Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
ISBN : 978-2-200-62265-7
www.armand-colin.com
à Isa, Eloïse, Delphine,
Camille et Corentin
Sommaire
Sommaire
Introduction
Gouverner les émotions, gouverner par les émotions
1. La régulation étatique des émotions
2. L’exemplarité émotionnelle des gouvernants
3. La sanction des émotions déplacées
4. La revanche des émotions
5. Des émotions stratégiques ?
6. Une démocratie émotionnelle ?
Conclusion
Bibliographie
Table des matières
Introduction
Gouverner les émotions,
gouverner par les émotions
Une telle méfiance envers les émotions trouve son origine dans la
philosophie. Chez Platon ou Aristote, des stoïciens à Kant, s’impose l’idée
selon laquelle « l’idéal du citoyen s’accomplit dans une tempérance que ne
doit rompre aucune circonstance. Toute parole émise, toute relation sociale,
s’établit dans la mesure et le contrôle des sentiments » (Le Breton, 2004,
p. 133). On trouve par exemple trace de ces réticences dans les théories
classiques de l’argumentation, largement fondées sur une coupure radicale
entre le registre de l’argumentation rationnelle et celui, infiniment moins
légitime, de l’appel aux émotions (Plantin, 2011). Cette « vision commune
de l’émotion contre la raison » (p. 1) nourrit un idéal : puisque « l’émotion
dégrade le discours » (p. 1), « le discours argumentatif idéal » sera le
« discours an-émotif » (p. 63). Christian Plantin note ainsi que « la théorie
standard des fallacies, dont l’influence reste forte sur les approches
normatives de l’argumentation, semble penser que tout irait mieux dans un
monde enfin rationnel (sinon raisonnable), si l’on pouvait se débarrasser des
émotions » (p. 75).
Les bases d’une sociologie des émotions sont posées. Non, celles-ci ne
surgissent pas forcément spontanément ; non, les émotions ne sont pas
purement individuelles ; non elles ne relèvent pas de la nature humaine.
« S’intéresser à l’histoire des émotions ne veut (…) pas dire promouvoir
une histoire de l’individu, du microscopique, une histoire segmentée »
(Boquet et Nagy, 2015, p. 17). L’exemple utilisé par Marcel Mauss (les
cérémonies funéraires) est évidemment extrême : il est emprunté à une
société traditionnelle, il relève du rituel et donc du collectif. La question est
de savoir si le contre-modèle ainsi construit (l’émotion est culturelle,
sociale, collective, impersonnelle, effet plus que cause) est transposable
à d’autres époques (la nôtre), d’autres sociétés (modernes), d’autres univers
(la politique), d’autres contextes (moins ritualisés). Le texte précédent ne
répond pas à ces questions, mais il ouvre un chantier de recherche sur ce
que l’on appellera aujourd’hui « la construction sociale des sensations »
(Detrez, 2002, p. 93). Chantier de recherche que l’anthropologue David Le
Breton formule ainsi :
« L’affectivité apparaît de prime abord pour le sens commun un refuge de l’individualité, un jardin
secret où se cristallise une intériorité d’où naîtrait une spontanéité sans défaut. Mais si elle s’offre
sous les couleurs de la sincérité et de la particularité individuelle, elle est pourtant toujours
l’émanation d’un milieu humain donné et d’un univers social de valeurs. L’éloignement dans
l’espace, à travers les données ethnologiques, ou dans le temps, à travers l’histoire des mentalités,
souligne les manières changeantes et conventionnelles des émotions » (Le Breton, 2004, p. 131).
Les intuitions de Mauss ne sont donc pas isolées. Durkheim, dans Les
formes élémentaires de la vie religieuse (paru également en 1912), insistait
pour sa part sur la « contagion » des émotions. Il reprend l’exemple des
larmes : « Le deuil, écrit-il par exemple, n’est pas un mouvement naturel de
la sensibilité privée, froissée par une perte cruelle ; c’est un devoir imposé
par le groupe (…). On force parfois les larmes à couler par des moyens
artificiels » (1958, p. 568). Durkheim évoque particulièrement les émotions
liées à la vie collective, celles par exemple d’un leader révolutionnaire
s’adressant à une foule :
« [L’homme qui parle à une foule] a (…) l’impression qu’il est dominé par une puissance morale
qui le dépasse et dont il n’est que l’interprète (…). Or, ce surcroît exceptionnel de forces est bien
réel : il vient du groupe même auquel il s’adresse » (p. 300-301).
Durkheim en conclut qu’« il n’est pour ainsi dire pas un instant de notre
vie où quelque afflux d’énergie ne nous vienne du dehors » (p. 302), ce qui
fait dire à Samuel Lépine que « Durkheim fait apparaître les émotions et
sentiments comme des marqueurs cruciaux de l’influence du social sur les
comportements individuels » (Lépine, 2014, p. 82). L’émotion est une des
voies de l’intégration sociale, un des moyens par lesquels la société
s’impose à chaque individu et le relie à la totalité sociale.
Durkheim introduit une autre dimension, qui est celle de la régulation des
émotions. La société suscite, encadre, formate, mais aussi limite
l’expression des émotions. « C’est l’un des rôles majeurs de la société,
selon Durkheim, que d’octroyer à nos passions une limite symbolique »
(Lépine, 2014, p. 83). En ce sens, les émotions s’inscrivent d’emblée dans
un ordre politique et institutionnel. C’est sur cette base que par exemple
Peter et Carol Stearns (1985) formuleront un programme scientifique
(emotionology) prenant pour objet les normes par lesquelles une société
encourage ou au contraire décourage l’expression de telle ou telle émotion.
Il s’agit de repérer les « facteurs sociaux qui déterminent et délimitent,
implicitement ou explicitement, la manière dont les émotions sont
exprimées » (p. 813), ce qui n’exclut évidemment pas, bien au contraire, de
distinguer entre normes émotionnelles diffusées et expériences
émotionnelles effectivement vécues par les individus (p. 824).
L’héritage wébérien est tout aussi riche. Certes, le fondateur de la
sociologie allemande, soucieux de distinguer « action affective » et « action
rationnelle », a défendu la thèse de la rationalisation croissante des sociétés
occidentales, avec pour corollaire le recul tendanciel des émotions. On
verra que ce modèle a largement inspiré la sociologie de l’État (et des
hommes d’État). On tentera d’en montrer aussi les limites : la
rationalisation de la foi (ascétisme calviniste), de l’économie (capitalisme),
de la culture (science), et du pouvoir politique (État), n’a jamais signifié la
disparition des émotions. Dans le même temps au demeurant, Weber s’est
aussi intéressé aux « communautés émotionnelles », en se référant aussi
bien aux univers politiques qu’aux univers religieux. On sait l’importance
que cet auteur conférait au charisme, à la capacité des leaders (y compris
modernes) à séduire par la magie du verbe, à rassembler autour d’eux des
publics unis par une même émotion.
Ces réflexions suffisent à convaincre de la pertinence d’une approche
sociologique des émotions. « L’univers des émotions (…) est socialement et
culturellement travaillé » (Braud, 1996, p. 48). Comment peut-on espérer
rendre compte des comportements politiques sans faire la part des normes
émotionnelles qui s’imposent aux acteurs ? Les rôles politiques contiennent
à l’évidence une dimension de travail émotionnel (Hochschild, 2017), que
les médias et en particulier la télévision n’ont fait que renforcer. On attend
d’un politique qu’il offre un visage conforme à la situation : tristesse digne
face à un drame collectif, joie à l’occasion des grands événements sportifs,
sang-froid dans l’adversité… Les politiques doivent savoir s’indigner,
sourire, se mettre en colère, ils doivent offrir une façade émotionnelle
conforme. Les métiers politiques exigent (et de plus en plus) un travail
émotionnel qui est au cœur de la théâtralité politique, travail qui
évidemment gagne en efficacité s’il s’accompagne d’une adhésion sincère
au rôle et aux attitudes que celui-ci impose (Hochschild, 1979).
Les sciences sociales, la science politique comme les autres, ont donc fini
par redécouvrir les émotions. On a pu parler d’une nouvelle mode, d’une
sorte d’emotional turn, pour désigner une réorientation brutale, peut-être
à certains égards excessive, sur fond de développement des neurosciences et
des sciences cognitives. Rappelant l’incitation d’un de leurs maîtres, Lucien
Febvre, à « reconstituer la vie affective d’autrefois » (Febvre, 1941), les
historiens furent sans doute les premiers à tenter de saisir les émotions avec
les outils des sciences sociales, à en faire des indicateurs significatifs ou
même des variables explicatives (Plamper, 2015). « Les émotions ont
accédé en une vingtaine d’années au statut d’objet historique légitime,
voire, pour certains, de mode historiographique » (Deluermoz et al., 2013,
p. 155) 3. Cette évolution ne fut évidemment pas propre à la France. Peut-
être parce que le terme anglais emotion est plus large que son équivalent
français, puisqu’il englobe ce que nous appellerions les sentiments (Boquet
et Nagy, 2011), les historiens américains en particulier se sont intéressés
à une large palette de sentiments : « au-delà de l’amour et de la peur,
l’angoisse, la jalousie, la honte, le sentiment de culpabilité, le dégoût et la
tristesse ont reçu l’attention des historiens » (Stearns, 1993, p. 20).
Comment par exemple, et pour se contenter d’un seul exemple indiscutable,
rendre compte des périodes de guerres sans faire la part des peurs, des
haines, des sympathies, des joies qui ponctuent les conflits ?
Étatisation et apprentissage
du contrôle des émotions
« De Norbert Elias à Michel Foucault en passant par Lucien Febvre,
certains auteurs ont montré la relation qui existait entre l’affirmation de
l’État moderne et la transformation des sensibilités, notamment politiques,
dans le sens d’un refoulement, plus ou moins lent, de l’activité émotionnelle
par l’activité intellectuelle » (Deloye, 2007a, p. 46). En prolongeant sur le
terrain de la psychologie individuelle l’analyse wébérienne de la
concentration par l’État du droit de recourir à la violence, Norbert Elias
érige les émotions en objets tout à la fois historiques et politiques.
Restituant l’histoire du contrôle de soi, il entreprend une comparaison
audacieuse entre la société féodale et la monarchie absolue. La première se
caractérise par un éclatement politique qui se traduit, au plan individuel, par
la grande autonomie des seigneurs. Elias évoque leur « liberté d’action »
(1975, p. 191) ; ne dépendant directement d’aucun monarque, ils peuvent
s’autoriser de « brusques sautes d’humeur, survenant sans motif extérieur, et
faisant passer l’homme de la joie la plus débridée à la contrition la plus
sincère » (ibid.). Le sociologue rencontre alors les analyses anciennes de
l’historien Johan Huizinga (2002) mettant en évidence « l’extravagance et
l’émotivité » des hommes du Moyen Âge, ces derniers étant au fond assez
semblables à des enfants. « La Chanson de Roland, observe dans le même
sens Laurent Smagghe, est ainsi traversée par des torrents de larmes »
(2012, p. 383).
Orchestration étatique
et ritualisation des émotions
Les élites sociales luttent pour imposer à l’ensemble du corps social un
modèle de régulation des émotions qui ne se réduit pas à leur répression. La
dimension répressive, sur laquelle on a insisté jusqu’à présent, se double en
effet d’une dimension plus prescriptive : c’est l’autre facette de la
régulation. Car non seulement, comme les remarques précédentes le
laissaient entendre, il n’est guère envisageable de totalement faire
disparaître les émotions ; mais en outre l’État a clairement besoin, pour
affirmer sa légitimité, de canaliser les émotions à son profit, voire d’en
susciter.
Dans son travail sur L’émotion en politique, Philippe Braud (1996, p. 108
sqq.) insiste sur les divers mécanismes de production symbolique qui
permettent l’orchestration et la ritualisation des émotions. Il met en avant le
travail sur le langage, les symboles matériels (icônes, fétiches, totems, par
exemple l’architecture), ainsi que les « pratiques rituelles et cérémonielles »
(p 131). S’agissant par exemple du vote, on citera en ce sens le républicain
Paul Bert : « Il faut inspirer à l’enfant un grand respect quasi religieux pour
ce grand acte de vote (…) si bien que lorsque ce jeune citoyen s’approchera
de la simple boîte en bois blanc déposée sur la table de vote, il éprouve
quelque chose de cette émotion que ressentent les croyants lorsqu’ils
s’approchent de l’autel » (1882). Ainsi l’État parvient-il tout à la fois
à décréter, endiguer, et finalement formater les émotions. Si les régimes
démocratiques modernes n’ont évidemment pas le monopole de cette
production, ils ont peut-être démontré une « aptitude supérieure à gérer,
sans les étouffer, les dynamismes émotionnels qui traversent la société »
(Braud, 1991, p. 15) 18.
À ce stade du raisonnement, on empruntera à Christophe Traïni la notion
de « dispositifs de sensibilisation ». Elle a sans doute plutôt été conçue, on
l’a dit, pour penser l’action des mouvements sociaux cherchant à émouvoir
le public. Mais elle peut s’appliquer aux dispositifs d’État :
« Par dispositifs de sensibilisation, écrit cet auteur, il faut entendre l’ensemble des supports
matériels, des agencements d’objets, des mises en scène, que les acteurs étudiés déploient afin de
susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à soutenir la cause
défendue » (Traïni, 2015b, p. 19).
Et plus loin :
« La peur permet à un groupe d’en dominer un autre (…). J’estime quant à moi que la peur est bien
plus présente aux États-Unis que nous aimons à le croire. J’entends par peur à la fois la crainte des
menaces qui pèsent sur la sécurité physique et le bien-être moral de la population, menace contre
lesquelles les élites se posent en protecteurs, et la peur mutuelle qu’ont les uns des autres les
individus les plus puissants et les moins puissants au sein de la société » (p. 195-196).
Parce que « le moindre effort entrepris pour minimiser les inégalités fait
surgir le (…) spectre du chaos » (p. 220), on peut dire que la peur constitue
un puissant « levier de pouvoir » (l’expression est de Philippe Braud, dans
la préface de l’ouvrage). L’analyse est-elle transposable à toutes les
démocraties occidentales ?
On ne risquera pas à recenser plus avant les émotions d’État 23. Insistons
pour conclure ce point sur le caractère très imparfait du monopole détenu
par l’État. Sans doute est-ce « la fonction du politique que de tenter
d’orchestrer une canalisation, au double sens de « régulation » et de
« définition de l’orientation », de l’affectivité » (Bernard, 2017, p. 168).
Mais la fabrique des émotions est aussi le fait des médias, des entreprises
privées (via par exemple la publicité), des institutions religieuses, des
collectivités territoriales 24, des ONG, des partis politiques (« catalyseurs des
émotions », dit joliment George Marcus) (2008, p. 62) mais aussi, on l’a dit,
des mouvements sociaux dont certains vont précisément chercher
à contester les dispositifs étatiques de sensibilisation. Notre société voit
s’affronter une pluralité de dispositifs et de contre-dispositifs dans une
compétition émotionnelle ouverte. L’affrontement entre partis politiques
peut ainsi s’analyser comme compétition entre grammaires émotionnelles
(Ballet, 2012), chaque parti ayant sa propre façon de manifester ses
enthousiasmes, de conjuguer joies et peines, d’exprimer indignations et
colères… L’État, certes particulièrement armé, ne sort pas forcément
vainqueur de cette concurrence autour du contrôle des émotions. Le cow-
boy Marlboro des publicitaires fait oublier le poumon empoisonné du
ministère de la Santé… On peut parler au mieux de prétention de l’État
à contrôler les émotions. Car que savons-nous de la façon dont les individus
réagissent aux dispositifs de sensibilisation ? Christophe Traïni note avec
prudence que celle-ci, comme toute socialisation, est fonction des publics :
« La performativité des dispositifs, loin de dépendre exclusivement des intentions et des savoir-
faire de ceux qui les mettent en œuvre, résulte de leur aptitude à recouper des sensibilités préalables
que les uns et les autres doivent à leur socialisation respective » (Traïni, 2015b, p. 27).
Comme les politiques, les citoyens peuvent feindre des émotions qu’ils
n’éprouvent pas vraiment, ils peuvent offrir une façade conforme aux
attentes institutionnelles. L’histoire des régimes autoritaires et totalitaires
est riche en foules enthousiastes pour célébrer l’avènement d’un dictateur,
ou éplorées à la mort de celui-ci… Au-delà de la dénonciation de ces
parodies grossières, le chercheur peut-il espérer aller plus loin et évaluer la
sincérité des émotions affichées ? Il est plus facile de recenser les dispositifs
institutionnels de sensibilisation que d’en mesurer les effets réels sur les
individus…
2
L’exemplarité émotionnelle
des gouvernants
Dire que la régulation des émotions est liée à l’étatisation constitue une
hypothèse éclairante mais qui manque de précision. L’État, ce sont d’abord
des individus habilités à agir en son nom. On a évoqué le modèle idéal-
typique du fonctionnaire wébérien contraint à une exemplarité
émotionnelle, preuve du lien très étroit qui unit étatisation et régulation des
émotions. Mais les gouvernants ? Eux aussi sont directement concernés par
les évolutions que l’on vient de rappeler. L’injonction à contrôler ses
émotions s’applique en effet d’abord à eux-mêmes. En tant que classe
dominante (ou fraction de la classe dominante), ils partagent avec
l’ensemble des élites sociales, auxquelles ils appartiennent et dont le plus
souvent ils sont issus, la conviction que les émotions doivent être régulées,
que l’expression brute des émotions menace l’ordre social, et que donc le
peuple doit être surveillé. De ce fait, ils participent à la mise en place des
dispositifs de sensibilisation qui, au cœur des politiques publiques, visent
à encadrer les émotions des gouvernés. D’où un rapport double à celles-ci :
d’un côté les gouvernants doivent être exemplaires au plan de la maîtrise
des émotions ; de l’autre, ils doivent participer à la prescription des
émotions politiquement attendues, ce qui suppose à la fois de les éprouver
publiquement (sous une forme retenue et ritualisée) et de les mettre en
discours. La rhétorique d’appel aux émotions permet, on le verra,
d’exprimer des émotions attendues tout en demeurant ostensiblement
maître de soi. Il nous faudra revenir sur ce paradoxe.
