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LA BOUTEILLE AU CAFARD

La collection Regards croisés


est dirigée par Marion Hennebert

© Éditions de l’Aube, 2018


www.editionsdelaube.com

ISBN 978-2-8159-3048-2
Mohamed Nedali

La bouteille au cafard
ou
L’avidité humaine
roman

éditions de l’aube
DU MÊME AUTEUR
MORCEAUX DE CHOIX, Le Fennec, Casablanca, 2003 ; l’Aube, 2006 ; l’Aube
poche, 2007
GRÂCE À JEAN DE LA FONTAINE, Le Fennec, Casablanca, 2004
LE BONHEUR DES MOINEAUX, Le Fennec, Casablanca, 2008 ; l’Aube, 2009 ;
l’Aube poche, 2010
LA MAISON DE CICINE, l’Aube, 2010 ; l’Aube poche, 2014
TRISTE JEUNESSE, l’Aube, 2012 ; l’Aube poche, 2013. Prix Mamounia 2012.
LE JARDIN DES PLEURS, l’Aube, 2014 ; l’Aube poche, 2016
ÉVELYNE OU LE DJIHAD ?, l’Aube, 2016 ; Mikrós, 2018
À la mémoire de mon père
« La cupidité mène le monde. »
LE ROMAN DE RENART
Ouirizen est un douar de l’arrière-pays où il ne se passe jamais rien, ou
presque. Les jours s’y suivent et se ressemblent, plats et monotones,
comme si le temps, lassé de s’y morfondre, y a suspendu son compte
jusqu’à nouvel ordre.
À Ouirizen, la vie tourne en boucle, indéfiniment, dépourvue d’imprévus
et de couleurs ; ce qu’on y a vécu la veille nous attend de pied ferme le
lendemain, et ainsi de suite jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Situé au pied du Haut Atlas, sur une terre enclavée, au fin fond de
l’oubli, Ouirizen couve jalousement ses maisonnettes – une cinquantaine
au total, jetées au hasard, moitié en pierres, moitié en pisé, les murs
revêtus d’un torchis quelconque. Les habitants, de petits paysans pour la
plupart, vivent au rythme des saisons avec, pour principale préoccupation,
celle d’assurer leur subsistance jusqu’à la récolte nouvelle. La culture de
leurs lopins de terre sur les collines étant aussi insuffisante qu’aléatoire,
ils comblent le manque par l’élevage de quelques chèvres, autant de
ruches posées çà et là dans la forêt voisine, une lapinière, un poulailler de
fortune… En hiver, ils se font bûcherons ; au printemps, ils troquent leur
hache contre une truelle et travaillent comme maçons chez des particuliers
ou dans les chantiers de la région ; le mardi, jour du souk hebdomadaire à
Tahennaoute, le chef-lieu, ils s’improvisent commerçants, achètent en gros
fruits, légumes ou légumineuses, les revendent au détail, avec l’espoir de
réaliser une petite marge de profit… Gagner son pain quotidien n’a jamais
été une mince affaire dans ce pays où les gens ne peuvent compter que sur
Allah, c’est-à-dire sur eux-mêmes.
Contrairement à la légende, les femmes ne sont pas dispensées de
l’effort de guerre pour la survie de la famille : leurs tâches ménagères
accomplies, elles s’adonnent, bon gré mal gré, à une activité lucrative :
certaines filent la laine ou tissent au métier, d’autres tressent des nattes,
confectionnent des vanneries en roseau ou en raphia, brodent à l’aiguille
caftans, djellabas, foulards, draps, nappes… Les hommes se chargent
d’écouler leurs articles finis dans les différents souks de la région ou lors
des rassemblements saisonniers, communément appelés moussems.
À Ouirizen, on est pauvre de père en fils, infailliblement. Qu’on reste au
douar ou qu’on le quitte pour aller tenter sa chance ailleurs de par le pays,
on n’échappe pas à sa condition, sauf par un revirement du destin – fait
rarissime, du reste. Les heureux élus se comptent sur le bout des doigts,
trois ou quatre dans toute la contrée. Mais il n’en faut pas davantage pour
que les hommes du pays se mettent à rêver d’un enrichissement immédiat
– Allah aidant, Satan aussi, un peu. Les voies du Seigneur étant
insondables tout autant que celles de Satan, l’abominé, ces chasseurs de
fortune tentent leur chance partout où les trois ou quatre bienheureux du
pays ont saisi la leur. La plupart s’en vont, à leurs heures perdues, fouiller
dans les ruines de la région, les marabouts abandonnés et les cimetières
juifs. Quelques-uns se contentent de prospecter la rivière aux lendemains
de crue ou d’observer les étoiles à certaines périodes de l’année, avec
l’espoir d’y déceler l’emplacement d’un trésor. D’autres tâchent
d’interpréter les rêves, les illusions, les reflets, les signes, les lapsus, la
direction du vent, celle de la fumée… Enfin, tout ce qui est susceptible de
leur attirer un jour les faveurs de dame Fortune. D’autres encore, un
tantinet alchimistes dans l’âme, espèrent découvrir un jour la mystérieuse
formule permettant de transmuer en or les métaux vulgaires. Les plus fous
rêvent de déterrer quelque part la lampe merveilleuse d’Aladin ou, mieux
encore, de capturer un jeune djinn avec le projet de le dresser pour en faire
leur fidèle serviteur, comme dans Les Mille et une Nuits.
Les gens d’Ouirizen bercent ainsi tous au fond d’eux le rêve d’une
fabuleuse richesse qui viendrait soudain les soustraire à la pauvreté,
comme par enchantement. Pour se donner de l’espoir, ils citent les noms
des trois ou quatre pauvres du pays sur lesquels l’éminente dame Fortune a
jeté son dévolu, sans que personne ne sache pourquoi ni comment,
énumèrent, débordant d’envie, leurs biens mobiliers et immobiliers,
décrivent le luxe éclatant dans lequel ils vivent, les plaisirs coûteux qu’ils
se permettent, ceux de la table et de la chair… À la fin, ces rêveurs de
l’Atlas prient Allah de leur réserver le même sort que celui des trois ou
quatre bienheureux. Après tout, pourquoi pas ? Ce qui est arrivé une fois
peut encore arriver ; la vie est un éternel recommencement, tout s’y répète
à l’infini, heurs et malheurs, la mort seule est définitive.
Depuis une dizaine d’années, H’mad Imeghri tient l’unique magasin du
douar – une échoppe menaçant ruine, adossée à sa demeure, mais où l’on
trouve un peu de tout. L’affaire n’a jamais vraiment bien marché, les
villageois ne se rendant chez H’mad que lorsqu’un produit de première
nécessité vient à s’épuiser avant le mardi – jour du souk hebdomadaire, où
ils ont l’habitude de faire leurs emplettes pour la semaine.
Il faut dire que, chez H’mad, le choix est limité, les prix élevés, parfois
exorbitants. Son argument : l’éloignement des fournisseurs – inconvénient
qui fait que toute livraison lui revient cher, d’autant plus cher que la piste
menant au hameau est en piteux état.
H’mad possède une terre agricole, héritée de son père, qui l’avait lui-
même héritée du sien. Le père et le grand-père la cultivaient,
l’entretenaient régulièrement, en prenaient soin comme d’un dépôt sacré.
Le fils, lui, l’a abandonnée à la friche, dérogeant ainsi à la règle
ancestrale. H’mad prétend que sa terre est ingrate, qu’elle lui rapporte
moins que ce qu’il dépense pour elle, qu’elle est devenue aussi empierrée
que le lit de l’oued Ghighaya, que la sécheresse n’arrange pas les choses…
– toute une argutie de mauvaise volonté qu’il déploie chaque fois qu’on lui
reproche d’avoir abandonné sa terre aux troupeaux du village.
À vrai dire, H’mad éprouve une aversion insurmontable pour
l’agriculture ; les besognes longues et rudes de la terre le fatiguent et le
rebutent. Adolescent, il s’en plaignait déjà souvent, disait et répétait à ses
parents que s’il lui fallait travailler la terre pour vivre, il se laisserait
mourir. Aux villageois qui le traitent de lézard, de fainéant, de
paresseux…, H’mad a une réponse, toujours la même : « La vie de ma
mère, moi je suis fait pour vivre en ville, parmi les gens raffinés, pas dans
ce patelin triste à crever, entouré de brutes et de primitifs ! », débutant sa
réponse par ce serment, la vie de ma mère, avec lequel il a la fâcheuse
habitude de commencer, bien ou mal à propos, la plupart de ses paroles –
un tic langagier qu’il a contracté une vingtaine d’années auparavant.
H’mad s’en souvient encore comme si cela ne datait que d’hier : un soir
d’été, il se balade tranquillement à Moulay Brahim. C’est la période du
moussem, rassemblement religieux pour honorer le saint hyponyme,
organisé une fois l’an, vers la mi-octobre, en règle générale. Un gendarme
l’interpelle à l’entrée d’un lupanar bas de gamme, lui demande sa carte
d’identité. H’mad ne l’a pas. Il est aussitôt embarqué, sans autre forme de
procès. Cinq ou six pauvres diables se trouvent déjà dans le panier à salade
garé au tournant, tous arrêtés pour le même motif, vraisemblablement.
Parmi eux, un vieux beau vêtu d’une veste râpée, d’un blanc douteux, les
cheveux gominés, plaqués en arrière, les yeux dissimulés par des Ray-Ban
noires made in China. C’est la première fois de sa vie que H’mad va avoir
affaire aux gendarmes – intraitable engeance s’il en est. Il a le sang glacé,
la gorge serrée, la nuque hérissée, les pieds cloués à la plate-forme du
véhicule. Arrivé au poste d’Asni, il est interrogé par un moustachu plein
de rage et de tics langagiers.
« Écoute, voyou ! lui intime-t-il d’emblée, l’index pointé sur son front
comme une arme à feu, les yeux sur le point de lui gicler de la tête, les
mâchoires raides comme des fers à cheval. Tu vas répondre à mes
questions sans biaiser ! Si tu tentes de biaiser, la vie de ma mère, je te
culbute, te passe dessus, puis te passe par la fenêtre avant de t’envoyer
passer en jugement…
— La vie de ma mère, je ne biaiserai pas, chef ! répond H’mad,
reprenant inconsciemment le serment du gendarme.
— On va voir ! Première question : qu’est-ce que tu faisais rue des
Passes ?
— Rue des Passes ? La vie de ma mère, je ne sais même pas où c’est,
chef !
— La rue où je t’ai pincé !
— La vie de ma mère, je ne faisais qu’y passer, chef, en simple
promeneur, avec la seule intention de découvrir le moussem.
— Tu passais, oui, quoi de plus naturel ! C’est une rue, et les rues sont
faites pour ça ! Sauf que quand un passant passe rue des Passes, c’est
toujours avec l’idée, passe-moi l’expression, de s’y offrir une passe, d’où
le nom rue des Passes !
— La vie de ma mère, je n’avais aucune intention de ce genre, chef ! La
vie de ma mère, je ne faisais que passer mon chemin !
— Si tu ne faisais que passer ton chemin rue des Passes, passe encore !
Sauf que moi je t’ai vu t’arrêter face à une maison de passe, la mieux
achalandée qui plus est ! Et, que cela soit dit en passant, s’arrêter n’est
pas passer, c’est même le contraire !
— La vie de ma mère, si je savais que c’était la rue des Passes, je n’y
serais pas passé, chef ! La vie de ma mère, je n’y serais jamais passé… ! »
La face pâle comme un linge, le regard aux abois, H’mad commence
toutes ses réponses par le serment du gendarme, espérant peut-être en
attester ainsi la vérité, ou est-ce tout simplement l’effet de l’effroyable
panique qui s’est emparée de lui… Il finit par se tirer d’affaire moyennant
un billet de cinquante dirhams et un chargeur de téléphone portable, un
faux que le gendarme a pris pour l’original.
« Tu t’es mis dans une mauvaise passe, voyou, lui dit-il en empochant le
billet. Mais passe pour cette fois-ci !
— Je vous remercie, chef ! Je vous remercie cinquante fois !
— Cette fois-ci je passe l’éponge, mais que je ne t’y reprenne plus !
l’avertit le gendarme sur un ton sans appel. La vie de ma mère, si je te
rattrape rue des Passes, tu y passeras séance tenante ! »
Depuis cette mésaventure, le serment du gendarme est resté à la bouche
de H’mad, ponctuant à tout bout de champ ses phrases, bien ou mal à
propos. Il a beau essayer de s’en défaire, rien n’y fait.
Pour nourrir sa femme et ses quatre enfants, H’mad s’accommode du
peu que son modeste commerce lui rapporte : quelques centaines de
dirhams par mois, qu’il dépense au compte-gouttes. Sa petite épicerie
pourrait lui rapporter bien plus si elle était tenue avec soin et sérieux ;
mais ce n’est pas le cas, loin s’en faut. H’mad n’ouvre en effet qu’à dix
heures passées, ferme dès l’appel à la prière de la mi-journée sous prétexte
que c’est l’heure du déjeuner, suivi aussitôt de l’incontournable sieste, qui
se prolonge jusqu’au-delà de l’appel à la prière de l’âasser. Parfois, c’est
un villageois, ou une villageoise, venu acheter quelque produit de
première nécessité, qui frappe à la porte de sa demeure, continue de
frapper, de plus en plus fort, en campagnard qui ne se gêne pas. Le
dormeur finit par s’arracher à sa couche, grognant, pestant contre le
fâcheux… Et, pour le châtier de son importunité, il hausse encore un peu
plus le prix du produit demandé, oppose un niet catégorique à toute
tentative de marchandage. « La vie de ma mère, jure-t-il sur un ton qui ne
souffre pas la réplique, c’est à prendre ou à laisser ! » N’ayant pas le
choix, le fâcheux se résigne souvent à la première solution et débourse, à
son corps défendant, le prix exigé.
Cette après-midi-là, c’est justement le cas de Hemmou – un villageois
venu à la hâte chercher une bouteille d’huile de tournesol. L’épicerie étant
fermée, Hemmou se met à cogner à la porte voisine, de toute la force de
son poing, jusqu’à extirper l’épicier de sa léthargie. Les cheveux
ébouriffés, les traits tirés, les paupières enflées, les yeux striés de rouge,
H’mad postillonne, tonne contre les importuns et autres sans-gêne qui s’en
viennent tous les jours que Dieu fait perturber son somme… Hemmou se
confond en excuses, explique que c’est une urgence, que sa femme ne s’est
rendu compte du manque d’huile qu’une fois sa pâte à beignets levée,
qu’elle a des invités à la maison, des amies avec leur ribambelle de
mioches, que tout ce monde attend les beignets… H’mad ouvre le magasin
sans prêter attention aux justifications de Hemmou, saisit dans l’étagère
une bouteille d’huile de la marque L’benna, l’une des meilleures au pays,
la pose sur le comptoir.
« Dépoche ! lui enjoint-il, pressé de regagner sa couche.
— Combien ?
— Dix-huit balles ! »
Le paysan siffle entre ses dents, stupéfié.
« Qu’est-ce que tu as à siffler comme une locomotive qui s’ébranle ? lui
demande l’épicier.
— La même bouteille, proteste Hemmou, exactement la même, en vaut à
peine treize !
— Où ça ?
— Au souk !
— Est-il besoin que je te rappelle que ledit souk est à deux lieues de ce
trou ? rétorque l’épicier. Pour s’y rendre à bord du tacot déglingué et
asthmatique d’Amazzal, il faut débourser cinq dirhams sonnants et
trébuchants, et autant pour le retour ! »
Hemmou paie, la mort dans l’âme, les dix-huit dirhams réclamés. Alors
qu’il s’apprête à s’en aller, quelque chose attire soudain son attention. Il
lève la bouteille, la met à contre-jour, les yeux fixés sur le fond, les
sourcils hauts, l’air interloqué.
« Qu’est-ce qu’il y a encore ? lui demande l’épicier.
— Regarde ! réplique Hemmou, l’index pointé sur le fond de la
bouteille. Tu es aveugle ou tu fais semblant ? »
H’mad penche son cou pelé : au fond de la bouteille, git un cafard aussi
gros que le pouce de Hemmou.
« Et dire que ce jus de cafard m’a coûté la peau des fesses ! dit le paysan.
Tiens ! Reprends ton poison ! J’ai failli provoquer une hécatombe à la
maison ! »
H’mad reprend la bouteille, les yeux fixés sur le fond, fronçant,
défronçant les sourcils, interdit…
Je dois absolument élucider cette énigme ! se dit-il à part lui. Et il
soumet la bouteille à un examen minutieux, du bas vers le haut, puis du
haut vers le bas, la tourne, la retourne dans tous les sens, la palpe, la
renifle, tâte la fermeture à vis… Il finit par se rendre à l’évidence : la
bouteille est intacte – preuve incontestable que l’insecte s’est glissé à
l’intérieur au cours du remplissage.
« La vie de ma mère, je n’en reviens pas ! dit-il, hébété. Je n’en reviens
pas ! En dix ans de métier, je n’ai jamais rien vu de semblable ! »
Il retire la dernière bouteille d’huile L’benna qui reste sur l’étagère,
l’examine un moment. N’ayant rien relevé de suspicieux, il la tend à
Hemmou.
« Tiens ! lui dit-il. Celle-ci est bonne ! »
Méfiant, le paysan examine à son tour la bouteille, de fond en comble,
minutieusement, vérifie la fermeture, l’étiquette… Enfin, il la glisse dans
le capuchon de sa djellaba.
« Le fournisseur te la changera sans problème, dit-il à l’épicier qui s’est
remis à observer la blatte gisant au fond de la bouteille.
— Ce n’est pas si évident que ça ! répond celui-ci sans décrocher les
yeux du mystérieux insecte.
— Deux clopes, H’mad ! » lance un jeune homme en posant quatre
pièces grises sur le comptoir.
Comme l’épicier continue d’observer la bouteille, le jeune homme lève
les yeux, aperçoit l’insecte.
