et s’essuie les lèvres avec une serviette.
— Je ferais mieux de m’y remettre. Tu vas encore traîner dans le coin ce
soir ?
J’entends la chaleur dans sa voix, son désir si flagrant et sexy. Mais je vois
aussi les légers cernes sous ses yeux. Elle joue bien son rôle, donne bien le
change, mais ma chérie est fatiguée, et elle a besoin de sommeil.
En plus, je devrais essayer de déterminer comment Blackwell obtient ses
informations avant de passer à nouveau la nuit avec elle. Pour le bien de
Bella et le mien.
— Ce soir, je veux que tu rentres chez toi juste après le travail, que tu
prennes un bain chaud, que tu boives un verre de vin, et que tu penses à
notre rendez-vous de demain. Je sais que la coutume veut que ce soit le gars
qui choisisse le lieu, mais je ne connais pas très bien Roseboro et je veux
que ce soit exactement ce dont tu as envie, alors tu peux choisir un
restaurant. N’importe où, n’importe quoi, tes désirs seront mes ordres,
Princesse.
Elle pousse un soupir heureux, comme si cette simple idée lui paraissait
merveilleusement incroyable.
— Je viendrai te chercher demain soir à dix-neuf heures trente.
Je me lève, et bien que nous soyons au beau milieu du dîner, je ne peux
m’empêcher d’enrouler ma main autour de sa nuque, glissant mes doigts
dans ses cheveux. Je me penche, l’embrasse doucement, mémorise son goût
et me rassasie pour les prochaines vingt-quatre heures.
Elle reste étourdie un instant, et fier comme un paon, mon ego se gonfle en
me disant que je peux l’embrasser jusqu’à la folie parce que je suis moi-
même un peu ivre d’elle.
Elle se racle la gorge et tapote son tablier.
— Oh, laisse-moi aller te chercher tes clés. Au fait, merci pour cette
chouette promenade aujourd’hui. Et pour les douceurs au petit-déjeuner. Je
crois que Vash a une bonne opinion de toi grâce à ton offrande de lait.
— C’était le but. De la conquérir… elle, et l’humaine avec qui elle vit.
CHAPITRE 18
ISABELLA

I l est près de minuit quand je gare enfin mon scooter dans mon jardin. Je
jette un coup d’œil pour m’assurer que Russell ne se cache pas dans les
parages, mais tout semble paisible. Jusqu’à ce que j’arrive sur le pas de ma
porte.
Un sac d’épicerie brun est posé contre. La première chose qui me vient à
l’esprit, c’est une bombe, parce que je regarde beaucoup trop les infos au
cours du service du soir au dîner. Puis la partie plus raisonnable de mon
cerveau considère qu’il est très improbable que ce soit une bombe. Je veux
dire, la plupart du temps, elles sont dans des boîtes ou des trucs comme ça,
non ?
Pourtant, je pousse le sac du bout du pied tout en tenant mon visage le plus
loin possible du potentiel contenu explosif du sac.
Il se froisse.
Curieuse, je regarde à l’intérieur. Et mon cœur s’arrête. Littéralement, il
s’arrête devant une telle gentillesse.
Je ramasse le sac, déverrouille la porte et me précipite à l’intérieur. Après
avoir de nouveau verrouillé derrière moi, j’étale le contenu du doux cadeau
de Gabe sur la table de la cuisine. Il y a un sac immense de sels de bain à la
lavande, deux masques, l’un pour mes cheveux et l’autre pour mon visage,
une bougie, un sachet de chocolats, et une bouteille de vin bien fraîche.
Il est tard et je devrais me mettre au lit. Mais devant toute cette générosité,
je n’ai qu’une envie, me faire plaisir. Rien que pour cette fois.
Alors j’en profite, faisant ce que Gabe a demandé en prenant un bain chaud
réconfortant avant d’aller au lit. C’est luxueux, décadent, et juste ce dont
j’avais besoin. Et alors que je me glisse entre mes draps en coton, la peau
hydratée, je me mets à rêver à demain.
Je pourrais m’habituer à tout ça.

J E DEVRAIS COMPTER sur ma bonne étoile, car j’ai de beaux vêtements. Il fut
un temps où je passais des heures à faire les friperies pour trouver des
vêtements mignons et abordables. Après la mort de Reggie, ma situation est
devenue beaucoup plus désespérée et les vêtements sont devenus le dernier
de mes soucis. Mais ce soir, je suis heureuse d’avoir gardé quelques-unes
des plus belles pièces que j’ai achetées en solde à la friperie de Roseboro.
— Vash, qu’en penses-tu ? La noire ?
Je lui montre la robe noire avec une longue jupe coupée en diagonale, mais
elle lève le menton, visiblement peu impressionnée.
— Très bien… la verte ? Je pourrais peut-être y ajouter un foulard ?
Miaou.
— Bof. D’accord, et que penses-tu de la rouge ?
Elle secoue la tête : elle ne s’amuse pas. Elle s’en va vers la cuisine à sa
manière bien particulière.
— Bien… Je vais me débrouiller toute seule ! crié-je après sa queue qui
remue. C’est mon premier rendez-vous officiel depuis je ne sais pas
combien de temps. De toute manière, je ne vais pas me fier à l’opinion
d’une créature qui crache des boules de poils !
Je finis par me décider pour la robe rouge, principalement parce que j’ai les
talons parfaits pour aller avec. C’est un cadeau de Mia, qui remonte à
l’époque où elle était célibataire à l’université et qu’elle voulait une copine
pour sortir en boîte de nuit avec elle.
— Bon sang, elles sont géniales ! murmuré-je en me tournant dans tous les
sens, regrettant de ne pas avoir de miroir en pied pour voir à quoi
ressemblent mes jambes.
Effectivement, je ne porte que ma plus belle lingerie et mes talons, alors j’ai
sûrement plus l’allure d’une strip-teaseuse qu’autre chose… mais je me
sens terriblement sexy comme ça.
— Ça fait bien trop longtemps que je n’ai pas ressenti ça.
C’est beaucoup plus facile qu’il n’y paraît d’enfiler la robe. Il n’y a pas de
fermeture éclair, mais une bande de tissu extensible dans laquelle je me
tortille et me glisse jusqu’à ce qu’elle atteigne mes hanches et tombe
ensuite sur mes genoux.
J’attache mes cheveux en arrière, je m’imagine, et finalement je ne peux
pas résister à l’envie d’aller dans la salle de bains et de faire de mon mieux
pour apercevoir ce que je peux dans le minuscule miroir au-dessus de mon
lavabo. Je ne vois pas grand-chose, mais ce que j’entrevois…
— Vash !
Miaou ?
— Je vais avoir besoin de toi pour appeler le 911 quand Gabe arrivera, ma
belle. Parce qu’il se pourrait qu’il fasse une crise cardiaque en me voyant
une fois maquillée.
Je commence par mes yeux. J’ai les yeux foncés, alors si je force trop sur
l’effet smoky avec le fard à paupières et le liner, j’aurais juste l’air d’un
raton laveur. Mais je veux avoir un look sensuel et sexy. Heureusement,
c’est précisément l’effet que produit cette robe rouge, et un trait d’eye-liner
noir incliné vers le haut me donne un peu plus d’éclat.
Je mets du rouge profond sur mes lèvres, riche et brillant, pour attirer
l’attention de Gabe sur tout ce que je dirai cette nuit. S’il imagine ce que
mes lèvres pourraient faire d’autre… eh bien, c’est aussi un bonus.
Je sais que moi, je n’ai pas cessé de songer à ce que ses lèvres à lui
pourraient me faire.
Enfin, c’est terminé, et je fais de mon mieux avec mes cheveux, tirant les
boucles chocolat sur une épaule pour les faire descendre sur ma poitrine.
Mon Dieu, je me sens belle.
On frappe à ma porte et je me dépêche de sortir, courant de mon mieux sur
mes talons hauts.
— Qui est-ce ? demandé-je.
Je suppose qu’il s’agit de Gabe, mais après le petit numéro de Russell avec
sa botte, je ne prends pas de risque.
— C’est moi, Princesse, dit une voix étouffée à travers la porte, et je ne
peux m’empêcher de rire en la déverrouillant pour lui.
— Gabe, je suis presque… commencé-je avant de perdre tous mes mots.
Il est superbe dans son costume noir profond qui met en valeur ses cheveux
foncés et ses yeux marron vif, et son sourire est éblouissant dans la lumière
tamisée de mon porche. Oublions le rencard. Nous portons déjà trop de
vêtements.
Gabe me scrute de haute en bas.
— Tu es éblouissante.
— Euh, merci, balbutié-je, hésitante alors que mon cœur bat à tout rompre
sous son regard empreint d’une attirance et d’une appréciation non
dissimulées.
De toute ma vie, je ne me suis jamais sentie aussi désirée qu’en ce moment.
— Tu es… wouah, lui dis-je.
— Merci, dit Gabe en s’inclinant à moitié, mais j’ai vu son sourire satisfait.
Alors… on y va ?
Je fais un pas en arrière, lui faisant signe de me suivre.
— Tu veux entrer ? Je dois prendre mon sac à main.
Mais Gabe ne bouge pas. Il n’entre pas. Mais il s’appuie contre
l’encadrement de la porte.
— Si j’entre là-dedans, nous ne partirons pas. Pas avec ton allure, et pas
avec ce que je vois dans tes yeux en ce moment. Et j’ai vraiment envie de te
sortir, de te traiter comme il se doit, et de t’exhiber dans cette robe rouge.
Prends ton sac à main, Princesse.
Il parle d’une voix grave et rauque, presque un grognement montrant
l’effort qu’il fournit pour se retenir. Cela m’excite et me fait envisager que
le fait qu’il entre pour m’arracher cette robe serait un rendez-vous suffisant.
Mais mon cœur prend le dessus sur ma libido.
Je veux qu’on m’invite à dîner, qu’on me fasse la cour. Et aussi frivole que
cela puisse paraître, c’est la vérité. Je laisse donc Gabe à la porte pour
prendre mon sac à main. Il n’est pas assorti à ma tenue, mais c’est le plus
petit que j’ai et il est presque entièrement noir.
Le rouge bonbon de son SUV est pratiquement identique à ma robe, une
heureuse coïncidence, mais d’une certaine manière, cela me donne
l’impression d’être à ma place ici lorsque Gabe ouvre la portière passager
pour m’aider à entrer comme un gentleman. Il grimpe sur le siège
conducteur et commence à reculer, en me demandant :
— As-tu décidé où nous allons ?
— Effectivement, dis-je, mais je réserve quelques surprises. Tu n’auras qu’à
tourner où je te dirai.
Nous arrivons peu après à notre destination, un restaurant chinois un peu
usé dans un vieux quartier de la ville. Gabe ne dit rien lorsque nous nous
arrêtons devant le Dragon d’or, mais il m’escorte à l’intérieur, me tendant le
coude pour que je le prenne, puis tirant ma chaise pour que nous nous
asseyions à l’une des tables. Il fait le tour de la table et s’assied à son tour,
et le vieux vinyle vert de la chaise semble déplacé par rapport au faste et au
glamour de nos vêtements.
— Je suppose que tu aimerais savoir pourquoi tu es ici ?
— J’avoue être curieux, admet Gabe, jetant un œil autour de nous avant de
se recentrer sur moi. Mais je fais confiance à ton instinct. Premièrement, tu
connais Roseboro mieux que moi. Et deuxièmement, tu travailles dans le
secteur de la restauration, donc je suis certain que tu sais où se trouvent tous
les meilleurs endroits de la ville, qu’ils soient cinq étoiles ou à l’abri des
regards.
Il a raison, mais j’apprécie qu’il me fasse confiance, car je sais que
l’apparence du Dragon d’or n’a vraiment rien d’impressionnant.
— Bien vu, lui dis-je, me demandant si j’ai toujours le coup de main avec
les baguettes après tout ce temps. Mais ce n’est pas seulement la qualité de
la nourriture qui nous amène ici.
Gabe ronronne, devinant ce que je veux dire.
— Un passif, alors ?
Je soupire, les souvenirs défilant déjà alors que je regarde le restaurant.
— C’était l’un des rares endroits où je pouvais aller avec ma tante. De la
bonne nourriture sans être obligées de casser la tirelire.
Gabe consulte le menu, et parcourt rapidement les quatre colonnes du
regard.
— Je parie que vous preniez le plateau de poulet épicé ?
Le plat du jour à huit dollars… ma gorge se serre quand je me souviens des
soirs où nous venions ici.
— Bien joué. Nous avions l’habitude de le partager. Ce n’est pas un endroit
très chic, mais c’était toujours un événement particulier quand nous
venions. J’ai dû passer au moins une douzaine de repas de fête ici.
— Alors, célébrons ça comme il se doit, répond Gabe. Ta tante a fait ce
qu’elle pouvait, et elle l’a fait avec amour. Qu’il s’agisse d’un repas cinq
étoiles ou d’un simple cupcake… ce qui le rend spécial, c’est la personne
avec qui on le partage.
Je cligne des yeux et regarde Gabe avec étonnement. Mes larmes sont
parties, et ce qui les a remplacées est un sentiment nouveau, une véritable
fierté.
— Comment… comment fais-tu cela ? Comment fais-tu pour toujours
savoir quoi dire ? Pour me faire sourire. Pour que je n’aie pas honte.
— Pourquoi devrais-tu avoir honte ? demande Gabe, l’air confus. Au vu de
tout ce que tu m’as raconté, tu es l’une des personnes les plus fortes que j’ai
jamais rencontrées. Tu dois te montrer fière de ce que tu as accompli, et de
ce que tu essaies encore de faire.
— J’ai passé tellement de temps à traverser ma vie comme un zombi, dis-je,
essayant de lui expliquer.
Je prends une grande inspiration et la retiens avant de la laisser sortir.
— Et il y a encore des moments où je pense que je ne m’en libérerai jamais.
Je serais toujours « cette pauvre fille », soit parce que j’ai perdu mes
parents, soit à cause de la vie difficile que nous avons menée avec Reggie.
Mais je ne veux pas vivre comme ça pour toujours. Je veux vivre à
nouveau, être brillante et libre. Ressentir ce que j’ai vécu quand toi et moi
étions dans cette clairière sur la montagne.
— Tu peux faire exactement ça, me répond Gabe.
Je baisse la tête, incapable de croiser son regard à ce moment en dépit du
fait qu’il vient de me dire que je n’avais pas à avoir honte.
— La solution la plus sûre, la plus facile, c’est de rester assis au volant, de
s’acharner à suivre le plan que j’ai établi il y a des années, en espérant que
tout ira mieux un jour lointain, dans le futur. Vivre en grand, être capable de
voir le sommet de la montagne… pour le faire maintenant, j’ai besoin d’une
raison, admets-je.
Je lui demande beaucoup, même si je reste assez vague pour me couvrir.
— Si je dois me réveiller, prendre ce risque, j’ai besoin d’une raison.
Gabe me prend la main par-dessus la table.
— Je t’entends, et je serais heureux de t’aider à gravir chaque étape de cette
montagne. Mais je veux être bien clair sur un point. Tu es une raison
suffisante. Tu mérites de te réveiller et de t’approprier chaque seconde de ta
vie, profite-en maintenant, pas seulement plus tard quand tu auras
l’impression de l’avoir mérité. Tu as déjà gagné ce droit, Bella. Mais je
serais ravi d’en profiter avec toi.
Sa réponse est encore plus parfaite, même si je remarque qu’il ne fait pas de
déclaration d’amour éternelle. Mais il est bien trop tôt pour cela.
— Ça me plairait, dis-je, ses paroles comblant des lacunes dans mon esprit
dont je ne soupçonnais pas l’existence, trop occupée que j’étais à colmater
le vide dans mon ventre avec un compte bancaire où l’argent fuit comme
dans une passoire. Mais ça pourrait prendre un certain temps.
— Je sais.
Sursautant, je me rappelle mes bonnes manières.
— Merci pour les douceurs d’hier soir. C’était inattendu, et merveilleux.
J’ai vraiment apprécié chaque seconde de ce bain.
Son sourire devient lascif et ses yeux se dirigent vers le bas, là où je sais
que je lui accorde un aperçu alléchant de mon décolleté.
— Bon sang, je suis en train de t’imaginer nue dans la baignoire, des bulles
amoncelées sur tes mamelons et des mèches bouclées s’échappant d’un
chignon pour descendre dans ton cou, où je pourrais te mordiller et goûter
la lavande. Raconte-moi tout.
Il y a un soupçon d’audace dans son ordre, pas directif, mais effronté, et je
suis plus que ravie d’y répondre avec mon propre culot.
— Eh bien, je suis rentrée chez moi et j’ai cru que le sac était une bombe,
ou peut-être une blague de gosse avec une crotte de chien, mais
évidemment c’était bien mieux que ça.
Il rit de mes idées folles, m’incitant à continuer avec une pression de la
main.
— C’était fantastique. J’ai rempli la baignoire d’eau jusqu’en haut, aussi
chaude que possible, et j’ai trempé dans les sels de bain jusqu’à ressembler
à un pruneau. Et comme les filles qu’on voit à la télé, j’ai mangé des
chocolats et bu du vin assise là à bouillir comme les pommes de terre
d’Henry.
— À mon avis, mon fantasme était bien plus sexy, mais je suis vraiment
ravi que tu en aies profité.
La serveuse arrive, et je commande deux plateaux de poulet épicé.
— Oh, tu fais des folies ! me taquine Gabe. On pourrait avoir des biscuits
aux amandes pour le dessert ?
— Si tu te comportes bien, le taquiné-je.
En parlant de ça, je me suis livrée au baratin « Parle-moi de toi », avec
larmes et énumération de mes traumatismes. Tu ne t’es pas encore prêté au
jeu, alors parle-moi de toi, Gabe.
Je sais que j’ai l’air un peu raide, comme si c’était un entretien d’embauche,
il est déjà embauché. Où et quand il voudra.
— Je ne sais pas par où commencer, dit-il, et je lis la tension autour de ses
yeux.
— Commence simplement par le début, genre « il était une fois, un
magnifique petit garçon ». Ou bien tu t’en tiens à l’essentiel, par exemple :
as-tu des parents ? Des frères et sœurs ? D’où viens-tu ? Qu’est-ce que tu
fais dans la vie ?
Il hoche la tête en baissant le menton avant de répondre :
— Oui, j’ai des parents, je n’ai pas débarqué un jour déjà grand. J’avais un
frère, mais il est mort, dit-il avant de déglutir difficilement. Ce n’est pas une
histoire que j’ai envie de revivre en ce moment. Désolé.
Je me mords la lèvre, triste de voir sa douleur et de ressentir sa perte de
façon si aiguë.
— Pas de souci. Mais je suis là si tu changes d’avis et que tu as besoin de
quelqu’un à qui parler.
Un côté de sa bouche se soulève dans ce demi-sourire qu’il a quand il n’est
pas sûr. Ça lui donne l’air d’un gentil fauteur de troubles.
— Quant à ce que je fais dans la vie, on pourrait dire que je suis consultant.
— Consultant ? Eh bien, voilà qui explique tout, plaisanté-je au vu de sa
réponse aussi limpide que de la boue. Tu es consultant en quoi ?
— Je dépanne les systèmes, m’explique Gabe, même si cela n’est
absolument pas plus limpide. Des entreprises ou des particuliers
m’appellent, et je viens leur proposer des solutions. Parfois c’est un
problème facile, d’autres fois difficile. Mais c’est amusant.
— Et tu… Je veux dire, où es-tu basé ? demandé-je, et Gabe hausse les
épaules. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire que j’ai tellement de travail que je me contente de vivre
dans des chambres de motel. Si je devais choisir, je dirais que mes préférés,
ce sont les Red Roof. Je veux dire, j’ai passé trois mois à Calgary une fois,
près de six mois à New York, mais par la suite, j’ai eu des missions de deux
ou trois jours seulement et j’étais de nouveau sur la route. Quand je n’ai pas
de travail, je profite parfois de mon temps libre pour me détendre, prendre
des vacances ou autre, mais à part une boîte postale pour le fisc, je n’ai pas
vraiment de maison.
— Je n’arrive pas à décider si c’est une vie solitaire ou aventureuse, lui dis-
je honnêtement. Comme je ne suis jamais allée nulle part, l’idée de voyager
en permanence a quelque chose d’attirant, mais ça semble tellement…
nomade de ne pas avoir de point d’attache. Je suis littéralement en train de
me battre pour sauver les seules racines qui me restent, alors même que ce
serait bien plus facile de laisser tomber.
Son visage se décompose et il secoue la tête.
— C’est dans la maison que tu partageais avec ta tante que se trouvent ces
souvenirs, alors tu t’y accroches, ce qui est compréhensible. Quand mon
frère est mort, ma famille s’est effondrée, et les souvenirs que j’ai de la
maison, de l’histoire, de la famille, sont tous dans mon esprit, dans mon
cœur. Alors partout où je vais, ils sont avec moi. Il est avec moi.
Il reste silencieux un moment, et je vois qu’il est torturé par les fantômes
qui le hantent. Ma curiosité me donne envie de lui poser un million d’autres
questions, mais je respecte le fait qu’il n’est peut-être pas en mesure de
partager en ce moment. Alors j’oriente la conversation vers des sujets plus
légers dans l’espoir de lui remonter le moral.
— Alors, avec ta vaste expérience de voyages à travers le monde, es-tu
capable de manger avec des baguettes ? Parce que je doute sérieusement de
mes compétences.
Ses lèvres se relèvent au ralenti.
— Je maîtrise l’usage des baguettes. J’ai toutes sortes de compétences qui
te surprendraient.
Dans son ton, on sent qu’il y croit vraiment, ce qui me donne d’autant plus
envie de le voir mettre en œuvre chacune de ces compétences.
CHAPITRE 19
GABRIEL

T andis que je m’arrête à une bière, Bella s’amuse, ce qui est


exactement ce que je veux. Elle mérite de se détendre, de s’amuser.
Il y a trop de mauvaises choses à venir, et peut-être que cette soirée
amusante l’aidera à traverser ces moments.
— Tu veux connaître mon record personnel du nombre de services que j’ai
effectués d’affilée ? demande-t-elle en sirotant son troisième Mai Tai. Bien
trop ! s’exclame-t-elle en riant, avant de plisser les yeux, l’air soucieux. En
fait, je crois que mon record, c’est vingt. Tu te rends compte ? Vingt jours
d’affilée, sans aucun temps libre, à servir ces grosses assiettes bleues ?
— Je parie que cette période t’a fait prendre du muscle.
— Oui, c’est ça, ricane-t-elle avant de lancer fièrement, c’était une longue
période, mais j’ai payé mes frais de scolarité en liquide une semaine avant
le début du semestre.
— Il faut que je te pose la question. Pourquoi rester là-bas ? lui demandé-je
en buvant mon thé vert. Tu fais beaucoup trop d’heures pour un salaire bien
trop faible. Je suis certain que tu pourrais trouver quelque chose de mieux,
même si ce n’était que temporaire.
— Peut-être que je pourrais, mais j’aime bien être là-bas. J’aime les gens, et
Martha travaille avec moi. En fait, ça me rappelle une histoire amusante.
C’est drôle maintenant, en y repensant, mais ce n’était certainement pas le
cas à l’époque, dit-elle sans bafouiller, mais en ricanant.
— Que s’est-il passé ?
— C’était juste après le décès de ma tante, et j’avais été renvoyée de mon
emploi dans le commerce de détail parce que j’avais pris deux semaines de
congé pour faire mon deuil et organiser des funérailles. Je n’avais pas la
moindre idée de ce que j’allais faire pour gagner de l’argent, ou même pour
manger. J’avais postulé à une tonne d’emplois, mais sans jamais avoir de
touche.
Son regard devient flou, son esprit s’éloigne dans le passé, alors pour la
ramener, je la taquine légèrement :
— Tu as raison, cette histoire a l’air hilarante.
Ça fonctionne, car elle lève les yeux au ciel, un petit sourire aux lèvres.
— Bref, continue-t-elle sur un ton insolent, j’étais au Gravy Train et j’ai
commandé un petit-déjeuner de biscuits à la saucisse, je pensais avoir les
cinq dollars sur moi. Quand je suis allée payer et que j’ai regardé dans mon
portefeuille, ce que je pensais être un billet de cinq n’était en fait qu’une
liste de courses. J’étais totalement fauchée, il ne me restait littéralement que
quelques cents, et mon compte en banque était à sec. J’étais tellement
gênée !
— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?
— Ils ont appelé les flics !
J’écarquille les yeux en pensant à la douce et protectrice Martha et à son
mari accablé qui appellent la police pour une pauvre jeune femme brisée.
— Impossible.
— Mais bien sûr que si, je te jure ! s’exclame Bella en riant. Mais pendant
que nous attendions, Henry a commencé à me faire la morale sur le fait de
chercher l’aumône, de me montrer sournoise pour voler les honnêtes gens.
Quelque part au milieu de son numéro de papa déçu, il a menacé d’appeler
mes parents, en agitant le doigt et tout.
Elle mime son visage sévère, pointant du doigt, puis son visage s’adoucit.
— Je lui ai dit que je n’en avais pas. Ça l’a stoppé net, et il est subitement
devenu très silencieux. Sa leçon de morale a cédé la place à d’autres
questions, et j’étais bien trop à vif pour dissimuler quoi que ce soit au sujet
de Reggie ou de ma situation. Le temps que les flics arrivent, il leur a
expliqué que c’était un malentendu et leur a offert à chacun un café à
emporter. Je me suis excusée pour l’erreur, en promettant de le rembourser
dès que possible, mais il m’a fait travailler à la plonge ce jour-là. Il m’a
renvoyée chez moi avec une boîte à emporter… et dix dollars cachés dans
le couvercle. Au bout d’un mois, je servais les tables. Ils se sont toujours
montrés bons avec moi. Ils sont comme une famille pour moi, et dans un
sens, j’ai l’impression de leur être redevable. Ils m’ont sauvée lorsque les
choses étaient vraiment très difficiles et m’ont épaulée dans mon travail
scolaire et mes horaires, m’encourageant à chaque examen final et projet.
Je hoche la tête en songeant aux dettes mentales que nous nous imposons.
— Je suis heureux que tu les aies et qu’ils t’aient. On dirait que vous étiez
faits pour vous rencontrer.
Bella inspire et confie :
— J’aime penser que Reggie me les a envoyés, sachant que j’aurais besoin
de quelqu’un. Martha et Henry sont ce qui ressemble le plus à des parents
pour moi.
Ses paroles fendent l’air et elle baisse les yeux, se raclant la gorge. Je lui
prends la main.
— C’est toujours bon d’avoir des gens vers qui se tourner. J’aimerais être
toujours dans ce cas.
— Ta… ta famille est partie aussi ? me demande Bella.
— Mes parents sont en vie, quelque part dans la nature, dis-je, tournant la
tête vers la fenêtre, comme si ma mère ou mon père pouvaient s’y trouver
par hasard, mais évidemment, ce n’est pas le cas. Mais notre famille est
morte en même temps que mon frère. Nous ne savions pas comment nous
aimer dans ces circonstances, et notre chagrin nous a éloignés de plus en
plus. Je suis parti dès que j’ai pu, et mes parents ont divorcé peu après,
déménageant chacun à un bout du pays pour fuir les souvenirs. Je crois que
nous voir les uns les autres ne faisait que nous rappeler celui qui nous
manquait. Cette famille que nous n’aurions plus jamais. En quelque sorte,
nous avons accepté de laisser tomber pour ne plus nous faire souffrir.
— Je suis désolée, dit-elle simplement.
Je suis content qu’elle ne me reproche pas de ne pas avoir cherché mes
parents, surtout compte tenu de son propre passé.
La relation parent-enfant est une chose complexe, et même si elle devrait
avoir une base d’amour et être ponctuée de souvenirs heureux et d’espoirs
pour l’avenir, parfois, ce n’est tout simplement pas possible.
— La dernière fois que j’ai vu ma mère, elle m’a accidentellement appelé
Jeremy et nous nous sommes tous les deux figés, avoué-je, une histoire que
je n’ai jamais partagée avec personne d’autre. Je sais qu’il n’y avait pas la
moindre arrière-pensée, elle ne voulait pas dire qu’elle aurait préféré que ce
soit moi et pas lui… mais ç’a été comme un coup de poignard en plein cœur
pour elle et moi. Je crois que le fait de ne pas me voir, entre ma
ressemblance avec lui et cet avenir que j’avais et lui non, ça rend plus facile
le fait de tout rejeter et vivre en surface sans creuser. Du moins, c’est ce que
je me dis quand je songe à les chercher et qu’il faut que je m’en dissuade.
Bella tend la main et la pose sur la mienne.
— Merci.
Nous terminons notre repas, échangeant surtout des histoires plus
heureuses, apprenant à nous connaître. Il faut que je prenne garde de ne pas
trop en dévoiler, et c’est étonnamment difficile. J’ai l’habitude des
mensonges et des demi-vérités, des diversions et des distractions. Mais je
me retrouve à avoir envie de tout raconter à Bella, l’atroce vérité et tout,
mais ni elle ni moi ne pouvons nous permettre un tel danger. Je m’en tiens
donc à des histoires plus légères, et elle semble faire de même.
Quand nous terminons le repas, j’ai mal au ventre autant à cause de nos
rires que de la surabondance de poulet glacé épicé et de riz. Et les joues de
Bella sont d’une douce teinte rose.
En sortant, la bonne humeur de Bella et un peu de la folie de l’alcool
s’amplifient.
— Je viens d’avoir un rencard !
Elle exécute un joli mouvement de danse en remuant son derrière qui me
donne envie de claquer ce globe rond avant qu’elle ne chancelle
légèrement.
— Oups ! fait-elle.
— Tu viens d’avoir un rencard ? Ce n’est pas encore fini, Princesse, la
corrigé-je en la stabilisant. Je ne savais pas que tu étais un poids plume face
aux Mai Tais.
— Je ne suis pas un poids plume ! proteste-t-elle en finissant par se tenir
fermement sur ses jambes sans mon aide. C’est juste que je n’ai pas
vraiment bu depuis… des mois. Mais surtout, c’est juste moi, quand je
suis… heureuse.
Elle sourit, le regard clair, et je me rends compte que c’est la vérité. Elle
n’est pas pompette, du moins pas trop.
— Tu es sûre que je ne devrais pas te ramener à la maison, te donner un
baiser poli sur la joue à la porte et retourner dans ma chambre de motel ? lui
demandé-je, souriant, mais sérieux. Je ne voudrais pas profiter de la
situation.
Bella blêmit et tape sur ma poitrine.
— Si tu oses ne serait-ce qu’envisager une chose pareille, je serai tellement
énervée que je lâcherai Vash sur toi !
— Oh non, pas ça ! C’est une bête démoniaque, balancé-je, pince-sans-rire.
Je suppose que je ferais mieux de prévoir de rester un peu, alors ?
Ce n’est qu’après l’avoir dit que je me rends compte à quel point j’ai
vraiment envie de rester avec Bella, pas simplement ce soir, mais bien plus
longtemps.
Une petite voix murmure dans ma tête « pour toujours », mais je la fais
taire en lui rappelant que je ne suis pas le genre d’homme dont a besoin une
femme comme Bella. Balafré, monstrueux, redouté, avec du sang sur les
mains et une âme imprégnée de péchés… Ce n’est pas avec moi qu’elle
pourra atteindre le sommet de la montagne qu’elle convoite.
Je mets la radio tout bas quand nous retournons à la maison de Bella. Elle a
changé de station, et même si The Weeknd n’est pas vraiment ma tasse de
thé, le tempo sexuel intense de Call Out My Name fait surchauffer
l’atmosphère dans ma Range Rover. Je regarde Bella, qui sourit et se mord
la lèvre en tirant sur l’ourlet de sa robe, la faisant glisser sur son genou et
j’ai du mal à me dire qu’elle n’est pas à moi, pas pour moi, parce que
putain, j’ai envie d’elle, et elle a envie de moi en retour.
— Gabe ?
— Oui ? lui demandé-je, mais je vois qu’elle me provoque, mes yeux vont
et viennent de la route à ses cuisses crémeuses.
Je me racle la gorge et tends une main que je pose sur la sienne juste avant
qu’elle puisse atteindre sa culotte.
— Si tu ne t’arrêtes pas, je vais soit avoir un accident, soit me garer et
t’emmener à l’arrière de ce véhicule.
Bella glousse et prend ma main, la plaçant très haut sur sa cuisse gauche.
— Je suis terriblement tentée, mais je vais être sage et patienter.
Je nous offre à tous deux un avant-goût, une promesse de ce que la nuit
nous réserve en dessinant un petit cercle sur sa peau satinée avec mon
pouce.
Quand nous rentrons chez elle, Vash nous attend et pousse un miaulement
de protestation quand la porte s’ouvre.
— Oh, chut, petite fille gâtée ! lui lance Bella en feignant de la gronder,
mais on sent son amour pour elle. Va attraper une souris je ne sais quoi !
Je me penche pour la caresser, en espérant que le lait offert l’aura rendue
plus amicale envers moi, mais elle arrondit son dos et me regarde avec
méfiance. Au moins, elle ne siffle pas, je dois considérer ça comme un
progrès.
Avant que je puisse faire venir Vash à moi, Bella ferme la porte et me tire
vers elle. Le chat oublié, je la plaque contre le mur, l’embrassant
profondément tandis que je soulève sa jambe, passant ma main le long de sa
cuisse et sous l’ourlet de sa robe. Sa peau est électrisée, et quand je l’attrape
plus haut, en lui attrapant les fesses, elle gémit dans ma bouche.
— Je savais que j’aimais ces talons, ronronne-t-elle alors que je masse
fermement sa fesse. Juste la bonne hauteur.
Je grogne dans son oreille, mon désir prenant le dessus. La dernière fois, je
me suis retenu pour lui laisser avoir ce dont elle avait besoin… mais si je
me suis ouvert à elle ce soir, je ne lui ai pas tout dit.
Et ce tout, c’est plus qu’elle ne pourrait l’imaginer. C’est ce qui me pousse
à me dire que si je dois faire en sorte que cette femme soit à moi, alors je
vais la faire mienne.
C’est le seul moyen pour nous de survivre.
— Salle de bains, ronronne-t-elle en repoussant ma veste de mes épaules
pour qu’elle tombe sur le sol.
Je la tire vers moi, l’embrassant fort alors que nous trébuchons vers la
pièce, une traînée de vêtements dans notre sillage. Dans un petit coin de
mon esprit qui ne se désactive jamais, je suis vaguement conscient que la
porte de sa « salle de peinture » est fermée.
J’oublie toutes mes questions sur le pourquoi lorsque nous entrons dans la
salle de bains où le carrelage est frais sous mes pieds nus. Je recule,
regardant Isabella achever de se déshabiller pour moi.
La pomme de douche est inclinée au-dessus d’une baignoire sur pattes à
l’ancienne, qui est entourée d’un rideau en plastique transparent qu’elle
écarte. J’observe Isabella tendre le bras pour ouvrir l’eau, et je ne peux
m’empêcher de lui donner une bonne claque sur les fesses, ce qui la fait
haleter.
Elle se penche un peu plus, et ses jambes s’écartent de façon suggestive, me
donnant une vue sur son intimité.
— Reste là.
Je m’agenouille et enfonce ma langue en elle par-derrière, mes mains la
tirant vers moi. Je suis remercié par un gémissement profond alors que je
passe une langue large et plate sur son sexe, me régalant de son essence.
— Oui, Gabe, oui ! crie-t-elle doucement alors que je me glisse en elle.
Elle est sucrée et épicée, et je la lèche furieusement, assoiffé de sa douceur,
désespéré de la boire.
Isabella se pousse contre mon visage, ses genoux tremblent lorsque je
trouve son clitoris avec mon pouce pendant que ma langue s’enfonce en
elle. Sa tête retombe, un profond gémissement de plaisir la déchire alors
que ses genoux se relâchent. Si elle n’avait pas ses mains pour la soutenir
sur le rebord de la baignoire, elle s’effondrerait, mais je ne lâche pas, car je
veux lui arracher tout le plaisir que je peux.
— C’est ça, Princesse… jouis pour moi, grogné-je contre ses lèvres
gonflées et détrempées.
Les sons qui sortent de ma bouche sont graves, primitifs, tandis que je suce
et lèche, ma langue s’enfonçant aussi profondément que possible en elle
pendant que je la dévore.
Je suis accro. Je ne l’abandonnerai jamais. Elle m’appartient.
Le corps d’Isabella tremble quand elle atteint l’intense libération vers
laquelle je l’ai poussée, gémissant alors que son orgasme la secoue, et je me
retire, tendant son corps frémissant.
— Tu es à moi, murmuré-je à son oreille, laissant mes pensées possessives
donner du poids à mes mots. Tu es à moi, et je vais te montrer ce que cela
signifie.
Elle acquiesce, les jambes toujours molles, alors que nous entrons dans la
douche. La sensation du jet chaud sur mon dos est incroyable, alors que je
serre Bella contre moi, mon sexe dur comme la pierre plaqué contre son
dos.
Je la laisse se remettre, ramasse le pain de savon et lave son corps, mes
doigts parcourant les courbes de son ventre et de ses hanches avant de
masser ses seins.
Ses mamelons se contractent sous mes doigts glissants, et elle tourne la tête,
me fixant de ses yeux pleins de convoitise.
— Tu… J’ai besoin de toi, Gabe.
— Je suis là, dis-je en embrassant doucement ses lèvres au début.
Isabella se retourne et passe ses bras autour de mon cou tandis que l’eau
chaude ruisselle sur nous, nos corps glissant l’un contre l’autre tandis que
nous nous embrassons à nouveau, le désir grandissant rapidement entre
nous. Je soulève sa jambe, la maintenant sous le genou jusqu’à ce que son
pied repose sur le rebord de la baignoire et je la pousse en arrière, la
plaquant contre le mur carrelé.
— Dis-moi ce que tu veux, ordonné-je en la regardant dans les yeux. Dis-
moi à qui tu appartiens.
— À toi… Je veux que tu me prennes avec ton énorme queue, râle-t-elle.
Mes lèvres s’écrasent contre les siennes à la seconde où elle le dit, je
l’embrasse avec force. Je pousse mes hanches vers l’avant, et je suis
récompensé par son cri dans ma bouche quand mon sexe la transperce,
englouti par son intimité étroite jusqu’à ce que je sois au plus profond
d’elle. Ses bras se resserrent autour de mon cou, me maintenant immobile
pendant qu’elle s’ajuste, et je me frotte contre elle, la laissant me ressentir
jusqu’à ce qu’elle se détende, et je la sens hocher légèrement la tête contre
mon cou.
— Je t’en prie.
Elle parle d’une voix douce, à peine audible à cause du jet de la douche,
mais c’est tout ce dont j’ai besoin pour me retirer et commencer à bouger
mes hanches avec force, mon sexe entrant et sortant d’elle tandis que Bella
s’accroche à moi. Le fond légèrement incurvé de la baignoire et l’angle de
nos corps font que je ne peux pas y aller à fond, mais d’une certaine
manière, cela rend chaque coup de reins encore plus attirant.
Son intimité me comprime tandis que nos corps se pressent l’un contre
l’autre, ses mamelons glissent sur ma poitrine à mesure que j’entre et sors
d’elle. Nos corps ne bougent pas frénétiquement, mais avec une harmonie
qui grandit dans l’enceinte de la douche.
— Donne-moi tout, Gabe, grogne Bella entre mes coups de reins, son
regard plongeant dans le mien.
Une petite lueur d’espoir jaillit en moi à l’idée qu’il y a différents niveaux
dans ce qu’elle dit, et mon sexe gonfle, mes émotions s’ajoutant au plaisir
qui me traverse à chaque glissement de ma queue dans et hors de son corps.
— Tu es à moi, grondé-je encore en la regardant dans les yeux, en espérant
qu’elle comprenne que mes mots signifient bien plus que simplement mon
sexe qui la pénètre et met le feu à ses nerfs.
Elle gémit et mes hanches accélèrent le mouvement, mes orteils s’agrippant
à la porcelaine du mieux que je peux alors que nous jouissons ensemble,
nos corps tremblant à l’approche du précipice.
Son sexe est comme un étau autour de moi alors que mon gland caresse les
endroits qu’elle préfère, son ventre se resserre quand je la pilonne, loin et
fort. Bella se crispe, le souffle court alors qu’elle est au bord du précipice,
et je l’embrasse à nouveau avec force, avalant ses cris tout en lui mordant la
lèvre alors que je m’enfonce en elle.
Une fois de plus, elle s’effondre, ses jambes lâchent, et elle ne reste
soutenue que par mes bras et ma queue, enfouie profondément dans son
intimité parfaite. Ses convulsions secouent son corps et mon membre,
déclenchant mon propre orgasme. Perdu dans les vagues de plaisir, je
grogne dans sa bouche, me retirant à la dernière seconde pour couvrir ses
fesses de longs filets de jouissance alors que mes doigts s’enfoncent dans
ses hanches, la maintenant immobile.
Nous restons là, figés dans notre orgasme jusqu’à ce que l’eau commence à
refroidir, et je me retire avant de l’éteindre.
— Je crois que nous n’avons plus d’eau chaude.
Bella glousse et hoche la tête en sortant de la douche.
— Emmène-moi au lit.
J E ME RÉVEILLE AUSSI proche du paradis que je ne l’ai jamais été. Bella est
blottie dans mes bras, sa douce chaleur pressée contre moi et ses lèvres
entrouvertes alors qu’elle ronfle légèrement, se tortillant de temps en temps
dans son sommeil.
Elle est un mélange adorable de câline et de gymnaste qui m’a éveillé plus
d’une fois pendant notre sommeil. Elle a tourné, remué, et s’est presque
retournée sur moi à certains moments, tout en étant totalement endormie.
Dans sa position la plus récente, elle dort avec les genoux repliés, la tête
tournée vers moi et ses cheveux couvrant à demi son œil. Je passe ma main
sur son dos, et elle ronronne, souriant dans son sommeil.
Je ne la réveille pas, même si le contact de sa cuisse contre mon membre le
réveille sans le moindre doute ce matin. Mais je la laisse se reposer.
Au lieu de cela, je la regarde, ma main traçant des cercles apaisants sur son
dos jusqu’à ce qu’elle sourie.
— Je te sens me regarder.
— Je ne savais pas que j’avais un regard aussi lourd, murmuré-je en
embrassant son front. Comment vas-tu ce matin ?
Bella s’étire, se tourne vers moi et ouvre à moitié les yeux.
— Je suis presque certaine que je vais de nouveau avoir une démarche
étrange.
— Tu veux dire que je devrais être plus doux ? lui demandé-je, ce qui la fait
rire doucement et se blottir contre moi.
Mais je sens qu’elle secoue la tête, un peu comme si elle était gênée.
— Non ?
— Je te veux de toutes les façons possibles, me promet-elle
courageusement, en se frottant sous mon menton. Mais avant tout, j’ai
besoin de deux choses… me brosser les dents, et une pause toilettes.
Je la tire dans mes bras et l’embrasse doucement.
— Marché conclu.
Bella s’enferme dans la salle de bains tandis que je m’applique à faire la
paix avec le chat, à qui je donne un peu de thon en boîte dans son bol. Vash
me toise avec méfiance de haut en bas, puis se pavane comme la véritable
propriétaire de la maison qu’elle est avant de commencer à manger.
— Oui, je te vois, Vash. J’ai compris, c’est toi le patron. On pourrait peut-
être faire une trêve ?
Elle ne répond pas, mais sa queue ondule paresseusement de gauche à
droite, alors je prends ça comme un signe qu’elle songe à mon offre.
Je retourne dans la chambre et enfile mon pantalon avant de passer mes
mains dans mes cheveux pour dompter le fouillis qui s’y trouve. Je suis à
peine à moitié habillé que Bella entre dans la chambre, le visage
fraîchement lavé et l’air aussi immaculé et magnifique qu’un ange.
— La salle de bains est à toi.
— Merci, dis-je en entrant pour me laver le visage.
Je me frotte rapidement les dents au dentifrice avec mon doigt, en espérant
que cela suffira à tuer l’haleine du matin, et pendant ce temps, j’entends
quelqu’un frapper à la porte d’entrée.
Je suis immédiatement sur le qui-vive, constatant à quelle vitesse je me suis
détendu en étant ici avec elle et j’ai oublié les dangers qui la guettent.
Alors que Bella arrive dans le couloir, je passe la tête hors de la salle de
bains.
— Hé, laisse-moi…
— Je m’en occupe, m’assure Bella en enfilant un long t-shirt par-dessus sa
tête qu’elle fait descendre jusqu’à ses cuisses.
Elle se dirige vers la porte et l’ouvre avant que je puisse dire autre chose.
Merde.
— Bonjour, Izzy. Je suis venu encaisser.
J’entends la voix pleurnicharde, mi-intimidante, mi-gémissante, et mes
poings se serrent quand je comprends qui se trouve à la porte. Carraby.
— Va-t’en, Russell, dit Bella d’une voix lasse. Nous sommes quittes, tu te
souviens ? Je suis à jour, et nous avons un calendrier de paiements. Je n’ai
plus besoin de tes conneries.
— Des conneries ? Nous verrons à quel point ce sont des conneries quand je
te jetterai à la rue.
— Tu ne me jetteras nulle part, que ce soit légalement ou autrement.
Je suis fier de la fermeté de sa voix, alors je fais une pause, lui laissant une
chance de s’en occuper elle-même si elle le souhaite. Je lui apporterai mon
soutien si elle en a besoin, mais Carraby devrait être content que je ne lui
donne pas une leçon à la dure.
— Tu ferais mieux de surveiller ta manière de parler. Tu es à jour, mais rien
ne m’empêche de prendre ce que je veux vraiment.
Même d’ici, j’entends sa menace glauque. L’argent… et plus encore.
Je ne peux plus le tolérer.
J’attrape l’essuie-main, l’enroulant autour de ma main droite quand
j’entends Bella dire :
— Tu veux dire des choses comme la morale et l’éthique humaines ?
Je franchis les trois pas dans le hall pour trouver Bella fixant Russell, le
visage marqué par la fureur. Elle a une main sur la porte et une autre sur le
cadre, bloquant ainsi l’entrée, mais il profite du fait qu’elle ne veuille pas
reculer et qu’elle s’expose à lui en se rapprochant de plus en plus.
— Tu dois partir, dis-je froidement.
Je mesure la distance entre Bella et moi, Carraby et moi, et Carraby et
Bella, et je réfléchis déjà à la manière dont je vais la protéger tout en le
mettant rapidement hors d’état de nuire. Ce ne sera pas si difficile que ça…
Il faut juste que Bella s’écarte du chemin.
Carraby me regarde, observant mon torse nu et mon pantalon zippé, mais
déboutonné, et ses sourcils se lèvent. Je vois qu’il essaie d’avoir l’air plus
intimidant, et je sais déjà que ça va mal finir. Il est trop incontrôlable, trop
coincé dans une routine d’intimidation qu’il ne se rend pas compte quand il
défie quelqu’un de supérieur à lui. Évidemment, ça fait partie de mes
compétences particulières. Je suis un type intimidant quand il le faut, mais
c’est comme un interrupteur que je peux allumer et éteindre.
— Oh, un dur à cuire, hein ? Va te faire voir. Ce ne sont pas tes affaires.
Je me rapproche, réduisant lentement et méthodiquement la distance entre
moi et la porte d’entrée jusqu’à ce que je pose ma main sur l’épaule de
Bella. Je la fais reculer du seuil, prenant sa place. Dans le même temps, je
tire la porte en grand pour éviter qu’elle n’entrave mes actions si je dois
faire un mouvement.
— Elle est mon affaire. Tu l’as entendue. Tu as été payé. Pars et ne reviens
pas. Je m’occuperai de toutes les futures discussions que tu pourrais vouloir.
Je vais vraiment trop loin sur ce coup, puisque ce n’est pas un sujet dont
nous avons discuté avec Bella, mais je dois la protéger des connards comme
Carraby qui en profiteront dès que je baisserai la garde. Il doit comprendre
dès maintenant qu’il ne doit pas toucher à ce qui m’appartient et, à plus
grande échelle, qu’il ne peut pas faire ce qu’il veut sans conséquences.
Il y a toujours un plus gros poisson dans l’étang, un renard plus sournois
dans le poulailler et un chasseur plus cruel dans la forêt.
Carraby semble sur le point de protester davantage, mais au lieu de cela, il
fait un pas en avant. Je le laisse faire, je fais même un pas en arrière comme
si je reculais. C’est une ruse, mais je suis le seul à le savoir.
Rapide comme l’éclair, il avance d’un pas, le regard méchant, et Bella crie :
— Non !
Mais c’est exactement ce que je voulais. Quand Carraby franchit la porte
d’entrée, il envoie un coup de poing court qui manque de peu de toucher le
cadre de la porte. Je laisse le coup de poing atterrir sur mon menton, en
esquivant juste assez pour qu’il touche, mais ne me blesse pas.
Et maintenant, les choses ont changé.
Il est à la fois entré par effraction, sans autorisation, et m’a agressé en
premier. J’ai maintenant la loi de mon côté. Mais surtout, il a perdu
l’équilibre, et je pourrais lui infliger une demi-douzaine de traitements
allant de la douleur à la mort, et il ne pourrait pas m’arrêter.
Mais je ne peux pas abuser avec Bella qui est là pour assister à ça. Alors je
modère ma brutalité et je lui attrape les épaules pour lui envoyer un puissant
coup de genou dans le ventre, me délectant du souffle d’air qui le quitte
alors qu’il se plie en deux.
Sans le laisser prendre de distance, je le tourne, enroule mon bras autour de
son cou et l’étrangle, en grognant à son oreille tout en le poussant vers la
porte.
— Dégage. Ne reviens pas. Jamais. N’adresse plus jamais la parole à Bella.
C’est le seul avertissement auquel tu auras droit, Carraby. Hoche la tête si tu
comprends.
Sa tête bouge légèrement à l’intérieur de mon bras, et je prends ça pour un
acquiescement, même si je sais qu’il ne cède pour l’instant que parce que
j’ai le dessus. Ce n’est pas fini.
Mais toute autre action se fera loin de Bella.
Je le pousse vers la sortie, et dès qu’il n’a plus de pression sur le cou, il se
met à fulminer, le visage rouge et à hurler des absurdités.
— Tu t’es frotté au mauvais… tu vas le regretter… espèce de garce.
J’ai envie de le suivre, de l’emmener dans un endroit désert dans les bois et
de lui donner une vraie leçon de peur et d’intimidation. Mais au lieu de
cela, je déploie toute ma volonté et je referme la porte, en me tournant vers
Bella.
Espérant que je ne la dégoûte pas, à cause de mes actes et de mes propos
excessifs, j’attends son jugement. Elle craque et se jette sur moi, se
blottissant contre mon cou et enroulant ses jambes autour de moi.
— Oh, merde, c’était quoi, ça ? Je n’arrive pas à croire…
Elle semble se réjouir de mon comportement, mais le bruit d’un « bang » à
l’extérieur l’interrompt. C’est le bruit d’une botte frappant le métal,
probablement le pied de Russell qui se heurte à ma Range Rover. Mais cela
n’a aucune importance pour le moment, pas avec Bella dans mes bras, saine
et sauve. Et elle ne s’éloigne pas de moi après avoir vu la violence dans le
seul endroit qu’elle considère comme un sanctuaire.
— Il est parti. Tu vas bien, je suis là, lui dis-je en lui frottant le dos.
— Merci, souffle-t-elle contre mon cou, et même si je ne le dis pas, je pense
la même chose en retour, reconnaissant qu’elle ne m’ait pas jeté dehors
aussi.
CHAPITRE 20
ISABELLA

