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Le prophète du Royaume de Dieu

Texte de José Antonio PAGOLA, tiré de


Jésu s. Appro che hi stori que , Paris, Cerf, coll. Jésus quitte le désert, franchit le Jourdain et retourne à la terre
que Dieu avait donnée à son peuple. Nous sommes dans les
« Lire la Bible » 174, 2012, p. 95-124. années 28 et Jésus a alors trente-deux ans environ. Il ne se rend
pas à Jérusalem et ne s'arrête pas en Judée. Il passe directement
en Galilée, le cœur enflammé par le désir d'annoncer la nouvelle
LECTURE FACULTATIVE qui brüle au plus profond de lui : Dieu vient libérer son peuple des
souffrances et de l'oppression qu'il endure. li sait parfaitement
ce qu'il veut : communiquer ce « feu » à son pays en annonçant
Questions pour la lecture l'intervention de Dieu 1•
- notez vos impressions en quelques phrases
- résumez en trois lignes ce qui vous semble Le prophète itinérant
important.
Jésus ne retourne pas chez les siens à Nazareth. Il part pour
la région du lac de Génésareth et s'établit à Capharnaüm, chez
Maintenant vous pouvez vous demander : Simon et André, deux frères qu'il a connus dans l'entourage du
Baptiste2. Capharnaüm compte alors entre 600 et 1500 habitants
- quels sont les mots employés par l’auteur et elle est située à l'extrême nord de la Galilée, jouxtant le
pour décrire le Royaume et ses effets ? territoire gouverné par Philippe. Jésus a probablement choisi
- Qu’en pensez-vous ? cette position stratégique parce qu'elle favorisait ses activités de
prophète itinérant. La ville offrait des facilités de communication
- Quel liens voyez-vous établis entre cette aussi bien avec le reste de la Galilée qu'avec les territoires
conception du Royaume et la description de
Jésus lui-même ? 1. Luc 12, 49 : « Je suis venu jeter un feu sur la terre. » Selon bon nombre d'exégètes.
ces paroles font entendre un écho du désir de Jésus. Dans l"Évangile /apoc1:vphe/ de
Thomas. on retrouve ces mots de Jésus : « Qui est proche de moi est proche du feu. Qui
est loin de moi est loin du royaume » (82).
2. Les sources chrétiennes dise111 simplement que Jésus retourna en Galilée. « li se
retira en Galilée et, laissant Nazareth, vint s'établir à Capharnaüm, au bord de la mer»
(Mauhieu 4, 12-13).
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voisins de la tétrarchie de Philippe, les cités phéniciennes de la des environs, mais pour l'essentiel, ce sont des pêcheurs. Certains
côte ou la réoion de la Décapole. Comparée à Nazareth, à Naïn agriculteurs sont aisés, mais il y a aussi des paysans dépouillés
et à de nombreux autres villages des Basses Terres de Galilée, de leurs terres, travaillant comme journaliers sur les grandes
Capharnaüm était une bourgade � mp? 1tan� e, mai_s �l_le restait propriétés. II en va de même pour les pêcheurs, dont ce1tains sont
de dimensions très modestes face a Sephons ou T1benade. Elle propriétaires de leur barque, tandis que d'autres sont engagés à la
n'avait pas de rues pavées, organisées selon un tracé urbain, ce journée, ou pour la saison sur des embarcations de plus grandes
n'étaient que des ruelles de terre battue ; poussiéreuses en été, dimensions'.
elles se changeaient en bourbier à la saison des pluies, et restaient Capharnaüm est avant tout un gros village de pêcheurs dont
toujours malodorantes. On n'y trouvait pas de bâtiments de marbre, la vie se concentre entre les modestes maisons, les jetées et
ni de décors de mosaïque. Les maisons, modestes, avaient des les embarcadères rudimentaires installés sur les rives. C'est
murs de basalte sombre et des toits de roseaux et de branchages probablement le milieu dans lequel Jésus s'investit le plus.
recouverts d'argile. D'ordinaire, elles étaient regroupées par trois Les pêcheurs de Capharnaüm sont, avec ceux de Bethsaïde,
ou quatre autour d'une cour commune où se déroulait une grande très nombreux à travailler dans la zone nord du lac, la plus
par!ie de la vie et des activités �es familles'. . poissonneuse. Ils sortent la nuit. Si la pêche a été bonne, ils se
A Capharnaüm, la population est essenttellement Juive, a dirigent vers le sud, vers le port de Magdala, où ils peuvent
l'exception sans doute des collecteurs d'impôts, de quelques vendre leur poisson aux établissements de salaison2. li semble que
fonctionnaires et d'une petite garnison de l'armée d' Antipas. Jésus n'ait pas tardé à sympathiser avec les familles des pêcheurs
Aux abords de la ville, un octroi contrôle la circulation des qui lui prêtaient une barque pour lui permettre de se déplacer, et
marchandises sur l'importante voie commerciale par laquelle d'aller parler aux habitants des berges du lac. Ses meilleurs amis
transitent les caravanes venues cl' Orient, chargées de marchandises sont Simon et André, habitants de Bethsaïde, mais qui possèdent
précieuses : les parfums et les perles des Ind_es ou les soies de une maison à Capharnaüm ; Jacques et Jean, les fils de Zébédée
Chine. Les fonctionnaires chargés de percevoir les péages et les et de Salomé, l'une des femmes qui l'accompagnera jusqu'à la
taxes de douane sont mal vus par le peuple et ne se mêlent sans fin. Originaire de Magdala, elle avait été guérie par Jésus et lui
doute pas aux autres habitants2. Il en va de même avec ceux qui, conservera toujours sa dévotion.
sur les embarcadères, perçoivent les taxes sur la pêche dans le Jésus ne s'établit pourtant pas à Capharnaüm. Il veut annoncer
lac. Bien entendu, dans une ville frontière comme Capharnaüm, partout la nouvelle du Royaume de Dieu. li est impossible de
il y a une surveillance militaire. Antipas possède sa propre armée, reconstituer les itinéraires de ses voyages, mais nous savons
instruite et équipée sur le modèle romain, mais essentiellement qu'il a parcouru toutes les agglomérations situées autour du
composée de mercenaires étrangers. Une petite garnison doit être lac : Capharnaüm, Magdala, Chorazeïn ou Bethsaïde. Il a visité
affectée à la surveillance de la frontière et au maintien de l'ordre
sur une zone du lac où règne une grande activité de pêche et de Jésus du domestique d'un centurion, la présence d'une centurie romaine en Galilée
circulation de bateaux'. est historiquement invraisemblable. À celle époque, la légion romaine qui surveillait
Les habitants de la ville sont des gens modestes. Il s'agit, pour l'ensemble de la région était stationnée en Syrie. Jésus n'a pas pu rencontrer de soldats
romains en Galilée.
une part, de paysans vivant du produit des champs et des vignes 1. Les fouilles n'ont pas révélé d'objets de luxe. de céramique importée. de bijoux
ou de vaisselle de valeur. On ne trouv.: pas trace de maisons habitées par de riches
propriétaires.
1. Les fouilles ont mis au jour des hameçons. des outils agricoles. des moulins cl des 2. Le trafic, sur le lac. semble avoir été intense. Magdala était le port préféré pour
pressoirs. éparpillés dans les cours. y décharger le poisson car on y trouvait les plus fameux hangars de salaisons. En 1986
. . .. on a retrouvé près de la ville. au fond du lac. une embarcation datant de l'époque de
2. Selon le récit de Marc, Jésu avait déclenché lïrrita11011 des scribes de Capharnaum
en se rendant chez 1·agent des douanes Lévi pour manger avec lui ainsi qu'avec d'autres Jésus. Elle est en bois de cèdre et mesure 8. 12 mètres de long sur 2, 35 de large. Elle
douaniers el des publicains (Marc. 2, 14-17). devait avoir un mât central portant une voile carrée. et naviguait aussi à la rame. Elle a
3. Bien que la source Q (Luc 7. 1-10 // Matthieu 8, 5-13) rapporte la guénson par d0 couler à la suite d'une tempête. au début du I" siècle.
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les villages de Basse Galilée : Nazareth, Cana, Naïn ; il est allé et la délivrance des possédés sont les signes d'une société saine,
jusque dans les régions voisines de la Galilée : Tyr et Sidon, la d'hommes et de femmes appelés à jouir d'une vie digne des fils
Césarée de Philippes et la Décapole. Mais, selon les sources, il et des filles de Dieu. Les repas qui réunissent tous les voisins sont
évite les grandes villes de Galilée : Tibériade, la toute nouvelle le symbole d'un peuple invité à partager la grande table de Dieu,
et splendide capitale construite par Antipas, à 16 km à peine de leur Père à tous.
Capharnaüm ; Séphoris, la jolie ville de Galilée, située à 16 km Jésus voit dans les gens de ces villages le meilleur point de
seulement de Nazareth. Et lorsqu'il s'approche de Tyr et de Sidon, départ pour commencer la rénovation de tout le peuple. Ces gens
ou qu'il visite la région de la Césarée de Philippes ou la Décapole, parlent araméen, comme lui, et c'est parmi eux que se conserve
il n'entre pas non plus dans le centre des villes. Il s'arrête dans les de la façon la plus authentique la tradition religieuse d'Israël.
villages des alentours, ou aux abords des cités, là où se trouvent Dans les villes, c'est différent. Avec l'araméen, on parle aussi un
les exclus : les gens de passage, les vagabonds, ceux qui dorment peu de grec, et c'est une langue que Jésus ne domine pas. En outre
hors des murs. Il visite aussi les villages de Galilée, en compagnie la culture hellénistique y est plus présente.
d'un petit groupe de ses compagnons. Lorsqu'ils se rendent dans Mais il y a certainement, au fond de son cœur, une raison plus
des villages proches, comme Chorazeïn qui n'est qu'à 3 km de puissante. C'est dans ces villages de Galilée que se trouvent les
Capharnaüm, ils rentrent probablement tous chez eux le soir. gens les plus pauvres, les plus déshérités, dépouillés du droit
Lorsqu'ils vont de village en village, ils comptent sur les habitants de jouir de la terre donnée par Dieu ; c'est là que Jésus trouve,
disposés à leur offrir un repas et un endroit où dormir, la cour de comme nulle part ailleurs, le peuple d'Israël le plus malade, le plus
la maison, sans doute. Nous ignorons comment ils affrontaient les maltraité par les puissants. C'est là qu'Israël subit avec le plus de
hivers, les fortes pluies et les rigueurs du froid. rigueur les effets de l'oppression. Dans les villes, au contraire, on
Lorsqu'il arrive dans un village, Jésus recherche le contact avec trouve ceux qui détiennent le pouvoir, ainsi que leurs différents
les habitants. II parcourt les rues, comme autrefois lorsqu'il était collaborateurs : les dirigeants, les grands propriétaires ten-iens,
artisan. Il s'arrête devant les maisons, adresse des paroles de paix les grands percepteurs d'impôts. Ce ne sont pas les représentants
aux femmes et aux enfants qui sont dans les cours intérieures ; du peuple de Dieu, mais ses oppresseurs, les responsables de
il sort de l'agglomération pour parler avec les travailleurs des la misère et de la faim. L'implantation du Royaume de Dieu
champs. Il se rend surtout à la synagogue, ou dans le bâtiment doit commencer là où le peuple est le plus humilié. Ces gens
où les habitants se réunissent, le samedi. C'est là qu'ils prient, misérables, faméliques, ces déshérités sont les « brebis perdues »
chantent les psaumes et discutent les affaires du village, et qui représentent le mieux tous les malheureux d'Israël. Pour Jésus,
évoquent les événements les plus importants survenus dans la c'est une évidence: le Royaume de Dieu ne peut être annoncé que
région. Le samedi, on lit et on commente les Écritures, l'on prie par le contact direct et étroit avec ceux qui ont le plus besoin de
Dieu d'accorder la libération tant attendue. C'est le meilleur cadre soulagement et de libération. La Bonne Nouvelle de Dieu ne peut
pour faire connaître la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu. La venir du superbe palais d'Hérode Antipas, à Tibériade, non plus
façon d'opérer de Jésus ne doit sans doute rien au hasard, elle que des somptueuses villas de Séphoris ou du luxueux quartier
répond à une stratégie bien pensée. Le peuple, désormais, n'est résidentiel des élites sacerdotales de Jérusalem. La semence du
plus obligé de se rendre au désert pour se préparer au jugement Royaume ne peut trouver un terreau favorable que chez les pauvres
imminent de Dieu, c'est Jésus lui-même qui va de village en de Galilée 1 •
village, en invitant tous les habitants à« entrer» dans le Royaume La vie itinérante de Jésus au milieu de ces gens est le vivant
de Dieu qui s'insère déjà dans leur vie. La terre sur laquelle symbole de sa liberté et de sa foi dans le Royaume de Dieu. Il ne vit
ils vivent est maintenant le nouveau lieu où accueillir le salut.
Les paraboles et les images que Jésus tire de la vie des villages
1. Il ne faut pas négliger l'hypothèse de certains chercheurs : Jésus menait une vie
deviennent une « parabole de Dieu ». La guérison des malades itinérante dans les villages galiléens. en évitant Tibériade et Séphoris et se maintenait
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pas d'un travail rémunéré; il ne possède ni maison ni terre; il n'est annonce un événement que les gens puissent accueillir avec joie
sous la dépendance d'aucun collecteur de taxes; il ne possède pas et avec foi. Nul ne voit en lui un maître qui explique les traditions
la moindre pièce de monnaie à l'effigie de César. TI a abandonné religieuses d'Israël. On trouve en lui un prophète, passionné par
la sécurité du système pour « entrer » en toute confiance dans le projet d'une vie plus digne pour tous, qui s'emploie de toutes
le Royaume de Dieu 1• Sa vie itinérante, au service des pauvres, ses forces à ce que Dieu soit vraiment accueilli et que son règne
montre clairement que ce Royaume n'est pas soumis à un centre de de justice et de miséricorde se répande, dans la joie. Son objectif
pouvoir à paitir duquel il fasse l'objet d'un contrôle2 • Ce n'est pas n'est pas de perfectionner la religion juive, mais de contribuer à
comme l'Empire, gouverné par Tibère depuis Rome, ou comme l'implantation, à bref délai, de ce Royaume de Dieu tant attendu,
la tétrarchie de Galilée, régie par Antipas depuis Tibériade, ou et avec lui, la vie, la justice et la paix.
