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Anaïs NIN 08.09
Anaïs NIN 08.09
Anaïs NIN 08.09
ANAÏS NIN
@ Sally Mann
et des extraits de Une chambre à soi de Virginia Woolf
Une création de
Elise VIGIER
LES LUCIOLES 61, rue Alexandre Duval 35000 Rennes I T. 02 23 42 30 77 I theatredeslucioles@wanadoo.fr
Coproduction COMÉDIE DE CAEN 1 Square du Théâtre 14200 Hérouville-Saint-Clair
@ Sally Mann
DIS-NOUS NIN
Librement adapté par
AGNÈS DESARTHE
L’intemporalité perdue
ou ce que Nin nous dit
Anaïs Nin est une jeune fille des années 1920, dites L’aller-retour constant que pratique Nin entre la
« folles ». Elle épouse leur modernité tout en vie réelle et l’œuvre, en passant par le journal, se
proposant, par anticipation, un reflet de la nôtre. traduit par l’intrusion dans la loge, l’espace secret
C’est cette impression d’absolue nouveauté mêlée du comédien que nous exposons volontairement
de « déjà vu » qui m’a guidée dans la traduction du au public, dans une démarche d’impudeur
recueil de nouvelles qu’elle publia, ayant mûri son contrôlée, inspirée par le rapport qu’entretiennent
écriture, à 27 ans, après avoir accumulé des pages chez Nin journaux intimes et fiction.
et des pages de journal, ou plutôt de journaux car La dimension autobiographique, illustrée surtout
elle en tenait deux à la fois, l’officiel et… l’autre. par des nouvelles comme La chanson dans le
L’adaptation théâtrale qui se met en place en 2020 jardin, Le sentiment tzigane, Le russe qui ne croyait
sous l’impulsion d’Élise Vigier tient compte de cet pas aux miracles, Fiancés par l’esprit, ou Un sol
effet miroir. Plusieurs thèmes que Nin aborde - le glissant, nous invite à tracer un parcours suivant
féminisme, l’érotisme, le rapport au corps, la les différentes étapes de la vie d’une femme, et,
création, la rivalité homme-femme, la mystique, la plus particulièrement d’une femme artiste.
politique – semblent engager un dialogue spontané L’itinéraire qui se dessine, hanté par la figure des
avec notre époque. Si on ajoute à cela les milliers parents, des amants, des parents-amants est à la
d’entrées du journal dont Anaïs Nin entreprend fois sinueux et précis. La possibilité de faire
l’écriture à onze ans et qui s’achève avec sa incarner ces différents personnages par des
disparition, on trouve la matière d’un monde qu’il comédiens qui échangeront leurs rôles afin de
est particulièrement stimulant de représenter sur reproduire le trouble et la fascination du même qui
scène en utilisant les outils spécifiques de l’auteure traverse l’inceste, autant que l’effroi qui teinte les
et de l’expérimentatrice qu’elle fut. relations passionnelles et rivales des mères avec
Le travail d’adaptation ne puise donc pas leurs filles, offre l’occasion de diffracter la lumière
seulement dans les intrigues développées par les équivoque que continue de répandre cette œuvre
nouvelles, il se nourrit aussi de la vision de l’artiste, à près de cent ans de distance.
de ses penchants, de ses inclinations, qu’il s’agisse Dans les années 2020, la jeune fille des années
de la danse, du surnaturel, du spiritisme, de la 1920 acquiert un statut d’icône. Que vient-elle
pratique amoureuse comme instrument de nous dire de nous et de ce que nous vivons ?
recherche, ou de la constante remise en cause des
représentations conventionnelles.
Le fantastique, présent dans des nouvelles comme
l’Intemporalité perdue, Tishnar ou Les roses rouges,
mais aussi dans La danse qui ne pouvait être
dansée, s’incarnent à la scène à travers la magie,
les transformations, les miroirs dont on dépasse la
fonction narcissique pour exploiter la dimension
inquiétante.
@ Sally Mann
A N A ÏS N IN
De l’écriture d’Anaïs Nin, Henry Miller disait « comment une si grande douceur peut-elle contenir une si grande
violence » (interview 1970 pour la télé canadienne).
