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Politix

Le parti comme fabrique de notables. Réflexions sur les pratiques


notabiliaires des élus de l'UDF
Julien Fretel

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Fretel Julien. Le parti comme fabrique de notables. Réflexions sur les pratiques notabiliaires des élus de l'UDF. In: Politix, vol.
17, n°65, Premier trimestre 2004. Trajectoires de la notabilité. I. Pratiques et stratégies pp. 45-72;

doi : https://doi.org/10.3406/polix.2004.1609

https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2004_num_17_65_1609

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Résumé
Le parti comme fabrique de notables. Réflexions sur les pratiques notabiliaires des élus de l'UDF
Julien Fretel
La droite modérée ou centriste est généralement décrite comme un univers constitué de notables. Par-
delà les problèmes que pose ce terme, il est question de montrer dans cet article que les élus de l'UDF
ont une propension à regrouper leurs soutiens à l'écart du parti et plus précisément autour de causes
non politiques mais susceptibles néanmoins de peser sur les enjeux électoraux et partisans. Ces
réseaux notabiliaires offrent ainsi à ces derniers l'occasion de se poser en dirigeants généreux et
dévoués envers telle ou telle frange de la population. Un retour rapide sur leurs parcours permet de
comprendre que ces élus, loin de ressembler à des « héritiers » traditionnels, ont été surtout marqués
par le militantisme catholique. Et c'est une des raisons pour lesquelles ils ont été choisis par les
instances de l'UDF pour la représenter. En ce sens, la notabilité centriste est le produit d'un type
déterminé d'organisation partisane.

Abstract
Political Party Shaping Notables. The Case of UDF in France
Julien Fretel
The moderate right or centrist is generally described as a universe composed of notables. Apart from
the problems raised by this word, the purpose of this article is to show that the UDF elected
representatives are likely to gather support outside the party in seemingly roundabout apolitical
matters, but are nevertheless likely to emphasise electoral and partisan stakes. Therefore these
notable coalitions offer the party an opportunity to claim a dedicated and loyal nature towards
numerous fringes of the population. Furthermore, a brief review of their background implies that these
elected representatives, while far from resembling traditional "heirs", are likely to adopt predominantly
catholic militant principles. This is the main reason for their selection by the UDF authorities to
represent the party. In this context, the notable centrists are the resuit of a peculiar kind of partisan
organisation.
Le parti comme fabrique de notables

Réflexions sur les pratiques notabiliaires


des élus de l'UDF

Julien FRETEL

De nombreux manuels de science politique et d'histoire


contemporaine décrivent la droite non gaulliste comme un univers
constitué de notables. Malheureusement, l'absence de définitions
précises et la rareté des exemples fournis par ces manuels ne permettent pas
de savoir ce qu'on entend par là. Tantôt il semble que ce mot est employé
dans le but de décrire un type d'institution partisane assez proche de ce que
Maurice Duverger appelle les « partis de cadres » ; tantôt il est utilisé pour
circonscrire une fraction de la classe politique dont Max Weber dirait que ses
membres ont réussi à convertir presque naturellement « l'estime sociale »
dont ils jouissent en position de pouvoir politique1. Cette dernière acception
est si large que l'on ne voit pas très bien si les spécialistes entendent désigner
des agents politiques issus de milieux sociaux aisés comme celui des chefs
d'entreprise, de milieux traditionnels comme ceux qui rassemblent les
agriculteurs ou les grands propriétaires fonciers, ou bien s'ils cherchent à
mettre au jour des manières spécifiques de s'implanter et de devenir un
« professionnel » de la représentation. Si l'on suit ce raisonnement, cela
signifie que les élus de droite, au risque de créer un nouvel oxymore, sont
généralement des notables professionnels. De plus, quel intérêt heuristique
accorder à ce terme qui est utilisé par ailleurs dans des analyses sur les partis

1.. Weber (M.), Economie et société, vol. 1, Paris, Pion, 1971, p. 298.

Politix. Volume 17 - n° 65/2004, pages 45 à 72


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de gauche ? Dans ce cas, il est à craindre de voir disparaître alors tous ses
avantages métaphoriques. Enfin, lorsque l'on sait que cette expression
s'invite aussi dans le discours des acteurs politiques eux-mêmes, qu'elle fait
partie des rhétoriques utilisées par les militants contre leurs mandataires ou
par ces derniers pour dénoncer le comportement déloyal d'un des leurs, on a
toutes les raisons de penser que le travail de construction de ce fait social
reste à faire ou du moins à poursuivre2. Ainsi, il nous paraît difficile de
manier sans réserve le terme de notable et de l'appliquer à la droite modérée
ou centriste3 avec quiétude, tellement ses présupposés renvoient à des
réalités variées. Nul doute que le désintérêt de la science politique pour
l'étude de la droite française trouve en partie son origine dans ce quiproquo
notionnel.
Notre propos, pourtant, ne consistera pas à enterrer définitivement les
questions que les nombreux usages du terme de notable ont permis de
poser, fût-ce pour de mauvaises raisons théoriques. Si nous émettons les
plus grandes réserves quant à ses emplois systématiques, surtout lorsqu'ils
ne sont pas justifiés, nous faisons pourtant le pari qu'une réalité politique et
sociale, certes insuffisamment construite scientifiquement, se cache derrière
ce terme et qu'elle mérite toute notre attention. Nos travaux portant sur
l'UDF4 nous amènent en effet à penser qu'une des spécificités de la droite
modérée a quelque chose à voir avec la constitution d'un personnel politique
dont un des aspects relève de la notabilité. Par là, nous voulons affirmer que
les dirigeants centristes ont en commun de présenter des caractéristiques
sociales, relationnelles et partisanes qui ne sont pas sans rappeler certaines
attitudes typiques des notables de la fin du XIXe siècle : relative
indépendance par rapport à leur organisation politique, acquisition d'un
portefeuille relationnel dense et, surtout, propension à constituer des
groupes sociaux réunis autour de causes non politiques mais susceptibles
néanmoins de peser sur les enjeux électoraux et partisans. C'est à la
description de ces soutiens modelés hors du parti que nous voulons nous

2. L'ouvrage d'E. Phélippeau (L'invention de l'homme politique moderne, Paris, Belin, 2002),
contrairement à d'autres analyses, permet d'aborder la question des notables tant du point de
vue de leur capital social que du point de vue de leur organisation, et ce sans tomber dans les
contradictions que l'on vient de dénoncer. Nous avons bien entendu une dette envers certains
auteurs qui ont contribué à faire évoluer les usages de ce terme tels que Grémion (P.), Le pouvoir
périphérique, Paris, Le Seuil, 1976, Worms (J.-P.), « Le préfet et ses notables », Sociologie du travail, 3,
1966 et Lagroye (J.), Politique et société. Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux, Paris, Pedone, 1973.
3. Pour éviter les redondances, nous utiliserons successivement ces deux termes pour parler de
la droite non gaulliste et plus précisément de l'UDF.
4. Nous faisons référence à notre travail de thèse en cours sur l'enracinement et la structuration
de la « nouvelle UDF » depuis 1998. C'est ce travail qui nous permet de proposer les
interprétations du terme « notable » suggérées dans le présent article. Il convient à cet égard de
souligner que les exemples cités ici ont pour vocation de rendre perceptibles - ou si l'on préfère,
d'illustrer - les processus dans lesquels ils prennent sens, et non d'en établir, par simple
juxtaposition, la validité, ou même de laisser penser qu'ils sont généralisables.
Le parti comme fabrique de notables 47