« C’est quoi ça, H’mad ?
— Un cafard !
— Fais voir ! » (Il arrache la bouteille des mains de l’épicier, impatient.)
« Ça alors ! dit-il, les yeux écarquillés. Un cafard dans une bouteille
d’huile encore toute neuve. Avec ça, on aura tout vu ! »
Et il continue d’observer la blatte avec la curiosité d’un entomologiste
examinant un insecte d’une espèce rare.
Le jeune homme s’appelle Hafid Amazouz. À Ouirizen, Hafid est à la
fois un sujet de fierté et de déception, d’amère déception : fierté, car il est
le seul enfant du douar à avoir fait des études supérieures ; déception,
puisque depuis l’obtention de son diplôme universitaire – une licence en
littérature arabe classique, délivrée par la faculté des Lettres et Sciences
humaines de Marrakech – Hafid est en chômage permanent. Ses
nombreuses tentatives de décrocher un emploi ou une formation ont toutes
fait chou blanc. De guerre lasse, il a fini par jeter l’éponge.
La seule gloire que le malheureux Hafid tire de son certificat
universitaire est l’estime des villageois : tous, ou presque, lui témoignent
une sincère considération, lui parlent avec respect, l’écoutent comme on
écoute un doyen vénéré. La plupart n’hésitent pas à solliciter son aide dans
tout ce qui a affaire à l’écriture, aux chiffres, et au savoir en général :
lecture des documents, établissement des factures, rédaction des contrats
et des demandes administratives, remplissage des formulaires…
« Il n’y a pas l’ombre d’un doute, décrète Hafid, la bestiole s’est glissée
dedans à l’huilerie, au remplissage des bouteilles, probablement ! Voilà,
ajoute-t-il, narquois, ce que nous, les malheureux consommateurs de ce
foutu pays, mettons dans la valise ! Et c’est quelle marque déjà ? » (Il
regarde l’étiquette collée sur la panse de la bouteille, lit à haute voix.)
L’BENNA, POUR DONNER DE LA SAVEUR À VOS PLATS ! Ha, ha ! Du jus de cafard
pour donner de la saveur à nos plats ! Ils se foutent bien de nos gueules,
ces roublards !
— N’est-ce pas, Hafid ? intervient Hemmou qui suivait la scène.
— Quoi ?
— Puisque cette bouteille est sortie de l’huilerie avec la bestiole à
l’intérieur, le fournisseur est obligé de la changer contre une bonne ?
— Le fournisseur, répond Hafid, pensif, sera même content de la
récupérer !
— Content ? dit H’mad sur un ton railleur. La vie de ma mère, tu n’as
jamais eu affaire aux fournisseurs, toi ! C’est l’espèce la plus
désobligeante qu’il m’est donné de connaître, la plus intraitable !
— Le fournisseur sera content ! réitère Hafid en appuyant sur l’attribut.
Et même très content de la récupérer ! Ceci dit, reprend-il après un
silence, ce serait une grosse bourde de ta part de la changer contre une
bonne bouteille, ou même contre dix bonnes bouteilles !
— Même contre dix bonnes bouteilles ? hoquette l’épicier, surpris.
— Même contre cent ! » renchérit Hafid.
D’un geste brusque, H’mad arrache la bouteille d’entre les mains
d’Hafid.
« Même contre cent, dis-tu ?
— Même contre mille ! » surenchérit le jeune homme avec un sacré
aplomb.
Ayant mis la bouteille sous le comptoir, à l’abri des mains et des regards,
H’mad revient vers lui.
« Ma bouteille vaut vraiment autant que ça, l’ami ?
— Ta bouteille vaut à tout le moins son pesant d’or !
— La vie de ma mère, je n’ai rien compris ! avoue l’épicier, déconcerté.
Éclaire ma lanterne, l’ami, que le Ciel éclaire ton chemin !
— Les clopes, d’abord ! “La fumée stimule la réflexion”, disait Winston
Churchill.
— Je n’ai que des Marlboro, dit l’épicier ; les Winston, plus chères à
l’achat, ne me laissent qu’une très faible marge, cinq dirhams et quelques
poussières, tout au plus !
— Va donc pour les Marlboro ! » dit Hafid, riant à part lui du quiproquo.
H’mad prend un paquet de Marlboro dans l’étagère, en extirpe deux
cigarettes. Hafid fait glisser les quatre pièces grises dans sa direction.
L’épicier les repousse aussitôt, une moue réprobatrice sur la figure.
« Garde tes sous, l’ami ! C’est surtout de tes conseils dont j’ai besoin en
ce moment. »
Hafid fait durer le suspens : il prend une cigarette, la redresse avec
précaution, en tapote le bout contre l’ongle de son pouce, la fixe entre les
lèvres… H’mad, impatient, actionne un briquet, tend la flamme, un sourire
obséquieux sur les lèvres. Hafid allume la cigarette, tire deux bouffées,
coup sur coup, goulûment. Il garde la fumée prisonnière de ses poumons
durant quelques secondes avant de la libérer, d’un jet, moitié par la
bouche, moitié par les narines.
« Avec ta bouteille, dit-il enfin, ton…
— Excuse-moi une seconde, Hafid ! » (L’épicier se retourne soudain vers
le paysan qui ne se décide pas à s’en aller.) « Hemmou ! l’apostrophe-t-il
rudement.
— Oui, H’mad !
— Tu ne vois pas qu’il se fait tard pour la pâte à beignets déjà levée ?
Depuis le temps que tu es là, elle a peut-être débordé les murs de la
cuisine et enseveli les invités ! »
Hemmou bouge enfin, à contrecœur. H’mad attend qu’il s’éloigne
suffisamment.
« Tu disais, l’ami, qu’avec ma bouteille…
— Ton chemin vers la fortune est tout tracé ! enchaîne Hafid.
— Comment est-ce possible, l’ami ? demande l’épicier, alléché.
— En faisant chanter ton fournisseur ! »
H’mad écarquille deux yeux tout ronds.
« La vie de ma mère ! dit-il, ébahi.
— Écoute, H’mad, reprend Hafid, ta bouteille est une bombe à grande
puissance, capable d’anéantir la marque L’benna en un battement de cils !
— Comment est-ce possible, l’ami ? Explique-moi !
— Une photo de ta bouteille à la Une d’un journal à gros tirage, Assabah
ou Almassae, et voilà l’huilier au bord de l’asphyxie !
— La vie de ma mère !
— Et pour lui donner le coup de grâce, une petite vidéo de ta bouteille au
cafard balancée dans les réseaux sociaux : Facebook, YouTube, Twitter et
compagnie ! Mais ceci est une chirurgie de dernier recours ! se hâte
d’ajouter Hafid. Pour l’heure, il faut juste négocier…
— Négocier ? demande H’mad, interdit.
— Oui, négocier.
— Avec qui ?
— Avec le patron de la boîte, voyons ! La bouteille au cafard contre une
somme conséquente. Donnant-donnant, quoi ! »
Désemparé, H’mad attrape des deux mains le bras d’Hafid et s’y
accroche comme un noyé à une bouée de sauvetage.
« Mon ami ?
— Oui.
— La vie de ma mère, peut-être est-ce enfin pour moi le temps de
prendre ma revanche sur le destin et de passer ainsi de l’existence à la
vie ?
— C’est aussi mon sentiment !
— C’est même sûrement le temps ! enchaîne l’épicier, songeur. Car,
vois-tu, depuis une quinzaine de jours, j’ai de fortes démangeaisons à la
paume de la main droite, surtout le matin, au réveil ! Je me gratte, je me
gratte, mais les démangeaisons ne s’apaisent pas ! Au contraire, plus je me
gratte, plus ça me picote ! La vie de ma mère, plus je me gratte, plus ça me
picote ! C’est incroyable, n’est-ce pas ? Tiens, voilà, ça recommence à me
picoter ! (Il se gratte énergiquement la paume.) Comment tu interprètes
ça, H’mad ?
— C’est sûrement le signe que je vais bientôt toucher un sacré pactole !
— Croisons les doigts, alors ! »
H’mad arrête de se gratter.
« Ceci dit, reprend-il gagné soudain par une vague inquiétude, il y a une
question qui me taraude l’esprit et gâche ma joie naissante !
— Laquelle ?
— Comment un homme comme moi, sans instruction ni expérience de la
vie, pourrait-il saisir cette occasion ?
— En prenant conseil auprès de ceux qui en ont ! »
Un silence et l’épicier se penche vers le jeune homme en face de lui,
l’air écrasé, suppliant.
« Hafid !
— Oui, H’mad.
— Il n’y a que toi qui puisses m’aider à saisir cette occasion
providentielle !
— N’est-ce pas ce que je suis en train de faire, H’mad ?
— La vie de ma mère, je voudrais que tu t’engages un peu plus dans
cette affaire aussi prometteuse qu’ardue !
— Comment ça, m’engager un peu plus ?
— Je voudrais que… je voudrais que tu me dictes clairement les
démarches à suivre afin que je tire le maximum de ma bouteille ! Bien
entendu, se hâte-t-il d’ajouter, tu seras grassement récompensé le jour
venu ! Parole d’Imeghri et foi d’Amazigh ! »
Hafid met le feu à l’autre cigarette. Les coudes sur le comptoir, le buste
penché en avant, l’œil pensif, il aspire la fumée, la renvoie par la bouche
et en contemple les volutes bleues s’enrouler dans l’air. L’épicier,
impatient et fébrile, ronge son frein, les yeux suspendus aux lèvres du
fumeur.
« Voici ta feuille de route ! reprend enfin celui-ci.
— Vas-y, l’ami, je suis toute ouïe !
— Mardi prochain, tu te présentes devant le fournisseur. Tu lui montres
la bouteille sans faire de commentaire. Il tentera sans doute de la
récupérer, te fera même, j’en suis certain, une proposition dans ce sens. Tu
répondras : “Je m’en vais réfléchir !” Puis tu t’éclipseras.
— C’est tout ? demande H’mad, déconcerté.
— Oui. »
L’épicier demeurant tout interdit, Hafid décide d’être plus explicite.
« Notre objectif à travers cette première démarche est d’informer ledit
fournisseur de l’existence dans ton magasin d’une bombe capable de
mettre en poudre la société L’benna ! Une fois cet objectif atteint, la suite
et le reste couleront de source : le fournisseur alertera ses supérieurs au
siège de la marque, lesquels supérieurs se mobiliseront illico presto pour
désamorcer la bombe avant qu’elle ne leur pète à la gueule !
— Waouh ! Waouh ! Waouh ! s’écrie l’épicier, l’air émerveillé d’un
enfant qui voit un magicien tirer une colombe de nulle part. La vie de ma
mère, tu es une tête, Hafid ! Une tête hors pair ! » (Il se penche à travers le
comptoir, pose deux fervents baisers sur le pariétal du jeune homme – rite
traditionnellement réservé aux doyens vénérés.) « Comment se fait-il que
ces imbéciles qui nous gouvernent ne t’aient pas engagé ? Sans doute
ignorent-ils l’immensité de ton intelligence et la subtilité de ton
entendement ! »
Flatté, Hafid se rengorge, gonflé d’orgueil, l’air de dire, Tant pis pour
eux !
Le jour du souk arrivé, H’mad se pointe de bonne heure devant Hamid
Ben Kacem, le fournisseur de la marque L’benna dans la région, un
quinquagénaire gras et ventripotent, qui s’est enrichi en trafiquant sur les
produits de son employeur. Quatre ou cinq détaillants attendent de passer
leurs commandes. En attendant, ils échangent des platitudes, les mêmes
chaque fois qu’ils se retrouvent. Son tour venu, H’mad avance vers Ben
Kacem, grave comme un juge, prononce le salamou âléïkoum de rigueur.
« Que puis-je pour toi, sidi H’mad ? » lui demande le fournisseur,
caressant de la main sa bedaine pantagruélique.
Pour toute réponse, H’mad déballe sa bouteille, l’index pointé sur la
blatte gisant au fond. Ben Kacem se redresse d’un bond, alarmé, saisit
l’épicier par le bras et le traîne à la hâte derrière le camion.
« Fais voir ça ! » lui dit-il une fois à l’abri des regards.
H’mad lui donne la bouteille. Ben Kacem, méfiant comme un renard, la
soumet à un examen minutieux, de fond en comble.
« Une si fâcheuse bouteille peut en effet avoir des conséquences
désastreuses sur notre marque ! » admet-il une fois l’hypothèse d’une
supercherie infirmée.
H’mad la lui arrache brusquement des mains et la glisse dans la poche de
sa gandoura.
« Rends-moi la bouteille, H’mad ! Je t’en offre deux en échange. »
L’épicier ne réagit pas. Le fournisseur lui en propose trois, puis quatre,
puis cinq… Comme H’mad demeure de marbre, Ben Kacem finit par lui
en proposer toute une caisse.
« Je m’en vais réfléchir à tête reposée ! répond enfin H’mad. Bonne
journée, sidi Hamid ! »
Et il lui tourne le dos. Le fournisseur se lance aussitôt à sa poursuite.
Deux secondes plus tard, s’étant rendu compte qu’il ne peut abandonner la
marchandise à son commis – un filou impénitent, il se ravise.
« Prends garde de montrer ça aux gens ! » crie-t-il à l’épicier sur un ton
d’avertissement. Mais ce dernier continue son chemin, mine de rien.
De retour au douar, H’mad envoie tout de suite chercher son mentor.
« Alors ? lui demande celui-ci sitôt arrivé.
— La vie de ma mère, tu avais tout prévu, l’ami !
— Ah ! dit Hafid, content d’apprendre que sa prédiction s’est accomplie.
— Ben Kacem, le fournisseur, m’a proposé une caisse entière en échange
de ma bouteille !
— Tu as accepté ?
— Penses-tu ! Je lui ai souhaité la bonne journée et me suis éclipsé
comme convenu.
— Bien joué, H’mad ! T’es un as ! Un de ces quatre, ledit fournisseur
viendra te faire des propositions bien plus intéressantes. »
H’mad prend quatre cigarettes et les offre à Hafid, la face barrée d’un
sourire fort obligé.
« Dis-moi, l’ami !
— Oui.
— Que dois-je faire s’il vient, comment dis-tu, avec des propositions
plus intéressantes ?
— Surtout, ne cède pas ! répond Hafid après avoir allumé une cigarette.
Quand bien même il te proposerait dix caisses !
— Ma bouteille vaut vraiment autant que ça, l’ami ? demande l’épicier,
pantois.
— Ta bouteille vaut bien plus que ça ! réplique Hafid, formel. À vrai
dire, elle est inestimable, ta bouteille, vu sa capacité de nuisance sur
l’huilier !
— À ce point, l’ami ?
— Oui, à ce point.
— Explique-moi, l’ami ! Éclaire ma lanterne, qu’Allah éclaire ton
chemin et celui des tiens !
— En d’autres termes : l’avenir de l’huilier L’benna est désormais entre
tes mains, H’mad ! Libre à toi d’en faire ce que tu veux.
— La vie de ma mère ! s’exclame l’épicier, à court de mots.
— Ta bouteille, renchérit Hafid, est à même d’anéantir la société
L’benna en un battement de cils.
— Allahou Akbar ! s’écrie H’mad, les paumes levées au ciel. Et dire que
je comptais la rendre au fournisseur avec l’espoir qu’il me la changera
contre une bonne bouteille !
— Ç’aurait été l’erreur de ta vie !
— Sans toi, l’ami, la vie de ma mère, je l’aurais commise, l’erreur de ma
vie ! Comment ne l’aurais-je pas commise, moi l’analphabète ?
L’instruction est le seul garde-fou contre de telles erreurs, et je n’en ai pas
une once ! Ah ! mes vieux, que je vous en veux de ne pas m’avoir mis à
l’école quand il était encore temps ! La vie de ma mère, je ne vous
pardonnerai pas d’avoir fait de moi un ignare ! Je ne vous pardonnerai ni
dans ce monde ni dans l’autre ! Si l’autre il y a… »
Ayant terminé ses imprécations, H’mad reprend la bouteille comme on
prend une relique, avec mille précautions. Il la caresse longuement du
regard, gratifie d’un grand sourire stupide le cafard gisant au fond.
« Mille mercis, gentil cafard ! lui dit-il, l’air pénétré de reconnaissance.
Mille mercis de t’être glissé dedans et d’avoir cheminé jusqu’à moi ! La
vie de ma mère, si tu fais ma fortune, je passerai le reste de mes jours ici-
bas à prier pour toi, mon ange ! J’implorerai nuit et jour le Très-Haut de te
réserver une place de choix dans Son paradis, parmi les meilleures de Ses
créatures ! La vie de ma mère, si tu fais ma fortune, je veillerai sur tes
congénères partout où mon chemin croisera le leur ! Je les défendrai
comme un père défend ses petits, bec et ongles ! Je leur porterai secours,
les protégerai, en prendrai soin ! Je leur prodiguerai… »
Ça y est, se dit Hafid en s’en allant, le pauvre H’mad a pété un plomb !
L’épicier a passé une nuit blanche : l’idée de prendre enfin sa revanche
sur le destin l’a mis dans un état d’excitation tel qu’il lui était impossible
de fermer les paupières. Seul dans le noir, les yeux écarquillés, il savoure
son bonheur en perspective, rêve à des plaisirs onéreux et raffinés, à la
bonne chère, au faste, au grand luxe, à l’oisiveté… Bref, à la dolce vita.