Si ses œuvres sont rédigées en américain, le français et l’espagnol ont été les premières langues parlées et
écrites par Anaïs Nin.
Femme de lettre cosmopolite (et citoyenne américaine), Anaïs NIN est née en 1903 dans la banlieue de
Paris, à Neuilly - où son père Joaquin Nin, pianiste et compositeur espagnol, s’était fixé après son mariage
à Cuba avec Rosa Culmell, franco-danoise, fille du consul de Danemark à la Havane.
Anaïs a neuf ans quand ses parents se séparent et onze quand sa mère l’emmène aux Etats-Unis avec ses
deux frères cadets. A seize ans elle se fait modèle, puis danseuse espagnole pour échapper à la monotonie
de la maison meublée tenue par sa mère et elle achève son instruction par la lecture.
Mariée à vingt ans avec le banquier américain Hugh Guiler (qui se fera un nom- Ian Hugo - comme graveur
et cinéaste), elle vit jusqu’à la deuxième guerre mondiale en Europe où elle écrit ses premiers livres et
fréquente les artistes et écrivains étrangers dont Henry Miller. En 1940 elle retourne aux Etats-Unis, doit
publier à ses frais ses ouvrages illustrés par son mari, mais conquiert peu à peu une place dans les lettres
américaines. Son œuvre la plus importante - son Journal tenu depuis l’âge de onze ans – n’a pu paraître
que condensée, étant donné le nombre de volumes qu’elle comporte.
Elle
écrit par ailleurs des chansons pour Michel
vers le théâtre. groupe MASH et se tourne parfois
Lascault et le
ÉLISE VIGIER METTEURE EN SCÈNE
EXTRAITS DE L’ADAPTATION
Prologue
Deux femmes, Mrs Farinole propriétaire de la maison et Anaïs sa jeune invitée, sont face à une caloge dans le
jardin. Elles tournent autour et l’examinent.
ANAÏS Qu’est-ce que c’est que ça, Mrs Farinole ? Un bateau ? Un bateau dans un jardin ?
MRS FARINOLE Ah, ça, Anaïs, c’est un vieux bateau de pêche normand, qui a été converti en cabane à outils.
Une curiosité ! Il a été recouvert de goudron pour le protéger des intempéries. Il a de l’allure, vous ne trouvez
pas ? Si profond, si renflé, si confortable, si rassurant.
ANAÏS Je peux aller voir comment c’est à l’intérieur ?
MRS FARINOLE Un jour, nous y avons mis un lit pour un petit garçon qui séjournait ici. Il avait insisté pour y
dormir. Cela lui a fait une telle aventure !
ANAÏS Oh, comme j’aimerais dormir là, moi aussi.
J’entrerais par la porte. Et je ressortirais par la fenêtre.
Je ne serais pas la même personne en ressortant.
Comme lorsque j’avais été coupée en deux par le magicien.
MRS FARINOLE Coupée en deux ?
ANAÏS Je vais vous montrer.
FAITES ENTRER LA BOITE ET LE MAGICIEN !
Boite et magiciens entrent.
ANAÏS (elle prend Mrs Farinole par la main et l’aide à s’introduire dans la boite.)
On s’allonge, comme ça, allez-y, Mrs Farinole, n’ayez pas peur. C’est très confortable. Un peu comme un
cercueil… Mais non, pas du tout comme un cercueil. Je plaisante. Comme un berceau. Allez-y, entrez. (Mrs
Farinole s’allonge dans la boite à contrecœur.) Voilà.
MAGICIEN, REFERMEZ !
MAGICIEN, COUPEZ !
Le magicien referme le couvercle, brandit sa scie, mais Mrs Farinole fait signe à Anaïs qui se penche pour
l’écouter.
MRS FARINOLE Je ne peux pas, j’ai trop peur. Ce magicien ne m’inspire pas confiance. Sa scie est pleine de
sang.
ANAÏS Alors, si vous préférez, je vous raconte.
Anaïs agite paresseusement la main pour exiger du magicien qu’il remballe son matériel et quitte la scène. Il
obtempère.