attacher dans cet article. Nous essaierons de montrer que ces réseaux d'ordre
notabiliaire, qui ont été construits par les élus centristes en contrechamp du
jeu politique, sont non seulement des lieux essentiels de légitimation de leur
pouvoir mais aussi qu'ils offrent à ces derniers l'occasion de se poser en
dirigeants généreux envers la population. Par ailleurs, nous pourrons nous
apercevoir que ces activités apparemment non politisées ne sont pourtant
pas totalement indépendantes des luttes qui ont lieu au sein de l'UDF. Pour
une part, l'existence de ces ressources extrapartisanes pourra alors être
comprise comme le résultat de l'adaptation de ce personnel aux règles du
jeu qui prévalent dans le parti. Enfin, en nous attardant sur leur carrière,
nous chercherons à démontrer pourquoi, compte tenu de ce que les
« notables » étudiés ici sont socialement et des conditions dans lesquelles ils
ont rejoint l'UDF, ils ont pu et dû se comporter comme des entrepreneurs
politiques5 plus soucieux sans doute de défendre des causes socialement
« désintéressées » que d'endosser le rôle d'homme d'appareil.
Contrairement à une idée reçue, la notabilisation des cadres de l'UDF tient
donc moins au fait « d'être bien né » qu'au mode d'institutionnalisation
d'une formation politique qui sélectionne des dirigeants aptes à construire
leur propre notabilité.

L'édification de soutiens non partisans

L'observation de l'implantation des élus de l'UDF entre 1998 et 20036


apporte un premier éclairage sur ce que l'on conviendra d'appeler, faute de
mieux, un notable en politique. Lorsqu'on étudie ces derniers dans leurs
fiefs électoraux, on s'aperçoit en effet que leur leadership repose moins sur
leur image de chef de parti que sur leur façon de se présenter en élu
indépendant qui sait agir avec dévouement pour sa ville. C'est en tout cas
cette façade qu'ils ont réussi à imposer et qui s'accorde parfaitement à leurs
discours appelant à bannir les débats idéologiques au profit de la proximité.
Leur préférence affichée pour la « politique au concret » n'est pas seulement
une rhétorique, elle prend tout son sens au sein d'une partie des soutiens
qu'ils sont en mesure de mobiliser pour conquérir ou perpétuer leur fonction
de représentant. A l'écart des fédérations de l'UDF, la plupart d'entre eux
ont ainsi développé toutes sortes d'associations économiques, culturelles,
éducatives ou solidaires qui rassemblent des individus sur la base d'un
engagement bénévole au service d'une cause non politique. En prenant la
tête de ces groupements destinés à produire du lien social, ils apportent non

5. Pour une approche rigoureuse de la notion d'entrepreneur politique, cf. Offerlé (M.), Les
partis politiques, Paris, PUF, 2002.
6. Nous parlerons ici des parlementaires UDF qui, bien souvent, cumulent des fonctions de
maire, de président de conseil régional, de conseiller régional, de président de conseil général
ou de conseiller général.
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seulement la preuve de leur compétence à gouverner du fait de leur


activisme social, mais aussi, ils se posent en élus généreux qui
personnalisent par le don leurs rapports aux profanes de la politique.

L'activisme social des dirigeants centristes

Grâce à de nombreuses monographies, on sait que la notabilisation des élus


locaux en France est une des conditions de la réussite en politique. La
conquête de trophées électoraux exige de la part des acteurs politiques un
travail d'accumulation d'un capital social. Pour s'implanter durablement, il
faut pouvoir se faire un nom en s'insérant dans un tissu de relations sociales
et côtoyer les différents représentants des secteurs de la vie locale. Les élus
de l'UDF, comme leurs concurrents de droite et de gauche, remplissent bien
entendu ces conditions d'éligibilité. Mais, en ce qui les concerne, leur
implantation révèle un élément supplémentaire sur lequel il convient de
s'attarder. L'estime sociale dont jouissent ces dirigeants a souvent été
acquise à la suite d'engagements à la tête d'entreprises au profit de causes
détachées en apparence des enjeux politiques les plus immédiats. Autrement
dit, parallèlement à leurs organisations politiques, ils ont réuni autour de
projets de développement local des individus qui, en raison de leur intérêt
pour le bénévolat, le mécénat ou le progrès économique ont accepté de les
soutenir tout au long de leurs combats publics. Ces collectifs constitués
autour de leur personne ont des objets sociaux divers. Ils concernent aussi
bien la prise en charge des plus démunis ou la mise en place de projets
culturels que les opérations de redressement économique dans un territoire
donné. Toutes ces actions portent en elles l'idée selon laquelle il convient de
s'associer dans le but de préserver la solidarité sociale et de défendre
l'identité locale. Quels que soient les objectifs assignés, il s'agit de rendre
service à la population et de produire des biens dispensés par l'entraide.
Ainsi, on comprend mieux comment ces professionnels de la représentation
peuvent continuer de s'imposer dans le jeu politique local, et ce malgré la
faiblesse relative des réseaux partisans centristes. En ce sens, on peut les
considérer comme des entrepreneurs sachant substituer aux enjeux
spécifiquement politiques la grandeur des activités socialement
désintéressées dont ils se sont faits les porte-parole et les fondateurs. Les
exemples d'associations non politiques au sommet desquelles les élus
centristes se posent en représentants dévoués abondent. On souhaite, dans
un premier temps, plutôt que d'en faire l'inventaire, en repérer quelques-
unes qui nous paraissent exemplaires du type de dispositif politique
privilégié par les dirigeants de l'UDF.
A Rouen, le député de la première circonscription, Patrick Herr, ancien
huissier de justice, est davantage connu pour avoir créé l'Armada, un des
plus grands rendez-vous de vieux gréements au monde, que pour faire
Le parti comme fabrique de notables 49

partie des principaux leaders centristes dans le département7. Dans cette


ville dont il n'est pas le maire, cet ancien adjoint de Jean Lecanuet est le
président de la plus importante association rouennaise en termes de budget
et de bénévoles mobilisés. La popularité des manifestations nautiques et les
bénéfices économiques qui en découlent le placent chaque année au rang des
personnalités les plus appréciées et les plus attachées au rayonnement de
Rouen. Dix ans après la création de l'Armada, tout se passe d'ailleurs
comme si ses fonctions de député et de conseiller général étaient devenues
des titres honorifiques que le président de cette association nautique avait
reçus pour s'être investi de la sorte au service d'une cause culturelle. Cette
image d'élu méritant est constamment rappelée lors de ses interventions
publiques. Il se présente avant tout comme « un faiseur de projets » qui se
garde de tout commentaire sur « la politique politicienne ». Lorsque l'on
s'intéresse aux quelque cinq cents bénévoles qui composent cette association
sans but lucratif, on s'aperçoit que l'amour des vieux bateaux n'est pas la
seule raison d'être des membres de l'Armada. Les adhérents se présentent
fréquemment comme des « militants » de P. Herr, désireux de soutenir leur
leader à chaque occasion, y compris lorsque l'activité nautique n'est pas en
cause. Avant tout, ce sont les qualités d'un homme qui a su redonner une vie
au port de Rouen et qui déborde d'initiatives, qui sont régulièrement
soulignées par ces bénévoles. Ces passionnés de vieux gréements parlent
avec émotion de celui qui représente à leurs yeux l'image de l'élu qui sait se
rendre utile à la communauté en lui apportant de multiples distractions.
Lorsqu'on interroge P. Herr, il explique sans ambage que ce projet culturel
est sa plus grande fierté et qu'il prouve sa capacité à « changer les choses » :
« C'est dans l'Armada que je trouve tous mes soutiens. Les gens y sont
formidables. Ils ne comptent pas leurs heures et c'est pour cela que j'ai voulu
que la structure repose le plus possible sur des bénévoles. Quand je rencontre
des gens qui veulent me soutenir, je leur dis de venir à l'Armada. Ici, on fait
des choses plutôt que de parler. Quand je vois ce que c'est aujourd'hui, je me
dis que notre projet dépasse nos espérances. Sans l'Armada, on aurait cru que
je n'étais pas capable de faire autre chose que de l'électoral8. »
Dans ses propos, les avantages politiques reçus de cette mobilisation
populaire sont clairement avancés. L'Armada est un projet reconnu d'utilité
publique qui rassemble tout ce que ce député compte en termes de soutiens
électoraux. Il n'est dès lors pas étonnant qu'il parle de cette association
comme d'une solution alternative aux partis politiques :
« Les partis politiques sont dépassés. Cette association me permet de toucher
des gens que je n'aurais jamais vu venir dans un parti. Et en plus, plutôt que
de parler de stratégie électorale, je leur parle de gréement, de tradition
nautique à Rouen, de plaisir, de vacances et non de réélection. Les gens en ont

