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Du même auteur

La rhétorique du maire-entrepreneur, critique de la communication municipale, Pédone, coll. « Vie


locale », 1992.
Le métier d’élu local (dir. avec J. Fontaine), L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1994.
La citoyenneté étudiante (avec P. Merle), PUF, coll. « Politique aujourd’hui », 1996.
Le discours politique, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1998.
Les fans des Beatles, sociologie d’une passion (avec J.-C. Ambroise), Presses Universitaires de
Rennes, coll. « Le sens social », 2000.
Les maires, sociologie d’un rôle, Septentrion, coll. « Espaces politiques », 2003.
La proximité en politique (dir. avec R. Lefebvre), PUR, coll. « Res Publica », 2005.
L’individualisation, Presses de sciences Po, coll. « Références », 2008.
L’individu aujourd’hui : débats sociologiques et contrepoints philosophiques (dir. avec P. Corcuff et
F. de Singly), PUR, coll. « Res Publica », 2010.
La politique en librairie : les stratégies de publication des professionnels de la politique, A. Colin,
coll. « Recherches », 2012.
L’ego-politique ; essai sur l’individualisation du champ politique, A. Colin, coll. « Individu et
société », 2013.
Les mots de la vie politique locale, PU Mirail, 2014.
Discours, identité et leadership présidentiel (dir. avec M. Donot et Y. Serrano), L’Harmattan, 2017.
COLLECTION « INDIVIDU ET SOCIÉTÉ »
Sous la direction de François de Singly

Maquette de couverture : © Le Petit Atelier


Illustration de couverture : President Obama Addresses The Nation
On The Connecticut School Shooting © Alex Wrong/Getty Images

© Armand Colin, 2018


Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff

ISBN : 978-2-200-62265-7
www.armand-colin.com
à Isa, Eloïse, Delphine,
Camille et Corentin
Sommaire

Sommaire
Introduction
Gouverner les émotions, gouverner par les émotions
1. La régulation étatique des émotions
2. L’exemplarité émotionnelle des gouvernants
3. La sanction des émotions déplacées
4. La revanche des émotions
5. Des émotions stratégiques ?
6. Une démocratie émotionnelle ?
Conclusion
Bibliographie
Table des matières
Introduction
Gouverner les émotions,
gouverner par les émotions

Le 14 mai 2017, Emmanuel Macron fait son entrée à l’Élysée. Comme le


veut l’usage, il salue à cette occasion ceux qui l’ont accompagné tout au
long de la campagne présidentielle. Parmi eux, Gérard Collomb, maire de
Lyon, futur ministre de l’Intérieur, l’un des premiers à avoir soutenu le
leader d’En Marche ! L’échange entre les deux hommes, filmé de près par
les caméras de télévision, est particulièrement chaleureux. Le nouvel élu
pose une main amicale sur la joue de son aîné ; il n’en faut pas plus pour
que l’émotion « submerge » (c’est le terme qui sera le plus souvent utilisé
par les commentateurs) Gérard Collomb. Celui que le site 20 minutes
crédite d’un « humour pince-sans-rire » et d’une réelle « maîtrise devant les
caméras de télévision » ne peut retenir ses larmes.
S’il ne constitue pas l’ordinaire de la vie politique, un tel surgissement de
l’émotion n’a rien d’exceptionnel. Les larmes de Christine Boutin, les fous
rires de Christiane Taubira, les colères de Philippe Seguin, les indignations
de Jean-Luc Mélenchon… Les personnalités politiques laissent parfois
transparaître des émotions. Les journalistes et commentateurs sont prompts
à pointer ces écarts généreusement relayés par Internet, moins pour s’en
offusquer la plupart du temps que pour s’en amuser, façon de rappeler que
les puissants sont au fond semblables à ceux qu’ils gouvernent. Comme
chacun d’entre nous, monsieur le député ou madame la ministre peuvent
être saisis par l’émotion y compris dans l’accomplissement de leur métier.
Ce surgissement de l’émotion est en principe éphémère, il ouvre une
parenthèse qui se referme aussitôt, et l’on passe à autre chose. Car
l’émotion brute n’a pas sa place en politique. Cet univers est censé être
placé sous le signe de la rationalité et du contrôle de soi : c’est
rationnellement que les gouvernants décident, c’est rationnellement que la
puissance publique intervient pour produire un ordre social cohérent, et
c’est rationnellement bien sûr que les citoyens effectuent leur choix dans
l’isoloir. En politique, l’émotion est incongrue.
Et pourtant… Le temps n’est plus de la retenue et du sang-froid à toute
épreuve. Quand Simone Veil, il y a de cela quarante ans, devait se défendre
d’avoir versé une larme d’épuisement à la tribune de l’Assemblée au plus
fort du combat pour l’IVG, Christine Boutin peut au contraire tirer
argument des larmes versées face à Lionel Jospin en 1998 : luttant seule
contre le gouvernement et le projet de PACS, elle parvient à émouvoir.
Entre 1975 et 1998, notre sensibilité a évolué ; les gouvernants peuvent
davantage que par le passé donner libre cours à leurs émotions. Ils peuvent
pleurer, peut-être même doivent-ils pleurer pour attirer notre sympathie…
Depuis cette période, la tendance à l’expressivité s’est encore accentuée,
comme en témoigne ce moment fort de la vie politique que fut le second
tour de l’élection présidentielle de 2007 : face-à-face, deux personnalités
politiques, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, particulièrement habiles
à mettre en avant leurs émotions. Notre démocratie est devenue
émotionnelle, comme l’a confirmé la dernière élection présidentielle : entre
Benoît Hamon se donnant pour mission (et pour slogan) de « faire battre le
cœur de la France », Emmanuel Macron qui en appelle à la « fierté d’être
Français », Jean-Luc Mélenchon qui déclare « connaître la colère » du
peuple, François Fillon qui a entendu ses « cris du cœur » et qui voit la
« colère qui monte », ou encore Nicolas Dupont-Aignan qui demande aux
électeurs de « serrer sur leur cœur le bonheur d’être Français », le discours
de campagne est tissé d’émotions 1.
Si l’on quitte le petit monde des personnalités politiques pour observer la
vie politique en général, on aperçoit rapidement que les émotions sont
également, et depuis longtemps, omniprésentes. Enthousiasme des
militants, colère des manifestants, tristesse d’un candidat battu… La peur, la
joie, la haine, la honte, le ressentiment, le dégoût… toutes les émotions qui
pimentent (ou qui empoisonnent) l’activité humaine connaissent des
déclinaisons politiques, pour le meilleur ou pour le pire. Comment par
exemple ne pas suivre l’anthropologue Marc Abélès (2005) lorsqu’il insiste
sur la « cruauté » du jeu politique ? Non, la politique n’est pas un métier
comme les autres ; « Entrer en politique, c’est d’abord et avant tout
s’exposer » (p. 8). Si les régimes démocratiques peuvent apparaître comme
relativement apaisés au regard des passions extrêmes déchaînées par les
grands totalitarismes et par les guerres du XXe siècle, ils se situent très loin
de l’idéal de pure rationalité qui avait pu inspirer certaines utopies
politiques du XIXe siècle. Les émotions politiques y sont peut-être « de basse
intensité » (Godmer, 2017), mais elles sont bien présentes. La politique
n’est pas une science, l’art de gouverner n’est pas réductible à l’expression
d’une pure rationalité, et les citoyens ne sont évidemment pas de purs
homos economicus choisissant froidement entre des programmes. La
politique est de part en part travaillée par les émotions ; tout au plus peut-
on, dans le meilleur des cas, juger les gouvernants ou les gouvernés
raisonnables, ce qui est une façon prudente de dire que rationalité et
émotions se conjuguent en une alchimie complexe (et doit-on d’ailleurs
opposer émotions et rationalité ?).

La science contre l’émotion ?


Malgré ces évidences, la science politique, au fil des premières décennies
de son existence, a semblé considérer que la rationalité scientifique
commandait de se méfier des émotions, celles du chercheur évidemment,
mais aussi celles des acteurs sociaux étudiés. Obsédée par le désir de rendre
compte des phénomènes politiques en termes cliniques, positivistes, la
science politique a cherché à refroidir ses objets pour les rendre aussi
redevables que possible d’une analyse objective. C’était confondre la
démarche scientifique et son objet. À la différence des chercheurs, les
électeurs, les militants, les élus n’ont aucune raison de proscrire les
émotions de leur activité. La science politique s’est pourtant attachée
à traquer la rationalité du côté de l’électeur choisissant entre plusieurs
candidats, du côté du militant choisissant de s’investir plus ou moins, du
côté du décideur choisissant une action publique plutôt qu’une autre. Si le
paradigme de la rationalité a pu, se déployant de la sorte, produire un grand
nombre de résultats incontestables (qu’il serait bien aventureux de prétendre
résumer ici), il a en revanche montré ses limites en laissant dans l’obscurité
une composante essentielle de toute vie politique 2. Pas besoin d’être
spécialiste de l’enquête sociologique pour mesurer la part des affects dans
les choix politiques que l’on vient d’évoquer. Quiconque a assisté à un
meeting politique, à une manifestation, à une soirée électorale, sait la
dimension émotionnelle de cet univers singulier, ce que confirme par
exemple l’approche ethnographique (Bachelot, 2017 ; Godmer, 2017). La
politique est tissée d’émotions, comme toutes les activités sociales sans
doute (recherche scientifique y compris). Croire que la modernité
a progressivement fait disparaître les émotions et que celles-ci seraient le
propre des sociétés traditionnelles constitue un contresens aujourd’hui
unanimement dénoncé mais très présent dans la sociologie d’après-guerre.
« Selon un schéma largement accepté, regrettait ainsi Pierre Ansart en 1983,
les communautés traditionnelles seraient unies par de forts liens affectifs
tandis que nos sociétés seraient marquées par une “neutralité affective” »
(p. 26). Pour reprendre la formule de deux historiens spécialistes des
émotions : si les chercheurs « se sont finalement peu préoccupés de la part
émotionnelle de la démocratie, c’est (…) parce qu’ils sont restés longtemps
persuadés que celle-ci s’était progressivement rétractée à mesure que le
régime s’apaisait et se renforçait » (Boquet, Nagy, 2010, p. 8). Et si « la
science politique s’est longtemps montrée, particulièrement en France, très
réticente à intégrer dans ses analyses ce registre des émotions et des
affects », c’est sans doute aussi parce qu’elle a repris à son compte
l’héritage républicain imprégné d’un rationalisme abandonnant à une droite
contre-révolutionnaire dépassée la nostalgie et le sentimentalisme
(Perrineau, 2013, p. 61). Ce à quoi il faudrait sans doute ajouter que
l’expérience désastreuse des grandes dictatures du XXe siècle, nazisme et
fascisme tout particulièrement, a encore un peu plus contribué à délégitimer
l’usage politique des émotions. Les crises de nerfs ponctuant les meetings
de Hitler ou de Mussolini, au même titre que les larmes versées par les
foules en délire, n’ont pas peu fait pour exclure l’émotion de toute
conception moderne de ce que doit être la politique.
Cherchant à dépasser la fausse opposition entre raison et émotions (il parle
d’« intelligence émotionnelle »), le chercheur américain George Marcus
confirme que les émotions ont longtemps été méprisées car jugées
contraires à la raison, comme synonyme d’aveuglement et comme
contraires au libre arbitre. Cette méfiance politique a nourri y compris la
science politique :
« Depuis l’époque des Pères fondateurs [de la démocratie américaine], l’attention portée aux
émotions, la reconnaissance du rôle essentiel qu’elles jouent dans la citoyenneté, n’ont fait que
diminuer. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’aujourd’hui elles sont largement considérées
comme néfastes à l’exercice d’une bonne citoyenneté » (2008, p. 58).

Une telle méfiance envers les émotions trouve son origine dans la
philosophie. Chez Platon ou Aristote, des stoïciens à Kant, s’impose l’idée
selon laquelle « l’idéal du citoyen s’accomplit dans une tempérance que ne
doit rompre aucune circonstance. Toute parole émise, toute relation sociale,
s’établit dans la mesure et le contrôle des sentiments » (Le Breton, 2004,
p. 133). On trouve par exemple trace de ces réticences dans les théories
classiques de l’argumentation, largement fondées sur une coupure radicale
entre le registre de l’argumentation rationnelle et celui, infiniment moins
légitime, de l’appel aux émotions (Plantin, 2011). Cette « vision commune
de l’émotion contre la raison » (p. 1) nourrit un idéal : puisque « l’émotion
dégrade le discours » (p. 1), « le discours argumentatif idéal » sera le
« discours an-émotif » (p. 63). Christian Plantin note ainsi que « la théorie
standard des fallacies, dont l’influence reste forte sur les approches
normatives de l’argumentation, semble penser que tout irait mieux dans un
monde enfin rationnel (sinon raisonnable), si l’on pouvait se débarrasser des
émotions » (p. 75).

La redécouverte des émotions


Ne caricaturons pas la posture des sciences sociales et de la science
politique en particulier. Pierre Ansart, auteur dès 1983 d’un ouvrage
pionnier (La gestion des passions politiques), proposait par exemple
d’analyser « comment les sentiments et les passions participent à la
reproduction sociale comme aux conflits et aux mutations de la vie
politique » (p. 9). Car « toute la gamme subtile des sentiments et des
émotions, de la jubilation à l’angoisse, de l’amour à la haine, peut se
retrouver dans notre expérience politique, et, de même, toutes les intensités
du désir, de sa surexcitation à l’indifférence » (p. 14). Dans un ouvrage
ultérieur, le même Pierre Ansart note que « les émotions, les sentiments et
les passions ne cessent d’accompagner la vie politique » (1997, p. 7). De
même Philippe Braud, pour qui « penser l’émotionnel en politique constitue
(…) une entreprise nécessaire pour ne pas mutiler les interprétations de la
réalité ni s’enfermer dans un carcan réducteur » (Braud, 1996, p. 10). Et ces
auteurs, l’un et l’autre il est vrai précurseurs en ce domaine, de rappeler au
passage le rôle central des émotions et des passions au cœur des grandes
théories politiques, de Machiavel à Marx en passant par Tocqueville
(Ansart, 1997). La peur, pour se contenter de cet exemple, est déterminante
chez Hobbes (Robin, 2004), tout comme elle est au principe du despotisme
pour Montesquieu. Une relecture attentive des classiques montre sans
difficulté que « l’émotion en politique était en réalité omniprésente en
philosophie politique, de Montesquieu à Tocqueville et Marx, ainsi qu’en
sociologie et anthropologie, de Max Weber à Marcel Mauss (…), pour ne
pas parler de la psychanalyse freudienne » (Deluermoz et al., 2013, p. 162).
Réfutant cet héritage de théorie politique, la sociologie politique
contemporaine a également laissé de côté la tradition sociologique la plus
ouverte à la dimension émotionnelle des pratiques sociales. Certes, ici aussi,
l’héritage est ambivalent. La sociologie naissante, soucieuse de se
démarquer d’une psychologie des foules à la Le Bon, pouvait éprouver la
tentation de renvoyer les émotions à l’archaïsme des sociétés
traditionnelles, la modernité se définissant au contraire par la
rationalisation. Explicite chez Weber (Favret-Saada, 1994), implicite chez
Durkheim (Crapanzano, 1994), la dévalorisation de l’émotion se nourrit
d’une définition froide de la démarche sociologique. Ainsi chez Marcel
Mauss formulant ce mot d’ordre : « Ne porter aucun jugement moral. Ne
pas s’étonner. Ne pas s’emporter. » Mais là encore, on ne saurait confondre
réfutation de l’émotion au niveau de la démarche scientifique et refus de
voir la place de fait prise par les émotions dans la vie sociale. On peut (on
doit) envisager scientifiquement les émotions, ce à quoi nous invitent au
demeurant la plupart des fondateurs de la sociologie. C’est par exemple le
texte du même Marcel Mauss intitulé « L’expression obligatoire des
sentiments » (1968). Paru en 1921 dans le Journal de psychologie, celui-ci
refusait d’abandonner les émotions à la psychologie individuelle et militait
pour une sociologie des émotions. S’appuyant sur la littérature
ethnographique (en particulier la description des rituels funéraires
australiens), Marcel Mauss invitait à lire les émotions manifestées
à l’occasion de ces cérémonies comme éminemment sociales car
socialement produites, socialement mises en forme, et socialement
éprouvées :
« Les rites (…) manquent au plus haut degré de tout caractère d’individuelle expression d’un
sentiment ressenti de façon purement individuelle. La question même de leur spontanéité est depuis
longtemps tranchée par les observateurs (…). [Ceux-ci] ne tarissent pas de récits sur la façon dont,
au milieu des occupations triviales, des conversations banales, tout d’un coup, à heures, ou dates,
ou occasions fixes, le groupe, surtout celui des femmes, se prend à hurler, à crier, à chanter,
à invectiver l’ennemi et le malin, à conjurer l’âme du mort ; et puis après cette explosion de chagrin
et de colère, le camp, sauf peut-être quelques porteurs de deuil plus spécialement désignés, rentre
dans le train-train de sa vie » (p. 84).
Et plus généralement :
« Ce ne sont pas seulement les pleurs, mais toutes sortes d’expressions orales des sentiments qui
sont essentiellement non pas des phénomènes exclusivement psychologiques ou physiologiques,
mais des phénomènes sociaux, marqués éminemment du signe de la non-spontanéité et de
l’obligation la plus parfaite » (Mauss, 1968, p. 81).

Les bases d’une sociologie des émotions sont posées. Non, celles-ci ne
surgissent pas forcément spontanément ; non, les émotions ne sont pas
purement individuelles ; non elles ne relèvent pas de la nature humaine.
« S’intéresser à l’histoire des émotions ne veut (…) pas dire promouvoir
une histoire de l’individu, du microscopique, une histoire segmentée »
(Boquet et Nagy, 2015, p. 17). L’exemple utilisé par Marcel Mauss (les
cérémonies funéraires) est évidemment extrême : il est emprunté à une
société traditionnelle, il relève du rituel et donc du collectif. La question est
de savoir si le contre-modèle ainsi construit (l’émotion est culturelle,
sociale, collective, impersonnelle, effet plus que cause) est transposable
à d’autres époques (la nôtre), d’autres sociétés (modernes), d’autres univers
(la politique), d’autres contextes (moins ritualisés). Le texte précédent ne
répond pas à ces questions, mais il ouvre un chantier de recherche sur ce
que l’on appellera aujourd’hui « la construction sociale des sensations »
(Detrez, 2002, p. 93). Chantier de recherche que l’anthropologue David Le
Breton formule ainsi :
« L’affectivité apparaît de prime abord pour le sens commun un refuge de l’individualité, un jardin
secret où se cristallise une intériorité d’où naîtrait une spontanéité sans défaut. Mais si elle s’offre
sous les couleurs de la sincérité et de la particularité individuelle, elle est pourtant toujours
l’émanation d’un milieu humain donné et d’un univers social de valeurs. L’éloignement dans
l’espace, à travers les données ethnologiques, ou dans le temps, à travers l’histoire des mentalités,
souligne les manières changeantes et conventionnelles des émotions » (Le Breton, 2004, p. 131).

Les intuitions de Mauss ne sont donc pas isolées. Durkheim, dans Les
formes élémentaires de la vie religieuse (paru également en 1912), insistait
pour sa part sur la « contagion » des émotions. Il reprend l’exemple des
larmes : « Le deuil, écrit-il par exemple, n’est pas un mouvement naturel de
la sensibilité privée, froissée par une perte cruelle ; c’est un devoir imposé
par le groupe (…). On force parfois les larmes à couler par des moyens
artificiels » (1958, p. 568). Durkheim évoque particulièrement les émotions
liées à la vie collective, celles par exemple d’un leader révolutionnaire
s’adressant à une foule :
« [L’homme qui parle à une foule] a (…) l’impression qu’il est dominé par une puissance morale
qui le dépasse et dont il n’est que l’interprète (…). Or, ce surcroît exceptionnel de forces est bien
réel : il vient du groupe même auquel il s’adresse » (p. 300-301).

Le fondement de l’émotion est alors clairement d’ordre social :


« On perd de vue que le drapeau n’est qu’un signe, qu’il n’a pas de valeur par lui-même, mais ne
fait que rappeler la réalité qu’il représente » (p. 315).

Durkheim en conclut qu’« il n’est pour ainsi dire pas un instant de notre
vie où quelque afflux d’énergie ne nous vienne du dehors » (p. 302), ce qui
fait dire à Samuel Lépine que « Durkheim fait apparaître les émotions et
sentiments comme des marqueurs cruciaux de l’influence du social sur les
comportements individuels » (Lépine, 2014, p. 82). L’émotion est une des
voies de l’intégration sociale, un des moyens par lesquels la société
s’impose à chaque individu et le relie à la totalité sociale.
Durkheim introduit une autre dimension, qui est celle de la régulation des
émotions. La société suscite, encadre, formate, mais aussi limite
l’expression des émotions. « C’est l’un des rôles majeurs de la société,
selon Durkheim, que d’octroyer à nos passions une limite symbolique »
(Lépine, 2014, p. 83). En ce sens, les émotions s’inscrivent d’emblée dans
un ordre politique et institutionnel. C’est sur cette base que par exemple
Peter et Carol Stearns (1985) formuleront un programme scientifique
(emotionology) prenant pour objet les normes par lesquelles une société
encourage ou au contraire décourage l’expression de telle ou telle émotion.
Il s’agit de repérer les « facteurs sociaux qui déterminent et délimitent,
implicitement ou explicitement, la manière dont les émotions sont
exprimées » (p. 813), ce qui n’exclut évidemment pas, bien au contraire, de
distinguer entre normes émotionnelles diffusées et expériences
émotionnelles effectivement vécues par les individus (p. 824).
L’héritage wébérien est tout aussi riche. Certes, le fondateur de la
sociologie allemande, soucieux de distinguer « action affective » et « action
rationnelle », a défendu la thèse de la rationalisation croissante des sociétés
occidentales, avec pour corollaire le recul tendanciel des émotions. On
verra que ce modèle a largement inspiré la sociologie de l’État (et des
hommes d’État). On tentera d’en montrer aussi les limites : la
rationalisation de la foi (ascétisme calviniste), de l’économie (capitalisme),
de la culture (science), et du pouvoir politique (État), n’a jamais signifié la
disparition des émotions. Dans le même temps au demeurant, Weber s’est
aussi intéressé aux « communautés émotionnelles », en se référant aussi
bien aux univers politiques qu’aux univers religieux. On sait l’importance
que cet auteur conférait au charisme, à la capacité des leaders (y compris
modernes) à séduire par la magie du verbe, à rassembler autour d’eux des
publics unis par une même émotion.
Ces réflexions suffisent à convaincre de la pertinence d’une approche
sociologique des émotions. « L’univers des émotions (…) est socialement et
culturellement travaillé » (Braud, 1996, p. 48). Comment peut-on espérer
rendre compte des comportements politiques sans faire la part des normes
émotionnelles qui s’imposent aux acteurs ? Les rôles politiques contiennent
à l’évidence une dimension de travail émotionnel (Hochschild, 2017), que
les médias et en particulier la télévision n’ont fait que renforcer. On attend
d’un politique qu’il offre un visage conforme à la situation : tristesse digne
face à un drame collectif, joie à l’occasion des grands événements sportifs,
sang-froid dans l’adversité… Les politiques doivent savoir s’indigner,
sourire, se mettre en colère, ils doivent offrir une façade émotionnelle
conforme. Les métiers politiques exigent (et de plus en plus) un travail
émotionnel qui est au cœur de la théâtralité politique, travail qui
évidemment gagne en efficacité s’il s’accompagne d’une adhésion sincère
au rôle et aux attitudes que celui-ci impose (Hochschild, 1979).
Les sciences sociales, la science politique comme les autres, ont donc fini
par redécouvrir les émotions. On a pu parler d’une nouvelle mode, d’une
sorte d’emotional turn, pour désigner une réorientation brutale, peut-être
à certains égards excessive, sur fond de développement des neurosciences et
des sciences cognitives. Rappelant l’incitation d’un de leurs maîtres, Lucien
Febvre, à « reconstituer la vie affective d’autrefois » (Febvre, 1941), les
historiens furent sans doute les premiers à tenter de saisir les émotions avec
les outils des sciences sociales, à en faire des indicateurs significatifs ou
même des variables explicatives (Plamper, 2015). « Les émotions ont
accédé en une vingtaine d’années au statut d’objet historique légitime,
voire, pour certains, de mode historiographique » (Deluermoz et al., 2013,
p. 155) 3. Cette évolution ne fut évidemment pas propre à la France. Peut-
être parce que le terme anglais emotion est plus large que son équivalent
français, puisqu’il englobe ce que nous appellerions les sentiments (Boquet
et Nagy, 2011), les historiens américains en particulier se sont intéressés
à une large palette de sentiments : « au-delà de l’amour et de la peur,
l’angoisse, la jalousie, la honte, le sentiment de culpabilité, le dégoût et la
tristesse ont reçu l’attention des historiens » (Stearns, 1993, p. 20).
Comment par exemple, et pour se contenter d’un seul exemple indiscutable,
rendre compte des périodes de guerres sans faire la part des peurs, des
haines, des sympathies, des joies qui ponctuent les conflits ?

La construction sociale des émotions


Un des effets les plus évidents de cet emotional turn est de faire ressortir la
dimension éminemment politique des émotions. À partir du moment où
elles glissent de la nature vers la culture, de l’individuel vers le collectif, de
la spontanéité vers la production socialement orchestrée (voire ritualisée),
les émotions s’inscrivent au cœur des questionnements politiques les plus
larges. Les émotions deviennent affaire de régulation sociale, de codes, de
normes, de dispositifs, d’institutions. « La production ou la captation
d’émotions est aussi un enjeu de pouvoir » (Deluermoz et al., 2013, p. 161),
au même titre que les processus de socialisation qui orientent les individus
vers des façons d’exprimer, sinon même de ressentir, les émotions… Faut-
il, selon la tradition ouverte par Montesquieu, traquer des régimes
émotionnels derrière les régimes politiques ? Ou voir dans l’émotion le
critère d’adhésion à des valeurs (Heinich, 2012b) ? Il est en tout cas
incontestable que la science politique, après Pierre Ansart, Philippe Braud,
ou aujourd’hui Christophe Traïni, s’est convertie avec force à l’emotional
turn. Sans doute cette conversion est-elle inégale selon les sous-champs de
la discipline : elle est, de façon assez prévisible, plus franche dans l’analyse
des mouvements sociaux que par exemple dans celle de l’action publique
(Faure, 2012) ou des relations internationales 4… Mais elle est suffisamment
ample pour légitimer la problématique de l’émotion quel que soit l’objet
étudié.
La réhabilitation des émotions en tant qu’objets scientifiques dignes de
l’attention des chercheurs, et la critique implicite d’une sociologie qui ne
prêterait pas suffisamment attention aux émotions, ne signifient certes pas
qu’on confère à celles-ci le statut pour le coup excessif de variable
déterminante. Ce serait succomber à un psychologisme pré-sociologique
que de voir dans les émotions des phénomènes premiers surgissant
spontanément des profondeurs de l’individu pour le faire agir d’une façon
plutôt que d’une autre. Les émotions existent, il faut les analyser, mais rien
n’oblige a priori à y voir des causes agissantes. Il faut, en d’autres termes,
« saisir l’émotion non comme causalité, mais comme point d’observation
historique » (Deluermoz et al., 2013, p. 165). Plus précisément, « les
attitudes et postures émotionnelles ne sont pas les causes des actions
politiques, mais en constituent les ressources, les outils, les objets »
(Frevert, 2013, p. 52). Les émotions sont socialement produites et elles
produisent des effets, par exemple parce qu’elles participent du jugement de
valeur que l’on porte sur la cause qui a provoqué l’émotion : appréhension
face à ce qui me fait peur, attitude positive face à ce qui me met en joie…
L’émotion intéresse au final autant par ses effets que par ses causes.
On aura compris que la perspective ici adoptée sera celle du
constructivisme social. Dire que les émotions sont des constructions
sociales peut sembler abrupt : on peut plaider pour faire de la tristesse ou de
la joie des invariants anthropologiques repérables dans toutes les
civilisations et à toutes les époques. Mais comme toute naturalisation du
social, cette perspective conduit au mieux à une impasse. Quel intérêt par
exemple de tenter de dresser la liste universelle des émotions
fondamentales ? Ou de distinguer entre émotions élémentaires et émotions
secondaires ? Lorsqu’un psychologue comme Paul Ekman, reprenant la
démarche d’Aristote (Plantin, 2011), tente de recenser les émotions
fondamentales (« basic emotions », « emotions in their pure state », celles
que tout le monde exprime et que tout le monde reconnaît chez autrui),
selon une perspective universaliste et naturalisante, il se heurte
à l’opposition unanime des chercheurs en sciences sociales. Ceux-ci
critiquent par exemple le dispositif d’enquête consistant à montrer des
visages « expressifs » en demandant aux personnes interrogées d’y associer
une émotion type (Plamper, 2015).
La colère, la peur, la tristesse, le dégoût, la joie, la surprise (c’est la liste
des émotions fondamentales selon Ekman), se conjuguent au gré des
cultures, selon des modalités si variables que leur recensement, fort
improbable au demeurant, ne permet de répondre à aucune question un peu
précise. On suivra alors l’anthropologue David Le Breton (2004) dans son
plaidoyer pour une approche des émotions qui évite les écueils de la
naturalisation, du nominalisme, de l’universalisme, de l’ethnocentrisme, et
du biologisme 5. C’est bien le sujet tout entier, en tant qu’il est socialisé au
sein d’une certaine culture, qui ressent les émotions, et non simplement le
corps. Les « métaphores hydrauliques » (Le Breton, 2004, p. 177) nous
induisent de ce point de vue en erreur : la colère n’est ni « ébullition », ni
« explosion », ni « surchauffe »… La perspective constructiviste est
infiniment plus féconde, qui invite à analyser la façon dont les sociétés
régulent les émotions en les nommant, en les censurant, en les cantonnant
à certains espaces sociaux, en les légitimant ou en les délégitimant, en les
plaçant au cœur de l’apprentissage (Sarni, 1993). Il est ainsi possible
d’établir des comparaisons ethnograpiques pour donner à voir la diversité
des régimes émotionnels. Ainsi constate-t-on que les Tahitiens disposent de
quarante-six termes pour désigner la colère, alors même qu’ils ne
parviennent pas vraiment à dire la tristesse (Bernard, 2017, p. 38).
L’investigation ethnographique met à mal la thèse de l’universalité des
émotions.
La perspective constructiviste s’est imposée au fil d’une histoire
intellectuelle d’autant plus riche qu’elle se situe au carrefour des sciences
humaines et des sciences du vivant, sans oublier le rôle premier de la
philosophie. Parce que la construction sociale des émotions est d’abord une
construction théorique (et lexicale), Jan Plamper (2015) insiste sur la
nécessité de restituer l’histoire des théories (« the history of the history of
emotions », p. 40) qui sont au fondement de notre appréhension des
émotions. Dès les stoïciens de l’Antiquité, la philosophie s’est précocement
et continûment saisie des émotions, le plus souvent, de Marc Aurèle
à Descartes, pour s’en méfier. Les émotions ont ensuite tour à tour intéressé
les romanciers, les psychologues, les anthropologues, les
neurobiologistes… Il y a une théorie des émotions chez Galien, un des
fondateurs de la médecine moderne, qui dès le IIe siècle y voit l’effet de la
circulation des humeurs (sang, bile…), tout comme il y a une théorie des
émotions chez Darwin, pour qui elles participent de l’adaptation de l’espèce
au milieu (Plamper, 2015) et de l’instinct de survie (Le Breton, 2003, p. 108
sqq.). Au fil de cette histoire complexe et multiple, les émotions ont tour
à tour habité le visage, le cœur, le cerveau… preuve s’il en était besoin de la
difficulté éprouvée à les saisir.
L’approche constructiviste est elle-même plurielle : « Pour les tenants d’un
“fort” constructionnisme social, il n’y a pas d’émotions fondamentales ;
pour ceux d’un constructionnisme plus mou, les sociétés plient, mettent en
forme, encouragent ou découragent l’expression de telle ou telle émotion »
(Rosenwein, 2002, p. 318). Intellectuellement pertinente, historiquement
décisive (Plamper, 2015), cette distinction entre une version extrême du
constructivisme, qui postule que l’émotion n’est que construction sociale, et
un constructivisme plus soft, pour lequel il suffit de montrer que les
émotions sont socialement régulées, relève un peu du débat scolastique 6.
Importe avant tout le consensus sur la nécessité de traquer le social derrière
les émotions, y compris les plus individuelles, y compris les plus intimes,
y compris les plus spontanées. Chaque société s’emploie à cadrer les
émotions par une série de dispositifs, à commencer bien sûr par le langage
qui sert à nommer les émotions, à les « labelliser ». Julien Bernard invite
ainsi à « considérer que les émotions sont des phénomènes qui sont
désignés comme tels, qui sont jugés (par soi, par l’autre, par un observateur
extérieur) comme étant des émotions (…). Socialement, conclut-il, est
émotion ce qui est désigné comme émotion » (2017, p. 41).

Travailler sur l’expression des émotions


Mais comment, si l’on se refuse à en établir une liste a priori, travailler
concrètement sur les émotions ? À défaut d’une typologie, peut-on au
moins esquisser une définition ? L’exercice canonique de la définition
préalable se heurte ici à de redoutables obstacles. La langue française hésite
à distinguer émotions, sentiments, sensibilité, affects, passions… Le
linguiste Christian Plantin (2011) s’est efforcé de montrer les différences et
les chevauchements entre ces différents termes. Partant de la définition du
Dictionnaire du français contemporain de 1967, il rappelle que l’émotion
est d’abord trouble (« trouble subit, agitation passagère, causée par la
surprise, la peur, la joie ») (ibid., p. 126). Un autre linguiste, Raphaël
Micheli (2014), insiste de même sur ces critères physiologiques
objectivables qui permettent de distinguer émotions et sentiments
(l’émotion est brève et intense). Cette définition présente pour le chercheur
un avantage essentiel : elle repose sur un critère empirique (le trouble,
l’agitation), à l’inverse de définitions qui renverraient à l’intériorité.
L’émotion, comme on dit, se lit sur les visages. Sa manifestation peut être
très fugace (« l’émotion renvoie à un affect transitoire, quand le sentiment
s’inscrit dans une temporalité plus longue et plus stable ») (Deluermoz et
al., 2013, p. 156) : mais on tient malgré tout là un indicateur concret
permettant de conférer, en vue d’une démarche d’enquête, un peu de
consistance à une réalité par ailleurs extrêmement insaisissable, et
finalement autant intérieure qu’extérieure. On reviendra longuement sur la
capacité des acteurs à retenir leurs émotions : disons simplement à titre
introductif que l’émotion invisible, parfaitement contenue, ne peut retenir
l’attention du sociologue. Outre qu’elle est empiriquement insaisissable, a-
t-elle socialement quelque portée ? Il est prudent, à ce stade, de réserver la
catégorie aux seules émotions manifestées, extériorisées, visibles, celles-là
donc que l’acteur a laissé s’exprimer, soit parce qu’il souhaitait donner
à voir une façade émotionnelle précise, soit parce qu’il n’a pu
complètement contenir son émotion. Car après tout, l’émotion s’inscrit dans
les gestes (Barbet, 2016), elle « se dit par le corps (…). On pâlit, on rougit,
on tremble, on sent notre cœur palpiter, notre voix tonne » (Boquet et Nagy,
2011, p. 14) 7.
La démarche visant à saisir l’émotion à partir de ses manifestations
corporelles les plus indiscutables (Julien Bernard parle de « modification
ressentie de l’état du corps ») (2017, p. 35) constitue le seul moyen de
conjurer la fugacité et l’ambiguïté des émotions. Car elle consiste
à approcher les émotions à partir des traces qu’elles laissent. On ne
négligera pas pour autant les difficultés posées par cette méthode. D’une
part, il faut insister sur le fait que « la correspondance n’est ni nécessaire ni
exclusive entre l’émotion et sa traduction corporelle » (Boquet et Nagy,
2011, p. 15) : pour se contenter d’exemples simples, les larmes peuvent
exprimer le chagrin mais aussi la joie extrême, tout comme le rire peut
exprimer la joie ou au contraire la nervosité… Interpréter les émotions n’est
donc pas chose aisée. Seconde difficulté : traquer les émotions
« exprimées » n’est pas non plus si facile. Le politiste échappe certes au
désarroi du médiéviste pour qui « l’émotion historique, telle qu’elle est
construite et transmise par les sources, renvoie à un frémissement de la
chair à jamais perdu » (Boquet et Nagy, 2011, p. 14). Il peut même avoir le
sentiment qu’il lui suffit de taper quelques mots-clés sur Internet pour avoir
accès à quantité d’épisodes mettant en scène des fous rires, des colères, des
larmes. Mais doit-il se satisfaire du travail de sélection effectué par les
médias et Internet ? Peut-il se contenter de suivre par exemple l’impitoyable
caméra du Petit Journal de Canal Plus lorsqu’elle consigne avec
gourmandise les émotions les plus fugaces des politiques ? Peut-il prétendre
faire œuvre scientifique alors qu’il est prisonnier d’un corpus forgé pour les
besoins du spectacle médiatique ?
Lorsqu’ils recensent les multiples difficultés auxquelles se heurte la
sociologie des émotions, Christophe Traïni et Johanna Siméant (2009)
évoquent eux aussi la crainte de s’enliser dans des matériaux insaisissables,
impossibles à analyser (p. 14 sqq.). Ils plaident pour une entrée par ce que
Christophe Traïni appelle, on y reviendra, les « dispositifs de
sensibilisation ». Ce faisant, ils font le choix d’une remontée vers la
production des émotions ; mais s’agissant des émotions elles-mêmes, ils
plaident eux aussi pour que le chercheur s’en tienne à l’examen des
manifestations corporelles les plus évidentes, celles par lesquelles l’émotion
se traduit et se trahit ordinairement, celles aussi par lesquelles l’émotion,
parce qu’elle est extériorisée, produit des effets sociaux et devient fait
social. D’où l’insistance mise par les auteurs sur la « fonction expressive »
des émotions (p. 18).
Appréhender, comme nous allons le faire ici, les émotions à partir de leur
manifestation expressive, c’est-à-dire prendre pour objet de recherche les
larmes plutôt que la tristesse, le rire plutôt que la joie, ou la colère plutôt
que l’exaspération, constitue certes un parti pris qui repose sur une série
d’équations que l’on peut discuter. Nicolas Mariot nous met ainsi en garde
contre une interprétation hâtive des manifestations collectives apparemment
les plus indiscutables de la liesse populaire. Il interroge « la démarche [qui]
consiste systématiquement à inférer de l’affectation des comportements (les
vivats et applaudissements) l’état d’esprit supposé des participants ([les]
croyances qu’ils doivent avoir dans la tête pour faire ce qu’ils font) »
(Mariot, 2001, p. 725). « Ces recherches, écrit-il encore, assument, le plus
souvent implicitement, une forme de transparence des états d’esprit des
participants à partir de l’observation des comportements acclamatifs ou
protestataires » (p. 708). On devine le point aveugle de la posture de
recherche incriminée : « L’enquêteur se pose en interprète unique des
comportements et à partir de leur seule observation » (p. 718). Et Nicolas
Mariot de suggérer de déconstruire la formule : « s’ils applaudissent, c’est
qu’ils y croient » (2016, p. 80). Ils applaudissent, c’est un fait, mais que
savons-nous pour autant de ce qu’ils éprouvent ou de ce qu’ils croient ?
Si cette mise en garde est salutaire, on voit mal quelle solution alternative
elle pourrait induire ici. Nous partageons sur ce point les réserves formulées
par Renaud Hourcade (2017) à l’endroit de la thèse de Nicolas Mariot :
« Des préventions justifiées quant aux risques de surinterprétation ne
doivent pas conduire à un écueil inverse (…) et donc à détourner d’une
étude sérieuse des émotions » (p. 90). La démarche qui consisterait, afin de
conjurer les risques de sur-interprétation, à interroger les acteurs sur ce
qu’ils ont ressenti, éprouvé, n’est elle-même pas sans risque. En quittant le
langage du corps (troubles émotionnels) pour celui, moins spontané, de
l’entretien ex post, on encourt le risque de s’exposer à toutes les formes de
dénégation (mais non, je n’étais pas en colère) et de mise en scène de soi
(j’étais très ému…). Observer les émotions in situ, en s’appuyant sur des
manifestations corporelles parfois peu chargées d’ambiguïté (le rire, les
larmes, la colère), c’est s’approcher d’une perspective ethnographique qui
permet de contourner les défenses tactiques des acteurs. On rejoint ici
Gérôme Truc lorsqu’il analyse les émotions suscitées par les attentats en
préférant étudier les messages adressés « sous le coup » de celles-ci « plutôt
que d’interroger a posteriori les individus sur ce qu’ils ont ressenti au
moment de l’attaque » (2017, p. 53).
La meilleure réponse que l’on puisse apporter aux interrogations
formulées par Nicolas Mariot est finalement d’assumer le déplacement de
l’objet de la recherche. Ce qui compte politiquement, ce ne sont pas les
émotions effectivement ressenties par les politiques, ce sont les émotions
exprimées, et bien sûr les effets qui s’ensuivent (interprétations, réactions,
polémiques…). La question de la sincérité des émotions demeurera en toile
de fond de notre travail, mais davantage dans la perspective d’analyser les
querelles entre exégètes (les larmes d’Obama furent-elles sincères ?) que de
prétendre les trancher. Ce qui nous intéresse, ce sont bien les larmes versées
par Obama, et du même coup le débat qu’elles ont suscité (sur les ventes
d’armes, la mort d’enfants innocents, mais aussi sur le style du président,
sur son bilan, ses qualités de communicant…) ; et non le chagrin
effectivement éprouvé par celui-ci, dont nous ne savons rien, dont nous ne
pouvons sans doute rien savoir, et qui en tant que tel n’a peut-être pas tant
d’intérêt. Au final, « une émotion feinte reste encore une émotion, de la
même façon qu’un énoncé mensonger n’en reste pas moins un énoncé »
(Boquet et Nagy, 2010, p. 22), alors qu’une émotion contenue demeure
socialement insignifiante. Et « comme nous n’avons aucun accès au ressenti
des gens (…), il est plus intéressant d’analyser la manière dont les émotions
agissent dans le cadre public » (p. 24) 8.
Ainsi érigées en objets de recherche, les émotions des politiques changent
de registre. N’est-il pas acquis une fois pour toutes que tel le comédien
capable de « jouer avec l’expression de ses états affectifs » (Le Breton,
2004, p. 165), l’individu contemporain (et l’acteur politique en particulier)
est amené à « feindre des émotions » (ibid., p. 166) ? On se souvient de la
gifle donnée par François Bayrou à un enfant (2007), de François
Mitterrand et Helmut Kohl se donnant la main à Verdun (1984), des bras
d’honneur de Gérard Longuet ou de Noël Mamère (2012) : quelle part de
sincérité ? d’improvisation ? de calcul ? de spontanéité ? Encombrées de
ces questionnements récurrents, les émotions des gouvernants acquièrent
une épaisseur médiatique et politique qui contraste avec leur apparente
fugacité. Et c’est pour cette raison qu’elles retiendront notre attention…
Comme le note Luc Boltanski dans La souffrance à distance (1993), le
travail de la sociologie « a [dans ces conditions] consisté à remettre en
cause le caractère spontané, non intentionnel, et en quelque sorte gratuit des
émotions, pour mettre en lumière leurs aspects stratégiques. Loin
d’échapper à la volonté, les émotions sont représentées dans ces travaux
comme gérées et même manipulées par les acteurs, à la suite d’un
apprentissage implicite ou systématique » (p. 127). D’où une « définition
sémiologique des émotions, [puisque les recherches] s’intéressent
essentiellement aux émotions en tant qu’elles constitueraient des signes, un
langage, pour un effet perlocutoire » (p. 128).

Émotions politiques, émotions des politiques


Nous travaillerons à l’échelle d’individus singuliers, les personnalités
politiques ; et nous centrerons notre propos sur les émotions objectivables
à travers des comportements faciles à repérer (les larmes, la colère), à la
fois parce qu’ils introduisent « une discontinuité forte (…) dans le cours des
événements » (Smagghe, 2012, p. 26), et parce qu’à leur propos tous les
commentateurs s’accordent sur un cadrage qui fait une large place aux
émotions. Le choix de travailler sur les personnalités politiques est original
au regard de la tendance propre à la science politique d’étudier les émotions
à partir principalement des mouvements sociaux. On l’a dit, la sociologie
politique a effectué un emotional turn depuis l’analyse des mobilisations,
celui sans doute de ses objets qui se prêtait le mieux à cette évolution. Il est
clair que les émotions se déploient plus volontiers du côté des militants, des
manifestants, des collectifs en liesse, indignés, ou en colère, que du côté
d’une classe politique en permanence incitée (c’est tout l’objet de ce livre)
à se contrôler, à ne pas trahir ses émotions, à offrir une façade lisse sur
laquelle, si les émotions doivent se lire, c’est sous une forme contenue,
retenue, maîtrisée. Christophe Traïni fut le précurseur de l’approche visant
à restituer la place des émotions pour comprendre les mobilisations (Traïni,
2009 ; 2011 ; 2015a). En s’intéressant par exemple à la dénonciation de la
tauromachie ou à la défense de la cause animale en général, il met en avant
le balancement entre arguments rationnels et appel aux émotions. D’autres
chercheurs, après lui (et souvent avec lui), ont donné corps à un programme
scientifique cohérent dont les conclusions convergeaient pour dire la place
centrale des émotions dans les mobilisations. « Les militants (…)
s’appliquent à manifester des états affectifs tout en mettant à l’épreuve [les
émotions] d’autrui » (Traïni et Siméant, 2009, p. 13). Christophe Traïni
a par exemple montré comment les défenseurs de la cause animale s’étaient
efforcés de mettre en place des « dispositifs de sensibilisation » visant
à émouvoir le public et à l’enrôler dans cette cause. Le même Christophe
Traïni (2008) s’est intéressé au rôle politique de la musique : « Compte tenu
de leurs propriétés expressives, certains arrangements musicaux se
présentent sous les traits de dispositifs de sensibilisation. » Et cet auteur
d’évoquer de possibles homologies entre les caractéristiques de la musique
(mode, tempo, hauteur, rythme, harmonie, volume) et le type d’émotion
sollicitée, exprimée (p. 12). La musique participe de « l’exaltation d’un
“nous” en mouvement » qui est au cœur de sa fonctionnalité politique
(p. 24). On voit au passage la nécessité de dépasser la fausse opposition
entre émotions et rationalité. Les émotions sont pour partie des « moyens au
service d’une fin stratégique prééminente : attirer l’attention des médias,
recueillir des fonds auprès des publics émus par les dispositifs mis en place,
légitimer des causes incertaines », ce qui peut inciter les observateurs à les
considérer comme « émotions affectées, inauthentiques, peu sincères, voire
même simulées » (Traïni, 2009b, p. 185). Mais les émotions sont aussi,
y compris dans leur dimension collective, de puissants moteurs qui
permettent d’expliquer les mobilisations, ce qui ne peut se faire sans une
part de sincérité…
Les nombreux travaux disponibles convergent ici pour souligner la
diversité des émotions sollicitées, mais également le rôle des médias dans la
mise en scène de celles-ci. On ne comprend pas le scandale de l’amiante et
les mobilisations que ce scandale a suscitées si on ne restitue pas la
puissance sociale d’affects comme la peur et la compassion (Henry, 2007).
Le constat vaut sans doute pour tout ce qui relève des mobilisations de
victimes (Lefranc et Mathieu, 2009). Le lien entre mouvements sociaux et
construction médiatique des problèmes sociaux via les émotions est ainsi
souligné par Erik Neveu :
« Les émotions peuvent d’abord se projeter sur les victimes : sentiments de compassion,
d’indignation, de révolte pour le sort des enfants battus, des victimes de pédophiles (…). La cible
du blâme (…) peut aussi canaliser de puissantes émotions de dégoût, d’aversion, et de haines (…).
En d’autres cas, c’est le “héros”, l’entrepreneur de cause, spécialement sous la forme du lanceur
d’alerte (…) qui peut mobiliser des affects d’admiration, de solidarité » (Neveu, 2015, p. 139).

Il serait pourtant erroné de croire que la sociologie des mouvements


sociaux et des problèmes publics a spontanément fait aux émotions la place
de choix qu’elles occupent aujourd’hui. Sur ce terrain comme sur d’autres,
le paradigme de la rationalité a longtemps dominé, l’émotionnel étant
renvoyé à une improbable psychanalyse de chaque citoyen (Goodwin,
Jasper, Polletta, 2001). Avec le recul, on comprend pourtant aisément la
pertinence de ce programme scientifique. Si le principal obstacle à une
sociologie des émotions tient dans leur difficile objectivation, la sociologie
des mobilisations pouvait aisément s’en affranchir en observant directement
les mobilisations, en interrogeant ceux qui s’y investissent, en recueillant
les productions symboliques qui les accompagnent. Indignation et colère de
salariés menacés, recueillement des manifestants témoignant leur solidarité
avec des victimes, liesse des militants le soir d’une victoire électorale… Les
émotions sont là, relativement faciles à consigner, à objectiver, à transcrire.
Mais curieusement, à mesure que l’on remonte l’axe qui figure la
hiérarchie entre gouvernants et gouvernés, les émotions se font plus rares, et
les travaux de science politique plus allusifs (Ost, 2004). Tout se passe au
fond comme si les émotions se logeaient en priorité au sein des pratiques
politiques les moins institutionnalisées (je ne dis pas les moins ritualisées),
celles qui, selon une logique bottom-up, concernent les simples citoyens
lorsqu’ils s’emparent des questions politiques 9. Là où au contraire
l’institution domine, les émotions sont plus rares, moins évidentes, mieux
contrôlées. On notera (à titre de simple indicateur) l’extrême discrétion des
figures de professionnels de la politique dans les deux ouvrages collectifs
dirigés par Christophe Traïni. On y voit des citoyens mobilisés, des
militants, mais guère de politiques, à l’exception, dans un article très
stimulant de Stéphane Cadiou et Maurice Olive (2015), de maires ruraux
laissant éclater leur colère face à une intercommunalité qui les dévore. Mais
n’est-ce pas justement parce qu’ils sont de petits élus que ces maires
empruntent (partiellement, on y reviendra) au registre de l’émotion ? Ce
contre-exemple suggère une hypothèse dont la formulation brutale pourrait
être la suivante : les émotions sont autorisées côté gouvernés, elles sont
possibles du côté des petits élus, elles sont proscrites pour les gouvernants
nationaux.
On mentionnera dans le même sens le récent ouvrage d’Alain
Faure (2016) sur les élus locaux : revenant sur plusieurs années d’entretiens
en France, en Italie, au Québec, et au Japon, celui-ci nous convainc de la
centralité des émotions au cœur de la vie politique locale : à rebours de la
« vision française janséniste de la politique » (p. 111), il suggère de prêter
attention aux multiples émotions qui font le sel de la politique : émotions
familiales au stade de la primo-socialisation, émotions liées à la première
campagne électorale, aux premières prises de paroles, aux amitiés teintées
d’admiration, émotions liées au bonheur de représenter et d’incarner la
collectivité, à l’attachement sentimental au territoire, mais aussi émotions
douloureuses liées aux affrontements quotidiens qui peuvent dégénérer en
conflits d’autant plus violents qu’on est entre proches… L’auteur parle
d’« exposition de soi visiblement enivrante » (p. 56). La science politique,
toujours selon Alain Faure, a trop tendance à occulter des émotions pourtant
omniprésentes mais difficiles à appréhender. « Les individus entrent en
politique, font de la politique et parlent politique à l’échelon local avec une
intensité et, souvent, une fragilité émotionnelle qui brouille les lectures
univoques sur la domination, le leadership et le clientélisme » (p. 16). « En
quelques occasions, précise le chercheur, l’intensité des témoignages est
allée jusqu’aux larmes » (p. 33). Certes, « on ne dispose pas vraiment
d’outils adaptés pour mesurer l’intensité émotionnelle des interactions qui
scandent le quotidien de l’activité politique locale » (p. 190). Mais doit-on
s’interdire de voir ce qu’on ne se sait pas mesurer ? Les élus locaux vivent
à l’évidence leur rôle comme très chargé en émotions de toutes sortes.
L’analyse est-elle transposable au sommet de l’État ? Tout en haut du
champ politique, le chef d’État a-t-il seulement droit de s’émouvoir ?
L’histoire politique construit une figure présidentielle imprégnée de sang-
froid, de rationalité, de hauteur, de distance à l’émotionnel. S’il est
à l’écoute des détresses, s’il sait partager les joies collectives, le président
ne saurait s’abandonner aux émotions. Mais retenue ne signifie pas absence
d’émotions : et si tout simplement la science politique avait négligé cet
objet discret mais pourtant bien réel que constituent les émotions des
politiques ? Le désintérêt de la sociologie politique pour les émotions
exprimées par les personnalités politiques connaît malgré tout quelques
exceptions, depuis le travail pionnier d’Yves Hélias sur les allocutions
présidentielles (1983) jusqu’à la thèse de Marion Ballet sur « l’appel aux
émotions dans les campagnes présidentielles (1981-2007) » (Ballet, 2012 ;
2014a). La tentation est alors forte de prolonger ces travaux pionniers en
tirant parti de la surexposition médiatique à laquelle sont condamnées les
personnalités politiques. Du fait de cette surexposition, le chercheur peut
avoir un accès direct aux larmes ministérielles ou aux fous rires
parlementaires… Certes, on l’a dit, le corpus ainsi bricolé place le
chercheur en position de dépendance excessive à l’égard des processus de
mise à l’agenda médiatique. Mais on peut contourner cet obstacle : les
émotions qui suscitent le commentaire et « font le buzz » sont précisément
celles qui nous intéressent. Assumons donc ce qui s’apparente à une ballade
au gré des péripéties d’une vie politique médiatisée, et concentrons-nous sur
les épisodes émotionnels qui font réagir…
Pour analyser ces émotions « d’en haut », nous privilégierons dans un
premier temps une approche historique pour rappeler d’abord à quel point
l’institution étatique s’est construite par un travail de régulation des
émotions reposant à la fois sur la censure et sur l’incitation à l’exemplarité
jusque dans l’expressivité. Nous montrerons à quel point les hommes d’État
ont été contraints à une vigilance émotionnelle qui les a conduits à valoriser
le contrôle de soi pour ne laisser entrevoir que des émotions exemplaires.
Les personnalités politiques actuelles sont les héritières de ce processus,
comme le confirme le jeu assez prévisible des critiques qui ont longtemps
sanctionné les écarts par rapport à cette exemplarité émotionnelle. Notre
hypothèse est pourtant que les choses, sur ce terrain, ont changé,
l’expression des émotions étant davantage tolérée depuis quelques années.
Nous tenterons de démontrer que les écarts par rapport à l’exemplarité
émotionnelle, systématiquement relevés par les médias, ne sont plus
forcément sanctionnés comme des gaffes faisant scandale. L’expression des
émotions a désormais droit de cité en politique, elle est synonyme, dans une
certaine mesure qu’il nous faudra préciser, d’authenticité et de simplicité.
C’est même souvent à l’inverse la retenue émotionnelle qui est fustigée,
alors même qu’elle s’apparente à l’exemplarité traditionnelle. La tension
entre logique d’institution et logique médiatique est finalement au cœur de
l’ambivalence contemporaine. Les larmes d’Obama furent-elles un
inquiétant signe de faiblesse de la part d’un président incapable de se
montrer à la hauteur de son rôle de chef d’État (exemplarité
institutionnelle) ? Ou bien la preuve sympathique et rassurante que cet
homme, malgré la place qu’il occupait, demeurait comme vous et moi
capable d’émotions authentiques (logique médiatique) ?
1

La régulation étatique des émotions

La construction de l’État se marque, dans l’Europe post-féodale moderne,


par l’avènement et la consolidation au bénéfice de celui-ci d’un certain
nombre de prérogatives et de monopoles symboliquement significatifs :
battre la monnaie, rendre la justice, exercer la coercition, lever l’impôt…
Au-delà de ces éléments objectifs et empiriquement simples à saisir, les
historiens ont aussi tenté de montrer que la genèse de l’État se caractérisait
par l’émergence d’une économie psychique relativement inédite. Norbert
Elias a mis en évidence, en particulier à l’échelle de la société de cour, le
contrôle des pulsions de violence, corollaire immédiat de la monopolisation
revendiquée par l’État dans l’exercice de la violence légitime. Ce faisant, il
ouvrait la voie à une socio-histoire des émotions qui cherche à montrer
comment les institutions étatiques, à mesure qu’elles développent leur
emprise sur les corps et les esprits, parviennent à réguler les émotions
ressenties par les populations, par exemple en allant dans le sens de leur
ritualisation. L’État fonctionne à la fois comme censeur et comme
prescripteur d’émotions. Il incite les individus à développer des formes de
sociabilité qui reposent sur l’autocontrôle et la mise à distance de
l’émotion ; en même temps qu’il impose, pour chaque contexte, pour
chaque rôle, un ensemble de possibles (ou d’obligatoires) émotionnels, la
ritualisation des émotions participant à la fois de leur répression, de leur
expression, et de leur disciplinarisation. On rejoint ici Patrick Boucheron
pour qui gouverner, c’est à la fois « susciter les émotions » et « travailler
à les apaiser » (2015, p. 65).
L’ambivalence de ce rapport aux émotions, entre censure et prescription,
n’est pas sans évoquer la notion de « discipline » telle que Michel Foucault,
par exemple, a pu la développer. Vincent Crapanzano (1994) parle de
« discipline des émotions » par analogie avec la « discipline de la sexualité
mise en évidence par Foucault », l’une et l’autre participant de la
« gouvernementalité ».

Étatisation et apprentissage
du contrôle des émotions
« De Norbert Elias à Michel Foucault en passant par Lucien Febvre,
certains auteurs ont montré la relation qui existait entre l’affirmation de
l’État moderne et la transformation des sensibilités, notamment politiques,
dans le sens d’un refoulement, plus ou moins lent, de l’activité émotionnelle
par l’activité intellectuelle » (Deloye, 2007a, p. 46). En prolongeant sur le
terrain de la psychologie individuelle l’analyse wébérienne de la
concentration par l’État du droit de recourir à la violence, Norbert Elias
érige les émotions en objets tout à la fois historiques et politiques.
Restituant l’histoire du contrôle de soi, il entreprend une comparaison
audacieuse entre la société féodale et la monarchie absolue. La première se
caractérise par un éclatement politique qui se traduit, au plan individuel, par
la grande autonomie des seigneurs. Elias évoque leur « liberté d’action »
(1975, p. 191) ; ne dépendant directement d’aucun monarque, ils peuvent
s’autoriser de « brusques sautes d’humeur, survenant sans motif extérieur, et
faisant passer l’homme de la joie la plus débridée à la contrition la plus
sincère » (ibid.). Le sociologue rencontre alors les analyses anciennes de
l’historien Johan Huizinga (2002) mettant en évidence « l’extravagance et
l’émotivité » des hommes du Moyen Âge, ces derniers étant au fond assez
semblables à des enfants. « La Chanson de Roland, observe dans le même
sens Laurent Smagghe, est ainsi traversée par des torrents de larmes »
(2012, p. 383).

La civilisation des émotions


La curialisation des seigneurs (ou de leurs descendants), leur transformation
progressive en hommes de cour, traduisent bien sûr d’abord l’évolution du
rapport de forces au bénéfice du monarque. Les courtisans sont désarmés,
enfermés à Versailles, condamnés à célébrer le roi. Au plan psychique, ils
font l’objet d’une surveillance qui les oblige, s’ils veulent échapper à la
disgrâce, à l’autocontrôle. La Cour est un théâtre où il faut en permanence
offrir au regard des autres une façade conforme à la situation. D’où une
forte incitation au « refoulement des pulsions » (Elias, 1975, p. 235) et à la
ritualisation des émotions : « les nouvelles structures de la société
pénalisent ceux qui se laissent aller à des réactions passionnelles, à des
actes irréfléchis » (p. 248). Au-delà de l’hyper-centre politique que
constitue la Cour, c’est toute la société qui connaît, sur plusieurs siècles,
une « transformation structurelle de l’économie psychique » (p. 253). Le
processus de civilisation concerne tous les groupes sociaux, ce qui se
marque par la marginalisation et la délégitimation des « dispositions
psychologiques d’une société où l’on cédait plus facilement, plus
rapidement, plus spontanément, plus ouvertement à ses pulsions et
sensations, où l’émotivité était plus libre » (1973, p. 311).
La thèse de Norbert Elias a bien sûr été discutée par les historiens.
L’homme médiéval ne serait qu’émotion ? Barbara Rosenwein (2002) se
refuse à penser « les gens du Moyen Âge comme des enfants » (p. 317).
Cette médiéviste suggère de nuancer le modèle éliasien en restituant le rôle
des communautés émotionnelles que furent la famille, le monastère, la cour
du prince, le village. « Les émotions étaient alors, autant qu’aujourd’hui,
matières à discours publics, institutions manipulables, mécanismes de
communication et bases d’interaction sociale à tous niveaux » (p. 324).
Sans doute faut-il aussi, mieux que ne l’a fait Norbert Elias, évoquer le rôle
de l’Église dans le processus de civilisation. Rappelant « le regard
ambivalent du christianisme vis-à-vis du corps et de l’émotion » (p. 22),
Damien Boquet et Piroska Nagy soulignent que « les passions apparaissent
le plus souvent dangereuses pour le salut, [même si] la Passion devient le
modèle de vertu suprême » (Boquet et Nagy, 2011, p. 22). Le contrôle des
émotions, leur ritualisation, sont à bien des égards antérieurs à la genèse de
l’État moderne. Contre la « vision infantile du Moyen Âge » (2015, p. 13),
les médiévistes contemporains entendent « proposer une alternative au
grand récit du processus de civilisation » (p. 15) qui restitue le rôle central
de l’Église dans la mise en forme des émotions. Les auteurs parlent de
« christianisation des affects » (p. 21), d’un « modèle chrétien
d’affectivité » (p. 350), et rappellent le rôle central des « laboratoires
monastiques » (p. 351). « L’Église se soucie tout particulièrement, et de
plusieurs façons, de l’éducation émotionnelle des fidèles vers la fin du
Moyen Âge, dans le cadre de son projet de réévangélisation de la société
occidentale en proie aux hérésies » (p. 331). Et les auteurs de parler d’une
« pastorale des émotions » (p. 331) dont le rôle est au moins aussi décisif
que celui de la société de cour.
L’historien moderniste Robert Muchembled (1988) prolonge pour sa part
les analyses de Norbert Elias en montrant que le rapport aux émotions et
à la violence va alimenter, du XVIe au XVIIIe siècle, le mépris des élites pour
le peuple. Les bonnes manières, celles d’une élite qui sait se contrôler,
fondent la « cascade de mépris » (p. 150) qui structure les relations sociales
d’Ancien Régime. Les citadins se distinguent par exemple des ruraux, dont
les manières de boire et les manières de table leur semblent vulgaires,
impudiques 10. « Les messages de l’Église, de la sociabilité, du théâtre, de la
médecine, etc., vont globalement dans le même sens : celui d’une
intériorisation des émotions et d’un meilleur contrôle de soi » (p. 288). Le
« refoulement de la sentimentalité » (p. 344) accentue la
« désynchronisation culturelle des élites et des masses » (p. 137). Les élites
renoncent à l’expression brute des émotions pour en valoriser la mise en
forme, la représentation (théâtrale, picturale, littéraire). « La présentation de
l’émotion, telle qu’elle se voit dans la danse populaire par exemple, cède la
place à sa représentation » (p. 274). Principal bémol par rapport à Elias :
« [ce dernier] ne voit intervenir aucun agent concret de coercition et de
surveillance » (p. 154). Et Muchembled d’évoquer pour sa part le rôle de la
police, de la justice, des institutions publiques en général, mais aussi bien
sûr de l’Église. L’ordre pastoral qui s’esquisse stigmatise les émotions en
jouant par exemple du sentiment de culpabilité. L’émotion est fautive.
Si l’explication du processus de civilisation reste ouverte, du fait
évidemment de la multiplicité des variables en cause (il faudrait aussi
rappeler, en mobilisant le Max Weber de L’éthique protestante… (1964), la
force de l’ascétisme puritain calviniste), le constat selon lequel la
modernité, en ce qu’elle est davantage sociétaire que communautaire, se
caractérise par un discrédit des émotions ne fait guère discussion. La
valorisation de la Raison et des Lumières, au XVIIIe siècle, joue en ce sens.
Sophie Wahnich (2009) a montré comment les révolutionnaires avaient
tenté de « réhabiliter joie et douleur » (p. 15), et de conjuguer raison et
émotion 11, avant que la réaction thermidorienne ne vienne chasser les
émotions populaires de l’espace public : « Désormais, écrit-elle, les
Lumières sont identifiées à la raison procédurale (…). Les émotions sont
privatisées, absentées de l’espace public » (p. 19). « S’il s’agissait de
réveiller le peuple, il s’agit désormais de le contenir, de le maîtriser, de
maîtriser la révolution » (p. 25). Même constat de la part de William
Reddy : « Les larmes, les élans sentimentaux et la sincérité deviennent vite
suspects (…). En l’espace de quelques mois, une réserve toute stoïcienne
devient la marque de l’homme sérieux, capable de se soumettre aux
exigences de la raison, et des réalités politiques » (cité in Bernard, 2017,
p. 187).
Le XIXe siècle est particulièrement marqué par cette transformation. « Le
type de socialisation caractéristique des sociétés très industrialisées a abouti
à une intériorisation plus forte et plus solide de l’autocontrôle individuel »
(Elias et Dunning, 1994, p. 151). L’idéal de rationalité et de contrôle des
émotions nourrit une vive critique du pathos révolutionnaire ou des larmes
qui baignaient la littérature de la fin de l’Ancien Régime (Reddy, 2001).
« Cette forme d’expression des sentiments est dévaluée au XIXe siècle »,
écrit l’historienne Anne Vincent-Buffault (2011, p. 228). « S’instaure une
méfiance à l’égard des émotions, preuve de faiblesse et facteur
d’incertitude » (p. 228). De Maine de Biran à Victor Cousin, on trouve la
même critique d’une sentimentalité renvoyée au passé, refoulée dans
l’espace privée (et de ce fait, on y reviendra, assignée aux femmes). Les
stratégies de distinction, qui poussaient les aristocrates d’Ancien Régime
à surenchérir dans le contrôle de soi pour se démarquer des bourgeois
désireux d’adopter, eux aussi, les bonnes manières, se retrouvent
deux siècles plus tard dans le jeu des classes dominantes à l’endroit des
milieux populaires. L’ethos aristocratique, fait de retenue et de contrôle des
émotions, n’a pas disparu en 1789. Pierre Bourdieu (1979) en trouve trace
dans la France des années 1970, sous la forme d’un habitus de classe qui
prédispose les dominants à juger vulgaire la sentimentalité. La dénonciation
des romans « à l’eau de rose », des œuvres « dégoulinantes », « plombées
par le pathos », ne fait que reproduire et prolonger cette équation simple :
les élites se distinguent par la retenue. « L’expressivité, la spontanéité sont
associées aux classes populaires alors que la retenue et la « tenue » sont des
signes distinctifs des classes favorisées » (Bernard, 2017, p. 133).

