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ADAPTATIONS

MARIO PAUL AHUES BLANCHAIT

2020
1
Association WMBooks
15 Rue des Docteurs Charcot
42100 Saint-Étienne
France
association.wm.books@gmail.com

ISBN 9-782955-314159
Imprimé en France par Books-Factory

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une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants
du Code de la propriété intellectuelle.

2
MARIO PAUL AHUES BLANCHAIT est l'auteur de Trois pièces inti-
mistes, recueil contenant Rencontre souterraine, Premier Prix et Prix
spécial du jury pour la qualité et l'originalité de l'œuvre du Con-
cours littéraire de la Fédération des clubs de la défense, catégorie
Réflexions, en 2008, Soif et mort ou L'itération inverse, Premier Prix
du Concours littéraire de la Fédération des clubs de la défense
catégorie Nouvelles, en 2009 et Le voyage, Premier Prix du Con-
cours littéraire de la Fédération des clubs de la défense, catégorie
Théâtre, en 2010, (Publibook, 2016), Théâtre dans le théâtre, recueil
contenant Une dernière nuit à l'auberge, Une soirée chez Marlène et Alain
Roland, (WMbooks, 2017), Les jeux du vendredi soir (WMbooks,
2017), Piedras Blancas ou Les tortionnaires du dictateur, avec María Isa-
bel Mordojovich, (Éditions Ovadia, 2019) et sa traduction en es-
pagnol par les auteurs, Los cuervos de Piedras Blancas, (Simplemente
Editores, 2019), Couples, recueil contenant La répétition, Premier
Prix du Concours littéraire de la Fédération des clubs de la défense,
catégorie Théâtre, en 2019, L'intéressement, avec Walid Ben Med-
jedel, Deuxième Prix du Concours littéraire de la Fédération des
clubs de la défense, catégorie Théâtre, en 2018, Une conversation do-
minicale, Une conversation mercuriale, Webness-Webless, avec Walid Ben
Medjedel et Gilles et John en garde à vie, (Éditions Ovadia, 2019),
Jurisprudence, édition trilingue avec une traduction en anglais de
Neil Finn et en espagnol de l'auteur, (Éditions Ovadia, 2019), Un
royaume uni ou L'éloge de l'obscurantisme, édition bilingue avec une
traduction en anglais de Neil Finn, (Éditions Muse, 2019), Six
brèves pièces de théâtre, recueil contenant Je t'écris, Chez Madame de But-
ternut, Les voyelles automnales, Le cours magistral, La nuit des adieux et
Monologue pour une femme très seule, (Éditions Muse, 2019), Deux pièces
courtes, recueil contenant La traversée du Delaware et L’essor et la chute
(Éditions Muse, 2019) et Toufik (Publibook, 2020).

3
CE LIVRE EST MIS À DISPOSITION
DES COMPAGNIES DE THÉÂTRE

GRATUITEMENT.

LES COMPAGNIES RESTENT RESPONSABLES DU RÈGLEMENT


DES DROITS DUS AUX AUTEURS OU LEURS AYANTS DROIT
SUITE À LA MISE EN SCÈNE D’UNE ADAPTATION CONTENUE
DANS CE RECUEIL.

4
Je remercie encore mon ami
François Gramain
pour sa lecture
attentive et patiente.

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6
BÉRÉNICE : LA RESSUSCITÉE

Inspiré de la nouvelle
Loco afán
de Pedro Lemebel

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PERSONNAGES
LUI ;
ELLE.

MISE EN SCÈNE
Diverses formes de mise en scène sont envisageables. Par
exemple, ELLE à droite des spectateurs, LUI à gauche, tous
deux devant un support de partition de musique, liront le
texte.

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SCÈNE UNIQUE
RÉGIE – Pleins feux
LUI – Il n'avait jamais pensé qu'il s'appellerait Bérénice et en-
core moins qu'il s'habillerait en femme.
ELLE – Il voulait seulement partir loin, fuir ces paysans qui le
harcelaient, qui l'insultaient.
LUI – Parce qu'il était un petit garçon bizarre et moche, avec
un corps de nymphe qui ondulait à travers les collines.
ELLE – Un corps de Vénus native qu'il essayait de cacher
dans les amples vêtements que son aïeul lui refilait.
LUI – Mais il y avait toujours un paysan qui l'espionnait quand
il prenait son bain égyptien dans les eaux sales du canal.
ELLE – À peine s'insinuait sa puberté, on observait déjà son
va-et-vient de colibri, telle une esclave nubienne perdue
dans les marécages.
LUI – Par derrière, il était une vraie fille, une tentation pour
tous ces saisonniers qui ne voyaient pas de femme depuis
des mois et des mois.
ELLE – Tous ces paysans qui défilaient à la fin de la journée
en lui criant « Mon poulet, viens manger de ce fruit, viens
derrière les buissons… »
LUI – C'est pour ça qu'à 18 ans il est parti, fatigué de se faire
insulter de la sorte.
ELLE – Il partit avec un groupe de femmes.
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LUI – Des femmes qui cherchaient du travail dans les vignes.
ELLE – Avec sa bonne humeur et son rire adolescent, il em-
brassa sa tante et son aïeul qui constituaient sa seule famille.
LUI – Il leur dit qu'il partait… Avec les femmes pour ne plus
être molesté, que la cueillette n'était pas un travail dur et
qu'avec l'argent qu'il gagnerait, il achèterait un billet pour la
capitale.
ELLE – C'est ainsi qu'il quitta son terroir, avec ses paysages
bouleversés par les jeunes filles, les chèvres et ses amies qui
l'avaient convaincu de partir avec elles au-delà des mon-
tagnes, là où le champ bleuâtre réunissait les saisonnières de
la région.
LUI – Toutes ces femmes aux bras forts, les mains pleines de
verrues tant elles travaillaient la terre, des ouvrières du ma-
tin au soir, détruites par les agressions de la vigne.
ELLE – Des fourmis avec un chapeau de paille qui suppor-
taient la sueur à 3 heures de l'après-midi, lorsque l'astre
rouge leur enfonçait son épée incendiaire.
LUI – Lorsque le soleil est le patron qui nous arrache la peau
avec son fouet brûlant.
ELLE – À ce moment-là, seule une maigre illusion peut aider
à amortir la fatigue ; peut-être un nouveau pantalon pour le
petit, parce qu'il avait détruit son jean ?
LUI – Ou alors cette nappe aux mille couleurs que l'on a vue
dans le magasin du village, pour rajeunir la vieille table de la
salle à manger ?
ELLE – Et s'il nous reste assez d'argent pourquoi pas une pe-
tite blouse, une jupe à fleurs, un rouge à lèvres bon marché,

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une crème de laitue pour humecter les joues lacérées par
l'irritation solaire ?
LUI – Et tant d'autres choses qui attendent depuis toujours,
tant de miracles, de nouveaux rideaux, des vêtements pour
la petite fille.
ELLE – Des rêves suspendus à si peu de sous, conditionnés
au bilan des corbeilles qui ne se remplissent jamais.
LUI – Ces corbeilles que les jeunes femmes remplissaient
beaucoup plus vite que les autres, toujours pressées, afin de
ramasser plus d'argent et s'acheter ainsi la parka américaine
et des baskets.
ELLE – Parmi ces femmes fraîches comme des fruits verts,
presque confus par son attitude coquette, lui, ce garçon au
rire spontané, leur lançant de l'eau pour les soulager, faisant
l'idiot comme une petite folle, disant aux vieilles de ne pas
se courber de la sorte.
LUI – Pas comme ça, mamie, vous allez finir comme un cha-
meau ! Comme ça, sans se pencher ! Pliez les genoux,
comme si vous vouliez ramasser une fleur sur le bord du
chemin !
ELLE – Les femmes copiaient ses gestes, suivaient ses leçons
avec des fous rires, et applaudissaient, avec des cris et des
bisous lancés en l'air dans une ambiance de joie sous ce so-
leil accablant de fin d'après-midi.
LUI – Cet été de vignes fébriles et de sueurs de femmes lui
donna le nom de Bérénice.
ELLE – Cela s'est passé… comme ça, sans que personne ne
le veuille, sans que personne ne sache que les 35 degrés al-
laient emporter une victime.

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LUI – Une espèce de licenciement parmi ces travailleuses qui
tombaient exsangues dans les fougères.
ELLE – L'une d'entre elles -- une enfant, aurait-on dit -- ne se
réveilla plus ; elle avait le cœur fragile.
LUI – Elles ont essayé de la ranimer avec de l'eau, des éven-
tails faits de feuilles de vigne mais elle sembla plonger da-
vantage entre les grappes avec son visage ovale défiant le
soleil, fière de partir ainsi.
ELLE – Le travail s'arrêta alors brusquement. Juste un instant.
LUI – Puis la détonation. Les cris, les allers et retours, les ren-
seignements. Qui était-ce ? Qui la connaissait ? Qui averti-
rait sa famille ? Qu'est-ce que les patrons allaient dire ?
ELLE – Les patrons étaient là-bas en train de boire de l'eau
minérale gazeuse !
LUI – Ces réactionnaires esclavagistes de merde sont les res-
ponsables de ce crime !
ELLE – Elles partirent toutes ensemble, enragées, furibondes,
les ciseaux ouverts battant l'air.
LUI – Pas toi, ont-elles dit au garçon. Tu n'es pas une femme.
ELLE – Tu es un pédé.
LUI – Tu restes ici, tu accompagneras la morte et tu veilleras
à ce que les fourmis ne la dévorent pas.
ELLE – Elles l'ont laissé tout seul et il tremblait car il n'avait
jamais vécu cela.
LUI – Encore moins avec une fille qui était plutôt mignonne.

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ELLE – Il s'approcha d'elle en se disant qu'elle avait l'air d'une
vierge et lui ferma les yeux. Mais pour être vierge il faut un
nom, une carte d'identité.
LUI – Il commença à fouiller dans chaque poche de sa robe
jusqu'à ce qu'il trouve une carte d'identité toute froissée et
humide. C'est en regardant la photo et en lisant le nom qui
y figurait que naquit… Bérénice.
ELLE – Il se regarda dans cette identité comme dans une
glace. Peut-être, avec un peu d'imagination, en s'épilant les
sourcils. Ça pourrait marcher, pourquoi pas ?
LUI – Et il n'y réfléchit pas deux fois. Il adopta le prénom de
la morte qu'il embrassa sur le front en guise de remercie-
ment.
ELLE – Le reste fut la fuite. Voyager, puis voyager, encore et
toujours voyager, jusqu'à ce qu'il se retrouve dans la capi-
tale.
LUI – Pour mieux ressembler à la photo il se laissa pousser
les cheveux et les teinta comme il fallait.
ELLE – Ainsi, telle une rose greffée avec un œillet, il jaillit
dans la vie avec les candeurs de sa nouvelle identité : Béré-
nice… la ressuscitée.
LUI – Dans la capitale, le temps passe vite.
ELLE – Surtout pour un étranger qui se bat pour pouvoir sur-
vivre. Les matinées s'écoulent en regardant les beaux vi-
sages sur la couverture des magazines exhibés dans les
kiosques ou en lisant la une des journaux où on n'apparaîtra
jamais.
LUI – Mais tel ne fut pas le cas de Bérénice qui connut la
gloire du jour au lendemain.
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ELLE – À la télé, plein écran, dans les journaux, se faisant une
renommée de kidnappeuse folle.
LUI – Mère de l'année ou vierge eunuque accouchant d'un
bébé qu'il avait volé chez des riches où il avait été embauché
comme nurse.
ELLE – C'était le seul travail honnête qu'il avait eu, après des
années de travesti. Bérénice ne voulait pas finir sa vie
comme tant d'autres pédales de naissance.
LUI – Elle n'oublia jamais le Sud, avec ses cieux couverts, gris
comme la queue d'un renard s'enroulant dans ses rêves.
ELLE – C'est pour ça qu'elle finit par refuser de se maquiller
comme ses collègues et de porter des talons aiguilles ou des
robes reluisantes.
LUI – Pas moyen de lui ôter cet air paysan. Elle ne portait
même pas de boucles d'oreilles, ne mettait ni poudre, ni
ombre, ni couleurs, malgré le ton pâle de sa peau de sœur
matinale.
ELLE – C'est pour ça que tu n'as pas de bons clients, seule-
ment des flics en civil et des Indiens qui te prennent pour
une femme de ménage, lui disaient les autres travelos.
LUI – Il lui a été facile de se faire passer pour une Indienne
travailleuse, de celles qui ne demandent pas qu'on leur paye
les charges sociales, ni les jours de congé.
ELLE – Celles qui ne portent pas de mini-jupe, qui sont
bonnes pour faire le ménage de fond en comble et qui ne
tentent pas leur patron avec leur cul.
LUI – Elle prenait tout son temps pour s'occuper de l'enfant
aux cheveux dorés qu'elle aimait tant, celui qu'elle séquestra

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quand elle l'entendit l'appeler maman et que son ventre en-
tra en ébullition.
ELLE – Ce mot avait fait naître des roses dans son corps et
elles étaient sorties par les pores.
LUI – Ce mot l'avait bouleversé encore une fois, après tant
d'autres bouleversements.
ELLE – Elle est partie avec le bébé comme elle l'aurait fait
avec une poupée volée dans un magasin de luxe.
LUI – Mais seulement par amour, parce qu'il s'était trompé de
téton, le bébé lui avait dit maman. À elle qui ne connaissait
pas ses origines car sa tante et son aïeul refusaient de lui en
parler.
ELLE – Elle n'avait comme repère que ce pédé bâtard que les
autres enfants de son âge lui crachaient à la figure.
LUI – Elle prit quelques vêtements ainsi que le peu d'argent
qu'elle avait épargné et partit avec l'enfant.
ELLE – Nous allons nous promener, pi-pi-pi, pi-pi-pi, nous
allons bien rigoler, pi-pi-pi, pi-pi-pi…
LUI – Il faudra se lever tôt, pi-pi-pi, pi-pi-pi pour manger un
bon gâteau, pi-pi-pi, pi-pi-pi…
ELLE – Ils allaient s'amuser comme des fous, acheter des
jouets, des bonbons, des ballons ! Tout ce que l'enfant vou-
drait.
LUI – Loin de la ville, loin des radios qui annonçaient le rapt,
loin de la police qui prenait leurs empreintes et découvrait
que Bérénice… était un homme.

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ELLE – Loin de la famille du bébé qui pleurait en suppliant
l'homosexuel de ne pas faire de mal à leur enfant.
LUI – Tout le pays s'attendait au pire, imaginant les aberra-
tions sexuelles les plus atroces.
ELLE – Toute la police était après eux ; on distribuait par fax,
le long de tout le pays, l'image du visage innocent et inex-
pressif d'une Bérénice absente.
LUI – Ce visage de la Bérénice originale, cette photocopie de
celui qui gisait sous terre, poursuivi au-delà de sa dispari-
tion, revivait dans cette folle passion d'une maternité inven-
tée.
ELLE – Pendant des heures et des heures les journaux télévi-
sés caquetaient l'histoire du rapt tandis que Bérénice, dou-
blement travesti en mère, jouait avec l'enfant dans un
square de province.
LUI – Ils riaient, ils couraient et ils s'attrapaient en criant, plein
de barbe à papa sur les lèvres.
ELLE – Ils achetèrent une cape de Batman, une épée de d'Ar-
tagnan, un chapeau de paysan et un énorme lapin en pe-
luche qui servit de traversin à l'enfant lorsqu'il s'endormit
épuisé.
LUI – Lorsque le soleil se coucha, calfeutrés l'un dans l'autre,
sans pouvoir aller à l'hôtel ni demander d'être hébergés à
l'église, contrits dans ce nid de jouets, Bérénice lui chanta
une berceuse avec sa voix rauque de maman homo.
ELLE – C'est ainsi qu'ils se sont endormis et comme en-
chanté, le parc se tut avec le dernier son du clocher pour
qu'ils puissent continuer à rêver ensemble.

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LUI – La pénombre arriva sur la pointe des pieds et la nuit
provinciale les couvrit avec son voile bleu sur la place dé-
serte.
ELLE – C'est ainsi que la police les trouva.
LUI – Le rideau tomba sur Bérénice qui fut arrêtée sans plus.
ELLE – Elle ne disait rien, comme si elle rêvait d'une fin de
fête qu'elle connaissait déjà.
LUI – Elle rendit l'enfant comme s'il était un jouet qu'on lui
avait prêté.
ELLE – Elle ne fit pas de scandale, mit les bonbons dans la
poche de l'enfant, enveloppa l'enfant dans la cape de Bat-
man, donna l'épée de d'Artagnan aux policiers ainsi que le
chapeau de paysan.
LUI – Mais Bérénice garda pour elle le lapin en peluche.
ELLE – Un souvenir précieux.
LUI – Un souvenir précieux…
ELLE – Dont elle pensait que la peau douce et mouillée con-
serverait pour toujours le parfum de son rêve.
RÉGIE – Noir et rideau

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18
NOTRE HOMME À MADRAS

Adaptation libre de la pièce


Our Man in Madras
de Gert Hofmann

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PERSONNAGES
M. SIEG, cadre supérieur d'une entreprise transnationale ;
BILL, son secrétaire.

DÉCOR
Gauche (côté jardin) et droite (côté cour) sont celles des spec-
tateurs. L'histoire a lieu en 1953. La scène est divisée en deux
secteurs. À droite, prenant un peu plus de la moitié de l'es-
pace, le bureau de M. SIEG ; son écritoire est placée en posi-
tion 3/4 avec un fauteuil pivotant derrière ; à gauche, le bu-
reau de la secrétaire de M. SIEG, BILL, avec l'écritoire placée
de face au public et un fauteuil pivotant derrière. Sur la table,
un interphone et un téléphone. Au lever du rideau, M. SIEG
est assis dans son fauteuil et s'occupe d'un ensemble de dos-
siers les prenant d'une pile de chemises en papier. Sur le bu-
reau, un interphone lui permet d'appeler BILL et un télé-
phone lui permet de parler avec Bob. Il existe une séparation
légère, de préférence basse ou translucide, entre les deux bu-
reaux. Contre cette cloison s'appuie, du côté de M. SIEG, une
petite table d'appoint avec une carafe d'eau et quelques verres.
Du côté de BILL, une autre petite table d'appoint avec un
vase contenant des fleurs et quelques volumes de même for-
mat représentant une encyclopédie qu'il consultera.

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SCÈNE UNIQUE
M. SIEG – (Après un moment, appelle BILL par interphone.) Bill ?
BILL – (Par interphone.) Oui, Monsieur Sieg ?
M. SIEG – (Par interphone.) Passez-moi sur la ligne réservée
notre correspondant en Asie…
BILL – (Par interphone.) Tout de suite Monsieur Sieg.
M. SIEG – (Retourne à ses dossiers. Un instant plus tard, décroche le
téléphone. Par interphone.) Merci, Bill.
BILL – (Par interphone.) De rien, Monsieur.
M. SIEG – (Parle à l'homme de Madras au téléphone ; se lève pour
parler. Nerveux.) Allô, Bob ? Comment va ? Ici Jim Sieg du
siège principal. Devine, Bob, ici HB, et le manager des af-
faires d'outre-mer, et le responsable des ventes, et ton
propre supérieur ont débattu longuement à propos de toi.
Oui. Pour être franc, Bob, HB n'est pas satisfait avec ton
chiffre d'affaires. Bien sûr, bien sûr, je sais, Bob, mais com-
paré avec la performance de notre homme en Australie…
Oui, nous savons que tu opères dans des conditions très
difficiles là-bas. Bob, ton contrat arrive à échéance à la fin
de ce mois et nous nous demandons si nous devons le re-
conduire. (Une pause. Rit.) HB ? Il est « en conférence » en
ce moment. Non, il n'a pas encore dit ce qu'il en pense, mais
c'est pour arrêter sa décision qu'il t'a envoyé notre psycho-
logue il y a deux semaines. J'ai son rapport ici. Il dit que ton
potentiel est supérieur à tes résultats, Bob. Cela veut dire
que malgré l'importance du salaire que HB te paye, tu
21
refoules une grande partie de tes capacités, peut-être la
meilleure partie. Que dirais-tu Bob, si à la fin de ce mois,
HB ne t'envoyait que la moitié de ton salaire, hein ? Tu se-
rais profondément déçu, n'est-ce pas ? C'est pour cela que
je t'appelle, Bob. Pour qu'on en parle. Allô ? Est-ce que tu
m'entends, Bob ? Allô ? Tu as quoi ? Tu t'es brûlé les
mains ? Pas seulement tes mains ? Mais pourquoi ? Quel
genre de rayons ? (S'assoit, anéanti.) Si je t'ai bien entendu, tu
m'as dit « Madras l'a eue ». Pas seulement Madras ? Tout le
sud de l'Inde ? Les gens savent qui l'a fait ? Écoute, je suis
sûr que ce n'est pas nous. Je ne pense pas que ce soit une
erreur, toutes les précautions sont prises dans ce domaine-
là. Attends un moment, Bob. (Par interphone.) Bill ?
BILL – (Vient le voir dans son bureau.) Oui, Monsieur Sieg ?
M. SIEG – HB est déjà dans son bureau ?
BILL – Non, Monsieur Sieg.
M. SIEG – Allez voir s'il est déjà réveillé. J'ai quelque chose à
lui dire qui peut l'intéresser.
BILL – Oui, Monsieur Sieg. (Va dans son bureau et quitte la scène
par la gauche.)
M. SIEG – (À BOB.) Allô, Bob ? Tu es dans ton bureau ? Ton
bureau l'a eue ? Tout l'immeuble ! Tout le quartier… Ah. Tu
es dans une cave ?
BILL – (Revient sur scène directement au bureau de M. SIEG.) Mon-
sieur.
M. SIEG – (À BOB.) Un instant, Bob. (À BILL.) Oui, Bill ?
BILL – C'est juste pour vous dire que HB s'est réveillé, Mon-
sieur Sieg.