Bientôt, une irrésistible image se met à tourner en boucle dans son esprit :
il se voit dans un riad à Marrakech, au fond d’une alcôve, vautré sur un lit
à baldaquin ; trois ou quatre jeunes femmes vêtues d’une seule tunique
transparente se trémoussent à portée de sa main. De temps en temps,
H’mad se relève, en tire une à lui, doucement, l’enlace amoureusement,
pose un baiser sur son front, un autre sur ses lèvres, un troisième dans son
cou… Ce faisant, sa main droite s’égare un peu plus bas, pelotant les
chairs douces et appétissantes de la croupe, fourrageant dans le gras tendre
des jambes, remontant ensuite vers la poitrine, saisissant un sein à pleine
main, comme pour l’emporter, s’en amusant un moment, passant à
l’autre… Vers quatre heures du matin, une pétarade arrache brusquement
le rêveur à sa délectable vision : c’est Zaïna, son épouse, qui vient de
lâcher une rafale de pets tonitruants. Il faut dire que la famille se nourrit
essentiellement de pain d’orge et de soupe de fèves sèches. Une puanteur
nauséabonde s’épand aussitôt dans l’air comme un nuage radioactif.
H’mad se redresse en catastrophe, ouvre grandement les deux battants de
la fenêtre donnant sur la cour, entrouvre la porte. Une brise matinale
pénètre dans la chambre ; elle est douce, fraîche, assoupissante… H’mad
regagne sa couche, tourne le dos à Zaïna, la repousse même d’un coup de
rein et rabat le capuchon de sa djellaba sur la tête. Un instant, son corps
s’affaisse, ses paupières se ferment, sa respiration devient régulière. Il
s’endort.
« Lève-toi, marmotte ! s’écrie Zaïna, secouant H’mad par l’épaule.
(Masse figée et inerte, l’homme ne bouge pas d’un iota.) Tu dors ou tu
hibernes ? (Elle le secoue de nouveau, plus fort.) Tu sais quelle heure il
est ? Neuf heures et demie ! Tu entends ? Neuf heures et demie !
— Fiche-moi la paix, femme ! grogne enfin le dormeur. Il est encore trop
tôt pour ouvrir !
— Réveille-toi, je te dis ! Des gens de la ville t’attendent devant le
magasin ! »
H’mad redresse une tête ébouriffée, les traits tirés, les sourcils
broussailleux, les yeux mi-clos.
« Des gens quoi, dis-tu ?
— Des gens de la ville, de gros pontes, sans doute !
— Comment le sais-tu ?
— À leur tête… à leur mise… à leur voiture, que sais-je encore ! Parmi
eux, il y a un gros plein de soupe en costume et cravate. »
H’mad s’éjecte d’un bond de sa couche : on le dirait mordu par un cobra.
« Va, cours, vole me chercher ma djellaba ! », enjoint-il à sa femme.
Il file, pieds nus, vers les latrines. Zaïna sort du placard la djellaba
immaculée des grandes circonstances, la secoue à plusieurs reprises dans
la cour ; parfois, des bestioles venimeuses trouvent refuge dans le linge :
des mille-pattes, des araignées, des scorpions, ou même des serpents.
Après un brin de toilette, H’mad enfile la djellaba en un tour de bras,
chausse ses babouches jaunes, ajuste sa calotte et vient se planter devant
sa femme, droit comme un I.
« Suis-je bien mis ? lui demande-t-il.
— Et comment ! répond Zaïna, une pointe railleuse dans la voix. On
dirait un prince le jour de sa noce ! »
Une fois dehors, H’mad se retrouve face à quatre hommes adossés à un
4x4 noir, rutilant, les yeux braqués sur la porte de sa maison. Parmi eux,
Hamid Ben Kacem, le fournisseur de l’huile L’benna dans la région. À sa
droite, un gros monsieur en costume noir et cravate lie-de-vin, la face
ronde, blanchie sur les tempes, la bouche en cul-de-poule, la bedaine
déboulant jusqu’aux genoux. Comme l’exigent les règles de la bienséance,
H’mad invite les quatre visiteurs à prendre le thé à la maison. Le gros
décline l’invitation. Une autre fois, ce serait avec plaisir ; cette fois-là, ils
ne peuvent pas, faute de temps.
« Voudriez-vous nous montrer la bouteille ? ajoute-t-il sans transition.
— Navré, sidi ! répond l’épicier. J’ai décidé de ne plus la montrer à
personne !
— Puis-je savoir pourquoi cette décision ?
— Pour ne pas nuire à l’image de la marque. »
Le gros hoche la tête, content de la réponse.
« Nous vous remercions beaucoup, H’mad, de cette précaution. Montrer
ladite bouteille aux consommateurs porterait effectivement préjudice à
l’image de notre marque !
— Rassurez-vous, sidi, personne ne la verra !
— Je vous fais confiance, H’mad ! Cependant, la meilleure assurance
que vous pouvez nous donner serait de nous restituer la bouteille.
— Vous restituer la bouteille ? demande l’épicier avec un étonnement
narquois.
— Oui. En échange, vous aurez une généreuse récompense !
— Laquelle, sidi ?
— Cinq caisses d’huile d’un litre. »
Comme l’épicier ne dit rien, le gros monsieur se retourne vers Ben
Kacem et lui ordonne de décharger les caisses empilées à l’arrière du 4x4.
Une foule de curieux s’est amassée autour des visiteurs ; tout le douar se
trouve là : hommes, femmes et enfants ; on joue des coudes, on s’écrase
autour des visiteurs pour ne rien rater de l’échange entre eux et l’épicier.
Hafid se trouve au premier rang, tout yeux, tout oreilles.
« Arrête de décharger les cartons, sidi Hamid ! intime l’épicier au
fournisseur sur un ton ferme.
— Pourquoi ? lui demande le gros monsieur, désenchanté.
— L’offre ne me satisfait pas, sidi.
— C’est pourtant une offre considérable, H’mad !
— La vie de ma mère, elle ne me satisfait pas.
— Quelle est votre condition, alors ?
— Ma condition… ? Ma condition… ? En fait, je ne veux en parler
qu’à… Je ne veux en parler qu’au… qu’à… » (H’mad cherche ses mots, se
grattant vainement l’occiput.)
« Au directeur général de la société ! lui souffle Hafid.
— Je ne veux en parler qu’au rédicteur générar de la société ! reprend
H’mad. C’est à lui, et à lui seul, que je dirai ma condition !
— Soyez raisonnable, H’mad ! Monsieur le directeur général de la
société ne peut se déplacer jusqu’ici pour une… » Le gros laisse sa phrase
en suspens.
« Qu’à cela ne tienne ! réplique H’mad en homme qui sait exactement ce
qu’il veut et comment l’obtenir. Je me déplacerai, moi ! J’irai jusque dans
son bureau et négocierai directement avec lui, en tête-à-tête, comme on
dit. »
Le gros oblique vers ses accompagnateurs, les sourcils joints, des yeux
incandescents dans leurs bourrelets de graisse.
« En voilà un qui n’a pas froid aux yeux ! leur dit-il. Allons-nous-en ! »
Et il remonte dans la voiture, excédé. Les autres font de même. Le 4x4
démarre en trombe, laissant dans son sillage une longue traînée de
poussière ocre. Les villageois s’agglutinent aussitôt autour de leur épicier.
« Bien joué, H’mad ! le félicite Hafid en lui allongeant une joyeuse
bourrade dans le dos. Bravo !
— Tu as bien fait de les envoyer au diable ! ajoute un paysan.
— Tiens bon, H’mad ! lui recommande un autre.
— Surtout, renchérit un troisième, ne lâche pas la bouteille au cafard !
— Campe bien sur ta position, H’mad ! Tu finiras par obtenir gain de
cause !
— Exige le maximum, H’mad !
—…»
L’épicier écoute, rouge de plaisir, les compliments des uns et les conseils
des autres. Il faut dire que c’est la première fois de sa vie qu’il reçoit des
marques d’égards de la part des villageois qui, jusque-là, ne font jamais
grand cas de lui, ne le désignent que sous d’offensants sobriquets :
fainéant, lézard, flemmard, bon à rien, marmotte…
H’mad tourne à droite, tourne à gauche, cherche la caméra cachée ;
n’ayant rien repéré, il glisse discrètement la main droite à travers la poche
latérale de sa djellaba, se pince fortement la cuisse, jusqu’au sang, pour
être sûr qu’il ne rêve pas ; la douleur est immédiate et vive. Non, il ne rêve
pas ! Pour sûr, il ne rêve pas !
De retour à la maison, H’mad troque son habit des grandes circonstances
contre celui qu’il porte tous les jours : une ample gandoura sans couleur et
de vieilles savates en cuir rafistolées sur les côtés. Zaïna lui sert son petit
déjeuner, le même depuis la nuit des temps : du thé à la menthe bien sucré,
un pain d’orge chaud et de l’huile d’olive dans un bol en terre cuite.
« Dis donc, H’mad ! lui demande-t-elle après un silence. C’est quoi cette
bouteille au cafard dont tout le douar parle ?
— Ma fortune, s’il plaît à Allah ! » répond l’épicier, mystérieux.
Zaïna part d’un éclat de rire qui découvre des incisives partiellement
rongées par la carie.
« Qu’est-ce qui te fait marrer comme ça, femme ? lui demande H’mad,
surpris.
— Ta fortune ?
— Oui, ma fortune !
— Mais depuis quand les cafards font-ils la fortune des hommes ?
— Depuis qu’ils ont commencé à se glisser dans les bouteilles d’huile
sans crier gare. »
Zaïna marque une pause, tout en gardant les yeux fixés sur H’mad,
comme si elle cherchait à lire dans ses pensées. Ce dernier mord à belles
dents dans son pain d’orge imbibé d’huile d’olive. Jamais il ne lève les
yeux sur elle. Zaïna revient à la charge, décidée à en savoir plus.
« Dis-moi, H’mad ?
— Quoi encore ?
— Qu’est-ce qu’ils voulaient, les quatre visiteurs ?
— Récupérer la bouteille contre cinq caisses d’huile !
— Cinq caisses ? hoquette Zaïna, n’en croyant pas ses oreilles. Cinq
caisses, dis-tu ?
— Oui, cinq !
— Tu as accepté, j’espère ?
— Non.
— Mais pourquoi ?
— Parce que l’offre ne me satisfait pas.
— Cinq caisses, ce n’est pas assez pour toi ?
— Ma bouteille au cafard vaut bien plus que ça, femme ! »
Un silence s’ensuit. H’mad sirote son thé, boudeur.
« Il me semble que tu aurais ton compte avec les cinq cartons ! reprend
Zaïna.
— La vie de ma mère, ma bouteille vaut bien plus que ça !
— Tu crois qu’ils reviendront avec une proposition plus importante ?
— Ils peuvent revenir avec les propositions qu’ils veulent ; moi, je ne
négocierai qu’avec euh… qu’avec euh… Comment il s’appelle déjà, le
monsieur ? Maudit soit Satan qui me fait tout le temps oublier son nom !
Il s’appelle euh… Il s’appelle… Il s’appelle le rédicteur générar de la
société ! Il faut absolument que je mémorise tout ça ! Le rédicteur générar
de la société, voilà.
— C’est qui ?
— C’est le rédicteur générar de la société !
— C’est-à-dire ?
— Le type le plus haut perché de la société. Le roi de la boîte, quoi.
— Il ne daignera même pas te parler, celui-là !
— Il est obligé de me parler, femme ! La vie de ma mère, il est obligé de
me parler.
— Obligé ? Comment ça ?
— L’avenir de sa société est désormais entre mes mains ; je peux, en un
quart de tour, le réduire à néant ! »
Zaïna éclate de rire à nouveau, plus fort, se tapant dans les mains, la
gorge renversée.
« Avec ta bouteille au cafard ? Non, mais franchement, H’mad, tu
déjantes, là ! »
L’épicier se redresse brusquement.
« Bon sang ! tonne-t-il, hors de lui. Mais qu’est-ce que je fais avec une
ignare pareille ? La vie de ma mère, je perds mon temps ! Je perds mon
précieux temps ! Il dit bien vrai, le saint hadith : “Les femmes n’ont guère
d’esprit ni de foi !” »
Et il s’en va en direction du magasin, ramant des bras, furieux.
« Bravo, H’mad ! lance Hafid à l’épicier. Tu ne t’es pas laissé
impressionner par le costard ni par le 4x4 flambant neuf !
— La vie de ma mère il n’est pas encore né celui qui m’impressionnera,
moi ! » répond H’mad, plein de confiance en lui.
Il déballe un paquet de Marlboro, en extirpe deux cigarettes, les lui tend.
Hafid fait mine de payer. H’mad l’interrompt d’un signe.
« Dis-moi plutôt ce que je dois faire à présent. »
Hafid allume une cigarette, tire une grosse bouffée, goulûment.
« Avant de parler de la prochaine étape, répond-il dans un halo de fumée,
je tiens à te donner un conseil et une recommandation, à toutes fins utiles.
— Vas-y, l’ami, je suis tout ouïe !
— La bouteille au cafard ne doit plus être dans le magasin : ces truands
de L’benna sont capables de le faire dynamiter, s’ils apprennent qu’elle s’y
trouve.
— Ne t’inquiète pas, l’ami ! La bouteille n’est plus dans le magasin.
— Puis-je savoir où elle est ?
— Dans un coin bien à l’abri ! La vie de ma mère, c’est tout ce que je
peux en dire. Et la recommandation ?
— La voici : si, demain ou après-demain, le patapouf en costard et
cravate revient te faire une autre proposition en échange de la bouteille, tu
l’envoies balader.
— Pour ça, tu peux compter sur moi, l’ami ! La vie de ma mère, tu peux
compter sur moi !
— Tu continueras d’exiger un rendez-vous avec le directeur général de la
société, et avec lui seul !
— Et si le patapouf ne revient pas ?
— Ce sera alors la preuve qu’il n’a pas transmis ta demande au directeur
général.
— Que dois-je faire dans ce cas ?
— Aller toi-même à sa rencontre !
— Où ça ?
— Au siège de L’benna, à Marrakech. »
L’épicier se tait, une vague inquiétude dans l’air.
« Tu as peur d’y aller, n’est-ce pas ?
— Peur, moi ? réplique H’mad. Jamais, au grand jamais ! La vie de ma
mère, je n’ai jamais eu peur de personne dans ce bas monde, pas même des
gendarmes qui m’ont arrêté à Moulay Brahim ! Le seul problème pour
moi, ajoute-t-il après réflexion, est que je ne sais pas où se situe le siège
de l’huilier.
— Dans la banlieue ouest de Marrakech. Pour t’y rendre, il suffit de
prendre un taxi et de dire au chauffeur de te conduire au siège de L’benna,
sans autre précision ! Une fois sur place, tu demanderas à voir le directeur
général en personne. Les agents de sécurité à l’entrée chercheront sans
doute à savoir le motif de ta visite ; tu répondras : “Affaire personnelle.”
Pas un mot de plus.
— Affaire personnelle ! répète l’épicier, soucieux de retenir les deux
mots. Affaire personnelle… ! La vie de ma mère, je n’ai jamais rien
entendu d’aussi percutant ! Affaire personnelle !
— Le directeur général voudra tout de suite connaître tes conditions pour
lui restituer la bouteille au cafard. Tu répondras : “Deux cent mille
dirhams payés rubis sur l’ongle.” »
H’mad siffle entre ses dents, effrayé par le montant.
« C’est une somme faramineuse, l’ami, deux cent mille dirhams !
— Pour nous autres, les sans-le-sou, oui, c’est une somme faramineuse,
j’en conviens ; pour la grosse légume que tu auras en face de toi, c’est une
broutille !
— Deux cent mille dirhams ! répète l’épicier, n’en revenant toujours
pas.
— C’est la somme qu’il te faut pour sortir de la dèche et entrer enfin
dans la vraie vie ! »
L’épicier se tait, les yeux fixant un point sur son petit comptoir en bois
mal raboté, songeur.
« À quoi penses-tu, H’mad ?
— À ce que je ferai de la fabuleuse somme une fois empochée.
— Puis-je savoir ce que tu comptes en faire ?
— Avant tout, plier bagage et fuir ce patelin sordide !
— Où comptes-tu te poser, H’mad ?
— À Marrakech, s’il plaît au Très-Haut ! J’achèterai un pas-de-porte au
souk Lekhmiss et y ouvrirai un commerce ! Un vrai commerce, spacieux
et bien achalandé, pas un réduit menaçant ruine comme celui-ci.
— Quel plan de carrière en perspective ! s’exclame Hafid, faussement
admiratif.
— La vie de ma mère, c’est un vieux rêve, ce pas-de-porte au souk
Lekhmiss ! Il date du premier jour où j’ai visité les lieux en compagnie de
feu mon père. C’était il y a des lustres ! Je me suis dit : La vie de ma mère,
un jour, j’ouvrirai un magasin ici ! Ce jour est sans doute arrivé… Dis-
moi, l’ami, toi qui as longtemps vécu à Marrakech, tu n’aurais pas une
idée du prix d’un pas-de-porte au souk Lekhmiss ?
— Il faut compter… Il faut compter quatre-vingts… quatre-vingt-dix…
cent mille dirhams, tout au plus.
— Disons cent mille dirhams… Il m’en restera la moitié !
— C’est cela, oui.
— Qu’en ferai-je ? se demande H’mad. Aurais-tu une idée, l’ami ?
— Convole en justes noces pour réanimer tes vieux os ! lui propose
Hafid sur un ton badin.
— La vie de ma mère ! » s’exclame l’épicier, ne sachant que répondre à
une si heureuse proposition.
Un silence se fait. L’œil rêveur, l’air absent, H’mad sourit, alléché par la
perspective d’une seconde épouse, plus jeune et plus fraîche que la
première. Ce faisant, une terrible image survient dans son esprit : il se voit
dans une alcôve, quelque part à la médina de Marrakech, enlaçant dans ses
bras Habiba, la fille aînée de Lehcen Aourik, vêtue d’une nuisette courte et
transparente. Habiba n’est pas une jolie femme, loin s’en faut ; mais le
Ciel, comme pris de remords de lui avoir bâclé les traits du visage, l’a
gratifiée d’une croupe proéminente et lourde, aux contours harmonieux –
un majestueux fessier hors pair à des lieues à la ronde, et qui fait
fantasmer tous les mâles du village, jeunes et vieux, mariés et célibataires.