MRS FARINOLE Je préfère.
ANAÏS Quand j’étais enfant, nous avons assisté, ma mère, mon frère et moi à un spectacle de music-hall. J’ai été
choisie par le magicien pour monter sur scène. Je suis toujours choisie. Parce que je suis jolie. Vous me trouvez
jolie ? Le magicien me trouvait jolie. Il m’a soulevée du sol et m’a déposée dans la boite. Il m’a dit à l’oreille :
« Tu es légère comme une plume » et il a ajouté : « Et jolie comme un cœur ! »
Et il a refermé la boite.
Il a montré au public qu’il n’y avait pas de double fond et il s’est mis à scier.
MRS FARINOLE Et ensuite.
ANAÏS Il a séparé la boîte en deux.
MRS FARINOLE Mais où étiez-vous pendant ce temps-là ?
ANAÏS Dans la boîte, enfin, plutôt, dans les boîtes.
MRS FARINOLE Coupée en deux ?
ANAÏS Oui, coupée en deux.
MRS FARINOLE Et ça faisait mal ?
ANAÏS Modérément. J’ai déjà eu plus mal que ça.
MRS FARINOLE Et après ?
ANAÏS Après ? Il a rassemblé les deux parties. Il a ouvert le couvercle et je suis ressortie entière. Les gens ont
applaudi debout sur leur siège. J’ai fait une révérence, comme ça (elle mime), et je suis retournée m’asseoir
avec ma mère et mon frère.
MRS FARINOLE Mais c’était quoi le truc ?
ANAÏS Quel truc ?
MRS FARINOLE Le truc du magicien. En fait il y avait un double-fond, c’est ça ?
ANAÏS Non.
MRS FARINOLE Mais alors, comment ?
ANAÏS Eh bien, comme je vous ai dit. Le magicien a coupé la boîte avec moi dedans et donc il m’a coupée aussi,
en deux, comme la boîte, et après, il a recollé les deux éléments. Mon corps et mon esprit.
MRS FARINOLE Qu’est-ce que vous racontez ?
ANAÏS Rien, ne faites pas attention, Mrs Farinole. Le corps et l’esprit. Vous avez raison. C’est idiot. On ne
peut pas les séparer. Ce que mon corps endure, mon esprit le subit. Ce que mon esprit subit, mon corps doit
l’endurer.
MRS FARINOLE Vous connaissez d’autres tours ?
ANAÏS Je n’en connais qu’un, mais il est vraiment extra. Vous voulez voir ?
Mrs Farinole acquiesce
ANAÏS FAITES ENTRER LES HOMMES !
Les hommes arrivent.
ANAÏS Regardez bien, Mrs Farinole. Ils vont se mettre en rang…
EN RANG LES HOMMES !
Les hommes se mettent en rang, parmi eux, le magicien (style Houdini : frac et chapeau haut de forme).
ANAÏS C’est un tour de magie extrêmement rapide. Soyez attentive. Je vais dire ma formule magique. C’est
un mot que j’ai inventé et, c’est incroyable, ça marche à tous les coups. Attention !
A-BRA-CADA-BRA
Les hommes s’écroulent d’un seul coup.
MRS FARINOLE Qu’est-ce qu’ils ont ? Ils sont morts ?
ANAÏS Non. Qu’est-ce que vous allez chercher ? Vous avez l’esprit si morbide Mrs Farinole. Ils ne sont pas
morts. Enfin, si, un peu… Ils sont morts d’amour. Ils sont amoureux de moi.
MRS FARINOLE Tous ?
ANAÏS Tous !
MRS FARINOLE Même le jeune ?
ANAÏS Même le jeune.
MRS FARINOLE Même le vieux ?
ANAÏS Le vieux aussi.
MRS FARINOLE Et là, ce n’est pas votre cousin ?
ANAÏS Affirmatif
MRS FARINOLE Et celui à gauche, (Mrs Farinole désigne le magicien) ce ne serait pas votre père ?
****
La femme coupée en 2
Welles and Dietrich in "Follow the Boys" (1944).