Professionnalisation politique
et contrôle des émotions
Entendue comme « rationalisation des pratiques politiques » (Gaxie, 1996,
p. 53), la professionnalisation politique participe directement de la
régulation des émotions. Au fil du XXe siècle, les gouvernants ont appris
à s’inscrire dans une logique de « transformation des émotions en actions »
(Neveu, 2015, p. 106), quitte à donner l’impression de demeurer insensibles
aux problèmes qu’ils sont censés résoudre. Et c’est sans doute au sein de la
classe politique que « se réalise de la façon la plus achevée le processus de
contrôle de l’expression des affects » (Neveu, 1992, p. 23). De ce point de
vue, l’histoire de la classe politique n’est pas si éloignée de celle de la haute
fonction publique, avec laquelle elle entretient au demeurant des liens qui
n’ont cessé de se resserrer au fil du XXe siècle. Le bon professionnel de la
politique, comme le bon fonctionnaire, agit efficacement en évitant
l’émotivité : il ne se laisse pas guider par les émotions, il masque celles-ci.
Mauvaises conseillères, les émotions sont perçues comme stériles : on leur
préférera l’action rationnelle.
Susciter (éprouver ?)
des émotions exemplaires
Si les gouvernants doivent s’interdire d’exprimer des émotions
individuelles qui viendraient troubler la posture de sérieux dans
l’endossement du rôle, ils peuvent en revanche (ils doivent, même)
s’associer aux émotions collectives si le rôle l’exige. Ainsi doivent-ils
exprimer sous de multiples formes l’attachement affectif à la communauté
nationale, l’amour de la patrie disait-on jadis. Reprenant l’exemple de la
coupe du monde de football, Philippe Braud note la façon dont Jacques
Chirac excella (mieux sans doute que son premier ministre Lionel Jospin)
à symboliser la joie du pays tout entier.
« Le contrôle émotionnel ne signifie pas l’absence d’émotions exprimées en public. Pour les
représentants du peuple, c’est même un devoir politique majeur de se réjouir ou de s’indigner. Mais
à bon escient ! Cela implique d’abord qu’il est prudent de partager le “sentiment unanime” de
l’opinion publique » (Braud, 2007, p. 54.)
Une fois élu, VGE utilise la télévision pour peaufiner son portrait de
président jeune, simple, décrispé. Usant de ce que l’on appellera
ultérieurement la peopolisation, « le président tente de tisser un lien affectif
avec les Français » (p. 283).
Cette timide percée des émotions ne doit pas nous faire perdre de vue la
prégnance du modèle institutionnel classique. Au stade de la campagne
électorale tout particulièrement, il faut certes attirer la sympathie en étant
capable de susciter mais aussi d’exprimer ces émotions cardinales que sont
l’espoir, la peur, la colère et l’indignation, la fierté et l’enthousiasme (selon
la typologie proposée par Philippe Braud, 2017). Mais une fois endossé, le
rôle présidentiel suppose un équilibre à la fois précis et évolutif entre
contrôle de soi et expressivité 33. Où tracer la frontière entre excès de raideur
et manque de retenue ? Georges Pompidou refusera en 1974 de laisser voir
sa souffrance face à la maladie, à une époque où la télévision, très
institutionnelle, était encore « la voix de la France ». Le même Georges
Pompidou, invité par un journaliste à donner sa réaction « personnelle »
suite à l’affaire Gabrielle Russier (du nom d’une jeune enseignante qui
s’était suicidée), répondait par un long silence avant de citer Eluard… et de
lever la séance (p. 189) : l’émotion est bien là, l’homme ne nie pas la
ressentir, mais son silence dit aussi son incapacité à trouver dans le rôle lui-
même les moyens pour la formuler. La contrainte d’exemplarité
institutionnelle déborde encore de beaucoup le droit aux émotions.
Les lois de la communication politique ont évidemment beaucoup changé
depuis cette époque. On abordera ultérieurement les années Sarkozy, qui
marquent un net déplacement de l’économie des émotions ici évoquée.
Mais les exemples précédents suffisent à montrer l’impact de la télévision
sur le rapport des professionnels de la politique aux émotions. Laissons le
dernier mot à Christian Delporte :
« Finis les effets de manche, les envolées lyriques, les vibratos dans la voix qui déclenchent le
frémissement de l’assistance. Désormais, l’émotion passe par la sincérité du regard, le naturel du
geste, l’authenticité du sourire, la franchise apparente du propos d’un homme “comme tout le
monde” qui s’adresse à ses semblables » (p. 454).
La sanction
des émotions déplacées
Une telle stratégie de dénégation, d’autant plus significative qu’elle est ici
rétrospective, conforte l’hypothèse d’une forte stigmatisation des larmes au
sommet de l’État. L’emprise de la norme se desserre tout de même parfois
un peu avec le temps, ainsi lorsque Pierre Mazeaud accepte de confier à des
journalistes (on est en 1994) un souvenir intime concernant Georges
Pompidou. La scène se passe en 1969, et celui-ci est bouleversé par les
rumeurs concernant sa femme (affaire Markovic) :
« Et puis à un moment, j’ai vu, mais très nettement, des larmes couler de ses yeux. Alors je me suis
dit : il est vraiment fatigué ! Mais vous fermez votre gueule quand vous voyez le futur président de
la République qui pleure. Et là-dessus, il me prend le bras avec la main gauche, j’étais installé
à droite dans la voiture. “Ah, mon petit Mazeaud, c’est vraiment trop dur !” Et puis il a continué
à pleurer » (Abadie et Corcelette, 1994).
L’autocensure des émotions personnelles :
l’effacement du second corps
Le contrôle de soi attendu d’un président est d’abord censure des émotions
personnelles, celles qui traversent l’individu président sans être en relation
directe avec sa fonction. Un exemple extrême de cet autocontrôle obligé est
fourni par l’interdiction de dire la maladie et de laisser percevoir les
émotions que celle-ci entraîne. Le président doit se consacrer à sa tâche, il
ne saurait s’émouvoir de son propre sort, si dramatique soit-il. Le masque
de la souffrance ou le rictus de la douleur furent jugés irrecevables par le
président Pompidou et son entourage, de même que les multiples
déclinaisons émotionnelles de la maladie que sont l’irritabilité, la lassitude,
la tristesse… Personne ne devait savoir, personne ne devait deviner, c’eût
été ne pas être à la hauteur de la fonction que de s’y donner à voir affaibli,
diminué, ou même préoccupé. Et les tentatives rétrospectives pour mettre
en relation les difficultés politiques du pompidolisme finissant (teinté
d’autoritarisme) et les sautes d’humeur d’un chef d’État à bout de forces et
devenu irritable ne font que conforter cette stigmatisation des émotions au
sommet de l’État. À la mort du président, on salue sa force de caractère, sa
volonté quasi héroïque de jouer le rôle jusqu’au dernier jour sans rien
laisser paraître 45 : « Son courage était tel, commente un journaliste, qu’on
ne pouvait imaginer une issue tragique aussi rapide » (JT, 3 avril 1974). On
admire le président pour « avoir su cacher sa souffrance ». Le maire
d’Orvilliers, où Georges Pompidou votait, déclare dans le même sens : « Il
a assuré ses fonctions avec un courage exemplaire jusqu’au bout » (ibid.).
Alain Poher parle d’un « haut exemple », Michel d’Ornano de « dignité et
de courage », et François Mitterrand d’en tirer l’enseignement suivant : « Il
est important qu’un homme public offre à son pays cette valeur
d’exemplarité. » Georges Pompidou est exemplaire, selon les commentaires
de l’époque, non pas seulement pour avoir lutté contre la maladie ; il l’est
aussi pour l’avoir masquée et pour avoir dompté en public la souffrance
qu’il ressentait 46.
Confronté au cancer, François Mitterrand adoptera la même attitude que
son prédécesseur, et ce n’est là encore qu’après coup, une fois la vérité
connue, que les commentateurs pourront tout à la fois exprimer leur
admiration pour un homme qui sut être à la hauteur malgré la maladie et
leur inquiétude rétrospective (la fonction présidentielle aurait pu être
affaiblie par les défaillances du « second corps » du président).
Le même mécanisme de valorisation du sang-froid et de stigmatisation de
l’expressivité s’observe de façon symétrique (et sur un mode évidemment
moins dramatique), s’agissant des émotions (positives cette fois) liées à la
passion amoureuse. Le président peut-il être amoureux ? Tomber
amoureux ? Le centrement sur soi associé à la relation amoureuse est
infiniment plus suspect que celui qui résulte de la maladie. Autant celle-ci
procède d’une fatalité qui incite à la tolérance, autant l’amour sera lu
comme coupable entorse au devoir de la fonction. Jusqu’à Nicolas Sarkozy,
tous les présidents s’étaient bien gardés du moindre écart public : ils étaient
mariés, le reste n’étant que rumeur… 47 Par contraste, les critiques qui ont
ponctué la révélation de la liaison entre François Hollande et Julie Gayet
furent sans équivoque : « On ne s’engage pas dans une passion personnelle
[quand on est président] », s’indigne Henri Guaino (in Charbonneaux, 2015,
p. 111) ; de même l’éditorialiste Christophe Barbier : « C’est bien le chef de
l’État qui vit une histoire sentimentale ! C’est bien l’élu des Français qui
semble privilégier le bonheur intime à l’intérêt général ! » (ibid., p 112). Le
scandale est d’autant plus fort que l’émotion ici mentionnée place le
président, selon l’expression consacrée, « sur un petit nuage », alors qu’on
attend de lui qu’il soit en phase émotionnelle avec ceux qu’il représente.
Les mêmes critiques avaient ponctué le fameux « Avec Carla, c’est du
sérieux » par lequel Nicolas Sarkozy avait confirmé sa relation avec Carla
Bruni (8 janvier 2008). À ce modèle déviant du président amoureux (et
devant, de surcroît, gérer les tensions de la relation conjugale brisée, tels
François Hollande avec Valérie Trierweiler ou Nicolas Sarkozy avec
Cécilia) il faudrait opposer, en référence aux périodes antérieures, le modèle
du président marié, conformément à une norme conjugale qui, si elle se
fonde bien sur le sentiment, régule la passion en la diluant dans le long
terme et dans le quotidien. Le modèle catholique et bourgeois du mariage
s’est précisément construit comme forme institutionnalisée de régulation
des émotions, des pulsions, des passions. La longue durée du mariage est
censée apaiser les désordres de la passion et empêcher le surgissement
socialement inapproprié de l’émotion. De ce point de vue, le mariage
bourgeois s’ajuste particulièrement bien à la norme cadrant l’expressivité
présidentielle (cas limite : Barack Obama versant une larme en rendant
hommage à sa femme Michelle lors de son discours d’adieu à la Maison
Blanche en janvier 2017). En s’affranchissant de cette norme, en laissant
supposer une vie affective riche en péripéties, Nicolas Sarkozy et François
Hollande encouraient le risque, aujourd’hui comme hier, d’être perçus
comme habités (et distraits) par des émotions contre-exemplaires.
L’interdiction d’éprouver des émotions par trop personnelles, de celles qui
constituent l’individu et qui ne sauraient donc convenir au représentant
politique, se marque encore, sur un mode sans doute plus anecdotique, dans
l’interdiction d’abuser de l’humour. Le président est définitivement sérieux.
Son sourire exprime un rapport positif au monde, entre optimisme de
principe et courtoisie institutionnelle. Mais il ne rit pas (on cherche en vain
dans l’histoire politique française un exemple de fou rire présidentiel 48).
Peut-il seulement faire rire ? On savait par exemple François Hollande doué
pour les bons mots, souvent aux dépens des autres, conforme en cela à une
tradition française, celle du mot d’esprit, aussi ancienne que la société de
cour. Le bon mot, bien senti, « vachard », est un peu, si l’on se réfère au
modèle éliasien, ce qu’il reste au courtisan qui a dû déposer les armes mais
qui profite d’échapper un instant à la surveillance de ses pairs pour se
libérer de la courtoisie exigée par l’étiquette. Le bon mot n’est certes pas la
bonne blague, il appelle le sourire esquissé plus que le fou rire, en cela il
participe d’une expressivité contrôlée. Mais est-il pour autant compatible
avec le rôle présidentiel ? De Gaulle ou Mitterrand ont su mettre les rieurs
de leur côté en maintes occasions, mais ils ont davantage suscité le rire
qu’ils n’ont ri. La gravité est une composante essentielle du rôle
présidentiel. On se souvient du scandale provoqué par l’accusation faite
à François Hollande de qualifier de « sans-dents » les personnes en situation
précaire… Le président peut ironiser sur ses adversaires, mais il ne peut se
moquer de ceux qu’il représente. Tous les observateurs ont d’ailleurs noté
qu’une fois en fonction, François Hollande (surnommé « monsieur-petites-
blagues » au PS) a renoncé aux bons mots qui étaient sa spécialité. Un
contre-exemple malheureux fut fourni à l’occasion d’un déplacement de
Manuel Valls à Alger (décembre 2013), à propos duquel le président crut
pouvoir plaisanter en disant devant le CRIF (Conseil représentatif des
institutions juives de France) que son ministre était rentré d’Algérie « sain
et sauf », avant d’ajouter : « C’est déjà beaucoup ». Le gouvernement
algérien réagit aussitôt en parlant d’« incident regrettable »… Même levée
de boucliers lorsque François Hollande avait ironisé au Salon de
l’agriculture, en février 2013, sur Nicolas Sarkoy (il répond à un enfant qui
s’étonne de l’absence de ce dernier : « Eh bien tu le verras plus ! »). La
droite s’indigne (« il insulte des millions de Français qui ont voté Nicolas
Sarkozy », selon Nathalie Kosciusko-Morizet)… et les commentateurs de
rappeler que « l’humour est un trait de caractère de François Hollande (…).
Pendant la campagne électorale, [il] avait dû se faire violence et s’interdire
toute blague pour se donner une stature présidentielle. Aujourd’hui, le
naturel semble avoir repris le dessus » (France 24).
Il semble entendu pour VGE que l’émotion n’a pas sa place dans un débat
politique visant à arbitrer un second tour d’élection présidentielle. Mais
dans le même temps, le même VGE affiche ses émotions (« j’ai un cœur »),
ce qui lui permet de jouer sur deux tableaux à la fois, la retenue et
l’expressivité. Personne ne sait si cette stratégie a été efficace : on sait
seulement que son auteur a gagné, mais il est évidemment très approximatif
de lier les deux événements (l’historien Christian Delporte (2007, p. 276)
observe que l’échange n’avait pas à l’époque retenu l’attention de la
presse). On peut en revanche affirmer sans risque d’erreur que ce rappel
à l’ordre vient actualiser l’obligation encore forte à l’époque de s’interdire
toute expression d’émotion, fût-elle rhétorique, quand on occupe (ou quand
on postule à) une position de pouvoir.
Les débats ultérieurs confirmeront la vigueur de cette norme.
L’affrontement ultime doit être « à fleuret moucheté ». Si la tension est
extrême, comme ce fut le cas entre François Mitterrand et Jacques Chirac
en 1988, les coups portés doivent l’être avec sang-froid, à l’exemple de la
glaciale ironie dont fit preuve le président sortant en persistant à qualifier
son interlocuteur de « Premier ministre ». L’apparente courtoisie (« mais
vous avez tout à fait raison, monsieur le Premier ministre ») témoignait très
clairement du climat de haine entre les deux hommes (rappelons que
Jacques Chirac venait de préciser que selon lui, le débat opposait deux
candidats et non un président et son premier ministre). De même la série
d’échanges sur le terrorisme, François Mitterrand exprimant là encore une
colère rentrée suite à l’accusation de laxisme face à Action directe (« Vous
en êtes là, monsieur le Premier ministre, que c’est triste ! » ; « c’est indigne
de vous ! »). Et Jacques Chirac de jouer la carte de la parfaite sérénité :
« Monsieur Mitterrand, enchaîne-t-il avec un grand sourire ironique, tout
à coup vous dérapez dans la fureur. » La tension est à son comble lorsque
est évoquée l’affaire Gorji, au terme d’un échange resté fameux : « Pouvez-
vous contester ma version en me regardant dans les yeux ? » (Jacques
Chirac) ; « Dans les yeux je la conteste ! » (François Mitterrand). Les deux
hommes poursuivent la même stratégie : pousser l’adversaire à bout, le faire
sortir de ses gonds et incarner la sérénité, gage de présidentiabilité.