7. An lendemain de l'élection présidentielle de 2002, P. Herr a quitté l'UDF pour rejoindre l'UMP.
8. Entretien, décembre 2001.
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marre des luttes et des rivalités de personnes. Pour vous dire la vérité, ma
position, je la préfère à un poste de maire. En tant que président de l'Armada,
je vais à New York, dans toutes les grandes capitales du monde, je rencontre
des chefs d'Etat, des ministres, je suis sûrement plus connu que le maire de
Rouen si cela se trouve [Rires]. »
La présidence de l'Armada ne permet pas seulement à P. Herr de
s'affranchir de certaines contraintes du jeu partisan. Elle lui offre une place
prestigieuse d'où il dispense aux administrés quantité d'avantages matériels
et symboliques. Il y développe des politiques publiques en dehors des
circuits traditionnels de l'administration locale. Aux parents en difficulté, il
propose de prendre en charge leurs enfants à la recherche de stages ou
d'activités socialement utiles. Ses bons rapports avec le patronat qui
sponsorise les manifestations nautiques lui donnent un rôle de médiateur
sur le marché secondaire de l'emploi. Bref, la présidence de l'Armada le
place dans une position centrale dans le champ de la solidarité ; surtout, elle
le crédite d'une image d'élu dévoué qui ne cesse de se dépenser et de
trouver des solutions pratiques aux difficultés sociales.
L'institutionnalisation d'espaces de mobilisations d'ordre notabiliaire peut
prendre des formes très variées en fonction des ressources géographiques et
de la carrière professionnelle des élus centristes. A côté de projets de nature
culturelle, on peut en repérer d'autres ayant des objectifs économiques. Les
cas de Pierre Méhaignerie en Ille-et- Vilaine et de Jean François-Poncet dans
le Lot-et-Garonne font partie de ceux-là. Tous deux ont bâti des associations
ayant pour mission de moderniser leur département : « Avenir Bretagne »
pour l'un et « Avenir 47 » pour l'autre. Ces initiatives - qui réunissent ce que
leur territoire compte de chefs d'entreprise, de cadres du secteur privé et
public, de syndicalistes et d'élus locaux - fonctionnent comme des lieux
d'élaboration de projets de développement et leur permettent de démontrer
leur capacité personnelle à tracer les grandes perspectives économiques du
moment. Ici, appeler à la mobilisation des forces vives locales les fait
apparaître comme des élus compétents et, à l'image d'un chef d'entreprise,
fortement investis dans l'action. Les raisons et le contexte de la création de
ces structures, tels que nous les ont expliqués deux dirigeants de l'UDF9,
apportent un éclairage sur la nature de ces réseaux notabiliaires.
P. Méhaignerie rapporte ainsi lors d'un entretien :
« J'ai voulu lancer cette association pour réunir tous les acteurs influents sur le
département et faire émerger des nouveaux responsables économiques et
politiques. Nous avons compté jusqu'à cinq cents membres mais les effectifs
sont variables. C'est comme pour faire fonctionner un parti politique, il faut

9. P. Méhaignerie et J. François-Poncet ont rejoint l'UMP en 2002.


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activer sans cesse [...]. C'est vrai que j'ai pensé plusieurs fois à transformer
cette structure en une sorte de parti politique local. J'y pense encore10. »
Quant à J. François-Poncet, il déclare :
« Quand je suis arrivé dans le Lot-et-Garonne, je n'avais rien en main.
Seulement l'appui de Maurice Faure et de la Dépêche du Midi. Je me suis dit
que ma seule carte c'était de jouer sur la modernisation du territoire et de
rassembler autour de moi tout ce que le pays compte d'acteurs compétents.
J'avais l'Elysée pour moi pour alimenter les pompes à finance [...]. J'ai créé
"Avenir 47" pour m'ouvrir un espace politique entre le PS et le RPR et j'ai tout
axé sur la modernité. Petit à petit, j'ai rassemblé les notables du coin et les
nouveaux cadres publics et privés qui voulaient se hisser socialement.
Aujourd'hui, c'est un peu comme un parti, sauf que les réunions ont lieu dans
ma propriété11. »
Toutes ces initiatives, qui ont lieu en marge des partis politiques et qui
placent certains élus à la tête de projets locaux, confortent leur image de
dirigeants hyper-actifs bien éloignée de celle de notables « héritiers »
entretenant un capital acquis. Par ailleurs, ces façons de se construire un
leadership non partisan instituent un type d'échange politique fondé sur le
dévouement et la générosité.

Produire du dévouement

L'édification d'une multitude d'associations dont l'objet social est de


promouvoir des causes locales dans le but d'améliorer le sort des citoyens a
pour conséquence de placer ces élus dans des rôles sociaux qui
s'apparentent à l'évergésie dont parle Paul Veyne12. De plus, en s'attelant à
défendre ces activités associatives, ceux-ci sont en mesure d'entraîner avec
eux un nombre important d'individus prêts à embrasser des carrières de
bénévoles ou de professionnels spécialisés dans le travail sur autrui13.
Dans les Pyrénées-Atlantiques, au sud de la ville de Pau, Pierre Menjucq,
ancien médecin de campagne, conseiller général UDF et ancien député14, est
décrit par ses adversaires et par la presse locale comme un « notable de
campagne ». Il s'en défend d'ailleurs avec des arguments qui laissent
entrevoir ce que ses adversaires entendent dénoncer en le stigmatisant ainsi :

10. Entretien, février 2002.


11. Entretien, août 2002.
12. Veyne (P.), Le pain et le cirque, Paris, Le Seuil, 1976.
13. Nous empruntons cette formule à F. Dubet (Le déclin de l'institution, Paris, Le Seuil, 2003) qui
entend définir par là l'ensemble des activités professionnelles et bénévoles participant à la
socialisation des individus.
14. Il a exercé cette fonction entre 1999 et 2002. Il était auparavant le suppléant de F. Bayrou.
Depuis 2002, il a retrouvé sa place de suppléant du président de l'UDF.
52 Politixn°65