Vidéo > https://vimeo.com/330100817
La porte de la loge
ANAÏS Rappelle-toi que c’est la première fois
LUDMILLA Moi, j’ai toujours eu des loges collectives. Ça ne me gêne pas.
ANAÏS Il ne s’agit pas de toi.
LUDMILLA On parle de pudeur, là ? Je suis en train de parler de pudeur avec l’auteur de Vénus Erotica.
ANAÏS Il n’y avait pas de porte à la loge dans l’histoire. Boris a prétendu qu’il n’y en avait jamais eu. Il n’y avait
qu’un rideau étroit, en cretonne. Tu vois ce que c’est, comme tissu, la cretonne ?
LUDMILLA Non.
ANAÏS Peu importe. Pendant que je m’habillais ou que je me déshabillais, des gens surgissaient pour
m’apporter un message ou m’emprunter ma cold cream ou une serviette. J’avais toujours peur d’attraper un
rhume. Boris prétendait que dans les petits théâtres comme celui-là, il n’y avait jamais de portes aux loges.
C’était une façon, je crois, pour lui de me rappeler que j’étais une débutante.
La débutante sur scène, ce n’est pas celle qui ne sait pas danser, entre en retard sur la musique, ou manque sa
réplique. La débutante, c’est celle qui ne sait pas qu’il n’y a jamais de portes aux loges dans les petits théâtres.
LUDMILLA Moi, j’ai connu des théâtres minuscules, des théâtres de poche dans lesquels…
ANAÏS Il ne s’agit pas de toi. Il est question de l’imaginaire théâtral. Ne m’oblige pas à être pédante. Je déteste
les grands mots. Je ne veux pas que les mots m’impressionnent et encore moins qu’ils impressionnent le
lecteur. Je veux qu’ils m’hypnotisent. Je désire une communion. Le papier pour moi est comme un rideau de
scène. Quand j’écris, je suis dans la coulisse. Quand on me lit, j’apparais sur la scène. Je veux toucher cette
ivresse. Je veux les applaudissements pour moi, pour moi seule. Tout est tellement silencieux dans le monde
des livres.
Alors tu vois, je mélange tout. Je vis ce que j’écris. J’écris ce que je vis. Pour que le texte soit écrit sur ma peau.
Chaque personne qui me lit m’accorde une caresse. Et je la sens. C’est une alchimie que je suis la seule à
pratiquer.
LUDMILLA Et quand tu seras morte ?
ANAÏS Mais, je suis morte. Et tu vois bien que ça ne change rien.
Là aussi, j’ai tout mélangé, l’instant et l’éternité, l’éphémère et le permanent, le temps de ma vie et le temps
de mes livres. Je n’ai pas d’âge et je ne mourrai jamais.
LUDMILLA Mais tu es morte, pourtant. Tu viens de le dire.
ANAÏS Il ne s’agit pas de moi. Il ne s’agit pas plus de moi que de toi.
Ce qui m’intéresse, c’est le vide, le rien, le néant d’après la représentation. Ce qui m’intéresse c’est le trou noir
où se tapit le public et soudain, le fracas des applaudissements. Ce qui compte, c’est qu’il n’y a jamais eu de
porte à ma loge, jamais, si grand qu’ait été le théâtre.
Boris m’avait proposé d’échanger avec la sienne. Sa loge à lui, n’avait même pas de rideau ! Je me déshabillais
et me rhabillais sous un grand kimono qui me faisait comme une tente, mais je me suis rendu compte qu’il était
échancré sur les côtés et qu’on voyait le reflet de ma nudité dans le miroir. On a collé des papiers bleus dessus,
mais alors, je ne pouvais plus arranger ma tenue, vérifier que mes jupons étaient en place, que le peigne se
dressait bien droit au sommet de ma tête.
LUDMILLA Je ne crois pas que ça va bien m’aller la mantille et la robe flamenco, tout ça. Je n’ai pas le physique
qu’il faut.
ANAÏS Ça va à toutes les femmes. Tu seras magnifique.
LUDMILLA Je serai ridicule.
ANAÏS C’est exactement la même chose. On est toujours ridicule au théâtre. Ridicule quand on écrit.
