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CRISE HUMANITAIRE OU CRISE DE L’HUMANITAIRE ?

ÉMERGENCE ET
RECOMPOSITION DE L’ESPACE PROFESSIONNEL DE L’AIDE
INTERNATIONALE EN HAÏTI

Jan Verlin

Presses de Sciences Po | « Critique internationale »

2018/4 N° 81 | pages 107 à 126


ISSN 1290-7839
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 16/01/2023 sur www.cairn.info par Kermens Semervil (IP: 88.138.238.140)

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ISBN 9782724635416
DOI 10.3917/crii.081.0107
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2018-4-page-107.htm
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Crise humanitaire ou
crise de l’humanitaire ?
Émergence et
recomposition de
l’espace professionnel
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de l’aide internationale
en Haïti
Jan Verlin

h aïti est aujourd’hui le théâtre de l’un des développements


récents les plus significatifs des professionnels de l’aide internationale. Depuis la
professionnalisation et l’institutionnalisation des acteurs humanitaires dans les
années 1980 et 1990, qui ont entraîné une « division du travail et une concur-
rence interne »1, le monde des professionnels de l’aide internationale fait face à
deux phénomènes : la densification du champ par la présence durable de nombre
d’entre eux sur un même terrain d’action limité, comme dans le cas du tsunami de
2004 ou des guerres au Darfour et en Syrie, et l’enchaînement des interventions
humanitaires en parallèle avec d’autres formes d’intervention internationales.
Plutôt que de travailler sur un objet « micro », une organisation, un projet
d’aide, et de me focaliser sur le contenu de l’aide, j’ai choisi un objet « méso »,

1.  Pascal Dauvin, Johanna Siméant, Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses
de Sciences Po, 2002, p. 23.
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la configuration d’un secteur de l’humanitaire en Haïti à travers une analyse


des espaces de rencontre et de travail du personnel. Cette approche permet de
comprendre les frontières de ce secteur avec d’autres espaces professionnels et
d’analyser la façon dont les acteurs de l’humanitaire ont occupé l’espace social dans
le pays en s’appuyant sur des discours et des pratiques de légitimation ainsi que sur
des dispositifs tels que la dévolution des missions de l’État aux acteurs de l’aide.
Depuis les années 1990, les interventions humanitaires ont été étudiées par le
courant néolibéral des relations internationales par le haut, c’est-à-dire sous l’angle
des relations entre des États et, d’une part, des organisations, d’autre part, une
société ou un territoire. La tendance macro de ces approches et la focalisation
sur les conflits ont cependant empêché l’émergence d’analyses fines des dyna-
miques in situ et a notamment naturalisé l’existence des acteurs humanitaires.
L’anthropologie de l’aide internationale, elle, a adopté au contraire une approche
par le bas, en s’intéressant aux relations entre organisations de l’aide et populations
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ciblées. Cependant, ce courant reste quelquefois aveugle aux contradictions et
aux logiques de concurrence internes propres à cet espace professionnel. Si les
travaux de Marion Fresia2, de Giulia Scalettaris3 et de Laëtitia Atlani-Duault4
témoignent d’un intérêt croissant pour la compréhension des institutions de l’aide
associées à l’humanitaire à travers leurs pratiques professionnelles au sein d’un
espace concurrentiel, la littérature en anthropologie et en relations internationales
reste encore souvent marquée par une logique fonctionnaliste.
Depuis les travaux de Pascal Dauvin et Johanna Siméant sur les dispositions et les
étapes de la socialisation des humanitaires, et ceux d’Anne Le Naëlou sur les relations
entre sociologie des professions et professionnalisation de l’aide internationale,
rares sont les études consacrées aux professions de ce milieu désormais fortement
internationalisé. On peut cependant relever quelques exceptions. Mark Duffield
décrit la pratique de l’aide comme structurée par des réseaux concurrentiels où se
croisent bailleurs de fonds, Nations unies, acteurs militaires, ONG et entreprises5.
Elsa Rambaud situe la fabrique sociale de la critique à Médecins Sans Frontières
dans la « tyrannie des petites différences » alimentée par la concurrence entre
acteurs partageant la même socialisation, mais coexistant dans un environnement
aux ressources limitées6. Monique Jo Beerli analyse les conflits entre spécialistes

2.  Marion Fresia, « Une élite transnationale : la fabrique d’une identité professionnelle chez les fonctionnaires
du Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés », Revue européenne des migrations internationales, 25 (3),
2009, p. 167-190.
3.  Giulia Scalettaris, « Un emploi sensible. L’entre-deux du personnel local du HCR en Afghanistan », dans
Rémy Bazenguissa-Ganga, Sami Makki (dir.), Sociétés en guerre. Ethnographies des mobilisations violentes, Paris,
Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2012, p. 167-179.
4.  Laëtitia Atlani-Duault, Au bonheur des autres : anthropologie de l’aide humanitaire, Paris, Armand Collin, 2009.
5. Mark Duffield, « Governing the Borderlands: Decoding the Power of Aid », Disasters, 25 (4), 2001,
p. 308‑320.
6.  Elsa Rambaud, « L’organisation sociale de la critique à Médecins Sans Frontières », Revue française de science
politique, 59 (4), 2009, p. 723-756.
Haïti 2010 : crise humanitaire ou crise de l’humanitaire ? — 109

de sécurité humanitaire en quête d’un espace professionnel autonome à Haïti7.


Enfin, Clara Egger propose une analyse des alliances et concurrences entre ONG,
organisations internationales et spécialistes des crises dans le cas somalien8.
L’entrée par les professionnels de l’aide que j’ai choisie s’inscrit dans cette littéra-
ture émergente. Mon objectif est de rendre compte de la formation d’un espace
professionnel spécifique de l’aide internationale, l’humanitaire, sur un terrain
d’action « dense », occupé par une multiplicité d’agents et d’organisations, et ce
en temps de paix, puisque Haïti n’est pas dans une situation de conflit. De plus, le
cas de Haïti permet non seulement d’analyser comment un espace professionnel
de l’humanitaire a été construit, mais aussi comment il est entré en crise du fait
d’une compétition accrue entre des groupes de professionnels instables.
Je penserai l’espace humanitaire en Haïti tel qu’il est défini et structuré par ses
acteurs, en m’inspirant de la proposition de Laëtitia Atlani-Duault et Jean-Pierre
Dozon selon laquelle « il y a désormais aide humanitaire tout simplement là où des
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groupes se réclamant de la mise en œuvre de l’aide humanitaire interviennent et
organisent à cet effet un dispositif d’intervention sur d’autres groupes sociaux »9.
Je ne souhaite donc pas suggérer qu’il existerait un espace défini de façon norma-
tive par les objectifs de l’humanitaire ou le droit international. J’entends plutôt
l’« espace humanitaire » comme un univers partagé de pratiques et de sens, selon
la définition donnée par Lilian Mathieu de l’espace des mouvements sociaux10,
mais je m’intéresse également à la catégorie humanitaire et à ses implications
politiques en tant qu’espace organisé. Pour cette raison, j’examinerai également les
dispositifs d’autorégulation et leurs effets sur les perceptions que les professionnels
de l’aide ont d’eux-mêmes en Haïti.
Mon analyse se fonde, d’une part, sur une enquête de terrain menée de 2010 à
2016, plus précisément de mars à septembre 2011, en janvier-février 2012 et en
2016, et sur 76 entretiens semi-structurés, d’autre part, sur un travail de recherche
documentaire portant sur les différents processus de réforme de l’aide interna-
tionale. En effet, pour comprendre les logiques de long terme des carrières de
l’international, il est important de mobiliser, en complément de l’observation
participante, des méthodes telles que l’analyse prosopographique11.
J’analyserai tout d’abord la façon dont les professionnels de l’humanitaire se sont
imposés comme les spécialistes de l’urgence en Haïti avant et pendant les crises