A près une matinée dramatique et folle, le charme dans lequel je


baignais, le fantasme que Gabe a tissé autour de nous, se brise. C’est
gênant et quelque chose me turlupine dans un coin de mon esprit, que je ne
peux m’empêcher de creuser.
Mais je n’arrive pas à savoir ce que c’est.
Gabe me dépose au Gravy Train pour mon service avec un baiser et il me
demande doucement si je suis sûre d’aller bien. Je le rassure en lui disant
que c’est le cas, même si je n’en suis pas tout à fait persuadée.
— Je suis désolé pour Carraby. Je ne voulais pas que cela arrive, mais je
suis heureux que tu sois en sécurité. Je ne le laisserai pas te faire du mal,
d’accord ?
Il repousse une mèche de cheveux derrière mon oreille, m’implorant du
regard de le croire.
— Je te vois ce soir pour ta pause dîner de vingt-et-une heures ?
Quelque chose dans la voix de Gabe stimule la petite inquiétude qui se
développe dans mon cerveau, une incertitude qu’il n’a pas d’habitude. Il
n’est pas arrogant, mais il m’est toujours apparu comme confiant.
Mais peut-être que ce qui s’est passé ce matin le tracasse aussi ?
Je hoche la tête et sors, refermant la portière derrière moi avec une profonde
inspiration. Merde. Je n’arrive pas à croire que Russell a attaqué Gabe et
que ce dernier a dû se battre contre lui.
La scène se répète dans ma tête, les menaces lubriques et l’attaque de
Russell, et la réponse immédiate et puissante de Gabe.
Alors que dans mon esprit se rejoue le film de ce matin pendant que Gabe
s’en va, je vois une autre facette de lui. Un côté de lui dont j’ignorais
l’existence. Il a balancé ce coup de genou avec l’habileté et l’aisance de
quelqu’un qui l’a déjà fait.
Soudain, un déclic se produit.
Carraby.
C’est ça qui m’a dérangée pendant tout ce temps. Lorsque j’ai évoqué mes
problèmes, j’ai parlé à Gabe de Russell et de ces menaces, mais son nom de
famille ? Je n’ai pas le souvenir de l’avoir prononcé. Mais il a balancé le
nom de Carraby comme si… comme s’il le connaissait déjà.
Mais comment est-ce possible ? Pourquoi ?
Et qu’est-ce que cela signifie ?
Le souvenir des paroles de Charlotte résonne à mon oreille. Tu devrais faire
une vérification des antécédents, ma belle. J’aurais aimé l’avoir fait, cela
m’aurait épargné un gros chagrin d’amour si j’avais su qui il était
vraiment.
Merde. Charlotte a-t-elle raison ? Il n’y a qu’une seule manière de le savoir.
Je cours à l’intérieur et fonce directement à l’arrière, en criant :
— Martha !
— Quoi ? s’exclame-t-elle en sortant rapidement de son bureau, les yeux
écarquillés et interrogateurs.
— J’ai besoin de tes clés. C’est une urgence. Je t’en prie, lui dis-je en
tendant la main, sautillant sur le bout de mes orteils.
Elle fouille dans son sac à main, les attrape et me les tend.
— Tu vas bien ? Qu’est-ce qui se passe ?
Je secoue la tête, espérant ne pas être en retard.
— Je t’expliquerai plus tard, je te le promets. Couvre-moi aujourd’hui, s’il
te plaît !
Je lui prends les clés et cours jusqu’à sa Toyota argentée. J’ai juste le temps
de la démarrer avant que le SUV rouge vif de Gabe ne franchisse
l’intersection en bas de la rue, tournant à gauche.
Je fais de mon mieux pour le suivre, ravie que Martha ait une petite voiture
banale. Plus d’une fois, je me « cache » derrière d’autres véhicules, me
demandant ce que je suis en train de faire en le suivant.
Hier soir, tout avait l’air de se passer étonnamment bien. J’avais commencé
à croire que Mia avait peut-être raison et que l’amour, ou du moins ses
premiers picotements peut frapper quand on s’y attend le moins. Certes, il
me semblait que cette histoire entre Gabe et moi avait dépassé le stade de
l’aventure d’un soir, compte tenu de tout ce que nous avions partagé, des
histoires que nous nous étions racontées, et des multiples fois où j’avais vu
son sourire à fossettes en réponse à une histoire que je racontais, même
lorsqu’elle était plus tragiquement drôle que franchement amusante.
Et j’avais appris beaucoup de choses sur lui pendant que nous discutions,
flirtions et avalions ces délicieuses nouilles. Il m’avait parlé de son travail,
ou du moins… de certains aspects de celui-ci. Il m’a parlé des choses qu’il
aime et qu’il n’aime pas, et même si nous ne sommes pas allés trop loin
dans son histoire familiale, il ne s’est jamais dérobé à une seule des
questions que je lui posais.
Mais ce matin, quand il regardait Russell, j’ai vu quelque chose sur son
visage qui m’a effrayée. J’avais l’impression de voir une personne
totalement différente, quelqu’un avec le même visage et le même corps que
Gabe, mais une âme totalement étrangère.
Je ne sais pas comment j’ai fini par le suivre. Cela m’a simplement semblé
être la chose à faire sur le moment. Les questions et les inquiétudes
s’enchaînent dans ma tête parce que d’un coup, je me méfie de Gabe, et ça
me rend dingue.
Est-ce que je suis irrationnelle ? Est-ce que je suis en train de devenir
légèrement dingue ?
Je sais que je vais un peu trop loin, mais même alors, je ne m’arrête pas. Je
ne tourne pas.
Gabe quitte la route et s’arrête sur le parking d’un centre commercial, et je
le suis, puis je le vois entrer dans… un Walmart ?
Ça ne me paraît pas logique. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais mon
instinct me dit toujours qu’il y a quelque chose qui cloche. Et comme je ne
suis pas vraiment du genre à ressentir des vibrations étranges, j’écoute
celle-ci, aussi absurde que cela puisse paraître.
Alors je reste assise dans la voiture de Martha, et j’attends.
Gabe ressort avec deux sacs et repart tranquillement vers son SUV. Quand il
se tourne, je distingue ce qui ressemble à des snacks dans l’un d’eux, tandis
que la silhouette caractéristique d’un maillet en caoutchouc se devine dans
l’autre.
Gabe monte dans sa Range Rover, et j’ai un éclair de lucidité. Est-ce que je
dois arrêter cette folie ou continuer à suivre ? Je jette un coup d’œil dans le
rétroviseur, où je croise mon regard brillant d’inquiétude.
— Que suis-je en train de faire ? demandé-je à mon reflet.
Les relations se construisent sur la confiance, mais aussi sur l’honnêteté, et
mes tripes me disent que je passe à côté de quelque chose d’important. Je ne
sais pas.
Mais quand je vois le SUV rouge pomme d’amour démarrer, je sais que je
vais le faire. Peu importe à quel point je me sentirai étrange, idiote, gênée
quand il s’avérera que j’ai réagi de manière excessive, il faut que je sache.
Je ne le quitte pas des yeux et le suis quand il se dirige vers l’un des motels
de ce que l’on pourrait qualifier de zone industrielle de Roseboro. Non pas
qu’elle soit énorme, mais il y a cette partie de la ville où se trouvent les
entreprises les plus anciennes.
Je me gare de l’autre côté de la rue et j’observe attentivement Gabe entrer
dans une chambre de motel. Je suis sur le point d’abandonner, ravie que
personne ne m’ait surprise en train de me changer en harceleuse
psychopathe et réfléchissant à la façon dont je vais expliquer mon
comportement à Martha, lorsque la porte de la chambre s’ouvre à nouveau
sur Gabe.
Mais il semble différent de quand il est entré. C’est sûrement logique. Il
portait encore sa chemise et son pantalon de costume de la veille, mais en le
regardant dans un jean noir, un sweat à capuche gris foncé et des bottes de
travail… Je ne sais pas.
Quelque chose cloche.
Ce n’est pas comme si sa tenue différait vraiment de ce que je l’ai déjà vu
porter. Il était en jean et t-shirt presque chaque fois que je l’ai vu. La tenue
plus sophistiquée d’hier soir était vraiment exceptionnelle pour nous deux.
Mais c’est sa démarche en traversant le parking qui me perturbe.
On dirait qu’il a un but. Une mission.
Et je ne vois aucune trace de son sourire ni de sa personnalité charmeuse.
On dirait un robot, il agit de manière mécanique.
Je suis encore plus perdue quand il passe devant sa Range Rover et se dirige
vers le fond du parking, où il grimpe dans un camion Ford gris argenté.
— Mais… est-ce que je n’ai pas déjà vu ce camion ? murmuré-je en me
baissant sur mon siège pour qu’il ne me voie pas.
Je pourrais jurer que c’est le cas, mais c’est un style et une couleur de
véhicule commun, je confonds peut-être avec un autre ? Je veux dire, on
dirait celui de Russ…
Non.
Impossible, putain.
Cette fois où Russell est passé, c’était à peu près au moment où j’ai
rencontré Gabe, si mes souvenirs sont exacts… Il y avait un autre camion
au coin de la rue. Au départ, j’ai cru que c’était lui qui revenait pour
m’embêter encore.
Mais si ça avait été Gabe ? Est-ce possible ? Non, sûrement que non.
À moins que ?
Mais qu’est-ce que cela signifie ? Peut-être qu’il se trouvait simplement
dans mon quartier, ou qu’il connaît Russell d’ailleurs ? Il y a peut-être une
logique.
Mais quelque chose me dit que ce n’est pas le cas. Du moins, il y a une
chance que quelque chose d’autre se trame. Et c’est à cause de ça que je me
mords la lèvre.
J’attends que Gabe sorte du parking, puis, suivant mon instinct, je prends un
raccourci vers ma maison. Cela signifie que je dois emprunter une route de
terre secondaire, qui met à rude épreuve les suspensions de Martha. Mais je
ne peux rien y faire, ne cessé-je de me répéter alors que ma tête rebondit
contre le toit de sa Toyota. J’arrive à l’arrière de mon quartier et me gare le
long du trottoir sur la voie principale, à l’affût.
La voiture est mortellement silencieuse alors que je prie pour avoir tort.
Il pourrait se rendre n’importe où, avoir besoin d’un maillet pour des
milliers de raisons. Peut-être que Gabe a été engagé pour régler un souci
dans un entrepôt et qu’il est en chemin maintenant ? Et ce camion, c’est
peut-être un véhicule professionnel en plus de son personnel ? Ce n’est pas
inhabituel.
J’ai beau essayer de me convaincre d’y croire, mes larmes menacent de
couler.
Et puis le camion Ford gris passe.
Merde. Merde. Merde.
Que dois-je faire ? Est-ce que je continue à le suivre ou j’appelle la police ?
Et pour leur dire quoi ? Que mon petit ami, que je connais depuis deux
semaines à peine, agit de façon étrange et que je pense qu’il mijote quelque
chose, et ne se contente pas d’être très protecteur envers moi ?
Ils me riraient au nez avant de m’éjecter du commissariat.
Alors je le suis, regrettant que cela se produise, me demandant comment on
en est arrivés là.
Il ne s’arrête pas chez moi, mais va plus loin dans la rue, et tourne deux
blocs plus loin. Il n’y a qu’une seule maison dans le quartier qui pourrait
intéresser Gabe, et mon estomac se noue.
Celle de Russell.
Alors, il va rendre visite à Russell.
Ma voix intérieure murmure : tu le savais déjà.
C’est vrai. Je savais que cela se terminerait sur Gabe qui tabasserait Russell.
Et il le mérite sans le moindre doute, mais je ne peux m’empêcher de me
dire que c’est trop. Je suppose que j’espérais que le coup de genou dans le
ventre que Gabe lui a asséné ce matin suffirait à tenir Russell à l’écart.
J’abandonne la voiture et me mets à courir, me faufilant dans le jardin de
Mme Reddington pour réduire la distance qu’il me reste à parcourir. Ce
n’est pas loin, et je suis encore en chemin quand je vois le camion de Gabe
garé sur le côté de la route, lui derrière le volant, qui patiente.
— Mais qu’est-ce que tu fais, bon sang ? murmuré-je tout bas,
m’agenouillant derrière un buisson envahissant près de la maison de
Russell.
J’observe les alentours. Je sais que je devrais aller voir Gabe, et l’empêcher
de faire ce qu’il a en tête. D’une certaine manière, c’était mon but en le
suivant, mais quelque chose m’en empêche. J’ai besoin de voir ce qui se
passe. J’ai besoin de connaître la vérité. De savoir qui il est.
Mon téléphone vibre dans ma poche, et je vois que c’est un appel du Gravy
Train. Je l’ignore ; je prendrai soin d’appeler Martha juste après. Après
quoi, je ne sais pas. Mais je l’éteins et reprends mon observation.
C’est irréel. Gabe est en train de surveiller Russell, et moi, pendant ce
temps, j’espionne Gabe. Un petit picotement me monte le long du cou, et je
me demande… si quelqu’un m’observe moi ?
Non, je suis simplement parano, et perturbée par la situation. Mais malgré
tout, je jette un œil derrière moi, scrutant la rue et les buissons.
Soudain, la portière de Gabe s’ouvre, et il sort de son camion. Il s’approche
de la porte de Russell, mais sa démarche a quelque chose d’étrange.
Comme si ses bras ne se balançaient pas naturellement, mais étaient plutôt
raides sur les côtés. Il avance hors de ma vue, mais j’entends des coups
forts frappés à la porte, trois puissants « bang » qui résonnent dans l’air
frais et immobile.
J’entends que l’on ouvre, et me risque à passer un œil au coin du bâtiment,
restant près du sol, observant entre les branches du buisson. J’ai une vue
correcte de la scène, et je vois Russell dans un boxer smiley délavé, le
visage blême ; il semble même un peu défoncé. Confus, il regarde Gabe,
qui a relevé sa capuche.
— Putain, mais t’es qui ?
Au lieu de répondre, Gabe empoigne Russell par ses cheveux gras et le
projette en arrière dans sa maison. Je suis si choquée que j’arrive à peine à
croire ce qui se passe, et une seconde plus tard, Gabe est entré à son tour, et
referme doucement la porte derrière lui.
C’est le déclic tranquille qui me choque le plus. C’est trop calme, trop
prémédité.
Merde. Je n’aurais pas dû m’installer ici et regarder.
— Gabe, qu’es-tu en train de faire ? demandé-je, avec l’impression de crier,
mais ce n’est qu’un murmure presque inaudible qui m’échappe alors que je
me déplace, quittant l’abri du buisson pour coller le visage sur une fenêtre.
Il n’y a qu’une légère fente ouverte entre les rideaux jaunis, mais cela me
suffit pour jeter un œil dans le salon. J’entends la voix de Gabe, mais ne
vois ni l’un ni l’autre, rien que l’arrière du canapé miteux, et le mur de
l’autre côté de la pièce.
— Tu l’as… tu l’as menacée d’effraction, d’agression sexuelle… Tu l’as
harcelée de propositions sexuelles, grogne Gabe, la voix basse, mais si
menaçante que je frissonne même si je suis dehors. Putain, tu mérites ça.
— Mec… qu’est-ce que… qu’est-ce que tu racontes… OOOOH ! répond
Russell, dont la voix s’élève sur un hurlement à la fin.
J’entends un bruit sourd et humide, et je comprends de quoi il s’agit. Un
maillet en caoutchouc qui s’abat sur Russell.
Non. Impossible. Certes, je soupçonnais que quelque chose n’allait pas,
mais pas ça ! Jamais je n’aurais imaginé un truc comme… ça. Je pense que
j’avais cru que dans le pire des cas, il le menacerait avec, mais c’est
tellement pire.
Gabe, pleure mon cœur en se brisant.
Il n’y a aucune maison à proximité. La propriété de Russell est au bout de la
rue et seul le facteur vient ici. De plus, je sais que personne ne se soucie
assez de lui pour aller voir ce qui se passe, quand bien même les gens
l’entendraient crier.
— C’était ton épaule, dit Gabe sur le ton de la conversation avant qu’un
bruit de claquement ne fende l’air et que Russell se mette à sangloter.
J’entends le bruit de corps qui bougent, et soudain, Russell est assis sur le
fauteuil près de la fenêtre. Son mouvement a légèrement écarté le rideau, de
sorte que je vois mieux.
Gabe n’est… pas Gabriel. En tout cas, pas l’homme charmant et
délicieusement coquin que j’ai connu, et dont j’ai rêvé au cours des
dernières nuits.
Cet homme est… froid comme la glace. Il n’y a aucune émotion au fond de
ses yeux sombres, son visage est tendu, mais ne reflète rien.
On dirait un Terminator. Mon Dieu, tout ce temps, il a été comme ça.
Charlotte avait raison. Il me cachait quelque chose.
— S’il te plaît… s’il te plaît, mec, tout ce que tu veux, je le ferai… plaide
Russell, mais Gabe balance à nouveau le maillet, et il a beau être en
caoutchouc, le bruit qu’il fait en frappant la cuisse de Russell change ses
paroles en hurlement.
— Ferme-la. J’ai passé des jours à me renseigner sur toi, Russell Carraby.
Je sais comment tu as dilapidé la fortune de ta famille. Que tu exploites les
derniers locataires qu’il te reste. Tu gâches l’oxygène que tu respires.
J’entends un autre claquement, et je recule. Il faut que je fasse quelque
chose.
— Gabe, non ! Arrête !
Je me relève de ma cachette et cours vers la porte d’entrée. Je tourne la
poignée qui reste bloquée un court instant, me laissant penser qu’elle est
verrouillée. Mais elle cède ensuite pour révéler Gabe avec sa main gantée
autour de la gorge de Russell, qui est dans un état lamentable. Le visage de
Gabe est déjà maculé d’une giclée de sang, et il a relevé le maillet pour ce
qui m’apparaît comme un coup fatal.
Russell est inconscient, évanoui avec la tête pendante ; il ne tient que par la
poigne de Gabe. Les yeux de ce dernier sont mortels, concentrés et froids.
— Non, ne fais pas ça ! le supplié-je alors qu’il me regarde, totalement
choqué.
Puis Gabe cligne des yeux, et même si ce n’est pas mon Gabe, celui auquel
je suis habituée… au moins, il est humain. Je vois la brûlante et vive
douleur dans ses yeux alors que ses sourcils se froncent.
— Bella ? Tu n’aurais pas dû voir ça, dit-il en lâchant la gorge de Russell et
en reculant alors que le corps tombe sur le sol. Putain, j’aurais aimé que tu
ne me voies pas comme ça.
CHAPITRE 21
GABRIEL

J e sens son corps sans valeur s’affaisser sous ma main alors que je le
frappe en pleine poitrine avec le maillet.
J’ai acheté le maillet en caoutchouc, car je savais que je voulais lui faire du
mal, mais sans le tuer. Fait pratique, le caoutchouc disperse la puissance de
la frappe, infligeant de la douleur, mais en faisant beaucoup moins de
dégâts que ne le ferait un marteau normal ou une balle.
J’avais déjà fait des recherches sur Russell Carraby, même avant ce matin.
Dès que j’ai su qu’il pouvait représenter une menace pour Bella, je me suis
renseigné sur lui, l’ai surveillé, et étudié.
Il se réveille à onze heures, encore à moitié ivre, et a la mauvaise habitude
de pisser dans ses propres buissons en rentrant après avoir ramassé le
courrier. Il passe ses journées à fumer et à jouer à des jeux vidéo. La plupart
du temps, il ne sort que pour acheter plus de drogue, voler des conneries
dans n’importe quel magasin où il n’est pas interdit de séjour, ou pour
embêter les honnêtes gens qui ont la malchance de vivre sur le terrain qu’il
possède.
Je savais qu’il était néfaste, mais Bella gérait la situation, et honnêtement, je
ne voulais pas répondre aux questions qu’elle aurait eues si je m’étais
interposé physiquement pour la sauver de lui. Mais ce matin, tout a changé,
empirant bien plus que ce que j’aurais pu prévoir. Je n’avais pas eu le choix.
Le coup de genou avait été un minuscule avant-goût de ce que j’avais eu
envie de lui faire, et j’avais su que je reviendrais le chercher sans que Bella
soit là pour en être témoin. Dussé-je en être damné, je la sauverai. Je vais le
punir.
C’est ce que je fais.
Et tout ce que je pourrais lui infliger, jusqu’à la mort, serait justifié et
amplement mérité par une merde comme Carraby.
J’aurais juré avoir pris les mêmes précautions avant de m’approcher de sa
maison que pour chacune de mes interventions, mais de toute évidence,
j’étais au moins partiellement distrait. Parce que maintenant j’ai Bella,
debout dans l’embrasure de la porte, qui me regarde bouche bée, alors que
je suis au-dessus d’un homme que je viens de battre jusqu’à l’inconscience.
Et elle me regarde comme si j’étais une sorte de monstre.
La vérité fait mal.
— Tu n’aurais pas dû voir ça, Bella, dis-je en m’éloignant de Russell et en
abaissant le maillet. J’aurais aimé que tu ne me voies pas comme ça.
— Gabe… je t’en prie, ne le tue pas, m’implore Bella, ses mains se relevant
au niveau de son menton, comme pour une prière.
Oh, ma douce princesse, si tu savais à quel point ta vie serait meilleure si tu
me laissais m’occuper de ce connard.
Mais je ne suis pas venu ici pour le tuer, et après avoir regardé Bella dans
les yeux, j’en serais incapable même si cela avait été le cas.
Je soupire en abaissant le maillet.
— Je ne vais pas le tuer, ce n’était pas mon plan. Mais il… commencé-je
avant de secouer la tête, sachant que je ne peux plus tourner autour du pot.
S’il te plaît, je vais tout t’expliquer. Chez toi. Je te dirai tout.
— Pourquoi ? demande Bella, dont les yeux s’écarquillent quand une peur
panique l’envahit au-delà de son choc initial. Oh, mon Dieu, tu vas me tuer.
Elle recule d’un pas, et je me contrains à rester immobile bien que tous mes
instincts me poussent à la poursuivre et à la ramener vers moi, à lui faire
voir que je fais ça pour elle, que je ferais n’importe quoi pour elle.
Elle regarde Carraby, toujours inconscient mais qui respire bruyamment
avec le nez cassé.
— Non… non, j’essaie de te sauver la vie, lui dis-je en tendant ma main de
manière apaisante.
Il y a quelque chose dans mon ton qui doit l’atteindre, parce que ses yeux
reviennent sur moi.
— Je te jure, Bella, que je te protégerai… mais tu dois comprendre que tu
es en danger.
Bella m’observe une seconde, avant de dire :
— Chez moi.
— Bella…
— Non, Gabe… J’ai besoin d’une minute pour encaisser.

Q UELQUES INSTANTS PLUS TARD , je suis garé devant la maison de Bella. La


porte d’entrée est ouverte, et je la vois assise sur le canapé. Elle m’attend.
J’ai voulu lui laisser une minute, comme elle me l’avait demandé, et je suis
même allé dans la cuisine de Carraby pour me nettoyer du mieux que je
pouvais. Mais je sais qu’elle verra sans doute encore les éclaboussures de
sang sur moi, même si elles ont disparu.
Je prends une grande inspiration et sors du camion, en marchant lentement.
Elle me regarde approcher avec méfiance, me laisse entrer et refermer la
porte. Je m’assieds en face d’elle, remarque le téléphone et l’arme posés sur
le semblant de table entre nous.
Je me demande si elle a déjà appelé la police. Ou ses amis, Mia et Thomas.
Ce serait le plus logique, vu que ce sont eux qui l’ont mise dans cette
situation en lui demandant d’interférer dans les plans de Blackwell. Même
si ç’avait été involontaire et qu’elle avait l’impression de ne jouer qu’un
rôle mineur dans l’arrestation d’un saboteur d’entreprise à Goldstone.
— Explique-toi.
Dans son ton, j’entends la fureur mêlée à la peur.
En toute honnêteté, je considère comme miraculeux le fait qu’elle soit là. Et
c’est peut-être aussi un miracle que moi, je sois ici. C’est le moment où je
devrais limiter les dégâts et m’en aller. Mais je ne peux pas la laisser sans
protection. Car j’ai beau être un type effrayant, Blackwell enverra tout
simplement quelqu’un qui aura moins de scrupules que moi si je pars.
Comment ai-je pu autant m’impliquer émotionnellement ? Et comment mes
sentiments ont-ils pu me rendre à ce point négligent ?
— Tout d’abord, tu dois bien comprendre que je suis toujours ce type qui
t’a parlé, qui est sorti avec toi, qui t’a fait l’amour… mais je suis aussi plus
que ça, admets-je, la regardant se lever et commencer à faire les cent pas.
C’est compliqué.
— C’est une manière de voir les choses ! lance-t-elle en élevant la voix. Je
veux la vérité ! Toute la vérité. Parce que l’homme que j’ai vu aujourd’hui
n’est pas celui dont je suis tombée amoureuse !
Ses paroles flottent dans l’air, et nous nous figeons : ils sont aussi
douloureux que porteurs d’espoir pour moi.
Elle est en train de tomber amoureuse de moi ? Qu’ai-je fait pour mériter ça,
alors qu’on m’a envoyé la détruire ?
Mais il n’est peut-être pas trop tard pour être qui j’étais avant que la
vengeance ne prenne racine dans mon cœur.
Il faut que je me décharge de tous ces mensonges cachés pour découvrir si
c’est possible.
— Bella… Je tombe amoureux de toi aussi, avoué-je, baissant les yeux sur
mes mains jointes ; je me rends alors compte que je suis littéralement en
train de la supplier de me croire. Russell Carraby est un type mauvais, bien
plus que tu ne l’imagines. Et ça empire, tant au niveau de sa consommation
de drogues que de ses menaces. Je ne pouvais pas laisser passer ça, lui dis-
je, levant vers elle des yeux implorants. Qu’est-ce qui se serait passé si je
n’avais pas été là ce matin ? Il aurait très facilement pu s’introduire ici et
faire…
Je frissonne à l’idée de ce que cet homme ignoble ferait à ma douce
princesse.
Elle termine ma phrase à ma place :
— Il aurait pu faire exactement ce que tu lui as fait. M’agresser, me faire du
mal, me tuer. Mais il n’en a rien fait. C’est toi qui l’as fait. Et aucun de vous
n’avait le droit, ni lui de me faire ça, ni toi de le lui faire à lui.
— Je sais, mais c’est ce que je fais, qui je suis.
Je suis navré de le dire, mais c’est la vérité. Jamais je n’ai eu honte de ce
que je faisais avant, je faisais confiance à mes règles, et j’ai fait assez de
recherches pour savoir que parfois, contourner la loi pour punir les
personnes vraiment méprisables est l’unique solution. Mais les yeux de
Bella s’illuminent comme si elle me voyait pour la première fois et qu’elle
n’aimait pas ce qu’elle voit. Du tout.
— Alors tu es à la fois juge, jury et bourreau ?
Elle balance ça comme s’il s’agissait d’une simple expression et pas de la
vérité, mais je vois qu’elle commence à comprendre. Elle se rend compte
que mon attaque contre Russell n’est pas un fait isolé, mais la répétition
d’un comportement habituel.
J’essaie de la calmer en lui promettant :
— Dès la première fois où nous avons discuté, j’ai su que je ne pourrais pas
faire ce pour quoi j’avais été embauché.
J’approche de la vérité à petits pas. Elle la mérite tout entière.
— Et pour quoi t’a-t-on embauché ? demanda-t-elle, mais je vois bien
qu’elle n’a pas vraiment envie de savoir.
Je m’éclaircis la voix. Il n’y a pas d’autre moyen de le dire.
— J’ai été engagé par Blackwell pour te tuer.
Choquée, Bella arrête de faire les cent pas et s’écrie :
— Tu quoi ?
— D’après ce que j’ai compris, tu as contribué à déjouer un de ses plans
visant à discréditer un rival commercial, Thomas Goldstone, expliqué-je,
poursuivant avant que les choses ne deviennent encore plus incontrôlables.
Blackwell est un enfoiré assoiffé de vengeance, et il voulait envoyer un
message. C’est là que je suis intervenu. Mais j’ai un code d’éthique, mes
propres règles morales, et il est parfaitement au courant. C’est pourquoi j’ai
creusé son rapport de départ. Il disait que tu étais complice, un élément clé
de cette affaire qui tournait court. Il savait que je ne tuerais pas une
personne innocente.
Bella blêmit et porte la main à sa bouche.
— Mia est-elle en danger ? Ou Thomas ?
Ma chérie, qui pense toujours aux autres avant elle-même. Généreuse à
l’excès, même quand c’est elle qui en souffre.
— Non. Pour le moment, Blackwell est convaincu qu’ils sont trop en vue,
et que les éliminer soulèverait des questions qui pourraient remonter
jusqu’à lui. C’est pour cette raison que c’est toi qu’il visait. Ta mort leur
ferait du mal, mais tu es une cible plus simple.
Mon aveu lui coupe le souffle.
— Je ne connais pas les détails, mais j’ai accepté le boulot. J’ai appliqué ma
routine habituelle, je t’ai observée, j’ai appris ton emploi du temps, j’ai
repéré où tu habitais, travaillais, j’ai tout appris de toi. Mais quelque chose
clochait. Rien de ce que Blackwell m’a dit n’avait de sens une fois que j’ai
appris à te connaître de loin. Il fallait que j’enquête davantage, pour voir si
je passais à côté de quelque chose. Alors, je t’ai approchée.
— Et tout ce qui s’est passé à partir de là n’était qu’un foutu mensonge ?
me demande Bella, dont la voix grimpe jusqu’à hurler. Est-ce que tout ça
n’était qu’une… qu’une manière pour que ça te soit plus facile de me tuer ?
Elle semble incrédule, comme si elle n’arrivait pas à croire que c’était
vraiment sa vie. Pourtant, c’est le cas. Et elle court un réel danger. Je dois le
lui faire comprendre.
— Non ! grondé-je, me levant face à elle pour qu’elle m’entende bien.
Chaque moment que j’ai partagé avec toi n’a fait que rendre les choses plus
difficiles. Bella, chaque fois que nous nous sommes parlé, depuis ce
moment où je t’ai touché la main, je me suis senti comme coupé en deux.
Lorsque nous sommes montés au point de vue, j’ai su que je ne pourrais
jamais le faire. Tu es trop gentille, trop pure… tu es le genre de personne
dont ce monde a besoin. Pas Blackwell, avec sa jalousie et sa haine. Le
monde a besoin de toi. Alors j’ai repoussé le moment, j’ai trouvé des
excuses, j’ai mis Blackwell à l’écart, en essayant désespérément de trouver
un moyen de m’en sortir.
— Pourquoi ne pas simplement partir ? me demande Bella. Pourquoi ne pas
aller voir les flics ?
— Parce qu’ils lui mangent dans la main, dis-je avec un rire sinistre. Ce
type a une influence très étendue.
Je jette un coup d’œil à la fenêtre de devant, me rappelant les paroles de
Blackwell et le fait que je le soupçonne d’avoir des autoroutes d’infos qui
lui tombent directement dans l’oreille. En particulier au sujet de Bella et de
mes manquements dans cette mission.
— Et m’en aller n’est pas une option. Au départ, c’était parce qu’il détient
des informations dont j’ai besoin. Jeremy a été tué dans une fusillade, et j’ai
cherché pendant dix ans à retrouver ses assassins. J’ai presque vendu mon
âme pour retrouver celui qui a fait ça à mon frère adoré, et Blackwell le sait.
Il prétend savoir qui a tué Jeremy. Il savait que je ferais à peu près
n’importe quoi pour avoir une piste et il en a profité. C’est pour ça que j’ai
accepté ce boulot en premier lieu. Mais j’ai abandonné cette idée. Tout ce
qui compte, c’est toi. Mais si je ne mène pas cette mission à bien, il se
contentera d’engager quelqu’un d’autre pour le faire… et je deviendrai sans
doute la cible numéro deux.
Pour la première fois, Bella frissonne, comprenant le danger qu’elle court.
— Je voulais juste aider Mia.
Je hoche la tête.
— Je sais. Tu es une bonne amie, une bonne personne, et je fais tout ce qui
est en mon pouvoir pour être un bon protecteur pour toi.
— Un protecteur ? ricane-t-elle.
Son regard part dans le vague, et je la soupçonne d’être en train de
visualiser cette monstrueuse version de moi qu’elle a vu penchée au-dessus
de Russell inconscient.
— C’est ça, un protecteur ?
— Je ne suis pas quelqu’un de bien. J’étais en colère contre Russell. Et
même si je n’y suis pas allé pour le tuer, je ne peux rien te promettre sur ce
qui serait arrivé si tu n’étais pas intervenue. Je sais ce dont je suis capable,
et ce n’est pas joli. La seule chose qui me donne de l’espoir, c’est que tu as
vu quelque chose en moi qui pourrait être rachetable. Je ne sais pas.
— Et pourquoi n’appellerais-je pas les flics à ton sujet ? Tu as été engagé
pour me tuer. Tu m’as suivie. Je devrais peut-être te faire arrêter puisque
c’est toi la menace immédiate.
C’est douloureux, mais je lui tends les poignets comme si elle pouvait me
passer les menottes tout de suite.
— Si c’est ce que tu veux, je ne t’en empêcherai pas. Mais Bella, je te
promets que je donnerai ma vie pour te protéger. Oui, je suis en train de
tomber amoureux de toi… mais je ne suis pas assez dingue pour imaginer
que je mérite ton amour après ce que tu as appris sur moi. Mais je t’en
prie… laisse-moi une chance de te sauver la vie.
— Comment ? murmure-t-elle.
Le poids de la conversation se fait sentir, la gravité de ce qui aurait pu se
passer fait pression sur sa poitrine et je la vois rapetisser sous mes yeux.
Je secoue la tête, m’essuie la joue et me rends compte qu’elle est humide,
sous le coup de l’horreur de ce que j’ai fait à cette pauvre femme.
— Je n’en ai pas encore totalement décidé. Je ne peux pas simplement
pénétrer dans le Blackwell Building et reproduire la scène du hall d’entrée
dans Matrix. Pas si j’espère vraiment atteindre Blackwell lui-même.
Bella ouvre la bouche pour dire quelque chose, puis la referme. Elle se
retourne et se remet à faire les cent pas.
— C’est insensé. Je suis là à discuter du meurtre de gens avec un tueur à
gages dont je voudrais qu’il soit mon petit ami, et il vient d’envoyer mon
pseudopropriétaire à l’hôpital.
— Tu veux toujours que je sois ton petit ami ? lui demandé-je,
m’accrochant à la seule bribe d’espoir dans son résumé.
Mais elle ignore la question, toujours plongée dans ses propres redites.
— Pourquoi ne pas aller voir Thomas ? demande Bella.
J’entends des notes encourageantes dans sa voix. Elle est sous le choc, mais
au moins, elle accepte ce que je lui dis sans le rejeter d’office. Elle n’est
peut-être pas encore convaincue, mais pour l’instant, elle est au moins à
l’écoute, elle comprend et propose des solutions.
— Tu sais, l’ennemi de mon ennemi est mon ami. Et Thomas est déjà l’ami
d’une amie.
Je l’envisage, même si c’est l’une des multiples idées que j’ai déjà passées
en revue.
— Il se peut que nous en arrivions là. Le pouvoir contre le pouvoir. Mais
pour l’instant, je crois que ce serait comme jeter du kérosène sur un feu de
joie, et Mia et Thomas en paieraient le prix s’ils entraient dans la mêlée.
Aussi effrayant que cela puisse être de l’envisager, pour l’instant, Blackwell
est focalisé sur toi et ils sont en sécurité.
C’est un coup bas, car je sais qu’elle ferait tout pour protéger ses amis,
même au détriment d’elle-même. Mais c’est le seul moyen que j’ai trouvé
pour qu’elle approuve mon unique idée pour le moment, celle de gagner du
temps en attendant que je trouve un angle pour m’attaquer à Blackwell. Je
lance l’hameçon, je l’appâte.
— Mais j’ai une autre idée. Honnêtement, c’est la seule issue que je vois
pour le moment.
Elle me regarde à travers ses cils, sans savoir à quel point elle a l’air
innocente et effrayée. Cela fait ressortir tous mes instincts de protection.
— Quoi ?
— Nous n’avons plus de temps. Il faut qu’on t’emmène hors de la ville, où
je pourrais assurer ta sécurité jusqu’à ce que je découvre comment éloigner
Blackwell de toi.
— Je ne vais pas m’enfuir ! s’exclame Bella, et sa détermination transparaît
dans sa voix et sur son visage, cet esprit qui me fait craquer pour elle.
Elle refuse de battre en retraite. Elle s’attaquera au monde à sa manière, et
personne ne pourra rien y faire.
— Bella, je ferai tout ce que je peux pour te protéger. Je te ramènerai ici,
dans ta maison, auprès de tes amis. Mais il faut qu’on quitte la ville si je
veux avoir la moindre chance de mettre un plan en œuvre.
— Comment pourrais-je m’en aller avec toi ? J’ai tellement de questions
sans réponse. C’est une histoire de dingue.
Je m’approche d’elle à pas lents et réguliers, lui laissant le temps de
s’échapper, mais elle ne bouge pas. Pas même quand je repousse ses
cheveux derrière ses oreilles et relève son visage, l’obligeant à me regarder
dans les yeux.
— Je répondrai à toutes les questions que tu veux… quand nous serons sur
la route. Je vois bien que tu veux que je franchisse cette porte pour aller
voir tes amis, ceux qui t’ont soutenue toute ta vie. Je comprends, vraiment.
Mais ils n’ont pas les compétences que j’ai. Et je le dis en sachant
pertinemment que cela me rendra encore plus effrayant à tes yeux. Tu ne
devrais pas me faire confiance… mais j’ai besoin que tu le fasses. Parce que
plus que tout autre chose au monde, je refuse que tu meures.
Bella cille sous l’impact de mes mots, puis ses yeux se concentrent,
interrogateurs. Mais je ne peux pas prononcer les mots qu’elle veut
entendre. Pas comme ça, pas quand ça aurait l’air d’un stratagème. Alors je
lui offre une autre vérité.
— Tu mérites tout ce que le monde a de meilleur à offrir, mais le monde
mérite aussi le meilleur d’Isabella Turner. Laisse-moi faire en sorte que cela
arrive. Je t’en prie.
CHAPITRE 22
ISABELLA