Indicateur de présidentiabilité, la capacité au contrôle émotionnel est un
critère d’évaluation des personnalités politiques fréquemment mobilisé au
fil des campagnes électorales, qu’il s’agisse de saluer le sang-froid du
candidat que l’on soutient ou de dénoncer l’émotivité déplacée de
l’adversaire. Lorsque Lionel Jospin, en 2002, s’en prend à l’âge de Jacques
Chirac (alors que le débat qui les avait opposés en 1995 avait été jugé très
courtois), il est aussitôt dénoncé (ici par François Fillon) sur le terrain du
déficit de présidentiabilité :
« C’est une attaque personnelle, haineuse, qui témoigne que Jospin n’a pas les qualités nécessaires
pour être président de la République. Elle s’inscrit dans une longue suite de dérapages (…). Jospin
s’est construit un personnage, sérieux, maître de lui, prétendument moderne, et puis, tout d’un
coup, apparaît un autre Jospin, violent, sectaire, idéologue. Les Français ne peuvent pas ne pas
s’interroger : quel est le vrai Jospin ? » (Le Monde, 12 mars 2002).
Jeunes loups
On peut par exemple s’attarder sur le stéréotype du jeune loup. On a déjà dit
de la norme de sang-froid qu’elle profitait aux hommes, les femmes se
trouvant souvent renvoyées à l’émotivité. Mais elle profite aussi aux
hommes âgés, les plus jeunes étant volontiers considérés comme plus
impulsifs. On se souvient du portrait de Jacques Chirac en jeune prétendant
« agité », ne tenant pas en place, impatient d’agir… Dynamisme et
volontarisme furent fréquemment requalifiés, en particulier par ses
adversaires, en impulsivité et en agressivité. Les sondages le disent
ambitieux et autoritaire, ce qui nuit à sa présidentiabilité. L’un de ses
biographes, Franz-Olivier Giesbert (1987), le décrit comme
particulièrement impulsif :
« Ne pouvant supporter l’inaction, il est toujours en mouvement, changeant souvent de disque pour
ne pas lasser, attaquant ses adversaires là où ils ne l’attendent pas, prévenant les coups qu’il rend
au centuple, tout à la fois pressé et pétulant, haletant et hâtif » (p. 337).
Vieux lions
La suspicion d’agressivité frappe aussi ceux que la presse qualifie
volontiers de « vieux lions » 58. Les Le Pen, Frêche, Gremetz, ont fait le
bonheur des médias en s’affranchissant des bonnes manières qui cadrent en
principe la vie politique. Indifférents au scandale, et même sans doute
à bien des égards désireux de le susciter, ils se situent aux antipodes de la
civilité typique des sommets de l’État. Jouant volontiers la carte de la
nostalgie chevaleresque (on retrouve Norbert Elias), ils démontrent au
passage leur relative autonomie par rapport au champ politique.
Dénonciation unanime de la presse, exclusion du parti, voire sanction
pénale… Rien ne peut les ramener dans le jeu. Parce qu’ils sont âgés, en fin
de carrière, solidement implantés à la tête d’un parti (Le Pen au FN) ou
d’un territoire (Frêche à Montpellier), libres surtout de n’être plus candidats
à rien, ils peuvent en toute impunité se laisser aller sans craindre outre
mesure les sanctions. L’hérésie, au sens de Bourdieu, est l’affaire de ceux
qui se savent exclus du jeu et qui n’ont rien à perdre à en dénoncer les
règles ou les illusios. Pour le dire en termes éliasiens : quand la
configuration formée par les acteurs politiques perd en densité, la norme
d’autocontrôle se relâche et les acteurs gagnent en autonomie.
Revenons un instant sur le cas Jean-Marie Le Pen. Son rapport aux
émotions est typique de l’extrême-droite : indignation et colères rythment
ses prestations publiques, selon une conception très machiste qui se situe
à rebours du processus de civilisation/féminisation. Au fil de ses discours,
les thématiques de la violence et de la peur occupent une place centrale, que
la recherche lexicométrique met facilement en évidence (Souchard et al.,
1997). « La tradition du FN, analyse Emilie Née, consiste à présenter un
univers menaçant de toutes parts (…). Le mot insécurité, plastique et
malléable à merci (…) ne peut qu’alimenter les sujets d’angoisse » (2012,
p. 214-215). Hors des plateaux de télévision, Jean-Marie Le Pen ne craint
pas l’affrontement physique : le 30 mai 1997 à Mantes-la-Jolie, à l’occasion
d’une campagne législative, il s’en prend par exemple à la candidate
socialiste (« on en a marre de vous ») et menace un militant anti-FN (« je
vais te faire courir, moi, tu vas voir, rouquin ! »). Rétrospectivement, il
apparaît que si Jean-Marie Le Pen est parvenu à attirer l’attention par ses
excès et des scandales, il n’est pas parvenu à convertir la visibilité ainsi
acquise en présidentiabilité : c’est en tout cas ce que suggère l’expérience
de la présidentielle de 2002 ; c’est aussi ce qu’estimèrent les juges qui ont
considéré, dans l’affaire de Mantes-la-Jolie, que le comportement du leader
du FN, « provocateur et agressif, [était] manifestement indigne d’un homme
politique et président d’un parti » ; avant de conclure : « il doit en
conséquence être sévèrement sanctionné » (Le Monde, 29 septembre 1998).
La leçon semble claire y compris pour sa fille. Marine Le Pen a habilement
renoncé aux dérapages colériques afin justement de paraître plus crédible en
vue de l’échéance présidentielle.
Le cas du député communiste Maxime Gremetz est également intéressant.
Celui-ci a multiplié au fil des dernières années de sa carrière politique les
coups de colère et les esclandres. « Coutumier des coups de sang » (Nord-
Littoral, 24 mars 2011), celui qui se présente alors comme « le seul ouvrier
de l’Assemblée nationale » (ibid.) avait par exemple fait irruption au sein
d’une réunion au palais Bourbon en 2011 et s’en était pris aux personnes
présentes dans la salle. Sous le titre : « Gremetz provoque un esclandre
à l’Assemblée », Le Point (16 mars 2011) raconte :
« Maxime Gremetz s’invite et monopolise la parole pendant près d’un quart d’heure. Il entend
protester contre le pouvoir absolu des membres du gouvernement dont les voitures obstrueraient,
selon lui, l’entrée de l’hémicycle. Il n’hésite pas à lancer des insultes et en est presque venu aux
mains. »
Et plus loin :
« Les marqueurs idéologiques traditionnels (comme l’égalité dans le discours de gauche ou la
liberté dans le discours de droite) ne sont plus utilisés pour activer la disposition passionnelle et
mettre en œuvre la sensibilisation, ils viennent après (…). Le concept s’efface au profit de
l’activation directe de l’émotion par l’évocation de l’événement qui choque ou de la souffrance qui
apitoie » (p. 121-123).
Alain Juppé est conscient de son image : « C’est aussi ma personne : froid,
technocrate, arrogant, tout y passe » (p. 22). Il se dit « réservé » (p. 43) puis
ironise :
« Vais-je à cinquante ans commencer à expliquer et à démontrer que je suis moins technocrate
qu’on ne le dit (…). Que je suis capable d’émotions, que ma fille Clara me rend fou de bonheur ? »
(p. 43).
Sans renoncer à affirmer que le sang-froid fait l’homme d’État 78, Alain
Juppé bouscule pourtant le modèle classique de parfaite adéquation entre
l’individu et le rôle. Il y a un autre Alain Juppé, dont le second corps est
disponible aux émotions. À l’approche de l’élection présidentielles de 2017,
la stratégie de correction d’image s’amplifie et se systématise. Cette
nouvelle image apparaît en toute clarté dans le livre publié par la journaliste
Gaël Tchakaloff sous le titre Lapins et merveilles (Flammarion). Parce que
le portrait d’Alain Juppé n’est pas, comme dans le livre précédent, un
autoportrait, il convainc davantage les commentateurs. « Un Juppé peut en
cacher un autre », titre par exemple Libération (6 avril 2016), qui salue le
« voyeurisme joyeusement assumé » par cet « anti-livre politique » :
« Difficile, après cette plongée dans son intimité familiale, de ne voir en lui que l’éternel surdoué,
sans passion ni émotion, que ses compagnons gaullistes avaient surnommé “Amstrad”, marque
leader d’ordinateurs PC à la fin des années 80. On l’imaginait baignant dans un environnement
plutôt conformiste et coincé, on le découvre à la tête d’une tribu originale, décomplexée… »
Larmes de crocodiles ?
On n’en finirait plus de dresser l’inventaire des larmes versées par les
professionnels de la politique ces dernières années. Un détour par les États-
Unis est peut-être ici utile car c’est sans doute là-bas que le processus de
banalisation a été le plus précoce. On vient d’évoquer les larmes d’Obama
le 5 janvier 2016, suite à l’assassinat d’enfants (« Every time I think about
these kids, it gets me mad »). On se souvient peut-être aussi de celles de
Hilary Clinton en 2008, toujours à propos d’enfants 85. Mais ces larmes
filmées en gros plan ne sont que l’aboutissement d’une longue série ouverte
par Georges W. Bush, « a president who again and again cried in front of
the camera » (Plamper, 2015, p. 279) 86. Le 11 janvier 2007, lors d’une
cérémonie en l’honneur d’un soldat tué, le président Bush déclare : « I do
a lot of crying in this job. I’ll bet I’ve shed more tears than you can count,
as president » (cité in Plamper, 2015, p. 280). Ou bien encore : « J’ai
l’épaule de Dieu pour pleurer, et je pleure beaucoup » (cité par Christian
Salmon, Le Monde, 19 janvier 2008). Jan Plamber insiste sur le fait que le
président Bush ne sera pas sanctionné pour ces écarts lacrymaux, bien au
contraire, à la différence du candidat Edmund Muskie déjà évoqué (1972) :
« Cela n’entama en rien sa popularité. Qu’est-ce donc qui a changé entre Muskie et Bush ?
Pourquoi Muskie fut-il considéré comme faible et peu fiable pour avoir pleuré, alors que Bush
non » (traduit par nous, Plamper, 2015, p. 280).
Larmes à l’Assemblée
Dans le premier cas, la norme de sang-froid s’impose encore fortement, les
larmes ne peuvent être qu’exceptionnelles, et elles font forcément
événement. L’exemple le plus connu est celui des larmes versées par
Christine Boutin le 2 décembre 1998 à l’occasion des débats sur le PACS.
Avec le recul, on peut dire que ces larmes ont plutôt profité à l’intéressée :
elles lui ont conféré une visibilité médiatique nouvelle, elles lui ont permis
d’accéder aux médias et aux maisons d’édition (surfant sur l’affaire, elle
publie chez Plon en 1999 : Les larmes de la République), ce qui à terme
conduira à la formation d’un parti politique (le parti chrétien-démocrate),
à l’expression d’une ambition présidentielle (elle est candidate en 2002 et
obtient 1,19 % des voix), et à la responsabilité de ministre du Logement.
N’accordons certes pas de vertus miracles aux seules larmes, même s’il est
évident qu’elles ont contribué, parmi d’autres choses évidemment,
à conférer à Christine Boutin le statut de « personnalité politique ».
Observons en revanche la façon dont cette montée en notoriété s’est
effectuée : les larmes de Christine Boutin ont leur origine dans les propos
incisifs (blessants peut-être) du Premier ministre Lionel Jospin, celui-ci
dénonçant la droite pour s’être choisie une porte-parole « marginale » et
« outrancière » (Christine Boutin n’est pas nommée). Furieuse, l’intéressée
laisse éclater sa colère dans l’Hémicycle puis auprès des journalistes
(« Puisque je suis une marginale… »), obtenant bien sûr le soutien de sa
famille politique (Patrick Devedjian dénonce un gouvernement qui
« s’affole »). Mais les députés de gauche répliquent. Pour ce faire, ils
réactivent la norme excluant l’émotion : Alain Bocquet déclare souhaiter
que les députés puissent « travailler sérieusement », ce qui suppose d’
« arrêter le spectacle ». La réaction de la députée PS Véronique Neiertz est
particulièrement violente. Elle dit ceci à propos de Christine Boutin :
« Sa réaction personnelle de fondre en larmes est malheureusement totalement inadaptée au monde
de la politique. Il vaudrait mieux qu’elle fasse autre chose » (JT FR3, 2 décembre 1998).
Larmes de défaite
Les larmes surgissent également (et même sans doute plus volontiers) en
contexte non institutionnel. Les exemples abondent de larmes versées suite
à une défaite électorale, à une démission obligée, à un échec politique quel
qu’il soit. Visibilité accrue des personnalités politiques traquées par les
médias au plus près de leurs expressions corporelles ? Sans doute. Mais on
doit aussi faire l’hypothèse d’une moindre stigmatisation. Les larmes de
Ségolène Royal, de Martine Aubry, de Jean Lassalle, d’Arnaud
Montebourg, et même de François Fillon, pour se contenter de quelques
exemples récents, ne sont pas retournées contre leurs auteurs, en tout cas
pas systématiquement. Sans accuser les intéressés de cynisme stratégique,
on peut faire l’hypothèse d’une moindre régulation dans un contexte de
visibilité croissante, les deux phénomènes convergeant pour contribuer à la
recevabilité des écarts lacrymaux. Les larmes politiques se banalisent, ce
qui fait dire à l’historien Christophe Prochasson :
À
« À l’inverse du constat que Roland Barthes avançait il y a une trentaine d’années dans les
Fragments d’un discours amoureux, selon lequel nos sociétés condamneraient l’usage des larmes, il
semble au contraire que le flot lacrymal n’ait cessé d’enfler depuis » (Prochasson, 2008, p. 104).
Cet article résume toutes les réactions désormais possibles face aux larmes
des politiques : on peut d’abord observer froidement, comme le fait l’auteur
de l’article, que les larmes font événement, elles attirent l’attention (« ses
larmes ont eu mille fois plus de succès que sa candidature ») ; on peut
ensuite, sur cette base, douter de leur sincérité : ne sont-elles pas un moyen
de se faire valoir ? (« Si c’est simulé, c’est lamentable »). On peut encore,
en référence au système normatif traditionnel, dénoncer les larmes chez
quelqu’un qui a postulé à la fonction présidentielle (« Ce n’est pas digne
d’un candidat au poste de chef de l’État »). Mais on peut aussi, tout
à l’inverse, juger ces larmes authentiques et les mettre au service de l’image
de la candidate (« Une humanité qu’on aimerait voir plus souvent »).
L’intéressée, elle, tente de dés-individualiser son émotion (« Pour tous ceux
qui m’ont soutenue, c’est très dur ») pour donner à ses larmes une
dimension collective, sinon exemplaire.
Pleurer les soirs de défaite politique n’est certes pas devenu la norme.
Mais c’est désormais une posture possible. Preuve que les larmes de
Ségolène Royal sont prises au sérieux, François Hollande, loin d’en sourire
ou d’y voir un signe de fragilité, déclare comprendre « la déception » de son
ancienne compagne. Il ajoute : « Qu’elle sache que nombre de ses idées
sont aujourd’hui partagées par tous » (Le Figaro, 3 avril 2014). Battue aux
législatives de 2012 à La Rochelle, la même Ségolène Royal surprend
pourtant les commentateurs par son sang-froid :
« Ceux qui s’attendaient à [la] voir effondrée (…) en furent pour leur frais. Que son regard fut un
peu perdu, son sourire un peu figé, et sa gorge un peu sèche, il ne pouvait en être autrement. Mais
cela n’alla pas jusqu’aux larmes » (Le Monde, 19 juin 2012).
Saines colères ?
Comme les larmes, et sous la même condition d’authenticité, la colère
a gagné en visibilité, en recevabilité, et même en légitimité, à mesure
qu’elle se banalisait. Il est classique de voir des politiques reprendre à leur
compte la colère de ceux qu’ils doivent représenter : colère des buralistes,
colère des agriculteurs, colère des enseignants… La représentation
démocratique est fondée sur la capacité des élus à entendre les colères et
à distinguer entre celles qui sont fondées et celles qui sont illégitimes ou
factices. On ne sera donc pas surpris que les politiques usent du mot
« colère », et même qu’ils reprennent la chose à leur compte. Ils partagent
la colère de leurs représentants, et ils la disent. Ce faisant, ils contribuent
à réguler cette colère. Car d’une part ils lui donnent un débouché politique
possible, par exemple le « vote de colère » 89 ; et d’autre part ils la réduisent
à une rhétorique, quand la colère menace de se décliner en un violence qui
peut n’être pas seulement verbale. Selon cette logique de régulation, les
politiques n’ont pas à exprimer eux-mêmes leur colère, ce serait malmener
la norme de pacification du champ politique. On a déjà montré que les
écarts sur ce terrain étaient violemment sanctionnés, y compris par la justice
(Jean-Marie Le Pen, Maxime Gremetz). Tout au plus les politiques doivent-
ils être à l’écoute de l’expression des « indignations » 90.
L’indignation rhétorique
Les choses évoluent pourtant. Certes, la violence pure demeure taboue.
Mais entre la simple mise en mots et le dérapage violent, il existe toute une
gamme de positionnements intermédiaires, par exemple le fait de laisser
s’exprimer sa colère par des marqueurs linguistiques ou péri-linguistiques
qui débordent le simple contenu discursif (hausser le ton, faire de grands
gestes, couper la parole…). Ces dérapages plus ou moins contrôlés sont-ils
recevables ? Où est le point d’équilibre entre l’hyper-contrôle de soi qui
peut être interprété comme indifférence, incapacité à s’indigner,
insensibilité aux malheurs du monde, et l’excès de réactivité, qui risque
d’être lu comme incapacité à se contrôler ? Ici encore, les commentateurs
s’efforcent de démontrer qu’ils ne sont pas dupes des postures : certaines
colères affichées ne sont-elles pas mises en scène pour impressionner ?