7.  Monique Jo Berli, « Saving the Saviors: Security Practices and Professional Struggles in the Humanitarian
Space », International Political Sociology, 12 (1), 2018, p. 70-87.
8.  Clara Egger, « Partners for Peace, Peaceful Partners? On the Relations between UN, Regional and non-
State Peacebuilders in Somalia », Peacebuilding, 4 (1), 2016, p. 11-27.
9. Laëtitia Atlani-Duault, Jean-Pierre Dozon, « Colonisation, développement, aide humanitaire. Pour une
anthropologie de l’aide internationale », Ethnologie française, 41 (3), 2011, p. 400.
10.  Lilian Mathieu, L’espace des mouvements sociaux, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2012.
11. Marie-Laure Geoffray propose le terme de « carrières ethnographiques » pour rendre compte de
l’importance d’une immersion répétée sur un terrain. Marie-Laure Geoffray, « Ethnographier la contestation
en contexte autoritaire. Travailler sous contrainte politique. Le cas cubain », communication présentée au
congrès de l’AFSP, Montpellier, 12 juillet 2017.
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de 2010, puis le processus de concurrence accrue entre ces professionnels et


ses conséquences en termes de frontières de l’espace humanitaire dans la phase
post-séisme.

Comment les humanitaires sont devenus


des spécialistes des crises en Haïti

L’apparition d’ONG humanitaires en Haïti à partir de 1998 est généralement


considérée comme le point de départ de la transformation de l’aide internationale
dans ce pays. Cette transformation a pourtant commencé dès les années 1980,
avec le tarissement des aides budgétaires directes versées à l’État haïtien et leur
réorientation vers le secteur des ONG, de plus en plus nombreuses12. Au départ, les
acteurs présents en Haïti venaient autant de l’humanitaire que du développement,
mais les ouragans de 1998 – qui ont entraîné une nouvelle augmentation des projets
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d’aide dans le pays – ont donné un avantage structurel à ceux de l’humanitaire.

Reconfigurations des financements de l’aide internationale en Haïti

Deux processus ont marqué la période de « transition », entre la fin des gouver-
nements autoritaires des Duvalier (1986) et la phase démocratique amorcée avec
l’élection à la présidence de la République de Jean-Bertrand Aristide en 1991.
Entre 1971 et 1995, les gouvernements haïtiens ont soutenu une politique de
libéralisation et de coupes budgétaires qui leur a permis de capter une partie de
l’aide au développement accordée par une alliance de bailleurs de fonds (États-
Unis, ONU et institutions de Bretton Woods).
Sous le gouvernement de François Duvalier (1957-1971), l’aide au développement
était principalement assurée par les États-Unis et ne dépassait pas sept millions de
dollars par an. Le gouvernement de son fils, Jean-Claude Duvalier (1971-1986),
a négocié avec le gouvernement Nixon une augmentation des aides budgétaires
directes qui sont passées de 7,8 millions de dollars en 1973 à 56 millions en 1975
puis à 213 millions en 198713.
En 1988, l’aide internationale, devenue une contribution majeure au budget, a été
amputée pour la première fois de 60 millions de dollars par l’USAID (United States
Agency for International Development) en raison de la répression menée par le
gouvernement contre des opposants lors des élections de 1987. Aussitôt, le déficit
budgétaire a augmenté, ce qui a déclenché la suspension des aides conditionnelles
en provenance tant du FMI que de la Banque mondiale. Le budget national a

12.  Pierre Étienne Sauveur, Haïti : l’invasion des ONG, Port-au-Prince, Éditions du CIDIHCA, 1997.
13.  Jean-Germain Gros, State Failure, Underdevelopment, and Foreign Intervention in Haiti, Londres, Routledge,
2011.
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perdu 30 % de ses recettes pour 1987-1988 et le gouvernement a dû procéder à


des coupes budgétaires, tandis que le budget attribué aux ONG restait stable14.
En juillet 1991, après l’élection d’Aristide, l’USAID, le FMI, la Banque mondiale
et d’autres bailleurs de fonds ont promis de nouveau 511 millions de dollars sous
forme de crédits au développement, mais les ont suspendus à la suite du coup
d’État du général Cédras en septembre 1991. Avec l’accord de Governor’s Island
en 1993 et le retour d’Aristide, un nouveau programme d’aide a été lancé, qui était
conditionné à la privatisation d’entreprises d’État15. Cette politique n’ayant pas été
menée à son terme par Aristide, qui a fait machine arrière face aux mobilisations
de travailleurs craignant de perdre leur emploi avec les restructurations, les deux
tiers du budget pour l’année fiscale 1995-1996 (100 millions de dollars) ont été
gelés16. Enfin, après l’assassinat d’une avocate haïtienne, la majorité républicaine
au Sénat américain a voté l’« amendement Dole », qui a entraîné la suspension
de 50 millions de dollars d’aide directe de l’USAID. Dès lors, une partie subs-
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tantielle de l’aide publique au développement destinée à Haïti a été redirigée vers
des organisations privées17. Au début des années 2000, le gouvernement haïtien
n’était quasiment plus bénéficiaire des flux financiers de l’aide internationale.
À partir des années 1990, la reconfiguration des financements des organisations
d’aide s’est accompagnée d’une transformation des institutions de supervision.
Les systèmes de gestion des catastrophes « naturelles » chapeautés par l’État
haïtien ont laissé la place à des dispositifs multisectoriels de gestion des crises pour
surveiller le processus de construction de paix, et ceux-ci se sont universalisés
ensuite sous la forme d’un système humanitaire.

De la gestion des catastrophes à la gestion des crises

En 1995, le gouvernement haïtien était encore formellement présent comme


instance de supervision de l’aide d’urgence en cas de catastrophes « naturelles »
puisqu’il avait élaboré, l’année précédente, un système de coordination en col-
laboration avec les organisations de l’ONU et la Direction de la Protection
civile au sein du ministère de l’Intérieur. Il s’agissait de prendre en compte les
exigences du plan d’action de Yokohama, la stratégie onusienne de réduction
des risques de désastres. En 1998, après l’ouragan George, et alors que les plus
grandes organisations internationales, emmenées par le PNUD, exigeaient plus