La stigmatisation des larmes


Dans sa remarquable Histoire des larmes (1986), Anne Vincent-Buffault
conforte le modèle éliasien en comparant les XVIIIe et XIXe siècles. Les
romans du XVIIIe siècle (par exemple La Nouvelle Héloïse de Rousseau)
abondent en scènes d’effusion : « les amants baignent leurs lettres de
larmes, les amis s’embrassent en pleurant, et les spectateurs s’épanchent
avec délectation » (p. 7). La valeur des larmes est liée à leur sincérité, par
exemple s’il s’agit de manifester et de prouver son amour. Parce qu’elles
sont contagieuses et parce qu’elles participent du lien social, les larmes sont
publiques. On pleure au théâtre, on pleurera sous la Révolution. Anne
Vincent-Buffault dit joliment des révolutionnaires qu’« en fondant une
société ils fondent en larmes » (p. 93). La contre-Révolution n’est pas en
reste. Louis XVI sur l’échafaud offre la « figure d’un monarque
sentimental » (p. 86), tandis que « Chateaubriand pleure la mort de la
reine » (p. 111). C’est même justement pour s’opposer à l’ordre bourgeois
naissant (synonyme de retenue) que les contre-révolutionnaires vont
volontiers jouer la carte de la valorisation des émotions. Chateaubriand est
au carrefour de la pensée contre-révolutionnaire et du romantisme, ce
dernier se nourrissant de la nostalgie d’un temps où les émotions avaient
droit de cité. Le romantisme comme « mouvement d’affirmation des
émotions personnelles » (p. 114) est d’abord réaction à l’avènement d’un
monde bourgeois post-révolutionnaire qui condamne les émotions. Le
passage au XIXe siècle est en effet, toujours selon Anne Vincent-Buffault,
marqué par l’« impératif bourgeois de la bonne tenue » (p. 9). Les larmes
deviennent affaire privée et affaire de femmes, ce qui témoigne du discrédit
qui les frappe. « L’acte de pleurer s’individualise » (p. 167). Contre le
romantisme et le dolorisme chrétien, Stendhal ou Balzac se moquent des
larmes excessives et fausses. « Dans les romans, les hommes faits ne
pleurent quasiment plus » (p. 160). Et Flaubert de proclamer que « la vérité
réclame des mâles plus velus que M. de Lamartine » (p. 173).
Renvoyées aux groupes dominés (milieux populaires et femmes), les
larmes sont stigmatisées. « Les hommes qui pleurent moins y gagnent en
prestige » (p. 181) ; « la pudeur ironique est préférée à toute démonstration
de sensibilité : elle introduit une distance de soi à soi face au malheur qui
empêche d’entretenir les larmes » (p. 223). La retenue est à la fois pouvoir
sur soi et pouvoir sur les autres : « la forme aboutie à l’expression de
l’émotion est celle de l’homme adulte et civilisé, les autres paraissent
inachevées ou dégradées (…). La femme, avec son émotivité excessive et
imparfaite, est en curieuse position. » (p. 201). Et l’auteur d’invoquer des
formes de socialisation aux émotions différentes d’un genre à l’autre, mais
aussi d’un milieu à l’autre : il y a manifestement « décalage entre un
modèle éducatif bourgeois et un modèle éducatif populaire » (p. 223).
Le discrédit qui frappe les larmes est-il total ? Certes, « les hommes en
sanglot se voient renvoyés à la féminité, à l’enfance ou à la servitude »
(p. 189). Mais ces mêmes hommes peuvent émouvoir du fait justement de
leur sobriété. S’ils en viennent à pleurer, cela ne peut qu’exprimer une
émotion vraie, quand le doute frappe a priori les écoulements lacrymaux
des enfants, des femmes, et de tous les inférieurs. « Les hommes, ayant
appris dès l’adolescence à se contrôler, versent des larmes plus “vraies”,
plus profondément significatives, que les femmes et les enfants pratiquant
encore une forme de chantage par les larmes » (p. 161). Le XXe siècle
héritera, on y reviendra, de cette problématique. L’herméneutique des
larmes qui caractérise nos sociétés (obsédées par la question de la sincérité)
emprunte à cette présomption d’authenticité fondée sur le constat de la
rareté. Les larmes ont d’autant plus de chance de trahir une émotion vraie
qu’elles émanent de quelqu’un qui n’a pas la larme facile. Sur ce terrain
comme ailleurs, la valeur est indexée sur la rareté.
Ce qui vaut pour les larmes vaut pour l’ensemble des émotions. En
systématisant la « contention des émotions dans les milieux qui se veulent
bourgeois » (p. 161), « le XIXe a naturalisé l’opposition binaire entre
l’homme qui relèverait de la raison, de l’action et de l’espace public, et la
femme “malade de son corps”, emprisonnée dans ses émotions et confinée
à l’espace privé » (Deluermoz et al., 2013, p. 161).
C’est encore la perspective éliasienne qui inspire l’Histoire du visage de
Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche (2007). « L’homme des
passions, l’homme spontané et impulsif, s’est progressivement effacé
derrière l’homme sans passion » (p. 16). L’importance croissante des règles
de civilité à partir du XVIe siècle témoigne d’une forte injonction, au sein des
classes dominantes, à la maîtrise individuelle. Les auteurs insistent sur le
rôle du regard : c’est par lui que s’exerce le contrôle social, c’est lui qui
garantit le contrôle des passions. S’il est difficile de mesurer le poids
respectif qu’ont pu prendre les différentes institutions dans cette régulation
des passions, il est évident que l’Église catholique a joué un rôle essentiel.
La valorisation de l’ascétisme (également très présente dans les églises
réformées) a particulièrement marqué les milieux aristocratiques, la
tempérance étant au principe de la civilité, de même qu’elle a marqué la
culture bourgeoise en une morale de l’épargne et de la retenue. La morale
chrétienne rejoint la philosophie stoïcienne pour par exemple valoriser le
silence. « Mieux vaut rire peu et silencieusement : c’est l’indice d’une
constance, d’une prudence et d’une tempérance » (p. 181). Et les auteurs de
citer ce précepte emprunté à Jean-Baptiste de La Salle : « une excessive
mobilité du visage est la preuve qu’on se laisse guider par la passion et par
conséquent qu’on est peu vertueux » (p. 186). Le visage n’est plus le reflet
de l’âme ni le jouet des astres : il devient, par exemple pour Le Brun fin
XVIIe, « l’expression physique [des] passions » (p. 74).
La société de cour, parce qu’elle resserre les interactions en imposant un
dispositif parfaitement huilé de contrôle mutuel par le regard, donne une
impulsion décisive à ces évolutions. « Voulant inscrire dans les corps, sur
les visages, dans la langue, le rappel de l’ordre social, le style des hommes
de cour a contribué à modeler un homme égal, un homme sans passions »
(p. 222). L’autocontrôle s’observe également au niveau du langage, « la
codification des échanges langagiers [témoignant] d’un renforcement du
contrôle social, dans un univers où règne le regard : l’œil du prince (…), le
regard des pairs » (p. 157). Ainsi défini, le contrôle de soi participe de
l’individualisation du social. « Le masque de la civilité permet ainsi
l’autonomisation d’un espace individuel d’identité, l’inscription d’un
espace social de réciprocité à l’intérieur d’un espace politique de
domination » (p. 223). Cette valorisation de l’apparence au détriment de
l’authenticité est dénoncée par La Rochefoucauld, La Bruyère, et bien sûr
Rousseau. Mais ces rébellions préromantiques à l’encontre du masque de
civilité sont impuissantes à enrayer l’avènement d’un ordre politique fondé
sur le contrôle de soi. La monarchie absolue, en imposant l’étiquette
à l’ensemble des courtisans, systématisera une forme de gouvernement
fondée sur la prolifération de « rites qui exigent maîtrise, possession de soi,
retenue destinée à traduire le respect et l’obédience de chacun à l’endroit du
monarque et de la monarchie » (Haroche, 1992, p. 202).
Cet ordre s’est imposé jusqu’à nous, la norme de contrôle des émotions
étant inscrite au cœur des échanges sociaux dans les sociétés
contemporaines au moins occidentales. La sociologie de Goffman, comme
le suggèrent encore Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche, s’efforce
de décrypter les normes implicites qui organisent les interactions les plus
ordinaires, celles de la rue, des transports en commun, des lieux publics…
Et là aussi on observe que « l’individu qui se tient bien, convenablement,
manifeste des attributs tels que : (…) contrôle de ses paroles et de ses
gestes ; maîtrise de ses émotions, de ses appétits et de ses désirs ; sang-froid
dans l’adversité » (Goffman cité p. 13).
Glissant du religieux et du politique vers l’économique, Cas Wouters
(2012) complète les approches précédentes en insistant sur la « force
disciplinaire du marché » (expression empruntée à Thomas Haskell, citée
p. 339). Il montre comment les bourgeoisies européennes participent de
cette nouvelle régulation des émotions en adoptant par exemple des façons
de boire ou de danser qui se distinguent des formes populaires. Ces
bourgeoisies produisent des « personnalités cherchant à éviter les conflits,
obsédées par l’autodiscipline, la ponctualité, l’ordre et la nécessité de mener
une vie rationnelle. Pour ces personnes, les émotions devinrent associées
avant tout aux idées de danger et de faiblesse » (p. 346). C’est cette
intériorisation du contrôle des émotions qui nourrit par exemple la célèbre
catégorie proposée en 1964 par David Riesman de l’inner-directed man
(que l’on peut traduire par « individu tenu de l’intérieur ») 12.

L’État promoteur du contrôle des émotions


Si, comme l’a montré Elias, le processus de civilisation (et de contrôle des
émotions) est contemporain du processus d’étatisation, l’État donnant en
quelque sorte le la depuis la société de cour, il reste à montrer comment
l’État a aussi impulsé et accompagné le processus de régulation des
émotions. En même temps qu’elles imposaient un modèle de gouvernement
de soi qui, par cascade d’imitations, se propagera à la bourgeoisie puis
à l’ensemble de la société, les élites étatiques ont aussi œuvré à réguler sur
le terrain les émotions. Elles se sont pour cela d’abord efforcées de valoriser
au sein même de l’appareil d’État une figure inédite, celle du fonctionnaire
maître dans l’art de contrôler ses émotions ; elles ont ensuite mis en place
des institutions (l’école, la caserne…) imposant le contrôle de soi comme
norme indiscutable. L’un et l’autre processus participent de la volonté de
créer un État rationnel, entreprise dont Pierre Rosanvallon (1992) trouve
trace chez les physiocrates au milieu du XVIIIe siècle, mais qui se déploiera
de façon particulièrement manifeste après la Révolution française 13. À la
question classique posée par Albert Hirschman : « faut-il réprimer les
passions ou s’en servir ? » (1997, p. 18), la modernité politique répond
plutôt par le premier terme de l’alternative.
Le refus des émotions au cœur de l’appareil d’État :
le fonctionnaire wébérien
En se développant, principalement à partir du XIXe siècle, l’appareil d’État
va largement reprendre à son compte ce modèle originellement
aristocratique entre-temps devenu bourgeois, celui d’un ordre régulé par le
contrôle des émotions exercé par chaque individu sur lui-même. On
rencontre ici la sociologie de Max Weber qui a remarquablement montré
comment le développement de l’État participait d’une rationalisation du
monde qui imposait le cantonnement des émotions. Cette évolution se
manifeste avec éclat dans la figure idéal-typique du fonctionnaire moderne,
« sine ira et studio, sans haine et sans passion », selon la célèbre formule de
Weber (1971, p. 273). Plus précisément, Weber voit dans l’État
bureaucratique moderne « la domination de l’impersonnalité la plus
formaliste : sine ira et studio, sans haine et sans passion, de là sans “amour”
et sans “enthousiasme”, sous la pression des simples concepts du devoir, le
fonctionnaire remplit sa fonction “sans considération de personne” »
(p. 300). La légitimité rationnelle-légale, à la différence de la légitimité
charismatique ou même de la légitimité traditionnelle, fait l’économie des
affects. L’autorité est dépersonnalisée, la rationalité bureaucratique impose
une relation froide d’obéissance raisonnable. « Les membres du
groupement, en obéissant au détenteur du pouvoir, n’obéissent pas à sa
personne mais à des règlements impersonnels » (p. 291).
L’homme d’État (le genre masculin, ici, n’est évidemment pas neutre) est
l’incarnation par excellence de cet idéal ascétique. Mais ce dernier nourrit
aussi la définition du fonctionnaire idéal y compris le plus modeste. Les
historiens de l’administration ont montré l’émergence et la systématisation
de cet idéal, depuis « l’ascèse bureaucratique » qui inspire sous l’Ancien
Régime une proto-bureaucratie d’État souvent influencée par le jansénisme
et s’efforçant de cultiver un rapport désintéressé à l’argent (Mollé, 1996),
jusqu’à ces « fonctionnaires intermédiaires du XIXe siècle » invités
à s’identifier à un idéal centré sur le travail, l’ordre, la compétence… (Le
Bihan, 2008). Le « bon fonctionnaire » ne saurait avoir « mauvais
caractère », il doit s’effacer en tant que dépositaire d’affects et d’émotions.
Les travaux contemporains de sociologie de la haute fonction publique
confortent ce modèle. La sociologie des hauts fonctionnaires (Bourdieu,
1989) confirme cette orientation ascétique, dont on trouvera par exemple
des indices, au stade de la sélection par concours, dans les façons de
disserter en apprenant la « neutralisation discursive » (Oger, 2008, p. 73).
À l’interface de la haute fonction publique et du politique, les énarques
incarnent tout particulièrement cet habitus fait de « mesure dans
l’expression » : l’ENA fabrique des individus « normaux, conformes,
dociles, policés » (Eymeri, 2001, p. 146-147) 14.
Jusqu’où l’État peut-il espérer pousser cette logique d’éradication des
émotions ? « A suivre notamment Max Weber, écrit la philosophe Myriam
Revault d’Allonnes (2013), la modernité est habitée par une rationalisation
bureaucratique croissante de l’exercice du pouvoir : quelle place faut-il
alors accorder aux épisodes et aux relations dites “charismatiques” en tant
qu’ils manifesteraient la persistance d’une subjectivation de type
émotionnel au sein d’institutions impersonnelles ou dépersonnalisées ? »
(p. 32). En d’autres termes : « Que deviennent les sentiments et les passions
de l’homme démocratique face à cet ensemble plus ou moins impersonnel
de droits, de normes, de règles universelles, sur lequel le pouvoir fonde sa
légitimité ? » (p. 33). La réponse tient en partie dans la mesure de l’emprise
que l’appareil d’État exerce sur les émotions individuelles. Au fil de son
enquête sur « la vie au guichet », Vincent Dubois (2015) rappelle l’idéal-
type bureaucratique :
« Si aujourd’hui, écrit-il, [les guichetiers] ne portent plus les attributs officiels (uniformes,
casquette ou insignes) identifiant celui qui les revêt à la fonction qu’ils symbolisent, [ils] n’en
manient pas moins des objets (ordinateurs, formulaires) et un langage (sigle, jargon administratif)
qui effacent leur personne derrière l’appartenance à un ensemble institutionnel. […] En se
“dépersonnalisant”, ils personnifient en quelque sorte l’institution qui les emploie. Ils font corps
avec l’institution dont ils ne sont que des avatars. Ce n’est pas eux qui parlent, mais l’institution qui
formule prescriptions, explications et justifications » (p. 156).

Selon cette logique bureaucratique, l’expressivité est problématique :


évoquant une de ses collègues agent qui ne peut s’empêcher de pleurer face
à la « litanie du malheur » (p. 244), un guichetier affirme : « Il faut être
assez solide », résister à la sensiblerie, savoir se forger une « carapace »
(ibid.), afin de ne pas « perdre la face » (p. 247). D’où le développement de
tactiques permettant au guichetier de masquer ses émotions :
« Lorsque le contrôle des émotions risque de se relâcher, le guichetier peut faire attendre le visiteur
suivant, voire interrompre le face-à-face pour “se reprendre” à l’abri des regards et revenir en ayant
restauré sa constance. La personne du guichetier n’accuse alors ses faiblesses qu’en coulisse (…).
“Certaines fois, [raconte un guichetier], on sort de notre bureau, on va soi-disant voir un dossier,
alors, soit on renifle un petit peu, soit on se met à crier… nos collègues ont l’habitude. Quand on
est trop…, il faut partir” » (p. 257).
Les institutions d’État contre les émotions
Il convient ici de se méfier de tout anachronisme : l’État d’Ancien Régime
ne disposait pas des ressources suffisantes pour prétendre réguler les
émotions par un appareil disciplinaire à même de circonscrire les
manifestations les plus intimes de la vie émotionnelle des individus. Si
s’esquissent, à l’échelle des individus pris un à un, des formes de contrôle
disciplinaire, ceux-ci sont bien davantage le fait de l’Église post-tridentine
que des institutions d’État. Il faudra en réalité attendre la Révolution et
surtout le XIXe siècle pour voir se développer un souci de prise en charge, de
contrôle et de surveillance de l’individu par la puissance publique.
L’épisode révolutionnaire apporte la démonstration que le peuple, s’il agit
en dehors des cadres institutionnels et s’il n’est pas éduqué, se transforme
vite en foule incontrôlable. Georges Lefebvre restitue, dans l’ouvrage qu’il
a consacré à La Grande Peur de 1789 (1988), les enchaînements
irrationnels qui alimentent la panique face à la rumeur d’un complot
aristocratique. On comprend mieux ce qui deviendra une obsession de la
mentalité bourgeoise tout au long du XIXe siècle, à savoir la peur face aux
colères de la foule. Si les Républicains concèdent volontiers au citoyen
singulier une disposition à la rationalité, ils sont en revanche assez prompts
à penser la foule comme incapable de cette même rationalité. Il se trouvera
d’ailleurs un grand nombre de théoriciens, de Gustave Le Bon à Georges
Sorel, pour accréditer une vision pseudo-savante de la foule comme entité
purement émotionnelle, incontrôlable, imprévisible, dangereuse car
travaillée par l’inconscient collectif. L’équation qui assimile, toujours dans
l’esprit des bourgeois, les classes laborieuses à des classes dangereuses
(selon la formule de l’historien Louis Chevalier), y trouve une de ses plus
éclatantes manifestations. Du point de vue des dominants, « les situations
qui créent de fortes émotions suscitent la méfiance » (Elias et Dunning,
1994, p. 161).
Au plan économique, la réponse à cette crainte est l’avènement d’un
capitalisme qui se veut rationnel :
« Ce qu’on attendait à l’origine du capitalisme et ce qu’on lui demandait, c’était précisément de
réprimer certaines impulsions et tendances, et de façonner une personnalité humaine moins
luxuriante, moins imprévisible et en fin de compte plus “unidimensionnelle”. Cette attitude (…)
s’explique par l’angoisse que suscitaient les dangers manifestes qui se multipliaient à une certaine
époque historique, par l’inquiétude que provoquait le déchaînement des forces de destruction du
fait des passions humaines, à la seule exception, pensait-on, de l’“inoffensive avarice” »
(Hirschman, 1997, p. 119).

Au plan politique, la réponse institutionnelle à l’inquiétude face au


déchaînement des émotions tient dans la surveillance d’État. Le modèle
républicain envisage certes, dans sa dimension démocratique, de conférer
au citoyen des libertés nouvelles et de lui concéder une certaine autonomie ;
mais il envisage dans le même temps de mettre en place les instruments
d’une socialisation qui garantira que cette autonomie s’exercera à bon
escient. Il s’agit de déposer au sein de chaque individu (et bien sûr, on
y reviendra, des hommes en particulier), quelle que soit sa classe sociale,
les bases de cet habitus bourgeois qui valorise le contrôle de soi et qui
stigmatise l’expressivité non contenue. La définition dominante de la
masculinité et de la virilité s’en trouve transformée :
« Si, avec la Révolution française, les hommes acquirent citoyenneté et monopole guerrier, l’on
passa progressivement d’une masculinité offensive (être un homme, c’était se battre, adopter des
conduites de défi et faire la démonstration de sa force au prix de la violence) à une masculinité
maîtrisée. La caserne qui formait au métier des armes apprenait surtout l’obéissance et le contrôle ;
l’école instruisait de la nécessaire tempérance, du bon usage de la raison aux dépens de la colère »
(Fabrice Virgili in Courtine, 2011, p. 72).

La force morale consiste désormais à dominer ses passions. Il y a de ce


point de vue, comme l’ont par exemple montré les travaux d’Yves Deloye,
une remarquable continuité entre la figure idéalisée de l’élève et celle du
citoyen. À ces deux étapes de la vie que sont l’enrôlement scolaire et
l’enrôlement citoyen, on est confronté à la même dénonciation des émotions
contraires à l’ordre social et à la rationalité institutionnelle. Yves Deloye
(1994) observe ainsi que « l’individu-citoyen auquel s’adressent les
manuels [de morale et d’instruction civique de la fin du XIXe siècle] rejoint
l’homme de cour dans l’exigence de contrôle de soi et de gestion de sa
sensibilité » (Deloye, 1994, p. 26). La passion révolutionnaire est certes
célébrée, mais les manuels insistent sur « la puissance apaisante de la raison
éduquée plutôt que sur l’ardeur d’un appel au combat permanent » (p. 40).
Ainsi formaté, le modèle du bon élève anticipe le « modèle du bon citoyen
qui sait gouverner ses passions et maîtriser ses émotions » (Deloye, 2007a,
p. 48). Et de même que le dispositif de la classe d’école impose à chaque
élève de se contrôler pour que le cours puisse se dérouler (on retrouve ici le
lien, déjà présent dans la société de cour, entre interaction resserrée et
contrôle des émotions), le dispositif électoral va canaliser l’expression
démocratique pour lui ôter toute dimension émotionnelle. Le peuple
souverain n’est plus une foule, il n’est même plus une assemblée votant
à main levée : il devient, avec l’isoloir (1913), une collection d’individus
acceptant de s’exprimer en silence, et ayant renoncé à toute manifestation
extérieure passionnelle. Citons à nouveau Yves Deloye :
« L’inscription spatiale de l’acte électoral débouche sur un impératif moral de contrôle de soi, de
son corps et de ses passions (…). Il s’agit d’habituer durablement l’électeur à un état de la société
politique qui exige une maîtrise supplémentaire de la violence et des émotions extrêmes (…). Le
bon électeur est censé prendre ses distances à l’égard de ses intérêts particuliers, mais aussi
à l’égard de ses pulsions et de ses émotions » (Deloye, 2007a, p. 97).

Le suffrage universel impose une forme dépassionnée et anti-émotionnelle


de l’expression citoyenne. Alain Garrigou (1992) parle de
« disciplinarisation » et de « dignité électorale » (p. 265) (refus par exemple
de l’alcoolisation) ; il montre comment le « recueillement » et la « gravité »
accompagnent désormais l’acte de vote (p. 272).
De telles analyses socio-historiques prolongent au final les intuitions de
Tocqueville selon lesquelles la démocratisation des sociétés engendre un
déclin des passions politiques. Les citoyens démocratiques, selon cet auteur,
seraient tels que « l’égalité des conditions (…) leur ôte ainsi peu à peu
insensiblement l’amour des émotions violentes et leur suggère le goût des
jouissances tranquilles » (cité in Deloye, 2007b, p. 60). Alors que
l’aristocratie s’enflammait volontiers sous l’effet de passions excessives, le
peuple démocratique, menacé par le conformisme, connaît une
« standardisation des émotions » et une « égalisation des sentiments »
(Deloye, 2007b, p. 69).
Certes, les émotions demeurent et débordent ce bel ordonnancement
institutionnel. La rue accueillera des manifestations, la presse des tribunes
enflammées, comme si les émotions s’étaient au fond déplacées, laissant
par exemple intacte la question de l’expression publique des colères et plus
largement de l’agressivité (Braud, 1991). L’impression demeure cependant
d’une régulation institutionnelle des passions : les manifestations de rue se
sont elles-mêmes ritualisées et pacifiées, les émotions s’y expriment selon
une logique qui est davantage celle de l’orchestration que du déchaînement.
« Les institutions démocratiques, note Christophe Traïni, font peser sur les
citoyens porteurs de revendications des exigences de contrôle des affects,
mais encore de maîtrise des normes qui font apparaître la politique comme
une confrontation d’idées et d’arguments » (Traïni, 2017, p. 26).
Le problème, pour les promoteurs d’un tel idéal de refoulement des
émotions, est malgré tout que celles-ci ne cessent de resurgir. Paula Cossart
(2010) en donne un exemple passionnant à travers le portrait en demi-teinte
que les Républicains font de Gambetta. Homme de l’opposition, tribun,
Gambetta est d’abord l’homme des meetings, son charisme emporte les
foules. « Sa parole a en effet la réputation d’être irrésistible », note Paula
Cossart (p. 184). La presse ne peut masquer sa fascination pour cette « voix
profonde, vibrante, qui remue » (p. 185). Les témoins racontent : « il me
renversait, me bouleversait ; il eût été capable de me faire voter contre mes
convictions » (p. 184). Du côté des élites pourtant, y compris au sein du
camp républicain, la fascination est teintée d’inquiétude. Gambetta est
« accusé d’être un exalté ne pouvant contenir sa violence » (p. 189).
Assiste-t-on au « retour des foules » ? (p. 222). Ne pêche-t-il pas par
vulgarité ? Comment cet homme pourrait-il gouverner, qui ne parvient déjà
pas à se gouverner ? (p. 189) ?
« [Les réunions gambettistes] apportent une illustration exemplaire des difficultés rencontrées par
les républicains dans leur tentative de concilier la place manifeste de l’émotion dans certaines des
réunions de leurs dirigeants et le discours sur la nécessaire maîtrise de celles-ci lorsque les citoyens
s’assemblent pour débattre de la chose publique » (p. 181).

Gambetta choque ses contemporains parce qu’il malmène les « codes


comportementaux [bourgeois] qui interdisent (…) le rire, le bruit, toute
manifestation de sentiment » (Dontenwille-Gerbaud, 2016, p. 39). Paula
Cossart conclut sur le meeting politique comme espace de « résistance à la
civilisation des mœurs politiques » (p. 197).
Ces remarques confortent donc finalement le modèle de la marginalisation
et de la délégitimation de l’expression des émotions au sommet de l’État et
dans le champ politique d’une façon générale 15. Les émotions sont en outre
largement renvoyées à l’espace privé, ce qui contribue évidemment à leur
assigner un genre : elles sont l’affaire des femmes (Perrot, 1999). Ainsi
délégitimées, les émotions s’inscrivent au cœur des logiques de domination
sociale. Qu’il soit question de genre ou de classe, le contrôle des émotions
exprime une position dominante tandis que l’expressivité trahit une position
dominée.

Orchestration étatique
et ritualisation des émotions
Les élites sociales luttent pour imposer à l’ensemble du corps social un
modèle de régulation des émotions qui ne se réduit pas à leur répression. La
dimension répressive, sur laquelle on a insisté jusqu’à présent, se double en
effet d’une dimension plus prescriptive : c’est l’autre facette de la
régulation. Car non seulement, comme les remarques précédentes le
laissaient entendre, il n’est guère envisageable de totalement faire
disparaître les émotions ; mais en outre l’État a clairement besoin, pour
affirmer sa légitimité, de canaliser les émotions à son profit, voire d’en
susciter.

La politique des sentiments


Le retour vers la genèse de l’État permet de restituer la place essentielle des
émotions au cœur de l’attachement à la Couronne. Le rapport de force entre
le centre politique (encore fragile) et les périphéries (parfois très puissantes)
n’est pas seulement militaire. Il se double d’une équation émotionnelle par
laquelle l’amour du roi joue un rôle décisif en ce qu’il « est à la fois
attachement à une personne mais, beaucoup plus, attachement à l’indéfini
qu’il incarne : l’État, les lois communes, l’insaisissable du passé collectif »
(Ansart, 1983, p. 37). D’où le rôle central de ces « programmateurs de
sentiments » que sont les multiples auxiliaires de la propagande royale
(ibid., p. 36) : « il s’agit clairement alors de faire aimer, de faire admirer la
puissance du roi, de faire haïr les insoumissions. Il s’agit de renforcer le
pouvoir par la gestion des passions, d’entretenir le pouvoir par l’entretien
des passions conformes » (ibid., p. 54).
Sans prétendre refaire ici la genèse complète de cette sentimentalité
d’État, on peut par exemple évoquer le travail de Vincent Challet (2002) sur
la pitié royale. Manifestant sa supériorité par les armes en réprimant une
révolte du Languedoc fin XIVe, le roi a aussi le souci d’exprimer un
sentiment de pitié, celui-ci devant émaner directement de sa personne. « La
miséricorde [fonctionne] comme [une] arme politique » (p. 329).
« On attend alors du roi qu’il laisse exprimer une émotion (hautement politique pour un roi de
France), la pitié. Notons que la pitié est bien une émotion et non une vertu et qu’elle va plus loin
dans le registre émotionnel que la “clémence et la générosité” que Christine de Pisan loue chez
Charles V » (Challet, 2002, p. 327).

L’émotion est d’abord celle d’un peuple qui demande miséricorde (à


l’occasion d’un cérémonial où l’on note « la présence de femmes et
d’enfants en très grand nombre »). Mais elle est surtout celle d’un
monarque (Charles V) qui exprime personnellement et même
individuellement sa pitié : car de même que « la pitié suppose un recours
direct à la personne royale » (p. 331), « la pitié est l’attribut politique
exclusif du roi ou de son lieutenant et elle ne saurait être exercée ni par les
consuls, ni par d’autres agents royaux » (p. 329). Grâce à elle, l’ordre
politique se reforme au profit de la monarchie. « La capacité à émouvoir le
roi deviendrait ainsi ce qui permet de transformer l’échec d’une révolte en
réussite politique » (p. 333). En d’autres termes :
« Ce que l’émotion a fait, seule l’émotion peut le défaire : l’émotion que le roi manifeste en retour
vis-à-vis de son peuple est ce qui va permettre de rétablir ce dialogue parce que, feinte ou réelle,
elle est le moteur de la grâce et l’une de ses conditions » (p. 326).

On trouve dans nombre de travaux d’historiens médiévistes ou


modernistes les traces de cette dimension émotionnelle de la genèse
étatique. C’est par exemple la recherche de Priscille Aladjidi (2008) sur la
charité royale, « le devoir royal d’amour des pauvres » (p. 36). Comme
précédemment, l’accent est mis sur l’« individualisation des dons »
(p. 144), alors même que c’est bien une institution impersonnelle qui est en
train de se construire. Comme si l’avènement d’un ordre institutionnel
rationnel ne pouvait faire disparaître une économie émotionnelle
résiduelle… C’est encore ce que montre Yves-Marie Bercé dans son
Histoire des suppliques (2014). La pratique qui consiste à s’adresser
directement au Roi, par exemple pour dire son indignation, est ancienne ; au
fil de l’Ancien Régime, elle se formalise, s’institutionnalise, se
bureaucratise en « formulaires » (p. 81). Pourtant, demeurent la fiction
d’une interpellation directe du monarque en personne ainsi que son
corollaire, « la fiction d’une intervention directe du roi » dans la grâce
(p. 120). Le langage de la supplique est volontiers sentimental, il faut
émouvoir l’individu-roi. À défaut du Roi, on s’adressera à la Reine :
« l’opinion commune s’obstinait à reconnaître à la reine une vocation
d’écoute et d’intervention » (p. 172).
Si 1789, prolongeant l’ambivalence du XVIIIe siècle, marque l’avènement
d’un discours de légitimation de l’État fondé sur la Raison et les Lumières,
le registre émotionnel n’est pas pour autant sacrifié. Il inspirera à la fois les
courants révolutionnaires, soucieux de susciter un attachement affectif aux
abstractions nouvelles que sont le peuple, la loi, la volonté générale, la
nation, et, on l’a dit, les courants conservateurs et réactionnaires militant
pour une restauration de la monarchie. Plus que jamais, on jouera en 1815
la carte de la « monarchie sentimentale » (Scholtz, 2007). « Par “monarchie
sentimentale”, écrit Nathalie Scholtz, j’entends une représentation de la
monarchie et de sa relation avec le peuple dans laquelle les émotions
sentimentales jouent un rôle central » (p. 189). Les sentiments mobilisés
s’inscrivent dans une logique binaire simple : « d’une part l’horreur,
l’insécurité et la peur, sentiments attribués à la guerre et au régime passé,
d’autre part le soulagement, la sécurité et avant tout la confiance et l’amour
que susciterait le retour du roi » (p. 189). Cette nouvelle modalité de
légitimation de la monarchie (restaurée) répond à la fois au déclin manifeste
de la légitimité monarchique traditionnelle et aux mutations sociologiques
de la famille, davantage fondée qu’auparavant sur la sentimentalité. Il s’agit
de jouer sur l’« image du père idéal, vertueux, sensible et compréhensif,
incarné par Louis XVIII » (p. 189), pour « dissimuler les manques de
légitimation politique » (p. 191).
« Cette source de légitimité à caractère émotionnel était devenue nécessaire au XVIIIe siècle pour
faire face à l’affaiblissement des fondements traditionnels » (p. 192).
« En redonnant une place publique à la manifestation de la douleur et de l’affliction, de la
compassion et de l’amour, en faisant de ces sentiments une partie essentielle de la représentation du
changement politique, le discours monarchique de 1814-1815 a rétabli la présence de ces émotions
dans la sphère publique, émotions qui avaient largement disparu sous Napoléon. Désormais il
n’était plus question d’un mélange de calculs rationnels et d’enthousiasme patriotique comme
fondement de la relation des Français envers leur État symbolisé par le Roi. Bien au contraire, ces
liens devaient se nourrir des sentiments normalement cantonnés à la sphère privée, par conséquent
apolitiques » (p. 194).

Cette mutation de la monarchie n’est pas propre à la France. Elle


s’observe par exemple en Prusse et en Allemagne au XIXe siècle. Ute Frevert
(2013) parle dans ce contexte de véritable « politique des sentiments » :
« D’abord comme mise en scène des sentiments positifs que le monarque et sa famille témoignent
au citoyen ; puis comme outil permettant de générer les sentiments que les citoyens vont à leur tour
montrer au monarque (et à sa famille). La monarchie orchestre la première modalité, quand la
coopération des citoyens fonde la seconde » (p. 52).

Le registre sentimental n’adoucit pas l’absolutisme, il en est au contraire


une composante très décisive et très précoce, comme le montre l’exemple
de la Prusse de Frédéric II :
« Les cérémonies de cour et les célébrations politiques bénéficiaient dès le XVIIIe siècle de mises
en scène populaires qui avaient pour but d’impressionner les sujets, de flatter leurs sens et de les
gagner émotionnellement à l’autorité monarchique. Sous Frédéric II apparut un nouveau style de
domination fondé sur l’accessibilité et la visibilité du roi sans pour autant porter atteinte à sa
supériorité et sa sacralité » (p. 54).

Cette « politique des sentiments » s’analyse évidemment d’abord comme


réponse politique et symbolique à la Révolution française.
« La politique des sentiments consistait donc en un équilibre subtil : le moindre faux pas pouvait
mener à la chute. Si l’on ne montrait pas suffisamment ses sentiments ou sa compassion, on courait
le risque de passer pour insensible et arrogant (…). Si, au contraire, on faisait preuve de trop de
complaisance ou de laxisme, on pouvait facilement faire le jeu de ceux qui voulaient affaiblir
l’autorité » (p. 55).

On voit poindre la nécessité, au fond très contemporaine, d’un travail


politique visant, au fil des interactions concrètes, à susciter des émotions.
La légitimité n’est plus accordée automatiquement, elle est obtenue par des
stratégies de présentation de soi forcément fragiles. « Des sentiments
comme l’amour ou l’attachement n’étaient plus donnés a priori et
inconditionnellement au roi au à l’empereur » (p. 64). « [Le monarque] ne
pouvait plus se fier à un “sentiment monarchique” naturellement et
automatiquement présent et disponible » (p. 69). Ne retrouve-on pas
aujourd’hui ce même glissement d’une légitimité accordée a priori (la
démocratie représentative ayant remplacé la monarchie) à une légitimité
individualisée et arrachée à l’échelle d’interactions sentimentales qu’il faut
en permanence reproduire ? On retrouvera, s’agissant des sociétés
contemporaines, cette problématique de la volatilité ou de la fugacité de la
légitimité.
Revenons au XIXe siècle : la droite monarchiste n’a pas le monopole de la
politique des sentiments. À gauche, le besoin de doubler la légitimité de
l’État post-révolutionnaire, largement fondée sur la Raison des Lumières,
d’une légitimité plus sentimentale, se fait sentir avec la même vigueur 16. En
termes wébériens, on parlera de la nécessité de doubler la légitimité
rationnelle-légale d’une légitimité charismatique, à défaut de légitimité
traditionnelle (faut-il restaurer une monarchie ?). Mais comment jouer des
dispositions du peuple à éprouver des sentiments pour ceux qui le
gouvernent sans risquer de restaurer le despotisme ? Maurice Agulhon
(1989) a remarquablement étudié la façon dont les républicains ont cherché
à incarner les principes sans doute trop abstraits sur lesquels ils entendaient
fonder un nouvel ordre politique. Ainsi en vinrent-ils à opposer la figure de
Marianne aux incarnations très sentimentales dont se réclamaient leurs
adversaires catholiques (culte marial au XIXe siècle) et monarchistes
(Louis XVI le roi-martyr, Marie-Antoinette…). Pierre Rosanvallon (2004)
note dans le même esprit l’insistance mise dès la Révolution pour équilibrer
les froides abstractions que sont la Nation, le Peuple, la Loi, la
Constitution…, par une référence à la fraternité, donnant ainsi une
dimension sentimentale au nouveau contrat social. Plusieurs générations de
Républicains vont s’efforcer de patiemment mettre en place un ensemble de
dispositifs visant à susciter des émotions 17. Les émotions retrouvent droit de
cité au cœur de l’ordre politique, mais elles sont désormais choisies et
institutionnellement orchestrées. Les rituels politiques (Rivière, 1988 ;
Abélès, 2007) participent au premier chef de cette orchestration
émotionnelle, qu’il s’agisse de la fête nationale du 14 Juillet ou des journées
de deuil national décrétées suite à des événements tragiques. L’imposition,
par l’État, d’un calendrier émotionnel (on pense par exemple à la fête de la
musique inventée – décrétée ? – par la gauche en 1982) participe de ce que
Pierre Bourdieu (1994) appelle la monopolisation par l’État de la violence
symbolique légitime. En prolongeant la fameuse définition wébérienne de
l’État, Bourdieu nous aide à penser la production étatique de normes
imposant certaines émotions (de la sorte ritualisées) en fonction du
contexte. On pourrait parler, à titre d’hypothèse de travail, d’émotions
d’État pour désigner la tristesse qui sanctionne un attentat ou bien la joie
qui accompagne la victoire de l’équipe nationale de football. Prolongeant
Bourdieu (en s’appuyant sur Spinoza), Frédéric Lordon (2013) insiste
particulièrement sur cette dimension émotionnelle qu’il inscrit au cœur du
pouvoir des institutions en général :
« L’imperium de l’institution, selon lui, n’est pas autre chose que l’affect commun qu’elle réussit
à produire pour déterminer les individus à vivre selon sa norme » (p. 104).

Dans son travail sur L’émotion en politique, Philippe Braud (1996, p. 108
sqq.) insiste sur les divers mécanismes de production symbolique qui
permettent l’orchestration et la ritualisation des émotions. Il met en avant le
travail sur le langage, les symboles matériels (icônes, fétiches, totems, par
exemple l’architecture), ainsi que les « pratiques rituelles et cérémonielles »
(p 131). S’agissant par exemple du vote, on citera en ce sens le républicain
Paul Bert : « Il faut inspirer à l’enfant un grand respect quasi religieux pour
ce grand acte de vote (…) si bien que lorsque ce jeune citoyen s’approchera
de la simple boîte en bois blanc déposée sur la table de vote, il éprouve
quelque chose de cette émotion que ressentent les croyants lorsqu’ils
s’approchent de l’autel » (1882). Ainsi l’État parvient-il tout à la fois
à décréter, endiguer, et finalement formater les émotions. Si les régimes
démocratiques modernes n’ont évidemment pas le monopole de cette
production, ils ont peut-être démontré une « aptitude supérieure à gérer,
sans les étouffer, les dynamismes émotionnels qui traversent la société »
(Braud, 1991, p. 15) 18.
À ce stade du raisonnement, on empruntera à Christophe Traïni la notion
de « dispositifs de sensibilisation ». Elle a sans doute plutôt été conçue, on
l’a dit, pour penser l’action des mouvements sociaux cherchant à émouvoir
le public. Mais elle peut s’appliquer aux dispositifs d’État :
« Par dispositifs de sensibilisation, écrit cet auteur, il faut entendre l’ensemble des supports
matériels, des agencements d’objets, des mises en scène, que les acteurs étudiés déploient afin de
susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à soutenir la cause
défendue » (Traïni, 2015b, p. 19).

Les dispositifs de sensibilisation sont au cœur de la relation entre les


individus et les institutions. En cherchant à émouvoir et pas seulement
à convaincre (Christophe Traïni distingue les dispositifs de sensibilisation
des dispositifs experts) (Traïni, 2015a), les institutions travaillent à leur
propre légitimation et donc à la production de l’ordre institutionnel. On
observera par exemple la façon dont la musique contribue, via les hymnes
nationaux, à la « légitimation des institutions » étatiques (Traïni, 2008,
p. 118). Au cœur de ces dispositifs, l’école joue un rôle central,
reproduisant l’ambivalence que l’on prête ici à l’État et à l’ordre politique
en général : elle interdit certaines émotions, elle valorise le contrôle de soi,
et en même temps elle oblige à l’expression canalisée d’émotions
standardisées. C’est un devoir de pleurer l’Alsace-Lorraine, de s’émouvoir
des martyrs de l’Histoire de France, de célébrer nos grands hommes, de
soutenir nos soldats et de moquer nos ennemis… Les dispositifs de
sensibilisation supposent des techniques de surveillance, ils participent de la
discipline et de la gouvernementalité au sens de Foucault (Grojean, 2015) :
« la sensibilisation est aussi souvent une technique de domination »
(Grojean, 2015, p. 75).
Restituer de la sorte la place des émotions n’équivaut évidemment pas
à saper les prétentions de l’État moderne à la rationalité. Comme le note
Philippe Braud commentant Christophe Traïni, « les dispositifs de
sensibilisation induisent des logiques émotionnelles d’action, assorties de
gratifications et de coûts, qui ont, si l’on peut dire, leur rationalité » (Braud
2015, p. 13). Il s’agira alors pour le chercheur de faire la part des émotions
pour monter que l’ordre politique contemporain s’adosse aussi à une
économie symbolique de l’émotion, et pas seulement à la légitimité légale-
rationnelle.

Les émotions d’État : la joie, la tristesse, la peur


De quelles émotions parle-t-on exactement ? Les dispositifs émotionnels
mis en place par l’État peuvent être décrits, au moins en première analyse,
selon la logique binaire la plus prévisible, celle qui oppose d’un côté la joie,
la liesse, et de l’autre la tristesse, le recueillement. On ajoutera la peur, dont
on a déjà dit la dimension éminemment politique à partir du moment où elle
est au cœur de mécanismes comme la désignation de l’adversaire ou
l’agressivité.
Si l’État n’a évidemment pas le monopole de la production des petites
joies qui ponctuent nos vies quotidiennes, il s’est historiquement placé en
situation de contribuer à nos émotions positives. C’est là un thème classique
de la pensée politique (on pense à Saint-Just déclarant que « le bonheur est
une idée neuve en Europe », sachant que la joie, émotion fugace, diffère du
bonheur, sentiment plus durable). Mais quels sont les dispositifs concrets
par lesquels s’effectue cette production des émotions ? Les historiens
évoquent les fêtes révolutionnaires, qui, à l’inverse des fastes de la cour, ont
vocation à orienter les émotions de tous les citoyens et non celles d’une
minorité de privilégiés. Dans son analyse classique de la fête
révolutionnaire, Mona Ozouf (1976) montre comment les révolutionnaires
commencent par condamner la fête, futile et dangereuse (ils ressentent « la
peur de tout ce que les fêtes charrient d’incontrôlé », p. 9), avant de la
réinventer sous le signe « de l’unité et de l’unanimité » (p. 468). Il leur faut
« réconcilier le rationnel et le sensible (…), le sauvage et le civilisé »
(p. 473). En d’autres termes, « la fête est alors l’indispensable complément
du système de législation » (p. 20). La même analyse vaut pour les fêtes
républicaines (Ihl, 1996), qui « invitent (…) paradoxalement
à l’apprentissage de la maîtrise de soi » (p. 123), et qui ne sont jamais pur
« amusement » (p. 309) (pas question de « rire du pouvoir », p. 308). La
joie est bien présente, elle est même encouragée, mais sous une forme
régulée. Ainsi valorisera-t-on le chant choral, qui « favorise l’apprentissage
d’un idéal de discipline. Plaçant le désordre des passions sous le contrôle de
la conscience, il prépare les futurs citoyens à respecter la volonté générale »
(p. 327).
Fêtes du 14 Juillet, cérémonies du nouvel an, anniversaires de la
Libération, fête de la musique… Le bonheur de faire communauté se
décline en une multitude de rituels. L’État moderne a repris à son compte
l’ambition de susciter la joie chez les citoyens ordinaires. On a déjà
mentionné les voyages présidentiels et les enthousiasmes (parfois un peu
forcés, il est vrai) qu’ils pouvaient susciter. Il faudrait ici plus largement
évoquer des dispositifs aussi lourds et ambitieux que les politiques
culturelles en tant qu’elles inscrivent la puissance publique au cœur des
émotions que nous éprouvons en allant au cinéma, au spectacle, au musée,
ou en fréquentant tel festival subventionné… On pourrait aussi mentionner
les politiques sportives, et en particulier le soutien aux grands événements
sportifs (Tour de France, coupe du monde de football, Jeux olympiques). Là
encore, l’État s’empare d’une des modalités les plus décisives de la
production émotionnelle contemporaine. Panem et circenses ? Comme l’ont
fort bien montré Norbert Elias et Eric Dunning (1994), le sport moderne
a pour fonction de « provoquer une excitation émotionnelle à la fois
contrôlée et agréable » (p. 65). Originellement aristocratique (« les
gentlemen étaient censés ne jamais perdre leur sang-froid ») (p. 49), il se
démocratise au point de constituer pour les masses une modalité centrale
d’expressivité, moins désormais par la pratique sportive en tant que telle
que par le spectacle sportif vécu depuis le stade ou même depuis un écran
de télévision. De la sorte associé aux grands événements sportifs, l’État doit
certes composer avec une multitude d’acteurs (clubs, fédérations nationales
et internationales, chaînes de télévision, autorités décentralisées,
sponsors…) ; mais il apparaît bien comme l’orchestrateur de ces grands
événements, en particulier si la compétition oppose des équipes nationales.
La présence du chef d’État aux moments clés qui ponctuent ces grands
événements conforte au passage l’impression d’une orchestration étatique,
sinon présidentielle, des joies collectives ainsi rendues possibles.
On retrouve la même ambition si l’on bascule du côté des émotions
négatives, à la production desquelles les politiques aiment évidemment
moins être associés 19. Dans sa remarquable France des larmes, Emmanuel
Fureix (2009) insiste sur l’importance du deuil et de l’émotion liée à la mort
sous la Restauration (on est alors en pleine mode romantique). L’époque est
au culte des morts (masques mortuaires, mèches de cheveux, reliques,
pèlerinages…). L’État va tenter de réguler cette tendance générale en
instaurant des cultes officiels. Le martyr de Louis XVI et de Marie-
Antoinette est au cœur de cette économie du deuil, et « le 21 janvier
condense en lui toute la Terreur » (p. 166). La dénonciation, par les ultras
en particulier, des excès révolutionnaires, nourrit une compassion pour les
victimes, en une « vaste entreprise d’expiation collective » (p. 177). Les
« émotions prescrites, incorporées, manifestées et dites à l’occasion de
l’anniversaire du régicide » (p. 169) fondent un « lien d’amour stable et
vertical, à la différence des émotions fraternelles horizontales de la
Révolution » (p. 170). Il s’agit de… :
« ressourcer la sacralité d’une monarchie contestée, par le ressassement du régicide et la célébration
du roi martyr à l’égal d’un saint. Ce pari sacral reposait aussi sur la répudiation des passions et
l’imposition d’un régime émotionnel de pacification de la mémoire » (p. 193).

L’auteur note encore :


« À la politique robespierriste de la pitié, faite de généralité et de distance à l’égard des victimes
(les “pauvres”), s’est substituée une politique de la compassion, attachée aux individus dans leur
singularité » (p. 16).

L’intérêt du travail d’Emmanuel Fureix tient au fait qu’il s’efforce de


saisir à la fois la production des dispositifs de sensibilisation (les rituels) et
l’effectivité des émotions ressenties par les individus les plus ordinaires.
Côté dispositif, il évoque les cérémonies qui marquent la mort de
Louis XVIII en 1824, ou encore le retour des Cendres de Napoléon en 1840
20
. Ce dernier événement est particulièrement révélateur de la volonté « de
clôture du passé » (p. 306). L’auteur insiste sur la « nature profondément
hybride de la commémoration, nationale, impériale et orléaniste, religieuse
et laïque » (p. 306), comme s’il s’agissait de créer une émotion nationale, et
donc une communauté émotionnelle nationale, autour d’un personnage
pourtant contesté, mais en jouant de ses ambivalences (à chacun son
Napoléon). L’ambition du gouvernement est clairement d’offrir, selon une
logique qui est celle du monopole centralisé, une série de dispositifs
émotionnels incontestés et de mettre fin aux « panthéons concurrents »
(p. 321), aux « enterrements-manifs » (p. 379), et autres deuils de
protestation instrumentalisés ou même suscités par les oppositions
bonapartiste ou au contraire libérale. Côté réception de ces dispositifs par la
population, Emmanuel Fureix étudie les rapports administratifs qui
permettent de passer « des émotions prescrites aux émotions incorporées »
(p. 183) ; il utilise par exemple comme indicateur la fréquentation des
églises. Au final, « l’émotion du deuil participe indéniablement à la
socialisation politique des individus » (p. 15).
L’émotion du deuil n’a pas disparu. On en retrouve aujourd’hui les
manifestations les plus évidentes dans les cérémonies souvent spontanées,
mais souvent aussi orchestrées par les pouvoirs publics, qui ponctuent les
attentats terroristes (Truc, 2016). Dans un contexte où la souveraineté de
l’État apparaît fragile du fait de la mondialisation, et alors même que le
terrorisme le menace sur le terrain même de la monopolisation de la
coercition, l’économie du deuil permet de restaurer les hiérarchies
symboliques. L’État retrouve une primauté au moins scénique lorsqu’il
s’agit de dire la souffrance, de décréter l’émotion, de la mettre en forme, de
la ritualiser : minutes de silence synchronisées, discours présidentiels,
plaques ou monuments commémoratifs… L’État prend en charge les
émotions suscitées par le drame en imposant un jeu momentanément très
serré de postures prescrites, conformément à la logique des cérémonies de
deuil des sociétés traditionnelles. Il s’agit d’« instituer une communauté de
deuil » (Truc, 2016, p. 149) par l’organisation de cérémonies nationales, par
la mise en berne des édifices publics, et par la suspension des activités
ordinaires (minute de silence, journée de deuil national, et même, dans
certains pays, interruption des médias, arrêt des transports publics,
suspension des transactions boursières) (Truc, 2016, p. 149-150). Même si
la société civile voit également naître de multiples initiatives permettant
à chaque individu de manifester sa solidarité avec les victimes et leurs
proches, et même si cette solidarité est de plus en plus transnationale, l’État
demeure en première ligne dans la gestion des dispositifs de sensibilisation
post-attentats 21. L’enrôlement des individus dans ce jeu de prescription
émotionnelle semble massif. À défaut d’interroger avec précision la nature
de la pression sociale qui s’exerce sur chacun d’entre nous pour participer
par exemple à une minute de silence dans la rue, on notera avec Gérôme
Truc que la plupart du temps l’individu ainsi sollicité « respecte la
consigne » (p. 156) :
« La respectant, il y a des chances pour qu’il en vienne à ressentir véritablement les sentiments que
la posture qu’il adopte vise à exprimer publiquement : rester figé les bras le long du corps, tête
baissée, en signe de recueillement, au milieu d’une foule qui fait de même, peut éveiller en nous
une affliction que nous n’éprouvions pas quelques secondes auparavant » (p. 156).
On ne peut mieux dire l’emprise du collectif et de l’institution (ici l’État)
sur l’intimité individuelle. L’exemple des émotions post-attentats est
évidemment fort, mais on peut trouver des manifestations moins extrêmes
de cette institutionnalisation des émotions. La production institutionnelle du
recueillement s’observe par exemple aussi à travers les politiques
mémorielles, que Renaud Hourcade (2014) envisage comme l’« ensemble
des dispositifs de codes, rituels ou matériels, mis en place par les pouvoirs
publics dans le but de susciter une condensation émotionnelle autour de
représentations du passé » (p. 350). Enquêtant sur la mémoire de
l’esclavage à Nantes, Bordeaux, et Liverpool, cet auteur analyse les
politiques municipales visant à entretenir une telle mémoire en jouant de la
sensibilisation et de l’émotion, en marquant à la fois l’espace urbain
(musées, monuments, noms de rues…) et la temporalité de la cité
(cérémonies d’inaugurations, vernissage d’expositions…). Il s’agit de
« convaincre par les émotions » (p. 346), au prix d’une forte charge
symbolique ; ainsi lorsqu’un officiel nantais évoque les quais de la Loire
comme lieu où « ont été déportés tant d’enfants, de femmes et d’hommes
vers un destin tragique » (p. 352). Le fleuve se trouve « investi d’une
dimension tragique ». Observant en ethnographe quelques-unes de ces
cérémonies mémorielles, Renaud Hourcade y voit d’abord, conformément
au modèle durkheimien, un ciment social. Elles sont pour le politique un
moyen d’intégrer, de faire émerger un nous fusionnel, la fonction
d’intégration se doublant d’une dimension de reconnaissance (au sens
d’Axel Honneth) à destination de groupes ethniques dominés, ce qui permet
au passage de suspendre les discussions sur les inégalités concrètes
ressenties aujourd’hui par ceux qui se disent descendants d’esclaves.
Reprenant les interrogations formulées par Nicolas Mariot quant
à l’efficacité réelle de ces dispositifs, Renaud Hourcade affirme que « les
rituels ont bien des effets émotionnels réels, mais limités à des acteurs qui
présentent certaines prédispositions » (p. 360).
Le couple binaire joie/tristesse ne suffit pas à rendre compte des
dispositifs étatiques de sensibilisation. Risquer une liste est un exercice un
peu vain, d’autant qu’on bute ici sur l’imprécision de la frontière entre
émotions, affects, sentiments… Certains auteurs mettent encore en avant la
façon dont l’État joue de la peur des individus pour se poser en institution
sécurisante : on peut analyser en ce sens des dispositifs comme les
campagnes antitabac ou contre l’insécurité routière, par lesquelles les
ministères tentent de sensibiliser à un risque en provoquant des émotions
fortes (images traumatisantes d’un accident de voiture ou du cancer) ; mais
on peut aussi renvoyer aux multiples situations dans lesquelles les
gouvernants attisent la peur de citoyens ordinaires (peur de l’immigration,
peur du terrorisme, peur du déclin…) pour désigner un bouc
émissaire (Braud, 2004 ; Birnbaum, 1979). Le phénomène est hélas banal
en contexte de crise, les gouvernants n’ayant souvent qu’à accompagner le
processus de désignation des supposés « coupables » : car « la colère,
engendrée par la souffrance, exige des cibles accessibles et
plausibles » (Braud, 2004, p. 193). Il est banal de rappeler que
l’antisémitisme allemand des années trente concentre et fait converger les
pulsions de haine, sur fond de ressentiment et d’humiliation nationale ; on
sait comment il a pu devenir politique d’État… 22 On glisse alors vers une
hypothèse centrale pour penser les régimes autoritaires : ceux-ci suscitent la
peur et parviennent à s’imposer par un dispositif policier qui incite les
individus à faire profil bas. Le pouvoir fait peur, il ne se contente pas de
jouer des peurs sociales plus ou moins préexistantes. « Avoir peur, écrit
Patrick Boucheron, c’est se préparer à obéir » (Boucheron, Robin, 2015,
p. 33).
Moins consensuelle sera la réflexion de Corey Robin (2004) pour qui le
système politique américain (et la domination de classe qu’il perpétue)
serait largement fondé sur la peur (il parle d’american way of fear),
sentiment exacerbé depuis les attentats du 11 Septembre.
« Notre crainte du terrorisme, écrit cet auteur, orchestrée et manipulée par les puissants, est utilisée
pour organiser la structure de pouvoir dans la société en donnant encore davantage à ceux qui ont
beaucoup et en prenant à ceux qui ont peu » (p. 39).

Et plus loin :
« La peur permet à un groupe d’en dominer un autre (…). J’estime quant à moi que la peur est bien
plus présente aux États-Unis que nous aimons à le croire. J’entends par peur à la fois la crainte des
menaces qui pèsent sur la sécurité physique et le bien-être moral de la population, menace contre
lesquelles les élites se posent en protecteurs, et la peur mutuelle qu’ont les uns des autres les
individus les plus puissants et les moins puissants au sein de la société » (p. 195-196).

Parce que « le moindre effort entrepris pour minimiser les inégalités fait
surgir le (…) spectre du chaos » (p. 220), on peut dire que la peur constitue
un puissant « levier de pouvoir » (l’expression est de Philippe Braud, dans
la préface de l’ouvrage). L’analyse est-elle transposable à toutes les
démocraties occidentales ?
On ne risquera pas à recenser plus avant les émotions d’État 23. Insistons
pour conclure ce point sur le caractère très imparfait du monopole détenu
par l’État. Sans doute est-ce « la fonction du politique que de tenter
d’orchestrer une canalisation, au double sens de « régulation » et de
« définition de l’orientation », de l’affectivité » (Bernard, 2017, p. 168).
Mais la fabrique des émotions est aussi le fait des médias, des entreprises
privées (via par exemple la publicité), des institutions religieuses, des
collectivités territoriales 24, des ONG, des partis politiques (« catalyseurs des
émotions », dit joliment George Marcus) (2008, p. 62) mais aussi, on l’a dit,
des mouvements sociaux dont certains vont précisément chercher
à contester les dispositifs étatiques de sensibilisation. Notre société voit
s’affronter une pluralité de dispositifs et de contre-dispositifs dans une
compétition émotionnelle ouverte. L’affrontement entre partis politiques
peut ainsi s’analyser comme compétition entre grammaires émotionnelles
(Ballet, 2012), chaque parti ayant sa propre façon de manifester ses
enthousiasmes, de conjuguer joies et peines, d’exprimer indignations et
colères… L’État, certes particulièrement armé, ne sort pas forcément
vainqueur de cette concurrence autour du contrôle des émotions. Le cow-
boy Marlboro des publicitaires fait oublier le poumon empoisonné du
ministère de la Santé… On peut parler au mieux de prétention de l’État
à contrôler les émotions. Car que savons-nous de la façon dont les individus
réagissent aux dispositifs de sensibilisation ? Christophe Traïni note avec
prudence que celle-ci, comme toute socialisation, est fonction des publics :
« La performativité des dispositifs, loin de dépendre exclusivement des intentions et des savoir-
faire de ceux qui les mettent en œuvre, résulte de leur aptitude à recouper des sensibilités préalables
que les uns et les autres doivent à leur socialisation respective » (Traïni, 2015b, p. 27).

Comme les politiques, les citoyens peuvent feindre des émotions qu’ils
n’éprouvent pas vraiment, ils peuvent offrir une façade conforme aux
attentes institutionnelles. L’histoire des régimes autoritaires et totalitaires
est riche en foules enthousiastes pour célébrer l’avènement d’un dictateur,
ou éplorées à la mort de celui-ci… Au-delà de la dénonciation de ces
parodies grossières, le chercheur peut-il espérer aller plus loin et évaluer la
sincérité des émotions affichées ? Il est plus facile de recenser les dispositifs
institutionnels de sensibilisation que d’en mesurer les effets réels sur les
individus…
2

L’exemplarité émotionnelle
des gouvernants

Dire que la régulation des émotions est liée à l’étatisation constitue une
hypothèse éclairante mais qui manque de précision. L’État, ce sont d’abord
des individus habilités à agir en son nom. On a évoqué le modèle idéal-
typique du fonctionnaire wébérien contraint à une exemplarité
émotionnelle, preuve du lien très étroit qui unit étatisation et régulation des
émotions. Mais les gouvernants ? Eux aussi sont directement concernés par
les évolutions que l’on vient de rappeler. L’injonction à contrôler ses
émotions s’applique en effet d’abord à eux-mêmes. En tant que classe
dominante (ou fraction de la classe dominante), ils partagent avec
l’ensemble des élites sociales, auxquelles ils appartiennent et dont le plus
souvent ils sont issus, la conviction que les émotions doivent être régulées,
que l’expression brute des émotions menace l’ordre social, et que donc le
peuple doit être surveillé. De ce fait, ils participent à la mise en place des
dispositifs de sensibilisation qui, au cœur des politiques publiques, visent
à encadrer les émotions des gouvernés. D’où un rapport double à celles-ci :
d’un côté les gouvernants doivent être exemplaires au plan de la maîtrise
des émotions ; de l’autre, ils doivent participer à la prescription des
émotions politiquement attendues, ce qui suppose à la fois de les éprouver
publiquement (sous une forme retenue et ritualisée) et de les mettre en
discours. La rhétorique d’appel aux émotions permet, on le verra,
d’exprimer des émotions attendues tout en demeurant ostensiblement
maître de soi. Il nous faudra revenir sur ce paradoxe.
Professionnalisation politique
et contrôle des émotions
Entendue comme « rationalisation des pratiques politiques » (Gaxie, 1996,
p. 53), la professionnalisation politique participe directement de la
régulation des émotions. Au fil du XXe siècle, les gouvernants ont appris
à s’inscrire dans une logique de « transformation des émotions en actions »
(Neveu, 2015, p. 106), quitte à donner l’impression de demeurer insensibles
aux problèmes qu’ils sont censés résoudre. Et c’est sans doute au sein de la
classe politique que « se réalise de la façon la plus achevée le processus de
contrôle de l’expression des affects » (Neveu, 1992, p. 23). De ce point de
vue, l’histoire de la classe politique n’est pas si éloignée de celle de la haute
fonction publique, avec laquelle elle entretient au demeurant des liens qui
n’ont cessé de se resserrer au fil du XXe siècle. Le bon professionnel de la
politique, comme le bon fonctionnaire, agit efficacement en évitant
l’émotivité : il ne se laisse pas guider par les émotions, il masque celles-ci.
Mauvaises conseillères, les émotions sont perçues comme stériles : on leur
préférera l’action rationnelle.