« Moi un notable ? Ils me font rire. Autour de Pau, tout le monde m'appelle
Pierrot et me tape sur l'épaule. Je bois des coups au bistrot et je ne fréquente
pas les soirées chic. A l'UDF, je suis toujours assis avec les militants de base,
je n'ai jamais fait une apparition sur la tribune ! Regardez-moi, j'ai l'air d'un
notable ? D'ailleurs, vous pouvez me tutoyer si vous le voulez, cela ne me
gêne pas15. » Mais le fait est qu'il dénote dans le paysage politique local. Ses
concurrents socialistes voient en lui l'expression des vieilles manières de
faire de la politique. Pourtant, cet homme de soixante ans, sans fortune
particulière, issu d'une famille relativement modeste et respectueux des
mots d'ordre venant de sa formation partisane, ne ressemble pas vraiment
aux élus locaux qui se plaisent à se définir comme étant « apolitiques ».
Quand on le suit sur le terrain, cependant, l'énigme que constitue son
stigmate de notable se résout. P. Menjucq ratisse quotidiennement les
campagnes, non pas pour exister en tant que dirigeant politique mais, tel un
travailleur social, pour promouvoir son association d'aide à domicile16.
Depuis plus de dix ans, il dispense des soins aux personnes âgées. Petit à
petit, les activités de son association ont pris de l'ampleur et répondent à
l'ensemble des attentes d'une partie de cette population du troisième âge. De
la restauration à domicile des personnes dépendantes et handicapées à
l'organisation de leurs loisirs (lectures, spectacles, visites au musée, etc.) ou
de leur consommation, P. Menjucq s'applique à faire face à des situations
d'urgence à la manière d'un bienfaiteur. Calquée sur le modèle de
l'ADMR17, son association de service à domicile réunit un nombre
considérable de bénévoles et de professionnels de la santé. Cela lui a donné
une forte notoriété parmi les syndicats de médecins, d'infirmiers, de
kinésithérapeutes et auprès des organismes d'aides ménagères18.
Il va sans dire que dans les zones les plus rurales du pays palois ainsi que
dans les quartiers populaires à la périphérie de Pau, la popularité de
P. Menjucq est grande. Ses engagements auprès des personnes en difficulté
peuvent être mesurés entre autres à l'aune des résultats qu'il a obtenus dans

15. Entretien, décembre 2001.


16. Depuis qu'il est le suppléant de F. Bayrou, c'est-à-dire depuis 1997, il a confié la présidence
de cette association à sa femme. Il reste néanmoins le principal artisan et le décideur dans cette
association.
17. L'aide à domicile en milieu rural (ADMR) a été créée en 1945 par des membres du
Mouvement famille rurale (MFR). Elle compte aujourd'hui plus de 3 000 associations locales
réparties dans 34 000 communes. Ces dernières fonctionnent en réseau et doivent adhérer à une
charte. D'après notre enquête auprès des adhérents de l'UDF, beaucoup de membres de la
formation centriste sont des acteurs ayant des responsabilités au sein de ces structures
d'entraide. De même, de nombreux élus sont particulièrement impliqués dans ces associations,
soit au titre d'administrateur, soit comme membre fondateur.
18. Son engagement auprès des personnes en difficulté l'amène aussi à entretenir des contacts
réguliers avec les associations et syndicats ruraux, familiaux et agricoles. Parmi ces acteurs, il
rencontre fréquemment les paroissiens les plus actifs religieusement mais aussi les plus attentifs
à la misère du monde.
Le parti comme fabrique de notables 53

les quartiers populaires. Il devance à chaque fois ses concurrents socialistes.


Ce dernier point semble d'ailleurs constituer sa plus grande fierté :
« On me dit que je suis un notable. Je suis un médecin de campagne c'est tout.
Mais ce que j'aime bien rappeler aux élus socialistes - que j'aime bien dans le
fond, on est assez proches les uns des autres - c'est que je fais mes meilleurs
scores dans les zones populaires, défavorisées ou en voie de désertification.
Paradoxalement, j'ai plus de mal dans les quartiers bourgeois à Pau. »
Appliqué jour après jour à répondre à l'isolement ou à la détresse des
personnes âgées, il jouit d'une image d'élu qui est à l'écoute des maux divers
qui frappent une partie de la population. Il reconnaît lui-même qu'il parle
peu de politique à ses administrés et qu'il a surtout endossé un rôle
d'assistant social :
« Je ne fais jamais campagne. Même les affiches, je n'en fais pas trop. Moi,
tous les jours, ceux qui peuvent voter pour moi, je les vois et je leur apporte
des soins. Parfois, c'est tout bête, c'est un plateau-repas et un petit mot. Je
dirais même que quand je vais faire des permanences dans les différents
villages et que je veille à ne pas recevoir les gens dans la mairie mais dans un
café, chez un particulier ou dans une salle communale, les gens se confient à
moi mais sur un mode affectif ou psychologique. Quand il faut parler de
politique, faire un meeting par exemple, moi je me tais et je laisse la salle
parler et les gens adorent cela. Pas de discours mais de l'écoute et du
contact19. »
Dans ce cas, la notoriété ne repose pas seulement sur l'acquisition d'une
image diffuse d'élu en phase avec les électeurs et qui revendique de bonnes
relations avec la société locale. P. Menjucq administre concrètement une
forme d'échange politique basé entièrement sur le don, sur l'écoute quasi
thérapeutique et la prise en charge des malheurs humains. Cet échange est
inséparable de l'aide à autrui. Et la promotion de ce modèle de face à face -
dont on perçoit bien les bénéfices en termes électoraux - est justifiée par
l'ampleur de la mobilisation des bénévoles et des professionnels
sociomédicaux qu'il a enrôlés. P. Menjucq est donc définitivement perçu
comme un élu à part qui grâce à ces rapports personnalisés (voire intimes)
est véritablement « au chevet » de ses citoyens.
Cette posture de l'élu dévoué qui sait donner de sa personne tout en
encourageant ses fidèles à se conformer à un modèle de générosité peut
prendre des formes quelque peu différentes chez d'autres responsables de
l'UDF. En se fondant sur le même type de dévouement public, certains,
depuis leur entrée en politique, ont orienté leurs activités professionnelles de

19. Son attitude n'est pas sans rappeler la démarche du président UDF du Gers qui est
guérisseur - ou « rebouteux » - et qui conçoit la plupart des échanges politiques sur le mode de
l'aide thérapeutique. En quelques années, c'est-à-dire en l'espace de deux ans, il a doté sa
fédération de plus de 250 adhérents alors qu'elle n'en comptait qu'une petite cinquantaine.
54 Politix n° 65

telle sorte qu'ils apparaissent maintenant comme des êtres sensibles aux
problèmes quotidiens des populations. C'est le cas très intéressant du
député de la première circonscription du Gard, Yvan Lachaud20. Ce
proviseur du lycée Emmanuel d'Alzon, le plus gros établissement
d'enseignement privé - catholique et assomptionniste - du département, a
en effet peu à peu conçu son métier de directeur d'établissement comme un
moyen de démontrer ses compétences à représenter ses concitoyens et,
surtout, comme un rôle de pourvoyeur de biens d'assistance. C'est autour de
sa fonction de proviseur qu'il déploie sa générosité et qu'il consolide sa
position d'élu. La plupart des membres de son équipe politique sont des
enseignants ou des cadres administratifs employés dans l'établissement
scolaire. Même au sein de la fédération UDF du Gard, les adhérents les plus
actifs sont soit des enseignants, soit d'anciens élèves du lycée d'Alzon ou des
parents d'élèves voulant le remercier pour avoir pris en charge leurs enfants
en difficulté21. Depuis quelques années, son institution scolaire n'a cessé de
s'étendre et d'orienter une partie de ses activités en direction des publics en
difficulté. Quatre nouvelles antennes ont été créées dont un centre
d'apprentissage. Deux d'entre elles sont destinées à l'accueil des élèves
handicapés mentaux et physiques22.
Ainsi, Y. Lachaud endosse continûment un rôle d'acteur central de l'aide
aux personnes en difficulté, activité qui a pris place dans le champ de
l'engagement catholique ainsi que dans celui de l'aide médico-sociale. Une
grande partie de son temps consiste à recevoir des personnes en attente de
solutions d'urgence. Son engagement personnel a transformé de nombreux
individus en obligés vantant sa gentillesse et sa dévotion. Son ambition en
tant que chef d'établissement - un poste qu'il occupait avant son entrée en
politique - est dès lors devenue indissociable de sa manière d'agir comme
représentant politique. On peut même dire que, depuis ses récentes
élections, il a pris encore plus conscience de l'importance de cette dimension
de son activité23 :