14.  Mark Weisbrot, « Structural Adjustment in Haiti », Monthly Review, 48 (8), 1997, p. 25.
15.  Terry F. Buss, « Foreign Aid and the Failure of State Building in Haiti from 1957 to 2015: Aid and the
Failure of State Building in Haiti », Latin American Policy, 6 (2), 2015, p. 319‑339 ; Terry F. Buss, Adam
Gardner, Haiti in the Balance: Why Foreign Aid Has Failed and What We Can Do about It, Washington, Brookings
Institution Press, 2008.
16.  Frantz Douyon, Haïti. De l’indépendance à la dépendance, Paris, L’Harmattan, 2004.
17.  Alice Morton, Haiti. NGO Sector Study, New York, World Bank, 1997.
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de coordination de l’aide humanitaire en Haïti, l’État haïtien assurait encore la


coordination générale du Plan national de gestion des risques et des désastres18
développé par le PNUD de 1998 à 2001. Ce plan n’offrait qu’un rôle consultatif
aux ONG internationales. En 1999, il a été renommé Système national de gestion
des risques et des désastres et, en 2008 encore, il était présenté comme une bonne
pratique par le bureau du Haut Représentant des Nations unies pour les pays les
moins avancés, notamment à cause du « rôle proactif du gouvernement »19.
Pourtant, à partir de 2004, des forces externes ont pris le dessus avec l’envoi de la
Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), déployée
pour assurer le maintien de l’ordre face aux émeutes liées à la fuite forcée d’Aristide.
En tant que mission intégrée, la MINUSTAH disposait de prérogatives de mise
en œuvre de politiques en matière d’assistance à un gouvernement de transition.
Immédiatement après la résolution 1529 du Conseil de sécurité de l’ONU, qui donnait
un premier mandat de trois mois aux forces de l’ONU, une rencontre informelle
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entre bailleurs de fonds, en mars 2004, a abouti à la décision de créer un dispositif
d’interaction entre la MINUSTAH et le gouvernement de transition : le Cadre de
coopération intérimaire (CCI). Sa création était directement inspirée des expériences
menées au Timor oriental, en Afghanistan et en Irak, sa mise en forme calquée sur
le modèle du Bilan conjoint des besoins fait au Liberia, et le premier jet fondé sur celui
qui avait été élaboré pour la mission soudanaise sur la même question20. L’outil était
donc conçu pour des contextes post-conflits dans lesquels la supervision internationale
était centrale. Constitué de groupes thématiques, qui ont été par la suite transformés
en ce que l’ONU a appelé les « tables sectorielles », ce système était chapeauté par la
Banque mondiale et l’ONU, avec le soutien de la Commission européenne et de la
Banque interaméricaine de développement, mais pensé dans le cadre d’un partenariat
avec le gouvernement intérimaire. Chaque table sectorielle (dont les membres étaient
les organisations internationales, ainsi que les bailleurs bilatéraux et multilatéraux)
était présidée par un représentant de l’État haïtien21.
L’étendue de la transformation des outils de gestion des catastrophes vers un
système plus universel de gestion des crises est apparue de façon manifeste
pendant la mise à l’épreuve du système des tables sectorielles, lors de l’ouragan
Jeanne en septembre 2004. L’application du système de supervision du processus
de construction de paix permettait de coordonner les actions des organisations
humanitaires entre elles. À cette époque, une nouvelle « table sectorielle », spé-
cialisée sur l’aide humanitaire, a été créée et intégrée au système.

18.  Ministère de l’Intérieur et des Collectivités territoriales, Plan national de gestion des risques et des désastres,
Port-au-Prince, Ministère de l’Intérieur et des Collectivités territoriales, 2001.
19.  Aleyda Ferreyra, Best Practices in the Implementation of the Brussels Programme of Action for the Least Developed
Countries for the Decade 2001-2010, New York, United Nations, 2008, p. 98.
20.  Lisa Campeau, Haiti: Lessons from the Interim Cooperation Framework (ICF) from 2004-2006 & the Extended
and Revised ICF from 2006 Onward, New York, World Bank, 2006.
21.  Voir le site du CCI, Groupe de pilotage du CCI (http://haiticci.undg.org/index.cfm?).
Haïti 2010 : crise humanitaire ou crise de l’humanitaire ? — 113

Cependant, ce système a été perçu par les professionnels humanitaires qui arrivaient
sur place comme un dispositif gouvernemental inefficace surplombant leurs activités,
alors qu’ils souhaitaient travailler dans une logique horizontale entre organisations.
C’est cette insatisfaction qui a contribué à marginaliser le système mis en place au
tournant des années 2000 et à lui substituer le système de clusters.
La crise politique de 2004 qui a conduit à la fuite d’Aristide ainsi que l’émergence
du système humanitaire ont entraîné la marginalisation de l’État haïtien dans la
gestion de l’aide internationale. D’instance de supervision, celui-ci est devenu un
« partenaire » au moment de la militarisation de l’aide internationale qui a été
accompagnée de dispositifs de gestion des conflits, lesquels avaient pour vocation
de veiller à ce que l’action gouvernementale soit bien orientée vers le maintien de
la paix et plus seulement exclusivement associée à la gestion des catastrophes. Cela
permettait de généraliser la logique de la gestion d’urgence et de consolider la pré-
éminence du secteur humanitaire sur le secteur du développement dans le pays.
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Introduction du « système humanitaire »

Alors que l’État haïtien avait formellement créé en son sein des institutions
généralisées de gestion d’urgences depuis 1983, notamment l’Organisation pré-
désastre et de secours, la concomitance entre la réforme de l’humanitaire au
niveau international (2005) et l’émergence de crises politiques en Haïti a permis
l’institutionnalisation d’un « système humanitaire ».
Au niveau international, la réforme de l’humanitaire menée en 2005 par l’ONU
s’est traduite par un renforcement des mécanismes de coordination entre des
secteurs qui avaient émergé et s’étaient consolidés de manière indépendante les
uns des autres : la gestion des crises et des désastres, les interventions civilo-
militaires et l’humanitaire.
La crise du Darfour, la lenteur de la mise en place d’une réponse humanitaire ainsi
que les difficultés de coordination après le tsunami de 2004 en Indonésie ont amené
les instances d’urgence dans le système onusien et notamment le coordinateur des
secours d’urgence et le sous-secrétaire des affaires humanitaires à repenser les
dispositifs onusiens de crise. Le comité permanent interorganisations des Nations
unies a proposé la mise en œuvre d’une réforme structurée autour de plusieurs axes :
une approche de « responsabilité sectorielle » qui visait à installer un système de
clusters, des instances de coordination par thématique ; un mandat de coordinateur
humanitaire accompagné par l’équipe humanitaire/pays, une équipe de profes-
sionnels de l’humanitaire, de nouveaux instruments de financement humanitaire,
et une plate-forme de partenariat avec des acteurs humanitaires non onusiens.
L’intégration de logiques professionnelles humanitaires au processus de gestion des
crises sur place ne se limitait pas à l’action de la MINUSTAH. Elle était également
114 — Critique internationale n° 81 – octobre-décembre 2018