S’exprimer, c’est ridicule.
LUDMILLA Ce soir, ma mère est dans la salle.
ANAÏS Il ne s’agit pas de ta mère.
LUDMILLA Je ne me suis jamais sentie ridicule devant ma mère.
ANAÏS La mienne… Oh, je ne peux pas parler de ma mère sans me mettre à pleurer. Elle me manque
tellement. Même quand elle était là, elle me manquait. Je voulais me fondre à elle. Me fondre en elle. Quand
elle chantait, j’aurais voulu entrer dans sa gorge et devenir sa voix.
Quand Vivien demande à Anita « Ton père ne parlait jamais de moi ? »…
LUDMILLA Anita, c’est ton double ?
ANAÏS Oui. Non. Il ne s’agit pas de moi.
Quand Vivien, la mère, dit à sa fille, Anita : « Ton père ne parlait jamais de moi ? » cela me fait pleurer. C’est
moi qui ai écrit cette histoire et je pleure en la lisant. Ça aussi, c’est ridicule. C’est plus ridicule que tout le reste.
C’est ridicule comme la vérité. Presque tout ce qui est vrai est grotesque. Tu as remarqué ?
LUDMILLA Non.
ANAÏS La mère et la fille se retrouvent, après des années. La mère a vu danser sa fille. Vivien, la grande
comédienne, la grande amoureuse, se réjouit de constater que sa fille, qu’elle croyait perdue pour toujours, a
marché sur ses traces. Anita est devenue danseuse. Mère et fille sont deux saltimbanques. On disait ça.
LUDMILLA On ne le dit plus.
ANAÏS Tu vois combien c’est cruel ? Après toutes ces années ? Tout ce que la mère trouve à dire à sa fille, sa
fille qui danse avec talent, sa fille qui n’a pas de porte à sa loge mais qui se contorsionne sous un kimono pour
que personne ne voie son corps, tout ce qu’elle trouve à lui dire c’est : « Ton père ne parlait jamais de moi ? »
C’est blessant. Tu vois comme c’est blessant ? Cette façon qu’a la mère de ramener le père entre elles.
Tiens, lis le rôle d’Anita. Je vais lire Vivien.
Prends le texte, je te dis. Tu as le temps.
LUDMILLA Je voudrais me concentrer. Ce soir, ma mère est dans la salle.
ANAÏS Ta mère est là. Ta mère est devant toi. Lis.
LUDMILLA/ANITA Non, il ne parlait jamais de toi.
ANAÏS/VIVIEN C’est normal que tu ne ressentes aucun sentiment particulier à mon égard – tu étais encore un
bébé. A cette époque, je n’aurais certainement pas imaginé que tu embrasserais ce genre de carrière.
LUDMILLA/ANITA Pourquoi vous intéressez-vous à ma carrière ?
ANAÏS/VIVIEN C’est un lien entre nous, tu ne crois pas ? Quand j’ai appris la mort de ton père, il y a sept ans,
je me suis demandé si je devais ou non me faire connaître de toi. Je pensais que tu devais être une jeune fille
guindée, quelqu’un comme lui, sévère peut-être, ne s’intéressant qu’aux livres. Et puis j’ai découvert que tu
étais devenue danseuse ! Quelle joie ça m’a procuré. Je croyais que tu étais sa fille à lui, et je me rends compte
que tu es la mienne.
LUDMILLA/ANITA Je ne suis la fille de personne.
ANAÏS/VIVIEN Tu n’es pas heureuse de me voir ?
LUDMILLA/ANITA Je n’en sais rien.
ANAÏS/VIVIEN C’est tellement moderne cette réponse. Et je crois que ça me plaît. Je crois que nous pourrions
très bien nous comprendre. Nous avons eu le même genre de vie. Nous nous intéressons aux mêmes choses.
Connais-tu mon nom de scène ? Vivien Foraine. Ça te dit quelque chose ?
LUDMILLA/ANITA J’ai entendu des gens dont j’estime l’opinion dire que vous étiez une grande actrice.