comme la religion juive, surveillée depuis le Temple de Jérusalem Jésus ne s'attache pas non plus à exposer aux paysans de
par les élites sacerdotales. Le Royaume de Dieu se trouve là où se nouvelles règles ou lois morales. Il annonce une nouvelle :« Dieu
produisent de bonnes choses pour les pauvres. est déjà ici pour apporter une vie plus heureuse pour tous. Nous
devons changer notre façon de voir et notre cœur. » Son objectif
n'est pas de donner à ces gens un code moral plus parfait, mais de
La passion pour le Royaume de Dieu les aider à ressentir en eux-mêmes comment est Dieu, comment
il agit, et ce vont être le monde et la vie de tous, si tous agissent
Personne ne met en doute cette affirmation, fournie par les comme lui. C'est cela qu'il veut communiquer dans ses paroles et
sources : « Il cheminait à travers villes et villages, prêchant et dans sa vie entière.
annonçant la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu3 • » Nous Jésus parle constamment du « Royaume de Dieu », mais
pouvons, sans craindre de nous tromper, affirmer que la cause à n'explique jamais directement en quoi il consiste. D'une certaine
laquelle Jésus consacre désormais son temps, ses forces et sa vie manière, ces gens perçoivent ce dont il leur parle, car ils savent
entière, est ce qu'il nomme« le Royaume de Dieu». C'est sans que sa venue est l'espérance qui soutient le peuple. Mais Jésus
aucun doute le noyau fondamental de sa prédication, sa conviction les surprendra quand il leur expliquera comment viendra ce
la plus profonde, la passion qui anime toute son activité. Ce qu'il Royaume, la bonne nouvelle qu'il sera pour certains ou comment
dit, ce qu'il fait, tout est au service du Royaume de Dieu. Tout il faut accueillir sa force salvatrice. Ce que Jésus leur transmet a
trouve son unité, sa véritable signification et sa force passionnante, quelque chose de nouveau et de fascinant. C'est ce qu'ils pouvaient
dans cette réalité. Ce Royaume est la clé pour pénétrer le sens que entendre de mieux. Comment Jésus a-t-il pu les enthousiasmer
Jésus donne à sa vie, et pour comprendre le projet qu'il veut voir en leur parlant de« Royaume de Dieu» ? Que comprenaient-ils
réalisé en Galilée, dans le peuple d'Israël et, en définitive, dans derrière cette métaphore ? Pourquoi ressentaient-ils Dieu comme
tous les peuples·1• une bonne nouvelle ?
Toutes les sources le proclament: Jésus, en Galilée, n'enseigne
pas une doctrine religieuse que ses auditeurs doivent retenir. li
Un désir venu de loin
dans la région du lac, qui lui permet1ai1 de fuir rapidement la Galilée, parce qu'il
craignait d'être arrêté par Antipas (Hoehner. Reed). Le Royaume de Dieu n'est pas une spéculation de Jésus, mais
1. Lï iva11gile [ upoc,yphe / de Thomas au ribue à Jésus ces paroles : « Soyez un symbole bien connu, qui condense les aspirations et les attentes
itinérants. » Selon certains chercheurs. cette courte phrase rapporte véritablement le
choix par Jésus d'une vie it·inérame, i\ rebours de la culture ambiante.
2. Cet aspect est suggéré par Theissen, Crossan et d'autres auteurs. qui soulignent
la dimension itinérante de Jésus. non pas de« l'Église». L'expression est reprise 120 fois dans les évangiles synoptiques;
3. Luc 8, 1. l'Église n'apparaît que 2 fois (Matthieu 16, 18 et 18, 17) el ce n'est visiblement pas un
4. Bien que cela puisse surprendre. Jésus n'a parlé que du« Royaume de Dieu» et terme employé par Jésus.
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les plus profondes d'Israël. C'est une espérance que Jésus a l'esclavage, on ne mépriserait pas les veuves ni les orphelins,
retrouvée dans le cœur de son peuple, et qu'il a su recréer à partir on se montrerait compatissant envers les étrangers. Pourtant, en
de sa propre expérience de Dieu, en lui donnant des perspectives dépit des dénonciations des prophètes, le favoritisme des rois à
nouvelles et surprenantes. Ce n'est pas un symbole unique, ni 1'égard des puissants, l'exploitation des pauvres par les riches,
même central pour Israël, mais il a repris force lorsque Jésus a les abus et les injustices de tous ordres avaient conduit Israël au
commencé à l'employer. Certes, l'expression littérale« Royaume désastre. Le résultat, avait été l'exil à Babylone.
de Dieu » était récente et peu fréquente 1 et c'est lui qui a décidé Ce fut, pour Israël, une expérience tragique, difficile à
de l'employer de façon régulière et constante. Il n'a pas trouvé de comprendre. Le peuple était de nouveau opprimé par un roi
meilleurs mots pour communiquer ce en quoi il croit. étranger, spolié du droit à sa terre, sans son roi, sans temple,
Tout jeune, il a appris à croire en un Dieu créateur du ciel et sans institutions propres, soumis à un esclavage humiliant. Où
de la terre, souverain absolu sur tous les autres dieux et seigneur était Dieu, le roi d'Israël ? Les prophètes ne s'abandonnèrent pas
de tous Jes peuples. Israël se sentait sûr de lui et confiant, tout au désespoir. Dieu allait relever ce peuple humilié et le libérer
était entre les mains de Dieu. Son Règne était absolu, universel à nouveau de l'esclavage. Voici le message d'un prophète du
et inébranlable. Le peuple exprimait sa joie en célébrant Dieu vr•siècle av. J.-C.: Dieu aime toujours son peuple et lui offre une
comme un roi par des hymnes de joie : « Dites aux gentils : fois encore son pardon. Il va tirer Israël de captivité, il connaîtra
Yahvé est roi. Le monde est stable, il ne tremble pas; c'est lui qui un nouvel « exode », les tribus dispersées se réuniront, et tous
gouverne les peuples avec sagesse2. » pourront jouir en paix de la Terre promise. À l'époque où il
Ce grand Dieu, seigneur de tous les peuples, est le roi d'Israël parcourait les montagnes de Galilée, Jésus connaissait et, peut­
de façon très spéciale. C'est lui qui avait tiré son peuple de être même évoquait, le message empli de force et de beauté de
l'esclavage égyptien, et l'avait conduit à travers le désert jusqu'à ce prophète qui proclamait ainsi la fin de l'exil : « Qu'ils sont
la Terre promise. Il était vénéré comme le « libérateur », le beaux sur les montagnes les pieds du messager qui annonce la
« berger», le« père », car on avait éprouvé son amour protecteur paix, du messager de bonnes nouvelles, qui annonce le salut, qui
et ses soins. Au début, on ne le nommait pas « roi», mais lorsque dit à Sion : Ton Dieu règne 1 • »
la monarchie fut établie et qu'Israël eut, comme d'autres peuples, Certains groupes d'exilés revinrent effectivement dans leur
son propre roi, l'on sentit le besoin de rappeler que l'unique roi pays et le Temple fut rebâti, mais les merveilleuses promesses ne
était Dieu. Le roi qui gouvernait son peuple ne pouvait le faire se réalisèrent pas. On en revint aux prévarications et aux injustices
qu'en son nom et en obéissant à sa volonté. antérieures. La véritable paix semblait impossible car l'ombre
Les rois n'ont pas répondu à l'espoir que �'on avait mis en eux. menaçante d'Alexandre le Grand se profilait déjà à l'horizon.
Dieu avait libéré Israël de la servitude en Egypte pour créer un Les derniers prophètes, pourtant, continuaient d'encourager le
peuple libre de toute oppression et de tout esclavage. Il lui avait peuple. Malachie allait jusqu'à mettre dans la bouche de Yahvé
offert cette terre pour que ses fils se la partagent en frères. Israël des paroles réconfortantes : « Voici, je vais envoyer mon messager
devait être différent des autres peuples : on n'y connaîtrait pas pour qu'il fraye un chemin devant moi2 • » Comme beaucoup de
ses contemporains, Jésus vivait cette foi. Lorsqu'ils entendaient
parler de la venue de Dieu, un double espoir s'éveillait dans
1. L'expression « Royaume de Dieu » est à peine citée dans l'Ancien Testament. leur cœur : Dieu allait bientôt libérer Israël de l'oppression des
On lit d'ordinaire que Dieu est « roi » (111élek), ou qu'il règne (111a/ak). Les évangiles
indiquent que Jésus emploie l'expression« Règne de Dieu» (basileia 1011 theou). C'est
la traduction de la forme araméenne utilisée par Jésus : « 111a/k111a di 'e/alui >•.
2. Le jour de la fête du nouvel an. on célébrait dans le Temple de Jérusalem une 1. Isaïe 52. 7. Ce grand prophète anonyme écrit à la fin de I' Exi 1 (aux alentours de
lituroie d'intronisation de Yahvé comme roi. Nous possédons encore um: petite 550 av. J.-C.) ce que l'on nomme aujourd'hui« le livre de la consolation». un texte qui
colliction de psaumes (39-99) chantés surtout lors de celle fête. 11 est probable que se trouve actuellement dans Isaïe 40-55.
Jésus les a connus et chantés en certaines occasions. 2. Malachie 3, 1. Il est considéré comme le dernier prophète.
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puissances étrangères, et il allait établir en son peuple la justice, IV Épiphane (168-164 av. J.-C.). L'oppression avait franchi des
la paix et la dignité.
limites inimaginables. Pour Daniel, les rois oppresseurs sont des
bêtes fauves qui détruisent le Royaume de Dieu. Mais après cette
oppression viendra un royaume humain, Dieu ôtera le pouvoir
Un peuple en ardente espérance
aux oppresseurs et le donnera à lsraël 1•
Il est certes difficile de penser que Jésus et les paysans de Galilée
La situation d'Israël est devenue plus désespérée encore, avec
con?aissent dans le détail le contenu de ces textes apocalyptiques,
l'invasion d'Alexandre le Grand tout d'abord, puis avec celle _
car Ils ne circulent que dans les milieux savants, comme ceux du
des Jéoions romaines. Aucun prophète n'ose maintenant faire
« monastère » de Qumrân. Mais ils peuvent connaître, par contre,
entend;e sa voix, la nation semble vouée à la disparition. C'est
deux prières qui sont récitées au temps de Jésus. Le Qaddish, écrit
alors précisément que, une fois encore, le cri angoissé d� ce peupl�
,
opprimé s'exprime par la voix de surprenants auteurs q�1 on� reuss1 �n ar�méen, est récité en public dans les synagogues pendant la
liturgie du sabbat et des jours de fête. On y demande :
à maintenir vivante l'ardente espérance d'Israël 1• La s1tuat1on est
si déconcertante qu'elle est pour tous une indéchiffrable énigme. Que son grand Nom soit proclamé et sanctifié dans le monde qu'il
Où est Dieu ? Il faut que ce soit lui-même qui révèle ses desseins a créé selon sa volonté. Que son règne arrive dans votre vie et en votre
secrets, et assure à son peuple qu'il contrôle toujours son histoire. temps, dans les jours de toute la maison d'Israël, vite et sans retard( ... ]
Seuls les hommes qui ont connu les plans cachés de Dieu par Qu'une grande paix venue du ciel et de la vie vienne bientôt sur nous et
des songes et des visions peuvent apporter quelque lumière sur la sur tout Israël f ...] Que celui qui a fait la paix au plus haut des cieux la
situation vécue par le peuple. répande sur nous et sur tout lsraël2.
Le message de ces visionnaires est terrifiant, mais en même
temps réconfortant. Le monde est corrompu par 1� mal. La On connaît aussi la prière des Dix-huit bénédictions que récitent
_ _ .
création tout entière est contaminée. Un terrible et définitif combat chaque jour les hommes, au lever et au coucher du soleil. Dans
va s'engager entre les forces du mal et celles du bien, e�tre le l'une d'entre elles, on implore ainsi Dieu : « Préserve-nous de la
pouvoir des ténèbres et celui de la lumière. Dieu sera obl:gé de souffrance et de l'affliction, et sois notre seul Roi\»
_
détruire ce monde dans une catastrophe cosmique pour creer de Jésus a peut-être aussi connu les Psaumes de Salomon, écrits
« nouveaux cieux et une nouvelle terre ». Le sombre dérèglement par un groupe de pharisiens au plus profond de la crise, lorsque
que connaît maintenant le monde cessera, pour faire place à une Pompée a fait son entrée à Jérusalem, en 63 av. J.-C. et profané le
autre paix et à une autre bénédiction2 • :remple. Ces pieux Juifs expriment leur confiance en la prompte
Jésus a sans doute connu le Livre de Daniel, l'écrit apocalyptlque intervention de Dieu, vrai roi d'Israël, qui établirait son Royaume
le plus populaire, paru lors de la répression brutale d'Antiochus éternel par la venue du Messie, issu de la famille de David, La
déclaration de foi qui commence et termine le psaume 17 est
particulièrement émouvante : bien que les légions romaines aient
I. On les nomme auteurs apocalyptiques parce qu'ils communique_nt au peuple I_a
« révélation » (apoka/ypsis) qu'ils disent avoir reçue de Dieu. Celle ll�tératur� surgit
avec force au début du 11' siècle av. J.-C. et se ma11111ent au-delà ?li 1 " s1è�le. L un des « un autre mon�e » hors de l'histoi e. Mais un nomb
_ qui hnll_ par etre 111tégré à re croissant d'auteurs estime que
écrits apocalyptiques les plus fameux est le Livre de 1?,0111e/ le langage et 1 , 11nagene apocalypllq
r
ues concernent en réalité une transformation du
la Bible. Les autres sont dits« apocryphes» (apokrifo1), c . est-à-dire hors du canon des monde concret commençant par la transformation
Écritures. Parmi les plus connus, on peut citer les Livres de Hénoch, le Livre des Jubdés, historique d'Israël (Horsley. Vidal).
1. Dame! 7.
les Psaumes de Sa/0111011, l'Asso111prio11 de Moïse, le Te.1'/w11e111 des Douze Parnarches. 2. La double demande concernant « la sanctificatio
les Oracles sibv/li11s ... Ces livres étaient bien connus dans la communauté de Qumrân, n du 110111 de Dieu »et« l'arrivée
de son Règne» a fait penser à bon nombre d'aute
et certains d'c,;lre eux furent probablement écrits dans cc« monastère». _ urs que Jésus s'était inspiré de cette
pnère populaire pour formuler la première partie
2. La majorité des chercheurs pense que les écrits apocalyptiques annoncem une du « Notre Père».
3. Shé111011é esré. 11. Selon le Talmud de Babyl
intervention finale de Dieu pour détruire le monde concret actuel , et lui_ substituer génération posténeure à l'ex,I. one, cette prière remonte à la
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JÉSUS. APPROCHE HISTORIQUE LE PROPHÈTE DU ROYAUME DE DIEU