Gouvernement de soi, gouvernement des autres


Cette équation ne date pas du XXe siècle. Dès les commencements du
processus de civilisation analysé par Norbert Elias s’impose l’idée selon
laquelle il faut d’abord « se gouverner » pour pouvoir prétendre ensuite
« gouverner les autres ». On peut, avec Paul Veyne, trouver trace de cet
idéal sous l’Antiquité : « L’idéal gréco-romain de maîtrise de soi,
d’autonomie, était lié à la volonté d’exercer aussi un pouvoir sur la vie
publique (nul n’est digne de gouverner s’il ne sait se gouverner) » (cité in
Bernard, 2017, p. 134). La retenue, valorisée par exemple par Erasme, est
précocement considérée comme qualité attendue d’un gouvernant, elle
occupera une place centrale dans l’éducation des jeunes princes. Dans la
thèse qu’il a consacrée aux princes bourguignons des XIVe et XVe siècles,
Laurent Smagghe (2012) montre très bien que dès cette époque
« l’obligation de juste mesure et de modération pèse sur le gouvernant (…).
Il lui faut offrir l’image d’un homme maître de lui-même et qui se gouverne
avec la même discipline que celle exigée de son peuple. Les transgressions
que sont les révoltes, l’usurpation ou la lèse-majesté renvoient aux
mouvements désordonnés de l’âme et à la gesticulation, attirant sur elles la
même condamnation unanime » (p. 79). Et plus loin : « le geste idéal pour
le prince est l’immobilité » (p. 180). La norme d’impassibilité est-elle pour
autant stabilisée ? Laurent Smagghe répond de façon nuancée lorsqu’il
évoque la « communication princière » : le prince « peut se faire
impénétrable et dissimuler ses intentions véritables », tout comme il peut
offrir un « visage ruisselant de larmes ». Il s’agit « de jouer ou de se jouer
de l’émotion plutôt que de s’y soumettre » (p. 140). C’est par exemple le roi
de France Louis XI « manipulateur-né qui sait jouer de son visage pour
séduire, égarer ou éconduire ses interlocuteurs » (p. 144). « À la charnière
du XVe au XVIe siècle, pleurer pour un gouvernant devient progressivement
un artifice qui sert la conviction (…). Inondant le visage à un moment clé
de l’exposé ou altérant la voix du parleur, [les larmes] sont destinées
à susciter l’émotion et à remporter l’adhésion de l’auditoire, parce qu’elles
apportent un supplément de conviction à l’énoncé » (p. 388). Et l’auteur de
conclure par cette formule : « Gouverner, c’est pleurer ! » (ibid.). Une telle
instrumentalisation de l’émotion singulière du prince démontre que celle-ci
est encore recevable, à certaines conditions cependant. Ainsi le « juste
courroux » (illustrée par exemple dans l’épisode ancien du vase de
Soissons) : la colère est légitime si elle est placée « au service de la justice
souveraine » (p. 177), si elle intervient « en dernier ressort après qu’un
temps de réflexion et de conseil ait été observé » (p. 213), loin donc de la
mauvaise colère d’un Charles le Téméraire. La colère princière est une des
dimensions de la monopolisation de la violence légitime par le prince : mais
d’une certaine façon elle se ritualise, s’institutionnalise, en même temps
qu’elle devient, par son intensité même, action politique (la colère du prince
foudroie ses adversaires). Le prince est encore, à cette époque charnière,
« athlète émotionnel » (p. 412) autant que sang-froid incarné :
« Si la mauvaise colère, brutale, irréfléchie ou injustifiée, accompagnée de dérapages verbaux et de
gestes désordonnés est fermement condamnée comme une simple fuite des sens indigne de la
majesté du prince, il existe un courroux efficace qui suit un protocole on ne peut plus établi »
(Smagghe, 2010, p. 91).

C’est pourtant bien le modèle de l’autocontrôle qui s’impose


historiquement. On retrouve cette logique chez Richelieu pour qui la civilité
sera « le moyen privilégié de dominer, de domestiquer ; de contrôler les
corps, les expressions, les propos » (Courtine et Haroche, 2007, p. 196). Le
silence ne devient-il pas alors « un privilège de roi » (p. 198) ? On prête
à Richelieu les maximes suivantes : « Il faut écouter beaucoup et parler peu,
pour bien agir au gouvernement d’un État » (ibid., p. 197) ; « Il est de la
grandeur des rois d’être retenus en leurs paroles » (ibid., p. 198).
« La passion est l’ennemi intérieur des rois, donc celui des États. Le roi doit protéger ses dehors ; il
lui faut aussi défendre son espace intérieur : retenir son propos, s’interdire de médire de quiconque,
savoir fermer ses oreilles à la calomnie, savoir ouvrir les yeux ; savoir les garder ouverts même
lorsqu’ils semblent fermés » (Courtine et Haroche, 2007, p. 198).

Même tonalité chez Mazarin : « Arrange-toi, écrit-il à destination des


hommes d’État, que ton visage n’exprime jamais aucun sentiment » (cité in
Braud, 2007, p. 54). Dans un article consacré au « contrôle émotionnel »,
Philippe Braud (2007) cite encore Napoléon :
« Ne croyez pas que je n’ai pas le cœur sensible comme les autres hommes… Mais, dès ma
première jeunesse, je me suis appliqué à rendre muette cette corde qui chez moi ne rend plus aucun
son » (Lettre au comte de Mollé, 1813, cité in Braud, 2007, p. 55) 25.

« Entre Henri IV et Louis XIII, résume l’historienne Michelle Fogel, la


parole brève, puis le visage impénétrable et le silence sont devenus des
attributs de la domination des rois de France » (2014, p. 281). Le contrôle
des émotions participe de la dignité de la fonction de Roi, en même temps
qu’il est une technique efficace pour maintenir, dans les interactions
concrètes que le monarque noue avec ses proches, une position dominante :
impénétrable, le souverain se dissimule et maintient l’incertitude quant à ses
sentiments profonds. Ce qui fera dire au philosophe Maine de Biran que le
roi remplit une fonction de « modérateur essentiel de toutes les passions
particulières [qui] n’agit, lui-même, jamais par passion » (Maine de Biran,
cité par Fureix, 2009, p. 170).
On voit ainsi converger sur la figure du gouvernant suprême deux logiques
complémentaires. La première est une logique stratégique, la retenue étant
une technique de gouvernement par la dissimulation. La seconde est une
logique de distinction qui associe la retenue aux bonnes manières civilisées
(ainsi le « courtisan » de Castiglione au XVIe siècle ou « l’homme de cour »
de Gracian au XVIIe). En tant qu’autorité ultime, le monarque est bien
évidemment tenu par cette logique de distinction, qui travaille l’ensemble
des classes dominantes. Grand aristocrate et homme politique de premier
plan, Talleyrand est, selon son biographe Emmanuel de Waresquiel (2003),
la parfaite illustration de cette logique : « masque imperturbable, sans
grimace ni sourire » (Sainte-Beuve) ; visage « du plus impénétrable et du
plus indéchiffrable des hommes » (Mme de Staël) ; « le visage de
Talleyrand était tellement impassible qu’on ne savait jamais rien y lire »
(Napoléon) (p. 290 et p. 400)… Le mépris de l’aristocratie à l’égard de la
bourgeoisie montante se traduit par exemple volontiers par le culte des
bonnes manières naturalisées, celles qui sont censées exprimer une
naissance haute, aux dépens de la vulgarité persistante des parvenus.
« L’éducation aristocratique impose de ne rien laisser transparaître, au
risque de susciter des inhibitions », note l’historien Eric Mension-Rigau
(1994, p. 238). L’aristocratie perdra pourtant le monopole de l’autocontrôle
émotionnel. Cas Wouters (2007) évoque la diffusion de ce dernier (fin XIXe-
début XXe) à la bourgeoisie y compris moyenne et petite. Le self-control se
décline alors en ponctualité, goût de l’organisation, maîtrise des affects. Le
capitalisme bourgeois, on l’a dit, instrumentalisera largement cette
disposition à une discipline qui est d’abord autodiscipline : du point de vue
de l’ordre sociopolitique au sens le plus large, les émotions sont perçues
comme l’expression de la faiblesse, elles constituent un danger. La
domination masculine qui organise cet ordre sociopolitique conforte les
représentations négatives des émotions, renvoyées au féminin et au privé.
Populaire, enfantine, féminine (et on pourrait ajouter, en évoquant l’ordre
colonial : étrangère), l’émotion ne peut être que combattue par ceux qui
entendent diriger et incarner la société.
On trouve trace de cet ordre jusque dans la sociologie contemporaine.
Dans l’ouvrage qu’il consacre aux classes sociales de la France des
années 70, Pierre Bourdieu (1979) met en évidence, on l’a dit, l’opposition
persistante entre un habitus bourgeois tout en retenue, contrôle de soi,
ascèse même, et un habitus populaire qui valorise au contraire l’expressivité
la plus franche et le « refus des manières » (p. 442). L’« aristocratisme
ascétique » (p. 325) est toujours prompt à condamner les émotions faciles,
synonymes de vulgarité. Dans le même sens, Arlie Hochschild (1979)
observe que la division du travail distribue plus volontiers la discipline
émotionnelle du côté des classes moyennes que dans les milieux populaires.
Ce sont en priorité les cols blancs et les cadres qui sont amenés à travailler
leur façade émotionnelle (exprimer l’attention ou l’empathie, réprimer son
agacement…), problématique encore largement étrangère à la classe
ouvrière et aux milieux populaires, ceux-ci étant davantage confrontés aux
choses (matières premières et machines) qu’à autrui.
Le sang-froid des professionnels de la politique
Les professionnels de la politique ont hérité de cette stigmatisation des
émotions. Même ceux qui ne sont pas d’origine aristocratique sont obligés
d’emprunter aux codes dominants des bonnes manières masculines et de
faire preuve de retenue, car cette capacité conditionne leur crédibilité
sociale et politique. La démocratisation liée au suffrage universel ne
signifie-t-elle pas pourtant le surgissement du peuple et des émotions
populaires ? Alain Garrigou (2003) montre que la professionnalisation des
gouvernants s’inscrit certes en rupture par rapport à la « politique
courtoise » d’Ancien Régime (p. 20), laquelle n’était au demeurant « pas
tout à fait la politique puisqu’elle [était] une politique sans cause » (p. 20).
Mais « l’irruption de la conviction » (p. 20), ne fait pas disparaître, loin de
là, l’obligation de retenue et de sang-froid : « Des professionnels de la
politique, on attend [désormais] comme une évidence la conciliation de la
conviction et de la maîtrise de soi » (p. 11). Tandis que « dans la politique
de cour, les passions étaient des désirs ou des pulsions qui concernaient des
personnes, des lignées » (p. 21), la démocratie parlementaire souligne et
dramatise des oppositions plus fondamentales. La définition mondaine de la
politique s’en trouve ébranlée, mais elle ne disparaît pas. Ainsi le suffrage
censitaire encourage-t-il les connivences entre gouvernants, « l’intérêt
économique ou patrimonial [étant] censé détourner des passions et attacher
indéfectiblement à l’ordre » (p. 26) : « la vie parlementaire avait (…) des
airs de vie mondaine en rassemblant des députés issus du même milieu
social et se retrouvant au Parlement comme dans un club » (p. 27).
Force est de constater que le suffrage universel a pu, à certains égards,
déstabiliser la figure idéalisée du politique maître de ses émotions. Les
tribuns populaires, de Gambetta déjà évoqué à Jaurès, savaient s’affranchir
des normes bourgeoises pour clamer leur indignation et pour laisser
exploser leur colère. À l’extrême-gauche mais aussi à l’extrême-droite, la
dénonciation du système politique et de l’ordre social s’incarnait volontiers
dans des formes très expressives d’indignation et d’enthousiasme, loin de la
retenue et du sang-froid des gouvernants installés. On pense évidemment,
en quittant un instant l’hexagone, aux grands dictateurs des années 30
(Hitler et Mussolini), maîtres dans l’art de théâtraliser leurs émotions. Mais
ces excès mêmes contribueront, après guerre, à discréditer le registre
émotionnel. « Aux transes passionnelles de la vie politique de l’entre-deux-
guerres et de l’immédiat après-guerre, écrit Philippe Braud (2017),
a succédé une profonde suspicion à l’égard des rhétoriques enflammées »
(p. 229).
Tout sera alors fait pour dévaloriser et stigmatiser la passion ou l’émotion.
C’est par exemple le protocole qui « renforce le contrôle de soi » et
« entend mettre de l’ordre dans les émotions » (Deloye, in Deloye, Haroche,
Ihl, 1996, p. 62). La professionnalisation des gouvernants a très rapidement
compensé les effets potentiels d’ouverture et d’imprévisibilité du champ
politique que la démocratisation pouvait laisser entrevoir. La solennité
républicaine impose, d’hier à aujourd’hui, des postures d’autocontrôle
strictes.
« L’homme politique, comme homme public, se caractérise depuis plusieurs siècles par une parfaite
maîtrise de soi. Les magazines politiques de télévision contemporains, hyper-ritualisés, perpétuent
la tradition : l’espace psychologique de l’homme politique n’y surgit qu’exceptionnellement ; au
contraire de celui du profane émotif invité à comparaître face à l’élu (…). La solennité s’impose au
corps de l’homme politique comme indice de pouvoir » (Darras, 1995, p. 385).

Même constat chez Marion Ballet (2014a) :


« La doxa démocratique suppose (…) des décideurs et des citoyens rationnels, c’est-à-dire
affranchis des passions qui faussent le jugement (…). Quand les affaires supérieures de l’État sont
en jeu, les élites politiques devraient maîtriser leurs émotions personnelles pour n’écouter que
l’intérêt général et tenter de contenir les “passions”, potentiellement subversives, du peuple »
(Ballet, 2014a, p. 5).

La professionnalisation est d’abord maîtrise des techniques de


gouvernement de soi. Avant d’être un professionnel de l’action publique ou
de l’État, le professionnel est un expert en matière de présentation de soi.
D’où l’importance des mécanismes de socialisation qui garantissent une
intériorisation aussi précoce et aussi totale que possible des normes qui
définissent le bon politique. Celui-ci doit contrôler ses émotions lorsqu’il
agit sous le regard du public mais également lorsqu’il est seul spectateur de
ses propres agissements. C’est la métaphore, chère à Danilo Martuccelli
(2002), de l’individu « tenu de l’intérieur » et non pas seulement « tenu de
l’extérieur » 26.
La théorie critique de la représentation formulée par Pierre Bourdieu
(2001) insiste particulièrement sur cette dimension d’autocontrôle.
« L’individu ordinaire doit mourir pour qu’advienne la personne morale.
“Meurs et deviens une institution !” (c’est ce que font les rites
d’institution) » (p. 269). Parce qu’elles expriment la singularité
individuelle, les émotions n’ont plus leur place au stade de l’endossement
du rôle. D’où un idéal d’impersonnalité, d’effacement et de retenue, au
cœur de la logique représentative :
« Pour pouvoir s’identifier au groupe et dire : “je suis le groupe”, “je suis, donc le groupe est”, le
mandataire doit en quelque sorte s’annuler dans le groupe, faire don de sa personne au groupe,
clamer et proclamer : “je n’existe que par le groupe” » (p. 265).

Cet effacement de la personne en tant qu’elle est singulière s’observe par


exemple sur le terrain des gratifications liées à la politique. L’idéologie de
l’intérêt général et du dévouement (là encore on observe des continuités
avec l’ethos aristocratique du désintéressement) interdit de se réjouir pour
soi. La victoire électorale est collective, la nomination comme ministre est
d’abord une lourde responsabilité… Les rétributions symboliques liées à la
politique (Braud, 1991) ne doivent susciter que des jouissances discrètes.
Dans sa célèbre conférence sur « le métier et la vocation d’homme
politique », Max Weber (1959) recensait « les joies intimes que la carrière
politique peut donner » (p. 161), à commencer par « le sentiment de la
puissance » (p. 162). Il évoquait la « passion » comme l’une de ces
« qualités déterminantes qui font l’homme politique » (p. 162), mais
montrait aussi que le « dévouement passionné à une cause » devait
composer avec le « sentiment de la responsabilité » (p. 162). D’où cette
interrogation éminemment actuelle : « comment peut-on faire cohabiter
dans le même individu la passion ardente et le froid coup d’œil ? » (p. 163).
Au cœur du jeu et du champ politique contemporain, le président de la
République est contraint à une discipline émotionnelle de tous les instants.
Le général de Gaulle a d’emblée, sous la Ve République, imposé une
définition du rôle particulièrement rigide. Adrien Le Bihan (2010), lecteur
attentif de ses Mémoires de Guerre, y note la quasi-absence des émotions
privées. Nul chagrin malgré le deuil (mort de sa mère, mort de sa fille),
nulle mélancolie (sinon dans les toutes dernières lignes). L’homme du
18 Juin entend « se peindre tel qu’il se voit, parmi les événements tels qu’ils
sont. Du de Gaulle intérieur pas un mot ; ou si peu » (p. 133). L’« absence
des corps » (p. 145) est quasi systématique. Les seules émotions recevables
sont celles, exemplaires, qui ponctuent les succès et les infortunes du
combat pour la Libération de la France 27.
Les successeurs du général de Gaulle, tous des hommes à ce jour, ont
reproduit cette définition originelle très masculine et très aristocratique de
l’autocontrôle comme critère de présidentiabilité, alimentant la fameuse
métaphore des deux corps du président empruntée à Kantorowicz : l’un, le
corps réel, est perméable aux émotions : l’autre, le corps sublimé, en
incarne la plus parfaite régulation (Charbonneaux, 2015). Dans la recherche
qu’il a consacrée aux allocutions présidentielles télévisées, Yves Hélias
notait par exemple (en 1983) la vigueur d’un autocontrôle se traduisant par
la quasi-immobilité du corps présidentiel. Si le président en appelle
volontiers aux émotions, il doit, en ce qui le concerne, ne jamais se départir
du plus parfait sang-froid. Et ce n’est sans doute pas un hasard si, parmi les
candidats aux élections présidentielles, ce sont les présidents sortants (en
exercice donc au moment de la campagne), qui présentent la plus grande
retenue émotionnelle : l’indignation, par exemple, ne fait pas partie pour
eux des émotions mobilisables (Ballet 2012). On est clairement en présence
d’un rôle pour lequel un intense emotional work s’impose. Un président en
exercice ne pleure pas : il a tout au plus la larme à l’œil… Le témoignage
des intéressés va dans ce sens : VGE déclare par exemple lors de la
campagne de 1981 que « quand vous exercez des fonctions, vous ne pouvez
pas laisser votre émotivité se manifester ». Même tonalité chez François
Mitterrand en 1988, pour qui il importe que le président « n’obéisse pas
à des impulsions ou à des changements d’humeur » (Ballet, 2014a, p. 22).
Cet autocontrôle présidentiel trouvera son mode d’expression le plus violent
(on y reviendra) dans l’épreuve de la maladie : Georges Pompidou et
François Mitterrand ont dû (ont crû devoir) taire une souffrance physique
jugée incompatible avec la dignité présidentielle.
L’équation qui associe métier politique et contrôle de soi peut se lire
a contrario dans le fait que plus on s’éloigne du centre du champ politique,
plus on a de chances de trouver trace d’émotions brutes. C’est par exemple
ce qui ressort de l’analyse de l’évolution du genre pamphlétaire (Angenot,
1995) proposée par Cédric Passard (2015). La « mobilisation des affects
politiques » (p. 135) est au cœur d’un genre littéraire qui semble attirer en
priorité des auteurs au profil marginal, souvent peu intégrés au monde
institutionnel :
« Le dispositif de sensibilisation mis en œuvre par le pamphlétaire repose sur un sentiment
personnel d’indignation morale qu’il espère diffuser en le traduisant en une émotion colérique »
(p. 136).

Le pamphlétaire joue de la peur, de l’indignation, il fait rire, mais selon


une logique qui est celle de l’outrance, ce qui en fait la chose des
« outsiders politiques » (p 198). Ce que démontre a contrario la trajectoire
d’un Rochefort, étonnamment sobre une fois devenu parlementaire.
La corrélation entre marginalité politique et droit aux émotions vaut plus
largement pour toutes les formes de positionnements périphériques. Marion
Ballet (2012) dénombre ainsi davantage d’occurrences émotionnelles chez
les petits candidats et chez les partis extrémistes que chez les
présidentiables émanant des partis de gouvernement. Ainsi se souvient-on
peut-être de Marcel Barbu (1965) pleurant à la télévision en s’adressant au
général de Gaulle sur un ton pathétique (« vous avez faim de l’amour des
Français, j’en suis sûr et cela crève les yeux (…). Les Français vous
admirent mais ils ne vous aiment pas ») (in Delporte, 2007, p. 122).
Stéphane Cadiou et Maurice Olive (2015) montrent quant à eux la réelle
(quoique inégale) capacité des maires ruraux à jouer des émotions pour
peser sur (et contre) l’ogre métropolitain. « Certains maires, écrivent-ils,
manifestent des réticences à l’idée d’avoir recours [aux émotions] :
répulsion sociale et/ou culturelle à l’égard des arguments jugés
“populistes”, conception “noble” du métier d’élu qui les amène à refuser
des pratiques jugées “indignes”, dispositions professionnelles à user
d’arguments techniques, etc. » (p. 187). D’une façon générale, les émotions
sont sans doute plus présentes au sein des groupes éloignés du profil
standard de l’homme politique ; on en trouvera trace chez les jeunes, chez
les femmes, d’une façon générale chez les entrants. Faut-il voir dans le
recours à l’émotion l’arme du « petit » politique un peu désarmé face à des
professionnels aguerris et adeptes de l’argumentation technocratique ?
(Olive, 2017). On retrouve ici l’opposition déjà évoquée entre le monde des
mouvements sociaux, où les émotions sont volontiers mises en avant, et les
sommets de l’État, où elles sont taboues 28. Certains entrants dans le champ
politique sont encore porteurs d’un rapport aux émotions qui trahit leur lien
avec les mouvements sociaux, tandis que les professionnels de la politique
les mieux établis n’entretiennent plus de relations avec ceux-ci. Notons
ainsi que les personnalités politiques passées par la haute fonction publique
(Juppé, Fabius…) témoignent d’un rapport aux émotions qui n’est
évidemment pas celui des personnalités propulsées dans le champ politique
sans socialisation préalable : ainsi expliquera-t-on le rapport aux émotions
d’un Bernard Tapie, d’un Jean-Louis Borloo ou d’un Bernard Kouchner,
plus direct que celui des énarques précédemment cités.
On voit alors poindre le modèle (faut-il dire : le contre-modèle ?) du
leader populiste jouant d’une extériorité affichée par rapport à la classe
politique professionnalisée et laissant s’exprimer des émotions
revendiquées comme authentiques et en phase avec le ressenti populaire.
Colère, indignation, mais aussi joie extrême… : le populisme est d’abord un
certain rapport aux émotions, sur fond de dramatisation du clivage ami /
ennemi. Il établit une « relation directe avec le peuple », reprend à son
compte l’indignation « des marginaux, des déçus, de ceux qui se sentent
exclus », n’hésitant pas « à flatter les sentiments parfois refoulés de son
auditoire » (Couffignal, 2016, p. 26).

Susciter (éprouver ?)
des émotions exemplaires
Si les gouvernants doivent s’interdire d’exprimer des émotions
individuelles qui viendraient troubler la posture de sérieux dans
l’endossement du rôle, ils peuvent en revanche (ils doivent, même)
s’associer aux émotions collectives si le rôle l’exige. Ainsi doivent-ils
exprimer sous de multiples formes l’attachement affectif à la communauté
nationale, l’amour de la patrie disait-on jadis. Reprenant l’exemple de la
coupe du monde de football, Philippe Braud note la façon dont Jacques
Chirac excella (mieux sans doute que son premier ministre Lionel Jospin)
à symboliser la joie du pays tout entier.
« Le contrôle émotionnel ne signifie pas l’absence d’émotions exprimées en public. Pour les
représentants du peuple, c’est même un devoir politique majeur de se réjouir ou de s’indigner. Mais
à bon escient ! Cela implique d’abord qu’il est prudent de partager le “sentiment unanime” de
l’opinion publique » (Braud, 2007, p. 54.)

La démocratie représentative n’est pas réductible à la représentation des


intérêts ni même à la question de la représentativité sociologique. Elle
contient aussi une dimension de représentativité émotionnelle trop peu
souvent analysée. Selon cette logique, le représentant élu (et c’est tout
particulièrement vrai du président à l’échelle nationale) doit être en phase
avec ceux qu’il représente : selon une logique bottom-up, il doit reprendre
à son compte les émotions des électeurs, quitte à les domestiquer, les
adoucir, les mettre en forme (et en mots) ; selon une logique top-down, il
doit être en mesure de faire partager les émotions qu’il juge exemplaires,
susciter l’enthousiasme, le recueillement, la compassion… L’obligation de
retenue produira naturellement des décalages d’intensité ; mais le principe
est bien celui de l’émotion partagée.

Le charisme au sommet de l’État


Alors même qu’il diagnostiquait la professionnalisation politique et la
montée en puissance des formes de gouvernement fondées sur la froide
rationalité, Max Weber livrait une analyse originale du charisme entendu
précisément comme forme politique résiduelle faisant la part belle aux
émotions. « Weber fait de la domination charismatique une relation
émotionnelle et personnelle “extra-ordinaire” » (Laignoux, 2014, p. 18). Le
leader charismatique joue nécessairement des émotions :
« Le caractère émotionnel des relations qui existent entre le chef et sa suite, éventuellement aussi
avec la masse plus large des dominés, tient à la base exclusivement personnelle de son autorité »
(Colliot-Thelène, 2015, p. 42-43).

Quelle place Weber accorde-t-il au charisme dans le contexte de


rationalisation de l’État ? Le charisme ne peut pas disparaître complètement
de l’ordre bureaucratique, car « la domination bureaucratique a (…)
fatalement à sa tête un élément au moins qui n’est pas purement
bureaucratique » (Weber, cité par Heurtin, 2014, p. 75). Au point
d’articulation entre charisme et rationalité moderne, qu’il est sans doute
abusif de distinguer trop abruptement (Favret-Saada, 1994), la notion de
charisme d’institution ou de fonction (François, 1992) permet de montrer la
persistance des « communautés émotionnelles » jusque dans l’ordre
bureaucratique. Mais le leader charismatique n’est plus ce prophète ou ce
chef de guerre surgi de nulle part : il est la personne consacrée par l’ordre
institutionnel selon une logique de personnification des institutions et
d’individuation du social qui privilégie évidemment les émotions
exemplaires, celles qui collent au plus près au rôle endossé et à l’institution
représentée (Le Bart, 2008). Jean-Philippe Heurtin envisage le charisme de
fonction comme « fondement invisible de la légitimité rationnelle-légale »
(2014, p. 73) : l’ordre étatique impersonnel se construit en neutralisant
autant que possible les émotions, celles-ci se trouvant en quelque sort
ramassées sur la seule personne du leader charismatique. Cette division du
travail émotionnel entre un monde administratif qui bannit tendanciellement
les émotions et un leader politique qui, au sommet de l’État, les met en
scène en jouant plus ou moins la carte du charisme, s’est trouvée
singulièrement validée et même renforcée par la montée en puissance des
médias. Conformément aux intuitions de Richard Sennett (1979), le
charisme contemporain des leaders est très centré sur le dévoilement des
affects et sur leur « capacité à abolir toute distance entre leurs sentiments et
ceux du public » (Foessel, 2008, p. 53).
L’histoire politique française récente confirme d’une certaine façon ce
schéma. La naissance de la Cinquième République peut en effet s’analyser
comme paradoxale superposition de deux logiques contraires. La première
est le retour au pouvoir du général de Gaulle, leader charismatique offrant
par la centralité de sa position (et l’étendue de ses pouvoirs) un visage
familier disponible à toutes les projections émotionnelles ; la seconde est la
montée en puissance jusqu’au sein des gouvernements d’une génération
d’hommes d’État issus de la haute fonction publique et très socialisés au
contrôle des émotions. Le décalage symbolique entre un chef d’État à la
fois orchestrateur et cible des émotions collectives et un personnel
ministériel très discipliné participe d’une régulation politique extrême qui
déplace la frontière entre le politique et l’administratif. Ce montage met fin
à une longue période de défiance des politiques à l’égard du
présidentialisme et de toute forme de dérive charismatique, la crainte du
césarisme (bonapartisme, boulangisme, pétainisme…) plaidant pour une
limitation institutionnelle du charisme, fût-il de fonction. Si le modèle
républicain tolérait effectivement les bonnes passions (celles qui suscitent la
mobilisation citoyenne), ces dernières devaient avoir pour cible, on l’a dit,
des « abstractions » (la loi, le peuple, la nation, la constitution…), et en
aucune façon des personnes. Il convenait donc de peu personnaliser les
institutions (régime d’assemblée avec exécutif neutralisé, à défaut d’être
lui-même collectif). Pierre Rosanvallon parle d’un véritable « culte de
l’impersonnalité » (2017, p. 51 sqq.) : tout écart par rapport à cette norme,
par exemple l’admiration collective qui se portait sur Clemenceau après la
première guerre mondiale, devait être corrigé (Clemenceau fut écarté de la
présidence en 1920). Avant lui, Gambetta avait attiré les mêmes suspicions :
orateur passionné et charismatique, « volcanique », « bouillonnant », il
suscite le malaise : « un orateur politique se doit de tenir son rang par un
langage approprié ». (Dontenwille-Gerbaud, 2016, p. 35). L’intéressé est
prisonnier d’une posture paradoxale : il condamne sans ambiguïté le
pouvoir personnel et invite ses contemporains à « se déshabituer de compter
sur un homme » (ibid., p. 41) ; mais sa façon de le dire, par le charisme
déployé, déchaîne les passions !
La méfiance à l’égard du charisme et de ses soubassements émotionnels
est encore forte après-guerre au sein de la classe politique : Vincent Auriol
se donne certes pour mission de « faire aimer la République », mais il
« reste fidèle au protocole de la modestie républicaine » : « Si quelqu’un
dans la foule crie : “vive Auriol !”, il répond : “Non, vive la République” »
(Roussellier, 2015, p. 245-246). Si enthousiasme il y a, il s’agira, selon
l’expression utilisée par les républicains au XIXe siècle, d’un « enthousiasme
administratif » (ibid., p. 241). Aucun homme ne peut prétendre capitaliser
sur sa personne les émotions politiques positives. René Coty apparaît par
exemple au moment de sa laborieuse désignation à la présidence en 1953
comme « un parfait inconnu, précisément choisi pour sa discrétion »
(Delporte, 2007, p. 45). Comme le rappellent les historiens Nicolas
Roussellier (1997) ou Christian Delporte (2007), ce refus du charisme (dont
le général de Gaulle fit évidemment les frais après-guerre) s’observe
d’abord sur le terrain de la communication politique. Pas question pour le
président de la République ni pour le président du Conseil de « s’adresser
directement à l’opinion » ; ainsi en 1921 : « Briand, au milieu
d’innombrables interventions parlementaires, n’avait osé faire qu’un seul
discours public » (Roussellier, 1997, p. 229). « La tradition voulait que le
président du Conseil n’ait d’existence que parlementaire » (p. 230). « Le
pouvoir personnel est chez nous l’objet d’une sorte de terreur sacrée »,
écrivait André Siegfried en 1947 (cité in Brizzi, 2014, p. 51). Face à ceux
qui, à l’image d’André Tardieu dans les années trente, tentèrent de
rationaliser le parlementarisme en plaidant pour une modernisation des
moyens de communication entre l’exécutif et le peuple, les tenants du
système ancien criaient à la dérive autoritaire. Ainsi Léon Blum face aux
« homélies radiophoniques » de Gaston Doumergue en 1934, regrettant que
« le je et le moi présidentiels commencent à prendre un peu trop de place »
(ibid., p. 53). Et Doumergue de soupirer : « J’avais cru naïvement que dans
une démocratie, le chef du gouvernement avait le droit de s’adresser au
peuple par la radiodiffusion… » (in Delporte, 2007, p. 24).
La présidentialisation du régime, après 1958, conjuguée à la médiatisation
croissante de la vie politique (grande presse, radio, mais surtout télévision),
va changer la donne 29. Le président assumera désormais sa position
d’orchestrateur des émotions nationales, ce qui est une dimension
essentielle de ce que l’on pourrait appeler le présidentialisme symbolique.
Les allocutions présidentielles, solennisée en authentiques rituels,
participent de cette exemplarité émotionnelle : le président dit au peuple
non seulement ce qu’il doit penser, mais aussi ce qu’il doit ressentir,
éprouver. Le public de la télévision se fait communauté émotionnelle le
temps d’une émission qui permettra de dire la confiance dans l’ordre
retrouvé (1958), la joie d’un référendum plébiscitaire gagné (1962), la peur
d’un effondrement du pays (mai 68), la tristesse de devoir se retirer de la
scène (1969) 30. Le général de Gaulle fera progressivement disparaître les
pudeurs du régime précédent : désormais « clé de voûte » des institutions, le
président crève l’écran par ses indignations, ses bons mots, ses appels au
peuple. Le caractère un peu compassé des conférences de presse est
habilement contrebalancé par le spectacle des foules en liesse à l’occasion
des voyages présidentiels, avantageusement mis en scène dans les journaux
télévisés. « Les mains se tendent par dizaines, les sourires éclairent les
visages, on lit dans les regards l’émotion de pouvoir regarder de près et
toucher le Général qui semble tout aussi heureux de ce contact avec les
Français » (Delporte, 2007, p. 103).
Ce que Pierre Ansart (1997) appelle la « passion nationale » nourrit une
« stratégie affective » systématique (p. 261), la production d’émotions
d’État. Cette production est cohérente, elle obéit chez le général de Gaulle
à un principe simple, l’amour de la patrie 31, dont découlent l’ensemble des
postures émotionnelles endossées (et prêtées, sur un mode plus ou moins
performatif, à ceux qui l’écoutent). De Gaulle est en cela, toujours selon
Pierre Ansart, un véritable « médiateur émotionnel ». Ce gouvernement par
les émotions s’effectue à travers des dispositifs de sensibilisation multiples :
publication des mémoires (dont le second volet, inachevé, s’intitulait
Mémoires d’espoir), discours, allocutions, conférences de presse,
cérémonies, rituels… La conversion du général à la télévision (Brizzi,
2014), avec ce que cela suppose de théâtralisation (on sait peu qu’il fit
appel à un acteur de la Comédie-Française), permit une maîtrise
remarquable des émotions : ironie, détresse (« Françaises, Français, aidez-
moi ! »), joie, gravité, inquiétude, colères… toutes les nuances d’un
gouvernement des émotions / par les émotions se retrouvent au fil de
discours caractérisés par « un degré élevé de personnalisation » et souvent
« chargés d’émotions » (Brizzi, p. 137).
La présidentialisation des émotions
Les successeurs du général de Gaulle ne reviendront pas sur cette
dimension affective du présidentialisme. Elle constitue désormais une des
composantes les plus manifestes du rôle présidentiel, la régulation des
émotions participant de la régulation sociétale dont le chef d’État a la
responsabilité. Le président doit « donner à rêver, en suscitant des
espérances au sein du système politique » (Braud, 1992), il doit émouvoir
les citoyens pour « réactiver leur croyance en un avenir meilleur » (p. 390),
il doit « rassurer, c’est-à-dire exorciser les peurs », quitte à « susciter
d’artificielles frayeurs pour être en mesure de les apaiser d’autant plus
facilement ensuite » (p. 389). Entre peur, espoir, indignation, fierté,
« l’appel aux émotions collectives » devient une dimension centrale du rôle
présidentiel (Braud, 2017). Les candidats à l’élection présidentielle ont au
demeurant parfaitement conscience de cette dimension du rôle, comme a pu
l’observer Marion Ballet :
« Bien que la doxa démocratique postule le rejet des émotions hors de la sphère politique, les
candidats à l’élection présidentielle recourent, selon des modalités diverses, à ce que Pierre Ansart
appelle la “persuasion émotionnelle” » (Ballet 2014a, p. 6).

L’histoire des campagnes présidentielles est ainsi ponctuée de scènes


d’affrontements pour le contrôle de ce que Valéry Giscard d’Estaing, lors
d’un échange fameux avec François Mitterrand en 1974, avait appelé « le
monopole du cœur ». Si le président en exercice est sans doute moins
autorisé que ses adversaires à mettre en avant ses émotions (Ballet, 2012), il
participe lui aussi de cette réconciliation entre institution présidentielle et
expression des émotions. Il y a dès lors place pour une histoire de la
séduction politique (Delporte, 2011) qui, remontant à Gambetta ou Jaurès et
faisant retour sur Kennedy ou Reagan, montrera que les préventions
à l’égard d’une conception trop émotionnelle de la politique (« convaincre
grandirait la politique, tandis que séduire l’avilirait ») (Delporte, p. 11) ont
précocement été bousculées par le souci de triompher dans la compétition
électorale.
Dans sa précieuse Histoire de la communication politique (2007),
Christian Delporte démontre à quel point « la télévision est le média de
l’intime et de l’émotion » (p. 9). Le lien entre émotion et télévision n’avait
certes rien d’évident pour les premiers utilisateurs de ce média. À la radio
comme à la télévision, « le lyrisme tourne vite au ridicule » (p. 26).
L’émotion doit y être savamment mesurée, déjouant à la fois les pièges du
sentimentalisme déplacé et ceux de la raideur compassée. Pierre Mendès
France avait ouvert la voie par ses causeries radiophoniques (on parle alors
d’« intimité affectueuse », p. 58), tout comme Guy Mollet jouant la carte
sensible en laissant par exemple la caméra de télévision s’attarder sur la
photographie de sa mère (p. 75). Et si le général de Gaulle ne s’affranchit
guère de l’exemplarité émotionnelle qui lui interdisait de trop personnaliser
son rôle, ses successeurs sauront, eux, utiliser la télévision pour doubler
leur légitimité présidentielle d’une légitimité plus personnelle, fondée sur
les émotions les plus ordinaires. Joies simples de Georges Pompidou jouant
de ses racines rurales et de sa rondeur bonhomme, de VGE s’adonnant aux
plaisirs ordinaires du sport et de la pratique musicale, de Mitterrand
évoquant ses passions littéraires… Le rôle présidentiel s’incarne à la
télévision, laissant transparaître des émotions extra-institutionnelles.
Christian Delporte met en parallèle des trajectoires finalement assez
semblables, celles d’hommes socialisés à l’exemplarité institutionnelle et au
strict contrôle de soi, et qui progressivement, face à la télévision,
apprennent à paraître plus simples, plus naturels, plus authentiques,
apprennent aussi à tirer toutes les conséquences du fait que la télévision est
un lieu public de moins en moins institutionnel : on ne se comporte pas
devant les téléspectateurs comme on se comporte en contexte institutionnel.
VGE aristocratique et technocratique, Mitterrand froid, secret, distant,
Chirac cassant 32, mais encore Balladur, Jospin, Juppé, tous (présidents
comme présidentiables) s’efforcent, sous l’influence des conseillers en
communication, de se convertir à des présentations de soi moins rigides,
à l’image du premier cité déclarant en 1974 :
« On me fait parfois le reproche d’être quelqu’un de froid. Je crois que cela n’est pas vrai. Je crois
que je suis quelqu’un de réservé, comme sans doute, d’ailleurs, beaucoup d’entre vous. Je suis
réservé parce que c’est mon caractère (…). C’est pourquoi dans cette campagne j’ai dit que je
voulais regarder la France au fond des yeux, mais je voulais aussi atteindre son cœur » (campagne
officielle, 22 avril 1974, in Delporte, 2007, p. 260).

Une fois élu, VGE utilise la télévision pour peaufiner son portrait de
président jeune, simple, décrispé. Usant de ce que l’on appellera
ultérieurement la peopolisation, « le président tente de tisser un lien affectif
avec les Français » (p. 283).
Cette timide percée des émotions ne doit pas nous faire perdre de vue la
prégnance du modèle institutionnel classique. Au stade de la campagne
électorale tout particulièrement, il faut certes attirer la sympathie en étant
capable de susciter mais aussi d’exprimer ces émotions cardinales que sont
l’espoir, la peur, la colère et l’indignation, la fierté et l’enthousiasme (selon
la typologie proposée par Philippe Braud, 2017). Mais une fois endossé, le
rôle présidentiel suppose un équilibre à la fois précis et évolutif entre
contrôle de soi et expressivité 33. Où tracer la frontière entre excès de raideur
et manque de retenue ? Georges Pompidou refusera en 1974 de laisser voir
sa souffrance face à la maladie, à une époque où la télévision, très
institutionnelle, était encore « la voix de la France ». Le même Georges
Pompidou, invité par un journaliste à donner sa réaction « personnelle »
suite à l’affaire Gabrielle Russier (du nom d’une jeune enseignante qui
s’était suicidée), répondait par un long silence avant de citer Eluard… et de
lever la séance (p. 189) : l’émotion est bien là, l’homme ne nie pas la
ressentir, mais son silence dit aussi son incapacité à trouver dans le rôle lui-
même les moyens pour la formuler. La contrainte d’exemplarité
institutionnelle déborde encore de beaucoup le droit aux émotions.
Les lois de la communication politique ont évidemment beaucoup changé
depuis cette époque. On abordera ultérieurement les années Sarkozy, qui
marquent un net déplacement de l’économie des émotions ici évoquée.
Mais les exemples précédents suffisent à montrer l’impact de la télévision
sur le rapport des professionnels de la politique aux émotions. Laissons le
dernier mot à Christian Delporte :
« Finis les effets de manche, les envolées lyriques, les vibratos dans la voix qui déclenchent le
frémissement de l’assistance. Désormais, l’émotion passe par la sincérité du regard, le naturel du
geste, l’authenticité du sourire, la franchise apparente du propos d’un homme “comme tout le
monde” qui s’adresse à ses semblables » (p. 454).

La télévision invite à l’expressivité parce qu’elle saisit les politiques dans


un contexte volontiers peu institutionnalisé, voire désinstitutionnalisé. Elle
« décrispe » la République. Mais en même temps, elle souligne avec une
telle force les émotions (en cadrant les visages de façon serrée) qu’elle
tolère mal l’expressivité brute. Individualisé, mis à l’écart des institutions,
le politique ne peut pour autant laisser libre court à ses émotions : la France
le regarde, la moindre expression le trahit. La télévision politique classique
sera donc le lieu de l’expression contrôlée et mesurée des émotions. Sous
son influence, l’émotion va devenir rhétorique. Elle va déserter le corps
pour le discours.
De l’émotion ressentie à l’émotion exprimée :
la rhétorique d’émotion
Un compromis possible entre la nécessaire retenue émotionnelle (qui
inspire l’idéal institutionnel) et la nécessaire expressivité (qui conditionne le
charisme de fonction) consiste en l’adoption d’une expressivité rhétorique.
Sans doute faut-il à ce stade, avec Christian Plantin (2011) distinguer entre
deux conceptions de l’émotion. L’émotion-trouble, celle qui surgit des
profondeurs de soi, celle qui « fait perdre contenance » (« perdant le fil de
son discours, l’orateur perd la face ») (p. 49) appelle une régulation par le
contrôle de soi. Le politique doit, aujourd’hui comme hier, être maître de
ses émotions. Mais l’émotion est aussi « ressource pour l’orateur » (p. 50),
instrument rhétorique. L’objectif est alors pour le politique, par le contrôle
de ses propres émotions, de susciter (de faire surgir) des émotions chez
autrui. On glisse ainsi, pour reprendre une formule déjà utilisée, du
gouvernement de soi au gouvernement des autres.
« L’influence des passions, conclut Christian Plantin, est donc ambivalente ; spontanément contre-
productives, elles deviennent une ressource si elles sont mises sous contrôle » (Plantin, 2011,
p. 50).

Sciences du langage et émotions


S’intéresser à la façon dont les gouvernants parviennent tout à la fois
à donner à voir les émotions exemplaires qu’ils ressentent (ou prétendent
ressentir) et à provoquer des émotions ciblées auprès des publics qui leur
prêtent attention, c’est de fait s’intéresser à la communication politique. On
peut grossièrement distinguer deux registres : celui du corps, en tant qu’il
exprime une émotion selon une grammaire bien spécifique (larmes,
agitation, troubles de l’élocution…) ; celui des mots, du discours, par
lesquels les politiques disent les émotions, celles qu’ils ressentent, celles
qu’ils invitent à ressentir (ou à ne pas ressentir) 34. Ces deux registres
diffèrent sensiblement. Le politique peut dire les émotions, indiquer les
émotions conformes à la situation, il peut participer à la légitimation (ou au
contraire à la délégitimation) de certaines émotions, mais il doit éviter
d’apparaître comme assailli personnellement par celles-ci. Lui-même ne
saurait en être le jouet. S’il dit ressentir quelque chose, ce quelque chose
doit demeurer enfoui. D’où la centralité d’une rhétorique émotionnelle qui
peut tout à la fois dire les émotions et manifester la capacité du locuteur
à ne pas en être le prisonnier 35. D’une façon générale, les professionnels de
la politique sont davantage habilités à dire les émotions qu’à les exprimer.
Largement encouragé par les dispositifs télévisuels, le passage du ressenti
au verbalisé, qui est aussi passage du corps au langage ou, pour le dire
encore autrement, de l’acteur saisi par l’émotion à l’acteur travaillant son
expression, participe de l’endiguement des émotions attendu des (et par les)
politiques. Dire son indignation, n’est-ce pas déjà un peu la contenir ?
Accepter de dire son émotion, n’est-ce pas déjà prendre le dessus sur celle-
ci et sur son corps, cible passive de l’émotion 36 ?
En glissant ainsi du corps (en tant que support des émotions) au discours
(en tant qu’il verbalise les émotions), on complexifie considérablement la
perspective de recherche. Autant en effet le premier terrain sollicite une
équation simple (les émotions que je ressens s’inscrivent sur mon corps),
autant le second ouvre sur une grande variété de perspectives : un locuteur
peut dire ses propres émotions, mais il peut aussi dire les émotions des
autres, leur attribuer telle ou telle émotion sur la base de son propre ressenti,
il peut même tenter de prescrire des émotions auprès des autres ; il peut
encore par son discours susciter (volontairement ou non) des émotions chez
ses interlocuteurs… Un politique peut faire peur au double sens de
l’expression (inspirer personnellement la peur ; nourrir les peurs de son
public) ; il peut avouer ou exhiber sa peur, il peut attribuer plus ou moins
artificiellement à son public un sentiment de peur… D’une façon générale,
un orateur peut susciter des émotions auprès de son public soit en laissant
percevoir, volontairement ou non, qu’il ressent celles-ci (modèle de la
contagion), soit en usant d’un discours qui provoquera l’émotion (modèle
rhétorique). Une multitude de postures émotionnelles sont donc possibles,
dont l’analyse mérite un bref détour par les sciences du langage.
Il existe un grand nombre de travaux portant sur les émotions dans le
discours. Ils affrontent une difficulté redoutable : s’il ne fait de doute pour
personne que les discours politiques sont de part en part sous-tendus par des
dispositifs émotionnels (ce que la rhétorique classique, celle d’Aristote par
exemple, appelle le pathos), comment construire un système fiable de
correspondance entre un type d’énoncé et un type d’émotion ? Les
linguistes relèvent ce défi, mais en multipliant les mises en garde.
Prolongeant les observations de Catherine Kerbrat-Orechchioni pour qui
« les émotions posent au linguiste de vrais problèmes et lui lancent un vrai
défi, à cause de leur caractère fuyant et insaisissable », Raphaël Micheli
(2014, p. 7) commence par distinguer, comme nous venons de le faire, entre
matériau « verbal » et matériau « coverbal » (débit de la parole, intonations,
mimiques…) (p. 8). S’agissant du seul matériau verbal, celui qui intéresse
au premier chef le linguiste (Plantin, 2011), et sachant que l’émotion se
situe aussi bien à l’échelle d’un simple mot qu’à celle d’un énoncé ou
même d’un discours tout entier, il propose une typologie qui permet de
distinguer émotion dite, émotion montrée, et émotion étayée. La première
renvoie au lexique qui permet de désigner l’émotion au moyen de noms
communs (colère…), de verbes d’émotion (effrayer…), d’adjectifs
(furieux…). L’émotion peut également être montrée, sans forcément être
explicitement dite, lorsque le discours multiplie les indices qui témoignent
de la présence d’émotions. Le chercheur est évidemment confronté à un
problème d’« interprétation indicielle », d’où une « part irréductible
d’indétermination » (p. 67). Le point d’exclamation, l’interjection, l’ellipse
(sans commentaire !) suffisent-ils à exprimer la colère ou l’indignation, et
n’expriment-ils que cela ? Le mot diktat est-il un indice fiable
d’indignation ? (p. 75). Même incertitude s’agissant de ce que Raphaël
Micheli appelle l’émotion étayée, celle qui résulte d’une argumentation ou
d’un récit visant à faire peur, à susciter l’enthousiasme… Cette typologie
gagne encore en complexité si l’on intègre à l’analyse le fait qu’un discours
peut renvoyer aux émotions du locuteur, à celles d’un tiers, ou bien encore
à celles du destinataire du discours. On oscille ainsi entre descriptif (dire les
émotions telles qu’elles sont), prescriptif (dire les émotions telles qu’elles
doivent être et ainsi précipiter leur venue), et même performatif (car dire, en
matière d’émotion, n’est-ce pas déjà un peu faire ?).
Ces mises en garde, bienvenues, ne doivent pas décourager le chercheur.
Raphaël Micheli (2010) a au demeurant lui-même tenté d’objectiver les
émotions dans le débat politique en travaillant sur les discours relatifs
à l’abolition de la peine de mort, en France, depuis la Révolution. Déjouant
au passage la fausse opposition entre émotion et argumentation (le pathos
est au cœur du logos, car les locuteurs mettent en avant les bonnes raisons
que l’on peut avoir d’éprouver telle ou telle émotion), il montre par
exemple comment Robert Badinter joue des émotions, disant son
indignation face à un procédé barbare, mais refusant dans le même temps de
se laisser guider par la douleur des victimes, « si respectable soit-elle »
(p. 420), et insistant finalement sur la « honte » qui devrait frapper « le
dernier pays d’Europe assujetti à l’échafaud » (p. 440).

Les émotions dans le discours politique


Parmi les chercheurs en science politique, il faut saluer l’entreprise
originale de Marion Ballet (2014a) cherchant à repérer et quantifier les
émotions dans les discours de campagnes présidentielles depuis 1981.
Partant de l’idée selon laquelle le discours de campagne est traversé de
« rhétoriques émotionnelles » « visant à exprimer une émotion ou
à solliciter chez les électeurs une réponse affective afin d’obtenir leur vote »
(p. 7), l’auteure met en place un dispositif de recherche permettant
d’objectiver et donc de quantifier ce qu’elle appelle les occurrences
émotionnelles 37. L’entreprise est évidemment doublement audacieuse : on
ne sait rien de la capacité de l’électeur à reconnaître « les affects du
candidat, feints ou réels, exprimés verbalement ou corporalisés » (p. 9).
Mais surtout, comme le suggèrent les remarques précédentes des linguistes,
il est un peu hasardeux de prétendre dénombrer des « occurrences
émotionnelles » à partir des textes des discours 38. Mais ces approximations
sont sans doute le prix à payer pour parvenir à la quantification espérée :
plus de 650 discours, plus de 550 émissions de télévision, et au final plus de
10 000 occurrences privilégiant quatre émotions centrales dans le contexte
étudié : la peur, l’indignation, l’espoir, la compassion. On tient là une étude
très féconde de la façon dont les politiques, d’une décennie à l’autre, d’une
position ou d’un parti à l’autre, jouent de la gamme des émotions pour
convaincre les électeurs.
Les perspectives de recherches ainsi développées privilégient une vision
au final assez stratégique des professionnels de la politique maîtres de leurs
émotions et usant de la rhétorique émotionnelle pour convaincre ou séduire.
Cette perspective stratégique invite à distinguer émotions rhétoriques et
émotions authentiques. Toujours selon Marion Ballet, « il n’existe aucune
preuve d’une correspondance, dans le discours, entre ce qui est exprimé par
le locuteur (…) et ce qu’il éprouve réellement » (Ballet, 2012, p. 30). Sans
doute le discours émotionnel est-il potentiellement producteur d’effets,
voire performatif, qu’il s’agisse pour le locuteur de dire ses propres
émotions (« je voudrais dire ici ma joie… ») ou celle de son public (« ceux
qui nous écoutent sont indignés quand ils entendent… »). Mais le discours
d’imputation émotionnelle peut aussi relever de la pure composition ou du
bluff (« je partage votre douleur… »). Et l’appel aux émotions est une
stratégie qui peut ne pas fonctionner…
Disposant d’indicateurs quantitatifs, Marion Ballet (2014a) n’a dès lors
aucune difficulté à recenser les variables qui expliquent la distribution des
occurrences émotionnelles, que ce soit la variable partisane (on ne joue pas
des mêmes émotions au PS et au FN) ou la variable positionnelle (on ne
joue pas pareillement des émotions quand on est président sortant en
campagne ou quand on est un « petit » candidat hors système). On notera
par exemple la prégnance de l’indignation (voire de la colère) contre les
injustices sociales à l’extrême gauche et plus généralement chez les
représentants de l’opposition (FN compris) ; la prégnance symétrique du
registre de l’espoir du côté des partis de gouvernement, PC compris ; la
prégnance du registre de la peur chez les écologistes (annonce de
catastrophes), mais également au FN (immigration, déclin de l’identité
nationale) ; le refus de l’indigation et la volonté d’apaiser les passions au
centre ; la moindre présence de la rhétorique émotionnelle chez les
présidents sortants et leur tendance à jouer de la peur de l’inconnu… La
logique stratégique transparaît encore par exemple dans le choix des
candidats PS de jouer sur l’indignation au premier tour et sur l’espoir au
second. Non moins stratégique est la prétention des politiques à mettre des
mots sur des émotions supposées collectives, conformément à une posture
qui est essentiellement compréhensive. Le politique se singularise par sa
capacité à ressentir les émotions qui parcourent le corps social, selon une
logique bottom-up qui vient concurrencer la vieille figure du tribun, celui-ci
étant au contraire défini par sa capacité top-down à faire partager ses
émotions 39, voire à carrément les prescrire 40. Dans tous les cas, le
professionnel de la politique joue de ce qui s’apparente à un « répertoire
émotionnel » (Ballet, 2014a, p. 250) 41.
On peut illustrer la prégnance de la rhétorique émotionnelle en relevant
par exemple quelques usages du mot « colère » dans la presse quotidienne
rendant compte de la vie politique. Ici, les politiques se disent en colère, et
les journalistes relaient cet aveu. Aveu paradoxal, comme l’est toute mise
en discours de l’émotion, puisqu’il témoigne de la capacité du politique
à verbaliser et donc à se contrôler malgré tout. D’où évidemment une
interrogation sur l’intensité et la sincérité de la colère ainsi mise en mots et
(peut-être) mise en scène :
– 2008 : « La ministre de l’Économie Christine Lagarde s’est déclarée “vraiment, vraiment en
colère” en apprenant que les caisses d’Épargne avaient perdu 600 millions d’euros sur les
marchés » (Le Monde, 20 octobre 2008).
– 2011 : Claude Guéant, ministre de l’Intérieur, critique un rapport de la Cour des comptes sur la
sécurité routière. « Cela me met en colère » (Le Monde, 8 juillet 2011).
– 2014 : Aurélie Philipetti, ministre de la Culture, répond à la colère des intermittents : « Moi aussi,
je suis en colère, parce que vous refusez le dialogue, vous refusez de me rencontrer quand je vous
propose de discuter. Moi aussi je suis en colère quand vous venez perturber une manifestation
à destination des enfants » (Le Monde, 19 juillet 2014).

On trouve la même disposition à l’expression contrôlée de la colère dans


un certain nombre de titres de livres politiques. Lorsque Jean-Louis Borloo
publie Un homme en colère (Michel Lafon, 2005), lorsque Marie-Noëlle
Lienemann publie Coup de gueule contre la technocratie : les cannibales
de l’État (Ramsay, 1993), ou encore, sur un autre registre, lorsque Christine
Boutin publie Les larmes de la République (Plon, 1998), il est clair que le
temps de l’écriture n’est déjà plus celui de l’émotion. Si c’est bien une
émotion qui déclenche l’envie d’écrire, celle-ci est censée n’avoir duré que
le temps d’un titre, elle s’estompe au fil d’une écriture plus analytique que
pamphlétaire. L’émotion vaut alors pour ce qu’elle suscite : envie de
s’expliquer et d’argumenter, avant de poursuivre le combat politique, envie
d’agir…
Même rapport à la fois assumé et distancié aux émotions lorsqu’il s’agit
pour les politiques de dire les émotions ressenties par les Français
rencontrés sur le terrain. Les politiques écoutent, récoltent, et mettent des
mots sur les colères parfois muettes. Ainsi dans les quelques extraits
suivants :
– 2009 : À l’occasion des élections européennes, Nathalie Artaud se prononce « pour un vote de
colère ». « Même si ce scrutin ne changera pas le sort des classes populaires, [a-t-elle déclaré], il est
l’occasion de dire la colère contre la politique du gouvernement » (Le Monde, 6 juin 2009).
– 2005 : Dans sa déclaration de politique générale, le Premier ministre Dominique de Villepin
devrait revenir « sur la souffrance et la colère des Français » (Le Monde, 9 juin 2005).
– 2012 : « M. Guaino : Ne pas prendre en compte les passions populaires expose à la colère »
(Le Monde, 2 avril 2012).

La banalité de ces exemples finit par interroger : la colère ne serait plus


que rhétorique et ne relèverait plus que d’une analyse lexicométrique, sans
qu’on puisse espérer en mesurer le degré d’authenticité ? C’est pour déjouer
ces stratégies discursives qu’il peut être tentant de privilégier, comme nous
essaierons autant que possible de le faire, les indices non discursifs de
l’émotion. Le lexique de l’émotion peut être plus facilement convoqué et
instrumentalisé que les marqueurs corporels de l’émotion. N’importe qui
peut prétendre ressentir n’importe quelle émotion ; mais il faut des qualités
d’homme de théâtre pour afficher une émotion tout en paraissant sincère.
D’où un plus grand crédit conféré, à tort ou à raison, aux émotions
exprimées (émotions subies) aux dépens des émotions dites (émotions
jouées). « Étant prétendument causalement provoquées, donc irrépressibles,
[les marqueurs de l’émotion] peuvent jouer le rôle rhétorique de garant de
sincérité du locuteur » (Plantin, 2011, p. 138). Faut-il alors déplacer l’objet
de la recherche du lexique vers ces indices que sont le changement de débit,
le changement de tonalité, l’exclamation… ? C’est ce que nous ferons
autant que possible en nous intéressant aux larmes effectivement versées et
aux francs excès colériques. Ces indices signalent des émotions de forte
intensité, par opposition à la « simple rhétorique » qui, lorsqu’elle est le fait
d’un locuteur impassible, renverrait plutôt aux émotions de basse intensité.
Pas question pourtant, à ce stade, de créditer a priori ces marqueurs
corporels d’une indépassable authenticité. Ce serait sous-estimer la capacité
des politiques à feindre les émotions, et pas seulement à mentir. Mais
prenons au sérieux les représentations sociales qui assimilent ces marqueurs
corporels à de vraies émotions, et observons les réactions du champ
politique à ces surgissements. À défaut de mesurer le niveau d’authenticité
de ces expressions émotionnelles (encore une fois, personne ne peut dire
par exemple si les larmes de Barak Obama ou de Christine Boutin furent
sincères, et d’ailleurs quel intérêt ?), observons leurs effets sociaux, les
commentaires suscités, les indignations, approbations, condamnations… Et
formulons la question brutalement : ces émotions sont-elles déplacées, ce
qui aurait pour effet de voir sanctionnés ceux qui s’y sont
malencontreusement abandonnés, ou bien peuvent-elles se révéler,
à certaines conditions et dans certains contextes, payantes ?
Ainsi posée, la question de recherche qui inspirera les chapitres suivants
n’invalide cependant pas l’examen des rhétoriques émotionnelles. D’une
part en effet, les deux modalités de l’expressivité (le discours vs le corps)
sont, en politique, très liées : c’est en s’exprimant que les politiques
donnent à voir leur colère, c’est leur élocution que l’émotion vient troubler.
D’où au passage la centralité du matériau « coverbal » (débit, ton, intensité,
rythme de l’élocution), dont on verra qu’il est souvent mobilisé par les
commentateurs. Rappelons d’autre part que la problématique de la
« sincérité » des émotions (les émotions dites seraient moins crédibles que
les émotions brutes) n’a peut-être pas la pertinence que certains journalistes
lui prêtent. Suggérer une fois pour toutes que les professionnels de la
politique sont des acteurs, au sens quasi théâtral du terme, capables de
réciter ou même d’exprimer avec leur corps n’importe quelle émotion (sur
commande), c’est aussi se mettre en situation de faire ressortir les normes
sociales qui, précisément, s’imposent à eux. Le calcul stratégique qui, selon
la perspective goffmanienne, incite à dire ou feindre une émotion doit être
contextualisé en référence aux logiques qui gouvernent le champ politique :
est-il politiquement payant de paraître ému ? Ou plus précisément : quelles
sont les forces sociales qui poussent les politiques à croire qu’il est
politiquement payant de paraître ému ? À quelles conditions ? Dans quelles
circonstances ? Quand faut-il se contenter de dire son émotion ? Quand
peut-on se risquer à l’exprimer plus franchement, voire brutalement ?
3

La sanction
des émotions déplacées

Le champ politique professionnalisé s’est construit sur un ensemble de


normes relativement convergentes qui valorisent la retenue et le contrôle
des émotions. Ces normes ne sont pas spécifiquement politiques.
L’exigence de retenue, de sang-froid et de dignité, s’impose dans à peu près
toutes les dimensions de la vie sociale, y compris par exemple en situation
extrême face à la maladie ou face au deuil (Le Breton, 2004). Les politiques
sont tout particulièrement tenus par cette norme de sobriété : l’émotion ne
peut être chez eux que marginale, exemplaire et ritualisée à l’extrême ; et
elle s’inscrira plus volontiers dans les discours que dans les corps. La fin du
XXe siècle constitue le moment clé pour observer cette logique à l’œuvre.
On peut y voir, dans un contexte où la télévision (et plus généralement les
médias) exercent sur les politiques une surveillance resserrée, le point
d’arrivée d’une histoire longue qui associe l’autocontrôle à l’habitus le plus
distingué. Il y a de ce point de vue une évidente continuité entre le général
de Gaulle se décrivant lors de la Libération de Paris « ému et tranquille au
milieu de l’exultation indicible de la foule, sous la tempête des voix qui font
retentir [son] nom » 42, et la force également « tranquille » revendiquée par
François Mitterrand en 1981. Le même imaginaire politique est à l’œuvre
pour forger « l’idée d’une personne qui est capable de contrôler ses pulsions
primaires et qui nourrit au fond d’elle-même une force d’âme hors du
commun, susceptible de prendre en charge les problèmes du monde »
(Charaudeau, 2005, p. 133). On voit ainsi se formuler une norme
émotionnelle qui encadre la définition du rôle politique. La politique est
réservée à ceux qui savent contrôler leurs émotions. S’impose au sommet
de l’État une « exigence stoïcienne de la maîtrise de soi » (Boquet et Nagy,
2010, p. 9) qui joue de l’opposition entre raison et émotion : « si la politique
est par sa nature même du côté de la raison, quelle place peut-on attribuer
à l’émotion dans une culture qui entretient un clivage entre la raison et
l’émotion ? » (ibid., p. 9).
Il y a deux façons de valider empiriquement cette équation. La première
est de mettre en avant les comportements de retenue et de montrer qu’ils
sont considérés comme exemplaires. La seconde consiste à s’intéresser aux
contre-exemples pour voir comment les écarts sont sanctionnés par les
journalistes, les commentateurs, et bien sûr les politiques eux-mêmes. La
dénonciation des émotions déplacées se fait par stigmatisation auprès de
l’opinion publique, selon une gradation qui peut aller de la simple gaffe au
quasi-scandale. Dans un univers politique où « tout surgissement
émotionnel est le symptôme d’un dysfonctionnement » (Boquet et Nagy,
2010, p. 9), le moindre faux pas donne lieu à sanction.
Car il y a des faux pas. Revanche du « second corps du roi », celui qui ne
s’efface jamais complètement malgré les mises en scène du corps idéal,
exemplaire, abstrait et fictif ? Les gouvernants laissent accidentellement
poindre des sentiments à contretemps : soit ils contreviennent à la norme de
retenue pour exprimer trop franchement des émotions qu’il aurait fallu
simplement dire ; soit ils éprouvent carrément des émotions à contre-
courant de la situation. Dans les deux cas, émotion mal contenue ou
émotion déplacée, ils encourent la sanction des autres acteurs du champ
politique.
La démonstration empruntera souvent à la période qui court de 1958 aux
années 2000, notre hypothèse étant précisément que les choses ont
partiellement changé depuis. L’expressivité émotionnelle n’est plus
aujourd’hui aussi franchement condamnée qu’elle l’était à cette époque. Les
commentateurs, qu’ils soient eux-mêmes professionnels de la politique ou
journalistes, convergeaient alors pour s’offusquer des marques d’émotivité
qu’ils jugeaient déplacées 43. La télévision prolongeait le point de vue
institutionnel et exerçait une rigoureuse surveillance des politiques, pointant
le moindre faux pas par rapport à l’exigence de sang-froid et de retenue. Ce
n’est que plus tard que les commentateurs, préférant s’adosser à l’opinion
publique plutôt qu’aux institutions, se sont mis à développer un regard
différent sur les manifestations émotionnelles, les jugeant synonymes
d’authenticité et non plus de faiblesse. Nous n’en sommes pas encore là.
Insistons malgré tout sur le fait que l’on n’est évidemment pas passé
brutalement d’un système d’émotion interdites et sanctionnées à un système
d’émotions valorisées et encouragées ! On trouve encore trace aujourd’hui
de mécanismes de sanction à l’égard des émotions déplacées (ainsi avec
Nicolas Sarkozy), et on en donnera également de nombreux exemples,
quitte à juxtaposer des épisodes éloignés. Restera à se demander à quelles
conditions l’expressivité émotionnelle peut désormais être tolérée, voire
encouragée. Que reste-t-il aujourd’hui de la logique d’exemplarité
institutionnelle ? À quelle condition est-elle concurrencée par une logique
« médiatique » valorisant l’authenticité ?
Nous avons recensé plusieurs profils pour lesquels la question du procès
en émotivité se pose tout particulièrement. Le premier est celui de chef
d’État, brièvement évoqué au chapitre précédent mais sur lequel il convient
de revenir dans un contexte de visibilité médiatique exacerbée : l’exigence
de sang-froid est à l’égard du président particulièrement aiguë, aujourd’hui
comme hier. Le deuxième groupe est celui des candidats en campagne
(présidentielle), à la fois pris par un contexte qui invite au relâchement
émotionnel (enthousiasme, indignation) et par le souci de démontrer par
anticipation leur présidentiabilité, ce qui suppose d’afficher un sang-froid
à toute épreuve. On s’intéressera ensuite à un troisième groupe, celui des
femmes politiques, à qui les commentateurs sont prompts à reprocher une
tendance « naturelle » à s’émouvoir, ce qui participe évidemment de leur
disqualification et de la domination masculine dans le champ politique. Le
dernier profil est lié à la variable âge et se conjugue au masculin : dénoncer
l’impulsivité des « jeunes loups » ou bien l’incivilité des « vieux lions » est
une autre façon de déplorer l’expressivité chez les professionnels de la
politique.