J e ne me souviens pas d’avoir accepté, mais j’ai dû le faire parce que


Gabe est soudain en train de faire le tour de ma maison pour préparer
mon sac. Je ne peux pas l’aider, je suis figée, et j’essaie toujours de donner
un sens au déversement d’information et au changement de paradigme que
je viens de subir. Cela ne fonctionne pas. Je suis toujours aussi perdue.
On dirait que, quelle que soit la direction dans laquelle je me tourne, une
menace plane, des hommes effrayants se servent de moi comme d’un pion,
me poussent à fuir en me narguant et me talonnent pour orienter ma
destination comme ils le souhaitent. Cela suffit à me donner envie
d’envoyer balader tout le monde et de me débrouiller seule, de laisser
tomber ma vie pour tout recommencer à zéro.
Mais je ne peux pas faire ça. Il y a ici des gens qui m’aiment et que j’aime,
et un avenir que j’ai lutté pour m’assurer, dont je suis si proche. Je n’y
renoncerai pas parce qu’une ordure dans sa belle tour estime que ma perte
lui serait bénéfique.
Gabe s’arrête devant moi, mon sac à dos sur l’épaule comme s’il était prêt à
partir. Il pose les mains sur mes épaules et me regarde.
— Dis-le, Bella. Je ne suis pas en train de t’enlever, mais je veux que tu
viennes avec moi. Si tu ne peux pas, nous trouverons un autre moyen. Sauf
que je ne sais pas encore lequel.
C’est le moment de vérité. Le moment de prendre une décision.
Je me rends compte que je ne connais pas Gabe. Je pensais que c’était le
cas, et même maintenant, ce qu’il a partagé avec moi me semble réel. Mais
si c’était un stratagème ? Je fouille dans ses yeux, retenant mon souffle,
espérant un signe quelconque.
Il prend cela pour une réponse et laisse tomber le sac à dos au sol. Il passe
ses doigts dans ses cheveux et fait les cent pas.
— Merde. Très bien, nous resterons si c’est ce que tu veux, mais il faut que
je trouve…
Sa voix s’estompe tandis qu’il se met à marmonner, les yeux fous avant de
se concentrer. On dirait qu’il est en train de passer en revue les scénarios et
options pour pouvoir rester ici et assurer ma sécurité.
C’est ce dont j’ai besoin. Juste un peu de garanties qu’il fera ce que je veux,
même dans une situation qui dépasse largement tout ce que je n’ai jamais
envisagé, et même si ce n’est pas ce qu’il pense être le mieux. Je suppose
que j’ai cru qu’il me pousserait quand même vers la porte et m’enlèverait,
comme il l’a dit. Mais le fait qu’il soit prêt à me suivre m’apaise d’une
certaine manière, et me rassure sur le fait que ce j’ai ressenti, et que lui
ressent pour moi est réel.
Je me penche pour ramasser mon sac.
— Il faut que je passe au dîner pour rendre sa voiture à Martha et lui
demander de prendre soin de Vash.
Ses yeux se posent aussitôt sur moi, mon approbation mettant
immédiatement fin à sa revue des résultats et stratégies possibles.
Il ne me demande pas si je suis sûre, il me prend au mot et se dirige vers la
porte. Mais il s’arrête, une main sur l’encadrement.
— Nous devons partir du principe que nous sommes surveillés. J’ai pris ton
sac de cours pour donner l’impression que tu pars juste pour une journée
ordinaire. Mais si nous avons l’air suspicieux ou en colère, en gros, si l’on a
l’air d’autre chose que d’un couple heureux, cela suscitera des inquiétudes.
— Que veux-tu que je fasse ? lui demandé-je, car je me rends compte qu’il
veut en venir quelque part.
— Nous allons sortir, nous embrasser comme si de rien n’était, et monter
dans nos voitures. Je te suivrai jusqu’au dîner, et tu devras leur dire qu’on
part en vacances ou un truc du genre, comme si je t’enlevais. Alors il faut
que tu paraisses heureuse. Et ensuite nous quitterons la ville dans mon
camion.
Je prends une grande inspiration, réalisant à quel point cela semble fou.
— C’est beaucoup. Martha saura qu’il y a quelque chose. Et tu n’as pas
besoin de passer au motel ?
Je veux que ce soit une piqûre de rappel plus importante qu’elle ne l’est
réellement, une preuve que je sais quelque chose, au moins. Mais ça ne
fonctionne pas, et il balaie la question d’un revers de la main.
— Je vais acheter ce dont j’ai besoin sur la route. Je le fais tout le temps. Tu
dois convaincre Martha sur ce coup-là. S’il te plaît, Bella.
Le baiser que nous échangeons à l’extérieur est maladroit, mais Gabe me
tire vers lui et enserre ma mâchoire dans sa main puissante. Si quelqu’un
regarde, cela ressemble probablement à un baiser doux et sensuel. Et c’est
sûr que Mme Petrie, de l’autre côté de la rue, regarde, mais si Gabe a
raison, qui d’autre le fait aussi ?
Le trajet jusqu’au Gravy Train me donne le temps de réfléchir, mais même
sans l’influence de Gabe, je sens dans mes tripes que c’est la bonne chose à
faire. Si Blackwell en a après moi, et je crois Gabriel sur ce point, c’est le
meilleur moyen d’être en sécurité.
Un unique papillon virevolte dans mon ventre à l’idée d’être loin de ma vie
difficile, seule avec Gabe et toute sa terreur et son côté sexy. Et même la
peur et les questions que suscite cette situation ne suffisent pas à contenir le
léger émoi. Je me fais un peu pitié à l’idée d’être excitée par quelque chose
de désastreux, mais c’est une peur différente de celle de ne pas pouvoir
payer le loyer ou de voir Russell aboyer et râler contre moi.
Russell. La simple évocation de son nom fait surgir l’image de son corps
affalé sur le sol. Je me demande s’il va bien ou si Gabe a fini le travail après
mon départ ? Un frisson me parcourt, mais je réalise à ma grande honte que
même s’il a tué Russell après mon départ, je m’en fiche. Mon Dieu, je suis
affreuse. Mais Russell a fait de ma vie un enfer, il m’a terrifiée si souvent
que j’en ai perdu le compte, et c’est un effroyable déchet de vie humaine.
Personne ne pleurera sa mort, beaucoup la fêteront en silence.
Alors je n’appelle ni la police ni une ambulance même maintenant que je le
peux. Je devrais peut-être intervenir, mais je supporterai mieux la
culpabilité de mon inaction que les conséquences d’une vengeance de
Russell à mon égard.
Le parking du Gravy Train est plein, ce qui est une aubaine, car cela signifie
que Martha n’aura pas le temps de se concentrer sur moi comme elle le
ferait si personne n’appelait pour une recharge.
À l’intérieur, je lui fais signe et je souris, feignant que tout va bien, comme
Gabe me l’a demandé.
— Merci, Martha. Désolée pour le bazar tout à l’heure, mais, euh…
commencé-je avant de me mordre la lèvre, car la suite me rend nerveuse.
J’ai une énorme faveur à demander.
Elle plisse les yeux puis hausse les sourcils, m’invitant à parler.
— Gabe veut m’emmener pour le week-end, une escapade de dernière
minute, dis-je avant de me figer. Je veux dire, des vacances. Des vacances
de dernière minute. Y a-t-il un moyen de demander à Shelly ou Elaine de
me remplacer et de nourrir Vash à ma place ?
— Je peux le faire, mais seulement si tu m’expliques ce qui t’a fait t’enfuir
d’ici en courant tout à l’heure comme si tu avais le feu aux fesses.
Elle croise les bras, et elle incarne parfaitement la figure maternelle sévère
qu’elle a toujours représentée à mes yeux.
Je balbutie sans trop savoir quoi dire, et Gabe glisse un bras autour de mes
épaules. Je n’avais même pas remarqué qu’il était derrière moi.
— J’ai bien peur que ce soit de ma faute. J’essayais de lui faire une surprise
et j’ai peut-être accidentellement vendu la mèche, pour ainsi dire. Elle a un
peu flippé.
Martha sourit, comme si elle savait que j’étais parfaitement capable de ce
genre de réaction. Elle me tend les mains, l’air si charmé qu’elle pourrait
tout aussi bien être en train de bénir notre union. Bon sang, si seulement
elle connaissait la vérité, elle pendrait Gabe par les ongles des orteils et se
servirait des meilleurs couteaux d’Henry pour détruire les preuves après
l’avoir tué pour avoir été impliquée dans tout ça.
— Vas-y, chérie. Fais-toi plaisir pour une fois. Tu fais tellement de choses
ici. Laisse-nous prendre soin de toi aujourd’hui.
Elle me prend dans ses bras, et même si la sensation de son amour qui
m’enveloppe est agréable, je me sens mal de lui mentir. Elle se tourne vers
Gabe, et lui tapote la joue.
— Tu dois vraiment être spécial pour qu’elle nous abandonne pour partir en
week-end avec toi.
Je sens l’avertissement dans son ton, et je me demande de quoi ils ont
discuté la nuit où je les ai vus parler pendant que Gabe attendait ma pause
dîner.
Dehors, il ouvre la portière de son camion et m’aide à y grimper. Je le vois
balayer les environs du regard sans bouger la tête alors qu’il passe du côté
conducteur. Seuls ses yeux remuent.
— Je pense que la voie est libre. Je ne sais pas si c’est mauvais signe, ou si
nous avons simplement de la chance. Mais il faudra qu’on soit prudents en
sortant de la ville, pour être certains de ne pas être suivis.
Nous gardons le silence sur le chemin vers la sortie de Roseboro, et la
conversation s’engage quand ma peur s’estompe. Non pas que je n’aie plus
aucune crainte, mais simplement, mon corps a brûlé toute l’adrénaline et je
me sens à plat et épuisée maintenant.
— Dis-moi comment on en est arrivés là, dis-je.
Gabe se gratte la lèvre avec son pouce, jetant un coup d’œil dans le
rétroviseur pour la dixième fois.
— Comme je te l’ai dit, tu as aidé Thomas à mettre la main sur un saboteur
d’entreprise implanté par Blackwell. Il s’est dit que tu serais une cible plus
facile…
— Pas moi, toi, interromps-je. Oh, attends. Je viens juste de réaliser
quelque chose. Je ne crois pas que Mia et Thomas soient au courant que
Blackwell a quelque chose à voir dans tout ce boxon. Ils pensaient que
c’était une vendetta personnelle. Je suppose que c’est le cas, mais ils ne sont
pas au courant que c’est celle de Blackwell. Il faut que je les appelle.
Je cherche mon téléphone et Gabe secoue la tête.
— Je l’ai laissé chez toi. Il est traçable, Bella. Tu pourras appeler Mia
depuis un téléphone prépayé au besoin, mais je crois qu’il vaudrait mieux
que nous déterminions un plan d’action avant de les impliquer. Tu peux
m’accorder un peu de temps ?
Je soupire et me tourne pour regarder par la vitre. Je me sens mal de ne pas
le dire à ma meilleure amie, mais tant qu’elle est en sécurité avec Thomas,
je peux attendre un jour ou deux. Je me pose une seconde fois la question,
mais aussi dingue que cela puisse paraître, c’est aussi logique, et ça me
semble vrai. Gabe dit la vérité sur la raison de sa présence et de pourquoi il
traîne avec moi, alors je décide de faire un acte de foi et de ne pas appeler
Mia même si j’en ai très envie.
Gabe contracte la mâchoire et serre les dents, comme si c’était lui qui
souffrait.
— Après la mort de Jeremy, je me suis effondré. C’était parfois lent, si
progressif que je ne le remarquais même pas, et puis je faisais un bond,
m’en prenant au monde.
Je tourne brusquement la tête vers lui.
— Raconte-moi, exigé-je à nouveau. Et cette fois, il sait ce que je veux dire.
— Tout a commencé quand j’ai posé des questions, simples, mais
néanmoins compliquées. Trop vite, les choses sont devenues violentes
quand j’exigeais des réponses de personnes qui n’en avaient au final aucune
à m’apporter. Mais j’ai développé une réputation pour un ensemble de
compétences plutôt demandées. D’une certaine manière, j’ai mis de côté ma
propre mission pour accomplir celles des autres, mais faire ce travail moche
m’a permis de me cacher dans l’ombre, tout en cherchant des informations
d’une manière qui n’aurait pas été possible pour un type ordinaire.
Ses yeux quittent rapidement la route pour se poser sur moi et évaluer ma
réaction.
— J’ai essayé de conserver mon propre sens de la justice, du bien et du mal,
en choisissant avec précaution les contrats que j’accepte, et en menant mes
propres diligences. C’est comme ça que j’ai compris que tu étais une
innocente, parce que j’ai regardé en toi et je n’y ai absolument rien trouvé
de diabolique. Mais j’ai découvert beaucoup de choses à propos de
Blackwell, parce que je fais toujours des recherches sur mes employeurs
aussi. C’est bien de savoir avec qui l’on fait des affaires.
Je ricane.
— Je suis d’accord.
Mais je ne suis pas en train de parler d’arrangements commerciaux, et il le
sait.
Il approche lentement une main qu’il pose sur mon genou, et le serre.
— Tu me connais. Tout ce qu’il y a eu entre nous était réel… est réel. Il y
avait juste une autre épaisseur en moi que tu ne connaissais pas à ce
moment-là, mais aujourd’hui c’est le cas.
J’ai envie de me laisser aller vers lui, désespérée de le croire, mais je ne
veux pas plonger sans précaution.
— Mais c’est la fondation même sur laquelle nous construisions notre
relation, et aujourd’hui je découvre qu’elle est défectueuse.
Il déglutit bruyamment et se racle la gorge.
— Alors nous allons repartir de zéro et reconstruire.
CHAPITRE 23
ISABELLA

—B ella ?
Je tourne les yeux vers Gabe assis derrière le volant du camion, l’air
inquiet. Nous nous sommes arrêtés pour prendre de l’essence, et je crois
bien que ça fait un moment que je n’ai pas dit un mot.
— Désolée… J’étais juste en train de réfléchir.
— Ah, répond Gabe qui démarre le camion et se met en route. Tu avais
juste l’air… Je ne sais pas.
Je hoche la tête et me tourne vers lui.
— Comment as-tu hérité de ce surnom ? L’ange déchu ?
Il m’a raconté des bribes de sa vie pendant que nous roulions, il m’a parlé
davantage de son travail et de sa « déchéance », comme il l’appelle, et de ce
qu’il avait été autrefois, avant que son âme ne soit souillée par ses sombres
actions.
Gabe se réinsère sur l’autoroute en direction de l’océan.
— Je crois que c’est surtout à cause de mon nom. L’une de mes premières
missions, c’était pour un Italien très impliqué dans l’Église. Avec mon
physique, ça m’est resté.
Je ne peux pas m’en empêcher : ça me fait rire.
— Ton physique, hein ?
Gabe me regarde avec un sourire timide.
— Tu veux savoir quelle est la chose pire qu’une personne obsédée par son
apparence ? Une personne qui est belle et pleine de fausse humilité. C’est
ironique, vraiment, car je suis l’homme le moins angélique, avec l’âme la
plus laide. C’était Jeremy le saint, pas moi. Ne te méprends pas, c’était un
homme à femmes, mais il est mort trop jeune et innocent.
— Parle-moi de lui, lui demandé-je alors que nous arrivons à un virage.
Nous sommes dans les montagnes, sur l’une de ces routes qui devraient
vraiment être élargies par rapport aux routes forestières à deux voies
qu’elles étaient auparavant, et la lumière du soleil se faufile à peine entre
les arbres derrière nous.
— Comment était-il ?
— Drôle, répond aussitôt Gabe avec un sourire. Ce gamin… J’étais l’aîné,
mais nous n’avions même pas un an d’écart. Mais durant toute notre vie,
c’est lui qui s’est montré le plus insouciant, et j’ai passé… merde, si j’ai des
cheveux blancs, c’est à cause du temps que j’ai passé à me faire du mouron
pour ce gosse.
— Qu’est-ce qu’il faisait ? demandé-je avec un petit sourire. Cela m’aide et
me rappelle le côté humain de Gabe, qui fait toujours bondir mon cœur dans
ma poitrine.
— Qu’est-ce qu’il n’a pas fait ? Est-ce que tu as déjà vu le meme qui dit
« Hold my beer » ? C’était lui, même si la plupart du temps, il n’y avait pas
d’alcool impliqué, ajoute-t-il avec un clin d’œil. S’il voyait quelqu’un
sauter un obstacle à vélo, le lendemain il était dehors à bosser comme un
dingue pour essayer. Une fois, juste parce qu’il l’avait vu sur YouTube, il a
fait le plongeon volant… Je suis toujours abasourdi par le fait qu’il ait
survécu à ce coup.
— C’est quoi le plongeon volant ? l’interrogé-je, essayant de l’imaginer,
mais chaque image est plus dingue que la précédente.
— Il avait vu un étudiant faire un saut de son toit dans une piscine, en
laissant tomber un zèbre gonflable ou un truc du genre. Nous n’avions pas
de piscine à la maison, mais le centre pour jeunes de notre ville en avait
une. Alors quand nous y sommes allés la fois suivante, Jeremy a dit :
« Gabe assure-toi que le grand bassin soit vide. » Puis il sort de la piscine et
va à l’intérieur avec une foutue nonchalance. À ce stade, je suis assez sage
pour deviner les conneries de Jeremy. Je savais que je ne pouvais pas
l’arrêter, alors j’ai juste fait en sorte qu’aucun petit enfant ne soit dans la
partie profonde. Soudain, la grande fenêtre coulissante de la salle de jeu du
deuxième étage s’ouvre, et cinq secondes plus tard, Jeremy en sort en
volant, allongé comme Superman ou quelque chose comme ça. J’ai eu très
peur. Il devait franchir un espace d’au moins deux mètres de béton.
— Il a réussi ? demandé-je, et Gabe hoche la tête.
— Il a fait le plus grand et le plus moche des flops, mais oui, il allait bien.
Après avoir été mis à la porte, nous sommes rentrés à pied. Sa poitrine et
son ventre sont restés roses et meurtris pendant des jours. Je n’ai jamais vu
personne avec des tétons noirs et bleus avant lui.
Il secoue la tête, riant à ce souvenir, et j’éclate de rire à mon tour devant
l’image qu’il dépeint de Jeremy.
— Vous vous ressembliez tous les deux ?
— Jeremy tenait davantage de notre mère. Il avait de grands yeux verts. Il
pouvait baratiner n’importe qui. Comme avec le centre communautaire. Il a
réussi à nous faire réintégrer en une semaine, et à la fin de l’été, il avait
même embrassé Wendy Partridge, la maître-nageuse en chef, le rêve de tous
les ados pendant deux étés. J’étais trop sérieux, trop absorbé par mes études
et mon rôle de marginal pour faire les mêmes avancées que lui.
Je plisse les yeux, en essayant d’imaginer Gabe autrement que comme un
beau charmeur. C’est très difficile, même avec ce que je sais de lui.
— Qu’est-ce que tu veux dire par marginal ?
— Je suppose que j’étais un peu solitaire. Je veux dire, je n’ai pas été
victime d’intimidation ou autre. On ne brutalise pas un gars de ma taille,
même si j’étais un peu plus longiligne à l’époque. C’est juste que je faisais
mon propre truc. Il n’y avait que moi et Jeremy, deux doigts d’une main,
même s’il sortait un peu plus.
Je sens dans ses paroles qu’il tenait beaucoup à son frère.
— Tu l’aimais.
Gabe se racle la gorge.
— C’était un emmerdeur, mais oui, je l’aimais. Après son assassinat et le…
chemin que j’ai pris dans ma vie, je suppose que j’ai commencé à imiter
certains de ses traits. La première fois que j’ai dû affronter un type armé, ce
n’était pas moi qui parlais calmement pour me sortir de cette merde. C’était
Jeremy qui s’exprimait à travers moi.
Soudain, les montagnes disparaissent, et je suis stupéfaire par la vue qui
s’offre à moi. L’autoroute arrive quasiment sur la plage elle-même, et sous
mes yeux, le Pacifique sauvage et indompté rugit et fait rage, s’écrasant sur
la côte rocheuse en gigantesques gerbes d’écume.
Juste au large, à moins d’un quart de mille, se trouvent quelques rochers qui
sont trop gros pour être considérés comme tels, mais trop petits pour être
des îles. L’un d’eux, le plus grand, est presque parfaitement bombé, entouré
d’arbres et se dresse au milieu de la mer devant moi.
— C’est… wouah. Je ne m’attendais pas à trouver une planque ici.
— Eh bien, ce n’est pas une vraie planque, mais nous serons protégés ici.
C’est une location, éloignée et isolée. Il n’y a que nous deux.
Sa voix devient rauque, et je sais que je ne pourrai pas lui résister s’il n’y a
personne dans les parages pour tempérer la chaleur qu’il éveille si
facilement en moi.
Mon côté rationnel se révolte contre cette idée, je veux tout reprendre à zéro
comme il l’a dit et construire lentement et prudemment, peut-être même
attendre que le danger passe et que je puisse voir s’il disparaît comme le
brouillard au soleil. Mais une autre partie de moi dit que si j’y vais, je le
fais à mes conditions et je serai satisfaite sexuellement.
Honnêtement, je ne suis pas sûre de savoir quel côté je veux voir gagner.
Au lieu de décider maintenant, je l’interroge.
— Si c’est une location, cela signifie qu’il y a un dossier. C’est dangereux,
non ? Blackwell pourrait nous traquer et se pointer à la porte d’entrée.
Il me jette un œil, affichant un sourire satisfait, et ses fossettes apparaissent.
— Ça, c’est une fille bien. J’aime ta façon de penser.
La chaleur enfle dans mon ventre et mes joues, et il enchaîne.
— Je me suis servi d’un alias pour réserver la location, alors on ne peut pas
remonter jusqu’à moi.
Nous continuons à rouler, et lorsque nous tournons sur la route côtière, je
vois encore le gros rocher en forme de dôme. Mais ce qui retient toute mon
attention, c’est la grille qui se trouve devant nous. Elle est large, imposante,
en fer noir, mais belle et ornementée. Gabe s’arrête devant la boîte et baisse
sa vitre pour taper quelques chiffres sur le clavier. La grille s’ouvre en
coulissant et Gabe roule quelques mètres jusqu’à l’autre côté avant de
s’arrêter.
Il sort, attend que la porte se referme en glissant, puis se dirige vers la boîte
mécanique. Il l’ouvre, fait quelque chose que je ne vois pas, puis remonte
dans le camion.
— J’ai éteint le mécanisme de la porte et retiré le fusible pour qu’il ne
puisse pas être rallumé. Maintenant, le portail ne fonctionne pas
électroniquement et il est trop lourd pour être ouvert manuellement. Nous
sommes protégés contre les véhicules, car la clôture fait le tour de la
propriété.
Ce qui me frappe, c’est qu’il ait précisé « protégé contre les véhicules », car
cela signifie que quelqu’un pourrait escalader la clôture. Parce que c’est un
risque réel. Une fois de plus, je suis abasourdie par la tournure dingue qu’a
pris ma vie.
La crainte angoissée qui surgit est brusquement interrompue lorsque nous
dépassons une rangée d’arbres pour atteindre une clairière et que la maison
apparaît.
Elle est d’une beauté époustouflante, avec un style du début du siècle, mais
modernisé. Gabe ouvre rapidement la porte d’entrée, et nous entrons dans
un hall avec un plafond haut de deux étages. Le tapis moelleux amortit mes
pas et je reste bouche bée, à tourner sur place.
Je n’arrive pas à me souvenir de la dernière fois où je me suis retrouvée
dans une pièce comme celle-ci. Ce n’est peut-être jamais arrivé ? Les murs
sont élégants, décorés d’un papier peint floral légèrement victorien, et en
regardant par la grande fenêtre en face de nous, je suis frappée par la beauté
de la vue. L’océan s’étend à perte de vue, et la plage m’attire.
Je me rends compte que Gabe me regarde découvrir la maison.
— C’est ce que tu mérites, Bella. De belles choses, le luxe au bout des
doigts, et plus encore.
Je détourne le regarde de la vue pour plonger dans ses yeux en secouant la
tête.
— C’est incroyable, mais je ne le mérite pas plus qu’une autre personne.
Tout ce que je veux, c’est être en sécurité, pouvoir rentrer chez moi pour
retrouver mes amis, qui seront en sécurité eux aussi, et que tout le monde
soit heureux. Ça me suffit.
Son sourire est triste.
— Laisse-moi faire le tour des lieux. Tu veux bien attendre ici ?
Je hoche la tête et il disparaît. Je l’entends ouvrir et refermer des portes,
ainsi que plusieurs bips quand il manipule le système d’alarme. Je
m’avance vers la fenêtre, et quand je regarde dehors, j’ai l’impression que
nous sommes les deux dernières personnes au monde.
Quelques instants plus tard, il est de retour, et suit mon regard à l’extérieur.
— Il faut que j’aille vérifier dehors aussi. Tu veux marcher avec moi ? On
peut se balader sur la plage ? propose-t-il, et je sens dans sa voix grave son
espoir de me séduire.
Nous sortons par la porte arrière, et descendons les marches en bois
jusqu’au sable. Ce n’est pas une plage de sable fin, et si elle est belle, je ne
vois pas vraiment qui voudrait y prendre un bain de soleil. Le sable est trop
épais, la brise qui vient de l’océan et frappe la montagne est un peu trop
vive. Même en été, il ferait bien trop froid pour porter un bikini, sauf pour
les baigneurs les plus endurcis, et les vagues sont si déchaînées que chaque
respiration est imprégnée de l’arôme du sel, tandis que la brume fraîche
effleure ma peau.
Le sable crisse sous nos chaussures et j’écoute le grondement de l’eau.
J’essaie de me défaire de la terreur qui m’envahit puis s’estompe de
manière tout aussi inattendue. Non pas que quelque chose en particulier me
soulage. Simplement, ce n’est pas viable de vivre dans la crainte constante,
en regardant par-dessus mon épaule. Je ne suis pas faite comme ça, blasée
et effrayée par le monde. Mais j’ai l’impression que Gabe l’est.
Nous avons passé tellement de temps à parler au cours des huit dernières
heures. Penser à ses drames personnels me fait frissonner, et je tire sur les
manches de mon sweat-shirt pour en masquer la raison.
Je prends la main de Gabe. Il hausse les sourcils, heureusement surpris, et
bien que ses yeux bruns restent rivés sur moi, je détourne les miens vers
l’océan.
— Ma famille me manque aussi. Apparemment, nous sommes tous les deux
seuls.
— Tu n’es pas seule, Bella. Tu n’as peut-être pas de famille de sang, mais
ce sont ceux que tu as choisis, et qui t’ont choisie en retour.
Je constate qu’il ne fait pas la même correction à son sujet. Peut-être qu’il
est vraiment seul. Cette pensée me rend triste.
— J’essaie de me souvenir de ma famille, mais c’était il y a si longtemps et
j’étais toute petite. Je suis heureuse que tu aies eu ton frère si longtemps,
que vous ayez été si proches. Pendant un bout de temps c’était ce que je
voulais, j’aurais aimé avoir une année de plus, un mois, une semaine, même
un jour. J’aurais voulu avoir plus de souvenirs, mais le peu que j’ai
s’estompe avec le temps.
Je baisse les yeux, enfonçant le bout de ma tennis dans le sable.
— Parfois, je ne me souviens même pas à quoi ressemblait ma mère ou
quelle voix elle avait. J’ai essayé très souvent.
C’est une confession douloureuse, que je ne partage pas à la légère ou à
n’importe qui.
— L’astuce, c’est de penser au contexte, m’explique Gabe. Ne pense pas
uniquement à son visage ou à sa voix. Visualise quelque chose que vous
avez fait ensemble. Pense à une fois où vous vous êtes amusées toutes les
deux, et vois toute la scène. Ça va te revenir.
Je ferme les yeux et au bout d’un moment, cela revient.
— Mon quatrième anniversaire. Elle a fait des cupcakes orange avec des
décorations Fruity Pebble, comme je l’avais demandé. Ils étaient tellement
sucrés que j’ai eu mal au ventre en n’en mangeant qu’une moitié, mais je
les aimais quand même. Je l’entends me demander s’ils étaient comme j’en
avais rêvé. Je me souviens de son sourire quand je sautais partout en criant
« oui » encore et encore, dis-je avec un sourire larmoyant.
Je me tourne vers Gabe et le serre dans mes bras.
— Merci.
— Je t’en prie, Bella. J’utilise cette même astuce pour me rappeler Jeremy.
Je frissonne en le serrant plus fort dans mes bras. Quand je le relâche, il
m’attrape la main et nous reprenons notre balade.
— Il faut que je termine de vérifier le périmètre. Tu es d’accord pour
marcher avec moi ?
Je hoche la tête, mais quand nous quittons la plage déserte avec une vue à
des kilomètres pour pénétrer la zone boisée autour de la maison, je sens le
changement chez Gabe. Il me lâche la main, ses yeux scrutent attentivement
les alentours, et il vérifie la ligne de clôture.
Je le suis, impuissante à l’aider, et la seule fois où j’essaie de parler, il me
fait taire doucement en posant un doigt sur mes lèvres.
Il chuchote :
— Chut, j’écoute tout ce qui se passe dans les bois.
Alors je me mords la langue et je me traîne derrière lui.
Le soleil est bas dans le ciel lorsque nous rentrons à la maison. La longue
journée a fait des ravages sur le plan physique et les montagnes russes
émotionnelles se sont abattues sur moi sur le plan mental.
Gabe m’aide à m’installer sur le canapé, puis va allumer un feu. Quand il
estime que les choses se passent bien, il s’assied à côté de moi et passe un
bras autour de mes épaules. Trop épuisée pour être contrariée plus
longtemps, je me fonds contre lui.
Je devrais me sentir mal. Je devrais avoir peur de lui.
Mais après tout ce qui s’est passé, ce matin et ensuite, je me sens bien. Je
me sens en sécurité dans ses bras. C’est peut-être stupide de ma part, mais
ça fait un moment que je me suis faite à cette idée, à peu près au moment où
je suis montée dans son camion. En fait, peut-être même avant, quand je l’ai
laissé entrer chez moi pour s’expliquer.
Charlotte chuchote à nouveau à mon oreille, vérification des antécédents.
Mais je suis là où j’en suis, et je ne suis pas certaine que j’y changerais
quelque chose même si je pouvais. Alors je m’enfonce plus profondément
et je me laisse envelopper par lui, même s’il y a un prix à payer.
Même si c’est ma vie.
CHAPITRE 24
GABRIEL

L a pièce est éclairée par une douce lumière de cheminée, les flammes
dansent dans les yeux d’Isabella. Nous n’avons rien dit pendant les
dix dernières minutes, échangeant simplement de lents baisers.
Ils étaient timides au début, comme si elle n’était pas sûre que c’était
vraiment ce qu’elle voulait.
Je la laisse donc diriger pour le moment, sachant que je suis responsable
d’une grande partie de notre situation actuelle et que Bella est une femme
qui aime avoir le contrôle de son propre destin. Cette fois, je la laisserai
décider de la suite des événements, même si c’est elle dans un lit et moi
dans un autre.
Mais nous n’avons plus besoin de mots quand elle se lève et retire son t-
shirt, le faisant disparaître et libérant ses seins du simple soutien-gorge
qu’elle porte en dessous.
De la taille d’une pomme, ils se balancent d’avant en arrière tandis qu’elle
parcourt son ventre du bout des doigts avant de s’allonger sur le canapé.
— Montre-moi, chuchoté-je, et Bella se mord la lèvre, ses mains entourant
ses seins avant de titiller ses mamelons, tirant dessus jusqu’à ce que ses
seins soient presque en pyramide et qu’elle halète de douleur et de plaisir
avant de les lâcher.
Pendant qu’elle pétrit son sein droit, je passe ma main le long de son corps,
caressant sa peau douce. Elle se trémousse, son ventre se contracte quand je
descends jusqu’à la ceinture de son jean. Elle hoche la tête, m’accordant
ainsi la permission en silence. Je fais glisser le bouton et défais la fermeture
éclair pour faire descendre son pantalon sur ses hanches. Elle se soulève
pour m’aider à le retirer, et sa culotte s’en va en même temps.
Là, elle est nue devant moi.
Belle, confiante, bonne. Trop bonne pour moi, mais je ne peux m’empêcher
de vénérer son corps, de goûter son bon cœur.
J’écarte ses genoux, un au fond du canapé et l’autre au bord, mais Bella
pose son pied sur le sol pour s’ouvrir davantage pour moi. Je vois la lueur
de son doux sexe, déjà enflé et humide de désir.
Je prends sa main, embrasse le bout de ses doigts et la dirige ensuite vers
son intimité.
— Touche-toi. Fais-toi plaisir avec tes doigts pour moi, Bella, ordonné-je,
en retirant mon t-shirt pendant qu’elle parcourt son entrejambe avant de
frotter son clitoris avec des caresses légères.
Elle gémit sans me quitter des yeux tandis qu’elle glisse deux doigts
profondément en elle, les faisant entrer et sortir lentement.
Mon membre est dur comme la pierre alors que je regarde ses lèvres
s’accrocher à ses doigts, sachant que bientôt, je serai enfoncé au plus
profond d’elle et que je ressentirai le même baiser dévorant.
— Je… Je ne peux pas m’en empêcher, miaule-t-elle, ses hanches se
soulevant pour rencontrer ses doigts alors qu’elle accélère un peu. Gabe,
j’ai besoin de toi. Prends-moi. Saute-moi, je t’en prie.
Je me presse et me lève pour ôter mon jean à ses mots, mon sexe brûlant
d’être en elle. Bella sanglote de désir lorsque je marque une pause, et elle
retire ses doigts, les enroulant autour de mon membre. Elle me caresse, me
recouvrant de son miel et me rendant fou, mais je garde le contrôle.
Elle a besoin de moi, elle a besoin de ça, mais je ne peux pas y aller trop
fort avec elle. Pas maintenant. Elle ne le sait pas, mais elle a besoin de
tendresse en ce moment, autant pour son cœur que pour son corps.
Avoir la chance d’être avec elle de cette manière est un cadeau, que je ne
veux ni gaspiller ni minimiser. Frémissant déjà au bord du point de non-
retour, je recule mes hanches.
— Bella, je suis trop proche. J’ai besoin d’être en toi.
Sa respiration se fait hachée alors que je me tiens au-dessus d’elle, me
retenant pour ne pas faire peser mon poids sur elle. Elle tend la main entre
nous, me guide jusqu’à son entrée, me tenant immobile.
— Est-ce que tu ressens cela, Princesse ? C’est toi et moi. Pas de
mensonges, que la vérité, rien que nous. Quoi qu’il arrive, promets-je en
prenant sa main libre et en entrelaçant nos doigts.
Bella acquiesce, libérant mon membre, et je m’enfonce profondément en
elle, la remplissant de tout ce que j’ai.
Elle gémit, tendue même après que ses doigts aient plongé en elle. Ses
doigts se resserrent dans les miens, mais elle ne proteste pas, me faisant
entièrement confiance.
Je me presse contre elle, nos corps se frottant l’un contre l’autre, et je sens
son clitoris frotter à la base de mon sexe. Ses fluides ruissellent sur mon
membre, et je me retire, je marque une pause avant de la caresser à nouveau
en profondeur, je me penche pour l’embrasser tout en la poussant contre les
coussins du canapé.
Je la pénètre lentement, savourant chaque contraction de son corps autour
de moi alors que je plonge en elle, la plaquant sous moi. Je vois son regard,
le plaisir, la douleur, l’inquiétude et la confiance qui tourbillonnent dans son
esprit et qui s’expriment dans chaque halètement.
— C’est ça, Bella, râlé-je, accélérant jusqu’à ce que nos hanches
commencent à claquer les unes contre les autres. Jouis fort sur moi. Je suis
là pour toi.
Je la pilonne, j’accélère, mais mes bras cèdent, j’ai besoin de sentir son
corps collé au mien. Je m’allonge sur elle, hanches contre hanches, poitrine
contre poitrine, l’entourant de mes bras. Elle répond en enroulant ses bras et
ses jambes autour de moi aussi.
J’enfouis mon nez dans le creux de son cou, respirant son parfum de
lavande tout en écoutant ses gémissements et ses miaulements dans mon
oreille. Elle crie de plus en plus fort, et je me soulève légèrement pour la
regarder. Ses joues sont rougies, ses yeux s’écarquillent de plus en plus.
— Juste là, Gabe. Merde.
Je me retire et m’enfonce fort, touchant un point au fond d’elle qui
l’enflamme, jusqu’à ce qu’elle explose avec un gémissement, se tordant
sous moi. Je la chevauche, laissant ses contractions internes me pousser de
plus en plus haut.
Je tremble, je me retire et m’enfonce une fois de plus avant de basculer à
mon tour. Je me retire en jouissant fort, mon sexe se déversant sur son
intimité et son ventre alors que je la marque, peignant sa chair satinée avec
mon sperme.

B ELLA DORT À POINGS FERMÉS , bougeant à peine un muscle, à l’exception


de ses lèvres entrouvertes qui se pincent de temps à autre lorsqu’elle ronfle
doucement. Comme un pervers, je la regarde dormir, incapable de me
détendre. Même avec un contrôle nocturne du périmètre et de l’alarme, j’ai
l’impression qu’il y a trop de risques, un trop grand danger pour baisser ma
garde.
L’aube pointe à peine le bout de son nez quand je me lève enfin, me disant
que je devrais commencer à préparer le café de la journée. Je savoure ma
deuxième tasse, en contemplant l’eau, quand j’entends Bella s’approcher.
Je la sens qui entre dans la pièce, sa chaleur m’atteint même depuis le seuil
de la porte. Ou peut-être est-ce simplement qu’elle me réchauffe à
l’intérieur, dégelant un cœur que je croyais irréparable et une âme presque
certainement irrécupérable.
— J’ai fait du café, lui dis-je en buvant une gorgée.
— Ne bouge pas, murmure-t-elle.
Aussitôt, je suis en alerte, je me tourne pour regarder par la fenêtre, mais je
ne vois rien d’autre que le soleil qui se lève dans le ciel.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Que vois-tu ?
Elle rit doucement.
— Toi. Reste juste comme ça.
Elle s’enfuit, et je l’entends farfouiller avant de réapparaître avec son
ordinateur portable. Je l’ai laissée l’apporter uniquement parce que je savais
qu’elle ne pourrait pas se brancher sur le Wi-Fi sans mon aide et que cela
contribuerait à ce qu’elle s’apaise.
— Je veux te dessiner. La lumière est magnifique.
Elle s’assied en face de moi, me dit comment poser : en gros, comme j’étais
quand elle est entrée dans la pièce. Elle travaille tranquillement, son regard
passant de moi à l’écran.
— Que fais-tu exactement ? Est-ce que ça va être du genre « Picasso » et
que je vais devoir sourire poliment et faire comme si je comprenais le sens
profond de l’art abstrait ? Ou tu es plus réaliste et je vais soudainement
devenir paranoïaque à propos de la taille de mon nez ?
Son sourire est doux, mais sa main ne cesse de bouger.
— Je suis plutôt réaliste si ce sont les deux seuls choix possibles, ce qui
n’est pas le cas. Mais j’ai joué avec toutes sortes de styles. J’aime tout : les
peintures, les toiles, les crayons, les fusains et, bien sûr, le numérique. Et
chaque support se prête à une sensation différente.
— C’est pour ça que tu vas à l’école de graphisme ? Pour être artiste ? lui
demandé-je, car je veux tout savoir d’elle. Pas simplement les faits bruts sur
le papier, mais le sens de ses choix, son processus de pensée quand elle a
décidé de son avenir.
Elle ne hausse qu’une épaule pour ne pas perturber son dessin.
— C’est un moyen pour moi de faire ce que j’aime et de gagner de l’argent.
En ce moment, je fais surtout des choses du genre typographique. J’ai
conçu le logo, fait les menus et les tableaux pour le Gravy Train. C’était un
travail d’amour, mais je veux aussi faire d’autres choses. Des couvertures
de livres, peut-être, ou créer des designs de jeux vidéo ? Mia est une grande
joueuse et me supplie toujours de jouer. Le jeu, ce n’est pas ma partie
préférée, mais j’adore voir changer les graphismes, et les différentes scènes
créées par les artistes. C’est comme une peinture, mais en numérique. Je ne
sais pas encore. Simplement, j’aime l’art, et je voudrais pouvoir vivre de
créations.
La passion avec laquelle elle s’exprime est une source d’inspiration, et me
fait rêver d’avoir quelque chose d’aussi pur et d’aussi beau en quoi je puisse
croire. Il fut un temps où j’espérais pouvoir trouver un certain équilibre,
même dans les choses laides que je faisais. L’obscurité pour la lumière, le
mal pour le bien, corriger les mauvaises choses.
Mais aujourd’hui, je vois la vérité. C’est Bella qui me l’a montrée.
Et je sais que je ne retournerai jamais à ma vie précédente. Je ne peux pas.
Cela implique que je n’obtiendrai peut-être jamais les réponses à mes
questions sur la mort de Jeremy, et même si je ne suis pas sûr de pouvoir
laisser passer ça sans la vengeance que j’ai promise, je ressens au plus
profond de mon âme que je ne pourrais plus tuer de sang-froid.
Enfin, à l’exception de Blackwell. Mais si je le tue, ce ne sera pas de sang-
froid. Mon cœur battrait vite et fort pour avoir une chance de l’éliminer,
mon sang bouillonnant de fureur pour avoir la possibilité d’assurer la
sécurité de Bella une fois pour toutes.
Bella tapote l’écran de son ordinateur portable plusieurs fois de suite, ce qui
rompt mes lourdes pensées.
— Qu’en penses-tu ? demande-t-elle en faisant tourner l’ordinateur.
C’est moi. Mais pas vraiment.
Elle a capturé un côté de moi dont je ne crois pas qu’il existe. Ou si c’est le
cas, c’est seulement dans son esprit. Est-ce ainsi qu’elle me voit ?
C’est une image de profil, le soleil brillant de façon improbable derrière
moi, ce qui donne un effet de halo. Mais mon expression est sombre, ma
mâchoire est contractée. Il y a de la tension autour de mes yeux, une beauté
triste soulignée par la larme solitaire qui coule sur ma joue.
L’incarnation parfaite d’un ange déchu.
Mais quand je la regarde, que je vois l’espoir de me voir aimer son portrait
éclairer ses yeux, je me dis que je suis peut-être récupérable. Si quelqu’un
peut me sauver, c’est elle. Et si quelqu’un peut la sauver, c’est moi. Nous
étions faits l’un pour l’autre. En espérant que cela se termine bien.
CHAPITRE 25
GABRIEL