visible dans le rôle dévolu au résident représentant du PNUD entre 2004 et 2005.
Nommé Représentant spécial adjoint du Secrétaire général et chef de mission de
la MINUSTAH, en tant que partie prenante d’une « mission intégrée », celui-ci
s’est vu confier, à partir de 2005, le double statut de « coordinateur résident » des
Nations unies et de « coordinateur humanitaire » auquel correspondait un double
mandat de gestion des crises dans le cadre de la mission de paix et de gestion
humanitaire. Dès lors, l’organisation onusienne de développement n’a donc plus
été formellement responsable des dispositifs de gestion de l’aide internationale.
En revanche, le PNUD est resté intégré au contexte plus large de la mission de
stabilisation et détourné de ses objectifs de développement 22. Il a, de ce fait, par-
ticipé au système de clusters déployé en Haïti dès 2006, à la suite de la réforme
humanitaire de 2005 à l’ONU, mais devenu fonctionnel en 2008 seulement,
après le passage des ouragans Fay et Gustav et de la tempête tropicale Hanna.
Contrairement au système des tables sectorielles, son objectif était clairement
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orienté vers l’aide humanitaire. C’est le Bureau de coordination des affaires
humanitaires des Nations unies (OCHA) qui s’est occupé de sa mise en œuvre.
La distinction entre le CIC, conçu comme un outil de concertation entre les ins-
titutions de l’État haïtien et les grandes organisations de l’aide internationale, et le
système de clusters, conçu comme un dispositif de coordination entre organisations
d’aide dans une crise qualifiée d’« humanitaire », a été vue par les professionnels
de l’aide arrivés après 2010 comme une évolution vers une efficacité accrue : « Les
tables sectorielles ? C’étaient les clusters d’avant, mais ils ne fonctionnaient pas très
bien, c’est pourquoi les gens d’OCHA ont réformé le système humanitaire »23. La
naturalisation de la présence d’un système humanitaire ainsi que le fait de penser
le CIC comme partie prenante de ce système montrent bien la normalisation de
la logique professionnelle humanitaire. En effet, la transformation d’un outil de
construction de la paix visant la réforme de l’action étatique en un outil de gestion
humanitaire des souffrances de la population haïtienne a été décrite comme la
réforme d’un système obsolète. La confusion entre le système de clusters et le
CCI était encore fréquente juste après le séisme et revenait régulièrement dans les
conversations des professionnels de l’aide ou dans le fait de désigner les réunions
clusters comme des tables sectorielles.
La période comprise entre 1998 et 2010 a donc été marquée par deux dynamiques :
tout d’abord, la redirection de l’aide des organisations gouvernementales vers des
ONG, qui a entraîné une augmentation substantielle de ce secteur ; ensuite, l’aug-
mentation due à une série de crises du nombre des organisations « humanitaires »

22. Carol Faubert, Evaluation of UNDP Assistance to Conflict Affected Countries. Case Study Haiti, New York,
UNDP Evaluation Office, 2006.
23. Entretien avec Johanna F., secouriste de l’Ordre de Saint Jean, Léogâne, 2011. Cette ONG protestante
d’origine allemande ( Johanniterorden) ne doit pas être confondue avec l’Ordre de Saint Jean de Jérusalem,
ONG internationale catholique (Malteserorden), à laquelle j’ai eu également à faire.
Haïti 2010 : crise humanitaire ou crise de l’humanitaire ? — 115

qui ont profité de ces financements, et des réformes rapides des dispositifs de
supervision de l’aide. Le système national et pérenne, orienté vers le développe-
ment à long terme, conçu par le PNUD et chapeauté par l’État haïtien, a laissé
la place à un système « intérimaire » de gestion des conflits à moyen terme géré
par la MINUSTAH en partenariat avec l’État haïtien, qui a été remplacé juste
avant le séisme par un système « humanitaire » international interorganisations
de court terme, mis en place par OCHA. Ces systèmes parallèles avec des res-
ponsabilités souvent juxtaposées ont renforcé la perception des professionnels de
l’aide qu’il existait un « gouvernement de l’aide », qui s’est transformé après 2010
en un « système humanitaire ».

Mutations de l’espace humanitaire : concurrence entre


personnels, concurrence institutionnelle
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Le séisme qui a touché Haïti le 12 janvier 2010 a profondément altéré le fonction-
nement des mondes de l’aide dans le pays. La crise a entraîné un accroissement
sans précédent de l’aide humanitaire à de multiples échelles. Les fonds levés par les
gouvernements nationaux, les organisations internationales et intergouvernemen-
tales ainsi que des ONG et des entreprises ont atteint la somme astronomique de
9,49 milliards de dollars et des dizaines de milliers d’acteurs humanitaires ont été
envoyés sur place. Parallèlement, les organisations – souvent de développement –
qui étaient déjà installées dans le pays ont évacué leur personnel, vers leurs pays
d’origine quand elles le pouvaient. Personnels de l’aide au développement et de
l’aide humanitaire se sont alors trouvés en situation de concurrence pour l’accès
au terrain et aux financements, ce qui a eu des conséquences sur les frontières et
la définition de l’espace professionnel de l’humanitaire.

Nouveaux venus sur un terrain occupé

Le déplacement symbolique des travailleurs de l’aide au développement a anticipé


leur déplacement physique. En effet, dès la fin des années 1990, et notamment
après le passage de la saison des ouragans de 1998, les ONG humanitaires ont
commencé à organiser des réunions périodiques de coordination, notamment dans
la cité inondée de Gonaïves. Ces rencontres étaient dédiées aux problèmes logis-
tiques rencontrés par l’action humanitaire sur le terrain et n’étaient pas ouvertes
aux grandes organisations de développement, ni aux agents de l’État haïtien,
dont les pratiques de collaboration étaient autres : « Nous sommes engagés en
Haïti depuis les années 1980. Nous connaissons bien le pays. Bien sûr nous avons
toujours lancé des projets d’urgence en cas de besoin. Et nous l’avons fait aussi en
2010. La critique des organisations et de l’aide humanitaires est importante, mais
il faudrait différencier. Moi, j’ai par exemple toujours connu les responsables du
116 — Critique internationale n° 81 – octobre-décembre 2018

ministère de l’Agriculture. Certes, les interlocuteurs changeaient pas mal, mais au


niveau départemental les équipes sont plus stables (...) Avant 2010, nous, les chefs
de mission, nous nous rencontrions aux barbecues de l’ambassade ou pour une
bière entre organisations sur le terrain pour discuter des choses importantes »24.
Cet extrait montre que les pratiques de coordination entre travailleurs des orga-
nisations d’aide au développement et entre ceux-ci et les agents de l’État haïtien
fonctionnaient de manière sectorielle et étaient ancrées dans des réseaux de
sociabilité de longue durée. L’ancienneté sur le terrain était considérée comme un
atout car elle permettait la construction de liens personnalisés, certes informels,
mais perçus comme efficaces, avec les agents locaux de l’État.
Les agents humanitaires ont vite été associés à des lieux de sociabilité bien
spécifiques, notamment la « logbase », la base centrale de la MINUSTAH à
l’aéroport de Port-au-Prince. Dans tous les cas, leur arrivée depuis l’étranger a
provoqué des tensions dès avant le séisme de 2010. Et après le séisme, l’échange
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ou le déplacement temporaire de personnel sur le terrain ont été mal vécus. En
témoigne cet agent qui a été évacué et a dû partir en République dominicaine
pour laisser la place aux organisations humanitaires : « Nous avons passé des
semaines et des semaines à leur envoyer des colis depuis Saint-Domingue, pour
qu’ils les distribuent là où nous travaillions avant. C’était ennuyeux et frustrant.
La plupart d’entre eux n’avaient jamais mis un pied en Haïti »25. La crise de 2010
a ainsi déclenché immédiatement les premières formes de distanciation de la
logique professionnelle humanitaire.
Les critiques venaient essentiellement d’ONG qui travaillaient depuis longtemps
dans le pays : les organisations de développement spécialisées dans l’agronomie,
Médecins Sans Frontières, ou bien l’alliance Clio qui formalisaient les échanges
entre les ONG locales et celles internationales comme Oxfam ou Médecins du
Monde. Un des enquêtés, issu d’un groupe de chefs de mission d’ONG qui se
rencontraient régulièrement avant le séisme, m’a souvent signalé ce qu’il percevait
être une inversion des processus hiérarchiques dans la prise de décision, du fait de
l’importation massive de personnel expatrié et de l’installation du Humanitarian
Country Team, un groupe de prise de décision et de suivi de l’aide établi et dirigé
par le Coordinateur humanitaire, et comprenant des représentants de l’ONU,
des ONG et de la Croix-Rouge. Non seulement les rapports de force produits
par l’ancienneté ont été remis en question au profit d’une nouvelle verticalité
encadrée par les professionnels de l’humanitaire des Nations unies, mais le
travail de coordination humanitaire a porté avant tout sur la coordination des
humanitaires entre eux.