Les entorses à la retenue présidentielle


C’est tout particulièrement du chef d’État, on l’a dit, qu’on attend une
retenue émotionnelle qui peut confiner à la froideur. Le contrôle des
émotions participe d’une grandeur ou d’une hauteur que le rôle de président
symbolise plus que tout autre. Le contrôle de soi est alors érigé en
indicateur de présidentiabilité, au même titre que « l’envergure
internationale » ou encore la maîtrise parfaite du langage oral et écrit…
Le témoignage des intéressés va dans ce sens. VGE déclare par exemple
lors de la campagne de 1981 :
« Ce que [les hommes d’État étrangers] estiment le plus dans le président de la République
française, c’est son sang-froid 44, la manière dont il sait en toutes circonstances maîtriser ses nerfs,
et ce qu’ils appellent le plus souvent son courage tranquille » (15 avril 1981, campagne officielle,
in Ballet, 2014a, p. 190).

Ou bien encore, du même VGE :


« Je veux réunir ensemble le plus grand nombre de Français. Je ne ferai appel ni à la haine, ni à la
véhémence. Mon rôle n’est pas de déchirer le tissu national : il est de le recoudre. Je ferai appel
à l’unité et à la raison » (cité in Ballet, 2014a, p. 170).

Au regard de cette norme de sang-froid, les écarts font potentiellement


désordre, et même scandale. Ils donnent lieu à dénégation de la part des
intéressés et de leurs proches. Dans les mémoires qu’il publie en 2003,
Philippe de Gaulle s’indigne par exemple qu’un des biographes de son père
ait pu écrire que celui-ci avait versé des larmes lors d’un échange fameux
avec Gaston Monnerville et André le Troquer (on est en 1958) :
« Connaissant l’impassibilité de l’auteur de mes jours, je trouve que M. Tournoux a fait preuve de
beaucoup de naïveté en portant foi à ce que lui a raconté André Le Troquer sur les “larmes” de mon
père (…). Mon père a [parlé] de son chagrin [dans ses Mémoires d’Espoir] (…). Mais une fois de
plus, je me dois de le répéter, je n’ai jamais vu mon père verser une seule larme même dans des
moments de douleur poignante. Je ne peux donc l’imaginer en train de se donner en spectacle dans
des circonstances qui ne lui déchiraient pas l’âme à ce point » (De Gaulle, mon père, tome 1, Plon,
2003).

Une telle stratégie de dénégation, d’autant plus significative qu’elle est ici
rétrospective, conforte l’hypothèse d’une forte stigmatisation des larmes au
sommet de l’État. L’emprise de la norme se desserre tout de même parfois
un peu avec le temps, ainsi lorsque Pierre Mazeaud accepte de confier à des
journalistes (on est en 1994) un souvenir intime concernant Georges
Pompidou. La scène se passe en 1969, et celui-ci est bouleversé par les
rumeurs concernant sa femme (affaire Markovic) :
« Et puis à un moment, j’ai vu, mais très nettement, des larmes couler de ses yeux. Alors je me suis
dit : il est vraiment fatigué ! Mais vous fermez votre gueule quand vous voyez le futur président de
la République qui pleure. Et là-dessus, il me prend le bras avec la main gauche, j’étais installé
à droite dans la voiture. “Ah, mon petit Mazeaud, c’est vraiment trop dur !” Et puis il a continué
à pleurer » (Abadie et Corcelette, 1994).
L’autocensure des émotions personnelles :
l’effacement du second corps
Le contrôle de soi attendu d’un président est d’abord censure des émotions
personnelles, celles qui traversent l’individu président sans être en relation
directe avec sa fonction. Un exemple extrême de cet autocontrôle obligé est
fourni par l’interdiction de dire la maladie et de laisser percevoir les
émotions que celle-ci entraîne. Le président doit se consacrer à sa tâche, il
ne saurait s’émouvoir de son propre sort, si dramatique soit-il. Le masque
de la souffrance ou le rictus de la douleur furent jugés irrecevables par le
président Pompidou et son entourage, de même que les multiples
déclinaisons émotionnelles de la maladie que sont l’irritabilité, la lassitude,
la tristesse… Personne ne devait savoir, personne ne devait deviner, c’eût
été ne pas être à la hauteur de la fonction que de s’y donner à voir affaibli,
diminué, ou même préoccupé. Et les tentatives rétrospectives pour mettre
en relation les difficultés politiques du pompidolisme finissant (teinté
d’autoritarisme) et les sautes d’humeur d’un chef d’État à bout de forces et
devenu irritable ne font que conforter cette stigmatisation des émotions au
sommet de l’État. À la mort du président, on salue sa force de caractère, sa
volonté quasi héroïque de jouer le rôle jusqu’au dernier jour sans rien
laisser paraître 45 : « Son courage était tel, commente un journaliste, qu’on
ne pouvait imaginer une issue tragique aussi rapide » (JT, 3 avril 1974). On
admire le président pour « avoir su cacher sa souffrance ». Le maire
d’Orvilliers, où Georges Pompidou votait, déclare dans le même sens : « Il
a assuré ses fonctions avec un courage exemplaire jusqu’au bout » (ibid.).
Alain Poher parle d’un « haut exemple », Michel d’Ornano de « dignité et
de courage », et François Mitterrand d’en tirer l’enseignement suivant : « Il
est important qu’un homme public offre à son pays cette valeur
d’exemplarité. » Georges Pompidou est exemplaire, selon les commentaires
de l’époque, non pas seulement pour avoir lutté contre la maladie ; il l’est
aussi pour l’avoir masquée et pour avoir dompté en public la souffrance
qu’il ressentait 46.
Confronté au cancer, François Mitterrand adoptera la même attitude que
son prédécesseur, et ce n’est là encore qu’après coup, une fois la vérité
connue, que les commentateurs pourront tout à la fois exprimer leur
admiration pour un homme qui sut être à la hauteur malgré la maladie et
leur inquiétude rétrospective (la fonction présidentielle aurait pu être
affaiblie par les défaillances du « second corps » du président).
Le même mécanisme de valorisation du sang-froid et de stigmatisation de
l’expressivité s’observe de façon symétrique (et sur un mode évidemment
moins dramatique), s’agissant des émotions (positives cette fois) liées à la
passion amoureuse. Le président peut-il être amoureux ? Tomber
amoureux ? Le centrement sur soi associé à la relation amoureuse est
infiniment plus suspect que celui qui résulte de la maladie. Autant celle-ci
procède d’une fatalité qui incite à la tolérance, autant l’amour sera lu
comme coupable entorse au devoir de la fonction. Jusqu’à Nicolas Sarkozy,
tous les présidents s’étaient bien gardés du moindre écart public : ils étaient
mariés, le reste n’étant que rumeur… 47 Par contraste, les critiques qui ont
ponctué la révélation de la liaison entre François Hollande et Julie Gayet
furent sans équivoque : « On ne s’engage pas dans une passion personnelle
[quand on est président] », s’indigne Henri Guaino (in Charbonneaux, 2015,
p. 111) ; de même l’éditorialiste Christophe Barbier : « C’est bien le chef de
l’État qui vit une histoire sentimentale ! C’est bien l’élu des Français qui
semble privilégier le bonheur intime à l’intérêt général ! » (ibid., p 112). Le
scandale est d’autant plus fort que l’émotion ici mentionnée place le
président, selon l’expression consacrée, « sur un petit nuage », alors qu’on
attend de lui qu’il soit en phase émotionnelle avec ceux qu’il représente.
Les mêmes critiques avaient ponctué le fameux « Avec Carla, c’est du
sérieux » par lequel Nicolas Sarkozy avait confirmé sa relation avec Carla
Bruni (8 janvier 2008). À ce modèle déviant du président amoureux (et
devant, de surcroît, gérer les tensions de la relation conjugale brisée, tels
François Hollande avec Valérie Trierweiler ou Nicolas Sarkozy avec
Cécilia) il faudrait opposer, en référence aux périodes antérieures, le modèle
du président marié, conformément à une norme conjugale qui, si elle se
fonde bien sur le sentiment, régule la passion en la diluant dans le long
terme et dans le quotidien. Le modèle catholique et bourgeois du mariage
s’est précisément construit comme forme institutionnalisée de régulation
des émotions, des pulsions, des passions. La longue durée du mariage est
censée apaiser les désordres de la passion et empêcher le surgissement
socialement inapproprié de l’émotion. De ce point de vue, le mariage
bourgeois s’ajuste particulièrement bien à la norme cadrant l’expressivité
présidentielle (cas limite : Barack Obama versant une larme en rendant
hommage à sa femme Michelle lors de son discours d’adieu à la Maison
Blanche en janvier 2017). En s’affranchissant de cette norme, en laissant
supposer une vie affective riche en péripéties, Nicolas Sarkozy et François
Hollande encouraient le risque, aujourd’hui comme hier, d’être perçus
comme habités (et distraits) par des émotions contre-exemplaires.
L’interdiction d’éprouver des émotions par trop personnelles, de celles qui
constituent l’individu et qui ne sauraient donc convenir au représentant
politique, se marque encore, sur un mode sans doute plus anecdotique, dans
l’interdiction d’abuser de l’humour. Le président est définitivement sérieux.
Son sourire exprime un rapport positif au monde, entre optimisme de
principe et courtoisie institutionnelle. Mais il ne rit pas (on cherche en vain
dans l’histoire politique française un exemple de fou rire présidentiel 48).
Peut-il seulement faire rire ? On savait par exemple François Hollande doué
pour les bons mots, souvent aux dépens des autres, conforme en cela à une
tradition française, celle du mot d’esprit, aussi ancienne que la société de
cour. Le bon mot, bien senti, « vachard », est un peu, si l’on se réfère au
modèle éliasien, ce qu’il reste au courtisan qui a dû déposer les armes mais
qui profite d’échapper un instant à la surveillance de ses pairs pour se
libérer de la courtoisie exigée par l’étiquette. Le bon mot n’est certes pas la
bonne blague, il appelle le sourire esquissé plus que le fou rire, en cela il
participe d’une expressivité contrôlée. Mais est-il pour autant compatible
avec le rôle présidentiel ? De Gaulle ou Mitterrand ont su mettre les rieurs
de leur côté en maintes occasions, mais ils ont davantage suscité le rire
qu’ils n’ont ri. La gravité est une composante essentielle du rôle
présidentiel. On se souvient du scandale provoqué par l’accusation faite
à François Hollande de qualifier de « sans-dents » les personnes en situation
précaire… Le président peut ironiser sur ses adversaires, mais il ne peut se
moquer de ceux qu’il représente. Tous les observateurs ont d’ailleurs noté
qu’une fois en fonction, François Hollande (surnommé « monsieur-petites-
blagues » au PS) a renoncé aux bons mots qui étaient sa spécialité. Un
contre-exemple malheureux fut fourni à l’occasion d’un déplacement de
Manuel Valls à Alger (décembre 2013), à propos duquel le président crut
pouvoir plaisanter en disant devant le CRIF (Conseil représentatif des
institutions juives de France) que son ministre était rentré d’Algérie « sain
et sauf », avant d’ajouter : « C’est déjà beaucoup ». Le gouvernement
algérien réagit aussitôt en parlant d’« incident regrettable »… Même levée
de boucliers lorsque François Hollande avait ironisé au Salon de
l’agriculture, en février 2013, sur Nicolas Sarkoy (il répond à un enfant qui
s’étonne de l’absence de ce dernier : « Eh bien tu le verras plus ! »). La
droite s’indigne (« il insulte des millions de Français qui ont voté Nicolas
Sarkozy », selon Nathalie Kosciusko-Morizet)… et les commentateurs de
rappeler que « l’humour est un trait de caractère de François Hollande (…).
Pendant la campagne électorale, [il] avait dû se faire violence et s’interdire
toute blague pour se donner une stature présidentielle. Aujourd’hui, le
naturel semble avoir repris le dessus » (France 24).

L’autocensure des émotions politiques :


l’obligation de retenue
Le président ne peut donc, aujourd’hui comme hier, se laisser gagner par
une émotion qui aurait sa source à l’échelle de sa seule personne. C’est vrai,
on vient de le rappeler, pour ces émotions privées que sont la souffrance ou
le bonheur amoureux, mais ça l’est également des émotions liées à la vie
politique dès lors que celles-ci touchent le président et lui seul. C’est cette
norme que rappelle par exemple François Mitterrand lorsque, à l’occasion
de son dernier sommet franco-allemand (1994), les journalistes l’interrogent
sur l’émotion qu’il ressent sans doute particulièrement ce jour-là :
« Si on devait s’émouvoir outre mesure, on finirait par mourir d’un arrêt du cœur ! Depuis quelques
mois, chaque fois que je me rends quelque part, c’est la dernière fois ! […]. Je ne voudrais pas
avoir l’air de quelqu’un qui verse des larmes en public » (JT, 30 novembre 1994).

Le chef d’État ne doit pas non plus se mettre en colère, ni contre


l’opposition, ni contre les journalistes. Au plus fort du combat politique, il
doit demeurer impassible. Son exaspération ne peut être que contenue, sa
colère « rentrée ». Confronté à des journalistes qui se risquent à poser des
questions gênantes, le président garde son calme, le sang-froid étant censé
démontrer l’inanité des accusations ou des suspicions. Ainsi François
Mitterrand face à des journalistes belges de la RTBF l’interrogeant sur un
sujet particulièrement délicat, les écoutes de l’Élysée (12 mars 1993).
Excédé, il suspend l’interview, mais c’est à peine s’il hausse le ton et si son
trouble se voit :
« Si j’avais su que nous tomberions dans ces bas-fonds, je n’aurais pas accordé cet entretien. [Puis
face à l’insistance du journaliste] : On s’enfonce encore. Je n’ai pas l’intention de répondre à vous
que rien n’autorise à ce genre de questions. La conversation est terminée. Si vous le voulez bien,
nous allons nous quitter. Non, c’est terminé. »
Fidèle à sa réputation de « sphinx », le même François Mitterrand reste
« de marbre » face aux questions de Jean-Pierre Elkabbach concernant son
passé vichyste et sa relation avec René Bousquet (13 septembre 1994). On
se souvient également de Jacques Chirac feignant le détachement et
qualifiant d’« abracadabrantesques » les accusations portées contre lui
à propos du financement du RPR (21 septembre 2000). Si la vérité, selon
l’adage, « blesse », le sang-froid est alors censé démontrer la fausseté des
accusations portées, de la sorte renvoyées à l’insignifiance. Manifestée dans
un tel contexte, l’émotion vaudrait presque aveu…
Une bonne partie de la critique proférée à l’encontre de Nicolas Sarkozy
s’est construite autour du déficit de sang-froid. On lui a reproché d’être
« agité », « coléreux et peu maître de lui » (Jost, Muzet, 2011, p. 11) Les
fameux épisodes du « casse-toi pauvre con » (le 25 février 2008 à un
agriculteur qui refusait de lui serrer la main) ou du Guilvinec (le
6 décembre 2007, à un marin-pêcheur en colère : « qui est-ce qui a dit ça ?
C’est toi qu’as dit ça ? Et bien descends un peu le dire ! Descends ! Si tu
crois que c’est en m’insultant que tu vas régler le problème des pêcheurs »)
font scandale parce qu’ils traduisent la méconnaissance d’une règle
fondamentale : il doit y avoir dissymétrie sur le terrain de l’expressivité
entre d’un côté des citoyens ordinaires qui peuvent laisser éclater leur
colère (à condition que celle-ci ne dégénère pas en violence), et de l’autre
un président qui doit demeurer impassible, quand bien même il serait la
cible de cette colère. Une telle dissymétrie émotionnelle (qu’il faut
évidemment rapporter à la dissymétrie de pouvoir jouant en sens inverse
entre président et citoyens) impose au chef d’État de maîtriser ses nerfs
y compris face à des provocations.
La norme associant présidentialité et sang-froid est par exemple opposée
à Nicolas Sarkozy dans La Croix le 27 avril 2009 :
« La liberté de ton [du président Sarkozy] à propos de ses homologues étrangers devant les
parlementaires, le 15 avril à l’Élysée, a été unanimement critiquée par la presse étrangère. Ce n’est
pas la première fois que Nicolas Sarkozy se voit reprocher de trop parler, ou de façon trop crue. Ses
altercations avec le pêcheur du Guilvinec avaient également suscité la polémique (…). Pour le
porte-parole du PS, Benoît Hamon, Nicolas Sarkozy se comporte parfois “de manière grossière”,
tandis que le sénateur François Rebsamen aimerait que le chef d’État ait un “comportement
exemplaire” et “maîtrise son langage” (…). “Il est tout le temps comme ça, on y a le droit chaque
semaine, constate un ministre. Il ne se maîtrise pas totalement. C’est son tempérament. Il se lâche,
ça sort”. (…). Au sein même de l’Élysée, le parler présidentiel fait trembler ceux qui redoutent
qu’un dérapage de trop finisse par mettre feu aux poudres. “La parole du président, c’est la voix de
la France, ajoute un ministre (…). En pleine crise, la parole présidentielle devrait renvoyer plus de
calme, de sérénité”. »

L’émotion gagne au contraire en recevabilité lorsqu’elle est celle du chef


d’État incarnation du peuple français. On se souvient ainsi de la colère de
Jacques Chirac président (1996) face aux policiers israéliens lui interdisant
de circuler librement dans Jérusalem et écartant sans ménagement les
Palestiniens : le président clame son indignation, en même temps qu’il tente
de se frayer un chemin dans la foule. Émotion légitime, puisqu’elle est celle
d’un chef d’État et non d’un individu, et qui du coup ne craint pas de
s’exprimer avec la plus grande franchise. Jacques Chirac crie, bouscule les
policiers, force le passage. Il enchaîne exclamations et interrogations
indignées :
« Qu’est-ce qu’il y a encore comme problème ? Je commence à en avoir assez ! What do you
want ? Me to go back to my plane and go back to France ? Is that what you want ? Then let them
go, let them do ! No, that’s no danger, no problem ! This is not a method, this is a provocation ! »

Légitime, l’émotion peut même devenir exemplaire, à l’image de la


fameuse poignée de mains entre François Mitterrand et Helmut Kohl le
22 septembre 1994 à Verdun : l’émotion est celle de deux chefs d’État face
aux souffrances endurées par leurs deux peuples, elle est donc parfaitement
ajustée à leur rôle ; et le mode d’expression choisi, s’il peut être traduit dans
le langage des émotions spontanées (les commentateurs salueront un geste
considéré comme non prémédité), demeure très euphémisé (contrôle
corporel sans écart, absence de larmes…).
La frontière entre émotion légitime et émotion déplacée est souvent
fragile, d’autant que la caractérisation de celles-ci est évidemment une arme
dans le combat politique 49. Terminons sur l’évocation d’une émotion
ambivalente, celle exprimée par Valéry Giscard d’Estaing le 8 juin 1994,
lors d’un débat télévisé face à Michel Rocard. L’ancien président est
interrogé à propos du projet visant à faire défiler le 14 juillet sur les
Champs-Élysées une brigade franco-allemande. Il se trouble, sa voix se
brise, il a le souffle court :
« Je vous réponds très franchement. Je fais pas [sic] de calcul dans cette affaire. Quand j’étais
lycéen à Paris, tous les matins, en se réveillant, on entendait les Allemands (ça m’émeut) qui
chantaient sous nos fenêtres. Et on entendait les pas dans la rue. Jusqu’en 44… ! Eh bien l’idée que
l’année où on commémore tout de même ces combats, ces sacrifices, nous allons avoir un défilé sur
les Champs-Élysées, ça me fait quelque chose. »
Dans le contexte émotionnel encore dominant en 1994, le surgissement de
l’affect au cœur du débat politique est source de gêne. Sans être jugée
scandaleuse (rappelons que VGE a quitté l’Élysée depuis plus de dix ans),
l’émotion est considérée comme déplacée, inopportune, ce que traduit bien
ce compte rendu paru dans Le Monde du lendemain :
« Dominant jusque-là l’échange de la tête et des épaules, M. Giscard d’Estaing s’est alors laissé
dominer par une bourrasque d’émotion inopinée. La question posée par Bruno Masure paraissait
pourtant banale : pourquoi une telle réticence à voir défiler le 14 juillet à Paris, au sein de
l’Eurocorps, des soldats allemands sur les Champs-Élysées ? “Pour des raisons sentimentales ?”,
a demandé le présentateur qui ne croyait pas si bien dire.
Étrange spectacle, quand, à la froideur amusée de l’expert, succèdent tout à coup des yeux embués
de larmes, une voix qui se casse et tremble à l’évocation furtive d’une adolescence parisienne sous
l’Occupation. Valéry Giscard d’Estaing a pris son monde par surprise, à commencer par lui-même.
On avait l’impression, un peu gênante, d’être invité à regarder par un trou de serrure une scène
intime que n’aurions pas dû voir.
Pris à contre-pied, conduit comme malgré lui, pour ne pas être en reste, sur le registre de
l’émotion, à évoquer à son tour ces années douloureuses, Michel Rocard est bien tombé d’accord :
“Tout cela est affreux. (…) Je reconnais que nous sommes en sensibilité.” Mais ce n’est pas une
raison, bien au contraire, a-t-il ajouté, pour ne pas se réjouir de ce défilé commun, au nom de la
réconciliation mais sans renoncer au souvenir.
La discussion qui a suivi sur le fédéralisme (…) n’était plus, après l’incursion troublante d’une
sensibilité dont on ne devinait pas qu’elle pouvait être à fleur de peau, qu’une figure imposée, vite
expédiée parce qu’on ne pouvait faire autrement » (Alain Rollat, « Larmes », Le Monde,
10 juin 1994).

Le commentateur ne s’indigne certes pas du sanglot giscardien. Mais en


lui consacrant sa chronique, en insistant sur le déficit de sang-froid ainsi
révélé, en évoquant la « gêne » occasionnée, il active implicitement une
norme de bienséance finalement autant télévisuelle qu’institutionnelle. Plus
que n’importe quelle personnalité médiatique, un ancien président doit se
tenir.

Le sang-froid à l’épreuve des campagnes


De telles variations autour de la contrainte de sang-froid se retrouvent au
niveau des candidats à l’élection présidentielle, ces derniers s’ajustant par
anticipation au rôle postulé. L’exigence de retenue est pourtant
particulièrement difficile à tenir en contexte électoral. La plus modeste
élection municipale provoque ce que Alain Faure appelle joliment le
« frisson des frictions » (Faure, 2016, p. 84). La campagne présidentielle
est, plus intensément encore, l’occasion pour les candidats de nouer avec le
peuple (plus concrètement : leurs supporters) des liens qui sont forcément
teintés d’émotion. L’élection est une compétition dramatique qui sollicite
à l’extrême les affects : enthousiasme du meeting à grand renfort de mise en
scène et de musique (Jeandemange, 2017), agressivité lors des joutes
radiophoniques ou télévisées, joie de la victoire ou au contraire tristesse
à l’annonce de la défaite… Pourtant, même en un tel contexte, la contrainte
de retenue demeure, qui conditionne la présidentiabilité des candidats. D’où
des situations fréquentes de décalage entre un candidat réservé et une foule
émue. Le documentaire de Raymond Depardon sur la campagne victorieuse
de Valéry Giscard d’Estaing (1974, une partie de campagne) illustre bien ce
décalage entre d’un côté des foules en liesse, que Depardon se plaît à filmer
jeunes et féminines, et de l’autre des personnalités politiques impassibles,
parfois presque inquiétantes (Messmer, Chirac, ou Labbé, côté gaullistes),
le candidat lui-même accueillant cet enthousiasme avec joie mais sans
jamais se départir d’une réserve presque déjà présidentielle. Il sourit mais
ne rit pas, sinon d’un petit rire ironique ; il s’agace mais ne se met jamais en
colère ; son visage, zoomé en gros plan, reste étonnamment impassible
à l’annonce des résultats qui le désignent vainqueur : pas de cris, pas
d’explosion de joie, pas de larme, juste un sourire contenu, une joie
« intérieure » 50.
Un autre exemple de ce décalage entre le candidat et ses supporters est
fourni par Édouard Balladur en 1995. Le soir de sa défaite, celui-ci,
présidentiel jusqu’au bout, enjoint aux militants qui l’ont soutenu de se taire
(il répète à plusieurs reprises, d’un ton glacial : « Je vous demande de vous
arrêter »). Jusqu’où le candidat peut-il aller dans l’expression des
émotions ? Risque-t-il de perdre toute crédibilité s’il s’affranchit de la
norme de retenue émotionnelle 51 ? L’élection présidentielle de 1965, la
première au suffrage universel direct (et la première relayée par la
télévision), offre une intéressante illustration de cette norme émotionnelle.
Un candidat, en effet, prit le risque de s’en affranchir. Il s’agit de Marcel
Barbu, déjà évoqué mais sur lequel il est intéressant de revenir brièvement :
ancien déporté, éphémère député en 1946, il se veut le promoteur des
coopératives de production et des groupes à dimension humaine, contre la
bureaucratie d’État. Marcel Barbu obtiendra un score modeste (à peine plus
de 1 % des suffrages exprimés), mais il a retenu l’attention du grand public
en interpellant le général de Gaulle sur un registre a priori inattendu, celui
de l’émotion. Au cours d’une allocution télévisée, Marcel Barbu s’adresse
directement à l’homme du 18 Juin et demande si celui-ci a « un cœur » :
« Nous sommes sûrs, mon général, que vous avez un cœur, un cœur
d’homme, mais que vous l’avez rendu inaccessible à tout ce qui n’est pas le
prestige et la grandeur de la France. »
L’appel à l’émotion est d’autant plus troublant que le candidat, lui-même
très déstabilisé, semble au bord des larmes au moment où il prononce ces
mots. Gagné par l’émotion, il doit s’interrompre. Une telle attitude serait-
elle recevable aujourd’hui ? Elle ne l’est pas en 1965 52. Marcel Barbu est
moqué par les commentateurs, par ses adversaires (le général n’est pas le
plus tendre, le traitant de « brave couillon »). Il ne convainc pas non plus les
électeurs, on l’a dit. Candidature déplacée ? L’historien Michel Winock
rappelle que « le précédent Barbu alertera le Législateur qui aura
à verrouiller un peu plus la procédure de candidature » (L’Histoire, n° 304,
1er décembre 2005). On peut voir dans cette réaction institutionnelle la
preuve du décalage perçu à l’époque comme immense entre les attendus du
rôle présidentiel et la performance offerte par ce candidat que tout le monde
qualifie alors de « fantaisiste ». L’histoire retiendra la figure d’un homme
« très émotif » (Le Figaro, 12 février 2007), « énergumène ou bouffon » au
même titre que Coluche en 1981 (Libération, 21 avril 2007), dont la
candidature fait penser « aux aventures personnelles, aux vagabondages
plus ou moins fantaisistes » (Le Monde, 2 mars 2007) et qui serait à ranger
parmi les « candidats bizarres, utopistes, chimériques, mystiques,
marginaux, farceurs et farfelus » (Le Progrès de Lyon, 3 mars 2007) 53.
Inscrit désormais au cœur de la campagne présidentielle, le duel d’entre
deux tours est un bel exemple permettant d’illustrer la norme de sang-froid
telle qu’elle s’impose aux candidats. Jusqu’où peuvent-ils aller dans
l’expression de leur colère ou de leur indignation, ou plus généralement
dans l’appel aux émotions ? Tout le dispositif télévisuel prédispose
à l’expressivité alors même que la violence est taboue 54. Les émotions
seront-elles dites ? éprouvées ? La caméra permettra-t-elle d’en mesurer
l’intensité au-delà du sang-froid affiché ? Empruntons aux historiens
Damien Boquet et Piroska Nagy (2010) l’analyse d’une scène politique
fameuse, la passe d’armes qui en 1974 opposa François Mitterrand à Valéry
Giscard d’Estaing. On est entre les deux tours de l’élection présidentielle,
on a affaire ici à des candidats dont le profil émotionnel n’est évidemment
pas celui de Marcel Barbu. La retenue est alors la norme. François
Mitterrand, on s’en souvient, tente d’émouvoir les téléspectateurs en
évoquant le sort des classes populaires. VGE réagit avec gravité :
« D’abord, je vais vous dire quelque chose. Je trouve toujours choquant et blessant de s’arroger le
monopole du cœur. Vous n’avez pas, monsieur Mitterrand, le monopole du cœur. Vous ne l’avez
pas. J’ai un cœur comme le vôtre qui bat à sa cadence et qui est le mien. Vous n’avez pas le
monopole du cœur. »

Cet échange est ambivalent. Il témoigne certes de la place de la rhétorique


émotionnelle dans le discours de campagne (rhétorique émotionnelle ne
signifiant pas, rappelons-le, émotion brute) ; mais en même temps il en
rappelle la faible légitimité :
« Valéry Giscard d’Estaing estima qu’il y avait transgression des règles du débat politique. Sa
réponse ne visait pas à refuser aux élans du cœur leur légitimité politique, mais cette place devait
rester privée, en amont et à distance, et n’avait pas à être convoquée aux côtés de l’argumentation
rationnelle dans le débat public. Bref, le procédé était déplacé. Mais le succès même de la formule
manifestait l’ambivalence de cet usage politique de l’émotion » (Boquet et Nagy, 2010, p. 6).

Il semble entendu pour VGE que l’émotion n’a pas sa place dans un débat
politique visant à arbitrer un second tour d’élection présidentielle. Mais
dans le même temps, le même VGE affiche ses émotions (« j’ai un cœur »),
ce qui lui permet de jouer sur deux tableaux à la fois, la retenue et
l’expressivité. Personne ne sait si cette stratégie a été efficace : on sait
seulement que son auteur a gagné, mais il est évidemment très approximatif
de lier les deux événements (l’historien Christian Delporte (2007, p. 276)
observe que l’échange n’avait pas à l’époque retenu l’attention de la
presse). On peut en revanche affirmer sans risque d’erreur que ce rappel
à l’ordre vient actualiser l’obligation encore forte à l’époque de s’interdire
toute expression d’émotion, fût-elle rhétorique, quand on occupe (ou quand
on postule à) une position de pouvoir.
Les débats ultérieurs confirmeront la vigueur de cette norme.
L’affrontement ultime doit être « à fleuret moucheté ». Si la tension est
extrême, comme ce fut le cas entre François Mitterrand et Jacques Chirac
en 1988, les coups portés doivent l’être avec sang-froid, à l’exemple de la
glaciale ironie dont fit preuve le président sortant en persistant à qualifier
son interlocuteur de « Premier ministre ». L’apparente courtoisie (« mais
vous avez tout à fait raison, monsieur le Premier ministre ») témoignait très
clairement du climat de haine entre les deux hommes (rappelons que
Jacques Chirac venait de préciser que selon lui, le débat opposait deux
candidats et non un président et son premier ministre). De même la série
d’échanges sur le terrorisme, François Mitterrand exprimant là encore une
colère rentrée suite à l’accusation de laxisme face à Action directe (« Vous
en êtes là, monsieur le Premier ministre, que c’est triste ! » ; « c’est indigne
de vous ! »). Et Jacques Chirac de jouer la carte de la parfaite sérénité :
« Monsieur Mitterrand, enchaîne-t-il avec un grand sourire ironique, tout
à coup vous dérapez dans la fureur. » La tension est à son comble lorsque
est évoquée l’affaire Gorji, au terme d’un échange resté fameux : « Pouvez-
vous contester ma version en me regardant dans les yeux ? » (Jacques
Chirac) ; « Dans les yeux je la conteste ! » (François Mitterrand). Les deux
hommes poursuivent la même stratégie : pousser l’adversaire à bout, le faire
sortir de ses gonds et incarner la sérénité, gage de présidentiabilité.
Indicateur de présidentiabilité, la capacité au contrôle émotionnel est un
critère d’évaluation des personnalités politiques fréquemment mobilisé au
fil des campagnes électorales, qu’il s’agisse de saluer le sang-froid du
candidat que l’on soutient ou de dénoncer l’émotivité déplacée de
l’adversaire. Lorsque Lionel Jospin, en 2002, s’en prend à l’âge de Jacques
Chirac (alors que le débat qui les avait opposés en 1995 avait été jugé très
courtois), il est aussitôt dénoncé (ici par François Fillon) sur le terrain du
déficit de présidentiabilité :
« C’est une attaque personnelle, haineuse, qui témoigne que Jospin n’a pas les qualités nécessaires
pour être président de la République. Elle s’inscrit dans une longue suite de dérapages (…). Jospin
s’est construit un personnage, sérieux, maître de lui, prétendument moderne, et puis, tout d’un
coup, apparaît un autre Jospin, violent, sectaire, idéologue. Les Français ne peuvent pas ne pas
s’interroger : quel est le vrai Jospin ? » (Le Monde, 12 mars 2002).

Si les campagnes ultérieures marqueront un infléchissement net de cette


tendance à l’autocensure émotionnelle (on reviendra ultérieurement sur le
débat Sarkozy-Royal de 2007), l’invocation de la norme de sang-froid
y demeure un argument recevable. On en veut pour preuve les procès
croisés en irritabilité qui ont par exemple scandé la campagne pour les
primaires à droite en 2016. Contre Nicolas Sarkozy, François Fillon plaide
pour une approche « plus sereine des choses » (interview Le Point,
août 2012). En retour, l’ancien président moque la « nervosité » de son
ancien premier ministre (RTL, 29 août 2016). Quant à Alain Juppé, il
reprend pour la dénoncer l’image de Sarkozy l’agité :
« L’autorité, ce n’est pas l’agitation. La modération, ce n’est pas facile. C’est extrêmement difficile
de garder son sang-froid, de garder son équilibre. C’est extrêmement facile de se précipiter aux
extrêmes, et c’est ce qui se passe aujourd’hui » (Europe 1, 28 août 2016).
Le bilan des émotions présidentielles est au final, on le voit, assez maigre,
en particulier tant qu’on en reste aux premières décennies de la Cinquième
République. Les émotions présidentielles brutes sont rares. Le président en
appelle aux émotions, dit en ressentir, peut même se laisser aller à exprimer
certaines émotions qui cadrent parfaitement à des situations
exceptionnelles. Mais pour le reste, il doit se tenir et faire preuve de sang-
froid (face aux affaires qui ont fragilisé sa candidature, François Fillon
a joué cette carte du sang-froid, certains de ses partisans voyant dans sa
capacité à résister aux attaques une preuve supplémentaire de sa
« présidentialité »). S’il s’écarte de cette norme, il provoque la gêne, il sort
de son rôle. On insistera beaucoup, dans la suite du propos, sur les
changements à l’œuvre ; avec Nicolas Sarkozy et François Hollande, une
certaine permissivité émotionnelle s’observera, comme le suggère au
demeurant le fait que certains des écarts évoqués plus haut aient pu
apparaître comme intentionnels, voire stratégiques (Nicolas Sarkozy
évoquant sa liaison avec Carla Bruni, François Hollande se laissant aller
à plaisanter). Mais précisément : n’ont-ils pas l’un et l’autre sous-estimé la
rigidité de la norme définissant le rôle présidentiel ? Le fait qu’ils aient
tenté de la bousculer participe de sa fragilisation ; mais le fait qu’ils aient
été sanctionnés pour ces écarts incite à penser qu’ils en avaient sans doute
sous-estimé la vigueur.

Le procès en émotivité des femmes


La censure émotionnelle ne paraît jamais aussi évidente en politique que
dans l’hyper-surveillance imposée aux femmes en matière d’expressivité.
Ainsi s’agissant des larmes, dans un contexte où les femmes politiques ont
longtemps été suspectées de ne pas être en mesure d’endosser des rôles
dessinés par des hommes et pour des hommes. L’émotion étant connotée en
référence à une supposée nature féminine, le surgissement des larmes avait
toutes les chances d’être perçu comme preuve éclatante de l’incapacité des
femmes à être à la hauteur.

Simone Veil : la stigmatisation


de l’émotion exprimée
On peut en ces termes revenir sur l’une des péripéties qui marquèrent le
vote de la loi Veil en faveur de l’IVG (1974) : une photo parue dans
L’Express semble montrer la ministre de la Santé en train d’essuyer une
larme alors qu’elle vient de quitter la tribune de l’Assemblée nationale
(29 novembre 1974). Le commentaire affirme : « Elle pleure ». Était-ce si
grave ? L’intéressée s’en est pourtant toujours défendue, parlant de fatigue,
rappelant qu’il était trois heures du matin, et ne comprenant que trop bien
ce que ce procès en émotivité signifiait :
« Cela accréditait l’image de la femme fragile… Eh bien non, je n’ai pas du tout le souvenir d’avoir
pleuré. Il devait être 3 h du matin, mon geste indique que j’étais fatiguée, mais je ne pleure pas »
(Simone Veil, France Inter, 18 novembre 2004).

L’acharnement des journalistes à voir des larmes là où il y a une femme,


au même titre que l’acharnement de l’intéressée à réfuter qu’elle ait pu
avoir pleuré (ce qui signifiait, à l’époque, qu’elle n’aurait pas été à la
hauteur de son rôle de ministre), démontrent la prégnance d’un rapport très
masculin aux émotions au sein de l’univers politique 55. Il est clair que
l’arrivée des femmes en politique a donné lieu à une surveillance
émotionnelle toute particulière, les commentateurs (souvent masculins)
utilisant le moindre prétexte pour dénoncer l’émotivité des femmes.
On comprend alors la stratégie adoptée par les premières femmes
politiques. Marie-France Garraud, Édith Cresson, Élisabeth Guigou,
Martine Aubry, pour se contenter d’exemples connus, ont adopté des façons
d’être manifestement destinées à signifier leur capacité à se contrôler
comme des hommes, conformément au modèle thatcherien de la dame de
fer 56. Le Monde dit de la première, candidate à l’élection présidentielle
de 1981, qu’« elle n’est pas femme à pleurer » (20 novembre 1980). La
seconde, nommée Premier ministre en 1991, est davantage critiquée pour
son franc-parler que pour son émotivité « féminine ». Elle laisse éclater sa
colère contre la Bourse, dont elle dit n’avoir « rien à cirer », contre les
Japonais, comparés à des « fourmis », contre les Anglo-Saxons en
général… Tout se passe comme si, craignant d’être renvoyée à une féminité
suspecte, Édith Cresson avait surjoué du registre émotionnel masculin
(la colère versus les larmes), au point d’en faire trop et d’oublier que la
colère aussi doit être régulée (Michel Vauzelle par exemple demandera « un
peu de retenue »). Les stratégies de masculinisation sont au demeurant
d’autant plus aléatoires que les commentateurs sont prompts à dénoncer
« un manque de contrôle », voire « une réaction hystérique » (Freedman,
1997, p. 174). Comme le dit fort bien une députée interrogée par Jane
Freedman (ibid., p. 168) :
« Un homme qui a une expression un peu vigoureuse, là c’est bien, c’est un battant. Une femme
qui fait la même chose, elle ne sait pas se retenir, c’est une harpie, c’est une hystérique. On attend
toujours quelque part que les femmes restent douces, un peu effacées. »

Élisabeth Guigou : la stigmatisation


de l’émotion suscitée
Quand elles ne sont pas stigmatisées pour avoir osé exprimer des émotions,
les femmes se voient volontiers reprocher de ne pas savoir s’empêcher d’en
susciter chez les autres, en particulier bien sûr chez les hommes. L’intrusion
des émotions dans le champ politique se fait ici par l’usage inapproprié du
charme et de la séduction (Sourd, 2005). L’émotion se situe cette fois-ci du
côté des hommes, mais la responsabilité en incombe à nouveau aux
femmes. Analysant le traitement médiatique des femmes politiques des
années Mitterrand, Jane Freedman (1997) multiplie les exemples en ce sens.
C’est Michèle Barzach dont le sourire « fait décidément des ravages »
(Le Monde, 1er avril 1992, cité p. 88) ; ou bien Édith Cresson que Le Nouvel
Observateur crédite d’un « sourire de gamine lumineuse [qui] fait son
charme » (1er février 1985, cité p. 88).
Le cas d’Élisabeth Guigou est particulièrement intéressant. Les
journalistes et commentateurs masculins soulignent volontiers sa beauté
mais pour aussitôt noter les efforts accomplis par l’intéressée pour ne
jamais y être enfermée. Le portrait ci-après paru dans Libération le
24 janvier 2000 (elle est alors ministre de la Justice) met l’accent sur le
travail, la rigueur, et la réserve, au plus loin de toute émotivité. Pourtant, la
référence au charme comme possible ressource politique introduit une
légère nuance par rapport aux femmes précédemment évoquées. Élisabeth
Guigou n’est certes pas prisonnière de ses émotions ; mais n’est-elle pas
coupable d’en faire naître chez les hommes ?
« Un sourire charmeur, entre ironie et lassitude (…). À l’Élysée, Erik Orsenna, nègre du premier
septennat, la jugeait “très Trésor” dans les deux sens du terme : “Belle. Ah oui, vraiment.
Vraiment.” Et sévère : “Elle arrivait du ministère des Finances, du Trésor donc. Elle était
extrêmement compétente et pas vraiment rigolote.” “Ce n’est pas une femme à états d’âme”, dit un
collaborateur d’aujourd’hui. Toujours sous contrôle. Pas un tressaillement, pas une mèche blonde
de travers, mardi dernier, quand l’Élysée annonce le report du congrès et l’enterrement de la
réforme de la justice. “Elle se tient les rênes très courtes”, explique un proche un peu cavalier (…).
Elle manie le chaud et le froid, ficelles mitterrandiennes. Capable d’aimer et châtier, congédier en
quelques secondes, un membre du cabinet, un magistrat (…). Vieux réflexes techno. Elle le sait.
Elle se soigne : “Il faut serrer des mains, embrasser, parler, la communication passe par le contact
physique.”
Elle est “la poupée glacée” pour ses admirateurs. “Un mélange détonnant”, résume Erik Orsenna
(…). “Le terrain”, encore un conseil de Mitterrand à ses poulains, a dessillé la technocrate.
Féministe de salon, elle se satisfaisait de littérature (Simone de Beauvoir, Virginia Woolf) et de
modèles (Simone Veil, Gisèle Halimi), rebutée par l’hystérie femelle des années 70.
Depuis qu’elle règne sur le peuple des gens de robe, elle porte des tailleurs-pantalons. Oubliés les
jupes et les longs cheveux bouclés de la période “poupée Barbie” (dixit Édith Cresson), à l’Élysée.
Le regard demeure. Un instrument de précision, qui examine, encourage, dissuade, assassine. Ou
charme. Toujours sous contrôle. »

Le rapport aux émotions d’Élisabeth Guigou est ambivalent : d’une part,


comme tout professionnel de la politique (comme tout « homme
politique »), elle sait ne pas montrer ses émotions ; mais d’autre part, elle
parvient, en tant que femme, à susciter des émotions chez les hommes, ce
qui est évidemment une façon de les déstabiliser en contexte institutionnel.
La féminité est alors une ressource, puisqu’elle permet de faire surgir
l’émotion chez l’adversaire. Mais cette ressource n’est-elle pas déloyale ?
Susciter l’émotion chez autrui, c’est encore troubler l’ordre politique
masculin. Les femmes sont au final doublement suspectes : on leur reproche
les émotions qu’elles ressentent, on leur reproche les émotions qu’elles
suscitent.

Martine Aubry : les larmes d’une « dame de fer »


Martine Aubry appartient également à cette génération des femmes
politiques qui accompagneront le mouvement alors encore très fragile de
libération et de légitimation des émotions. Fortement socialisée au contrôle
de soi (scolarité à l’ENA, comme la précédente, ou comme Frédérique
Bredin ou Catherine Tasca…), elle semble a priori armée pour s’ajuster aux
normes qui structurent à ses débuts le champ politique et pour « se fondre
dans le moule masculin, [en ne laissant] transparaître aucune différence,
aucune aspérité » (Sineau, 2001, p. 151). Dans le portrait qu’elle dresse
pour Le Figaro en 1997 (et significativement intitulé : « Martine Aubry, la
fille de fer »), Christine Clerc lui attribue des émotions davantage
« masculines » (« colère », « énergie », « indignation ») que « féminines ».
Comme si la peur d’être stigmatisée comme émotive poussait la fille de
Jacques Delors, comme Édith Cresson avant elle, à surenchérir dans la
masculinisation, ou en tout cas à s’interdire de jouer la carte d’une
quelconque féminité :
« Histoire d’agacer son père, Jacques Delors, qui agaça tant la “Dame de fer”, le Sunday Times la
surnomma un jour, la comparant à Margaret Thatcher, la “fille de fer”(…) Comment l’adolescente
indépendante (…) est-elle devenue, plus encore que ses collègues énarques féminines Élisabeth
Guigou et Ségolène Royal, la grosse bûcheuse du gouvernement ? Et comment cette spécialiste
sérieuse mais souriante du droit social (…) est-elle devenue cette pasionaria à la bouche en colère,
cette femme d’ambition et d’autorité redoutée tout autant de ses amis que des préfets et de ses
adversaires politiques ? À l’origine, un tempérament énergique qu’elle tient de sa mère, Marie, une
Basque décidée. “Ma fille, dit songeusement Delors, est un ‘fighter’ (une combattante).” Puis, une
émotion, une indignation sincère qu’elle a su transformer habilement en créneau politique »
(Le Figaro, 9 août 1997).

Au fil des ans, cette image très « masculine », indiscutablement


pourvoyeuse de crédibilité et de légitimité dans un premier temps, se
retournera contre l’intéressée, l’obligeant à s’aligner sur les nouvelles
normes émotionnelles. On y reviendra. Mais dans les années 1990, nul
doute que ces dispositions « masculines » aient été perçues comme des
atouts. Martine Aubry, un homme politique comme les autres ? Le procès
en émotivité ne demande pourtant qu’à resurgir. Un rien suffit à retomber
dans les stéréotypes genrés. Ainsi la polémique qui opposa Martine Aubry
à Philippe Alexandre, suite à l’ouvrage à charge que celui-ci avait publié
en 2002 sous le titre La Dame des 35 heures : Martine Aubry se déclara
profondément blessée par l’ouvrage. Le récit que fait Le Parisien de cette
blessure opère une radicale modification d’image : décrite comme
autoritaire, cassante et carriériste, Martine Aubry craque et se révèle fragile,
émotive, demandeuse de réconfort. Ce retournement, au commencement
des années 2000, est ambivalent. Démontre-t-il, comme le craint
l’intéressée, qu’elle n’est « pas à la hauteur » ? Ou bien participe-t-il d’un
nécessaire alignement sur le nouveau standard de l’expressivité politique ?
(« Elle avait besoin de ça ») :
« Martine sèche ses pleurs
La publication et aussi le succès du livre charge de Philippe Alexandre et Béatrix de L’Aulnoit La
Dame des 35 heures (Laffont) ont mis Martine Aubry dans un tel état et un tel émoi que ses amis,
fait sans précédent, ont pris hier à Paris le TGV pour venir déjeuner avec elle à Lille (…).
D’emblée, Bartolone passe un bras autour des épaules d’Aubry. La fille de Jacques Delors retient
ses larmes : “Je le reconnais, je suis très émue. Je ne suis peut-être pas à la hauteur, mais tant
pis !…” Catherine Tasca et Élisabeth Guigou l’entourent. “Depuis ce livre, ma mère pleure”, leur
confie Martine. Pierre Mauroy dit n’avoir pas cru un mot des méchants propos le visant et prêtés
à celle qui lui a succédé : “C’est dégueulasse. Mais faut pas faire attention !” Et Jospin a appelé son
ancienne ministre pour lui témoigner son “soutien” et son “affection”.
“Elle avait besoin de ça.”
Arrivée au restaurant, la petite troupe pose sous le soleil. “Nous, on l’aime bien comme elle est,
Martine, lance Bartolone. C’est vrai que, de temps en temps, elle pousse des coups de gueule. Mais
sinon, elle ne serait pas elle-même.” (…). “Martine avait besoin de ce réconfort”, assure une de ses
proches. À la fin du repas, on aura vu une Martine requinquée éclater de rire. Mais elle n’oubliera
rien : “Il est des combats loyaux, et d’autres, non. Par exemple, insiste la dame des 35 heures,
quand on raconte des choses fausses pour détruire” » (Le Parisien, 4 mars 2002).

Pour la presse d’opposition (ici Le Figaro), Martine Aubry est perdante


sur les deux tableaux : elle est prise en flagrant délit de « réaction
larmoyante », elle a besoin de réconfort masculin, ce qui démontre sa
fragilité, sans même que cela remette en question sa vraie nature de « dame
de fer ». Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’elle ait fait « tout ce cinéma » pour
« corriger son image » :
« Le plus ravageur, pour Martine Aubry, n’est pas tant le contenu ni le ton du livre (“J’en ai écrit
dans ma vie, des méchancetés”, ironise Philippe Alexandre) que la réaction larmoyante de celle qui
est volontiers comparée, tant elle est dure au mal, à la Dame de fer d’outre-Manche Margaret
Thatcher (…). “Je me demande si, finalement, elle ne fait pas tout ce cinéma pour corriger son
image”, suggère, décidément aussi impitoyable que son livre, Philippe Alexandre » (Le Figaro,
7 mars 2002).

Martine Aubry serait, au final, doublement prisonnière de ses émotions :


agressivité et colère côté masculin, larmes et sensiblerie côté féminin.
Lorsque, quelques années plus tard, ces épisodes lacrymaux sont évoqués,
ce sera pourtant en termes beaucoup plus positifs, par exemple dans Ouest-
France. Entre-temps, l’émotivité sera devenue une arme :
« Une femme qui peut “verser des larmes”
« Qui est vraiment Martine Aubry ? Difficile à dire, tant l’intéressée renâcle à se dévoiler. “Elle est
certes une femme impériale et implacable. Mais c’est aussi une femme qui pleure. On a rarement vu
un ministre verser des larmes. Ce fut le cas lorsqu’elle quitta son ministère le 18 octobre 2000”,
écrit la journaliste Isabelle Giordano dans une récente biographie. Martine Aubry avait aussi des
sanglots dans la voix lors du bureau national du 17 mai, convoqué après le “coup de tonnerre” de
l’inculpation pour tentative de viol de Dominique Strauss-Kahn, qui lui ouvre la voie à la
candidature. Les Français l’ont vue aussi bien exulter dans les tribunes pour soutenir les
footballeurs lillois sacrés champions de France de Ligue 1 cette année que pleurer devant les
caméras en 2002 après une défaite aux législatives dans le Nord, sa région d’adoption » (Ouest-
France 28 juin 2011).

Le glissement ici observé, de l’expressivité – « faux pas » à l’expressivité


– ressource, ne concerne évidemment pas seulement Martine Aubry.
L’élection de 2007 est sans doute, on y reviendra, une date significative
dans l’histoire de l’émotion politique : au moment même où Nicolas
Sarkozy va contribuer à introduire une forte dose d’expressivité jusque dans
les rôles de présidentiable puis de président tout court, Ségolène Royal va
redéfinir la féminité politique au plus haut niveau en assumant un rapport
moins emprunté aux émotions et en jouant la carte de l’authenticité. Mais
avant d’étudier plus en détail cette double rupture de 2007, il nous faut
revenir sur une dernière forme de censure émotionnelle, celle qui contraint
au sang-froid les hommes politiques les plus disposés à s’affirmer comme
offensifs, voire comme agressifs.

L’impulsivité des animaux politiques


Bien qu’étant connotée en référence au masculin, la colère n’est pas plus
recevable en politique que les larmes. Fût-elle justifiée par une indignation
sincère, elle ne saurait, chez un professionnel de la politique, s’exprimer en
sa forme brute. Conformément au modèle éliasien du contrôle de soi dans
les sociétés civilisées, les acteurs situés au centre du champ politique sont
particulièrement tenus par la norme de sang-froid, pacification de la
compétition politique oblige. Les professionnels de la politique (et c’est une
des dimensions de leur professionnalisme) ne peuvent guère succomber
à l’impulsivité. Ils peuvent se dire en colère, mais celle-ci doit être
contenue. L’agression physique est évidemment totalement exclue, mais de
même l’agression verbale. Le débat doit demeurer courtois et les attaques
personnelles doivent être bannies (norme wébérienne d’impersonnalité).
À l’heure de la télévision politique, cette contrainte gagne en intensité. Car
la caméra ausculte les visages et sait déchiffrer les émotions rentrées.
L’enthousiasme et l’envie d’en découdre, sources de légitimité auprès des
militants, doivent donc être contenus auprès du grand public de la
télévision. Et comme les deux publics (celui par exemple du meeting qui ne
demande qu’à s’émouvoir et celui de la télévision qui s’étonnera des excès)
ne sont pas séparables de façon étanche, les politiques sont souvent pris
dans un jeu d’injonctions contradictoires. Jusqu’où l’agressivité est-elle
recevable ?

Jeunes loups
On peut par exemple s’attarder sur le stéréotype du jeune loup. On a déjà dit
de la norme de sang-froid qu’elle profitait aux hommes, les femmes se
trouvant souvent renvoyées à l’émotivité. Mais elle profite aussi aux
hommes âgés, les plus jeunes étant volontiers considérés comme plus
impulsifs. On se souvient du portrait de Jacques Chirac en jeune prétendant
« agité », ne tenant pas en place, impatient d’agir… Dynamisme et
volontarisme furent fréquemment requalifiés, en particulier par ses
adversaires, en impulsivité et en agressivité. Les sondages le disent
ambitieux et autoritaire, ce qui nuit à sa présidentiabilité. L’un de ses
biographes, Franz-Olivier Giesbert (1987), le décrit comme
particulièrement impulsif :
« Ne pouvant supporter l’inaction, il est toujours en mouvement, changeant souvent de disque pour
ne pas lasser, attaquant ses adversaires là où ils ne l’attendent pas, prévenant les coups qu’il rend
au centuple, tout à la fois pressé et pétulant, haletant et hâtif » (p. 337).

Et d’ajouter (on est alors en 1981) :


« Chirac est à l’évidence un bon candidat. Mais serait-ce un bon président ? Les qualités qu’il
déploie tout au long de la campagne ne sont pas forcément celles d’un homme de gouvernement »
(ibid.).

L’image de « facho-Chirac » construite par la gauche des années 1970


s’estompera au fil des années, l’intéressé gagnant avec l’âge en
présidentiabilité. Le jeune « husssard », à qui on prête nombre de formules
assassines et pour le moins relâchées, apprendra à se contrôler. Lors du duel
télévisé qui l’oppose au Premier ministre Laurent Fabius (27 octobre 1985),
Jacques Chirac l’emporte en apparaissant comme victime et non plus
comme agresseur : « N’oubliez pas que vous parlez au Premier ministre de
la France », lui enjoint un Laurent Fabius hors de lui, accompagnant le
propos d’un geste de la main qui, entre mépris et agacement, lui sera
particulièrement reproché. Jacques Chirac, lui, ne bronche pas.
Le même procès en impulsivité sera fait à d’autres figures montantes de la
vie politique, ces « ambitieux aux dents longues » que furent Arnaud
Montebourg, Jean-François Copé, et bien sûr, Nicolas Sarkozy, dont on
a déjà évoqué les multiples écarts. À plusieurs occasions, ce dernier
a éprouvé le besoin de faire amende honorable pour montrer qu’il avait, au
fil des ans, gagné en présidentiabilité en apprenant à se contrôler. Ainsi
encore en 2015, lors d’une interview au Parisien (18 septembre 2015) :
« Vous avez vu comme je suis calme maintenant ? Un vrai toutou 57 ! (…). J’ai beaucoup appris
dans la défaite. Plus jeune, j’étais un peu bulldozer. J’ai tellement de convictions que je vais parfois
trop rapidement à la réponse. Le parler-vrai peut devenir un parler-brutal. Et cela peut blesser. Je le
regrette après. Aujourd’hui, je prends plus de précautions. J’aime discuter, j’aime convaincre. J’ai
la France en moi. Je n’y peux rien. C’est une passion. Je peux essayer de la domestiquer. Mais le
feu incandescent est là ! »

La récurrence de ces présentations de soi axées sur le sang-froid retrouvé


et la capacité à contrôler ses nerfs démontre la vigueur de la norme qui
associe les plus hautes fonctions politiques à l’aptitude à tenir ses nerfs.

Vieux lions
La suspicion d’agressivité frappe aussi ceux que la presse qualifie
volontiers de « vieux lions » 58. Les Le Pen, Frêche, Gremetz, ont fait le
bonheur des médias en s’affranchissant des bonnes manières qui cadrent en
principe la vie politique. Indifférents au scandale, et même sans doute
à bien des égards désireux de le susciter, ils se situent aux antipodes de la
civilité typique des sommets de l’État. Jouant volontiers la carte de la
nostalgie chevaleresque (on retrouve Norbert Elias), ils démontrent au
passage leur relative autonomie par rapport au champ politique.
Dénonciation unanime de la presse, exclusion du parti, voire sanction
pénale… Rien ne peut les ramener dans le jeu. Parce qu’ils sont âgés, en fin
de carrière, solidement implantés à la tête d’un parti (Le Pen au FN) ou
d’un territoire (Frêche à Montpellier), libres surtout de n’être plus candidats
à rien, ils peuvent en toute impunité se laisser aller sans craindre outre
mesure les sanctions. L’hérésie, au sens de Bourdieu, est l’affaire de ceux
qui se savent exclus du jeu et qui n’ont rien à perdre à en dénoncer les
règles ou les illusios. Pour le dire en termes éliasiens : quand la
configuration formée par les acteurs politiques perd en densité, la norme
d’autocontrôle se relâche et les acteurs gagnent en autonomie.
Revenons un instant sur le cas Jean-Marie Le Pen. Son rapport aux
émotions est typique de l’extrême-droite : indignation et colères rythment
ses prestations publiques, selon une conception très machiste qui se situe
à rebours du processus de civilisation/féminisation. Au fil de ses discours,
les thématiques de la violence et de la peur occupent une place centrale, que
la recherche lexicométrique met facilement en évidence (Souchard et al.,
1997). « La tradition du FN, analyse Emilie Née, consiste à présenter un
univers menaçant de toutes parts (…). Le mot insécurité, plastique et
malléable à merci (…) ne peut qu’alimenter les sujets d’angoisse » (2012,
p. 214-215). Hors des plateaux de télévision, Jean-Marie Le Pen ne craint
pas l’affrontement physique : le 30 mai 1997 à Mantes-la-Jolie, à l’occasion
d’une campagne législative, il s’en prend par exemple à la candidate
socialiste (« on en a marre de vous ») et menace un militant anti-FN (« je
vais te faire courir, moi, tu vas voir, rouquin ! »). Rétrospectivement, il
apparaît que si Jean-Marie Le Pen est parvenu à attirer l’attention par ses
excès et des scandales, il n’est pas parvenu à convertir la visibilité ainsi
acquise en présidentiabilité : c’est en tout cas ce que suggère l’expérience
de la présidentielle de 2002 ; c’est aussi ce qu’estimèrent les juges qui ont
considéré, dans l’affaire de Mantes-la-Jolie, que le comportement du leader
du FN, « provocateur et agressif, [était] manifestement indigne d’un homme
politique et président d’un parti » ; avant de conclure : « il doit en
conséquence être sévèrement sanctionné » (Le Monde, 29 septembre 1998).
La leçon semble claire y compris pour sa fille. Marine Le Pen a habilement
renoncé aux dérapages colériques afin justement de paraître plus crédible en
vue de l’échéance présidentielle.
Le cas du député communiste Maxime Gremetz est également intéressant.
Celui-ci a multiplié au fil des dernières années de sa carrière politique les
coups de colère et les esclandres. « Coutumier des coups de sang » (Nord-
Littoral, 24 mars 2011), celui qui se présente alors comme « le seul ouvrier
de l’Assemblée nationale » (ibid.) avait par exemple fait irruption au sein
d’une réunion au palais Bourbon en 2011 et s’en était pris aux personnes
présentes dans la salle. Sous le titre : « Gremetz provoque un esclandre
à l’Assemblée », Le Point (16 mars 2011) raconte :
« Maxime Gremetz s’invite et monopolise la parole pendant près d’un quart d’heure. Il entend
protester contre le pouvoir absolu des membres du gouvernement dont les voitures obstrueraient,
selon lui, l’entrée de l’hémicycle. Il n’hésite pas à lancer des insultes et en est presque venu aux
mains. »

Bernard Accoyer, qui préside alors l’Assemblée, porte plainte « pour


menace contre des fonctionnaires » et « pour outrage et violence ». Et le
président de déclarer : « La conduite de Maxime Gremetz est déshonorante
pour la France » (20 minutes, 17 mars 2011). L’intéressé sera exclu à titre
provisoire de l’Assemblée nationale, tout comme il avait été exclu du PC
en 2008. Un nouvel accès de colère en 2011 lui vaut une condamnation
judiciaire. Commentateurs, juges, et adversaires politiques sont unanimes
pour condamner des comportements qui finissent par gêner y compris les
proches de l’intéressé. C’est dire la vigueur des normes qui définissent les
façons légitimes de faire de la politique. On retrouve la même équation avec
Georges Frêche : à mesure que son autonomie politique se renforce (il peut
se passer de l’investiture du PS, il a renoncé à toute ambition ministérielle),
il se referme sur son territoire d’implantation (Montpellier puis la région
Languedoc-Roussillon), s’entoure de fidèles, et peut se risquer à libérer ses
émotions. Le vieux lion redevient ce grand féodal au verbe haut qui
s’amuse à choquer les journalistes « parisiens ». Ses saillies contre les
harkis traités de « sous-hommes », contre les footballeurs de l’équipe de
France (« les blancs sont nuls »), contre Laurent Fabius (« pas très
catholique ») précipitent sa marginalisation au plan national sans vraiment
entamer sa popularité locale (il est réélu à la tête de la Région en 2010 et il
avait gardé le contrôle de l’agglomération). Et l’intéressé d’assumer
crânement son usage des émotions : « Qu’on le veuille ou non, déclare-t-il
au Midi-Libre (25 octobre 2010), la colère est un instrument royal. Tout
appel à l’imaginaire et à l’émotion à cet égard est recommandable. » Le
documentaire d’Yves Jeuland Le Président (2010), sorti quelques mois
avant la mort de Georges Frêche, constitue le témoignage ultime de ce
relâchement des contraintes. On y entend cette phrase terrible : « Moi, je tue
toujours le premier, et après, je pleure. »
Les colères de Jean-Luc Mélenchon, tout comme jadis celles de Georges
Marchais ou de Jean-Marie Le Pen, sont-elles au fondement d’une
popularité que d’aucuns qualifieront de populisme ? Mais ces colères, sans
doute pourvoyeuses d’audience et de notoriété (elles sont un bon moyen
d’attirer l’attention et font de leurs auteurs de bons clients pour les
émissions de télévision), ne se révèlent-elles pas contre-productives sur le
terrain en particulier de la présidentiabilité ? Georges Marchais faisait le
spectacle face à Alain Duhamel ou Jean-Pierre Elkabbach, mais sa
popularité télégénique n’a pas empêché (parmi bien d’autres facteurs
évidemment) le déclin électoral du parti communiste…
En conclusion, on insistera sur ce qui fait la singularité du régime
émotionnel traditionnel ici analysé : l’émotion brute y est condamnée dans
son principe même, en référence à un idéal de sang-froid qui imprègne tout
particulièrement l’univers politique. Selon ce régime, l’émotion est d’autant
plus problématique qu’elle est sincère, puisque alors elle trahit l’incapacité
du politique à se contrôler. Il nous faut à présent nous intéresser au second
régime, celui qui au contraire, parce qu’il associe émotion authentique et
humanité, valorise jusqu’à un certain point l’expressivité. La question se
déplace alors : elle n’est plus de savoir si l’émotion est à sa place en
politique, mais d’en vérifier l’authenticité, car c’est désormais l’authenticité
qui conditionne la recevabilité. La problématique de l’authenticité se
substitue à celle de l’incongruité.
4

La revanche des émotions

S’il permet encore de rendre compte de certains faits actuels, le modèle


précédent de valorisation du sang-froid et de dénonciation des émotions est
de moins en moins pertinent. Tout le monde se souvient d’Emmanuel
Macron bousculant son image d’homme policé lors d’un meeting à Paris le
10 décembre 2016 : porté par l’enthousiasme de la foule, il achève son
discours en hurlant, bras écartés et regard au ciel : « Parce que c’est notre
projet… ! ». La séquence sera beaucoup commentée, souvent moquée,
détournée et parodiée sur les réseaux sociaux, mais elle n’est pas
assimilable à une gaffe que le candidat aurait commise en négligeant la
norme de sang-froid, et dont il aurait eu à s’excuser ensuite. L’expressivité
était ici excessive, sans doute un peu déplacée, mais pas scandaleuse : notre
rapport aux émotions a changé. Le Point (12 décembre 2016) salue le
« lyrisme » et la « force de conviction » du candidat Macron. La plupart des
médias jugent l’épisode surprenant mais aucun ne s’en scandalise.
Évidemment, les adversaires d’Emmanuel Macron sont plus sévères,
à l’image de Philippe Meunier, député UMP (« La France n’a pas besoin
d’un hystérique, ivre de son propre orgueil et ne contrôlant pas ses
gestes »). Même à droite pourtant, on privilégie le registre de l’ironie,
à l’image d’Éric Woerth (« Macron est assez mystique. Les bras en croix, la
tête tournée vers les nuages… Je sais que c’est Noël bientôt »).
Pour rendre compte de la vie politique actuelle, il est au moins aussi
judicieux de mobiliser un autre modèle, celui de la valorisation de
l’expressivité. Les émotions sont plus volontiers dites qu’auparavant, et
elles tendent à s’inscrire dans les corps avec une moindre retenue.
Relativement inédite dans le champ politique, cette valorisation de
l’expressivité traduit d’abord une évolution de fond de notre société. Les
émotions y ont davantage droit de cité qu’auparavant. « On passe (…)
d’une norme de retenue des émotions à une norme d’expression » (Bernard,
2017, p. 206). Il en résulte un déplacement significatif du seuil
d’acceptabilité et de recevabilité politique de l’émotion, y compris dans ses
formes les plus expressives, et y compris au sommet de l’État. « La part
émotionnelle du discours politique a pris indéniablement de l’envergure ces
vingt dernières années » (Boquet, Nagy, 2010, p. 7). Nous tenterons
d’objectiver ce glissement et de l’illustrer en revenant sur l’élection
présidentielle de 2007, celle qui opposa au second tour Nicolas Sarkozy et
Ségolène Royal. Ces deux personnalités politiques incarnent en effet tout
particulièrement la tendance à jouer des émotions pour faire campagne.
Nous insisterons ensuite sur le rôle des médias, tout à la fois très friands
d’émotions (en particulier chez les politiques) et très disposés à valoriser,
pour autant qu’elles soient authentiques, les marques de relâchement
émotionnels. D’où des mécanismes d’inversion du stigmate et de
renversement de la norme émotionnelle : là où jadis ceux qui se laissaient
aller pouvaient apparaître comme indignes des fonctions politiques, ce sont
désormais ceux qui ne savent pas exprimer leurs émotions qui attirent la
suspicion.