L es dernières vingt-quatre heures ont été une pure folie. Bella et moi
avons débattu de tous les moyens possibles pour la sortir de ce pétrin.
La meilleure idée que nous ayons trouvée est absurde, quelque chose qui ne
fonctionne que dans les films.
Mais considérant que toute cette histoire est assez digne d’un film, avec un
tueur à gages diabolique qui tombe amoureux de sa cible innocente et un
méchant maléfique dans une tour surplombant les petites gens de Roseboro,
une bonne fausse mort semble appropriée.
Assez curieusement, mon passé sombre est notre meilleure arme secrète.
J’ai vu d’innombrables morts, je sais à quoi ça ressemble, je connais les
odeurs et ce qu’on ressent dans ces moments-là, et même si la mise en
scène avec Bella dans le rôle de la victime me retourne l’estomac, c’est la
seule solution.
Si Blackwell la croit morte, et que nous pouvons la planquer, nous aurons le
temps de trouver une solution à long terme. C’est là que nous allons avoir
besoin de l’intervention de Thomas et de son influence dans cette partie
d’échecs. Un pion ne peut tout simplement pas gagner, mais Bella peut
constituer le mouvement stratégique pour faire avancer les choses.
Je finis de mixer le shake le plus dégoûtant que j’aie jamais fait, du sucre en
poudre pur dissous dans de l’eau avec un soupçon de cacao et une bouteille
entière de colorant alimentaire rouge. Je n’étais pas convaincu qu’Internet
avait raison, mais le liquide rouge foncé et trouble aurait pu tromper même
mon œil averti. Avec un peu de chance, associé à un filtre de caméra,
Blackwell n’y verra que du feu.
Je verse le mélange dans une bouteille isotherme et l’ajoute au sac de
fournitures.
— Tu es prête ? crié-je.
Un moment plus tard, Bella apparaît à l’entrée de la cuisine et semble
nerveuse.
— Oui, je suis prête. Je suppose que ça signifie que cette recette constituait
une contrefaçon efficace ?
Je lève le mixeur et l’incline pour qu’elle voie. Son visage se plisse de
dégoût, et elle détourne la tête.
— Oh, mon Dieu, c’est tellement dégoûtant ! Ça a l’air tellement vrai !
Malicieusement, je tire la langue et attrape une goutte qui coule sur le côté.
Elle crie et je ne peux pas m’empêcher de rire.
— Totalement comestible aussi, la taquiné-je.
Elle secoue la tête et s’éloigne.
— Seulement si tu es un vampire !
Nous nous équipons, et après avoir pris une bonne respiration, nous nous
mettons en route en priant pour que ce plan fonctionne.
Trente minutes plus tard, nous atteignons le sommet d’une falaise que j’ai
trouvée lors d’un contrôle de périmètre hier. Elle est encore plus isolée que
la maison, avec une vue qui justifierait son appellation de « point de vue ».
Plus important encore, le sommet de la montagne cède la place à un
escarpement de falaises à partir de la crête principale.
En prenant notre temps, nous mettons tout en place. Enfin, je fais l’essentiel
pendant que Bella essaie de respirer et de se calmer. Nous n’avons pas
besoin de nous précipiter. Nous devons faire en sorte que cela ait l’air
crédible, et le début doit donc donner l’impression que je l’ai totalement
séduite et que nous faisons une promenade romantique dans les bois, et
qu’elle ne se doute de rien.
Mais là, on dirait qu’elle est la cible d’un peloton d’exécution invisible. Ce
qui, même si c’est un peu vrai, ne fera pas vendre notre histoire.
— Détends-toi. Tu peux le faire, Bella. Nous pouvons le faire, dis-je de
manière apaisante en m’approchant pour lui caresser la joue. Ça va marcher.
Nous avons passé des heures à concevoir cet enchaînement d’effets visuels,
depuis les selfies au départ du sentier avant de partir en randonnée, jusqu’à
la courte vidéo de son derrière marchant devant moi pendant que je la
sifflais en lui disant de « balancer ce cul pour moi ». Le regard timide et
doux qu’elle a jeté par-dessus son épaule était réel, et je voudrais le garder
juste pour moi, mais c’est une pièce de puzzle dans l’ensemble du tableau.
J’ajoute quelques photos de l’horizon et de la forêt en contrebas, et je
réalise même un panoramique à 360 degrés qui se termine avec Bella et moi
ensemble, de grands sourires sur le visage. Encore quelques photos de
l’heureux couple, puis il est temps de passer au vrai travail d’aujourd’hui.
— Tu es prête ? lui demandé-je, et elle se mord la lèvre, mais acquiesce.
Je compte à rebours, « trois, deux, un », et j’appuie sur le bouton
d’enregistrement.
— Qu’en penses-tu ? C’est magnifique, n’est-ce pas ?
Elle hoche la tête, la voix chevrotante, mais ça marche pour le coup.
— C’est vrai, mais putain, c’est haut ! J’ai le vertige, Gabe. Tu le sais.
Sa voix comporte juste une petite touche d’hystérie. Je sais que c’est parce
qu’elle a réellement peur de la gravité de ce que nous sommes sur le point
de faire, mais cela permet de vendre efficacement l’idée qu’elle a le vertige,
ce qui est totalement faux.
— Ne t’inquiète pas, je te tiens. Viens.
J’avance vers le bord de la falaise, passant devant Bella et montrant une vue
de la forêt en dessous de nous. Je prends soin de ne pas dévoiler la paroi de
la falaise avec ses saillies rocheuses qui créent des plates-formes sous le
niveau où nous nous trouvons.
Je tends la main, l’attire à mes côtés et oriente la caméra vers nous. Je
l’embrasse, doucement et lentement, en prenant mon temps pour l’aider à se
calmer.
— Absolument époustouflant, dis-je en rapprochant à nouveau la caméra
d’elle.
De si près, on ne voit que son visage, et je lis l’étonnement et le
frémissement dans ses joues. Je voudrais la rassurer, mais ses réactions
paraissent réelles et correspondent exactement à ce dont nous avons besoin,
alors je me retiens.
— Tu ne filmes pas la vue, me gronde-t-elle gentiment. Regarde les oiseaux
qui s’envolent de cet arbre, dit-elle en regardant au-delà de moi.
— Non, dis-je en accentuant le mot.
— Pourquoi est-ce que tu me filmes, Gabe ? C’est un peu bizarre.
Elle rougit comme si elle aimait ça, bien qu’elle proteste.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Bella tourne les yeux vers moi, avec un sourire nerveux.
— Je me sens comme dans un de ces films d’horreur où ils passent une
« vidéo trouvée ». Un monstre va surgir de la forêt et m’attraper ou quelque
chose comme ça.
Je me lèche les lèvres avec avidité, prêt à en finir, mais je ne baisse pas
l’appareil.
— Désolé, mais le monstre est déjà là.
— Qu… commence Bella, mais avant qu’elle ne termine, je la saisis à la
gorge et la pousse à genoux. Gabe, qu’est-ce que…
Je la gifle, mais ce n’est pas naturel, et Bella ne se laisse pas aller, ce qui me
fait arrêter la vidéo.
— Merde… Bella, tu vas bien ?
Elle se lève et hoche la tête.
— Je vais bien, mais… c’était vraiment nul.
— D’accord, essayons à nouveau.
— Attends, dit Bella en prenant ma main.
C’est censé être réel. Gifle-moi, dit-elle simplement. Tu me touches à peine,
et je suis censée tomber comme si tu m’avais assommée.
Je serre les dents, me demandant si j’ai la force de le faire.
Nous recommençons à zéro, et nous arrivons à nouveau au moment du
coup. Et cette fois, je ne me retiens pas. Me sentant terriblement mal, je lui
grogne :
— Stupide pétasse.
Bella tombe brutalement dans la terre, et elle me regarde en clignant des
yeux, totalement choquée quand elle lève le visage vers moi.
— Quoi ?
La peur est palpable maintenant. Les larmes qui roulent sur ses joues sont
bien réelles.
— Tu pensais qu’un gars comme moi voudrait d’une loseuse comme toi ?
C’est tellement pathétique. Tu n’es qu’un pion dans le jeu de quelqu’un
d’autre. Utile, jusqu’à ce que tu ne le sois plus.
Mes paroles se déversent de ma langue comme un vitriol haineux, à
l’opposé de toutes mes convictions. Mais en dépit de mes dents serrées, je
m’oblige à prononcer les mots, espérant qu’ils soient perçus comme de la
méchanceté.
— Gabe, pourquoi ? pleurniche-t-elle, et je songe à m’arrêter, mais je
persévère.
Il y a une bonne raison à tout ça. C’est le seul moyen d’assurer sa sécurité
un peu plus longtemps.
— Gabe… je t’en prie, je…
Elle s’éloigne de moi en rampant, ses mains et ses genoux s’écorchent et de
la morve commence à couler sur son visage à cause de ses pleurs
continus…
Je sors mon arme que je pointe sur sa poitrine.
— Ne bouge pas, lui ordonné-je, et elle se fige sur place.
Quand je m’approche, je croise son regard. Ses yeux sont écarquillés,
comme fous alors qu’elle secoue la tête, implorant de ses mains tendues,
comme si elle pouvait m’arrêter.
— Non, oh, mon Dieu, s’il te plaît… non, Gabe.
Le coup de feu résonne, un craquement sonore dans les bois silencieux, et
Bella s’effondre dans la terre.
J’abaisse l’appareil et coupe la vidéo. Me précipitant sur le côté, j’attrape la
bouteille de faux sang et me retourne vers Bella, qui essaie de se lever et
secoue la tête.
— Ne bouge pas. Reste comme tu es pour que ça ait l’air normal.
Elle s’abaisse à nouveau sur le sol en sifflant :
— Merde, c’était bruyant !
Je projette le mélange rouge et visqueux sur sa poitrine, comme s’il
s’échappait d’un petit, mais mortel coup en plein cœur.
— Dépêche-toi, il faut que le timing soit bon.
Nous avons analysé le plan sous tous les angles, et l’un des défauts que
nous avons constatés était la coupure de la vidéo, mais il n’y avait pas
d’autre moyen. Nous ne disposons pas de mille dollars d’effets spéciaux
hollywoodiens, et je ne saurais pas comment les utiliser de toute façon.
Donc, pour que les horodatages correspondent, nous devons redémarrer la
vidéo rapidement.
Mon cœur tambourine dans ma poitrine quand je vois le « sang » sur elle.
À quel point ai-je été proche de me damner ? Comment aurais-je pu
envisager de faire pour de vrai ce que je prétends avoir fait à Bella ?
Comment ai-je pu faire cela aussi longtemps ? Combien d’âmes souillent
mes mains ? J’en connais le nombre, bien sûr, mais ce n’est pas une chose
dont je suis fier. La bile me monte à la gorge.
J’ai besoin de me racheter. C’est un mot aussi efficace qu’un autre pour me
faire bouger.
Bella étale un peu plus de liquide dans ses cheveux avant de s’allonger dans
une mare de sang.
Avec du recul, mon côté froid prend le dessus, et me confirme que ça a l’air
assez réussi pour tromper n’importe qui, sauf un pro. Ensanglantée et
marquée par les gifles répétées, Bella feint l’inconscience, les yeux grands
ouverts, en état de choc, et retenant son souffle aussi longtemps qu’elle le
peut.
Je prends plusieurs photos, montrant les dégâts. Je la laisse respirer un peu,
puis je relance la caméra pour le prochain extrait vidéo, montrant mes pieds
bottés pendant que je la fais rouler jusqu’au bord de la falaise, en me
servant de mes orteils pour la faire avancer.
Au bord, je me penche, faisant moi-même face à la caméra.
— Travail terminé, annoncé-je au cercle de verre, tout en arrogance
effrontée et en laideur indifférente devant la perte d’une vie humaine.
Je la pousse d’un coup de main, et elle dégringole en silence hors de vue.
Elle avait craint de crier, mais elle se retient, de même que son instinct
naturel qui la pousserait à se débattre. Résultat, on dirait qu’elle est déjà
morte et qu’on la jette dans le ravin.
— Au revoir, Isabella Turner, dis-je avec un signe de la main.
Je coupe à nouveau la vidéo, et mon cœur se bloque dans ma poitrine quand
je regarde par-dessus le bord en priant pour qu’elle ait bien atterri sur la
plate-forme rocheuse en dessous de nous.
Elle est là, mais elle est immobile. Trop immobile. La chute était-elle trop
haute ? S’est-elle assommée d’une manière ou d’une autre ?
— Bella ? crié-je, me laissant tomber à genoux pour essayer de descendre
vers elle.
Elle ouvre lentement un œil.
— C’est bon ? murmure-t-elle.
Le soulagement m’envahit et je hoche la tête.
— C’est bon.
Elle ouvre alors ses deux yeux, s’étalant largement sur la roche comme si
elle prenait un bain de soleil.
— Très bien. Aide-moi à monter. Heureusement, je n’ai pas vraiment le
vertige. Mais c’est haut !
Je lui jette une corde, l’aidant à remonter au sommet tout en lui indiquant
où poser ses pieds pour trouver des prises qui faciliteront l’ascension. Dès
qu’elle a les deux pieds sur le sol, je la prends dans mes bras et l’éloigne du
bord.
— Oh, mon Dieu, Bella. Je suis tellement désolé, lui dis-je en prenant son
visage entre mes mains, le tournant dans tous les sens pour vérifier qu’elle
va bien.
— Hé… tu as l’air plus mal en point que je ne le suis, Gabe. Ce n’était que
de la comédie. Je sais que tu n’as fait que ce qu’il fallait. Tu vas bien ?
Je me racle la gorge, honteux.
— Oui. J’ai juste des idées noires au sujet du genre d’homme que je suis
devenu. Comment te sens-tu ?
— Je vais bien. Sale, mais ça va. Finissons-en et ensuite nous parlerons.
L’image d’une Bella éclaboussée de sang, qui dégouline entre ses dents et
sur ses lèvres, me choque, et je recule en titubant, laissant tomber le
téléphone avant de m’effondrer sur le sol. En berçant ma tête dans mes
mains, les coudes sur mes genoux pliés, je me brise.
Mon esprit est accablé par les souvenirs de ces dernières années qui
reviennent pour m’assaillir.
— Non… non, gémis-je faiblement en voyant leurs visages, en me
rappelant leurs noms. Les corps, la destruction, la détresse que j’ai apportés
aux gens.
Tout cela revient me hanter.
Je me souviens de la première personne que j’ai tuée, un trafiquant de
drogue nommé Guillermo « Big Willy » Lopez. Il était mort avec un air de
surprise sur le visage, comme s’il ne pouvait pas croire que son temps sur
Terre était terminé.
Je me souviens du deuxième, Hunter Earle… et du troisième, et du
quatrième… .
Je me souviens d’eux tous, et mon self-control se brise. L’horreur s’empare
de moi, je frissonne et je sanglote, détruit, incapable de me contrôler.
Qu’est-ce que je suis devenu ? Qu’est-ce que… qu’est-ce que j’ai fait ?
Je sens une main sur mon cou et je sursaute.
— Je… Mon Dieu, Bella, je suis mauvais, hoqueté-je tandis que mon corps
se rebelle à nouveau. Tout ce que j’ai fait… peu importe à quel point ces
gens étaient mauvais, ça n’en valait pas la peine.
— Viens, me dit Bella en me tendant la main. Retournons au ruisseau que
nous avons dépassé. Je pourrais retirer cette merde de mes cheveux et
changer de vêtements. Et nous parlerons.
Je hoche la tête, engourdi, tandis que Bella m’aide à me relever. Le ruisseau
n’est qu’à une trentaine de mètres de l’endroit où nous avons mis tout cela
en scène, et bien qu’il ne soit pas énorme, cela suffit à Bella pour tremper
ses cheveux et son visage avant de changer de t-shirt.
Je reste assis sans bouger sur un rocher voisin pendant que Bella se lave, et
quand elle revient, elle ne dit rien, attendant juste que je sois prêt à parler.
— Quand je t’ai giflée et que j’ai baissé les yeux, j’étais horrifié, lui dis-je.
Parce que je me suis souvenu des différentes façons dont j’avais envisagé
de t’éliminer lorsque j’ai accepté le poste et que je ne te connaissais pas
encore. Et quand tu t’es assise, les yeux brillants et plongeants dans mon
âme…
Je frissonne en m’étreignant, et Bella arrive derrière moi pour passer ses
bras autour de mes épaules.
— Je vais bien, Gabe.
— Mais pas eux, protesté-je. Je ne peux pas revenir sur ce que j’ai fait. Je
suis maudit, je cause la mort de tout ce que je touche. Je les sens tout autour
de moi, comme des fantômes de mon passé, des murmures, les réponses que
je n’ai jamais obtenues, et un frère que j’ai laissé tomber de la pire des
manières.
— Tu ne peux pas changer le passé. C’est un temps révolu. Mais ce que tu
peux faire, c’est vivre à fond pour eux. Pour Jeremy, pour toutes les
mauvaises personnes que tu as tuées, pour moi. Pour toi-même.
Elle parle d’une voix calme, mais puissante, qui s’adresse aux abords
déchiquetés et brisés de mon âme.
— Je ne suis pas sûr d’en être capable. Je ne le mérite pas, murmuré-je. Je
déglutis avec difficulté, puis je m’oblige à la regarder, avant de me
confesser. Je ne te mérite pas. Je suis vraiment désolé, Bella. Je suis
terriblement désolé.
Elle me serre à nouveau dans ses bras en me murmurant des paroles
tendres.
— C’est bon, ça va aller. Nous allons nous en sortir, et ensuite tu sais ce que
tu vas faire ?
Je secoue la tête.
— Tu seras la meilleure version de Gabriel Jackson possible. Ne les
déshonore pas en les oubliant… mais ne laisse pas leurs fantômes
t’empêcher de vivre la vie qui t’est destinée. Ne laisse pas le passé t’arrêter
ou te faire peur.
Elle me secoue un peu, comme si elle voulait faire pénétrer le discours
d’encouragement dans mon cerveau. Ça marche un peu, mais surtout, il y a
cette femme incroyable qui m’aime. Elle devrait me fuir, demander de
l’aide à n’importe qui sauf moi, mais contre toute attente, elle a choisi de
me faire confiance pour l’aider. Et je ne la laisserai pas tomber.
Je prends sa main et la tire pour qu’elle s’asseye sur mes genoux.
— Putain, tu es si belle.
Elle fronce les sourcils de manière mignonne, et me dit :
— Quoi ? Euh… j’ai grand besoin d’une douche. J’ai retiré la plus grosse
partie du faux sang, mais quand même… beurk.
Je la regarde. Le visage nu, les cheveux en bataille, fuyant pour sauver sa
vie et accordant sa confiance à un monstre, elle n’a jamais été aussi
stupéfiante, intérieurement et extérieurement. Et elle est à moi.
Je libère la vérité, en espérant qu’elle y croira.
— Tu es magnifique. Et tu m’appartiens, Bella.
Ses lèvres s’écartent sous l’effet de la surprise et je plonge, m’emparant de
sa bouche et lui promettant que je vais tout arranger en l’explorant avec ma
langue. Je me colle à son cou, y laissant une ligne de baisers mordants. Elle
a un goût sucré et vif à cause du faux sang, mais en dessous, c’est elle.
Ma Bella.
Son acquiescement essoufflé est un baume pour mon cœur monstrueux, il
me redonne espoir.
— Je t’appartiens.
CHAPITRE 26
ISABELLA

J e n’arrive pas à croire ce qui vient de sortir de ma bouche, mais dès


que je le dis, je sais que j’ai raison. J’oublie la scène, la poussière, la
sueur et le faux sang. J’oublie tout ça.
Gabe en a besoin.
J’en ai besoin.
Je l’embrasse fort, lui ôtant toute chance de protester, et il me tire sur lui
alors qu’il s’allonge sur le rocher, ses mains agrippant mes fesses et me
serrant à travers mon jean alors que nos corps se pressent l’un contre
l’autre.
Comme la première fois dans les bois, il y a juste trop de foutus vêtements
en travers du chemin. Mais alors qu’il me pétrit les fesses, que sa cuisse se
loge entre mes genoux et contre la fermeture éclair de mon jean, je gémis
dans sa bouche.
Mais je veux plus qu’un simple petit orgasme par frottement cette fois. Je le
veux tout entier.
Je réalise qu’il y a bien plus de vérité là-dedans qu’il ne devrait y en avoir.
J’étais tombée amoureuse de lui, mais quand je l’ai vu attaquer Russell,
mon cœur s’est ratatiné, et planqué, apeuré et confus. Et même si ça ne fait
pas longtemps, il s’est de nouveau ouvert à lui, car nous avons parlé, et mis
nos âmes à nu. Nous avons tout raconté : le bon, le mauvais, et le laid.
Même si la sienne penche sûrement plus vers le mauvais et le laid que la
mienne.
Mais je comprends ce qu’il faisait et qui il est. Il se donne tellement de mal
pour m’aider et assurer ma sécurité, y compris toute cette histoire avec
Russell. Gabe veut vraiment dire qu’il fera tout pour moi. En réalité, il
ferait… n’importe quoi.
Le poids de tout cela me calme, m’enracine émotionnellement en lui et en
ce moment.
Je glisse le long de son corps jusqu’à ce que j’atteigne sa taille. Il me
regarde, les yeux assombris par la faim pendant que je dézippe son pantalon
et libère son membre épais.
Je passe ma langue sur le dessous de son sexe palpitant, et il gémit,
saisissant une poignée de mes cheveux pour me guider à nouveau là où il
veut que je sois.
— C’est ça, Bella… Putain, c’est si bon d’avoir ta bouche sur moi, gémit-il,
ses mots se perdent quand je le prends dans ma bouche.
Je ne peux pas m’en lasser. Le goût, la texture veloutée de l’acier, la façon
dont il étire ma mâchoire lorsque je prends de plus en plus de lui en moi…
la puissance que je ressens.
Me voilà avec cet homme sexy, puissant et mortel à ma merci. Il n’est pas
parfait, c’est sûr. Non, il a tout du dangereux chasseur, mais il m’appartient.
La pauvre Izzy Turner, la fille dont tout le monde se moque et qui fait pitié,
qui n’a jamais eu la moindre chance et qui a lutté pour survivre. Mais ce
n’est pas qui je suis avec Gabe, et peut-être qu’il n’a pas besoin d’être
l’ange déchu avec moi. Nous pouvons simplement être Gabe et Bella, nous-
mêmes.
Je le suce, creusant les joues et faisant des mouvements de haut en bas sur
chaque centimètre de sa virilité, me consacrant à lui. Même pendant que je
lui donne du plaisir, je sens la chaleur monter entre mes jambes.
Je lève les yeux vers lui à travers mes cils, et il pousse profondément dans
ma gorge avant de m’écarter.
— Hé, je n’avais pas fini, protesté-je.
Mais il tire sur mon t-shirt pour que je l’enlève. Je fais un pas en arrière et
le retire rapidement, ainsi que mon soutien-gorge. Mes mamelons se tendent
dans l’air frais, se mettant au garde-à-vous et suppliant la langue et les
mains de Gabe.
Je baisse les yeux sur mon jean pour ouvrir le bouton et je me tortille pour
le retirer, balançant mes chaussures d’un coup de pied, dans un désordre
que je rangerai plus tard. Quand je lève les yeux, Gabe se caresse en me
regardant me déshabiller. Si je m’en étais rendu compte, je l’aurais fait de
manière plus gracieuse ou plus sexy, mais à en juger par la couleur rouge et
furieuse de son gland, il a apprécié mon déshabillage rapide.
— À quatre pattes, Princesse, m’ordonne-t-il.
C’est la première fois qu’il m’appelle ainsi depuis notre douloureuse
conversation dans mon salon, et cela semble symbolique du fait que nous
sommes de nouveau sur la bonne voie, dans la même équipe. Même si c’est
celle des Hell’s Angels. Si c’est ce qu’il faut pour être avec lui, j’échangerai
volontiers un peu de mon âme, j’assombrirai mon esprit pour être à la
hauteur de son intensité.
Me laissant tomber à quatre pattes dans les douces aiguilles de pin, je
balance mes cheveux par-dessus mon épaule pour pouvoir le regarder
approcher. Les yeux de Gabe se posent d’abord sur moi, mais lorsqu’il se
met à genoux dans mon dos, son regard se pose sur mes fesses et je vois sa
main tressaillir. Je cambre le dos, l’invitant, et gémis lorsqu’il me claque les
fesses, car j’adore la sensation.
— Dis-le encore, supplie-t-il, en faisant glisser ma culotte sur le côté.
Mes lèvres humides se contractent lorsque l’air frais les atteint, et Gabe
m’écarte avec ses pouces.
— À qui appartiens-tu ?
— À toi.
En un instant, ma respiration se coupe quand Gabe introduit son épais sexe
en moi d’un seul coup.
Il est énorme, et chaque fois que nous sommes ensemble, c’est comme si
l’on me fendait en deux, mais la douleur première électrise mon corps. Je
me sens vivante quand il me pilonne, me martelant tandis que mes doigts
s’agrippent à la terre riche et humide qui se trouve sous moi et que je me
pousse contre lui, criant à chaque claquement de ses bourses sur mon
clitoris.
Je n’ai pas besoin de cette brutalité… mais j’aime ça et je lui fais confiance
pour ne pas aller trop loin. Il me prend, totalement et complètement, et
quand je me crispe autour de lui, criant mon orgasme, il s’enfonce
profondément en moi, me laissant le temps de le vivre avant de
recommencer.
Je ressens chaque coup de reins, la palpitation de son sexe et le pouls de son
cœur tandis que ses doigts s’enfoncent dans ma taille. Il me donne une
nouvelle claque sur les fesses, et je geins de plaisir, rejetant mes cheveux en
arrière.
— Gabe… s’il te plaît !
J’ai besoin de lui. Il a besoin de moi.
Je suis à lui. Il m’appartient.
Tous deux abîmés et balafrés, cassés au-delà du réparable, mais en quelque
sorte parfaitement assortis.
Gabe enfle et pousse fort en criant, la chaleur me remplit alors qu’il trouve
l’extase. Il gémit mon nom, déclenchant ma propre jouissance. Je suis prise
de spasmes autour de lui, mes yeux se révulsent et les tremblements me
reprennent alors que je le garde en moi jusqu’à ce que ça passe. Je sens
Gabe me prendre dans ses bras, me serrant contre lui et me protégeant du
sol de la forêt.
— Putain, Princesse, me dit-il d’une voix éraillée. J’ai l’impression de te
condamner à l’enfer avec moi.
Je prends son visage entre mes mains.
— J’ai l’impression de te tirer de l’enfer pour être avec moi.
L A MARCHE de retour à la maison est différente. Notre plan est déjà en
marche, et ça me rend nerveuse. Je fais confiance à Gabe, mais même lui dit
que c’est un pari risqué et que les enjeux sont élevés. Il s’agit de nos vies.
J’avais espéré que notre retour serait plus triomphant, comme si nous
prenions la vie par les cornes. Au lieu de cela, j’ai l’impression de m’être
accrochée à la queue d’un taureau et de devoir tenir le coup pour sauver ma
vie.
Gabe dépose un baiser sur mon front, plus doux que sensuel.
— Va te rincer et nous allons rentrer. Tu es sûre que Mia ne verra pas
d’inconvénient à ce que nous allions chez elle ?
Je fais un petit sourire, en riant doucement.
— Mia ne verra pas d’inconvénient à ce que nous passions au pied levé,
mais elle va péter les plombs quand je lui dirai ce qui se passe. Mais elle
sera avec nous. Nous aurons sans doute une analyse statistique de chaque
angle en à peine plus de cinq minutes, et une demi-douzaine de suggestions
sur la manière dont nous pouvons procéder à partir de là. Elle est comme
ça.
Il acquiesce et me laisse aller me nettoyer pendant qu’il remballe les
affaires et efface toute trace de notre passage ici.
Seule, je prends le téléphone jetable que Gabe m’a dit d’utiliser pour
l’appel. Il sonne et tombe sur la messagerie vocale la première fois que
j’appelle, ce à quoi je m’attendais. Mia n’est pas du genre à répondre à des
numéros de téléphone inconnus. Alors je raccroche et je recompose
immédiatement le numéro, et elle décroche.
— Quoi ? Je n’achète pas ce que tu vends, dit-elle avec son faux accent
russe.
— Mia ? C’est Izzy, dis-je, et les vannes de sa fureur s’ouvrent.
— Putain, mais t’étais où, ma belle ? J’ai appelé Martha pour prendre de tes
nouvelles, car ça fait quelques jours que je n’en ai pas eu, et elle me dit que
tu es partie en vacances. Des vacances ? répète-t-elle, incrédule. Sais-tu
seulement ce que ce mot signifie ? Et avec un type qu’on n’a même pas
rencontré, et encore moins approuvé ? Charlotte est en train de faire une
foutue crise à ce sujet. Et pas une petite crise mignonne, elle pète carrément
les plombs ! Bordel. De. Merde. Iz !
Elle détache chaque mot soigneusement, avant de finalement reprendre sa
respiration pour me laisser en placer une.
— Je sais, je suis désolée. Mais j’ai des raisons. Je peux passer d’ici un
moment ? Nous devons parler.
Je l’entends inspirer, et je suis sûre qu’elle a la main sur sa poitrine en signe
d’inquiétude.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce qu’il a fait ? Je vais tuer ce Gabe, le
suspendre par les couilles, le dépecer et le faire s’étouffer avec le contenu
de son estomac.
— Wouah, non. C’est plutôt… imagé et écœurant. Il est gentil. Il m’aide, en
fait. Mais il faut que je te parle. Et à Thomas, ajouté-je d’un ton solennel.
— Tommy ? demande-t-elle d’un air narquois.
— Je sais que tu as beaucoup de questions, l’interromps-je rapidement
avant qu’elle ne puisse partir dans un autre délire plein de questionnements.
J’en ai encore plus que toi, probablement, mais nous allons bientôt trouver
une solution. Nous serons bientôt là, alors sois à la maison, d’accord ?
— Compris, dit-elle, mais j’entends l’inquiétude dans sa voix.
CHAPITRE 27
GABRIEL

J e garde un œil sur la circulation derrière nous pendant tout le trajet


vers Roseboro, à l’affût du moindre signe de filature. Je choisis une
route indirecte et tortueuse pour m’en assurer, et ce n’est qu’ensuite que je
me gare dans le sous-sol de l’immeuble Goldstone, près de l’ascenseur
express qui nous mènera directement au penthouse que Mia et lui partagent.
Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrent, ils sont là à nous attendre. Les
deux jeunes femmes se jettent instantanément l’une sur l’autre, en poussant
des cris et des gémissements tels que « tu m’as manquée » et « c’est quoi ce
bordel ? », comme si elles ne s’étaient pas vues depuis une vie entière et
non depuis quelques jours.
Pour Bella, je suppose que cela ressemble à une autre vie. Avant elle menait
une existence dure, mais simple, sûre et prévisible. Aujourd’hui, elle n’a
plus rien à voir.
Pendant que les filles se consacrent à leurs retrouvailles, Thomas et moi
nous observons mutuellement. Je sais qui il est, essentiellement parce que
tout le monde connaît l’enfant prodige qui a gravi les échelons rapidement
et qui fait une énorme différence à Roseboro. J’ai un léger avantage dans
cette situation, parce que si je le connais, lui n’a aucune idée de qui ou ce
que je suis.
Mais il me suffit de le regarder dans les yeux pour voir que c’est sur le point
de changer.
C’est un sentiment étrange de m’exposer intentionnellement après tant
d’années passées à me cacher derrière des masques, à m’assurer que
personne ne connaissait le vrai moi. Les gens n’ont vu que la partie de moi
que je voulais qu’ils connaissent, qu’il s’agisse du chasseur glacial ou du
gentil garçon d’à côté, tous deux étant des rôles que je joue simplement et la
vérité se trouvant quelque part au milieu.
D’une manière effrayante, une partie de moi se demande même si les
masques ne sont pas devenus ma réalité, tellement envahissants que je ne
fais plus la différence. Ou pire, si je ne suis plus aujourd’hui que ce monstre
que j’ai créé.
Mais pour Bella, je ferai tout ce que je dois faire. Même si cela implique
d’exposer mes vulnérabilités aux personnes en qui elle a confiance.
Parce que malheureusement, c’est une bataille qui se déroule à grande
échelle. Je sais gérer les petits mouvements et les stratégies, comme garder
Bella à mes côtés, saine et sauve. Mais la véritable menace, Blackwell, ne
peut être gérée qu’en travaillant avec Goldstone.
Je tends la main, un geste de paix que je ne ferais pas habituellement.
— Gabriel Jackson. Merci de nous recevoir.
Thomas me serre la main, et à travers ce geste, j’ai une autre idée de
l’homme. Il est fort et a suffisamment confiance en lui pour ne pas avoir à
le démontrer par une poigne écrasante.
— Nous ferions n’importe quoi pour Izzy. Elle n’a qu’à demander.
Je l’apprécie déjà. Il est franc et direct, il me met en garde et rappelle avec
amour à Bella qu’elle a des amis, si elle veut bien s’ouvrir.
— J’ai bien peur que ce soit la raison pour laquelle nous sommes ici. On
peut s’asseoir ? Les informations que nous devons vous transmettre sont
assez complexes et bouleversantes.
— Parle-moi de ces vacances…
Thomas touche l’épaule de Mia, l’interrompant dans son interrogatoire de
Bella.
— Quoi ? Oh, oui, on peut aller s’asseoir plutôt que de faire ça dans
l’entrée, mais on va en parler, Iz.
Nous suivons Thomas dans le salon, mais Mia continue de monologuer
pendant tout le trajet.
— Elle a disparu sans le moindre appel pendant tout un week-end. Il doit en
avoir une énorme pour la convaincre de ne pas aller bosser.
Mais quand nous sommes assis, Mia regarde vraiment le visage de Bella, et
elle y voit qu’il y a bien plus que des vacances à l’improviste, et ses faux
reproches s’estompent.
— Ok, crache le morceau. Qu’est-ce qui se passe ?
Bella se tourne vers moi, alors je commence.
— Comme je l’ai dit, mon nom est Gabriel Jackson, Gabe. Mais les gens
m’appellent aussi autrement… L’Ange déchu.
Thomas plisse les yeux, et je comprends que son alarme intérieure s’est
déclenchée. D’une certaine manière, je l’ai à la fois surestimé et sous-
estimé. Mes recherches depuis que j’ai découvert les véritables motivations
de Blackwell ont montré que Thomas était relativement propre, mais on ne
peut atteindre son niveau d’influence sans être conscient des eaux troubles
que les affaires impliquent souvent.
Je m’étais demandé si mon nom professionnel avait une signification pour
lui, mais il semble que ce soit le cas. C’est un homme intelligent, mais
d’après ce que je sais de lui, c’est aussi un homme bien et il a atteint son
succès de la « bonne manière ».
Il est aussi incroyablement courageux, car je peux voir qu’il est prêt à se
battre contre moi, si nécessaire, pour protéger sa femme et Bella aussi,
allant jusqu’à pousser Mia derrière lui pour se préparer. Ce type en a une
sacrée paire, je peux le lui accorder.
— Izzy.
Il tend une main vers Bella, et je grogne. Mais avant que les choses ne
tournent au vinaigre, Bella se rapproche de moi et passe son bras autour du
mien, prenant ma main plutôt que celle de Thomas.
— Thomas, je sais exactement qui il est et ce qu’il est
Mia jette un coup d’œil de derrière Thomas, de la confusion dans la voix.
— Très bien, pour ceux d’entre nous qui ne sont pas dans la confidence,
quelqu’un peut-il me dire pourquoi un surnom ridicule, sans vouloir
t’offenser, Gabe, rend mon homme super-protecteur comme un homme des
cavernes ?
Je me risque à quitter des yeux Thomas, la menace la plus importante de la
pièce, pour regarder Mia.
— Je suis un tueur à gages.
Elle hoquette, mais je continue à tirer, je balance tout d’un coup.
— On m’a envoyé pour tuer Bella, mais je suis tombé amoureux d’elle à la
place. J’ai été embauché par Blackwell.
Thomas se laisse tomber sur le canapé, en état de choc, mais il se remet plus
rapidement que l’on pourrait s’y attendre et ses yeux reviennent à la vie,
passant de Bella à moi et à nos mains jointes.
— Commencez par le début et dites-moi ce que vous faites ici. Racontez-
moi tout.
Ce qui se passe pendant l’heure qui suit est un exposé désagréable et gênant
de tous mes péchés et de toutes mes fautes. C’est douloureux, mais
nécessaire, car je raconte à Thomas ce que Blackwell a dit concernant le fait
de se servir de Bella pour les blesser, lui et Mia, révélant les bassesses et les
coups bas que Blackwell est prêt à faire dans sa quête de pouvoir.
Mia se déplace pour enlacer Bella à plusieurs reprises alors que nous
racontons tous les deux l’histoire des dernières semaines, nous arrêtant au
moment où nous nous sommes enfuis.
Thomas est naturellement furieux que quelqu’un l’observe depuis les
coulisses, tirant les ficelles et élaborant des stratégies de menaces, tant avec
le saboteur d’entreprise qu’avec Bella.
— Je n’en avais aucune idée. Putain, mais pourquoi il s’intéresse à moi ? Ça
n’a aucun sens. Nous faisons tous les deux du bien à Roseboro. Bon sang, je
croyais que nous faisions du bien à Roseboro. Bien sûr, nous n’étions pas
amis, mais… est-ce qu’il est dingue ?
— J’ai remarqué que la plupart de mes employeurs sont soit des
psychopathes, soit des sociopathes, dis-je avec un sourire sinistre. Dans le
cas de Blackwell, je soupçonne qu’il y ait un peu des deux. C’est sans
conteste un narcissique.
Pendant que Thomas réfléchit à tout cela, Mia regarde Bella et me désigne
d’un mouvement de la tête, secouant ses cheveux violets.
— Tu es sûre de ça, de lui ?
Je retiens ma respiration. C’est un moment de vérité pour nous, car si j’ai
confiance en sa réponse, il reste cette incertitude, car je ne comprends
toujours pas pourquoi elle choisirait quelqu’un comme moi alors qu’elle
mérite tellement mieux.
— J’en suis sûre. Nous sommes… ensemble.
Bella me regarde, ses yeux brillent, et même si nous n’avons pas encore
prononcé les mots, je les vois au fond d’elle. J’espère qu’elle lira la vérité
dans les miens aussi.
Je m’attends à ce qu’il y ait des contestations, au moins quelques
protestations sur le fait qu’elle gâche sa vie avec un criminel. Ou même
qu’il s’agit d’un stratagème sur demande de Blackwell. Quelque chose pour
nous séparer, Bella et moi. C’est ce que j’ai appris à attendre du monde, une
froideur et une indifférence dures.
Au lieu de cela, Thomas et Mia se mettent rapidement en mode analyse et
planification, et dans ma poitrine, je sens croître une chaleur. C’est à cela
que ressemblent la confiance et l’amitié ? Je ne sais pas, peut-être que je
tirerai plus de cette histoire que juste une fille et un chat.
— Très bien. Donc, nous comprenons pourquoi vous êtes venus nous voir.
Nous pouvons fournir la sécurité et plus de ressources… dit Mia, mais Bella
l’interrompt.
— Nous avons déjà un plan. Enfin, une partie, de sorte que Blackwell me
croie morte. Selon nous, cela nous permettra de gagner du temps.
Mia hausse tellement haut ses sourcils qu’on dirait qu’ils vont disparaître
dans la racine de ses cheveux.
— Sérieusement ? Ton grand plan est de simuler ta mort ?
Elle marmonne quelque chose en russe que je ne comprends pas, mais elle
lève les yeux au ciel et se donne une claque sur le front de manière
suffisamment explicite.
Bella acquiesce, visiblement habituée à ce genre de simagrées.
— Nous l’avons déjà filmé, et Gabe a envoyé les vidéos et les photos à
Blackwell lorsque nous sommes revenus en ville. Gabe a rendez-vous avez
lui demain.
— Fais-moi voir, demande Thomas.
Je fouille dans ma poche et en sors mon nouveau téléphone prépayé. J’avais
déjà envoyé les fichiers à Blackwell et à ce nouveau téléphone avant de
retirer la batterie et la carte SIM de l’original pour que Blackwell ne puisse
pas nous traquer.
Thomas et Mia regardent les vidéos et les photos, l’horreur apparaissant sur
leurs visages.
— Oh, mon Dieu, c’est affreux, Izzy. Je ne peux pas… dit-elle en
détournant le regard pour la partie où je fais rouler Bella par-dessus le bord
de la falaise.
Son visage est devenu légèrement vert pâle, et je compatis. À le regarder en
replay, j’ai aussi le cœur au bord des lèvres. D’une certaine manière, le petit
écran du téléphone rend le tout encore plus réaliste, encore plus horrible.
Bella se lève et fait un câlin à Mia, sachant que son amie a besoin d’être
rassurée.
— C’est bon, je vais bien.
Mais Mia ne se laisse pas apaiser. Elle secoue la tête, enfouissant son visage
dans ses mains.
— Nous t’avons entraînée là-dedans. Putain, je suis vraiment désolée, Iz. Je
n’en avais aucune idée.
Bella l’étreint à nouveau, sans la lâcher.
— Tu ne pouvais pas savoir. Aucun d’entre nous ne savait ce qui se passait
en coulisses, et je ne te laisserai pas t’en vouloir pour cela. S’il le faut, je
lâcherai Vash sur toi.
Mia laisse échapper un soupir et étreint Bella à son tour.
— Nirvash m’aime plus que toi, et nous le savons toutes les deux. Martha a
dit qu’elle allait bien, au fait.
Thomas et moi échangeons de nouveau des regards, laissant les filles
profiter de leur moment de normalité, car nous savons tous deux que c’est
sur le point de se terminer. Quand je hoche la tête, il s’éclaircit la gorge, et
parle d’une voix grave et sonore alors qu’il se penche en avant, les coudes
sur les genoux.
— Bien, alors travaillons sur un plan parce qu’on dirait qu’on a besoin de
savoir ce qu’on devra faire quand Gabe rencontrera Blackwell demain.
J’apprécie qu’il ne tente pas de m’arrêter sur ce sujet, pensant qu’il prendra
le relais maintenant. Beaucoup d’éléments sont en jeu, et je sais que
Thomas devra garder Mia et son entreprise en tête de ses préoccupations.
Mais mon esprit n’est concentré que sur une chose et une seule.
Ma princesse.
— Voici ce que je sais, démarré-je en esquissant le squelette d’un plan que
j’ai élaboré.
Rapidement, nous échangeons des idées, avec la contribution de chacun
d’entre nous et en nous concentrant sur un unique objectif.
Arrêter Blackwell.
La seule inconnue est de savoir jusqu’où nous devrons aller.
CHAPITRE 28
BLACKWELL

L e système de sonorisation de mon bureau diffuse du Wagner et je me


détends, appréciant la vue de Roseboro à la nuit tombée. En dehors
des lumières de mon système audio et de la douce lampe rouge au-dessus de
la porte qui m’appelle comme si c’était la seule stratégie de sortie, cette
pièce n’est éclairée que par la faible lueur des lumières provenant de la ville
en contrebas, ce qui me convient parfaitement.
J’observe les lampes blanches et rouges de la rue en contrebas, les gens qui
sautillent de-ci de-là comme si leurs actions avaient un sens. C’est peut-être
le cas, dans une certaine mesure. Un parent qui rentre chez lui pour voir son
enfant, un médecin qui va au travail, des choses de ce genre. Mais même
dans ce cas, il s’agit d’un moment dans le temps, d’une importance mineure
dans le grand schéma de la vie.
Je concentre mon regard plus attentivement, apercevant mon propre reflet
dans le verre, et note mon apparence austère, la puissance qui m’entoure
comme un nuage de domination. Je me redresse, je me sens plus imposant,
jouissant de ma suprématie, et mon image fait de même en retour.
Un héritage. C’est quelque chose d’important. Quelque chose que je
laisserai, même si je suis assis ici dans ma tour, surplombant les pions que
je déplace d’une main de maître.
En regardant plus loin, je grimace intérieurement, la rage brûlant au fond de
mon ventre quand je vois les lumières encore présentes dans l’abomination
de Goldstone, brillant de mille feux comme une joyeuse célébration de
l’arrogance du jeune arriviste.
Je viens te chercher, Golden Boy.
Je récupère la tablette sur mes genoux et regarde à nouveau les photos que
j’ai reçues aujourd’hui, mes lèvres tressaillent, essayant de se soulever en
un sourire. Mais rien ne justifie un sourire pour le moment. J’ai trop de
doutes sur leur authenticité et sur l’homme qui me les a envoyées.
De plus, ce n’est que la première étape, conçue pour être une épine gênante
dans le pied de Goldstone afin qu’il détourne son attention ailleurs pendant
que je passe à la seconde étape. Une tactique de diversion.
Si ces informations s’avèrent authentiques, je me demande si Goldstone est
déjà au courant. Sans doute pas, mais je m’imagine quand même le moment
où sa catin avide de données découvrira que sa meilleure amie au monde
n’est plus, les cris et les larmes qu’elle laissera échapper. J’imagine Thomas
en train de la réconforter, se concentrant mollement sur sa perte au lieu de
garder les yeux sur la récompense.
Son entreprise.
Quand il sera déconcentré, je viendrai reprendre ce qui m’appartient. Ma
place légitime en tant que leader de cette ville. Plus qu’un simple roi, un
créateur, celui qui a tout conçu, de l’infrastructure aux larbins du
gouvernement mis en place grâce à mon soutien financier.
Je passe à la photo suivante. Les images sont réalistes, et en surface, elles
constituent une belle preuve de sa mort, et je ressens une sombre excitation
bouillonner dans ma poitrine. Je zoome sur une éclaboussure de sang sur la
joue de Mlle Turner, remarquant la teinte déjà violette due au coup de
Gabriel.
Je dois bien admettre que j’ai eu de sérieux doutes quant à la capacité du
très respecté Ange déchu à s’en sortir cette fois-ci. Il m’avait paru plutôt
empêtré dans la toile d’Isabella Turner, mais il est peut-être meilleur acteur
que je ne l’avais cru.
S’il est sincère.
Je visionne à nouveau la vidéo, savourant le moment où Isabella comprend
quel monstre elle a laissé entrer, où je vois la confusion et la peur naître
dans ses yeux.
Et rien qu’un instant, je souris, me laissant célébrer une petite victoire,
excité à l’idée de ce qui va venir.
Le téléphone de mon bureau sonne, et je me retourne, décrochant la ligne
privée.
— Oui ?
— Monsieur… c’est Jericho.
C’est justement l’homme dont j’attendais des nouvelles, car il détient le
verdict au sujet des actes de Gabriel. Je me penche en arrière sur ma chaise,
mettant la tablette de côté.
— Quelles nouvelles avez-vous pour moi, Monsieur Jericho ?
— Vos inquiétudes étaient justifiées. Jackson vous a menti.
Ma main serre plus fermement le téléphone. Autant pour les petites
victoires. Mais je ne laisse pas Jericho entendre ma déception ni ma colère.
— Je vois. Et vous en êtes certain ?
— Oui, monsieur.
— Bien. Venez à mon bureau dès votre arrivée en ville.
— Bien sûr, monsieur. J’aurai des solutions à vous proposer quand
j’arriverai.
Jericho raccroche, et je reprends la tablette pour regarder à nouveau les
photos. Trop beau pour être vrai, une mauvaise reproduction du résultat du
film d’horreur que je souhaitais.
J’aurais dû faire confiance à mon instinct depuis le début.
C’est absurde qu’une femme de si peu d’importance me coûte autant de
temps, d’efforts et d’argent. À ce stade, je regrette de ne pas avoir engagé
un voyou de seconde zone, qui aurait été entièrement remplaçable une fois
le travail terminé. Mais mon penchant pour le raffinement dans ma
vengeance était trop fort, et aujourd’hui j’en paie le prix et je suis prêt à
passer aux suites de la mort d’Isabella Turner.
Mais un bon stratège sait qu’il faut garder des forces en réserve, élaborer
des plans à partir d’autres plans, avec des contingences pour chaque résultat
possible. La trahison de Gabriel n’est donc pas un coup fatal, mais une
nouvelle opportunité pour entreprendre des actions de plus grande ampleur
et plus audacieuses.
Mes lèvres se tordent dans une grimace ironique tandis que je réfléchis à
diverses idées, des plus simples aux plus complexes, avant de décider d’un
plan d’action.
La nouvelle mission les concernera tous les deux, Mlle Turner et lui. Cela
leur donnera une leçon pour leur tromperie, et me servira pour mes plans
concernant Goldstone.
La seule évocation de son nom fait bouillir mon sang dans mes veines.
Même sans le savoir, il contrecarre mes coups. Comment un homme peut-il
être aussi chanceux ?
La chance n’est peut-être pas de mon côté, mais j’ai quelque chose de bien
plus bénéfique, une cruauté sans entrave. Et je suis tout à fait disposé à
montrer à Goldstone ce qu’un vrai leader de cette ville est capable
d’accomplir lorsqu’il met son esprit, sa volonté et son portefeuille à
contribution.
Je serre bien fort la tablette dans ma main, puis je déchaîne ma colère, et
l’appareil vole dans les airs avant de heurter la vitre.
Je lève les yeux, et je vois les lumières de la ville comme une étoile filante à
travers les éclats. Ils ajoutent de l’ombre et de la lumière à mon image
réfractée, ce qui me donne une apparence monstrueusement hideuse.
— Tu n’as aucune idée de ce qui t’attend, Golden Boy. Mais moi, oui. J’ai
tellement de projets pour nous.
CHAPITRE 29
GABRIEL