24.  Entretien avec Dirk G., coordinateur régional d’Aggro Action, organisation de développement agronome,
Pétionville, 23 août 2011.
25. Entretien avec Katharina H., coopérante allemande au développement qui travaille dans un projet de
soutien aux cantines scolaires, Port-au-Prince, 13 janvier 2016.
Haïti 2010 : crise humanitaire ou crise de l’humanitaire ? — 117

L’autonomisation du « système humanitaire »

À partir de 2010, les professionnels de l’aide ont parlé au quotidien de l’humanitaire


comme d’un « système » qui était « déployé » ou qui « quittait » le pays. Cette
vision témoigne de la perception d’un acteur homogène et cohérent. La notion de
« système » est également présente dans la littérature grise sur l’humanitaire26.
Elle désigne un ensemble d’institutions distinctes mais interconnectées, produi-
sant des normes qui guident l’action humanitaire sur le terrain et permettent de
lui donner une cohérence. Cependant, la façon dont ce système est défini varie
considérablement selon les professionnels de l’aide. Dans son acception restreinte,
il s’agit des institutions qui travaillent à rationaliser et à centraliser les processus
de décision dans le contexte d’une crise humanitaire. Une acception plus large
est dominante en Haïti. Les enquêtés avaient tendance à inclure dans le système
humanitaire les négociations bilatérales sur l’aide ainsi que les échanges diplo-
matiques avec le gouvernement haïtien. Ils mentionnaient égelement des insti-
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tutions hybrides comme la Commission intérimaire de reconstruction d’Haïti,
constituée aussi d’acteurs étatiques haïtiens. La plupart des ONG étrangères
étaient pensées comme faisant partie du système, tandis que les organisations
« locales » se considéraient et étaient considérées par mes interlocuteurs comme
des acteurs de la société civile, donc comme ne faisant pas partie du système.
Cette perspective s’imposait d’autant plus à tous les acteurs et à toutes les échelles
qu’elle correspondait, d’une certaine façon, à celle de la population locale. Les
termes créoles « internasional », « umanitèr » et « blàn » désignaient tous les
non-Haïtiens, de la même façon que tous les étrangers étaient perçus comme
des acteurs humanitaires et les acteurs humanitaires comme un bloc cohérent.
J’ai fait la connaissance de Jean-Marie S. en mai 2011 dans le « forum humanitaire »,
une réunion hebdomadaire organisée par OCHA dans les locaux de l’OMS. Sur le
parking de l’organisation une vingtaine de pick-up avec les logos des organisations
attendent la fin de la réunion, leurs chauffeurs endormis au volant. Le public à
l’intérieur est majoritairement jeune, entre la vingtaine et la trentaine, et pourtant
la profession la plus présente dans les tours de table est « chef de mission ». La
réunion a pour objectif de fournir des informations générales à l’ensemble des
acteurs humanitaires sur place. Des petites présentations abordent des sujets variés
comme un nouveau projet d’aide ou les derniers développements politiques. Elles
sont suivies par un échange libre entre participants autour de questions diverses.
En 2011, cette réunion s’adresse avant tout aux nouveaux arrivés. Les sujets discutés
incluent les quartiers sûrs de la ville ou la procédure d’obtention de plaques pour les
voitures. À quelques exceptions près, les échanges se font en anglais. Déjà pendant
le tour de table, S. m’intrigue, car il se présente en français comme directeur d’une
ONG « locale », mais il reste silencieux pendant le reste de la réunion. Quand je le
croise de nouveau quelques jours plus tard dans la réunion du cluster logistique, je
lui demande un rendez-vous. La rencontre a lieu dans un petit bureau au bout d’un

26. John Telford, John Cosgrave, « The International Humanitarian System and the 2004 Indian Ocean
Earthquake and Tsunamis », Disasters, 31 (1), 2007, p. 1‑28 ; Glyn Taylor, Abby Stoddard, Adele Harmer,
Katherine Haver, Paul Harvey, The State of the Humanitarian System, Londres, ALNAP/Overseas Development
Institute, 2012.
118 — Critique internationale n° 81 – octobre-décembre 2018

couloir sombre d’une petite école privée à Boudon, un quartier de classes moyennes
de Port-au-Prince. Jean-Marie m’explique qu’il est professeur des écoles, mais qu’il a
travaillé d’abord comme chauffeur occasionnel pour des missionnaires états-uniens
et qu’il est devenu traducteur de créole pour une petite ONG américaine après le
séisme. « Je suis devenu humanitaire », précise-t-il. Quand son contrat s’est terminé,
il a eu l’idée de fonder lui aussi une « ONG » sur l’éducation. Il mentionne qu’il a
obtenu des premières aides sans en spécifier la source. Il vient aux réunions pour
trouver des aides supplémentaires avec des « partenaires humanitaires » pour son
« ONG locale » et il avoue être également à la recherche d’un poste. À la fin de la
conversation il me demande si je n’ai pas un poste pour lui.
(Carnet de terrain, 18 et 26 juillet 2011)

Cette vignette ethnographique permet de percevoir la logique d’autonomisation


du système humanitaire à travers le parcours d’un entrepreneur local de l’aide.
Jean-Marie S. était déjà associé aux acteurs de l’aide internationale, mais c’est
l’arrivée de professionnels humanitaires qui lui a permis de se spécialiser dans
ce domaine sans pour autant obtenir une position pérenne. Le « système huma-
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nitaire » et son lieu de sociabilité principal, la réunion de coordination, lui ont
ensuite fourni la possibilité de se définir comme un acteur local pour accéder à un
emploi dans une situation où les acteurs humanitaires cherchent non seulement
des personnes ressources pour s’orienter, mais aussi une légitimité « locale ».