Beaucoup de femmes, non plus, ne peuvent s’empêcher de lorgner sa
croupe au galbe parfait et son déhanchement gracieux. On raconte que
même les coqs du village, volatiles apparemment insensibles aux charmes
féminins, se retournent sur son passage pour admirer ses deux éminences
charnues ! D’un geste lascif, la grasse Habiba ôte sa nuisette et son
foulard ; sa crinière noire retombe sur ses épaules, exhalant un parfum
enivrant, fait de verdure et de fleurs sauvages. H’mad sent quelque chose
remuer sous son saroual bouffant, puis se redresser, raide comme un
marteau-piqueur, haletant comme un buffle au bout d’une course éperdue.
Un flot dru et tiède s’en projette brusquement, sans crier gare, glisse le
long de sa jambe droite jusqu’à la cheville ; son corps entier en frissonne,
de la pointe des cheveux à la plante des pieds, lui procurant une sensation
de douleur et de plaisir mêlés. L’instant suivant, H’mad s’extirpe de sa
vision érotique ; il regarde autour de lui à la recherche de la grasse Habiba,
mais celle-ci s’est volatilisée comme par un coup de baguette magique,
emportant avec elle son excitant parfum de fleurs sauvages.
« Maudit soit Satan l’abominé, bredouille-t-il en secouant la tête,
honteux et confus. Maudit soit Satan l’abominé qui m’a mis dans ce
lamentable état ! »
Et il fonce en direction des latrines pour laver les traces de sa pollution.
Les gens de L’benna ne se manifestent pas le lendemain, ni le
surlendemain, ni les jours suivants. L’impatience de H’mad monte à
mesure que le temps s’écoule. Il cogite jour et nuit, se pose des questions,
se perd dans des supputations infinies… Fatigué, il ferme boutique, monte
sur une colline surplombant le douar, s’accroupit sous les bras d’un
amandier séculaire, une main en visière contre le front, scrutant la piste
menant au village, avec l’espoir d’apercevoir le 4x4 noir à l’horizon. En
vain.
Trois semaines plus tard, n’en pouvant plus d’attendre, H’mad prend la
décision de se rendre au siège de la société, avec le dessein arrêté d’en
rencontrer le directeur général et de négocier avec lui en tête-à-tête. C’est
un lundi, jour où l’on est à peu près sûr que tous les services sont ouverts,
et les responsables présents dans leurs bureaux. H’mad s’arrache à sa
couche vers sept heures, non sans peine ; se lever tôt a toujours été pour
lui une rude épreuve, pour ne pas dire un supplice. Il court au grenier pour
s’assurer que sa bouteille se trouve toujours au fond de la jarre – rituel
qu’il accomplit deux fois par jour : le matin, au réveil, et le soir avant de
se coucher. Il la sort, la déballe avec les précautions d’un artificier
manipulant une bombe, admire un moment la blatte gisant au fond, tout en
bredouillant une formule censée neutraliser le mal et conjurer le mauvais
sort, examine ensuite la fermeture, l’étiquette… Faut-il qu’il l’emporte
avec lui au siège de L’benna ? H’mad se pose la question, se souvient
qu’Hafid le lui a vivement déconseillé. Mais que répondra-t-il au rédicteur
générar s’il demandait à voir la preuve ? Il ne saurait que répondre, se
verrait acculé, réduit au silence. Non, la bouteille est sa preuve
matérielle ! Sans elle, ses propos ne seront que des paroles en l’air ! Pire,
le rédicteur générar pourra même le faire arrêter pour tentative de
chantage et le livrer à la police. Par contre, s’il a sa bouteille avec lui, son
interlocuteur ne trouvera absolument rien à redire, et se rendra ainsi à
l’évidence ! Mais cette solution n’est pas, non plus, sans risque : il se peut
en effet qu’il perde la bouteille en cours de route, ou qu’il se la fasse voler
par quelque sbire au service de la direction… Bref, quoi qu’il fasse, il y
aura toujours un risque !
De guerre lasse, H’mad se décide à emporter la bouteille avec lui.
Advienne que pourra ! se dit-il finalement, fatigué de peser en vain le
pour et le contre des deux options. Il pose un baiser sur le bas de la
bouteille, au niveau du cafard, un autre sur la panse, un troisième sur la
fermeture, murmurant toujours sa mystérieuse formule. Enfin, il la glisse
dans la poche avant de sa gandoura.
« Comment se fait-il que tu te sois levé tôt, aujourd’hui ? lui demande
Zaïna, étonnée de voir son mari, lève-tard impénitent, sur pied dès sept
heures du matin.
— Je pars à Marrakech.
— Marrakech ? Pour quoi faire ?
— Je m’en vais à la rencontre du rédicteur générar de L’benna.
— Je crains que ce ne soit une erreur de ta part, dit Zaïna après réflexion.
— Tu oses maintenant juger mes démarches ! s’indigne l’épicier, outré.
La vie de ma mère, c’est un signe des Temps !
— Je n’ai pas jugé tes démarches ! se défend Zaïna.
— Qu’est-ce que tu as fait, alors ?
— J’ai juste exprimé un pressentiment.
— La vie de ma mère, tu ferais mieux de fermer ta gueule, femme !
— Pourquoi ?
— Parce que tu n’es qu’une bonne femme ! Et, comme toutes les bonnes
femmes, tu ne comprends rien aux choses de la vie.
— Je ne comprends peut-être rien aux choses de la vie, comme dis-tu ;
mais je les sens, moi, les choses de la vie !
— Tu les sens ?
— Oui, sentir les choses est aussi vrai, aussi juste que de les
comprendre. »
Un silence se fait. H’mad, mine de rien, médite les paroles de sa
femme. Ce faisant, un doute se glisse soudain dans son esprit.
« Et qu’est-ce que tu sens, ce matin ? lui demande-t-il, mi-curieux, mi-
railleur.
— Je sens que… Je sens que ce voyage à Marrakech n’augure rien de
bon. »
La paupière droite de l’épicier frémit, son visage change d’expression,
une inquiétude, vague mais certaine, le saisit au cœur, se précise au
souvenir que, par le passé, les craintes de sa femme se sont souvent
avérées. Cependant, l’homme n’en montre rien.
« La vie de ma mère, dit-il en s’en allant, je suis en train de perdre mon
temps, mon précieux temps !
— Au moins, le prévient Zaïna, n’emporte pas la bouteille avec toi ! »
H’mad se retourne, exaspéré.
« Mais comment veux-tu que je justifie ma démarche sans la
bouteille ? »
N’ayant rien trouvé à répondre, Zaïna se tait. H’mad reprend sa marche
vers la sortie, content d’avoir enfin mis sa femme dans l’impossibilité de
répondre – ce qui lui arrive rarement.
« Sois arrangeant, au moins ! lui lance celle-ci au moment où il s’apprête
à refermer la porte derrière lui.
— Pourquoi ?
— Parce que ceux qui s’arrangent tirent toujours leur épingle du jeu !
— C’est un verset ou un hadith ? demande-t-il, narquois.
— Ni l’un ni l’autre !
— C’est donc encore un de tes sinistres pressentiments ?
— Non plus !
— C’est quoi, alors ?
— Un adage populaire ! Juste un adage populaire ! »
Dans le minibus qui le conduit à Marrakech, une Mazda 2200 largement
ménopausée, H’mad se représente sa rencontre avec le directeur général
des huileries L’benna, imagine la tête de l’homme, anticipe ses questions,
prépare les réponses adéquates… Ce faisant, les paroles d’un passager
assis derrière lui attirent soudain son attention. Il se retourne : c’est un
paysan au visage rugueux et bistre, que H’mad connaît de vue pour l’avoir
souvent croisé au souk hebdomadaire. L’homme narre, à grand renfort de
gestes, l’histoire d’un épicier de Talate Marghen ayant trouvé une
bouteille d’huile de tournesol avec une salamandre gisant au fond ! Un
autre passager, un brèche-dent à la figure burinée, soutient qu’un
marchand d’Aït Tedrarte est tombé sur une bouteille avec carrément une
gerboise à l’intérieur… Le sang de H’mad ne fait qu’un tour, ou même
pas, le monde s’enténèbre autour de lui, plus rien n’y ressemble à rien…
Bientôt, une scène lui vient à l’esprit, achevant de le désespérer tout à
fait : un grand rassemblement d’épiciers à l’entrée du siège de L’benna,
brandissant chacun une bouteille avec une bestiole au fond : un scarabée,
une souris, un scorpion, une couleuvre… Les manifestants réclament à cor
et à cri des sommes exorbitantes à l’huilier… H’mad secoue la tête pour
chasser l’effrayante image.
Non, se dit-il, ce ne sont que des rumeurs ! La vie de ma mère, ce ne sont
que des rumeurs !
Il secoue de nouveau la tête, se racle la gorge, bredouille sa formule pour
conjurer le mauvais sort…
Le minibus pénètre dans la gare routière de Marrakech. Le lieu baigne
nuit et jour dans un grand tintamarre : vrombissements de moteurs, coups
d’avertisseurs répétitifs, vociférations de courtiers, protestations de
passagers, rixes et courses-poursuites entre de pauvres hères à la figure
patibulaire : des voyous, des clochards, des renifleurs de colle, des
ivrognes… À la sortie de la gare, H’mad hèle un taxi. Le chauffeur penche
la tête par la fenêtre.
« Vous allez où ?
— Au siège de L’benna.
— Le fabricant des huiles éponymes ?
— Oui.
— Montez ! »
Le taxieur est un quadragénaire au visage parsemé de petits trous –
séquelles d’une acné virulente – les yeux petits, pleins de malice, les
pommettes saillantes, les lèvres rissolées par la nicotine. Avant de
redémarrer, il saisit un paquet de cigarettes qui traîne sur le tableau de
bord, en extirpe une.
« C’est permis ?
— La fumée ne me dérange pas ! » ment H’mad, l’air sincère.
Le taxieur actionne son briquet, met le feu à la cigarette, tire deux
grosses bouffées coup sur coup.
« Sans doute êtes-vous en quête d’un emploi ? demande-t-il en restituant
sa fumée par les narines, d’un jet.
— Pourquoi cette question ?
— J’ai remarqué que les gens ne se rendent au siège de l’huilier que pour
y chercher du travail.
— Ce n’est pas mon cas », répond H’mad avec l’intention de mettre un
terme à la discussion.
Quel pourrait bien être son cas ? se demande in petto le taxieur, la
curiosité piquée au vif. D’un coup d’œil furtif, il jauge son passager, tâche,
à la lumière de son prompt constat, de deviner le motif de sa visite, mais
il se perd dans d’interminables conjectures… Fatigué, il se décide de
patienter, avec l’espoir que son mystérieux passager reprendra de lui-
même la parole. Mais ce dernier se mure dans un silence de momie. À
mesure que les secondes s’écoulent, la curiosité du taxieur monte, devient
de plus en plus dévorante, carrément insoutenable. Bientôt, il ne tient plus
en place, trépigne sur son siège, piaffe d’impatience, manipule
nerveusement le levier de vitesse, donne des coups de frein secs, que rien
ne justifie… Il n’y a pas plus curieux au pays que les taxieurs de
Marrakech ; ceux de Casablanca et de Rabat ne le sont pas moins, à vrai
dire. Et maintenant que j’y pense, on peut dire à peu près la même chose
de ceux de Tanger, d’Agadir, de Fès, de Meknès ainsi que de toutes les
autres villes du royaume, grandes et petites. Si le premier souci du taxieur
marocain est de dénicher des clients, étrangers de préférence, le second est
d’en apprendre le maximum sur eux : Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ?
Que font-ils dans la vie… ? Des questions indiscrètes, certes, mais qu’ils
ne posent qu’après avoir mis leur passager en confiance. Pour cela, ils
suivent un plan habilement élaboré : ils commencent par parler de la pluie
et du beau temps, racontent deux ou trois blagues récentes, dévoilent
même, avec une indifférence affectée, quelques éléments de leur vie
privée… Ainsi, de fil en aiguille, une proximité propice à la causerie,
voire à l’épanchement, se crée-t-elle entre eux et leur client,
immanquablement.
H’mad étant demeuré taciturne, le taxieur revient à la charge.
« La vie fait de plus en plus peur ! dit-il, sentencieux.
— La vie de ma mère, c’est ce qu’on dit ! répond H’mad.
— Ma foi, elle est pleine de traquenards et de pièges en tout genre.
— Ah !
— Dans cette ville, nulle part on n’est à l’abri d’un coup fourré !
enchaîne le taxieur en homme qui sait de quoi il parle. Dans tous les
services, toutes les administrations, le citoyen doit être continuellement
sur ses gardes, se méfier en permanence…
— Se méfier ? l’interrompt H’mad, soudain intéressé. De qui ? De quoi ?
— Des fonctionnaires et autres employés de bureau ! Tous des larrons en
foire, du plus bas au plus haut perché !
— Qu’Allah remette le pays sur le droit chemin ! soupire H’mad.
— Amine ! »
Et la discussion s’arrête de nouveau, au grand dam du taxieur. Arrivé à
un feu rouge, il se retourne vers son passager et se met à le dévisager, sans
retenue ni gêne, en chauffeur de taxi rompu au voyeurisme. Ce faisant, il
se rend compte que l’essentiel lui a échappé au premier regard : son
passager a tout l’air d’un campagnard fraîchement débarqué en ville.
D’ailleurs, ça sent un peu la plante sauvage dans le taxi, le thym ou peut-
être la sauge – preuve que l’homme vient de la montagne.
« Je parie que vous êtes berbère, lui dit-il, décidé à le faire jaser.
— La vie de ma mère, pari réussi ! répond H’mad. Et vous ?
— Moi aussi ! Mes parents, que Dieu ait leur âme dans Sa vaste
miséricorde !, ne m’ont pas appris la langue, malheureusement. À la
maison, ils parlaient l’arabe dialectal, ne passaient au berbère que
lorsqu’ils voulaient que nous ne comprenions pas, mes frères et moi ! Ceci
dit, je me considère foncièrement berbère.Berbère jusqu’à la moelle
épinière, comme dirait l’autre !
— La vie de ma mère, c’est toujours un immense réconfort pour le
Berbère de rencontrer un autre Berbère comme lui, surtout dans les villes !
— Les Berbères sont des frères de sang ! renchérit le taxieur. Feu mon
père me disait toujours que le Berbère a le devoir d’épauler son frère
partout où leurs chemins se croisent de par le monde ! Depuis, je n’ai
jamais dérogé à cette règle, et j’espère ne jamais y déroger le restant de
mes jours ici-bas.
— La vie de ma mère, vous êtes un brave homme ! L’un des rares sans
doute dans cette ville où les braves gens ne courent pas les rues, à en
croire l’adage ! »
Le taxieur hoche la tête, fier comme un paon. H’mad enchaîne.
« La vie de ma mère, je suis vraiment ravi que mon chemin ait croisé le
vôtre, ce matin !
— C’est tout à fait réciproque, mon frère ! D’ailleurs, si vous voyez que
je peux vous prêter mon concours dans l’affaire qui est la vôtre, n’hésitez
pas à me le dire.
— C’est très gentil de votre part ! répond H’mad, touché. Mais je ne vois
pas comment vous pouvez m’aider dans ma délicate affaire avec l’huilier.
— Racontez voir, on ne sait jamais… Vous savez, cela fait de longues,
très longues années, que je suis chauffeur de taxi ; à force d’écouter les
soucis des uns et les ennuis des autres, j’ai acquis une grande expérience
de la vie et de ses misères ! Le métier m’a aussi permis de faire la
connaissance de hauts dignitaires de l’État et autres gros pontes au bras
long : des hommes d’affaires, des banquiers, des magnats de la finance,
des juges, des avocats, des policiers, des élus, que sais-je encore ! J’ai des
dizaines de cartes visites là, dans la boîte à gants, et un carnet d’adresses
plein à craquer, qui ne demande qu’à être exploité ! »
H’mad commence à raconter son histoire au moment où le taxi arrive
devant la gare ferroviaire ; le siège de l’huilier L’benna n’est plus qu’à
cinq minutes de route à peine. Le taxieur prend soudain à gauche et
s’engage dans l’avenue de France, fraîchement rebaptisée avenue
Mohamed VI, avec l’intention de mener en bateau son passager et lui
donner ainsi le temps de terminer son histoire. Cette partie de la ville lui
étant inconnue, H’mad ne se rend pas compte de la filouterie.
Le taxieur freine à un jet de pierre du siège de l’huilier.
« Voudriez-vous me montrer la bouteille ? »
H’mad la sort, la déballe ; le taxieur tend la main pour la saisir.
« Navré ! lui dit l’épicier, poli mais ferme. Cette bouteille n’est pas à
toucher ! »
Le taxieur accuse le coup. Ses petits yeux noirs fixent le cafard nageant
au fond ; tantôt il fronce les sourcils, tantôt il les défronce, stupéfait…
H’mad inverse la position de la bouteille pour lui montrer que ce n’est pas
une supercherie, encore moins une illusion d’optique.
« Si seulement tu pouvais voir ça, Najate ! dit le taxieur en homme qui
se parle.
— C’est qui, Najate ? lui demande H’mad, étonné.
— Ma femme, sauf votre respect ! Elle a toujours catégoriquement
refusé de cuisiner avec une autre huile que L’benna ! »
H’mad remballe sa bouteille.
« Si je comprends bien, demande le taxieur après un silence, vous
comptez aller à la rencontre du directeur général de la société ?
— Oui, c’est cela ! Je tiens à négocier directement avec lui, en tête-à-
tête comme on dit !
— Pourquoi pas… ? répond le taxieur, perplexe. Permettez-moi quand
même de vous dire, ajoute-t-il après réflexion, que votre démarche me
paraît… comment dirais-je… ? Votre démarche me paraît… » Il laisse sa
phrase en suspens.
« Je vous prie, mon frère, intervient l’épicier, de me dire votre sentiment
en toute sincérité, comme vous feriez avec un proche ou un ami intime.
— Puisque c’est ainsi, mon frère, je vous dis le fond de ma pensée sans
ambages ni retard : votre démarche me paraît aussi imprudente
qu’irréfléchie !