20. Y. Lachaud est député UDF depuis 2002 après avoir été en 1998 conseiller régional et en 2001
adjoint au maire de Nîmes.
21. Parmi ceux-là, nous avons rencontré beaucoup de parents d'origine maghrébine qui, malgré
leurs moyens modestes, ont pu inscrire leurs enfants dans cet établissement privé en ayant
l'assurance qu'ils y recevront une éducation stricte.
22. Son intérêt pour le domaine du handicap physique et mental est également relayé par sa
femme - orthophoniste - qui préside plusieurs associations d'aide aux personnes handicapées.
23. Il va sans dire que cette philosophie sociale s'est beaucoup nourrie de sa socialisation
catholique et des engagements dans les mouvements chrétiens. Son histoire personnelle est
également riche d'enseignements. Très tôt orphelin de père, il a été élevé par sa mère qui était
femme de ménage au lycée Emmanuel d'Alzon. Il a donc passé toute sa jeunesse dans l'enceinte
de cet établissement au contact des sœurs assomptionnistes. Après avoir passé son CAPES de
mathématique, il est revenu au lycée d'Alzon pour y enseigner et en prendre ensuite la direction.
Le parti comme fabrique de notables 55

« Plus j'avance en politique et plus j'ai envie de faire des choses pour les gens
les plus démunis. Pour moi, le handicap est quelque chose d'urgent [...]. Est-
ce que cela me dérange en tant que proviseur ? Non, au contraire, c'est lié. Et
à la limite, c'est absolument complémentaire. Autant on demande aux chefs
d'établissement en général de se mettre à l'écart de la chose publique pour
respecter la neutralité, autant là, j'ai l'impression que l'on m'a demandé de
faire de la politique pour renforcer mon établissement24. »
Ce genre de personnel politique peut alors être défini de la façon suivante.
Plus que de prendre en charge l'administration des instances partisanes pour
se constituer un capital symbolique et bénéficier d'un enracinement social, ces
spécialistes de la représentation ont construit leur rôle politique et plus
généralement leur leadership en s'adossant intuitu personnae à des champs de
l'action sociale, culturelle ou économique, en tant qu'entrepreneurs de cause.
A la tête de ces groupements dévoués à des causes charitables25, ils
constituent les soutiens nécessaires à leurs succès politiques. Il va sans dire
que ces manières de produire du lien social à partir des positions électives et
au sein de structures non partisanes ne sont pas seulement le produit d'une
expertise en matière d'ingénierie sociale. Elles dépendent tout autant des
rapports qu'ils entretiennent avec leur formation politique. En ce sens, s'il y a
quelque chose chez eux qui ressemble aux notables, cela est lié à leur
propension à regrouper une partie de leurs militants à l'écart du parti et à les
rétribuer au travers d'initiatives bénévoles.

Les usages stratégiques des réseaux notabiliaires

La création d'associations à vocation sociale, économique ou culturelle ne se


limite pas au seul objectif d'entretenir une image d'élu bienfaisant et
désintéressé. Ces associations sont régulièrement mobilisées en vue
d'accroître les chances de leurs promoteurs d'accéder à des positions de
pouvoir en général et à des postes de prestige dans le parti en particulier.
Elles servent à nourrir le travail de propagande électorale ainsi qu'à peser
sur les enjeux qui traversent leur organisation.

24. Entretien, mars 2002.


25. Il est bien évident que les formes que prennent ces activités de dévouement social
dépendent de l'économie locale des sites d'implantation. Ainsi, on a pu constater que dans une
zone montagneuse des Pyrénées-Atlantiques, peu peuplée, le député et conseiller général UDF,
Jean Lasalle, exerce la dcvotio en animant le catéchisme et surtout en prenant la tête de
nombreuses chorales béarnaises invitées à couvrir les principales cérémonies locales (mariages,
enterrements, baptêmes, comices agricoles, fêtes saisonnières, etc.).
56 Politix n° 65

Des comités électoraux

Bien que les structures associatives soient présentées et prioritairement


conçues comme des supports indispensables à la conduite de projets
communs bénéficiant à l'ensemble des territoires concernés, il apparaît
qu'elles fonctionnent aussi partiellement comme des comités électoraux -
soit parce qu'elles réunissent des individus prêts à assurer le travail
logistique inhérent à la propagande de leur leader, soit parce qu'elles
rassemblent en leur sein des coalitions d'élus locaux ayant accepté de se
mettre sous la dépendance et la protection d'un des « poids lourds
politiques » du département. Deux exemples permettront de comprendre
comment ces associations peuvent s'adapter au jeu de la concurrence
politique.
A Toulouse, du temps de Dominique Baudis26, la fédération UDF de Haute-
Garonne était assez pauvre en adhérents. Deux raisons essentielles
permettent de l'expliquer. D'une part, ce département - qui est depuis
longtemps une terre de prédilection pour le Parti socialiste - a été
relativement imperméable aux réseaux démocrates-chrétiens. Seule la ville
centre a pu compenser la poussée des socialistes et encore, c'est avec de
faibles moyens partisans qu'elle y est parvenue. D'autre part, la façon dont
D. Baudis s'est imposé à Toulouse, en reprenant le siège que son père avait
laissé vacant en 1983, n'a pas permis à l'UDF locale de prospérer. Et
pourtant, celui qui a été le maire de la ville entre 1983 et 2001 a toujours été
l'un des personnages-clés de la formation centriste sur le plan national27.
Pour comprendre comment D. Baudis a su - ou a dû - se passer d'un vivier
de militants UDF, alors que les forces politiques concurrentes sont
importantes dans la ville28, il faut aller voir ailleurs que dans les instances
fédérales de son parti. L'ancien député-maire a en effet présidé durant
presque vingt ans la plus grosse association que compte la ville de
Toulouse : « Toulouse pour tous ». Forte de près de 11 000 membres, cette
association a pour objet social la promotion et le rayonnement de la ville
rose. C'est en son sein que sont discutés les projets urbains à venir et qu'est
arrêtée la politique de communication pour promouvoir l'image de la ville