S’orienter grâce aux instances de coordination

Ainsi, alors que l’installation du Humanitarian Country Team a parfois été perçue
comme une menace par les chefs de mission des ONG internationales sur le terrain,
la centralité nouvelle d’OCHA a été plutôt bien accueillie. Cette centralité était
notamment due à la localisation des services d’OCHA à Port-au-Prince. Situés
sur la « logbase », à proximité immédiate du point d’entrée principale de l’aide
humanitaire dans le pays (l’aéroport de Port-au-Prince) et non loin du second
point d’entrée dans le pays à Malpasse, les locaux d’OCHA sont devenus l’espace
central de convergence pour la coordination de l’aide. Ainsi, l’une des premières
démarches des agents humanitaires qui arrivaient dans la capitale consistait à se
faire enregistrer à OCHA, afin d’avoir accès à l’information et de participer aux
réunions des clusters : « Quand je suis arrivée, nous ne savions pas bien comment
les choses marchaient en Haïti. Les gens d’OCHA ont constitué notre premier
point d’appui. Les rencontres, les listings, la logistique fournie à l’aéroport, tout
cela était impressionnant. Le système marchait bien »27.
La plupart des nouveaux venus soulignaient l’importance de l’échange d’informa-
tions et saluaient la dynamique qu’ils percevaient comme horizontale et inclusive
car sans barrière formelle à l’entrée. La mise à disposition par OCHA de listes
de l’ensemble du personnel humanitaire avec la plupart des contacts renforçait

27.  Entretien avec Christina A., agent humanitaire de l’Ordre de Saint Jean de Jérusalem, Léogâne, 8 juillet 2012.
Haïti 2010 : crise humanitaire ou crise de l’humanitaire ? — 119

cette impression sur le travail effectué par les professionnels de l’humanitaire


de l’ONU. Les professionnels de l’aide n’ont pas perçu les pratiques du système
de clusters comme un problème systémique. Ils pointaient plutôt les problèmes
d’efficacité de clusters spécifiques qui « ne marchaient pas », comme le cluster
coordination et gestion des camps. Cette demande de centralité adressée aux per-
sonnels des Nations unies s’explique aussi par la fluidité de l’espace professionnel
humanitaire après le séisme.
J’ai procédé à une analyse statistique descriptive de la durée des contrats des pro-
fessionnels de l’aide internationale, à l’aide de leurs CV disponibles sur le réseau
social professionnel en ligne LinkedIn, et j’ai pu ainsi me rendre compte qu’il
existe un raccourcissement de la moyenne des contrats entre la période pré-séisme
et la période post-séisme. L’analyse porte sur un échantillon de 971 trajectoires
présentant des activités professionnelles en Haïti et sélectionnées sur la base des
mots clés « Haïti », « aide », « développement » et « humanitaire » en langues
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française et anglaise. Les trajectoires de secouristes en mission identifiées par la
courte durée de leur séjour et le contexte plus large de leur situation contractuelle
ont été exclues de ce corpus. Les emplois mentionnés dans les CV sont compris
comme des contrats (ce qui n’est peut-être pas toujours le cas).

Durée moyenne des contrats

25

20
Nombre de mois

15

10

0
2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016

Années

© Graphique réalisé par l’auteur

J’ai pris l’année de début des contrats comme date de référence à partir de
laquelle j’observe la durée de ces contrats sur la période 2010-2016. Après avoir
calculé la moyenne et la valeur dominante de ces durées, je les ai comparées avec
234 trajectoires sélectionnées de la même façon pour les années 2008 et 2009. Si
elle était encore de 22,6 mois sur la période 2008 à 2009, la durée moyenne des
120 — Critique internationale n° 81 – octobre-décembre 2018

contrats est passée à 8,8 mois en 2010, à 9,3 mois en 2011, 10,1 en 2012, et ce n’est
qu’à partir de 2013 que les contrats ont dépassé de nouveau une durée moyenne
d’un an (13,4 mois). La valeur dominante avant le séisme (2008 et 2009) était de
deux ans, et est passée après le séisme (2010 à 2013) à un an. Cette analyse sur
le long terme corrobore les données recueillies dans les entretiens et dans les
observations en immersion : le ressenti d’une arrivée massive de nouveaux acteurs,
d’une précarisation des professionnels de l’aide internationale et l’observation des
pratiques d’orientation sur un terrain mal maîtrisé après le séisme se confirment
pour l’ensemble des acteurs de l’aide internationale. Ces données indiquent éga-
lement le retrait graduel de l’espace humanitaire à partir de 2010.
La trajectoire typique d’une de mes interlocuteurs montre bien comment ces contrats
de courte durée s’inscrivent dans une trajectoire professionnelle plus large.
Nicole B. fait des études d’agronomie à l’université Humboldt à Berlin de 1995
à 2002. Après deux ans de stages dans différentes organisations, elle trouve un
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premier poste en 2005 comme cheffe de mission pour l’ONG Help à Sumatra,
après le tsunami. En septembre 2006, elle rentre au siège de l’ONG à Bonn,
puis repart en août 2007 comme cheffe de mission pour un projet humanitaire
au Bangladesh. Trois mois plus tard, en octobre 2007, elle rentre de nouveau
en Allemagne à la fin de son contrat. En 2008, elle trouve un poste de chargée
de mission pour l’assistance humanitaire à l’Association fédérale caritative des
travailleurs à Berlin (AAA). Elle met fin à son contrat en septembre 2010 pour
devenir coordinatrice en Haïti d’Action Allemagne Aide, une alliance d’ONG
humanitaires qui inclut AAA. Ce contrat dure jusqu’en février 2012. Après Haïti,
elle part pour une mission de neuf mois en Ouganda avec l’ONG de développement
Agro Action, puis elle est de nouveau embauchée par une organisation appartenant
à l’AAA et devient coordinatrice régionale d’Asie du Sud-Est en Birmanie pour
l’Ordre de St. Jean en 2013. Deux ans plus tard, elle rentre au siège de l’Ordre
à Berlin comme responsable des projets en Haïti, en Birmanie et pour toute
l’Amérique latine. À la fin de ce dernier contrat, elle décide de s’installer en tant
qu’indépendante. En janvier 2017, elle se lance comme consultante indépendante
en assistance humanitaire et développement d’organisations.
Ce sont les acteurs tels que Nicole B., qui ont enchaîné les contrats de courte
durée, qui demandent au « système humanitaire » de leur fournir des informa-
tions sur un terrain qu’ils ne maîtrisent pas. Au demeurant, OCHA était d’autant
plus sollicitée que la MINUSTAH avait été durement touchée par le séisme.
Occupée à organiser les secours destinés à son propre personnel, elle se trouvait
dans l’incapacité d’accomplir sa mission, à savoir de fonctionner comme instance
de coordination entre le gouvernement haïtien et les bailleurs de fonds. De son
côté, l’État haïtien était très désorganisé par le séisme et n’a retrouvé sa capacité
d’action que très progressivement.
Haïti 2010 : crise humanitaire ou crise de l’humanitaire ? — 121

Ainsi, alors qu’ils n’étaient qu’un groupe d’acteurs parmi d’autres en 2008, les
professionnels de l’humanitaire sont devenus centraux en structurant la gestion
de l’aide après 2010, tandis que la MINUSTAH ne parvenait plus à jouer son
rôle d’acteur militaire indépendant et se retrouvait intégrée dans la logique
humanitaire. Grâce au système de coordination qui s’inscrivait dans cette logique
humanitaire et facilitait la rencontre entre personnels d’organisations différentes,
les nouveaux arrivants avaient le sentiment de partager une même expérience
et un même engagement dans l’action sous la houlette du personnel de l’ONU.
Or c’est ce sentiment qui a été mis à mal avec les crises successives post-séisme,
qui ont mené à la perception largement partagée d’un « échec humanitaire ».
La satisfaction suscitée chez les personnels humanitaires par la création de
dispositifs de coordination relativement efficaces a progressivement diminué au
cours des années 2010 face aux critiques de plus en plus nombreuses auxquels
ils ont dû faire face. En effet, ils se trouvaient en porte-à-faux vis-à-vis de leurs
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propres normes qui exigeaient la construction de partenariats avec les acteurs
locaux. L’ONU proposait notamment que le système de clusters soit cogéré par
une organisation internationale et une organisation locale du gouvernement. Bien
que régulièrement mentionné par OCHA, cet objectif n’a jamais été atteint. Les
fonctionnaires de l’État haïtien ne manquaient pas de critiquer les arrangements
institutionnels existants, ce qui entachait la légitimité de la mission humanitaire.
« On est dans une réunion du Cluster Santé en 2011 au siège de l’OMS. Lors du
tour de table, un représentant du ministère de la Santé se lève et critique le lieu
de la réunion. Il demande le déplacement des futures réunions au ministère tout
en avouant, en colère, en pointant les aménagements de la salle et notamment l’air
conditionné : “C’est sûr que personne ne veut venir chez nous, nous n’avons qu’un
ventilateur”. Le responsable de l’OMS le rassure : “Dès que les capacités du gou-
vernement auront été rétablies, la désactivation des clusters ne tardera pas”. Et de
préciser en pointant à son tour le projecteur et l’air conditionné : “OCHA travaille
sur ce dossier. On trouvera des salles appropriées”. La personne assise à côté de
moi, un salarié de la Croix-Rouge, suggère en se tournant vers moi : “On devrait
revenir aux tables sectorielles, au moins ils [les Haïtiens] se sentaient chez eux ».