ANAÏS/VIVIEN Et moi, je crois que tu es une danseuse magnifique. Et très originale, en plus.
LUDMILLA/ANITA Vous m’avez vue danser ?
ANAÏS/VIVIEN Plusieurs fois. Je voulais savoir si je t’apprécierais avant de me présenter à toi.
LUDMILLA Pardon, mais il faut vraiment que je me concentre, là. On pourra reprendre plus tard, si vous
voulez. Après la représentation ?
ANAÏS Après la représentation, tu crouleras sous les roses rouges. Tu ne rappelleras plus de moi. Tu signeras
des autographes sous la pluie.
LUDMILLA Je n’ai jamais signé d’autographe, il ne pleut pas et après la représentation, j’irai à la cafétéria bio.
Le vide
ANAÏS Vous entendez ?
MRS FARINOLE Non. Je n’entends rien.
ANAÏS La chanson. Vous n’entendez pas une musique qui vient de par-là. Quelqu’un chante.
Une femme, je crois. Vous n’entendez pas ?
MRS FARINOLE C’est votre imagination, ma petite. Vous avez beaucoup d’imagination dit-on.
C’est une qualité que j’admire infiniment. Mr Farinole et moi-même n’en avons aucune. Nous,
notre spécialité, c’est l’humour. Enfin, surtout mon mari. Mr Farinole a un humour ! Oh lala ! Cet
humour qu’il a…
ANAÏS C’est drôle, à vous écouter, on croirait que c’est d’autre chose que vous parlez.
MRS FARINOLE Mais de quoi pourrais-je bien parler ? Je n’ai aucune imagination vous dis-je.
Alors que vous ! On sent que vous avez la tête pleine de… pleine de… je ne sais pas. De choses
exaltantes, excitantes, même.
ANAÏS (d’une voix égarée) Ma tête est vide. Complètement vide. Elle donne quelques petits
coups de son poing fermé contre sa tempe. Vous entendez comme ça sonne creux ?
L’imagination pour vous, c’est comme une malle pleine de déguisements ou de bijoux, de feuilles
de décors, de pantins articulés, de plantes exotiques. Alors qu’en fait…
MRS FARINOLE En fait ?
ANAÏS En fait, c’est vide. Il n’y a rien dans l’imagination.
MRS FARINOLE Vous vous moquez de moi ? Je le vois dans vos yeux, qu’il y a quelque chose.
Vos yeux étincellent. On y plongerait ! Vous devriez entendre Mr Farinole quand il parle de vous.
ANAÏS Que dit-il ?
MRS FARINOLE Il dit… Il dit… « Sacrée Anaïs ». Il dit : « on voit bien qu’il s’en passe de belles
dans sa petite tête » et ça le faire rire, mais rire.
ANAÏS Petite tête ? Il dit que j’ai une petite tête ?
MRS FARINOLE C’est affectueux.
ANAÏS Ma tête est vide, mais elle immense. A l’extérieur, elle ne paraît pas si grande, mais à
l’intérieur… Tout peut y entrer. Vous m’entendez, Mrs Farinole ? Vous comprenez ? Tout y entre.
Tout. Les beautés, les brutalités, les élégances, les ignominies, les désirs, les frustrations, les
perversions, les saintetés, le dévouement, la colère, la douleur, la jalousie, la candeur. Tout le
monde y entre.
MRS FARINOLE Vous voyez bien que vous avez de l’imagination, mon poussin.
ANAÏS Je n’imagine rien. C’est la vérité. Tout le monde y entre. Vous, votre mari. La dame du
bureau de poste. Le commis boulanger. Votre voisin, le grand écrivain - Comment s’appelle-t-il
déjà ? Alain Roussel. Tout le monde, vraiment. Vos invités, le quidam que je croise avenue de
l’Opéra et ne reverrai jamais, les vendeurs de tickets de loterie, les beaux messieurs des
boulevards, les forts des Halles, les grisettes de Montmartre…
MRS FARINOLE Ah, Paris ! Je n’y suis jamais allée. J’en rêve. Mais Mr Farinole…
ANAÏS Toutes les villes entrent dans ma tête. New-York, Louveciennes, La Havane, Neuilly, Los
Angeles... Les campagnes aussi. Les animaux. Une mouche. Une tique. Une hyène. Un
hippopotame. Une chienne. Un lièvre. Un serpent. Une chauve-souris…
MRS FARINOLE Un hippopotame dans la tête ? Vraiment ? Et ça prétend n’avoir pas
d’imagination !