26. P. Douste-Blazy qui a pris sa succession a poursuivi la même politique. Sur ce point,
cf. Fretel (J.), « La pérennité de l'héritage centriste », in Dolez (B.), Laurent (A.), dir., Le vote des
villes, Paris, Presses de Sciences Po, 2001.
27. Très tôt, D. Baudis a fait partie des Jeunes MRP dans les années 1960 puis a été un dirigeant
national du CDS et de l'UDF. En 1991, il a échoué de peu à la présidence du CDS. Rien dans ce
parcours militant ne ressemble à la carrière typique du notable - excepté peut-être le fait qu'il a
succédé à son père à la mairie de Toulouse.
28. Outre un Parti socialiste important et une extrême gauche largement ramifiée, le parti gaulliste
n'est pas en reste, loin de là, avec ses adhérents (400 environ à Toulouse), ses multiples clubs de
pensée (Club 89 notamment) et son influence dans le secteur aéronautique à travers le syndicat FO
et la CGC. Les forces partisanes toulousaines pèsent beaucoup dans la configuration sociopolitique
de la ville.
/ Le parti comme fabrique de notables 57

en France et à l'étranger. Plusieurs fois par an, dans la salle des congrès, elle
est réunie pour fêter le passage à la nouvelle année ou la galette des rois, le
début de la période estivale ou la rentrée scolaire. Lorsque les échéances
électorales s'annoncent, ses dirigeants n'hésitent pas à ajouter d'autres
rendez-vous. A chaque fois, la cérémonie respecte le même protocole en
débutant par un discours du maire qui sera suivi par un « pot de l'amitié ».
Cette association qui a son pendant à Paris avec 1'« Association des
Toulousains de Paris », a été créée en 1983, quelques mois après la première
élection de D. Baudis. Dans son esprit, il s'agissait de conserver l'ensemble
des soutiens qui l'avaient aidé pendant sa campagne et dont le slogan était
d'ailleurs : « Toulouse pour tous ». Au fur et à mesure, cette structure d'une
centaine de membres a été étoffée pour rassembler des chefs d'entreprise,
des artistes locaux, des mécènes de la culture, des sportifs (rugbymen
surtout), certains journalistes et un nombre important d'anonymes -
appartenant souvent aux milieux populaires - honorés de rejoindre ce cercle
mondain. Pour ces derniers, l'adhésion s'est faite à la suite d'avantages reçus
par les services de la mairie :
« Quand on donne un coup de main, que l'on fait avancer un dossier pour un
logement, pour une place de crèche, quand on sort un gosse de problèmes
sociaux ou judiciaires, les gens veulent nous remercier. Je n'ai pas besoin de
leur dire ce qu'ils doivent faire. Ils savent qu'ils peuvent adhérer à "Toulouse
pour tous" et d'ailleurs ce sont eux qui le demandent29. »

Les membres de cette association bénéficient également d'un abonnement au


journal municipal Toulouse pour tous et peuvent compter sur le dévouement
des services de la mairie pour voir aboutir leurs demandes administratives.
La vie de cette structure et les engagements qui s'y déploient dépendent des
conjonctures politiques. Ainsi, au moment des élections locales, ce sont les
adhérents de « Toulouse pour tous » qui veillent au bon déroulement du
scrutin en tant qu'assesseurs ou scrutateurs, qui collent les affiches,
organisent le porte-à-porte et les réunions Tupperware. Tous les membres
de la liste municipale sortante doivent également être adhérents de
l'association et s'acquitter d'un droit d'entrée de l'ordre de 1 600 euros. De
cette façon, D. Baudis a pu pendant des années se forger une image de
rassembleur entièrement préoccupé par l'intérêt général municipal.
La structure de cette association fondée sur l'échange de services mais aussi
sur la reconnaissance sociale et l'étiquette, peut être ainsi entendue comme
une organisation qui objective en quelque sorte l'ensemble des bonnes
relations ou des liens stratégiques que le maire entretient avec les différentes
franges de la population, mais aussi comme une base d'action électorale.
Pour s'en convaincre, il suffit d'observer comment, en période d'élection, les

29. Entretien avec l'une des deux responsables à plein temps de la gestion de « Toulouse pour
tous ». Toutes deux sont rattachées au cabinet du maire (février 2001).
58 Politix n° 65

responsables administratifs de « Toulouse pour tous » occupent tout l'espace


de la mobilisation et relèguent au second plan les membres de la liste
Baudis. A partir de leur fichier, ils activent les réseaux socio-économiques et
culturels de la ville et animent la campagne en gérant les équipes de
bénévoles. C'est ce que nous a confirmé l'un des membres du cabinet de
l'ancien maire de Toulouse :
« Que ce soit à la permanence de campagne ou à la mairie, je coordonne les
membres de "Toulouse pour tous" pour gérer les meetings du candidat et
m'assurer qu'ils feront leur travail dans les bureaux de vote. De plus, dans la
permanence, je continue de recevoir les gens et de trouver des solutions à
leurs problèmes. Depuis le temps et avec mon fichier, si je ne connais pas tout
le monde, je connais au moins une ou deux personnes qui connaissent les
nouveaux venus. Et de bouche à oreille, tout le monde sait que je peux faire
quelque chose pour eux. »
On retrouve les mêmes caractéristiques dans le cas de Rouen. A ceux qui
sont les plus disposés à participer aux luttes politiques locales, P. Herr sait
assigner des fonctions de veille électorale en leur donnant des tâches de
rabatteurs, de scrutateurs, d'assesseurs ou de colleurs d'affiches. Bien
entendu, ces missions plus discrètes ne sont pas attribuées par hasard. Elles
procèdent d'une sélection minutieuse de la part de l'élu qui repère les
bénévoles consentants. C'est sans aucun doute la preuve que son association
n'attire pas seulement les individus uniquement passionnés par les vieux
gréements :
« C'est vrai que là-dedans il y a des militants. Vous en trouverez d'ailleurs qui
ont aussi leur carte à l'UDF et parfois au RPR. Quand je vois qu'ils veulent
s'engager encore un peu plus, je leur confie des tâches plus militantes. Je les
retrouve à la veille des élections et eux je n'hésite pas à les convier à des
réunions plus politiques ou à des débats accueillant des personnalités
politiques. Il est évident que ceux qui veulent faire de la politique auront plus
de chance de me voir à l'Armada plutôt qu'aux réunions de l'UDF. »

On l'aura compris, ces réseaux notabiliaires en marge des partis politiques


sont non seulement des lieux originaux où peut s'exercer et se développer la
propension au bénévolat mais ils fonctionnent aussi comme des bases
électorales. De cette manière, les élus associent un nombre non négligeable
d'individus aux aléas de leur carrière politique sans devoir se conformer aux
procédures démocratiques qui sont à l'œuvre dans les organisations
partisanes.
On peut constater enfin que c'est très souvent à l'intérieur de ces structures
de notabilisation que s'organisent les rapports stratégiques entre certains
élus locaux de la même sensibilité politique. Cela est à interpréter comme le
signe que ces associations peuvent aussi réguler une partie de la concurrence
politique. Elles ont une fonction d'accréditation et de désignation des
personnalités locales susceptibles d'occuper, aux côtés du leader principal,
Le parti comme fabrique de notables 59