occupé la Terre promise, il proclame: « Seigneur, tu es notre seul peuvent-ils voir qu'il met en déroute les païens et instaure la
roi, pour les siècles des siècles 1• » justice en Israël? Où sont le cataclysme final et les signes terribles
qui doivent accompagner son intervention toute-puissante ? Ces
questions, ils doivent souvent les poser à Jésus. Sa réponse est
Dieu est arrivé déconcertante : « La venue de Dieu ne se laisse pas observer, et
l'on ne dira pas: voici, il est ici, ou bien il est là. Car voici que le
Jésus a surpris tous ceux qui l'écoutent par cette déclaration Royaume de Dieu est au milieu de vous 1 • » Il est inutile de scruter
« Le Royaume de Dieu est arrivé. » Son assurance a dû causer un dans le ciel des signes particuliers. Il faut oublier tous les calculs
véritable choc. Son attitude est trop audacieuse. Israël n'est-il pas et les conjectures des écritures visionnaires. Il ne faut pas songer
toujours dominé par les Romains ? Les paysans ne sont-ils pas à une venue visible, spectaculaire, ou cosmique du Royaume de
toujours opprimés par les puissants ? La corruption et 1'injustice Dieu. Il faut apprendre à reconnaître sa présence et sa royauté
ne règnent-elles pas toujours sur le monde? Pourtant, Jésus parle d'une autre manière, parce que le« Royaume de Dieu » est déjà
et agit avec une conviction surprenante. Dieu est présent et œuvre parmi vous.
de façon nouvelle. Son Royaume a commencé à s'établir dans Les paroles ne sont pas toujours bien comprises. Elles ont
ces villages de Galilée. Sa force salvatrice est en marche. Lui, parfois été traduites de manière erronée : « Le Royaume de Dieu
Jésus, le ressent et veut le communiquer à tous. L'intervention est en vous2• » Cela a conduit, malheureusement, à défigurer
décisive de Dieu, que tout le peuple attend, n'est en aucun cas un la pensée de Jésus, en réduisant le Royaume de Dieu à un acte
rêve éloigné, c'est une réalité que l'on peut dès maintenant capter. privé et spirituel qui se produit dans l'intimité de la personne qui
Dieu se fait sentir. Au plus profond de la vie, sa présence salutaire s'ouvre à l'action de Dieu. Ce n'est pas à cela que pense Jésus
est perceptible. quand il parle aux paysans de Galilée. Il essaie plutôt de tous les
Marc l'évangéliste a parfaitement résumé ce message original convaincre de ce que la venue de Dieu pour imposer sa justice
et surprenant. Jésus, selon lui, proclame dans ces villages « la n'est pas une intervention terrible et spectaculaire, mais une force
bonne nouvelle de Dieu » et vient annoncer : « Les temps sont libératrice, humble mais efficace, qui est là, au milieu de la vie, à
accomplis et le Royaume de Dieu est tout proche. Convertissez­ la portée de tous ceux qui l'accueilleront avec la foi.
vous et croyez en cette bonne nouvelle 2• » Le langage est nouveau. Pour Jésus, ce monde n'est pas un ensemble pervers, soumis
Jésus ne parle pas, comme ses contemporains, de la future sans remède au pouvoir du mal jusqu'à l'intervention finale de
manifestation de Dieu. Il ne dit pas que le Royaume est plus Dieu, comme le disait la littérature apocalyptique. À côté de la
ou moins proche. Il est déjà là. Jésus le ressent. C'est pourquoi, force destructrice et terrible du mal, nous pouvons dès maintenant
malgré toutes les apparences contraires, il invite à croire en la percevoir la force bénéfique de Dieu, qui conduit la vie à sa
Bonne Nouvelle. libération définitive. L'Évangile [apocryphe] de Thomas attribue
On comprend aisément le scepticisme de certains, et le trouble à Jésus ces mots : « Le Royaume de Dieu est en vous et hors de
de presque tous. Comment peut-on affirmer que le Royaume de vous'. » C'est vrai. L'accueil du Royaume de Dieu commence
Dieu est présent? Où peut-il être vu ou ressenti? Comment Jésus
peut-il être certain que Dieu est déjà arrivé ? Où ces Galiléens 1. On considère généralemelll que ces mots (Luc 17. 21) contiennent la pensée
authentique de Jésus. L' Éva11gile / apoc,yphe / de Thomas rapporte la même idée : « Le
royaume du Père s'est ét<:!ndu sur la terre et les gens ne le voient point » ( 113).
1. P.i,w111e.1· de Su/011um, 17. Nous ignorons si Jésus a connu les milieux pharisiens 2. Bien que l'expression grecque entas hy111i11 puisse aussi signifier« en vous », les
dans lesquels se vivait celle spiritualité. chercheurs modernes traduisent aujourd'hui très généralement: « Le Royaume de Dieu
. est parmi vnus », car, pour Jésus. ce royaume n'était pas une réalité intime et spirituelle,
2. Ce résumé du message de Jésus a probablement été élaboré par les premiers
missionnaires chrétiens, mais scion plusieurs exégètes, l'affirmation centrale, « le mais une transformation qui embrassait la totalité de la vie et des personnes.
Royaume de Dieu s'est rapproché» vient très cenainement de Jésus lui-même (Beasley­ 3. Évangile /apocryphe/ de Thomas 3. Ces paroles ont été recueillies dans un
Murray. Schlosser, Meier). contexte où l'on remarque cenaines influences gnostiques. Cependant. pour cenains
109
JÉSUS. APPROCHE HISTORIQUE LE PROPHÈTE DU ROYAUME DE DlEU