Une mutation sociétale :


le relâchement contrôlé des émotions
On doit au sociologue Cas Wouters une remarquable tentative pour
prolonger l’œuvre de Norbert Elias et en particulier pour affiner l’hypothèse
d’un contrôle de plus en plus ferme des émotions. Trop générale dans sa
formulation sociohistorique la plus abrupte, cette hypothèse mérite d’être
nuancée, en particulier pour rendre compte des changements conjoncturels
observables dans les sociétés occidentales depuis un demi-siècle. Les
années 1960-70, véritable « révolution expressive » (Wouters, 2007,
p. 174), ouvrent selon cet auteur un cycle d’informalisation
(informalization) particulièrement repérable du côté des élites sociales. La
fascination romantique pour les milieux populaires conduit à certaines
formes de relâchement et de familiarité qui font évoluer les façons de faire
et les façons d’être (on se salue en se faisant la bise, on s’appelle par un
surnom ou un diminutif…). Sur cette base s’opère un quasi-renversement
des normes et des valeurs : les comportements crispés, l’autoritarisme
rigide, le sang-froid à toute épreuve, deviennent source de moquerie (2007,
p. 200), tandis que l’authenticité cool et la spontanéité sont valorisées.
« [La] longue phase de formalisation des mœurs et de disciplinarisation des
individus se transforme en une longue phase d’“informalisation” des mœurs
et d’“émancipation” des émotions : alors qu’elles avaient été niées et
refoulées, les émotions (re)trouvèrent un accès à la conscience et furent plus
largement admises par les codes sociaux » (2012, p. 332). « Des émotions
auparavant réprimées et niées, en particulier celles qui concernaient le sexe
et la violence, ont été à nouveau “découvertes” comme composantes du
répertoire émotionnel collectif » (2003, p. 165). À l’inverse, « nombre
d’attitudes “cérémonieuses” [commencèrent] à être considérées comme
guindées et dédaigneuses » (2012, p. 351). « Lorsque l’“aisance” et le
“naturel” prirent de l’importance, et que la demande d’authenticité
individuelle (…) s’affirma, le fait d’obéir à un code des manières préétabli
fut ressenti comme trop rigide, trop prévisible et “insincère”, voire comme
une marque de “tromperie” » (2012, p. 354).
Doit-on alors parler de décivilisation ? De retour à la situation antérieure ?
Pas du tout. Car cette expressivité, bien loin de traduire un relâchement du
contrôle de soi, en constitue en réalité une forme exacerbée et subtile.
Wouters parle de « controlled decontrolling of emotional controls » (2007,
p. 224). « De nouveaux modes d’autocontrôle, écrit-il, s’imposèrent : il
s’agit d’une autorégulation à la fois plus intense et cependant plus souple »
(2012, p. 351). Et l’auteur d’évoquer, au-delà de la « seconde nature » liée
au contrôle de soi, une « troisième nature » typique des élites sociales
maîtrisant parfaitement l’art de contrôler leur expressivité, non plus en la
censurant complètement, mais en dosant subtilement, au gré des situations
et des interlocuteurs, leur façade émotionnelle (Wouters, 2003). Cette
troisième nature est constitutive d’une « autorégulation plus réflexive et
plus souple » (ibid., p 168). Il s’agit de « retrouver la “première nature”
sans perdre le contrôle procuré par la “seconde nature” » (2012, p. 356). En
bon sociologue, Cas Wouters montre au passage comment ces normes
servent aussi de jugement de classe : les milieux populaires, souvent
enfermés dans une conception rigide du contrôle de soi, font les frais de
cette mutation. Il n’évoque certes pas directement le monde politique. Mais
à partir du moment où il diagnostique un renversement des façons d’être
des élites sociales en général, on peut sans risque envisager que celui-ci
s’adapte aux nouvelles normes d’informalisation, subissant directement « la
contrainte de la non-contrainte » (2012, p. 352). Relâcher avec justesse ses
émotions devient un indicateur de position élevée et donc un indicateur de
légitimité sociopolitique, alors que demeurer crispé et retenir ses émotions
semble désuet et archaïque. S’appuyant précisément sur Wouters, Erik
Neveu écrit ainsi :
« Dans les sociétés contemporaines, l’autocontrôle des pulsions et des affects a atteint un tel niveau
qu’il devient possible de relâcher cet autocontrôle, de façon elle-même contrôlée, d’évoquer
publiquement des pulsions assez dominées pour que l’exercice ne fonctionne pas comme une boîte
de Pandore » (Neveu, 2003a, p. 120).

Les analyses de Wouters recoupent les réflexions d’un grand nombre


d’auteurs à propos des transformations sociales globales. Lorsque Eva
Illouz (2006) évoque les « sentiments du capitalisme », en particulier la
toute-puissance des affects transformés en marchandises et la place
désormais centrale de l’idéologie de la réalisation de soi, elle démontre de
fait la recevabilité aujourd’hui incontestable des émotions (désormais
appréhendées en termes très scientifiques) y compris dans l’espace public.
Aux États-Unis tout particulièrement, sous l’influence de la psychanalyse,
de nouvelles formes de management ont émergé au XXe siècle (voir
l’audience d’un Elton Mayo par exemple), qui valorisaient les affects, la
communication, au point que « la compétence professionnelle était définie
en termes émotionnels » (p. 47). « L’ethos communicationnel, écrit Eva
Illouz, a rapproché le moi du manager du modèle féminin
traditionnel » (p. 50). À rebours du modèle victorien classique, « les
hommes furent invités à accorder une attention beaucoup plus grande à leur
moi intérieur et à leurs sentiments » (p. 59).
Le capitalisme traditionnel, celui de Max Weber, s’analysait comme
rationalisation de la production, il évacuait les émotions. La sociologie
contemporaine a beau jeu de pointer les changements à l’œuvre, côté
consommation bien sûr (le marketing joue avec les émotions du
consommateur), mais aussi côté production (les entreprises incitent de plus
en plus leurs salariés à s’exprimer, à solliciter leur créativité, à être
authentiques dans les relations professionnelles…). Cette analyse du
néocapitalisme prolonge la perspective ouverte par exemple par Richard
Sennett qui prophétisait (en 1979) le déclin de l’homme public dont
l’expressivité devait demeurer ajustée à la situation et au rôle, au profit
d’une norme de sincérité et d’authenticité qui réfère l’émotion
à l’intériorité.
Ces transformations globales affectent l’ensemble de la vie sociale, on
peut les saisir y compris à partir de l’analyse des interactions les plus fines,
les émotions occupant désormais une place centrale à l’école, en famille,
dans les mondes professionnels et bien sûr dans les médias. L’émotion a par
exemple gagné en recevabilité jusqu’au cœur de la relation bureaucratique
a priori la plus impersonnelle. Observateur subtil de « la vie au guichet »,
Vincent Dubois (2015) note que l’image de « bureaucrates dotés d’une
fonction précisément codifiée dans l’exercice de laquelle les
caractéristiques individuelles disparaîtraient à un point tel qu’ils seraient
parfaitement interchangeables » relève de la « fiction » (p. 34). La logique
est désormais davantage celle de « l’engagement personnel » (p. 34) que de
l’impersonnalité bureaucratique. « Sont ainsi investis dans le poste toute
une série d’éléments qui ne procèdent pas de sa définition administrative »
(p. 156). « C’est alors l’individu concret qui parle et agit » (p. 157), habité
par « des affects tels que l’émotion ou la nervosité » (ibid.). Le guichetier
sait « jouer sur deux tableaux : le langage neutre de la bureaucratie ou le
langage personnel et familier de l’existence ordinaire » (p. 158). Le
glissement est encore plus évident côté administré : « Le guichet, écrit
Vincent Dubois, est (….) devenu un endroit propice à l’expression de soi ».
« Symbole de la froideur et de la rigueur administratives, [il] devient ainsi
un lieu de parole et d’échange pour ceux qui en manquent » (p. 338).
Comme les fonctionnaires, les professionnels de la politique n’ont certes
jamais été à l’avant-garde de ces mutations. Du fait de leur recrutement, de
leur parcours, en raison aussi de la prégnance des normes qui assoient la
solennité institutionnelle, ils ont longtemps été réticents à se convertir
à l’expressivité. Mais ils sont désormais soumis à l’injonction à parler de
soi et de sa vie personnelle qui caractérise la société dans son ensemble
(Stanyer, 2013). Un des ressorts de cette conversion tient sans doute au rôle
des communicants politiques, bien mis en évidence par Jean-Baptiste
Legavre (1999). Lorsque Michel Bongrand, un des grands noms de ce
monde professionnel encore émergent dans les années 80, ramasse en une
formule (« SVM » : soyez vous-même !) ce qu’il estime être la loi du
succès électoral, il bouscule des politiques habitués à jouer un rôle. En
définissant comme « attitude à suivre : la proximité et l’affectivité » (ibid.,
p. 191), il explicite le changement à l’œuvre à l’échelle de la société entière,
changement que les politiques ne sauraient durablement ignorer. On
retrouve les mêmes préoccupations chez Thierry Saussez, un autre grand
nom de la communication politique des années 90. Dans Politique
séduction (1986), celui-ci écrit par exemple : « Parler efficacement, c’est
limiter la communication rationnelle, les explications techniques, les
chiffres, c’est préférer la communication impressionniste, les émotions, les
sentiments, les anecdotes, les éléments de vécu » (cité in Ballet, 2014a,
p. 54).
Une fois les tabous levés, le « style émotif » (que les linguistes définissent
à juste titre comme un procédé qui permet de mettre systématiquement
l’accent sur le locuteur) (Ducrot, Todorov, 1972, p. 386-387) s’impose
naturellement au cœur de la communication de campagne. Mais pas
seulement. Conçues comme technologies électorales de conquête du
pouvoir, les stratégies d’expressivité vont progressivement imprégner
l’ensemble du champ politique, comme si la coupure classique entre temps
des élections et temps de l’exercice du pouvoir avait disparu. La parenthèse
électorale ne se referme plus. La politique est-elle devenue un spectacle
récréatif synonyme de libération des émotions ?

La banalisation des émotions en politique :


le moment Sarkozy-Royal (2007)
L’intensification du recours aux émotions
L’hypothèse de la banalisation des émotions politiques sera illustrée, tout au
long de ce livre, par une succession d’exemples dont on espère qu’ils soient
aussi démonstratifs que possible. Ce procédé a des vertus, mais il présente
une faiblesse manifeste au plan de la rigueur argumentative : la
juxtaposition d’énoncés singuliers, si parlants soient-ils, ne suffit pas, sinon
de façon très impressionniste, à démontrer le sens de l’évolution. C’est ce
qui fait la valeur de la thèse de Marion Ballet, qui s’est risquée à quantifier
les occurrences émotionnelles dans le discours des candidats à l’élection
présidentielle depuis 1981, à partir d’un corpus constitué des déclarations
de candidature, des professions de foi, et des émissions de campagne
officielle, ce qui garantit une relative cohérence sur le moyen terme. On
pourra certes objecter, selon la perspective qui est la nôtre ici, que travailler
sur les rhétoriques d’émotions n’est pas exactement travailler sur les
émotions, puisqu’à bien des égards ces rhétoriques, comme on l’a dit,
participent de la régulation de celles-ci autant que de leur expression.
Malgré cela, il nous semble essentiel de mobiliser ici ce qui est selon nous
l’apport le plus indiscutable de cette thèse, à savoir la preuve, chiffres
à l’appui, d’une banalisation des rhétoriques émotionnelles sur la période
1981-2007. « Les candidats qui se présentent dans les années 1980, écrit
Marion Ballet, recourent moins souvent aux appels affectifs que leurs
homologues des décennies 1990-2000-2010 » (Ballet 2014a, p. 245).
« Entre 1981 et 2007, les émotions politiques sont progressivement
investies dans une nouvelle manière de mobiliser les électeurs et de
légitimer cet engagement politique qu’est la candidature à l’élection
présidentielle » (Ballet, 2012, p. 46). Certes, « l’affichage d’affects doit (…)
rester modéré et surtout maîtrisé » (ibid., p. 89). Mais l’évolution est tout de
même spectaculaire : en termes quantitatifs, on passe de 1 195
« occurrences émotionnelles » en 1981 à 1891 en 2007, au terme d’une
augmentation continue mais encore modeste comparée au chiffre de 4 228
occurrences émotionnelles pour 2012.
Comment comprendre ce passage « de l’inhibition au dévoilement
émotionnels » (p. 47) ? Marion Ballet rappelle que « l’inhibition
émotionnelle [fonctionnait] comme marqueur de distinction dans les
années 1980 » (p. 51). Un net changement s’observe à l’occasion du scrutin
de 1995 :
« Dans la campagne présidentielle de 1995, les craintes, l’indignation, les espérances, voire le
désespoir, sont davantage assumés par les candidats » (p. 56).
« Dans un contexte où la transparence devient un registre majeur de présentation de soi, la
“sensibilité” et l’“affection” du prétendant à l’Élysée s’imposent comme des arguments très prisés,
des qualités valorisées et valorisables. De manière significative, la pudeur, la froideur et l’inhibition
deviennent à partir de 1995 des arguments systématiquement opposables aux concurrents. Que l’on
songe par exemple aux critiques faites à l’encontre de candidats comme Édouard Balladur ou
Lionel Jospin, accusés de ne pas savoir dévoiler leurs émotions » (p. 76).

Pour beaucoup d’observateurs, la campagne de 2007 symbolise avec éclat


cette montée en puissance de l’émotion. Les deux adversaires du second
tour, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, expriment en sa forme la plus
évidente la tendance à jouer des affects. Au terme d’une analyse sémiotique
approfondie, Denis Bertrand, Alexandre Dézé et Jean-Louis Missika (2007)
concluent par exemple :
« La nouveauté de cette campagne réside (…) dans l’extension du champ du sensible et de l’affect
(…). Les ressorts affectifs utilisés sont la pitié et la peur : pitié pour celui qui souffre ; peur que cela
m’arrive. Quand on passe de la critique des inégalités sociales à la description de la souffrance
sociale, on ne passe pas seulement de l’analyse au vécu, de l’expertise à l’expérience, du collectif
à l’individuel, on passe aussi de l’intelligible au sensible, on se place dans la perspective de celui
qui souffre, on entre dans la politique compassionnelle » (2007, p. 118).

Et plus loin :
« Les marqueurs idéologiques traditionnels (comme l’égalité dans le discours de gauche ou la
liberté dans le discours de droite) ne sont plus utilisés pour activer la disposition passionnelle et
mettre en œuvre la sensibilisation, ils viennent après (…). Le concept s’efface au profit de
l’activation directe de l’émotion par l’évocation de l’événement qui choque ou de la souffrance qui
apitoie » (p. 121-123).

L’émotion inscrit le discours de campagne dans la temporalité resserrée de


l’instant. « L’émotion est une bouffée, un spasme » (p. 120). Il s’agit pour le
candidat d’être « toujours en phase avec l’émotion du jour » (p. 126), quitte
à « [donner] le primat au spasme émotionnel sur la constance passionnelle »
(p. 123). Est-ce à dire que les discours des deux candidats du second tour
sont parfaitement interchangeables ? Les auteurs répondent par la négative.
« Tandis que Nicolas Sarkozy “comprend” les passions françaises et les
souffrances des Français, Ségolène Royal, elle, les vit de l’intérieur »
(p. 129), insistant par exemple sur le sentiment d’humiliation qu’elle a pu
ressentir en tant que femme.

Nicolas Sarkozy : « cette émotion


qui me submerge… »
Il convient ici de mentionner les nombreux travaux consacrés à Nicolas
Sarkozy. Car il y a à l’évidence, sur le terrain qui nous occupe, un moment
Sarkozy sur lequel il faut revenir, non pour faire du président élu en 2007
l’inventeur d’une nouvelle façon de faire de la politique, mais parce qu’il
a incarné plus systématiquement et plus durablement que quiconque
(comme candidat puis comme président) un rapport décomplexé aux
émotions, que ce soit au plan du geste ou de la parole. Cette nouvelle forme
d’expressivité politique s’observe dès le discours d’investiture à l’UMP le
14 janvier 2007 qui s’ouvre ainsi :
« Mes chers amis, dans ce moment que chacun devine si important pour la France, si important
pour l’avenir de chacune de vos familles, si important pour moi, plus que n’importe quel autre
sentiment, ce qui m’étreint surtout c’est une émotion profonde. Cette émotion, j’aurais pu essayer
de la qualifier, j’aurais pu l’exprimer dans un mot, j’aurais pu vous dire merci, mais ce merci
n’aurait pas été à la hauteur de ce que j’éprouve en cet instant. Il y a des sentiments qui sont si forts
qu’il n’y a pas de mot assez grand pour les dire. Il y a des sentiments qui se ressentent tellement
qu’on n’a pas besoin de les nommer. Cette émotion qui me submerge au moment où je vous parle,
je vous demande de la recevoir simplement comme un témoignage de ma sincérité, de ma vérité, de
mon amitié. »

Nicolas Sarkozy rend ensuite un hommage appuyé à plusieurs grandes


figures politiques :
« Ils m’ont enseigné, à moi petit Français au sang mêlé, l’amour de la France et la fierté d’être
français. Cet amour n’a jamais faibli et cette fierté ne m’a jamais quitté. Longtemps ce sont des
choses que j’ai tues. Longtemps ce sont des sentiments que j’ai gardés pour moi, comme un trésor
caché au fond de mon cœur que je n’éprouvais le besoin de voir partager avec personne. Je pensais
que la politique n’avait rien à voir avec mes émotions personnelles. J’imaginais qu’un homme fort
se devait de dissimuler ses émotions. J’ai depuis compris qu’est fort celui qui apparaît dans sa
vérité. J’ai compris que l’humanité est une force, pas une faiblesse. »

Et plus loin, à nouveau sur le terrain des émotions personnelles :


« J’ai changé parce que les épreuves de la vie m’ont changé. Je veux le dire avec pudeur mais je
veux le dire parce que c’est la vérité et parce qu’on ne peut pas comprendre la peine de l’autre si on
ne l’a pas éprouvée soi-même.
On ne peut pas partager la souffrance de celui qui connaît un échec professionnel ou une déchirure
personnelle si on n’a pas souffert soi-même. J’ai connu l’échec, et j’ai dû le surmonter.
On ne peut pas tendre la main à celui qui a perdu tout espoir si l’on n’a jamais douté. Il m’est arrivé
de douter. N’est pas courageux celui qui n’a jamais eu peur. Car le courage c’est de surmonter sa
peur.
Cette part d’humanité, je l’ai enfouie en moi parce que j’ai longtemps pensé que pour être fort il ne
fallait pas montrer ses faiblesses. Aujourd’hui j’ai compris que ce sont les faiblesses, les peines, les
échecs qui rendent plus fort. Qu’ils sont les compagnons de celui qui veut aller loin 59. »

Comme tout candidat à la fonction présidentielle, Nicolas Sarkozy est


à l’écoute des sentiments éprouvés par ceux qu’il prétend représenter (« J’ai
entendu vos inquiétudes et vos espérances », déclare-t-il dans sa profession
de foi de second tour). Mais il est surtout le candidat qui dit clairement les
émotions, non seulement les émotions exemplaires, celles-là mêmes qu’il
perçoit chez les autres, mais également des émotions plus singulières, celles
qui scandent la campagne et qui accompagnent sa désignation comme
candidat UMP puis sa victoire. Ces émotions le renvoient à son passé, à sa
trajectoire, à ses origines. Si elles ne sont évidemment pas à contre-courant
des émotions collectives, elles prennent forme à l’échelle de la seule
personne du leader, celui-ci désirant faire partager ses émotions bien plus
qu’il ne prétend endosser les émotions de son public. L’émotion du leader
est première, la foule communie avec lui.
Le corps, qui deviendra donc corps présidentiel, n’est pas avec Nicolas
Sarkozy ce bloc immobile et impassible qui résiste aux émotions, il est
traversé par elles. Étudiant précisément les gestes qui expriment les
émotions à partir d’un corpus d’émissions de télévision politiques, le
psychologue Dominique Béhague (2012) note une tendance à l’expressivité
intense chez Nicolas Sarkozy (mais aussi, il est vrai, chez Bernard Tapie,
Jean-Louis Borloo, Ségolène Royal), par exemple sous la forme de « tics
nerveux, mouvements du visage et des yeux (…) quand il éprouve de la
gêne, quand il est nerveux, peu à l’aise, ennuyé, ou quand il ne peut pas
exprimer sa colère directement » (p. 119). Il est aussi l’homme des « bises
et [des] accolades, et non plus seulement [des] poignées de mains » (Ballet,
2014a, p. 68). Reprenant la distinction « kantorowiczienne » entre les deux
corps du roi, Olivier Mongin et Georges Vigarello (2008) montrent dans le
même sens que la tension entre « la singularité du corps présidentiel et le
versant plus générique de ses ritualisations » (p. 29-30) se résout au
bénéfice d’un « corps éminemment émotionnel », « débordant d’affect »
(p. 31). Le président Sarkozy est d’abord quelqu’un qui « éprouve » (p. 18).
Il ne s’interdit pas les effusions, il partage systématiquement la souffrance
des victimes. « C’est bien le corps quotidien qui est maintenu au premier
plan : celui qui “souffre”, “éprouve”, “s’active”, celui auquel chacun
s’identifie le plus aisément » (p. 27).
François Jost et Denis Muzet (2011) insistent particulièrement sur la
dimension compassionnelle du sarkozysme. L’ancien maire de Neuilly
rencontre systématiquement les victimes des maux qu’en tant qu’élu, il
devra combattre (p. 53), de même qu’il invite volontiers les citoyens à la
compassion à son endroit, y compris s’agissant de ses malheurs privés
(p. 89) 60.
La singularité de l’ethos sarkozien ressort également clairement de
l’analyse linguistique, et plus précisément lexicométrique. Damon Mayaffre
(2012) quantifie avec précision la propension de Nicolas Sarkozy à utiliser
les termes « rêver » et « haine » pendant sa campagne de 2007 : voilà, écrit-
il, « deux mots très marginaux dans le discours politique que Sarkozy
n’hésite pas à articuler près de 300 fois en quelques mois » (p. 211). Son
prédécesseur Jacques Chirac avait certes commencé à opérer ce
« glissement du discours présidentiel vers l’émotion et le pathétique »
(p. 289), qu’il s’agisse de jouer des enthousiasmes collectifs (coupe du
monde de football) ou des peurs collectives (campagne de 2002 sur
l’insécurité) 61. Mais l’élu de 2007, reproduisant le discours de l’ancien
ministre de l’Intérieur qu’il fut sous la présidence Chirac, va plus loin.
« Avec Sarkozy, note Damon Mayaffre, nous passons du ponctuel au
systématique » (p. 289). « L’ethos du candidat de 2007 puis du président, la
légitimité d’homme politique de Nicolas Sarkozy sont construits sur le
partage public des affects les plus intimes et les plus quotidiens des
Français » (p. 290) :
« L’émotion a ceci de remarquable d’être à la fois universelle et particulière, commune à tous et
propre à chacun. La solidarité générationnelle, la peur de la vieillesse et de la dépendance,
l’indignation devant le viol, l’effroi devant les crimes ou encore la joie devant une victoire d’une
équipe nationale, devant un mariage princier ou présidentiel ou devant une naissance fédèrent les
Français par-delà leur catégorie professionnelle, leur classe sociale, leur engagement politique.
Certes, ce rassemblement n’a plus rien à voir avec une nation, un peuple ou une souveraineté, mais,
dans le cadre d’une téléspectacularisation de la scène politique, c’est à un public, prompt
à s’émouvoir, que l’acteur Sarkozy sait, mieux que personne, s’adresser » (p. 300).

Damon Mayaffre (2012) confirme, données lexicométriques à l’appui, les


intuitions des auteurs pour qui le sarkozysme est d’abord compassion, la
prétention au leadership s’appuyant sur le partage de la douleur entre
représentés et représentant. « La compassion comme clé rhétorique »
(p. 292) ? « Le politique se confond avec le drame individuel et la politique
avec la condoléance » (p. 298). Ainsi lorsque Nicolas Sarkozy évoque les
personnes âgées dépendantes (16 octobre 2010) : « évoquer la maladie, la
santé, la dépendance, la sénilité ou la mort, note Damon Mayaffre, est
toujours poignant et payant » (p. 293). Selon cette logique, le fait divers
devient une modalité récurrente pour faire surgir la vérité du monde social,
du fait de sa « charge émotionnelle » (p. 300). Nicolas Sarkozy est « le
président du fait divers » (p. 299). Son gouvernement repose largement sur
la peur, ainsi lorsqu’il s’agit de durcir le droit pénal pour prévenir la
récidive (à propos du viol : « imaginez que c’est votre petite fille »)
(26 février 2008, cité p. 294). Adossé au fait divers, le discours
compassionnel est alors aussi « présentisme » (p. 303) systématique. Sur le
thème de l’insécurité, et par comparaison avec les années 2001-2002 sur
lesquelles elle a spécifiquement travaillé, Émilie Née (2012) parvient aux
mêmes conclusions : « Le discours sur l’insécurité de Nicolas Sarkozy,
c’est (…), dans la lignée de Chirac, un discours du pathos (…). Chirac
cherchait à émouvoir : provoquer la peur, la colère, pour finalement susciter
l’adhésion. Sarkozy, lui, adopte un discours compassionnel, se plaçant dans
une posture consistant à “souffrir avec le peuple” » (p. 213).
Comparant les différents candidats à l’élection présidentielle de 2007,
Louis-Jean Calvet et Jean Véronis (2008) font également ressortir la
singularité du discours de Nicolas Sarkozy sur le terrain des émotions. Ces
auteurs notent un recours de plus en plus systématique, à mesure que la
campagne avance, au vocabulaire émotionnel positif, en particulier l’amour
(le mot est utilisé 18 fois le 18 avril 2007, à l’occasion d’un meeting au
cours duquel le futur président lit la fameuse lettre de Guy Môquet.) « Cette
émergence de l’émotion dans le discours politique est tout à fait inédite.
Certes l’amour de la patrie est loué depuis fort longtemps par le personnel
politique, mais là s’arrête à peu près l’exaltation émotive en temps de paix.
Et surtout, l’homme politique n’affiche pas ses sentiments et émotions
personnels » (p. 74). Le vocabulaire émotionnel négatif est également très
présent : Nicolas Sarkozy évoque beaucoup « la mort, l’angoisse, la
douleur, la haine, les larmes, le malheur, le sang… » (p. 75). Même si, on
y reviendra, il n’a pas le monopole de ces catégories (Ségolène Royal,
François Bayrou et Jean-Marie Le Pen en usent également beaucoup), la
comparaison chiffrée le place très au-dessus de ses concurrents quant
à l’usage du lexique émotionnel. Sarkozy président confirme Sarkozy
candidat, lui-même dans la continuité de Sarkozy ministre de l’Intérieur ou
même ministre de l’Économie, comme l’avaient noté Claire Artufel et
Marlène Duroux dès 2006. Utilisant systématiquement « le ressort sensible
que suscitent les drames qu’ont pu traverser policiers ou ouvriers » (p. 230),
Nicolas Sarkozy usait alors, dès cette époque, d’un « parler vrai
émotionnel » conçu comme dimension première du « discours populaire »
(p. 230).
L’usage intensif des émotions chez Nicolas Sarkozy est sans doute d’abord
rhétorique. Mais il est aussi, on l’a dit, gestuel et corporel. Il lui est arrivé
d’exprimer sa colère, de la laisser éclater (« Casse-toi pauvre con ! »), et de
malmener l’impératif de sang-froid associé à la fonction présidentielle.
Mais autant les gouvernants peuvent emprunter sans réserve au registre de
la compassion, autant ils doivent domestiquer leur colère. Comme on l’a
montré au chapitre précédent, ces « écarts » ont été systématiquement
dénoncés par la presse et les commentateurs au point de susciter une
interrogation sur la stature présidentielle de l’intéressé. Conscient de cette
faiblesse, celui-ci n’a cessé de faire amende honorable. Le fameux « j’ai
changé » a été décliné en plusieurs occasions, faisant dire aux mauvaises
langues que le naturel revenait toujours au galop. Dès 1995, Nicolas
Sarkozy publie un livre d’entretiens au titre éloquent : Au bout de la
passion, l’équilibre (Albin Michel). Il s’agit clairement de « gommer
l’image de l’homme ambitieux et trop pressé qui lui colle à la peau »
(Delporte, 2007, p. 438).

Ségolène Royal : « Fra-ter-ni-té »


Pas question évidemment de faire de Nicolas Sarkozy l’acteur par lequel le
champ politique s’est transformé dans le sens d’une plus grande tolérance
à l’endroit des émotions. De cette évolution il est moins la cause que le
symbole (ou le symptôme), sa popularité et ses succès démontrant que ce
changement était, dans une certaine mesure évidemment, recevable aux
yeux de l’opinion, voire désiré par elle, dans les années 2000. Il a su avec
habileté saisir ce changement, l’incarner, le systématiser. Mais l’analyse ne
doit pas en rester là. Elle doit aussi prendre en compte les autres
professionnels de la politique qui, au même moment, participent des mêmes
évolutions 62.
C’est particulièrement indiscutable s’agissant de Ségolène Royal, dont la
trajectoire est de ce point de vue très parallèle à celle de son adversaire
de 2007. Il était sans doute plus difficile pour une femme (rappelons qu’elle
fut la première femme qualifiée pour le second tour d’une élection
présidentielle) de prétendre incarner ce virage émotionnel en politique sans
aussitôt attirer la méfiance et l’ironie : celle qui n’avait pas su contenir ses
larmes à l’occasion des adieux de François Mitterrand au dernier
gouvernement socialiste, le 26 mai 1993, avait-elle le sang-froid requis pour
devenir présidente ? L’hostilité du PS s’explique en partie de cette façon,
comme le note un journaliste suisse au terme de la campagne de 2007 :
« Ségolène Royal demeure imprévisible et en appelle à l’émotivité dans un Parti à l’appareil
complexe qui déteste les surprises et privilégie l’héritage rationaliste des Lumières. En fait, elle
veut passer par-dessus cet appareil pour s’adresser directement aux électeurs. Et cela, les
“apparatchiks” ne sauraient l’admettre. “Aimons-nous au moins un tout petit peu”, suppliait
Ségolène à Reims. C’est vraiment très mal parti » (Tribune de Genève, 19 novembre 2008).

Ségolène Royal a joué des émotions tout au long de sa campagne,


n’hésitant pas à déclarer par exemple : « La France a besoin de tendresse »
(meeting de Brest, 6 mai 2007). La féminité est ici assumée, et avec elle un
certain rapport aux émotions. Les journalistes n’ont pas été insensibles, au
moins dans un premier temps, à cette thématique : ils n’y ont pas vu une
marque de faiblesse. « Les différentes émotions sont (…) qualifiées par les
journaux comme une véritable ressource politique qui exprime la vérité
humaine de la candidate » (Garcin-Marrou, 2009, p. 22). Présente au
meeting du 27 septembre au Zénith, Frédérique Matonti (2017) note dans
son « journal de terrain » :
« Comme à chaque fois que j’assiste à un meeting de Ségolène Royal, je suis frappée par les
émotions qu’elle déclenche. C’est pourquoi le “ fra-ter-ni-té fra-ter-ni-té” qui clôt le meeting, lancé
par elle et scandé par la salle (qui fera beaucoup parler dès le lundi) ne me surprend pas
particulièrement » (p. 17).

Lors du débat qui l’opposa à Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal endossa


franchement la posture de l’expressivité, contraignant (ou permettant à)
Nicolas Sarkozy d’en revenir à la norme de sang-froid présidentiel. Ainsi
l’échange suivant sur les politiques à destination des enfants handicapés :
– SR : « Je suis très en colère. Et les parents… »
– NS : « Calmez-vous ! »
– SR : « Non, je ne me calmerai pas ! »
– NS : « Ne me montrez pas du doigt avec cet index pointé, parce que… »
– SR : « Non, je ne me calmerai pas ! Non, je ne me calmerai pas ! »
– NS : « Pour être président de la République, il faut être calme. »
– SR : « Pas quand il y a des injustices ! Il y a des colères qui sont parfaitement saines parce
qu’elles correspondent à la souffrance des gens… »
– NS : « Madame Royal ».
– SR : « Il y a des colères que j’aurai même lorsque je serai présidente de la République. »
– NS : « Ce sera gai ! »
(…)
– NS : « Je ne sais pas pourquoi madame Royal, d’habitude calme, a perdu ses nerfs… »
– SR : « Je n’ai pas perdu mes nerfs, je suis en colère, ce n’est pas la même chose ! »

Ségolène Royal a poursuivi, après 2007, sur ce registre émotionnel. Mais


il ne s’agissait plus seulement de rhétorique : larmes suite à sa défaite à la
primaire socialiste de 2011 (9 octobre 2011), larmes suite à sa défaite aux
législatives de 2012 (17 juin 2012)… En donnant à voir des émotions
brutes, l’ancienne candidate encourait le risque de relancer un procès en
émotivité et en « im-présidentiabilité ». En 2007, elle avait donné
l’impression de parfaitement gérer son rapport aux émotions (celles-ci étant
toujours régulées et toujours ajustées au vécu de son public). Les larmes
ultérieures pouvaient en revanche apparaître comme les signes d’un déficit
de retenue et d’un centrement sur soi excessif. Pleurer sur les injustices du
verdict électoral est-il plus recevable aujourd’hui qu’hier ? C’est pleurer sur
soi, sur ses propres malheurs de professionnelle de la politique, et c’est ne
pas savoir encaisser les coups durs du jeu électoral. Pourtant, les
commentaires qui font écho aux larmes de Ségolène Royal sont plutôt,
en 2011, bienveillants. Les politiques font pour l’essentiel preuve de
compassion, toutes tendances politiques confondues : Patrick Devedjian
(UMP) plaide pour « le droit d’être triste » (L’Express.fr, 12 octobre 2011).
« Je comprends ça, ajoute-t-il, c’est un sentiment naturel ». Olivier Dussopt
(PS) va dans le même sens : « On a le droit d’être ému, d’être triste (…). On
a le droit de craquer, et de pleurer aussi ». Valérie Debord (UMP) rappelle
que « la politique, c’est beaucoup de sacrifices, y compris familiaux ».
Certes, les politiques interrogés prennent aussi soin, pour la plupart, de
rappeler qu’eux-mêmes n’ont pas souvenir d’avoir pleuré un soir de
défaite ; certains évoquent aussi la dimension d’abord collective des
émotions politiques (le 21 avril 2002 à gauche) ; et l’usage du terme
« craquer » suggère quand même un écart par rapport à ce qui demeure une
norme. Mais tout se passe comme si les politiques avaient, au moment de
commenter les larmes de Ségolène Royal, tous bien intégré l’idée que
l’émotion, si elle est authentique, attire la sympathie.
Terminons sur l’exemple de François Bayrou jouant en campagne (ici
à Bordeaux) de la rhétorique émotionnelle la plus explicite :
« Vous avez bien senti que j’avais la gorge nouée. Je ne ferai pas semblant que cela ne soit pas le
cas. C’est très émouvant pour moi. Votre présence si nombreuse, bien sûr. Et puis les milliers de
souvenirs qui m’attachent à cette ville (…). C’est la ville de ma jeunesse (…). Il y a beaucoup de
souvenirs. Beaucoup d’amitiés. D’amour. C’est en effet la ville où je me suis marié, où j’ai eu mes
deux premiers enfants » (meeting à Bordeaux, 7 février 2007, in Bertrand, Dézé, Missika, 2007,
p. 116).

On est ici loin de l’émotion exemplaire classiquement associée au


politique. L’émotion qui saisit François Bayrou (ou plutôt : l’émotion par
laquelle il prétend être saisi) est strictement individuelle, elle renvoie à la
vie privée (jeunesse, mariage), elle n’est pas l’expression individualisée
d’une émotion collective. Elle n’est même plus politique.
Les candidats peuvent-ils aller jusqu’à l’émotion brute ? La campagne
de 2002 avait été marquée, on s’en souvient, par l’épisode de la gifle
donnée par le même François Bayrou à un enfant qui tentait de lui faire les
poches lors d’une visite de quartier à Strasbourg. Filmé et présenté le soir
même au journal télévisé de France 2, le geste ne donne guère lieu
à indignation de la part des autres candidats. Robert Hue (PC), par exemple,
ne dénonce pas clairement cette perte de sang-froid ; « Je vis dans les
banlieues, ironise-t-il sur RTL, et on ne me fait pas les poches. Donc je n’ai
pas de gifle à donner ». Mais il ajoute qu’il est partisan d’une « très grande
fermeté et pour sanctionner ce qui doit être sanctionné ». Le geste de colère
de François Bayrou semble même lui avoir profité. Après avoir tenté de
dédramatiser ce qui n’aurait été qu’un geste de « père de famille »,
l’intéressé constate avec bonheur que les soutiens affluent. Il n’hésite pas
à assumer ce qui apparaît alors comme la marque d’un positionnement
politique (« il faut désormais, déclare-t-il, qu’une fermeté s’exprime »). Les
sondages enregistrent une évolution favorable des intentions de vote, Le
Parisien titre sur « la gifle qui relance Bayrou » (12 avril 2002). L’émotion
est-elle payante y compris dans sa forme la plus directe, la plus brutale ? On
est loin du sang-froid classiquement associé à la figure présidentielle. Les
émotions sont désormais clairement au cœur de la campagne 63.

La fabrique médiatique des émotions


Parmi les variables qui expliquent que les émotions aient gagné en
recevabilité y compris dans le champ politique, il faut évoquer le rôle
décisif des médias. À l’instant d’expliquer la montée en puissance de la
rhétorique d’émotion dans les campagnes présidentielles, Marion Ballet
(2012) mentionne évidemment le rôle de la télévision (p. 71). Dans un texte
fameux datant de 1996, Jean-Jacques Courtine écrivait ceci à propos de la
façon dont celle-ci transformait le « spectacle politique » :
« Le corps, contraint à une quasi-immobilité par la posture assise de la conversation télévisée, ne
saurait cependant demeurer inexpressif. Ce qui est vrai du corps l’est plus encore peut-être du
visage, cet enjeu crucial des politiques de l’apparence. La proximité du regard qui le fouille proscrit
la théâtralité du masque (…). Mais elle interdit tout autant l’immobilité d’un “visage de bois”.
À chacun, elle fait une obligation de s’exprimer ; d’afficher à fleur de peau les indices d’une
émotion, feinte ou ressentie » (p. 159).

Arnaud Mercier parlait de même en 1996 de « néo-télévision » pour


désigner les changements observables au niveau du traitement médiatique
de la réalité sociale, les registres de la séduction et de l’émotion étant
désormais systématiquement privilégiés. Parce que « l’ennui est en effet la
hantise de la néo-télévision » (p. 173), les politiques sont vivement incités
à rompre les routines institutionnelles et à s’émanciper des postures rigides
les plus attendues. L’exemplarité associée aux institutions passe mal
l’épreuve médiatique. Les invités des plateaux de télévision doivent établir
une « relation d’intimité » (p. 178) avec le téléspectateur, ils doivent avoir
« recours à l’humour » (p. 173), savoir dramatiser ou bien emprunter à des
situations singulières émouvantes plutôt qu’aux données objectives qui
refroidissent la réalité sociale. Rappelant le fameux « la France a peur ! » de
Roger Gicquel, Jean-François Tétu (2004) insiste sur le fait que « le direct
est propice au surgissement de l’émotion » (p. 11). Dominique Mehl (1996),
dans le même sens, parle de « télévision compassionnelle » (p. 194) et
montre à quel point les frontières entre le public et le privé, le social et
l’individuel, l’institutionnel et l’intime, se trouvent bousculées par un média
qui individualise et psychologise tout ce qu’il donne à voir.
Les évolutions des dernières années, avec en particulier le développement
des chaînes privées et des chaînes d’information en continu, ont conforté les
conclusions de ces travaux pionniers. Frédérique Matonti (2017) parle,
s’agissant du traitement journalistique des politiques, d’un « cadrage
Harlequin », qu’elle définit ainsi : « Psychologique, il consiste (…)
à décrypter les événements de la vie politique par les sentiments, et en
particulier ceux qui sont supposés accompagner l’amour (jalousie, passion,
dépit, etc.) » (p. 9). L’hégémonie du « registre sentimental » (p. 10)
s’observe sous la plume des éditorialistes mais également dans la bouche
des humoristes et des imitateurs, tous participant d’une « politique de la
vérité à la française » qui déplace la frontière entre le privé et le public
(p. 232). La télévision en particulier aime de plus en plus les émotions,
comme si celles-ci révélaient la vérité ultime du monde : elle les traque plus
que jamais ; et même, de plus en plus, elle les suscite 64. Illustrons
successivement ces deux points, en empruntant aussi à la presse écrite dès
lors que celle-ci reprend à son compte les cadrages audiovisuels ; et en
n’oubliant pas non plus le rôle joué hier par la presse à sensations (Dakhlia,
2012 ; Vera Zambrano, 2013), et aujourd’hui par Internet, dans la diffusion
des images chargées en émotion.

Traquer les émotions


Les moments de relâchement émotionnel sont désormais au cœur de
l’attention des médias car ils sont censés, du fait de leur supposée
authenticité, révéler la vérité des personnalités par-delà les masques
institutionnels. Soulignant « l’importance politique et stratégique du visage
et donc l’impératif d’autocontrôle du for intérieur » qui caractérise la
télévision, Eric Darras (2005) note que « la spontanéité des réactions
émotives face aux questions, notamment personnelles, des journalistes,
authentifie la sincérité de l’homme politique » (p. 121). Les larmes
d’Obama ou de Christine Boutin retiennent ainsi l’attention, tout comme les
fous rires de Christiane Taubira 65. Rendant compte de la cérémonie qui suit
le drame de l’usine AZF à Toulouse, Le Monde (28 septembre 2001) scrute
les visages des politiques, de Philippe Douste-Blazy qui « peine à retenir
ses larmes » à Dominique Baudis « blanc comme un linge », Jacques Chirac
et Lionel Jospin présentant pour leur part le « même visage fermé ». Les
réseaux sociaux surlignent ces moments émotionnels. Évoquant les larmes
versées par Ségolène Royal le soir de sa défaite aux primaires socialistes
de 2011, Le Monde (13 octobre 2011) s’étonne qu’une « vidéo de quarante
secondes » ait pu à ce point, et comme dit l’expression populaire, faire le
buzz : « Cette minuscule séquence a été, depuis dimanche soir, des dizaines
de milliers de fois visionnée, interprétée, critiquée ». Ce « moment fugace
d’“émotion” (…) a fait le tour de tous les écrans ».
L’émotion, par son surgissement-même, enraye la mécanique
institutionnelle et trouble la routine politique. Elle offre, dès lors, le
spectacle d’une minuscule subversion qui démontre à la fois la fragilité des
institutions (un rien suffit à troubler l’ordre institutionnel) et leur force
(ledit ordre reprend très vite le dessus). Ainsi lorsque, le 21 octobre 2009, la
ministre de l’Économie Christine Lagarde s’adresse à l’Assemblée
nationale à Louis Giscard d’Estaing qu’elle appelle d’abord Valéry puis
Olivier. L’intéressé s’amuse de ce double lapsus, répond par un trait d’esprit
(« Lui c’est lui ; et moi c’est Louis »), la ministre demeurant imperturbable.
Ce micro-incident échappe pourtant à l’insignifiance, il est repris par les
médias, comme s’il était porteur d’une vérité cachée (les politiques sont
complices, leur gravité est feinte, tout n’est que théâtre…).
La dimension subversive de la traque des moments de relâchement
émotionnel s’accompagne d’une dimension d’insolence et d’ironie amusée.
Certaines émissions de divertissement se sont fait une spécialité de s’arrêter
avec insistance sur ces savoureux « moments de vérité », à l’image du
fameux Petit journal de Yann Barthès (Canal +). Le 6 janvier 2016, celui-ci
consacre par exemple un développement spécial aux larmes de Barack
Obama, allant jusqu’à s’interroger avec gourmandise sur les écarts
lacrymaux des chefs d’État. Au terme d’une investigation mi-sérieuse, mi-
facétieuse, le commentateur livre cette conclusion : « on a cherché, aucun
chef d’État français en exercice n’a pleuré ». Au passage, il active la
variable genre pour souligner, sur le même ton, que : « un bonhomme, ça
chiale quand ça le concerne, lui ! » (par opposition aux larmes plus
« altruistes » des femmes).
Autre illustration de cette traque médiatique des émotions : le
11 mai 2016, le très sérieux JT de France 2, dans sa rubrique d’investigation
(« L’œil du 20 heures »), utilise les services de spécialistes de la lecture sur
les lèvres pour décrypter un échange (à l’Assemblée nationale) entre le
Premier ministre Manuel Valls et son ministre Emmanuel Macron. Ce qui
s’apparente de visu à un échange neutre et courtois se révèle alors être un
échange très tendu, le Premier ministre laissant clairement éclater sa colère.
Reprenant le même procédé, le Figaro.fr titrera sur « le coup de sang de
Valls contre Macron en plein hémicycle », parle de « combat de coqs »,
avant de conclure : « Valls ne se maîtrise plus car il enrage de jalousie ».
À l’origine de cette colère, une question sur le financement du mouvement
d’Emmanuel Macron. Manuel Valls y répond en personne, mais il s’en
prend à son ministre une fois revenu à sa place sur les bancs du
gouvernement. Le Figaro parle d’une « scène assez inédite » : « Manuel
Valls a pris à partie Emmanuel Macron » : « Une fois de retour sur le banc
des ministres (…), Manuel Valls a laissé exploser sa colère, invectivant
directement son ministre de l’Économie » : « C’est inacceptable, lui a-t-il
dit, pourquoi tu dis ça ? » Et face à la réponse gênée du ministre : « Mais
alors dis-le, dis-le ! » « Le tout sous les regards pétrifiés de Michel Sapin et
Myriam El Khomri, pris entre les deux feux ». Commentaires des
internautes sur le site de figaro.fr : « C’est assez lamentable » ; « Valls
a sans doute tort de s’énerver » ; « il doit rester digne » ; « ne pas garder son
calme en société est un signe, il est cuit »…
La presse écrite n’est pas en reste. Elle aussi privilégie le cadrage
émotionnel pour nourrir les portraits des politiques, quand bien même ceux-
ci appartiendraient encore à une génération socialisée à la norme de sang-
froid et de contrôle de l’expressivité. Sous le titre « État policé », Libération
(18 octobre 2017) dresse ainsi en dernière page le portrait d’un Bernard
Cazeneuve tout entier renvoyé au registre de la sensibilité. L’ancien Premier
ministre est en apparence un « surcontrôlé qui blinde la casemate de ses
affects » : « classicisme », « prudence », « modération », « caricature de
l’hypercalme », l’homme « à la silhouette sanglée » est associé à la figure
chabrolienne et passéiste d’un « notaire (…) cachant ses angoisses sous un
masque mortuaire », ou à celle du haut fonctionnaire « qui tient plus que
tout au service de l’Etat ». Mais l’auteur du portrait se fait fort de deviner
les émotions qui se dissimulent sous ce masque. Si « le mot “aimer” tient de
l’incongruité » dans la bouche de l’ancien Premier ministre, l’exercice de
l’interview permettra de le « dérider » et de révéler un certain sens de
l’humour, une tendance à la « mélancolie », et même une « sensualité
contrariée », celle d’un « saliveur qui tient en laisse ses appétits » (« le
député de Cherbourg craque (…) pour le chocolat » !). Un proche confirme
l’existence de ces affects cachés : « Il se met rarement en colère. Quand,
sans jamais hausser la voix, il vous dit : “je suis fou de rage, vraiment fou
de rage”, il faut le croire. »
La prétention des journalistes à dévoiler les coulisses de la vie politique
les incite à traquer les émotions derrières les façades lisses. Éric Darras
(2012) note au passage que le maquillage permet, sur les plateaux de
télévision, de « prévenir le surgissement éventuel des affects sur le visage »
(p. 122). Cette posture de dévoilement s’appuie sur une idéologie de la
transparence qui suggère que les émotions rentrées sont plus vraies, ou plus
intéressantes, que les façades institutionnelles contraintes. La vérité du
politique est-elle dans la colère de Manuel Valls ou dans l’interdiction qui
lui est faite de l’exprimer crûment ? Pour les commentateurs, la réponse est
évidente. Dans ces conditions, les témoignages des proches, de ceux qui
partagent au quotidien la vie des puissants, acquièrent une grande valeur, en
particulier s’ils dévoilent la vraie personnalité qui se cache derrière le
personnage. On comprend alors le succès rencontré par exemple par le livre
de Valérie Trierweiler sur (contre) François Hollande (Merci pour ce
moment, Les Arènes, 2014.). Au-delà, c’est toute une littérature des
coulisses politiques qu’il faudrait évoquer, et avec elle la place faite
à l’expressivité émotionnelle définie comme « moment de vérité ». On
trouvera trace de cette idéologie dans les témoignages publiés par des
journalistes 66, par des collaborateurs 67, et bien sûr par les politiques eux-
mêmes 68.
L’idéologie des coulisses se retrouve à l’identique dans les reportages et
les documentaires qui rendent compte de la vie politique en général et des
campagnes électorales en particulier. On a déjà évoqué le travail de
Raymond Depardon aux côtés du candidat VGE en 1974 : la révélation des
coulisses ne laissait pourtant guère de place aux émotions, mais l’intéressé
(commanditaire et donc propriétaire du film) avait jugé que c’était déjà
trop. Les successeurs de Depardon, en particulier Serge Moati, iront
beaucoup plus loin dans la restitution des émotions qui scandent les
campagnes présidentielles 69. On verra les candidats rire franchement, se
moquer, s’énerver, animant des coulisses qui n’ont plus grand-chose de
subversif ou de caché. Diffusé aussitôt l’élection terminée, ou même,
en 2012, carrément au fil de la campagne, le documentaire de campagne se
transforme en scène politique secondaire : il n’est plus ce récit inversé qui
révèle des émotions interdites ; il est l’espace investi par les candidats pour
se donner à voir comme capables d’émotions authentiques, celles qui font le
politique proche et sympathique (Gerstenkorn et Goutte, 2012 ; Le Bart,
2017). Car si les émotions doivent être strictement contrôlées sur la scène
institutionnelle, elles peuvent s’exprimer (mais jusqu’où ?) sur cette scène
secondaire que constitue la coulisse médiatisée.
Le cadrage émotionnel s’impose encore plus volontiers une fois
l’expérience du pouvoir passée. Lorsqu’il interroge, pour la télévision,
François Hollande quittant l’Élysée 70, F.-O. Giesbert renonce aux questions
politiques pour privilégier le « ressenti » de l’intéressé : « Vous aviez de
temps en temps la tentation de vous effondrer ? » ; « vous pleuriez ? » ;
« vous vous en êtes quand même pris plein la gueule, ça devait être dur
certains jours, non ? ». Et toujours cette opposition entre une façade
impassible et une intériorité forcément chargée en affects que le journaliste
se fait fort de dévoiler : « Pas un soupçon de tristesse ou de nostalgie dans
[le] regard [de François Hollande], mais on sentait derrière son expression
une colère sourdre. »

Susciter les émotions


Les professionnels de la télévision, ici animateurs plus que journalistes, ne
se contentent pas de traquer les émotions ; ils vont tout faire pour les
susciter, selon la même logique qui assimile les moments d’expressivité
à des moments de vérité. On vise ici tout particulièrement les émissions de
téléréalité et les talk-shows, qui consacrent l’émotion comme instant de
vérité et comme signe d’authenticité. « Gageons qu’avant les reality-shows
et les talk-shows, les gens avaient aussi des sentiments. Mais la bienséance
télévisuelle interdisait de les souligner. (…). Depuis une quinzaine d’années
(…) la télévision est devenue le royaume des larmes » (Jost, Muzet, 2011,
p. 69) 71.
Les politiques pourraient ignorer cet univers socialement peu valorisé et
dont les modes de fonctionnement heurtent de plein fouet leur habitus. Mais
c’est l’inverse que l’on constate : si certaines personnalités se refusent
à jouer le jeu de l’infotainment, nombreux sont ceux qui s’y risquent dans
l’espoir de toucher un vaste public en attirant la sympathie sur leur
personne (Leroux, Riutort, 2013). C’est l’exemple, déjà ancien, de Michèle
Barzach piégée sur le plateau de Sacrée Soirée et ne parvenant pas à retenir
ses larmes lorsque Jean-Pierre Foucault la confronte à un proche perdu de
vue depuis trente ans (Darras, 2012).
Cette tendance impacte directement les façons de faire de la politique à la
télévision. Observant à quel point « la politique a été colonisée par la
logique médiatique », John Street (2011, p. 238) insiste sur le rôle de
l’émotion et de l’irrationnel dans le jugement politique. À partir du moment
où « les politiques deviennent des stars, [où] la politique devient un
spectacle, et [où] les citoyens deviennent des spectateurs » (p. 251), « être
télégénique [devient] la mesure de la représentativité » (p. 249). Les partis
politiques se transforment et s’apparentent de plus en plus à des fan-clubs,
l’admiration pour le leader important davantage que l’adhésion à un corpus
idéologique (p. 257).
Socialisés au contrôle de soi encore exigé au sein des institutions, les
politiques présents sur les plateaux de télévision sont confrontés à une
double injonction contradictoire. S’ils demeurent « droits dans leurs
bottes », ils encourent au mieux l’ironie des amuseurs, au pire un procès en
insensibilité face aux malheurs du monde ; s’ils se convertissent avec zèle
à la grammaire médiatique, ils risquent de perdre en crédibilité
institutionnelle… Les médias s’amusent de cette tension et tentent de
bousculer les équilibres forcément précaires que les politiques peinent
à construire, mettant leurs nerfs à rude épreuve, testant leur capacité
à contrôler leurs émotions, bousculant leur habitus. Jusqu’où le politique
doit-il s’empêcher de rire ? Peut-il rire de tout et avec tous ? Résistera-t-il
au portrait critique d’un chroniqueur qui moquera son travail, rappellera une
mise en examen, ironisera sur une volte-face partisane ? Le sang-froid des
politiques est mis à rude épreuve, au fil de tentatives de déstabilisation qui,
lorsqu’elles réussissent, font l’événement. Tous les moyens sont bons pour
faire sortir de ses gonds un élu de la République, faire pleurer, mettre en
colère, faire éclater une indignation… Les politiques, a priori armés pour
garder leur sang-froid, sont les proies préférées des animateurs de télévision
pour qui le surgissement émotionnel, moment de rupture par excellence,
vaudra événement médiatique. L’évolution est ici très significative si l’on se
souvient d’émissions comme L’oreille en coin (France-Inter), auxquelles les
politiques des années 80 se prêtaient d’autant plus volontiers qu’elle leur
permettait sans risque aucun de « faire rire » et de « rire avec » le public. La
bonne humeur n’excluait pas quelques moqueries dont le politique devait
savoir sourire en faisant bonne figure 72, mais elle ne sollicitait guère les
émotions fortes (pas d’attaque personnelle). Rien à voir en tout cas avec
l’agressivité dont font preuve ceux que les médias eux-mêmes qualifient
volontiers de « snipers », et qui, à l’image de Stéphane Guillon, osent en
face à face des charges au vitriol pour tester le self-control des politiques 73.
Dans son analyse des talk-shows télévisés, Guy Lochard (2006) décrypte
les dispositifs visant à soumettre les politiques à l’épreuve des émotions
pour tester leurs réactions. Désormais, écrit-il, « les hommes politiques sont
l’objet in presentia de traitements humoristiques portant sur des domaines
et des thèmes jusque-là préservés » (p. 67). Le plateau et le direct
systématisent et dramatisent la « confrontation directe des personnalités
politiques avec les énonciateurs du discours humoristique » (p. 68).
Bousculé par des questions provocantes, l’invité doit « témoigner de sa
tolérance à ces dérogations aux normes courantes de l’interview politique »
(p. 69). Pas question pour lui d’en revenir aux habitus institutionnels : la
langue de bois est inaudible dans ce contexte. On pourrait parler d’épreuves
de banalisation, ou même de profanation si l’on pense à l’aura de sacralité
qui entoure traditionnellement les institutions politiques. S’agit-il, par ces
rituels d’inversion que sont les talk-shows, de « rappeler la commune
humanité des détenteurs des pouvoirs, eux aussi victimes des passions et
pulsions ordinaires » (p. 72) ? Condamnés à produire en public des
« stratégies d’autodérision » (p. 76), les politiques ne sont pas loin de devoir
renier ce qui est au principe de leur grandeur originelle. La visibilité se
travaille aux dépens des institutions.
On imagine sans peine que les professionnels de la politique se prêtent
sans plaisir à un jeu qui bouscule l’habitus qui les habite et qu’ils ont en
général rigoureusement intériorisé. Ceux parmi eux qui se distinguent par
un parcours éloigné du cursus désormais classique de type Sciences Po-
ENA, peuvent se révéler plus habiles à ce jeu, en particulier ceux qui sont
habitués à l’exposition médiatique (Bernard Tapie, Bernard Kouchner,
Daniel Cohn-Bendit…). Mais pour les autres, au profil plus classique,
l’apprentissage des règles du jeu médiatique s’apparente à une conversion
plus ou moins forcée et plus ou moins douloureuse. Les politiques ont face
à eux des animateurs qui savent que l’émotion est génératrice d’audimat.
Ceux des animateurs qui appartiennent à l’ancienne génération (et au
service public) peuvent bien, à l’image d’un Michel Drucker, dénoncer les
excès de leurs concurrents (« Les larmes, déplore ce dernier, sont là pour
doper l’Audimat des télés privées 74 »). Les plus jeunes n’ont pas ces
scrupules. Lorsque, sur le plateau de Thierry Ardisson, Olivier Besancenot
« y va (…) de sa larme quand (…) le président du CRIF l’accuse à demi-
mot d’antisémitisme », le téléspectateur est aux premières loges. Le Monde
s’en indigne : « Thierry Ardisson aurait pu couper ces images au montage.
Gageant que cela plaît, il choisit de les exploiter » (Le Monde,
11 juin 2003). On a déjà évoqué le journaliste Paul Amar faisant scandale
en 1994 pour avoir osé ouvrir un débat entre Bernard Tapie et Jean-Marie
Le Pen en offrant à l’un et l’autre une paire de gants de boxe (cet incident
lui vaudra une sévère mise à pied) ; il est désormais devenu banal de
constater que le casting des talk-shows est fait dans la perspective de faire
naître polémiques, coups d’éclat, et colères (Desterbecq, 2015).
Une illustration de ces transformations sera fournie par la série Une
ambition intime proposée par M6 en octobre 2016. L’animatrice, Karine Le
Marchand, au plus loin des questionnements politiques (elle est connue
pour avoir animé l’émission : L’amour est dans le pré), pousse les candidats
à la présidentielle vers le registre de l’intime (problèmes familiaux tout
particulièrement), et parvient à faire surgir l’émotion. Ainsi Arnaud
Montebourg pleure-t-il en évoquant sa fille prématurée, avant de s’excuser
pour s’être ainsi épanché ; mais on ne peut pas ne pas s’interroger sur la
dimension tactique, voire stratégique, de ces larmes. Si Arnaud Montebourg
n’a évidemment pas pleuré « sur commande », il savait en revanche en
acceptant de participer à cette émission qu’il s’exposait à des questions
déstabilisantes. On peut aussi s’interroger sur les effets de tels écarts plus
ou moins attendus : les larmes sont-elles ici reçues comme l’expression
d’une faiblesse coupable indigne d’un possible président, ou bien sont-elles
la marque d’authenticité d’un homme souvent caricaturé en animal
politique ?
Remarquons que l’on est désormais loin des émotions exemplaires : c’est
sur le terrain de la vie personnelle que l’émotion est sollicitée, en référence
à ce qui singularise la personnalité politique, indépendamment donc de
toute idée de représentation 75. On parlera avec Jamil Dakhlia (2008 ; 2012)
de « peopolisation » ; ou bien, avec Van Aelst et al., de « privatization »
(2012) et d’« intimization » (Stanyer, 2013) : le traitement réservé aux
politiques s’aligne en effet sur celui auquel sont soumises toutes les
« personnalités médiatiques », bien au-delà donc du champ politique. Sont
privilégiés des registres à fort potentiel émotionnel : le cœur (conjoint,
couple, amours de jeunesse, relations extraconjugales), la santé (maladie,
accident…), le domicile (résidence secondaire, maison de vacances, maison
de famille, appartement de fonction…), la vie familiale (enfants, petits-
enfants, vie quotidienne, vacances, animaux domestiques…), la fortune
(patrimoine, salaires, éventuellement scandales financiers…), le passé
(enfance, parents, amitiés…) (Errera, 2006). « Le professionnel de la
politique n’est plus présenté comme un simple décideur ou porte-parole,
mais aussi comme un parent attentionné ou un passionné de musique. Il est
dépeint comme individu privé » (Van Aelst, Sheafer, Stanyer, traduit par
nous, 2012, p. 206). Ainsi définie, la peopolisation est aussi
« emotionalisation » (Holtz-Bacha, 2004, p. 49).
L’analyse des couvertures de la presse people (Paris Match, Closer, Gala,
Voici…) confirme la prédominance des registres affectifs (Vera Zambrano,
2013). Amour et vie de famille d’un côté, maladie et deuil de l’autre… La
vie des personnalités politiques est tissée de ces émotions cardinales qui
font l’ordinaire de la presse à sensation. Longtemps discrets, les politiques
sont désormais des people comme les autres. Les années 2000 sont bien un
tournant décisif : « La médiatisation constante de la vie privée n’est venue
que progressivement pour atteindre son apogée pendant les années
Sarkozy » (p. 236). C’est à ce moment-là que « les espaces privés de
personnalités politiques se présentent dans la majorité des titres de manière
régulière » (p. 238).
Retraçant l’histoire de la peopolisation politique, Jamil Dakhlia (2008)
montre très bien comment les politiques ont joué de la presse people pour
mettre en scène des émotions privées positives (bonheur de la maternité
chez Ségolène Royal, harmonie conjugale chez Nicolas Sarkozy), avant que
celle-ci ne se retourne contre eux pour rendre publiques des émotions plus
sombres (rupture conjugale en particulier). Ce faisant, la presse people
marque sa préférence pour les personnalités politiques dont la vie privée se
prête à de telles projections (divorces ou ruptures, rencontres, familles
recomposées…), en privilégiant à l’évidence les femmes (Ségolène Royal,
Cécilia Sarkozy en particulier). « Nulle place, donc, pour la mine et la mise
austères des hommes politiques traditionnels » (p. 74).
La dénonciation du manque d’émotions
Les émotions n’ont pas seulement gagné en recevabilité dans un champ
politique désormais très dépendant des cadrages médiatiques. Elles tendent
à devenir une source de légitimité, voire une norme. On peut le montrer
a contrario en centrant l’analyse sur les critiques adressées à ceux qui,
précisément, refusent de jouer le jeu et s’en tiennent aux postures classiques
d’hyper-contrôle. Les procès en émotivité se font moins systématiques,
alors que l’on voit se banaliser le procès en insensibilité. « L’homme dont
l’œil reste sec a une position dangereuse, écrivait l’historienne Anne
Vincent-Buffault : il est soit fort au-dessus soit fort au-dessous de
l’humanité » (1986, p. 74). C’est bien désormais la seconde lecture qui
s’impose. S’émouvoir n’est plus seulement un droit, c’est un devoir. Marion
Ballet observe que « la pudeur, la froideur, et l’inhibition, deviennent
à partir de 1995 des arguments systématiquement opposables aux
concurrents » (Ballet, 2014a, p. 26).

Le procès en insensibilité de Dominique Voynet


Un exemple de ce glissement peut être fourni par la polémique qui
sanctionna la réaction de Dominique Voynet, alors ministre de
l’Environnement, suite au naufrage de l’Erika, le 12 décembre 1999 (Girod,
2004). Voulant prendre de la hauteur par rapport à l’événement, Dominique
Voynet dédramatise : « Ce n’est pas la catastrophe écologiste du siècle »,
déclare-t-elle avant de risquer une comparaison avec les inondations qui, au
même moment, endeuillent le Vénézuéla (« Au Vénézuéla, il y a au moins
25 000 morts »). La condamnation de l’insensibilité ministérielle est
immédiate dans les quotidiens. Le Monde ou Libération parlent d’« erreur
politique », estimant que Dominique Voynet n’avait pas été « à la hauteur »
76
. L’éditorial du Monde affirme que « la marée noire méritait amplement un
de ces gestes symboliques dont la ministre de l’Environnement a su user en
d’autres circonstances » (Girod, 2004, p. 116). Ces commentaires
journalistiques (dont on peut quand même au passage se demander s’ils
auraient été aussi vifs si le ministre avait été un homme) montrent bien que
« l’émotion devient une norme sociale » (ibid., p. 115). La faute commise
par la ministre ?
« Elle avait refusé de reprendre à son compte la catégorie “marée noire”. Or cette catégorie
constituait un enjeu majeur pour les médias, dans la mesure où elle permettait d’inscrire la
pollution provoquée par l’Erika dans une histoire émotionnelle bien établie, tout en la dramatisant
et en légitimant cette dramatisation » (Girod, 2004, p. 115).