22
M. SIEG – Et qu'est-ce qu'il fait ?
BILL – On le met dans la baignoire, Monsieur.
M. SIEG – Ah. Et… Fred est par là ?
BILL – Oui, Monsieur Sieg.
M. SIEG – Pourriez-vous lui dire que j'ai ici quelque chose qui
va intéresser HB ? J'aimerais qu'il garde le contact avec moi
pendant une heure.
BILL – Avec plaisir, Monsieur Sieg.
M. SIEG – Faites-moi signe quand HB sortira de la salle de
bains.
BILL – Bien, Monsieur. (Va dans son bureau et s'assoit, prend son
téléphone pour entamer une conversation.)
M. SIEG – (À BOB.) Allô Bob ? Qu'est-ce que tu dis ? Tes
cheveux tombent ? J'en suis désolé, Bob, crois-moi. Je sup-
pose que tu sais que ta santé est assurée par la firme. Tu le
savais ? Parfait. Je voulais te le rappeler parce que quand on
est en bonne santé on ne pense plus à se payer une assu-
rance maladie mais quand la note de l'hôpital arrive, alors là
c'est une autre histoire… Remercie le Seigneur parce que
HB s'est bien occupé de cela, Bob, tu n'auras pas à payer le
médecin. Attends une seconde, Bob. (Par interphone.) Bill ?
BILL – (Par interphone.) Oui, Monsieur ?
M. SIEG – (À BILL.) S'il vous plaît, dites à Fred d'évoquer
subtilement le sujet avec HB à peine il aura fini son bain. Il
s'agit de décider si on révise notre politique en Asie suite
aux derniers événements sur place. C'est certain qu'il en a
déjà entendu parler. Je vois de grandes possibilités là. Et, s'il

23
vous plaît, dites à Fred de ne pas mentionner mon nom tant
que HB n'a pas pris une décision favorable, d'accord ?
BILL – (Par interphone.) Bien, Monsieur Sieg. (Reprend son télé-
phone, puis raccroche.)
M. SIEG – (À BOB.) Tu sais, tu as de la chance mon vieux !
(Pause. Répète plus fort.) Je connais des gens qui donneraient
leur main à couper pour avoir une chance comme la tienne.
Mais Bob, tu me dis que l'Inde du sud a disparue et tu me
demandes de quelle chance je parle ? Si ce que tu me ra-
contes est vrai, et j'espère pour toi que c'est vrai, alors HB
devra mettre à jour sa politique en Asie et tu auras gagné le
gros lot ! Tu connais le pays, tu connais les gens. Tu t'es
habitué au climat là-bas. Qu'est-ce tu dis ? Ton oreille
gauche se décolle ? Ne la touche pas, Bob. Laisse-la comme
ça. Tu sais comment HB s'enthousiasme quand il com-
mence quelque chose de nouveau. Si je comprends bien, il
ne reste plus grand-chose là-bas, non ? Une minute, Bob.
(Par interphone.) Bill ?
BILL – (Par interphone.) Oui, Monsieur ?
M. SIEG – (Par interphone.) Avez-vous parlé à Fred ?
BILL – (Par interphone.) Oui, Monsieur Sieg.
M. SIEG – (Par interphone.) Est-il d'accord pour en parler à
HB ?
BILL – (Par interphone.) Oui, Monsieur Sieg. Mais quand son
masseur sera parti.
M. SIEG – (Par interphone.) Merci, Bill. (À BOB.) Bob, si je
comprends bien la situation, et ce n'est pas facile parce que
tu n'es pas très loquace hein ? Tu as perdu ton oreille
gauche ? Je suis vraiment désolé de l'entendre, Bob. Bien,

24
tu es donc en train de me dire que tout est parti là-bas : la
Nature, les immeubles, tout. HB devra cibler absolument
tout pour remettre le pays debout, alors. Tu me parles d'où
en fait ? Madras, Inde. (Prend des notes.) Population ? Un mil-
lion trois cent mille habitants… Incroyable ! (Par interphone.)
Venez Bill. (À BOB.) Incroyable !
BILL – (Vient dans le bureau de M. SIEG.) Monsieur ?
M. SIEG – Bill, prenez l'encyclopédie et cherchez « Madras ».
BILL – Oui, Monsieur. (Va dans son bureau, prend un volume sur
la petite table, trouve rapidement Madras et revient au bureau de M.
SIEG.)
M. SIEG – (À BOB, avant que BILL revienne.) D'accord, Bob.
Maintenant, donne-moi plus de détails sur la catastrophe.
Raconte-moi. (BILL entre avec le volume. À BILL.) Je vous
écoute.
BILL – (Lit.) « Madras est la capitale et le principal port de
l'état de Madras. Elle est située sur la côte est de l'Inde et
s'étend sur une surface de cent trente mille kilomètres car-
rés environ. C'est la plus grande ville indienne en termes de
superficie. En 1951 elle comptait un million quatre cent
seize mille cinquante-six habitants. »
M. SIEG – (N'a pas pu prendre note de la population.) Combien ?
BILL – Un million quatre cent seize mille cinquante-six.
M. SIEG – (Écrit.) Un million quatre cent seize mille cin-
quante-six.
BILL – (Lit.) « La ville est accessible par avion, par train et
par… »

25
M. SIEG – (L'interrompt.) Un moment, Bill. (À BOB.) J'en con-
viens, Bob, ce n'est pas facile d'avoir une appréciation com-
plète et précise à partir du trou où tu t'es enterré, mais la
cave doit bien avoir une fenêtre, non ? Génial. Alors, va à
la fenêtre. Bouge à quatre pattes ! Mais Bob, Ça ne sert à
rien de couper les cheveux en quatre ! Restons objectifs !
(À BILL.) Continuez, Bill.
BILL – (Lit.) « Vue du ciel, la ville semble très verte car même
dans les zones les plus congestionnées on aperçoit des jar-
dins, des bosquets ou des parcs. »
M. SIEG – (À BOB.) Bob, as-tu la moindre idée du coût de
cette conversation ! D'accord, Bob, prends ton temps,
prends tout ton temps. (À BILL.) L'industrie, Bill.
BILL – (Lit.) « Madras possède quelques industries typiques,
les plus importantes étant les fabriques de films et de tex-
tiles, quelques entreprises d'ingénierie et… »
M. SIEG – (Lui fait signe de se taire. À BOB.) Tu es arrivé à la
fenêtre, Bob ? Il y a une boîte au pied de la fenêtre ? Monte
sur la boîte, alors ! (À BILL.) Bill.
BILL – Oui, Monsieur ?
M. SIEG – Les exportations.
BILL – (Lit.) « Les principales exportations sont les semences,
les fruits secs, les peaux, les condiments, les textiles, le tabac
et des végétaux. »
M. SIEG – (Fait signe à BILL de s'en aller. BILL s'assoit après avoir
rangé le volume. À BOB.) Es-tu arrivé, Bob ? Très bien ! Main-
tenant dis-moi ce que tu vois. (Prend son crayon pour prendre
des notes à nouveau. Pause.) Rien ? À cause de quelque chose
devant la fenêtre ? Une femme morte ? Elle t'empêche de

26
voir plus loin ? Je le regrette, Bob. Tu ne peux pas la pousser
un peu ? Avec quoi ? Je n'en sais rien, Bob. (Se lève en colère.)
Tu es dans une cave, regarde autour de toi ! Une planche ?
D'accord, pourquoi pas une planche. Essaie de pousser le
corps avec la planche. Mais arrête de te plaindre comme ça !
J'ai dû faire de bien pire choses dans ma vie, moi ! Mainte-
nant pousse-la avec la planche. Et pourquoi cela ne marche
pas ! Elle est écrasée ? Elle a quelque chose par-dessus. Une
quoi ? Une poutre. Bien, Bob, alors tu n'as qu'à enlever la
poutre. Pourquoi pas ? Tu n'as pas la force suffisante ? Tu
connaissais cette femme ? (Pause. Incrédule.) Qu'est-ce que tu
dis ? (Pause. S'assoit.) C'est ta femme ? Elle n'est pas dans la
cave avec toi ? (Pause. Change de ton. Amical.) Bob, tu sais ce
que je voudrais faire maintenant ? Tu sais, Bob ? Je voudrais
être avec toi et te tenir la main. Même si je ne la connaissais
presque pas. (Cherche la fiche de BOB sur son bureau. Avant de
la retrouver.) Elle s'appelait Marthe, non ? Ah, Élisabeth. Oui,
Marthe était son second prénom. (Regarde la fiche de BOB.)
Elle s'est donc trompée quand elle a rempli la fiche. Oh
non, ce n'est pas un reproche, bien sûr que non, Bob. Même
si je ne la connaissais guère, je me souviens très bien d'elle,
Bob. Je sais qu'elle était une personne magnifique, je com-
prends comment tu te sens, Bob. Non, je dois admettre que
je ne me souviens pas de ce détail, non. Elle avait des che-
veux noirs. Non, je ne m'en souviens pas non. Tu sais, Bob,
le règlement de HB nous interdit de faire la connaissance
de l'épouse de nos correspondants outre-mer. Ce n'est pas
très intelligent, peut-être, j'en conviens, mais c'est comme
ça. Oui, j'aurais dû rencontrer Élisabeth, je regrette ne pas
avoir eu cette chance en temps opportun, Bob. Que dirais-
tu, Bob, si je proposais à HB de modifier cette règle, hein ?
Je rencontrerais alors la femme de chacun de nos corres-
pondants outre-mer. Ça te ferait plaisir, Bob ? Tu crois que
cela aurait plu à Élisabeth aussi ? Je pense pouvoir faire ça
27
pour toi, Bob. Je vais rédiger un mémorandum tout de
suite, Bob. (Mais il ne fait pas. Pause.) Qu'est-ce que tu veux ?
Tu veux me raconter comment tu as rencontré Élisabeth…
Bien sûr, bien sûr… Vas-y, Bob, je t'écoute. (Par interphone.)
Bill ?
BILL – (Par interphone.) Monsieur Sieg ?
M. SIEG – (Par interphone.) Que fait HB ?
BILL – (Par interphone.) En ce moment on vient de le poser sur
la table, Monsieur.
M. SIEG – (Par interphone.) Merci, Bill.
BILL – (Par interphone.) De rien, Monsieur Sieg.
M. SIEG – (À BOB.) Bob. Bob, excuse-moi de t'interrompre.
Je pourrais t'écouter pendant des heures, mais ne crois-tu
pas que nous devrions… Bien sûr, Bob. Prends ton temps.
Prends tout ton temps. (Par interphone.) Bill.
BILL – (Par interphone.) Monsieur Sieg ?
M. SIEG – (Par interphone.) Les importations.
BILL – (Revient avec le volume et lit.) « Les importations princi-
pales sont du charbon, des huiles minérales, des métaux,
des matériaux de construction, des machines, du papier, des
fertilisants chimiques. »
M. SIEG – Et c'est tout ?
BILL – Oui, Monsieur Sieg. Vous avez encore besoin de cet
article ?
M. SIEG – Non, Bill. Merci.

28
BILL – (Va dans son bureau, range le livre, prend un dossier et se retire
par la gauche. À BOB.) Tu l'as dégagée ? Très bien ! Mainte-
nant, qu'est-ce que tu vois ? La rue est encombrée de quoi ?
Écoute, je vais prendre note de ce que tu me dis. (Écrit.)
Pulvérisée… mixée… suffoquée… crémée… Tu ne penses
pas exagérer un peu la note, Bob ? Non ? Bien. Je te crois.
Maintenant, regarde dans une autre direction. Qu'est-ce que
tu vois ? Tu dois forcément voir quelque chose, Bob ! Qu'il
fait noir ? (Consulte sa montre.) Mais quelle heure il est là-bas ?
Et comment tu expliques qu'il fasse noir à 3 h de l'après-
midi ! Est-ce que tu vois encore les ruines ? Tout est devenu
noir ? Écoute, étire tes bras devant toi. (Le fait, comme pour
lui montrer.) Est-ce que tu vois tes mains ? Tu les vois ou tu
ne les vois pas ? Approche tes mains de tes yeux un peu.
Est-ce que tu les vois maintenant ? (Pause. BILL revient dans
son bureau. Par interphone.) Bill ?
BILL – (Par interphone.) Monsieur Sieg ?
M. SIEG – (Par interphone.) HB est encore sur la table ?
BILL – (Par interphone.) Oui, Monsieur Sieg. Ils sont en train
de le sécher.
M. SIEG – (Par interphone.) Quel est son état d'âme ?
BILL – (Par interphone.) Fred n'a pas pu voir son visage, Mon-
sieur.
M. SIEG – (Par interphone.) Merci, Bill.
BILL – (Par interphone.) De rien, Monsieur Sieg.
M. SIEG – (À BOB.) Je viens de parler avec HB, Bob. Oui. Je
te serais reconnaissant si tu te procurais une deuxième opi-
nion sur l'étendue des dégâts, Bob. HB a besoin de sentir
qu'il peut commencer quelque chose à partir de rien. Je dois

29
être convaincu que les choses sont définitivement dans le
rouge, Bob. Non, Bob. Je suis navré. Je ne peux me fier à
un témoin oculaire qui se dit incapable de voir ses propres
mains placées devant lui. Toi dans ton monde idyllique, tu
n'arrives pas à imaginer comment ça fonctionne ici. On ne
joue pas au golf les après-midi ici. On vit dans la jungle,
Bob. Je travaille mon dos contre le mur, Bob, et même ainsi,
je ne suis pas à l'abri des attaques des jeunes cadres. Écoute-
moi bien, Bob. Tu as perdu ta femme, tu t'inquiètes pour
ton contrat, ta santé n'est peut-être pas dans l'état que tu
voudrais. Tu verrais HB modifier sa politique en Asie sur la
base d'un jugement altéré par des émotions personnelles ?
Bon, alors, si tu veux mon soutien, il faut que tu confirmes
ton rapport avec celui d'un autre témoin oculaire. Quoi ? Il
n'y a plus personne ? Allons, Bob, tu viens de mentionner
un million trois cent mille habitants, et en fait ils sont un
million quatre cent seize mille cinquante-six, et tu veux me
faire croire qu'aucun d'entre eux ne peut venir parler au té-
léphone ? Mais Bob ! Écoute-moi, Bob. Je te demande alors
tout simplement de faire quelque chose. Tu es un homme
d'idées, non ? Alors crie. Tu as quelque chose dans la
bouche ? Du sang ? Je suis désolé, Bob. Mais quand-même,
tu peux faire encore un effort ! Personne ? Et tu ne veux
pas faire quelques pas dans la rue et essayer d'attraper quel-
qu'un ? La radiation… Je comprends. Tu ne crois pas que
tu t'inquiètes un peu trop pour toi-même, Bob ? Selon tes
propres informations, les choses se sont passées trente mi-
nutes plus tôt. Cela veut dire que depuis, il s'est écoulé une
bonne demi-heure. La Nature peut réparer un grand
nombre de blessures en une demi-heure. Et puis, on sait
qu'un tout petit peu de radiation est stimulant pour l'orga-
nisme. Ils restent pendant combien de temps ? Quatre-
vingt-dix-neuf années ! Attends une seconde, Bob. (Par in-
terphone.) Bill, ils ont fini de sécher HB ?
30
BILL – (Par interphone.) Oui, Monsieur Sieg. Ils l'installent dans
son sofa.
M. SIEG – (Par interphone.) Fred est avec lui ?
BILL – (Par interphone.) Pas encore, Monsieur.
M. SIEG – (À BOB.) Bob, je pense que quatre-vingt-dix-neuf
années est une surestimation inacceptable. De toute façon,
l'ensemble de la situation a plutôt l'air d'une propagande
procommuniste. Accroche-toi, Bob, tu dois mesurer ce que
vaut ton job pour toi. Tu décides de continuer ? Très bien,
Bob. (Par interphone.) Bill ?
BILL – (Par interphone.) Monsieur Sieg ?
M. SIEG – (Par interphone.) Dites à Fred de soumettre le projet
à HB dès qu'on l'aura mis sous oxygène.
BILL – (Par interphone.) Monsieur Sieg, je vous suggère d'en-
voyer Fred après avoir administré à HB ses hormones…
M. SIEG – (Par interphone.) Merci, Bill, vous avez raison.
BILL – (Par interphone.) De rien, Monsieur Sieg. (Reçoit un appel.)
M. SIEG – (À BOB.) As-tu un autre témoin oculaire, Bob ?
Non ? Et pourquoi ? Ah, tu ne vois rien. De toute façon, je
trouve que c'est très bizarre que tu ne puisses pas emmener
une seule personne parmi un million quatre cent seize mille
cinquante-six individus me parler au téléphone.
BILL – (Revient dans le bureau de M. SIEG.) Monsieur Sieg.
M. SIEG – (À BOB.) Juste une seconde, Bob. (À BILL.) Oui,
Bill ?
BILL – Je voulais vous dire que Fred est parti voir HB.

31
M. SIEG – Bien. Et quel est l'état d'esprit de HB ?
BILL – Un peu fatigué.
M. SIEG – Il fait une petite sieste ?
BILL – Non, Monsieur Sieg. Ils sont en train de l'habiller en
ce moment.
M. SIEG – Tenez-moi informé, Bill.
BILL – Bien sûr, Monsieur. (Va dans son bureau et finit par quitter
la scène par la gauche.)
M. SIEG – (À BOB.) Nous avons été interrompus, Bob. En-
core du sang ! Désolé de l'entendre, Bob. Heureusement,
j'ai de meilleures nouvelles pour toi. HB a manifesté beau-
coup d'intérêt pour ton projet. Maintenant il est dans une
conférence au plus haut niveau, mais je suis sûr qu'il a
donné son accord. Il pourrait même te demander de pren-
dre la responsabilité de l'ensemble de l'opération. Bien sûr,
si je n'avais pas insisté de manière si convaincante… Allô ?
Bob ? Tu m'entends toujours ? Ah, tu prends l'air. Tu es
terrifié. Tu prends l'air et tu es terrifié ? Tu n'es qu'un pes-
simiste, Bob.
BILL – (Revient dans son bureau. Par interphone.) Monsieur Sieg ?
M. SIEG – (Par interphone.) Oui ?
BILL – (Par interphone.) Fred a évoqué le sujet avec HB.
M. SIEG – (Par interphone. Anxieux.) Et quelle a été la réaction
de HB ?
BILL – (Par interphone.) HB a souri, Monsieur Sieg.
M. SIEG – (Par interphone. Ravi.) Il a souri ? C'est vrai, Bill ?

32
BILL – (Par interphone.) Oui, Monsieur Sieg.
M. SIEG – (Par interphone.) J'espère que Fred n'oubliera pas de
dire à HB que c'est mon idée.
BILL – (Par interphone.) Je suis sûr qu'il n'oubliera pas, Mon-
sieur Sieg.
M. SIEG – (Par interphone.) Vous me tenez au courant, Bill ?
BILL – (Par interphone.) Oui, Monsieur Sieg.
M. SIEG – (À BOB.) De mieux en mieux, Bob. Officieuse-
ment, je peux t'assurer que HB a approuvé notre projet.
Allô ? Bob ? Tu es toujours là ? Tu ne prends plus l'air ?
Maintenant, fais ce que je te dis, Bob. C'est un truc de mon
professeur de yoga qui m'a fait un bien fou. Couche-toi à
plat. Oui, n'importe où. Quoi ? Bon, couche-toi sur les rats,
alors. Et pense à quelque chose d'agréable. Tu es toujours
tendu, Bob. Relax, relax ! Mets tes doigts sur ta poitrine.
Qu'est-ce que ça veut dire. Tu n'as plus des doigts ? Respire,
Bob. Respire doucement et régulièrement : Un, deux… Un,
deux… Un, deux… Un…
BILL – (Par interphone.) Monsieur Sieg ?
M. SIEG – (Par interphone.) Oui, Bill.
BILL – (Par interphone.) HB vient de se réveiller.
M. SIEG – (Par interphone.) Et ?
BILL – (Par interphone.) Je voulais juste que vous le sachiez,
Monsieur.
M. SIEG – (Par interphone.) Merci, Bill.
BILL – (Par interphone.) Avec plaisir, Monsieur. (Sort. Cette ab-
sence dure le temps du prochain échange entre M. SIEG et BOB.)
33
M. SIEG – (À BOB.) Bob, c'est un grand moment pour nous
deux. Tous ceux qui sont soutenus par HB obtiennent ce
qu'ils veulent. Tu fais des gargarismes ? Bob ? Ah, tu ne
voulais pas en faire. Écoute, HB enverra tout de suite l'un
de ses avions pour te ramener immédiatement.
BILL – (Revient dans le bureau de M. SIEG.) Monsieur.
M. SIEG – (À BOB.) Un instant, Bob. (À BILL.) Oui ?
BILL – HB a pris sa décision.
M. SIEG – Ah oui ? Et alors ?
BILL – HB est contre, Monsieur.
M. SIEG – Il est contre ?
BILL – Oui.
M. SIEG – Mais pourquoi il est contre !
BILL – Il n'a donné aucune raison, Monsieur. Il a juste hoché
la tête.
M. SIEG – Et vous êtes sûr qu'il a hoché la tête pour dire
non ?
BILL – Oui, Monsieur. Il a fait comme ça. (Nie de sa tête.)
M. SIEG – Alors il est contre. Est-ce que Fred a dit à HB de
qui venait l'idée ?
BILL – Non, Monsieur Sieg.
M. SIEG – Bien. Merci, Bill.
BILL – De rien, Monsieur Sieg. (Va dans son bureau, s'assoit et
lit un dossier tranquillement.)

34
M. SIEG – (À BOB.) Bob ? C'est encore Jim. Je veux qu'on
revienne au début de notre conversation à propos de ton
attitude envers HB et la firme. J'ai peur que notre conver-
sation ne soit pas suffisante pour éliminer complètement
l'aspect négatif de ton chiffre d'affaires. Tu as beaucoup
d'imagination, mais tu sais bien, quelqu'un comme toi peut
parfois être excédé. Tu veux que HB donne son accord
pour un projet de milliards de dollars qui seront investis
dans une région qui restera contaminée pendant quatre-
vingt-dix-neuf années, Bob ! Tu veux faire plonger nos pro-
duits en les plaçant sur un marché d’un million quatre cent
seize mille cinquante-six cadavres asiatiques. Ce projet, qui
t'appartient entièrement et que HB vient de refuser, n'est
pas assez réaliste, Bob. Bob, ça ne sert à rien de pleurer. Ah !
Tu demandais de l'eau. Bob ? Tu es là ? Je sais, tu n'as plus
aucune oreille. N'empêche, tu peux m'écouter, s'il te plaît ?
Allô ? Bob ? Tu es toujours là ? Écoute, Bob. HB est d'ac-
cord pour dire que tu fais de ton mieux. Mais parfois, pour
garder son emploi, il faut faire encore mieux que son mieux.
Je regrette, Bob. Nous devrons te laisser tomber. (Raccroche.
Puis, par interphone.) Bill ?
BILL – (Par interphone.) Oui, Monsieur Sieg ?
M. SIEG – (Par interphone.) Avez-vous sous la main le réper-
toire de nos correspondants outre-mer ?
BILL – (Le prend et l'ouvre. Par interphone.) Oui, Monsieur Sieg.
M. SIEG – (Par interphone.) Barrez notre homme à Madras.
RÉGIE – Noir lent et rideau.