L e parc est calme, et de l’autre côté de l’étang, je vois deux terrains de


basket actuellement vides. C’est un jour de semaine, il y a école, et il
est encore bien trop tôt pour que quelqu’un soit partant pour une partie de
basket.
Je m’approche du banc où Blackwell est assis, prenant une profonde
inspiration pour me calmer et faire un dernier examen du parc à la
recherche de tireurs.
Fais-le. Gagne du temps pour savoir ce que tu vas faire de ce serpent, me
dis-je quand je suis sûr qu’il n’y a pas de danger.
Laissant mon inquiétude de côté, je termine mon approche, en vérifiant
mentalement que mon arme est bien rangée à portée de main, dans la fausse
poche de ma veste légère. Elle me sert plus pour la dissimulation que pour
la météo. Le soleil matinal brille suffisamment pour que je ne sente pas
encore le froid.
Comme toujours, Blackwell est bien habillé, cette fois-ci, il porte un
costume sombre. Je pourrais être honoré, mais je connais assez Blackwell
pour savoir qu’il ne sort jamais sans être impeccable. Je parierais que ce
type porte un pyjama trois pièces au lit, avec un peignoir assorti pour
chaque ensemble.
— Pile à l’heure, M. Jackson.
C’est plus une observation qu’un compliment ou un dialogue, alors je ne
réponds pas. Je m’assieds sur le banc à côté de lui, en me plaçant de
manière à avoir un avantage. Mais je suis parfaitement conscient que si cela
ne se passe pas bien, je suis un homme mort de toute manière, ici ou plus
tard dans une ruelle quand je ne me douterai de rien.
— Vous savez… commence Blackwell en sortant son téléphone, le
retournant dans ses mains.
Je me demande s’il enregistre ce que nous disons ou si quelqu’un écoute à
travers l’appareil.
— Vous n’avez pas vraiment fait ce pour quoi je vous ai engagé.
Je perçois la menace dans sa voix, mais je savais qu’il y aurait de
l’intimidation avec lui. Je dois maintenant faire face à son scepticisme avant
qu’il ne devienne incontrôlable.
— Vous m’avez demandé d’éliminer Isabella Turner, et je l’ai fait. Vous en
avez la preuve.
— Je t’ai engagé pour la tuer afin d’envoyer un message à mes ennemis,
pour leur arracher le cœur, grogne Blackwell qui lève le poing comme s’il
tenait réellement un cœur battant. Je voulais plus que des photos.
— Si vous voulez arracher le cœur de votre ennemi, quelle meilleure
manière de le faire que de le capturer avant de l’écraser ? demandé-je
froidement, laissant sortir un peu de ce côté de moi, même s’il est
maintenant dévoué à la protection de Bella. Maintenant, il pourra passer des
jours, des semaines et des mois à être rongé par le doute et l’inquiétude.
C’est plus efficace que le cancer.
— Mmmh… Je n’ai encore jamais vu un cancer qui avait les avantages
secondaires dont vous avez profité.
— C’était une tactique efficace pour la voir seule et qu’elle me fasse
confiance, expliqué-je calmement. Elle a eu une vie difficile. Elle faisait
confiance à très peu de gens. Même avant cela, elle avait été trahie et déçue
par la plupart des gens qu’elle avait rencontrés. La convaincre de délaisser
sa protection rapprochée pour la journée était presque impossible, mais j’ai
réussi. Et je suis persuadé que lorsqu’elle n’est pas rentrée comme prévu, la
garde a donné l’alerte. Et si vous croyez qu’elle n’était pas terrifiée, vous
devriez regarder à nouveau ces vidéos. Bon sang, envoyez-les à Karakova si
vous cherchez à vraiment torturer Goldstone.
J’ai l’estomac retourné de parler ainsi de ma Bella, mais il faut que je
rajoute une touche de sociopathie pour que ce soit convaincant. Blackwell
doit vraiment croire que je me fous éperdument de ce qui s’est passé, que
c’est juste un boulot.
Cela aide, mais Blackwell ronronne quand même.
— Les photos et les vidéos sont des preuves insuffisantes. Je veux le corps.
— Bonne chance, putain, grogné-je en le regardant. Cette falaise était à une
heure de marche dans les bois, et je l’ai balancée dans un ravin. Il était hors
de question que je sorte un corps de là sur mon épaule, et si je l’ai jeté là,
c’est pour une bonne raison. Cela fait déjà vingt-quatre heures. À présent, le
corps est très probablement dans le ventre d’un loup ou d’un ours. Sans
compter que l’absence de corps est ce qui va détruire Mia, et par là même,
Goldstone. Un corps, des funérailles et un cercueil qui s’enfoncent dans le
sol à un endroit où l’on peut se rendre pour parler à une pierre tombale,
c’est ce qui permet de tourner la page.
C’est la douloureuse vérité. Me rendre sur la tombe de Jeremy est un
pitoyable succédané de lui, mais cela m’a aidé au fil des ans.
— Sans corps, ils n’auront que des questionnements et n’obtiendront pas
cette paix. Jamais, continué-je. Et comme je l’ai dit, lorsque les questions
ont pris trop de place… c’est là que vous ferez ce que vous voudrez.
C’est un bluff que j’ai préparé. Mais j’en rajoute. Et quand Blackwell me
regarde, je me rappelle pourquoi je fais une chose aussi dangereuse. Je me
souviens de ce pour quoi je dois vivre.
Ce seront la force de ma personnalité et mes tripes qui nous permettront de
traverser cette épreuve, en espérant que nous aurons assez de temps pour
que je puisse assurer la sécurité de Bella.
— Vous devriez savoir que je ne suis pas le genre d’homme qui accepte les
excuses, gronde Blackwell au bout d’un moment. Si je veux un corps,
j’obtiens un corps. Je devrais bloquer le paiement.
— Gardez votre argent, lui dis-je en haussant les épaules. Nous savons tous
les deux que ce n’est pas pour cela que j’ai accepté ce contrat. Mais si vous
voulez sortir de ce parc en vie, j’attends de vous que vous respectiez votre
part du marché, et que vous me fournissiez l’information. Et si vous vous
imaginez que votre service de sécurité pourra m’arrêter avant que je
n’appuie sur la détente de l’arme que j’ai dans la poche… défiez-moi.
— Votre défunt frère vaut-il vraiment autant à vos yeux ?
Je hoche la tête et regarde Blackwell dans les yeux. C’est la première fois
que je le vois clairement, non pas dans la pénombre de son bureau, mais à la
lumière du jour, et je ne vois aucune humanité dans ces yeux morts.
Mais d’un autre côté, les gens disent sans doute la même chose de moi, ou
du moins ils le faisaient avant que Bella ne me ramène à la vie. J’ai peur
qu’il ne le voie aussi dans mes yeux et qu’il se défile.
— Vous savez foutrement bien que c’est ce que je cherchais.
Je dois accorder à Blackwell qu’il ne tressaille pas, même si je doute que
beaucoup de gens osent lui parler de façon aussi brusque. Calmement, il
fouille dans sa veste, mais je suis sur le qui-vive et je rapproche la main de
mon arme.
Il sourit et lève une main. Lentement, il retire une petite enveloppe, comme
celles dans lesquelles on met une carte de vœux.
Il me la tend et je la prends, je sens la carte de données à l’intérieur qui
remue.
— Il vaudrait mieux que ce ne soit pas crypté.
— Ça ne l’est pas…
Blackwell se lève et enfile un fedora qui, une fois de plus, plonge ses yeux
dans l’ombre.
— J’ai bien peur d’avoir une réunion à laquelle je dois assister. Ne bougez
pas de ce banc tant que je n’ai pas évacué le parc, M. Jackson. Je vous ai à
l’œil. C’est l’impasse, n’est-ce pas ?
Je glousse et secoue la tête.
— Une impasse ne peut fonctionner que si les deux parties sont prêtes à
s’éloigner. Gardez bien ça en tête, M. Blackwell, si vous avez envisagé de
vous défiler au sujet des informations que vous me devez.
L’homme pince les lèvres, et je ne saurais dire si c’est par amusement ou
colère.
— Je ne crois pas que nous nous rencontrerons à nouveau, M. Jackson. Du
moins pas dans cette vie. Peut-être en enfer ?
Je lui adresse un sourire mauvais, comme si j’attendais ce rendez-vous avec
impatience.
— Je suis certain que vous m’attendrez autour d’un bon barbecue et d’un
carré de torture prêt à me recevoir dans le cercle le plus éloigné. Regardez
les choses en face, de toute manière, ils ne vous laisseraient pas entrer en
enfer.
— Oh ?
— Ils auraient peur que vous preniez le dessus… Je ricane comme s’il
s’agissait d’une plaisanterie, mais il y a plus de vérité que je ne le voudrais
dans ces mots relatifs à son âme avide de pouvoir.
Il me tire son chapeau et s’éloigne. Au bout de quelques instants, je me lève
et m’oriente dans la direction opposée. Je ne sais pas si Blackwell me
surveille vraiment. Toute cette idée que l’on pourrait sentir que quelqu’un
nous regarde n’est qu’un stéréotype de film d’horreur, mais je suis quand
même prudent. Je ne peux pas retourner chez Goldstone, maintenant que je
pourrais vraiment être suivi.
Alors je prends la direction du motel, seul. J’espère que c’était suffisant,
que Blackwell passera à un plus gros poisson, à savoir Thomas, qui se
prépare à le recevoir. Mais cela n’arrivera que s’il a gobé mes conneries, et
je n’ai aucun moyen de le savoir pour le moment.
En revanche, la carte de données qui se trouve dans ma poche et le
sentiment que j’éprouve en mon for intérieur, en espérant contre toute
attente que je pourrai avoir le beurre et l’argent du beurre pour une fois dans
ma vie, ne sont pas des conneries.
CHAPITRE 30
ISABELLA

—A lors, comment as-tu dormi ?


Je baille et m’étire en entrant dans le « salon » du penthouse de Mia,
frottant mes yeux ensommeillés.
— Difficilement, avoué-je avec un sourire en voyant Mia si mignonne dans
son pantalon noir et son t-shirt à l’effigie d’un groupe dont elle m’a envoyé
le lien.
Elle appelle ça une « écoute recommandée ». J’appelle ça « me faire un avis
avant notre prochaine rencontre, faute de quoi elle me plantera des
écouteurs dans les oreilles ». Bonnet blanc, blanc bonnet.
— Sympa le t-shirt. Et oui, j’ai écouté. Starlight était bien, mais je préférais
les trucs plus anciens. Et qui appelle son groupe Babymetal de toute façon ?
Mia sourit et tape légèrement des mains comme au golf.
— Bien joué. Il y a encore de l’espoir pour toi. Nous verrons si Charlotte
réussit aussi bien à son quiz pop musical.
Elle ne plaisante qu’à moitié, elle dit la vérité. Je prévois déjà une analyse
musicale approfondie dans un avenir proche.
Pour l’instant, elle est distraite par de plus gros poissons.
— Gabe est déjà parti ?
Je hoche la tête. J’avais eu du mal à le laisser s’en aller, sachant qu’il se
dirigeait vers une situation potentiellement mortelle. Mais il avait pris
toutes les précautions nécessaires, partant très tôt pour réduire les risques
d’être vu à la tour Goldstone, ajustant soigneusement son coupe-vent pour
camoufler son arme, et me laissant même tout vérifier, en suivant
soigneusement les étapes que Saul m’avait montrées au stand de tir pour
tenter d’apaiser mes inquiétudes.
Cela avait fonctionné pendant une minute, mais dès son départ, je m’étais
pelotonnée dans mon lit, la terreur enserrant mon ventre dans son poing
glacé. J’ai surtout mordillé ma lèvre et gratté mes cuticules nerveusement,
en regrettant de ne pas avoir de téléphone pour lui envoyer au moins un
SMS.
Mais cette angoisse m’avait épuisée, surtout après le stress des derniers
jours, et à un moment donné, je m’étais endormie. C’est presque l’heure du
déjeuner à présent, et je n’ai aucune nouvelle de Gabe. Je savais qu’il ne
pourrait pas appeler avant un certain temps, pour essayer de s’assurer que
tout était en ordre avant de reprendre contact avec moi. Mais ça n’apaise
pas mes inquiétudes.
— Quand est-ce que Charlotte vient ? demandé-je à Mia, avide de la
moindre distraction.
— Elle devrait arriver d’une minute à l’autre. Elle apporte un sac pour
rester ici aussi, de sorte qu’on puisse assurer la sécurité de toute la bande en
même temps. Je lui ai expliqué la situation dans les grandes lignes, mais en
restant assez floue vu que nous étions au téléphone. Et je lui ai dit d’avoir
l’air affolée, effrayée, et totalement paniquée en quittant le boulot, de foncer
chez elle et de venir. Elle n’est pas actrice, mais je la crois capable de
simuler les larmes qu’elle verserait s’il t’était vraiment arrivé quelque
chose.
Je hoche la tête, ravie que nous ayons pu inclure Char, et que nous lui ayons
préparé quelque chose hier soir dans notre plan stratégique. Comme Gabe a
indiqué à Blackwell que je bénéficiais d’une protection rapprochée, les
gardes auraient rapidement réalisé mon absence et l’auraient signalée à
Thomas. Alors mes amies sont censées péter les plombs et s’agiter dans
tous les sens.
Et maintenant, ma partie du plan consiste en gros à rester cachée. C’est un
élément essentiel du scénario, étant donné que je suis censée être morte, et
tout.
L’ascenseur sonne, et Mia me lance un regard. Je file dans le garde-manger
et referme la porte, juste au cas où. Mais une seconde plus tard, l’ascenseur
s’ouvre et Charlotte entre en trombe.
— Il vaudrait mieux que quelqu’un me dise immédiatement ce qui se
passe !
Je sors et Charlotte m’engloutit dans ses bras pour me faire un câlin.
— Merde, copine ! On s’inquiète toujours pour toi, mais Mia m’a dit que tu
avais de vrais ennuis. Non pas que Russell ne soit pas réel ni que tes affaires
scolaires ne soient pas importantes, mais là, c’est un niveau supérieur. Tu
vas bien ?
Je souris autant que je peux, en la serrant dans mes bras.
— Oui, pour l’instant. Même si tout cela est bien au-dessus de mes
compétences. Je dois faire confiance à Gabe et Thomas pour trouver une
solution et arranger tout ça. Et tu sais à quel point j’adore dépendre des
autres pour gérer ma vie.
Le sarcasme accroche, mais c’est la vérité. J’aimerais simplement pouvoir
faire irruption dans l’immeuble de Blackwell, lui dire d’aller se faire voir
avec un lâcher de micro d’anthologie, et continuer ma vie.
Mais ce n’est pas si facile, et je dois admettre que certains sont sans doute
plus à même d’aborder cette question de manière stratégique. En attendant,
tant que je reste cachée, il me faut des distractions. J’ai besoin de mes
meilleures amies.
Mia et Char échangent un regard, puis passent à l’action.
— Déjeuner et comédie romantique, immédiatement. On est là, ma belle.
Puis, comme des derviches tourneurs, Charlotte sort les assiettes et les
verres des placards et Mia disparaît dans la salle multimédia pour préparer
le film.
Char ouvre le frigo, et je jette un coup d’œil à l’intérieur. Il est rempli, et je
dis bien rempli, de ce qui ressemble à l’intégralité d’une épicerie.
— Bon sang, j’aimerais que mon réfrigérateur ressemble à ça ! Est-ce que
c’est un récipient entier de framboises ?
Je dois avoir l’air plus désespéré qu’ébahie, car mon amie se retourne, le
front plissé.
— Izzy.
Mais je lève une main pour l’interrompre, et secoue la tête.
— Non. Je vais bien.
Elle pince fermement les lèvres, refoulant le débat auquel elle aspire, se
contentant de prendre les baies et de poser le bol entier devant moi.
— Mange.
Je ne discute pas, faisant sauter un des fruits brillants dans ma bouche avant
de gémir devant l’explosion de douceur amère sur ma langue.
Mia choisit ce moment pour débarquer dans la cuisine en souriant.
— Je veux bien la même chose qu’elle si ça me met dans le même état !
Je ris, la bouche pleine.
— Très drôle, Sally, mais il est hors de question qu’on te regarde simuler un
orgasme pendant le déjeuner.
La référence au film les fait toutes les deux sourire, les rassurant un peu sur
le fait que je vais bien.
— Apparemment, c’est toi qu’on écoute gémir, alors quelle est la
différence ? me taquine Mia à son tour. En parlant de gémissements, je veux
tous les détails cochons de ton week-end. Et n’essaie pas me dire que vous
vous êtes terrés dans une planque et qu’il n’y a eu aucune action.
Je secoue la tête pour protester.
— Nous avions peur pour ma vie, nous étions en fuite. Le sexe était la
dernière chose à laquelle nous pensions pendant que nous essayions de
trouver un moyen de nous sortir de ce pétrin.
Mes amies se regardent, prenant l’autre pour baromètre, puis passent en
même temps la main derrière leur dos pour lancer en l’air des drapeaux
invisibles, Mia sifflant bruyamment.
— Je dis que ce sont des conneries ! Drapeau rouge sur la conversation.
Je ris et je cède.
— Bien, il y a eu de l’action. Mais les détails cochons m’appartiennent.
Charlotte me donne une tape amicale sur l’épaule, et fait semblant de
grimacer de colère.
— Rabat-joie ! Je vis par procuration à travers toi.
Je me frotte l’épaule, même si elle ne m’a pas fait mal. Cela fait simplement
partie du jeu, et je suis prête à m’y plonger un peu pour rester saine d’esprit.
— Eh bien, j’essaie juste de vivre jusqu’à demain, alors il va te falloir ton
propre pénis si tu veux des histoires amusantes.
Elle sourit, balançant la tête d’avant en arrière.
— Très bien, pas d’histoires de cul de ta part, et certainement pas de la
mienne non plus, alors qu’en est-il du reste ? Tu es sûre de Gabe ? Que c’est
une bonne idée de te cacher ? Que Blackwell ne te poursuivra pas ? Et qu’en
est-il de Russell ?
— J’ai changé d’avis, parlons du sexe génial, dis-je, ma légèreté forcée
s’estompant quand je me retrouve partagée entre les tentatives de mes amies
de me remonter le moral, et mon inquiétude au sujet de l’endroit où se
trouve Gabe.
Et je voudrais savoir s’il est en sécurité.
Mais je me rends compte qu’à cet instant, j’ai besoin d’une conversation
plus profonde que d’évoquer la quantité de viande que mon homme a entre
les jambes.
— En fait, je ne sais pas ce qui se passe avec Russell. Il nous a vus
ensemble, Gabe et moi, et il l’a expédié à l’hôpital à cause de la raclée qu’il
lui a administrée, alors ça pourrait revenir nous hanter. Mais j’ai
l’impression que ce type n’est rien en comparaison de tout le reste.
— Quand Gabe nous a dit ce qui s’était passé avec Russell, j’ai fait
quelques recherches en ligne en consultant les registres d’arrestation de la
ville, et surtout, le moulin à rumeurs de Roseboro, explique Mia en
s’asseyant sur un tabouret. La rumeur dit que Russell ne se souvient pas
d’avoir été tabassé. Il s’est réveillé, ou plutôt a repris conscience, et s’est
rendu à l’hôpital. Pour l’instant, il affirme ne pas se souvenir de qui l’a fait,
mais tout le monde pense qu’il a énervé la mauvaise personne.
— Attends, alors Gabe est totalement tranquille là ? demandé-je, choquée.
Est-ce que Russell a pris un coup sur la tête ? Ou a-t-il tellement peur de ce
qui s’est passé ? Pas de flics, pas de Russell en colère ? C’est génial, mieux
que ce que nous espérions.
— Nous ? dit Charlotte, m’interrompant pour revenir au sujet qu’elle aime
le plus : Gabe.
— Oui, nous, dis-je en rougissant un peu. Nous avons peut-être eu des
débuts étranges, et en fait, nous sommes encore à mi-chemin entre l’étrange
et le bizarre, mais nous avons quelque chose. Il est… spécial.
Mia tousse sans la moindre subtilité et me dit :
— Raconte-lui tout.
Et pour la deuxième fois en un peu plus de douze heures, je passe en revue
tout ce qui s’est passé ces dernières semaines, de mon point de vue et du
point de vue de Gabe. C’est plus compliqué de ne pas avoir Gabe pour
combler les lacunes comme il l’a fait hier soir, quand il me donnait une
porte de sortie dans les zones difficiles, mais je m’en sors, sachant que je
dois m’endurcir et être forte si je veux m’en sortir. Et cela signifie affronter
mes meilleures amies et admettre que je suis en train de tomber amoureuse
de Gabe.
Quand je termine, Char semble sur le point de vomir.
— Comment suis-je censé aller travailler dans ce bâtiment, travailler pour
ce monstre, alors qu’il a lancé un contrat sur ma meilleure amie ?
Je l’étreins et lui tapote le dos.
— Avec un sourire, voilà comment. Nous ne savons pas ce que Thomas et
Gabe sont en train de découvrir ni ce que nous allons faire, alors en
attendant, tu vas jouer le jeu. Agis comme si j’avais disparu, sois inquiète,
mais tâche de continuer, et si tu dois faire comme si je n’étais plus là, nous
mettrons en place un plan pour faire face à cette situation. Commence par
prendre quelques jours de repos, comme si tu te faisais du souci, ce que l’on
appelle aussi faire profil bas et rester en sécurité. Parce que, s’il m’a ciblée,
il pourrait en faire autant avec toi.
Elle acquiesce, bien qu’elle ait l’air incertaine. Je comprends. Elle ne se
rend pas vraiment compte à quel point elle est en danger. Jusqu’à ce que je
vois Gabe avec Rusty, je ne comprenais pas non plus.
Au bout d’un long moment, Charlotte annonce :
— Bon, c’est l’heure du film. Allons-y, parce que je ne crois pas que mon
cerveau pourra en encaisser davantage. Il me faut une comédie douillette,
avec une fin heureuse garantie. Et ensuite, je vais nous faire des cupcakes.
J’essaie une nouvelle recette et j’ai besoin de testeurs.
— Marché conclu, dis-je, et Mia se fait l’écho de mon sentiment une demi-
seconde plus tard.
J’aime ces filles. Mes meilleures amies, capables de me soutenir dans
n’importe quelle situation, y compris les fausses morts et les conspirations,
apparemment.
CHAPITRE 31
GABRIEL

J e tire la capuche de mon sweat sur ma tête, même si la nuit la rend


inutile. Mais plus je peux être banal, mieux c’est, et disparaître dans
l’obscurité est un avantage certain.
Au coin de la rue étroite, je m’approche du bâtiment qui se trouve devant
moi, un vieil établissement industriel avec un panneau indiquant
« Roseboro Textile Services ». Le trajet jusqu’ici a pris près d’une heure,
non pas à cause de la distance, mais parce que j’ai fait en sorte de semer
quiconque pourrait me suivre. À ce stade, je suis convaincu que Blackwell a
une filature sur moi, et bien que je n’aie pas encore identifié la personne, je
vais être prudent.
Je suis un type dangereux, mais je suis loin d’être le seul requin dans l’eau.
C’est la raison pour laquelle nous nous réunissons ici, dans un lieu qui n’a
aucun rapport avec nous et qui est donc intraçable.
Sur la porte, il y a un titre usé peint sur le métal… chef d’équipe. C’est ici
que ça se passe.
Je ne frappe pas, mais par habitude, je me tiens en retrait et sur le côté
lorsque je fais pivoter la porte, en veillant à ne pas me tenir dans la zone
que la plupart des gens sont susceptibles de viser. Mais il n’y a ni coup de
feu ni menace, rien qu’une voix profonde provenant de l’intérieur
faiblement éclairé.
— Entre. Tout est en ordre.
J’entre dans la pièce, sobre et dépouillée, à l’exception d’un bureau en
métal de surplus du gouvernement et de quelques chaises défraîchies.
Thomas est assis sur l’une d’elles et me fait signe de prendre place sur une
autre. Refermant la porte du bureau derrière moi, je traverse le petit espace
et m’installe.
Une certaine tension silencieuse règne entre nous pendant un moment,
aucun de nous n’a l’habitude de travailler avec d’autres, du moins pas
comme ça, quand tout ce qui compte pour nous est en jeu. Finalement, il
commence.
— Comment s’est passé le rendez-vous avec Blackwell ?
C’est le brise-glace qu’il nous faut pour faire avancer les choses. Pas
d’accusations, pas de conneries. On se concentre simplement sur la tâche à
accomplir.
— Bien, dis-je en y repensant. Il semblait croire à la mort de Bella, mais il
voulait voir le corps, pas seulement des photos et des vidéos. Je lui ai dit
d’aller chercher ce fichu corps lui-même s’il le voulait tant. Il y a
suffisamment cru pour me fournir les informations qui constituaient mon
principal paiement, donc c’est déjà ça.
Je hausse les épaules, mais je fronce les sourcils.
— Quoi ? demande Thomas.
— C’était trop facile, admets-je en m’adossant au fauteuil alors que j’essaie
de me rappeler tous les détails de la rencontre. Blackwell est rusé et
intelligent, et il m’a cru sur parole quand j’ai dit que c’était fait. C’est trop
facile, ce qui signifie qu’il sait sans doute qu’il se trame quelque chose.
— Peut-être, mais ces photos et vidéos étaient plutôt crédibles. Il a sans
doute assez envie d’y croire pour ne pas y regarder de trop près. Surtout
qu’Izzy n’est pas vraiment son objectif. C’est moi.
J’entends la douleur dans sa voix.
— Putain, je n’aurais jamais dû la mêler à tout ça.
Je lui adresse un petit sourire.
— Je ne suis pas sûr que tu aurais eu beaucoup de choix. Je ne connais pas
Mia, mais si Bella pensait pouvoir t’aider, il était évident qu’elle le ferait. À
n’importe quel prix.
Il hoche la tête, voyant la sagesse de mes paroles.
— C’est vrai. Mais regarde comment ça s’est terminé. Qu’est-ce qu’on fait
maintenant ?
Le ton de sa voix renforce immédiatement mon respect pour lui. Depuis
notre première rencontre hier soir, je me suis demandé comment lui,
l’homme d’affaires respectueux de la loi, réagirait face à moi, le tueur à
gages qui l’enfreint.
Je n’avais aucune inquiétude au sujet de Mia. Une fois qu’elle a constaté
que Bella m’avait choisi, elle n’a songé qu’aux informations, à la manière
de se servir de ses compétences pour protéger sa famille.
Mais pour Thomas… Jusqu’à cet instant, je ne pouvais pas être sûr qu’il ne
faisait pas juste semblant pour sa femme. Il ne me regarde pas comme
quelqu’un qui cherche à se faire dicter sa conduite, fuyant ses
responsabilités au bénéfice de ma voix et de mon expérience du côté obscur
des affaires. Sans pour autant faire preuve de dédain ou de dégoût, en
cherchant à prendre le dessus comme le gros bonnet qu’il est.
À la place, il me considère et me parle comme à un coéquipier, sachant que
nous avons tous deux des compétences utiles à l’autre et qu’en fonctionnant
comme une seule unité avec un unique objectif, nous pourrions atteindre le
succès.
Simplement dans ce cas, le succès est synonyme de sécurité, pas de profit.
— D’abord, que ferais-tu si Bella avait réellement disparu ? lui demandé-je.
C’est ta prochaine étape. Aller voir les médias ? Des détectives privés ? La
police ? Évidemment, je préférerais ne pas en arriver à cette option, mais
cela pourrait s’avérer inévitable. Mais que te dicterait ton instinct s’il se
produisait vraiment quelque chose ? Un grand show public à la télévision
pour demander de l’aide, ou une enquête discrète dans les coulisses ?
Thomas réfléchit, puis répond sans une once d’arrogance :
— Ça dépend de la situation. Si je pensais que c’était son con de
propriétaire, j’y serais moi-même avec les flics. Mais quelque chose comme
ça… Je suis un homme de ressources, avec une réputation et une image à
défendre. Je ne ferais pas intervenir la police ni les médias, pas au début. Je
m’attendrais à une demande de rançon, pour être honnête. J’embaucherais
certainement un privé.
J’approuve d’un hochement de tête.
— Alors fais-le, quelqu’un du coin pour que Blackwell en soit informé
rapidement et ainsi valider le fait que tu crois que Bella a disparu. Toi et
Mia devriez l’emmener chez Bella, peut-être même au Gravy Train pour
qu’il paraisse enquêter sur sa vie. Mais essaie au maximum de ne pas faire
paniquer Martha, d’accord ? Elle tient à Bella et je ne veux pas la torturer
inutilement.
— Et Blackwell ?
Nous nous avançons en terrain trouble, et je jauge Thomas honnêtement.
— Tu veux vraiment connaître les sombres plans des hommes du mal ?
Thomas acquiesce.
— Tout d’abord, je ne pense pas que tu sois diabolique.
— Je ne suis pas quelqu’un de bien, répliqué-je. Peut-être que je suis
mauvais, mais d’une autre manière ?
— Peut-être, mais nous aurons cette discussion une autre fois, répond
Thomas. Deuxièmement, je ne suis pas le genre d’homme qui envoie les
autres faire le sale boulot à ma place pour que je garde les mains propres. Si
nous devons recourir à des pratiques obscures, je veux le savoir et je veux
en faire partie si possible. C’est ma famille qui est impliquée. Je ne resterai
pas en retrait.
Mon respect pour lui est décuplé.
— Bien. Mes tripes me hurlent de buter ce salaud, mais ce serait compliqué
avec le niveau de sécurité autour de lui. Ce pourrait être aussi chaotique, vu
qu’il doit s’attendre à quelque chose.
Je remarque la tension autour des yeux de Thomas.
— Mais je suppose que ce n’est pas vraiment ton style.
Thomas soupire en balayant la pièce du regard.
— Tu as déjà connu quelqu’un qui fait les bonnes choses pour les
mauvaises raisons ?
Il n’attend pas que je réponde, continuant sur sa lancée.
— J’ai l’impression que c’est Blackwell. Il a fait des choses incroyables
pour Roseboro, et pendant longtemps, je l’ai admiré en tant que chef
d’entreprise. Mais là où la plupart des gens se réjouiraient d’aider la
bibliothèque à acquérir de nouveaux livres ou une équipe de Ligue mineure
à se procurer des uniformes, lui y voit un moyen de gagner en notoriété. Il
prend son pied avec des galas en son honneur, des statues à son effigie et
des plaques de cuivre à son nom.
Je penche la tête, curieux.
— On dirait que tu le connais plutôt bien ?
Mais Thomas secoue la tête :
— Durant toutes ces années où nous avons fréquenté les mêmes cercles,
nous n’avons guère échangé plus que quelques mots. Mais chez certaines
personnes, on peut le ressentir, tu vois ?
— Je suis devenu assez doué pour lire les gens.
Thomas acquiesce.
— Indépendamment de la situation avec Izzy, nous devons éliminer cette
menace. Blackwell vit de son pouvoir, de la légende qu’il a créée dans son
propre esprit. Je crois que c’est à ce niveau que je peux le blesser le plus.
Lui retirer son influence, le rendre impuissant et insignifiant. Devenir
obsolète et être oublié, voilà sa hantise.
C’est un bon plan, bien qu’il s’agisse d’un jeu plus subtil et long que mon
style habituel.
— Tu as peut-être raison, mais voici ce que je sais. Il y a des gens qui font
le mal juste pour le mal, pour le plaisir de le faire, parce que ça les amuse,
d’une manière perverse et tordue. Et ils sont imprévisibles, tu ne peux pas
les ranger dans une case ou élaborer des plans sur ce que tu crois qu’ils
feront, car ils te surprendront chaque fois. Ils ne pensent pas comme toi et
moi. Blackwell est un homme qui ne se contentera pas de se retirer
tranquillement dans la nuit noire, il est capable d’un mal absolu au-delà de
ce qu’aucun d’entre nous ne pourrait envisager. Es-tu préparé à cela ? Parce
que ce que tu décris est une guerre d’usure.
Je fais une pause, laissant le message s’imprégner.
— Il a aussi joué cette stratégie, mais le jeu a changé quand tu en as pris
conscience. Et plus tu laisses faire, plus il devient dangereux. Si tu l’accules
dans un coin, progressivement, il atteindra un certain seuil où il agira de
manière inattendue. Votre danse lente à tous les deux deviendra explosive.
Tu ne t’es déjà pas rendu compte de ses agissements avec le sabotage ou
avec moi, alors je crains que tu ne le connaisses pas aussi bien que tu le
crois.
Les yeux de Thomas se crispent, et son poing se serre sur le bureau. Mais je
continue, ajoutant la cerise sur le gâteau de la mauvaise nouvelle.
— Si tu te trompes dans cette approche, Bella en paiera le prix.
Il riposte.
— Et Mia, et moi, et Roseboro. Je respecte le fait que Bella soit ta
principale préoccupation, mais même si elle est importante, ça la dépasse.
Tu as attendu pour venir nous voir avec ça, sachant que tu pourrais agir
pour mettre en place une meilleure solution. Je te demande de faire la même
chose pour moi. Laisse-moi réfléchir à cette merde, voir ce que je peux faire
et comment je pourrais nous placer pour régler le problème Blackwell une
fois pour toutes.
C’est contre ma nature. Le travail d’équipe, les reports, les contrats
d’entreprise bien ficelés. Je ne veux rien de tout ça, je préférerais
simplement réduire Blackwell en miettes et le brûler pour piétiner les
cendres de sa vie.
Et c’est exactement pourquoi je suis d’accord avec la demande de Thomas.
Je veux dépasser l’obscurité de mon chagrin, de ma vie solitaire, de ma
colère contre le monde que je reporte sur mes victimes. Ce ne sont pas des
innocents, loin s’en faut, mais c’est la première étape pour vivre dans la
lumière avec Bella, pour créer une vie au lieu de la détruire. Ma seule
chance d’être heureux, et je vais la saisir.
— Très bien, mais tu dois faire vite. Parce que je soupçonne Blackwell de
ne pas en avoir fini avec toi, et que tu joues un rôle important dans les plans
qu’il a déjà mis en place.
Thomas baisse le menton une fois et commence à se lever, mais je lève la
main.
— Attends, j’ai deux choses à te demander avant de mettre fin à cette
réunion.
C’est un peu une blague, qu’un type comme moi ait un rendez-vous
d’affaires avec un type comme lui, mais les lèvres de Thomas se
retroussent.
— Une faveur et une question.
— Vas-y, envoie.
Je lui souris.
— Blackwell m’a donné une carte de données avec des infos sur les
assassins de mon frère. Penses-tu que Mia pourrait y jeter un œil pour moi ?
Il a beau m’avoir affirmé que ce n’était pas crypté, je ne peux pas être
certain qu’il ne se soit pas livré à une autre forme de piratage, et les
ordinateurs, ce n’est pas mon truc, mais Bella dit que Mia est un génie en la
matière.
Il me tend la main et, à contrecœur, j’y dépose l’enveloppe. Je veux
découvrir tout ce qu’il y a à savoir sur la mort de Jeremy, mais donner les
informations à quelqu’un que je ne connais pas, en qui je n’ai pas
entièrement confiance, est le geste le plus insensé que j’ai fait depuis le
début de ce voyage en quête de réponses. Mais c’est une nécessité.
Il glisse l’enveloppe dans la poche de sa veste, à l’inverse de ce que
Blackwell avait fait, et je n’en ignore pas le symbolisme. Ces deux
hommes, en dépit de toutes leurs similitudes en matière de business et de
cerveau, ne pourraient pas être plus différents au fond d’eux-mêmes. Et
cette seule pensée me permet de laisser Thomas prendre la carte de
données.
— Et ta question ? demande-t-il.
Je balaie la pièce du regard, puis reviens à Thomas, qui ne semble pas à sa
place dans cette vieille usine abîmée.
— Pourquoi voulais-tu qu’on se rencontre ici ? Une usine désaffectée ne me
semble pas être ton style.
Il sourit et se tapote la tempe.
— En réalité, cette usine est fermée depuis six mois. J’envisage d’acheter le
bâtiment et de le transformer en un nouveau centre pour la jeunesse,
commence-t-il avant de scruter la surface sombre de l’usine et continuer
doucement. Il y a un groupe de jeunes hommes, un foyer pour garçons
auquel je viens en aide non loin d’ici, mais ils ne savent pas que c’est
Thomas Goldstone qui est derrière tout ça. Je ne veux ni attention ni
accolades comme Blackwell. J’aime garder certaines parties de ma vie
privées, comme mes bonnes actions et ma femme. Tu peux le comprendre,
n’est-ce pas ?
— Bien sûr, dis-je avec un hochement de tête. Assure la sécurité de Bella
pour moi, s’il te plaît. Elle est tout ce que j’ai, et évidemment, je ne la
mérite pas, mais j’ai besoin d’elle. Je lui ai donné mon cœur, lui avoué-je.
Si je n’avais pas constaté à quel point Thomas est attaché à Mia, je crois
que je n’aurais pas pu lui dire ça. Mais j’ai vu leur amour et c’est ce que je
veux aussi pour Bella et moi.
Il se penche en avant et me confie :
— Je suis presque certain qu’elle t’a donné le sien aussi, mec. Elle est
comme une sœur pour Mia. J’assurerai sa sécurité et la garderai à l’abri des
regards pendant que cela se passe.
Il se lève et me serre la main avant que nous sortions dans l’usine. Elle n’est
pas assez grande pour y mettre un terrain de basket, mais il y a d’autres
possibilités.
— Quels sont tes plans pour cet endroit ?
— Beaucoup de garçons du foyer pensent qu’ils n’ont aucune chance dans
la vie. Ils n’ont pas besoin d’une longueur d’avance, ils ont besoin d’arriver
sur la ligne de départ de la course. Et si le lycée de Roseboro est bien, il a
encore besoin d’améliorations. Je me disais qu’ici, ils pourraient apprendre
ces compétences qui ne sont pas enseignées à l’école. Le codage,
l’électricité de base, la menuiserie… toute cette merde cool qu’on
n’enseigne plus aux enfants au lycée.
— Une école de commerce ? demandé-je, et Thomas secoue la tête.
— Non… ou du moins, pas seulement cela. Les enfants vont aider à le
construire. Par exemple, l’un de mes premiers projets pour eux… c’est de
leur faire construire leur propre gymnase, juste ici, dans cette partie de
l’étage, dit-il. Viens, je dois apporter ces infos à Mia.
Il parcourt l’espace du regard, les yeux doux dans la lumière tamisée,
comme s’il pouvait déjà voir le centre de jeunesse dans son esprit. Puis il
revient au moment présent, avec la crise qui se prépare et tout le reste.
Nous sortons dans l’obscurité, et avant de m’en aller, je lui adresse un signe
de tête. Il hoche la tête à son tour et grimpe dans son propre camion,
s’enfonçant dans la nuit. Alors que ses feux arrière disparaissent, je repense
à ce qu’il a dit.
Les bonnes actions. Fais les bonnes choses pour les bonnes raisons.
Ma confiance en Thomas grandit.
CHAPITRE 32
BLACKWELL

L ’air est glacial alors que je patiente sur le toit de mon immeuble,
observant l’abomination du siège du Golden Boy et analysant chaque
détail. C’est ce que je fais toujours, peu importe si une stratégie se déroule
comme prévu ou non. Ce n’est que grâce à une attention constante que je
peux procéder à des microajustements si nécessaire. Parce que les gens ne
sont pas statiques, immobiles et prévisibles cent pour cent du temps, même
si j’aimerais qu’il en soit ainsi.
Et ce qui m’intéresse le plus, ce sont leurs actions et leurs réactions.
Goldstone a engagé un détective privé, il débourse une somme exorbitante
pour retrouver l’amie de sa copine. Ainsi, il semblerait qu’il ne sache pas où
se trouve Isabella et qu’il s’inquiète. Cela représente une maigre
récompense pour tout ce que j’ai déjà enduré pour voir ce plan particulier se
réaliser.
Mais Jericho m’assure que ces photos sont truquées, que Mlle Turner est
vivante et qu’elle ne pourrit pas dans une forêt comme Jackson le prétend.
À ce stade, je préfère croire Jericho plutôt que les photos, vu l’absence de
corps.
Alors la question devient… si elle n’est pas morte, où est-elle ?
Les ressources de Jackson sont considérables, tant au niveau personnel
qu’au niveau de ses relations, il aurait pu la cacher presque n’importe où,
mais je pense qu’il l’aurait gardée près de lui.
Cette foutue bonne femme, qui attire les hommes comme une araignée les
mouches.
— Donnez-moi une plate-forme de tir stable ici et je pourrais réduire ce
penthouse en cendres en trente secondes, annonce Jericho dans mon dos.
Le fait qu’il sache où je regarde est inquiétant en soi, puisque je ne lui ai
rien dit de mes problèmes avec Thomas Goldstone, lui donnant simplement
les ordres nécessaires pour Gabriel Jackson et Isabella Turner. Je n’aime pas
que les gens disposent d’informations autres que celles que je choisis,
surtout lorsqu’il s’agit de moi.
Mais il ne faut pas gaspiller les compétences d’un homme comme lui, alors
j’explore son expertise.
— Une proposition intéressante, et que j’ai envisagée, dis-je en buvant ma
tequila. J’ai songé une fois à ce qu’il faudrait mettre en place pour amener
un sniper ici.
— Un tir très difficile avec un fusil, confirme Jericho, en plissant les yeux,
regardant au loin pendant qu’il analyse les conditions. Cependant, le vent
est favorable. Quand même… un missile serait bien mieux. Une plus grande
charge utile et l’assurance de déjouer toute protection par balles qu’il
pourrait avoir sur ses fenêtres.
— Et très visible, riposté-je.
Même dans cette ville, je ne peux pas réduire au silence chaque caméra de
surveillance ou le moindre idiot avec son iPhone. Cela soulèverait trop de
questions que je ne pourrais étouffer si quelqu’un se servait de mon toit
pour le détruire… même si cela me procurerait un certain plaisir.
— Des questions… Est-ce pour cette raison que vous ne m’avez pas donné
le feu vert ? m’interroge Jericho. Vous vous préoccupez de la visibilité ?
Il sonde subtilement mes intentions, ainsi que ma détermination. Si c’est le
cas, Jericho se rendra vite compte que je suis toujours debout quand les
autres s’effondrent.
— J’ai d’autres plans pour votre cible… commencé-je avec un sourire
mauvais, avant de me corriger. Pardonnez-moi, je voulais dire vos cibles.
— Plusieurs ? demande Jericho en haussant un sourcil.
Il a beau réagir à peine en apparence, je connais la vérité. C’est un véritable
sadique, un homme assoiffé de cruauté froide.
— Je veux Gabriel Jackson mort. Je ne tolérerai tout simplement ni la
trahison ni la malhonnêteté. Mais le dicton « faire d’une pierre deux
coups » me semble tout à fait à propos. Servez-vous de la fille pour
l’appâter, ensuite tuez-la comme il vous plaira. À votre guise, lui proposé-
je, sachant qu’en lui donnant carte blanche, il brillera par sa monstrueuse
forme de créativité. Peu importe votre manière de procéder, elle servira son
objectif.
Je n’explique pas l’impact que causera sa souffrance. Je n’ai pas besoin de
me justifier auprès d’un homme comme Jericho. Et il n’a pas besoin
d’explication. De par sa nature sadique, il se pliera volontiers à mes ordres
pour cette mission, bien qu’une carotte ne ferait pas de mal.
— Si vous êtes capable de le faire en deux jours, je vous offrirai un bonus
qui en vaudra la peine. Il vous permettra de vous détendre sur une plage
dans un endroit chaud aussi longtemps qu’il vous plaira.
— Y a-t-il des problèmes de visibilité pour Jackson et Turner ? demande-t-
il. J’apprécie l’attention qu’il porte aux détails, et le fait qu’il prenne en
compte mes désirs particuliers.
Je fronce les sourcils en secouant la tête.
— Seulement aux personnes que je veux informer de leur disparition.
— Deux jours, approuve-t-il. Considérez que c’est fait.
Alors qu’il s’éclipse, je bois la dernière goutte de ma tequila et je contemple
l’ensemble du quartier de Roseboro jusqu’au bâtiment doré qui brille à
nouveau au clair de lune. Sans doute est-ce un signe fortuit, mais le reflet de
la lune n’est pas pâle, mais rougeâtre, presque sanglant, sur la surface de la
tour. Cela me fait sourire.
— Bientôt, Golden Boy.
CHAPITRE 33
ISABELLA