à l'intérieur de chacun, sous la forme de la foi en Jésus, mais il Dieu est une tout autre affaire. Ce qui préoccupe Dieu, c'est de
devient réalité dans la mesure où le mal est vaincu par la justice libérer les gens de tout ce qui les déshumanise et les fait souffrir.
salvatrice de Dieu. Le message de Jésus a impressionné dès le début. Sa façon
L'assurance de Jésus est déconcertante. Les paysans pauvres de parler provoque l'enthousiasme des milieux les plus humbles
de Galilée vivent un moment privilégié: ils font l'expérience du et les plus ignorants de Galilée. li dit ce qu'ils avaient besoin
salut auquel avaient si longtemps rêvé leurs ancêtres. Dans les d'entendre, que Dieu prend soin d'eux'. Le Royaume de Dieu,
Psaumes de Salomon, si connus dans les groupes pharisiens de tel que Jésus le proclame, répond à ce qu'ils désirent le plus
l'époque, on pouvait lire des phrases comme celle-ci : « Heureux vivre dans la dignité. Toutes les sources signalent un fait difficile
ceux qui vivront ces jours et pourront voir les biens que le à mettre en doute : Jésus se sent porteur d'une bonne nouvelle et,
Seigneur prépare pour la génération à venir'. » Jésus félicite ceux de fait, son message fait naître une grande joie parmi ces paysans
qui l'écoutent, car ils ressentent à ses côtés ce que tant de grands pauvres et humiliés, sans prestige et sans sécurité matérielle,
personnages d'Israël ont attendu, mais n'ont jamais pu connaître: auxquels le Temple même n'offre pas d'espérance.
« Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! Car je vous dis La littérature apocalyptique dessinait une image sombre de
que beaucoup de prophètes et de rois ont voulu voir ce que vous la situation d'Israël. Le mal envahissait tout. Tout était soumis
voyez, et ne l'ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne à Satan qui personnalisait tous les maux, toutes les souffrances
l'ont pas entendu2 ! » et tous les malheurs. Cette vision mythique ne relevait pas de
l'ingénuité. Ces auteurs visionnaires savaient bien que le mal
naît dans le cœur de chaque individu, mais constataient comment
La meilleure nouvelle il prenait ensuite corps dans la société, les lois et les coutumes,
pour finir par tout corrompre. Les seuls criminels, ce n'étaient pas
La venue de Dieu est une bonne chose. Pour Jésus, Dieu seulement Hérode l'impie, ou la famille sacerdotale corrompue
s'approche parce qu'il est bon, et il est bon pour nous que Dieu du grand prêtre Hanne ; pas seulement les grands propriétaires
soit proche. Il ne vient pas « défendre » ses droits ni demander terriens, les oppresseurs, les agents du fisc. Il y avait « autre
des comptes à ceux qui ne gardent pas ses commandements. li ne chose ». L'Empire de Rome qui rendait les peuples esclaves,
vient pas imposer sa« domination religieuse». En fait, Jésus ne le Temple qui défendait ses propres intérêts, l'exploitation des
demande pas aux paysans de mieux respecter leur obligation de paysans pressurés par toutes sortes de tributs et d'impôts, les
payer les dîmes ou les prémices, il ne s'adresse pas aux prêtres scribes qui interprétaient la loi en leur faveur: tout cela paraissait
pour qu'ils observent dans une plus stricte pureté les sacrifices alimenté et nourri par le pouvoir mystérieux du mal. Le mal,
d'expiation au Temple, il n'invite pas les scribes à faire appliquer présent au-delà des actes de chacun ; tous en sont imprégnés
plus fidèlement le sabbat et autres prescriptions. Le Royaume de par l'entourage social et religieux, agissant comme une force
satanique gui les conditionne, les soumet et les déshumanise.
Dans cette ambiance apocalyptique, Jésus annonce que Dieu
a commencé à envahir le royaume de Satan et à détruire son
pouvoir. Le combat décisif a déjà commencé. Dieu vient détruire
auteurs. il reprend le style et la pensée de Jésus.
1. Les P.rn11111e.1· de Sa/0111011 18, 6. Les Oracles sibyllins. un écrit apocalyptique de non pas les personnes mais le mal, qui est à la racine de tout
la diaspora. rédigé entre 150-120 av. J.-C., disait: « Heureux l'homme ou la femme qui et qui avilit la vie tout entière. Jésus est convaincu : « J'ai vu
vivront en ces temps» (3. 371). Satan tomber du ciel comme l'éclair. » Ces mots sont peut-être
2. Ces paroles proviennent de la source Q (Luc I O. 23-24) Il Matthieu 13, 16-1_7).
Dans un autre passage, Jésus affirme que. depuis Jean. la réalité du Royaume de D1t:u
s'est manifestée : « Jusqu'à Jean, ce furent la loi et les prophètes ; depuis lors. 1t:
1. Les sources chrétiennes présentent constamment et de diverses manières lt:
Royaume de Dieu est annoncé» (Luc 16. 16 // Matthieu 11. 12-13). mais il est difficile
message de Jésus et son rôle d' e11aggelio11, de« bonne nouvelle».
de reconstruire la phrase et d'affirmer son authenticité.
111
JÉSUS. APPROCHE HISTORlQUE LE PROPHÈTE DU ROYAUME DE DlEU