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CHIEN OU CHAT

Adaptation libre de la pièce


El amor de los gatos y los perros
d'Enrique Jardiel Poncela

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PERSONNAGES
RÉMI, 35 ans ;
AURÉLIE, 30 ans.

DÉCOR
Deux fauteuils qui se regardent en position 3/4 dans un salon
bourgeois. Un accès côté cour, un autre côté jardin.

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SCÈNE UNIQUE
AURÉLIE est assise dans le fauteuil côté cour.
RÉGIE – Pleins feux
RÉMI – (Entre côté jardin.) Mademoiselle…
AURÉLIE – (Se lève.) Ah, vous êtes là ! Aurélie Morin.
RÉMI – S'il vous plaît, ne bougez pas, restez assise.
AURÉLIE – Merci. Merci beaucoup. Je vais m'assoir, mais si
vous vous asseyez, vous aussi.
RÉMI – Si cela ne vous gêne pas, je préfère rester debout.
AURÉLIE – Non ! Non ! Non ! Asseyez-vous, je vous en prie.
RÉMI – Pourquoi ?
AURÉLIE – Je ne peux supporter que vous restiez debout tan-
dis que moi je suis assise !
RÉMI – Ah bon ?
AURÉLIE – C'est une manie !
RÉMI – Je vois…
AURÉLIE – Si vous saviez ce que je dois endurer à cause de
ce problème. Quand je vais au théâtre, par exemple, vous
ne pouvez pas imaginer ma souffrance en voyant les acteurs
debout et moi confortablement assise dans mon fauteuil.
En fait je ne peux m'intéresser au sujet de la pièce qu'à partir
du moment où tous les acteurs sont assis !
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RÉMI – J'imagine que cela doit être très dur pour vous d'assis-
ter à une pièce de Molière, par exemple.
AURÉLIE – Impossible !
RÉMI – Permettez-moi de vous suggérer d'aller plutôt écouter
des concerts.
AURÉLIE – Les concerts ! Mais c'est l'horreur !
RÉMI – Dans un concert, les musiciens sont tous assis !
AURÉLIE – Mais le chef d'orchestre est tout le temps debout !
Précisément, à cause du chef d'orchestre, je me suis interdit
absolument les concerts. Et je vous serais très reconnais-
sante d'arrêter de jouer le chef d'orchestre en ce moment !
RÉMI – Excusez-moi ! Je ne m'en suis pas rendu compte !
(S'assoit dans le fauteuil placé devant AURÉLIE et reprend en même
temps sa place.) Êtes-vous à l'aise, maintenant ?
AURÉLIE – Parfaitement ! Ah ! Quel soulagement ! Si vous
saviez ! Je n'en pouvais plus !
RÉMI – Bon. Maintenant que vous êtes rassurée, permettez-
moi de vous dire que le médecin spécialiste en maladies des
nerfs se trouve dans l'appartement d'à côté.
AURÉLIE – Je sais, oui.
RÉMI – Alors vous vous êtes sans doute trompée d'adresse.
AURÉLIE – Certainement pas, Monsieur. Je sais que derrière
votre palier habite le docteur Pallava. Le docteur Marc Pal-
lava. Je sais aussi qu'au-dessus habite un autre spécialiste en
maladies des nerfs, le docteur Roland Betancourt.
RÉMI – Ah oui ?

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AURÉLIE – Vous l'ignoriez ? Cela ne m'étonne pas. Personne
ne connaît le docteur Betancourt. Et pourtant c'est un spé-
cialiste mondialement reconnu ! C'est comme ça. Comparé
au docteur Betancourt, ce Pallava n'est qu'un débutant ! Et
pourtant tout le monde vient consulter le docteur Pallava,
tandis que le docteur Betancourt n'a qu'un seul patient.
RÉMI – Et qui est cet unique patient du docteur Betancourt ?
AURÉLIE – (Très sérieusement.) Le docteur Marc Pallava.
RÉMI – Bien sûr, bien sûr… C'est une preuve de l'extrême
sagesse de Mère Nature, car si personne ne pouvait soigner
le docteur Pallava, celui-ci ne pourrait pas soigner ses pa-
tients !
AURÉLIE – (Naïvement et avec intérêt.) Parce que vous croyez
qu'il les soigne vraiment ?
RÉMI – J'ai plutôt tendance à croire qu'il échoue avec cer-
tains… S'il les soignait tous, vous auriez déjà vu tout le ré-
pertoire de Molière !
AURÉLIE – Mais vous n'allez pas croire que je suis venue voir
Pallava en tant que patiente !
RÉMI – Ah non ?
AURÉLIE – Rien de cela, Monsieur. Absolument rien ! (Com-
plètement hors d'elle.) J'ai les nerfs en parfaite condition !
(RÉMI exprime son doute avec un geste.) Mais on ne peut pas
dire la même chose de ma famille. Si je suis venue chez le
docteur Pallava à plusieurs reprises, c'est à cause de ma fa-
mille. À cause de mon père, de ma tante Georgette et de
Roberte, ma sœur aînée. Voilà.
RÉMI – Parce que tous les trois ont des maladies nerveuses ?

41
AURÉLIE – Vous ne pouvez pas imaginer ! Ils ont les nerfs
complètement détruits ! Pour des raisons différentes…
mais similaires.
RÉMI – Comme c'est curieux !
AURÉLIE – Ma sœur, parce qu'elle a failli se marier par trois
fois et elle ne s'est jamais mariée ! Ma tante, parce qu’elle a
eu trois chances de se marier et qu'elle s'est mariée les trois
fois. Et mon père, je ne vous raconte pas parce que c'est
affreusement compliqué !
RÉMI – Vous appartenez à une famille très romantique, à ce
que je vois…
AURÉLIE – Atrocement romantique, Monsieur. Et vous sa-
vez combien sont proches le romantisme et le déséquilibre
nerveux…
RÉMI – (Montrant son cabinet et celui du docteur Pallava.) Rien
qu'un palier les sépare… Comme moi et le docteur Pallava !
AURÉLIE – Et à cause de leur déséquilibre nerveux, mon
père, ma tante et ma sœur vivent submergés sous une mul-
titude de manies, que je ne vous dénombre pas parce que
ce serait trop long, alors que moi… même si je suis aussi
romantique qu'eux, je suis beaucoup plus équilibrée.
RÉMI – Bien sûr…
AURÉLIE – Oui. J'ai très peu de manies. En fait, je n'en ai que
deux. L'une est celle de ne pas pouvoir rester assise quand
quelqu'un est debout.
RÉMI – (Avec peur, lentement, timidement.) Et l'autre ?
AURÉLIE – Ah ! L'autre… L'autre c'est l'envie d'être heu-
reuse !
42
RÉMI – L'envie d'être heureuse ? (Étonné, va se lever de son fau-
teuil.)
AURÉLIE – Oui ! L'envie d'être… (Affolée.) Mais pour l'amour
de Dieu, ne vous levez pas, s'il vous plaît !
RÉMI – (Confus.) Non, bien sûr… (Se rassied.) Excusez-moi.
Ça a été… l'effet de la surprise ! (Regarde fixement AURÉLIE.)
Vous pensez donc que l'envie d'être heureuse est une ma-
nie ?
AURÉLIE – Bien sûr que c'est une manie !
RÉMI – Mais alors, il faudrait déclarer maniaque le monde
entier !
AURÉLIE – Ah non ! Bien sûr que non ! On sait que tout le
monde a envie d'être heureux, ça on le sait. Mais moi, je ne
le ressens pas de la même façon. C'est vrai que, d'ordinaire,
les gens s'en soucient un peu. Mais pas beaucoup.
RÉMI – Pas beaucoup ?
AURÉLIE – Très peu même ! Seulement par moments ! La
plupart du temps, ils se consacrent à autre chose ! Et pen-
dant qu'ils vaquent à leurs occupations, ils se fichent com-
plètement de leur envie d'être heureux !
RÉMI – Ah…
AURÉLIE – Moi, par contre, je suis complètement absorbée
par cette envie d'être heureuse !
RÉMI – Est-ce possible ?
AURÉLIE – Et pendant que je m'habille, quand je me désha-
bille, quand je suis en train de boire, lorsque j'écris une lettre
ou quand je lis, je me dis et je me répète « Je ne suis pas

43
heureuse ! », « Je ne suis pas heureuse ! », « Je ne suis pas
heureuse ! »
RÉMI – Incroyable !
AURÉLIE – Et quand je me bats contre ma famille… (Change
de ton, d'une manière très légère.) Et ça arrive tout le temps…
(Reprend le ton bouleversant.) Je me rends compte qu'au fond,
c'est toujours pour la même raison : je suis pleine d'amer-
tume et de rage, parce que je ne suis pas heureuse !
RÉMI – Je vois…
AURÉLIE – Et si j'arrive à me reposer pendant la nuit, c'est
tout juste parce que pendant tout mon sommeil je rêve que
je suis heureuse et à la fin quand je me réveille, je suis très
malheureuse ! (Au bord des larmes.) Car je me rends compte
que mon bonheur n'était qu'un rêve et que la réalité, la vé-
rité, c'est que je ne suis pas heureuse du tout !
RÉMI – (Modifiant la position du fauteuil. Pensif.) C'est vraiment
surprenant !
AURÉLIE – (Affolée.) Vous allez vous lever ? (Absorbé par ses
pensées, RÉMI fait non de la tête.) Je vous fais peur, n'est-ce
pas ? Moi aussi, je me fais peur…
RÉMI – J'imagine, oui.
AURÉLIE – Vous comprenez, Monsieur Mendès Barri que
dans ces conditions, ma vie est un cauchemar, un supplice,
un enfer… Et c'est pour cela que je suis venue ici.
RÉMI – Voir le docteur Pallava.
AURÉLIE – Mais non ! Vous voir !
RÉMI – (Étonné.) Me voir ? Moi ?

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AURÉLIE – Naturellement ! Pallava n'est qu'un médecin, un
spécialiste des maladies nerveuses… ! Tandis que vous…
Vous êtes un romancier psychologue, un technicien de
l'âme !
RÉMI – (Complètement pris au dépourvu.) Ah oui ! Bien sûr. (Pause
brève.) Un technicien de l'âme…
AURÉLIE – Oui.
RÉMI – Et vous pensez donc que je peux vous soigner ?
AURÉLIE – (Yeux grand ouverts.) Me soigner ? Alors ça ! Mon
Dieu, bien sûr que non ! Je ne veux pas me faire soigner !
Non !
RÉMI – Non ?
AURÉLIE – Mais vous n'avez donc pas compris que ce que je
veux c'est être heureuse ? Je viens pour ça ! Pour mon bon-
heur ! Je vous demande de m'orienter vers le bonheur !
RÉMI – (Perplexe.) Vous voulez que je vous oriente vers votre
bonheur… ?
AURÉLIE – Oui ! C'est ça. (Affolée.) Mais vous n'allez pas vous
lever, hein ?
RÉMI – Non, rassurez-vous, je change de position tout sim-
plement.
AURÉLIE – J'ai lu tous vos livres, Monsieur Mendès Barri !
Tous vos livres : « La fille aux yeux orange », « Parle-moi
sans paroles », « Le dard parfumé » et aussi, « Voyage au
centre de ton cœur ». Tous ! Je les ai tous lus ! Et tout com-
pris : les notes en bas de page, l'index, le glossaire, la table
des matières, les notes de l'éditeur, les errata… Tout !

45
RÉMI – Je vous en remercie.
AURÉLIE – Et après les avoir lus, je suis arrivée à la conclu-
sion que vous êtes la personne qui connaît le mieux les
questions de l'âme…
RÉMI – Mademoiselle Morin, personne, mais alors personne,
ne s'y connaît en question de l'âme !
AURÉLIE – On dit la même chose en médecine. Que les doc-
teurs n'y connaissent rien. Mais c'est évident que si quel-
qu'un connaît quelque chose en médecine ce sont bien les
médecins ! Alors en matière d'âme, les personnes qui l'ont
étudiée doivent forcément savoir quelque chose, non ?
RÉMI – (Perdu.) Vous croyez ? (Ferme, en essayant d'être dissuasif.)
Mais alors, Mademoiselle Morin, si c'était le cas, il vous au-
rait suffi d'avoir lu mes romans pour en savoir autant que
moi !
AURÉLIE – Ah non ! Parce que dans vos livres, comme dans
tous les livres qui ont été écrits par des gens vraiment intel-
ligents, comme vous… on ne trouve que des questions.
Alors que moi, je cherche des réponses !
RÉMI – Ah…
AURÉLIE – Ou plutôt LES réponses.
RÉMI – LES réponses ?
AURÉLIE – Oui.
RÉMI – Et vous n'avez pas imaginé un seul instant que je
puisse n'avoir aucune réponse ?
AURÉLIE – Pas un seul, Mendès Barri ! Pour moi, vous avez
une réponse à chacune de vos questions. Et je suppose que

46
si vous ne les donnez pas dans vos livres, c'est parce que
vos livres sont destinés à des milliers de personnes, alors
que les réponses vous ne les gardez que pour une seule per-
sonne. (En guise de résumé.) Et c'est pour ça que je suis venue.
(Pause.) Qu'est-ce que vous en dites ?
RÉMI – Que vous êtes bien plus intelligente que vos jambes
ne le laissent croire…
AURÉLIE – (Tirant sa jupe vers le bas.) Comment ? Vous trouvez
mes jambes si belles qu'elles vous font penser que je suis
une imbécile ?
RÉMI – Maintenant je suis persuadé que vous êtes extrême-
ment intelligente, alors je cède !
AURÉLIE – Vous voulez dire que vous êtes prêt à m'orienter ?
À répondre à mes questions ?
RÉMI – (Condescendant.) Quelles qu'elles soient.
AURÉLIE – C'est extraordinaire ! Je n'aurais jamais pensé ré-
ussir mon entreprise en si peu de temps. Merci, Monsieur
Mendès Barri. Mais maintenant que je peux vous poser
toutes mes questions, je me rends compte que je ne sais pas
par où commencer… (Sourit.)
RÉMI – Dommage…
AURÉLIE – Heureusement qu'avant de venir, à la maison,
j'avais prévu que cela pouvait m'arriver, et alors j'ai pris mon
calepin et j'y ai noté toutes mes questions ! (Sort le calepin
qu'elle retrouve dans son sac, non sans difficulté. S'explique.) C'est
le calepin où je note tout. (Le feuillette et lit des phrases à haute
voix.) « Paroles de la chanson Amour, amour », « Offrir des
bretelles à mon papa », « Mardi, dentiste à 17 h », ça doit

47
être par ici… « Questions pour Rémi Mendès Barri » !
(Triomphalement.) Voilà !
RÉMI – Voyons !
AURÉLIE – (Regardant son cahier, se parle à elle-même.) Alors, Au-
rélie, par où vas-tu commencer ? Puisque le problème est
d'être heureux, commençons par la question fondamentale
de savoir ce qu'est le bonheur. (Levant les yeux, fièrement,
adresse sa question à RÉMI.) Alors Monsieur Mendès Barri,
qu'est-ce que le bonheur ?
RÉMI – Le bonheur c'est prendre conscience qu'on est heu-
reux.
AURÉLIE – « Prendre conscience qu'on est heureux ». Donc
le bonheur ne consiste pas à être heureux, mais à croire
qu'on l'est ?
RÉMI – Exactement.
AURÉLIE – Mais alors, ça veut dire quoi « croire qu'on est
heureux » ?
RÉMI – Croire qu'on est heureux ? Croire qu'on est heureux
c'est la substance de la fatuité, de la prétention et du charme.
Cette substance en vertu de laquelle un être humain, même
s'il n'est pas distingué, même s'il n'est ni beau, ni fortuné, ni
en bonne santé, ni intelligent, ni aimé par ses proches,
s'imagine être distingué, beau, fortuné, en bonne santé et se
prend pour un individu intelligent et aimé par tout le
monde ! Tout être humain, homme ou femme, jeune ou
vieux, pauvre ou riche, dont l'organisme produit cette subs-
tance que j'appelle « l'alcaloïde de la fatuité », croit qu'il est
heureux, c'est-à-dire, est heureux. Ou, ce qui revient au
même, a réussi à retenir dans sa main l'oiseau furtif du

48
bonheur… Le bonheur est une posture de l'esprit, Made-
moiselle Morin !
AURÉLIE – C'est-à-dire que pour être heureux il faut être
con !
RÉMI – Mademoiselle Morin, être con, comme vous dites,
n'est pas une garantie pour être heureux. C'est cette char-
mante fatuité l'élément essentiel. Remarquez, Mademoiselle
Morin, que si tous les prétentieux se croient heureux, tous
les cons ne sont pas prétentieux et encore moins char-
mants !
AURÉLIE – C'est admirable ! Jamais je n'aurais pu imaginer
une telle idée ! C'est vraiment admirable !
RÉMI – Et si nous avancions ?
AURÉLIE – Hein ? Ah, oui ! Avançons, avançons. (Fait croire
qu'on passera à une autre question, puis après une pause brève, revient
pourtant sur le même sujet.) Parce que… En fait, il faut que
vous sachiez, Monsieur Mendès Barri, que quand je parle
de la manie de vouloir être heureuse, je parle concrètement
et exclusivement du bonheur dans l'amour. Le désir d'être
heureuse en amour.
RÉMI – Bien sûr. Je l'avais compris de cette manière, rassurez-
vous, puisque vous venez d'une famille si romantique !
AURÉLIE – Et donc, dans ce cas, ma deuxième question est…
(Fait semblant de fouiller dans son calepin.)
RÉMI – Qu'est-ce que l'amour ?
AURÉLIE – Eh ben… C'est dit ! Alors, Monsieur Mendès
Barri, c'est quoi l'amour ?

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RÉMI – L'amour, Mademoiselle Morin, a pour fondations
l'attraction physique entre deux êtres, et pour dôme, l'union
harmonieuse de ces âmes. Sa structure est un édifice qui
s'écroule dès que les fondations faiblissent et dont la pre-
mière partie qui se casse est le dôme !
AURÉLIE – (N'arrive pas à se contrôler, a rougi et siffle longuement,
manifestant ainsi son profond étonnement.) Ça alors ! (Se reprenant.)
Excusez-moi. C'est parti tout seul… Mon père siffle
comme ça quand il voit quelque chose d'extraordinaire. Et
votre définition est vraiment extraordinaire ! Elle est
énorme. Elle est « énormissime »… Vous comprenez ?
Parce que si l'amour a pour fondations l'attraction physique,
et que le dôme est l'union des âmes, et que l'édifice s'écroule
dès que les fondations font défaillance et que la première
partie qui se casse est le dôme, alors ça veut dire que l'amour
est en premier lieu une attraction externe !
RÉMI – Précisément. Ça vous surprend ?
AURÉLIE – Quelle horreur !
RÉMI – Pardon ?
AURÉLIE – (Se couvrant le visage.) C'est l'horreur, Monsieur
Mendès Barri ! Vous ne vous en rendez donc pas compte ?
Cela veut dire que sans attraction physique il ne peut pas y
avoir d'amour, et que l'union des âmes se brise pour tou-
jours lorsque l'attraction physique, la beauté extérieure,
n'existe plus !
RÉMI – Je le crains, oui, effectivement. Mais je ne comprends
pas votre réaction, Mademoiselle Morin, puisque vous êtes
une très belle femme.
AURÉLIE – (Se découvrant le visage caché.) C'est vraiment votre
avis ?
50
RÉMI – Non seulement le mien, mais celui de tout le monde,
bien évidemment.
AURÉLIE – Oui. C'est aussi le mien, si vous voulez le savoir.
RÉMI – (Avec un petit sourire.) Alors, où est le problème ?
AURÉLIE – Lui. C'est lui le problème.
RÉMI – Qui, lui ?
AURÉLIE – L'autre ! L'homme ! Si ce que vous dites est juste,
alors pour faire naître l'amour il ne suffit pas que la femme
soit belle. Il faut aussi que l'homme soit beau !
RÉMI – Certainement ! Pour mes analyses, Mademoiselle
Morin, je dois m'en tenir strictement à la réalité, aux don-
nées objectives du monde réel. Et ce monde met en évi-
dence quotidiennement que de même que l'homme est at-
tiré par une belle femme, la femme l'est par un bel homme.
AURÉLIE – (Très excitée.) Bravo Mendès Barri ! Bravo ! Je me
disais que vous étiez quelqu'un d'exceptionnel. Un être
unique ! Un jour on vous citera et on dira « Ainsi parla Men-
dès Barri » ! Ouais !
RÉMI – Mais, pourquoi ?
AURÉLIE – C'est la première fois que j'entends dire que le
mérite principal d'un homme est celui d'être beau. Surtout
de la part d'un homme…
RÉMI – (Avec un petit sourire.) C'est peut-être parce que aucun
bel homme ne m'a volé l'amour d'une femme…
AURÉLIE – Mais oui ! Et parce que si vous avez ainsi parlé à
toutes vos femmes, enfin, si vous leur avez parlé comme

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vous le faites avec moi, alors elles vous ont trouvé toutes
très beau, évidemment !
RÉMI – (N'a pas compris les implications du commentaire d’AURÉ-
LIE.) Pardon ?

RÉGIE – La lumière décroît.