J ’essaie tant bien que mal de me concentrer sur un projet scolaire, en


décalant le texte de la mise en page que je suis en train de concevoir
d’un clic vers la gauche, puis de nouveau d’un clic vers la droite. Je n’arrive
pas à décider ce qui est le mieux. Ou peut-être ai-je simplement besoin
d’une police différente ?
— Argh, lancé-je à la pièce vide, me calant dans ma chaise avant de
m’étirer.
Si l’on m’avait dit il y a quelques semaines que je bénéficierais de plusieurs
jours de congé pour me détendre, dormir et travailler pour l’école, j’aurais
répondu que cela ressemblait à un rêve. Si l’on ajoute à cela un réfrigérateur
rempli, de l’eau chaude à volonté, une baignoire qui tient à la fois du
jacuzzi et de la piscine, et un matelas fabriqué par la NASA, je devrais me
sentir comme une reine.
Mais la réalité d’être dans la clandestinité, c’est que je suis en train de
devenir folle. Pas de téléphone, pas d’Internet, et surtout, pas de Gabe.
S’il venait à la tour Goldstone, ce serait le signe que quelque chose se
trame, alors il est resté à l’écart. Et même avec son téléphone prépayé, je
comprends les risques pour ma sécurité. Quelqu’un pourrait écouter et se
rendre compte que je suis bien vivante, que je me détends au vingt-sixième
étage dans le penthouse comme une enfant gâtée.
J’aimerais bien. Je ne me sens pas gâtée. Je suis inquiète.
Je comprends, nous avons discuté de tout ça. Gabe m’a fait part de ses
inquiétudes, et j’ai aussi apporté mon grain de sel, et accepté de suivre le
mouvement. Ça ne signifie pas pour autant que j’aime ça.
L’ascenseur sonne, et je me lève, aussitôt en alerte. Il est tard dans la
journée, mais Mia et Thomas devraient encore être en bas dans leurs
bureaux, en train de travailler.
Mia était restée à la maison avec moi au début, mais quand Thomas est
revenu de son rendez-vous nocturne avec Gabe, l’idée de la faire travailler à
analyser Blackwell était la bonne. Je me sens plus en sécurité de la savoir
bloquée sur ses superordinateurs en bas pour trouver une solution à ce
problème que d’être avec moi, à essayer de déterminer avec quel dessin
animé elle va me distraire ensuite.
Je ne dis rien, jetant discrètement un coup d’œil dans le couloir.
— Iz ? Chérie, où es-tu ? m’appelle Mia.
Je sens une étrange tension dans sa voix.
Je traverse le couloir en me tordant les mains, et je ne suis pas sûre d’avoir
envie d’entendre ça.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Est-ce que c’est Gabe ?
Elle me prend dans ses bras sans répondre, mais elle est pâle. Des larmes
me brûlent les yeux, car quoi qu’elle s’apprête à dire, je sais déjà que c’est
mauvais.
— Viens t’asseoir, Izzy. Elle m’emmène vers le canapé et s’y assied à côté
de moi, me tenant les mains.
— Dis-moi simplement, Mia. Est-ce que Gabe est mort ? m’obligé-je à
demander.
Elle secoue la tête.
— Non, il va bien. Je ne lui ai pas parlé, mais aux dernières nouvelles tout
allait bien. Mais j’ai reçu un appel du détective privé que Thomas a engagé.
Il observe toutes sortes d’alertes, et… elle déglutit et baisse les yeux avant
de les relever vers les miens. C’est ta maison, Izzy. Elle est en feu.
— Quoi ? m’écrié-je, sous le choc.
C’est comme si je recevais un coup de poing dans la poitrine, et je
m’effondre sur le canapé, le souffle coupé.
Ce n’est pas aussi grave que si Gabe était blessé ou pire encore, mais cette
maison, c’est le symbole de toute ma vie. C’est moi et Reggie qui
entonnons des chants de Noël autour d’un sapin en papier découpé. C’est
réparer la moustiquaire de la porte de derrière parce que les écureuils
continuent à entrer pour prendre le petit-déjeuner avec nous, même si nous
les avons toutes les deux nourris en secret. Et c’est discuter à travers les
murs la nuit.
Et c’est ma peinture, dans l’ancienne chambre de Reggie, mon hommage à
une famille à laquelle je n’ai jamais pu dire correctement au revoir.
C’est tout ce qu’il me reste. Et j’ai travaillé tellement dur pour la garder.
Je me lève, me raclant la gorge avant que les larmes ne commencent.
— Il faut que j’y aille.
Mia m’attrape la main et me tire vers le canapé.
— Hors de question. Les camions de pompiers sont déjà sur place, et ils
font tout ce qu’ils peuvent. Mais c’est un stratagème, et tu le sais très bien.
C’est trop opportun. Alors tu vas poser ton cul sur le canapé et rester ici.
Elle ne pense qu’aux affaires, et d’une certaine manière, je suis heureuse
qu’elle ait les idées claires, car ce n’est pas mon cas.
— Merde, Mia, ma… ma… balbutié-je alors que les larmes me montent
aux yeux à l’idée de ce qui est détruit. Ma peinture. Maman, Papa… mon
mémorial à cette famille à qui je n’ai jamais eu l’occasion de dire adieu.
C’est le moment que Vash choisit pour traverser le salon, miaulant pour
qu’on la nourrisse. Je la prends dans mes bras, l’étreignant aussi fort que
son petit corps de chaton me le permet.
— Oh, mon Dieu, Vash. Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Tu vas prendre soin de Vash, et prendre soin de toi, me dit doucement
Mia d’une voix pleine d’amour. C’est tout ce qui compte. Je sais que tu ne
possèdes pas grand-chose, et que ce qui se trouve dans cette maison est très
important pour toi, mais ce ne sont que des objets. Les vrais souvenirs, les
choses importantes, sont juste là. Elle touche ma tête, puis mon cœur.
— Mais…
— Izzy, Izzy. Je t’aime, ma belle, me dit Mia en me caressant les cheveux.
Je suis désolée, vraiment désolée.
Je renifle, et même si le câlin de Mia m’aide, ce ne sont pas ses bras que je
veux autour de moi en ce moment.
— Où est le téléphone ? m’étranglé-je en reposant Vash. Il faut que
j’appelle Gabe.
— Bien sûr, chérie, dit Mia en prenant le téléphone sur la table basse près
du canapé. Tiens.
Il ne me faut pas longtemps pour appeler Gabe, et il décroche rapidement,
connaissant déjà la raison de mon appel.
— Je viens d’apprendre.
— Gabe, c’était ma maison !
Je pleure, mais cette tristesse choquée se teinte de colère. D’une certaine
manière, ça me calme, comme un filet d’eau froide sur mon visage qui
m’aide à me concentrer.
— Si c’est ce connard…
— C’est possible, dit Gabe. Mais nous ne savons pas encore. Ça pourrait
être quelque chose dans la maison, ou ça pourrait même être Carraby,
ajoute-t-il, mais j’entends bien qu’il n’y croit pas une seconde.
Il soupire.
— Je pense que c’est vraisemblablement une tactique pour te faire sortir, ce
qui signifie qu’il ne croit pas à l’histoire que je lui ai racontée. Et que tu
dois rester où tu es. Les enjeux sont devenus beaucoup plus importants.
Je grimace intérieurement, mais je comprends pourquoi il dit cela. Mia dit
la même chose, et il faut que j’écoute leurs conseils en ce moment, alors
que mes émotions me poussent à agir de façon irrationnelle.
— Y a-t-il un moyen pour que tu puisses venir ? Je sais que c’est
dangereux, et c’est stupide de ma part de demander, mais j’ai besoin de toi.
Gabe ?
Il reste silencieux pendant un moment, réfléchit, puis finit par accepter.
— Ça va me prendre un petit bout de temps pour m’assurer que je peux y
parvenir sans encombre, mais je serai bientôt là.
Nous raccrochons et je dis à Mia :
— Il arrive.
Elle acquiesce et reste assise avec moi. Nous parlons sans doute, mais je
n’arrive pas à assimiler quoi que ce soit et je serais incapable de répéter ce
qu’elle dit ou ce que je réponds.
Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé lorsque l’ascenseur sonne à
nouveau et que Gabe entre, remplaçant Mia à côté de moi sur le canapé et
m’entourant de ses bras.
J’enfouis mon nez dans son cou, inspirant son parfum pour m’ancrer.
J’entends Mia s’excuser, me dire qu’elle va redescendre et de l’appeler si
nous avons besoin de quelque chose. Quelques secondes plus tard, nous
sommes seuls.
Gabe enroule une mèche de mes cheveux autour de son doigt en chuchotant
à mon oreille :
— Je suis vraiment désolé, Princesse. Y a-t-il quelque chose que je puisse
faire ?
Je secoue la tête, mais le sentir ici avec moi après des jours de séparation
apaise certains morceaux fragiles en moi. Je lève les yeux à travers mes cils.
— Peux-tu me faire oublier tout cela ? Blackwell, la fausse mort et ma
maison. J’ai besoin de… ne pas penser à tout ça.
Ses yeux scrutent les miens d’un air interrogateur, sa voix est douce.
— Tu en es sûre ?
— Désolé, c’est stupide, dis-je en m’affaissant. C’est juste que j’ai
l’impression de tout perdre.
Il me relève le menton et plonge son regard dans le mien.
— Bella, tu ne vas pas tout perdre. Tu m’as, et je t’ai. Nous nous
débrouillerons pour le reste, nous nous occuperons de Blackwell et nous
reconstruirons ta maison s’il le faut.
Je me lèche les lèvres, puisant de la force dans son regard qui ne tremble
pas.
— Pourquoi ? Pourquoi fais-tu tout cela pour moi ?
C’est une question qui m’a toujours trotté dans un coin de la tête. Gabe est
beau, brillant et doux. Pourquoi voudrait-il une femme qui n’a que des
rêves ?
Le sourire que Gabe m’adresse est celui que je préfère, lent, qui débute sur
la gauche et se propage sur ses lèvres jusqu’à ce que ses fossettes ressortent.
— Tu ne sais donc pas ? C’est parce que je t’aime, Bella. Je t’aime de tout
mon être, de toute mon âme.
Sans que je sache comment, au milieu de tout ce chaos, il sait exactement
quoi me dire pour que tout s’éclaircisse.
— Je t’aime aussi.
Il reprend légèrement son souffle, comme s’il était surpris par mon aveu,
mais je pense que nous connaissons tous les deux la vérité depuis un
moment et que nous avions simplement trop peur de dire les mots, espérant
que les gestes suffiraient à transmettre la profondeur de ce que nous
ressentons.
Mais même avec ces mots suspendus dans l’air entre nous à présent, j’ai
besoin d’action, à la fois pour me délecter de notre vérité partagée et pour
me distraire de la tempête qui se prépare pour nous.
Nos bouches se rejoignent, goûtant nos déclarations, sans que je sache s’il a
bougé vers moi ou si c’est moi qui l’ai fait. Je le sens me soulever, ses
mains rugueuses sur mes fesses alors que j’enroule mes bras et mes jambes
autour de lui.
— Par où ?
— Au bout du couloir, deuxième porte à droite, lui dis-je en léchant et en
suçant son cou.
Quelques instants plus tard, je suis étendue sur le lit de la chambre d’amis,
un coton doux sous moi.
— Je te promets, Bella, je ferai tout ce qu’il faut pour que tu sois en sécurité
et à mes côtés.
Je passe mes bras autour de son cou, juste pour le serrer et voir l’amour que
je ressens se refléter dans les yeux de Gabe.
Chaque fois que je suis avec lui, c’est une nouvelle exploration, un moyen
pour nous de découvrir non seulement nos corps, mais aussi nos âmes et
nos cœurs. Il n’existe rien de plus authentique que ce moment, et au lieu de
nous jeter mutuellement dessus avec une passion enragée, avec des
vêtements qui volent comme lors des soldes chez Marshall, nous nous
allongeons sur le lit en nous regardant dans les yeux et en promenant nos
mains sur le corps de l’autre, en mémorisant chaque centimètre.
— Je suis nerveuse, admets-je, en sentant la chair de poule envahir mes
bras. C’est la première fois que je dis ces mots à quelqu’un qui n’est pas de
la famille. Mia et Char étant de la famille, bien sûr.
— Moi aussi, admet-il en prenant ma main et en la plaçant sur son cœur.
Mais je sais que chaque battement, chaque pensée, tout ce que je suis…
c’est pour toi.
Gabe pose sa main sur mon visage, et je me laisse aller contre lui,
l’embrassant d’abord doucement avant que notre baiser ne s’approfondisse,
que nos langues s’entremêlent et que nos lèvres se caressent, alors que nous
glissons et nous tortillons hors de nos vêtements. Enfin, je l’aide à retirer
son jean, et nos peaux se touchent, sa chaleur circulant dans mes veines.
— Allonge-toi… laisse-moi faire, murmure-t-il en me poussant sur le dos et
en déposant des baisers le long de mon corps.
Je cambre le dos, poussant mes mamelons vers lui, mais à la place, il suit
mon ventre avec la pointe de sa langue, plongeant dans le puits peu profond
de mon nombril avant d’embrasser plus bas. Il s’écarte pour embrasser
l’intérieur de mes cuisses avant de couvrir mon sexe humide de doux
baisers.
Il ne me provoque pas, se contentant d’embrasser tendrement mes lèvres,
laissant sa langue explorer ma chair douce. Il me rend folle, physiquement
et émotionnellement, avec sa douceur. Mais c’est ce dont j’ai besoin en ce
moment, et il le sait.
Mes hanches se soulèvent, appuyant sur sa bouche tandis que je frotte mon
sexe contre ses lèvres et ses dents.
— Oh, mon Dieu, Gabe… c’est incroyable… oh, mon Dieu, oui, oui, oui !
dis-je avant de n’avoir plus de voix, ne laissant échapper qu’un flot de
« oui » haletants qui se mélange alors que je me cambre contre sa langue.
Mes cuisses se referment sur sa tête quand je jouis, et je sens mon corps
jaillir pour lui. Gabe me boit comme si j’étais un bon vin, ce qui ne fait
qu’intensifier ma jouissance.
Il remonte le long de mon corps en m’embrassant, puis il me regarde dans
les yeux avant de prendre ma bouche dans un baiser profond afin que je
puisse me goûter sur sa langue. C’est une combinaison enivrante de nous
deux. Pendant que nous nous embrassons, il s’enfonce lentement en moi,
me remplissant de son membre épais. Nous remuons à l’unisson, nos
hanches se rejoignant par vagues.
Mes mamelons frottent contre sa poitrine, se hérissent, et il se baisse pour
en sucer un. Mais avec un gémissement, il se détache et s’allonge sur moi,
me plaquant de tout son poids sur le lit. Je me sens comme dans un cocon
en lui, entourée et empalée par tout ce qu’il est. Et je le prends,
reconnaissante qu’il me laisse entrer dans son cœur comme je le laisse
entrer dans le mien.
Le nouvel angle frappe un point profondément enfoui en moi, et je crie :
— Oh, mon Dieu, Gabe ! Juste là.
— Jouis pour moi, Princesse, dit-il, et je fais de mon mieux, si près du bord
et si désespérée de voler. Jouis avec moi.
Et cela me fait basculer. Je veux jouir avec lui pour toujours, au lit et
partout où la vie nous mène. L’idée que nous soyons ensemble pour
l’éternité, aussi longtemps que cela puisse être, compte tenu de la menace
qui pèse sur nous, est franchement formidable.
J’agrippe ses épaules alors qu’il s’enfonce de plus en plus profondément en
moi, et nous trouvons notre moment d’éternité, Gabe criant sa propre
jouissance alors que j’ai des spasmes et que je me contracte autour de lui,
aspirant ses giclées.
Je ne réalise pas que je pleure jusqu’à ce que Gabe essuie mes larmes avec
son pouce.
— Hé, tu vas bien ?
Il fronce les sourcils, l’air inquiet.
Je me mords la lèvre en hochant la tête.
— Oui, c’est juste beaucoup. Mais avec toi à mes côtés, je pense que je
peux tout gérer.
Il sourit, ses fossettes apparaissant à nouveau pour moi.
— Je ne voudrais être nulle part ailleurs. Je t’aime, Bella.
J’aimerais pouvoir dire que ses paroles font disparaître le monde qui attend
de me détruire, en le balayant avec la puissance de son amour. Mais cela ne
se produit pas. Au contraire, son vœu me donne l’impression que, peu
importe ce qui arrive, je peux le gérer avec lui. J’espère qu’il ressent la
même chose à propos de ma promesse.
— Je t’aime, Gabe. Maintenant et pour toujours.
CHAPITRE 34
GABRIEL

L ’obscurité est presque totale, avec un ciel empli de nuages qui semble
être une bénédiction, un signe que ce geste stupide n’est peut-être pas
totalement irréfléchi. Mais de toute façon, je n’aurais pas été capable de
dire non à Bella.
Attendez. En fait, j’avais dit non plusieurs fois, mais elle m’avait eu à
l’usure, et finalement, j’avais cédé avec quelques règles. Et c’est ainsi que
je me retrouve avec une Bella censée être morte, assise sur le siège passager
du camion de travail de Thomas, alors que nous arrivons chez elle.
Enfin, ce qu’il en reste.
Mais ce n’est pas une épave aussi brûlée que je le craignais. Depuis le côté
gauche de la cour avant, ça a même l’air bien. Ou du moins aussi bien
qu’elle l’a toujours été. Mais depuis la droite, on distingue le charbon noir
et la destruction. Le coin arrière, où se trouvaient la cuisine et le salon, a
quasiment disparu, un vide noir béant au cœur de la maison.
Je regarde Bella pour voir comment elle prend la chose, m’attendant à ce
qu’elle soit sur le point de s’effondrer. Mais la réalité semble l’avoir mise
en état de choc, ou bien elle entre dans une phase de colère, car elle semble
farouchement déterminée dans la faible lueur des phares du tableau de bord.
Lorsque je me gare, elle déplace sa main vers la poignée.
— Non, nous en avons parlé. Reste ici jusqu’à ce que je vérifie tout.
Elle acquiesce en soupirant, dévoilant ainsi une faille dans sa façade
courageuse.
— Je sais. J’ai juste besoin d’y aller et de voir ce qui reste.
Je lui frotte la cuisse de manière réconfortante, en m’assurant que
l’interrupteur du plafonnier soit éteint pour que l’intérieur de la voiture reste
sombre quand j’ouvre la portière. Je ne veux pas que quiconque reconnaisse
facilement Bella. En nous servant du camion de Thomas et en portant tous
les deux des vêtements noirs et des sweats à capuche, nous voulons que les
gens qui nous aperçoivent pensent que nous sommes Thomas et Mia qui
viennent inspecter la maison.
Je fais un examen des environs, en notant toutes les cachettes, même si je
l’ai déjà fait plusieurs fois quand je surveillais Bella. Mais à cette époque je
cherchais des endroits où me cacher. Aujourd’hui, ce sont des menaces
potentielles que je veux repérer.
Ne voyant rien d’anormal, j’ouvre ma portière et sors en tournant la tête.
Tenant le bouton sur la poignée de la portière, je la referme silencieusement
avant de faire le tour, marchant avec précaution pour éviter de piétiner des
branches d’arbres ou tout ce qui pourrait faire du bruit. Bella se déplace
derrière le volant, prête à démarrer le moteur et à foncer s’il le faut, et
intérieurement, je suis fier d’elle. Elle se souvient du plan et est prête à
passer à l’action si nécessaire.
Pendant que je parcours la courte distance qui me sépare de la maison, je
garde les mains dans la poche de mon sweat-shirt, la droite tenant mon
pistolet, prêt à l’action. Cela paraît étrangement normal, mais en même
temps stupide de monter les deux marches qui mènent à la porte d’entrée,
étant donné qu’il y a des trous béants dans les murs et que la porte elle-
même a été défoncée. Mais le cadre de la porte est toujours là, alors c’est
par là que je passe.
Je jette un coup d’œil en arrière, Bella semble aller bien, ou du moins le
camion est sombre et silencieux, alors je vais dans la maison. Quelle
étrange discordance que d’entrer et de pouvoir observer les étoiles à cause
des énormes trous dans le toit. La seule bonne chose ? L’endroit est toujours
debout. C’est un miracle que les pompiers aient eu autre chose que des
cendres à arroser, tant cet endroit était vieux et sec.
Une fois à l’intérieur, je sors mon arme, sans me préoccuper de la visibilité
derrière les quelques murs encore debout. Je contrôle chaque pièce, à la fois
mes appuis sur la structure affaiblie et l’absence de toute chose ou personne
menaçante.
De retour à l’avant, j’ouvre la porte pour Bella.
— C’est grave à quel point ? demande-t-elle.
— Pas bon. Il y a beaucoup de dégâts que tu ne peux pas voir de la rue, et la
maison entière a subi des dommages causés par l’eau.
Elle acquiesce d’un air sinistre, semblant se préparer à l’horreur qu’elle sent
qu’elle est sur le point de voir.
À l’intérieur, elle est silencieuse et regarde autour d’elle. Je m’attends à ce
que les larmes recommencent à couler, mais elle a dû tout verser, car elle
reste stoïque. La botte noire qu’elle a empruntée tape sur les restes de
cendres empilés sur ce qui subsiste du sol du salon. Un tas de poussière gris
argenté s’envole à nos pieds puis tombe sur le sol en parpaings que nous
distinguons en dessous puisqu’il n’y a plus de plancher dans cette zone.
— Regarde où tu marches, l’avertis-je en la tirant en arrière. J’ai vérifié,
mais je ne peux pas être sûr que ça tiendra.
Elle recule et prend la direction du couloir où je la suis. Je la vois prendre
une profonde inspiration, ses épaules se soulèvent et s’abaissent avant
qu’elle ne passe dans la chambre d’amis. Même dans la faible lumière, je
constate que sa fresque est détruite, la plaque de plâtre est saturée d’eau.
— Je sais que ce n’était qu’une peinture, dit-elle en regardant le chaos sous
ses yeux. Mais elle signifiait beaucoup pour moi. Je l’ai peinte juste après la
mort de Reggie, et ça m’a aidé à traverser ces jours sombres où j’avais
perdu tout le monde, tout. C’était ma thérapie, un signe qu’il pouvait encore
y avoir de la beauté dans le monde, même si je devais la fabriquer moi-
même.
Elle s’avance vers le mur, tendant la main pour toucher le plâtre coloré qui
s’effrite.
— Je suis désolé, Bella, dis-je doucement, en posant ma main libre sur son
épaule. Tu veux voir s’il y a quelque chose de récupérable ?
Elle hoche la tête, embrasse le bout de ses doigts et les pose sur l’endroit où
sa famille s’asseyait dans leur avion, en souvenir et en hommage.
Dans sa chambre, elle s’accroupit devant l’armoire, fouillant à l’aveuglette
dans le tas d’affaires qui ont survécu à l’incendie. Elle sort un petit étui en
métal, de la taille d’une boîte à goûter, et un sourire triste étire ses lèvres.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une boîte à souvenirs que Reggie m’a donnée quand je suis arrivée ici,
dit-elle en suivant avec révérence l’extérieur de la boîte.
Elle l’ouvre et ses yeux brillent des larmes que j’attendais alors qu’elle lève
les yeux vers le ciel.
— Merci.
Elle ramasse quelques morceaux de papier plié et des petits carrés qui
semblent être des photographies. Incapable de les voir dans l’obscurité, elle
les replace dans la boîte adorée et la referme avec un léger claquement.
— Bon, c’est tout ce dont j’ai besoin.
Je la regarde, cette femme qui a survécu toute sa vie en ne connaissant
pratiquement que des moments difficiles. Et lorsque la vie conspire pour lui
prendre encore plus, elle ne s’effondre pas, brûlée et détruite par les
flammes. Non, elle se relève tel un phénix. Elle n’a que ce qu’elle a mis
dans son sac à dos et cette boîte métallique à son nom, mais c’est tout ce
dont elle a besoin.
Elle est merveilleusement reconnaissante et humble, sachant que ce qui est
vraiment important n’est pas une maison ou des vêtements, mais des
souvenirs et des personnes.
— Tu es prête ? lui demandé-je, lui accordant une dernière chance, car je ne
sais quand nous pourrons revenir ici, avec les dangers qui guettent à chaque
coin de rue.
Elle soupire, mais secoue la tête, et je passe devant elle quand nous sortons.
Je scrute le couloir avant que nous ne sortions de la chambre et que nous ne
revenions à ce qui reste du salon. Tout semble dégagé, mais au moment où
j’arrive au coin du couloir, un coup violent me frappe à la mâchoire, me
faisant trébucher et me prenant par surprise.
On ne me surprend pas. Jamais.
Mon instinct prend le dessus, et même s’il fait presque nuit noire, je me
retourne à l’aveuglette pour affronter mon agresseur. Je vois une forme, et
je me concentre dessus, en criant à Bella :
— Cours ! Fonce !
J’entends le bruit de ses pieds et je prie pour qu’elle se conforme à ce que
j’ai dit tandis que je me jette sur l’agresseur. Il faut qu’elle sorte d’ici,
qu’elle me laisse et aille se mettre en sécurité.
Dans l’obscurité, il n’y a ni l’espace ni le temps pour porter des coups. Au
lieu de cela, nous luttons, nous cognant l’un l’autre contre la structure
affaiblie de la maison. Je tenterais bien d’utiliser mon arme contre lui, mais
il est tout aussi doué que moi, se servant de ses genoux et de ses coudes
pour me frapper en enchaînements rapides, bien que je sois aussi bon que
lui. Mais je ne dispose même pas d’une demi-seconde pour sortir mon
pistolet de ma poche, et tirer dans le noir est une option dangereuse, car j’ai
peur de toucher Bella par accident.
Je me contente donc de me tenir assez près pour le sentir, de lui envoyer des
coups dans le corps quand je peux et de bloquer ses attaques du mieux que
je peux. Un instant plus tard, je me prends un coup de genou dans les
parties, et je me plie en deux sous l’effet d’une douleur aveuglante.
Ce faisant, j’attrape l’arrière des jambes de mon agresseur, le fais chuter, et
nous nous précipitons sur le sol qui grince de manière sinistre sous l’impact.
Je sais déjà que cela ne peut pas être Carraby, il est impossible que cette
mauviette puisse me donner autant de fil à retordre même s’il avait eu une
matraque pour l’aider.
Donc si ce n’est pas lui qui vient profiter de la journée portes ouvertes
improvisée de Bella, c’est quelqu’un de bien, bien pire. C’est quelque chose
de bien pire.
— Tu as merdé, l’Ange, dit une voix désincarnée en dessous de moi.
L’assaillant a beau être sur le dos, je n’ai pas le dessus sur lui. Il contre tous
mes mouvements, et son jiu-jitsu est si bon que j’ai l’impression qu’il joue
avec moi. Comme s’il connaissait mon prochain mouvement avant moi.
Et le fait qu’il me désigne par mon nom professionnel me fait froid dans le
dos.
Mais c’est une question de vie ou de mort, et je me bats avec tout ce que
j’ai, tous les mauvais tours que j’ai appris pendant mes années de violence,
parce que c’est pour Bella et je le sais. Je me fiche de ne plus jamais
ressortir de cette maison en ruine, tant qu’elle est en sécurité. Je prie pour
qu’elle soit partie depuis longtemps maintenant, et qu’elle soit sur le
chemin du retour chez Mia.
Il faut que je lui laisse le temps de s’éloigner.
Me relevant à moitié, j’enfonce mon genou dans son rein et je recule, me
remettant debout. Si je ne peux pas le battre au sol, alors il faut que je
prenne le risque de le combattre sur ses pieds. J’ai encore la tête qui tourne.
J’ai été salement ébranlé, mais je me place entre mon agresseur et la porte,
priant pour que cela donne suffisamment de temps à Bella.
Mon adversaire me suit, et je balance un direct du droit au centre de sa
silhouette, et mon poing heurte quelque chose de dur avec un claquement.
Un petit succès que je complète par une rafale de coups de poing dans la
même zone.
Il grogne, mais au beau milieu de la rafale, je sens mes pieds se dérober
sous moi, et je me retrouve au sol, ma tête rebondit sur le plancher et le
monde vacille. J’entends un craquement sous moi, et je me demande si la
structure affaiblie par le feu pourra en supporter beaucoup plus.
Un talon de botte renforcée s’écrase dans mon ventre, accentuant la douleur
dans mes parties génitales, et je me recroqueville, protégeant mes organes
en toussant alors que le goût métallique et chaud du sang macule ma
langue.
— Tu es vraiment un ange déchu maintenant, Gabriel, dit la voix.
Je relève la tête, et comme par une intervention divine, les nuages s’écartent
un instant, laissant la lune briller à travers, les poutres vides du toit laissant
entrer la lumière.
C’est comme voir le diable prendre vie.
Il est grand, avec des cheveux blond cendré et est entièrement vêtu de noir.
Et il porte des foutues lunettes de vision nocturne. C’est comme ça qu’il
pouvait contrer si facilement tous mes mouvements. Je me bats à l’aveugle
dans le noir, alors que de son côté, c’est comme s’il faisait jour dans les
ruines noircies de la maison de Bella.
Il sourit, et ce faisant, je distingue la légère trace d’une cicatrice près de sa
bouche… Une cicatrice qui constitue autant sa carte de visite que mon
physique fait la mienne.
Cet enfoiré de Jericho.
Il frappe à nouveau, ma tête bascule en arrière, et cette fois, ce sont mes
remparts qui s’effondrent, le monde redevient noir.
CHAPITRE 35
GABRIEL

J e reviens à la conscience dans une douloureuse pulsation rouge,


passant du flottement dans l’espace à la perception douloureuse du sol
dur sous mon corps meurtri. Mais je résiste à la douleur, en me rappelant ce
qui m’a amené ici.
Jericho.
Bella !
Je me tourne à genoux, et je pose la tête sur le sol, luttant contre des vagues
de nausée alors que mon corps me rappelle les sévices qu’il a subis. Je ne
sais pas combien de temps je suis resté inconscient. La seule chose qui me
reste, c’est de prier pour que Bella ait écouté et soit repartie en trombe vers
la tour Goldstone.
Mais le malaise qui me ronge les tripes est qu’elle n’en a rien fait. Ma
princesse ne me quitterait pas, elle donnerait plutôt tout pour me sauver
parce que c’est ce qu’elle est, ce qu’elle fait. Elle donne tout à tout le
monde alors que c’est elle qui lutte ou est en danger.
La peur m’aide à me relever, même si le monde continue à tourner autour
de moi. Titubant, je me dirige vers l’embrasure de la porte, où je m’appuie
contre le cadre pendant un instant, le temps que mes yeux coopèrent et que
je puisse à nouveau voir clair. Avec une profonde respiration, je sors, et
mon cœur s’arrête devant ce que je découvre.
Le camion blanc de Thomas se trouve dans l’allée, là où je l’ai laissé, me
montrant que Bella n’est pas partie à toute vitesse. Mais ce qui est encore
plus accablant, c’est la portière ouverte côté conducteur, qui pend comme
un oiseau de malheur à une aile.
Je le sais déjà au fond de mes tripes, mais je cours quand même vers le
camion. Mais je ne peux pas faire semblant. Bella n’est plus là.
Les derniers fragments de mon illusion disparaissent quand je vois le
faisceau de câbles sous la colonne de direction et les clés qui pendent
encore inutilement du contact. Il a coupé les fils… J’avais laissé la porte
déverrouillée au cas où nous aurions besoin de filer en vitesse, mais il s’en
est servi contre nous.
Jericho est doué… et maintenant il la tient.
Je balance mon poing dans la portière que je cabosse, mais cette nouvelle
douleur m’aide à me concentrer. Je fouille dans ma poche, en sors mon
Leatherman et je vais fouiller plus loin dans les fils, pour trouver ce qu’il
me faut pour réparer le camion avant de monter dedans. Je retourne à la tour
Goldstone aussi vite que le camion le permet, mais l’ascenseur jusqu’à
l’appartement est atrocement lent, bien qu’il s’agisse d’un trajet direct.
Je me moque que tout le monde, des gardes de sécurité au maire, me voie,
je ne me soucie plus de la discrétion. Seul un homme en ville aurait les
relations nécessaires pour engager Jericho, et en ce moment, la rapidité est
de la plus haute importance. Impossible de savoir quelles horreurs il est en
train de faire subir à ma princesse en ce moment même.
— Thomas ! beuglé-je en sortant de l’ascenseur.
Dans mon domaine, je suis en général un chasseur solitaire, mais je ne suis
pas arrogant au point d’ignorer les ressources à ma disposition. Et je ferai
tout pour récupérer Bella. D’autant plus que je dispose de moyens aussi
étendus et dévoués que Thomas et Mia.
En caleçon, il arrive de l’arrière, et sa femme se presse derrière lui. Un coup
d’œil rapide me fait comprendre que j’ai probablement interrompu un petit
moment de couple, mais je ne suis pas là pour comparer les épées avec
Thomas. Le corps de Mia ne m’intéresse pas non plus, mais il la fait passer
derrière lui malgré tout. Comme si je pouvais la regarder alors que j’ai
Bella.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? me demande Thomas dès qu’il voit mon
visage. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Où est Izzy ?
— Il l’a emmenée, grogné-je, les yeux embués de rage. Cet enfoiré.
— Quoi ? Non ! hoquette Mia sous le choc.
— C’était un coup monté, dis-je en posant la main sur ma mâchoire
douloureuse. Nous nous préparions à partir lorsqu’il nous a sautés dessus.
J’ai dit à Bella de s’enfuir, mais…
Cela fait des années que je n’ai pas perdu mon sang-froid, depuis la mort de
Jeremy, mais je suis à un cheveu de mettre le feu à cette foutue ville et Mia
tremble comme une feuille morte dans une tempête de vent avec ce que j’ai
déjà expliqué. Mais Thomas garde son flegme et son sang-froid, il s’efforce
de calmer la situation.
— Assieds-toi, raconte-nous ce qui s’est passé, dit-il.
Je ne m’assieds pas, j’ai besoin de faire les cent pas, mais Thomas me
donne un petit shot de scotch en me disant que ça m’aidera. Je l’avale d’un
trait, puis je parviens à relater toutes les précautions que nous avons prises
pour aller voir la maison de Bella, le fait que Jericho nous avait guettés,
notre bagarre, puis le camion vide, et mon amour introuvable.
Mia pousse un unique sanglot à la fin quand je leur parle des fils coupés : ce
détail la convainc de la réalité de Jericho plus que le fait que je me sois fait
botter le cul.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demande Mia en reprenant le contrôle d’elle-
même. On appelle la police ?
Thomas et moi fermons les yeux, et je sais que nous pensons la même
chose.
— Pas de police, dis-je en m’agrippant au bord du comptoir. Je vais la
récupérer.
Les yeux de Mia s’écarquillent, et son regard oscille entre Thomas et moi.
— Quoi ? Elle a été kidnappée. Il faut qu’on appelle la police.
Je sais que je suis sur le point d’énerver Thomas, mais je dois m’assurer que
nous sommes tous sur la même longueur d’onde ici.
— Mia, comprends-tu ce que je fais, qui je suis ? Parce que je vais aller
récupérer Bella, et je ne veux pas que la police soit dans les parages à ce
moment-là. Ça va très vite devenir très moche.
Mia halète, et Thomas plisse les yeux, mais ils semblent à présent saisir mes
intentions, ce qui était mon but. Thomas cligne des yeux en signe
d’approbation, et je continue.
— Cet homme, Jericho, qui la détient maintenant, est sous contrat, c’est
certain. Il est du genre sadique qui aime son travail et n’a pas d’autre code
que celui de remplir une mission. Bella deviendra comme un nouveau jouet
brillant pour lui, avec lequel il pourra s’amuser et tester ses limites.
Je déglutis avec difficulté, cette pensée me donne des maux d’estomac.
— Tu le connais ? demande Thomas. Personnellement ?
— Non, dis-je en secouant la tête. J’ai seulement entendu parler de lui et de
son travail. Nous sommes… eh bien je crois qu’on pourrait dire que nous
sommes en concurrences pour les mêmes contrats. Sauf que je choisis mes
missions avec soin. Pour Jericho, il ne s’agit ni d’une question d’argent, ni
de faire payer quelqu’un pour un acte répréhensible. C’est une question de
brutalité cautionnée.
— Et il détient Izzy ? soupire Mia en frottant ses cheveux ébouriffés. Que
pouvons-nous faire ?
— J’ai besoin de ton cerveau et tes ordinateurs, expliqué-je à Mia sans
détour. J’ai besoin d’informations.
Thomas hausse un sourcil au moment même où Mia hoche la tête, le regard
droit.
— Je ne veux pas trop insister, mais il a pris l’avantage sur toi. Tu es sûr
que tu n’as pas besoin d’aide ou d’un quelconque renfort ?
Je secoue la tête, en regardant Thomas dans les yeux.
— Non. Et ce n’est pas à débattre, Thomas. Je ne t’emmène pas avec moi.
Tu te débrouillerais sans doute très bien dans une bagarre de bar, mais là, tu
as affaire à un tueur entraîné. C’est le moment où des types comme toi
engagent des types comme moi. Et il faut que je fasse ce boulot seul.
Mia prend la main de Thomas, ce qui me conforte dans ma décision. Il faut
qu’il reste ici pour elle, car à un certain niveau, cela les concerne toujours.
Des pions sont sacrifiés pour affaiblir le roi et la reine. Thomas regarde
Mia, puis revient vers moi.
— Je déteste ça, putain.
— Je sais. Et j’apprécie ton offre, mais je peux le faire. Il faut juste que je
découvre où il l’a emmenée.
— Alors mettons-nous au travail, dit Mia, les yeux plissés alors qu’elle
disparaît à l’arrière.
Elle revient une minute plus tard vêtue d’un pantalon de yoga et du même t-
shirt, avant de balancer un survêtement à Thomas.
— Ce sera plus rapide d’aller à mon bureau.
Le bureau de Mia, situé au sous-sol, est un véritable sanctuaire de
l’informatique. Elle met ses trois écrans au travail, extrayant des données
aussi vite qu’elle peut les taper.
Quand l’horloge sur le mur sonne minuit, nous étudions des cartes
détaillées de Roseboro, pour déterminer les possibles cachettes où Jericho
aurait pu emmener Bella. Mia est une machine, qui établit des corrélations
entre les dossiers fiscaux, la densité de population, la couverture policière,
et plus encore, mais même avec tout cela, il existe simplement trop de
pistes.
— Sept, dit Mia alors qu’elle appuie sur le bouton Imprimer sur sa machine.
C’est… c’est le mieux que je puisse faire, Gabriel. Si j’avais…
— Tu as fait passer les possibilités de plusieurs milliers à seulement sept, la
rassuré-je. S’il le faut, je vais…
C’est à ce moment précis que survient la pire espèce d’interruption. Mon
téléphone bipe, annonçant un SMS entrant. C’est mon téléphone prépayé. Il
n’y a qu’un homme, et Bella, qui connaissent ce numéro en particulier.
Je l’ouvre et la rage jaillit, chauffée à blanc, dans mes veines. C’est une
photo de Bella, les mains liées par un cordon de serrage à une chaise, la tête
pendante sur le côté. Elle est morte ou inconsciente ?
— Merde !
— Qu’est-ce que c’est ? demande Thomas, la mâchoire crispée.
Je leur montre la photo et Mia crie doucement. Sous la photo se trouve une
adresse, et je note avec une certaine satisfaction qu’elle figure sur la liste
des sept propriétés de Mia.
Les derniers mots constituent un ultime espoir. La phrase « Viens la
chercher » clignote, accompagnée d’un émoji animé souriant et rieur.
Il s’amuse. Ce salaud prend son pied en la torturant et en me narguant.
Je me lève.
— Il faut que je parte.
— C’est un piège, tu le sais, dit Thomas, étonnamment raisonnable sous la
pression. Et tu ne connais rien de ce bâtiment.
— Je sais, mais c’est ma faute, dis-je. Il faut que je la sauve.
Mia plisse le front et elle s’essuie les yeux.
— Ta faute ? Tu n’y es pour rien s’il y a un foutu détraqué qui a une envie
maladive de faire du mal à Thomas.
— Je savais que quelque chose clochait dans ce contrat depuis le début.
C’est pour cela que j’ai tardé, admets-je en secouant la tête. Je n’aurais
jamais dû l’emmener loin de la sécurité de ce penthouse ce soir, mais j’étais
faible. Et si Blackwell veut lui faire du mal pour t’atteindre, Jericho prend
un malin plaisir à me faire ça.
Thomas parle d’une voix grave, contrôlée.
— Tu as dit que tu ne le connaissais pas personnellement.
— C’est vrai. Mais je peux juger l’homme avec… avec sa manière de tuer,
si cela a un sens. J’ai dans l’idée que le contrat de Jericho nous concerne
Bella et moi, car Blackwell ne prendra pas bien ma défection. Mais Jericho
ou Blackwell, ou peut-être même les deux veulent que je souffre. J’étais
inconscient sur le sol, il aurait pu en finir avec moi à ce moment-là, sortir,
coller deux balles à Bella, et le travail aurait été accompli. Mais il n’en a
rien fait.
J’imagine ce scénario, ma Bella étendue dans l’herbe, morte dans la nuit
noire, et je prie pour que ce que Jericho est en train de lui faire subir ne
fasse pas d’une mort rapide et facile une option préférable et paisible.
Je pense à ce que je sais de Jericho. Malgré son sadisme et sa réputation de
cruauté, il est aussi connu pour sa planification détaillée et son exécution
précise. C’est la raison pour laquelle il est souvent engagé pour extorquer
des informations, car lorsqu’il a fini de s’amuser, ses victimes se
confesseront juste pour se libérer définitivement de la douleur qu’il leur a
fait subir. Parfois, on l’engage simplement pour la torture, sans avoir besoin
d’informations. Sa dépravation entraîne simplement une mort douloureuse
pour la cible de son contrat.
Diabolique. C’est le seul mot pour le décrire.
— Gabriel ? demande Mia, et je m’éclaircis la gorge.
— Nous ne sommes pas amis, ni même collègues, mais il existe un certain
niveau de respect envers les autres professionnels. En acceptant ce contrat
contre moi, il affirme que j’ai trahi la profession, et il voudra le prouver.
Mais il veut faire durer ça pour son propre plaisir, me tourmenter en s’en
prenant à Bella. C’est la seule raison pour laquelle il l’aurait emmenée et
m’aurait laissé, pour faire mal parce que c’est un bâtard cruel. Et une fois
qu’il se sera amusé, il nous tuera tous les deux pour remplir son contrat.
Je le dis sans détour parce que si je veux que ça marche, il faut que je
renoue avec le côté froid et sans cœur qui est en moi. Discuter de meurtres
sous contrat est normal pour cette partie, même si ce contrat est très
différent.
Mais Thomas et Mia semblent horrifiés par ma manière désinvolte de parler
de la mort.
— Oh, mon Dieu, je vais être malade, dit Mia, portant la main à sa bouche.
Thomas lui frotte le dos de façon apaisante.
— Je vous contacte dès que je peux, dis-je quand j’atteins la porte. Mia, si
tu peux, j’ai besoin de toi près du téléphone, prête à m’envoyer des infos.
— Je peux faire mieux, dit Thomas, qui prend un ordinateur tablette sur une
station d’accueil à côté du bureau de Mia. Il est relié à son système, un petit
gadget que nous avons mis au point pour les voyages d’affaires. Elle tape,
et ça apparaît sur son écran.
— Parfait… alors il va me falloir toutes les infos que tu pourras rassembler
dans les dix prochaines minutes, dis-je. Des flux vidéo, des caméras de
circulation, n’importe quoi. Et je vous suggère de rester ici. Si Blackwell
escalade, qui sait s’il te considérera toujours comme hors limites.
Thomas pince les lèvres en hochant la tête.
— Je te fais confiance pour t’occuper d’Izzy. Tu peux me faire confiance
pour gérer Blackwell.
— Si j’échoue… faites de cet endroit une forteresse, lui conseillé-je. Au
moins jusqu’à ce que vous puissiez quitter la ville.
Le trajet jusqu’à l’adresse que Jericho m’a transmise se déroule en silence,
la tablette émettant de temps en temps des bips lorsque Mia m’envoie des
informations. Chaque bip est pour moi l’occasion de me séparer, d’éteindre
mon humanité et de me muer en ce tueur froid et implacable que je sais être
en moi. Mes émotions se bloquent, mon cœur ralentit, et mon sang se glace.
Je redeviens l’Ange déchu.
Non… Je dois devenir plus. Ou serait-ce moins ? Plus de monstres, moins
d’hommes, plus de mal, moins récupérable.
Parce que ce soir, je ne pourrai pas m’arrêter. Pas avant la mort de Jericho.
J’espère seulement arriver au bout de cette nuit avec Bella, et mon âme
intacte.
CHAPITRE 36
ISABELLA