— Imprudente… ? irréfléchie… ? reprend H’mad, abasourdi. La vie de
ma mère, il est fort possible que ce soit le cas !
— C’est le cas ! décrète le taxieur sur un ton qui ne souffre pas la
réplique.
— Que me conseilleriez-vous, mon frère, pour rectifier ma démarche ?
— D’abord et avant tout, ne pas vous rendre seul au siège de l’huilier !
— Comment dois-je m’y rendre ?
— Accompagné !
— Accompagné ? De qui ?
— D’un avocat, voyons ! Votre affaire est détonante, mon frère, ex-plo-
si-ve ! Vous devez, par conséquent, prendre le plus de précautions
possible ! »
H’mad se tait, le front soucieux, l’œil pensif, inquiet.
« Qu’avez-vous, mon frère, à vous ronger les sangs comme ça ? lui
demande le taxieur, soudain rassurant. Nous sommes des Berbères, vous et
moi, autrement dit des frères de sang. Dites-moi ce qui vous préoccupe !
Épanchez votre cœur ! Peut-être aurai-je quelque judicieux conseil à vous
donner.
— La vie de ma mère, je suis à court d’argent et ne peux, par
conséquent, m’offrir le luxe de prendre un avocat.
— Ma foi, la solution est toute trouvée !
— Éclairez ma lanterne, mon frère, que le Très-Haut éclaire votre
chemin !
— Vous devez savoir que dans ce genre d’affaires, les avocats sont
habituellement payés après.
— Après ?
— Oui, après.
— Et combien ?
— Un pourcentage sur la récolte !
— Un pourcentage ? relève H’mad, méfiant.
— Oh ! Un petit pourcentage que vous fixerez à l’avance et d’un
commun accord avec votre avocat. Comme ça, vous vous éviterez les
ennuyeux marchandages après coup.
— La vie de ma mère, c’est là un conseil qui vaut son pesant d’or ! Mille
mercis, mon frère ! »
Il tend une main, l’air empreint d’une profonde gratitude.
« Je m’appelle H’mad, et toi ? »
Le taxieur serre vigoureusement la main tendue.
« Moi, c’est Driss, Driss Lfekh.
— Ravi de faire ta connaissance, sidi Driss ! C’est à la fois un honneur et
une chance pour moi de t’avoir rencontré en cette délicate circonstance ! »
Le taxieur prend un air flatté.
« La vie de ma mère, tu es un homme de bon conseil, sidi Driss ! Sans
toi, j’aurais sans doute commis une erreur monumentale !
— Laquelle ?
— Celle de me rendre seul au siège de l’huilier !
— En effet, cela aurait été une imprudence dangereuse de ta part, une
bravade complètement folle !
— Justement, sidi Driss, j’aurais besoin d’un avocat… un avocat… un
avocat… comment dirais-je ? Un avocat compétent mais… mais pas
cupide… pas intéressé… Enfin, pas trop.
— Les avocats, ma foi, j’en connais légion ! Mais tous des filous,
doublés de grands rapaces !
— Tous, tous ?
— À une exception près.
— Laquelle ?
— Maître Rachik.
— Est-ce un bon avocat, Maître Rachik ?
— Plutôt une bonne avocate, et même une très bonne avocate !
— Parce que c’est une femme, Maître Rachik ? demande H’mad,
soudain désenchanté.
— Oui, une femme : Maître Fatiha Rachik. »
L’épicier se montre réticent.
« Qu’as-tu, sidi H’mad ? lui demande Driss.
— Ne pourrais-tu pas me trouver un avocat… Un mâle, quoi ?
— Détrompe-toi, sidi H’mad : une avocate défendra ton affaire beaucoup
mieux qu’un avocat ! Par ailleurs, les juges, pratiquement tous des mâles,
se laissent davantage convaincre par une avocate que par un avocat,
surtout si ladite avocate est une belle plante comme c’est le cas de Maître
Fatiha Rachik !
— La vie de ma mère, tu es un homme de bon conseil, sidi Driss, et un
fin connaisseur de l’espèce humaine ! »
De nouveau, le taxieur hoche la tête on ne peut plus fier.
« J’espère seulement, enchaîne l’épicier, que l’avocate n’est pas trop
intéressée…
— Pas du tout ! Mais alors pas du tout ! Maître Fatiha Rachik a plutôt la
réputation d’une avocate altruiste et désintéressée. Il faut dire qu’elle est
issue de l’une des familles les plus aisées de la cité ocre et qu’elle a, par
ailleurs, des revenus confortables.
— Puis-je obtenir l’adresse de cette formidable avocate ?
— Quinze, place du Seize-Novembre, en plein cœur de Guéliz ! Tu
connais Guéliz ?
— De nom, comme ça…
— C’est le quartier huppé de Marrakech, la plaque tournante de la
finance et des affaires.
— La vie de ma mère, elle est bien installée, Maître Fatiha Rachik !
— À ceci près que son bureau étant, ces jours-ci, en travaux de
rénovation, Maître Fatiha Rachik reçoit provisoirement ses clients chez
elle.
— Où ça ?
— À Sidi Abbad.
— Eh bien, conduis-moi à Sidi Abbad, s’il te plaît, sidi Driss ! Je te
paierai les deux courses, bien que cela risque de loger le diable dans ma
bourse !
— Ne te fais pas de souci, sidi H’mad : tu me paieras le jour où tu auras
touché le pactole.
— La vie de ma mère, je serai généreux envers toi, sidi Driss ! »
Sur ces entrefaites, le taxi fait demi-tour et met le cap sur Sidi Abbad.
Quartier résidentiel de classe moyenne inférieure, Sidi Abbad est situé
au nord de Marrakech. Les résidents y sont, pour la moitié, des
fonctionnaires, des enseignants, des employés du tertiaire ; l’autre moitié,
composée davantage de femmes que d’hommes, souvent célibataires, vit
là, parfois dans une relative aisance matérielle, dont on ne sait que trop
l’origine.
Driss gare son taxi à l’entrée d’un immeuble curieusement baptisé Al-
âouda al-akhira, L’ultime retour. Le retour de qui ? De quoi ? D’où… ?
Personne ne sait. Le propriétaire des lieux qui pouvait répondre à ces
questions est décédé sans s’en être jamais ouvert à personne autour de lui,
emportant ainsi son mystérieux secret dans sa tombe.
L’appartement de Maître Fatiha Rachik se situe au deuxième étage. Driss
sonne deux fois de suite. La porte s’ouvre quelques secondes plus tard.
Une jeune femme vêtue d’un survêtement de sport rose, très serré, se
profile dans la béance, radieuse de beauté et de grâce.
« Matinée de bonheur, Maître Fatiha ! lui souhaite Driss.
— Matinée de bonheur ! répond la jeune femme, surprise.
— Je vous amène sidi H’mad, un nouveau client et un Berbère comme
nous. »
La jeune femme jauge l’épicier d’un coup d’œil froid puis s’immobilise,
comme prise au dépourvu, ne sachant que dire ni que faire.
« Je vous expliquerai après, Maître ! ajoute Driss, rassurant.
— Enchantée ! marmonne enfin la jeune femme, pas vraiment contente.
Entrez ! »
C’est une jolie brune aux formes généreuses, les traits réguliers, les yeux
marron, d’une pureté irrésistible, le front haut, le regard lent, un peu
étonné, une femme ravissante, en somme.
« Qu’est-ce que je vous sers, messieurs ? demande-t-elle aux deux
hommes qui viennent de prendre place sur le canapé en similicuir du
salon.
— Moi, je voudrais bien un thé à la menthe ! répond le taxieur en
prenant ses aises. Ou même sans menthe, pourvu qu’il soit bien sucré. Et
toi, sidi H’mad ?
— Je prendrai comme toi, sidi Driss : un thé, avec ou sans menthe, peu
importe. »
La jeune femme s’en va vers la cuisine, roulant deux éminences
charnues, au galbe parfait.
« Driss ! crie-t-elle, à peine le seuil de la cuisine franchi. Voudriez-vous
m’aider à changer la bonbonne de gaz, s’il vous plaît ? »
Driss la rejoint. Fatiha referme aussitôt la porte de la cuisine derrière lui.
« Tu te fous de ma gueule, n’est-ce pas ? lui lance-t-elle, courroucée.
— Me foutre de ta gueule, moi ? se défend le taxieur. Qu’à Dieu ne
plaise, ma jolie !
— Comment expliques-tu alors qu’aux autres, tu déniches des nababs
saoudiens et koweïtiens pleins aux as, tandis qu’à moi, la pauvre Fatiha, tu
amènes ce péquenot que tu es allé ramasser dans je ne sais quel ruisseau ?
Il n’y a qu’à voir sa mise pour comprendre qu’il est aussi fauché que les
blés de son bled !
— Le péquenot ne paie pas de mine, je n’en disconviens pas ; mais,
rassure-toi, c’est un futur Crésus !
— C’est-à-dire ?
— Il va bientôt ramasser un joli magot, le péquenot !
— Bientôt ?
— Très bientôt !
— Ça veut dire qu’en ce moment, il est fauché, n’est-ce pas ?
— En ce moment, oui ; mais sa situation ne tardera pas à changer de
fond en comble !
— Désolée, Driss ! Je ne couche pas à crédit !
— Je ne te demande pas de coucher, ma jolie, ni à crédit ni au comptant.
Avec ce péquenot-là, tu vas, sans doute pour la première fois de ta vie,
gagner de l’argent en position verticale ! Et même beaucoup d’argent ! »
Fatiha regarde le taxieur, déconcertée et incertaine.
« J’avoue ne rien comprendre à ta manœuvre, Driss !
— Il faut du temps pour t’expliquer. Et le temps, justement, je n’en ai
pas beaucoup, Fatiha ! La seule chose que je peux te dire d’entrée de jeu
est que l’affaire du péquenot vaut son pesant d’or ! Mais, pour la mener à
bien, il faut à la fois de l’instruction et de l’imagination – deux qualités
qui ne te manquent pas, toi, Fatiha ! Les autres, comme dis-tu, n’ont que
leurs nichons et leur paire de fesses à mettre en avant ! Rien dans la
cafetière ! Tu comprends maintenant pourquoi je t’ai choisie, toi, pour
cette affaire, et pas une autre ?
— Qu’est-ce que tu attends exactement de moi ?
— Ton rôle dans l’histoire consiste à jouer à l’avocate. Je m’occupe du
scénario, de la mise en scène et de tout le reste.
— Le péquenot ne risque pas de flairer la manœuvre ?
— Le péquenot est trop bête pour flairer quoi que ce soit ! C’est même
l’homme le plus bête qu’il m’ait été donné de connaître dans ce bas
monde. »
Un doigt sur la tempe, Fatiha se tait un moment, pensive.
« Dis-moi, Driss ?
— Oui, ma jolie !
— Qu’est-ce que je gagnerai, moi, dans ce rôle aussi douteux que
compromettant ?
— Dix, vingt, peut-être cent fois plus que ce que tu gagnes dans
l’autre ! »
Ces mots dits, le taxieur rouvre la porte de la cuisine et, à voix haute, il
conseille :
« Maître, pensez à acheter de nouveaux joints de raccordement ! Celui
que j’ai remis au détendeur est usé, ou presque.
— Je le ferai demain, Driss ! répond la jeune femme, on ne peut plus
sincère dans son mensonge. Merci beaucoup pour le coup de main ! »
Le taxieur regagne sa place sur le canapé. Cinq minutes après, Fatiha
arrive, un plateau en argent entre les mains, avec une théière, des verres et
des coupelles remplies d’amuse-gueule : amandes et cacahuètes grillées.
Elle prend place sur le fauteuil en face des deux hommes, sert le thé,
prenant soin de lever haut la théière pour obtenir une mousse épaisse –
gage d’un thé réussi. Un effluve de fleur d’oranger s’épand dans l’air,
subtil et agréable. Driss commence à raconter à Fatiha l’histoire de la
bouteille au cafard. Toutes les minutes, il interrompt sa narration, le temps
de tirer sur sa cigarette, de siffler une ou deux gorgées de thé et de piocher
dans les coupelles d’amuse-gueule… Le récit terminé, il se retourne vers
H’mad.
« Maître Fatiha, lui dit-il, est une avocate au parcours exemplaire :
reconnue par le Conseil supérieur de la magistrature, désignée avocate
émérite par le barreau de la ville, élue tout récemment, et à l’unanimité
s’il vous plaît, meilleur avocat de l’année… !
— Toutes mes félicitations, Maître, pour tant de distinctions, largement
méritées sans nul doute ! dit l’épicier, émerveillé. Que le Ciel vous
gratifie d’autres encore plus hautes, encore plus prestigieuses !
— Amine ! répondent de concert Fatiha et le taxieur. Puis-je voir la
bouteille ? » ajoute la jeune femme.
H’mad sort la bouteille, la déballe avec mille précautions… Fatiha tend
la main pour la saisir.
« Désolé, Maître ! dit l’épicier. Mais cette bouteille n’est pas à
toucher ! »
Le sourcil de Fatiha fronce, son front se creuse d’une ride profonde.
« Voyons, H’mad ! intervient le taxieur sur un ton réprobateur. On ne se
méfie pas de son avocat, encore moins de son avocate !
— La vie de ma mère, je suis vraiment désolé !
— La bouteille est la pièce maîtresse de ton affaire, sidi H’mad ! Il est,
par conséquent, tout à fait normal que ton avocate la prenne entre ses
mains, la touche, l’observe, l’examine…
— Le fait, sidi Driss, est que j’ai juré par Allah et Son ultime messager,
prière et salut sur lui, de ne jamais me séparer de ma bouteille, ne serait-ce
qu’une fraction de seconde !
— Mais pourquoi ?
— Parce que, vois-tu, il n’y a pas plus fragile au monde qu’une bouteille
comme celle-ci : un petit geste distrait, une légère inadvertance, un
moment d’inattention, un rien suffit pour que la fermeture saute ! Et si,
par malheur (il touche la table à deux reprises), la fermeture saute, ma
bouteille, excusez-moi l’expression, ne vaudra plus un pet de lapin !
— Je respecte votre choix ! répond Fatiha avec une indulgence affectée.
— Je vous remercie beaucoup, Maître, de votre compréhension.
— Il n’y a pas de quoi, sidi H’mad ! Respecter les choix de chacun est un
devoir, pas une faveur… Ceci dit, et pour revenir à notre sujet, j’aimerais
bien savoir ce que vous attendez exactement de moi.
— Je voudrais, Maître, que vous m’accompagniez au siège de l’huilier.
Sidi Driss m’a vivement déconseillé de m’y rendre sans la présence d’un
avocat.
— Pourquoi ?
— Parce qu’un avocat saura mieux défendre mes intérêts auprès du
rédi… du rédac… du rédic… auprès du rédicteur générar de la société ! »
Fatiha se pince le nez et serre les mâchoires pour réprimer un rire.
« Pourquoi n’avez-vous pas accepté l’offre que les envoyés de la
direction vous ont faite ? lui demande-t-elle après avoir recouvré un peu
de sa contenance.
— La vie de ma mère, ma bouteille au cafard vaut plus que les cinq
cartons que ces gens-là m’ont proposés, bien plus !
— D’où tenez-vous cela, sidi H’mad ?
— De mon ami Hafid !
— Puis-je savoir qui c’est, ce Hafid ?
— Un gars du village, le seul à avoir fait des études supérieures ! La vie
de ma mère, c’est un type très calé, Hafid, bardé de diplômes, une grosse
tête, pour tout dire ! C’est lui qui m’a expliqué que l’avenir de la société
L’benna dépend de cette bouteille !
— Comment est-ce possible ?
— Un article dans un journal national, soutenu d’une photo de la
bouteille, avec un gros plan sur le cafard gisant au fond, et voilà la société
L’benna sérieusement ébranlée ! Et, pour lui porter le coup de grâce, une
petite vidéo balancée sur les réseaux sociaux ! »
Fatiha écarquille les yeux, l’air d’une personne qui se rend enfin compte
de l’extrême importance d’une chose. Cependant, elle décide de la
minimiser :
« Sidi H’mad !
— Oui, Maître ?
— Ne prenez pas pour argent comptant les propos de ce jeune homme !
— Hafid est quelqu’un d’extrêmement crédible, Maître ! réplique
H’mad. Ses conseils sont de bon aloi, ses jugements sains, ses avis justes
et mesurés ; tout le monde au village le dit !
— Peut-être… ! concède Fatiha, une moue soupçonneuse sur le visage.
Mais, dites-moi, sidi H’mad : qu’est-ce que vous demandez en échange de
votre bouteille ?
— La vie de ma mère, je ne demande rien d’autre qu’une somme… une
somme… Comment dirais-je ? Une somme conséquente, voilà !
— Puis-je savoir combien ?
— Deux cent mille dirhams !
— Deux cent mille dirhams ? répète Fatiha, stupéfaite par le montant.
Mais c’est trop, sidi H’mad !
— La vie de ma mère, ce n’est rien par comparaison avec l’étendue des
dégâts que ma bouteille provoquerait si jamais je la montrais à des
journalistes !
— Sidi H’mad !
— Oui.
— Je vais vous parler sincèrement et sans détours.
— Je ne demande que cela, Maître.
— Votre affaire comporte des risques, mais…
— Des risques ? l’interrompt l’épicier, alarmé. Quels risques, Maître ?
— Il est, par exemple, fort possible que la direction de L’benna vous
accuse de chantage et de tentative d’extorsion de fonds !
— La vie de ma mère, je ne vois pas où est le chantage dans ma
démarche, Maître, encore moins de tentative d’extorsion de… ! Le fait est
tout simplement que je suis tombé sur une bouteille avec un cafard dedans
et viens voir le rédicteur générar pour la lui restituer contre une
récompense proportionnée, et ce, sans menace ni usage de force aucuns !
— Cinq cartons, c’est une récompense proportionnée ! objecte Fatiha.