AURÉLIE – (Qui se rend compte de telles conséquences.) Non, rien.
Enfin, si. Je disais en fait, que tout homme peut paraître
beau aux yeux d'une femme donnée.
RÉMI – Et de même pour une femme. Et cela explique que
l'amour existe abondamment dans ce monde où les
hommes laids et les femmes laides sont légion. Eh oui. Ève
était blanche, Adam était noir et on a produit une Humanité
grisâtre !
AURÉLIE – Formidable, Mendès Barri ! Vous êtes formi-
dable !
RÉMI – (Regardant sa montre.) Et si on continuait, Mademoi-
selle Morin ?
AURÉLIE – Oui, naturellement. (Feuillette son calepin.) Alors,
quelle est la question suivante… Ah ! Voilà : « L'amour, a-
t-il toujours été comme aujourd'hui ? »
RÉMI – Bien sûr que non. Quand je ferme les yeux, je vois
l'homme des cavernes épier les mouvements de la femme
et attendre le moment propice pour la prendre et la dévorer
dans la jungle ! Vous ne voyez pas la même chose quand
vous fermez les yeux ?
AURÉLIE – Précisément, je préfère ne pas les fermer au cas
où je le verrais…

52
RÉMI – Mais il arriva un jour où la femme ne se laissa plus
prendre sans son consentement. Alors l'homme fut obligé
d'inventer la séduction. Voilà ! L'amour était né !
RÉGIE – La lumière décroît.
AURÉLIE – (Pleine d'émotion, sa voix est imperceptible.) Merveil-
leux ! Merveilleux !
RÉMI – Et alors, par la suite, l'instinct allait être dominé par
les sentiments. (Constatant qu'il fait noir car la nuit commence à
tomber.) Vous permettez que j'allume ? Je devrai me lever,
avec votre permission… (RÉMI se lève pour allumer le salon.)
AURÉLIE – (Se lève en même temps que lui.) Oh mon Dieu ! C'est
vrai. Il se fait tard. Nous sommes presque dans le noir. Il
faut que je m'en aille…
RÉMI – (Revenant vers elle après avoir utilisé un interrupteur mural,
reste debout.) Vous n'avez donc plus de questions ?
AURÉLIE – Des questions il m'en reste une. Mais comme je
suis sortie toute seule et qu'il se fait tard…
RÉMI – Posez-moi donc votre dernière question et après
vous partez.
AURÉLIE – Oui, mais le problème c'est que… C'est la ques-
tion la plus importante pour moi…
RÉMI – Je vous écoute… (S'assoit.)
AURÉLIE – (S'assoit après lui. D'abord hésite, puis se lance.) D'ac-
cord : Y a-t-il un détail facile à observer chez l'homme per-
mettant de savoir qu'avec lui, la femme atteindra la pléni-
tude dans l'amour ?

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RÉMI – Évidemment qu'il en existe un. Aussi bien chez
l'homme que chez la femme !
AURÉLIE – (Émerveillée.) Il en existe un ! Mon Dieu, mais de
quel détail s'agit-il ? De quelle qualité ?
RÉMI – Apparemment, et je dis bien apparemment, tous les
êtres humains éprouvent le sentiment d'amour de la même
façon. Mais rien n'est moins vrai, Mademoiselle Morin. Au
contraire, en réalité, du point de vue de l'amour, les êtres
humains appartiennent à deux catégories : ceux qui ont be-
soin d'aimer et ceux qui ont besoin d'être aimés.
AURÉLIE – Alors ?
RÉMI – Alors l'union capable de garantir un amour solide et
durable est celle qui réunit deux êtres appartenant à des
groupes différents. Une personne qui a besoin d'être aimée
et une personne ayant besoin d'aimer.
AURÉLIE – Mais, mon Cher ami, comment sait-on à quel
groupe appartient chaque individu ?
RÉMI – Pour le savoir il existe une méthode infaillible :
L'amour des chiens et des chats !
AURÉLIE – L'amour des chiens et des chats ?
RÉMI – Oui. Car ces deux animaux domestiques symbolisent
les deux groupes en question. On dirait même qu'ils sont
dans ce monde pour être aimés par les gens de ces deux
catégories. Le chat est tout froideur et égoïsme, le chien,
générosité et effusion. Et ainsi, instinctivement, les per-
sonnes qui ont besoin d'aimer préfèrent les chats ; ceux qui
ont besoin d'être aimés préféreront les chiens. Le chat se
laisse aimer par ceux qui doivent aimer, le chien aime ceux
qui doivent être aimés.

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AURÉLIE – Que cela peut être simple ! (Surprise par une hésita-
tion.) Mais alors, ceux qui n'aiment ni les chiens ni les
chats… ?
RÉMI – (L'interrompant brusquement.) Ces gens n'ont rien à faire
dans le monde des sentiments.
AURÉLIE – (Regarde l'heure, puis se lève.) Je dois vous quitter,
Monsieur Mendès Barri, et je le regrette. Il est bientôt 8 h.
Je ne puis rester plus longtemps. Mais j'ai une toute dernière
question dont je ne saurais pas me passer…
RÉMI – Je suis à vous…
AURÉLIE – J'aimerais savoir si vous préférez les chiens ou les
chats…
RÉMI – Personnellement, je préfère les chiens, Mademoiselle
Morin.
AURÉLIE – Eh bien, ce sera tout. Merci infiniment. (Lui serre
la main.) J'ai passé l'après-midi le plus délicieux de ma vie. Je
vous suis sincèrement reconnaissante.
RÉMI – Moi aussi, Mademoiselle Morin.
AURÉLIE – Merci !
RÉMI – Et prenez en compte le fait que ma vie a été, jusqu'à
présent, beaucoup plus longue que la vôtre.
AURÉLIE – Vous êtes très gentil. Merci beaucoup.
RÉMI – De rien…
AURÉLIE – (Commence à se retirer et se retourne pour un dernier com-
mentaire.) Puis-je vous faire une dernière confidence ?
RÉMI – Je vous en supplie, Mademoiselle. De quoi s'agit-il ?

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AURÉLIE – (Confuse et nerveuse.) C'est que…
RÉMI – Oui ?
AURÉLIE – C'est que, moi, Rémi…
RÉMI – Oui… ?
AURÉLIE – Moi, Rémi, je préfère les chats !
Un silence s'installe qui durera jusqu'au tomber du rideau. Ils se regar-
dent dans les yeux. Il s'approche d'elle. Ils se tiennent par les mains. Ils
vont s'embrasser.
RÉGIE – Musique, noir et rideau

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UN TOUT PETIT PROBLÈME

Adaptation libre de la pièce


The Problem
d'Albert Ramsdell Gurney Jr.

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PERSONNAGES
LA FEMME, entre 30 et 40 ans ;
LE MARI, entre 35 et 45 ans.

DÉCOR
Un salon. Côté cour, un fauteuil, un repose-pieds et une
lampe derrière le fauteuil.

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SCÈNE UNIQUE
Au lever du rideau, LE MARI est assis dans le fauteuil côté cour, les
pieds sur le repose-pieds. Il lit un livre, fume la pipe et prend des notes
sur le calepin qu'il a sur ses genoux. Il écoute de la musique classique.
RÉGIE – Pleins feux
LA FEMME – (Entre côté jardin, enceinte de cinq ou six mois.) Salut !
LE MARI – (Ne la regarde pas.) Mm ?
LA FEMME – Salut.
LE MARI – (Baisse la musique. En pratique on ne l'entend plus. Ré-
pond sans la regarder.) Je suis en train de lire, Chérie.
LA FEMME – (Faisant ressortir son ventre.) Je sais.
LE MARI – Bien.
LA FEMME – Mais regarde-moi.
LE MARI – (Toujours sans la regarder.) Je prépare un cours, Ché-
rie.
LA FEMME – Ah…
LE MARI – Oui.
LA FEMME – Je te demande juste de me regarder. (Avance, se
place à côté de lui et fait ressortir son ventre.) Jette un coup d'œil
tout simplement.
LE MARI – (Regarde tout droit le ventre et remet ses pieds par terre,
enlève ses lunettes et la regarde dans les yeux.) Tiens, tiens !
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LA FEMME – Ouais…
LE MARI – Surprise, surprise !
LA FEMME – Oui !
LE MARI – Joyeux Noël.
LA FEMME – Exactement !
LE MARI – Bien, bien.
LA FEMME – Tu ne dis rien ?
LE MARI – Pourquoi je ne l'avais pas remarqué avant ?
LA FEMME – Devine.
LE MARI – Je ne sais pas pourquoi, Chérie.
LA FEMME – Parce que je portais des vêtements amples, sans
aucune forme…
LE MARI – Ah…
LA FEMME – C'est vrai.
LE MARI – C'est vrai, oui.
LA FEMME – Des peignoirs sans ceinture…
LE MARI – C'est vrai.
LA FEMME – Des robes de chambre larges, en flanelle.
LE MARI – Encore vrai.
LA FEMME – Donc seulement ce soir…
LE MARI – Il se montre.
LA FEMME – Voilà !

60
LE MARI – Je vois. (Regarde sa femme un moment, puis regarde sa
montre.)
LA FEMME – Alors ?
LE MARI – Je dois donner ce cours dans une heure.
LA FEMME – Oh oui ! Je sais. Et je dois aller à une réunion à
la Maison du Quartier.
LE MARI – Donc…
LA FEMME – Je voulais juste que tu saches.
LE MARI – (Pause.) Je comprends.
LA FEMME – Pour que tu planifies.
LE MARI – Oui, je le ferai. Je vais planifier en le prenant en
compte. (Regarde sa femme encore un moment, puis remet ses lunettes
et reprend son livre.)
LA FEMME – (Sort par la gauche mais s'arrête avant de quitter la
scène.) Oh ! Il y a une chose pourtant.
LE MARI – (Lit.) Mm ?
LA FEMME – Un petit problème.
LE MARI – (Continue à lire.) De quoi s'agit-il, Chérie ?
LA FEMME – Je ne sais pas si tu as réfléchi là-dessus ou non.
LE MARI – (Levant ses yeux du livre.) Pose le problème et je te
dirai si j'y ai réfléchi ou non.
LA FEMME – C'est un peu compliqué.
LE MARI – Bon… Mais, après tout, on est mariés.
LA FEMME – C'est pour ça que c'est un peu compliqué.
61
LE MARI – Peut-être. Mais c'est aussi pour cela que tu dois te
sentir libre de m'en parler.
LA FEMME – Très bien. (Pause.) Tu vois, je ne suis pas abso-
lument sûre que… (Lui montre son ventre.) Que ce soit à toi.
LE MARI – (Après une pause, marque la page dans son livre, dépose
le livre calmement par terre, enlève ses lunettes et la regarde dans les
yeux.) C'est donc ça le petit problème.
LA FEMME – Oui. C'est ça le petit problème.
LE MARI – Je pense que je te fais confiance, dans ce cas-là,
Chérie.
LA FEMME – C'est gentil de ta part, Chéri. (Pause.) Mais est-
ce que je me fais confiance moi-même ?
LE MARI – Je pense que tu devrais. Voilà.
LA FEMME – Mais…
LE MARI – Mais quoi ?
LA FEMME – La question est… Comment je t'explique ça…
LE MARI – Parle-moi franchement.
LA FEMME – Je vais essayer. Le problème est que toi et
moi… nous n'avons pas… fait l'amour souvent. (Précise.)
Ces derniers temps.
LE MARI – Vraiment ?
LA FEMME – Je crois. Pas beaucoup. Récemment.
LE MARI – Hm ! Peux-tu définir « récemment » ?
LA FEMME – Ben, je veux dire… cinq ans, plus ou moins, à
un ou deux mois près…

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LE MARI – Est-ce vrai ?
LA FEMME – Je pense que c'est vrai.
LE MARI – (Allume sa pipe.) Mon Dieu, ça a été si long que ça ?
LA FEMME – Oh oui !
LE MARI – Bien, bien. Et donc ?
LA FEMME – Et donc…
LE MARI – Cela te gêne, bien entendu.
LA FEMME – Me gêner ?
LE MARI – Ça te gêne que nous n'en ayons pas eu… pas beau-
coup… récemment ?
LA FEMME – Oh non ! Non, non. Ça ne me gêne pas. Pour-
quoi cela me gênerait-il ?
LE MARI – Bien. Alors…
LA FEMME – Je pense tout juste à… (Montre son ventre.) À ça,
c'est tout.
LE MARI – Oh ! Je vois.
LA FEMME – (Souriant.) Tu vois ?
LE MARI – Bien sûr, je vois. Je vois le lien. (Secoue sa tête.) Ex-
cuse-moi, je pensais à mon cours.
LA FEMME – Mon Dieu ! Je te pardonne. Tu aimes tellement
ton travail.
LE MARI – Oui, mais je m'occupe de toi maintenant. Nous
sommes sur la même longueur d'onde.
LA FEMME – Bien !
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LE MARI – Oui, oui. Je comprends maintenant. Ce que tu es
en train de me dire réellement… et arrête-moi si je me
trompe… Voilà : tu es en train de me dire que quelqu'un
d'autre a dû te mettre enceinte.
LA FEMME – Oui, à peu près ça.
LE MARI – Je vois… Je vois.
LA FEMME – C'est possible, après tout.
LE MARI – Oui, c'est possible.
LA FEMME – L'un de ces soirs où tu es parti faire cours.
LE MARI – Oui, quand toi, tu vas à tes réunions.
LA FEMME – Oui, exactement.
LE MARI – Donc, nous avons un vrai problème là, non ?
LA FEMME – Je pense, oui.
LE MARI – Un vrai petit problème.
LA FEMME – Oui, un vrai petit problème.
LE MARI – (Après une pause, regarde sa femme, puis son ventre, prend
son crayon de la petite poche de sa veste se tape les dents avec lui, remet
le crayon, rallume la pipe et joue avec ses lunettes.) Tu sais, Chérie,
je pense que j'aurais dû te faire l'amour plus souvent.
LA FEMME – Oh non ! Non.
LE MARI – Je me torture maintenant.
LA FEMME – Mais non.
LE MARI – Si. Les choses auraient été beaucoup plus simples
sinon.

64
LA FEMME – Non, mon Chéri, arrête de te punir.
LE MARI – Pourquoi ne l'ai-je pas fait !
LA FEMME – Mon Chéri, tu as ton travail.
LE MARI – Oui, mais…
LA FEMME – Tu as une vie intellectuelle…
LE MARI – Oui, tout ça… c’est très bien mais…
LA FEMME – Tu devais publier ton livre…
LE MARI – Oui, oui, Chérie, mais tout cela ne répond pas à la
question.
LA FEMME – Quelle question ?
LE MARI – La question de savoir pourquoi nous n'avons pas
fait l'amour pendant les cinq dernières années !
LA FEMME – Ah oui !
LE MARI – Oui ! C'est ça la question.
LA FEMME – (Pause.) Eh ben… Tu rigolais un peu trop, peut-
être.
LE MARI – Je rigolais ?
LA FEMME – Oui. Avant. Chaque fois qu'on commençait à
faire l'amour, tu commençais à rire.
LE MARI – Ah oui ?
LA FEMME – Oui.
LE MARI – Oui, je me souviens maintenant. (Commence à rire
sans exagération.)

65
LA FEMME – Tu commençais à rigoler. Comme mainte-
nant…
LE MARI – (Continue à rire.) Parce que tout cela me choque
comme si c'était quelque chose d'absurde. Quand tu y réflé-
chis. Je devrais apprendre à me contrôler. (Continue à rire de
plus en plus violemment, se prend d'un fou-rire et essaie en vain de se
contenir.) Excuse-moi !
LA FEMME – Tu n'as pas à t'excuser, Chéri. J'étais moi aussi
très méchante.
LE MARI – Tu rigolais, toi aussi ?
LA FEMME – Non. Moi, je pleurais.
LE MARI – Tu pleurais ?
LA FEMME – Oui.
LE MARI – Je ne me souviens pas t'avoir vu pleurer.
LA FEMME – Eh ben… Je gémissais.
LE MARI – Oui, oui !
LA FEMME – Tu t'en souviens ?
LE MARI – Tu gémissais, oui.
LA FEMME – Je me sentais si triste !
LE MARI – Triste ?
LA FEMME – Penser qu'on faisait l'amour alors qu'il se passait
des choses terribles dans le monde entier.
LE MARI – Oui, tu gémissais.
LA FEMME – Oui.

66
LE MARI – Je me souviens bien, maintenant.
LA FEMME – La guerre au Vietnam… et tout ça ! Je me sen-
tais tellement coupable !
LE MARI – Et je me sentais tellement absurde.
LA FEMME – Oui.
LE MARI – Oui.
LA FEMME – Toi, tu riais et moi, je pleurais…
LE MARI – Eh oui…
LA FEMME – Et donc, ce n'était pas très… favorable.
LE MARI – Très juste. Et donc, on a laissé tomber.
LA FEMME – Oui.
LE MARI – Ceci explique cela et cela explique tout. (Reprend
son livre et se remet à lire.)
LA FEMME – Mais maintenant on a ça. (Montre son ventre.)
LE MARI – (Continue à prendre des notes.) Garde-le.
LA FEMME – Quoi ?
LE MARI – Garde-le. Conserve-le et élève-le à la maison.
LA FEMME – Oh, Chéri !
LE MARI – Donne-lui mon nom.
LA FEMME – Chéri !
LE MARI – Tu me considèreras comme son père.
LA FEMME – Mon Chéri !

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LE MARI – Je t'ai laissée tomber.
LA FEMME – Non !
LE MARI – Maintenant je me rattrape.
LA FEMME – Non !
LE MARI – Garde-le.
LA FEMME – Mais je suis à blâmer !
LE MARI – Et je suis un homme.
LA FEMME – Tu l'es. Bien sûr que tu l'es !
LE MARI – Et maintenant, j'ai peur que je ne doive préparer
mon cours.
LA FEMME – Oui. Et je dois aller à ma réunion.
LE MARI – Tu n'es pas satisfaite.
LA FEMME – Oh si ! Je le suis. Je le suis.
LE MARI – Chérie. Nous avons été mariés pendant dix ans.
Je le sens, tu n'es pas satisfaite.
LA FEMME – Tu as un cours.
LE MARI – Ma femme d'abord. Allons. Quel est le problème
maintenant ?
LA FEMME – Ça me gêne même de te le dire.
LE MARI – (Avec tendresse.) Allons. Raconte. Dis-le à ton Mi-
nou.
LA FEMME – Très bien. (Pause.) Comment on fait, si… S'il
est… (Montre son ventre.) S'il est… noir !

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LE MARI – (Pause.) Noir ?
LA FEMME – Noir. Ou métis. Ça dépend de l'alignement des
chromosomes.
LE MARI – (Rallume sa pipe.) Mm…
LA FEMME – Tu vois ? Tu vois le problème ?
LE MARI – (Hoche la tête.) Mm…
LA FEMME – Je veux dire, peux-tu encore agir comme son
père s'il est noir ?
LE MARI – (Soupire.) Mm… (Avec ironie.) Oui, enfin. Cela
ajoute une touche de complexité au problème.
LA FEMME – Très drôle…
LE MARI – (Commence à rire.) Alors là, c'est un cheval d'une
autre couleur !
LA FEMME – Bon maintenant arrête. C'est horrible. Essaie
d'être sérieux.
LE MARI – (Pause. Calme.) Noir, hein ?
LA FEMME – J'aurais dû t'en parler plus tôt.
LE MARI – Non, non. J'aurais assumé, de toute façon.
LA FEMME – J'ai oublié de t'en parler, c'est tout. Enfin, je
suppose…
LE MARI – Et j'en suis ravi. Tout cela montre bien ce qu'est
l'Amérique de nos jours.
LA FEMME – Oui. Mais ça reste un problème.

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LE MARI – Dans ce cas, oui, je me dois de le dire. (Pause.) Tu
dois me laisser réfléchir.
LA FEMME – Mais ton cours…
LE MARI – Je serai tout simplement moins préparé que d'ha-
bitude.
LA FEMME – Ah…
LE MARI – Ce qui peut être un avantage. Un vrai avantage.
LA FEMME – Peut-être, oui.
LE MARI – Cela fera les choses plus spontanées, plus vi-
vantes.
LA FEMME – Mm…
LE MARI – Laisse-moi réfléchir à notre problème. (Fume.) Je
pourrais toujours l'adopter.
LA FEMME – Comment ?
LE MARI – On pourrait raconter à tout le monde que tu as eu
un enfant bleu.
LA FEMME – Non.
LE MARI – Puis qu'il est mort.
LA FEMME – Non !
LE MARI – Et après, qu'on ramène l'enfant noir et qu'on l'a
adopté.
LA FEMME – Ça m'a l'air affreusement compliqué.
LE MARI – Je sais.
LA FEMME – Horriblement baroque.
70
LE MARI – Je sais.
LA FEMME – Mis à part que le vrai père peut s'y opposer.
LE MARI – Quoi ?!
LA FEMME – Il pourrait être fier de son enfant.
LE MARI – A-t-il besoin de savoir ?
LA FEMME – Oh oui ! Puisqu'il le verra, après tout.
LE MARI – Tu veux dire qu'il continuera de te fréquenter ?
LA FEMME – Oh oui ! Quand je rentrerai de l'hôpital, à la
maison.
LE MARI – Ah…
LA FEMME – Et il est bien capable d'avoir des rapports
sexuels avec moi de nouveau.
LE MARI – Je vois.
LA FEMME – Donc ça freine drôlement l'idée de l'adoption.
LE MARI – Bien sûr.
LA FEMME – Tu as ton cours.
LE MARI – Non, non. Attends une seconde. (Continue à penser
et puis, s'accroche avec énergie au bras du fauteuil sans lever les pieds
du repose-pieds.)
LA FEMME – Alors ?
LE MARI – Ma Chérie, je vais être honnête avec toi. (Lui signale
le repose-pieds.) Assieds-toi.
LA FEMME – Je ne peux pas m'y assoir.

71
LE MARI – Mais pourquoi ?
LA FEMME – Tu as tes pieds dessus.
LE MARI – Je vais ôter mes pieds. (Le fait.) Maintenant, as-
sieds-toi.
LA FEMME – Très bien. (S'assoit sur le repose-pieds, en le regardant
en face.)
LE MARI – Non, ne me regarde pas. Regarde dans l'autre sens.
LA FEMME – Pourquoi ?
LE MARI – Parce que ce sera très dur pour moi de t'en parler,
et pour toi de m'entendre.
LA FEMME – Très bien. Je ne te regarde pas. (Se retourne lui
tournant le dos.)
LE MARI – Et si je suis interloqué, tu dois comprendre que
c'est très difficile pour un mari de raconter ceci à sa femme.
Si je le fais, si je te le dis, c'est parce qu'il me semble que
c'est la seule façon de résoudre ce petit problème.
LA FEMME – (Étire sa chemisette sur son ventre.) Oui, ce petit
problème.
LE MARI – Maintenant, essaie de ne pas m'interrompre, à
moins que ce ne soit indispensable.
LA FEMME – D'accord.
LE MARI – Uniquement si quelque chose n'est pas clair.
LA FEMME – D'accord.
LE MARI – Garde tes remarques et tes commentaires pour la
fin.