(Carnet de terrain, Port-au-Prince, 14 juin 2011)

Bien qu’il n’existât pas de logique explicite d’exclusion, le système souffrait d’avoir
été construit dans une logique d’empilement de structures préexistantes28. De
plus, sa capacité à intégrer rapidement de nouveaux acteurs avait entraîné la
marginalisation des structures locales et/ou des organisations anciennement
implantées en Haïti. Les mécanismes de coordination humanitaire concernaient
principalement les organisations et les organisations de l’aide et ne prévoyaient
donc pas une intégration pro-active des acteurs étatiques, ce qui provoquait des
critiques répétées des élites politiques haïtiennes.

28. Andréanne Martel, « Coordination humanitaire en Haïti : le rôle des clusters dans l’externalisation de
l’aide », Mondes en développement, 165 (1), 2014, p. 65.
122 — Critique internationale n° 81 – octobre-décembre 2018

Une distanciation des professionnels locaux vis-à-vis


des activités liées au système humanitaire

Pendant l’année 2011, quelques-uns des professionnels locaux de l’urgence que


j’ai interviewés se présentaient encore comme appartenant au monde de l’huma-
nitaire. À partir de 2012, la plupart d’entre eux se présentaient soit comme des
fonctionnaires, soit comme faisant partie de la société civile haïtienne.
La situation s’est détériorée encore davantage à la fin de l’année 2010. En octobre,
dix mois après le séisme, la pollution de la rivière Artibonite par de la matière fécale
humaine en provenance d’un camp népalais de la MINUSTAH a entraîné une
épidémie massive de choléra dans tout le pays. Celle-ci s’est déclarée au moment
où devait avoir lieu l’élection présidentielle. Craignant qu’un vide politique ne
mène à l’agitation sociale, le représentant spécial de la MINUSTAH, Edmund
Mulet, a fait pression sur le Core Group (l’alliance des principaux pays donateurs
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de l’aide internationale pour Haïti qui incluait le Brésil, le Canada, l’Espagne, les
États-Unis, la France, l’ONU, l’OEA et l’UE) pour que le calendrier électoral fût
respecté. C’est pourquoi, lorsque des allégations de fraude ont émergé à propos
du vote et ont été par la suite confirmées, la légitimité de la MINUSTAH a
été largement entamée. Des manifestants ont exigé le départ de la mission de
l’ONU et on a vu apparaître, un peu partout dans Port-au-Prince, des graffitis
anti-MINUSTAH. En 2011, de plus en plus d’acteurs humanitaires ont pris leurs
distances vis-à-vis de la mission de l’ONU. La vignette ethnographique suivante
montre la transition graduelle du processus de distanciation.

Graffiti sur un mur d’une caserne MINUSTAH à Port-au-Prince, 13 juin 2011

© Photo réalisée par l’auteur


Haïti 2010 : crise humanitaire ou crise de l’humanitaire ? — 123

Pendant mes terrains en 2011 et 2012, j’ai participé à 12 occasions à des randonnées
hebdomadaires des professionnels de l’aide internationale dans les collines situées
au-dessus de Pétionville dans le massif de la Serre. Les randonneurs, au départ
un groupe de salariés de la coopération allemande, se sont internationalisés et
diversifiés en termes de statuts après le séisme. La randonnée est à la fois un rituel
pour des professionnels établis sur le territoire et une instance de socialisation
pour les nouveaux arrivants. La composition du groupe varie selon les semaines,
en lien avec le rythme des arrivées et des départs, et intègre des membres de la
mission civile de la MINUSTAH, des contractuels de l’ONU, des professionnels
des organisations humanitaires et des salariés des ONG de développement rural.
La composition changeante du groupe de randonneurs fait que l’on m’a raconté
trois fois la même histoire, que voici. Au moment de la crise du choléra, un autre
groupe de randonneurs de professionnels de l’aide internationale s’est fait encercler
par des habitants en colère d’un village rural où il y avait eu beaucoup de personnes
infectées et de morts. Quand les premières pierres ont été jetées, le groupe a
contacté la MINUSTAH qui est venue en hélicoptère. La foule a été dispersée avec
des tirs en l’air et le groupe sauvé. Quand l’histoire m’a été racontée par plusieurs
randonneurs en mai 2011, l’attaque des villageois était décrite comme une réaction
compréhensive face à l’absence de l’aide humanitaire dans l’espace rural, mais aussi
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comme un réflexe irrationnel. À la fin de mon séjour en septembre 2011, la colère
des villageois était interprétée comme une réaction justifiée des populations contre
la MINUSTAH et l’attaque contre un groupe de randonneurs de différents statuts
de l’aide internationale comme un malentendu. En février 2012, l’histoire m’a été
présentée comme un exemple de la responsabilité collective de l’aide internationale,
et comme un symptôme de l’« échec humanitaire ».
(Carnet de terrain, 22 mai et 4 septembre 2011 et 9 février 2012)

Le récit de cet événement, que celui-ci soit véridique ou non, nous renseigne sur
les variations d’interprétation des acteurs de l’aide concernant les réactions de la
population à leur égard, et sur la coïncidence de ces variations avec les discours
des acteurs sur le terrain. La distanciation progressive d’un groupe hétérogène de
professionnels de l’aide internationale vis-à-vis de leur travail en Haïti prend tout
d’abord la forme d’une critique de l’efficacité de l’aide, se transforme ensuite en une
culpabilisation de la MINUSTAH, pour finalement se généraliser et devenir une
critique de l’aide internationale perçue comme un « système » (humanitaire).
Deux observations d’acteurs en 2011 démontrent également qu’après une période
de communion dans un même effort humanitaire, les personnels de l’aide ont
tous tenté de se distinguer des forces de l’intervention de paix.