Le Monde du 26 mars 2010 titre par exemple sur « la fausse colère de
Nicolas Sarkozy sur l’agriculture ». Le président dit s’opposer à toute
réforme de la PAC : « Cela ressemble à une déclaration de guerre ». Mais
tout laisse penser, toujours selon Le Monde, qu’il s’agit d’abord pour
l’intéressé de « récupérer les voix de la France rurale ». Dans Les Échos
(11 octobre 2015), Cécile Cornudet ironise sur « la “colère”, le nouveau
chic politique » : « François Hollande, Nicolas Sarkozy et même désormais
Alain Juppé n’ont plus que le mot “colère” à la bouche ». Colères de
circonstance ? Le lien entre expressivité et stratégie électorale semble en
tout cas une évidence pour les commentateurs.
Comme les vraies larmes, la colère trahit une authenticité qui semble
attestée par son incongruité même. Taboue selon la logique institutionnelle,
elle est synonyme d’écart et contribue forcément à marginaliser son auteur.
Mais précisément : étant présumée contre-productive, elle confère à celui
qui s’y abandonne une présomption de sincérité et d’absence d’arrière-
pensées stratégiques. Le problème est évidemment que cette présomption
d’authenticité et de désintéressement procure à l’intéressé un bénéfice
symbolique… qui annule l’équation précédente. L’expressivité singularise
par l’écart, mais elle n’est plus forcément source de scandale. Bien pensée,
bien dosée, utilisée à bon escient, la colère peut être politiquement payante,
elle peut singulariser et même distinguer sans scandaliser. Elle ne saurait
donc être incontrôlée, le politique devant tenir ses nerfs ; mais elle ne doit
pas non plus être calculée, l’authenticité conditionnant sa recevabilité. C’est
donc finalement très stratégiquement que le politique devra apparaître
« hors-de-lui ».
La colère politique n’est jamais aussi légitime que lorsqu’elle trouve sa
source dans la dramatisation des problèmes que les politiques doivent
prendre en charge : c’est la « saine colère », celle qui ne saurait, sauf à être
complice du malheur constaté, être tue. On pourrait parler de colère par
délégation pour désigner cette figure classique du débat politique que l’on
a déjà souvent évoquée. On tient là sans doute un des critères permettant de
définir le populisme, qu’il s’agisse de l’extrême-droite (Le Pen ou Trump)
ou de l’extrême-gauche (Mélenchon ou Chavez).
Une seconde forme de colère potentiellement légitime s’inscrit dans le
débat politique lui-même. Elle consiste à dénoncer l’adversaire lorsque le
comportement de celui-ci dépasse les bornes du combat politique ordinaire.
La corruption, le mensonge manifeste, la trahison, les coups bas, les
dérapages… les occasions de se mettre en colère ne manquent pas, qui
suscitent parfois des montées de tension, la colère appelant la colère. Mais
la légitimité de cette colère-ci est moindre que celle de la précédente : le
combat politique suppose de garder son sang-froid, de ne pas en faire une
affaire personnelle, de taire les querelles d’ego.
Il arrive fréquemment que cette forme de colère fusionne avec la
précédente, ce qui permet de la légitimer. C’est l’exemple, déjà évoqué, de
la colère de Ségolène Royal lors du duel avec Nicolas Sarkozy en 2007.
Cette colère est suscitée à la fois par la situation vécue par les parents
d’enfants handicapés et par le reproche fait au gouvernement sortant d’avoir
interrompu les programmes à destination des familles concernées.
Analysant les « épisodes éruptifs » dont on devine qu’ils sont « plus ou
moins espérés par le public des téléspectateurs », Hugues Constantin de
Chanay et al. (2011) reviennent sur celui de la saine colère revendiquée par
Ségolène Royal. Utilisant les outils de l’analyse interactionnelle, les auteurs
insistent sur la différence entre l’émotion dite, dénotée (Ségolène Royal
répétant : « je suis en colère ») et l’émotion montrée (à aucun moment elle
ne bafouille, ne hausse le ton, ne se trouble…). Ils sont de ce point de vue
frappés par le « calme syntaxique » (p. 35) dont fait preuve la candidate
socialiste. Par comparaison avec par exemple la colère d’un Philippe de
Villiers hors de lui face aux journalistes de LCP (Le temps de choisir,
4 avril 2007) qui ironisent sur son look « vieille France » 91, on a clairement
« d’un côté une colère pas forcément “feinte” mais délibérée et contrôlée, et
de l’autre un véritable bouleversement émotionnel que le sujet ne parvient
pas à contrôler » (p. 43). Le contexte n’est certes pas le même : Ségolène
Royal joue sa présidentiabilité, pas question pour elle d’activer le stéréotype
de la femme hystérique, comme l’y incite un Nicolas Sarkozy surjouant de
son côté le calme et le sang-froid (« pour être président de la République il
faut être calme »). L’émotion exprimée (« dite ») est un juste milieu entre
froideur et émotion montrée 92, mais au risque d’alimenter le procès en
inauthenticité, puisqu’elle ne présente aucun des « symptômes » de
l’émotion vraie. Ce sera donc au téléspectateur d’interpréter, puisque au
final « les émotions ne sont pas démontrables » (p. 32). Au total, cette
colère de Ségolène Royal est fragilisée par un soupçon d’artificialité (si elle
avait été vraiment en colère, cela se serait vu), alors même que son objet est
légitime.
La télévision joue habilement de la colère comme des autres émotions.
Restituant l’histoire de « l’indignation à la télévision française », Isabelle
Veyrat-Masson (2008) montre que les politiques ont longtemps été les
témoins ou les cibles de l’indignation, plus souvent en tout cas qu’ils n’en
furent les sujets. François Mitterrand témoin de la colère du chanteur Daniel
Balavoine (1981), Jean Royer cible de l’indignation de Maurice Clavel
(1971)… : le décalage est net entre le contrôle de soi auquel sont astreints
les politiques et la colère qui s’empare de leurs bouillants interlocuteurs.
Cette dissymétrie s’observe-t-elle toujours ? Les colères de Jean-Marie Le
Pen, puis de sa fille Marine, les philippiques de Jean-Luc Mélenchon sont
savourées avec gourmandise par des médias qui savent que la colère fait
l’audience. Les tribuns qui jouent de l’indignation sont, comme on dit, de
bons clients pour des médias désireux de dépasser la langue de bois et de
jouer la carte de l’authentique. Au risque d’entretenir des polémiques plus
ou moins artificielles, les journalistes contribuent à conférer aux politiques
les plus disposés à l’indignation un capital de visibilité qui est aussi un
capital politique. C’était vrai pour Georges Marchais, Arlette Laguiller,
Jean-Marie Le Pen ; ça l’est plus que jamais pour Jean-Luc Mélenchon,
dont les colères sont perçues comme sincères. Certains amateurs n’hésitent
pas à provoquer les politiques pour les faire sortir de leurs gonds : questions
gênantes, allusions à un passé peu glorieux, et d’une façon général goût de
la polémique… Le politique doit faire le spectacle.
Le dispositif mis en place autour de Laurent Ruquier dans On n’est pas
couché illustre bien le goût des médias de grande écoute pour les émotions
fortes. L’objectif est clairement de faire réagir les politiques bien au-delà
des traditionnels discours d’indignation. L’animateur et les chroniqueurs qui
l’accompagnent cherchent la provocation, à l’image d’Éric Zemmour
interrogeant le 23 septembre 2006 Bernard Kouchner sur sa proximité avec
Nicolas Sarkozy. L’ancien ministre de François Mitterrand traite le
chroniqueur de « pauvre pomme » avant de carrément se fâcher (« qu’est-ce
que c’est que ces procès d’intention de merde ? »). L’effet médiatique est
garanti : il s’est, du point de vue des professionnels des médias, passé
quelque chose. La logique du débat contradictoire suffit parfois à faire
naître indignations et colères croisées, comme lors de la confrontation entre
Daniel Cohn-Bendit et François Bayrou, le 4 juin 2009 (A vous de juger,
France 2). Le premier s’indigne que le second ait osé l’accuser d’avoir fait
l’apologie de la pédophilie (« je trouve ça ignoble de ta part ») ; réponse de
Bayrou : « je trouve ignoble, moi, d’avoir poussé et justifié des actes
à l’égard des enfants ».
Téléphones brisés, crises de nerfs aux dépens des collaborateurs les plus
proches, Philippe Séguin attire la sympathie, mais on voit poindre, dans les
hommages qui lui sont rendus, un regard critique. Ainsi dans la bouche de
Bernard Accoyer, président UMP de l’Assemblée, qui salue « un talent
incomparable, des convictions extrêmement fortes et un caractère
extrêmement attachant même si ce caractère était l’objet de courroux aussi
brusques qu’inattendus » (La Charente libre, 8 janvier 2010). De même
Nicolas Sarkozy (alors président) termine-t-il son hommage par une
interrogation (« Cher Philippe, t’es-tu vraiment senti un homme politique ?
L’as-tu jamais été ? ») qui suggère un désajustement émotionnel (« Nous
nous étions habitués à ta voix, à tes grands éclats de rire, à tes cris de colère,
à ton regard, à ton sourire »). Le panache associé à la figure de Philippe
Seguin, son caractère entier, la sincérité de ses emportements, tout cela
emprunte à la nostalgie chevaleresque au sens de Norbert Elias. On salue un
homme authentique et donc attachant, mais on suggère aussi que les
premiers rôles lui étaient inaccessibles par incapacité à composer, à faire
bonne figure, à porter le masque exigé de l’institution. Philippe Séguin était
imprévisible, cela faisait son charme, mais il a au final échoué dans son
aspiration à jouer les premiers rôles 95.
Émotions de papier
Les développements précédents ont montré que si les émotions pouvaient
constituer un gisement de légitimité pour les personnalités politiques
attachées à paraître vraies et authentiques, leur mise en scène se heurtait
à l’exégèse ironique, voire critique, des commentateurs. D’où la tentation
de prendre soi-même la plume pour dire ses émotions présentes et passées,
pour en affirmer avec force la sincérité, et pour en régler avec précision
l’intensité. Le livre politique constitue ici un matériau de première
importance, par la place qu’il occupe, plus centrale que jamais, au cœur de
la vie politique (Le Bart, 2012). Une analyse des contenus publiés permet
de conforter quelques-unes des hypothèses précédentes, à commencer par
celle-ci, centrale : les signataires (peu importe ici qu’ils ne soient souvent
que partiellement auteurs) développent des stratégies éditoriales de
présentation de soi qui font la part de plus en plus belle aux émotions
individuelles. Les Mémoires de guerre du général de Gaulle, on l’a déjà dit,
ne débordaient jamais des figures imposées de l’exemplarité émotionnelle,
alors même que le contexte dramatique se prêtait à l’émotion ; la même
propension à la retenue se retrouvera par exemple dans Démocratie
française (1976) de Valéry Giscard d’Estaing ou bien dans les ouvrages par
lesquels Jacques Chirac amorce sa campagne de 1995 (Une nouvelle
France, 1994 ; La France pour tous, 1995). Il est clair à cette époque que la
montée en présidentialité s’accompagne d’une intensification du contrôle de
soi. Au moment de parler à la France depuis l’Élysée (que la fonction soit
occupée ou simplement postulée), il faut n’être habité par aucune émotion
autre que celles qui signifient (et de façon euphémisée) l’amour de la
France, de la nation, de son histoire et de sa culture.
Une illustration de cette retenue peut être empruntée à un ouvrage de
Pierre Mendès France, Choisir, publié en 1974 chez Stock. L’intéressé ne
s’inscrit certes pas dans une logique présidentielle, mais il fait référence
pour une partie de la gauche. Choisir est un livre d’entretiens avec Jean
Bothorel. Celui-ci écrit en introduction à propos de l’ancien président du
Conseil :
« Il ne se livre pas facilement et je n’ai jamais pu – ou su ? – forcer certaines frontières. Le
bonheur ? Est-il heureux ? Quelles sont les empreintes autres que politiques, au sens le plus large
de ce mot, qui ont comblé ou meurtri son cœur ? Ici, le rideau tombe. Pudeur, discrétion, refus
volontaire de ne jamais trop confondre l’homme public avec l’homme privé ? Tout cela,
certainement. (…). Il reste d’une génération qui se réserve… » (p. 8).
Le contraste est frappant avec les ouvrages contemporains, qui eux au
contraire regorgent d’épisodes émotionnels plus ou moins corrélés aux rôles
institutionnels. Ces ouvrages convergent pour précipiter la construction
idéalisée d’un politique volontiers travaillé par l’émotion, celle-ci étant
compréhensible à défaut d’être toujours exemplaire. Ainsi des émotions
fondatrices liées aux premières expériences politiques, soit en référence aux
grands événements nationaux (guerre d’Algérie, mai 68, 10 mai 1981…),
soit en référence aux chocs biographiques (rencontre avec une personnalité
politique, première campagne…) 96. Ainsi également des émotions plus
contemporaines liées au combat politique, mises en avant comme pour
mieux restituer l’intensité de l’engagement. C’est par exemple la joie de
Dominique Voynet élue députée en 1997, et comme emportée par le
bonheur de ses supporters :
« La rue est noire de monde joyeux, bruyant, heureux. Je suis assaillie de toutes parts, happée,
embrassée. Maria, Cathie, Yves, Véro, Isa, Marc, Didier… Ils sont tous là. Pierre Tournier, qui était
mon suppléant en 1993, a la larme à l’œil. Il pleure et rit à la fois. André Vauchez, toujours si
austère, me tombe dans les bras (…). Je suis heureuse de reconnaître dans la foule les visages de
ceux auxquels je dois cette victoire » (Voix Off, Stock, 2003, p. 29).
L’émotion est aussi, bien sûr, celle de la défaite. C’est par exemple Marie-
Noëlle Lienemann racontant son 21 avril 2002 :
« Ce 21 avril 2002, au soir de cette défaite impossible, les larmes n’arrivent pas à sortir. La peine et
la rage sont plus profondes. La solitude prend le pas sur l’espérance » (Ma part d’inventaire, 2002,
p. 15) 97.
Et plus loin :
« Les épreuves n’ont jamais, jamais submergé le bonheur et la force que j’ai éprouvés à nous
retrouver, chaque soir différents, chaque soir plus enthousiastes, chaque soir plus généreux. J’ai
souffert avec vous cruellement de la défaite, forcément. Je veux un jour fêter nos retrouvailles »
(p. 310).
La représentativité émotionnelle
Quand l’émotion compense la distance
gouvernants-gouvernés
La démocratie représentative repose sur un principe simple à énoncer mais
très difficile à mettre en œuvre : les élus sont habilités à décider à la place
des citoyens parce qu’ils entretiennent avec eux un rapport de proximité, ce
qui garantit que les décisions prises tiendront compte des attentes et des
intérêts du peuple. Les difficultés surgissent au moment de définir plus
précisément cette nécessaire proximité entre gouvernants et gouvernés. Le
mécanisme de l’élection suffit-il à l’établir ?
Les élus ont toujours eu à cœur de jouer sur plusieurs tableaux en même
temps. Outre la symbolique de l’élection elle-même, ils ont invoqué la
représentativité sociologique et la proximité physique. Dans le premier cas,
il s’agissait d’adoucir le clivage gouvernants-gouvernés en mettant en avant
les traits communs aux deux groupes. Ainsi les représentants des milieux
populaires ont-ils toujours été attentifs à se doter, au prix parfois de
quelques acrobaties rhétoriques, d’une origine populaire (origine sociale ou
profession d’origine). De même la présence des femmes en politique a-t-
elle été facilitée par la dénonciation du scandale que constituait leur quasi-
absence des assemblées élues, alors-même qu’elles représentent la moitié
de la population. Et ainsi de suite pour les minorités dominées, visibles ou
non, qui ont beau jeu d’établir une corrélation entre le sort qui leur est fait
et leur exclusion de la classe politique. La question de la représentativité
sociologique a gagné en acuité à mesure que la politique se
professionnalisait et donnait naissance à un groupe (la « classe politique »)
socialement très typé du fait de son origine sociale, de son parcours
scolaire, de son mode de vie, et du prestige associé aux rôles institutionnels.
Comment alors compenser le décalage constaté entre élites politiques et
société ?
Un second moyen de légitimer la démocratie représentative consiste
à jouer la carte de la proximité physique entre gouvernants et gouvernés,
celle-ci compensant en quelque sorte une distance sociale perçue comme
insurmontable. La proximité physique suppose des contacts directs entre
gouvernants et gouvernés (Le Bart, Lefebvre, 2005 ; Rosanvallon, 2008).
La problématique est ancienne et classique : elle nourrit le rituel des
voyages présidentiels, eux-mêmes héritiers des tours de France accomplis
par les monarques, comme celui des audiences, des bains de foule et des
déplacements « sur le terrain ». À chaque fois se trouve sollicité un
imaginaire de la présence physique qui, dans une perspective
anthropologique, pourrait suggérer des rapprochements audacieux (la
poignée de main présidentielle comme toucher des écrouelles ?). La
présence « réelle » a d’autant plus de valeur qu’elle demeure
exceptionnelle, distinctive, par opposition à cette fausse présence qu’est la
présence par média interposé. Comme toutes les personnalités « visibles »,
les politiques savent jouer de cette économie symbolique de la rareté : les
voir « en vrai », ce n’est pas la même chose que de les voir à la télévision.