l'écho d'une expérience qui a marqué sa vie de façon décisive 1 • Il de ceux qui souffrent et contre le mal, car le Royaume de Dieu
voit que le mal commence à être vaincu. Ce que certains milieux signifie la libération de tout ce qui les empêche de vivre une vie
attendaient commence à devenir une réalité. « Alors viendra digne et heureuse.
le Royaume de Dieu pour ses créatures, l'heure finale sonnera Si Dieu vient « régner », ce n'est pas pour manifester son
pour le diable et avec lui disparaîtra la tristesse2. » L'ennemi à pouvoir au-dessus de tous, mais pour faire éclater sa bonté et la
combattre, c'est Satan, et nul autre. Dieu ne vient pas détruire rendre effective. Il est curieux d'observer comment Jésus, qui
les Romains ni anéantir les pécheurs. li vient tous les libérer du parle constamment du Royaume de Dieu, ne désigne pas celui-ci
pouvoir ultime du mal. La bataille entre Dieu et les forces du mal, comme« roi» mais comme« père 1 ». Son Royaume ne prétend pas
pour le contrôle du monde, n'est pas un « combat mythique », s'imposer par la force, mais introduire dans la vie sa miséricorde,
c'est un affrontement réel et concret, qui se produit constamment et emplir la création tout entière de sa compassion. C'est cette
dans l'histoire humaine. Le Royaume de Dieu s'ouvre un chemin miséricorde, accueillie de manière responsable par tous, qui peut
là où les malades sont protégés de la souffrance, où les possédés détruire Satan, personnification de ce monde hostile qui travaille
sont libérés de leurs tourments et où les pauvres retrouvent leur contre Dieu et contre les humains2 •
dignité. Dieu est « l'anti-mal » : il veut détruire tout ce qui fait Quelle est la source de cette façon de comprendre « le
souffrir l'être humain3• Royaume de Dieu » chez Jésus ? Ce n'est certainement pas ce
C'est pourquoi Jésus ne parle plus de la « colère de Dieu » que l'on enseigne lors du sabbat à la synagogue, ni dans les
comme le faisait le Baptiste, mais de sa « compassion ». Dieu milieux inspirés par la liturgie du Temple. Il semble que Jésus
ne vient plus en juge irrité, mais comme un père débordant ait communiqué sa propre expérience de Dieu, et non ce qui se
d'amour. Les gens l'écoutent, émervei liés, car tous se préparaient répétait partout, de manière conventionnelle. Il a sans doute pu
à le recevoir comme un juge impitoyable. C'est ainsi que le découvrir le visage d'un Dieu compatissant dans la tradition des
présentaient les écrits de l'époque: « Il se dressera sur son trône, orants d'Israël. C'est ainsi que se présente Dieu dans un psaume
plein de colère et d'indignation », « li se vengera de tous ses bien connu : « Toi, Seigneur, miséricordieux et clément// lent à la
ennemis»,« Il fera disparaître de la surface de la terre ceux qui colère, plein d'amour et de fidélité3 • » Pourtant Jésus ne cite pas
auront enflammé sa colère», « aucun des méchants ne se sauvera les Écritures pour convaincre les gens de la compassion de Dieu.
au jour du jugement de la colère4 ». Jésus, au contraire, cherche li en a l'intuition en contemplant la nature, et il invite les paysans
la destruction de Satan, symbole du mal, mais non pas celle des à découvrir que la création tout entière est emplie de sa bonté.
païens et des pécheurs. Il ne se place pas dans le camp du peuple « Il fait lever le soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber
juif contre les peuples païens : le Royaume de Dieu ne consistera
pas en une victoire d'Israël détruisant pour toujours les gentils. Il
ne se situe pas non plus du côté des justes, contre les pécheurs
le Royaume de Dieu ne constituera pas une victoire des saints qui 1. Les rares textes qui parlent de Dieu comme du«roi» sont des textes secondaires.
ou se trouvent dans les éléments particuliers fournis par Matthieu (5. 35 ; 18, 23 ; 22.
feront payer aux méchants tous leurs péchés. li se place aux côtés 2 ; 25, 34).
2. Jésus, dans ses paraboles, souligne«la compassion» comme le trait principal de
Dieu (Luc 15, 11-31; Matthieu 18. 18-35; 20. 1-16). D'autre part, selon les évangiles.
«la compassion» est ce qui caractérise son attitude envers ceux qui souffrent (Marc 1.
1. Ces mots. recueillis par Luc I O. 18, sont considérés comme une phrase originale 41 ; 6. 34 Il Manhieu 9. 36 ; 14. 14 ; 15. 32 ; 20, 34 //Luc 7, 13). lis emploient toujours
de Jésus. Plusieurs auteurs pensent que Jésus évoque une expérience personnelle un verbe très expressif, spla11kh11izo111aï. qui signifie littéralement que« les entrailles»
(Stegemann, Hollenbach, 0110. Theissen/Merz, Merklein). (celles de Jésus et celles de Dieu)«tremblent» en voyant la souffrance des gens.
2. Ascension de Moi:1·e. 10, 1. 3. Psaume 86, 15. Le langage qu'emploie Jésus pour parler de Dieu suggère le
3. Selon Matthieu 1, 24. les esprits malins qui tourmentent les possédés s'en prennent contenu des trois termes hébreux qui apparaissent dans le psaume : «miséricordieux »
à Jésus : «Es-tu venu nous détruire?» (rah1.1111) indique la compassion qui naît des entrailles et émeut la personne tout ent'ière;
4. C'est ainsi que le présentent le Premier livre d'Hé11och, l'Ascension de Moïse ou «clément» (ha11111.111) exprime un amour gratuit, inconditionnel. débordant ; «amour
les Psaumes de Sa/0111011. fidèle» (hésèd) parle de la fidélité de Dieu, de son amour pour le peuple.
JÉSUS. APPROCHE HISTORIQUE LE PROPHÈTE DU ROYAUME DE DIEU 113

la pluie sur les justes et les injustes'. » Dieu ne réserve pas son activité curative:« Si c'est par !'Esprit de Dieu que j'expulse les
amour aux Juifs, et ne bénit pas ceux-là seulement qui obéissent à démons, c'est donc que le Royaume de Dieu est arrivé jusqu'à
la Loi. Sa compassion s'étend aux gentils et aux pécheurs. Cette vous 1 • »
vision de Dieu, qui scandalisait si profondément les éléments les Selon un ancien récit chrétien, quand les disciples du Baptiste
plus fanatiques de la société, émeut Jésus. Ce n'est pas que Dieu lui demandent : « Es-tu celui qui doit venir ? », Jésus se limite à
soit injuste, ou indifférent au mal, c'est qu'il ne veut voir souffrir répondre en montrant ce qui se produit : « Allez rapporter à Jean
personne. C'est pourquoi sa bonté est sans limite, même avec les ce que vous voyez et entendez. Les aveugles voient et les boiteux
méchants. Tel est le Dieu qui s'approche. marchent, les sourds entendent et les morts ressuscitent, et la
Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres. Est heureux celui qui
ne trébuchera pas à cause de moi2. » Jésus pense que c'est Dieu
Dieu, l'ami de la vie qui agit avec force et miséricorde, en guérissant les malades et en
protégeant la vie des déshérités. C'est ce qui se produit, même
Nul n'en doute. Jésus a enthousiasmé les paysans de Galilée2. si cela contredit les prévisions du Baptiste et d'autres encore.
Le Royaume de Dieu, tel qu'il le présente, a une simplicité à la Les menaces proférées par les auteurs apocalyptiques ne se sont
portée de ces gens. Il y a quelque chose de bon et de concret que pas réalisées, au contraire des promesses du prophète Isaïe qui
même les plus ignorants comprennent: pour Jésus, c'est la vie qui annonçait la venue de Dieu pour libérer et guérir son peuple'.
passe en premier, pas la religion. En l'entendant parler, et surtout Selon les évangélistes, Jésus renvoyait les malades et les
en le voyant guérir les malades, délivrer les possédés, et défendre pécheurs en leur disant : « allez en paix4 ». Jésus leur souhaite ce
les plus méprisés, ils ont l'impression que Dieu s'intéresse qu'il y a de mieux: une bonne santé, une cohabitation heureuse en
réellement à leur vie, et non à des questions « religieuses » qui famille et au village, une vie combJée de bénédictions divines. Le
les dépassent. Le Royaume de Dieu répond à leurs aspirations les terme hébreu Shalom (paix) signifie le bonheur le plus complet,
plus profondes. tout le contraire d'une vie sans dignité, malheureuse, soumise à
Les paysans galiléens perçoivent en lui quelque chose de la maladie ou à la pauvreté. En suivant la tradition des grands
nouveau et d'original : il proclame le salut en guérissant. Il prophètes, Jésus comprend le Royaume de Dieu comme un règne
annonce le Royaume en mettant en marche un processus de de la vie et de paix. Son Dieu est« l'ami de la vie5 ».
guérison, aussi bien individuelle que sociale. Le fond de son Jésus n'a réalisé que quelques guérisons. Dans les villages de
intervention est clair : soigner, alléger les souffrances, restaurer Galilée et de Judée, il est resté bien des aveugles, des lépreux,
la vie3• Il ne guérit pas de façon arbitraire ou pour faire sensation,
non plus que pour prouver la véracité de son message ou affirmer
son autorité. Il guérit, « poussé par la compassion », afin que les 1. Cette phrase est consignée dans la source Q (Luc 11. 20 // Matthieu 12. 28) et
traduit la conviction de Jésus. Luc dit qm: Jésus expulse les démons « par le doigt de
malades, les désespérés, les possédés ressentent que Dieu veut Dieu» : l'expression de Luc correspond davantage au langage vif et concret de Jésus.
pour tous une vie plus saine. Voilà comment il comprend son 2. Matthieu 11. 4-6 et Luc 7. 22-23 copient littéralement cette réponse de Jésus.
telle que la rapporte la source Q. De nombreux chercheurs pensent qu'il s'agit d'une
élaboration de la communauté chrétienne pour montrer que les prophéties d' Isaïe
1. Matthieu 5, 45. L'évangéliste Luc rapporte différemment la pensée de Jésus: Dieu s·accomplissent en Jésus. Cependant Meier. Scobie. Wink, et d'autres encore présentent
« est bon ... pour les ingrats et les méchants » (6, 35). On considère que ces paroles. des indices convaincants pour montrer que ces documents rapportent de manière
tirées de la source Q. expriment la conviction de Jésus. authentique la conviction de Jésus : le temps du salut prophétisé par Isaïe est arrivé.
2. En dépit de ce qui s'est dit à propos de la « crise galiléenne » (Dodd, Mussner , 3. Isaïe 35, 5-6; 61. 1.
Schillebeeckx) l'enthousiasme des paysans de Galilée pour Jésus ne semble Jamais 4. Marc :î, 34; Luc 7, 50; 8, 48. li est impossible de savoir si c'était une coutume
s'être démenti (Aguirre. Sobrino). de Jésus ou s'il s'agit d'une expression qui lui a été attribuée par la communauté
3. L'évangile de Jean met dans la bouche de Jésus une phrase qui résume bien le chrétienne. C'est ainsi, en tout cas. que !"on se souvenait de Jésus (Dunn).
souvenir que Jésus a laissé : « Moi. je suis venu pour qu'on ait la vie, et qu'on l'ait 5. Jésus n · a sans doute pas connu la belle définition de Dieu qui se trouve dans le
surabondante» (Jean I O. 10). livre de la Sagesse (11, 26), écrit à Alexandrie entre 100 et 50 av. J.-C.
JÉSUS. APPROCHE HISTORIQUE LE PROPHÈTE DU ROYAUME DE DIEU 115