Deux cent mille dirhams, c’est une tentative d’extorsion de fonds – délit
puni par la loi de deux à sept ans d’emprisonnement et de cent mille
dirhams d’amende ! »
Aux mots emprisonnement et amende, l’épicier sursaute, effrayé.
« Dieu tout-puissant, dit-il à part lui, que suis-je allé faire dans ce
guêpier ? »
Et il regrette soudain d’avoir rejeté l’offre des cinq cartons, s’en prend à
lui-même, s’accable in petto de sévères remontrances… Bon sang, mais où
avait-il la tête quand on lui avait fait la proposition ? Cinq cartons, c’est
une offre considérable ! Cinq cartons, cela fait… cela fait… Cinq fois
douze, cela fait… quarante… Non, plus ! Cinquante… (Il s’embrouille)…
Bref cela fait un tas de bouteilles, sans prix de revient ni frais de livraison,
qui plus est ! Il n’avait qu’à prononcer un petit oui pour avoir les cinq
cartons ! Il n’avait qu’à prononcer un petit oui pour voir des dizaines de
bouteilles d’un litre sur les étagères de son magasin, alignées et
resplendissantes ! Mais il avait dit non, imbécile qu’il était ! Il avait dit
non sans avoir pris le temps de réfléchir ni de prendre conseil auprès de
gens avisés comme Maître Fatiha, et non pas auprès de ce fanfaron de
Hafid ! Sans ce bon à rien de Hafid, la vie de sa mère, il ne se serait pas
fourré dans cette galère ! Sans ce fainéant, la vie de sa mère, il aurait tout
de suite accepté les cinq cartons…
À ce point de son soliloque, H’mad se souvient que c’était aussi l’avis de
Zaïna, sa femme, et il s’étonne que la gent féminine, espèce insensée et
superficielle, à en croire les hadiths, soit souvent de si bon conseil.
« Que dois-je faire, Maître, pour réduire les risques que comporte ma
démarche ? dit-il, inquiet. Vous avez sûrement une astuce d’avocat à me
montrer !
— Avant tout, il faut que je me rende à la direction de L’benna.
— Vous, Maître ? hoquette H’mad, surpris.
— Oui, moi.
— Pour quoi faire, Maître ?
— Pour sonder un peu le terrain.
— Excellente idée, Maître ! admet H’mad. Je vous accompagne !
— Non ! Je dois y aller seule.
— Pourquoi pas avec moi, Maître ?
— Ce ne serait pas habile de notre part !
— À vous de voir, Maître ! répond H’mad, soudain résigné. Vous savez
mieux que quiconque ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire.
— Je sais que je dois y aller seule dans un premier temps, et avec la
bouteille, bien entendu !
— Avec la bouteille, dites-vous, Maître ? reprend H’mad, méfiant.
— Oui, il va falloir que vous me la confiiez !
— Vous la confier, ma bouteille ?
— Oui, sidi H’mad, il le faut !
— La vie de ma mère, il est hors de question que je me sépare de ma
bouteille, ne serait-ce qu’une fraction de seconde !
— Que voulez-vous que je réponde alors au directeur s’il demande à voir
la preuve ? »
Acculé, H’mad baisse la tête et se réfugie derrière la contemplation de
ses doigts. Un silence s’installe dans le salon, se prolonge, devient pesant,
ennuyeux… Driss décide enfin de le rompre : « Si vous permettez, Maître,
j’ai une proposition !
— Laquelle ? demande Fatiha, lassée.
— Partons ensemble au siège de l’huilier ! Vous, Maître, vous irez voir
le directeur général, sans la bouteille. Sidi H’mad et moi, nous vous
attendrons dans le taxi. Si le directeur général demande à voir la preuve,
comme dites-vous, vous me bipez sur mon mobile et nous vous
rejoindrons, sidi H’mad et moi ! Qu’en dites-vous, Maître ?
— Bonne idée ! répond Fatiha, pressée d’en finir.
— Très bonne idée ! renchérit H’mad, content de cette formule qui ne le
sépare pas de sa bouteille.
— On fait donc comme ça ?
— Oui, Maître, on fait comme ça ! » confirme H’mad.
Fatiha se redresse aussitôt.
« Je suis prête dans deux minutes ! dit-elle. Juste le temps de me
changer. »
Vingt-deux minutes plus tard, elle sort de sa chambre en tenue de ville :
tailleur-pantalon noir à rayures fines et escarpins en cuir de même couleur,
cheveux ondulés en cascade sur les épaules, yeux soigneusement tracés au
crayon, lèvres teintes en un rouge vif et luisant… Fatiha est ravissante, à
couper le souffle.
Quel est ce juge normalement constitué, se dit H’mad, qui ne se
laisserait pas convaincre par une si jolie avocate ?
Le taxi freine à l’entrée du siège L’benna, un bâtiment neuf, la façade à
moitié dissimulée par une gigantesque enseigne à l’effigie de la marque,
barrée de l’inscription en gros caractères, L’BENNA, POUR DONNER DE LA
SAVEUR À VOS PLATS !
H’mad note avec soulagement qu’il n’y a, à l’entrée, que deux agents de
sécurité. Fatiha descend du taxi, ajuste son tailleur. Un agent se hâte
d’ouvrir le portillon pour piétons, le sourire aux lèvres.
« Puis-je vous renseigner, madame ?
— Je voudrais me rendre à la direction générale, s’il vous plaît.
— Troisième étage, premier bureau à droite. »
Fatiha s’en va vers l’entrée du bâtiment. Les deux hommes la suivent des
yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse complètement de leur champ de vision.
Driss met l’autoradio en marche. L’animateur, un Marrakchi à l’accent
très prononcé, organise sur les ondes « le concours de la meilleure blague
de l’année ». Les candidats se disputent l’antenne, le standard explose ; les
Marocains aiment les blagues : tous les jours, ils en racontent, en
inventent, riant de tout, absolument de tout – des autres, bien sûr, mais
aussi d’eux-mêmes et des sujets les plus tabous ; c’est pour eux une façon
de prendre leur revanche sur les infortunes de la vie et d’adoucir ainsi le
cours du temps.
Chaque fois qu’un candidat finit de raconter sa blague, l’animateur part
d’un immense éclat de rire, et qu’il force encore. Driss aussi éclate de rire,
tape des deux mains sur le volant.
« Je parie que celle-là, dit-il à propos de la troisième blague, c’est la
meilleure ! »
Il dira la même chose de la cinquième, de la septième, de la neuvième et
de la dixième.
À la onzième blague, Fatiha réapparaît.
« La voilà enfin ! dit H’mad. La vie de ma mère, elle a mis du temps,
n’est-ce pas, sidi Driss ?
— J’avoue ne pas m’en être rendu compte ! répond le taxieur.
— Le directeur est en voyage ! annonce Fatiha en remontant dans le taxi.
— Zut, alors ! dit H’mad, dépité.
— Il sera de retour demain matin. J’ai pris rendez-vous avec lui à dix
heures et demie. »
Driss éteint la radio.
« Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
— Dépose-moi à la gare routière, s’il te plaît ! répond H’mad. Je regagne
mes pénates. Rendez-vous ici demain matin.
— Êtes-vous sûr d’être ici à l’heure demain ? lui demande Fatiha.
— Pas vraiment, Maître ! Cela dépend des moyens de transport, fort
aléatoires au pays… Des fois, on en trouve rapidement ; d’autres fois,
non…
— Écoutez, sidi H’mad ! reprend Fatiha après réflexion. Pour éviter tout
retard sur le rendez-vous pris, je vous propose de passer la nuit chez moi ;
j’ai une chambre d’amis.
— C’est très gentil de votre part, Maître ! Mais je ne veux pas abuser de
votre gentillesse !
— Il n’y a pas d’abus, sidi H’mad ! C’est juste un petit service que je
vous rends et de gaîté de cœur, qui plus est ! »
H’mad accepte l’hospitalité offerte, se réjouissant dans son for intérieur
à l’idée de passer la soirée en compagnie de la jolie femme. Le taxi fait
demi-tour et reprend la route de Sidi Abbad.
Fatiha offre le goûter : des galettes de semoule fine au beurre rance et au
miel de ruche – mets succulent s’il en est, et du thé à la menthe bien sucré.
Les deux hommes avalent goulûment les galettes, sifflent le thé jusqu’à la
dernière goutte, complimentent à l’envi la maîtresse des lieux pour son
talent de cuisinière et son aimable hospitalité…
« Rien n’égale le plaisir d’une cigarette après un bon repas ! » dit Driss
en joignant le geste à la parole.
Fatiha lève les yeux sur l’horloge murale ; il est dix-huit heures cinq.
« Mon feuilleton ! » s’écrie-t-elle en se hâtant d’allumer le téléviseur, un
modèle LG avec écran plasma. 2M, la deuxième chaîne nationale, diffuse
le cent vingt-troisième épisode d’une série mexicaine à l’eau de rose,
doublé en arabe dialectal.
Driss écrase son mégot dans le cendrier, vide son verre cul sec, se
redresse, renfile sa veste.
« Bonne soirée, les amis ! Je m’en vais gagner ma croûte, et celle des
miens ! Rendez-vous demain matin en bas de l’immeuble, à neuf heures et
demie tapantes ! »
L’épicier tire de sa poche un billet de vingt dirhams et le lui tend.
« Tiens, sidi Driss !
— Ne me fais pas cet affront, sidi H’mad ! répond-il, affectant un petit
air fâché. L’un de mes principes en tant que taxieur est de ne jamais faire
payer mes amis, quel que soit le trajet de la course ! »
Ces mots dits, Driss souhaite la bonne soirée et se retire.
La vie de ma mère, c’est la bonté incarnée, cet homme ! se dit H’mad,
touché par la bienveillance et la générosité du taxieur. Des hommes pareils
ne courent pas les rues !
Les yeux accrochés à l’écran, l’attention accaparée, Fatiha est si captivée
par le feuilleton qu’elle a fait abstraction du monde autour d’elle. Elle ne
bouge plus, ne fait plus le moindre geste, on la dirait pétrifiée dans sa
posture. H’mad décide de s’intéresser à l’écran, curieux de savoir ce qui
peut retenir à ce point l’attention de la jeune femme dans un film pourtant
sans fusillade ni course-poursuite. Quoique d’un quotient intellectuel à
peine supérieur à celui d’un bigorneau, l’épicier de Ouirizen ne tarde pas à
comprendre l’intrigue : Fernando, homme d’affaires d’une soixantaine
d’années, aime éperdument Teresa, sa secrétaire particulière – une blonde
incendiaire, maquillée comme une voiture volée, les yeux splendides, les
lèvres pulpeuses, la poitrine insolente, vingt-quatre, vingt-six ans tout au
plus. Fernando invite Teresa à dîner à El Cardinal, un restaurant de luxe
bâti sur une colline aux environs de la ville. Fernando a l’intention de lui
déclarer sa flamme, mais les mots lui manquent, le courage aussi. Sentant
que son patron a un lourd secret à lui confier, Teresa tâche de le deviner…
En vain.
H’mad est accroché à son tour par l’histoire. Fernando, cet amoureux fou
mais timide comme un daim, aura-t-il enfin le courage de déclarer son
amour à Teresa ou continuera-t-il de souffrir en silence ? C’est la question
que Fatiha, H’mad ainsi que des millions de leurs concitoyens, se posent
en même temps aux quatre coins du pays, impatients et fébriles. Le
suspense est à son point culminant lorsqu’un spot publicitaire vantant les
mérites d’une marque de lessive envahit l’écran sans crier gare, suivi
bientôt d’une dizaine d’autres… Enfin, le film reprend. Fernando ne va
pas bien, il souffre le martyre, ingurgite du champagne pour apaiser sa
douleur. Teresa, très touchée, le regarde avec compassion. Elle aussi est
amoureuse, très amoureuse, même ; on le voit dans ses yeux, dans ses
gestes, sur les traits de son visage… À la troisième coupe de champagne,
Fernando prend son courage à deux mains et se penche vers l’élue de son
cœur, l’air troublé par l’émotion, la respiration saccadée, le cœur battant à
tout rompre.
« Teresa ! lui dit-il, des trémolos dans la voix.
— Oui, Fernando ! répond Teresa, minaudant timidement.
— Teresa, je… je… »
Fernando perd brusquement la voix, sa phrase reste en suspens. Fin du
cent vingt-troisième épisode.
« La vie de ma mère, c’est un feuilleton passionnant, n’est-ce pas,
Maître ? dit H’mad, profondément remué.
— Et comment ! renchérit Fatiha, émue jusqu’aux larmes.
— C’est diffusé quel jour, Maître ?
— Tous les jours à dix-huit heures, sauf le vendredi, avec une rediffusion
à une heure et demie du matin pour les insomniaques.
— Dommage ! J’en ai raté cent vingt-deux épisodes !
— Ne vous en faites pas, sidi H’mad, il en reste encore autant.
—…»
Vers neuf heures du soir, Fatiha sert le dîner : un tajine au jarret de bœuf
et coings confits, des aubergines à la tomate et une salade de fruits. Touché
par tant de convivialité, H’mad se confond en remerciements.
« Ce n’est rien, sidi H’mad ! répond Fatiha. Ce n’est rien… »
Le tajine est un délice. H’mad ne tarit pas d’éloges pour sa bienfaitrice,
la qualifiant de cuisinière hors pair, de cordon-bleu, d’hôtesse
attentionnée… Déclare même que le tajine est le plat le plus succulent
qu’il ait jamais savouré de sa vie.
Après le dessert, Fatiha lui sert une tisane à base d’un mélange de
plantes aromatiques. À la première gorgée, H’mad reconnaît la sauge des
prés et la menthe aquatique ; mais il y a au moins deux autres plantes au
goût acidulé sur lesquelles il n’arrive pas à mettre un nom, tout
campagnard qu’il est. Il finit par poser la question à son hôtesse.
« Les deux autres, répond la jeune femme, embarrassée et perplexe,
sont… la marjolaine et… et… comment elle s’appelle, cette plante aux
feuilles vert sombre, persistantes… ? Je n’en retrouve pas le nom…
Maudit soit Satan qui me le fait oublier ! Bon sang, mais comment elle
s’appelle, cette plante, par ailleurs très utilisée en cuisine… ?
— L’origan ? souffle H’mad.
— Non.
— Le thym ?
— Non plus. »
Un doigt sur la tempe, Fatiha arpente sa mémoire à la recherche du nom
perdu. Soudain, elle se tape la paume de la main droite contre le front.
« Enfin, le nom de la plante me revient ! s’écrie-t-elle, toute contente.
C’est le romarin ! »
Dubitatif, H’mad hume sa tasse, en boit une autre gorgée, la fait tourner,
retourner dans sa bouche, analysant les saveurs avec ses papilles
gustatives : il n’y a aucune trace de marjolaine dans l’infusion, encore
moins de romarin ! L’épicier sourit à part lui. L’avocate confond sans
doute les plantes, prenant l’une pour l’autre… ! Après tout, c’est une
citadine, et les citadines ne connaissent pas vraiment les plantes…
À peine a-t-il fini de boire sa tisane que H’mad sent son esprit
s’embrouiller, ses paupières s’alourdir, sa tête pencher pesamment, tantôt
à droite, tantôt à gauche.
« Excusez-moi, Maître, dit-il en réprimant un bâillement, je tombe de
sommeil !
— Moi aussi, je commence à sentir la fatigue. Venez, sidi H’mad, je
vous montre votre chambre. »
H’mad se relève, non sans peine, les paupières mi-closes, le corps tout
engourdi, les jambes flagellant, la démarche incertaine. La chambre
d’amis est parfaitement meublée : grand lit en thuya vernissé, matelas
mousse à ressorts, tissus et accessoires de couture, tables de chevet,
coiffeuse, appliques à éclairage chaud pour l’ambiance, rideaux en lin à
rayures, armoire penderie… Mais H’mad ne voit rien de tout cela : dès le
seuil de la chambre franchi, il s’effondre sur le matelas, accablé de
sommeil. Ses yeux se ferment, les traits de son visage se détendent, sa
respiration devient régulière ; il s’endort, les deux mains sur la poche
avant de sa gandoura. Bientôt, il se met à ronfler de toutes ses amygdales,
la bouche ouverte, le nez remuant. Fatiha s’approche de lui, à pas feutrés,
examine longuement son visage : H’mad dort comme une souche. Elle
éteint la lumière et se retire, refermant la porte derrière elle.
Il est huit heures et demie du matin quand Fatiha frappe à la chambre de
son hôte, une première fois, puis une deuxième, puis une troisième : pas la
moindre réaction à l’intérieur. Elle frappe encore, frappe de nouveau, de
plus en plus fort… H’mad finit par s’arracher aux bras de Morphée,
complètement sonné, met encore une dizaine de minutes pour sortir de sa
léthargie, s’excuse d’avoir dormi jusqu’à une heure si tardive…
« Sans ce rendez-vous pris à dix heures, répond Fatiha, je vous aurais
laissé dormir tout votre soûl ! »
Au mot rendez-vous, H’mad tâte la poche avant de sa gandoura : la
bouteille n’y est plus ! Son sang se glace instantanément, sa nuque se
hérisse, une douleur sourde mais lancinante le saisit à la poitrine, s’étend à
travers son corps comme une onde de choc, lui oppressant le cœur, puis les
poumons ; sa respiration devient pénible, s’entrecoupe, s’interrompt…
H’mad se rassoit en catastrophe sur le bord du lit, suffoquant, la figure
pâle comme un linge… Sa crise quelque peu apaisée, il se redresse et se
lance, affolé, dans une recherche tous azimuts, fouillant partout,
précipitamment : le lit, le matelas, les tiroirs, les étagères, tous les coins et
recoins de la chambre… En vain. Épuisé et hors d’haleine, il arrête ses
recherches, lève les yeux au plafond, prostré, éploré, implorant. Dieu tout-
puissant, où est sa bouteille ? Il veut sa bouteille ! Il faut qu’il la
retrouve ! Il faut absolument qu’il retrouve sa bouteille, et tout de suite !