Au terme de son analyse, Alain Girod (2004) note très justement :


« Cette déclaration mesurée, dépassionnée, qui visait à relativiser la catastrophe dans le temps et
dans l’espace, a suscité de la part des médias des prises de position extrêmement critiques.
Dominique Voynet s’est trouvée sommée de “s’expliquer”, et, in fine, de faire amende honorable,
pour avoir manqué à ses obligations émotionnelles » (ibid., p. 113).

Et de comparer avec l’attitude de Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre


lors du naufrage du Prestige (novembre 2002), se rendant immédiatement
sur le terrain :
« L’image du Premier ministre se rendant sur place, toutes affaires cessantes, et donnant des coups
de pieds rageurs dans les boulettes de fioul qui souillaient les plages françaises est à cet égard
significative d’une mise en scène particulièrement élaborée de l’émotion politique, qui suppose une
forte connivence entre le marketing politique et les médias » (ibid., p. 111).

L’émotion attendue des politiques se substitue-t-elle à l’action publique ?


« Le Monde semble admettre que la politique ne puisse plus, ou si peu, agir
sur le réel. Il ne resterait plus au politique que le discours, l’émotion, le
sentiment, la communion » (ibid., p. 117). Libération du 20 mars 2000,
jouant à la fois sur le terrain de l’analyse et de la prescription normative, le
dit clairement : « Moins l’homme politique a de pouvoir, plus il doit feindre
l’émotion et faire du sentiment » (ibid., p. 118) 77.
Revenant en 2003 sur cet incident, l’ancienne ministre reconnaît avoir eu
une réaction politiquement inadéquate. Elle se justifie en revenant sur la
place faite aux émotions dans le champ politique :
« Je suis médecin. Je me suis comportée comme un médecin en situation de catastrophe. Quand on
est appelé sur le théâtre d’un accident de la route, on ne pleure pas avec les victimes. On essaie de
leur sauver la vie. Les décisions sont rapides, les gestes sont précis, le silence règne, on ne se paie
pas de mots. Si le médecin se laisse submerger par l’émotion, il perd une partie de ses moyens (…).
J’ai essayé de mettre de la raison là où prévalait l’émotion (…). L’opinion attendait de la ministre
de l’Environnement qu’elle surenchérisse dans l’émoi » (Voix Off, 2003, p. 118-119).

Quand les énarques doivent fendre l’armure


Ce quasi-renversement des normes, l’émotion devenant obligatoire quand
elle était jadis très encadrée, sinon interdite, prend de court les personnalités
politiques formées sur le modèle désormais tombé en désuétude du sang-
froid à toute épreuve. On pense par exemple à Alain Juppé, critiqué une
première fois en 1995 pour être resté « droit dans ses bottes » face à la rue
en colère, et s’efforçant depuis cet épisode de faire la démonstration de sa
capacité à éprouver des émotions. La raideur de l’énarque est stigmatisée,
l’intéressé dit en souffrir personnellement, il sait surtout que cette image le
handicape au regard des nouvelles normes qui définissent l’excellence
politique. C’est par l’écrit que le maire de Bordeaux va tenter de corriger
son image. Au fil de publications volontiers intimistes, on voit surgir un
Juppé de papier plus sentimental qu’on ne le dit. Ainsi le bref Entre Nous
(1996), écrit depuis Matignon et alors que l’homme se sait impopulaire, et
qui s’ouvre sur la blessure ressentie par l’intéressé lorsqu’il se fait insulter
dans la rue :
« J’ai besoin de reconnaissance, de considération, et même d’affection (…). Je suis moins sec et
moins blindé qu’on ne le laisse entendre dans les salons et dans les journaux. On peut n’être pas
expansif et se sentir blessé par tant d’incompréhension et d’agressivité. Je ne suis pas un monstre
d’indifférence (…). La politique est par définition un lieu de passion. Donc d’enthousiasme et de
souffrance » (p. 15-16).

Alain Juppé est conscient de son image : « C’est aussi ma personne : froid,
technocrate, arrogant, tout y passe » (p. 22). Il se dit « réservé » (p. 43) puis
ironise :
« Vais-je à cinquante ans commencer à expliquer et à démontrer que je suis moins technocrate
qu’on ne le dit (…). Que je suis capable d’émotions, que ma fille Clara me rend fou de bonheur ? »
(p. 43).

Sans renoncer à affirmer que le sang-froid fait l’homme d’État 78, Alain
Juppé bouscule pourtant le modèle classique de parfaite adéquation entre
l’individu et le rôle. Il y a un autre Alain Juppé, dont le second corps est
disponible aux émotions. À l’approche de l’élection présidentielles de 2017,
la stratégie de correction d’image s’amplifie et se systématise. Cette
nouvelle image apparaît en toute clarté dans le livre publié par la journaliste
Gaël Tchakaloff sous le titre Lapins et merveilles (Flammarion). Parce que
le portrait d’Alain Juppé n’est pas, comme dans le livre précédent, un
autoportrait, il convainc davantage les commentateurs. « Un Juppé peut en
cacher un autre », titre par exemple Libération (6 avril 2016), qui salue le
« voyeurisme joyeusement assumé » par cet « anti-livre politique » :
« Difficile, après cette plongée dans son intimité familiale, de ne voir en lui que l’éternel surdoué,
sans passion ni émotion, que ses compagnons gaullistes avaient surnommé “Amstrad”, marque
leader d’ordinateurs PC à la fin des années 80. On l’imaginait baignant dans un environnement
plutôt conformiste et coincé, on le découvre à la tête d’une tribu originale, décomplexée… »

Le journaliste de Libération est d’autant plus enclin à souscrire à cette


image renouvelée d’Alain Juppé que le portrait n’est pas à sens unique. Le
témoignage de la propre fille d’Alain Juppé reconduit le profil attendu d’un
candidat habité par une « extrême pudeur » 79. Mais la tonalité d’ensemble
opère malgré tout un ajustement sur la nouvelle norme d’expressivité :
« Dans le camp Juppé, observe encore Libération, on ne boude pas son
plaisir. Sans plan com, voilà que leur tombe du ciel ce cadeau baroque et
impudique qui tord le cou au mythe d’Amstrad, le technocrate glacial
incapable de toucher les cœurs. »
On retrouve ces stratégies de correction d’image chez bien d’autres
politiques. Accusé d’insensibilité face aux victimes dans l’affaire dite du
« sang contaminé », Laurent Fabius (lui aussi normalien et énarque) répond
par l’écriture d’un ouvrage qui met en avant sa disposition à la compassion
(Les blessures de la vérité, 1995). Dans cet ouvrage, il se dit conscient
d’une réputation peu flatteuse (« Laurent Fabius a-t-il une âme ? », p. 9),
réputation dont il se reconnaît pour partie responsable, comme si le service
de l’État et le jeu politique l’avaient rendu indifférent à l’opinion.
« Longtemps, écrit-il, j’ai répugné à parler de moi, de mes sentiments, de
mes émotions, et même de mes idées » (ibid.). Les émotions exhibées
demeurent certes exemplaires (indignation face aux injustices, par
exemple), mais elles suffisent à donner un peu d’épaisseur au personnage.
Quelques années plus tard, c’est Lionel Jospin qui se voit obligé,
à l’approche de l’élection présidentielle, de rassurer sur sa capacité
à émouvoir (et à s’émouvoir). Cet énarque d’origine protestante (et ancien
enseignant) se présente comme « un austère qui se marre » : ses discours
font de fait peu appel aux émotions (Bonnafous, Tournier, 2001). Édouard
Balladur, préparant lui aussi une candidature à la présidentielle, avait
auparavant développé des stratégies analogues 80. Tous vont « contrer le
stigmate » (Ballet, 2012, p. 419) pour corriger leur « image d’hommes
“froids”», “distants”, et “se lâchant” peu » (p. 412). « La pudeur
caractéristique des personnalités froides devient (…) un handicap à partir
des années 1990 » (Ballet, 2014a, p. 203). C’est encore François Fillon, qui,
lors de son discours de rentrée le 29 août 2016, et alors qu’il se lance dans
la campagne présidentielle, s’efforce de « fendre l’armure » :
« Au moment de m’engager dans cette aventure grave qu’est l’élection présidentielle, déclare-t-il,
je pense avec émotion à deux personnes qui doivent me regarder… pardon… [il tousse, son sourire
se crispe] avec un mélange d’affection et d’inquiétude [sa voix tremble]. Ce sont deux personnes
que je ne peux jamais évoquer sans que la voix tremble un peu… » (il s’agit de sa mère et de
Philippe Seguin).

On peut enfin reprendre l’exemple de Martine Aubry. Réputée « dure », la


fille de Jacques Delors appartient à la première génération des femmes
politiques, celles qui pour s’imposer doivent effacer toute marque de
sensiblerie féminine. Elle surjoue cette posture, au point de faire naître
à son endroit une critique que l’on réserve classiquement aux hommes. Au
fil des polémiques et péripéties déjà évoquées, on peut faire l’hypothèse
d’une correction d’image par ajustement aux nouvelles normes de
l’émotivité politique. Une nouvelle Martine Aubry se révèle
progressivement, qui ne craint plus de donner à voir des larmes : elle pleure
lorsqu’elle quitte son ministère sous Jospin en 2000, elle pleure en
apprenant son échec aux législatives à Lille en juin 2002, elle pleure à la
mort de Pierre Mauroy en 2013… Les deux portraits confiés à Isabelle
Giordano et publiés chez Grasset (Martine, portrait intime, 2002 ; Martine,
le destin ou la vie, 2011) participent de cette mutation. Le premier s’ouvre
sur l’évocation des larmes versées en 2000, quand le second affirme dès les
premières lignes : « Je croyais rencontrer une femme implacable, j’ai
côtoyé pendant des mois une femme sensible ».
La contrainte d’expressivité a été systématisée depuis, comme on l’a
montré à propos de l’élection de 2007. On en trouvera une dernière
illustration dans l’interview donnée à Libération (22 février 2016) par
Pierre Laurent, secrétaire général du PCF. Interrogé sur son image
personnelle (et donc sur sa présidentiabilité), il répond ceci :
« Je pense que mes qualités de dialogue et de persévérance sont reconnues (…). Peut-être que ma
retenue personnelle, comme ma discrétion dans le comportement, sont un handicap dans la vie
médiatique actuelle. Il va falloir que je force ma nature pour devenir un personnage public et
médiatique plus visible. Mais je ne crois pas au pouvoir personnel et je m’en méfie
beaucoup. Diriger un parti, c’est avant tout animer le travail d’un collectif pour exercer des
responsabilités au plus haut niveau de l’État. »

Venant d’un parti opposé à la personnalisation de la vie politique, ce


témoignage est particulièrement révélateur du consensus qui s’est de fait
construit autour de la nécessité de donner à voir des émotions. Un dernier
exemple ? Bernard Cazeneuve regrettant d’avoir été, comme ministre de
l’Intérieur, trop raide suite à la mort de Rémi Fraisse (mobilisation contre le
barrage de Sivens) : « J’aurais dû être beaucoup plus dans l’expression de la
tristesse que j’éprouvais » (Libération, 7 décembre 2016).
5

Des émotions stratégiques ?

Irrecevables jadis, légitimes à présent… : les émotions ont changé de statut.


Bien sûr, l’exigence de sang-froid demeure, mais la tolérance à l’endroit de
l’expressivité est beaucoup plus forte qu’avant. Les politiques sont
désormais autorisés à exprimer des émotions personnelles, en lien avec leur
vie privée, là où auparavant ils étaient condamnés à n’éprouver que des
émotions exemplaires, celles qui touchaient le collectif tout entier. Et ils
sont aussi autorisés à éprouver les émotions, et pas seulement à les formuler
ou à les désigner. La mise en mots des émotions témoignait d’une capacité
à la mise à distance qui peut à présent se révéler contre-productive ; le
politique doit éprouver par lui-même et se donner à voir comme habité par
l’émotion. Revanche du deuxième corps, si l’on veut user de la grammaire
kantorowiczienne… ?
La difficulté pour les politiques est plus que jamais de trouver le juste
équilibre entre sang-froid et expressivité, en fonction des moments, des
lieux, des contextes, des publics… S’inspirant des travaux de Gaëlle
Clavandier, Julien Bernard (2017) évoque par exemple les dimensions
successives de la réaction des politiques aux attentats : d’abord stupeur,
hébétude et tristesse, comme tout le monde (émotion montrée) ; puis sang-
froid afin de répondre efficacement à l’événement (émotion contrôlée) ;
enfin émotion à nouveau, mais sous une forme ritualisée et
institutionnalisée (émotion dite) (p. 179-180). L’émotion, en d’autres
termes, devient stratégique, elle participe d’une théâtralité qui ne se définit
plus par l’art de porter un masque pour cacher ses émotions mais qui
suppose au contraire d’exprimer celles-ci avec retenue et avec doigté. D’où,
du côté de l’analyse, ce glissement noté par Stéphane Latté (2015a)
à propos des mouvements sociaux (mais l’analyse est transposable aux
professionnels de la politique) : la sociologie doit « se détourner de son
questionnement initial (les causes émotionnelles de l’action collective) pour
mieux envisager des “styles émotionnels” que les acteurs composent pour
se faire entendre, choquer ou apitoyer » (p. 33). Prolongeant les analyses de
Cas Wouters sur ce qu’il appelle le « déverrouillage des affects » (p. 190),
Erik Neveu évoque « la dimension instrumentale de l’informalisation »
(2003b, p. 203). On conviendra avec lui que la tolérance à l’égard des
émotions trouve sans doute sa limite dans les regards portés depuis
l’intérieur du champ politique, entre professionnels de ce secteur formés
à la norme de sang-froid. Mais c’est pourtant bien le principe
d’hétéronomie du champ politique qui semble s’imposer ici : la recevabilité
des émotions est pour l’essentiel arbitrée par les journalistes, ces derniers se
définissant davantage comme porte-parole de l’opinion que comme garants
des grandeurs institutionnelles. Les journalistes peuvent, on l’a dit,
dénoncer le manque d’émotions ; ils peuvent aussi moquer les larmes si
elles ne sont que larmes « de crocodile », de même qu’ils peuvent saluer les
colères quand elles sont « saines colères »…

Exégèses et verdicts journalistiques


À partir du moment où elles gagnent en recevabilité politique, les émotions
changent de statut : elles ne sont plus cette faiblesse qui encombre le
politique et l’empêche d’atteindre l’exemplarité requise par le rôle, elles
deviennent ressources pour émouvoir des électeurs qui sont aussi
(télé)spectateurs 81. Il en résulte un déplacement du questionnement
journalistique, qui porte désormais moins sur la recevabilité que sur la
sincérité des émotions. Les commentateurs ne réagissent plus comme
gardiens vigilants d’un ordre institutionnel qui condamne l’émotionnel, ils
sont les juges qui en évaluent l’authenticité en soupçonnant
systématiquement les politiques de faire semblant. Le critère médiatique de
la sincérité remplace le critère institutionnel de la recevabilité. On
condamnait jadis les émotions déplacées, on condamnera désormais celles
qui sembleront feintes 82.
On glisse ainsi de ce que le linguiste Christian Plantin (2011) appelle la
parole émotionnelle (« déstructurée par l’irruption d’un événement
émotionnant ») à la parole émotive (« réorganisée selon des principes
communicatifs stratégiques ») (p. 140). « L’usage intentionnel,
communicationnel et stratégique des émotions est ainsi opposé à l’irruption
des émotions dans l’activité langagière (…). L’émotion contrôlée s’oppose
à l’émotion vécue » (p. 140). Et Christian Plantin de préciser : « La
meilleure stratégie expressive pour de la communication émotive est de se
faire passer pour de la communication émotionnelle » (p. 141). L’« émotion
affichée » devient un langage : on n’opposera plus l’émotion brute, celle qui
se lit sur les visages, et la rhétorique d’émotion, qui renverrait à un usage
maîtrisé et stratégique du lexique de l’émotion ; l’expressivité elle-même
devient stratégique, tout est rhétorique d’émotion, celle-ci se déployant
tantôt par la voie du discours classique, tantôt par la grammaire corporelle
de l’expressivité.
Est-ce à dire que les politiques contrôlent désormais parfaitement leur
façade émotionnelle ? Pas nécessairement, bien sûr ! Christian Plantin, tout
en reconnaissant que cette question ne peut que rester ouverte au regard des
outils dont disposent les sciences sociales (et plus précisément les sciences
du langage en ce qui le concerne), note que l’individu (cela vaut
particulièrement pour les politiques) « tend sans doute à réduire la
dissonance entre l’émotif et l’émotionnel en éprouvant les émotions qu’il
joue » (p. 141). Il ajoute : « Nous nous intéressons à l’émotion non pas
comme émotion causalement manifestée, mais comme émotion signifiée
dans la perspective d’une organisation de la communication » (p. 143).
C’est précisément cette posture que reprendront à leur compte journalistes
et commentateurs de la vie politique, dans la perspective d’un démontage
des stratégies de communication qui orientent l’expressivité émotionnelle.
L’incertitude qui entoure l’expressivité émotionnelle des politiques (acteur
stratège jouant des émotions ou bien simple agent jouet d’émotions
incontrôlées ?) ouvre la voie à un travail d’exégèse que les commentateurs
vont d’autant plus volontiers accomplir que cette exégèse les place en
situation d’experts avisés et distanciés, armés pour ne pas être dupes du
théâtre politique 83. Parce qu’elles sont désormais recevables et mêmes
(peut-être) payantes, les émotions attirent la suspicion, et il appartient aux
journalistes de séparer l’émotion authentique de l’émotion feinte. Une telle
posture de suspicion n’est pas propre au monde politique, et elle n’est
évidemment pas nouvelle. Évoquant la « critique du sentimentalisme » telle
qu’elle fut formalisée dès la fin du XVIIIe siècle, Luc Boltanski (1993) en
restitue l’argument central : « le sentimentalisme, écrit-il, donne une vue
illusoire du monde et dissimule la réalité » (p. 152), du fait de
l’« incertitude sur l’authenticité des manifestations sentimentales dans la vie
réelle » (p. 147) et de la possible « duplicité des émotions feintes » (p. 146).
Il faut se méfier des émotions trop voyantes… souvent synonymes de
manipulation. D’où la banalisation, particulièrement nette en politique
aujourd’hui, d’un sens critique entendu comme « capacité à se détacher du
spectacle lui-même pour faire des inférences sur les intentions des
réalisateurs et, le plus souvent, pour imputer aux réalisateurs des intentions
différentes de celles que le programme rend manifestes » (p. 216).
Mais la lecture hyper-stratégique de l’expressivité des politiques ne
risque-t-elle pas de surestimer leur capacité à feindre ? À force de traquer
les arrière-pensées électoralistes derrière chacun des faits et gestes des
politiques, ne finit-on pas par s’interdire de voir la part de spontanéité qui
nourrit certaines expressions corporelles ? Les journalistes hésitent parfois
à se prononcer sur le degré de sincérité des émotions. Ainsi Alain Rollat
dans Le Monde du 10 juin 1994, suite à l’épisode déjà évoqué des larmes
giscardiennes :
« Mais qui eût dit qu’on verrait un jour M. Giscard d’Estaing pleurer à la télévision ? On l’avait
vu, jadis (…) pousser la chansonnette en jouant de l’accordéon, mais pleurer, en public, cela, on ne
l’avait, de mémoire de téléspectateur, jamais vu ! Et pourtant cela s’est bel et bien produit sous nos
yeux, en direct, mercredi soir sur France 2, vers 20 h 53, alors que l’ancien président de la
République débattait des élections européennes avec M. Rocard (…).
Mais ayons surtout l’honnêteté d’avouer qu’en voyant soudain la buée monter aux yeux de l’ancien
président de la République à l’évocation de son enfance sous l’Occupation et à l’idée de voir des
soldats allemands défiler le 14 juillet prochain sur les Champs-Elysées, nous avons sans doute été
nombreux, connaissant le savoir-faire de ce vétéran, à suspecter, par réflexe, la sincérité de son
épanchement.
Nous avions tort. Un réexamen minutieux de cette séquence autorise à conclure qu’il n’y avait rien
d’apprêté dans ce débordement d’émotion. La preuve est donc faite qu’il arrive aux plus vieux
crocodiles politiques de verser des larmes qui ne soient pas de bois (Alain Rollat, « Larmes »,
Le Monde, 10 juin 1994). »

On voit ici clairement apparaître les deux ressorts de l’exégèse


journalistique : d’un côté, le cadrage serré du moment émotionnel pour une
expertise de type communicationnel (« réexamen minutieux de cette
séquence ») ; de l’autre, le rappel des faits et gestes de la personnalité
concernée pour une expertise plus directement politique (VGE nous a déjà
fait le coup de la proximité). Pour un journaliste reconnu comme Alain
Rollat (et pour un quotidien comme Le Monde), pas question de prendre
sans examen approfondi les larmes giscardiennes pour argent comptant.
C’est n’est qu’au terme d’un double examen (communicationnel et
politique) que le procès en insincérité peut rendre son verdict (plutôt
favorable, en l’espèce, à l’ancien président).
Les émotions politiques devenant de plus en plus fréquentes, cette posture
exégétique teintée de méfiance s’est elle-même banalisée. Les larmes du
président Obama ont donné lieu à un déluge interprétatif dont s’amuse
Télérama (16 janvier 2016). S’interrogeant sur le point de savoir si ces
larmes sont sincères, l’hebdomadaire mentionne les interprétations hyper-
stratégiques les plus fantaisistes (« Sur Fox News, une analyste a misé sur
des oignons. Oui, des oignons cachés sous le pupitre de Barack Obama pour
expliquer les larmes du président de la République »), en appelle
à l’« analyse clinique des spécialistes de la communication », avant de
trancher ainsi entre l’hypothèse « de la com » et celle « de la sincérité » :
« On misera sur les deux : de vraies larmes imprévues (il parle alors
d’enfants tués) instantanément canalisées par un instinct politique hors du
commun. »
S’agissant des femmes politiques, la suspicion d’inauthenticité est
particulièrement manifeste. On se souvient des accusations portées par le
journaliste Philippe Alexandre à l’encontre de Martine Aubry, dont
l’émotion n’aurait été que « cinéma »… On retrouvera les mêmes critiques
aux dépens de Ségolène Royal dont les larmes seront également mises en
doute (un élu déclare : « Émotion, fatigue, cinéma, j’ai toujours un doute
avec elle ») (Le Monde, 13 octobre 2011). On voit au passage un glissement
de la critique qui dans un premier temps s’inquiète de la capacité des
femmes politiques à tenir leurs nerfs (procès en émotivité) puis dans un
second temps s’agace de leur capacité à feindre des émotions (procès en
inauthenticité). Si le résultat est le même au plan politique (dans les deux
cas il s’agit d’exclure les femmes en dénonçant leur excessive émotivité),
cette évolution traduit sur le terrain qui nous intéresse une plus forte
permissivité à l’endroit de l’expressivité.
Un autre bel exemple d’exégèse journalistique critique est fourni par
« l’affaire Penelope Fillon ». Le 29 janvier 2017, le vainqueur de la
primaire de la droite tient un meeting très attendu, retransmis en direct sur
BFM-TV. François Fillon doit se justifier sur les activités de sa femme, ce
qu’il ne fait que partiellement, préférant jouer la carte de la bonne foi et de
l’émotion. On le voit prendre la main de son épouse, on voit celle-ci au
bord des larmes (il dira au JT de France 2 le 2 février : « Je l’aime. Je la
protégerai. Et je dis à tous ceux qui voudraient s’en prendre à elle qu’ils me
trouveront en face d’eux »). Libération revient sur l’événement le samedi
suivant (4 février 2017), non pas pour s’émouvoir de ce moment
d’authenticité mais au contraire pour ironiser et dévoiler le plan de
communication qui aurait présidé à cette séquence :
« La main de François Fillon glisse sur celle de Penelope, quand elle ne vient pas caresser la nuque
de sa femme. Une oratrice salue l’épouse discrète. La salle se lève, applaudit, fait un triomphe.
Émue aux larmes, presque embarrassée, la timide reste figée quelques secondes. Elle se redresse
enfin, joignant les deux mains pour remercier ceux qui l’entourent. C’est beau comme un téléfilm
du dimanche et c’est en direct sur les chaînes d’info et à la une de tous les journaux télévisés du
soir. La caméra n’a rien raté de cette scène (…). Normal : elle a été tournée par l’équipe de
campagne de François Fillon et mise à la disposition de tous les médias gratuitement. Cette contre-
attaque orchestrée pour reprendre la main en plein “Penelope Gate” est un bel exemple de
“communication de crise”, qui n’a rien de journalistique. »

La querelle d’interprétation tourne court. Si les ténors de la droite tentent


bien de faire prévaloir une lecture compatissante (NKM : « Je trouve qu’il
y avait beaucoup d’émotion, tout simplement » ; Bruno Retailleau : « C’est
un homme blessé qui protège son épouse » ; Eric Woerth : « ça vous
touche ! »), la presse est unanime pour déconstruire cette « séquence
émotion ». « L’ancien Premier ministre a joué la carte de l’émotion et non
celle de la transparence » (Marianne, 29 janvier) ; il a utilisé « à fond le
registre de l’émotion, un grand classique de la communication de crise »
(The Huffington Post, 29 janvier). Les commentateurs débattent de
l’opportunité de cette stratégie, mais personne ne met en question que le
recours à l’émotion ait bien été une stratégie 84.

Larmes de crocodiles ?
On n’en finirait plus de dresser l’inventaire des larmes versées par les
professionnels de la politique ces dernières années. Un détour par les États-
Unis est peut-être ici utile car c’est sans doute là-bas que le processus de
banalisation a été le plus précoce. On vient d’évoquer les larmes d’Obama
le 5 janvier 2016, suite à l’assassinat d’enfants (« Every time I think about
these kids, it gets me mad »). On se souvient peut-être aussi de celles de
Hilary Clinton en 2008, toujours à propos d’enfants 85. Mais ces larmes
filmées en gros plan ne sont que l’aboutissement d’une longue série ouverte
par Georges W. Bush, « a president who again and again cried in front of
the camera » (Plamper, 2015, p. 279) 86. Le 11 janvier 2007, lors d’une
cérémonie en l’honneur d’un soldat tué, le président Bush déclare : « I do
a lot of crying in this job. I’ll bet I’ve shed more tears than you can count,
as president » (cité in Plamper, 2015, p. 280). Ou bien encore : « J’ai
l’épaule de Dieu pour pleurer, et je pleure beaucoup » (cité par Christian
Salmon, Le Monde, 19 janvier 2008). Jan Plamber insiste sur le fait que le
président Bush ne sera pas sanctionné pour ces écarts lacrymaux, bien au
contraire, à la différence du candidat Edmund Muskie déjà évoqué (1972) :
« Cela n’entama en rien sa popularité. Qu’est-ce donc qui a changé entre Muskie et Bush ?
Pourquoi Muskie fut-il considéré comme faible et peu fiable pour avoir pleuré, alors que Bush
non » (traduit par nous, Plamper, 2015, p. 280).

Si les candidats et les présidents pleurent, ce n’est pas seulement qu’il se


trouve des médias pour cadrer en permanence leurs visages en gros plans et
cueillir leurs émotions. C’est aussi que la recevabilité électorale des écarts
émotionnels en général, et des larmes en particulier, a évolué dans un sens
qui incite à en user, voire en abuser. Le constat vaut à l’identique pour la
France. Le temps n’est plus au démenti, celui par exemple de Simone Veil
en 1974 (dans un contexte, notons-le au passage, où le cliché paru dans
L’Express n’avait pas la netteté suffisante pour conclure sans hésitation que
la ministre avait pleuré). Observons malgré tout un différentiel de
recevabilité (et donc de retenue) selon que l’on se situe en contexte
institutionnel (l’enceinte de l’Assemblée) ou en dehors.

Larmes à l’Assemblée
Dans le premier cas, la norme de sang-froid s’impose encore fortement, les
larmes ne peuvent être qu’exceptionnelles, et elles font forcément
événement. L’exemple le plus connu est celui des larmes versées par
Christine Boutin le 2 décembre 1998 à l’occasion des débats sur le PACS.
Avec le recul, on peut dire que ces larmes ont plutôt profité à l’intéressée :
elles lui ont conféré une visibilité médiatique nouvelle, elles lui ont permis
d’accéder aux médias et aux maisons d’édition (surfant sur l’affaire, elle
publie chez Plon en 1999 : Les larmes de la République), ce qui à terme
conduira à la formation d’un parti politique (le parti chrétien-démocrate),
à l’expression d’une ambition présidentielle (elle est candidate en 2002 et
obtient 1,19 % des voix), et à la responsabilité de ministre du Logement.
N’accordons certes pas de vertus miracles aux seules larmes, même s’il est
évident qu’elles ont contribué, parmi d’autres choses évidemment,
à conférer à Christine Boutin le statut de « personnalité politique ».
Observons en revanche la façon dont cette montée en notoriété s’est
effectuée : les larmes de Christine Boutin ont leur origine dans les propos
incisifs (blessants peut-être) du Premier ministre Lionel Jospin, celui-ci
dénonçant la droite pour s’être choisie une porte-parole « marginale » et
« outrancière » (Christine Boutin n’est pas nommée). Furieuse, l’intéressée
laisse éclater sa colère dans l’Hémicycle puis auprès des journalistes
(« Puisque je suis une marginale… »), obtenant bien sûr le soutien de sa
famille politique (Patrick Devedjian dénonce un gouvernement qui
« s’affole »). Mais les députés de gauche répliquent. Pour ce faire, ils
réactivent la norme excluant l’émotion : Alain Bocquet déclare souhaiter
que les députés puissent « travailler sérieusement », ce qui suppose d’
« arrêter le spectacle ». La réaction de la députée PS Véronique Neiertz est
particulièrement violente. Elle dit ceci à propos de Christine Boutin :
« Sa réaction personnelle de fondre en larmes est malheureusement totalement inadaptée au monde
de la politique. Il vaudrait mieux qu’elle fasse autre chose » (JT FR3, 2 décembre 1998).

Au-delà de la classique opposition droite-gauche, on devine une tension


entre la logique institutionnelle (c’est ici, pour des raisons tactiques, la
gauche qui s’en empare) et la logique médiatique. Selon la première, les
émotions sont irrecevables, selon la seconde, elles méritent attention,
surtout si elles sont sincères. La tension entre ces deux logiques est fondée
sur un paradoxe : c’est précisément parce que les larmes sont
institutionnellement irrecevables qu’elles attirent l’attention des médias, ces
derniers aimant à se focaliser sur les écarts par rapport aux routines
institutionnelles. La recevabilité médiatique est donc largement
conditionnée par l’irrecevabilité institutionnelle. On se gardera de toute
déduction hâtive à propos des intentions de Christine Boutin, mais force est
de reconnaître que c’est l’écart par rapport aux normes institutionnelles qui
est ici au principe de la constitution d’un capital médiatique qui deviendra
à terme capital politique. L’intéressée n’est d’ailleurs pas la dernière
à emprunter à cette lecture stratégique (transformation de l’écart-fausse note
en écart-performance) :
« [Mon sanglot] n’a pas duré longtemps (…). Ce n’était pas glorieux. Je me suis dit : “Christine, tu
arrêtes, tu te ressaisis. Comment tu vas gérer ce truc ?” Puis j’ai vite compris que je pouvais en tirer
les royalties » (Le Monde, 13 novembre 1999).
La prise de risque que signifie l’écart est valorisée comme expression
chevaleresque (au sens de Norbert Elias) d’un tempérament entier et
authentique. Christine Boutin, qualifiée de « pasionaria » (Le Monde,
13 novembre 1999), attire la sympathie parce qu’elle est seule dans son
combat contre le gouvernement et parce qu’elle est une femme. Alors que le
rapport de forces institutionnel lui est très défavorable (elle est, de fait,
ultra-minoritaire), le désir de livrer bataille coûte que oûte le temps d’un
discours-fleuve laisse présumer un attachement désintéressé à des
convictions profondes.
On sait comment cette histoire s’est terminée : une personnalité haut
placée (sans doute Laurent Fabius, alors président de l’Assemblée) a fait
offrir à Christine Boutin un bouquet de fleurs. Tout se passe comme si
l’écart avait changé de camp : ce n’est plus Christine Boutin qui a dérapé en
versant des larmes dans l’Hémicycle, c’est le Premier ministre qui s’est
fourvoyé en faisant preuve d’agressivité. Les larmes ont bien changé de
statut : elles ne sont plus une faute, elles sont une preuve de sincérité. Elles
attirent la sympathie que l’on réserve aux victimes et non plus l’ironie dont
on sanctionne ceux qui ne sont pas à la hauteur. Sauf évidemment à mettre
en doute leur sincérité, ce que feront certains commentateurs (dans
Le Monde du 4 décembre 1998, Pierre Georges ironise sur « sainte
Christine dévorée par les lions » ; « quelle aubaine pour elle et quelle
promotion surtout ! ») ainsi que certains des adversaires de Christine
Boutin :
« [Les larmes de Christine Boutin] étaient “de crocodile”, affirme le RPR. “Comédienne !”, a crié
un député communiste. Mais elles lui ont permis, une fois de plus, de tenir la vedette » (Libération,
3 décembre 1998).

On voit ainsi les adversaires de Christine Boutin changer de registre.


Certains, s’appuyant dans un premier temps sur la logique institutionnelle,
s’étaient efforcés de dénoncer des larmes « déplacées », « inadaptées au
monde de la politique » pour reprendre les mots de Véronique Neiertz.
D’autres, constatant que Christine Boutin était parvenue à attirer la
sympathie, acceptent de passer du registre institutionnel au registre
médiatique pour critiquer l’inauthenticité des larmes versées. Ce faisant, ils
ne peuvent que constater (et les journalistes avec eux) que d’un point de vue
médiatique, le mal est de toutes façons fait : Christine Boutin, comme dit
Libération en une paradoxale dénonciation, « tient la vedette ».
On voit à travers cet épisode que la recevabilité politique des larmes est
plus forte que par le passé dès lors que ces larmes sont lues comme
sincères. Contamination du monde institutionnel par les critères propres au
monde médiatique ? Les institutions, et ceux qui les incarnent, sont
désormais obligés de tolérer les écarts lacrymaux, en particulier dans deux
cas : lorsque ces écarts sont causés par une douleur recevable, et lorsque
l’intéressé fait preuve de bonne volonté institutionnelle en tentant de
réprimer son émotion. Ces deux conditions sont par exemple remplies dans
le cas du député Charles de Courson, saisi par l’émotion à l’occasion du
débat sur la déchéance de nationalité (9 février 2016). Il évoque le souvenir
de son grand-père :
« Voter pour ce texte, c’était trahir la mémoire de mon grand-père, député de la nation, mort
à Neuengamme [un camp de concentration allemand] et qui avait voté contre les pleins pouvoirs au
maréchal Pétain parce qu’il était contre le sabordage de la République. »

« Gorge nouée », « yeux humides », « voix tremblante », les médias se


complaisent à mettre en scène une émotion qui n’est certes pas exemplaire
au sens institutionnel du terme (car c’est la situation personnelle du député
qui provoque son émotion), mais qui est tout de même recevable parce
qu’elle est institutionnellement justifiable (mémoire de la Déportation),
parce que l’intéressé est manifestement sincère, et parce qu’il fait preuve de
bonne volonté institutionnelle en s’efforçant de dépasser et de masquer cette
émotion. La sincérité de l’émotion se double alors du pathétique lié
à l’incapacité à masquer celle-ci. Vaincu par l’émotion, perdant la face du
point de vue des convenances institutionnelles, mais émouvant jusque dans
cette défaite, le député blessé ne peut que susciter l’empathie. La presse et
Internet relaient largement cet incident, la première en lui consacrant
souvent un bref article, mais jamais pour reprocher au député son écart.
L’intéressé n’est ni stigmatisé, ni encensé : il est juste singularisé pour avoir
rompu une routine institutionnelle. L’écart institutionnel est synonyme de
montée en visibilité.
On ne trouve pas davantage de trace de critique à l’endroit des larmes
versées par Laurent Fabius au terme de la Cop 21 (décembre 2015) : elles
sanctionnaient la joie d’un ministre qui fit consensus par son implication
dans ce dossier, et qui était parvenu à malgré tout contenir son émotion.
Laurent Fabius était, selon l’expression consacrée, « au bord des larmes »,
et non pas en pleurs. Le sang-froid institutionnel est bousculé mais
demeure, et on appréciera au passage la capacité du politique à mobiliser en
lui-mêmes les ressources nécessaires à la régulation de l’émotion. Le
ministre fait preuve d’une double exemplarité : son émotion, justifiée et
sincère, est exemplaire (elle démontre son attachement personnel à la cause
environnementale) ; tout comme l’est le sang-froid grâce auquel il se
reprend (c’est la preuve qu’il se fait une haute idée de sa fonction).
Libération (11 février 2016) ne s’y trompe pas, qui estime que « en cet
après-midi du samedi 12 décembre 2015, l’armure s’est fissurée » pour un
homme à qui ses adversaires ont longtemps reproché « son arrogance de
grand-bourgeois ».
En contexte institutionnel, les larmes doivent-elles nécessairement être
désintéressées pour ne renvoyer qu’à des convictions altruistes profondes ?
Un contre-exemple (sans doute exceptionnel) est fourni par les larmes du
député Patrick Roy, atteint d’un cancer et faisant ses adieux à ses collègues.
Ému par les témoignages d’amitié reçus, il s’épanche : « Le cœur accomplit
des miracles ; je vous aime toutes et tous ; la vie est belle » ; « pleurer
d’émotion, ça peut faire un bien fou » (Le Monde, 24 mars 2011). Ce sont
ici clairement la sincérité et la gravité qui font la valeur de ces larmes. « En
quatorze ans de vie parlementaire, raconte un député, je n’avais jamais vécu
autant d’émotion » (ibid.). On oublie au passage leur incongruité et leur
faible dimension d’exemplarité 87.

Larmes de défaite
Les larmes surgissent également (et même sans doute plus volontiers) en
contexte non institutionnel. Les exemples abondent de larmes versées suite
à une défaite électorale, à une démission obligée, à un échec politique quel
qu’il soit. Visibilité accrue des personnalités politiques traquées par les
médias au plus près de leurs expressions corporelles ? Sans doute. Mais on
doit aussi faire l’hypothèse d’une moindre stigmatisation. Les larmes de
Ségolène Royal, de Martine Aubry, de Jean Lassalle, d’Arnaud
Montebourg, et même de François Fillon, pour se contenter de quelques
exemples récents, ne sont pas retournées contre leurs auteurs, en tout cas
pas systématiquement. Sans accuser les intéressés de cynisme stratégique,
on peut faire l’hypothèse d’une moindre régulation dans un contexte de
visibilité croissante, les deux phénomènes convergeant pour contribuer à la
recevabilité des écarts lacrymaux. Les larmes politiques se banalisent, ce
qui fait dire à l’historien Christophe Prochasson :

À
« À l’inverse du constat que Roland Barthes avançait il y a une trentaine d’années dans les
Fragments d’un discours amoureux, selon lequel nos sociétés condamneraient l’usage des larmes, il
semble au contraire que le flot lacrymal n’ait cessé d’enfler depuis » (Prochasson, 2008, p. 104).

Il arrive désormais souvent que des larmes soient versées en contexte


semi-institutionnel, en présence de caméras à l’annonce par exemple d’une
défaite électorale personnelle ou d’une démission forcée. Du point de vue
de la logique institutionnelle classique, ces larmes sont suspectes : on ne fait
pas de la politique pour soi, être personnellement défait importe peu, les
seuls vrais combats étant collectifs. Mais à partir du moment où la politique
se professionnalise, il est évident que ceux qui vivent de et pour la politique
sont particulièrement exposés à des sanctions (et bénéficient de
gratifications) qui sont individualisées. Les logiques de carrière, en
politique comme ailleurs, sont associées à l’argent et aux gratifications
narcissiques. Tout se passe pourtant comme si cette économie des
jouissances et des blessures avait longtemps dû, dans sa dimension
individuelle, demeurer masquée. Les vraies joies étaient les victoires
collectives (l’élu devait se réjouir pour les autres), les vraies défaites
également (le vaincu pensait aux militants qui l’avaient soutenu ; il était
triste « pour eux » et en pensant au peuple qui ne l’avait pas choisi et dont il
craignait qu’il n’ait à le regretter bientôt). Ainsi Élisabeth Guigou au soir de
sa défaite à Avignon en 2001, rapportant sa tristesse à celle de ses
électeurs :
« Ce soir, je suis triste, parce que j’aime Avignon, parce que cela fait dix ans que je me suis
engagée ici, parce que j’imagine la déception des électrices et des électeurs qui m’ont fait
confiance » (18 mars 2001).

Ces émotions exemplaires (car collectives) tendent à composer de plus en


plus clairement avec des émotions franchement individualisées, et assumées
comme telles. La confusion est encore possible lorsque par exemple
Adeline Azan (maire de Reims battue en 2014) verse le soir de sa défaite de
« grosses larmes, lourdes et chaudes », nous dit Le Monde (1er avril 2014),
alors qu’elle est « une femme qui pourtant ne pleure pas facilement » ; car
après tout, cette défaite est, conjuguée à d’autres, celle du « socialisme
municipal » tout entier. Mais le doute n’est pas permis, par exemple, sur les
larmes de Fleur Pellerin, ministre de la Culture de Manuel Valls, et
brutalement congédiée en février 2016. Manifestement surprise par la
nouvelle, la jeune femme aurait, selon plusieurs témoins, laissé éclater sa
déception :
« L’ex-ministre de la Culture aurait, selon un ministre, “fondu en larmes” en apprenant son
éviction. “C’est vraiment vache. Hollande lui avait dit récemment, au cours d’un déplacement, qu’il
était très content de son travail. Elle ne s’y attendait pas du tout” » (Le Figaro, 12 février 2016).

Larmes déplacées car témoignant d’une préoccupation égotiste quand seul


le service de l’État doit compter ? Pas du tout. La presse compatit aux
larmes d’une jeune ministre unanimement considérée comme victime de
l’ingratitude présidentielle. La logique de carrière peut susciter, en politique
comme dans n’importe quel métier, des déceptions. Aucun doute sur la
légitimité de ces larmes donc ; mais doute en revanche sur leur sincérité.
Dans Libération (18 février 2016), David Carzon entrevoit la stratégie
derrière l’émotion, s’agissant d’une « ministre qualifiée de “techno” dénuée
de toute vision personnelle » :
« Ironie de l’histoire, Fleur Pellerin réussit sa communication politique au moment où elle n’a plus
besoin d’en faire. Sauf pour elle-même (…). De manière assez habile, elle a réussi à retourner la
séquence de son départ en sa faveur, éludant du coup toutes les critiques légitimes qui pourraient
être émises sur son bilan (…). Dans un monde à peu près normal 88, la question de savoir si la
ministre fraîchement limogée a pleuré ou non ne devrait intéresser personne (…). Mais ce qui
aurait dû achever l’image d’une ministre pas taillée pour le job a, au contraire, cassé son image de
technocrate bonne élève. Le fameux mythe de l’armure qui se fend dont Fleur Pellerin joue
habilement depuis quelques jours. »

Lorsqu’elles relèvent du dépit occasionné par une défaite politique


strictement personnelle, les larmes sont particulièrement discutées. Un
exemple remarquable est fourni par Ségolène Royal en 2011. Battue à la
primaire socialiste, elle laisse éclater sa déception et fond en larmes devant
les journalistes. Le Monde (12 octobre 2011) commente et, sous le titre :
« Pourquoi elle pleure ? », relaie les commentaires des politiques. L’article
mérite d’être longuement cité :
« Ségolène Royal a craqué et ses larmes ont eu mille fois plus de succès que sa candidature ! C’est
une vidéo de quarante secondes qui aura marqué ce premier tour de la primaire socialiste. Quittant
le lieu où elle avait rassemblé ses partisans, la candidate déchue a lâché, les yeux humides et la voix
hésitante : “C’est dur parce que c’est beaucoup de choses données et beaucoup de déception… pour
tous ceux qui m’ont soutenue, c’est très dur.” Cette minuscule séquence a été, depuis dimanche
soir, des dizaines de milliers de fois visionnée, interprétée, critiquée. La politique a envahi l’espace
public et médiatique mais c’est ce moment fugace d’“émotion” qui a fait le tour de tous les écrans.
Les commentaires pleuvent. Entre sarcasme et empathie, tout y passe. Méchant : “Elle l’a bien
mérité” ; “Bon débarras” ; “C’est la preuve qu’elle était déconnectée de la réalité, elle y a cru” ; “Si
c’est simulé, c’est lamentable, si c’est vrai, c’est pathétique, ce n’est pas digne d’un candidat au
poste de chef de l’État”. Machiste : “Voilà maintenant qu’elle utilise l’arme féminine préférée : les
larmes” ; “Pleure comme une femme ce que tu n’as pas pu faire comme un homme”. Moqueur :
“Ses larmes m’emplissent de tristitude”. Dubitatif : “Émotion, fatigue, cinéma, j’ai toujours un
doute avec elle”. Compatissant : “C’est quoi ces politiques qui s’émeuvent juste après s’être foutus
d’elle”. Touché : “Une humanité qu’on aimerait voir plus souvent” ; “La politique, ce n’est pas
seulement du cinéma, alors respect” ; “Ça m’émeut, je ne dois pas être fait pour la politique”.
Ségolène Royal n’est pas la première à craquer en public. Avant elle Lionel Jospin, un samedi
de 2006 à La Rochelle, avait répondu les yeux embués et la voix cassée à une jeune militante qui
l’interrogeait sur les raisons de son départ au soir du 21 avril 2002. Élisabeth Guigou lors des
élections municipales à Avignon, en 2001, et Martine Aubry, lors des législatives dans le Nord
en 2002, n’étaient pas parvenues à cacher leur émotion face à la défaite. En novembre 2008,
Roselyne Bachelot, après avoir prononcé, seule contre tout son camp, un plaidoyer pour le PACS
à la tribune de l’Assemblée, était retournée sur son banc pleurer en silence.
Mais Ségolène Royal a fendu l’armure à l’heure des réseaux sociaux, de Twitter et des chaînes
d’information en continu. On se repaît des images pour mieux s’en moquer ou pour mieux mesurer
la dureté d’une campagne électorale. “Tu crois qu’elle était sincère ?”, devient “la” question du
moment. Ségolène a de la peine, ça nous agace ou ça nous émeut mais c’est finalement assez
rassurant que des larmes ne laissent pas indifférent. “Pourquoi elle pleure ?”, disent les enfants »
(Sandrine Blanchard, « Pourquoi elle pleure ? », Le Monde, 12 octobre 2011).

Cet article résume toutes les réactions désormais possibles face aux larmes
des politiques : on peut d’abord observer froidement, comme le fait l’auteur
de l’article, que les larmes font événement, elles attirent l’attention (« ses
larmes ont eu mille fois plus de succès que sa candidature ») ; on peut
ensuite, sur cette base, douter de leur sincérité : ne sont-elles pas un moyen
de se faire valoir ? (« Si c’est simulé, c’est lamentable »). On peut encore,
en référence au système normatif traditionnel, dénoncer les larmes chez
quelqu’un qui a postulé à la fonction présidentielle (« Ce n’est pas digne
d’un candidat au poste de chef de l’État »). Mais on peut aussi, tout
à l’inverse, juger ces larmes authentiques et les mettre au service de l’image
de la candidate (« Une humanité qu’on aimerait voir plus souvent »).
L’intéressée, elle, tente de dés-individualiser son émotion (« Pour tous ceux
qui m’ont soutenue, c’est très dur ») pour donner à ses larmes une
dimension collective, sinon exemplaire.
Pleurer les soirs de défaite politique n’est certes pas devenu la norme.
Mais c’est désormais une posture possible. Preuve que les larmes de
Ségolène Royal sont prises au sérieux, François Hollande, loin d’en sourire
ou d’y voir un signe de fragilité, déclare comprendre « la déception » de son
ancienne compagne. Il ajoute : « Qu’elle sache que nombre de ses idées
sont aujourd’hui partagées par tous » (Le Figaro, 3 avril 2014). Battue aux
législatives de 2012 à La Rochelle, la même Ségolène Royal surprend
pourtant les commentateurs par son sang-froid :
« Ceux qui s’attendaient à [la] voir effondrée (…) en furent pour leur frais. Que son regard fut un
peu perdu, son sourire un peu figé, et sa gorge un peu sèche, il ne pouvait en être autrement. Mais
cela n’alla pas jusqu’aux larmes » (Le Monde, 19 juin 2012).

Le droit aux larmes (sous condition de sincérité), dont les politiques


semblent donc pouvoir se prévaloir en cas de défaite personnelle, concerne-
t-il aussi la vie privée ? On a déjà évoqué le cas d’Arnaud Montebourg, ému
à l’évocation de son enfant prématuré. On ne prétendra évidemment pas ici
que le candidat à la primaire de 2017 a feint une émotion qu’il ne ressentait
pas. Mais il est clair qu’en acceptant de participer à une émission dont le
titre (Une ambition intime) et le profil de l’animatrice (Karine Le
Marchand, L’Amour est dans le pré) disaient clairement l’argument, il
savait qu’il s’exposait à des questions visant à solliciter son émotivité. Le
moins qu’on puisse dire est qu’il a fait le choix de consentir à ce registre,
avec toutes les conséquences possibles. Le procès en incongruité et en
inauthenticité menace : ces larmes n’ont plus rien d’institutionnel, plus rien
d’exemplaire, et elles surgissent dans un contexte (consenti par l’intéressé)
qui y préparait. Benoît Hamon reprendra cet argumentaire et refusera de
participer à l’émission, en insistant sur l’incompatibilité entre le registre
« sobre » de la politique et celui, émotionnel, de la télévision :
« Ce format ne correspond simplement pas à ma vision de la politique. Il serait incohérent pour moi
de reprocher à l’élection présidentielle d’ignorer les enjeux fondamentaux de notre pays tout en
participant à ce qui s’apparente à un casting de l’homme providentiel. Verser une larme ou révéler
une part choisie de mon intimité ne diraient rien de ma capacité à entendre les préoccupations des
Français et d’y répondre. Ce chemin, celui de la sobriété, n’est pas celui de la facilité, mais il
correspond à mes convictions profondes. »

On ne reproche plus aux politiques (en tout cas : plus principalement)


l’écart par rapport à une norme qui impose le sang-froid, on leur reproche
de verser des larmes « de crocodile », preuve que celles-ci ont bien acquis
une légitimité qui fait craindre l’inflation.
Faut-il conclure avec Virginie Malingre du Monde (11 juin 2003) que « les
larmes sont franchement devenues à la mode » ? Même les candidats d’une
extrême-gauche réputée à toute épreuve sacrifient à ce qui s’apparente à une
injonction lacrymale : Arlette Laguiller pleure au micro du Grand Jury
RTL-Le Monde en évoquant le souvenir d’un camarade disparu
(mars 2002) ; Olivier Besancenot pleure sur le plateau de Thierry Ardisson
lorsque Roger Cukierman le soupçonne d’antisémitisme (1er février 2003)…
Au PS, l’austère Lionel Jospin, on l’a dit, est ému aux larmes lors de
l’université d’été de son parti (2006) lorsqu’une militante l’interroge sur
son retrait en 2002. Toutes ces larmes profitent aux intéressés, à l’image du
dernier cité à propos duquel Le Monde (4 septembre 2006) évoque « des
applaudissements comme il n’en attendait probablement plus depuis le
fameux 21 avril ». Comme l’écrit le journaliste Imanol Corcostegui (Rue
89, 30 avril 2014) : « Ça rend télégénique et populaire de pleurer ». Et
celui-ci de s’appuyer sur un exemple, l’émotion exprimée face à Michel
Field par le socialiste Gérard Filoche, à propos de l’affaire Cahuzac :
« Après son jour de gloire, remarque le journaliste, Gérard Filoche est
devenu un habitué des plateaux, il a même sorti un livre sur l’affaire
Cahuzac ». Il en conclut que « les citoyens préfèrent sans doute être
représentés par des pleureurs que par des menteurs ; des impuissants que
des malhonnêtes » ; « Avant on voyait surtout des vaincus aux élections, des
syndicalistes et des militants pleurer à la télévision. Maintenant, même les
élus sont en larmes. L’impuissance politique gagne du terrain ».
Dans un tel contexte, les politiques n’hésitent plus à assumer leurs
épanchements, à l’image de Nicolas Dupont-Aignan face à Jean-Jacques
Bourdin (RMC, 14 avril 2017). Évoquant son grand-père aviateur pendant
la guerre de 1914-1918, le candidat à l’élection présidentielle affiche ses
émotions : « Voyez, dit-il, j’ai les larmes aux yeux en parlant [de lui]. » Car,
ajoute-t-il en entremêlant son histoire personnelle et l’Histoire de France,
« ce sont des gens comme ça qui ont fait le pays ».

Saines colères ?
Comme les larmes, et sous la même condition d’authenticité, la colère
a gagné en visibilité, en recevabilité, et même en légitimité, à mesure
qu’elle se banalisait. Il est classique de voir des politiques reprendre à leur
compte la colère de ceux qu’ils doivent représenter : colère des buralistes,
colère des agriculteurs, colère des enseignants… La représentation
démocratique est fondée sur la capacité des élus à entendre les colères et
à distinguer entre celles qui sont fondées et celles qui sont illégitimes ou
factices. On ne sera donc pas surpris que les politiques usent du mot
« colère », et même qu’ils reprennent la chose à leur compte. Ils partagent
la colère de leurs représentants, et ils la disent. Ce faisant, ils contribuent
à réguler cette colère. Car d’une part ils lui donnent un débouché politique
possible, par exemple le « vote de colère » 89 ; et d’autre part ils la réduisent
à une rhétorique, quand la colère menace de se décliner en un violence qui
peut n’être pas seulement verbale. Selon cette logique de régulation, les
politiques n’ont pas à exprimer eux-mêmes leur colère, ce serait malmener
la norme de pacification du champ politique. On a déjà montré que les
écarts sur ce terrain étaient violemment sanctionnés, y compris par la justice
(Jean-Marie Le Pen, Maxime Gremetz). Tout au plus les politiques doivent-
ils être à l’écoute de l’expression des « indignations » 90.

L’indignation rhétorique
Les choses évoluent pourtant. Certes, la violence pure demeure taboue.
Mais entre la simple mise en mots et le dérapage violent, il existe toute une
gamme de positionnements intermédiaires, par exemple le fait de laisser
s’exprimer sa colère par des marqueurs linguistiques ou péri-linguistiques
qui débordent le simple contenu discursif (hausser le ton, faire de grands
gestes, couper la parole…). Ces dérapages plus ou moins contrôlés sont-ils
recevables ? Où est le point d’équilibre entre l’hyper-contrôle de soi qui
peut être interprété comme indifférence, incapacité à s’indigner,
insensibilité aux malheurs du monde, et l’excès de réactivité, qui risque
d’être lu comme incapacité à se contrôler ? Ici encore, les commentateurs
s’efforcent de démontrer qu’ils ne sont pas dupes des postures : certaines
colères affichées ne sont-elles pas mises en scène pour impressionner ?
Le Monde du 26 mars 2010 titre par exemple sur « la fausse colère de
Nicolas Sarkozy sur l’agriculture ». Le président dit s’opposer à toute
réforme de la PAC : « Cela ressemble à une déclaration de guerre ». Mais
tout laisse penser, toujours selon Le Monde, qu’il s’agit d’abord pour
l’intéressé de « récupérer les voix de la France rurale ». Dans Les Échos
(11 octobre 2015), Cécile Cornudet ironise sur « la “colère”, le nouveau
chic politique » : « François Hollande, Nicolas Sarkozy et même désormais
Alain Juppé n’ont plus que le mot “colère” à la bouche ». Colères de
circonstance ? Le lien entre expressivité et stratégie électorale semble en
tout cas une évidence pour les commentateurs.
Comme les vraies larmes, la colère trahit une authenticité qui semble
attestée par son incongruité même. Taboue selon la logique institutionnelle,
elle est synonyme d’écart et contribue forcément à marginaliser son auteur.
Mais précisément : étant présumée contre-productive, elle confère à celui
qui s’y abandonne une présomption de sincérité et d’absence d’arrière-
pensées stratégiques. Le problème est évidemment que cette présomption
d’authenticité et de désintéressement procure à l’intéressé un bénéfice
symbolique… qui annule l’équation précédente. L’expressivité singularise
par l’écart, mais elle n’est plus forcément source de scandale. Bien pensée,
bien dosée, utilisée à bon escient, la colère peut être politiquement payante,
elle peut singulariser et même distinguer sans scandaliser. Elle ne saurait
donc être incontrôlée, le politique devant tenir ses nerfs ; mais elle ne doit
pas non plus être calculée, l’authenticité conditionnant sa recevabilité. C’est
donc finalement très stratégiquement que le politique devra apparaître
« hors-de-lui ».
La colère politique n’est jamais aussi légitime que lorsqu’elle trouve sa
source dans la dramatisation des problèmes que les politiques doivent
prendre en charge : c’est la « saine colère », celle qui ne saurait, sauf à être
complice du malheur constaté, être tue. On pourrait parler de colère par
délégation pour désigner cette figure classique du débat politique que l’on
a déjà souvent évoquée. On tient là sans doute un des critères permettant de
définir le populisme, qu’il s’agisse de l’extrême-droite (Le Pen ou Trump)
ou de l’extrême-gauche (Mélenchon ou Chavez).
Une seconde forme de colère potentiellement légitime s’inscrit dans le
débat politique lui-même. Elle consiste à dénoncer l’adversaire lorsque le
comportement de celui-ci dépasse les bornes du combat politique ordinaire.
La corruption, le mensonge manifeste, la trahison, les coups bas, les
dérapages… les occasions de se mettre en colère ne manquent pas, qui
suscitent parfois des montées de tension, la colère appelant la colère. Mais
la légitimité de cette colère-ci est moindre que celle de la précédente : le
combat politique suppose de garder son sang-froid, de ne pas en faire une
affaire personnelle, de taire les querelles d’ego.
Il arrive fréquemment que cette forme de colère fusionne avec la
précédente, ce qui permet de la légitimer. C’est l’exemple, déjà évoqué, de
la colère de Ségolène Royal lors du duel avec Nicolas Sarkozy en 2007.
Cette colère est suscitée à la fois par la situation vécue par les parents
d’enfants handicapés et par le reproche fait au gouvernement sortant d’avoir
interrompu les programmes à destination des familles concernées.
Analysant les « épisodes éruptifs » dont on devine qu’ils sont « plus ou
moins espérés par le public des téléspectateurs », Hugues Constantin de
Chanay et al. (2011) reviennent sur celui de la saine colère revendiquée par
Ségolène Royal. Utilisant les outils de l’analyse interactionnelle, les auteurs
insistent sur la différence entre l’émotion dite, dénotée (Ségolène Royal
répétant : « je suis en colère ») et l’émotion montrée (à aucun moment elle
ne bafouille, ne hausse le ton, ne se trouble…). Ils sont de ce point de vue
frappés par le « calme syntaxique » (p. 35) dont fait preuve la candidate
socialiste. Par comparaison avec par exemple la colère d’un Philippe de
Villiers hors de lui face aux journalistes de LCP (Le temps de choisir,
4 avril 2007) qui ironisent sur son look « vieille France » 91, on a clairement
« d’un côté une colère pas forcément “feinte” mais délibérée et contrôlée, et
de l’autre un véritable bouleversement émotionnel que le sujet ne parvient
pas à contrôler » (p. 43). Le contexte n’est certes pas le même : Ségolène
Royal joue sa présidentiabilité, pas question pour elle d’activer le stéréotype
de la femme hystérique, comme l’y incite un Nicolas Sarkozy surjouant de
son côté le calme et le sang-froid (« pour être président de la République il
faut être calme »). L’émotion exprimée (« dite ») est un juste milieu entre
froideur et émotion montrée 92, mais au risque d’alimenter le procès en
inauthenticité, puisqu’elle ne présente aucun des « symptômes » de
l’émotion vraie. Ce sera donc au téléspectateur d’interpréter, puisque au
final « les émotions ne sont pas démontrables » (p. 32). Au total, cette
colère de Ségolène Royal est fragilisée par un soupçon d’artificialité (si elle
avait été vraiment en colère, cela se serait vu), alors même que son objet est
légitime.
La télévision joue habilement de la colère comme des autres émotions.
Restituant l’histoire de « l’indignation à la télévision française », Isabelle
Veyrat-Masson (2008) montre que les politiques ont longtemps été les
témoins ou les cibles de l’indignation, plus souvent en tout cas qu’ils n’en
furent les sujets. François Mitterrand témoin de la colère du chanteur Daniel
Balavoine (1981), Jean Royer cible de l’indignation de Maurice Clavel
(1971)… : le décalage est net entre le contrôle de soi auquel sont astreints
les politiques et la colère qui s’empare de leurs bouillants interlocuteurs.
Cette dissymétrie s’observe-t-elle toujours ? Les colères de Jean-Marie Le
Pen, puis de sa fille Marine, les philippiques de Jean-Luc Mélenchon sont
savourées avec gourmandise par des médias qui savent que la colère fait
l’audience. Les tribuns qui jouent de l’indignation sont, comme on dit, de
bons clients pour des médias désireux de dépasser la langue de bois et de
jouer la carte de l’authentique. Au risque d’entretenir des polémiques plus
ou moins artificielles, les journalistes contribuent à conférer aux politiques
les plus disposés à l’indignation un capital de visibilité qui est aussi un
capital politique. C’était vrai pour Georges Marchais, Arlette Laguiller,
Jean-Marie Le Pen ; ça l’est plus que jamais pour Jean-Luc Mélenchon,
dont les colères sont perçues comme sincères. Certains amateurs n’hésitent
pas à provoquer les politiques pour les faire sortir de leurs gonds : questions
gênantes, allusions à un passé peu glorieux, et d’une façon général goût de
la polémique… Le politique doit faire le spectacle.
Le dispositif mis en place autour de Laurent Ruquier dans On n’est pas
couché illustre bien le goût des médias de grande écoute pour les émotions
fortes. L’objectif est clairement de faire réagir les politiques bien au-delà
des traditionnels discours d’indignation. L’animateur et les chroniqueurs qui
l’accompagnent cherchent la provocation, à l’image d’Éric Zemmour
interrogeant le 23 septembre 2006 Bernard Kouchner sur sa proximité avec
Nicolas Sarkozy. L’ancien ministre de François Mitterrand traite le
chroniqueur de « pauvre pomme » avant de carrément se fâcher (« qu’est-ce
que c’est que ces procès d’intention de merde ? »). L’effet médiatique est
garanti : il s’est, du point de vue des professionnels des médias, passé
quelque chose. La logique du débat contradictoire suffit parfois à faire
naître indignations et colères croisées, comme lors de la confrontation entre
Daniel Cohn-Bendit et François Bayrou, le 4 juin 2009 (A vous de juger,
France 2). Le premier s’indigne que le second ait osé l’accuser d’avoir fait
l’apologie de la pédophilie (« je trouve ça ignoble de ta part ») ; réponse de
Bayrou : « je trouve ignoble, moi, d’avoir poussé et justifié des actes
à l’égard des enfants ».

Jean-Luc Mélenchon, Philippe Séguin :


la valeur de la colère
Le cas de Jean-Luc Mélenchon mérite attention. Comme Jean-Marie Le Pen
avant lui, il entretient avec la classe politique un rapport ambivalent : il est
depuis longtemps un professionnel aguerri de ce secteur, en même temps
qu’il systématise une posture de dénonciation qui le conduit à s’en prendre
fréquemment, et violemment, à tous ceux qui représentent le système,
journalistes compris. Ses prises à parti d’Arlette Chabot, de David Pujadas,
de Patrick Cohen, participent d’un spectacle politique plus ou moins
prévisible dont l’effet électoral est difficile à mesurer : comme Georges
Marchais ou Jean-Marie Le Pen avant lui, Jean-Luc Mélenchon attire
l’attention mais sa popularité médiatique n’est pas forcément convertible en
popularité politique et encore moins en performance électorale.
La colère de Jean-Luc Mélenchon a pour elle, attestée par son intensité
même, son apparente authenticité. Des répliques du type : « allez au diable
madame Chabot » (A vous de juger, France 2, 4 juin 2009), l’usage de
qualificatifs aussi violents que « salopard » (Pierre Moscovici) ou « semi-
démente » (Marine Le Pen), contreviennent à l’évidence aux normes
contemporaines qui encadrent l’affrontement politique. La justification de
tels écarts emprunte, selon l’intéressé lui-même, au principe de la
représentation politique qu’il s’agirait de réactiver. C’est parce qu’il est
à l’écoute des milieux populaires que Jean-Luc Mélenchon exprime une
colère qui n’est jamais seulement la sienne (ainsi dans l’affaire Cahuzac,
lorsqu’il prétend « incarner la colère ») (Libération, 6 avril 2013). Il est
alors amené à bousculer les codes de la civilité politique, celle-ci étant
volontiers tournée en dérision :
« Mais il faut s’indigner dans le langage de la bonne société ? Il faut dire prout-prout, parler
gentiment ! Ce n’est pas comme ça que s’exprime la colère du peuple, les gens en ont par dessus la
tête, ils ont besoin d’avoir des dirigeants qui parlent dru et cru, qui disent les choses comme elles
sont » (à Patrick Cohen, France-Inter, 26 mars 2013).