des postes dans le gouvernement local. Il va sans dire que lorsqu'elles


remplissent cette fonction - pourtant dévolue habituellement aux formations
politiques - elles accroissent la domination des élus qui les dirigent. Se
comporter en notable, en ce cas, renvoie à la possibilité de contrarier les
règles statutaires de sélection des candidats de l'UDF. Devenir un candidat
centriste dépend ici de son aptitude à acquérir les bonnes manières, les
règles de courtoisie et les principes d'engagement social défendus dans ces
« entreprises de cause ». Cet aspect est particulièrement sensible dans le Lot-
et-Garonne où J. François-Poncet, grâce au succès d'« Avenir 47 », peut se
poser en véritable « parrain » du jeu politique et en maître de cérémonie
pour contrôler les investitures. Comme il nous le déclarait lui-même :
« Les associations d'élus chez nous ne marchent pas très bien. Par contre,
depuis des années, j'ai réussi à réunir une grande partie d'entre eux, de la
droite au centre-gauche. C'est donc chez moi, dans ma propriété [sourire] que
l'on arrête les stratégies et c'est là que je repère les nouveaux élus ou les
nouveaux talents. »
De toute évidence, à droite en tout cas, rien ne peut désormais se décider
sans l'accord de J. François-Poncet. Un des derniers venus en politique, le
député UDF d'Agen, Jean Dionis du Séjour, l'a confirmé très clairement :
« Là-bas, sans "Avenir 47", vous êtes mort. Moi, j'ai gagné grâce aux élus
locaux et grâce à l'accord de Jean François-Poncet. C'est là-dedans que j'ai
tout appris du contexte et des personnes qui comptent. D'ailleurs, je voulais
toujours relancer l'UDF et refaire des adhésions, mais ce n'était pas possible
car "Avenir 47" nous prenait tout. Ce n'est que récemment que nous avons pu
relancer l'UDF locale, et le résultat c'est que Jean François-Poncet m'en veut
aujourd'hui [...]. En tout cas, quand on commence en politique, c'est toujours
impressionnant d'aller aux vœux de Poncet, chez lui, et de découvrir ce qu'est
un notable ! Tout se joue dans l'implicite et les codes30. »
Au sein de l'association « Avenir Bretagne » présidée par P. Méhaignerie, on
retrouve les mêmes règles de fonctionnement que celles repérées dans le
Lot-et-Garonne. Non seulement il s'agit de se répartir les investitures à
droite à l'abri des partis politiques, mais c'est aussi au sein de cette structure
que le député de Vitré recrute les futurs élus :
« Moi, quand je vois un jeune qui veut s'engager, je ne lui dit pas d'entrer à
l'UDF. Je lui dis d'abord de se faire un nom, de créer une association de
n'importe quoi mais qui va lui permettre d'être connu. Et puis bien sûr, il
vient dans mon association pour rencontrer les personnes importantes et faire
ses preuves ou montrer qu'il sait avoir une vision pour l'Ille-et- Vilaine. »
Là encore, il semble que les mondanités, les expressions les plus anodines ou
les traits d'humour qui s'expriment lors de réunions plus ou moins festives
contiennent une large partie des codes d'accréditation en politique.

30. Entretien, juin 2003.


60 Politix n° 65

P. Méhaignerie, par sa présentation de soi, en se montrant tel qu'il est, c'est-


à-dire tel qu'il entend incarner l'avenir de la Bretagne, impose des manières
d'être dont il est le seul à contrôler la grammaire. Cela est confirmé par le
commentaire d'un prétendant au métier d'élu qui, à la sortie d'une de ces
rencontres, s'était montré inquiet par rapport aux règles d'investiture
voulues par P. Méhaignerie :
« Tu vois là c'est tout Méhaignerie. Il sait que je veux m'imposer à Rennes et
juste à la fin de la réunion, il s'est amusé devant moi à proposer une
investiture à Jean-Michel Lemétayer31 pour voir ma réaction et me montrer
qu'il tient tout. Je sais qu'il ne la donnera pas cette investiture, mais il rappelle
qu'il est le patron et nous, on finit par être à l'affût de tout cela32. »
Ainsi, des réseaux notabiliaires plus ou moins structurés peuvent se
substituer partiellement aux appareils partisans et favoriser dès lors des
comportements de parrainage qui se déploient hors de tout contrôle des
militants du parti - des parrainages qui ont comme conséquence de favoriser
la personnalisation de ces entreprises politiques.

A l'ombre des partis politiques

Les mécanismes de notabilisation - entendue ici comme la privatisation


d'une partie du jeu politique - ne doivent cependant pas être interprétés
comme la volonté de la part des élus centristes de s'extraire totalement des
activités partisanes. Tous ceux que l'on vient de citer ont par exemple
occupé - ou occupent encore - des fonctions fédérales et nationales de
premier plan à l'UDF. P. Méhaignerie a été président du CDS pendant sept
ans (1984-1991) et a gardé la présidence de la fédération d'Ille-et-Vilaine
jusqu'en 2002. D. Baudis a tenté à plusieurs reprises de lui ravir la place au
sommet du parti et a été président de la fédération de Haute-Garonne
durant plusieurs mandats. J. François-Poncet a longtemps fait partie de
l'organigramme national de la formation centriste et a occupé la présidence
de l'UDF départementale33. P. Herr a été un des leaders de l'UDF de Seine-
Maritime entre 1993 et 2002 et a abrité le siège de la fédération dans l'une
des salles de sa permanence parlementaire. Enfin, d'une autre façon,
P. Menjucq s'est toujours montré favorable au développement de la

31. J.-M. Lemétayer est entre autres le président de la FNSEA. Il a été pendant quelques années
adhérent du CDS.
32. Hervé Le Brun a été candidat UDF une première fois en 2001 à l'occasion des élections
municipales contre le maire de Rennes Edmond Hervé. Entretien, février 2002.
33. Il a été aussi le président des adhérents directs - l'une des composantes de l'UDF - du Lot-
et-Garonne jusqu'en 2002. De même, au cours d'un entretien, il nous a confié qu'il s'était
appliqué à placer certains de ses alliés à la tête des autres formations de l'UDF départementale
pour être sûr de garder son poste de président (« J'ai fait en quelque sorte du saupoudrage entre
Force démocrate, le PR, le PPDF et le PSD. Comme ça, j'ai eu la paix »).
Le parti comme fabrique de notables 61

formation centriste dans les Pyrénées-Atlantiques. Il fait acte de présence à


chaque rendez-vous du parti et il aime animer les activités militantes en
entonnant notamment des chants béarnais à la fin des réunions. Ainsi, les
parlementaires UDF, députés et sénateurs compris, pourtant décrits comme
des « notables », se montrent soucieux de disposer d'un capital partisan.
Leur activisme dans le champ associatif ne les empêche pas de monopoliser
les places de direction du parti. Au contraire même, c'est une ressource
essentielle pour accroître leurs chances de pouvoir au sein de l'UDF et
contrôler les fédérations départementales.
L'exemple peut-être le plus significatif nous est donné par le sénateur-maire
du Luart et président du conseil général de la Sarthe, le comte Roland du
Luart. Ce riche propriétaire terrien, ancien élève de l'Institut d'études
politiques de Paris, est le président d'une des plus importantes sociétés de
chasse de la Sarthe. Au sein de cette association, qui compte plus de
350 membres, on trouve presque une centaine d'élus locaux proches de la
tradition des Indépendants. Les parties de chasse, organisées la plupart du
temps sur les terres du comte, sont souvent le lieu des ententes politiques et
des décisions en matière d'investitures. Pourtant, à partir de 1999, R. du
Luart a voulu prendre la tête de la fédération UDF de la Sarthe. Pour cela, il
a accepté d'adhérer à la composante des « adhérents directs » et de négocier
avec le siège du parti les conditions de ce nouveau leadership. Son objectif
principal consistait à se placer au centre des rapports de force entre les
formations de droite (RPR, Démocratie libérale et UDF) pour accroître ses
chances d'accéder à la présidence du conseil général de la Sarthe. La manière
dont il a pris la présidence de l'UDF départementale nous renseigne donc
sur les types de rapport que ces élus entretiennent avec leur formation
politique. Pour préserver leur statut de dirigeants dans le parti - et a fortiori
de leaders locaux de l'UDF - ils peuvent selon le contexte importer dans ces
fédérations une partie des forces agrégées au sein d'associations tenues en
apparence en dehors de la compétition politique ou, au contraire, les en
écarter. Ainsi, si leurs « entreprises de cause » leur procurent une image de
dirigeant désintéressé plus occupé à prendre en charge les problèmes
« concrets » qu'à parler de la « politique politicienne », c'est pourtant en
transvasant certains de leurs bénévoles vers les fédérations centristes qu'ils
s'assurent le contrôle des sections du parti R. du Luart nous expliquait en ce
sens dans un entretien comment il était parvenu à s'imposer comme leader
de l'UDF départementale :
« Quand j'ai pris la présidence de l'UDF, j'ai emmené avec moi des petits élus
indépendants et des personnes qui pouvaient sentir qu'ils avaient l'âme
militante. De cette façon, j'étais le trait d'union entre les démocrates-chrétiens
62 Politix n° 65