On insistera ici sur la façon dont la rencontre physique peut suffire
à suspendre, subrepticement sans doute, la distance sociale. N’en va-t-il pas
de même avec cette autre forme de représentativité symbolique qu’est la
représentativité émotionnelle ?
Elle complète la précédente en postulant une proximité fondée sur
l’empathie, sur le fait d’éprouver les mêmes émotions. « La posture
compassionnelle adoptée par les candidats à l’élection présidentielle, note
ainsi Myriam Revault d’Allonnes (2008, p. 39), répond à l’attente de la
ressemblance ». La légitimité de l’élu ne repose plus sur le fait que le
gouvernant occupe la même position sociale que le gouverné (étant un
professionnel de la politique, il ne peut plus développer une telle
prétention) ; elle ne repose plus seulement sur une présence physique qui
trouve rapidement sa limite dans le fait que le politique n’a pas le don
d’ubiquité 103 ; elle repose en revanche volontiers (et de plus en plus) sur
une affinité émotionnelle qui fait oublier la distance sociale et qui, parce
qu’elle se prête au jeu de la médiatisation, fait l’économie de la présence
physique. Marion Ballet observe que « les campagnes électorales sont des
périodes particulièrement propices à l’activation d’émotions » (Ballet
2014a, p. 6) : mais elle note surtout que les scrutins présidentiels récents se
caractérisent par une « frénésie victimaire ou compassionnelle » (Ballet
2012, p. 126). La notion de représentation s’en trouve bouleversée, on passe
« d’une ressemblance sociale à une ressemblance émotionnelle » (ibid.,
p. 156). Les candidats ne sont plus seulement porte-parole des intérêts
sociaux, ils sont aussi désormais porte-parole des émotions (p. 177).
La stricte superposition entre émotions du représentant et émotions des
représentés est évidemment un artifice. Elle présuppose que la communauté
des représentés soit émotionnellement homogène, ce qui n’est guère
possible au-delà (et encore) de ces grands moments d’émotions partagées
qui ponctuent l’Histoire (liesse à la Libération, colère et tristesse suite aux
attentats…). Comme toute représentation, la représentation émotionnelle
construit la communauté des citoyens représentés en postulant, avec plus ou
moins d’efficacité, un principe unificateur. Celui-ci ne repose ni sur
l’intérêt, ni sur les valeurs, mais sur la sensibilité. Exposés aux mêmes
médias et donc aux même événements, les individus qui composent la
communauté nationale sont ainsi supposés éprouver les mêmes émotions
fondamentales, et le politique peut légitimement se poser en représentant de
cette communauté car il éprouve lui aussi, avec exemplarité, ces émotions.
Dire du politique qu’il se donne à voir comme émotionnellement
semblable (il éprouve les mêmes peur que nous, il est en colère comme
nous, il est ému comme nous face à la détresse), c’est considérer deux
mouvements simultanés. Le premier témoigne de la capacité des
gouvernants à surfer sur les émotions collectives, à capter un air du temps
émotionnel, selon une logique bottum-up. Le second, en sens inverse,
désigne les stratégies par lesquelles les politiques imposent à l’ensemble
des citoyens une posture émotionnelle que tout à la fois ils prescrivent,
banalisent, et légitiment. La rhétorique émotionnelle est à la fois descriptive
et prescriptive, elle participe d’une logique performative : gouverner, c’est
aussi, plus que jamais, gouverner les émotions. C’est à la fois saisir et
précipiter des communautés émotionnelles plus ou moins fugaces et
volatiles mais que le discours politique parviendra à cristalliser, à stabiliser.
La représentativité émotionnelle a sans doute toujours existé. Mais elle
a longtemps été enfermée dans une logique d’exemplarité institutionnelle
qui, comme on l’a dit, encadrait rigoureusement à la fois les conditions du
surgissement de l’émotion (grands événements ritualisés) et les modalités
de son expression (émotion « dite » plutôt que « montrée »). L’émotion est
désormais quotidienne, les politiques jouent des émotions populaires
suscitées par les drames et les joies orchestrées par les grands médias, selon
une logique de communication directe (voire de communion) avec l’opinion
publique 104. Déconnectée des logiques institutionnelles, l’émotion peut
avoir sa source dans un fait divers, un acte terroriste, une performance
sportive, un reportage venant illustrer un problème social, mais aussi dans
une péripétie de la vie politique, ou même dans la vie personnelle des
politiques… Dans tous les cas, elle peut se donner à voir en sa forme la plus
directe et la plus brutale 105. Le politique n’est plus celui qui donne
l’exemple en réservant son expressivité aux grands moments
d’orchestration émotionnelle ; il est un individu ordinaire qui a droit aux
émotions et qui peut attendre du public qu’il le comprenne. Dès lors
qu’elles sont sincères, les émotions attirent la sympathie alors même
qu’elles n’auraient plus aucune dimension d’exemplarité politique.
Nicolas Sarkozy, on l’a souligné, est celui qui a poussé le plus avant cette
logique. « Là où le discours politique traditionnel est le lieu de l’expression
du vivre ensemble, Sarkozy le transforme en l’expression d’un souffrir
avec » (Mayaffre, 2012, p. 288). Beaucoup d’observateurs ont déploré ce
dévoiement du principe de représentation. Myriam Revault d’Allonnes
(2007) parle de « zèle compassionnel », d’autres de démocratie empathique
ou d’ « empathocratie »… : Marc-Vincent Howlett (2012) y voit la marque
d’un populisme qui pense le peuple « comme un tout que seuls les affects
réunissent » : « Le populisme énoncerait en lieu et place d’une multitude de
souffrances une illusoire communauté de douleurs » (p. 85). De même
l’anthropologue Marc Abélès : « Personnalisation, rapport émotionnel,
voire compassionnel, entre l’élu et le peuple : n’a-t-on pas affaire à une
nouvelle forme de populisme ? » (2007, p. 32).
La féminisation de la démocratie
Il nous faut revenir sur la question du genre. La recevabilité des émotions
participe sans doute d’une « féminisation » du champ politique, corollaire
à l’augmentation du nombre de femmes politiques. Ceci ne signifie
évidemment pas pour autant, on l’a montré, que la banalisation des
émotions soit le seul fait des femmes : elle inspire bon nombre de
comportements masculins, tandis que certaines femmes, rappelons-le, ont
joué la carte de la masculinisation émotionnelle.
Le genre de l’émotion
Il faut redire, sur le terrain des émotions tout particulièrement, le poids des
stéréotypes de genre. Une anthropologie du masculin et du féminin suggère
de renvoyer ce clivage à quelques oppositions structurales fondamentales,
par exemple l’opposition sec/humide (ou bien froid/chaud). Parce qu’elle
est larme, sueur, sang, l’émotion renvoie plus volontiers à l’univers féminin,
laissant au masculin le registre de la froide raison (Guionnet, Neveu, 2004).
Sur cette base, la sociologie démontre aisément à quel point « les femmes
sont à la fois plus “disposées” à faire preuve d’empathie, de proximité,
d’expressivité émotionnelle, et plus souvent “condamnées à” acquérir et
utiliser ce type de disposition, à défaut d’autres ressources » (ibid., p. 150).
La force des stéréotypes est ici telle qu’ils produisent de puissants effets de
réalité. L’idée stéréotypée selon laquelle les femmes sont plus émotives que
les hommes est peut-être originellement fausse (si tant est qu’un tel énoncé
ait du sens), mais elle est suffisamment ancrée pour nourrir à la fois les
représentations croisées des hommes et des femmes, y compris les
représentations que les femmes se font d’elles-mêmes (Brody et Hall,
1993). Les dispositifs de socialisation, eux-mêmes différenciés, expliquent
largement ce rapport aux émotions. Évoquant les travaux visant à démontrer
que « les hommes ont le même potentiel affectif et émotionnel que les
femmes mais qu’ils apprennent dès le plus jeune âge à censurer l’expression
de leurs émotions », Christine Guionnet (2012, p. 25) parle d’« autocensure
émotionnelle » (p. 27).
Cette cartographie des imaginaires et des stéréotypes, héritée du processus
de civilisation analysé par Norbert Elias (aux hommes l’espace public au
sein duquel il faut se contrôler, aux femmes l’espace privé au sein duquel
les émotions peuvent s’exprimer), se complexifie si l’on accepte de
distinguer entre émotions « féminines » (compassion, tendresse, amour…)
et émotions « masculines » (colère, agressivité…). Deux définitions de la
masculinité émotionnelle sont en réalité à l’œuvre : la première associe le
masculin au sang-froid, la seconde à la virilité agressive et volontiers
colérique. Ces deux définitions renvoient à deux moments historiques du
processus de civilisation. Elles sont désormais l’une et l’autre, à certaines
conditions bien sûr, recevables.
Les conséquences politiques de cette différenciation genrée du rapport aux
émotions ont été d’autant plus considérables que le champ politique a été
forgé par des hommes et pour des hommes. Les rôles politiques en général
(et le rôle présidentiel en particulier) ont été construits par des hommes, et
leur définition à la fois la plus naturalisée et la plus légitime intègre
nécessairement les attributs associés à la masculinité. C’est très
naturellement que s’impose comme composante fondamentale de ces rôles
un rapport masculin aux émotions (Achin, Dorlin et Rennes, 2008 ;
Matonti, 2017). Le rôle de président de la République, on l’a abondamment
montré, est tout entier nourri d’un imaginaire masculin qui rend la fonction
difficilement accessible aux femmes : il existe à l’évidence un « implicite
genré du rôle et de l’institution présidentiels » (Matonti, 2017, p. 236).
Le rôle des journalistes doit aussi être souligné, tant est évidente leur
tendance à rendre compte de l’actualité politique en s’adossant aux
stéréotypes genrés. Sur la base de l’étude d’un vaste corpus de presse, Jane
Freedman écrivait ainsi en 1997 : « Les qualités les plus souvent associées
aux hommes sont celles de l’indépendance, de l’objectivité, de la raison, de
la force, tandis que les femmes sont liées à des qualités de dépendance, de
douceur, de passivité, d’émotion » (p. 166). Et de citer les deux portraits
portraits suivants de Dominique Voynet et de Simone Veil :
« [Dominique Voynet] est nature, flambeuse, et un rien allumeuse, dans un mouvement qui
fonctionne encore beaucoup à l’affectif. Elle est ambitieuse. Mais pas du genre à construire
méticuleusement une carrière » (Libération, 28 novembre 1992, cité p. 175).
« Les colères [de Simone Veil] sont fréquentes et légendaires. Rares sont ses collaborateurs qui
n’en ont jamais fait les frais (…). Quand l’émotion la submerge, il lui arrive, la fatigue aidant, de
perdre son calme. Son autorité se trouvant ainsi menacée, elle pique une colère (…). “Cette femme
est un bloc de passion”, dit l’un de ses amis. Elle aime ou elle n’aime pas (…). Elle construit sa
pensée plus en associations d’idées, de concepts, voire de sentiments, que par un enchaînement
mécanique de raisonnements rigoureusement construits. Intuitive et concrète, on est loin avec elle
de l’approche idéologique ou systématique » (Le Point, 23 janvier 1984, cité p. 177-178).
On aurait pu croire qu’au fil des ans, et à mesure que la présence des
femmes en politique se banalisait, ce cadrage centré sur les émotions se
serait raréfié. À partir d’un imposant corpus de presse, Frédérique Matonti
(2017) montre pourtant sa paradoxale solidité. Aujourd’hui comme hier, les
commentateurs donnent à voir des femmes politiques « mues non par leurs
convictions mais par la passion, par l’émotion » (p. 82). Ainsi l’hypothèse
selon laquelle Ségolène Royal aurait été candidate en 2007 par jalousie…
Frédérique Matonti conclut que « c’est bien un ordre genré qui est restauré
lorsque la candidate est ramenée à l’image d’une femme jalouse et
vengeresse » (p. 83). Faut-il alors conclure que rien ne change, étant donné
la force des stéréotypes ? Ce serait négliger une donnée essentielle : le
registre des émotions a considérablement gagné en légitimité ces dernières
années. Être associé au registre de l’émotivité était auparavant un
handicap. N’est-ce pas devenu, dans une certaine mesure, une ressource ?
Les hommes vont à leur tour être pris dans cet emotional turn. Car c’est la
posture de rigidité et de sang-froid à toute épreuve qui, au terme du
retournement évoqué, va se trouver stigmatisée. Être « droit dans ses
bottes » ne constitue plus une posture gouvernementale aussi légitime que
par le passé, comme l’apprit à ses dépens Alain Juppé en 1995 111. Simone
Bonnafous note ainsi dès 2003 : « Les marques d’un “ethos”
traditionnellement associé aux femmes peuvent donc, dans certaines
limites, être aujourd’hui attestées chez les hommes politiques » (p. 142).
Ces derniers doivent se convertir petit à petit aux émotions. Soit ils puisent
dans le registre « masculin » traditionnel, celui qui, en amont du processus
de civilisation, associait virilité et agressivité (c’est la nostalgie
chevaleresque) 112 ; soit ils empruntent au registre « féminin » et acceptent
de « fendre l’armure » pour exprimer sentiments, compassion, émotions. La
synthèse des deux relève de ce que l’on appellera une « masculinité
apaisée ».
La dimension tactique du rapport aux émotions invite alors à une analyse
fine des configurations au gré desquelles tel politique (femme ou homme),
doté de telle image (ethos préalable plutôt masculin ou plutôt féminin),
endossant tel rôle (appelant une plus ou moins grande retenue
émotionnelle), et confronté à tel public (hommes ou femmes plus ou moins
disposés à la féminisation de la politique), finit par plus ou moins donner
à voir ses émotions. Marion Ballet montre ainsi que Marine Le Pen sait
jouer quand il le faut de la peur, de l’indignation, et de la « logique
viriliste » pour « reprendre à son compte les marqueurs identitaires du FN »
(Ballet, 2014a, p. 125). Interrogé dans Libération (24 novembre 2007), le
sociologue Éric Fassin parle quant à lui de « nouvelle masculinité
politique » à propos de Nicolas Sarkozy. Observant que « la politique de
[celui-ci] est pleine de bons sentiments », il note que le président, « sans
renoncer à la veine machiste du kärcher face aux pêcheurs, assortit cette
virilité musclée d’une virilité émue ». « La gauche, conclut-il, n’a plus le
monopole du cœur ».
Au gré de ces choix tactiques, le clivage entre émotions « masculines »
(colère, indignation…) et émotions « féminines » (larmes, compassion,
peur…) se trouve passablement brouillé. Là encore, on assiste à des
évolutions qui ne sont pas spécifiques au champ politique. Analysant la
« sentimentalisation de la sphère publique » (2006, p. 73), Eva Illouz risque
l’hypothèse séduisante d’une « androgynisation émotionnelle » propre
à notre époque (p. 73). Tandis que les dispositifs managériaux incitent les
hommes à se « féminiser » au travail, les discours sur l’épanouissement
conjugal et familial incitent les femmes à lire la vie affective avec des outils
rationalisateurs. Ce brouillage émotionnel s’observe en politique : les
femmes se mettent en colère (Ségolène Royal face à Nicolas Sarkozy
en 2007), les hommes pleurent (Obama, Jospin, VGE…) et jouent de la
compassion (Sarkozy)…
Et quand une femme politique comme Nathalie Appéré, maire de Rennes
et figure montante du PS, reconnaît dans une interview à Libération avoir
pleuré à cause de l’instauration de la déchéance de nationalité, le récit n’a
plus rien d’un aveu de faiblesse. Il relève d’une présentation de soi
stratégique en phase avec les standards émotionnels du moment, qui
tolèrent et même valorisent les écarts pourvus qu’ils soient sincères :
« Le soir, raconte-t-elle, je suis rentrée chez moi, et j’ai pleuré. Ca remuait des choses très fortes en
moi (…). C’était un moment de vérité personnelle. Ca reste une blessure profonde » (Libération,
23 octobre 2017) 113.
Émotions et individualisation
du champ politique
La légitimation des émotions, parce qu’elle est aussi légitimation par les
émotions, bouleverse le champ politique dans le sens de sa plus grande
individualisation (Le Bart, 2008 ; 2013). Même si, on l’a dit, elle s’inscrit
souvent dans une logique élargie de représentativité démocratique,
l’émotion se ressent, s’éprouve et se médiatise à une échelle d’abord
individuelle. En voulant donner à voir les émotions politiques, les médias
zooment sur les corps, les visages, les regards ; ils soulignent un trouble, un
lapsus, une hésitation ou une gêne, bien au-delà des émotions collectives les
plus conventionnelles. Ils saisissent les mille et une nuances par lesquelles
chaque personnalité politique se singularise dans sa façon d’éprouver une
émotion exemplaire ou de décliner une figure émotionnelle imposée. Ce
faisant, les médias focalisent l’attention sur des individus, des personnalités,
et sollicitent des grilles de lecture à dominante psychologique : Philippe
Seguin est « coléreux », Nicolas Sarkozy « impulsif », François Mitterrand
« impassible », Lionel Jospin « pudique »… Ces cadrages participent d’une
désinstitutionnalisation qui est aussi une dépolitisation (Lefranc et
Sommier, 2015). Ils conditionnent peut-être, on l’a dit, la recevabilité du
feuilleton politique auprès des individus les moins dotés en compétences
politiques (il est plus facile de percevoir Philippe Seguin comme
« coléreux » que comme « héritier du gaullisme social ») ; mais ils
réduisent ce faisant la politique à un affrontement de tempéraments et à une
série d’équations émotionnelles. Lire la politique à partir des émotions,
« c’est interpeller aussi le corps de chacun dans sa propre individualité,
dans ses sensations singulières, dans ses affects, sans intermédiaire ni
médiation » (Mongin, Vigarello, 2008, p. 27).