72
LA FEMME – Je vais essayer.
LE MARI – Bien. (Inspire profondément.) Maintenant. Pour com-
mencer, je t'ai menti ce soir.
LA FEMME – Tu m'as menti ?
LE MARI – Chut.
LA FEMME – D'accord.
LE MARI – Oui, je t'ai menti. Je n'ai pas cours ce soir. Je n'ai
jamais donné des cours le soir.
LA FEMME – Ah bon ?
LE MARI – Je ne crois pas à l'efficacité des cours du soir. Je
t'ai menti pendant toutes ces années. Les cours que je disais
donner le soir ont lieu lundi, mercredi et vendredi à 10
heures du matin.
LA FEMME – Je vois.
LE MARI – Tu te poses donc la question de savoir où je vais
le soir quand je te dis que j'ai cours.
LA FEMME – Oui.
LE MARI – C'est cela qui est difficile à te dire.
LA FEMME – Mm…
LE MARI – La réalité c'est que je ne quitte pas cette maison.
LA FEMME – Non ?
LE MARI – Pas vraiment.
LA FEMME – Oh !

73
LE MARI – Oui, d'accord, je la quitte par la porte principale.
Mais je fais immédiatement le tour de la maison et je des-
cends à la cave.
LA FEMME – Je vois.
LE MARI – Maintenant. Qu'est-ce que je fais dans la cave ?
Tu te demandes probablement ce que je fais dans la cave,
n'est-ce pas ? (Fait semblant de se retourner.) Ne me regarde
pas ! (Pause.) Voici ce que je fais dans la cave : Je regagne un
petit coin derrière la chaudière. Dans ce coin, j'ai caché…
certaines choses. (Pause.) Qu'est-ce que j'y ai caché ? Je vais
te le dire. (Dénombre avec ses doigts.) Un peu de maquillage noir
pour le théâtre, une perruque, un ensemble complet de vê-
tements et un petit miroir. J'ai caché tout cela dans la cave.
LA FEMME – Je vois…
LE MARI – Oui, tu vois ma Chérie. Ou plutôt tu commences
à voir. Quand je vais à la cave, j'installe le miroir, je change
de vêtements, je mets la perruque et je me maquille. J'aban-
donne la cave, je regagne la porte de la maison, je tire la
sonnette et je réapparais pour toi. Je suis ton visiteur noir,
ma Chérie, je l'ai toujours été.
LA FEMME – Toi.
LE MARI – Moi.
LA FEMME – Mais…
LE MARI – Oh ! Je sais que cela ne semble pas plausible. Mais
rappelle-toi comment tu baissais la lumière. Souviens-toi
aussi que j'ai interprété « Othello » à l'université. D'une cer-
taine manière, je pense que j'avais les conditions pour réus-
sir. Je t'ai trompée pendant ces dernières années. J'ai trompé
ma propre femme ! Je me déguisais en Noir et je profitais

74
de la sympathie que tu éprouves si naturellement pour cette
race malheureuse !
LA FEMME – Mais… Pourquoi ?
LE MARI – Parce que je voulais faire l'amour avec toi et cela
semblait être la seule façon d'y parvenir. Tu devras admettre
que cela a marché.
LA FEMME – (Regardant son ventre.) Oh oui ! Ça a marché !
LE MARI – Donc, mis à part cette dépravation, un enfant va
naître et je suis bien son père.
LA FEMME – Je suis un peu assommée avec tout cela…
LE MARI – Je comprends ma Chérie. Essaie d'assimiler tout
cela pendant que je sors.
LA FEMME – Tu sors ?
LE MARI – Je vais à la cave, maintenant.
LA FEMME – Pour te déguiser ?
LE MARI – Non, pour brûler le déguisement.
LA FEMME – Le brûler ?
LE MARI – Oui, c'est fini maintenant. Car tu le sais. Le
masque est tombé. Le porter encore ? Ce serait stupide.
Notre vie amoureuse serait aussi absurde qu'elle l'était
avant. Je vais donc détruire mon rôle. (Pause. La regarde dans
les yeux.) Et quand je reviendrai, je veux que tu sois partie.
LA FEMME – Partie ?
LE MARI – Tu dois m'abandonner.
LA FEMME – Non.

75
LE MARI – Tu dois. Ma Chérie, ce besoin de t'aimer existe
encore en moi. Je ne sais quelle forme oblique il pourra
prendre maintenant. Alors prends ton enfant et pars.
LA FEMME – Jamais.
LE MARI – S'il te plaît, écoute-moi bien. Je ne sais quelle idée
j'aurai lorsque je descendrai dans la cave la prochaine fois.
Je me suis procuré des pièces de Genet et les œuvres com-
plètes de Sade. Je vais les relire pour voir si j'y trouve des
arabesques de plus en plus compliquées en matière de per-
version sexuelle. Mais je risque de revenir avec un fouet,
avec des bottes d'équitation ou habillé en femme. Va-t’en,
Chérie. Fuis en banlieue. Donne à mon enfant un foyer nor-
mal.
LA FEMME – Normal ? (Avec un rire gêné.) C'est quoi normal ?
LE MARI – Tu es quelqu'un de normal, mon amour.
LA FEMME – Moi ? Oh ! Tu sais tellement peu de choses sur
moi ! Assieds-toi. J'ai aussi une histoire à te raconter.
LE MARI – Quoi que tu dises…
LA FEMME – Assieds-toi.
LE MARI – Peu importe ce que…
LA FEMME – J'ai toujours su que tu étais mon amant noir !
LE MARI – (S'assoit.) Tu l'as toujours su ?
LA FEMME – Depuis le début.
LE MARI – Mais… comment ?
LA FEMME – Il y a cinq ans, quand tu m'as dit que tu avais
pris des cours le soir, cela a réveillé ma curiosité. Et donc,

76
la première fois que tu es parti faire un cours le soir… je t'ai
suivi.
LE MARI – Tu m'as suivi ?
LA FEMME – Oui, j'ai suivi mon propre mari. Je t'ai suivi dans
ce petit magasin fournisseur d'accessoires de théâtre en
centre-ville où tu as acheté ton déguisement et tout le reste.
Je t'ai suivi de retour à la maison. Je t'ai suivi dans la cave.
Je me suis cachée derrière le chauffe-eau et je t'ai vu devenir
cette imitation pathétique d'un pauvre Nègre.
LE MARI – Tu m'as épié…
LA FEMME – Oui, je t'ai épié, mon Chéri. Furtivement, avec
suspicion, comme une vieille nounou.
LE MARI – Non !
LA FEMME – Si. Mais quand j'ai réalisé ce que tu faisais,
quand j'ai compris que tu faisais tout cela pour moi, alors je
t'ai aimé profondément. J'ai remonté l'escalier de la cave
avec le désir de te rencontrer mais en même temps terrifiée
devant l'idée que tu puisses te rendre compte que je t'avais
reconnu. Comme une folle, j'ai baissé la lumière pour nous
rendre la tâche plus facile et moins risquée.
LE MARI – Et moi, j'ai cru que c'était parce que tu étais une…
LA FEMME – Une romantique.
LE MARI – Voilà ! Une romantique.
LA FEMME – Je sais que tu l'as interprété comme ça, mon
Chéri. Et je suis allée dans ton sens. Mais non, c'était sim-
plement pour ne pas me dénoncer.
LE MARI – Tu jouais ? Tout le temps ?

77
LA FEMME – Oui. Je n'étais pas bonne ? Je simulais que tu
étais une expérience nouvelle, un étranger ! Moi, moi qui ne
suis pas une actrice j'improvisais comme une profession-
nelle durant toute la scène !
LE MARI – C'est difficile à croire. Tu avais l'air d'être si exci-
tée !
LA FEMME – Je l'étais. J'étais terriblement excitée. Ce flirt, ces
préliminaires, donner et recevoir et tout ça. Et puis, avec
ces tons raciaux… Je m'y suis lancée avec une vraie soif de
vengeance. Mais quand tu m'as conduite dans la chambre…
alors tout a changé.
LE MARI – Qu'est-ce que tu veux dire. J'étais un tigre !
LA FEMME – Tu l'étais, mon Chéri. Tu étais un vrai tigre.
Mais pas moi.
LE MARI – Tu m'as dit que tu m'aimais.
LA FEMME – Je faisais semblant. En réalité, je te détestais.
LE MARI – Tu me détestais ?
LA FEMME – Je me détestais moi-même. C'était horrible. Je
me sentais tellement coupable. Tous mes fantasmes sexuels
s'amplifiaient et ils grandissaient. Et c'était comme une ga-
lerie de glaces.
LE MARI – Je vois.
LA FEMME – Je voulais au moins gémir comme je le faisais
normalement avec toi quand tu étais un Blanc.
LE MARI – Je vois.
LA FEMME – Mais maintenant tu étais noir. Je devais retenir
mon propre souffle. Pire encore, je devais simuler, jouer.
78
LE MARI – Je vois.
LA FEMME – Je devais fausser l'expérience la plus authen-
tique qu'une femme puisse avoir ! Et pendant tout ce
temps-là je me suis vue comme un objet, une chose, une
créature sans âme, une pauvre concubine pathétique dans
les bras d'un potentat éthiopien ! Et quand tu es parti,
quand tu es enfin parti, je suis restée dans mon lit les bras
croisés sur ma poitrine comme la pierre tombale de mon
propre sépulcre. J'ai dû ramasser la moindre goutte d'éner-
gie pour me lever et t'accueillir lorsque tu es revenu de ton
supposé cours du soir.
LE MARI – (Pause.) Donc, pendant ces cinq dernières années
tu as vécu l'enfer.
LA FEMME – Oh non ! Après ce premier soir terrifiant, je n'ai
plus souffert.
LE MARI – Tu veux dire que tu t'es habituée…
LA FEMME – Je veux dire que je n'étais plus là.
LE MARI – Tu n'étais plus là ?
LA FEMME – Non. J'ai quitté la maison juste après ta descente
dans la cave.
LE MARI – Mais alors… qui… qui était là… avec moi ?
LA FEMME – Je me suis procuré une remplaçante.
LE MARI – Je vois.
LA FEMME – Oh, mon Chéri ! Essaie de comprendre. Je ne
pouvais simplement pas endurer une autre soirée comme
celle-là. Ça me révoltait. Et je savais combien cela comptait
pour toi ! Le lendemain j'ai passé la journée à trouver

79
quelque chose qui pourrait nous satisfaire tous les deux. Je
me suis promenée partout.
LE MARI – Je vois…
LA FEMME – Et à la fin, quand il ne me restait qu'une heure
pour rentrer, j'ai vu une femme. Elle me ressemblait. Même
type de cheveux, même stature, à peu près le même âge.
C'était au moins une chance.
LE MARI – Je vois.
LA FEMME – Même avant de me rendre compte de ce que je
faisais, je me suis approchée d'elle et je lui ai demandé si elle
coucherait avec un Nègre. D'une manière très naturelle, elle
m'a dit oui. Et donc durant ces cinq dernières années, cette
bonne femme est venue à la maison pendant que tu étais
dans la cave en train de te déguiser et puis, dans la pé-
nombre, elle a prétendu être moi.
LE MARI – Je vois.
LA FEMME – Tu me hais terriblement ?
LE MARI – Non, je ne te hais pas. Mais je dois dire que je suis
quelque peu… surpris.
LA FEMME – J'imaginais que tu le serais.
LE MARI – Mais alors ça. (Montre du doigt le ventre de sa femme.)
LA FEMME – (Se tenant le ventre.) Ah, ça !
LE MARI – Oui, ça. C'est de qui ?
LA FEMME – Suis-moi, mon Chéri. Durant ces soirées où tu
descendais dans la cave, et pendant que cette bonne femme
se préparait pour t'accueillir, je suis sortie avec un vrai
Nègre. (Décrit sa première rencontre au présent de l'indicatif.) Sa
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Cadillac approche. Il me fait un appel de phares. Je m'ap-
proche. Il est là, dans son cocon. Je monte dans sa voiture.
Nous allons dans le ghetto noir. Là, nous faisons l'amour.
Sur un matelas crasseux, infesté de poux, entouré de rats. Je
lui donne mon amour comme jamais je ne l'avais fait. (Fin
du récit. Pause.) Je sentais qu'avec lui j'expiais non seulement
mes péchés mais ceux de toute l'Amérique.
LE MARI – Je vois. Et donc c'est lui le père de l'enfant.
LA FEMME – Non.
LE MARI – Non ?
LA FEMME – Dans un sens, cette relation-là n'était pas suffi-
sante. Comment t'expliquer… Dans ce ghetto avec la mu-
sique « soul » qui tonitruait autour de moi et avec toute cette
frustration et cette rage, je sentais encore que je ne jouais
pas tout mon rôle. Et donc j'ai quitté mon amant pour son
ami. Et son ami pour un autre. Et ainsi de suite, avec des
Portoricains, des Indiens, des Mexicains-étasuniens…
LE MARI – Non !
LA FEMME – Mon Chéri, pendant ces cinq dernières années
je me suis donnée comme un sacrifice extatique et blanc qui
s'offrait à quiconque ayant un salaire moyen inférieur à mille
dollars.
LE MARI – Et donc le père est…
LA FEMME – L'injustice sociale à grande échelle.
LE MARI – Je vois.
LA FEMME – Et maintenant, tu vas me quitter, n'est-ce pas ?

81
LE MARI – Moi ? Te quitter ? (Rit d'une manière étrange.) Je n'ai
jamais autant voulu rester. (Nettoie sa pipe scrupuleusement.)
Que dirais-tu si je te disais que tout ce que tu viens de me
dire… m'excite ?
LA FEMME – Ça t'excite ?
LE MARI – (Continue à nettoyer sa pipe.) Ça me fait bouillir le
sang. Ça me donne des frissons sauvages de désir. Que di-
rais-tu si je te disais que ton expérience dans le ghetto noir
projette une lumière violente sur mon sexe !
LA FEMME – Réellement ?
LE MARI – (Continue à nettoyer sa pipe.) Que dirais-tu si je te
disais que j'éprouve soudainement l'envie d'exercer sur
toi… le droit de cuissage ? Que j'ai envie de te kidnapper
dans ma chambre et…
LA FEMME – Je dirais… Fais-le !
LE MARI – Mm…
LA FEMME – Et laisse-moi te dire, Chéri, qu'une femme est,
elle aussi, capable d'éprouver de tels désirs !
LE MARI – Ah, oui…
LA FEMME – C'est difficile à dire, mais, te regardant mainte-
nant, avachi dans ce fauteuil, entouré de livres et de papiers,
j'ai envie soudainement, urgemment, de vivre le confort
rance et vicié de l'amour dans le mariage bourgeois.
LE MARI – Tiens…
LA FEMME – On dit que les Américains à Paris, gavés par la
nourriture française si riche en gras, ont la nostalgie du

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simple hamburger newyorkais ! Moi, c'est pareil. Je suis
toute à toi ! Ici et maintenant !
LE MARI – (Se lève lentement.) Alors…
LA FEMME – (Recule et l'arrête.) Mais il reste encore ça. (Montre
son ventre.) Le petit problème.
LE MARI – (Avance vers elle.) Il n'y a pas de petit problème.
LA FEMME – Pas de petit problème ?
LE MARI – (S'approche d'elle malicieusement.) Tu n'as pas vrai-
ment un bébé là-dedans.
LA FEMME – (Recule.) Pas un bébé ?
LE MARI – Non. Tu as un ballon là-dedans.
LA FEMME – Un ballon ?
LE MARI – Un ballon de baudruche.
LA FEMME – Non !
LE MARI – Un ballon de plage.
LA FEMME – C'est un bébé.
LE MARI – Non.
LA FEMME – J'en suis positivement sûre.
LE MARI – Non, non.
LA FEMME – Comment non ?
LE MARI – Regarde, je vais te montrer quelque chose.
LA FEMME – Quoi.
LE MARI – (Prend une épingle de sa veste et perce le ballon.) Touché !
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LA FEMME – Oh non !
LE MARI – Tu vois ? Le petit problème était purement aca-
démique.
LA FEMME – (Pause longue. Le regarde embarrassée. Sur le ton d'une
petite fille prise en faute.) Nous sommes épouvantables, hein ?
LE MARI – (Revient vers son fauteuil, ramasse le livre et marque la
page.) C'est toi qui as commencé.
LA FEMME – C'était mon tour !
LE MARI – Ah oui ?
LA FEMME – Oui, la dernière fois c'était toi.
LE MARI – C'est vrai. (Range ses papiers.)
LA FEMME – Oui.
LE MARI – Ça a été drôle, non ?
LA FEMME – Tu ne crois pas qu'on devrait voir un psy-
chiatre ?
LE MARI – (Range sa pipe et ses lunettes.) Un psychiatre ?
LA FEMME – Oui, un psychiatre !
LE MARI – Mais pourquoi ?
LA FEMME – Parce que…
LE MARI – Nous sommes heureux ! Non ? (Éteint la lampe de
lecture derrière son fauteuil. La scène est donc uniquement éclairée par
la lumière qui vient de la gauche.)
LA FEMME – (Toujours la petite fille qui a honte.) Mais nous
sommes si dépravés !

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LE MARI – (Se tape sur la poitrine comme un gorille et s'approche
d'elle.) Je vais te manger… !
LA FEMME – (Redevient la femme adulte responsable de ses actes.)
Chut !
LE MARI – Quoi !
LA FEMME – Tu vas réveiller les enfants ! Tranquille… tran-
quille ! Non !
LE MARI – Si !
LA FEMME – Chéri, les hommes comme toi ne prennent pas
leur femme par la force.
LE MARI – Si !
LA FEMME – Non, Chéri, ils la séduisent. Et cela est compli-
qué…
LE MARI – (La prend dans ses bras et court avec elle vers la chambre
sortant par la gauche de la scène.) Compliqué ?
LA FEMME – (Pendant que le noir commence à se faire et qu'ils quit-
tent la scène pas la gauche.) Très compliqué… !
RÉGIE – Le noir, musique du début et rideau

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86
VARIATIONS SUR LES ALARMES

Adaptation libre de la pièce


Alarms
de Michael Frayn

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PERSONNAGES
JEAN ;
ÉLISABETH ;
NICOLAS ;
NANCY ;
MARGUERITE, qui tricote et s'adresse toujours au public sauf
indication contraire.

DÉCOR
Droite (côté cour) et gauche (côté jardin) sont celles des spec-
tateurs. Les scènes 1 et 2 se déroulent chez JEAN et ÉLISA-
BETH. Une salle à manger. Une table, quatre chaises, le fau-
teuil de MARGUERITE, un téléphone avec répondeur, un
autre sans fil, le boitier d'une alarme de maison sur un mur,
une sortie à droite, une à gauche et une au centre qui mènent
à la cuisine, à l'entrée de la maison et au reste de la maison :
bureau, chambres, salles de bains… La scène 3 se déroule
chez NICOLAS et NANCY. Le décor est très similaire à celui
de la scène précédente mais il s'agit d'une autre maison. On
pourrait inverser la position de la table, qui passerait à droite,
et changer quelques détails facilement identifiables comme les
tentures, par exemple.

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SCÈNE 1
NICOLAS et NANCY viennent d'arriver et sont encore debout sur le
seuil de la porte d'accès à la salle à manger où ils passeront la plupart
de la soirée. JEAN et ÉLISABETH les accueillent avec sympathie. Ils
se connaissent depuis longtemps.
RÉGIE – Pleins feux
NICOLAS – Rien que nous ?
JEAN – Rien que nous.
ÉLISABETH – Ça vous va ?
NANCY – Formidable.
JEAN – On avait juste envie de s'affaler, sans manières. Un
petit vin de rien du tout. (Sort une bouteille.)
MARGUERITE – Quatre vieux copains à l'abri de la nuit !
NANCY – Une odeur divine.
NICOLAS – De mieux en mieux…
MARGUERITE – Ouvrons ce petit vin…
ÉLISABETH – Je donne un coup d'œil au four et je reviens.
(Sort.)
JEAN – Ouvrons ce petit vin ! (Prend un tire-bouchon sophistiqué
et commence à ouvrir la bouteille.) Comme ça on pourra…
MARGUERITE – S'affaler…

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NANCY – S'affaler…
NICOLAS – Où peut-on s'affaler ?
JEAN – N'importe où. Sur une chaise !
NICOLAS – N'importe quelle chaise ?
JEAN – La chaise qui te fera plaisir !
NICOLAS prend une chaise pour lui et en offre une autre à NANCY.
Ils se mettent à table à gauche et à droite. Les amphitryons se mettent à
table face au public.
ÉLISABETH – (Revient de la cuisine.) Vous avez trouvé à vous
garer ?
NICOLAS – Juste en bas.
NANCY – Pour une fois…
JEAN – Le vin arrive… (Se bat contre le tire-bouchon.)
RÉGIE – Cling
MARGUERITE – Ça va être une de ces soirées !
ÉLISABETH – Enfin on va faire ce qu'on a rarement l'occa-
sion de faire : Parler.
NICOLAS – Ça fait longtemps qu'on attend ça. Parler, parler,
parler ! Et ouvrir le vin… si possible.
RÉGIE – Cling
JEAN – Ouvrir le vin, absolument. (Redouble d'efforts pour ouvrir
la bouteille.)
NICOLAS – Ou même ne pas parler. Rester assis sans rien
dire.

90
MARGUERITE – Pourquoi pas ?
NANCY – Se détendre ! « Être » tout simplement !
JEAN – (Se blesse.) Aïe ! En principe ça doit marcher tout seul.
MARGUERITE – En principe…
NICOLAS – Et si tu mettais… (Essaie de l'aider.)
JEAN – Non attends, on doit juste… Ça y est, ça y est…
NICOLAS – Non. Essaie de…
JEAN – Où est le mode d'emploi ?
ÉLISABETH – Dans le tiroir. (Part le chercher.)
MARGUERITE – Avec les autres modes d'emploi…
NICOLAS – Donne-le-moi.
JEAN – Ça va, ça va.
NICOLAS – Laisse-moi essayer.
NICOLAS – Moi ?
JEAN – Non ! Il faut juste que…
RÉGIE – Cling
JEAN – Hein ?
NICOLAS – Quoi ?
JEAN – Tu as fait un petit bruit.
JEAN – Ce n'était pas toi ?
NICOLAS – Non.
JEAN – Ah bon…
91
NICOLAS – Quel genre de bruit ?
JEAN – Quelque chose comme…
MARGUERITE – Cling.
RÉGIE – Cling
JEAN – Voilà !
ÉLISABETH – (Revenant avec un tiroir plein de modes d'emploi.)
Tous les modes d'emploi.
Personne ne s'intéresse aux modes d'emploi.
NICOLAS – Tu as entendu ?
ÉLISABETH – Entendu quoi ?
MARGUERITE – Cling.
JEAN – Cling.
ÉLISABETH – Cling ?
NANCY – Cling.
RÉGIE – Cling
ÉLISABETH – Qu'est-ce que c'est ?
NANCY – C'est ce qu'on aimerait savoir.
NICOLAS – C'est quelque chose dans la maison.
NANCY – Un truc électronique.
NICOLAS – Le téléphone.
MARGUERITE – Les téléphones ne font pas cling.
RÉGIE – Cling

92
NICOLAS – Tiens !
JEAN – Je n'ai jamais entendu un téléphone faire cling.
NANCY – Mais tu as ce fameux système… qui émet un signal
dans toute la maison, non ?
JEAN – Oui mais cela ne fait pas cling.
RÉGIE – Cling
JEAN – C'est toi !
NICOLAS – Moi ?
JEAN – C'est quelque chose dans ta poche.
ÉLISABETH – Ton bipper, peut-être.
NICOLAS – Je n'ai pas de bipper.
NANCY – Tu as pris ton… ?
NICOLAS – Mon quoi ?
NANCY – Ton petit truc, là…
NICOLAS – Quel petit truc ? (Sort un petit appareil de sa poche.)
Ça ?
NANCY – Non.
NICOLAS – (Continue à vider sa poche.) Ça ?
MARGUERITE – Non.
RÉGIE – Cling
Tout le monde se retourne vers NANCY.
NANCY – Quoi ? C'est moi ?