L a première chose dont je suis consciente, c’est du froid. Il semble être


partout, sur ma peau, dans mes os… même mes cheveux sont froids.
J’essaie de tendre la main pour essuyer les larmes qui coulent au coin de
mes yeux. Mais quand je veux le faire, elles ne bougent pas, et je me rends
compte que je suis attachée sur une chaise métallique. Je lutte contre
l’entrave, mais je ne peux que me tortiller un peu avant de m’irriter les
poignets. Et la même chose est valable pour mes chevilles. Je cligne des
yeux jusqu’à ce que je puisse voir, je baisse la tête et je constate que les
deux sont ligotées avec des liens en plastique.
Merde.
— Hé ? murmuré-je, avec un goût de produits chimiques dans la bouche.
J’ai l’esprit embrumé, mais j’ai le vague souvenir d’un tissu sur mon
visage, et de l’obscurité.
Je balaie la pièce du regard, essayant de comprendre où je me trouve. Je ne
vois pas grand-chose. Les lumières sont si faibles que je ne distingue pas les
murs de la pièce, alors j’essaie à nouveau.
— HÉ-HOOOO !
Le son rebondit sur les murs, un écho qui se réverbère assez fort pour faire
siffler mes oreilles. Au moins, je sais que, où que je sois, la pièce n’est pas
si grande.
Je grimace en regrettant de ne pas pouvoir plaquer mes mains sur mes
oreilles, mais je ne réussis qu’à me faire mal aux avant-bras.
— Ça ne t’aidera pas, dit une voix dans l’obscurité, avec un léger accent
que je n’arrive pas à situer. Tu peux hurler jusqu’à n’avoir plus de voix.
Personne ne t’entendra. Ce bâtiment est à un kilomètre de tout.
— Qui… qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ? demandé-je, essayant
de ne pas laisser la peur transparaître dans ma voix, mais je tremble, ça
s’entend.
Les lumières s’allument soudain, et je vois où je suis. Ou du moins, je vois
où, mais cela ne signifie pas que je comprends.
On dirait un bureau, le genre d’endroit que l’on trouve dans un atelier de
mécanique ou quelque chose d’industriel.
Je ne suis pas capable d’en dire plus, car toutes les surfaces de la pièce sont
recouvertes de bâches en plastique, comme celles que l’on trouve lorsqu’on
peint une pièce et que l’on sait que l’on va salir. Il y en a des épaisses aussi,
du plastique transparent légèrement opaque qui recouvre tous les murs, la
fenêtre, dont je sais qu’elle est là uniquement parce qu’une faible lumière la
traverse, le sol, la porte… En levant les yeux, je constate même que le
plafond en est couvert.
L’idée d’être entourée de tout ce plastique me fait froid dans le dos et me
rappelle toutes sortes d’images tirées des pires films d’horreur de fin de
soirée.
Puis je sens une présence dans mon dos et, lentement, un grand homme
blond, aux cheveux bien coiffés et au visage froid et aristocratique, me
contourne et s’arrête juste en face de moi.
Il est entièrement vêtu de noir, mais là où Gabe et moi étions en jeans et
sweats à capuche, cet homme porte un pantalon et une chemise. Et des
gants en cuir noir, qui remplissent mon cœur d’un sentiment d’effroi
écœurant et désespéré. Il incline la tête, lève un sourcil, et après un moment,
je comprends qu’il s’attend à ce que je parle.
— Qui êtes-vous ? répété-je.
— Mon nom est Jericho, dit l’homme. Et tu es Isabella Turner.
Il sourit, et un autre frisson me parcourt la colonne. C’est le sourire d’un
homme qui n’aurait aucun scrupule à mettre fin à ma vie. Mon cœur se fige
dans ma poitrine, car dans ses yeux, je ne vois aucune pitié, aucune
humanité.
C’est encore pire que lorsque j’ai vu Gabriel alors qu’il était prêt à tuer
Russell.
— Tu m’amuses, dit-il, mais son visage ne montre aucun signe de joie.
Alors, explique-moi comment une créature aussi insignifiante a pu
engendrer autant de problèmes ? Je ne comprends pas.
Il effleure ma pommette du revers d’un doigt, et je recule, essayant de
m’éloigner.
— Non, dis-je en secouant la tête. Ne me touchez pas !
De quelque part au loin, j’entends mon nom.
— Bella ?
Je n’arrive pas à savoir exactement d’où ça vient. Le son est étouffé par les
parois ou le plastique, je ne saurais dire. Mais je sais qui c’est.
C’est Gabe ! Il est venu pour moi. Dieu merci, me dis-je. Mais ensuite je
vois la joie sur le visage de Jericho et je reconsidère mon espoir que Gabe
puisse me sauver.
— Gabe ! Va-t’en ! lui crié-je, parce que je veux qu’au moins l’un d’entre
nous s’en sorte, et que je doute fortement de pouvoir quitter cette pièce en
vie.
Jericho se retourne vers moi, ses yeux s’illuminent, et je me rends compte à
quel point il avait l’air mort de l’intérieur avant. Mais ce… ce regard est
tellement pire.
— Ah… il a été un peu plus rapide que je ne l’avais prévu. Je n’ai pas fini
de lui planter le décor. Dommage, mais nous poursuivrons cette
conversation plus tard. Il est temps de me mettre au travail.
J’ai entendu dire que quand on aime ce qu’on fait, on ne travaille pas un
seul jour dans sa vie. Quand je le vois se précipiter vers le bureau, je
soupçonne que c’est vrai dans le cas de Jericho. Il aime son travail, aussi
tordu et affreux soit-il. Et je serai celle qui devra payer pour cette soif de
sang. Moi, et Gabe, si je ne parviens pas à le convaincre de me laisser.
Jericho prend quelque chose dans une boîte à outils sur le bureau recouvert
de plastique. Au départ, je ne vois pas ce dont il s’agit, mais il se retourne et
me le montre. C’est la partie anticipation de la terreur qu’il recherche. Ce
sont des pinces, comme celles que j’ai utilisées au Gravy Train pour aider
Henry à l’arrière à effectuer des réparations mineures, mais celles-ci ont des
lames tranchantes. Il les fait cliqueter, imitant le mouvement avec sa
bouche, ses dents écrasant l’air.
— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que vous faites ? bégayé-je de peur, les
yeux écarquillés.
Il ne répond pas, se rapprochant pas à pas, et je me tortille sur la chaise.
Mais il m’a bien ligotée, les pieds au-dessus du sol, et la chaise est difficile
à renverser. Je ne parviens qu’à m’abîmer les poignets et à écraser mes
omoplates contre le dossier de la chaise, assez fort pour me faire hurler.
Jéricho agrippe ma main gauche, et j’ai beau essayer de la retirer, elle est
bloquée par le lien de serrage. Il fait glisser le métal froid sur le dos de mes
doigts, provoquant des frissons dans tout mon corps.
— Non, non, non… imploré-je, ne saisissant même pas complètement ce
qu’il a l’intention de faire, tout en sachant que ce ne sera pas bon.
— Pique, nique, douille…
Mon cri se mue en un hurlement à glacer le sang lorsque Jericho, à toute
vitesse, accroche la pince à mon auriculaire et la tourne sur le côté.
La douleur est immédiate et insupportable.
— Aaaaaahhhhhh !
Les larmes coulent, et une nouvelle forme de terreur m’envahit. La peur de
l’inconnu est une chose, mais c’est la première étape de destruction dans le
plan de Jericho, et la réalité est au-delà de tout ce que je n’ai jamais connu.
Je croyais connaître la douleur, la dévastation émotionnelle causée par les
pertes que j’ai subies, et même l’inconfort physique dû aux épreuves. Mais
ça, c’est net et vif et ça fait tellement plus mal.
— Fantastique… J’adore ce son, lance Jericho sur le ton de la conversation.
Il se penche plus près, comme s’il inspectait son travail. Je ne peux
m’empêcher de regarder à mon tour, même si je n’en ai désespérément pas
envie.
Je m’attends à moitié à voir mon doigt pendre mollement, mais je découvre
qu’il n’est pas là du tout. Jericho l’a coupé net de ma main et la pièce
vacille tandis que je me sens défaillir à cette vue. Même à travers mon
vertige, je jurerais avoir vu l’éclair de la langue de Jericho quand il se lèche
les lèvres, ravi de voir les filets de sang couler du bouton noueux où se
trouvait mon doigt.
— Bella !
J’entends Gabe, ses pas qui martèlent le sol. Mon courage, qui consistait à
lui dire de partir, s’évapore dans la douleur ardente, et je regarde autour de
moi, essayant de le trouver honteuse de souhaiter qu’il me sauve, qu’il
m’aide, qu’il me délivre.
Dans un brouillard, je vois que Jericho est impatient. Il est prêt, dépose la
pince sur le bureau et ouvre un tiroir d’où il sort un pistolet. Et l’espace
d’une seconde, j’ai les idées claires.
— Non ! Laisse-moi, Gabe ! Il va nous tuer tous les deux. Je t’en prie, je
t’aime ! Va-t’en !
Je me débats à nouveau contre la chaise, essayant de me libérer ou au moins
de m’éloigner de Jericho.
Un coup de feu retentit en réponse, brisant mes paroles. Il est bruyant et
perçant, il résonne dans l’espace vide, mais il semble proche. Vraiment
proche.
Jericho sourit, enfin vraiment heureux.
— C’est l’heure du spectacle !
Sa voix est robotique et froide, son visage encore plus menaçant quand il
inspire en écartant les épaules.
Il avance derrière moi et le plastique bruisse. Je jette un coup d’œil par-
dessus mon épaule, et il a disparu, disparu dans l’espace au-delà de la pièce
en plastique qu’il a créée pour moi.
— Il arrive, Gabe ! hurlé-je, m’étouffant avec mes larmes et ma peur.
Cours !
Mais mes mots arrivent trop tard, car deux coups de feu m’interrompent.
J’ai le cœur au bord des lèvres, mais la peur que Gabe se soit fait tirer
dessus s’évanouit quand j’entends une bagarre qui commence hors de ma
vue. Je ne sais pas où ils se trouvent parce que tout résonne, mais j’entends
le bruit de la chair, les grognements quand les coups tombent, et le son de
leurs corps qui se cognent contre ce que je devine être des murs et des
meubles à l’extérieur du plastique.
Mon cerveau n’est plus qu’une masse de gelée inutile entre mes oreilles, et
ma poitrine me fait mal à force de retenir ma respiration. Mais l’instinct
finit par prendre le dessus et je respire à nouveau. Je me débats contre mes
liens, et au début je crois que ça n’a rien donné, mais ensuite je sens
quelque chose… glisser.
Heureusement, mon esprit se focalise et je répète le mouvement, en agitant
ma main d’avant en arrière, pour voir ce qui cède. Le sang aide mon
poignet à coulisser entre le bracelet en plastique et le bras de la chaise,
lubrifiant un peu l’ajustement serré.
Je n’ai qu’un tout petit espace pour passer ma main et l’idée de la faire
glisser dans cet espace étroit me fait déjà gémir de peur, mais quand
j’entends un autre bruit sourd provenant du combat à l’extérieur, je mets
cela de côté.
Je peux le faire. J’ai fait des choses incroyablement difficiles dans ma vie,
j’ai traversé l’enfer et j’en suis sortie, et je suis capable de m’attaquer à
n’importe quel obstacle qui se dresse devant moi et de le surmonter. Je suis
une femme forte, et je ne vais pas rester assise à attendre que quelqu’un
d’autre fasse ce que je peux faire moi-même.
Et Gabe a besoin de moi.
Revigorée, je ne remue pas tout mon corps, mais me concentre sur mon bras
gauche. Je tire lentement vers l’arrière, en soulevant mon corps pour
essayer de me glisser dans le petit espace. Mais la seule sensation que
j’obtiens est le hurlement de mon poignet lorsque le nylon se resserre
comme un étau autour de mes os.
Je tire d’un coup sec, en tournant à gauche puis à droite, et la chaise bascule
à nouveau, cette fois-ci me faisant presque chanceler au point de tomber.
Mais je suis tout proche, je sens le jeu dans le lien.
Je réfléchis et plie mon pouce dans ma paume, rendant ma main aussi
étroite que possible. Je prends une profonde inspiration pour me préparer, je
tire d’un coup sec et la douleur me transperce.
La chaise tombe sous la force de ma traction, s’écrase au sol et j’en ai le
souffle coupé. Pendant un moment de stupeur, je crois que j’ai échoué. Mais
je me rends alors compte que ma main est libre, ensanglantée et défigurée,
mais détachée.
Oh, mon Dieu ! Ça a marché !
Cependant, je ne peux pas faire la même chose avec ma main droite, alors
je jette un coup d’œil autour de moi. Le bureau, avec ses outils, ne se trouve
qu’à un mètre, mais j’ai l’impression de faire des kilomètres en m’en
approchant, me traînant d’une main, chaque prise sur le sol me faisant
grogner de douleur. Lorsque je suis assez près, je lève les yeux vers la boîte
à outils au-dessus de moi.
Je grogne en tendant la main, m’agrippant à un bord de la boîte en métal.
Avec un cri, je fais basculer la boîte sur le bord du bureau, et son contenu se
répand sur le sol à côté de moi. Là, juste devant moi, se trouve mon salut…
une paire de pinces coupantes.
Je frissonne soudain, me demandant ce que Jericho avait en tête pour moi
avec cet outil, mais je n’ai pas le temps d’y réfléchir maintenant. Au lieu de
cela, je m’en sers pour libérer ma main droite, puis mes deux jambes, et me
mettre debout.
Je dois aider Gabe, me dis-je en me frayant un chemin à travers le plastique
devant la porte. Il fait toujours sombre dans le local, mais à l’extérieur, le
bureau ressemble davantage à un entrepôt avec de hauts rails de lumière
jaune pâle.
Je suis les bruits de leur bagarre, les grognements devenant plus clairs à
mesure que je me rapproche.
— Tu aurais dû faire ton travail, Gabriel, dit Jéricho. Elle n’est qu’un
contrat.
— Non, c’est faux, répond Gabe en grognant, comme s’il souffrait. Elle est
à moi.
Je me rapproche, je suis témoin de la lutte en direct alors qu’ils manœuvrent
pour prendre le dessus. Les deux hommes sont en sang, enchevêtrés sur le
sol en béton et roulent d’avant en arrière. Des coups de coude et des coups
de poing apparaissent de temps en temps pour heurter le corps de l’autre
avant de recommencer encore et encore.
J’ai envie de crier pour encourager Gabe, mais il n’a pas besoin d’une
pompom girl pour le distraire. Il lui faut une aide réelle. J’aimerais me dire
qu’il peut gérer ça tout seul, et en vérité, c’est peut-être le cas. Je ne l’ai
jamais vu vraiment en action comme ça. Mais je ne peux pas rester debout à
ne rien faire quand l’homme que j’aime se bat pour sa vie. Et la mienne.
Je repère un manche à balai contre le mur, m’en empare et prends le risque
de m’approcher davantage, prête à frapper Jéricho dès que j’aurai une
ouverture. Soudain, Gabe, qui est en dessous, frappe le cou de Jericho d’un
coup de coude, ce qui me donne une opportunité.
Je finis par prendre un grand risque et abats le manche à balai sur le crâne
de Jericho où il se brise en trois morceaux, sans pour autant l’assommer.
Il tourne la tête, comme un Terminator, me fixant d’un regard haineux, et
attrape les restes du balai.
— Une plaque d’acier… un accident de ski, explique-t-il en montrant sa
tête avant de me jeter sur le côté.
Gabe hurle de fureur en me voyant trébucher, mais la chance me sourit
lorsque je rebondis sur une fontaine à eau et que je distingue une ombre
noire sur le sol. Je me penche rapidement pour vérifier si c’est ce que je
pense. Heureusement, j’ai raison, et ma main droite s’enroule autour du
métal froid d’une arme.
Je ne sais pas si c’est celle de Gabe ou de Jericho. Mais je vérifie la sûreté
et repère la petite ligne rouge, comme Saul me l’a appris à l’armurerie.
— Arrêtez. Éloignez-vous de lui, aboyé-je, priant pour que ma voix soit
plus assurée que je ne le suis parce que mes genoux sont sérieusement en
train de trembler.
Contre toute attente, les deux hommes se repoussent mutuellement. Ils
m’obéissent, et Jericho se lève tandis que Gabe roule à genoux, les mains
tendues vers moi. L’autre, quant à lui, semble plus intrigué qu’autre chose.
— Viens ici, Princesse. Donne-moi cette arme, me dit Gabe d’un ton doux.
Tu ne veux pas franchir cette ligne. Fais-moi confiance.
Pour être honnête, cela semble être la meilleure idée. De nous deux, c’est de
loin lui le mieux équipé pour gérer Jericho et une arme chargée.
Mais alors que je me tourne vers lui, le tueur s’élance vers nous.
Je ne réfléchis pas. Je n’ai pas le temps. Que je sois la cible ou l’appât, je
m’en fiche. Je réagis simplement en état de légitime défense, ma main
appuyant sur la détente comme on me l’a appris. Bizarrement, le
claquement du pistolet est plus faible ici que lorsque je m’entraînais, et le
corps de Jericho est secoué une fois, deux fois, et une troisième fois. Il
trébuche, portant sa main gauche sur le trou qui est apparu dans sa poitrine.
Il fixe sa main en état de choc total avant de s’effondrer sur le sol.
— Oh, mon Dieu, est-ce que je l’ai tué ? Est-ce que je viens de tuer un
homme ? murmuré-je alors que Gabe se lève et me prend l’arme, avant de
me serrer dans ses bras.
Je ne peux pas… non… quoi ? L’incrédulité m’embrouille l’esprit, et le
monde se met à tourner.
Je ne distingue que son visage, les yeux écarquillés sur le sol, sous le coup
du choc, de la peur… à moins que ce ne soit de la colère ? Je n’en sais rien,
mais je ne parviens pas à me concentrer assez pour le déchiffrer pour le
moment.
Au lieu de cela, je m’effondre dans les bras de Gabriel alors que tout
devient noir.
CHAPITRE 37
GABRIEL

J ’espère que cette fois-ci, le réveil sera une expérience complètement


différente pour Bella. Il n’y a pas de liens de serrage et pas de chaise,
pas de Jericho ni de plastique. Au lieu de cela, elle est confortablement
installée dans le doux duvet de la mousse à mémoire de forme et du coton
égyptien, la tête calée sur deux oreillers en duvet que j’ai voulu ajuster,
mais que je n’ai pas touchés de peur de la réveiller.
Elle fait un petit bruit, et je me penche plus près d’elle, craignant qu’elle ne
souffre. Ses lèvres s’agitent, et je comprends qu’elle fait un cauchemar,
alors je tends la main et la pose sur son front.
— C’est bon, princesse, je suis là. Bon retour.
Elle essaie de prononcer des mots, mais sa gorge semble irritée et sèche, car
elle déglutit plusieurs fois. Je tiens un verre d’eau avec une paille devant
elle et elle boit quelques gorgées avec reconnaissance.
— Pas trop au début, l’avertis-je, et elle ralentit le rythme. Ça fait un
moment que tu es dans les vapes… mieux vaut ne pas contrarier ton
estomac.
Le peu d’eau lui soulage la gorge et elle cligne des yeux, encore un peu
groggy.
— Que s’est-il passé ? Où suis-je ? demande-t-elle, puis elle regarde autour
d’elle. Chez Mia ?
Je grimace, en me concentrant sur sa première question.
— Quelle est la dernière chose dont tu te souviens ?
Elle cligne à nouveau des yeux et se souvient, et je vois le jeu des émotions
sur son visage comme dans un film. La maison, le feu, Jericho qui m’a
assommé et l’a kidnappée. Je vois la peur, la terreur à l’idée qu’il faille que
je sois mort pour laisser Jericho la capturer, celle qu’elle a dû ressentir
quand elle s’est réveillée dans la pièce recouverte de plastique, la frayeur de
nous voir nous battre Jericho et moi.
Et le pistolet.
— Est-ce que je l’ai tué ? demande-t-elle timidement après un moment. Une
partie de moi espère que non, que je l’ai juste blessé et que nous nous
sommes enfuis. Et une autre, tout aussi importante, qui espère que j’ai tué
cette ordure et que nous sommes en sécurité.
Je hoche lentement la tête, en caressant sa joue.
— Tu nous protégeais. Tu as fait ce que tu devais faire, Princesse, et je ne
veux pas que tu doutes une seule seconde que si tu ne l’avais pas abattu, il
nous aurait tués.
Je lui parle doucement, sans savoir si elle se sent coupable ou si elle a des
remords pour ce qu’elle a fait. Tuer quelqu’un n’est pas quelque chose à
prendre à la légère, et je me souviens encore très bien de la première fois où
j’ai pris une vie.
Il y a des moments où j’aurais aimé avoir quelqu’un en qui je pouvais avoir
confiance pour m’aider à surmonter les bouleversements que cela a
provoqués dans mon esprit et dans mon âme. Alors si je peux jouer ce rôle
auprès d’elle, je le ferai.
Elle semble pensive, comme si elle scrutait ses pensées, à la recherche d’un
quelconque signe de doute, et je ne parviens pas à déchiffrer son expression
pour savoir ce qu’elle ressent.
— Te sens-tu mal à propos des personnes que tu as tuées ? demande-t-elle
sans détour. Au moins l’une d’entre elles ?
Je tressaille, surpris par la question.
— Mal, c’est peut-être un terme trop générique. Je ne me sens pas
coupable. Ils étaient tous comme Jericho. Pas des tueurs entraînés à
proprement parler, mais malgré tout, le monde se porte bien mieux sans ces
gens. Je m’en suis assuré. S’il y a une chose que je regrette, c’est que la
situation en soit arrivée là. Je déteste l’idée qu’ils aient gaspillé leur vie à
faire quelque chose qui la leur a coûtée. Je dirais que je me sens souillé,
mais avec une meilleure perspective sur ce que devrait être la vie. Est-ce
que ça a un sens ?
Je dois bien avouer que ce n’est pas le monologue le plus fluide de
l’histoire. Jamais je n’ai tenté de mettre des mots sur les sentiments que
j’éprouve à l’égard de mon travail. C’était plus prudent de tout garder en
moi. De toute manière, je n’avais personne à qui en parler, et j’ai toujours
pu justifier mes actions en me disant que c’était pour attraper les assassins
de Jeremy.
Même lorsque les contrats allaient au-delà de ce qui pouvait m’aider à
remplir cette mission et qu’il s’agissait plutôt d’extérioriser ma colère sur le
monde de manière violente et destructrice, je trouvais une raison pour que
cela paraisse acceptable.
Ce qui se passe au fond de moi, c’est une autre histoire. Je sais que je suis
damné, et cela fait bien longtemps que je suis en paix avec cette idée.
— Je comprends. Je ne regrette pas de l’avoir tué, même si c’était horrible.
Parce que le pire dans tout ça, c’est cette peur que j’ai ressentie à l’idée
qu’il te tue. Ça l’excitait, comme s’il était défoncé par l’attente, la torture,
toute cette expérience.
Elle frissonne avant de continuer.
— Quand il t’a entendu, l’expression de Jericho a changé. Il est passé de
mort et impassible à affamé et impatient. Quand tu es arrivé pour me
sauver, c’est la seule fois où il a pris vie. Mais, et maintenant ? Est-ce que je
vais avoir des problèmes ?
— Je m’en suis occupé, dis-je doucement, sachant que même si je ne l’avais
pas fait, je l’aurais protégée.
Jamais elle n’aurait plongé pour avoir tué Jéricho, même si j’avais dû
avouer moi-même. Dans ce cas particulier, cependant, ce n’est pas
nécessaire.
— Il n’y aura pas de questions, pas de flics et personne ne cherchera
Jericho. Il était aussi seul au monde que je l’étais avant toi. Il ne manquera à
personne.
Elle fronce les sourcils et baisse les yeux sur la couette.
— C’est triste.
Ses mots me touchent. Elle peut devenir forte et dure… mais elle possède
une essence intérieure de pureté, de bonté, qui ne sera jamais ébranlée. Je
déglutis, la gorge serrée, alors que ses yeux se relèvent vers les miens.
— Est-ce que j’ai envie de savoir comment tu t’en es « occupé » ou est-ce
que ça va juste me donner des cauchemars ?
Je hausse un sourcil, lui laissant un moment pour décider par elle-même, et
elle se tasse un peu.
— Je ne veux pas savoir. Du moins, pas maintenant. Peut-être un jour.
Je lui adresse un doux sourire, repousse ses cheveux en arrière et dépose un
baiser sur son front.
— Quand tu voudras savoir, je te raconterai tout. Et si tu n’as jamais envie
de savoir, ce sera tout aussi bien.
En toute honnêteté, j’ai l’espoir égoïste qu’elle ne voudra jamais savoir.
Elle n’a aucun intérêt à connaître les détails de la manière dont je me suis
servi des bâches en plastique de Jericho pour emballer son corps, à
l’exception d’une pièce maîtresse. Elle n’a pas besoin de savoir comment
j’ai utilisé le camion de Thomas pour transporter sa dépouille dans les bois,
où j’ai appliqué le même plan que j’avais initialement prévu pour Bella. Les
détails de mes agissements ne pourront que lui donner des cauchemars. Je
les lui épargnerais, aussi longtemps qu’elle aura la certitude que je me suis
occupé de tout avec les compétences que j’ai développées pendant des
années.
J’ai veillé à ce que ce déchargement de corps soit le plus propre possible,
sans aucune trace de ce qui s’est passé, de qui l’a fait, ni d’où cela a eu lieu.
D’une part, parce que je veux être certain qu’elle ne sera jamais identifiée
comme étant celle qui a pressé la détente, et d’autre part, parce que je veux
que nous nous en sortions tous les deux indemnes pour être ensemble.
— Et pour Blackwell ? Ne va-t-il pas simplement envoyer un autre tueur à
gages ? Cela ne sera jamais fini, n’est-ce pas ?
J’aimerais pouvoir lui raconter une histoire de soleil et d’arc-en-ciel, de fins
heureuses et de biscuits au chocolat. Mais je ne peux pas.
— Il n’y a aucun moyen d’en être sûr. Comme c’est un homme logique, il
ne devrait pas le faire. Il s’en est pris à toi pour essayer d’atteindre Thomas
indirectement puisque ce dernier est un personnage public, trop bien
protégé. Il voulait jouer sur l’élément de surprise. À présent que Thomas est
au courant, le risque de frapper de nouveau est important, surtout qu’il se
prépare maintenant à la guerre. Blackwell a d’autres cibles en vue, celles
qu’il veut vraiment atteindre.
— Tu veux dire que je ne suis que du menu fretin ? demande Bella,
essayant de cacher son inquiétude derrière l’humour. Le genre que tu
rejettes quand tu les attrapes ?
— Eh bien, je ne te rejetterai pas, c’est sûr. Mais j’ai l’impression que c’est
moi qui suis accroché à ta ligne.
Je me penche, embrasse son cou avant de la mordiller doucement.
Elle sort ses mains de sous la couette, et commence à me toucher, mais
s’arrête quand elle voit le pansement.
— Oh, mon Dieu, j’ai oublié cette partie. Ou je l’ai bloquée. Mon doigt !
Elle touche l’épais bandage blanc enroulé autour de sa paume et là où se
trouvait son auriculaire gauche.
— C’est engourdi.
— Je suis désolé, Princesse. Thomas a fait venir un médecin pour nettoyer
et recoudre. Le médecin a dit que tu irais bien, mais que tu devras prendre
des antibiotiques pendant deux semaines. Il t’a donné un léger sédatif le
temps de faire les points de suture, c’est pourquoi tu étais un peu groggy.
— Oui, dit Bella avant de renifler en regardant sa main. Je suis désolée. Je
sais que c’est stupide de pleurer alors que les choses auraient pu être bien
pires. Mais c’est ma main. Je suis une artiste, bordel de merde !
J’embrasse sa paume bandée, puis sa paume droite.
— Bella, tu es droitière. Tu peux écrire, dessiner, peindre, et plus encore. La
seule chose qui va te poser problème pendant les prochains mois, c’est la
frappe sur le clavier. Je suis sûr que ta copine geek te branchera sur un
programme de dactylographie vocale façon Star Trek si tu demandes.
Elle récompense ma blague idiote d’un sourire larmoyant, et s’enhardit
légèrement.
— Alors tu es en train de me dire que je réagis de manière excessive ?
— Je suis bien trop intelligent pour dire une chose pareille, dis-je en
gloussant. Ce que je dis, c’est que parfois, on fait une fixation sur de menus
détails, alors que ce sont les grandes choses qui sont effrayantes. Je veux
juste que tu saches que tu vas bien, que tu es en sécurité et que tu es avec
moi.
Elle se blottit dans mes bras et je la serre fort.
— J’ai failli te perdre, Princesse. Je te promets que cela ne se reproduira
plus jamais. Je t’aime.
— Je t’aime aussi. Je ne veux pas te perdre non plus, insiste-t-elle.
Je sais ce qu’elle est en train de me demander : si, pour elle, je peux
abandonner la mission que je me suis donnée de retrouver les assassins de
Jeremy. Le danger et les risques de poursuivre les hommes qui lui ont ôté la
vie avec tant de désinvolture pourraient m’amener à perdre la mienne.
Il fut un temps où c’était une perte acceptable. J’aurais été ravi de mourir si
j’avais pu les entraîner avec moi, un grand brasier de vengeance pour
Jeremy. Mais je ne peux plus le faire maintenant, je ne peux pas faire ça à
Bella.
Elle a tellement perdu, et pour je ne sais quelle folle raison, elle m’a choisi
pour faire partie de ses proches. Si c’est en mon pouvoir, plus jamais elle ne
ressentira une telle perte.
— J’ai déjà demandé à Mia d’effacer la carte de données, murmuré-je
doucement. Jeremy comprendra.
Bella cligne des yeux, stupéfaite, avant de m’empoigner la nuque avec sa
bonne main pour m’attirer vers elle. Elle se redresse pour m’embrasser, et je
sens la chaleur monter en elle comme elle monte en moi. À contrecœur, je
résiste, en la regardant droit dans les yeux.
— Bella, tu as besoin de te reposer, de récupérer. Ta main…
— Je peux la garder sur le côté, dit-elle en se mordant la lèvre. Ça va. Tant
que tu ne touches pas ma main, ça va. Et j’ai besoin de ça. J’ai besoin de
toi, Gabe. J’ai cru que tu étais…
Sa voix se brise et je la fais rouler en arrière avec précaution, la coinçant
sous moi avec ses bras au-dessus de sa tête sur le lit, à l’écart. Elle écarte
instinctivement ses jambes, me berçant entre ses cuisses.
— Je suis juste là, Princesse, dis-je en me frottant contre elle. Nous sommes
tous les deux en sécurité, ensemble.
Elle acquiesce, mais je lis toujours l’angoisse dans ses yeux.
Je passe la main entre nous, soulevant le t-shirt qu’elle porte pour dormir, et
baissant sa culotte avant de sortir mon érection de mon boxer. Il n’y a pas
besoin de préliminaires. Il ne s’agit pas de ça. Elle a besoin de savoir
qu’elle est vivante, que moi aussi, et qu’elle est toujours tout ce dont j’ai
besoin.
Là, j’ai besoin de lui rappeler qu’elle est à moi, de m’imprimer sur elle,
non, dans ses cellules mêmes pour qu’elle me ressente même après que
mon sexe ait quitté le paradis du sien.
Je la pénètre lentement et régulièrement, nous laissant sentir chaque
centimètre tandis que je l’ouvre, écartant ses doux replis et ses parois de
velours, les forçant à se modeler autour de mon épaisseur.
Chaque coup de reins est un vœu.
Chaque fois que je me retire, c’est la promesse que je reviendrai toujours.
Et alors que nous jouissons ensemble, nous déversons notre amour, nos
espoirs, et même nos rêves l’un dans l’autre, avec nos sécrétions, dans un
bonheur charnel et magnifique.
CHAPITRE 38
BLACKWELL

—M onsieur, un paquet est arrivé pour vous, annonce ma secrétaire,


la voix chevrotante.
Elle est au courant du renforcement de la sécurité, mais elle ne sait pas
pourquoi. Tout ce qu’elle sait, c’est que j’ai placé une douzaine d’agents de
sécurité entre le lobby et ma porte à différents endroits, et que chacun
d’entre eux est armé.
Je ne prends aucun risque quand il est question d’avoir deux tueurs à gages
en ville, tous deux très compétents dans leurs styles respectifs. Surtout
depuis que je suis convaincu que Gabriel Jackson ne demanderait pas mieux
que de s’approcher suffisamment pour faire de moi sa prochaine victime.
— Apportez-le, dis-je d’un ton sec, car je n’ai ni le temps ni la patience de
la voir tergiverser.
Trois jours.
Après le délai annoncé de deux jours, cela en fait maintenant trois que je
patiente depuis que Jericho m’a promis une preuve. Trois jours que je me
suis mis dans cette prison que constitue ma maison et mon bureau.
— Monsieur, il y a des instructions particulières indiquant que vous devez
signer, dit doucement ma secrétaire. Dois-je leur demander d’apporter la
boîte ici ?
Un frisson me parcourt l’échine, et je me contrains à hocher lentement la
tête alors qu’un coursier apporte une boîte en carton anodine. De chaque
côté se trouvent des autocollants rouges indiquant « Fragile, manipuler avec
précaution », et le dessus est scellé avec du ruban adhésif d’emballage brun
ordinaire.
— Signez ici, s’il vous plaît monsieur.
Je prends le porte-bloc et remarque qu’il est indiqué « cadeau » sur le
registre, mais il n’y a aucune autre information. Je griffonne mon nom, et le
coursier s’en va comme s’il voulait être partout sauf ici. Et je l’ai déjà
oublié en regardant la boîte.
— C’est tout, monsieur ? demande-t-elle, prête à partir tout comme le
coursier.
— Non. Ouvrez-le, lui intimé-je.
— Quoi ? demande ma secrétaire, choquée. Que je l’ouvre ?
— Oui. Ouvrez-le ! grogné-je. Seriez-vous sourde en plus d’être idiote ?
Elle déglutit et secoue la tête, prend le coupe-papier sur mon buvard et
commence à couper le ruban adhésif. J’imagine déjà une explosion, une
bombe ou quelque chose envoyé par Gabriel Jackson. Ce n’est pas son
style, mais mon esprit continue de vagabonder, envisageant des scénarios.
À moins que ce ne soit enfin la preuve que j’attends de la part de Jericho ?
Il existe une infinité d’options et par conséquent trop d’inconnues pour que
je puisse ouvrir la boîte moi-même. Mais ma secrétaire est remplaçable,
d’autres sont prêtes à remplir ce rôle financièrement avantageux.
— Oh, mon Dieu ! s’écrie-t-elle en reculant, alors que son visage perd toute
couleur. Oh, mon Dieu !
Avant que je puisse lui demander ce qu’il y a dans la boîte, elle se retourne,
vomit aveuglément avant de s’enfuir en titubant comme si elle était ivre. Je
la regarde partir, puis je reporte mon attention sur le carton qui se trouve là,
les rabats ouverts, le plastique qui a servi à emballer l’objet à l’intérieur
visible lui aussi.
C’est avec un sentiment d’inéluctabilité que je traverse mon bureau,
écartant un rabat de carton pour contempler le visage enveloppé de
plastique de Jericho.
Il y a un morceau de papier là-dedans avec lui, et c’est d’une main ferme
que je l’attrape et le déplie pour lire la note dactylographiée à l’intérieur.
Vous m’avez dit une fois que vous préfériez avoir un corps pour preuve,
alors considérez ceci comme la confirmation de sa mort. Et comme vous
semblez aimer envoyer des messages, en voici un pour vous. Si vous vous en
prenez aux gens auxquels je tiens, l’Ange déchu aura une dernière cible…
vous. De plus, je pense que vous avez d’autres sujets d’inquiétude.
En dessous se trouve un symbole qui ressemble aux lettres V et A
combinées… mais je sais ce que c’est. C’est le symbole d’un archange.
C’est le symbole de Gabriel.
Bien joué, M. Jackson. Si je n’étais pas en colère contre lui, je pourrais être
impressionné par son culot.
Je pourrais ressentir comme une menace le fait qu’il laisse entendre que
Goldstone se concentre sur moi, mais à vrai dire, cela m’excite. Un
adversaire digne de ce nom contre lequel je dois gagner.
Que les jeux commencent.
CHAPITRE 39
ISABELLA

C ’est calme depuis quelques jours, et aussi fou que cela puisse paraître,
j’ai besoin de vivre ma vie. Je refuse de rester enfermée plus
longtemps dans le penthouse de Mia, même s’il ressemble à un château. On
ne peut jouer qu’à un certain nombre de jeux vidéo, prendre un certain
nombre de bains chauds et faire un certain nombre de tours sur un vélo
d’appartement avant que le syndrome d’isolement ne devienne
incontrôlable, et j’ai déjà fait tout cela.
Le fait que Gabe m’ait dit que j’étais son nouveau job à plein temps aide.
Un service de protection, c’est ainsi qu’il l’appelle. Je le qualifie de garde
du corps quand je me sens bien, de baby-sitter quand je suis un peu sur les
nerfs à cause du manque d’air frais.
Heureusement, il a accepté de me laisser sortir aujourd’hui, alors j’attrape
mon sac à dos, en vérifiant deux fois que tout est à l’intérieur.
— Tu es prête, princesse ? Ton carrosse t’attend, me taquine-t-il en
m’adressant ce sourire à deux fossettes que j’aime tant.
Il a été formidable, il m’a aidée à me calmer lorsque j’avais un flash-back
ou que je m’inquiétais de ce qui allait se passer, et il a fait appel à toute son
imagination pour me divertir de toutes sortes de façons lorsque je
m’ennuyais.
Je n’ai pas honte de dire que Mia est accidentellement tombée sur une de
ces distractions imaginatives hier matin. Mais Mia étant ce qu’elle est, elle
s’est contentée de pousser un cri de joie et a même applaudi avant de fermer
la porte. Heureusement, ce sont surtout mes fesses qu’elle a vues, et rien de
plus… révélateur. Si elle avait vu Gabe, la garce possessive en moi aurait
été obligée de lui faire payer.
Je me hisse sur la pointe des pieds, et il se tient droit, me poussant à faire
des efforts. Mais je gagne assez de hauteur pour l’embrasser, en frottant un
petit cercle avec mon pouce sur chaque fossette.
— Allons-y, dis-je, prête à retrouver ma vie.
Nous prenons le SUV de Gabe pour aller à l’école, et je reste assise pendant
qu’il fait une vérification préliminaire du parking avant de me laisser sortir.
Cela semble ridicule. Je ne suis pas une espèce de célébrité appartenant à la
fausse royauté, mais vu l’histoire farfelue que raconte ma vie récente, je
l’accepte.
Il ouvre ma portière et m’aide à sortir.
— De quel côté d’abord ? J’ai fait le tour du campus hier, en repérant les
zones de sécurité faibles, les cachettes et les points à risque, mais je préfère
suivre un itinéraire spontané pour faire le point avec les enseignants afin
que personne ne puisse se mettre à l’affût.
J’agite les sourcils vers lui en resserrant un peu plus mon sac à dos pour que
mes seins ressortent davantage.
— Parle-moi encore de sécurité. C’est tellement sexy.
— Princesse, ne me distrait pas sinon je te jette dans la voiture et je te saute
ici même, grogne-t-il, les mains toujours sur les côtés alors qu’il garde le
contrôle physiquement même si sa voix déraille un peu.
C’est extrêmement excitant de savoir que je peux l’affecter tout en le
poussant à un dévouement si profond qu’il résistera à un baiser ici. Mais je
suis sûre qu’il se vengera sur moi plus tard.
Il enchaîne.
— Et ça ne serait prudent pour aucun d’entre nous parce que je regarderais
ma queue entrer et sortir de ton joli petit sexe sans chercher de menaces.
Il sait exactement ce qu’il fait, il me provoque et m’excite avec ses
promesses obscènes.
Mon sourire est purement diabolique, et mes mots sont un ronronnement.
— On dirait que tu veux faire passer ça pour une mauvaise chose, mais
c’est un risque que je suis prête à prendre.
Ce n’est pas le cas, et nous le savons tous les deux. Aucun d’entre nous ne
jouerait aussi gros avec des enjeux aussi élevés, mais le jeu est suffisant
pour promettre des jeux ultérieurs.
Gabriel glousse.
— Tu racontes n’importe quoi. Mais si tu veux t’envoyer en l’air en public,
je te plaquerai contre la fenêtre du penthouse quand on aura fini nos
courses. Maintenant, où allons-nous ? grogne-t-il.
Je souris, ayant l’impression d’avoir gagné la joute verbale et d’avoir
obtenu une récompense pour ce soir.
— Bien, allons d’abord voir le Professeur Daniels.
Les rendez-vous avec mes professeurs se passent étonnamment bien. La
première fois que j’ai expliqué que j’avais eu une urgence familiale
nécessitant des mesures de sécurité qui m’empêchaient d’aller sur le
campus, j’ai été mal à l’aise. Mais, à commencer par le professeur Daniels,
on m’a assuré à plusieurs reprises que M. Goldstone avait clairement fait
savoir qu’il appréciait l’aide de l’université pour assurer la sécurité de son
cercle intime.
Ma mâchoire ne cesse de se décrocher, choquée de voir à quel point tout le
monde est compréhensif. Mais quand on me dit que je n’ai même pas
besoin de rendre les devoirs que j’ai manqués, je rechigne.
Pas question de laisser passer ça. J’ai travaillé comme une dingue pour
arriver là où j’en suis, j’ai obtenu chaque matière en passant des heures à
servir de la nourriture et chaque note en travaillant dur. Je dis à chacun de
mes professeurs que j’apprécie le geste, mais que j’ai fait mes devoirs et
que je veux les notes que je mérite en fonction de la qualité de mon travail.
Tout le monde est prêt à l’accepter, sauf le professeur Foster, mais elle est
toujours aussi pointilleuse, alors je suis trop heureuse d’accepter la note
pour travaux en retard, car au moins elle me laisse rendre le projet que
j’avais terminé, bien qu’avec une pénalité de dix pour cent.
Après avoir terminé les contrôles de l’école, je dois en faire un encore plus
effrayant.
Le Gravy Train.
— Martha et Henry risquent de me faire la peau pour être restée si
longtemps sans rien dire, surtout après être partie en « vacances » de façon
inattendue et les avoir laissés en plan, dis-je en grimaçant.
— Je pense que tu vas être surprise, me dit Gabe en me faisant traverser le
parking.
Il a raison. Quand j’entre, il n’y a que de l’amour. Martha manque de faire
tomber le plateau qu’elle porte, et Henry sort en courant de la cuisine,
tenant toujours sa spatule.
— Izzy, tu ferais bien de venir ici et de me faire un câlin ! dit-elle, ne me
laissant aucune chance quand elle m’entoure de ses bras d’un côté et
qu’Henry prend l’autre côté.
Il marmonne quelque chose sur le fait que je le fais souffrir de son ulcère, et
je ne peux m’empêcher de sourire, car ses grognements m’ont manqué.
Elaine reste en retrait, attendant son tour, puis me serre aussi dans ses bras
une fois que Martha et Henry m’ont laissée partir. En voyant ma main
bandée, elle recule et l’examine attentivement.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Nous avons parié qu’il t’avait enlevée
pour t’emmener à Vegas pour vous marier, mais ça ne ressemble en rien à
une alliance.
Elle lance un regard dur à Gabe, mais avant qu’elle ne puisse envisager
d’aller chercher un des couteaux d’Henry pour les couilles de Gabe, je la
serre à nouveau dans mes bras.
— Non, non… c’est bon. Je vais bien. Juste un petit drame, mais je vais
bien. Pas de mariage à Vegas non plus, protesté-je. Si ça arrive, je ferai ça
correctement. Dans une vraie église, et vous serez tous là.
— Et Elvis ? demande Elaine avant de crier par-dessus son épaule, en
regardant toujours Gabe. Paie, Henry. Je t’avais dit que notre Izzy ne se
marierait pas sans nous.
— Très bien.
Il fouille dans sa poche et en sort un billet de dix dollars qu’il tend à Elaine.
Elle le fourre dans son tablier, ce qui lui vaut un « hourra » de la part de
Martha. Henry hausse les épaules et me regarde.
— Très bien, alors, ma fille. Raconte-nous ce que vous avez fait et ce qui se
passe maintenant, car mon ulcère oscille entre l’inquiétude et l’excitation.
Les deux font très mal.
Je leur raconte une version très abrégée des derniers jours, en faisant en
sorte que l’escapade ressemble aux vacances que je leur avais annoncées
dès le début, et que les nuits chez Mia soient plus des soirées entre filles
que des problèmes de sécurité. Je ne peux ni parler de Jericho, ni du danger.
Ce ne serait sûr ni pour eux ni pour moi en réalité.
— Nous avons appris pour ta maison, dit tristement Martha alors qu’Elaine
demande à un client de se calmer et lève un doigt pour lui dire « une
minute ». Tu vas bien ?
— Elle est presque totalement ruinée, entre le feu et les dégâts causés par
l’eau, avoué-je. Elle était tellement vieille, il faudrait presque la
reconstruire. Je vais rester chez Mia pour le moment.
D’un coup, alors que je finis mon récit, cela me frappe : je suis sans abri.
Dieu merci, j’ai de bons amis. Je les ai repoussés si souvent au fil des ans
lorsqu’ils essayaient de m’aider, leur dissimulant chaque fois la gravité de
ma situation, mais lorsque j’en ai besoin, ils interviennent sans hésiter.
Gabe prend la parole.
— Ça n’a pas d’importance, dit-il tranquillement. J’ai déjà discuté avec un
entrepreneur, et même s’il faut en passer par une destruction et une
reconstruction totales… nous ferons ce qui est nécessaire.
Ses yeux deviennent doux, son regard aimant.
— Cette belle princesse ne va pas rester sans son château pendant très
longtemps.
J’en reste bouche bée. Henry sourit fièrement. Martha et Elaine affichent le
même sourire satisfait.
La première murmure bruyamment à la seconde :
— Je t’avais dit que c’était un gentil.
Je n’arrive pas à les regarder, trop attachée à la bombe que Gabe vient de
lâcher.
— De quoi parles-tu ? Je ne peux pas me permettre de demander à un
entrepreneur de reconstruire ma maison.
Gabe passe un pouce le long de ma lèvre inférieure, sans se soucier de la
foule qui observe ce geste intime.
— J’avais l’intention de te le dire plus tard, me murmure-t-il à l’oreille,
mais je n’ai pas pu me retenir. Elle sera reconstruite… et ce n’est plus tout à
fait ta maison.
Je tressaille à cette idée, et réponds férocement. :
— Oh que si ! J’ai travaillé comme une dingue pour conserver la maison de
Reggie, et elle m’appartiendra jusqu’au jour de ma mort, même si je dois
me tuer à la tâche pour la conserver.
Son sourire en coin m’exaspère, jusqu’à ce qu’il enchaîne :
— Je veux dire que ce n’est pas ta maison. C’est la nôtre, Princesse. Je sais
que c’est là que tu veux vivre, et je veux rester à tes côtés, alors
j’emménage.
Je cligne des yeux, ma colère se dissipant instantanément.
— Tu veux emménager avec moi ? lui demandé-je, incrédule, alors qu’une
bulle de joie étourdissante grandit au creux de mon ventre.
Ensuite, parce que c’est plus fort que moi, il faut que je le taquine, je lui dis
d’un ton insolent :
— Je ne t’ai pas proposé de le faire.
Il se penche en avant et chuchote chaudement dans mon oreille :
— Est-ce que j’ai l’air d’un type qui attend qu’on lui propose les choses
pour agir ? Tu m’appartiens.
Puis il se redresse. Et d’un regard qui me défie de le contredire, il déclare :
— J’emménage avec Bella.
J’étudie son visage, cherchant le moindre signe d’incertitude et ne trouve
que de l’amour. J’y vois ma maison. Pas les quatre murs dont j’ai toujours
pensé qu’ils m’ancraient à mon passé, mais mon vrai foyer, avec Gabe. Un
avenir pour nous. Où que ce soit.
Il est ma maison.
Mais qu’il sache à quel point ma maison est importante pour moi me permet
d’être certaine, sans le moindre doute, qu’il me comprend. Et comme il a
voyagé pendant de longues années, je ferai tout ce que je peux pour que ma
maison soit autant la sienne que la mienne. Et de tenir son cœur aussi
tendrement qu’il tient le mien, dans un havre de paix.
— Nous vivons ensemble, approuvé-je.
— Cela signifie-t-il que tu nous quittes ? demande Henry prudemment, et je
me demande s’il se rend compte qu’il est en train de se frotter le ventre.
Je secoue la tête :
— Jamais. C’est ma deuxième maison.
La route a été longue, et j’ai été seule pendant une grande partie, battue par
la vie encore et encore. Mais j’ai un bon entourage, des gens qui m’aident
même quand je ne le veux pas, qui m’aiment même quand je suis trop
occupée à ne tenir debout que par un fil pour leur rendre la pareille, et qui
feraient presque n’importe quoi pour moi.
Je regarde Gabe. En fait, il ferait vraiment n’importe quoi pour moi. Même
tuer. Et plutôt que d’en être effrayée, cela me procure un sentiment de paix,
d’espoir et je me sens aimée.
CHAPITRE 40
GABRIEL