des possédés qui ont souffert irrémédiablement de leur mal. Ce bien la faim des enfants sous-alimentés ; il a vu pleurer de rage
n'est gu' une toute petite partie d'entre eux qui a bénéficié de et d'impuissance ces paysans lorsque les collecteurs d'impôts
son pouvoir de guérison. Il n'a jamais pensé que les« miracles» venaient emporter à Séphoris ou à Tibériade le meilleur de leurs
étaient une formule magique pour supprimer la souffrance dans récoltes. Ce sont eux, d'abord, qui doivent les premiers entendre
le monde, mais simplement un signe pour indiquer la direction à la nouvelle du Royaume : « Heureux, vous les pauvres, car le
suivre pour accueillir et introduire le Royaume de Dieu dans la vie Royaume de Dieu est à vous. - Heureux vous qui avez faim
humaine'. C'est pourquoi il ne pense pas seulement à la guérison maintenant, car vous serez rassasiés. - Heureux vous qui pleurez,
des malades. Toute son activité vise à la création d'une société car vous rirez 1•» Jésus les déclare bienheureux, alors même qu'ils
plus saine : sa révolte contre les comportements pathologiques vivent cette situation injuste, non parce qu'ils seront riches comme
d'origine religieuse, tels que le légalisme, le rigorisme et un culte les grands propriétaires, mais parce que Dieu arrive et va en finir
ignorant la justice ; ses efforts pour créer des rapports sociaux avec la famine et faire refleurir le sourire sur leurs lèvres. Il s'en
plus justes et plus solidaires ; son offre de pardon à ceux qui sont réjouit d'avance avec eux. Il ne les invite pas à la résignation,
plongés dans la culpabilité ; son accueil de tous ceux qui sont mais à l'espoir. Il ne veut pas qu'ils se fassent des illusions, mais
maltraités par la vie ou la société ; sa volonté de libérer tous les qu'ils retrouvent leur dignité. Tous doivent savoir que Dieu est le
hommes de la peur et de l'insécurité pour vivre dans la confiance défenseur des pauvres : ce sont ses préférés. Si son Royaume est
de Dieu2• Guérir, délivrer du mal, tirer de la dépression, assainir reçu sur terre, tout changera pour le bonheur des derniers de la
la religion, construire une société plus aimable, voilà les chemins société. C'est la foi de Jésus, sa passion, sa lutte.
pour accueillir et développer le Royaume de Dieu. Ce sont les Jésus ne parle pas de la « pauvreté » dans l'abstrait, mais des
chemins que Jésus va parcourir. pauvres qu'il fréquente quand il parcourt les villages. Les familles
qui survivent à grand-peine, ceux qui luttent pour ne pas perdre
leurs terres et leur honneur, les enfants menacés par la faim et
Heureux, vous les pauvres la maladie, les prostituées et les mendiants, méprisés par tous,
les malades, les possédés auxquels on refuse le minimum de
Jésus n'exclut personne. li annonce à tous la Bonne Nouvelle, dignité, les lépreux mis à l'écart de la société et de la religion.
mais cette nouvelle ne peut être entendue par tous de la même Les villages entiers qui vivent sous l'oppression de l'oligarchie
manière. Tous peuvent entrer dans son Royaume, mais les urbaine, en supportant le mépris et l'humiliation. Des hommes
moyens ne sont pas les mêmes pour tous, car la miséricorde de et des femmes sans la possibilité d'un avenir meilleur. En quoi
Dieu exige avant tout que justice soit faite aux pauvres et aux le Royaume de Dieu va-t-il constituer une bonne nouvelle pour
humiliés. C'est pourquoi la venue de Dieu est une chance pour ces pauvres ? Pourquoi vont-ils être les privilégiés ? Dieu est­
ceux qui sont exploités, tandis qu'elle est une menace pour ceux il neutre ? N'aime-t-il pas tous les hommes d'un égal amour ?
qui les exploitent. Si Jésus avait annoncé l'avènement du Royaume de Dieu pour
Jésus annonce sans ambages que le Royaume de Dieu est le bonheur des justes, cela aurait été logique, et tous l'auraient
pour les pauvres. li a sous les yeux ces gens humiliés dans leurs compris, mais que Dieu défende les pauvres, sans tenir compte
villages, sans défense en face des grands propriétaires ; il connaît de leurs qualités morales, voilà le scandale. Les pauvres seraient-

1. Lorsque Jésus a confié sa mission à ses disciples, il leur a invariablement


recommandé deux lâches : « annoncer que le Royaume est proche ». et « soigner les
malades». 1. Le consensus est quasi général concernant le fait que ces trois bénédictions
2. Selon Marc, Jésus justifiait son rapport aux pécheurs par ce proverbe populaire : adressées aux pauvres. aux affamés et aux affligés, ont été prononcées par Jésus, et que
« Ce ne so111 pas les gens bien porta111s qui 0111 besoin d'un médecin. mais les malades» la version de Luc (6, 20-21) est plus authentique que celle de Mallhieu (5. 3-11), qui
(2, 17). les a spi1itualisées et en a ajouté c1·autres.
LE PROPHÈTE DU ROYAUME DE DLEU
117
JÉSUS. APPROCHE HISTORIQUE

ils meilleurs que les autres, pour mériter ainsi un traitement de du pain.Yahvé délie les enchaînés [ ...].Yahvé protège l'étranger,
faveur dans le Royaume de Dieu ? il soutient la veuve et l'orphelin 1• »
Jésus n'a jamais défendu les pauvres pour leurs vertus ou leurs S'il avait connu la belle prière du livre de Judith, il s'en serait
qualités. Il est bien probable que ces paysans n'étaient pas meilleurs réjoui : « Tu es le Dieu des humbles, le secours des opprimés,
que les puissants qui les opprimaient; eux aussi abusaient des plus l'abri des délaissés, le sauveur des désespérés2 • » C'est ainsi que
faibles qu'eux, et exigeaient le remboursement des dettes sans la Jésus ressent Dieu.
moindre pitié. En proclamant la liste des bienheureux, Jésus ne dit
pas que les pauvres sont bons ou vertueux, mais qu'ils souffrent
injustement. S'ils ont la préférence de Dieu, ce n'est pas qu'ils Les choses doivent changer
le méritent, mais qu'ils en ont besoin. Dieu, Père miséricordieux
de tous, ne peut régner qu'en instituant la justice pour ceux à qui Qu'espère concrètement Jésus ? Comment imagine-t-il
personne ne la rend.C'est ce qui éveille une grande joie en Jésus : l'implantation du Royaume de Dieu? Que doit-il se produire pour
Dieu défend ceux que personne ne défend. que, dans les faits, le Royaume de Dieu se concrétise positivement
Sa foi prend ses racines dans une longue tradition. Ce que le pour les pauvres ? Pense-t-il seulement que la conversion de
peuple d'Israël a toujours attendu, ce sont des rois qui sachent ceux qui l'écoutent conduira Dieu à changer leurs cœurs et qu'il
défendre les pauvres et les opprimés. Un bon roi doit se préoccuper régnera sur un nombre toujours plus grand d'adeptes ? Cherche­
de leur protection, non pas qu'ils soient de meilleurs citoyens que t-il simplement la purification de la religion juive ? Envisage-t-il
les autres, mais simplement parce qu'ils ont besoin d'être protégés. une transformation sociale et politique profonde en lsraël, dans
La justice du roi ne consiste pas à être « impartial » envers tous, l'Empire romain et, en définitive, dans le monde entier ? Très
mais à rendre la justice en faveur de ceux qui sont injustement certainement, le Royaume de Dieu n'est pas pour Jésus quelque
opprimés. C'est ce que dit clairement un psaume qui présente chose de vague et d'éthéré. L'intervention de Dieu exige un
l'idéal du bon roi : « Avec justice il jugera le petit peuple. li sauvera changement profond. S'il annonce cette intervention, c'est pour
les fils des pauvres, il écrasera leurs bourreaux [ ...].Car il délivre faire naître un espoir et appeler tous les hommes à changer de
le pauvre qui appelle et le petit qui est sans aide, compatissant au façon de penser et d'agir\ Il faut« entrer» dans le Royaume de
faible et au pauvre, de l'oppression, de la violence il rachète leur Dieu, se laisser transformer par sa dynamique et commencer à
âme ; leur sang est précieux à ses yeux 1• » La conclusion de Jésus construire la vie telle que Dieu la veut.
est claire. Si un roi sait rendre justice aux pauvres, c'est bien Dieu, Comment le Royaume peut-il se concrétiser ? Il semble que
« qui aime la justice2 ». Il ne se laisse pas tromper par le culte qu'on Jésus veuille voir son peuple restauré et transformé selon l'idéal
lui rend au Temple. Les sacrifices, les jeûnes et les pèlerinages à de l'Alliance : un peuple dont on pourra dire que Dieu règne sur
Jérusalem ne servent à rien. Pour Dieu, la première chose est de lui. Pour les Juifs, revenir à l'Alliance, c'était revenir entièrement
rendre justice aux pauvres. Jésus a dû répéter souvent un psaume à Dieu, à un peuple libre de tout esclavage par l'étranger, dans
qui proclame : « li rend justice aux opprimés, il donne aux affamés lequel tous pourraient jouir librement et pacifiquement de leur
terre, sans être exploités par personne. Les prophètes rêvaient