93
ÉLISABETH – Quelque chose dans ton sac.
NANCY – Tu plaisantes.
NICOLAS – Jetons un coup d'œil.
NANCY – Non ! Je n'ai pas de trucs comme ça dans mon sac.
Il n'y a rien dedans qui puisse faire…
RÉGIE – Cling
NICOLAS – C'est ton nouveau tire-bouchon.
JEAN – Qui ferait cling ?
NICOLAS – Pour te rappeler.
MARGUERITE – D'ouvrir la bouteille !
RÉGIE – Cling
RÉGIE – Cling
NICOLAS – Tu vois ? Deux fois !
ÉLISABETH – C'est ça. Quand on le touche.
NANCY – Essaie de ne pas le toucher. (Pause.) Si on ne le
touche pas, il ne fait pas…
RÉGIE – Cling
NICOLAS – C'est le four.
ÉLISABETH – Le four ?
NANCY – Tu as dit que tu avais quelque chose au four.
ÉLISABETH – Ce n'est pas le four qui fait cling.
RÉGIE – Cling

94
NANCY – C'est la minuterie !
ÉLISABETH – La minuterie fait bzz.
RÉGIE – Bzz
MARGUERITE – Voilà !
ÉLISABETH – Excusez-moi. (Repart côté cuisine avec le tiroir con-
tenant les modes d'emploi.)
NICOLAS – C'est quelque chose dans la cuisine, en tout cas.
Le grille-pain.
RÉGIE – Le bruit s’arrête.
NANCY – Le grille-pain ?
JEAN – Comment un grille-pain ferait cling.
RÉGIE – Cling
ÉLISABETH – (Revient de la cuisine.) Allez, oublions ça.
JEAN – Manifestement, ça veut nous dire quelque chose.
NICOLAS – Ça peut être important.
ÉLISABETH – Ça ne peut pas être si important !
NANCY – (Pause.) Écoutez ! Ça, c'est arrêté.
ÉLISABETH – Ça, c'est arrêté. (Pause.) De quoi on parlait ?
MARGUERITE – Du cling.
NICOLAS – Je ne me rappelle pas.
ÉLISABETH – Bon. Ouvre le vin au moins.
JEAN – J'essaie.

95
RÉGIE – Bzz
ÉLISABETH – Excusez-moi. (Repart côté cuisine.)
NICOLAS – Il n'est pas désagréable ce bzz.
MARGUERITE – On dirait des abeilles.
NANCY – (À ÉLISABETH.) C'est la minuterie ?
ÉLISABETH – (De l'intérieur.) Des fois tu viens de l'arrêter et
ça recommence deux minutes après.
JEAN – Arrête ça !
ÉLISABETH – (De l'intérieur.) J'essaie ! (Revient.) J'attends tou-
jours le réparateur. Désolée.
RÉGIE – Le bruit s’arrête.
RÉGIE – Cling
NANCY – C'est une bête. Un criquet. Une grenouille.
RÉGIE – Cling
ÉLISABETH – C'est le détecteur de fumée.
NANCY – Oh mon dieu !
NICOLAS – L'immeuble est en feu !
MARGUERITE – Mais non !
JEAN – Mais non !
NICOLAS – Le détecteur dit oui.
JEAN – Il se trompe !
NICOLAS – Le détecteur s'y connaît mieux que toi !

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JEAN – Il ment le détecteur.
NICOLAS – Tu es gonflé !
MARGUERITE – Il n'y a pas de fumée.
JEAN – Regarde autour de toi !
NICOLAS – Je n'ai pas besoin de regarder, j'entends.
NANCY – Ça sent le brûlé.
Tout le monde renifle.
RÉGIE – Bzz
ÉLISABETH – Excusez-moi. (Va dans la cuisine.) Il nous faut,
peut-être, les modes d'emploi. (Revient de la cuisine avec le tiroir
des modes d'emploi et les renverse sur la table.) Ça doit être là-
dedans !
RÉGIE – Le bruit s’arrête.
NICOLAS – (Cherche le mode d'emploi du détecteur de fumée.) Tout
cela des modes d'emploi ? Vous avez autant de gadgets que
ça pour avoir autant de modes d'emploi ?
JEAN – Bien sûr que non. On balance les gadgets quand ils se
cassent.
MARGUERITE – Mais on ne balance pas leur mode d'emploi.
RÉGIE – Cling
NANCY – Il est en train de nous dire qu'il faut des piles
neuves.
NICOLAS – Fer à friser, épilateur à sourcils, toaster, couteau
à viande électrique… Mais vous n'avez pas de couteau à
viande électrique !

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ÉLISABETH – Ça fait dix ans qu'on l'a jeté !
NICOLAS – Le voilà ! J'ai trouvé : détecteur de fumée. (Le
donne à JEAN.)
ÉLISABETH – (À JEAN.) La maison aura le temps de brûler
entièrement.
NANCY – (Avec insistance.) Je crois qu'il est juste en train de
nous dire qu'il faut des piles neuves !
NICOLAS – Ne dis pas de bêtises !
RÉGIE – Cling
JEAN – (Lisant le mode d'emploi.) Il a besoin d'une pile neuve.
NICOLAS – Évidemment qu'il a besoin d'une pile neuve !
JEAN et NICOLAS essaient de changer la pile du détecteur. Ils dépla-
cent la table à l'endroit approprié pour monter dessus et pouvoir at-
teindre le détecteur.
ÉLISABETH – On a des piles neuves ?
NICOLAS – On n'en a jamais quand il faut. Mais s'il enlève la
vieille, au moins ça s'arrêtera de faire
RÉGIE – Cling
RÉGIE – Téléphone
ÉLISABETH – Je prends. (Va vers les chambres. Voix off.) Allô ?
Non, il est occupé. Avec le cling. Le cling. Est-ce qu'il peut
vous… Ah bon. Il est monté sur la table. Bon, ne quittez
pas. (Revient.) Ça a l'air urgent.
JEAN – Le sans-fil.

98
ÉLISABETH – (Sort vers les chambres et revient avec un téléphone sans
fil et le donne à NICOLAS.) Tiens.
NICOLAS – Merci. (À JEAN.) Qu'est-ce que je dois faire ?
JEAN – (Essaie d’enlever la pile du détecteur.) Appuie sur le 9.
NICOLAS – (Le faisant.) Le 9.
MARGUERITE – Pas le 9 !
ÉLISABETH – Pas le 9 !
JEAN – Pas le 9.
ÉLISABETH – Tu te trompes tout le temps !
JEAN – C'est le 8 !
MARGUERITE – Le 9 c'est le bureau.
ÉLISABETH – L'appel est passé dans le bureau. (S'apprête à
courir vers le bureau par le fond de la scène.)
JEAN – Tu n'as pas besoin de courir après. On va le récupérer.
ÉLISABETH – On peut le récupérer quand on sait sur quel
bouton appuyer, mais tu n'arrives pas à te le mettre dans la
tête !
RÉGIE – Bzz
ÉLISABETH – Oh non ! (Repart vers la cuisine. En off.) Trop
tard !
NICOLAS – Ils n'ont quand même pas payé ce fameux sys-
tème une fortune pour crapahuter dans toute la maison !
JEAN – Tiens, appuie sur… combien déjà ?
ÉLISABETH – (De la cuisine.) Quoi que tu fasses c'est foutu !
99
NANCY – Ça ira plus vite si je vais voir. (Part vers les chambres.)
JEAN – Appuie sur RAPPEL.
RÉGIE – Le bruit s’arrête.
ÉLISABETH – (Revient de la cuisine.) Non pas RAPPEL !
JEAN – Ah oui ! Non, c'est MÉMOIRE.
MARGUERITE – Mais non, pas MÉMOIRE !
RÉGIE – Cling
NANCY – (Revient.) Ça s'est arrêté pile quand j'ai décroché.
ÉLISABETH – Ça va sonner dans la chambre maintenant.
RÉGIE – Téléphone
NANCY – J'y vais. Quelle chambre ?
JEAN – Sur la rue.
ÉLISABETH – Sur le garage.
NANCY – Très bien. (Repart vers les chambres.)
JEAN – Ça n'a pas d'importance. On l'aura sur le répondeur.
RÉGIE – Bzz
JEAN – (À ÉLISABETH.) La minuterie, la minuterie ! (À NI-
COLAS.) On le chopera sur le répondeur.

ÉLISABETH – Ça ne marchera pas. On l'a déjà essayé et ça ne


marche pas. Ça ne marche que du bureau.
JEAN – De la salle de bains d'en bas !
ÉLISABETH – Du bureau !

100
MARGUERITE – Non. De la bibliothèque.
NANCY – (Revient.) Ce n'était pas dans la chambre qui donne
sur la rue.
JEAN – Maintenant c'est dans la salle de bains d'en haut !
NANCY – La salle de bains d'en haut ?
MARGUERITE – La bibliothèque.
JEAN – Tu ne peux pas arrêter cette minuterie ? Elle me rend
dingue !
ÉLISABETH – Excusez-moi. (Va dans la cuisine.)
RÉGIE – Le bruit s’arrête.
NANCY – J'y vais.
NICOLAS – Non, c'est mon tour. Toi, tu ouvres le vin. (Donne
la bouteille à NANCY et part vers les chambres.)
RÉGIE – Cling
JEAN – (Au détecteur.) Ta gueule !
RÉGIE – Alarme de voiture
NICOLAS – (Revient tout de suite. À JEAN.) Ce n'est pas ta voi-
ture ?
JEAN – Non.
NICOLAS – Merde ! (Sort dans la rue.)
JEAN – (À NANCY.) Ouvre le vin, il va en avoir besoin.
RÉGIE – Le bruit s’arrête.

101
ÉLISABETH – (Revenant de la cuisine, à NANCY.) Qu'est-ce que
tu fais ?
NANCY – J'ouvre la bouteille.
ÉLISABETH – Pas avec ce truc ! Je t'apporte un tire-bouchon
ordinaire. (Va le chercher dans la cuisine.)
JEAN – C'est plus facile avec celui-là.
RÉGIE – Sonnette
NANCY – C'est quoi ça ?
JEAN – C'est la porte.
ÉLISABETH – (Revient de la cuisine sans le tire-bouchon.) C'est qui
mon dieu ?
NANCY – J'y vais.
JEAN – Non c'est moi. (Descend de la table pour sortir ouvrir. À
NANCY.) Le vin ! Le vin !
ÉLISABETH – Ah, le tire-bouchon. (Repart le chercher dans la
cuisine.)
RÉGIE – Répondeur : Jean ? Ici Pierre Pinche de la compta-
bilité…
JEAN – (Revient.) Mince, c'est passé sur le répondeur !
RÉGIE – Répondeur : Pardon d'appeler à votre domicile, mais
c'est un peu urgent… Je me doute que vous ne décrochez
jamais le soir pour les coups de fil de travail, mais c'est vrai-
ment un cas extrême… Je suis au bureau. Nous sommes
dans une situation critique.
ÉLISABETH – (Revient.) Qu'est-ce qui se passe ?

102
RÉGIE – Répondeur : Quelque chose me dit que vous êtes à
la maison, ce soir. Alors, si vous pouviez décrocher…
ÉLISABETH – Mais décroche dans le bureau !
JEAN sort vers les chambres.
RÉGIE – Sonnette
ÉLISABETH – J'y vais.
RÉGIE – Bzz
NANCY – Je m'occupe de la minuterie.
ÉLISABETH – Non, laisse tomber, laisse tomber.
NANCY – Je m'occupe du vin.
ÉLISABETH – Non, attends. (Sort vers la cuisine.)
RÉGIE – Le bruit s’arrête.
JEAN – (Revient.) Je n'ai pas réussi à l'avoir. Ça n'a pas marché.
RÉGIE – Répondeur : Jean ? Jean ?... Je vous serais vraiment
reconnaissant de décrocher.
JEAN – (Parle au répondeur.) C'est ce que j'ai fait ! J'ai couru au
bureau et j'ai décroché ! Mais ça ne marche pas ! (À
NANCY, qui essaie d'ouvrir la bouteille de vin.) Pas comme ça,
tu vas te couper un doigt ! (Lui prend la bouteille, tire-bouchon-
gadget compris.)
RÉGIE – Répondeur : Jean ! S'il vous plaît !
NICOLAS – (Revient.) Ce n'était pas ma voiture.
ÉLISABETH revient.

103
RÉGIE – Répondeur : J'ai le bilan annuel sous les yeux et fran-
chement… Ça sent le roussi…
NICOLAS – Qu'est-ce qui se passe ?
MARGUERITE – Nous sommes dans une situation critique.
JEAN – Je n'en ai pas la moindre idée.
NICOLAS – C'est une Renault bleue. Il y a du verre partout !
(À JEAN.) C'est la tienne ?
JEAN – (N'a pas entendu la question.) Je n'en sais rien !
NICOLAS – Ils ont piqué la radio.
JEAN – (Tend la bouteille à NANCY.) Tiens-moi ça, et n'essaie
pas de l'ouvrir. (Sort dans la rue suivi de NICOLAS.)
RÉGIE – Répondeur : Jean, j'imagine que ce n'est pas le bon
moment, mais on peut parler de banqueroute.
JEAN revient tout de suite ayant saisi le mot banqueroute.
NANCY – Mais que se passe-t-il ?
JEAN – (Figé.) Banqueroute ? (Criant vers la cuisine.) Tu as bien
dit la salle de bains d'en bas, hein ? (Court vers les chambres.)
RÉGIE – Bzz
ÉLISABETH – (Voix off.) La minuterie est bloquée ! (Revient.)
Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qu'il voulait ?
NANCY – Il demandait s'il devait décrocher dans la salle de
bains d'en haut.
ÉLISABETH – Dans la chambre qui donne sur la rue ! La
chambre sur la rue ! (Sort vers les chambres.)

104
RÉGIE – Le bruit s’arrête.
NANCY – Je vais ouvrir la bouteille. (Commence à se battre contre
le tire-bouchon et finit par se blesser et lâche la bouteille et le tire-
bouchon en poussant un cri de douleur.)
ÉLISABETH – (Revient.) Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?
NANCY – Je suis désolée… J'ai…
NICOLAS – (Revient.) Mais qu'est-ce qui t'arrive ? Tu sais que
tu n'es pas une manuelle !
ÉLISABETH – Tu as une artère dans le doigt ! Ce n'est pas
possible !
NICOLAS – Lève le bras, tu mets du sang partout ! Un garrot !
MARGUERITE – Aux urgences !
NANCY – Je me sens un peu faible… La bouteille… je crois
que je l'ai ouverte…
NICOLAS et ÉLISABETH entraînent NANCY vers la porte d'en-
trée.
ÉLISABETH – Jean ! Viens vite ! C'est la catastrophe !
NICOLAS – Je vais lui dire. Emmène-la à la voiture. (Sort vers
les chambres.)
ÉLISABETH – (Crie vers la sortie prise par NICOLAS.) Il est dans
la salle de bains d'en haut ! (Sort avec NANCY. En off.) Ne
t'inquiète pas, ce n'est pas grave du tout !
JEAN – (Revenant, se retrouve tout seul.) Je savais bien qu'on ne
pouvait pas l'avoir par la salle de bains d'en haut. Vous êtes
où ? Où est-ce que vous êtes, tous ?

105
RÉGIE –p Je ne voudrais pas vous paniquer, Jean, mais êtes-
vous bien conscient des peines encourues pour ce genre de
fraude en ce moment ?
RÉGIE – Bzz
ÉLISABETH – (Revient en catastrophe.) Ma clef ! Je n'ai pas pris
ma clef ! (Sort vers la cuisine.)
JEAN – (Sort dans la rue et traîne NANCY.) Elle est cassée ! Je
n'ai pas pris ma clef. La clef de la porte. La vitre de la voiture
est cassée !
NICOLAS – (Revient.) Il n'est pas dans la salle de bains d'en
haut. Tu n'avais pas dit le bureau ? Ou la chambre donnant
sur la rue ? (Sort vers les chambres.)
NANCY – Je crois que je vais m'évanouir… (S'écroule par terre.)
JEAN – Va dans la voiture. Monte dans la voiture.
ÉLISABETH – (Revient de la cuisine.) La clef ! Elle est dans la
voiture !
JEAN – Elles ne sont pas dans la voiture ! (Va dans la cuisine.)
RÉGIE – Coup violent
RÉGIE – Le bruit s’arrête.
JEAN – (Revient avec une sauteuse à la main, épuisé et soulagé.) J'ai
réparé la minuterie. La table !
ÉLISABETH – La table ?
JEAN – Les clefs ! Sur la table ! Sous la table ! (Pose la sauteuse
sur la table et se met à pousser la table sans remarquer la présence de
NANCY qui est par terre derrière la table.) Il faut pousser la

106
table ! On les a posées dessus et elles sont tombées par
terre.
NICOLAS – (Revient.) Pas de trace dans le bureau. (Trouve
JEAN.) Toi ? Il y a un petit problème avec le…
JEAN – Je sais !
NICOLAS – Où est-elle ?
JEAN – Dans la voiture.
NICOLAS – Dans la voiture ? (Se précipite vers la rue.)
ÉLISABETH – (À JEAN.) Essaie la chambre. Près du lit ! Sur
le lit !
JEAN va dans les chambres.
NICOLAS – (Revient.) Sur le lit ?
ÉLISABETH – (À JEAN.) Sous le lit !
NICOLAS – Sous le lit ? (Commence à partir vers les chambres.)
ÉLISABETH – (À NICOLAS.) Les clefs ! Les clefs sous le lit.
Elle, elle est dans la voiture !
NICOLAS – Dans la voiture. (Repart avec ÉLISABETH vers la
rue.)
JEAN revient.
RÉGIE – Répondeur : Trois ans, Jean, voire cinq ans !
JEAN – Je suis sûr qu'elles sont tombées sous la table. (Se cache
sous la table pour chercher les clefs.)
RÉGIE – Répondeur : Allons, Jean. Cela ne changera rien de
vous cacher.

107
JEAN – (Retrouve NANCY par terre.) Toi ? (Crie vers la porte d'en-
trée.) Elle est là, sous la table ! L'alarme de la maison !
NICOLAS revient et prend NANCY. Ils sortent vers la rue.
ÉLISABETH – (Revient.) L'alarme ! (La branche, actionnant sur un
boitier placé sur un mur.) C'est fait ! (Sort vers la rue.)
JEAN – La lumière ! On a oublié d'éteindre ! (Va dans la cuisine
éteindre la lumière.)
ÉLISABETH – (Revient.) Jean, où tu es ? Jean ! L'alarme va se
déclencher ! Viens l'éteindre ! (S'en va.)
JEAN – (Revient de la cuisine et se met à actionner sur le boitier de
l'alarme.) 9,4,2,3… Ça ne marche pas !
ÉLISABETH – (Voix off.) On a changé le code !
JEAN – On l'a changé ? C'est quoi ?
ÉLISABETH – (Voix off.) Quatre. Quatre quatre !
JEAN – (Presse un bouton.) Quatre. Et puis ?
ÉLISABETH – (Voix off.) Que quatre.
RÉGIE – Répondeur : Mais enfin, Jean, décrochez, bon dieu !
JEAN – Ah non ! Pas toi aussi !
ÉLISABETH – (Voix off.) Non ! Pas six. Quatre.
RÉGIE – Répondeur : Quatre ans, mon Cher Jean. Je vais
vous expliquer, maintenant que vous daignez me parler.
JEAN – Ce n'est pas possible ! (S'effondre par terre.)
RÉGIE – Répondeur : C'est possible, tout à fait possible. Mon
ordinateur montre un dépassement de 15 millions d'euros

108
en « missions et réceptions ». Alors Jean, je voudrais con-
naître votre version des faits avant d'appeler la police.
MARGUERITE – Je vais vous donner ma version des faits !
RÉGIE – Alarme de voiture
RÉGIE – Noir

109
SCÈNE 2
NICOLAS – Bon…
NANCY – Bon…
MARGUERITE – Bon…
ÉLISABETH – Je refais du café ?
NANCY – (Regardant sa montre.) Mon dieu ! Non ! Vous avez
vu l'heure ?
MARGUERITE – Deux heures du matin.
NICOLAS – On n'a pas vu le temps passer ! (Regarde JEAN qui
dort.) Il faut qu'on laisse ces braves gens dormir.
ÉLISABETH – (À JEAN.) Chéri…
MARGUERITE – Laisse-le dormir.
NANCY – Ne le réveille pas.
NICOLAS – Après tout, il est chez lui.
NANCY – On va s'éclipser discrètement.
ÉLISABETH – Il n'y a pas le feu.
MARGUERITE – Il y en a qui se lèvent le matin.
ÉLISABETH – Si vous êtes obligés…
NICOLAS – Allez, on y va !
ÉLISABETH – (À JEAN.) Chéri… Ils s'en vont…
110
JEAN – (Se réveille.) Oui, oui, il faut y aller. (Regarde sa montre.)
Mon dieu, vous avez vu l'heure ? On n'a pas vu le temps
passer. Il y en a qui se lèvent le matin. Allez, on y va. Il faut
qu'on laisse ces braves gens dormir.
NICOLAS – Bon, si tu dois vraiment partir…
JEAN – (Réagit.) Oui… Non…
ÉLISABETH – Tu habites ici, tu te rappelles ?
JEAN – Non… Oui…
ÉLISABETH – Mais qu'est-ce que tu racontes, « oui, non, non,
oui… »
NANCY – Ne t'inquiète pas, ça arrive…
NICOLAS et NANCY se lèvent pour partir.
JEAN – Mais non ! Asseyez-vous. Allez, prenez encore un
verre.
MARGUERITE – Ils allaient partir…
NICOLAS – Ça fait une heure qu'on essaie de se lever…
JEAN – Foutaises ! Assis !
NICOLAS – Tu dors depuis un bon moment.
JEAN – Je ne dormais pas ! Je réfléchissais.
MARGUERITE – Profondément !
NICOLAS – À quoi ?
JEAN – À ce qu'on disait.
NANCY – On ne disait rien du tout.