Le politique comme simple relais des colères du peuple ? La dimension de


régulation est en réalité également présente. Ainsi lorsque Jean-Luc
Mélenchon, face à des militants du PC, en appelle à une « colère
responsable » (La Voix du Nord, 10 février 2011). Ou lorsque, s’autorisant
à trier entre bonnes et mauvaises colères, il invite les manifestants bretons
(les fameux « bonnets rouges ») à corriger leur analyse de la crise que
traverse cette région :
« Les salariés des départements bretons ne doivent pas se tromper de colère ! Ils ne doivent pas
aller baiser la main qui les frappe. Ils doivent manifester à Carhaix avec leurs syndicats de salariés
et leur classe, leur camp, leur famille. S’ils aiment les symboles historiques, les Bretons qui
réfléchissent préféreront se souvenir de leurs ancêtres qui déclenchèrent la grande révolution
de 1789 contre les privilèges des riches et créèrent le club des jacobins plutôt que de marcher
derrière les seigneurs de leur époque ! » (communiqué 2 novembre 2013 contre la manifestation
des bonnets rouges à Quimper).

Les colères de Mélenchon lui profitent-elles ? Observons d’abord la


prégnance d’un cadrage médiatique qui privilégie la thèse de la sincérité.
Ainsi un sondage IFOP de mars 2012 qui donne lieu à des commentaires
associant excès colériques et sincérité, au motif qu’une majorité de Français
estiment par exemple que Jean-Luc Mélenchon « comprend les gens
comme eux ». Les adversaires politiques de Jean-Luc Mélenchon sont
forcément interpellés par cette posture d’indignation. Le PS a par exemple
beau jeu de rappeler que « la colère ne suffit pas » (Manuel Valls, interrogé
par RTL sur le succès de Jean-Luc Mélenchon, Le Figaro.fr, 19 mars 2012)
93
. Et Bertrand Delanoë de laisser pointer le doute sur l’opportunité mais
aussi sur la sincérité de l’émotion affichée. Le candidat du Front de gauche
récupère une colère qui n’est qu’en apparence la sienne, il l’exprime avec
talent, mais cette posture ne saurait convaincre :
« Le vote Mélenchon, c’est un vote de colère sociale, mais il n’y a pas de débouché dans la seule
insurrection (…) Dans chaque campagne il y a toujours une partie de spectacle, Jean-Luc fait une
campagne un peu lyrique, mais ça n’en fait pas un futur président » (Bertrand Delanoë, La
Provence, 7 avril 2012) 94.

Mélenchon, homme de spectacle ? Face à de telles critiques, l’intéressé


entend clairement ne pas « être réduit à sa colère » (La Voix du Nord,
15 avril 2012) et au rôle de « grand poète national en colère » (Alain
Duhamel, Libération, 29 mars 2012) que les commentateurs s’amusent à lui
faire jouer. Il doit se battre sur deux fronts contradictoires : démontrer que
sa colère est sincère, qu’elle n’est pas une simple posture, mais démontrer
aussi sa capacité à se contrôler.
En 2017, Jean-Luc Mélenchon adopte une attitude plus conforme aux
normes de présidentiabilité. Face à Karine Le Marchand, il entend rassurer
sur sa capacité à se contrôler, quitte à paraître insincère. De ses colères, il
dit ainsi : « C’est étudié, c’est de la communication, ça a un nom. Et tant
que personne ne comprend le truc, ça me donne une main d’avance ». La
presse note ce changement :
« Un genre de professeur des écoles pour rassurer les électeurs et se débarrasser de son image.
Celle qui lui a joué des tours en 2012 : le candidat colérique et imprévisible. La stratégie,
orchestrée par sa conseillère en communication, Sophia Chikirou, a très bien fonctionné. Il a réussi
à défendre son programme avec talent, manger du quinoa sous le regard de la presse people et se
mettre à l’écart des polémiques. Pas un mot plus haut que l’autre, ou presque » (Libération,
10 juin 2017).

Afficher sa disposition au sang-froid pour gagner en présidentiabilité ? La


défaite suscitera chez Jean-Luc Mélenchon une série de prises de parole en
rupture avec cette posture. Retour du naturel ? Libération établit, dans le
même article, un lien de causalité entre baisse dans les sondages et manque
de sang-froid, comme si l’intéressé était incapable de se contrôler
durablement, et comme si les efforts accomplis dans le contexte très
contraignant de la campagne présidentielle se trouvaient réduits à néant.
Comme si, au fond, la personnalité « vraie » de Mélenchon devait toujours
finir par transparaître quelles que soient les tentatives faites par son
entourage pour le forcer à se calmer :
« Jean-Luc Mélenchon a retrouvé ses envolées du passé. Résultat, après avoir frôlé les 20 % et le
second tour de la présidentielle, il est à la baisse. Il a perdu du monde en route. À la veille des
élections législatives, les différents sondages nationaux placent La France insoumise aux alentours
des 12 % » (Libération, 10 juin 2017).

Quand l’expressivité devient ressource potentielle, les écarts colériques


publics doivent être décortiqués avec subtilité : ne sont-ils pas purement
stratégiques ? Les colères de Jean-Luc Mélenchon ne sont-elles pas feintes,
comme sont feintes ses tentatives pour apparaître plus calme en 2017 ? Le
paradigme de l’authenticité complète celui, classique au stade de l’élection
présidentielle, de l’incongruité. Jean-Luc Mélenchon peut-il devenir
président étant donné son tempérament de feu ?
On prendra la mesure des évolutions à l’œuvre en comparant le cas
Mélenchon au cas Philippe Séguin. Le premier doit tout à la fois démontrer
la sincérité et la recevabilité de ses colères. Le second ne put que constater
les dégâts causés par ses écarts, à une époque où les émotions brutes ne
pouvaient être que contre-productives, quelle qu’en soit la sincérité. Les
colères de Philippe Séguin étaient fameuses mais elles ne s’exprimaient
pourtant jamais dans un cadre public : il était au contraire, par exemple sur
les plateaux de télévision, d’une extrême courtoisie. Malgré cela, ces
colères furent considérées comme son talon d’Achille. À la mort de
Philippe Séguin, en janvier 2010, tous les commentateurs saluent un
homme d’État empêché par un tempérament de feu. Car « si Séguin
a échoué à accéder aux plus hautes fonctions de l’État, il le doit à l’évidence
à ce caractère si délicat », analyse Libération au terme d’un article qui dit
assez bien la contre-productivité de la colère :
« Briseur de chaises, lanceur de cendriers, fracasseur de portes et de vitres, Philippe Séguin laissait
des traces partout où il passait. Au siège du RPR, à l’Assemblée nationale, dans son local de
campagne parisien, on finissait un jour par vous montrer les marques de ses dégâts. Séguin le
sanguin n’est pas une légende. Ses colères, son tempérament éruptif, son caractère ombrageux
constituent le premier souvenir de tous ceux qui l’ont approché. Sans oublier ce rire fait de
sifflements à chaque coin de la bouche et de haussements d’épaules saccadés. Sa fidèle
collaboratrice a toujours été une énigme pour tout le personnel politique et les journalistes.
“Comment pouvait-elle tenir”, depuis tant d’années ?
La bordée d’injures était chez lui une première nature. “Grand con” pour Chirac, “grand connard
pour Villepin” après la dissolution ; “salopard” pour Juppé qui avait transformé le RPR en UMP,
“minus” pour Bayrou » (Libération, 8 janvier 2010).
Un magazine titre sur « Philippe Séguin, un homme en colère » (La
gazette des communes, 11 janvier 2010), et rappelle que l’homme ne s’était
guère calmé alors même qu’il occupait une position très institutionnelle que
d’aucuns auraient pu considérer comme relevant davantage de la haute
administration que de la politique (l’ancien maire d’Épinal termine sa
carrière comme premier président de la Cour des comptes). La Gazette
rappelle qu’il « avait multiplié, ces dernières semaines, les tableaux au
vitriol contre la façon dont l’État mène ses politiques publiques ». Et de
dresser un portrait fort peu wébérien :
« Il fallait entendre le premier président de la Cour des comptes, entre deux bouffées de cigarettes
et deux quintes de toux, fustiger les adversaires de la réforme des chambres régionales des comptes.
Point à point, la phrase qui tombait toujours à l’endroit, Philippe Séguin, décédé d’une crise
cardiaque dans la nuit du 6 au 7 janvier, s’attaquait à leur argumentaire. Sa colère se faisait tantôt
froide, tantôt teintée d’ironie. »

Téléphones brisés, crises de nerfs aux dépens des collaborateurs les plus
proches, Philippe Séguin attire la sympathie, mais on voit poindre, dans les
hommages qui lui sont rendus, un regard critique. Ainsi dans la bouche de
Bernard Accoyer, président UMP de l’Assemblée, qui salue « un talent
incomparable, des convictions extrêmement fortes et un caractère
extrêmement attachant même si ce caractère était l’objet de courroux aussi
brusques qu’inattendus » (La Charente libre, 8 janvier 2010). De même
Nicolas Sarkozy (alors président) termine-t-il son hommage par une
interrogation (« Cher Philippe, t’es-tu vraiment senti un homme politique ?
L’as-tu jamais été ? ») qui suggère un désajustement émotionnel (« Nous
nous étions habitués à ta voix, à tes grands éclats de rire, à tes cris de colère,
à ton regard, à ton sourire »). Le panache associé à la figure de Philippe
Seguin, son caractère entier, la sincérité de ses emportements, tout cela
emprunte à la nostalgie chevaleresque au sens de Norbert Elias. On salue un
homme authentique et donc attachant, mais on suggère aussi que les
premiers rôles lui étaient inaccessibles par incapacité à composer, à faire
bonne figure, à porter le masque exigé de l’institution. Philippe Séguin était
imprévisible, cela faisait son charme, mais il a au final échoué dans son
aspiration à jouer les premiers rôles 95.

Émotions de papier
Les développements précédents ont montré que si les émotions pouvaient
constituer un gisement de légitimité pour les personnalités politiques
attachées à paraître vraies et authentiques, leur mise en scène se heurtait
à l’exégèse ironique, voire critique, des commentateurs. D’où la tentation
de prendre soi-même la plume pour dire ses émotions présentes et passées,
pour en affirmer avec force la sincérité, et pour en régler avec précision
l’intensité. Le livre politique constitue ici un matériau de première
importance, par la place qu’il occupe, plus centrale que jamais, au cœur de
la vie politique (Le Bart, 2012). Une analyse des contenus publiés permet
de conforter quelques-unes des hypothèses précédentes, à commencer par
celle-ci, centrale : les signataires (peu importe ici qu’ils ne soient souvent
que partiellement auteurs) développent des stratégies éditoriales de
présentation de soi qui font la part de plus en plus belle aux émotions
individuelles. Les Mémoires de guerre du général de Gaulle, on l’a déjà dit,
ne débordaient jamais des figures imposées de l’exemplarité émotionnelle,
alors même que le contexte dramatique se prêtait à l’émotion ; la même
propension à la retenue se retrouvera par exemple dans Démocratie
française (1976) de Valéry Giscard d’Estaing ou bien dans les ouvrages par
lesquels Jacques Chirac amorce sa campagne de 1995 (Une nouvelle
France, 1994 ; La France pour tous, 1995). Il est clair à cette époque que la
montée en présidentialité s’accompagne d’une intensification du contrôle de
soi. Au moment de parler à la France depuis l’Élysée (que la fonction soit
occupée ou simplement postulée), il faut n’être habité par aucune émotion
autre que celles qui signifient (et de façon euphémisée) l’amour de la
France, de la nation, de son histoire et de sa culture.
Une illustration de cette retenue peut être empruntée à un ouvrage de
Pierre Mendès France, Choisir, publié en 1974 chez Stock. L’intéressé ne
s’inscrit certes pas dans une logique présidentielle, mais il fait référence
pour une partie de la gauche. Choisir est un livre d’entretiens avec Jean
Bothorel. Celui-ci écrit en introduction à propos de l’ancien président du
Conseil :
« Il ne se livre pas facilement et je n’ai jamais pu – ou su ? – forcer certaines frontières. Le
bonheur ? Est-il heureux ? Quelles sont les empreintes autres que politiques, au sens le plus large
de ce mot, qui ont comblé ou meurtri son cœur ? Ici, le rideau tombe. Pudeur, discrétion, refus
volontaire de ne jamais trop confondre l’homme public avec l’homme privé ? Tout cela,
certainement. (…). Il reste d’une génération qui se réserve… » (p. 8).
Le contraste est frappant avec les ouvrages contemporains, qui eux au
contraire regorgent d’épisodes émotionnels plus ou moins corrélés aux rôles
institutionnels. Ces ouvrages convergent pour précipiter la construction
idéalisée d’un politique volontiers travaillé par l’émotion, celle-ci étant
compréhensible à défaut d’être toujours exemplaire. Ainsi des émotions
fondatrices liées aux premières expériences politiques, soit en référence aux
grands événements nationaux (guerre d’Algérie, mai 68, 10 mai 1981…),
soit en référence aux chocs biographiques (rencontre avec une personnalité
politique, première campagne…) 96. Ainsi également des émotions plus
contemporaines liées au combat politique, mises en avant comme pour
mieux restituer l’intensité de l’engagement. C’est par exemple la joie de
Dominique Voynet élue députée en 1997, et comme emportée par le
bonheur de ses supporters :
« La rue est noire de monde joyeux, bruyant, heureux. Je suis assaillie de toutes parts, happée,
embrassée. Maria, Cathie, Yves, Véro, Isa, Marc, Didier… Ils sont tous là. Pierre Tournier, qui était
mon suppléant en 1993, a la larme à l’œil. Il pleure et rit à la fois. André Vauchez, toujours si
austère, me tombe dans les bras (…). Je suis heureuse de reconnaître dans la foule les visages de
ceux auxquels je dois cette victoire » (Voix Off, Stock, 2003, p. 29).

L’émotion est aussi, bien sûr, celle de la défaite. C’est par exemple Marie-
Noëlle Lienemann racontant son 21 avril 2002 :
« Ce 21 avril 2002, au soir de cette défaite impossible, les larmes n’arrivent pas à sortir. La peine et
la rage sont plus profondes. La solitude prend le pas sur l’espérance » (Ma part d’inventaire, 2002,
p. 15) 97.

Sentiments également mêlés, mais toujours exacerbés, chez Ségolène


Royal battue en 2002, à la fois très déçue et touchée par le réconfort que lui
apportent ses supporters. L’ouvrage est significativement intitulé : Ma plus
belle histoire d’amour, c’est vous (Grasset, 2007) :
« Je dépasse ma tristesse (…). La foule crie, pleure, rit, dit merci, veut toucher, serrer, tend des
fleurs. Je veux, moi, empêcher le gens de pleurer. Je veux garder un peu de l’espoir » (p. 59-60).

Et plus loin :
« Les épreuves n’ont jamais, jamais submergé le bonheur et la force que j’ai éprouvés à nous
retrouver, chaque soir différents, chaque soir plus enthousiastes, chaque soir plus généreux. J’ai
souffert avec vous cruellement de la défaite, forcément. Je veux un jour fêter nos retrouvailles »
(p. 310).

La communion émotionnelle est totale, emportant les risques de


centrement sur soi :
« Peuple de France, comme je t’ai aimé pendant cette campagne » (p. 26).
« Certes cela existe les blessures narcissiques, et elles sont violentes. Mais le peuple n’a que faire
de nos blessures narcissiques. Il a bien raison » (p. 31).

Sans être ni complètement égoïste, ni institutionnellement exemplaire, la


tristesse de la défaite oscille entre narcissisme et passion nationale. Elle est
au demeurant d’autant plus recevable qu’elle demeure contenue. Ségolène
Royal « dépasse » sa tristesse (tout comme Marie-Noëlle Lienemann dont
« les larmes ne sortaient pas »).
Un second registre émotionnel volontiers sollicité par les politiques tient
en leur capacité à s’indigner des malheurs du monde. Contre la vision figée
du gouvernant dont le sang-froid finit par dégénérer en insensibilité, il
s’agit pour eux de démontrer une disposition à l’empathie source
d’indignation, loin des routines inhérentes à toute professionnalisation. On
retrouve là encore Ségolène Royal, publiant en 2011 chez Plon une Lettre
à tous les résignés et indignés qui veulent des solutions :
« J’ai gardé intacte ma capacité d’indignation. “Gardez-là, cette capacité d’indignation, m’avait dit
un jour François Mitterrand. C’est elle qui donne la force d’avancer et de servir la France” »
(p. 12).

La candidate à la primaire socialiste de 2011 se met en scène comme à la


fois capable de contrôler cette indignation (« Jamais je n’ai manqué à ce
devoir de dignité, de tenue et d’exemplarité, que les citoyens sont en droit
d’attendre » p. 18) et comme étant en mesure de lui donner un
prolongement politique adéquat (« Aux indignés je dis que des solutions
existent qui permettront de sortir de l’indignation pour entrer dans
l’action », p. 20). Car lorsqu’elle reste stérile, l’indignation est source de
souffrance intérieure. C’est l’expérience vécue par Martine Aubry lors
d’une réunion publique, et restituée dans Le choix d’agir (Albin Michel,
1994) :
« L’aide la plus précieuse que je pouvais sans doute apporter à ces femmes et à ces hommes
consistait à les écouter simplement, à leur permettre enfin d’exprimer devant un responsable leurs
angoisses et leurs ressentiments. Je ne pouvais qu’essayer de partager cette émotion » (p. 15).

Le lendemain, Martine Aubry se rend au Conseil des ministres encore


« sous le coup de l’émotion » (p. 16). La voyant, l’un de ses collègues la
rappelle à l’ordre : « Eh bien, si tu réagis comme ça, si tu es aussi sensible,
tu n’es vraiment pas faite pour la politique » (p. 16).
Ce dernier extrait condense toute une série d’oppositions structurantes au
plan de la relation aux émotions. Comme les auteurs précédemment
évoqués, Martine Aubry est une femme. Comme Ségolène Royal, elle est
encore jeune (on est en 1994), en mesure de revendiquer le statut d’entrante
en politique. Tout l’oppose donc aux vieux routiers de la politique, aux
professionnels désabusés qui ont abandonné toute capacité à l’indignation.
Le lien entre extériorité et droit aux émotions est de même
particulièrement manifeste dans l’ouvrage que Marielle de Sarnez publie
en 2008 (sous le titre évocateur Féminin Singulier). Après avoir
classiquement défini la politique comme « partage des passions, des
émotions » (p. 10), celle-ci prend le risque de confier des émotions contre-
exemplaires, comme par exemple celles qui témoignent d’un manque de
confiance en soi dans l’accomplissement d’une fonction politique (« La
première fois que j’ai pris la parole dans l’Hémicycle, je tremblais comme
une feuille », p. 20) ou comme celles qui relèvent de la vie privée et qui en
principe ne devraient pas interférer avec les rôles institutionnels. La voilà
qui, en plein déplacement professionnel, se met à penser à sa petite-fille :
« Sur la route entre Jérusalem et l’aéroport Ben Gourion, je me laisse envahir par l’émotion. Je
pense à cette petite fille que je viens de quitter. Et je pleure. Je ne sais pas ce qui se passe au fond
de mon âme pour que je ressente cette émotion intense » (p. 85).

La corrélation entre position dans le champ politique et droit aux émotions


se retrouve du côté des hommes, dès lors que ceux-ci partagent avec les
femmes précitées la position (et la posture) d’entrants. On en veut pour
preuve le livre de Bernard Laporte, Un bleu en politique (Presses de la Cité,
2009), dans lequel l’ancien secrétaire d’État aux Sports de Nicolas Sarkozy
raconte son expérience. Les émotions y sont omniprésentes, et toujours
racontées à la première personne du singulier. L’ancien rugbyman est ému
en apprenant sa nomination (il a « la gorge sèche » p. 13) : « L’ivresse me
gagne, écrit-il, je chavire de bonheur. C’est incroyable, merveilleux (…).
Les mots de Nicolas Sarkozy résonnent en moi. J’en pleurerais » (p. 16).
Cette brève expérience politique sera également riche en émotions
négatives, en particulier l’épreuve des séances à l’Assemblée. Bernard
Laporte y voit « un cirque », « les députés beuglent », tout n’y est que
« coups bas, fumants et nauséabonds », « les ministres se font huer,
villipender, presque agresser » (p. 64) :
« Régulièrement tancé, je n’ai perdu mes nerfs qu’une seule fois. C’était lors de ma deuxième
intervention, le 8 janvier 2008. J’essayais de rester concentré mais l’opposition ne cessait de
bouger, de crier, de me prendre à partie. A la fin de mon discours, j’ai entendu un mec gueuler : “Et
les casinos ? Voyou !” (…). Et là je suis sorti de mes gonds. J’ai hurlé dans le vide, faute de
pouvoir identifier la coupable (…). “Hé, toi, tu n’as qu’à venir me le dire dehors, ça !” Bien sûr le
brouhaha a redoublé (…). C’était la débandade totale. Je suis retourné m’asseoir, très énervé.
Montebourg ne s’est jamais présenté à moi » (p. 69).

Comme les jeunes femmes évoquées précédemment, Bernard Laporte


tente de retourner le stigmate pour faire valoir son authenticité. « Mon
franc-parler, plaide-t-il, n’emporte pas tous les suffrages » (p. 143). Le
constat douloureux de l’extériorité et donc du mépris ressenti (« je passe
pour un bouseux, un rustre, un bouffon », p. 144) n’induit aucune
dévalorisation de soi : en demeurant lui-même, Bernard Laporte est
convaincu d’être meilleur politique que les intrigants qui le moquent.
Ce serait toutefois une erreur de cantonner le droit aux émotions à la seule
catégorie des entrants 98, et en particulier des entrantes. C’est sans surprise
qu’on trouve dans les publications de Nicolas Sarkozy de nombreuses
références aux émotions. Dans son livre programme Ensemble (XO éd,
2007), il ne se contente pas de dire sa « passion de la politique » (p. 10), ou
bien à quel point il « admire » les grandes figures du gaullisme (Chaban-
Delmas, Messmer, Malraux…) (p. 11). Il décrit avec minutie des
expériences émotionnelles personnelles (ainsi à Yad Vashem : « Je me
souviens de l’émotion qui m’a pris à la gorge ») (p. 23). Et il pose les bases
d’une posture compassionnelle qu’on retrouvera, on l’a montré, au fil de sa
présidence :
« On ne met pas la même ardeur à lutter contre la pauvreté selon que l’on reconnaît le visage de sa
mère dans celui de toutes les mères qui souffrent de ne pas avoir les moyens d’élever dignement
leurs enfants ou selon que l’on ne mesure la pauvreté qu’à l’aune de la statistique. Pour faire
dignement de la politique, il faut aimer les gens et les respecter, prendre en partage leurs joies et
leurs peines » (p. 18).

L’émotion est ici assumée dans sa dimension « féminine » (hyper-


sensibilité), tandis que les émotions « plus masculines » sont au contraire
neutralisées dans une perspective de montée en présidentiabilité. L’image
de « Sarko l’agité » doit être adoucie :
« J’avoue avoir longtemps, peut-être trop longtemps, pris du plaisir à ces jeux [politiques].
Aujourd’hui mon rapport à la politique a changé. J’ai cessé de faire de la politique avec cette sorte
de jubilation que j’ai si longtemps éprouvée » (p. 13).
« J’ai gagné en sérénité, peut-être aussi en sagesse. J’ai appris à prendre du recul. L’expérience m’a
incité à ne pas sur-réagir » (p. 15) 99.
Au-delà de Nicolas Sarkozy, bien d’autres hommes, et parmi les plus
solidement installés au cœur du champ politique, se convertissent au
discours émotionnel. L’aveu rétrospectif des émotions a gagné en
recevabilité, d’autant que ces émotions ont le plus souvent été contenues de
la façon la plus exemplaire. Après coup, le politique dit avoir été ému, mais
cette révélation est aussi une façon de démontrer sa capacité à masquer
l’émotion. Dans ses mémoires présidentiels, significativement intitulés Le
pouvoir et la vie (1988 et 1991), Valéry Giscard d’Estaing explicite son
désir de produire « un essai pour communiquer le vécu de [son] septennat ;
ce [qu’il a] ressenti moralement, physiquement, intellectuellement » (p. 11).
« C’est une banalité de dire, poursuit-il, que la plus simple des passions est
incommunicable » (p. 11). En appelant à la « spontanéité » et à la
« simplicité » du récit (p. 11), il restitue aux émotions leur place
fondamentale. Ainsi le 14 juillet 1974, lorsqu’il ressent un vertige qui le
met au bord du malaise (c’est la scène d’ouverture du premier tome). Ainsi
de même lors de son investiture :
« Certains d’entre vous s’interrogeront sur l’impression que l’on ressent à ce moment-là. Je ne peux
le dire que pour moi : une émotion plus proche d’un rayonnement chaud que d’une timidité (…).
Ai-je des larmes ou des picotements dans les yeux ? Non » (p. 73-74).

L’émotion est en revanche bien là lors du vote de l’IVG :


« [L’image] qui m’a le plus ému, dont je me souviens comme si je l’avais encore sous les yeux, est
celle de Simone Veil, dans son tailleur Chanel, que la caméra avait prise de haut au banc du
gouvernement à la fin d’une séance de nuit, pleurant de détresse. Elle avait été grossièrement mise
en cause, dans un débat qui pourtant n’avait pas manqué jusque-là de dignité. Elle avait craqué sous
la fatigue, sous l’insulte, et peut-être, lorsque les nerfs faiblissent sous les souvenirs. Cette image
a bouleversé l’opinion » (p. 264).

Plume en main, le président est à l’écoute des émotions passées. « Je


ressentais avec une acuité particulière, écrit-il, les accidents qui se
produisaient dans les mines, et les naufrages des chalutiers en mer »
(p. 282). Il se souvient aussi des émotions paradoxalement non éprouvées
en situation extrême, par exemple à l’heure où une peine capitale doit être
exécutée (« en moi, rien ne bouge », p. 299). Le second tome s’achève sur
un autoportrait qui, s’il ne tranche évidemment pas avec la norme de sang-
froid présidentiel (« J’ai un caractère contrôlé », p. 354), intègre aussi une
part d’émotivité (le président avoue s’être astreint à « un contrôle
permanent de [ses] sautes d’humeur », p. 354). L’ouvrage sera précisément
apprécié pour cette franchise. Dans Le Figaro, Franz-Olivier Giesbert
parlera d’une « exquise impudeur » chez un homme qui « sait vaincre sa
retenue personnelle. C’est pourquoi son livre se lit comme un roman. Un
roman vrai ». Pour sa part, Erik Neveu y voit le symbole d’un changement
dans les présentation de soi des politiques :
« Des publications apparues à la fin des années 80 donnent au “je” un nouvel espace d’expression
qui est aussi revendication d’un dévoilement des affects, d’une divulgation ostentatoire d’une
personnalité vraie derrière les masques et les fonctions. Le récit de son septennat par Valéry
Giscard d’Estaing constitue la manifestation la plus visible de ce cours nouveau des Mémoires »
(Neveu, 1992).

Authenticité d’un sortant pouvant s’affranchir des normes internes au


champ politique, et que la grandeur littéraire tente peut-être alors davantage
que la grandeur politique ? Ou bien habileté d’un ancien président qui saisit
l’air du temps et sait qu’il peut gagner en sympathie en « fendant l’armure »
et en ajustant sa présentation de soi ? Le pouvoir et la vie n’est pas l’œuvre
d’un retraité de la vie politique, loin s’en faut. Si l’ancien président « laisse
courir [sa] plume au gré des impressions et des images qui se pressent dans
[sa] mémoire » (p. 11), c’est qu’il a compris que l’expressivité émotionnelle
était devenue une ressource 100.
Au total, le livre est un excellent moyen de dire ses émotions. L’écriture
participe d’une réflexivité émotionnelle qui concourt à l’autocontrôle.
Mises en mots, les émotions sont tout à la fois exhibées, disséquées,
justifiées, standardisées, et régulées. « Le fait d’« écrire » une émotion (…),
note Eva Illouz, crée une distance entre l’expérience vécue de l’émotion et
la conscience qu’on en a » (Illouz, 2006, p. 66). Le politique se livrant à un
portrait autobiographique ouvert aux épisodes émotionnels ne se présente
jamais comme le « jouet » des émotions. Ce qui le constitue en
personnalité, c’est au contraire cette capacité à dominer par l’action
politique qui les dépasse (et par l’écriture qui les objective) des émotions
fondamentalement extérieures. Le politique sait accueillir ces émotions
extérieures, sa sensibilité n’est pas fermée, mais les émotions sont
domestiquées, elle ne règnent pas en maîtresses.
Les émotions apparaissent le plus souvent, au fil de ces publications,
comme les simples déclinaisons d’une passion exemplaire, celle qui est au
principe de l’engagement politique. Ainsi mises au service d’un idéal, les
émotions participent de la fabrique d’un tempérament, elles nourrissent des
convictions, bref elles forgent l’excellence 101. L’émotion brute, colère par
trop « masculine » ou bien sensibilité « féminine », est plus ambivalente,
mais elle peut aussi trouver sa place dans les livres politiques si elle traduit,
par sa contre-exemplarité même, une authenticité qui appellera la
sympathie. On glisse d’une grandeur fondée sur l’exemplarité à une
grandeur fondée sur la proximité : comme chacun d’entre nous, le politique
peut se laisser gagner par l’émotion, il n’en est que plus humain, donc plus
sympathique. Et l’absence d’écart émotionnel n’est-elle pas au final un peu
inquiétante ?
Au terme de ce glissement, l’émotion est légitime quand bien même elle
n’aurait plus rien à voir avec la politique. C’est l’exemple, emprunté
à Clément Arambourou (2017, p. 154), de Michèle Alliot-Marie racontant
dans Au cœur de l’État en 2013 son « amour clandestin, qui ne manque pas
de piquant », avec Patrick Ollier. « Nous nous dissimulons derrière les
grands rideaux de velours rouge de l’Assemblée pour nous embrasser
discrètement ou dans les cabines téléphoniques qui jouxtaient à l’époque
l’Hémicycle » (p. 46). Ou bien d’Alain Juppé, à nouveau, racontant en 2009
dans Je ne mangerai plus de cerises en hiver comment le choc amoureux l’a
poussé à « noircir des pages de déclarations enflammées », ou à « passer
des heures à (…) parler d’amour [au téléphone] ». Les publications des
dernières années attestent d’un « droit aux émotions » (Arambourou, 2017,
p. 154) qui déborde largement l’exemplarité institutionnelle, qui même
parfois y contrevient 102.
Ces émotions de papier font-elles illusion ? Les commentateurs, là encore,
ne se privent pas de disséquer les émotions affichées et de traquer les
stratégies qui se cachent derrière. L’exégèse est volontiers critique, voire
ironique. Lorsque Laurent Fabius publie Les blessures de la vérité,
Libération (13 septembre 2005) salue certes un Fabius « enfin humain »,
mais pour aussitôt instiller le doute sur un autoportrait un rien flatteur :
« Pour émouvantes qu’elles soient parfois, ces confessions n’en obéissent pas moins à un but
stratégique. Fabius a voulu profiter d’une période où il est quelque peu neutralisé dans le combat
politique pour opérer un redressement de son image. »
6

Une démocratie émotionnelle ?

Si les analyses précédentes sont justes, si effectivement nous vivons ce que


l’historien Christophe Prochasson appelle un « âge néoromantique »
marqué par le retour des émotions (2008, p. 5), il faut tenter d’élargir un
peu le débat pour s’interroger sur les effets de cette montée en force des
affects. Le registre du « lacrymal-fusionnel »(p. 7) agit au plus profond de
l’économie symbolique qui gouverne notre démocratie. Il bouleverse
d’abord le principe de la représentation démocratique, adossant celle-ci
à une représentativité qui n’est plus ni sociologique (je suis comme vous),
ni politique (je pense comme vous), mais qui est émotionnelle et
compassionnelle (je souffre comme vous, je ressens les mêmes choses que
vous). Les émotions bouleversent également l’inscription genrée de notre
imaginaire démocratique. L’idéal « masculin » de retenue et de sang-froid
est concurrencé par un idéal « féminin » d’expressivité et d’authenticité,
mais également par le retour d’un imaginaire « viril », celui de la colère.
Enfin, les émotions précipitent la tendance à l’individualisation d’un champ
politique largement sous la dépendance des médias (Strömbäck, 2008) : les
émotions sont plus que jamais saisies à l’échelle des individus, elles
participent de la singularisation de personnalités politiques hyper-
médiatisées, aux dépens des logiques institutionnelles.

La représentativité émotionnelle
Quand l’émotion compense la distance
gouvernants-gouvernés
La démocratie représentative repose sur un principe simple à énoncer mais
très difficile à mettre en œuvre : les élus sont habilités à décider à la place
des citoyens parce qu’ils entretiennent avec eux un rapport de proximité, ce
qui garantit que les décisions prises tiendront compte des attentes et des
intérêts du peuple. Les difficultés surgissent au moment de définir plus
précisément cette nécessaire proximité entre gouvernants et gouvernés. Le
mécanisme de l’élection suffit-il à l’établir ?
Les élus ont toujours eu à cœur de jouer sur plusieurs tableaux en même
temps. Outre la symbolique de l’élection elle-même, ils ont invoqué la
représentativité sociologique et la proximité physique. Dans le premier cas,
il s’agissait d’adoucir le clivage gouvernants-gouvernés en mettant en avant
les traits communs aux deux groupes. Ainsi les représentants des milieux
populaires ont-ils toujours été attentifs à se doter, au prix parfois de
quelques acrobaties rhétoriques, d’une origine populaire (origine sociale ou
profession d’origine). De même la présence des femmes en politique a-t-
elle été facilitée par la dénonciation du scandale que constituait leur quasi-
absence des assemblées élues, alors-même qu’elles représentent la moitié
de la population. Et ainsi de suite pour les minorités dominées, visibles ou
non, qui ont beau jeu d’établir une corrélation entre le sort qui leur est fait
et leur exclusion de la classe politique. La question de la représentativité
sociologique a gagné en acuité à mesure que la politique se
professionnalisait et donnait naissance à un groupe (la « classe politique »)
socialement très typé du fait de son origine sociale, de son parcours
scolaire, de son mode de vie, et du prestige associé aux rôles institutionnels.
Comment alors compenser le décalage constaté entre élites politiques et
société ?
Un second moyen de légitimer la démocratie représentative consiste
à jouer la carte de la proximité physique entre gouvernants et gouvernés,
celle-ci compensant en quelque sorte une distance sociale perçue comme
insurmontable. La proximité physique suppose des contacts directs entre
gouvernants et gouvernés (Le Bart, Lefebvre, 2005 ; Rosanvallon, 2008).
La problématique est ancienne et classique : elle nourrit le rituel des
voyages présidentiels, eux-mêmes héritiers des tours de France accomplis
par les monarques, comme celui des audiences, des bains de foule et des
déplacements « sur le terrain ». À chaque fois se trouve sollicité un
imaginaire de la présence physique qui, dans une perspective
anthropologique, pourrait suggérer des rapprochements audacieux (la
poignée de main présidentielle comme toucher des écrouelles ?). La
présence « réelle » a d’autant plus de valeur qu’elle demeure
exceptionnelle, distinctive, par opposition à cette fausse présence qu’est la
présence par média interposé. Comme toutes les personnalités « visibles »,
les politiques savent jouer de cette économie symbolique de la rareté : les
voir « en vrai », ce n’est pas la même chose que de les voir à la télévision.
On insistera ici sur la façon dont la rencontre physique peut suffire
à suspendre, subrepticement sans doute, la distance sociale. N’en va-t-il pas
de même avec cette autre forme de représentativité symbolique qu’est la
représentativité émotionnelle ?
Elle complète la précédente en postulant une proximité fondée sur
l’empathie, sur le fait d’éprouver les mêmes émotions. « La posture
compassionnelle adoptée par les candidats à l’élection présidentielle, note
ainsi Myriam Revault d’Allonnes (2008, p. 39), répond à l’attente de la
ressemblance ». La légitimité de l’élu ne repose plus sur le fait que le
gouvernant occupe la même position sociale que le gouverné (étant un
professionnel de la politique, il ne peut plus développer une telle
prétention) ; elle ne repose plus seulement sur une présence physique qui
trouve rapidement sa limite dans le fait que le politique n’a pas le don
d’ubiquité 103 ; elle repose en revanche volontiers (et de plus en plus) sur
une affinité émotionnelle qui fait oublier la distance sociale et qui, parce
qu’elle se prête au jeu de la médiatisation, fait l’économie de la présence
physique. Marion Ballet observe que « les campagnes électorales sont des
périodes particulièrement propices à l’activation d’émotions » (Ballet
2014a, p. 6) : mais elle note surtout que les scrutins présidentiels récents se
caractérisent par une « frénésie victimaire ou compassionnelle » (Ballet
2012, p. 126). La notion de représentation s’en trouve bouleversée, on passe
« d’une ressemblance sociale à une ressemblance émotionnelle » (ibid.,
p. 156). Les candidats ne sont plus seulement porte-parole des intérêts
sociaux, ils sont aussi désormais porte-parole des émotions (p. 177).
La stricte superposition entre émotions du représentant et émotions des
représentés est évidemment un artifice. Elle présuppose que la communauté
des représentés soit émotionnellement homogène, ce qui n’est guère
possible au-delà (et encore) de ces grands moments d’émotions partagées
qui ponctuent l’Histoire (liesse à la Libération, colère et tristesse suite aux
attentats…). Comme toute représentation, la représentation émotionnelle
construit la communauté des citoyens représentés en postulant, avec plus ou
moins d’efficacité, un principe unificateur. Celui-ci ne repose ni sur
l’intérêt, ni sur les valeurs, mais sur la sensibilité. Exposés aux mêmes
médias et donc aux même événements, les individus qui composent la
communauté nationale sont ainsi supposés éprouver les mêmes émotions
fondamentales, et le politique peut légitimement se poser en représentant de
cette communauté car il éprouve lui aussi, avec exemplarité, ces émotions.
Dire du politique qu’il se donne à voir comme émotionnellement
semblable (il éprouve les mêmes peur que nous, il est en colère comme
nous, il est ému comme nous face à la détresse), c’est considérer deux
mouvements simultanés. Le premier témoigne de la capacité des
gouvernants à surfer sur les émotions collectives, à capter un air du temps
émotionnel, selon une logique bottum-up. Le second, en sens inverse,
désigne les stratégies par lesquelles les politiques imposent à l’ensemble
des citoyens une posture émotionnelle que tout à la fois ils prescrivent,
banalisent, et légitiment. La rhétorique émotionnelle est à la fois descriptive
et prescriptive, elle participe d’une logique performative : gouverner, c’est
aussi, plus que jamais, gouverner les émotions. C’est à la fois saisir et
précipiter des communautés émotionnelles plus ou moins fugaces et
volatiles mais que le discours politique parviendra à cristalliser, à stabiliser.
La représentativité émotionnelle a sans doute toujours existé. Mais elle
a longtemps été enfermée dans une logique d’exemplarité institutionnelle
qui, comme on l’a dit, encadrait rigoureusement à la fois les conditions du
surgissement de l’émotion (grands événements ritualisés) et les modalités
de son expression (émotion « dite » plutôt que « montrée »). L’émotion est
désormais quotidienne, les politiques jouent des émotions populaires
suscitées par les drames et les joies orchestrées par les grands médias, selon
une logique de communication directe (voire de communion) avec l’opinion
publique 104. Déconnectée des logiques institutionnelles, l’émotion peut
avoir sa source dans un fait divers, un acte terroriste, une performance
sportive, un reportage venant illustrer un problème social, mais aussi dans
une péripétie de la vie politique, ou même dans la vie personnelle des
politiques… Dans tous les cas, elle peut se donner à voir en sa forme la plus
directe et la plus brutale 105. Le politique n’est plus celui qui donne
l’exemple en réservant son expressivité aux grands moments
d’orchestration émotionnelle ; il est un individu ordinaire qui a droit aux
émotions et qui peut attendre du public qu’il le comprenne. Dès lors
qu’elles sont sincères, les émotions attirent la sympathie alors même
qu’elles n’auraient plus aucune dimension d’exemplarité politique.
Nicolas Sarkozy, on l’a souligné, est celui qui a poussé le plus avant cette
logique. « Là où le discours politique traditionnel est le lieu de l’expression
du vivre ensemble, Sarkozy le transforme en l’expression d’un souffrir
avec » (Mayaffre, 2012, p. 288). Beaucoup d’observateurs ont déploré ce
dévoiement du principe de représentation. Myriam Revault d’Allonnes
(2007) parle de « zèle compassionnel », d’autres de démocratie empathique
ou d’ « empathocratie »… : Marc-Vincent Howlett (2012) y voit la marque
d’un populisme qui pense le peuple « comme un tout que seuls les affects
réunissent » : « Le populisme énoncerait en lieu et place d’une multitude de
souffrances une illusoire communauté de douleurs » (p. 85). De même
l’anthropologue Marc Abélès : « Personnalisation, rapport émotionnel,
voire compassionnel, entre l’élu et le peuple : n’a-t-on pas affaire à une
nouvelle forme de populisme ? » (2007, p. 32).

Quand l’émotion compense


l’impuissance décisionnelle
Nous voudrions pour notre part risquer l’hypothèse suivante : en jouant de
cette représentativité que nous qualifions d’émotionnelle, les politiques
privilégient un traitement symbolique des problèmes sociaux dans un
contexte de crise de l’action publique. Au modèle classique qui fait de la
proximité entre gouvernants et gouvernés un préalable nécessaire à l’action
publique et au traitement efficace des problèmes, succède un modèle dans
lequel la proximité émotionnelle est en soi une réponse au problème. Pour
qui a foi en l’action publique au sens traditionnel du terme (faire des lois,
dégager des budgets…), la réponse par l’émotion peut paraître dérisoire.
Mais dans un contexte où la confiance dans les leviers d’action qui
permettent d’agir directement sur le monde sont pour le moins grippés, les
réponses symboliques tiennent lieu de réponses politiques 106.
Raisonner en ces termes, c’est évidemment prendre à rebours toutes les
croyances fondatrices de l’ordre démocratique, par exemple la croyance
selon laquelle la campagne électorale ou le discours politique ne sont que
des préalables à l’action publique dure, celle-là seule qui compte. On peut
renverser cette équation pourtant activement entretenue par les
commentateurs et par les électeurs de bonne volonté (les uns et les autres
demeurant par exemple soucieux des « programmes » des candidats) ; et
faire valoir que le temps des campagnes est devenu le temps démocratique
ordinaire, que la conquête du pouvoir compte davantage que son exercice,
et que les émotions produites en campagne sont au final les réponses les
plus efficaces que les politiques sont, en l’état, à même de fournir aux
électeurs. La fonction tribunitienne dont Georges Lavau créditait jadis le
parti communiste était déjà de cet ordre : même dans l’opposition, le parti
communiste, disait cet auteur, remplit une fonction sociale décisive qui est
de faire entendre la voix des classes populaires. Le raisonnement n’est-il
pas transposable ? (et même généralisable ?). Qu’ils soient au pouvoir ou
non, les politiques prétendent ressentir la même chose que les gens
ordinaires, et c’est évidemment pour eux une façon de légitimer à la fois les
émotions et la politique. Celui qui gouverne n’est peut-être pas quelqu’un
qui peut résoudre mes problèmes, ce n’est pas non plus quelqu’un qui a le
même mode de vie que moi, c’est juste quelqu’un qui comme moi ressent
des émotions, et qui face aux grands événements ressent les mêmes
émotions que moi. Anne Vincent-Buffault (2011) parle de « thaumaturgie
compassionnelle », sur fond de dépolitisation : « L’émotion rendue visible
de l’homme public prétend avoir valeur d’action et de guérison » (p. 234).
Il est tentant, sur cette base, de penser la démocratie émotionnelle comme
une simple composante de ce que Eva Illouz (2006) appelle le « capitalisme
émotionnel » (p. 193). Quand le capitalisme américain théorise
l’« intelligence émotionnelle » (p. 120) comme critère décisif de
recrutement au sein des entreprises, quand la réussite devient affaire de
« capital émotionnel » (p. 119) ou de « compétence émotionnelle » (p. 117),
il est logique que la définition des rôles politiques soit elle-même
imprégnée de cette grandeur nouvelle. La politique serait désormais moins
action sur l’ordre socio-économique que gestion des flux émotionnels, selon
une perspective qui est par exemple celle de la reconnaissance théorisée par
Axel Honneth. Le leader « populiste » exprimant sa colère, reprenant à son
compte le ressentiment, l’exaspération, ou la frustration d’une partie du
corps électoral, ne doit-il pas d’abord son succès au fait qu’il légitime une
certaine sensibilité et qu’il fait exister, ce faisant, ceux qui se reconnaissent
dans celle-ci ? Lorsque Alain Juppé échoue en 2017 à faire valoir son
« identité heureuse », c’est d’abord une certaine offre émotionnelle qui est
sanctionnée, comme si la France de droite s’était davantage reconnue dans
le pessimisme ombrageux de François Fillon. Le marché politique est certes
toujours affaire de programmes et de propositions, mais il met aussi en jeu,
et de plus en plus, des postures émotionnelles. Ce n’est pas un hasard si les
personnalités politiques actuelles acceptent volontiers de se définir par leur
« sensibilité » : l’expression permet de faire tenir ensemble des opinions, un
programme, mais aussi un rapport aux émotions, un style, un tempérament.
La victoire électorale permet certes toujours d’accéder à des ressources
décisionnelles centralisées, celles-là mêmes qui permettront d’agir depuis
les sommets de l’État ; mais elle permet aussi de bénéficier du droit de
produire une offre émotionnelle légitime. Les émotions que nous avons
appelées émotions d’État bénéficient d’une légitimité exceptionnelle, en
particulier si elles sont adossées aux rituels d’État. L’actualité récente des
attentats terroristes a bien montré comment l’exécutif, démuni en termes
d’action publique, était parvenu à reprendre la main en monopolisant avec
force la production émotionnelle. Le pouvoir de décréter une ou plusieurs
journées de deuil national, ou bien de décréter une minute de silence (selon
une tradition que l’on fait remonter au 11 novembre 1919), participent d’un
gouvernement des émotions (et par les émotions) qui n’a rien
d’anecdotique, d’autant qu’il se conjugue au pouvoir de suspendre l’activité
des administrations publiques, des écoles, des salles de spectacle, des
transports en commun… Les drapeaux en berne sont un symbole qui
s’inscrit dans une régulation globale des émotions dont l’ambition tranche
nettement avec l’impossibilité de faire cesser les attentats 107. L’État n’est
cependant pas ici en situation de monopole achevé. Il y a, d’une certaine
façon, décentralisation et dérégulation de la production émotionnelle
comme il y a décentralisation et dérégulation de la production d’action
publique. Il est possible aux autorités décentralisées de construire, à leur
échelle, cette offre émotionnelle en jouant de rituels territorialisés, comme
sut le faire par exemple, toujours dans le contexte des attentats, Christian
Estrosi à Nice. Les acteurs non étatiques peuvent aussi formuler des offres
émotionnelles qui viennent compléter celles de l’État : ainsi des instances
sportives décidant d’ouvrir un match sur une minute de silence, ainsi encore
du chanteur Sting ouvrant de la même façon son concert au Bataclan, juste
un an après le 13 novembre 2015. Face aux attentats, et dans un contexte
qui incite au consensus, l’État apparaît pourtant bien comme orchestrateur
des grandes émotions nationales. Et ceux qui sont habilités à parler en son
nom comme détenteurs du monopole de la violence émotionnelle légitime.
Cette réorientation de la démocratie représentative vers l’émotion et
l’émotion seulement s’apparente évidemment, si on se réfère aux théories
classiques de la démocratie, à une régression. Non seulement en effet elle
tend à faire l’économie de l’action publique, mais elle s’émancipe
également de tout ce qui constitue le jeu politique au sens le plus classique
du terme. Les émotions ne sont ni de droite ni de gauche, elles se donnent
à voir comme universelles et constituent donc un moyen aisé de s’affranchir
des clivages politiques classiques. Pour les milieux populaires les plus
directement dépendants de l’État providence et des politiques publiques, la
prise en charge des intérêts socio-économiques est sacrifiée à la prise en
charge des émotions. Poussons cette logique à son terme : ce n’est plus
l’émotion manifestée par le gouvernant qui, parce qu’elle est un indicateur
de sa sensibilité, permet d’anticiper une action publique espérée (il nous
a entendus, il va faire un geste) ; c’est l’action publique qui vaut indice de
sincérité de l’émotion éprouvée (il ne fait rien, c’est la preuve qu’il jouait la
comédie).
Ce glissement d’une démocratie représentative centrée sur la décision vers
une démocratie représentative centrée sur l’émotion s’analyse également
comme bouleversement de la temporalité politique. L’action publique
s’inscrit dans le moyen ou même le long terme, elle sollicite un imaginaire
de la patience qui participe de la régulation des émotions (les citoyens sont
invités à « surmonter leur impatience »). La démocratie émotionnelle est au
contraire une démocratie de l’instant : le politique est invité à réagir faute
de pouvoir agir, il doit offrir les émotions attendues au moment même où
les problèmes sont ressentis.

La féminisation de la démocratie
Il nous faut revenir sur la question du genre. La recevabilité des émotions
participe sans doute d’une « féminisation » du champ politique, corollaire
à l’augmentation du nombre de femmes politiques. Ceci ne signifie
évidemment pas pour autant, on l’a montré, que la banalisation des
émotions soit le seul fait des femmes : elle inspire bon nombre de
comportements masculins, tandis que certaines femmes, rappelons-le, ont
joué la carte de la masculinisation émotionnelle.

Le genre de l’émotion
Il faut redire, sur le terrain des émotions tout particulièrement, le poids des
stéréotypes de genre. Une anthropologie du masculin et du féminin suggère
de renvoyer ce clivage à quelques oppositions structurales fondamentales,
par exemple l’opposition sec/humide (ou bien froid/chaud). Parce qu’elle
est larme, sueur, sang, l’émotion renvoie plus volontiers à l’univers féminin,
laissant au masculin le registre de la froide raison (Guionnet, Neveu, 2004).
Sur cette base, la sociologie démontre aisément à quel point « les femmes
sont à la fois plus “disposées” à faire preuve d’empathie, de proximité,
d’expressivité émotionnelle, et plus souvent “condamnées à” acquérir et
utiliser ce type de disposition, à défaut d’autres ressources » (ibid., p. 150).
La force des stéréotypes est ici telle qu’ils produisent de puissants effets de
réalité. L’idée stéréotypée selon laquelle les femmes sont plus émotives que
les hommes est peut-être originellement fausse (si tant est qu’un tel énoncé
ait du sens), mais elle est suffisamment ancrée pour nourrir à la fois les
représentations croisées des hommes et des femmes, y compris les
représentations que les femmes se font d’elles-mêmes (Brody et Hall,
1993). Les dispositifs de socialisation, eux-mêmes différenciés, expliquent
largement ce rapport aux émotions. Évoquant les travaux visant à démontrer
que « les hommes ont le même potentiel affectif et émotionnel que les
femmes mais qu’ils apprennent dès le plus jeune âge à censurer l’expression
de leurs émotions », Christine Guionnet (2012, p. 25) parle d’« autocensure
émotionnelle » (p. 27).
Cette cartographie des imaginaires et des stéréotypes, héritée du processus
de civilisation analysé par Norbert Elias (aux hommes l’espace public au
sein duquel il faut se contrôler, aux femmes l’espace privé au sein duquel
les émotions peuvent s’exprimer), se complexifie si l’on accepte de
distinguer entre émotions « féminines » (compassion, tendresse, amour…)
et émotions « masculines » (colère, agressivité…). Deux définitions de la
masculinité émotionnelle sont en réalité à l’œuvre : la première associe le
masculin au sang-froid, la seconde à la virilité agressive et volontiers
colérique. Ces deux définitions renvoient à deux moments historiques du
processus de civilisation. Elles sont désormais l’une et l’autre, à certaines
conditions bien sûr, recevables.
Les conséquences politiques de cette différenciation genrée du rapport aux
émotions ont été d’autant plus considérables que le champ politique a été
forgé par des hommes et pour des hommes. Les rôles politiques en général
(et le rôle présidentiel en particulier) ont été construits par des hommes, et
leur définition à la fois la plus naturalisée et la plus légitime intègre
nécessairement les attributs associés à la masculinité. C’est très
naturellement que s’impose comme composante fondamentale de ces rôles
un rapport masculin aux émotions (Achin, Dorlin et Rennes, 2008 ;
Matonti, 2017). Le rôle de président de la République, on l’a abondamment
montré, est tout entier nourri d’un imaginaire masculin qui rend la fonction
difficilement accessible aux femmes : il existe à l’évidence un « implicite
genré du rôle et de l’institution présidentiels » (Matonti, 2017, p. 236).
Le rôle des journalistes doit aussi être souligné, tant est évidente leur
tendance à rendre compte de l’actualité politique en s’adossant aux
stéréotypes genrés. Sur la base de l’étude d’un vaste corpus de presse, Jane
Freedman écrivait ainsi en 1997 : « Les qualités les plus souvent associées
aux hommes sont celles de l’indépendance, de l’objectivité, de la raison, de
la force, tandis que les femmes sont liées à des qualités de dépendance, de
douceur, de passivité, d’émotion » (p. 166). Et de citer les deux portraits
portraits suivants de Dominique Voynet et de Simone Veil :
« [Dominique Voynet] est nature, flambeuse, et un rien allumeuse, dans un mouvement qui
fonctionne encore beaucoup à l’affectif. Elle est ambitieuse. Mais pas du genre à construire
méticuleusement une carrière » (Libération, 28 novembre 1992, cité p. 175).
« Les colères [de Simone Veil] sont fréquentes et légendaires. Rares sont ses collaborateurs qui
n’en ont jamais fait les frais (…). Quand l’émotion la submerge, il lui arrive, la fatigue aidant, de
perdre son calme. Son autorité se trouvant ainsi menacée, elle pique une colère (…). “Cette femme
est un bloc de passion”, dit l’un de ses amis. Elle aime ou elle n’aime pas (…). Elle construit sa
pensée plus en associations d’idées, de concepts, voire de sentiments, que par un enchaînement
mécanique de raisonnements rigoureusement construits. Intuitive et concrète, on est loin avec elle
de l’approche idéologique ou systématique » (Le Point, 23 janvier 1984, cité p. 177-178).

On aurait pu croire qu’au fil des ans, et à mesure que la présence des
femmes en politique se banalisait, ce cadrage centré sur les émotions se
serait raréfié. À partir d’un imposant corpus de presse, Frédérique Matonti
(2017) montre pourtant sa paradoxale solidité. Aujourd’hui comme hier, les
commentateurs donnent à voir des femmes politiques « mues non par leurs
convictions mais par la passion, par l’émotion » (p. 82). Ainsi l’hypothèse
selon laquelle Ségolène Royal aurait été candidate en 2007 par jalousie…
Frédérique Matonti conclut que « c’est bien un ordre genré qui est restauré
lorsque la candidate est ramenée à l’image d’une femme jalouse et
vengeresse » (p. 83). Faut-il alors conclure que rien ne change, étant donné
la force des stéréotypes ? Ce serait négliger une donnée essentielle : le
registre des émotions a considérablement gagné en légitimité ces dernières
années. Être associé au registre de l’émotivité était auparavant un
handicap. N’est-ce pas devenu, dans une certaine mesure, une ressource ?

Jouer la carte de la « féminité »


La conception « masculine » des rôles politiques, de nature à tout à la fois
disqualifier les femmes et contraindre les hommes (norme de sang-froid,
hyper-maîtrise de soi), s’adoucit à la faveur d’évolutions sociétales qui
participent d’une relative démasculinisation symbolique du monde. Les
sociétés capitalistes font une place aux émotions (et font des émotions un
marché). Les institutions politiques sont loin d’être à l’avant-garde de cette
évolution, mais elles traversent par ailleurs une crise de légitimité qui les
rend perméables aux évolutions à l’œuvre. Plutôt que de jouer la carte de la
masculinité forcée, les femmes qui souhaitent entrer en politique ont
objectivement intérêt à subvertir l’ordre symbolique qui régit le champ
politique. Jouer la carte de la féminité apparaît comme un moyen de
renouveler la démocratie représentative à bout de souffle. L’« éternel
féminin » sera alors mobilisé pour surmonter « la crise de la
représentation » (Achin et al., 2007, p. 38) 108. Le rapport aux émotions
évolue de façon significative : les émotions deviennent payantes alors
même qu’elles apparaissent comme déplacées en politique, et justement
parce qu’elles sont déplacées. Stigmates attestant d’une extériorité par
rapport au champ politique, les émotions deviennent une ressource dès lors
que l’extériorité est revendiquée. Les femmes peuvent alors surfer sur les
stéréotypes de la féminité : la douceur, la proximité, l’empathie et la
sensibilité seront d’autant plus valorisées en politique qu’elles s’opposent
trait pour trait aux valeurs masculines politiques traditionnelles, celles-là
même qui sont en crise (surplomb, retenue, sang-froid) (Derville, Pionchon,
2005). Ce processus classique de retournement du stigmate conduira
certains hommes politiques à développer des stratégies de féminisation
symétriques aux stratégies de masculinisation des femmes de la génération
précédente. L’ordre politique symbolique ne s’est pas pour autant renversé.
On assiste plus vraisemblablement à un rééquilibrage symbolique incitant
les politiques à développer des stratégies émotionnelles subtiles, entre
retenue institutionnelle et expressivité médiatique, entre masculinisation des
femmes et féminisation des hommes, entre émotions exprimées et émotions
dites…
Les travaux sur les femmes entrant en politique montrent fort bien,
à l’exemple de la thèse de Maud Navarre (2013), que les élues vont
« apprendre à utiliser le genre » (p. 199) : elles vont en quelque sorte
assumer les stéréotypes de genre, ce qui les conduira à « surinvestir la
relation aux administrés » (p. 201). Le profil d’« élue du caring » (p. 210),
sans être évidemment le seul recevable, occupe par exemple une place
centrale. Celles qui l’endossent « expliquent faire preuve d’“empathie”,
“aimer les gens”, être “patientes” avec la population, voire même “apaiser”
des sentiments trop vifs » (p. 210). On se tromperait cependant en analysant
cette posture comme pur retour aux émotions. L’empathie est assumée, mais
« l’excès de “pathos” » sera dénoncé (celui de Ségolène Royal par
exemple). Tout comme sera dénoncé le fou rire intempestif de Rachida Dati
lors d’une rencontre avec les jeunes de l’UMP en pleine campagne
européenne (23 avril 2009) : la scène, assortie de propos incohérents
(« l’Europe s’occupe de ce qu’on lui donne à s’occuper avec les personnes
qui peuvent porter ces affaires à s’occuper »), fera scandale (« confondant »
selon François Bayrou, « désinvolte » selon Benoît Hamon), l’intéressée
ayant bien du mal à solliciter les soutiens de son propre camp 109.
Les féminités stratégiques sont au final assez diverses, comme le montre
Frédérique Matonti (2017) dans son enquête sur la médiatisation des
femmes politiques. C’est l’image, souvent évoquée ici, d’une Martine
Aubry « amoureuse » et non plus « dame de fer ». Mais c’est aussi celle de
Marine Le Pen pour qui l’entreprise de dédiabolisation du FN signifie aussi
rupture avec les stéréotypes virils si prégnants à l’extrême-droite : image de
mère de famille, reprise de la thématique du care, substitution du prénom
(Marine) au nom (Le Pen)… Et cette interview donnée à I-Télé témoignant
d’un rapport décomplexé à la féminité émotionnelle la plus stéréotypée :
« La dernière fois que j’ai pleuré, c’est probablement lorsque ma petite, ma jeune chatte est morte
tuée par un chien. Ca m’a beaucoup fait souffrir. Voilà, je suis très attachée à mes chats. Je suis une
mère à chats, moi » (cité p. 149).

L’hypothèse d’une corrélation entre féminisation « objective » de la classe


politique et déstigmatisation des émotions est confirmée par Marion Ballet.
Chiffres à l’appui, celle-ci montre que « à partir des années 1990, les
femmes candidates tendent, en moyenne, à investir plus fortement que
[leurs] homologues masculins certains registres émotionnels
traditionnellement associés au genre féminin. C’est tout particulièrement
vrai de la compassion » (2012, p. 403), qui constitue un « instrument de
légitimation efficace » (ibid.). C’est également ce que montre Simone
Bonnafous (2003) à partir de l’analyse des discours des femmes ministres
sur la période 1997-2000. Celles-ci utilisent davantage le « lexique de
l’amour, de l’affection, et de la compassion » que leurs homologues
masculins (p. 137). L’expressivité compassionnelle est alors avant tout
« tactique » (Ballet, 2014a, p. 196), ce qui permet d’« invalid[er] l’idée
selon laquelle il existerait un répertoire affectif spécifiquement féminin »
(p. 195). Le jeu sur la « féminité » n’est pourtant pas sans risque : il conduit
à conforter les stéréotypes et à enfermer les femmes dans le registre du
sentimental. Cet enfermement s’observe par exemple dans le traitement
médiatique dont ces femmes politiques font l’objet. Delphine Dulong et
Frédérique Matonti (2005) font ainsi le constat d’une « indépassable
“féminité” » dans « la mise en récit [journalistique] des femmes en
campagne ». Elles étudient la façon dont les candidates sont féminisées par
les médias (le magazine Elle par exemple). L’effet de clôture sur les
stéréotypes est d’autant plus implacable que les femmes politiques estiment
avoir tactiquement intérêt à jouer la carte de l’émotion. « C’est donc un
corps féminin que ces femmes acceptent de mettre en scène » (p. 288). Et
les auteures de citer cette confession (publiée dans le magazine Elle)
d’Anne Hidalgo, la future maire de Paris. Le registre émotionnel y est
clairement assumé, confortant le stéréotype de la femme fragile et émotive :
« Au moment de prendre la parole, j’ai l’impression d’être au bord d’un grand plongeoir. J’ai peur
et, en même temps, j’éprouve une certaine euphorie » ; « Premier débat télé (…) : j’ai le trac. J’ai
peur de paniquer ; Avec mon directeur de campagne, nous sommes tombés dans les bras l’un de
l’autre, en pleurs » (cité p. 288) 110.

Les hommes vont à leur tour être pris dans cet emotional turn. Car c’est la
posture de rigidité et de sang-froid à toute épreuve qui, au terme du
retournement évoqué, va se trouver stigmatisée. Être « droit dans ses
bottes » ne constitue plus une posture gouvernementale aussi légitime que
par le passé, comme l’apprit à ses dépens Alain Juppé en 1995 111. Simone
Bonnafous note ainsi dès 2003 : « Les marques d’un “ethos”
traditionnellement associé aux femmes peuvent donc, dans certaines
limites, être aujourd’hui attestées chez les hommes politiques » (p. 142).
Ces derniers doivent se convertir petit à petit aux émotions. Soit ils puisent
dans le registre « masculin » traditionnel, celui qui, en amont du processus
de civilisation, associait virilité et agressivité (c’est la nostalgie
chevaleresque) 112 ; soit ils empruntent au registre « féminin » et acceptent
de « fendre l’armure » pour exprimer sentiments, compassion, émotions. La
synthèse des deux relève de ce que l’on appellera une « masculinité
apaisée ».
La dimension tactique du rapport aux émotions invite alors à une analyse
fine des configurations au gré desquelles tel politique (femme ou homme),
doté de telle image (ethos préalable plutôt masculin ou plutôt féminin),
endossant tel rôle (appelant une plus ou moins grande retenue
émotionnelle), et confronté à tel public (hommes ou femmes plus ou moins
disposés à la féminisation de la politique), finit par plus ou moins donner
à voir ses émotions. Marion Ballet montre ainsi que Marine Le Pen sait
jouer quand il le faut de la peur, de l’indignation, et de la « logique
viriliste » pour « reprendre à son compte les marqueurs identitaires du FN »
(Ballet, 2014a, p. 125). Interrogé dans Libération (24 novembre 2007), le
sociologue Éric Fassin parle quant à lui de « nouvelle masculinité
politique » à propos de Nicolas Sarkozy. Observant que « la politique de
[celui-ci] est pleine de bons sentiments », il note que le président, « sans
renoncer à la veine machiste du kärcher face aux pêcheurs, assortit cette
virilité musclée d’une virilité émue ». « La gauche, conclut-il, n’a plus le
monopole du cœur ».
Au gré de ces choix tactiques, le clivage entre émotions « masculines »
(colère, indignation…) et émotions « féminines » (larmes, compassion,
peur…) se trouve passablement brouillé. Là encore, on assiste à des
évolutions qui ne sont pas spécifiques au champ politique. Analysant la
« sentimentalisation de la sphère publique » (2006, p. 73), Eva Illouz risque
l’hypothèse séduisante d’une « androgynisation émotionnelle » propre
à notre époque (p. 73). Tandis que les dispositifs managériaux incitent les
hommes à se « féminiser » au travail, les discours sur l’épanouissement
conjugal et familial incitent les femmes à lire la vie affective avec des outils
rationalisateurs. Ce brouillage émotionnel s’observe en politique : les
femmes se mettent en colère (Ségolène Royal face à Nicolas Sarkozy
en 2007), les hommes pleurent (Obama, Jospin, VGE…) et jouent de la
compassion (Sarkozy)…
Et quand une femme politique comme Nathalie Appéré, maire de Rennes
et figure montante du PS, reconnaît dans une interview à Libération avoir
pleuré à cause de l’instauration de la déchéance de nationalité, le récit n’a
plus rien d’un aveu de faiblesse. Il relève d’une présentation de soi
stratégique en phase avec les standards émotionnels du moment, qui
tolèrent et même valorisent les écarts pourvus qu’ils soient sincères :
« Le soir, raconte-t-elle, je suis rentrée chez moi, et j’ai pleuré. Ca remuait des choses très fortes en
moi (…). C’était un moment de vérité personnelle. Ca reste une blessure profonde » (Libération,
23 octobre 2017) 113.