ANAÏS Je n’ai jamais dit que je n’en avais pas. J’ai dit qu’il n’y avait rien dedans.
MRS FARINOLE Vous venez d’affirmer le contraire. A l’instant. Je vous y prends, ma chérie,
flagrant délit de contradiction.
ANAÏS (d’un ton suave) Rien de meilleur.
MRS FARINOLE Quoi ? La contradiction ?
ANAÏS (d’une voix carrément langoureuse) Le fla-grant dé-lit. On vous surprend en train de faire
quelque chose. Pas forcément quelque chose de mal. Parfois c’est innocent. Imaginez. Vous
essayez un chapeau et vous faites une tête un peu spéciale, un peu provocante. Vous imaginez
qu’un homme vous regarde et vous lui lancez un regard. Tout se passe devant le miroir. Mais,
sans que vous vous en rendiez compte, quelqu’un est entré dans la pièce. Quelqu’un vous
regarde en train de vous regarder. En train de rêver à l’amour.
Et alors, vous rougissez, vous avez honte, mais honte.
Les gens disent : « j’aurais aimé que la terre s’ouvre », ou bien « j’aurais voulu disparaître ».
Ils ont tort. Il faut rester, affronter ce moment. Et jouir du flagrant délit. Il y a toujours quelqu’un
qui nous regarde.
MRS FARINOLE Comme c’est amusant, ce que vous dites. Vous avez du sang irlandais ? C’est
toujours ce que demande Henry, mon mari, quand quelqu’un le fait rire. Du sang irlandais ?
ANAÏS Irlandais, je ne sais pas. Du sang, c’est sûr, j’en ai.
MRS FARINOLE C’est avec ça que vous écrivez ?
ANAÏS Avec mon sang ?
MRS FARINOLE Mais non, voyons ! Comme vous êtes drôle. Mais vous êtes sinistre parfois. Il y a
quelque chose en vous qui fait peur. Vos m’inspirez autant de tendresse que de terreur… mais
passons. Je voulais dire : c’est avec votre imagination que vous écrivez. Cette grande chose vide
qui se remplit d’hippopotames et de hyènes et de…
ANAÏS Non.
MRS FARINOLE Mais alors, avec quoi ? Je ne suis pas la seule, vous savez ? Tous les gens que je
connais, mes amies du club de lecture, Veronica qui travaille à la bibliothèque, le père Maxwell,
et Tom O’Hardy qui tient la chronique théâtrale, tout le monde pense que les écrivains se servent
de leur imagination.
ANAÏS Alors je ne suis pas écrivain.
MRS FARINOLE Je vous ai vexée ?
ANAÏS Vous avez raison, je ne suis pas écrivain. Je suis radiographe. Quand je regarde une
personne, je vois toujours ce qu’il y a à l’intérieur avant de distinguer la surface. J’aimerais
pouvoir faire autrement. Me fier au sourire, à une peau éclatante, à des sourcils trop rapprochés.
Avoir de l’imagination, c’est s’asseoir dans le métro en face d’un homme qui porte un chapeau
gris, regarder ce chapeau gris, et que ce gris vous rappelle le gris des rochers de Majorque et celui
de l’écorce des vieux oliviers – ce même gris que portent les Espagnols à la corrida – et donc,
avoir de l’imagination, c’est voyager tout autour du monde parce que l’homme assis en face de
vous dans le métro porte un chapeau gris.
N’avoir aucune imagination c’est regarder pendant vingt minutes le chapeau gris et remarquer
qu’il est taché.
MRS FARINOLE J’ai horreur des tâches.