L’individualisation par les émotions résulte aussi du choix de celles-ci.
Quantifiant leur fréquence au fil des élections présidentielles, Marion Ballet
(2014a) montre ainsi que les scrutins de 1981 et 1988 sont marqués en
priorité par des émotions plutôt collectives, celles qui renvoient
à l’appréhension collective de l’avenir (la peur et l’espoir), tandis que ceux
de la période 1995-2012 voient les candidats privilégier des émotions
davantage personnalisées (la compassion et l’indignation) renvoyant à un
futur plus immédiat : « les affects, conclut-elle, ont tendance
à s’individualiser progressivement et à se réfracter sur l’instant présent »
(p. 42). Ce constat confirme nos analyses précédentes : la peur et l’espoir
sont des émotions politiques traditionnelles qui débouchent volontiers sur
des programmes publics ; la compassion et l’indignation sont davantage
enfermées dans une logique de pure expressivité ou de reconnaissance
symbolique.
L’individualité taboue
Précisons le lien entre émotion et individualisation. Si les émotions étaient
jadis taboues, c’est parce qu’elles signifiaient l’intrusion de l’individu dans
un univers qui était pensé (et légitimé) comme institutionnel et collectif.
Seules les émotions exemplaires et collectives étaient recevables, en
adéquation aussi parfaite que possible avec des rôles institutionnels qui
enfermaient volontiers les émotions dans des contextes très ritualisés. C’est
en référence à ce modèle que par exemple Pierre Bourdieu pouvait,
en 1981, bâtir une théorie de la représentation politique dont les fondements
étaient l’impersonnalité, l’exemplarité, le renoncement à soi, et donc le
contrôle des émotions individuelles (Bourdieu, 2001). Le rapport de forces
entre l’institution et son porte-parole est alors très dissymétrique en faveur
de la première. La personne du représentant n’a, selon cette théorie, d’autre
visibilité que celle que l’institution tolère pour se rendre elle-même visible,
et dans la stricte limite d’une exemplarité qui incite à l’effacement :
« C’est (…) l’institution qui contrôle l’accès à la notoriété personnelle en contrôlant par exemple
l’accès aux positions les plus en vue (celle de secrétaire général ou de porte-parole) ou aux lieux de
grande visibilité (comme aujourd’hui les grands shows à la radio ou à la télévision ou les
conférences de presse) » (ibid., p. 247).
Émotions et visibilité
Les stratégies de montée en visibilité fondées sur l’écart émotionnel
reposent sur un paradoxe : si la plus hâtive des recherches sur Internet
permet de recenser un grand nombre de cas de larmes politiques, de colères
ou d’indignations politiques, et même de fous rires politiques, c’est bien
parce que ces cas sont consignés avec gourmandise par les commentateurs.
Et si ces cas sont consignés avec gourmandise, c’est bien parce qu’ils
dérogent à une norme de sang-froid qui, qu’on le veuille ou non, perdure
dans le monde des institutions. Preuve à nouveau de la superposition entre
les deux régimes émotionnels analysés au fil de cet ouvrage : le régime
institutionnel traditionnel qui interdit les émotions individuelles et s’indigne
de leur surgissement ; le régime médiatique contemporain qui s’en nourrit,
qui s’en amuse, et qui les valorise. En jouant de la forte médiatisation des
émotions, les politiques parviennent à accumuler un capital de visibilité
(Heinich, 2012a) qui participe de leur autonomisation au sein du champ
politique. Deux mécanismes convergent : un processus classique de
personnalisation de la vie politique, cette dernière étant, davantage que par
le passé, le fait de personnalités connues en tant que telle (cela peut aller
jusqu’à la peopolisation de la vie politique) (Dakhlia, 2012) ; un processus
tout aussi manifeste d’individualisation du champ politique, celui-ci étant
désormais structuré par des affrontements entre de très petites entreprises
politiques (un leader et ses followers), alors que prévalaient auparavant les
affrontements entre grandes enseignes partisanes. Les deux mécanismes
(« privatization » et « personalization », si l’on veut retenir la terminologie
anglo-saxonne proposée par Van Aelst, Sheafer et Stanyer, 2012), ne sont
pas nécessairement liés : la rivalité entre deux grands partis peut prendre,
à la faveur d’un scrutin présidentiel médiatisé, une tournure très
personnalisée. Mais dans le cas qui nous intéresse (la France politique
actuelle), il y a bien superposition des deux phénomènes. On comprend
mieux, dans ces conditions, l’intérêt à développer des stratégies de recours
aux émotions. Elles bousculent les routines institutionnelles, attirent
l’attention des médias, procurent un capital de visibilité, et contribuent
à construire une position politique, celle-ci n’étant plus définie par la seule
position institutionnelle (la visibilité médiatique compte tout autant).
Existe-t-on davantage à l’écart des institutions que depuis celles-ci ?
Évidemment non, dans la mesure où le statut de personnalité politique
suppose originellement d’accumuler les positions institutionnelles ; mais
oui d’une certaine façon, quand l’exemplarité institutionnelle rend
médiatiquement peu visible (Jean-Marc Ayrault, Bernard Cazeneuve).
L’émotion devient alors une ressource politique qui permet d’exister auprès
des médias et auprès de l’opinion, et qui permet par exemple de prétendre
à des positions de leadership en bousculant la logique des institutions.
L’écart émotionnel a toujours été source de visibilité : mais là où jadis il
faisait scandale (cf. les larmes de Simone Veil), il procure désormais une
notoriété qui peut, au gré des querelles d’interprétation, devenir popularité.
Évoquant « l’impératif social et psychologique de la singularité » (p. 73)
qui selon lui caractérise nos sociétés, François de Singly (2005) écrit que
« l’individu a davantage le droit de rendre visibles d’autres dimensions
identitaires que celle qui est requise officiellement par la situation » (p. 72).
Parce qu’il singularise, l’écart émotionnel procure à la fois visibilité et
légitimité. Il est synonyme d’authenticité, de sincérité, quand la trop grande
maîtrise trahit l’artifice ou le mépris.
L’individualisation du champ politique demeure cependant paradoxale :
à partir du moment où elle se teinte d’arrière-pensées stratégiques,
l’expressivité, celle-là même qui fait exister à travers un style émotionnel
singulier une personnalité politique singulière, est gérée de plus en plus
collectivement. Les entourages, les professionnels de la communication, les
conseillers de toute sorte accompagnent le politique dans le choix d’une
expressivité de moins en moins spontanée, de moins en moins personnelle.
Cette paradoxale collectivisation (qui est aussi institutionnalisation et
standardisation) de la production de la singularité constitutive des
« personnalités politiques » est soulignée par Jean-Michel Eymeri-Douzans
au terme d’une enquête sur les entourages ministériels (2015) :
« Non, le ministre n’est plus une personne physique, mais un collectif de travail qui écrit parle et
agit pour une bonne part en lieu et place de l’individu ministre happé dans la lumière. Oui le
ministre en tant que personne physique est l’incarnation dans l’espace public (quand il agit en
personne) et la figuration (quand il est rendu présent “au figuré” par l’activité de ses collaborateurs)
de ce collectif de travail » (p. 595).
La condition d’exemplarité
Les politiques n’ont longtemps eu droit à d’autres émotions que celles qui
prolongeaient directement leur rôle, selon une logique de pure exemplarité.
Il leur fallait se réjouir avec tout le monde des grandes réussites nationales
et pleurer, là encore avec tout le monde, les catastrophes. Il leur est
désormais possible d’afficher des émotions plus personnelles, moins
institutionnelles et plus individuelles. Les joies de la victoire électorale et la
tristesse de la défaite n’ont plus à être rapportées à un destin collectif ; elles
sont assumées comme moments forts d’un destin individuel. Les
professionnels de la politique se soucient des autres, mais les logiques
égotistes qui nourrissent la carrière politique peuvent désormais être dites :
c’est pour soi et sur soi que l’on pleure d’être battu… Les émotions privées,
celles que les politiques éprouvent comme chacun d’entre nous, ont elles
aussi gagné en recevabilité. La politique est certes toujours un sacerdoce
qui oblige à beaucoup de sacrifice… Mais les rôles politiques, si
contraignants soient-ils, ne doivent plus absorber l’intégralité de la
personne. Le politique a lui aussi droit au « moi pluriel ». Il n’a plus à se
cacher d’exister en dehors de son « métier » ; il peut tomber amoureux ou
tomber malade, il peut être d’humeur légère, il peut être saisi par la
mélancolie ou le découragement… Donner à voir cette épaisseur identitaire
et psychologique jusque dans sa dimension de contre-exemplarité peut
participer d’une « tentation de Venise » à laquelle au final bien peu
céderont ; ce peut être aussi une habile façon de densifier une image, de
corriger une réputation, de déjouer le risque de transparence qui sanctionne
la pure exemplarité institutionnelle. Il n’est peut-être pas excessif de dire
que l’affichage d’émotions contre-exemplaires relève aujourd’hui d’un
nouveau standard d’excellence auquel sont contraints les professionnels de
la politique. Il faut savoir, pour exister auprès des médias (et, sans doute,
auprès de l’opinion), fendre l’armure, s’indigner, s’émouvoir. L’image lisse
du politique impeccable et totalement maître de lui n’est plus de mise…
La condition d’authenticité
La recevabilité des écarts qui bousculent la norme de retenue émotionnelle
n’est pas inconditionnelle. Elle dépend de la sincérité attribuée
à l’expressivité. Car l’émotion trop manifestement stratégique, celle dont
chacun voit qu’elle a été pensée pour attirer la sympathie, est aussi suspecte
que la retenue à toute épreuve. Les commentateurs sanctionnent volontiers
les politiques qui n’ont pas su s’émouvoir, qui sont restés « droits dans leurs
bottes » ; mais ils sanctionnent tout aussi volontiers les marques de
sensiblerie destinées à « faire pleurer dans les chaumières ». Le démagogue
ou le leader populiste qui surjouent l’émotivité agacent autant que le haut
fonctionnaire enfermé dans ses chiffres et ses règlements. N’est recevable
que l’émotion authentique, d’où des querelles en interprétation qui
constituent une des facettes du commentaire politique contemporain. Ces
querelles sont sans fin : le marketing politique incite les professionnels de
ce secteur non seulement à dire leurs émotions mais aussi à les exprimer. Il
en résulte une suspicion de principe quant à l’authenticité des marques
émotionnelles, y compris celles qui sont a priori les moins discutables, les
larmes par exemple. Les professionnels de la politique apprennent-ils,
comme certains acteurs de cinéma ou de théâtre, à pleurer sur commande ?
L’exigence d’authenticité est à bien des égards inédite. Les rituels
institutionnels classiques exigeaient des politiques qu’ils adoptent, comme
tout un chacun, un air de circonstance. Mais chacun savait la part
d’hypocrisie qui accompagnait forcément ces postures obligées (funérailles
de chefs d’État étrangers, catastrophes naturelles, ou à l’inverse
performances sportives…). Tout se passe comme si désormais les politiques
devaient éprouver et non plus seulement afficher les émotions de
circonstance. Et si le langage du corps, de ce point de vue, est crédité de
davantage de sincérité que le langage verbal, toujours suspect
d’inauthenticité, l’émotion montrée n’est pas moins soumise à l’épreuve
d’authenticité que l’émotion dite.
La condition de régulation
Le droit aux émotions désormais concédé aux politiques (et qui, répétons-
le, est tout autant un devoir d’expressivité) trouve également sa limite dans
l’obligation faite à ces derniers de toujours se tenir et se contenir. La norme
de sang-froid n’a pas disparu : si des écarts sont possibles, ils ne seront
profitables aux intéressés que si ceux-ci savent quand même tenir à distance
l’émotion. Les politiques, autrement dit, doivent avoir l’émotion honteuse.
Ils doivent expliquer que telle situation ne peut pas ne pas nourrir leur
indignation, que la compassion justifie les larmes… Jamais les émotions ne
vont de soi. Même lorsqu’elles sont justifiées, les émotions doivent être
réprimées. Si elles peuvent au final profiter à ceux qui les ont exprimées, ce
sera au terme d’un travail de refoulement et de contrition qui lui aussi devra
être visible. On comprendra que Ségolène Royal ou VGE aient pleuré, on
partagera éventuellement leur émotion si on la considère comme sincère,
mais on leur saura gré de réprimer ce qui s’apparente malgré tout à un
débordement ou à un relâchement. Et c’est peut-être alors moins l’émotion
brute qui nous touche que la pathétique tentative pour la surmonter devant
les caméras. Car, comme l’émotion elle-même, le travail de régulation de
l’émotion s’inscrit sur le visage et sur le corps.
Ainsi contextualisées, toutes les émotions ne se valent pas. Terminons en
proposant la typologie suivante, qui ramasse en un tableau simple certains
des développements précédents. On a distingué entre émotions exemplaires
(celles qui sont associées aux fonctions gouvernementales ritualisées),
émotions partisanes (associées au combat politique), émotions personnelles
politiques (associées aux victoires et défaites qui ponctuent toute carrière
politique), et émotions personnelles extra-politiques (associées à la vie
personnelle de chacun).
Nous avons croisé ces quatre échelles avec les trois types de manifestation
des émotions que nous avons mis en évidence : l’émotion dite, oralement ou
par écrit ; l’émotion montrée par le geste, le débit de parole, et d’autres
manifestations extralinguistiques ; l’émotion brute, celle qui surgit et
trouble l’individu. La frontière entre ces deux dernières catégories est
difficile à tracer, il est toujours difficile d’arbitrer entre émotion montrée et
émotion subie. On utilisera malgré tout cette distinction car elle renvoie
bien, au moins au plan analytique, à un clivage ici décisif entre émotion
stratégique et émotion brute.
Émotion dite Émotion Émotion brute
(ou écrite) montrée Émotion-trouble
Faire vivre ces catégories n’est évidemment pas simple. Au moins cette
typologie a-t-elle le mérite, du moins l’espère-t-on, de mettre en évidence la
diversité des modalités par lesquelles les émotions se manifestent au cœur
de la vie politique. On peut aussi lui donner une dimension sociohistorique.
Jusqu’à une période récente, la légitimité était du côté des émotions
exemplaires et du sang-froid (en haut à gauche du tableau). L’émotion
brute, à l’inverse, était stigmatisée, en particulier si elle surgissait à l’échelle
du seul intéressé (en bas à droite). Les gouvernants tentaient de se présenter
comme habités par les seules émotions exemplaire à l’échelle du collectif
tout entier, en même temps qu’ils s’efforçaient de démontrer leur capacité
à contrôler celles-ci. D’où une abondante rhétorique de l’émotion (première
ligne du tableau). Le combat politique, en période électorale tout
particulièrement, se nourrissait évidement d’émotions (deuxième ligne du
tableau). Leur recevabilité ne relevait plus d’une exemplarité aussi
indiscutable que précédemment, mais la conviction attestée par l’émotion
était un ingrédient attendu de la vie démocratique. Ici encore, l’émotion dite
(par un candidat en meeting) était toutefois jugée préférable à l’émotion
brute, celle qui trahit un déficit de sang-froid. Face à une foule en liesse, le
candidat ou la candidate disait son émotion, mais sans trop la montrer.
L’émotion égoïste, enfin, n’était guère légitime de la part d’un acteur
politique chez qui le sens du sacrifice devait se traduire en indifférence
à soi-même (troisième ligne du tableau). Pas question, dans ce contexte de
représentation politique classique, de parler de soi, et a fortiori de
« craquer » pour des raisons personnelles (quatrième ligne du tableau).
On a essayé de montrer que ce schéma avait perdu de sa pertinence. La
médiatisation de la vie politique nationale a eu pour effet de déstigmatiser
les émotions brutes et de légitimer les émotions montrées, comme si les dire
ne suffisait plus. Quant à la dimension strictement individuelle des
émotions, elle a là encore cessé d’être taboue. Non seulement les politiques
sont autorisés à ressentir, à exprimer, voire à flancher, mais ils peuvent
désormais le faire pour des raisons qui les concernent personnellement.
L’humaine faiblesse est politiquement recevable.
Bibliographie
Sommaire
Introduction
Gouverner les émotions, gouverner par les émotions
La science contre l’émotion ?