Sinon, il se percerait le cœur, il se couperait les veines, il se crèverait les
yeux, il s’arracherait les tripes, il s’immolerait par le feu, il se jetterait par
la fenêtre, la tête la première ! La vie de sa mère, il ferait tout ça, et plus
encore… !
Dieu ayant gardé le silence, H’mad appelle la maîtresse des lieux. Elle
arrive sans tarder, en tablier de cuisine, un torchon pendu au poing.
« Au secours, Maître ! crie le malheureux H’mad, le regard aux abois, ne
sachant plus où se poser.
— Que vous est-il arrivé, sidi H’mad ?
— Un malheur, Maître ! Une calamité !
— Quoi, exactement ? Soyez plus explicite, sidi H’mad !
— Je ne retrouve pas ma bouteille, Maître ! La vie de ma mère, je ne
retrouve pas ma bouteille ! Sauriez-vous où elle est, ma bouteille, Maître ?
— Désolée, sidi H’mad ! réplique Fatiha, stupéfaite. Comment voulez-
vous que je le sache ? Avez-vous bien cherché ? »
H’mad écarte les bras en signe de lassitude. Oui, il a bien cherché ! Bien
sûr qu’il a bien cherché ! Il a même très bien cherché, et cherché partout,
partout ! Enfin non, il n’en est pas sûr ! Peut-être reste-t-il encore des
endroits à fouiller… ! Et ils se mettent à chercher ensemble, chacun d’un
côté, fouillant partout, mettant la chambre sens dessus dessous… Aucune
trace de la bouteille.
« Ma bouteille ! hurle brusquement H’mad, les yeux sur le point de lui
gicler hors la tête. Ma bouteille ! La vie de ma mère, je veux ma
bouteille !
— Êtes-vous sûr de l’avoir eue avec vous hier en arrivant chez moi ?
— Aussi sûr que vous me voyez, Maître ! »
Et ils se remettent à chercher, fouillant de nouveau la literie, l’armoire
penderie, la coiffeuse, les tiroirs… Peine perdue.
« Êtes-vous certain de l’avoir eue avec vous hier en arrivant chez moi ? »
lui redemande Fatiha.
H’mad avance vers elle, les mains jointes au niveau du menton, la tête
penchée sur le côté, une expression on ne peut plus suppliante sur le
visage.
« Rendez-moi ma bouteille, Maître ! l’implore-t-il, au bord des
larmes. Par Allah et Son ultime messager, rendez-moi ma bouteille !
— Soyez raisonnable, sidi H’mad ! le tance Fatiha. Comment voulez-
vous que je vous rende quelque chose que je n’ai pas ?
— Rendez-moi ma bouteille, Maître ! reprend H’mad sans prêter
attention à la remontrance. Puisse Allah, le Maître de l’Univers, vous
protéger des infortunes de ce monde ! Qu’Il éloigne de votre chemin les
suppôts de Satan et autres fils de l’adultère ! Qu’Il vous mette à l’abri des
misères de la vie et des revers du destin ! Qu’Il vous réserve une bonne
place dans Son paradis, près de Ses messagers, Ses saints et Ses…
— Écoutez, sidi H’mad ! l’interrompt Fatiha. C’est gentil de votre part,
toutes ces prières pour moi, mais il faut vous rendre à l’évidence !
— Laquelle, Maître ?
— Je n’ai pas vu votre bouteille !
— Comment est-ce possible, Maître ? Hier soir, je l’avais avec moi, ma
bouteille ! Avant de m’endormir, elle était encore là, dans ma poche ! Je
l’ai même touchée, de ces mains touchée, et à maintes reprises ! Il est, par
conséquent, évident que c’est chez vous, et dans cette chambre plus
exactement, que je l’ai perdue !
— Autrement dit, vous m’accusez de vous avoir volé votre bouteille ?
— C’est chez vous que je l’ai perdue, ma bouteille, Maître ! La vie de
ma mère, c’est chez vous que je l’ai perdue !
— Vous continuez de m’accuser de vol ! s’indigne Fatiha. Moi qui vous
ai offert l’hospitalité ! N’est-ce pas le comble de l’ingratitude ?
— Rendez-moi ma bouteille, Maître ! lui enjoint H’mad sur un ton
soudain impérieux et sec. Rendez-moi ma bouteille !
— Allez-vous-en, ingrat ! rétorque Fatiha, le doigt indiquant la porte.
— Rendez-moi ma bouteille, femme ! rugit H’mad, menaçant.
— Allez-vous-en, ingrat ! réitère Fatiha, nullement intimidée.
— Ma bouteille ou je m’en vais voir la police !
— La police ?
— Oui, la police ! Si vous ne me rendez pas tout de suite ma bouteille, la
vie de ma mère je m’en vais au commissariat !
— Mais allez-y ! Allez-y ! N’attendez pas ! »
La jeune femme est sûre d’elle, très sûre d’elle. H’mad en conclut
qu’elle a sans doute des accointances dans le milieu : peut-être même
connaît-elle le commissaire en personne.
« La vie de ma mère, je passerai outre la police et m’en irai porter
plainte directement auprès du procureur du roi !
— Mais allez-y ! réplique Fatiha sans rien perdre de son aplomb. Allez-
y ! Qu’est-ce que vous attendez ? Voulez-vous que je vous y accompagne ?
ajoute-t-elle, impudente.
— M’accompagner ? Pourquoi ?
— Pour vous montrer le bureau du procureur ! »
H’mad détourne le visage, l’air renfrogné
« Visiblement, monsieur ne veut pas de ma compagnie ! Je vais, par
conséquent, me contenter de vous l’indiquer d’ici ! reprend-elle, un
tantinet narquoise. Le bureau du procureur se trouve au palais d’injustice,
situé à Bab Doukkala, un bâtiment en deux étages, peint en rouge
Marrakech, bien sûr. Une fois le portail franchi, vous traversez la cour puis
prenez l’escalier. Le bureau du procureur est au deuxième étage, à gauche,
impossible de le louper… ! Présentez-vous au secrétariat et attendez votre
tour… ! J’allais oublier : pour accéder aux lieux, il faut absolument être
muni d’une pièce d’identité. »
Pendant que Fatiha parle, H’mad mesure l’étendue de son erreur, s’en
voulant de s’être trompé une fois de plus. Il n’aurait pas dû menacer cette
diablesse de porter plainte contre elle auprès du procureur du royaume !
C’est une avocate, elle connaît bien la machine, y compte sûrement de
puissantes accointances ! Porter plainte contre une avocate revient à
provoquer un escrimeur de métier en duel à l’épée, autrement dit un
combat perdu d’avance ! Non, il n’aurait pas dû menacer cette diablesse de
porter plainte contre elle auprès du procureur du royaume… !
Pendant que H’mad cogite ainsi, Fatiha le toise du regard, les poings sur
les hanches, un sourcil haut, l’autre à ras la paupière, une moue insolente
sur la figure.
« C’est auprès du gouverneur de Sa Majesté que je porterai plainte ! lui
lance-t-il.
— Le gouverneur ?
— Oui, le gouverneur en personne !
— Malheur à toi, Fatiha ! s’écrie la jeune femme en prenant une pose
théâtrale. Avec une plainte portée contre toi auprès du gouverneur de Sa
Majesté, ta perte est assurément imminente !
— La vie de ma mère, c’est auprès de monsieur le gouverneur que je
m’en vais porter plainte ! répète H’mad, content que sa dernière menace
ait fait mouche.
— Là, c’est plutôt un conseil que j’ai pour vous, sidi H’mad ! ajoute
Fatiha, redevenant sérieuse. Si toutefois vous en voulez bien !
— Un conseil ?
— Oui, un conseil : ne vous rendez pas à la préfecture aujourd’hui !
— La vie de ma mère, réitère H’mad, je vais y aller de ce pas !
— Ce sera peine perdue : le gouverneur n’est pas dans son bureau
aujourd’hui, ni demain, ni après-demain non plus !
— Qu’est-ce que vous en savez ?
— Je sais, de science certaine, que Moulay Ahmed Bekkali, le
gouverneur de la ville, est, depuis quelques jours, hospitalisé dans une
clinique parisienne. Un problème de prostate, à en croire ses
courtisans… »
H’mad écarquille les yeux, sidéré.
« Écoutez, femme ! dit-il en martelant les syllabes. La vie de ma mère, si
vous ne me rendez pas mon bien, je vais encore plus haut que le
gouverneur !
— Mon Dieu ! s’écrie Fatiha, les bras levés au ciel.
— Oui, je vais voir monsieur le wali de Sa Majesté !
— Monsieur le wali de Sa Majesté ? reprend-elle avec une frayeur
affectée. C’en est fait de toi, ma pauvre Fatiha ! C’en est fait de toi ! Tu te
feras coffrer illico presto et sans autre forme de procès !
— La vie de ma mère, vous devez en être sûre, d’autant plus sûre que
monsieur le wali est un gars du village !
— Quel village ?
— Le mien, bien sûr ! Et même que j’ai un lien de famille avec lui : son
père et le mien, que le Ciel ait leur âme dans Sa vaste miséricorde, ayant
été des frères de lait ! »
Fatiha pouffe, se tapant dans les mains, la gorge renversée…
« Qu’est-ce qui vous fait rigoler comme ça ? lui demande H’mad,
méfiant.
— Monsieur le wali !
— Qu’est-ce qu’il a, monsieur le wali ?
— Oh ! rien… Absolument rien… À ceci près qu’il se prénomme Nezha,
monsieur le Wali !
— C’est une femme, le wali ? hoquette H’mad, honteux et confus
comme un chenapan saisi la main dans l’étalage.
— Je n’ai pas été jusqu’à vérifier le sexe de la personne, mais je sais
qu’elle s’appelle Nezha ! Nezha Lfassi Lfehri, pour être plus précise. »
Les yeux baissés, H’mad fait mine de contempler ses gros orteils. Fatiha
revient à la charge.
« Alors, sidi H’mad ! lui dit-elle d’une voix où la raillerie se mêle à la
bravade. Si vous comptez aller encore plus haut, c’est à présent le tour des
ministres : celui de l’Intérieur ou celui de l’Injustice ! »
H’mad lève les yeux sur elle, l’air d’un homme qui vient de se rendre
compte qu’il faisait fausse route, un homme brusquement détrompé. Une
nouvelle détermination se lit désormais sur ses traits et dans son regard –
changement aussi prompt que radical, provoqué par un mot surgi dans son
esprit par Dieu sait quelles combinaisons mentales, un seul, féminin en
arabe, masculin en français : l’fdiha, le scandale. Le mot s’avère la clé de
l’énigme, le sésame ouvre-toi de la situation. Il n’y a rien de plus
redoutable pour un Marocain, encore plus pour une Marocaine, que
l’fdiha : elle ternit vite l’image de la personne qui la subit, endommage
instantanément et sérieusement sa réputation, l’exiguïté et le téléphone
arabe aidant… Le tort causé par l’fdiha est immense, grave, irréparable.
Le malheureux ou la malheureuse ayant fait l’objet d’une fdiha n’a
souvent d’autre solution que de déménager, aller s’installer loin, le plus
loin possible.
« Écoutez, femme ! dit H’mad, plus menaçant que jamais. Soit vous me
rendez ma bouteille, soit j’ouvre grand la fenêtre de cette chambre et me
mets à crier aux quatre vents, à plein gosier !
— Crier ?
— Oui, crier !
— Crier à quoi ?
— Au voleur, à la voleuse, à la séquestration, à l’agression… Que sais-je
encore ! »
Fatiha est brusquement secouée d’un violent soubresaut nerveux, son œil
gauche trépigne à deux reprises ; elle desserre les lèvres pour dire quelque
chose, se ravise, gagnée par un trouble intense, que H’mad ne manque pas
de relever… Content d’avoir enfin trouvé un moyen de faire plier la jeune
femme, il enchaîne, plus déterminé que jamais.
« La vie de ma mère, j’ameuterai toute la résidence : hommes, femmes
et enfants, vos amis et vos ennemis à la fois ! Et ce sera le scandale de
votre vie, l’avanie suprême, l’fidha du siècle, la honte internationale !
— Vous oseriez faire ça ?
— Pourquoi n’oserais-je pas ?
— Un homme digne de ce nom ne peut se permettre une pareille
réaction ! remarque Fatiha, espérant par là dissuader H’mad de lui faire
une fdiha dans cette résidence où elle n’est pas en odeur de sainteté. Ce
serait plutôt la réaction d’une femme grossière et sans scrupule ! ajoute-t-
elle, une moue dédaigneuse sur le visage.
— Tant mieux, renchérit H’mad, car je compte aussi crier au viol !
— Au viol ? reprend Fatiha, n’en croyant pas ses oreilles.
— Au vol et au viol pour un scandale sans précédent, une méga-fdiha
dont l’écho se répercutera de ruelle en ruelle, jusqu’à l’autre bout de la
cité ! »
Fatiha est brusquement saisie d’un fou rire : elle s’esclaffe, se tape dans
les mains et sur les cuisses, se tord, se casse en deux, se redresse, les bras
écartés, la gorge renversée, les larmes aux yeux…
« Crier au viol ! répète-t-elle en éclatant à nouveau de rire. Mais c’est la
meilleure… ! »
Excédé par la subite réaction de la jeune femme, H’mad ouvre grand les
volets, met les mains en entonnoir autour de la bouche et crie en direction
des appartements d’en face.
« Au secours ! Au secours ! »
Pas trop fort, mais assez pour attirer l’attention des voisins.
Fatiha s’interrompt soudain de rire ; l’expression de son visage passe
instantanément de l’hilarité bruyante à une colère rouge. Elle avance vers
H’mad, les yeux hors de la tête, furieuse.
« Fous le camp ! lui ordonne-t-elle sur un ton qui ne souffre pas de
réplique.
— La vie de ma mère, je ne m’en irai pas d’ici sans ma bouteille !
riposte l’épicier, inébranlable. Le toit me tomberait sur la tête, je ne
bougerai pas d’ici avant d’avoir récupéré mon bien ! »
Exaspérée, Fatiha s’élance à vive allure vers la buanderie ; en surgit
aussitôt, un manche à balai au poing, et fond sur H’mad.
« Tu ne veux pas débarrasser le plancher ! Eh bien tiens, rustre puant,
prends ça ! »
Et elle le roue de coups, tapant avec toutes ses forces, comme une
forcenée. H’mad bondit par-dessus le lit et détale, pieds nus, vers la sortie.
Fatiha le suit à travers l’escalier, écumante de rage. Des voisins
accourent : des hommes, des femmes, des enfants. Certains tentent de
s’interposer ; mais la jeune femme, déchaînée, ne leur en laisse pas le
temps, frappant sans répit, proférant à plein gosier injures et vulgarités
dignes d’un charretier… H’mad encaisse les coups tout en continuant de
crier.
« Au secours ! Au vol ! Au viol… ! »
Arrivé en bas de l’immeuble, il manque la dernière marche et s’étale de
tout son long sur le sol. Un résident se penche pour l’aider à se relever ;
Fatiha le repousse d’un coup de reins, saisit le malheureux H’mad par le
pan de sa gandoura et le traîne dehors comme un gros sac, tout en
continuant de lui asséner des coups de pied dans les côtes et sur les
jambes. Une foule de curieux suivent la scène ; certains rient aux éclats,
d’autres regardent en silence, stupéfaits par le cran de la jeune femme.
« Arrêtez ! tonne soudain un homme surgi de la foule, la voix grave, le
ton impérieux. Vous vous croyez dans une jungle ou quoi ? »
Ayant levé les yeux sur l’auteur de la sommation, Fatiha obtempère
aussitôt.
« Excusez-moi, Moulay Lehcen, dit-elle, les lèvres frétillantes de colère,
mais cet abruti m’a manqué de respect !
— Comment ça, il vous a manqué de respect ? Expliquez-moi ! »
Moulay Lehcen est le mokaddem de Sidi Abbad, autrement dit le
représentant des autorités locales et leur fin limier dans le quartier, chargé,
entre autres, de la surveillance des citoyens et de l’exécution des basses
œuvres commandées par ses supérieurs hiérarchiques. Bien que tout à fait
en bas de l’échelle, l’homme a néanmoins une forte capacité de nuisance,
ce qui explique pourquoi il est respecté, voire craint, dans certaines
situations.
« Comme il devait passer la nuit à Marrakech, explique Fatiha, et qu’il
est à court d’argent, je lui ai offert l’hospitalité, par simple charité
musulmane ! Seulement voilà, ce matin, pour me remercier, il m’a accusé
de vol sans le moindre égard pour…
— Oui, tu m’as volé ! » s’écrie H’mad, suffocant comme un
asthmatique.
Et il se redresse, les cheveux hirsutes, les lèvres sillonnées par l’écume,
l’oreille droite égratignée, la gandoura couverte de poussière, lacérée par
endroits ; on dirait une antilope arrachée in extremis aux crocs d’un
prédateur.
« Qu’est-ce qu’elle vous a volé ? lui demande Moulay Lehcen.
— Une bouteille, sidi !
— Une bouteille ? Une bouteille de quoi ?
— D’huile !
— De quoi ? reprit Moulay Lehcen, n’en croyant pas ses oreilles.
— Une bouteille d’huile, sidi ! »
Des rires éclatent tout autour. L’agent du makhzen avance lentement vers
H’mad, le considérant d’un œil suspicieux.
« Il faut vous dire, Moulay Lehcen, ajoute Fatiha, que l’ingrat que voici
est doublé d’un fou à lier !
— Vous accusez votre hôtesse de vous avoir volé une bouteille d’huile,
n’est-ce pas ?
— Oui, sidi !
— Pauvre hère !
— Il ne s’agit pas d’une bouteille d’huile ordinaire, sidi ! se hâte de
préciser H’mad.
— Que voulez-vous dire par là ?
— C’est une bouteille un peu particulière !
— C’est-à-dire ?
— Une bouteille d’huile avec un cafard dedans !