Le responsable du cluster télécommunications d’urgence du Programme alimentaire


mondial (PAM) précise : « Nous nous réunissons à la logbase mais nous ne sommes
pas de la MINUSTAH. Je suis assez critique vis-à-vis de leur bilan et je ne suis pas
sûr que nous ayons besoin des militaires pour faire de l’aide humanitaire. (…) On ne
fonctionne pas pareil ». Le responsable du cluster coordination de camps et gestion
de camps (CCCM) de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM),
quelques heures plus tard, fait le même geste en pointant les autres enceintes, en
m’expliquant que « l’accompagnement des camps est un travail qui dépasse la logique
humanitaire. C’est un travail sur le long terme. Beaucoup ne l’ont pas compris ».
(Carnet de terrain, 26 juillet 2011)
124 — Critique internationale n° 81 – octobre-décembre 2018

À la même époque, la MINUSTAH travaillait elle-même à se distancier de sa


propre mission. Sur son site internet, la disparition des références militaires était
déjà évidente29. Le chef de la mission civile de la MINUSTAH m’a d’ailleurs
raconté avec nostalgie qu’au moment de leur déploiement en 2004 ils avaient été
accueillis par des Haïtiens dansant dans la rue (alors qu’ils se faisaient désormais
huer dans tout le pays)30. Ainsi, pour regagner la confiance de la population, la
MINUSTAH s’est engagée dans des projets humanitaires, alors même que les
acteurs humanitaires prenaient leurs distances avec elle car ils ne voulaient plus
être associés à un acteur militaire discrédité après l’importation du choléra, et
que les deux coordinateurs de clusters (PAM et OIM) se désolidarisaient de la
logique professionnelle humanitaire.
En 2011 et 2012, la MINUSTAH et OCHA ont pris des dispositions et mis en
place des ajustements pour compenser leur déficit de légitimité. Quant aux pro-
fessionnels des ONG, ils ont cherché à se distancier des acteurs humanitaires et
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se sont présentés, à partir de 2012, par leur travail sectoriel ou par leurs terrains
d’intervention. Dans mes entretiens, l’humanitaire est alors devenu une catégo-
rie utilisée pour décrire l’autre. La crise de légitimité de l’espace humanitaire a
déclenché aussi un processus de dissociation croissante entre acteurs haïtiens et
acteurs internationaux.
Il était donc devenu risqué de s’inscrire dans une logique humanitaire associée
désormais à l’échec de l’aide internationale. Sur le terrain, les positionnements
variaient selon les acteurs. Pour réduire sa responsabilité dans le désastre de
l’importation du choléra, et bien qu’acteur militaire, la MINUSTAH a choisi
de se présenter comme un acteur parmi d’autres dans un système plus large. En
valorisant les actions humanitaires menées plutôt que les actions de sécurité, elle
s’est mise en scène comme gestionnaire de désastres plutôt que comme producteur
de ces désastres.
« La sécurité, c’est la coordination », constate l’ex-militaire états-unien, membre
du comité d’organisation du Forum sécurité en train de faire de la publicité pour
la réunion qui commence dans un instant. Et il ajoute : « La coordination sauve
des vies », le mot d’ordre inscrit sous le logo d’OCHA à Port-au-Prince. Nous
nous trouvons dans le couloir qui fait office d’accueil dans le bâtiment d’OCHA,
juste avant de commencer la réunion. Et pour convaincre les participants qui l’ont
accompagné dans le couloir de la nécessité de cette réunion, il ajoute encore, faisant
allusion à une autre réunion, celle, francophone, sur la sécurité qui, comme son
équivalent anglophone, offre un goûter pour détendre un peu l’atmosphère et créer
de la convivialité : « De plus, nos beignets sont meilleurs que leurs croissants ».
(Carnet de terrain, 28 août 2011)

29. www.minustah.org.
30.  Entretien avec Heiner Rosendahl, Port-au-Prince, 13 juillet 2011.
Haïti 2010 : crise humanitaire ou crise de l’humanitaire ? — 125

Centralité donnée à « la coordination » après le séisme de 2010 et nécessité


de la justifier aussi bien par ses aspects tragiques (les vies sauvées) que triviaux
(les beignets offerts), on voit ici combien les sous-distinctions professionnelles
reprennent de l’importance dans un secteur marqué par une multiplicité de crises
et une multiplicité d’acteurs. La sédimentation des dispositifs de coordination
permet aux professionnels de se redéfinir en reprenant des éléments des envi-
ronnements institutionnels antérieurs, en l’occurrence la distinction linguistique.
Cette scène est particulièrement pertinente pour comprendre la reconfiguration
des rapports de force dans le milieu de l’aide. Le fait qu’il y ait deux réunions
de sécurité, l’une en anglais, l’autre en français, renvoie à une distinction entre
organisations de l’aide existant avant le séisme. La réunion en anglais, le « Forum
sécurité », s’est « officialisée » du fait qu’elle avait lieu dans les locaux d’OCHA
comme les réunions des « clusters » onusiens, ce qui fait que les organisateurs
parlaient de façon informelle d’un « cluster sécurité ».
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S’il existe donc des logiques de distanciation entre acteurs qui contribuent à déli-
miter des espaces professionnels relativement distincts, le consensus largement
partagé sur l’échec de l’humanitaire en Haïti, y compris par les agents eux-mêmes,
montre à quel point la logique professionnelle dominante de cet espace peut se
déstabiliser rapidement, parce que les délimitations des espaces professionnels à
l’intérieur de ce monde concurrentiel restent mobiles et sous la pression de crises
de légitimation répétées.

En Haïti, avant les crises de 2010, la logique d’action humanitaire a été imposée
comme logique professionnelle dominante. La création de multiples disposi-
tifs de coordination pendant les années 2000 et l’influx de nouveaux acteurs
humanitaires ont ensuite incité les professionnels de l’aide internationale à se
percevoir comme faisant partie d’un système humanitaire. Cependant, la per-
ception partagée de l’existence de ce système ne doit pas masquer les pratiques
de distinction qui demeurent chez les professionnels de l’aide, notamment dans
leur présentation d’eux-mêmes vis-à-vis des bailleurs de fonds et de leurs dona-
teurs. Elle incite plutôt à se pencher sur l’exemplarité du cas haïtien caractérisé
par l’enchevêtrement de différentes logiques d’action et par la mobilité des fron-
tières professionnelles. Ainsi, le fait que différents types d’acteurs de l’aide sur
le terrain conçoivent l’humanitaire comme un système correspond moins à une
situation dans laquelle les frontières entre espaces professionnels, entre local
et international, développement et humanitaire, court terme et long terme, ne
seraient pas claires qu’à la perspective de praticiens qui situent leur action dans
un contexte concurrentiel plus large, structuré par leur perception de devoir faire
face à une urgence permanente ainsi qu’à l’institutionnalisation des pratiques de
l’aide internationale sur place. ■
126 — Critique internationale n° 81 – octobre-décembre 2018

Jan Verlin est docteur en sociologie politique de l’Université Paris-Nanterre. Il est actuelle-
ment chercheur contractuel à Sciences Po, au Centre de recherches internationales (CERI,
Sciences Po/CNRS). Il travaille sur les acteurs et le gouvernement des urgences et des
crises, plus précisément sur les politiques du risque volcanique dans les Antilles françaises
et sur la gestion du personnel humanitaire lors des grandes crises humanitaires. Il a publié
« Construire son objet dans un contexte universitaire international et précaire », Genèses (110,
2018, p. 100-114) ; « Circulations révolutionnaires, légitimations croisées : Cuba-Nicaragua-
Venezuela », avec Marie-Laure Geoffray, Critique internationale (68, 2015, p. 125-144) et
« Haïti : État failli, État à (re)construire », Cahiers des Amériques latines (75, 2014, p. 25-40).
Jan.woerlein@sciencespo.fr
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