ANAÏS J’ai entendu parler d’une femme qui, parce qu’elle souffrait atrocement de la jambe
s’était fait retirer le nerf qui transmettait la douleur à son cerveau. Je voudrais procéder comme
elle : m’arracher ce sixième sens, la capacité que j’ai à discerner la ruse, à mettre au jour les
lâchetés. J’aimerais pouvoir être sourde au désir. C’est surtout ça qui encombre mon esprit, me
colonise : le désir des autres. Le désir des hommes et des femmes qui me regardent. Ils le taisent
et moi, je l’entends, comme s’ils hurlaient.
Je vois les maladies de ceux qui se croient bien portants. Je distingue la lueur du feu érotique
derrière l’épaisseur de la bure.
Parfois c’est plaisant, bien sûr. Mais la plupart du temps c’est accablant. Alors j’écris, j’écris avec
ce que je vois.
Vous n’avez pas l’air bien, Mrs Farinole.
MRS FARINOLE Je crains que vous ne lisiez en moi.
ANAÏS Que pourrais-je lire ? Que cachez-vous ?
MRS FARINOLE Rien.
ANAÏS Sachez que le temps joue pour vous. Ce que je vois, je l’oublie aussitôt. Je suis incapable
d’écrire à partir du présent. Le présent, pour moi, est sacré ; il doit être vécu, absorbé
passionnément. Seul le passé est source de fiction. Mon travail, si vous voulez, est celui d’un
embaumeur.
MRS FARINOLE Alors cette histoire d’hippopotame, ce n’est pas sérieux. C’est une métaphore.
Ce qu’il y a dans votre imagination, dans votre tête vide, comme vous dites, c’est le passé.
ANAÏS Non, Mrs Farinole. Je comprends que cela soit pénible à concevoir, mais le vide est vide.
Il n’y a rien dans le vide. Tenez, quand je danse, la musique est à l’extérieur de mon corps, mais…
vous entendez ?
MRS FARINOLE La chanson ?
ANAÏS Oui, au loin. On l’avait perdue, mais voilà qu’elle revient. Je pleurais toujours quand ma
mère chantait. Je pensais que c’était à cause de sa voix, de la beauté de sa voix, mais aujourd’hui,
je me dis qu’il s’agissait d’autre chose. Une chose plus profonde.
MRS FARINOLE Plus profonde que la beauté ?
ANAÏS Rien n’est plus profond que la beauté. Alors disons que quelque chose chez ma mère
résistait. Je la revois avec sa machine à coudre et son dé d’or, qui m’ont fait prendre en grippe les
tâches ménagères. L’irritation de ma mère, je la percevais parfaitement ; sa rébellion contre la
suprématie du rôle de mère chez elle.
Ma mère ne voulait pas être une mère tout le temps. Elle devait être la mère de son mari et de
trois jeunes enfants, mais, à une époque, elle avait voulu être une chanteuse professionnelle.
Enfant, j’étais déjà radiographe. Mes frères disaient maman et ils voyaient ma mère. Moi, je
disais maman et j’entendais son chant.
LES LUCIOLES
Créé en 1994 et implanté à Rennes, le collectif les Lucioles regroupe six
comédiens formés à l’école d’art dramatique du Théâtre National de
Bretagne.
Depuis sa création, le groupe, qui tient son nom des Ecrits corsaires de
Pasolini, n’a cessé de mettre le texte à l’épreuve du plateau : des pièces de
théâtre, des adaptations de romans, des récits autobiographiques ou encore
des scénarios de films… près de soixante créations se sont ainsi suivies
depuis plus de 20 ans.
CRÉATIONS À VENIR
La Petite personne à partir de livres dessinés de Perrine Rouillon et du Livre de lecture de Gertrude Stein
m.e.s. Frédérique Loliée & Matthias Langhoff (création nov 2020 )
Est-ce que le monde ne pourrait pas exister sans l’obéissance ? Sans que les rois obéissent à
Dieu, sans que l’homme obéisse à la tête, sans que l’animal obéisse à l’homme, sans que la
nature obéisse à ses lois, et les milliers d’autres humains qui doivent toujours obéir à un plus
haut que soi-même ? Pourquoi pas ? Qu’arriverait-il ?
@ Sally Mann
LES LUCIOLES
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35000 Rennes
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