— Une bouteille d’huile avec un cafard dedans ? répète l’agent du
Makhzen, désormais certain d’avoir affaire à un détraqué. Ta place est
plutôt chez les fous, misérable bipède ! »
À ces mots, H’mad prend ses jambes à son cou, courant comme un
dératé. Deux badauds le poursuivent, sans guère d’enthousiasme, les fous
étant légion à Marrakech. Un hectomètre plus loin, ils abandonnent la
poursuite.
Il est à peu près neuf heures et demie du matin ; le ciel est d’un bleu
clair, le soleil monte vers le zénith, colorant au passage la cité d’un reflet
doré. Dans sa fuite éperdue, H’mad se retrouve au beau milieu d’un souk
bondé. Un brouhaha de foule et de voix emplit les lieux : les commerçants
cherchent à réaliser la plus grosse marge possible ; les clients tâchent de
payer le moins cher possible ; et ça marchande fort, longtemps, ça jure de
part et d’autre par Allah, par Son ultime messager, par les sept saints de la
ville… H’mad s’arrête devant une échoppe de sandales en plastique, prend
dans l’étalage une paire de grosses savates noires, les essaie.
« Elles te siéent bien ! lui dit le marchand, un barbu au teint olivâtre, les
dents grandes et jaunes. En plus, c’est de la bonne qualité !
— Combien ?
— Pour toi, mon frère en Allah, vingt dirhams seulement ! »
H’mad paie sans marchander, en touriste occidental – ce qu’il n’a jamais
fait de sa vie.
H’mad s’arrête à un jet de pierre du commissariat de police, ne sachant
que faire. Il s’interroge, perplexe. Doit-il y aller ou ferait-il mieux de
rentrer chez lui et de tourner la page ? Il hésite encore lorsque deux
femmes en djellaba et foulard le dépassent, se dirigent d’un pas ferme vers
le commissariat, en franchissent le seuil sans hésitation… Une troisième
femme, de mise toute aussi modeste, fait de même peu de temps après.
Si des femmes quelconques y vont… se dit H’mad, honteux de sa lâcheté.
Il prend alors son courage à deux mains et avance vers l’établissement.
« Salam ouâléikoum, sidi ! dit-il au policier en faction à l’entrée, un
grand diable haut comme un minaret, le front épais et large, les yeux
extatiques.
— Salam !
— Je voudrais porter plainte pour vol, sidi.
— C’est qui l’accusé ?
— Une jeune femme prénommée Fatiha.
— Où as-tu été volé ?
— Chez elle, sidi.
— Chez elle ? relève le policier, un sourcil haut, l’autre à ras la paupière,
l’œil soudain soupçonneux.
— Oui, sidi.
— Et qu’est-ce que tu faisais chez elle ?
— Je… J’ai… hésite H’mad, embarrassé, acculé. Je… Elle… C’est long
à expliquer, sidi.
— Long à expliquer ? reprend le planton, dodelinant de la tête. Gros
malin, va !
— Où ça, sidi ?
— Premier étage, premier bureau à droite… Long à expliquer ! Tu crois
que je suis né de la dernière pluie ? »
H’mad se rend brusquement compte qu’en passant la nuit chez une
femme célibataire, il pourrait être accusé d’adultère et ferait ainsi l’objet
d’une poursuite judiciaire ; peut-être même se retrouverait-il derrière les
barreaux… La suite de sa démarche s’avère risquée, un chemin semé de
traquenards. Le doute le saisit, mêlé à une inquiétude certaine… Un
instant, il pense faire demi-tour et quitter les lieux, se ravise au souvenir
de sa bouteille et de la somme qu’il pourra en tirer si, par bonheur, il la
retrouve…
Enfin, se dit-il, étant venu jusqu’ici, il n’y a plus lieu de faire marche
arrière !
Et il prend l’escalier avec l’idée d’aller jusqu’au bout de sa démarche.
Quatre personnes patientent à l’entrée du premier bureau à droite : un
gringalet tout déplumé, l’oreille droite ébréchée, le nez en marmelade, une
jeune femme en robe caftan de mousseline bleue, un œil au beurre noir, et
un chauve bedonnant qui, de temps en temps, à intervalles réguliers,
s’écrie : « Tout sauf son gigolo dans mon pieu ! » À chaque fois, le
chaouch, assis à l’entrée du bureau, le somme de ne pas crier. Peine
perdue.
Son tour venu, H’mad est introduit au bureau.
« Bonjour, sidis ! bredouille-t-il, adressant une légère courbette à chacun
des deux policiers en civil qui occupent les lieux.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demande un hercule forain, le poitrail bien
nourri, les épaules aussi larges qu’un rempart.
— Je voudrais porter plainte, sidi !
— Contre qui ?
— Une avocate prénommée Fatiha.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle m’a subtilisé un bien précieux.
— Lequel ?
— Une bouteille d’huile.
— Une bouteille de quoi ? hoquette le policier, déconcerté.
— Une bouteille d’huile de tournesol.
— C’est ça que tu appelles un bien précieux ?
— Excusez-moi, sidi, mais j’ai oublié de préciser que c’est une bouteille
d’huile un peu particulière.
— C’est-à-dire ?
— Une bouteille avec une blatte dedans.
— Une bouteille avec une blatte dedans ?
— Oui, sidi.
— Non, mais ça va pas, ce matin ! » tonne le policier dans la langue de
Céline, tapant violemment de la main sur le bureau, la face chiffonnée, les
poings serrés comme des nœuds de corde, les yeux chauffés à blanc.
Son collègue, un quinquagénaire gras et joufflu, le teint rougeaud, met la
main à la poche, en retire un billet de vingt dirhams flambant neuf, le tend
à H’mad.
« Tiens ! lui dit-il. Achète-toi une bonne bouteille d’huile au magasin
d’en face et regagne tes pénates ! »
H’mad décline l’offre.
« C’est très gentil de votre part, sidi, mais ma bouteille vaut bien plus !
La vie de ma mère, elle vaut bien plus !
— Comment ça ?
— La bestiole enfermée dedans lui confère une valeur euh… une valeur
euh… comment dirais-je… ? Une valeur inestimable ! »
Les deux policiers échangent un regard entendu, l’air de se dire : c’est
sûrement un fou !
« Comment t’appelles-tu ? lui demande, après un silence, le
quinquagénaire joufflu.
— H’mad.
— Écoute, H’mad : tu perds ton temps et tu nous fais perdre le nôtre !
Alors voilà ce que tu vas faire : tu rentres tout de go chez toi et te
recouches en attendant que ça aille mieux ; parce que là, franchement, ça
va très mal !
— La vie de ma mère, je me sens bien, sidi !
— Tu te sentiras encore mieux si tu rentres chez toi ! Tu habites où ?
— À Ouirizen.
— Où ?
— Ouirizen. »
Le policier oblique vers son collègue, interrogatif. Celui-ci hoche la tête
de droite à gauche, puis de gauche à droite. Non, il ne connaît pas.
« C’est où, ce bled ?
— Aux environs de Tahennaoute, chef.
— Tiens, dit le policier en lui tendant de nouveau le billet de vingt
dirhams. Voici de quoi payer ton ticket retour ! »
Comme H’mad n’a pas bougé de sa place, l’hercule forain se redresse
d’un bond, les yeux hors de la tête, les crocs en avant. Il repousse son
siège d’un coup de reins, fond sur le malheureux H’mad, l’empoigne par le
haut de la gandoura et le propulse comme un fétu dans le couloir.
« Au suivant ! » crie le chaouch.
Alors que H’mad rentre chez lui en minibus, malheureux comme une
pierre, Driss et Fatiha roulent en taxi vers le siège de l’huilier L’benna,
contents que leur machination ait abouti. La veille, le directeur de la
société a proposé à la pseudo-avocate une somme de trois mille dirhams
en échange de la bouteille au cafard. Les deux fripons se sont mis d’accord
sur le partage de la somme – « fifty-fifty », a dit le taxieur.
Le taxi freine à l’entrée du siège. Fatiha met pied à terre, un petit sac en
carton pendu au bras droit. Elle est vêtue d’un tailleur beige d’une
élégance rare, les cheveux en coupe dégradée, les yeux soulignés au
crayon, les lèvres teintes en rose framboise.
« J’en ai pour quelques minutes, dit-elle à son complice. Le temps
d’échanger la bouteille contre la somme promise.
— Attends ! réplique celui-ci en s’éjectant de son siège. J’y vais avec
toi. »
Fatiha s’arrête, interloquée.
« Mais nous avions convenu que j’y allais seule !
— J’ai changé d’avis, répond le taxieur.
— Tu n’as pas confiance en moi ?
— Ce n’est pas une question de confiance, Fatiha…
— Tu as dû penser que je t’ai menti sur le montant de la somme, n’est-ce
pas ?
— Je n’ai rien pensé !
— Alors, explique-moi ce revirement !
— Il n’y a rien à expliquer ! C’est juste que je tiens à être présent
pendant l’échange.
— Parce que tu penses que je t’ai menti sur le montant de la somme ?
— S’il te plaît, Fatiha ! dit Driss, soudain lassé. Arrêtons cette dispute
futile et allons chercher notre argent !
— Pas à deux !
— Pourquoi pas à deux ?
— Parce que… Parce que j’ai dit au directeur de la boîte que seuls le
péquenot et moi étions dans le coup !
— Tu m’as donc évincé de l’affaire ? proteste Driss, courroucé. Tu m’as
évincé, moi l’acteur principal de l’opération !
— L’acteur principal de l’opération qui s’est déroulée chez moi !
réplique Fatiha en appuyant sur les deux derniers mots. Si, par malheur, le
péquenot avait claqué à la maison, je me serais retrouvée seule dans un
beau pétrin ! »
Driss se tait. Fatiha, croyant l’avoir dissuadé de l’accompagner, s’en va
enfin vers l’entrée du bâtiment. Mais à peine a-t-elle fait quelques pas
qu’il la rejoint et lui arrache le sac de la main. Fatiha pivote sur ses talons
instantanément et l’empoigne par le col de sa chemise.
« Au voleur ! À l’agresseur… ! » crie-t-elle à pleins poumons.
Les deux agents de sécurité en faction à l’entrée accourent, tentent de
s’interposer. L’empoignade vire rapidement à la rixe : Fatiha, furieuse,
roue de coups le taxieur avec, en guise de bâton, l’une de ses sandales à
talon. Le malheureux Driss se contente de se défendre, les bras autour de
la tête pour parer les coups. Un instant, excédé, il lève le sac contenant la
bouteille et en assène à Fatiha un violent coup sur le pariétal ; le sac
craque, la bouteille va rouler sur un lopin gazonné, situé à droite de
l’entrée ; l’un des deux agents la ramasse, tandis que l’autre cherche
vainement à s’interposer dans la rixe. Des curieux accourent de partout ;
une foule bigarrée se forme, grossissant à vue d’œil… Un panier à salade,
qui passe par là, freine brusquement au niveau de la foule. Trois policiers
s’en éjectent, matraque au poing, embarquent sans ménagement les deux
bagarreurs. La foule se disperse. Le panier à salade redémarre dans un
énorme vrombissement, laissant derrière lui un épais nuage noir.
Les deux agents de sécurité pénètrent dans la guérite installée dans un
coin à l’entrée du siège et se mettent à y regarder le cafard nageant au fond
de la bouteille, les yeux écarquillés, l’air médusé.
« C’est sans doute la bouteille dont tout le monde parle ces jours-ci ! dit
un louchon au crâne rasé, la face ornée d’une moustache en guidon de
vélo.
— J’en ai entendu causer l’autre jour à la cafétéria ! répond le deuxième
agent, un grand échalas, la figure inepte, l’allure dégingandée. Qu’est-ce
qu’on en fait ?
— On la remet à l’administration… Ou plutôt non ! Pas à
l’administration ; au directeur en personne ! Comme ça, on aura peut-être
droit à une petite récompense.
— Pourquoi pas une grande récompense, Allah aidant ? »
Le louchon réfléchit, un doigt grattant la tempe ; le grand échalas le
dévisage, tâchant de lire dans ses pensées.
« Je reviens tout de suite ! dit soudain le louchon.
— Tu vas où, Mourad ?
— Remettre la bouteille au directeur !
— Attends !
— Quoi ?
— Je viens avec toi !
— Nous ne pouvons pas y aller tous les deux !
— Pourquoi ?
— Parce que nous ne pouvons pas abandonner le poste !
— Tu as raison ! » reconnaît le grand échalas.
Le Louchon s’en va vers le bâtiment. À peine en a-t-il franchi le seuil
que le grand échalas le rejoint.
« Attends, Mourad, je viens quand même avec toi !
— Et le poste ?
— Tant pis !
— Nous ne pouvons pas abandonner le poste tous les deux ! Ce serait
une faute professionnelle grave de notre part !
— Tant pis, je viens avec toi !
— Mais pourquoi t’obstines-tu à venir avec moi ? s’emporte soudain le
louchon.
— Parce que… parce que… »
Le grand échalas cherche péniblement ses mots ; n’ayant rien trouvé, il
laisse sa phrase en suspens.
« Parce que…
— Parce que tu penses que je serai le seul à en tirer profit ? enchaîne le
louchon avec une colère mal contenue.
— Ce n’est pas ça, Mourad !
— C’est quoi, alors ? Explique-moi !
— Je… je… je tiens à être présent au bureau du directeur au moment de
la remise de la bouteille, voilà tout.
— Mets-toi bien dans la tête : si nous nous y rendons ensemble, nous
n’obtiendrons rien ! Pire, nous nous ferons sévèrement réprimander pour
abandon de poste !
— Tant pis, je viens avec toi ! Nous partagerons pertes et profits ! »
Furieux, le louchon pousse violemment le grand échalas vers la sortie du
bâtiment.
« Lâche-moi les baskets ! fulmine-t-il, postillonnant. Y en a marre de
t’avoir tout le temps sur le dos et pendu à mes basques ! »
Mais le grand échalas ne se laisse pas intimider, bien au contraire. Le
louchon, exaspéré, fait craquer ses vertèbres cervicales puis fonce sur lui
comme un fauve enragé, les mâchoires serrées, les yeux incandescents ; il
l’empoigne de la main gauche et lui envoie la droite sur la figure avec la
nette intention de lui arranger le portrait… Le louchon esquive le coup en
se baissant, riposte par un uppercut à la pointe du menton… S’ensuit une
mêlée violente, acharnée, avec échange de coups de poing et de pied,
accompagnés d’injures grossières et d’obscénités à faire pâlir un
charretier… Alertés, deux employés travaillant dans un bureau au rez-de-
chaussée accourent, huant, conspuant. Ils s’interposent, non sans peine.
L’un d’eux, un courtaud d’un embonpoint plein d’autorité, récupère la
bouteille et intime l’ordre aux deux agents de sécurité de rejoindre
immédiatement leur poste sous peine d’un rapport accablant à la direction.
Ils s’exécutent aussitôt, sans broncher.
Quelques minutes plus tard, une discussion s’engage dans le bureau du
rez-de-chaussée entre le courtaud et son collègue.
« Qu’est-ce qu’on en fait ?
— À ton avis ?
— On la remet au secrétariat…
— Ce n’est pas une bonne idée !
— C’est quoi donc, la bonne idée ?
— La remettre directement au DG ! Comme ça, nous aurons peut-être
droit à une récompense financière. »
Aussitôt dit, aussitôt fait : le courtaud se redresse, renfile sa veste,
reprend la bouteille.
« Tu vas où ? lui demande son collègue.
— Remettre la bouteille au DG.
— Je viens avec toi !
— Tu viens avec moi ? Pourquoi ? Tu ne me fais pas confiance ?
— Ce n’est pas une question de confiance…
— C’est une question de quoi, alors ? Explique-moi !
—…»
Le ton monte vite entre les deux hommes, la discussion s’envenime, des
injures fusent, des objets volent d’un bureau à l’autre… Brusquement, les
deux employés fondent l’un sur l’autre comme deux béliers d’assaut, se
prennent à la gorge avec des airs d’assassin. Des coups de poing partent de
part et d’autre, les lunettes de l’un volent en éclats.
Alertés par les bruits, deux cadres supérieurs de la société, qui s’en vont
prendre un verre à la cafétéria voisine, débarquent dans le bureau sans
crier gare. Les deux bagarreurs se séparent instantanément, se confondent
en excuses… Froids et impassibles, les deux cadres les menacent de
rédiger un rapport et de les faire passer en conseil de discipline séance
tenante… Pris d’une peur panique, les deux employés les supplient de n’en
rien faire, jurent sur Allah et Son ultime messager qu’ils ne se battront
plus jamais, ni au bureau ni ailleurs, qu’ils seront dorénavant sages et
respectueux des lieux, vont même jusqu’à se donner l’accolade en signe de
réconciliation… Les cadres finissent par céder aux prières. Avant de s’en
aller, l’un d’eux débite un long sermon à l’intention des deux employés
fautifs. Une fois n’est pas coutume : en cas de récidive, ce sera
immédiatement le conseil de discipline et l’application pure et dure de
l’article 53 du Statut général détaillant l’échelle des sanctions
disciplinaires, auxquelles sont soumis les employés de l’entreprise. Ils
n’auront droit à aucune circonstance atténuante ! Et la sanction sera
fatale : une mise à pied disciplinaire de six mois avec suspension du
salaire, bien entendu ! Il se peut même qu’ils soient immédiatement virés
de l’entreprise… Il cite des cas d’employés de L’benna sévèrement
sanctionnés par le passé suite à des rixes sur leur lieu de travail, à
Marrakech même, mais aussi ailleurs, dans d’autres villes du royaume…
Enfin, les deux cadres s’en vont, emportant avec eux l’objet du litige.
Un quart d’heure à peine, une autre rixe, non moins violente que les deux
précédentes, éclate à la cafétéria voisine. Des coups partent, des verres se
brisent en mille morceaux, des chaises et des guéridons volent…
La bouteille au cafard n’a pas fini de susciter l’avidité des hommes.
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(extrait)

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