Émotions et individualisation
du champ politique
La légitimation des émotions, parce qu’elle est aussi légitimation par les
émotions, bouleverse le champ politique dans le sens de sa plus grande
individualisation (Le Bart, 2008 ; 2013). Même si, on l’a dit, elle s’inscrit
souvent dans une logique élargie de représentativité démocratique,
l’émotion se ressent, s’éprouve et se médiatise à une échelle d’abord
individuelle. En voulant donner à voir les émotions politiques, les médias
zooment sur les corps, les visages, les regards ; ils soulignent un trouble, un
lapsus, une hésitation ou une gêne, bien au-delà des émotions collectives les
plus conventionnelles. Ils saisissent les mille et une nuances par lesquelles
chaque personnalité politique se singularise dans sa façon d’éprouver une
émotion exemplaire ou de décliner une figure émotionnelle imposée. Ce
faisant, les médias focalisent l’attention sur des individus, des personnalités,
et sollicitent des grilles de lecture à dominante psychologique : Philippe
Seguin est « coléreux », Nicolas Sarkozy « impulsif », François Mitterrand
« impassible », Lionel Jospin « pudique »… Ces cadrages participent d’une
désinstitutionnalisation qui est aussi une dépolitisation (Lefranc et
Sommier, 2015). Ils conditionnent peut-être, on l’a dit, la recevabilité du
feuilleton politique auprès des individus les moins dotés en compétences
politiques (il est plus facile de percevoir Philippe Seguin comme
« coléreux » que comme « héritier du gaullisme social ») ; mais ils
réduisent ce faisant la politique à un affrontement de tempéraments et à une
série d’équations émotionnelles. Lire la politique à partir des émotions,
« c’est interpeller aussi le corps de chacun dans sa propre individualité,
dans ses sensations singulières, dans ses affects, sans intermédiaire ni
médiation » (Mongin, Vigarello, 2008, p. 27).
L’individualisation par les émotions résulte aussi du choix de celles-ci.
Quantifiant leur fréquence au fil des élections présidentielles, Marion Ballet
(2014a) montre ainsi que les scrutins de 1981 et 1988 sont marqués en
priorité par des émotions plutôt collectives, celles qui renvoient
à l’appréhension collective de l’avenir (la peur et l’espoir), tandis que ceux
de la période 1995-2012 voient les candidats privilégier des émotions
davantage personnalisées (la compassion et l’indignation) renvoyant à un
futur plus immédiat : « les affects, conclut-elle, ont tendance
à s’individualiser progressivement et à se réfracter sur l’instant présent »
(p. 42). Ce constat confirme nos analyses précédentes : la peur et l’espoir
sont des émotions politiques traditionnelles qui débouchent volontiers sur
des programmes publics ; la compassion et l’indignation sont davantage
enfermées dans une logique de pure expressivité ou de reconnaissance
symbolique.

L’individualité taboue
Précisons le lien entre émotion et individualisation. Si les émotions étaient
jadis taboues, c’est parce qu’elles signifiaient l’intrusion de l’individu dans
un univers qui était pensé (et légitimé) comme institutionnel et collectif.
Seules les émotions exemplaires et collectives étaient recevables, en
adéquation aussi parfaite que possible avec des rôles institutionnels qui
enfermaient volontiers les émotions dans des contextes très ritualisés. C’est
en référence à ce modèle que par exemple Pierre Bourdieu pouvait,
en 1981, bâtir une théorie de la représentation politique dont les fondements
étaient l’impersonnalité, l’exemplarité, le renoncement à soi, et donc le
contrôle des émotions individuelles (Bourdieu, 2001). Le rapport de forces
entre l’institution et son porte-parole est alors très dissymétrique en faveur
de la première. La personne du représentant n’a, selon cette théorie, d’autre
visibilité que celle que l’institution tolère pour se rendre elle-même visible,
et dans la stricte limite d’une exemplarité qui incite à l’effacement :
« C’est (…) l’institution qui contrôle l’accès à la notoriété personnelle en contrôlant par exemple
l’accès aux positions les plus en vue (celle de secrétaire général ou de porte-parole) ou aux lieux de
grande visibilité (comme aujourd’hui les grands shows à la radio ou à la télévision ou les
conférences de presse) » (ibid., p. 247).

Quand le champ politique se présente sous la forme d’un affrontement


entre institutions, les logiques précédentes jouent à plein. C’est le cas
lorsque la démocratie représentative fonctionne selon le modèle décrit par
Daniel Gaxie (1996) : nationalisation des entreprises partisanes,
collectivisation des ressources, emprise des institutions sur les
personnalités… Dans un article stimulant consacré à la « discipline de
parole », Nicolas Kaciaf (2016) revient sur la notion de collectivisation des
ressources : il rappelle à quel point cette collectivisation, très manifeste sur
les décennies 1970 ou 1980, a rendu possibles des formes d’emprise des
institutions sur les personnalités, emprise dont on trouve par exemple trace
à travers des mécanismes comme la solidarité gouvernementale ou la
discipline de vote à l’Assemblée. Dans un contexte où les politiques avaient
le sentiment, largement fondé, de n’exister que par les institutions, la
« discipline de parole » était un principe fort. On en dira de même de la
discipline émotionnelle : les politiques n’avaient droit qu’aux émotions
exemplaires imposées par l’institution (« le parti s’indigne… », « le
gouvernement s’inquiète » ou « se réjouit »…). Mais Nicolas Kaciaf
reconnaît aussi que les choses ont changé. Les personnalités politiques sont
en permanence tentées d’« utiliser la ressource médiatique pour établir un
lien direct avec leurs électorats et espérer ainsi peser sur les rapports de
force internes » (p. 58). « Transgresser la discipline partisane peut alors
servir, dans certaines circonstances, à se démarquer de potentiels rivaux,
à se construire une image singulière et potentiellement valorisante ou
encore à disqualifier un adversaire » (p. 59) 114. Le raisonnement est
transposable aux écarts émotionnels, qui permettent d’attirer l’attention sur
soi et de susciter la curiosité (voire l’empathie), alors même qu’ils
bousculent les normes institutionnelles.

Émotions et visibilité
Les stratégies de montée en visibilité fondées sur l’écart émotionnel
reposent sur un paradoxe : si la plus hâtive des recherches sur Internet
permet de recenser un grand nombre de cas de larmes politiques, de colères
ou d’indignations politiques, et même de fous rires politiques, c’est bien
parce que ces cas sont consignés avec gourmandise par les commentateurs.
Et si ces cas sont consignés avec gourmandise, c’est bien parce qu’ils
dérogent à une norme de sang-froid qui, qu’on le veuille ou non, perdure
dans le monde des institutions. Preuve à nouveau de la superposition entre
les deux régimes émotionnels analysés au fil de cet ouvrage : le régime
institutionnel traditionnel qui interdit les émotions individuelles et s’indigne
de leur surgissement ; le régime médiatique contemporain qui s’en nourrit,
qui s’en amuse, et qui les valorise. En jouant de la forte médiatisation des
émotions, les politiques parviennent à accumuler un capital de visibilité
(Heinich, 2012a) qui participe de leur autonomisation au sein du champ
politique. Deux mécanismes convergent : un processus classique de
personnalisation de la vie politique, cette dernière étant, davantage que par
le passé, le fait de personnalités connues en tant que telle (cela peut aller
jusqu’à la peopolisation de la vie politique) (Dakhlia, 2012) ; un processus
tout aussi manifeste d’individualisation du champ politique, celui-ci étant
désormais structuré par des affrontements entre de très petites entreprises
politiques (un leader et ses followers), alors que prévalaient auparavant les
affrontements entre grandes enseignes partisanes. Les deux mécanismes
(« privatization » et « personalization », si l’on veut retenir la terminologie
anglo-saxonne proposée par Van Aelst, Sheafer et Stanyer, 2012), ne sont
pas nécessairement liés : la rivalité entre deux grands partis peut prendre,
à la faveur d’un scrutin présidentiel médiatisé, une tournure très
personnalisée. Mais dans le cas qui nous intéresse (la France politique
actuelle), il y a bien superposition des deux phénomènes. On comprend
mieux, dans ces conditions, l’intérêt à développer des stratégies de recours
aux émotions. Elles bousculent les routines institutionnelles, attirent
l’attention des médias, procurent un capital de visibilité, et contribuent
à construire une position politique, celle-ci n’étant plus définie par la seule
position institutionnelle (la visibilité médiatique compte tout autant).
Existe-t-on davantage à l’écart des institutions que depuis celles-ci ?
Évidemment non, dans la mesure où le statut de personnalité politique
suppose originellement d’accumuler les positions institutionnelles ; mais
oui d’une certaine façon, quand l’exemplarité institutionnelle rend
médiatiquement peu visible (Jean-Marc Ayrault, Bernard Cazeneuve).
L’émotion devient alors une ressource politique qui permet d’exister auprès
des médias et auprès de l’opinion, et qui permet par exemple de prétendre
à des positions de leadership en bousculant la logique des institutions.
L’écart émotionnel a toujours été source de visibilité : mais là où jadis il
faisait scandale (cf. les larmes de Simone Veil), il procure désormais une
notoriété qui peut, au gré des querelles d’interprétation, devenir popularité.
Évoquant « l’impératif social et psychologique de la singularité » (p. 73)
qui selon lui caractérise nos sociétés, François de Singly (2005) écrit que
« l’individu a davantage le droit de rendre visibles d’autres dimensions
identitaires que celle qui est requise officiellement par la situation » (p. 72).
Parce qu’il singularise, l’écart émotionnel procure à la fois visibilité et
légitimité. Il est synonyme d’authenticité, de sincérité, quand la trop grande
maîtrise trahit l’artifice ou le mépris.
L’individualisation du champ politique demeure cependant paradoxale :
à partir du moment où elle se teinte d’arrière-pensées stratégiques,
l’expressivité, celle-là même qui fait exister à travers un style émotionnel
singulier une personnalité politique singulière, est gérée de plus en plus
collectivement. Les entourages, les professionnels de la communication, les
conseillers de toute sorte accompagnent le politique dans le choix d’une
expressivité de moins en moins spontanée, de moins en moins personnelle.
Cette paradoxale collectivisation (qui est aussi institutionnalisation et
standardisation) de la production de la singularité constitutive des
« personnalités politiques » est soulignée par Jean-Michel Eymeri-Douzans
au terme d’une enquête sur les entourages ministériels (2015) :
« Non, le ministre n’est plus une personne physique, mais un collectif de travail qui écrit parle et
agit pour une bonne part en lieu et place de l’individu ministre happé dans la lumière. Oui le
ministre en tant que personne physique est l’incarnation dans l’espace public (quand il agit en
personne) et la figuration (quand il est rendu présent “au figuré” par l’activité de ses collaborateurs)
de ce collectif de travail » (p. 595).

L’individu singulier est une production collective, le recours aux émotions


est pensé stratégiquement et rationnellement, l’écart par rapport à la norme
institutionnelle est planifié au cœur des institutions… L’individualisation du
champ politique est riche de paradoxes qu’on retrouve sur le terrain des
émotions politiques, à la fois interdites et recherchées, à la fois
standardisées en une grammaire quasi universelle et renvoyées
à l’authenticité d’une personnalité singulière… On a conclu ici à la
recevabilité des émotions dans la sphère publique ; mais on aurait pu tout
aussi bien privilégier le processus inverse et parler d’institutionnalisation
des émotions, dès lors que celles-ci, perdant toute spontanéité, sont enrôlées
au service d’entreprises institutionnelles très standardisées. Terminons sur
ce paradoxe : là où jadis les politiques, faiblement entourés sur le terrain de
leur rapport au rôle, conduisaient un travail d’exemplarité finalement très
individuel, ceux qui leur ont succédé conduisent désormais un travail de
singularisation beaucoup plus collectif. L’homo politicus des années 1970
œuvrait seul à ne pas être un individu singulier ; l’homo politicus
d’aujourd’hui s’entoure de spécialistes qui l’aident à devenir un individu
singulier.
Conclusion

Au terme de ce parcours au cœur des émotions dites, exprimées, et, dans


une certaine mesure sans doute, ressenties par les politiques 115, nous
voudrions insister d’abord sur la difficulté de l’entreprise ici esquissée. Les
émotions lancent un défi aux sciences sociales parce qu’elles constituent un
objet fuyant, multiple, complexe. On ne peut ici que souscrire aux
remarques d’Alain Faure (2017) évoquant l’extrême difficulté
méthodologique « concernant l’inscription des émotions dans des
protocoles stabilisés de recueil des données » (p. 18). A-t-on par exemple le
droit de parler des émotions en général et de faire tenir ensemble, en un
même objet de recherche, les émotions plutôt positives comme la joie et les
émotions plutôt négatives comme la peur ou la tristesse ? Des émotions
individuelles et des émotions collectives ? Des émotions réflexes comme la
colère, le dégoût, la peur, et des émotions plus morales ou plus réflexives
comme l’indignation (Traïni, 2017) ? Enfin, et peut-être surtout, comment
distinguer les émotions des sentiments, des passions, des affects… ? Le
lexique disponible, en particulier le lexique ordinaire, révèle une multitude
de pièges qu’aucune tentative savante pour solidifier notre objet ne permet
de vraiment conjurer. Dès lors, le risque est grand pour le chercheur de
naviguer entre l’émotion « simple », celle qui surgit et qui vient
ponctuellement troubler l’individu au point de s’inscrire dans les corps (qui
s’agitent, qui pleurent, qui rougissent…), et cet ensemble plus complexe et
plus ou moins cristallisé qu’on appellera la « sensibilité personnelle » d’un
individu, tout à la fois synthèse d’une trajectoire passée et rapport au monde
présent (peur de l’étranger, sensibilité à la souffrance des autres…). La
distinction, bien pauvre, entre raison et émotions, outre qu’elle est, on l’a
dit, discutable intellectuellement, ne suffit pas à construire en une
opposition binaire solide la catégorie des émotions comme catégorie
homogène et stable. La plasticité de l’objet « émotions » est en outre encore
accentuée, on l’a longuement montré, par les usages stratégiques qu’en font
les professionnels de la politique. Il est clair qu’on ne peut évoquer dans les
mêmes termes l’émotion dite, celle que le politique prétend ressentir (mais
est-ce vrai ?), l’émotion montrée, celle que le politique semble ressentir
(mais n’est-elle pas feinte ?) et l’émotion-trouble, celle que l’interlocuteur
(ou, souvent, le téléspectateur) croit lire sur les visages de ceux qui
gouvernent. Tantôt force extérieure à neutraliser ou au moins à canaliser,
tantôt ressource à exhiber, l’émotion est multiple, et le chercheur hésitera
souvent face à des matériaux tantôt fragiles et furtifs, tantôt au contraire
exhibés jusqu’à satiété… et donc un peu suspects.
Ces remarques visent à rappeler une évidence : il manque aux sciences
sociales une théorie solide des émotions. Ceci étant dit, la posture
constructiviste, qui consiste à prendre pour objet les discours sur les
émotions en tant qu’ils font exister socialement celles-ci, constitue une piste
féconde : on voit ainsi à l’œuvre les processus de labellisation, de
désignation, de légitimation ou au contraire de dénonciation des émotions,
processus par lesquels celles-ci accèdent au statut d’objet social et même,
ici, d’objet politique. Sans doute l’objet « émotions » se dérobe-t-il et
garde-t-il une part de son mystère au terme du déplacement ainsi effectué ?
Mais c’est là la condition pour pouvoir sociologiser avec quelque
pertinence un tel objet. Doit-on abandonner la sociologie des émotions au
profit d’une sociologie des discours sur les émotions ? L’approche
sociohistorique, selon cette perspective, s’est révélée féconde. Elle a permis
de mettre en évidence les mutations à l’œuvre quant à la recevabilité
sociopolitique des émotions. La méfiance originelle sur laquelle s’est
construite notre modernité politique n’a certes pas disparu : aujourd’hui
comme hier, les professionnels de la politique doivent démontrer leur sang-
froid, leur capacité à contenir leurs émotions, il s’agit là par exemple d’un
critère de présidentiabilité que les commentateurs politiques n’hésiteront
pas, aujourd’hui encore, à opposer à une personnalité trop émotive. Mais
cette phobie « institutionnelle » des émotions s’est tout de même adoucie au
fil des décennies. La télévision a dans un premier temps joué dans le sens
des institutions, mettant volontiers la pression sur les personnalités
politiques, et faisant volontiers événement (sinon scandale) avec les
quelques écarts constatés. On peut même dire qu’en cadrant les visages au
plus près, elle a contribué à une sorte d’hyper-surveillance des politiques,
les astreignant à un autocontrôle comme ils n’en avaient jamais connu
auparavant. Progressivement, les choses ont évolué. La dénonciation s’est
faite plus ironique, l’indignation a cédé la place à un cadrage médiatique
plus empathique. Larmes et colères continuent à faire événement, car
chacun sait qu’elles font désordre au regard des normes institutionnelles,
mais l’intéressé pris en défaut d’expressivité n’est plus condamné avec la
même force. L’humaine faiblesse dont il a fait preuve n’est-elle pas la
preuve qu’il est semblable à chacun d’entre nous, qu’il a un cœur et pas
seulement un cerveau, qu’il n’est pas un professionnel cynique mais bien un
être humain ? L’entorse à la norme institutionnelle peut se retourner en coup
médiatique, et l’opinion peut valider un écart que les institutions, du coup,
n’oseront plus dénoncer avec la même énergie. Le politique ne se définit
plus seulement par l’appel aux émotions : il est aussi celui (ou celle) qui
devant nous ressent celles-ci (Braud, 2017).
N’importe quelle émotion n’est certes pas devenue recevable à n’importe
quelle condition. Si l’on tente de dresser la liste des conditions de
recevabilité des émotions politiques, on peut rappeler les trois éléments
suivants.

La condition d’exemplarité
Les politiques n’ont longtemps eu droit à d’autres émotions que celles qui
prolongeaient directement leur rôle, selon une logique de pure exemplarité.
Il leur fallait se réjouir avec tout le monde des grandes réussites nationales
et pleurer, là encore avec tout le monde, les catastrophes. Il leur est
désormais possible d’afficher des émotions plus personnelles, moins
institutionnelles et plus individuelles. Les joies de la victoire électorale et la
tristesse de la défaite n’ont plus à être rapportées à un destin collectif ; elles
sont assumées comme moments forts d’un destin individuel. Les
professionnels de la politique se soucient des autres, mais les logiques
égotistes qui nourrissent la carrière politique peuvent désormais être dites :
c’est pour soi et sur soi que l’on pleure d’être battu… Les émotions privées,
celles que les politiques éprouvent comme chacun d’entre nous, ont elles
aussi gagné en recevabilité. La politique est certes toujours un sacerdoce
qui oblige à beaucoup de sacrifice… Mais les rôles politiques, si
contraignants soient-ils, ne doivent plus absorber l’intégralité de la
personne. Le politique a lui aussi droit au « moi pluriel ». Il n’a plus à se
cacher d’exister en dehors de son « métier » ; il peut tomber amoureux ou
tomber malade, il peut être d’humeur légère, il peut être saisi par la
mélancolie ou le découragement… Donner à voir cette épaisseur identitaire
et psychologique jusque dans sa dimension de contre-exemplarité peut
participer d’une « tentation de Venise » à laquelle au final bien peu
céderont ; ce peut être aussi une habile façon de densifier une image, de
corriger une réputation, de déjouer le risque de transparence qui sanctionne
la pure exemplarité institutionnelle. Il n’est peut-être pas excessif de dire
que l’affichage d’émotions contre-exemplaires relève aujourd’hui d’un
nouveau standard d’excellence auquel sont contraints les professionnels de
la politique. Il faut savoir, pour exister auprès des médias (et, sans doute,
auprès de l’opinion), fendre l’armure, s’indigner, s’émouvoir. L’image lisse
du politique impeccable et totalement maître de lui n’est plus de mise…

La condition d’authenticité
La recevabilité des écarts qui bousculent la norme de retenue émotionnelle
n’est pas inconditionnelle. Elle dépend de la sincérité attribuée
à l’expressivité. Car l’émotion trop manifestement stratégique, celle dont
chacun voit qu’elle a été pensée pour attirer la sympathie, est aussi suspecte
que la retenue à toute épreuve. Les commentateurs sanctionnent volontiers
les politiques qui n’ont pas su s’émouvoir, qui sont restés « droits dans leurs
bottes » ; mais ils sanctionnent tout aussi volontiers les marques de
sensiblerie destinées à « faire pleurer dans les chaumières ». Le démagogue
ou le leader populiste qui surjouent l’émotivité agacent autant que le haut
fonctionnaire enfermé dans ses chiffres et ses règlements. N’est recevable
que l’émotion authentique, d’où des querelles en interprétation qui
constituent une des facettes du commentaire politique contemporain. Ces
querelles sont sans fin : le marketing politique incite les professionnels de
ce secteur non seulement à dire leurs émotions mais aussi à les exprimer. Il
en résulte une suspicion de principe quant à l’authenticité des marques
émotionnelles, y compris celles qui sont a priori les moins discutables, les
larmes par exemple. Les professionnels de la politique apprennent-ils,
comme certains acteurs de cinéma ou de théâtre, à pleurer sur commande ?
L’exigence d’authenticité est à bien des égards inédite. Les rituels
institutionnels classiques exigeaient des politiques qu’ils adoptent, comme
tout un chacun, un air de circonstance. Mais chacun savait la part
d’hypocrisie qui accompagnait forcément ces postures obligées (funérailles
de chefs d’État étrangers, catastrophes naturelles, ou à l’inverse
performances sportives…). Tout se passe comme si désormais les politiques
devaient éprouver et non plus seulement afficher les émotions de
circonstance. Et si le langage du corps, de ce point de vue, est crédité de
davantage de sincérité que le langage verbal, toujours suspect
d’inauthenticité, l’émotion montrée n’est pas moins soumise à l’épreuve
d’authenticité que l’émotion dite.

La condition de régulation
Le droit aux émotions désormais concédé aux politiques (et qui, répétons-
le, est tout autant un devoir d’expressivité) trouve également sa limite dans
l’obligation faite à ces derniers de toujours se tenir et se contenir. La norme
de sang-froid n’a pas disparu : si des écarts sont possibles, ils ne seront
profitables aux intéressés que si ceux-ci savent quand même tenir à distance
l’émotion. Les politiques, autrement dit, doivent avoir l’émotion honteuse.
Ils doivent expliquer que telle situation ne peut pas ne pas nourrir leur
indignation, que la compassion justifie les larmes… Jamais les émotions ne
vont de soi. Même lorsqu’elles sont justifiées, les émotions doivent être
réprimées. Si elles peuvent au final profiter à ceux qui les ont exprimées, ce
sera au terme d’un travail de refoulement et de contrition qui lui aussi devra
être visible. On comprendra que Ségolène Royal ou VGE aient pleuré, on
partagera éventuellement leur émotion si on la considère comme sincère,
mais on leur saura gré de réprimer ce qui s’apparente malgré tout à un
débordement ou à un relâchement. Et c’est peut-être alors moins l’émotion
brute qui nous touche que la pathétique tentative pour la surmonter devant
les caméras. Car, comme l’émotion elle-même, le travail de régulation de
l’émotion s’inscrit sur le visage et sur le corps.
Ainsi contextualisées, toutes les émotions ne se valent pas. Terminons en
proposant la typologie suivante, qui ramasse en un tableau simple certains
des développements précédents. On a distingué entre émotions exemplaires
(celles qui sont associées aux fonctions gouvernementales ritualisées),
émotions partisanes (associées au combat politique), émotions personnelles
politiques (associées aux victoires et défaites qui ponctuent toute carrière
politique), et émotions personnelles extra-politiques (associées à la vie
personnelle de chacun).
Nous avons croisé ces quatre échelles avec les trois types de manifestation
des émotions que nous avons mis en évidence : l’émotion dite, oralement ou
par écrit ; l’émotion montrée par le geste, le débit de parole, et d’autres
manifestations extralinguistiques ; l’émotion brute, celle qui surgit et
trouble l’individu. La frontière entre ces deux dernières catégories est
difficile à tracer, il est toujours difficile d’arbitrer entre émotion montrée et
émotion subie. On utilisera malgré tout cette distinction car elle renvoie
bien, au moins au plan analytique, à un clivage ici décisif entre émotion
stratégique et émotion brute.
Émotion dite Émotion Émotion brute
(ou écrite) montrée Émotion-trouble

Émotion exemplaire Rhétorique politique Rituels politiques : – Larmes Obama


communautaire classique : – poignée de main – Larmes VGE
émotion d’intérêt – discours présidentiel Mitterrand-Kohl, – Colère de Chirac à Jérusalem
général post-attentats, – visages émus lors des
cérémonies, rituels
– discours cérémonies,
11 Novembre… – compassion…

Émotion partisane – Rhétorique – Soirs de victoires ou de – Soirs de victoires ou de défaites


combat politique d’indignation, défaites électorales électorales
rôle partisan de la peur, – Colères et emportements – Larmes
campagnes de l’enthousiasme, de J.-L. Mélenchon, de C. Boutin
électorales
de la joie, de Ph. Séguin
de l’espoir…
– Colère de S. Royal
contre N. Sarkozy

Émotion Ego-politique : – Larmes S. Royal ? Larmes de défaites personnelles


personnelle – Sarkozy discours – Indignation (M. Aubry, S. Royal, F. Pellerin)
politique de Villepinte, de Fillon face
égoïste – mémoires VGE, aux accusations
auto-centrée – livres politiques
autobiographiques

Émotion – Livres politiques – Talk-shows – Larmes d’A. Montebourg chez


personnelle extra- auto-biographiques – Expressivité Karine Le Marchand
politique – Peopolisation hors politique – Fou rire Rachida Dati
(« Avec Carla,
c’est du sérieux »)

Faire vivre ces catégories n’est évidemment pas simple. Au moins cette
typologie a-t-elle le mérite, du moins l’espère-t-on, de mettre en évidence la
diversité des modalités par lesquelles les émotions se manifestent au cœur
de la vie politique. On peut aussi lui donner une dimension sociohistorique.
Jusqu’à une période récente, la légitimité était du côté des émotions
exemplaires et du sang-froid (en haut à gauche du tableau). L’émotion
brute, à l’inverse, était stigmatisée, en particulier si elle surgissait à l’échelle
du seul intéressé (en bas à droite). Les gouvernants tentaient de se présenter
comme habités par les seules émotions exemplaire à l’échelle du collectif
tout entier, en même temps qu’ils s’efforçaient de démontrer leur capacité
à contrôler celles-ci. D’où une abondante rhétorique de l’émotion (première
ligne du tableau). Le combat politique, en période électorale tout
particulièrement, se nourrissait évidement d’émotions (deuxième ligne du
tableau). Leur recevabilité ne relevait plus d’une exemplarité aussi
indiscutable que précédemment, mais la conviction attestée par l’émotion
était un ingrédient attendu de la vie démocratique. Ici encore, l’émotion dite
(par un candidat en meeting) était toutefois jugée préférable à l’émotion
brute, celle qui trahit un déficit de sang-froid. Face à une foule en liesse, le
candidat ou la candidate disait son émotion, mais sans trop la montrer.
L’émotion égoïste, enfin, n’était guère légitime de la part d’un acteur
politique chez qui le sens du sacrifice devait se traduire en indifférence
à soi-même (troisième ligne du tableau). Pas question, dans ce contexte de
représentation politique classique, de parler de soi, et a fortiori de
« craquer » pour des raisons personnelles (quatrième ligne du tableau).
On a essayé de montrer que ce schéma avait perdu de sa pertinence. La
médiatisation de la vie politique nationale a eu pour effet de déstigmatiser
les émotions brutes et de légitimer les émotions montrées, comme si les dire
ne suffisait plus. Quant à la dimension strictement individuelle des
émotions, elle a là encore cessé d’être taboue. Non seulement les politiques
sont autorisés à ressentir, à exprimer, voire à flancher, mais ils peuvent
désormais le faire pour des raisons qui les concernent personnellement.
L’humaine faiblesse est politiquement recevable.
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à l’informalisation », in Bonny (Yves), Queiroz de (Jean-Manuel), Neveu (Erik) (dir.), Norbert
Elias et la théorie de la civilisation, PUR, coll. « Res Publica », 2003, p. 147-168.
WOUTERS (Cas), Informalization ; Manners & Emotions since 1890, Sage, 2007.
WOUTERS (Cas), « Comment les processus de civilisation se sont-ils prolongés ? De la “seconde
nature” à la “troisième nature” », in Deluermoz (Quentin) (dir.), Norbert Elias, Perrin, coll.
« Tempus », 2012, p. 331- 360.
Table des matières

Sommaire
Introduction
Gouverner les émotions, gouverner par les émotions
La science contre l’émotion ?
La redécouverte des émotions
La construction sociale des émotions
Travailler sur l’expression des émotions
Émotions politiques, émotions des politiques
1. La régulation étatique des émotions
Étatisation et apprentissage du contrôle des émotions
La civilisation des émotions
La stigmatisation des larmes
L’État promoteur du contrôle des émotions
Le refus des émotions au cœur de l’appareil d’État : le fonctionnaire wébérien
Les institutions d’État contre les émotions
Orchestration étatique et ritualisation des émotions
La politique des sentiments
Les émotions d’État : la joie, la tristesse, la peur

2. L’exemplarité émotionnelle des gouvernants


Professionnalisation politique et contrôle des émotions
Gouvernement de soi, gouvernement des autres
Le sang-froid des professionnels de la politique
Susciter (éprouver ?) des émotions exemplaires
Le charisme au sommet de l’État
La présidentialisation des émotions
De l’émotion ressentie à l’émotion exprimée : la rhétorique d’émotion
Sciences du langage et émotions
Les émotions dans le discours politique

3. La sanction des émotions déplacées


Les entorses à la retenue présidentielle
L’autocensure des émotions personnelles : l’effacement du second corps
L’autocensure des émotions politiques : l’obligation de retenue
Le sang-froid à l’épreuve des campagnes
Le procès en émotivité des femmes
Simone Veil : la stigmatisation de l’émotion exprimée
Élisabeth Guigou : la stigmatisation de l’émotion suscitée
Martine Aubry : les larmes d’une « dame de fer »
L’impulsivité des animaux politiques
Jeunes loups
Vieux lions

4. La revanche des émotions


Une mutation sociétale : le relâchement contrôlé des émotions
La banalisation des émotions en politique : le moment Sarkozy-Royal
(2007)
L’intensification du recours aux émotions
Nicolas Sarkozy : « cette émotion qui me submerge… »
Ségolène Royal : « Fra-ter-ni-té »
La fabrique médiatique des émotions
Traquer les émotions
Susciter les émotions
La dénonciation du manque d’émotions
Le procès en insensibilité de Dominique Voynet
Quand les énarques doivent fendre l’armure

5. Des émotions stratégiques ?


Exégèses et verdicts journalistiques
Larmes de crocodiles ?
Larmes à l’Assemblée
Larmes de défaite
Saines colères ?
L’indignation rhétorique
Jean-Luc Mélenchon, Philippe Séguin : la valeur de la colère
Émotions de papier
6. Une démocratie émotionnelle ?
La représentativité émotionnelle
Quand l’émotion compense la distance gouvernants-gouvernés
Quand l’émotion compense l’impuissance décisionnelle
La féminisation de la démocratie
Le genre de l’émotion
Jouer la carte de la « féminité »
Émotions et individualisation du champ politique
L’individualité taboue
Émotions et visibilité

Conclusion
La condition d’exemplarité
La condition d’authenticité
La condition de régulation
Bibliographie
Table des matières
262194 (I) OSB 80° SOF-JOE
Composition : Soft Office
1. Les citations précédentes sont empruntées aux professions de foi des candidats.
2. « La théorie du choix rationnel, qui a fortement influencé la science politique à partir de la seconde
moitié du XXe siècle, passe largement sous silence le rôle des émotions dans l’explication des
processus délibératifs » (Cordell, 2017, p. 6).
3. Ce dont témoigne en 2016-2017 la publication au Seuil (en trois tomes) d’une vaste Histoire des
émotions (dirigée par Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, et Georges Vigarello).
4. Travaillant à l’échelle des relations internationales et se donnant pour objet la mondialisation,
Dominique Moïsi situe les émotions à l’échelle des collectifs (« [les émotions] touchent des entités
collectives, telles les nations et les peuples », p. 56) ; il privilégie « trois émotions primaires :
l’espoir, l’humiliation, et la peur. Pourquoi ces trois-là ?, interroge-t-il. Et non la colère, le désespoir,
la haine, le ressentiment, la rage, l’amour, l’honneur, le désir de solidarité, que sais-je encore ? »
(Moïsi, 2008, p. 19). C’est dire la plasticité de la notion, et la difficulté de l’entreprise…
5. Évoquant les travaux d’anthropologie des émotions, Jan Plamper résume : « Ils fragilisent toute
idée d’émotion universelle. La façon dont les affects sont organisés au gré des cultures invalide
définitivement l’idée que les affects soient universels, et même que les affects nous définissent
comme humains » (traduit par nous, 2015, p. 77).
6. La peur est-elle un sentiment universel ? Existe-t-il, comme le suggèrent par exemple certains
travaux sur les Inuits, des peuples ignorant la colère, ou en tout cas parvenant à en éradiquer la
moindre expression ? (Plamper, 2015, p. 95). Ou bien diffère-t-elle simplement, comme le suggère
par exemple Jean Delumeau (1978), d’une époque à l’autre, voire d’un groupe à l’autre, par ses
causes, par ses manifestations corporelles, par ses effets ? D’une façon générale, les peuples
diffèrent-ils par la façon d’exprimer les émotions ou par la nature même des émotions ressenties ?
7. Nous laissons pour l’instant de côté la question de la rhétorique émotionnelle, car ce n’est pas (ou
pas tout à fait) se mettre en colère que de se dire en colère, ce n’est pas (ou pas tout à fait) éclater de
rire que de dire que quelque chose nous fait rire, etc. Mais nous retrouverons évidemment cette
catégorie, centrale pour comprendre le rapport des politiques aux émotions.
8. On peut au demeurant douter de la pertinence de la distinction entre émotion sincère et émotion
jouée. Toujours selon Damien Boquet et Piroska Nagy (2010, p. 26), « le fait de pleurer ou de
manifester de la colère change l’état émotif de la personne qui pleure ou qui est en colère ». Le
langage corporel de l’émotivité est aussi un langage performatif.
9. Voir par exemple le travail d’Anne Muxel (2008) sur l’articulation entre orientation politique et
relation amoureuse.
10. On pourrait parler avec Barbara Rosenwein de « communautés émotionnelles » (emotional
communities) pour désigner ici les classes sociales, dès lors que « les gens adhèrent aux mêmes
normes d’expression émotionnelle et valorisent ou dévalorisent les mêmes émotions ou constellations
d’émotions » (cité in Boquet et Nagy, 2010, p. 29).
11. Elle cite Saint-Just : « Honorez l’esprit, mais appuyez-vous sur le cœur » (p. 14) ; ou encore :
« L’homme révolutionnaire est intraitable aux méchants, mais il est sensible (…). Sa probité n’est pas
une finesse de l’esprit mais une qualité du cœur » (p. 16).
12. Sur la société victorienne et le contrôle des émotions jusque dans la sphère familiale, voir Stearns
et Stearns (1985).
13. Sur l’idéal de gouvernement scientifique et sur la pénétration, après 1914, des théories du
scientific management (autour par exemple des ouvrages d’Henri Fayol), voir Rosanvallon (2015,
p. 89 sqq).
14. On trouve une illustration de la pérennité de ce modèle dans les commentaires suscités par
l’émotion exprimée « à contretemps » par le préfet de région H.-M. Comet, limogé suite à un double
attentat à Marseille (octobre 2017). Retenant à peine ses larmes, s’excusant de laisser deviner « une
émotion, qui normalement, j’en suis désolé, ne s’étale pas », l’intéressé déclare : « Mon uniforme
pourra aller au feu (…). Je ne représenterai plus jamais l’État. Il n’y a ni amertume ni mélancolie ».
Tous les médias soulignent l’exceptionnalité de cet « écart ».
15. Le constat vaut encore aujourd’hui : Stéphane Latté (2015b) montre par exemple que les victimes
de la catastrophe AZF à Toulouse (en 2001) ont dû « désentimentaliser » leur discours face aux
pouvoirs publics.
16. Emmanuel Fureix (2009) évoque l’« incapacité des régimes à gérer l’émotion populaire face à la
“souveraineté de la raison” (Guizot) » (p. 21).
17. « Pire que l’abstention ou le boycott, l’apathie ou l’absence de comportements acclamatifs
représentent les principaux dangers qui guettent les voyages présidentiels » (Mariot, 2006, p. 66).
18. Les régimes totalitaires peuvent se définir comme réalisation effective du monopole de la
violence symbolique (et non seulement physique), à travers toutes les institutions de propagande qui
les caractérisent. Ce monopole n’est évidemment que tendanciel dans les démocraties pluralistes, où
l’État doit composer avec d’autres prescripteurs d’émotions (médias, mondes de la culture,
institutions religieuses, entreprises…). Sur par exemple la fabrique totalitaire de « la nation par la
joie », voir Thiesse (1999).
19. Encore que… Churchill promet en 1940 « du sang, du labeur, des larmes et de la sueur ».
20. Sur la mémoire et la légende napoléoniennes, voir par exemple Petiteau (2004), Hazareesingh
(2005).
21. Gérôme Truc (2017) a également étudié les innombrables messages adressés aux victimes et
à leur proche famille sur de multiples supports (Internet, courriers à la presse, registres déposés dans
des lieux publics…). Il analyse ces messages comme oscillant entre solidarité mécanique et solidarité
organique, en référence à une commune appartenance qui peut aller du plus local (« d’un Londonien
à un autre ») au plus universel (« citoyens du monde »).
22. Sur les mouvements de jeunesse en Allemagne (1918-1933) comme « communautés d’émotion
[fondées sur la] culture de la haine », voir Haroche (2008, chapitre 6, p. 133).
23. Pour par exemple une histoire de l’indignation, voir Ambroise-Rendu et Delporte (2008).
24. Voir l’exemple précédent des politiques mémorielles menées par les villes (Hourcade, 2014) ; ou
bien celui, déjà mentionné, de maires ruraux jouant de l’émotion (empathie et indignation) pour
sauver leur commune (Cadiou et Olive, 2015 ; Olive, 2017).
25. Du même Napoléon, à Caulaincourt : « On me croit sévère et même dur. Tant mieux, cela me
dispense de l’être (…). Je suis homme, j’ai aussi quoique en disent certaines personnes des entrailles,
un cœur, mais c’est un cœur de souverain. Je ne m’apitoie pas sur les larmes d’une duchesse, mais je
suis touché par les maux des peuples » (Chardigny, 2014, p. 47).
26. Carole Bachelot (2017) observe la prégance de cette norme dans les interactions au sein des
instances centrales du PS. Mais elle montre aussi que les émotions surgissent volontiers dans les
coulisses, en situation de tension…
27. À la fin du premier tome « on découvre que de Gaulle a pleuré » (p. 159) en apprenant la victoire
de Bir-Hakeim : « Je remercie le messager, le congédie, ferme la porte. Je suis seul. Ô cœur battant
d’émotion, sanglots d’orgueil, larmes de joie ». On notera l’insistance mise par l’auteur pour cacher
cette faiblesse émotionnelle (« je ferme la porte »).
28. Analysant la présence des émotions dans les campagnes électorales, Laurent Godmer (2017) situe
à juste titre les émotions positives, la joie par exemple, parmi les « rétributions du militantisme »
(p. 186). Émotions sans doute « de basse intensité » (p. 183) ? Mais ces « joies mineures » participent
d’une « chaleur locale qui, pour être moins intense que les joies directement liées à la victoire, n’en
sont pas moins des émotions importantes » (p. 185).
29. N’exagérons pas le changement intervenu en 1958. Sous la Quatrième République, Antoine
Pinay, Pierre Mendès France, ou Guy Mollet avaient ouvert la voie en instituant un échange direct et
personnalisé avec les citoyens.
30. L’analyse vaut à l’identique pour le système politique américain, à propos duquel on parle de
présidentialisme rhétorique. Le discours présidentiel fabrique à la fois la nation et l’autorité
présidentielle (Beasley, 2004).
31. « Je dis que nous sommes des passionnés. Mais en fait de passion, nous n’en avons qu’une : la
France », discours prononcé à Londres le 18 juin 1942, cité in Ansart, 1997, p. 243.
32. Un journaliste en 1983, à propos de Jacques Chirac : « L’image est raide. C’est plus fort que lui,
dès que les caméras tournent, que les micros sont ouverts, l’homme se crispe, se fige, se glace. Les
traits sont tendus » (cité in Delporte, 2007, p. 407).
33. Décrié en « jeune loup » excessivement agressif, qualifié d’« agité », le jeune Jacques Chirac
présente-t-il un profil émotionnel déviant, par déficit d’autocontrôle et par manque de fiabilité
institutionnelle ? (on retrouvera cette problématique avec Nicolas Sarkozy).
34. Il faudrait en réalité élargir ici la réflexion à toute l’activité symbolique des politiques, bien au-
delà donc du seul discours. Voir la façon dont François Hourmant (2016) analyse la figure ô combien
signifiante en France et aux États-Unis du « chien présidentiel », celui-ci participant de la présidence
sentimentale par l’exhibition d’émotions positives (« joie, bonté, affection, amour, empathie »,
p. 132).
35. Cette rhétorique n’est pas que verbale : ainsi le geste de la main sur le cœur, adopté par François
Fillon au soir de sa victoire à la primaire de la droite ou bien par Laurent Fabius lors de la passation
de pouvoir à Jean-Marc Ayrault au ministère des Affaires étrangères. Il s’agit d’indiquer que le cœur
bat fort, que l’émotion est là, alors même que le visage demeure impassible.
36. « Est-ce qu’un sourire délibéré a le même effet que de dire : “Je suis heureux” ? » interroge Jan
Plamper (2015, p. 261) ? ».
37. S’inspirant des linguistes cités, Marion Ballet (2014b) distingue entre émotions « exprimées »
(« dénotées » ou « connotées ») et « attributions d’émotions ». Dans ce cas, le locuteur peut jouer de
la « contagion » ou de la « communion » émotionnelle, il peut encourager ou modérer une émotion, il
peut même la susciter.
38. Marion Ballet est au demeurant tout à fait consciente de ces difficultés : combien par exemple
d’occurrences émotionnelles dans la seule phrase : « Zut ! Y’en a assez, voilà ! Ça me révolte un
peu » (2012, p. 36) ? Est-il si évident de voir indignation et peur dans l’énoncé : « Ça, ça nous
prépare une sécurité sociale à deux vitesses » (ibid., p. 37) ? Ou de voir l’indignation dans la phrase :
« Depuis trente ans, les choix politiques ont été mauvais » (Ballet, 2014b, p. 148) ?
39. Un militant interrogé par Anne Tristan disait à propos de Le Pen : « Il te fait rire comme il te fait
pleurer » (cité in Ballet, 2014a, p. 82).
40. Exemple classique de la fameuse promesse churchilienne : du sang et des larmesCet imaginaire
sacrificiel est parfois repris en forme d’avertissement (ainsi Daniel Cohn-Bendit s’adressant aux
Verts en 2008), ou bien, plus souvent, pour dénoncer ceux qui, comme François Fillon en 2017,
n’auraient rien de réjouissant à proposer aux électeurs.
41. Chef d’État et Premier ministre sont évidemment les premiers prescripteurs d’émotions, à l’image
par exemple de Jacques Chirac évoquant en 1986 la rafle du Vel d’Hiv comme « journées de honte et
de larmes » (Le Monde, 21 juillet 1986).
42. Mémoires de Guerre, tome 2 (L’Unité), Plon, 1956, p. 311. Exemple emprunté à Renaud Payre
(in Boucheron et Robin, 2015, préface, p. 10).
43. Extrait du journal Le Monde, 11.10.1992 : « M. Louis Mermaz, ministre des Relations avec le
Parlement, a ironisé, jeudi 8 octobre, sur RTL, au sujet de “ceux qui ont le goût des larmes” ».
Estimant que, « quand on est engagé dans une bataille, il ne faut pas avoir d’états d’âme », il
a critiqué les socialistes qui « se couvrent la tête de cendres en disant : “Oh la la !, qu’est-ce qu’on
a fait depuis douze ans !”. »
44. Dans cette citation comme dans les suivantes, nous avons mis en italiques les termes qui
évoquent tout particulièrement le registre émotionnel.
45. « Une seule fois, Jacques Chirac et Raymond Marcellin, en conférence avec lui, le voient soudain
baisser la tête, fermer les yeux à demi, et murmurer : “Ah, c’est dur ce que je fais, c’est dur !” »
(Roussel, 2004, p. 624). Et le biographe de citer le témoignage d’Édouard Balladur : « Usant de
l’indifférence comme d’une arme », « ramassant toutes ses forces pour assumer pleinement sa
tâche », « il a fait face avec simplicité » (ibid.).
46. Jacques Chirac témoigne ainsi de sa relation avec Georges Pompidou : « Quels que soient les
sentiments que je pouvais avoir, il ne fallait pas les exprimer (…). Ce n’était assurément pas un
homme sur le ventre de qui on pouvait taper » (Péan, 2016, p. 268).
47. Cf. la publication posthume (Gallimard, 2016) des lettres « enflammées » de François Mitterrand
à Anne Pingeot (Lettres à Anne, Journal pour Anne).
48. Un exemple célèbre au-delà de l’hexagone : le fou rire entre Bill Clinton et Boris Elstine (ivre ?)
lors d’une conférence de presse commune en octobre 1995, et dans un contexte pourtant bien tendu
(accords de Dayton pour l’ex-Yougoslavie).
49. Observons que dans les deux exemples précédents, l’émotion a particulièrement retenu l’attention
des médias, preuve qu’elle sortait tout de même des sentiers battus et des routines institutionnelles.
50. À comparer avec la fameuse séquence, sur laquelle nous reviendrons, d’Emmanuel Macron
hurlant, bras écartés et regard au ciel, lors d’un meeting à Paris le 10 décembre 2016 (« Ce que je
veux, c’est que vous, partout, vous alliez le faire gagner parce que c’est notre projet »).
51. Décalage encore entre François Mitterrand et le chanteur Daniel Balavoine sur le plateau
d’Antenne 2, le second exprimant la colère des jeunes dont il se fait le porte-parole, le premier
contraint à demeurer dans son rôle de candidat au sang-froid irréprochable, mais néanmoins attentif
à entendre (et à récupérer) la colère exprimée (19 mars 1980).
52. Empruntons dans le même sens à Jan Plamper cet exemple issu de la vie politique nord-
américaine, et proche du précédent : « Avant l’élection présidentielle de 1972, il était généralement
admis que le démocrate Ed Muskie avait les meilleures chances de battre le candidat sortant
républicain Richard Nixon. Mais après que Muskie apparut comme ayant pleuré en public, il dut se
retirer de la primaire démocrate » (traduit par nous, 2015, p. 279). Muskie tentera en vain de faire
croire que ses larmes étaient… de la neige !
53. Observons quand même, dans certains articles récents revenant sur cet épisode, quelques
jugements plus nuancés : Le Monde reconnaît que, par sa prestation hors du commun, Marcel Barbu
« devient aussitôt l’inconnu le plus célèbre de la campagne » (Le Monde, 22 août 2006). Et la
Nouvelle République de lui trouver quarante ans plus tard un charme chevaleresque :
« Incontestablement, notre préférence va à Marcel Barbu » (30 avril 2007). Cet adoucissement du
verdict peut s’analyser comme indice du changement de perception face à l’expressivité brute des
émotions, condamnées sans appel en 1965, regardées avec sympathie en 2007.
54. Le journaliste Paul Amar paya d’une longue disgrâce d’avoir tourné le débat politique en
dérision : il avait, le 1er juin 1994, ouvert l’échange entre Jean-Marie Le Pen et Bernard Tapie en leur
offrant à tous deux… d’authentiques gants de boxe !
55. Mariette Sineau (2001) note à propos de cet incident : « La retransmission des débats en direct
à la télévision a été, semble-t-il, l’événement fondateur de la popularité [de Simone Veil]. La dignité
avec laquelle elle a fait front aux attaques, seule femme à la tribune (…), lui a acquis durablement
l’opinion » (p. 103).
56. Sur le cas de Marine Le Pen, plus ambivalent, empruntant à la fois au style « pasionaria » et au
« pathos » mais également héritière reprenant à son compte le tempérament « viril » du FN,
voir Boudillon (2005).
57. On appréciera au passage cette métaphore animalière : le « toutou » n’est pas le loup… !
58. Les références animalières méritent bien sûr attention, en ce qu’elles traduisent un certain rapport
aux émotions les plus volontiers naturalisées, l’agressivité en particulier (Bacot, 2003). Le « vieux
lion » n’est pas exactement le « grand fauve »… Dans le documentaire qu’il a consacré en 2006
à Jacques Chirac, Patrick Rotman distingue deux époques : celle du « jeune loup », puis celle du
« vieux lion ».
59. On pourrait ici enchaîner les citations, tantôt antérieures, tantôt postérieures à l’élection. Par
exemple : « Qu’est-ce qu’il y a de plus beau que de faire partager ses émotions ? » (Vivement
dimanche, 15 janvier 2006, cité in Delporte, 2007, p. 434) ; « Mesdames et messieurs, mes chers
compatriotes, je vous ai parlé avec mon cœur » (discours 1er décembre 2009, cité in Mayaffre, 2012,
p. 209). On se souvient aussi du discours de Dakar en 2007, dans lequel les émotions sont valorisées
pour être aussitôt attribuées au continent africain : « Je crois moi-même à ce besoin de croire plutôt
que de comprendre, de ressentir plutôt que de raisonner, d’être en harmonie plutôt qu’en conquête »
(discours de Dakar, 26 juillet 2007).
60. Pour une comparaison avec le « compassionate conservatism » de Georges W. Bush, en référence
aux évolutions de la masculinté américaine, voir Messner (2007).
61. Par exemple cette déclaration du 14 juillet 2001 : « Quand les gens sont agressés, quand les
jeunes filles sont violées, cela n’est plus possible » (cité p. 289).
62. Christian Delporte note par exemple que « toute la communication de [Jean-Pierre] Raffarin
reposait sur l’émotion [et] le discours compassionnel » (Delporte, 2007, p. 432).
63. Pour une comparaison avec les campagnes présidentielles américaines, voir Gingras (2008).
L’auteur note la banalité des « appels à la fierté, à la compassion, au courage, à la crainte, à la
confiance, etc. » (p. 109). Elle montre la capacité des candidats « à disséminer les appels aux
émotions dans la discussion des questions de fond » (p. 109).
64. Le duel télévisé de 1995 entre Jacques Chirac et Lionel Jospin était demeuré courtois, sans
« petite phrase assassine » : il fut jugé terne, ennuyeux, inutile.
65. Débattant face à l’Assemblée du mariage homosexuel, le 5 février 2013, la ministre de la Justice
butte sur les termes « petits bouts » et part d’un long fou rire qui lui vaut applaudissements des
députés et éclat de rire du président Bartolone. Christiane Taubira a aussi fait le buzz lors de sa passe
d’armes avec le député Éric Ciotti : « Si c’était au temps de ma fringante jeunesse, avait-elle répondu
face aux critiques systématiques de celui-ci, j’aurais supposé un sentiment contrarié. Cet hémicycle
tout entier à déjà constaté à quel point je vous obsède (…) avec une constance qui appelle
l’admiration » (23 juin 2015).
66. Voir les ouvrages de Raphaëlle Bacqué (avec ou sans Ariane Chemin), d’Alain Duhamel, de
Franz-Olivier Giesbert, de Pierre Péan, de Catherine Nay… Sur les livres de journalistes, voir Mots
(2014).
67. Voir par exemple le Matignon : rive gauche, d’Olivier Schrameck (2001).
68. Voir par exemple les ouvrages de Bruno Le Maire, Des hommes d’État (2008) et Jours de
pouvoir (2013).
69. 47,3 % : les coulisses d’une campagne (sur Jospin en 1995) ; La prise de l’Élysée (sur 2007), ou
bien la série Élysée 2012, la vraie campagne.
70. François Hollande, dernier jour à l’Elysée, France 3, diffusé le 5 octobre 2017.
71. Sur un registre plus grave, on notera que la tendance à valoriser l’émotion instantanée s’est
exacerbée à la faveur des événements dramatiques que sont les attentats terroristes. Voir les
observations de Julien Fragnon (2011) sur la médiatisation du 11 septembre 2001 : « les affects, écrit-
il, participent d’un jugement sur l’état du monde » (p. 10). Voir aussi l’analyse par Gérôme Truc
(2016) du traitement par la presse des attentats.
72. Le 2 septembre 1985 à Lille, les animateurs demandent à Pierre Mauroy si le Programme
commun peut trouver acheteur à la grande braderie de Lille, ce qu’il pense des imitations d’Yves Le
Coq, et pourquoi son dernier livre se vend moins bien que celui de Rika Zaraï… L’ancien Premier
ministre, qui aura su mettre les rieurs de son côté, termine en chantant « Le p’tit quinquin ».
73. Sur la façon dont des politiques ont pu être déstabilisés face à Laurent Baffie ou Karl Zero, voir
Lochard (2005). L’auteur parle à juste titre de « désinstitutionnalisation de l’espace public » (p. 135).
74. « Quand les larmes ont perlé chez mes invités, je les ai toujours coupées » (Aujourd’hui,
4 octobre 2014). Et l’animateur de Vivement Dimanche de prendre l’exemple de Bernadette Chirac :
« on a fait une pause et on a coupé cette séquence ».
75. Encore que… : dans l’exemple précédent, Arnaud Montebourg, se reprenant, signale aussitôt que
son histoire est « banale », il donne le chiffre des naissances prématurées en France, comme si le
naturel politique revenait au galop pour l’obliger à évoquer le problème public au-delà de son cas
personnel.
76. « L’un des proches de Lionel Jospin estime que l’ancien premier secrétaire du PS est quelque peu
« désarçonné » par l’absence d’« émotivité » de son ministre » (Le Figaro, 4 février 2000).
77. Sur la façon dont certains élus locaux ont su maintenir, en jouant sur les sentiments, leur position
de leadership alors même que la marée noire de l’Erika mettait crûment en valeur leur impuissance
décisionnelle, voir Le Bart (2001).
78. Suite à un attentat, le Premier ministre écrit : « La colère monte en moi alors que je me rends sur
les lieux du drame » ; mais il ajoute aussitôt : « Ma colère ne doit pas rester stérile. Déjà la
concertation s’engage. Avec le président de la République. Avec Jean-Louis Debré qui remet
immédiatement en vigueur le plan VigipirateIl faut combattre » (p. 12).
79. « J’ai l’impression de n’avoir reçu aucune affection de sa part, dans l’enfance (…). Même si
maintenant je sais, je suis persuadée qu’il m’a aimée. » De même sa première femme : « Alain n’est
pas un modèle d’exubérance. Nous avons eu une relation passionnelle, mais quand on vit avec lui, il
ne sait pas comment aimer » (cité par Libération).
80. On se souvient d’Édouard Balladur debout sur une table, se faisant appeler Doudou… Sur
l’opposition, en 1995, entre la symbolique de distance chez Balladur et Jospin, et la symbolique de
proximité chez Chirac, voir Coulomb-Gully (2001).
81. Étant entendu que la mesure des émotions effectivement ressenties par ces derniers face à tel ou
tel politique constitue un angle mort de l’analyse. Pour une tentative visant à évaluer, dans le
contexte américain, les effets émotionnels des discours des présidents Carter ou Reagan, voir Kinder
(1994).
82. « Dominé par des grandeurs de réflexivité et de stratégie, peuplé d’acteurs rompus à la
distanciation corporelle des affects au profit des calculs et des coups, l’espace du politique semble
n’offrir d’autre place pour les sentiments que celle de leur usage tactique et froid » (Olive, 2017).
83. Notons au passage que les journalistes n’ont pas seulement à trancher la question de la sincérité
des émotions exprimées. Ils doivent aussi les interpréter (larmes de joie ? de fatigue ? de
tristesse ?…). L’anthropologue David Le Breton (2004) rappelle les « ambiguïtés qui naissent du
laconisme corporel » (p. 85) ; Le corps « n’est pas un support de sens aussi maîtrisable que le
langage » (p. 85).
84. Un contre-exemple quand même, mais emprunté à la télévision : ce même 29 janvier, Laurent
Delahousse interroge François Baroin au JT de France 2. À la différence de ses collègues de la presse
écrite, le journaliste fait preuve d’une franche empathie à l’égard du candidat fragilisé. Il parle d’une
« émotion qu’on a tous ressentie en écoutant François Fillon aujourd’hui (…). Il a été touché, il a été
heurté (…). C’est rare de le voir comme il a été cet après-midi, à plusieurs reprises, très ému… ». Sur
le site Acrimed, Frédéric Lemaire dénonce un « journalisme émotionnel ».
85. Évoquant dans le New Hampshire « l’avenir de nos enfants », elle réprima un sanglot qui fit
l’objet de longues exégèses dans les médias. « Les gens savent que je peux prendre des décisions,
commenta-t-elle. Mais je veux aussi qu’ils sachent que je suis une vraie personne » (cité par
Christian Salmon, Le Monde, 19 janvier 2008).
86. Le Monde, 8 juin 1991 : « S’adressant à la convention des baptistes du Sud, le président Bush n’a
pu s’empêcher de verser des larmes en public en racontant comment il avait prié pour les troupes
américaines lors du déclenchement de la guerre du Golfe. Devant cette audience de vingt mille
chrétiens conservateurs réunis à Atlanta, M. Bush a expliqué que, « comme beaucoup de gens, je
m’inquiétais de la possibilité de verser des larmes en public ». Jusqu’au jour où, en week-end à Camp
David, il se mit à prier avec son épouse Barbara avant de donner l’ordre à son aviation de bombarder
l’Irak. « Des larmes commencèrent à couler le long de mes joues. Mais notre pasteur me sourit.
Depuis, je ne me préoccupe plus de l’image que je peux donner », a-t-il dit, d’abord avec des sanglots
dans la voix, puis sans retenir ses larmes. Émue, la foule lui a fait une ovation ».
87. À rapprocher évidemment des remarques antérieures sur les maladies « indicibles » de Georges
Pompidou et de François Mitterrand. Le contexte émotionnel n’est à l’évidence plus le même, même
si, c’est vrai, les rôles de député et de président ne sont pas non plus comparables.
88. On voit ici poindre derrière cette formule la nostalgie d’un monde institutionnel « pur », non
contaminé par la logique médiatique, ce qui n’est pas peu paradoxal sous la plume d’un journaliste.
89. En 2009 par exemple, Nathalie Arthaud (Lutte ouvrière) envisage le vote comme occasion de
« dire la colère contre la politique du gouvernement » (Le Monde, 6 juin 2009).
90. Du best-seller de Stéphane Hessel (Indignez-vous !, 2010) au mouvement des « indignés », il y a
place pour une socio-histoire politique de l’indignation (voir Ambroise-Rendu, Delporte, 2008).
91. Non seulement il s’écrie : « je suis blessé » ; mais l’émotion « dite » est aussi « montrée » par le
trouble : bafouillement, lapsus, répétition d’une même phrase, augmentation du volume sonore,
mobilité du regard…
92. « L’épisode de la “saine colère” qui fit exploser [Ségolène Royal] lors du débat face à Nicolas
Sarkozy est à interpréter comme l’expression de l’indignation que peut éprouver un être “inspiré”
(…) et non pas comme un moment de perte du contrôle de soi » (Charaudeau, 2008, p 58).
93. De même François Hollande, toujours en 2012 : « L’équipe de François Hollande est apparue
embarrassée par le succès [de Jean-Luc Mélenchon], le candidat PS souhaitant notamment que la
présidentielle “permette non pas simplement l’expression d’une colère légitime” mais de faire
émerger “une capacité à faire changer le pays” » (La Voix du Nord, 25 mars 2012).
94. On voit au passage Bertrand Delanoë réactiver la norme traditionnelle qui associe le rôle
présidentiel au sang-froid.
95. À rapprocher de ce propos en forme de mise en garde tenu par un proche d’Edouard Philippe
à l’encontre de François Bayrou, éphémère ministre de la Justice plaidant pour le droit à la franchise :
« Quand on est ministre, même les saines colères peuvent être mal comprises » (Libération,
14 juin 2017).
96. Ces mécanismes jouent à l’identique au niveau des élus locaux pour peu qu’on prenne le temps
de les écouter (Faure, 2016).
97. Observons que l’ouvrage paraît chez Ramsay dans une collection intitulée : « Coup de gueule ».
98. On aurait pu prendre l’exemple de cet autre entrant qu’est Jean-Louis Borloo lorsqu’il publie Un
homme en colère (Michel Lafon, 2005).
99. Même souhait de neutraliser l’émotivité chez Ségolène Royal dans son livre programme de 2007
(Maintenant) en forme d’abécédaire. « Je me mets très rarement en colère, écrit-elle, mais l’histoire
du scooter du fils de Sarkozy m’a vraiment énervée » (p. 67). Elle dit en avoir « assez de l’hypocrisie
des politiques » (p. 87). Elle évoque, à l’entrée « Honte », un souvenir d’enfance : « Toute la journée,
cette jupe m’est tombée sur les chevilles. Les enfants tiraient dessus (…). J’ai vu alors l’effet du
groupe face à l’individu fragilisé. C’est une anecdote, mais je comprends la vulnérabilité de l’enfance
humiliée » (p. 155). L’abécédaire se termine sur l’entrée « Zen ».
100. On a déjà évoqué les démonstrations d’expressivité chez des figures comme Alain Juppé ou
Laurent Fabius, souvent considérés comme des hommes d’État froids et distants, et qui surent tous
deux user de l’écrit pour démontrer (ou tenter de démontrer) le contraire (voir supra).
101. Alain Juppé disait ainsi, en 2006, sa passion pour la politique, les gens en général, Bordeaux en
particulier : « On n’analyse pas froidement une passion, même quand on fait de la raison et de la
modération la mesure de toutes choses, comme j’y suis enclin par tempérament depuis que je suis
sorti des turbulences mystiques ou romantiques de l’adolescence. Encore que je ne voie nulle
contradiction entre raison et passion. Je me pique même de pratiquer ces deux vertus à la fois »
(France mon pays, lettres d’un voyageur, Robert Laffont, 2006, p. 26).
102. Quand Ségolène Royal évoque la trop grande sévérité de son père et Nicolas Sarkozy l’absence
du sien, on est également bien loin des émotions exemplaires (amour de la France et des Français)
(Braud, 2017).
103. Voir la singulière tentative de Jean-Luc Mélenchon, le 5 février 2017, pour se dupliquer en deux
meetings concomitants à Lyon et Paris, grâce à la technique de l’hologramme.
104. Voir l’implication d’Emmanuel Macron dans la cérémonie-hommage à Johnny Halliday
(décembre 2017).
105. Philippe Braud (2017) note à juste titre que « la communication sur Internet, les tweets et autres
formes de messages à peu près affranchis de tout filtrage, favorisent la réactivité immédiate dans
l’expression des sentiments ».
106. S’agissant du pouvoir local, Alain Faure (2016) n’est pas loin de conclure en ce sens, en
particulier lorsqu’il mobilise les travaux de l’anthropologue Pierre Clastres.
107. Sous la Ve République, le deuil national fut décrété en deux types de circonstances : les attentats
et la mort des présidents.
108. « Adossé aux stéréotypes de genre, le portrait idéalisé de la recrue paritaire est l’image inversée
du professionnel de la politique » (ibid., p. 41).
109. Michel Barnier évoque une ambiance « conviviale et décontractée ». Frédéric Lefébvre déclare :
« Même les hommes politiques ont le droit de ne pas savoir répondre à des questions. C’est plutôt
honnête de l’admettre ». Rachida Dati, elle, plaide qu’elle ne va pas « changer de tempérament :
j’aime la vie, j’aime rire ».
110. Sandra Vera Zambrano (2012) montre la place importante réservée aux femmes par la presse
people. La fréquence des « unes » consacrées à Ségolène Royal et Rachida Dati constitue
évidemment un indicateur ambivalent de féminisation du champ politique.
111. Erik Neveu (2012) parle de « mauvaise virilité » pour désigner le décalage entre les nouvelles
normes sociales et des formes persistantes d’habitus genré.
112. Avec quand même le risque, on l’a dit à propos de Philippe Séguin, d’être décalé. Simone
Bonnafous (2003) note qu’une certaine forme de masculinité politique, caractérisée par « l’emphase,
la métaphore, l’agression, l’ironie (…) est sans doute aujourd’hui, sinon en voie d’extinction, du
moins en régression » (p. 139).
113. Insistons une nouvelle fois sur la façon dont les médias incitent à de tels « aveux » : Libération
avait ainsi invité plusieurs personnalités du PS à « s’allonger sur le divan ». Dans l’article précité,
une photographie prolongeait l’analogie avec la cure psychanalytique, la maire de Rennes se prêtant
au jeu du portrait sur le divan en position allongée.
114. Dans le même sens : « L’homme politique n’est plus seulement l’avocat de son parti. Il est
requis de produire une mise en scène plus élaborée de son personnage, d’afficher les signes de son
équilibre, d’une aisance personnelle » (Le Grignou, Neveu, 1993).
115. Quels politiques ? Nous avons parlé exclusivement des personnalités qui occupent le centre du
jeu politique, sous le regard incessant des médias. L’analyse n’est à l’évidence pas transposable aux
autres politiques (y compris professionnels) qui exercent leur activité dans d’autres contextes.

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