111
NICOLAS – On attendait que tu nous parles.
JEAN – On parlait de machines.
MARGUERITE – Les alarmes, les répondeurs.
ÉLISABETH – Oui, quand nous sommes revenus des ur-
gences.
JEAN – Attends, attends, tu disais…
MARGUERITE – Au revoir.
NANCY – Je disais « Merci mille fois, et pardon pour… »
(Montre son doigt.)
ÉLISABETH – Non ! C'est de notre faute. Viens.
NANCY et ÉLISABETH sortent vers la cuisine.
JEAN – Tu disais que notre asservissement à toutes ces ma-
chines était… « contre nature ».
NICOLAS – On ne va pas repartir à zéro, mais il se trouve que
c'est toi qui as commencé. Tu as dit que c'était « contre na-
ture ».
JEAN – Non, c'est toi qui as dit « contre nature ». Moi, j'ai dit
que ce qui serait contre nature ce serait de ne pas s'en servir.
Ne pas se servir de ces machines maintenant qu'elles exis-
tent.
NICOLAS – Non, moi je disais que ce serait naturel de s'en
servir.
JEAN – « Contre nature » c'est ton expression.
NICOLAS – Non, en fait, j'ai dit que c'était devenu une deu-
xième nature.

112
MARGUERITE – Une deuxième nature.
NICOLAS – Ça ne veut pas dire contre nature.
JEAN – Bien sûr que si ! Une deuxième nature c'est une nature
dénaturée.
NICOLAS – Mais non. Suppose que je te dise que telle chose
est naturellement dénaturée.
NANCY – (Revient.) Oh non ! Vous n'allez pas recommencer !
JEAN – Une chose peut être parfaitement naturellement dé-
naturée.
NICOLAS – Donne-moi un exemple.
JEAN – Cette table. Elle est naturellement dénaturée.
ÉLISABETH – (Revient.) Ça y est ! Ça les reprend !
JEAN – Ce verre est naturellement dénaturé.
NANCY – Je croyais qu'on partait.
NICOLAS – Tu veux dire qu'il est de nature à être dénaturé.
JEAN – Je veux dire qu'il est naturellement dénaturé.
NICOLAS – Comme une alarme ?
MARGUERITE – Ou un répondeur.
NANCY qui se rassoit.
NICOLAS – (À NANCY .) Non, ne te rassois pas ! (À JEAN.)
Comme une alarme ? (À NANCY.) Je croyais qu'on partait.
(À JEAN.) Je pensais que tu disais que c'était naturel de s'en
servir.

113
NANCY – (Se lève et pousse NICOLAS à se lever et à partir.) Allez,
on y va.
JEAN – C'est ça. Naturellement naturel !
NICOLAS – Non, mais maintenant tu dis qu'elles sont de na-
ture à être dénaturées.
JEAN, NICOLAS et NANCY sortent.
NANCY – (Voix off.) Dis donc, est-ce que tu as des nouvelles
d'Ariane ?
ÉLISABETH – Tu n'es pas au courant ? Elle a quitté Régis.
NANCY – (Revient.) Quitté Régis ? Ariane a quitté Régis ? Pour
quelqu'un d'autre ?
ÉLISABETH – Georges Delavant !
NANCY – Georges Delavant ? Régis et Georges Delavant ?
ÉLISABETH – Mais non ! Ariane et Georges Delavant !
NANCY – Je croyais que Georges Delavant…
ÉLISABETH – Avec Corinne, oui.
NANCY – Et Lucien ?
ÉLISABETH – Il paraît qu'un jour il est rentré plus tôt que
prévu… Il les a retrouvés menottés au lit tous les deux !
NICOLAS – (Revient.) Jean est tout seul dans la rue…
NANCY – Corinne et Régis ?
ÉLISABETH – Non ! (Chuchote à NANCY.)
NANCY – Non !

114
NICOLAS – (Embrasse ÉLISABETH.) Bonne nuit. Vous avez
été super aux urgences. (Prend NANCY et sort avec elle.)
ÉLISABETH – (Crie dans leur direction.) Je t'appelle demain ma-
tin ! Dormez bien ! Embrasse Charlie et Toinou ! (Baille à
s'en décrocher la mâchoire.)
NICOLAS – (Revient.) Tu sais que Charlie a eu 18 en maths ?
ÉLISABETH – Oui, Nancy me l'a dit.
NICOLAS – Mais il était en colère. Il m'a dit : « Papa, j'ai fait
une faute ! »
MARGUERITE – Mais c'était le prof qui s'était trompé.
NICOLAS – Et comment va Laetitia ? J'aurais dû le demander
plus tôt.
ÉLISABETH – Elle va très bien. Ses cours de rattrapage, ça lui
fait un bien fou !
JEAN – (Revient.) Vous ne rentrez pas ensemble ?
NICOLAS – Oh, pardon. On parlait de Laetitia. De ses cours
de rattrapage.
JEAN – Oh oui, maintenant elle sait lire des mots très diffi-
ciles.
ÉLISABETH – Elle peut lire toutes les commandes de son ma-
gnétoscope sauf STOP. Elle ne sait pas lire STOP. (Part dans
la cuisine.)
NICOLAS – Ah bon…
MARGUERITE – Elle a besoin que Jean croie en elle.
NANCY – (Revient.) Si on regarde le ciel assez longtemps, on
peut voir les étoiles bouger.
115
JEAN – Enfin, c'est ridicule. Il y a plein de gens qui lisent len-
tement naturellement.
NICOLAS – Ils lisent naturellement lentement par nature.
NANCY – Bon, je m'assois.
NICOLAS – Ne t'installe pas ! On y va, on y va !
JEAN – De toute façon, lire est une activité absolument contre
nature. (Sort.)
NICOLAS – Oh oui ! Naturellement dénaturée. (À NANCY.)
Lève-toi.
NANCY – Je me lèverai seulement quand je te verrai passer
cette porte.
NICOLAS – Moi, je préfère m'assoir. (Le fait.) En attendant
que toi, tu passes cette porte. Ou alors ensemble, d'accord ?
NANCY – D'accord, ensemble. (Se lèvent, tout en se surveillant l'un
l'autre.) On va finir menottés ensemble comme les deux au
lit !
ÉLISABETH et NANCY sortent.
NICOLAS – Comme Amanda et Roland ?
NANCY – (Revient instantanément.) Tu le savais ? Mais c'est af-
freux !
NICOLAS – Pourquoi ?
NANCY – Amanda vit avec le prof de maths. de Charlie !
NICOLAS – De quoi il se plaint ! Il saute aussi la prof de kung-
fu, celle qui habite en banlieue.
NANCY – Alors, adieu aux cours de maths. de Charlie !

116
NICOLAS – Merde !
NANCY – Il n'est pas encore au courant pour Roland ?
NICOLAS – Je n'en sais rien.
NANCY – Qui t'en a parlé ?
NICOLAS – Jacques.
NANCY – Qui a dû l'apprendre par Martine.
NICOLAS – Qui risque de rencontrer le prof de maths de
Charlie chez les Dupont.
NANCY – Il ne faut pas que ça s'ébruite davantage !
NICOLAS – Je serai muet comme une carpe.
NANCY – Comme une carpe ?
NICOLAS – Comme une carpe.
MARGUERITE – (Rire strident.) Ha-ha-ha !
NANCY et NICOLAS éteignent la lumière en sortant.
RÉGIE – Noir

117
SCÈNE 3
NANCY et NICOLAS sont chez eux dans le salon.

RÉGIE – Pleins feux


RÉGIE – Sonnette
NANCY va ouvrir.
RÉGIE – Sonnette
NANCY revient avec JEAN et ÉLISABETH.
JEAN – (Se disculpant.) On passait par là, on a vu de la lumière
et on s'est dit… « Tiens, on va passer leur dire un petit bon-
jour. »
NANCY – Asseyez-vous.
NICOLAS – Vous ne savez pas… ?
NANCY – Carpe !
NICOLAS – Carpe.
NANCY – (Avec perfidie.) C'était Amanda !
ÉLISABETH – (Scandalisée.) Non !
NANCY – Et Roland !
JEAN – Ah oui ?
NICOLAS – Et Amanda vit avec le prof de maths de Charlie !
118
NANCY – Qui fricote avec une fille de banlieue.
MARGUERITE – La prof de kung-fu.
NICOLAS – Alors qu'est-ce qui va se passer ?
NANCY – Il va quitter Amanda.
JEAN – Qui ?
MARGUERITE – Le prof de maths de Charlie !
NICOLAS – Un petit quelque chose à grignoter, peut-être ?
MARGUERITE – Volontiers !
NANCY – Je m'en occupe. (Part dans la cuisine.)
NICOLAS – Faites comme chez vous !
JEAN – Rien que nous ?
NICOLAS – Rien que nous !
NANCY – (Revient avec une bouteille de vin et un tire-bouchon gadget.)
Ça vous va ?
ÉLISABETH – Formidable !
RÉGIE – Cling
Tous sauf MARGUERITE, regardent le plafond avec angoisse.
MARGUERITE – (Souriante au public.) Ça va être une de ces
soirées ! Hé-hé-hé !
RÉGIE – Musique festive
RÉGIE – Noir et rideau

119
120
L'ADDITION, S'IL VOUS PLAÎT !

Adaptation libre de la pièce


Check Please
de Jonathan Rand

121
PERSONNAGES
LA FILLE ;
LE GARS ;
LOUIS ;
MÉLANIE ;
PIERRE ;
MARIE ;
MARC (peut être joué par l'acteur qui joue LOUIS) ;
REBECCA (peut être jouée par l'actrice qui joue MÉLANIE) ;
KEVIN (peut être joué par l'acteur qui joue PIERRE) ;
SOPHIE (peut être jouée par l'actrice qui joue MARIE) ;
CHARLES (peut être joué par l'acteur qui joue LOUIS) ;
MARTHE (peut être jouée par l'actrice qui joue MÉLANIE) ;
PATRICE (peut être joué par l'acteur qui joue PIERRE) ;
MIMI (peut être jouée par l'actrice qui joue MARIE).

DÉCOR
Droite (côté cour) et gauche (côté jardin) sont celles des spec-
tateurs. L'action se déroule dans un restaurant à l'instant pré-
sent. Le décor peut se réduire à 2 tables chacune assortie de 2
chaises. La dernière scène est la seule qui a besoin de 2 tables.
Le long des 12 premières scènes, un éclairage en alternance
permettra de voir une seule table par scène.

122
SCÈNE 1
Table à droite : LA FILLE et LOUIS
LOUIS – Salut !
LA FILLE – Salut !
LOUIS – C'est super de te rencontrer.
LA FILLE – Moi aussi.
LOUIS – Depuis quand habites-tu cette ville ?
LA FILLE – Oh ! Peut-être 18 mois ? Je crois, oui. Mais cela
ne m'a pas paru aussi long que ça.
LOUIS – Je suis ici depuis 3 ans. C'est une ville superbe.
LA FILLE – Oh oui, absolument. Qu'est-ce que tu aimes le
plus ici ?
LOUIS – Qu'est-ce que toi, tu aimes le plus ici ?
LA FILLE – Eh ben… J'aime promener mon chien dans le
parc. Surtout quand il fait beau.
LOUIS – Oui ? Vraiment ? Moi, j'aime bien rouler à vélo dans
le centre-ville. Quand il n'y a pas trop de voitures, bien sûr.
LA FILLE – Moi aussi.
LOUIS – Et j'aime aussi promener mon chien dans le parc
quand il fait beau.
LA FILLE – Ça, je l'ai dit la première.

123
LOUIS – Et tu aimes regarder la télé ?
LA FILLE – Non.
LOUIS – Moi aussi, j'adore !
LA FILLE – (Curieuse.) Est-ce que tu m'écoutes ?
LOUIS – Tu sais ? Parfois, j'aime me blottir et grignoter des
popcorns en regardant « Boostez votre Maison ». Tu aimes
« Boostez votre Maison » ?
LA FILLE – Définitivement, tu ne m'écoutes pas.
LOUIS – Moi aussi ! C'est un sacré coup ! Jean-Pierre Laporte
me rend fou.
LA FILLE – C'est ridicule…
LA FILLE constate à quel point LOUIS est concentré sur lui-même,
lui dit « Salut », lui touche le nez, LOUIS poursuit son récit impertur-
bable.
LOUIS – Je veux dire que sa comédie est tout simplement un
choix. Son humour est un cadeau du ciel ! Tu sais de quoi
je parle. Je suis complètement… ébloui, quand je vois son
show ou l'un de ses films. As-tu vu « La Santa Clause » ?
Non ? Eh ben, cours tout suite louer le DVD ! C'est un
drôle de gars. Il me ressemble en fait. Nous avons tous les
deux le même sens de l'humour. Mon ancien copain de
chambre, Guy, eh ben, il dit que je suis le mec le plus rigolo
qu'il n'ait jamais rencontré. Et il tient absolument à dé-
fendre son avis, d'accord ? De toute façon, j'ai bien affirmé
les traits de ma personnalité : parfois, je suis même trop ri-
golo. Les gens ne se rendent pas compte quand je suis sé-
rieux ! Peux-tu croire ça ? Mais ça suffit. Assez sur moi, je
parle comme un moulin à paroles. Parle-moi de toi.

124
LA FILLE – Écoute, arrêtons ce rendez-vous maintenant, car
tu es le mec le plus crétin que je n'aie jamais rencontré.
LOUIS – (Une pause, laissant croire qu'il va craquer. Mais non. Stu-
pidement.) Et moi, je suis Capricorne.
RÉGIE – Noir

125
SCÈNE 2
Table à gauche : LE GARS et MÉLANIE
LE GARS – Salut.
MÉLANIE – Salut.
LE GARS – C'est super de te rencontrer finalement.
MÉLANIE – Moi aussi.
LE GARS – Donc… Qu'est-ce que tu…
MÉLANIE – Attends. Avant que tu ne… Excuse-moi. C'est
dommage, mais le match des Verts se déroule précisément
en ce moment. Ça ne te dérange pas si je regarde le score ?
LE GARS – Oh ! Non, bien sûr que non.
MÉLANIE – (Sort sa tablette et se connecte à un site web.) Merci. Je
sais que c'est horrible de faire ça lors d'une première ren-
contre, mais tu sais, ce sont les quarts de finale et pour eux,
c'est une question de vie ou de mort.
LE GARS – Pas de problème, vraiment.
MÉLANIE – Merci. (Réussit la connexion.) J'adore les Verts.
Ils ont été vraiment forts cette année. (Vois le score du
match et réagit légèrement.) OK, c'est fait. (Plaisamment.) Ce
n'était pas trop pénible, j'espère.
LE GARS – Quel est le score ?
MÉLANIE – L'Olympique gagne 3 à 0.

126
LE GARS – Oh-là-là !
MÉLANIE – Non… Ce n'est pas important. C'est juste un
match, OK ? Assez de foot. Apprenons quelque chose de
Monsieur Mystère… Anne-Marie m'a raconté des tonnes
sur toi !
LE GARS – Ah bon… La pression monte maintenant.
Ils rient sincèrement.
MÉLANIE – (Son rire s'estompe brusquement.) Je vais regarder le
score encore une fois. (Fouille dans son sac.)
LE GARS – Pas d'inquiétude.
MÉLANIE – Est-ce que ça va pour toi si je mets ce petit truc
dans l'oreille ? Je te promets que ce ne sera pas distrayant.
LE GARS – Bien sûr.
MÉLANIE – (Place l'oreillette dans son oreille.) Je te donne la pire
des premières impressions, n'est-ce pas ?
LE GARS – Pas du tout.
MÉLANIE – C'est juste parce que c'est pour la finale. Sinon,
je suis parfaitement normale.
LE GARS – Vraiment, il n'y a aucun pro…
MÉLANIE – (Lève ses bras.) Ah !
LE GARS – Quoi ?
MÉLANIE – Rien, ce n'est rien. Gnelecoumbaga cours 20
mètres derrière. La balle est sortie, donc on est cool, mais
allons, c'est pour la finale ! (Au téléphone.) On ne lance pas la
balle comme ça ! Maintenant vous êtes troisième et toute la
saison dépend de toi !
127
LE GARS – C'est…
MÉLANIE – QUOI ?
LE GARS – Quoi ?
MÉLANIE – PASSE LA BALLE !
LE GARS – Qu'est-ce qui ne va pas ?
MÉLANIE – Gnelecoumbaga ne passe pas la balle. Ce con a
refusé de passer la balle tout au long de la saison. IL A
PEUR DE SES ADVERSAIRES ! (Au GARS.) Oh, déso-
lée ; je hurle, n'est-ce pas ?
LE GARS – Eh bien… Je… Je suis tellement désolé. Est-ce
que je peux faire quelque chose pour…
MÉLANIE – Ils merdent.
LE GARS – Ils ont tout juste eu une mauvaise saison, c'est
tout.
MÉLANIE – LES VERTS MERDENT !
LE GARS – (Avec résignation.) Les Verts merdent.
RÉGIE – Noir

128
SCÈNE 3
Table à droite : LA FILLE et PIERRE
LA FILLE – Salut !
PIERRE – Salut ! (Baise la main de LA FILLE en s'y attardant un
peu trop.)
LA FILLE – C'est super de te rencontrer.
PIERRE – Tout le plaisir est pour moi.
LA FILLE – Donc… tu viens d'où ? Je n'arrive pas à recon-
naître ton accent.
PIERRE – J'ai été élevé dans les montagnes de l'Auver… et je
suis né dans l'Île de France.
LA FILLE – Veux-tu prendre un apéro ?
PIERRE – Oui. Quelque chose qui… soit agréable à tes ma-
gnifiques lèvres. (Lit la carte, sans s'apercevoir du regard dubitatif
de LA FILLE.)
LA FILLE – (Finit par se concentrer sur la carte.) Oh ! Un cocktail
de crevettes, ça a l'air bon.
PIERRE – Les crevettes… des créatures de l'océan. L'océan…
qui n'est pas loin d'être aussi beau que l'océan de tes yeux.
LA FILLE – Écoute. Est-ce que je peux te poser une question
épineuse ?
PIERRE – Tout ce que ton cœur désire…

129
LA FILLE – Oui, oui. Dis-moi, as-tu l'intention de continuer
à parler comme ça pendant le reste du dîner ?
PIERRE – Qu'est-ce que tu veux dire ?
LA FILLE – Eh bien, tout ce… langage fastidieux et provo-
cant.
PIERRE – (Une pause. Fier de lui.) Oui.
RÉGIE – Noir

130
SCÈNE 4
Table à gauche : LE GARS et MARIE
LE GARS – Salut !
MARIE –Salut !
LE GARS – C'est super de te rencontrer finalement.
MARIE –De même pour moi. Écoute, je me demandais si tu
serais libre vendredi prochain.
LE GARS – Ah. Eh ben, oui, je pense que oui. Pourquoi ?
MARIE – C'est-à-dire que, si le dîner se déroule bien ce soir,
j'aimerais bien poursuivre tout de suite avec un deuxième
rendez-vous.
LE GARS – Ah bon. D'accord, d'accord.
MARIE –Tu vois ? Parce que, le problème est là : Mes parents
vont faire une super-fête dans leur nouvelle maison le 2
août, et si nous réussissons notre coup de ce soir et que
nous commençons à nous revoir sérieusement, cette fête-là
serait l'occasion parfaite pour que tu rencontres mes pa-
rents. Donc, tout naturellement, je voudrais programmer
quelques rendez-vous salutaires avant la fête. Si nous ne le
faisons pas, mes parents vont se montrer quelque peu scep-
tiques à propos de notre relation, ce qui pourrait être désas-
treux pour notre avenir. Non seulement cela sèmerait
l'incertitude dans ma famille, mais elle se retrouverait dans
une position franchement inconfortable durant la cérémo-
nie, et cet état pourrait même se prolonger pendant les 16
131
jours de lune de miel que nous passerions sur la Côte
d'Azur. Encore plus important, ce serait fatal pour toi de
devoir t'entendre avec une belle famille pleine de scepti-
cisme des années durant ! Et tout cela juste pour ne pas
avoir fixé 14 rendez-vous salutaires avant la fête de mes pa-
rents. Pense combien un tel conflit familial pourrait pertur-
ber Jocelyne.
LE GARS – Jocelyne ?
MARIE –Oui ! Notre fille du milieu. Le premier ce sera Be-
noît, ensuite viendra Jocelyne et bien sûr la dernière s'ap-
pellera Maïté.
LE GARS – Waouh !
MARIE –Quoi ? Un problème ? Tu n'aimes pas Maïté comme
prénom ?
LE GARS – Quoi ? Oh non. Je veux dire, si. Non, c'est un très
beau prénom.
MARIE –Tu me caches une idée derrière ta tête. Chéri, tu dois
m'en parler. Tu dois tout dire à ta petite chérie. Parle-moi.
LE GARS – Eh bien, c'est juste que tu sembles avoir pro-
grammé toute notre relation alors que nous venons de nous
rencontrer à peine 30 secondes plus tôt. Je veux dire, tu as
tout prévu, mis à part ta robe de mariage.
MARIE –Chéri, si c'est si important pour toi, nous pouvons
la choisir tout de suite.
RÉGIE – Noir

132
SCÈNE 5
Table à droite : LA FILLE et MARC
MARC – (Habillé avec un sac, regarde la carte, plie la carte, regarde
LA FILLE dans les yeux, puis avec une profonde innocence.) Quoi ?
RÉGIE – Noir

133
SCÈNE 6
Table à gauche : LE GARS et REBECCA
LE GARS – Salut !
REBECCA – Salut.
LE GARS – C'est tellement magnifique de te rencontrer.
REBECCA – De même. Julia m'a raconté pas mal de choses
sur toi.
À partir du moment où LE GARS se met à parler, REBECCA dé-
robe rapidement une fourchette. LE GARS pense avoir mal vu et conti-
nue son discours comme si de rien n'était. De même concernant RE-
BECCA.

LE GARS – C'est une fille extraordinaire.