La redécouverte des émotions
La construction sociale des émotions
Travailler sur l’expression des émotions
Émotions politiques, émotions des politiques
1. La régulation étatique des émotions
Étatisation et apprentissage du contrôle des émotions
La civilisation des émotions
La stigmatisation des larmes
L’État promoteur du contrôle des émotions
Le refus des émotions au cœur de l’appareil d’État : le fonctionnaire wébérien
Les institutions d’État contre les émotions
Orchestration étatique et ritualisation des émotions
La politique des sentiments
Les émotions d’État : la joie, la tristesse, la peur
Conclusion
La condition d’exemplarité
La condition d’authenticité
La condition de régulation
Bibliographie
Table des matières
262194 (I) OSB 80° SOF-JOE
Composition : Soft Office
1. Les citations précédentes sont empruntées aux professions de foi des candidats.
2. « La théorie du choix rationnel, qui a fortement influencé la science politique à partir de la seconde
moitié du XXe siècle, passe largement sous silence le rôle des émotions dans l’explication des
processus délibératifs » (Cordell, 2017, p. 6).
3. Ce dont témoigne en 2016-2017 la publication au Seuil (en trois tomes) d’une vaste Histoire des
émotions (dirigée par Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, et Georges Vigarello).
4. Travaillant à l’échelle des relations internationales et se donnant pour objet la mondialisation,
Dominique Moïsi situe les émotions à l’échelle des collectifs (« [les émotions] touchent des entités
collectives, telles les nations et les peuples », p. 56) ; il privilégie « trois émotions primaires :
l’espoir, l’humiliation, et la peur. Pourquoi ces trois-là ?, interroge-t-il. Et non la colère, le désespoir,
la haine, le ressentiment, la rage, l’amour, l’honneur, le désir de solidarité, que sais-je encore ? »
(Moïsi, 2008, p. 19). C’est dire la plasticité de la notion, et la difficulté de l’entreprise…
5. Évoquant les travaux d’anthropologie des émotions, Jan Plamper résume : « Ils fragilisent toute
idée d’émotion universelle. La façon dont les affects sont organisés au gré des cultures invalide
définitivement l’idée que les affects soient universels, et même que les affects nous définissent
comme humains » (traduit par nous, 2015, p. 77).
6. La peur est-elle un sentiment universel ? Existe-t-il, comme le suggèrent par exemple certains
travaux sur les Inuits, des peuples ignorant la colère, ou en tout cas parvenant à en éradiquer la
moindre expression ? (Plamper, 2015, p. 95). Ou bien diffère-t-elle simplement, comme le suggère
par exemple Jean Delumeau (1978), d’une époque à l’autre, voire d’un groupe à l’autre, par ses
causes, par ses manifestations corporelles, par ses effets ? D’une façon générale, les peuples
diffèrent-ils par la façon d’exprimer les émotions ou par la nature même des émotions ressenties ?
7. Nous laissons pour l’instant de côté la question de la rhétorique émotionnelle, car ce n’est pas (ou
pas tout à fait) se mettre en colère que de se dire en colère, ce n’est pas (ou pas tout à fait) éclater de
rire que de dire que quelque chose nous fait rire, etc. Mais nous retrouverons évidemment cette
catégorie, centrale pour comprendre le rapport des politiques aux émotions.
8. On peut au demeurant douter de la pertinence de la distinction entre émotion sincère et émotion
jouée. Toujours selon Damien Boquet et Piroska Nagy (2010, p. 26), « le fait de pleurer ou de
manifester de la colère change l’état émotif de la personne qui pleure ou qui est en colère ». Le
langage corporel de l’émotivité est aussi un langage performatif.
9. Voir par exemple le travail d’Anne Muxel (2008) sur l’articulation entre orientation politique et
relation amoureuse.
10. On pourrait parler avec Barbara Rosenwein de « communautés émotionnelles » (emotional
communities) pour désigner ici les classes sociales, dès lors que « les gens adhèrent aux mêmes
normes d’expression émotionnelle et valorisent ou dévalorisent les mêmes émotions ou constellations
d’émotions » (cité in Boquet et Nagy, 2010, p. 29).
11. Elle cite Saint-Just : « Honorez l’esprit, mais appuyez-vous sur le cœur » (p. 14) ; ou encore :
« L’homme révolutionnaire est intraitable aux méchants, mais il est sensible (…). Sa probité n’est pas
une finesse de l’esprit mais une qualité du cœur » (p. 16).
12. Sur la société victorienne et le contrôle des émotions jusque dans la sphère familiale, voir Stearns
et Stearns (1985).
13. Sur l’idéal de gouvernement scientifique et sur la pénétration, après 1914, des théories du
scientific management (autour par exemple des ouvrages d’Henri Fayol), voir Rosanvallon (2015,
p. 89 sqq).
14. On trouve une illustration de la pérennité de ce modèle dans les commentaires suscités par
l’émotion exprimée « à contretemps » par le préfet de région H.-M. Comet, limogé suite à un double
attentat à Marseille (octobre 2017). Retenant à peine ses larmes, s’excusant de laisser deviner « une
émotion, qui normalement, j’en suis désolé, ne s’étale pas », l’intéressé déclare : « Mon uniforme
pourra aller au feu (…). Je ne représenterai plus jamais l’État. Il n’y a ni amertume ni mélancolie ».
Tous les médias soulignent l’exceptionnalité de cet « écart ».
15. Le constat vaut encore aujourd’hui : Stéphane Latté (2015b) montre par exemple que les victimes
de la catastrophe AZF à Toulouse (en 2001) ont dû « désentimentaliser » leur discours face aux
pouvoirs publics.
16. Emmanuel Fureix (2009) évoque l’« incapacité des régimes à gérer l’émotion populaire face à la
“souveraineté de la raison” (Guizot) » (p. 21).
17. « Pire que l’abstention ou le boycott, l’apathie ou l’absence de comportements acclamatifs
représentent les principaux dangers qui guettent les voyages présidentiels » (Mariot, 2006, p. 66).
18. Les régimes totalitaires peuvent se définir comme réalisation effective du monopole de la
violence symbolique (et non seulement physique), à travers toutes les institutions de propagande qui
les caractérisent. Ce monopole n’est évidemment que tendanciel dans les démocraties pluralistes, où
l’État doit composer avec d’autres prescripteurs d’émotions (médias, mondes de la culture,
institutions religieuses, entreprises…). Sur par exemple la fabrique totalitaire de « la nation par la
joie », voir Thiesse (1999).
19. Encore que… Churchill promet en 1940 « du sang, du labeur, des larmes et de la sueur ».
20. Sur la mémoire et la légende napoléoniennes, voir par exemple Petiteau (2004), Hazareesingh
(2005).
21. Gérôme Truc (2017) a également étudié les innombrables messages adressés aux victimes et
à leur proche famille sur de multiples supports (Internet, courriers à la presse, registres déposés dans
des lieux publics…). Il analyse ces messages comme oscillant entre solidarité mécanique et solidarité
organique, en référence à une commune appartenance qui peut aller du plus local (« d’un Londonien
à un autre ») au plus universel (« citoyens du monde »).
22. Sur les mouvements de jeunesse en Allemagne (1918-1933) comme « communautés d’émotion
[fondées sur la] culture de la haine », voir Haroche (2008, chapitre 6, p. 133).
23. Pour par exemple une histoire de l’indignation, voir Ambroise-Rendu et Delporte (2008).
24. Voir l’exemple précédent des politiques mémorielles menées par les villes (Hourcade, 2014) ; ou
bien celui, déjà mentionné, de maires ruraux jouant de l’émotion (empathie et indignation) pour
sauver leur commune (Cadiou et Olive, 2015 ; Olive, 2017).
25. Du même Napoléon, à Caulaincourt : « On me croit sévère et même dur. Tant mieux, cela me
dispense de l’être (…). Je suis homme, j’ai aussi quoique en disent certaines personnes des entrailles,
un cœur, mais c’est un cœur de souverain. Je ne m’apitoie pas sur les larmes d’une duchesse, mais je
suis touché par les maux des peuples » (Chardigny, 2014, p. 47).
26. Carole Bachelot (2017) observe la prégance de cette norme dans les interactions au sein des
instances centrales du PS. Mais elle montre aussi que les émotions surgissent volontiers dans les
coulisses, en situation de tension…
27. À la fin du premier tome « on découvre que de Gaulle a pleuré » (p. 159) en apprenant la victoire
de Bir-Hakeim : « Je remercie le messager, le congédie, ferme la porte. Je suis seul. Ô cœur battant
d’émotion, sanglots d’orgueil, larmes de joie ». On notera l’insistance mise par l’auteur pour cacher
cette faiblesse émotionnelle (« je ferme la porte »).
28. Analysant la présence des émotions dans les campagnes électorales, Laurent Godmer (2017) situe
à juste titre les émotions positives, la joie par exemple, parmi les « rétributions du militantisme »
(p. 186). Émotions sans doute « de basse intensité » (p. 183) ? Mais ces « joies mineures » participent
d’une « chaleur locale qui, pour être moins intense que les joies directement liées à la victoire, n’en
sont pas moins des émotions importantes » (p. 185).
29. N’exagérons pas le changement intervenu en 1958. Sous la Quatrième République, Antoine
Pinay, Pierre Mendès France, ou Guy Mollet avaient ouvert la voie en instituant un échange direct et
personnalisé avec les citoyens.
30. L’analyse vaut à l’identique pour le système politique américain, à propos duquel on parle de
présidentialisme rhétorique. Le discours présidentiel fabrique à la fois la nation et l’autorité
présidentielle (Beasley, 2004).
31. « Je dis que nous sommes des passionnés. Mais en fait de passion, nous n’en avons qu’une : la
France », discours prononcé à Londres le 18 juin 1942, cité in Ansart, 1997, p. 243.
32. Un journaliste en 1983, à propos de Jacques Chirac : « L’image est raide. C’est plus fort que lui,
dès que les caméras tournent, que les micros sont ouverts, l’homme se crispe, se fige, se glace. Les
traits sont tendus » (cité in Delporte, 2007, p. 407).
33. Décrié en « jeune loup » excessivement agressif, qualifié d’« agité », le jeune Jacques Chirac
présente-t-il un profil émotionnel déviant, par déficit d’autocontrôle et par manque de fiabilité
institutionnelle ? (on retrouvera cette problématique avec Nicolas Sarkozy).
34. Il faudrait en réalité élargir ici la réflexion à toute l’activité symbolique des politiques, bien au-
delà donc du seul discours. Voir la façon dont François Hourmant (2016) analyse la figure ô combien
signifiante en France et aux États-Unis du « chien présidentiel », celui-ci participant de la présidence
sentimentale par l’exhibition d’émotions positives (« joie, bonté, affection, amour, empathie »,
p. 132).
35. Cette rhétorique n’est pas que verbale : ainsi le geste de la main sur le cœur, adopté par François
Fillon au soir de sa victoire à la primaire de la droite ou bien par Laurent Fabius lors de la passation
de pouvoir à Jean-Marc Ayrault au ministère des Affaires étrangères. Il s’agit d’indiquer que le cœur
bat fort, que l’émotion est là, alors même que le visage demeure impassible.
36. « Est-ce qu’un sourire délibéré a le même effet que de dire : “Je suis heureux” ? » interroge Jan
Plamper (2015, p. 261) ? ».
37. S’inspirant des linguistes cités, Marion Ballet (2014b) distingue entre émotions « exprimées »
(« dénotées » ou « connotées ») et « attributions d’émotions ». Dans ce cas, le locuteur peut jouer de
la « contagion » ou de la « communion » émotionnelle, il peut encourager ou modérer une émotion, il
peut même la susciter.
38. Marion Ballet est au demeurant tout à fait consciente de ces difficultés : combien par exemple
d’occurrences émotionnelles dans la seule phrase : « Zut ! Y’en a assez, voilà ! Ça me révolte un
peu » (2012, p. 36) ? Est-il si évident de voir indignation et peur dans l’énoncé : « Ça, ça nous
prépare une sécurité sociale à deux vitesses » (ibid., p. 37) ? Ou de voir l’indignation dans la phrase :
« Depuis trente ans, les choix politiques ont été mauvais » (Ballet, 2014b, p. 148) ?
39. Un militant interrogé par Anne Tristan disait à propos de Le Pen : « Il te fait rire comme il te fait
pleurer » (cité in Ballet, 2014a, p. 82).
40. Exemple classique de la fameuse promesse churchilienne : du sang et des larmesCet imaginaire
sacrificiel est parfois repris en forme d’avertissement (ainsi Daniel Cohn-Bendit s’adressant aux
Verts en 2008), ou bien, plus souvent, pour dénoncer ceux qui, comme François Fillon en 2017,
n’auraient rien de réjouissant à proposer aux électeurs.
41. Chef d’État et Premier ministre sont évidemment les premiers prescripteurs d’émotions, à l’image
par exemple de Jacques Chirac évoquant en 1986 la rafle du Vel d’Hiv comme « journées de honte et
de larmes » (Le Monde, 21 juillet 1986).
42. Mémoires de Guerre, tome 2 (L’Unité), Plon, 1956, p. 311. Exemple emprunté à Renaud Payre
(in Boucheron et Robin, 2015, préface, p. 10).
43. Extrait du journal Le Monde, 11.10.1992 : « M. Louis Mermaz, ministre des Relations avec le
Parlement, a ironisé, jeudi 8 octobre, sur RTL, au sujet de “ceux qui ont le goût des larmes” ».
Estimant que, « quand on est engagé dans une bataille, il ne faut pas avoir d’états d’âme », il
a critiqué les socialistes qui « se couvrent la tête de cendres en disant : “Oh la la !, qu’est-ce qu’on
a fait depuis douze ans !”. »
44. Dans cette citation comme dans les suivantes, nous avons mis en italiques les termes qui
évoquent tout particulièrement le registre émotionnel.
45. « Une seule fois, Jacques Chirac et Raymond Marcellin, en conférence avec lui, le voient soudain
baisser la tête, fermer les yeux à demi, et murmurer : “Ah, c’est dur ce que je fais, c’est dur !” »
(Roussel, 2004, p. 624). Et le biographe de citer le témoignage d’Édouard Balladur : « Usant de
l’indifférence comme d’une arme », « ramassant toutes ses forces pour assumer pleinement sa
tâche », « il a fait face avec simplicité » (ibid.).
46. Jacques Chirac témoigne ainsi de sa relation avec Georges Pompidou : « Quels que soient les
sentiments que je pouvais avoir, il ne fallait pas les exprimer (…). Ce n’était assurément pas un
homme sur le ventre de qui on pouvait taper » (Péan, 2016, p. 268).
47. Cf. la publication posthume (Gallimard, 2016) des lettres « enflammées » de François Mitterrand
à Anne Pingeot (Lettres à Anne, Journal pour Anne).
48. Un exemple célèbre au-delà de l’hexagone : le fou rire entre Bill Clinton et Boris Elstine (ivre ?)
lors d’une conférence de presse commune en octobre 1995, et dans un contexte pourtant bien tendu
(accords de Dayton pour l’ex-Yougoslavie).
49. Observons que dans les deux exemples précédents, l’émotion a particulièrement retenu l’attention
des médias, preuve qu’elle sortait tout de même des sentiers battus et des routines institutionnelles.
50. À comparer avec la fameuse séquence, sur laquelle nous reviendrons, d’Emmanuel Macron
hurlant, bras écartés et regard au ciel, lors d’un meeting à Paris le 10 décembre 2016 (« Ce que je
veux, c’est que vous, partout, vous alliez le faire gagner parce que c’est notre projet »).
51. Décalage encore entre François Mitterrand et le chanteur Daniel Balavoine sur le plateau
d’Antenne 2, le second exprimant la colère des jeunes dont il se fait le porte-parole, le premier
contraint à demeurer dans son rôle de candidat au sang-froid irréprochable, mais néanmoins attentif
à entendre (et à récupérer) la colère exprimée (19 mars 1980).
52. Empruntons dans le même sens à Jan Plamper cet exemple issu de la vie politique nord-
américaine, et proche du précédent : « Avant l’élection présidentielle de 1972, il était généralement
admis que le démocrate Ed Muskie avait les meilleures chances de battre le candidat sortant
républicain Richard Nixon. Mais après que Muskie apparut comme ayant pleuré en public, il dut se
retirer de la primaire démocrate » (traduit par nous, 2015, p. 279). Muskie tentera en vain de faire
croire que ses larmes étaient… de la neige !
53. Observons quand même, dans certains articles récents revenant sur cet épisode, quelques
jugements plus nuancés : Le Monde reconnaît que, par sa prestation hors du commun, Marcel Barbu
« devient aussitôt l’inconnu le plus célèbre de la campagne » (Le Monde, 22 août 2006). Et la
Nouvelle République de lui trouver quarante ans plus tard un charme chevaleresque :
« Incontestablement, notre préférence va à Marcel Barbu » (30 avril 2007). Cet adoucissement du
verdict peut s’analyser comme indice du changement de perception face à l’expressivité brute des
émotions, condamnées sans appel en 1965, regardées avec sympathie en 2007.
54. Le journaliste Paul Amar paya d’une longue disgrâce d’avoir tourné le débat politique en
dérision : il avait, le 1er juin 1994, ouvert l’échange entre Jean-Marie Le Pen et Bernard Tapie en leur
offrant à tous deux… d’authentiques gants de boxe !
55. Mariette Sineau (2001) note à propos de cet incident : « La retransmission des débats en direct
à la télévision a été, semble-t-il, l’événement fondateur de la popularité [de Simone Veil]. La dignité
avec laquelle elle a fait front aux attaques, seule femme à la tribune (…), lui a acquis durablement
l’opinion » (p. 103).
56. Sur le cas de Marine Le Pen, plus ambivalent, empruntant à la fois au style « pasionaria » et au
« pathos » mais également héritière reprenant à son compte le tempérament « viril » du FN,
voir Boudillon (2005).