1. Psaume 146, 7.9. Ce psaume appartient à un groupe de psaumes qui commencent


par l'acclamation Alléluia (Louez Yahvé) que les Juifs récitaient le matin.
2. Judith 9. 11. Il s·agit de l'ouvrage d'un auteur inconnu. rédigé vers 150 av. J.-C ..
attribué artificiellement à Judith (« la Juive »). héroïne légendaire au service de la
1. Psaume 72. 4. 12-14. Ce psaume, dédié à Salomon, offre la vision d'Israël pour libération de son peuple.
le roi idéal. 3. Pour parler de la « conversion » demandée par Jésus. les évangiles utilisent le
2. Psaume 99. 4. verbe 111eta11oei11. qui signilie changer de manière de« penser» et d' «agir».
119
JÉSUS. APPROCHE HISTORIQUE LE PROPHÈTE DU ROYAUME DE DIEU

« d'un peuple de Dieu » où les enfants ne mouITaient pas de C'est l'empereur de Rome, avec ses légions, qui établit la paix
faim, où les vieillards vivraient une vie digne, où les paysans et impose sa justice au monde entier, en soumettant les peuples à
ne connaîtraient pas l'exploitation. L'un d'entre eux annonce son empire. C'est lui qui leur apporte le bien-être et la sécurité,
« Là, plus de nouveau-nés qui ne vivent que quelques jours, ni en même temps qu'il exige d'eux un implacable tribut. Que vient
de vieillard qui n'accomplisse son temps [ ... ]. Ils bâtiront des prétendre ce Jésus qui travaille à convaincre qu'il faut entrer dans
maisons et les habiteront; ils planteront des vignes et en mangeront un « Empire de Dieu» qui, contrairement à celui de Tibère, qui ne
les fruits ; ils ne bâtiront plus pour qu'un �utre habite ; ils ne cherche qu'honneurs, richesses et pouvoir, veut avant tout rendre
planteront plus pour qu'un autre mange 1 • » A l'époque de Jésus, justice aux plus pauvres et aux plus opprimés de l'Empire?
certains pensaient que la seule voie pour vivre comme le« peuple Les gens voient bien que Jésus remet en question la souveraineté
de l'Alliance » consistait à chasser les Romains, occupants absolue et exclusive de l'empereur. Il n'est pas surprenant qu'en
impurs et idolâtres, à ne s'allier en aucun cas à César, mais lui certaines occasions des hérodiens de l'entourage d'Antipas et
désobéir et refuser de payer le tribut. Les esséniens de Qumrân des « pharisiens » lui aient posé les questions les plus délicates et
voyaient les choses différemment : il était impossible d'être le controversées : « Est-il juste de payer le tribut à César ? » Jésus
« peuple saint de Dieu » au milieu de cette société corrompue ; demande un denier et pose une question: de qui sont le visage et
la restauration d'Israël devait commencer par la création dans le le nom frappés sur la monnaie? Naturellement, l'image est celle
désert d'une« communauté isolée», composée d'hommes saints de Tibère et l'inscription proclame Tiberius, Caesa,; Divi Augusti
et purs. La position des pharisiens était autre encore: se soulever Filius, Augustus. Ce denier est le symbole le plus universel du
contre Rome et refuser de payer les impôts était un suicide ; se pouvoir « divin >> de l'empereur 1 • Jésus, alors, prononce des
retirer au désert était une erreur. La seule solution consistait à mots qui sont restés profondément gravés dans le souvenir de ses
survivre comme peuple de Dieu, en insistant sur la pureté rituelle disciples : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui
qui les différenciait des païens. est à Dieu2 • » Nul, pas même Tibère, n'est au-dessus de Dieu.
Pour autant que nous puissions le savoir, Jésus n'a jamais eu à Rendez à César ce qui est le signe de son pouvoir, mais ne donnez
l'esprit une stratégie concrète de caractère politique ou religieux jamais à aucun César ce qui n'appartient qu'à Dieu: la dignité des
pour construire le Royaume de Dieu2 . Pour lui, l'important est pauvres et le soulagement de ceux qui souffrent. Ils appartiennent
que tous reconnaissent Dieu et « entrent » dans la dynamique à Dieu, son Royaume leur appartient3 . Jésus s'est exprimé plus
de son Royaume. Ce n'est pas une question purement religieuse, clairement en parlant des riches propriétaires terriens. Leur
mais un engagement aux profondes implications d'ordre politique richesse est « injuste », car le seul moyen d'enrichissement de
et social ; l'expression même de « Royaume de Dieu », qu'il a cette société, c'est l'exploitation des paysans qui sont les seuls
choisie comme symbole central de tout son message et de toute à produire de la richesse. Le Royaume de Dieu exige que l'on
son action, ne laisse pas d'être un terme politique qui ne peut que en finisse avec cette exploitation : « Vous ne pouvez servir Dieu
susciter des attentes chez tous, et aussi une grande méfiance dans
l'entourage du gouverneur romain et clans les cercles hérodiens de
Tibériade. Le seul Empire reconnu dans le monde méditerranéen,
Jésus par le mot basileia qui, dans les années 30. n'était utilisé que pour parler de
et au-delà, c'était« l'Empire de César». Que veut suggérer Jésus «!"Empire» de Rome (Crossan. Patterson. Kaylor, Horsley).
en annonçant aux gens que le « Royaume de Dieu » arrive3 ? 1. Dans le monde antique, battre monnaie était l'un des symboles les plus importants
de la souveraineté.
2. L'épisode est rappo11é par Marc, dans la source Q et dans I" Érnngile {apocryphe/
de Thomas. Le consensus est général pour dire que cette phrase rapporte les paroles
1. Isaïe 65, 20-22. Ce sont les paroles d"un prophète anonyme postérieur à l'Exil. exactes de la réponse de Jésus (Marc 12, 17 : Matlhieu 22. 21 : Luc 20, 25, Évangile
2. Bien que les chrétiens parlent aujourd'hui de « construire » ou de « bâtir » le {apocryphe{ de Thomas 100. 2-3).
Royaume de Dieu, Jésus n · a jamais employé ce langage. 3. Il n'y a pas d"accord entre les chercheurs pour savoir quelle a été la position
3. Les évangiles traduisent invariablement le terme de « royaume » employé par concrète de Jésus sur le système de tribut exigé par Rome.
121
JÉSUS. APPROCHE HISTORIQUE LE PROPHÈTE DU ROYAUME DE DlEU

e�t l'argent 1 • » Il n'est pas possible d'entrer dans le Royaume demanderont et à qui te prendra ce qui est à toi, ne le lui réclame
et de reconnaître pour maître Dieu, défenseur des pauvres, et pas.» Il faut même comprendre celui qui, poussé par la nécessité,
de continuer dans le même temps à accumuler des richesses emporte ton manteau; peut-être a-t-il aussi besoin de ta tunique:
à leurs dépens. Il faut changer. « Entrer » dans le Royaume « À qui t'enlève ton manteau, ne refuse pas ta tunique. » II faut
signifie construire la vie non pas comme Tibère, comme les avoir le cœur grand avec les plus pauvres, il faut être semblable
familles hérodiennes ou les riches propriétaires de Galilée, mais à Dieu : « Soyez compatissants comme l'est votre Père. » Si les
comme Dieu l'entend. C'est pourquoi« entrer» dans le Royaume gens de ces villages vivent ainsi, personne ne manquera de pain
revient à« so1tir» de l'empire que les « chefs des nations » et les ni de vêtement 1 •
puissances de l'argent veulent imposer. Le spectre des dettes était source de conflits et de douloureuses
Jésus ne dénonce pas seulement ce qui s'oppose au Royaume querelles. Les gens essayaient à tout prix d'éviter la spirale de
de Dieu. Il suggère aussi un style de vie plus en accord avec le l'endettement qui pouvait les conduire à perdre leurs terres, et à
Royaume du Père. Il ne recherche pas seulement la conversion se trouver à la merci des grands propriétaires. Chacun exigeait de
individuelle de chacun. Il parle dans les bourgs et les villages, pour son voisin le paiement exact des dettes contractées dans de petits
essayer d'introduire un nouveau modèle de comportement social. prêts, des aides, destinées à faire face aux exigences des collecteurs
11 voit les gens angoissés par les besoins les plus élémentaires : d'impôts. Jésus s'efforce de créer un climat différent, en incitant
le pain pour manger, les vêtements pour se couvrir. Jésus pense au pardon mutuel et à l'annulation des dettes. Dieu vient pour
que, si l'on entre dans la dynamique du Royaume de Dieu, cette offrir à tous son pardon. Comment pourrait-on l'accueillir dans
situation peut changer : « Ne vous inquiétez pas pour votre vie, un climat de pressions réciproques et d'exigences implacables
de ce que vous mangerez, ni pour votre corps, de quoi vous de remboursement ? Le pardon de Dieu doit entraîner un
vous vêtirez. Cherchez le Royaume de Dieu et cela vous sera comportement social plus fraternel et solidaire. D'où la demande
donné par surcroît2. » Il ne fait pas là appel à une intervention de Jésus à ses adeptes : « Remets-nous nos dettes comme nous­
miraculeuse, mais à un changement de comportement qui peut mêmes avons remis à nos débiteurs 2 . »
donner à tous une vie plus digne et plus sûre. Ce que l'on vit dans Il est significatif que Luc, en présentant les actes de Jésus,
ces villages ne peut plaire à Dieu : querelles entre les familles, suggère qu'il vient proclamer« le grand Jubilé de Dieu». Selon
insultes, agressions, abus venus des plus forts, mépris des plus une ancienne tradition, on devait, tous les 49 ans, déclarer en
faibles. Ce n'est pas vivre sous le Règne de Dieu. Jésus invite à Israël« l'année du Jubilé», pour restaurer l'égalité et la stabilité
un style de vie différent et l'illustre par des exemples que tous sociale dans le peuple de l' Alliance. Cette année-là, on rendait la
peuvent comprendre. Il faut en finir avec les haines entre voisins, liberté à ceu)I. qui s'étaient vendus comme esclaves pour payer
et adopter une attitude plus ouverte envers les adversaires et ceux leurs dettes, on restituait leurs terres à leurs anciens propriétaires
qui offensent notre honneur. Il faut dépasser la vieille « loi du et l'on remettait toutes les dettes 3. Selon la version de Luc, Jésus
talion ». Dieu ne peut régner dans un village dont les habitants a commencé son activité en s'attribuant ces paroles:« L'Esprit du
rendent le mal pour le mal, « œil pour œil et dent pour dent ».
Il faut contenir l'agressivité en face de celui qui t'humilie et te
1. L'ensemble des citations recueillies dans la source Q (Luc 6, 27-35 Il Matthieu
frappe au visage : « À qui te frappe sur une joue, présente encore 6. 25-34) transmet en substance l'enseignement de Jésus. Il s'agit probablement d'un
l'autre.» Il faut donner généreusement aux nécessiteux qui vivent message adressé aux paysans des villages galiléens (Horsley, Kaylor), mais il ne faut
en mendiant de village en village : « Donne à tous ceux qui te le pas exclure qu'il ait fait partie de l'enseignement adressé à ses disciples les plus proches
(Theissen, Ben Witherington III).
2. Cette injonction est recueillie par la source Q (Matthieu 6. 12 // Luc 11. 4). La
version conservée par Matthieu semble être la plus proche de la version originale.
1. Ces mots sont rapportés par la source Q (Matthieu 6. 24 Il Luc 16. 13). 3. Les ordonnances régissant l'année du Jubilé sont énoncées au chapitre 25 du
2. Source Q (Luc 12. 22.31 // Matthieu 6, 25-33). L'essentiel de cet enseignement Lévitique. C'est un recueil des lois, rites et prescriptions recueillis par les prêtres
vient de Jésus. d·lsraël.
123
JÉSUS. APPROCHE HISTORIQUE LE PROPHÈTE DU ROYAUME DE DLEU