REBECCA – Ouais. C'est tellement amusant de faire partie de
son entourage. On a été amies pendant… combien déjà ?
Je ne sais plus… 6 ans ?
LE GARS – (En même temps que REBECCA vole le reste des couverts.)
Quand vous-êtes-vous rencontrées ? Au lycée ?
REBECCA – Ouais. On jouait au football ensemble. Toutes
les deux remplaçantes. On maintenait le banc propre et
tiède pour le reste de l'équipe. (Ils rient tous les deux. Pendant
le rire, REBECCA subtilise la serviette.) Honnêtement, tu veux
savoir ? Julia est l'une de mes petites amies préférées. Et elle
a très bon goût. Donc, quand elle m'a parlé de toi, je me
suis tout de suite enthousiasmée.

134
Au moment où LE GARS commence sa réplique, REBECCA prend
la fleur du vase, verse l'eau de son verre dans le vase, met son verre vide
dans son sac et remet la fleur dans le vase.
LE GARS – C'est vraiment… cool.
REBECCA – Je suis sérieuse. J'attendais ça depuis un bon mo-
ment.
LE GARS – J'en suis flatté.
REBECCA – Alors, tu as faim ? Je suis prête maintenant.
LE GARS – (Prennent chacun une carte pour faire leur choix. RE-
BECCA finit par ranger la carte dans une poche de sa veste.) J'ai
faim, moi aussi. Tu sais ? Je vois que tu es en train de voler.
N'essaie pas de me faire croire le contraire.
REBECCA – Quoi ? De quoi parles-tu ?
LE GARS – (Pendant que REBECCA vole une assiette.) Je suis assis
devant toi, d'accord ? Là, tu viens de voler une assiette.
REBECCA – Je ne comprends pas. C'est une accusation très
cruelle de ta part.
LE GARS – (Pendant que REBECCA vole les pinces à sucre.) Une
accusation ? Je suis en train de voir comment tu voles les
pinces à sucre en ce moment précis. Comment peux-tu,
honnêtement, prétendre que je ne le vois pas.
REBECCA – (Se préparant à quitter les lieux, quitte sa place devant
la table.) Écoute, je ne sais pas ce que tu as contre de moi,
mais tu deviens réellement insultant. Je pense qu'on devra
reporter cette rencontre à une autre fois.
LE GARS – Attends. Écoute-moi. C'est complètement stu-
pide. Si tu arrêtais de voler des choses, je ne t'insulterais

135
plus. C'est simple. Et alors on pourra avoir un dîner parfai-
tement normal, d'accord ?
REBECCA – OK.
LE GARS – Parfait !
REBECCA – (Revenant sur sa décision de partir, se place entre la table
et sa chaise et commence alors à enrouler la nappe à l'intérieur de son
pantalon. Après quelques gestes, regarde LE GARS dans les yeux.)
QUOI, MAINTENANT ?
RÉGIE – Noir

136
SCÈNE 7
Table à droite : LA FILLE et THOMAS
LA FILLE – Ça peut te paraître un manque de sensibilité de
ma part, mais… quel âge as-tu ?
THOMAS – (L'intonation d'un enfant.) Quel est ton animal pré-
féré ?
LA FILLE – Non, non, non. Je suis sérieuse. Je veux vraiment
connaître ton âge.
THOMAS – Moi, j'aime les éléphants.
LA FILLE – Je pense qu'il y a eu un malentendu. Tu vois,
quand Christine m'a dit que tu étais au collège, j'ai cru que…
(Revient à la réplique de THOMAS sur les éléphants.) Oh oui, les
éléphants, c'est très… vivace.
THOMAS – As-tu des cicatrices ?
LA FILLE – Non.
THOMAS – Moi, j'en ai une. Tu veux la voir ?
LA FILLE – Non, c'est très bien comme ça.
THOMAS – (Pendant la réponse de LA FILLE, THOMAS a mis sa
jambe sur la table, rebroussé la jambe de son pantalon et montre sa
blessure.) Je l'ai eue avec une balle. Tu vois ?
LA FILLE – Non.
THOMAS – C'est là. Juste là.

137
LA FILLE – Ok, je te crois.
THOMAS descend sa jambe de la table.
LA FILLE – Honnêtement, quel âge as-tu ?
THOMAS – Tout ça. (Déploie rapidement ses doigts. Pause.) Est-ce
que tu veux être ma petite-amie ? (Une pause pendant laquelle
LA FILLE le regarde droit aux yeux.) C'est parce que Sophie
Morel apporte toujours un déjeuner dégueulasse au collège,
et Catherine Ferrand sent les chevaux.
LA FILLE – Tu as beaucoup de petites-amies !
THOMAS – Ouais ! Est-ce que tu veux être ma petite-amie ?
LA FILLE – (Avec sarcasme, renonce.) Bien sûr. Pourquoi pas. Je
serai honorée d'être l'une de tes petites-amies. Mais seule-
ment si tu paies le restaurant.
THOMAS – (Sortant une tire-lire à la forme d'un cochon.) D'accord !
RÉGIE – Noir

138
SCÈNE 8
Table à gauche : LE GARS et SOPHIE
SOPHIE, très âgée, entre dans le restaurant. LE GARS, très impres-
sionné, se laisse tomber dans sa chaise.
RÉGIE – Noir

139
SCÈNE 9
Table à droite : LA FILLE et CHARLES
CHARLES – (Fou rire.) Je n'ai même pas…
LA FILLE – (Fou rire.) Je sais, je sais…
CHARLES – Je veux dire, je parle sérieusement !
LA FILLE – Je sais, d'accord ?
Le fou rire s'éteint naturellement.
CHARLES – Donc, écoute, blagues à part… c'est génial.
J'adore ces moments avec toi !
LA FILLE – Moi aussi, ça a été réellement magnifique.
CHARLES – C'est vrai ? Super !
LA FILLE – Oh ! Il y a une mouche dans mon verre !
CHARLES – L'horreur. Tiens, prend le mien. (Appelant vers
l'intérieur.) Garçon ! Peut-on avoir un autre verre d'eau ?
LA FILLE – Tu es si… doux.
CHARLES – Oh !
LA FILLE – Non, c'est vrai !
CHARLES – N'importe qui aurait fait pareil.
LA FILLE – (Sur le ton d'une plainte.) En fait, tu serais surpris. Si
tu savais la chance que j'ai eue avec mes derniers rendez-
vous !
140
CHARLES – Vraiment ? Mais tu es si charmante ! Et belle !
LA FILLE – Oh non, s'il te plaît.
CHARLES – Mais c'est vrai.
LA FILLE – Tu es trop beau pour être vrai !
CHARLES – Oh, Dominique, arrête.
LA FILLE – (Une pause tendue.) Quoi ?
CHARLES – Quoi ?
LA FILLE – Qui ?
CHARLES – Quoi ?
LA FILLE – Qui est Dominique ?
CHARLES – Qu'est-ce que tu veux dire ?
LA FILLE – Tu viens de m'appeler Dominique. Qui est Do-
minique ? (Pause.) C'est ta petite-amie ?
CHARLES – Non !
LA FILLE – Qui est-elle ?
CHARLES – Lui.
LA FILLE – Lui ?
CHARLES – Lui.
LA FILLE – Tu es gay ?
CHARLES – Non ! C'est-à-dire, oui. Mais Dominique est mon
agent. Je suis un acteur.
LA FILLE – Tu es gay.

141
CHARLES – Ouais.
LA FILLE – (Pause. Lentement.) Et, pourquoi ai-je un rendez-
vous avec toi ?
CHARLES – OK. OK. Excuse-moi. Je ne te l'ai pas dit plus
tôt. Mais tout aurait fichu le camp si je l'avais fait. Je t'ex-
plique : Je vais jouer le rôle de Stanley dans une production
locale d' « Un tramway nommé Désir » et comme je suis un
acteur méthodique, je dois me mettre dans la peau d'un hé-
téro.
LA FILLE – Dans la peau…
CHARLES – Oui. Je ne pourrai pas être Stanley Kowalski si je
n'expérimente pas en vérité ce qu'il ressent devant une
femme.
LA FILLE – (Pause.) Donc, tu es en train de me dire que tu
m'as demandée pour ce rendez-vous, tu m'as obligée à
m'habiller pour un merveilleux dîner, tu m'as obligée à tra-
verser toute la ville en voiture, et finalement tu as détruit
toutes mes espérances de rencontrer un homme décent,
rien que pour mieux acquérir les sensations d'un hétéro.
CHARLES – Oui. J'espère que tout ceci ne te paraît pas injuste
ou autre chose. (LA FILLE lui lance l'eau de son verre sur le vi-
sage.) Oh, mon Dieu ! C'est parfait ! Le dernier instant d'un
rendez-vous hétérosexuel ! Je l'ai réussi, je l'aurai ! Je suis un
hétéro ! STELLA !
LA FILLE lui lance l'eau de l'autre verre à table sur le visage.
CHARLES – (Au public, complètement trempé.) Je l'ai bien mérité !
RÉGIE – Noir

142
SCÈNE 10
Table à gauche : LE GARS et MARTHE
MARTHE – Salut !
LE GARS – Salut !
MARTHE – J'attendais cet instant depuis si longtemps !
LE GARS – Moi aussi. Je suis vraiment navré pour tous ces
changements de date.
MARTHE – Ce n'est pas grave. Oh zut ! Attends. J'ai oublié
de… (Se met à fouiller dans son porte-monnaie, commence à vider
son sac-à-main d'où on verra sortir toutes sortes d'objets : des CD, des
rouges-à-lèvres, etc… )
LE GARS – Qu'est-ce qui se passe ? Quelque chose ne va pas ?
MARTHE – Oh, c'est stupide. J'ai une pilule à prendre, sinon
je deviens dingue. (Continue à fouiller dans son sac.) Je suis sûre
de les avoir amenées. Elles devraient être… Tu sais, laissons
tomber. Ça ira.
LE GARS – Es-tu sûre ? Je peux te conduire chez le pharma-
cien.
MARTHE – Non, ce n'est pas grave. C'est juste par précau-
tion, tu sais ? Ça ne va pas me tuer si je ne la prends pas une
nuit. Je serai tout juste un peu à côté de mes pompes. Tu
ne t'en rendras même pas compte. Ça ne fait rien. Passons.
LE GARS – (Souriant.) Passons.

143
MARTHE – C'est super de te rencontrer finalement.
LE GARS – Le sentiment est réciproque.
MARTHE – (Soudainement sarcastique, morose, avec un rythme mo-
notone.) Oh oui. C'est tellement beau de mettre un nom sur
un visage, merveilleusement fascinant.
LE GARS – Oui. Sérieusement.
MARTHE – (Rit de manière spasmodique.) Hé-hé-hé ! Tu es drôle.
Tu es authentique.
LE GARS – Oh !
MARTHE – (Brusquement.) Il n'est pas authentique. Tu n'as pas
été toi-même à l'instant ! (Snob.) Ce N'EST PAS VRAI. Il
est UN BEAU GARÇON. (Timide.) Non… Non… Il est…
Il est… (Sensuelle.) Oh ! Tu es un homme absolument par-
fait ! Un homme fort et attirant. (Nerveuse.) Chut… Tu te
mets dans l'embarras… (Brusque.) Arrête de paniquer, mon
gars ! (Outragée.) Mais, mais, mais pourquoi te mets-tu à sau-
ter sur moi ! Je… (Petite fille.) C'est elle qui a commencé !
(Maternelle.) Arrêtez de vous disputer, les filles. Qu'est-ce
qu'il va dire papa. (Paternelle.) Oh, laisse-les se battre. Ça
forge leur caractère.
LE GARS – Excuse-moi. Est-ce que tu vas bien ?
MARTHE – (Irritée.) Reste en dehors de ça ! (Raisonnable.) Eh !
Laisse-le tranquille. Tu viens de le rencontrer. (Brusque.) Il
peut s'occuper de lui-même, non ? (Imitant un singe.) Oh !
Oh ! Oh ! Oh ! (Irritée.) Qui a ramené le singe ! (Outragée.)
Pas moi. C'est toi ? (Affirmative.) Non. (Petite fille.) Non. (In-
nocente.) Non. (Agressive.) C'est moi ! C'est ma faute. Je m'en
excuse. (Snob.) Idiote ! (Brusque.) Un singe ! Mais ça peut rui-
ner une soirée magique ! (Sensuelle.) Mm ! La soirée devient

144
de plus en plus magique ! (Maternelle.) Vous feriez mieux de
vous conduire proprement, Mademoiselle, ou vous serez
grondée. (Paternelle.) Fiche-lui la paix, Chérie. Elle n'est plus
une enfant.
LE GARS – (Retrouve un flacon de pilules sous la serviette.) Eh ! Ce
ne sont pas tes pilules ?
MARTHE – (Douce.) Elles sont là ! (Irritée.) Ouais… Un petit
peu trop tard, ma fille. (Sensuelle.) C'est tellement gentil de
les avoir retrouvées. (Dynamique.) Ouais ! Yeah ! (Avale une
pilule.)
LE GARS – Tout va bien ?
MARTHE – (Presque normalement.) Ouais. OK. OK. Ça com-
mence à faire effet.
LE GARS – Super !
MARTHE – Dans deux secondes, je n'aurai qu'une seule per-
sonnalité. Mais ne t'inquiète pas. Dans 99 % des cas, c'est
l'une de mes personnalités normales.
LE GARS – (Déprimé.) Avec la chance que j'ai… !
MARTHE – (Faisant le singe, avale du pain grossièrement et quitte la
scène en faisant de grands sauts.) Oh ! Oh ! Oh ! Oh !
LE GARS – (Se consolant.) Elle était gentille.
RÉGIE – Noir

145
SCÈNE 11
Table à droite : LA FILLE et PATRICE
LA FILLE – Bonjour.
PATRICE – Salut.
LA FILLE – Content de te rencontrer.
PATRICE – Moi aussi.
LA FILLE – Veux-tu commander ? Je crève de faim.
PATRICE – Oui. Moi aussi. Regardons.
LA FILLE – Ouais ! (Se décide rapidement.) Je prendrai le barbe-
cue. Et toi ?
PATRICE – Je ne sais pas.
LA FILLE – Tu fais l'enfant ? Pourquoi ne pas essayer… le
filet mignon.
PATRICE – En fait, j'ai un peu d'hygrophobie.
LA FILLE – Hygrophobie ?
PATRICE – C'est une peur innée de l'humide.
LA FILLE – OK. Alors, voyons… Des aubergines parmesan.
PATRICE – Porphyrophobie. C'est la peur de la couleur
pourpre.
LA FILLE – Regardons les desserts. Une banana split.

146
PATRICE – Coprastasophobie.
LA FILLE – La peur de… ?
PATRICE – La constipation.
LA FILLE – Et des sushis ?
PATRICE – Japanophobie. C'est la peur de…
LA FILLE – J'ai compris, j'ai compris. Qu'est-ce que tu penses
du gâteau au beurre de cacahuètes.
PATRICE – Désolé.
LA FILLE – Qu'est-ce qui ne va pas avec le beurre de caca-
huètes ?
PATRICE – J'ai développé tout récemment une arachibutyro-
phobie.
LA FILLE – Peur des gâteaux ?
PATRICE – Peur d'avoir du beurre de cacahuètes collé au pa-
lais.
LA FILLE – Donc, qu'est-ce que tu peux manger ?
PATRICE – Pas grand-chose. J'ai en fait une sitiophobie.
(Pause.) Peur des aliments.
LA FILLE – Regarde : puisque tu as toutes ces contraintes ali-
mentaires, peut-être n'aurais-tu pas dû m'inviter à « dîner ».
PATRICE – Eh…
LA FILLE – Écoute, oublions le restaurant et allons voir un
dessin animé, par exemple.
PATRICE – Ça dépend.

147
LA FILLE – De quoi ?
PATRICE – S'il y a des animaux. Je suis ailurophobe. (Pause.)
Peur de chats.
LA FILLE – Bien. Dis-moi ce que tu voudrais faire.
PATRICE – J'ai une ou deux idées.
LA FILLE – Ça sonne parfait. Faisons-le.
PATRICE – Mais je suis décidophobe.
LA FILLE – OK. Je décide pour toi. Par exemple, tu repars
chez toi et moi chez moi.
PATRICE – Je ne peux pas.
LA FILLE – Pourquoi pas ?
PATRICE – Nostophobie.
LA FILLE – C'est quoi ça ? La peur de rester célibataire le
reste de ta vie ?
PATRICE – Non, ça c'est l'anuptaphobie. Non, la nostopho-
bie est la peur de rentrer à la maison.
LA FILLE – Je vois.
PATRICE – Honnêtement, la plupart de ces phobies viennent
de ma deipnophobie.
LA FILLE – Et c'est… ?
PATRICE – La peur des conversations au cours d'un dîner.
LA FILLE – Je pense que je dois partir.
PATRICE – Mais pourquoi ? Qu'est-ce qui ne va pas ?

148
LA FILLE – Je commence à développer une phobie et elle
prend une envergure considérable.
PATRICE – Laquelle ? Peut-être moi aussi je l'ai !
LA FILLE – Phobophobie.
PATRICE – Non, je ne l'ai pas celle-là.
RÉGIE – Noir

149
SCÈNE 12
Table à gauche : LE GARS et MIMI
LE GARS – Donc, qu'est-ce que tu fais pour vivre ?
MIMI – (Habillée en mime, tire quelque chose de très lourd avec une
corde.)
LE GARS – Tu tires avec une corde. Écoute, je respecte ta
profession et tout ça… Je pense que c'est très noble ce que
tu fais… Le monde a besoin de plus de gens comme toi,
qui tirent avec des cordes invisibles ou qui montent des
échelles imaginaires. Mais je ne vois pas l'utilité d'apporter
tes compétences dans un rendez-vous comme le nôtre.
MIMI – (Se bat contre une tempête.)
LE GARS – Oh oui ! Nous sommes en pleine tempête ici.
Écoute, j'avance et je commande. (Ouvre la carte.)
MIMI – (Ouvre un menu imaginaire.)
LE GARS – Je vais aux toilettes. (Part après avoir pris sa veste avec
lui.)
MIMI – (Tu t'en vas ? Tu vas conduire ta voiture loin d'ici ? Tu me
dis aurevoir ?)
LE GARS – Non, je ne m'en vais pas. Je prends la veste avec
moi parce que… il fait souvent froid dans les toilettes
d'hommes.
MIMI – (Froid comme moi dans ce brouillard sauvage ?)

150
LE GARS – Oui, exactement comme ça. (Commence à quitter les
lieux avec sa veste.)
MIMI – (Le suit soit comme un avion ou imitant un conducteur de bus.)
LE GARS – Non, toi tu restes ici.
MIMI – (Je vais donner à manger à ces adorables poussins.)
LE GARS – Je ne te suis pas. Je ne comprends pas ce que tu
fais là. Écoute, je dois… (A une idée. Tous les mouvements sont
très rapides jusqu'à la fin de la scène. Regardant le ciel.) Oh, mon
Dieu, une BOITE !
MIMI – (Où, où !)
LE GARS – Une immense boite en verre. Elle tombe du ciel.
MIMI – (Je la vois ! Oh non ! Au secours ! Au secours !)
LE GARS – (Suit la boite avec son index. La boite tombe sur MIMI et
l'attrape.) NON !
RÉGIE – Noir

151
SCÈNE 13
Table à droite : LA FILLE et MARC
Table à gauche : LE GARS et MIMI
LA FILLE – (Pause.) Écoute : pourquoi n'abandonnes-tu pas
tout simplement ?
MARC – (Toujours dans son sac, lit la carte.) Si tu m'en veux pour
quelque chose, pourquoi ne pas me le dire ?
LA FILLE – Tu t'es habillé avec un sac.
MARC – Ça, c'est ton avis.
LA FILLE – (Se lève et prend sa veste.) J'ai besoin de me poudrer
le nez.
MARC – Belle veste !
LA FILLE – Toi aussi ! (Se déplace vers l'autre table toujours dans sa
boite et heure LE GARS par inadvertance.) Oh ! Pardon !
LE GARS – Non, c'est de ma faute. Eh bien… Bonne soirée.
LA FILLE – Vous de même.
Chacun part de son côté.
LE GARS – Un instant. (Pause.) Ça va vous paraître une ques-
tion totalement déplacée, mais… Aimez-vous le football ?
LA FILLE – Un peu. (Pause.) Et vous, avez-vous des sacs de
farine chez vous ?
LE GARS – Non.
152
LA FILLE – Voulez-vous prendre une glace quelque part ?
LE GARS – Volontiers !
LA FILLE – Allons-y !
Ils quittent la scène.
MIMI – (Finit par trouver une clé qui lui permet de quitter sa boite,
s'avance vers MARC, crache de façon imaginaire sur la paume de sa
main et la lui tend.)
MARC – (D'un air figé, au public.) L'addition, s'il vous plaît !
RÉGIE – Noir et rideau

153
154
Table des matières

Bérénice : la ressuscitée, 7
Notre homme à Madras, 19
Chien ou chat, 37
Un tout petit problème, 57
Variations sur les alarmes, 87
L’addition, s’il vous plaît, 121

155
Association WMBooks
15 rue des Docteurs Charcot
42100 Saint-Étienne
France
association.wm.books@gmail.com

Imprimé en France par Books Factory

2020

156

Ce volume contient une dramatisation pour deux personnages du
conte Berenice (la resucitada) de l’écrivain chilien Pedro Lemebel
(1952 – 2015) intitulée ici Bérénice : la ressuscitée, une traduction
libre de la pièce Our Man in Madras de l’Étasunien Gert Hofmann
(1931 – 1993) intitulée ici Notre homme à Madras, une version
remaniée de la pièce El amor de los gatos y los perros de l’Espagnol
Enrique Jardiel Poncela (1901 – 1952) intitulée ici Chien ou chat,
une autre de la pièce The Problem de l’Étasunien Albert Ramsdell
Gurney (1930 – 2017) intitulée ici Un tout petit problème, une autre
de la pièce Alarms de l’Anglais Michael Frayn (1933) dans une
version réécrite pour cinq personnages intitulée ici Variations sur les
alarmes et une adaptation libre de Check Please de l’Étasunien
Jonathan Rand (1980) intitulée ici L’addition, s’il vous plaît !.

Ingénieur mathématicien de l'Universidad de Chile et docteur


en mathématiques appliquées de l'Université de Grenoble,
l'auteur a été enseignant-chercheur à l'Université de Saint-
Étienne de 1988 à 2018.

Association WM BOOKS
15 Rue des docteurs Charcot
42100 Saint-Étienne, France
association.wm.books@gmail.com
www.wmbooks.simdif.com

ISBN 978-2-955-31415-9

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