—L evons nos verres, dit Thomas en levant son verre de vin rouge, et
nous faisons tous de même. À un cercle familial qui s’agrandit.
Il regarde tout autour de la table de la salle à manger, établissant un contact
visuel avec chacune d’entre nous, Mia d’abord, puis Charlotte, Bella et
enfin, moi. Notre quintet est devenu assez soudé au cours des dernières
semaines.
Bella et moi vivons tous les deux dans la chambre d’amis, mais cela
prendra fin quand notre maison sera achevée.
L’entrepreneur s’est présenté avec une foutue grosse équipe, et ils se sont
démenés pour finir plus tôt que prévu et gagner un bon bonus. Thomas paie
la reconstruction pour se faire pardonner d’avoir mêlé Bella à tout ça, et j’ai
offert la prime pour travaux urgents. Bella a décidé de s’en accommoder
après que je lui ai promis de baptiser toutes les pièces et surfaces de la
maison.
Et j’ai l’intention de tenir ma parole.
— À une journée bien vécue, une bonne nuit de sommeil et une vie remplie
d’amour. Santé !
Nous nous inclinons vers l’avant, entrechoquant nos verres avant de boire.
Après quelques bouchées de délicieux poulet et riz aux asperges, la
conversation reprend. Les filles en particulier ont toujours quelque chose à
dire, et Thomas et moi avons appris à tenir des conversations presque
entières avec nos yeux et nos sourcils en réponse à leurs pitreries.
— Mais pour de vrai, j’ai dit à mon patron que je serais heureuse d’aller
chercher son linge au pressing, mais seulement pour les deux prochaines
semaines, dit Charlotte, dont la voix faiblit d’excitation, nous suppliant de
lui en demander plus.
La fourchette de Mia claque dans son assiette quand elle comprend la
première ce que Charlotte vient de dire.
— Tu as quitté ton boulot !
Charlotte hoche la tête :
— Exact ! Je suis tellement heureuse de sortir de là, surtout avec le stress à
l’idée que chaque réunion soit un peloton d’exécution surprise de
conception blackwellienne. Je n’ai jamais été aussi heureuse d’être la fille
invisible à la réception que tout le monde ignore. Mais j’ai obtenu le prêt
commercial, j’ai fait une offre sur l’endroit dont je suis tombée sous le
charme, et je me lance. Je vais ouvrir ma propre boulangerie.
Elle se tourne vers Thomas :
— Merci encore, partenaire.
Thomas secoue sa tête.
— Non, relis bien ce contrat. Je ne suis pas associé, et je ne veux
absolument pas m’impliquer. Je suis simplement un investisseur silencieux
auprès d’un chef d’entreprise en qui je crois. Surtout si tu ajoutes un service
de livraison pour mes commandes. J’envisage des réunions trimestrielles
avec des gâteaux Bundt à Goldstone, des gâteaux d’anniversaire pour les
garçons du Roseboro Boys' House, et des biscuits pour les réunions
mensuelles des anciens combattants.
— Marché conclu, dit Charlotte, et nous la félicitons tous.
À en juger par les quelques échantillons et essais de recettes qu’elle a
apportés au Gravy Train, c’est une pâtissière hors pair, et j’ai hâte de
manger d’autres de ses créations. Et de devenir testeur.
Elle parle un peu de ses projets pour l’endroit qu’elle a trouvé, d’un
fournisseur de chocolat belge qu’elle a découvert, puis elle se tourne vers
Bella.
— Et il faut que je t’engage pour créer mon logo, mes cartes de visite, mes
panneaux de menu et tout ce à quoi je n’ai pas encore pensé.
Bella rayonne.
— Vraiment ? Tu veux que moi, je fasse ça ?
Charlotte lève les yeux au ciel.
— Sans blague, évidemment ! Tu es la meilleure graphiste que je connaisse.
Tu es aussi la seule, mais ne laisse pas ce détail déprécier mon compliment.
Donne-moi simplement ton tarif, ou peut-être le tarif spécial pour les amis
et la famille ? ajoute-t-elle plus sérieusement.
Je me penche pour chuchoter à l’oreille de Bella, et elle se tourne vers moi
avec un sourire en coin.
— Tu es sûr ?
Je hoche la tête et elle se retourne vers Charlotte.
— Mon service de sécurité m’a informée que mes honoraires devraient
s’élever à… un muffin et un café par semaine pour chacun d’entre nous
lorsque nous passons te voir.
Charlotte bondit de sa chaise, et nous tend la main, à Bella puis à moi, pour
que nous la serrions.
— Marché conclu, pas de retour en arrière.
— Je pourrais peut-être aussi utiliser les dessins comme présentation de
mon projet final, si cela ne te dérange pas ? Ça ferait d’une pierre, deux
coups, dit Bella d’un ton pensif.
Mia l’interrompt, ajoutant avec sarcasme :
— Je suis convaincue que le fait de montrer le logo et le menu de la
boulangerie à un grand groupe d’étudiants et de professeurs affamés
constituera un énorme désagrément pour une nouvelle entreprise. Énorme.
Elle tient ses mains très écartées, puis se rapproche de sa bouche comme si
elle dévorait un gâteau entier toute seule. Son sourire est visible même
derrière ses mains.
— Comment se passe l’école ? demande Thomas à Bella, ignorant les
pitreries de Mia qui discute avec le gâteau imaginaire qu’elle fait toujours
semblant de manger.
— Bien, j’ai rendu tous les devoirs que j’ai manqués, même ceux dont le
professeur Daniels m’a indiqué que je n’y étais pas obligée.
Elle lève les yeux au ciel, et Thomas éclate de rire.
— Tout le monde semble avoir accepté mon ombre ici présente, et j’ai fait
fuir toutes les filles qui ont essayé de lui parler et de flirter avec lui.
Elle grogne la dernière partie, ce qui me fait rire, car je me souviens que
Bella était sur le point de me lécher pour marquer son territoire quand une
blonde insistait pour m’inviter à son groupe d’étude alors que je lui répétais
que je n’étais pas un étudiant.
— Je maintiens juste la surveillance de mon bien le plus précieux. Là où
elle va, je vais, dis-je en posant ma main sur la nuque de Bella et en frottant
de petits cercles avec mon pouce.
L’accent de Mia apparaît à nouveau.
— J’ai une nouvelle pour toi : on est en 2019. Elle ne t’appartient pas.
Bella plante ses yeux dans les miens, et j’y vois une chaleur identique à
celle que je ressens. Elle ne rompt pas notre contact visuel, mais lance à
Mia :
— Tais-toi, Mia. Il ne le pensait pas de manière négative. Et j’ai entendu
certaines de tes histoires, alors tu n’as absolument rien à dire !
Thomas se racle la gorge, gêné.
— Avant que vous ne filiez tous les deux au bout du couloir pour vous
envoyer en l’air dans ma chambre d’amis, j’avais quelque chose à te
donner, Gabe.
Son ton très professionnel me tire du sort que Bella a jeté sur moi. À
contrecœur, je me tourne vers lui, un sourcil levé et la main sur la cuisse de
Bella.
— Mia a fini de parcourir les informations de la carte de données, dit-il
tranquillement. Je sais que tu as demandé que nous l’ignorions, mais nous
avons malgré tout pensé que tu voudrais savoir.
Je déglutis et Bella pose sa main sur la mienne, qu’elle serre en signe de
soutien.
— Et ? demandé-je à la fois à Mia et Thomas.
— Deux noms ressortaient sur la carte que tu m’as donnée. Tu n’as pas de
soucis à te faire pour le premier, Joe Ulrich. Il est mort. Mais il y avait un
historique complet de sa vie, et une vérification des antécédents si tu veux
les voir.
— Mort ? répété-je en haussant un sourcil. Comment ?
— Accident de voiture. Sa Harley a heurté une plaque de glace dans le
Colorado et sa tête a rebondi sur un camping-car. Il ne portait pas de
casque. Le dossier comprend des photos et le rapport d’autopsie, si tu es
curieux. Il ressort également qu’il y avait un faux fond dans son réservoir
d’essence, et qu’il circulait avec deux kilos de crystal meth, donc personne
n’a vraiment pleuré sa mort.
Je hoche la tête.
— Et l’autre ?
— Steven Valentine, annonce Thomas, plus prudemment qu’avant. Il est
toujours dans les parages, mais il a changé de nom. Aujourd’hui, il se fait
appeler Simon Bulger. Tu as peut-être entendu parler de lui ?
Je secoue la tête et Thomas continue.
— Bulger le boucher ?
Je cligne des yeux, surpris.
— Oui… à la tête des Démons oubliés du Diable.
Thomas se tourne vers Mia, qui a sans doute lu les informations de la carte
de données la première, mais le laisse être le porteur de la mauvaise
nouvelle.
— Apparemment, les deux étaient des bikers avant l’incident avec ton frère.
Les renseignements indiquent qu’ils auraient pu être des bizuts lors du
coup.
Je me frotte la bouche, et ma barbe du matin est rugueuse sous ma main
tandis que je réfléchis.
— Je ne travaille pas avec les motards. En général, ils gèrent leurs propres
affaires, et n’ont pas besoin d’externaliser. Mais j’ai eu affaire à eux une
fois ou deux. Avant de laisser un bizut entrer dans le groupe, ils lui font
commettre un crime et donnent les preuves au club pour qu’il les conserve
contre lui. Alors la mort de Jeremy…
— Je ne sais pas, dit Thomas en haussant les épaules. Mais Bulger est
toujours là. Le dossier indiquait sa dernière adresse connue, mais il est dans
la nature en ce moment, il se cache avec ses frères motards par mesure de
sécurité pour se distancer des récentes conneries du club. Il figure sur une
liste de mandats d’arrêt du FBI plus longue que mon bras.
— Merci, lui dis-je avec franchise.
Thomas incline la tête et garde une expression prudemment neutre.
— Que vas-tu faire de ces informations ?
Je marque un temps d’arrêt, songeant à la manière de le formuler alors que
tout le monde autour de la table retient son souffle.
— Avant, ma réponse aurait été simple, dis-je enfin. Je serais parti en guerre
contre toutes les personnes impliquées et j’aurais laissé une rivière de sang
dans mon sillage. Le châtiment et la vengeance mélangés à une soif de sang
sauvage, au mépris de ma réputation de précision.
Tout le monde retient encore sa respiration.
— Et maintenant ?
— Pour l’instant, ma seule préoccupation est de m’assurer que Bella est en
sécurité et que Blackwell ne se mêle plus de sa vie. Je dois croire que
Jeremy le comprendrait.
Le sourire de Bella est triste, mais compréhensif.
— Il voudrait que tu vives, que tu ne sois pas entraîné plus loin dans
l’obscurité. Tu y as passé assez de temps.
Je lui donne un baiser, suave par l’émotion et salé par les quelques larmes
qu’elle ne peut retenir, sachant que je la choisis au lieu de tout ce pour quoi
j’ai vécu ces dernières années. C’est une chose de dire que je le ferai quand
l’opportunité de faire payer les tueurs de mon frère n’est qu’une vague et
indéfinissable possibilité. Choisir de vivre avec elle quand l’autre option
s’offre à moi est une autre paire de manches.
Mais malgré tout, c’est elle que je choisis, et je le ferais encore et encore.
Mia et Char s’extasient à l’unisson :
— Ooooh, il l’aime.
Et je ne peux m’empêcher de sourire en voyant le rouge envahir les joues
de Bella. Elle n’a pas l’habitude d’être le centre de l’attention, même avec
ses amis. Dans une certaine mesure, je crois qu’elle s’est cachée la majeure
partie de sa vie. Elle dit qu’elle était « endormie au volant », qu’elle se
contentait de suivre le mouvement comme un hamster dans une roue, parce
qu’elle devait continuer à le faire sous peine de voir le château de cartes
dans lequel elle vivait s’écrouler.
Mais elle se détend lentement dans notre nouvelle réalité, où le réfrigérateur
est rempli de nourriture, les factures sont facilement réglées et elle n’a pas
besoin de se tuer à la tâche pour garder la tête hors de l’eau.
J’apprécie tout ce que ses amis ont fait pour ma princesse avant que je ne la
rencontre, en l’aidant en douce quand ils le pouvaient, en prenant de ses
nouvelles et en étant tout simplement ses meilleurs amis.
— Vous êtes en deuxième position sur ma liste parce que Bella vous aime
tous profondément. Bulger descend sur la liste pour atteindre au moins la
troisième place.
C’est une chose difficile à dire, mais je suis un homme dur. J’ai pris la
décision de mettre fin à la vie des autres plusieurs fois, mais cette fois, je
décide de vivre la mienne.
Je pense que Bella a raison. C’est ce que Jeremy voudrait pour moi, il serait
heureux que j’aie trouvé quelqu’un, et j’ose même dire que je pense qu’il
aimerait Bella et le fait qu’elle me fait haleter sur son passage comme un
chien en rut.
Je n’aurais jamais cru voir ce jour, dit Jeremy dans mon esprit, en mimant
un fouet. Quel obsédé !
Je souris et lui réponds dans ma tête. Oh que oui, mais il y a de quoi !
Même sauvé, je ne suis toujours pas le Prince Charmant aux mots doux,
mais Bella ne semble jamais se formaliser de mes pensées lubriques, surtout
quand je les partage avec elle.
Mais avant de me retrouver avec une érection à la table du dîner et de la
soulever pour courir vers la chambre d’amis, j’essaie de me concentrer sur
la conversation qui m’entoure.
Je demande à Thomas :
— Je fais ma part pour assurer la sécurité de Bella, mais tu as dit que tu
voulais un peu de temps sur la question de Blackwell. Tu as du nouveau, ou
je pourrais t’aider à quelque chose ?
J’avais vraiment envie de tuer Blackwell moi-même, de me précipiter dans
sa tour chic et de l’éliminer. Ou d’attendre qu’il sorte et le tuer dans les rues
de cette ville qu’il pense posséder.
Mais le fait est que, depuis que je lui ai envoyé la tête de Jericho, il vit en
ermite, pratiquement 24 heures sur 24 dans sa tour, alternant entre son
bureau et son appartement. Et toujours avec une armée complète de
sécurité. Ce ne serait pas ma mission la plus difficile, mais je ne fais pas
confiance à Blackwell. Il doit avoir un plan pour me balancer s’il venait à
disparaître ou à mourir. C’est un homme intelligent, il sait que je l’ai dans
ma ligne de mire, et ce serait logique de sa part de prévoir en conséquence.
Alors je me suis retiré et je patiente dans les coulisses pendant que Thomas
fait la guerre dans un style très différent du mien.
Mia répond :
— On fait des progrès. J’ai fait une analyse complète des avoirs et des
investissements de Blackwell, en évaluant quelles branches de sa hiérarchie
commerciale sont les plus vulnérables, que ce soit financièrement ou
personnellement. J’ai trouvé plusieurs options de reprise stratégique ou de
destruction pure et simple.
Elle se met à parler de faits et de chiffres, et je perds le fil de sa pensée
autour de la quatrième décimale d’un pourcentage du rapport trimestriel sur
les pertes et profits d’une entreprise.
Thomas lui sourit comme si elle récitait de la prose romantique ou des
termes sexuels obscènes, ce qui n’a aucun sens pour moi, car les
mathématiques sont pour moi le neuvième cercle de l’enfer.
Finalement, il prend le relais et je comprends ce qu’il dit.
— Pour faire court, j’ai fait une offre publique d’achat hostile réussie pour
l’Aluminium de Danver ce matin. Ils sont maintenant sous le parapluie de
Goldstone.
— Et pourquoi cela importe-t-il ? m’enquiers-je.
Thomas prend alors la parole et raconte que sa société a fait une offre pour
le contrat de Danver des années auparavant, mais qu’elle a perdu au profit
d’un consortium chinois. De fait, ils ont dû se lancer dans une activité
commerciale au lieu de conserver leurs contrats militaires.
Mia a découvert que Blackwell détenait une part considérable de la société,
qu’il avait probablement orienté leur décision contre Goldstone et qu’il
cumulait en fait les bénéfices en détenant également un pourcentage de vote
dans la société chinoise qui achète les pièces d’avion. On dirait une version
compliquée d’un jeu de bonneteau, où l’argent entre et sort du pays et des
entreprises pour maximiser la marge bénéficiaire.
— Mais à présent, je suis actionnaire majoritaire de Danver, et la priorité est
de couper tous les liens avec les entités étrangères et de faire une nouvelle
demande pour l’accord militaire, conclut Thomas.
— En dehors des contrats, tu ne donnes pas l’impression de faire la guerre à
Blackwell, mais plutôt que tu fais des affaires comme d’habitude, protesté-
je. Nous devons agir rapidement pour assurer notre sécurité à tous.
Thomas pince les lèvres.
— Je ne suis pas d’accord. Blackwell a mené une guerre de plusieurs
années contre moi et mon entreprise, allant jusqu’à envoyer des espions et à
essayer de tuer ma famille.
Il tourne les yeux vers Bella, qui sursaute devant cette étiquette avant que
son regard s’adoucisse.
Il me dit :
— Ton style est rapide, décisif, et c’est justifié dans certaines situations.
Bon sang, si tu en as l’occasion, élimine-le, merde ! Mais en attendant, je
dois jouer intelligemment, être méthodique. Récupérer une entreprise dont
il a activement travaillé à me priver est un premier pas stratégique, un signe
de ce qui est à venir.
La voix de Thomas est devenue froide.
— Blackwell sera détruit d’une manière ou d’une autre, mais son héritage,
la chose qu’il convoite le plus, sera également décimé. C’est ça que je veux.
Char lève la main comme si nous étions à l’école primaire et demande à
Thomas :
— Tu te rends compte que tu as l’air aussi cinglé que lui, n’est-ce pas ?
Mia défend Thomas.
— Mais il le fait pour le bien de tous, pas parce que c’est un connard en
haut d’une tour, atteint d’un complexe de Dieu narcissique. Il est comme le
roi maléfique de Roseboro.
Char rit.
— Tu marques un point.
Thomas regarde Mia et elle soupire.
— Cependant, il y a autre chose, Charlotte. Nous pensons que tu as besoin
de sécurité. Thomas et moi en bénéficions déjà ici, dans la tour, et nous
emmenons des gardes avec nous quand nous sortons. Izzy a sa propre
protection personnelle avec l’amoureux transi, là-bas, qui la suit partout où
elle va. Gabe a raison de dire que nous ne savons pas ce que Blackwell
prépare ensuite, et la dernière chose dont nous avons besoin est qu’il s’en
prenne à toi comme il l’a fait avec Izzy.
Charlotte secoue la tête, et même si j’étais déjà d’accord avec le plan pour
lui trouver une protection quelconque, je laisse Mia et Thomas la
convaincre.
Thomas ajoute :
— Le bâtiment de la boulangerie sera doté d’un système de sécurité de
premier ordre, avec des caméras. Mais ça ne suffira pas à te protéger sur le
moment si quelque chose se produit, ni sur le trajet entre le travail et la
maison, ni partout où tu vas.
Même si le reste de notre conversation a oscillé entre des sujets plus légers
et plus lourds, c’est ce moment qui donne vraiment le ton. Il y a un éléphant
dans la pièce, un risque très réel qui plane sur chacun d’entre nous, mais pas
plus que sur Thomas. La pression que cette responsabilité ajoute à ses
épaules est sans doute épuisante, mais il la supporte tel Atlas, ne se battant
que pour protéger ceux qui l’entourent d’un adversaire imprévisible qu’il
n’a jamais vu venir et qui ne reculera devant rien pour mettre son plan de
destruction à exécution.
— Je vais y réfléchir, concède Charlotte.
Mais quand je regarde dans les yeux de Thomas, je comprends que, qu’elle
soit d’accord ou non, Charlotte aura un service de protection. Je note de lui
fournir une courte liste d’options possibles, des types valables qui se
fondront dans sa vie quotidienne sans se faire remarquer, mais qui pourront
être mortels et décisifs en cas de besoin.
Changeant de sujet, elle ajoute :
— Et sur cette note, puis-je suggérer que nous revisitions les tests de mes
recettes ? J’ai un gâteau au chocolat infusé au Kahlua avec un glaçage au
café et une garniture en grains de café râpés que je meurs d’envie de faire
goûter à tout le monde.
Bella se tient le ventre.
— Bon Dieu, Char. Je ne pourrai plus jamais dormir si je mange ça.
Mais je la taquine :
— Je vais rester debout avec toi et t’occuper, Princesse.
Le fard sur ses joues pâles et la façon dont elle mord sa lèvre inférieure
pleine me disent qu’elle aime cette idée presque autant que moi.
CHAPITRE 41
BLACKWELL

E spèce d’imbécile.
Il croit qu’il progresse contre moi, en jouant à acheter des entreprises
comme si c’était un jeu de Monopoly. Comme si les tueurs à gages étaient
la pire chose que je pouvais faire contre son existence pathétique. Le
recours à l’Ange déchu avait été un geste calculé, et si je suis déçu que le
jeu n’ait pas abouti à la conclusion souhaitée, ce n’était qu’une de mes
attaques planifiées.
Le Golden Boy n’a aucune idée de ce contre quoi il se bat, des bassesses
auxquelles je me livrerai pour le démolir et assurer ma place légitime de
créateur de Roseboro pour toujours.
Surtout maintenant qu’il perçoit la cible que j’ai sur son dos depuis des
années. Je prie le Dieu qui pourrait éventuellement écouter un monstre
comme moi pour que le point laser le brûle vivement, qu’il se sente accablé
par la menace très réelle que je souhaite mettre à exécution.
Il n’est peut-être pas un adversaire digne de ce nom, loin d’être à mon
niveau, mais personne ne l’est vraiment. Mais en ce qui me concerne, le jeu
vient de devenir intéressant.
Il mène une guerre, en raisonnant comme l’homme d’affaires qu’il a
toujours été, d’un point A à un point B, en envisageant d’éventuelles voies
de garage. Je prépare la destruction totale de son existence, une destruction
qu’il ne pourra jamais imaginer et dont il ne pourra certainement pas se
remettre.
Et les plans ont déjà été mis en œuvre, me dis-je avec un sourire satisfait.
Mon désordre face à sa netteté. Mon chaos face à son ordre. Mon règne
souverain face à son leadership démocratique.
Ma force face à sa faiblesse, celle dont il n’a même pas encore conscience.
Mais je vais veiller à y remédier. Dès que la dernière pièce du puzzle se
mettra en place.
ÉPILOGUE
GABRIEL

J e déroule le tuyau, le tire jusqu’au jardin de devant et installe le


système de gicleurs pour arroser le gazon et les fleurs récemment
plantés. La maison a l’air bien. Elle ressemble à un endroit où les gens sont
fiers de vivre.
La porte d’en face s’ouvre et Mme Petrie sort lentement, levant la main
pour nous saluer. Elle lève son visage ridé.
— Tu viens ici ensuite, Gabe ?
— Oui, m’dame, dis-je, franchissant déjà notre portail avant de traverser la
rue pour aller chez elle.
— Je vais préparer vos arroseurs.
Je n’aurais jamais pensé pouvoir jouer ce rôle : aidant, ami, sauveur, surtout
pas après la destruction de mon âme il y a si longtemps. Mais ce rôle est en
train de renaître, les graines prennent racine et fleurissent comme les rosiers
que Mme Petrie m’a supplié de planter parce qu’ils lui rappelaient sa propre
mère.
Peu de temps après mon emménagement avec Bella, Russell est venu
fouiner dans le coin. Il était défoncé et plus désespéré que je ne l’avais
jamais vu, ce qui n’est pas peu dire. Il était tombé à genoux sur le porche,
suppliant qu’on lui donne de l’argent, disant que même quelques dollars
aideraient. Au départ, j’avais cru que c’était pour acheter plus de drogue,
mais la vérité était bien plus terrible.
Nous le lui avions refusé, puis il était allé voir Mme Petrie. Je l’avais aussi
défendue, en lui intimant de dégager de son porche. J’étais intervenu et
j’avais protégé le petit groupe de personnes dans toute la rue, car j’étais la
seule chose dont Russell semblait avoir peur dans sa folie paniquée.
Il était désespéré au point de cambrioler un magasin en ville, et ses péchés
ont fini par le rattraper, ce que je peux comprendre et dont je prie pour que
cela ne m’arrive jamais.
La loyauté que les flics ressentaient envers les parents de Russell avait été
érodée par son mauvais comportement continu, et ils l’avaient arrêté.
Russell a mis en garantie la dernière chose qu’il possédait pour payer la
caution et les frais d’avocat, sa propre maison et le terrain sur lequel se
trouvent les autres maisons. Mais avant d’être libéré sous caution, il a été
tué par un autre détenu.
On pense généralement que les morts ne paient pas leurs dettes, et que
Russell était très lié à ses dealers et à ses usuriers. Mais le consensus est
qu’ils avaient davantage peur que Russell les dénonce pour alléger sa peine,
et que l’argent et Russell étaient des pertes acceptables dans cette équation.
À sa mort, le terrain et la maison de Russell ont été mis aux enchères et je
les ai achetés pour une bouchée de pain. C’est ainsi qu’aujourd’hui, Bella et
moi sommes propriétaires de la terre où se trouve la rangée de maisons, et
que nous traitons nos voisins correctement.
Nous avons réduit les frais au strict minimum, le sens de la communauté est
revenu, et les maisons sont lentement mais sûrement modernisées et
entretenues. Je donne un coup de main quand je peux et je suis propriétaire
de la maison de Russell, que nous avons transformée en logement locatif
après l’avoir rénovée.
— Tout est prêt, Mme Petrie. Je reviendrai dans quelques heures pour
l’éteindre et tout ranger, lui dis-je.
Elle reste sur le porche, dont elle ne peut plus beaucoup descendre les
marches. Quand je reviendrai, je veillerai à passer un peu de temps assis
avec elle, pour voir si elle a besoin de quelque chose au magasin cette
semaine.
Mais pour le moment, je retraverse la rue, car ma princesse est assise sur
son trône sous le petit porche que nous avons ajouté. Certes, c’est plus une
balancelle de porche qu’un trône, mais elle a l’air royale dans son débardeur
violet et son short en jean, un pied nu poussant paresseusement sur le sol
pour se balancer.
Je m’assieds à côté d’elle, posant le bras sur le dossier, et Bella se blottit
contre moi. Je me baisse et caresse Vash, assise sur les genoux de Bella.
L’irascible chat a finalement compris que je pouvais lui donner de la
nourriture et il me laisse généralement le caresser tant que Bella est là.
Bella soupire joyeusement, avec un doux sourire sur son visage qui me
réchauffe intérieurement, un sentiment dont je pensais ne plus pouvoir faire
l’expérience. Sa voix est de la musique pour mes oreilles.
— Tu m’as sauvée, tu sais. Tu m’as traquée, réveillée, et ramenée à la vie.
C’est peut-être un peu dramatique, mais c’est aussi un peu vrai.
— Peut-être, mais tu m’as sauvé en retour, de la solitude et de la haine
noire, en apportant ta lumière et ton espoir têtu que tout irait bien si nous
continuions à nous battre pour cela.
— Avec un sourire et une chanson, et un peu de travail, dit-elle, puis elle
siffle joyeusement.
Je lui ai dit une fois qu’elle me rappelait Blanche-Neige, avec ses cheveux
noirs et sa peau pâle, son optimisme et sa gentillesse sans fin, même lorsque
la vie avait été cruelle et que la plupart des gens auraient sombré dans
l’amertume, alors maintenant elle aime me citer le film. Heureusement, elle
ne chante pas souvent ces chansons. Pour une princesse, ce n’est pas
vraiment son point fort.
— Je t’aime, princesse, dis-je, et je ne suis pas son prince charmant, mais le
chasseur qui l’a enlevée pour la sauver. Allons à l’intérieur.
Je la prends dans mes bras, Vash saute à terre et nous suit comme si Bella
était ce fichu joueur de flûte. Je la transporte dans le nouveau salon douillet,
avec son parquet chaud et ses murs peints en crème, jusqu’à notre chambre.
Bella avait rêvé d’un lit à baldaquin, mais la chambre est trop petite, alors
elle s’est contentée d’une tête de lit en fer forgé à volutes avec du tissu
superposé derrière.
Je la jette sur le lit avant de lui ordonner :
— Je te veux nue. Maintenant !
Je suis ma propre consigne à mon tour et elle sourit. Elle se précipite pour
aller plus vite que moi et me dit :
— Moi aussi, je t’aime.
Puis elle se retourne, se mettant à genoux et sur ses coudes, les mains
agrippées à la ferrure. Sa main gauche va bien maintenant, guérie avec une
cicatrice rose dont je lui dis toujours que ça fait d’elle une dure à cuire,
mais surtout, elle ne semble même plus y penser.
— Putain, Princesse, grogné-je d’une voix rauque comme du papier de
verre en regardant la ligne de ses courbes, de ses fesses en forme de cœur à
sa taille étroite, avec ses boucles sombres qui s’enroulent sur son dos.
Je m’agenouille derrière elle, déposant des baisers le long des bosses de sa
colonne vertébrale jusqu’à ce que je morde ses fesses.
Elle se cambre, se pressant contre ma bouche, et je la lèche, goûtant sa
douceur par-derrière. Je me sers de mes pouces pour écarter ses lèvres
luisantes et je plonge en elle, la pénétrant avec ma langue comme j’ai
désespérément envie de le faire avec mon sexe.
Je tourne autour de son clitoris jusqu’à ce que ses hanches fassent de même,
me poursuivant ainsi que le plaisir que je lui procure avec ma langue, mes
mains, mes mots.
Finalement, je cède et je reste là où elle le souhaite, en passant ma langue
sur son clitoris par à-coups rapides et en pressant deux doigts le long de sa
paroi veloutée. Ses cris me signalent qu’elle est proche, et je l’emmène tout
droit vers la limite, puis…
Je m’arrête.
Elle gémit, se déhanchant et me suppliant de la terminer.
— Gabe, dit-elle, transformant l’unique syllabe en au moins trois.
— Je vais te pousser à bout, jusqu’à ce que tu sois sur le point de jouir,
encore et encore, mais tu ne jouiras pas avant d’être empalée sur ma queue
et que je te remplisse.
Je laisse toutes ces choses sombres et cochonnes que je veux lui faire
colorer la promesse.
Elle acquiesce et me regarde par-dessus son épaule avec du feu dans les
yeux.
Je maintiens mes doigts au fond d’elle et je remonte en embrassant le galbe
de ses fesses, savourant la manière dont elle se déhanche par désir, se
masturbant sur ma main. Aplatissant ma langue, je la lèche longuement et
lentement le long du pli de ses fesses, avant de plonger et de taquiner
l’orifice étroit.
Elle sursaute de surprise, mais le bruit se mue rapidement en gémissement.
— Oh, bon sang, je n’ai jamais… Je ne savais pas.
Puis elle écarte un peu plus les genoux, me donnant un meilleur accès tout
en se cambrant.
Je le lèche, puis je répands son fluide jusqu’à son orifice, en traçant les
bords avec mes doigts et ma langue pour lui permettre de se détendre. Je me
mets à pousser lentement mon doigt en elle, léchant paresseusement son
clitoris pour la faire grimper vers ce sommet dont je ne la laisserai pas
tomber, du moins pas encore.
— C’est ça, Princesse. Laisse-moi entrer ici. Un de ces jours, c’est par là
que je te prendrai, je te revendiquerai totalement.
Tout son corps se contracte et je recule en lui donnant une claque sur les
fesses.
— Je pense que tu aimes cette idée, n’est-ce pas ? Rappelle-toi, tu ne jouis
pas seule, nous jouissons ensemble.
Elle respire par à-coups.
— Je ne peux pas, j’ai besoin…
— Quoi ? De quoi as-tu besoin ?
Je lui donnerai tout ce qu’elle demande, mais j’espère connaître sa réponse
parce que toutes ces provocations me mettent aussi sur les nerfs.
— De toi, gémit-elle. Je t’en prie.
Merci putain, me dis-je en m’alignant derrière elle. Je frotte le sommet de
ma queue le long de ses lèvres, m’enduisant de sa moiteur et heurtant son
clitoris avant de me placer au niveau de son ouverture et de glisser dedans,
un centimètre à la fois. Si j’allais plus vite, je jouirais instantanément dans
son sexe glissant qui me prend, mais ce rythme lent nous rend tous les deux
fous.
Je me force à le faire en douceur, mais je succombe au besoin de brutalité,
je la pénètre si fort et si profondément que je touche le fond à chaque coup.
Elle crie à chaque poussée, rebondissant sur mes hanches, alors je saisis sa
taille, la maintenant en place.
— Je ne peux plus attendre, Princesse. Tu es prête ?
Ses yeux croisent les miens, les pupilles écarquillées par le désir, mais je
peux y voir un sens plus profond.
— Prête à tout avec toi, dit-elle doucement, et sa dévotion pour moi est
évidente, et une bénédiction.
Comment une âme aussi pure et douce que la sienne peut en accepter une
aussi tachée et souillée que la mienne, je ne le saurai jamais. Mais je suis
tellement reconnaissant pour cela.
Je ne peux pas lui promettre que je ne ferai plus jamais rien de mal, rien de
violent, mais que j’agirai toujours en pensant à son amour et à son avenir.
Alors je la pénètre plus rapidement, nous donnant à tous les deux ce que
nous voulons.
— Maintenant, Bella. Viens avec moi tout de suite !
Et nous explosons, créant à nous deux quelque chose de magnifique,
quelque chose qu’aucun de nous ne pensait avoir un jour.
L’amour.
Elle, parce qu’elle n’avait pas confiance en la permanence de la vie.
Moi, parce que je sentais que je ne le méritais pas après avoir laissé tomber
mon frère.
Mais nous avions tous les deux tort. Nous méritons l’amour. Nous avons
l’amour. L’amour de l’autre, et pour l’autre.
ÉPILOGUE
ISABELLA

J e ne sais pas si j’ai déjà été aussi nerveuse. Je me regarde dans le


miroir au dos de la porte, même si j’ai déjà vérifié trois fois ma tenue.
Ce n’est pas comme si c’était important. Personne ne va vraiment me voir,
mais ça compte. C’est un signe de l’importance que je donne à cette
rencontre.
Je regarde donc mon jean foncé, mes bottes à talons bas et ma chemise en
coton léger. Le décolleté est profond, montrant mes clavicules et encadrant
le collier que Gabe m’a offert pour avoir réussi mes examens. Je lui avais
dit que ce n’était pas nécessaire. Je veux dire, j’ai réussi tous les tests que
j’ai passés sans la promesse d’une récompense matérielle, mais il avait
insisté.
Je suis presque persuadée que c’est un traceur pour les rares fois où il me
laisse sortir sans escorte. Mais ça ne me dérange pas. C’est un beau collier,
et j’aime l’avoir avec moi autant que possible, surtout quand on se demande
encore quel sera le prochain coup de Blackwell.
Gabe passe la tête dans l’encadrement de la porte.
— Tu es prête ?
Je hoche la tête en me mordant nerveusement la lèvre.
— Tu es magnifique. Il va t’adorer. Ne t’inquiète pas.
Je suis un paquet de nerfs tandis que Gabe est aussi cool et calme que
possible. Nous montons dans son SUV et il démarre. Je perds le compte des
virages, je me détends finalement un peu et je chante en même temps que
son baryton profond sur un vieux morceau de rock à la radio.
Il passe sous une arche métallique couverte de fleurs, se gare et fait le tour
pour m’aider à descendre. Nous traversons les rangées de pierres, la main
de Gabe dans la mienne pour me guider. Il sait exactement où il va, comme
s’il était déjà venu ici de nombreuses fois.
Puis il s’arrête, et je baisse le regard, suivant ses yeux.
— Salut, frangin, j’ai quelqu’un à te présenter. Voici Isabella Turner, ma
Bella. Je crois que tu l’aurais vraiment aimée.
Il parle de manière décontractée, mais oscille entre le passé et le présent. Il
ne s’en rend sûrement même pas compte, car il vit avec Jeremy dans son
passé, tout en le portant aujourd’hui dans son cœur.
Je souris doucement.
— Ravie de te rencontrer, Jeremy. J’ai beaucoup entendu parler de toi.
Et là, sous le soleil éclatant et le balancement des arbres, j’écoute Gabe
raconter notre histoire à son frère. Il s’excuse de ne pas être allé au bout de
sa promesse de vengeance, mais conclut en disant qu’il pense faire ce qu’il
faut, et que c’est sûrement ce que Jeremy aurait voulu.
— En plus, même si je t’aime, mec, je l’aime aussi. Et elle a quelque chose
que tu n’as pas… elle m’aspire en elle comme un foutu étau !
Je hoquette et pousse l’épaule de Gabe.
— Mais ça va pas ! Tu étais parfaitement romantique, et d’un coup tu
balances un truc grossier comme ça !
Gabe me fait le sourire que j’aime, qui grandit lentement jusqu’à ce que ses
fossettes apparaissent et qu’il soit déjà à moitié sorti d’affaire.
— C’est comme ça que les frères se parlent, Princesse. Ce n’est pas comme
si tu pensais que j’étais un gentil prince charmant.
Il se penche pour chuchoter dans mon oreille, alors même qu’il n’y a
personne autour de nous dans le cimetière.
— Et tu ne m’aimerais pas si c’était le cas.
— Très bien, dis-je en levant les yeux au ciel. Mais tu es mon prince « pas
si charmant », alors limitons au maximum les discussions au sujet de nos
ébats avec d’autres personnes.
Il plisse les yeux.
— Ça veut dire que tu ne parles pas non plus de mon membre avec Mia et
Charlotte ?
Je me fige, me rappelant que je viens juste de leur raconter que nous avons
mené à bien la mission de baptiser l’intégralité de la maison.
— C’est différent, lui dis-je, sachant parfaitement que c’est faux.
— Innocente, douce, gentille fille, mon cul ! dit-il, mais j’éclate de rire
parce qu’il m’empoigne les fesses en le disant.
Je regarde la plaque de béton arrondie gravée du prénom de Jeremy.
— Tu vois ce que je dois supporter avec ton frère ? Mais il a beau être un
danger pour ma réputation, je l’aime aussi.
Un grand souffle de vent nous balaie, chaud et tourbillonnant, et une fleur
blanche tombe d’un arbre à côté de nous. Gabe la ramasse et s’avance pour
la placer derrière mon oreille, mais je la lui prends. Avançant vers la stèle,
je la pose dessus.
— Nous reviendrons bientôt, Jeremy. J’étais ravie de te rencontrer.
Ensuite, nous rentrons à la maison.
Ensemble.

M ERCI DE M ’ AVOIR LUE ! Ne ratez pas le prochain tome de la série, Et s’ils


vivaient heureux ? L’histoire de Charlotte. À découvrir ici !
DU MÊME AUTEUR

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