Seigneur est sur moi parce qu'il m'a consacré par l'onction pour sanctifié» et« Que ton Règne arrive 1 ». Jésus voit que le« nom
porter la bonne nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé annoncer aux de Dieu » n'est ni reconnu ni sanctifié. Ces gens de Galilée qui
captifs la délivrance, et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer pleurent et souffrent de la faim sont la preuve la plus claire que son
en liberté les opprimés et proclamer une année de grâce du nom de Père est ignoré et méprisé.
Seigneur 1 • » Qu'il ait ou non compris sa mission dans le contexte De là le cri de Jésus, « Père, que ton nom soit sanctifié »,
du Jubilé, il est certain que Jésus annonce le Royaume de Dieu fais-toi respecter, manifeste au plus tôt ton pouvoir salutaire.
comme une réalité qui exige la restauration de la justice sociale2 . Jésus demande aussi, directement, « que ton Règne arrive ».
L'expression est nouvelle, et révèle son désir le plus intime: Père,
viens régner. L'injustice et la souffrance sont encore là, de toutes
Le meilleur est à venir parts. Personne ne peut les extirper définitivement de la terre.
Révèle pleinement ta force bénéfique. Toi seul peux changer les
Le Royaume de Dieu est arrivé, et sa force est déjà agissante, choses une fois pour toutes, en te manifestant comme le Père de
mais ce que l'on peut voir en Galilée est insignifiant. Ce tous et en transformant la vie pour toujours.
qu'attendent le peuple d'Israël et Jésus lui-même pour la fin des Le Royaume de Dieu est déjà présent, mais comme une
temps, est beaucoup plus que cela. Le Royaume de Dieu s'ouvre « graine » semée dans le monde ; un jour, on pourra faire la
déjà un chemin, mais sa force libératrice ne se manifeste que « moisson » finale. Le Royaume de Dieu pénètre dans la vie
de façon partielle et fragmentaire et non dans sa totalité et sa comme une mesure de« levain». Dieu fera qu'un jour ce levain
plénitude finales. C'est pourquoi Jésus invite à « entrer » sans transforme tout. La force salvatrice agit déjà, secrètement, dans
attendre dans le Royaume, mais il enseigne dans le même temps le monde, mais elle est encore comme « un trésor caché » que
à ses disciples à appeler : « Que ton Règne arrive.» beaucoup ne peuvent découvrir; un jour, tous pourront en profiter.
Jésus parle tout naturellement du Royaume de Dieu comme Jésus ne doute pas d'un final bon et libérateur. En dépit de toutes
d'une chose présente, et en même temps, qui se prépare. 11 n'y les résistances, de tous les échecs qui peuvent se produire, Dieu
voit aucune contradiction. Le Royaume de Dieu n'est pas une fera une réalité de cette utopie aussi vieille que le cœur des
intervention ponctuelle, mais une action continue du Père qui hommes: la disparition du mal, de l'injustice et de la mort2 •
exige un accueil responsable, et pourtant ne s'arrêtera pas, en Quand arrivera cette fin ? Jésus ne s'inquiète pas de dates
dépit de toutes les résistances, jusqu'à ce qu'elle ait atteint sa ni de calendriers ; il ne fait pas de calculs, comme les auteurs
pleine réalisation. Un monde nouveau est en train « d'éclore », apocalyptiques ; il ne propose pas de délais, ne spécule pas sur
mais ce n'est que dans le futur qu'il atteindra sa plénitude\ des périodes ou des âges successifs3 . li est probable que, comme
Jésus le désire ardemment. Dans la tradition chrétienne, on
retrouve deux cris qui sont probablement nés de sa passion pour
1. Source Q (Luc 1 1, 2 // Mauhieu 6, 9-1 Oa). Personne ne met en doute que ces deux
le Royaume de Dieu. Ce sont deux appels, directs et concis, qui demandes soient de Jésus même.
reflètent son désir profond et sa foi : « Père, que ton nom soit 2. Dans I' Apocalypse, probablement rédigée autour de !"année 95. pendant la
persécu1ion de I"empereur Domilien, l'auteur console les persécu1és par celle foi semée
par Jésus : « Il essuiera toule larme de leurs yeux ; de mort, il n'y en aura plus : de
pleurs. de cris el de peine, il n'y en aura plus, car l'ancien monde s·en est allé» (21, 4).
3. La majeure partie des chercheurs pense que le Royaume de Dieu annoncé par
1. Luc 4. 18-19. Jésus lit le livre d'lsaïe 61, 1-2. Selon certains chercheurs, ce Jésus compte deux grands momen1s : sa gestation historique el sa consommation
1cxtc était !"un de ceux que !"on choisissait pour être lus dans les synagogues au lorsqu'elle prendra fin (Meier, Sanders, Theissen/Merz, Meyer. Allison, Beasley­
commencement de !"année du Jubilé (Ringe, Fuellenbach). Murray. Perrin ... ). Récemment, certains auteurs ont avancé différentes hypo1hèses en
2. Les auteurs pensent généralement quïl s·agit là d'une vision théologique de Luc. affirmant que, lorsquïl annonçait le Royaume de Dieu, Jésus pensai! à« un renouveau
3. Dans le ,, Rouleau de la guerre », rédigé à Qumrân, la rnnfronlation définitive de celle vie», ici el là. sans aucun autre horizon de consomma1ion eschatologique. Ce
entre les« fils de la lumière» et les« fils des ténèbres» se poursuivra durant« quarante « règne his1orique de Dieu » esl compris comme « règne sapientiel » (Mack), « règne
années» au cours desquelles le bien sïmposera défini1ivement face au mal. de révolution sociale » (Horsley). « règne d·expérience de !'Esprit » (Borg), « règne
124 JÉSUS. APPROCHE HISTORIQUE

la majorité de ses contemporains, Jésus lui aussi la perçoit comme


proche, imminente. Il faut vivre sur ses gardes car le Royaume
peut arriver à tout moment. Mais il ignore quand, et le reconnaît
humblement: « Quant à la date de ce jour, ou à l'heure, personne
ne les connaît, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, personne que
le Père 1 • »
Jésus garde sa confiance dans le Royaume définitif de Dieu,
et la réaffirme fo1tement lors de la Cène, quand il dit adieu à ses
disciples quelques heures avant d'être crucifié. C'est le dernier
de ces repas de fête qu'il avait célébrés avec tant de plaisir dans
les villages, pour symboliser le banquet ultime dans le Royaume.
Quelle joie il avait éprouvée à « anticiper » la fête finale dans
laquelle Dieu partagera sa table avec les pauvres et les affamés,
les pécheurs et les impurs, et même les païens étrangers à Israël !
C'est maintenant son dernier repas de fête en ce monde. Il s'est
assis à la table en sachant qu'Israël n'a pas entendu son message.
Sa mort est proche, mais dans son cœur meurtri l'espérance brille
toujours. Le Royaume de Dieu viendra. Dieu finira par triompher,
et lui aussi triomphera, en dépit de son échec et de sa mort.
Dieu mènera à bien l'avènement de son Royaume et fera asseoir
Jésus au banquet final pour boire « un vin nouveau ». Telle est
son indestructible espérance : « En vérité je vous le dis, je ne
boirai plus du produit de la vigne, jusqu'au jour où je boirai le vin
nouveau dans le Royaume de Dieu2. »

de Dieu sans inter111édiaircs » ou Brokerles.1· Ki11gdo111 (Crossan). « règne d'acceptation


de la Torah » (Vermes). Le principal argument contre ces nouvelles hypothèses sur le
Royaume de Dieu est que Jésus part de la vision apocalyptique du Baptiste el donne
naissance à des co111munautés chrétiennes qui vivent dans !"expectative de« nouveaux
cieux et d'une nouvelle terre ». li est difficile d'expliquer que, au milieu de ces deux
réalités. Jésus puisse prédire un Royaume de Dieu pour celle vie seulement, sans
perspective eschatologique.
1. Marc 13, 32. Ces mots rapportent en substance une affirmation de Jésus. Aucun
chrétien n'aurait eu !"audace d'inventer une phrase dans laquelle Jésus aurait montré
quïl ignorait la date la plus importante de toutes. Il semble que Jésus espérait !"arrivée
imminente du Royaume définitif de Dieu. mais il ne l'a jamais situé clans un temps
concret (Meier. Theissen/Merz. Jeremias, Bultmann, etc.).
2. Marc 14, 25. La grande majorité des chercheurs affirme !"authenticité de ces
paroles de Jésus (Schlosscr. Meier ; Theissen/Merz, Pesch, Merklein. Léon-Dufour. .. ).

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