57. On appréciera au passage cette métaphore animalière : le « toutou » n’est pas le loup… !
58. Les références animalières méritent bien sûr attention, en ce qu’elles traduisent un certain rapport
aux émotions les plus volontiers naturalisées, l’agressivité en particulier (Bacot, 2003). Le « vieux
lion » n’est pas exactement le « grand fauve »… Dans le documentaire qu’il a consacré en 2006
à Jacques Chirac, Patrick Rotman distingue deux époques : celle du « jeune loup », puis celle du
« vieux lion ».
59. On pourrait ici enchaîner les citations, tantôt antérieures, tantôt postérieures à l’élection. Par
exemple : « Qu’est-ce qu’il y a de plus beau que de faire partager ses émotions ? » (Vivement
dimanche, 15 janvier 2006, cité in Delporte, 2007, p. 434) ; « Mesdames et messieurs, mes chers
compatriotes, je vous ai parlé avec mon cœur » (discours 1er décembre 2009, cité in Mayaffre, 2012,
p. 209). On se souvient aussi du discours de Dakar en 2007, dans lequel les émotions sont valorisées
pour être aussitôt attribuées au continent africain : « Je crois moi-même à ce besoin de croire plutôt
que de comprendre, de ressentir plutôt que de raisonner, d’être en harmonie plutôt qu’en conquête »
(discours de Dakar, 26 juillet 2007).
60. Pour une comparaison avec le « compassionate conservatism » de Georges W. Bush, en référence
aux évolutions de la masculinté américaine, voir Messner (2007).
61. Par exemple cette déclaration du 14 juillet 2001 : « Quand les gens sont agressés, quand les
jeunes filles sont violées, cela n’est plus possible » (cité p. 289).
62. Christian Delporte note par exemple que « toute la communication de [Jean-Pierre] Raffarin
reposait sur l’émotion [et] le discours compassionnel » (Delporte, 2007, p. 432).
63. Pour une comparaison avec les campagnes présidentielles américaines, voir Gingras (2008).
L’auteur note la banalité des « appels à la fierté, à la compassion, au courage, à la crainte, à la
confiance, etc. » (p. 109). Elle montre la capacité des candidats « à disséminer les appels aux
émotions dans la discussion des questions de fond » (p. 109).
64. Le duel télévisé de 1995 entre Jacques Chirac et Lionel Jospin était demeuré courtois, sans
« petite phrase assassine » : il fut jugé terne, ennuyeux, inutile.
65. Débattant face à l’Assemblée du mariage homosexuel, le 5 février 2013, la ministre de la Justice
butte sur les termes « petits bouts » et part d’un long fou rire qui lui vaut applaudissements des
députés et éclat de rire du président Bartolone. Christiane Taubira a aussi fait le buzz lors de sa passe
d’armes avec le député Éric Ciotti : « Si c’était au temps de ma fringante jeunesse, avait-elle répondu
face aux critiques systématiques de celui-ci, j’aurais supposé un sentiment contrarié. Cet hémicycle
tout entier à déjà constaté à quel point je vous obsède (…) avec une constance qui appelle
l’admiration » (23 juin 2015).
66. Voir les ouvrages de Raphaëlle Bacqué (avec ou sans Ariane Chemin), d’Alain Duhamel, de
Franz-Olivier Giesbert, de Pierre Péan, de Catherine Nay… Sur les livres de journalistes, voir Mots
(2014).
67. Voir par exemple le Matignon : rive gauche, d’Olivier Schrameck (2001).
68. Voir par exemple les ouvrages de Bruno Le Maire, Des hommes d’État (2008) et Jours de
pouvoir (2013).
69. 47,3 % : les coulisses d’une campagne (sur Jospin en 1995) ; La prise de l’Élysée (sur 2007), ou
bien la série Élysée 2012, la vraie campagne.
70. François Hollande, dernier jour à l’Elysée, France 3, diffusé le 5 octobre 2017.
71. Sur un registre plus grave, on notera que la tendance à valoriser l’émotion instantanée s’est
exacerbée à la faveur des événements dramatiques que sont les attentats terroristes. Voir les
observations de Julien Fragnon (2011) sur la médiatisation du 11 septembre 2001 : « les affects, écrit-
il, participent d’un jugement sur l’état du monde » (p. 10). Voir aussi l’analyse par Gérôme Truc
(2016) du traitement par la presse des attentats.
72. Le 2 septembre 1985 à Lille, les animateurs demandent à Pierre Mauroy si le Programme
commun peut trouver acheteur à la grande braderie de Lille, ce qu’il pense des imitations d’Yves Le
Coq, et pourquoi son dernier livre se vend moins bien que celui de Rika Zaraï… L’ancien Premier
ministre, qui aura su mettre les rieurs de son côté, termine en chantant « Le p’tit quinquin ».
73. Sur la façon dont des politiques ont pu être déstabilisés face à Laurent Baffie ou Karl Zero, voir
Lochard (2005). L’auteur parle à juste titre de « désinstitutionnalisation de l’espace public » (p. 135).
74. « Quand les larmes ont perlé chez mes invités, je les ai toujours coupées » (Aujourd’hui,
4 octobre 2014). Et l’animateur de Vivement Dimanche de prendre l’exemple de Bernadette Chirac :
« on a fait une pause et on a coupé cette séquence ».
75. Encore que… : dans l’exemple précédent, Arnaud Montebourg, se reprenant, signale aussitôt que
son histoire est « banale », il donne le chiffre des naissances prématurées en France, comme si le
naturel politique revenait au galop pour l’obliger à évoquer le problème public au-delà de son cas
personnel.
76. « L’un des proches de Lionel Jospin estime que l’ancien premier secrétaire du PS est quelque peu
« désarçonné » par l’absence d’« émotivité » de son ministre » (Le Figaro, 4 février 2000).
77. Sur la façon dont certains élus locaux ont su maintenir, en jouant sur les sentiments, leur position
de leadership alors même que la marée noire de l’Erika mettait crûment en valeur leur impuissance
décisionnelle, voir Le Bart (2001).
78. Suite à un attentat, le Premier ministre écrit : « La colère monte en moi alors que je me rends sur
les lieux du drame » ; mais il ajoute aussitôt : « Ma colère ne doit pas rester stérile. Déjà la
concertation s’engage. Avec le président de la République. Avec Jean-Louis Debré qui remet
immédiatement en vigueur le plan VigipirateIl faut combattre » (p. 12).
79. « J’ai l’impression de n’avoir reçu aucune affection de sa part, dans l’enfance (…). Même si
maintenant je sais, je suis persuadée qu’il m’a aimée. » De même sa première femme : « Alain n’est
pas un modèle d’exubérance. Nous avons eu une relation passionnelle, mais quand on vit avec lui, il
ne sait pas comment aimer » (cité par Libération).
80. On se souvient d’Édouard Balladur debout sur une table, se faisant appeler Doudou… Sur
l’opposition, en 1995, entre la symbolique de distance chez Balladur et Jospin, et la symbolique de
proximité chez Chirac, voir Coulomb-Gully (2001).
81. Étant entendu que la mesure des émotions effectivement ressenties par ces derniers face à tel ou
tel politique constitue un angle mort de l’analyse. Pour une tentative visant à évaluer, dans le
contexte américain, les effets émotionnels des discours des présidents Carter ou Reagan, voir Kinder
(1994).
82. « Dominé par des grandeurs de réflexivité et de stratégie, peuplé d’acteurs rompus à la
distanciation corporelle des affects au profit des calculs et des coups, l’espace du politique semble
n’offrir d’autre place pour les sentiments que celle de leur usage tactique et froid » (Olive, 2017).
83. Notons au passage que les journalistes n’ont pas seulement à trancher la question de la sincérité
des émotions exprimées. Ils doivent aussi les interpréter (larmes de joie ? de fatigue ? de
tristesse ?…). L’anthropologue David Le Breton (2004) rappelle les « ambiguïtés qui naissent du
laconisme corporel » (p. 85) ; Le corps « n’est pas un support de sens aussi maîtrisable que le
langage » (p. 85).
84. Un contre-exemple quand même, mais emprunté à la télévision : ce même 29 janvier, Laurent
Delahousse interroge François Baroin au JT de France 2. À la différence de ses collègues de la presse
écrite, le journaliste fait preuve d’une franche empathie à l’égard du candidat fragilisé. Il parle d’une
« émotion qu’on a tous ressentie en écoutant François Fillon aujourd’hui (…). Il a été touché, il a été
heurté (…). C’est rare de le voir comme il a été cet après-midi, à plusieurs reprises, très ému… ». Sur
le site Acrimed, Frédéric Lemaire dénonce un « journalisme émotionnel ».
85. Évoquant dans le New Hampshire « l’avenir de nos enfants », elle réprima un sanglot qui fit
l’objet de longues exégèses dans les médias. « Les gens savent que je peux prendre des décisions,
commenta-t-elle. Mais je veux aussi qu’ils sachent que je suis une vraie personne » (cité par
Christian Salmon, Le Monde, 19 janvier 2008).
86. Le Monde, 8 juin 1991 : « S’adressant à la convention des baptistes du Sud, le président Bush n’a
pu s’empêcher de verser des larmes en public en racontant comment il avait prié pour les troupes
américaines lors du déclenchement de la guerre du Golfe. Devant cette audience de vingt mille
chrétiens conservateurs réunis à Atlanta, M. Bush a expliqué que, « comme beaucoup de gens, je
m’inquiétais de la possibilité de verser des larmes en public ». Jusqu’au jour où, en week-end à Camp
David, il se mit à prier avec son épouse Barbara avant de donner l’ordre à son aviation de bombarder
l’Irak. « Des larmes commencèrent à couler le long de mes joues. Mais notre pasteur me sourit.
Depuis, je ne me préoccupe plus de l’image que je peux donner », a-t-il dit, d’abord avec des sanglots
dans la voix, puis sans retenir ses larmes. Émue, la foule lui a fait une ovation ».
87. À rapprocher évidemment des remarques antérieures sur les maladies « indicibles » de Georges
Pompidou et de François Mitterrand. Le contexte émotionnel n’est à l’évidence plus le même, même
si, c’est vrai, les rôles de député et de président ne sont pas non plus comparables.
88. On voit ici poindre derrière cette formule la nostalgie d’un monde institutionnel « pur », non
contaminé par la logique médiatique, ce qui n’est pas peu paradoxal sous la plume d’un journaliste.
89. En 2009 par exemple, Nathalie Arthaud (Lutte ouvrière) envisage le vote comme occasion de
« dire la colère contre la politique du gouvernement » (Le Monde, 6 juin 2009).
90. Du best-seller de Stéphane Hessel (Indignez-vous !, 2010) au mouvement des « indignés », il y a
place pour une socio-histoire politique de l’indignation (voir Ambroise-Rendu, Delporte, 2008).
91. Non seulement il s’écrie : « je suis blessé » ; mais l’émotion « dite » est aussi « montrée » par le
trouble : bafouillement, lapsus, répétition d’une même phrase, augmentation du volume sonore,
mobilité du regard…
92. « L’épisode de la “saine colère” qui fit exploser [Ségolène Royal] lors du débat face à Nicolas
Sarkozy est à interpréter comme l’expression de l’indignation que peut éprouver un être “inspiré”
(…) et non pas comme un moment de perte du contrôle de soi » (Charaudeau, 2008, p 58).
93. De même François Hollande, toujours en 2012 : « L’équipe de François Hollande est apparue
embarrassée par le succès [de Jean-Luc Mélenchon], le candidat PS souhaitant notamment que la
présidentielle “permette non pas simplement l’expression d’une colère légitime” mais de faire
émerger “une capacité à faire changer le pays” » (La Voix du Nord, 25 mars 2012).
94. On voit au passage Bertrand Delanoë réactiver la norme traditionnelle qui associe le rôle
présidentiel au sang-froid.
95. À rapprocher de ce propos en forme de mise en garde tenu par un proche d’Edouard Philippe
à l’encontre de François Bayrou, éphémère ministre de la Justice plaidant pour le droit à la franchise :
« Quand on est ministre, même les saines colères peuvent être mal comprises » (Libération,
14 juin 2017).
96. Ces mécanismes jouent à l’identique au niveau des élus locaux pour peu qu’on prenne le temps
de les écouter (Faure, 2016).
97. Observons que l’ouvrage paraît chez Ramsay dans une collection intitulée : « Coup de gueule ».
98. On aurait pu prendre l’exemple de cet autre entrant qu’est Jean-Louis Borloo lorsqu’il publie Un
homme en colère (Michel Lafon, 2005).
99. Même souhait de neutraliser l’émotivité chez Ségolène Royal dans son livre programme de 2007
(Maintenant) en forme d’abécédaire. « Je me mets très rarement en colère, écrit-elle, mais l’histoire
du scooter du fils de Sarkozy m’a vraiment énervée » (p. 67). Elle dit en avoir « assez de l’hypocrisie
des politiques » (p. 87). Elle évoque, à l’entrée « Honte », un souvenir d’enfance : « Toute la journée,
cette jupe m’est tombée sur les chevilles. Les enfants tiraient dessus (…). J’ai vu alors l’effet du
groupe face à l’individu fragilisé. C’est une anecdote, mais je comprends la vulnérabilité de l’enfance
humiliée » (p. 155). L’abécédaire se termine sur l’entrée « Zen ».
100. On a déjà évoqué les démonstrations d’expressivité chez des figures comme Alain Juppé ou
Laurent Fabius, souvent considérés comme des hommes d’État froids et distants, et qui surent tous
deux user de l’écrit pour démontrer (ou tenter de démontrer) le contraire (voir supra).
101. Alain Juppé disait ainsi, en 2006, sa passion pour la politique, les gens en général, Bordeaux en
particulier : « On n’analyse pas froidement une passion, même quand on fait de la raison et de la
modération la mesure de toutes choses, comme j’y suis enclin par tempérament depuis que je suis
sorti des turbulences mystiques ou romantiques de l’adolescence. Encore que je ne voie nulle
contradiction entre raison et passion. Je me pique même de pratiquer ces deux vertus à la fois »
(France mon pays, lettres d’un voyageur, Robert Laffont, 2006, p. 26).
102. Quand Ségolène Royal évoque la trop grande sévérité de son père et Nicolas Sarkozy l’absence
du sien, on est également bien loin des émotions exemplaires (amour de la France et des Français)
(Braud, 2017).
103. Voir la singulière tentative de Jean-Luc Mélenchon, le 5 février 2017, pour se dupliquer en deux
meetings concomitants à Lyon et Paris, grâce à la technique de l’hologramme.
104. Voir l’implication d’Emmanuel Macron dans la cérémonie-hommage à Johnny Halliday
(décembre 2017).
105. Philippe Braud (2017) note à juste titre que « la communication sur Internet, les tweets et autres
formes de messages à peu près affranchis de tout filtrage, favorisent la réactivité immédiate dans
l’expression des sentiments ».
106. S’agissant du pouvoir local, Alain Faure (2016) n’est pas loin de conclure en ce sens, en
particulier lorsqu’il mobilise les travaux de l’anthropologue Pierre Clastres.
107. Sous la Ve République, le deuil national fut décrété en deux types de circonstances : les attentats
et la mort des présidents.
108. « Adossé aux stéréotypes de genre, le portrait idéalisé de la recrue paritaire est l’image inversée
du professionnel de la politique » (ibid., p. 41).
109. Michel Barnier évoque une ambiance « conviviale et décontractée ». Frédéric Lefébvre déclare :
« Même les hommes politiques ont le droit de ne pas savoir répondre à des questions. C’est plutôt
honnête de l’admettre ». Rachida Dati, elle, plaide qu’elle ne va pas « changer de tempérament :
j’aime la vie, j’aime rire ».
110. Sandra Vera Zambrano (2012) montre la place importante réservée aux femmes par la presse
people. La fréquence des « unes » consacrées à Ségolène Royal et Rachida Dati constitue
évidemment un indicateur ambivalent de féminisation du champ politique.
111. Erik Neveu (2012) parle de « mauvaise virilité » pour désigner le décalage entre les nouvelles
normes sociales et des formes persistantes d’habitus genré.
112. Avec quand même le risque, on l’a dit à propos de Philippe Séguin, d’être décalé. Simone
Bonnafous (2003) note qu’une certaine forme de masculinité politique, caractérisée par « l’emphase,
la métaphore, l’agression, l’ironie (…) est sans doute aujourd’hui, sinon en voie d’extinction, du
moins en régression » (p. 139).
113. Insistons une nouvelle fois sur la façon dont les médias incitent à de tels « aveux » : Libération
avait ainsi invité plusieurs personnalités du PS à « s’allonger sur le divan ». Dans l’article précité,
une photographie prolongeait l’analogie avec la cure psychanalytique, la maire de Rennes se prêtant
au jeu du portrait sur le divan en position allongée.
114. Dans le même sens : « L’homme politique n’est plus seulement l’avocat de son parti. Il est
requis de produire une mise en scène plus élaborée de son personnage, d’afficher les signes de son
équilibre, d’une aisance personnelle » (Le Grignou, Neveu, 1993).
115. Quels politiques ? Nous avons parlé exclusivement des personnalités qui occupent le centre du
jeu politique, sous le regard incessant des médias. L’analyse n’est à l’évidence pas transposable aux
autres politiques (y compris professionnels) qui exercent leur activité dans d’autres contextes.