et les Républicains indépendants ou les divers droites qui jusque-là n'étaient


pas cartes34. »
La porosité entre la formation centriste et les réseaux notabiliaires - qui
peuvent être du coup comparés à des sociétés d'action politique en nom
propre - ne résulte pas seulement de ces stratégies ponctuelles de prise de
pouvoir. Elles dépendent des rapports que leurs promoteurs nouent avec les
instances du parti et plus précisément avec leurs pairs au cours des luttes
internes pour les chances de prestige.
Une étude diachronique des effectifs des fédérations du parti de l'UDF
permet de s'en rendre compte. Et l'extrême variation du nombre d'adhérents
à l'échelle des départements nous met d'ailleurs sur la piste. En effet, selon
l'horizon des attentes des dirigeants, selon leur stratégie de conquête et en
fonction aussi des répliques qu'ils entendent adresser à leurs adversaires
dans le parti, on peut voir qu'ils s'appliquent soit à assécher soit à rendre
plus denses les fédérations qu'ils président. L'histoire récente de la
fédération d'Ille-et-Vilaine nous donne un aperçu concret des mouvements
d'effectifs qui semblent avoir épousé les aléas de la carrière de
P. Méhaignerie dans le parti35. Tant que ce dernier a occupé la fonction de
président du CDS, sa fédération bretonne a fait partie des sections les plus
riches en matière d'adhérents. Selon les fichiers de la fédération, près de
1 000 personnes ont été inscrites chaque année jusqu'en 1991. Au lendemain
de son départ de la présidence, on peut constater que le niveau de l'adhésion
a eu tendance à se tasser et à atteindre à peu près 600 adhérents. Ces effectifs
se sont stabilisés jusqu'en 2001. L'intérêt qu'il a paru porter à l'entretien d'un
stock constant d'adhérents pendant cette période a deux explications. D'une
part, bien qu'ayant perdu la présidence d'une des composantes de l'UDF,
P. Méhaignerie n'a pas cessé de croire qu'il pouvait un jour ou l'autre
reprendre la direction du mouvement. D'autre part, il a veillé à rester maître
à bord de la fédération au moment où d'autres leaders centristes locaux
commençaient à se préparer un destin national. Pendant tout ce temps, il
s'est attelé à maîtriser les allées et venues entre « Avenir Bretagne » et l'UDF
d'Ille-et- Vilaine. La vie de la fédération a connu enfin un nouveau cycle au
moment de la candidature de François Bayrou à l'élection présidentielle,
c'est-à-dire au cours de l'année 2001. On a pu observer alors une réduction
régulière des effectifs fédéraux qui ont atteint 200 membres environ au
début de l'année 2002. Ces observations incitent à penser que les variations
d'effectifs dépendent largement des rapports que P. Méhaignerie a
entretenus avec le président de l'UDF. Plus globalement ces mouvements

34. Entretien, juillet 2001.


35. Pour observer ces tendances, nous avons recoupé les informations que nous ont données
P. Méhaignerie, le délégué départemental de la fédération d'Ille-et-Vilaine, le responsable des
adhésions à l'UDF et les responsables du service des fédérations au siège du parti. Enfin, nous
avons passé un questionnaire en février 2002 auprès des adhérents de l'UDF d'Ille-et-Vilaine.
Le parti comme fabrique de notables 63

d'adhésions ont épousé les stratégies et les attentes de ce dernier en matière


de profit politique escompté. Ces hypothèses n'ont d'ailleurs pas été
démenties par l'intéressé :
« Ce qui se passe en ce moment m'inquiète. Les partis sont en déclin et
l'engagement politique n'intéresse plus les Français. J'aime bien François
[Bayrou] mais je ne suis pas sûr qu'il faille partir à l'élection présidentielle.
Moi, ça va casser les jeunes que je lance dans le département et ils vont être
brisés par le RPR. Je n'aime pas la tournure que prend la direction du parti. Le
temps est à la discrétion [...]. Je vais relancer "Avenir Bretagne", je crois que
c'est la meilleure façon de faire de la politique. »

Après avoir officiellement soutenu F. Bayrou à l'élection présidentielle,


P. Méhaignerie a quitté l'UDF pour prendre la tête de l'UMP dans le
département. La fédération UDF d'Ille-et-Vilaine s'est retrouvée désertée et
n'a plus compté qu'une trentaine d'adhérents.
Si la détention de ressources notabiliaires autorise ainsi à avoir un pouvoir
de nuisance sur le parti, à l'inverse, dans d'autres circonstances, ces
ressources peuvent être mobilisées pour redonner un peu de fard aux
fédérations. Le cas d'Hervé Morin, conseiller général puis député de l'Eure
(depuis 1998), en offre une illustration : à mesure que celui-ci a gravi les
échelons de l'UDF et après qu'il a conclu une alliance avec F. Bayrou, les
effectifs du parti dans le département se sont accrus, ainsi qu'il nous l'a
expliqué lui-même :
« Pendant un temps, il n'y avait pas plus de quarante adhérents dans l'Eure,
c'est-à-dire jusqu'à l'année dernière. Mais des militants, il peut y en avoir, et
l'Eure n'y est pas hostile en soi. C'est vrai que j'y vais doucement mais
sûrement. Aujourd'hui, je suis à une centaine d'adhérents. Les autres sont
dans "l'Association pour la réunification de la Normandie". Bon, je voulais
faire plaisir à François Bayrou, c'est pour ça36. »
On peut constater de tels mouvements d'effectifs dans de nombreuses autres
fédérations. Cela démontre que la plupart des leaders centristes savent agir
sur la morphologie de ces sections et donc sur les rapports de force qui les
constituent. Leur rôle de « passeur » entre leurs « entreprises de cause » et le
parti détermine donc largement la structuration des milieux partisans
centristes37. En revanche, il serait inexact de penser que ces logiques
notabiliaires sont étrangères au fonctionnement des instances du parti - ou
qu'elles n'auraient lieu que dans un sens qui serait favorable aux supposés
« notables » centristes. Bien au contraire. L'existence et le cycle de vie des
groupements non partisans, fussent-ils largement tenus par le sort politique

36. Entretien, octobre 2001.


37. Les conditions de possibilité d'infiltration des réseaux partisans par les associations
notabiliaires dépendent aussi de l'écologie des milieux partisans tels que les définit Sawicki (F.),
Les réseaux du Parti socialiste. Sociologie d'un milieu partisan, Paris, Belin, 1997.
64 Politix n° 65

qui est réservé à leurs leaders, doivent aussi leur plasticité à ce qui se joue
dans les arènes du parti et à l'histoire des coups échangés entre tous ses
dirigeants. Selon le sens et l'issue des affrontements pour l'obtention des
postes dirigeants, ces groupements tiennent lieu de base arrière, de lieu de
repli ou de vivier partisan. Ils sont inscrits dans l'ensemble des
interdépendances qui délimitent ce qu'il convient d'appeler la configuration
sociale du parti centriste.
Ces cas de figure rapidement évoqués - et qui auraient pu être multipliés
tellement ces modes de faire caractérisent l'activité des élus de la droite
modérée - permettent de mettre en exergue quelques-unes des propriétés
d'ordre notabiliaire que l'on peut imputer aux élus UDF dont il vient d'être
question. En premier lieu, ces élus sont les fondateurs d'associations à
vocation sociale ou culturelle et bénéficient en retour d'une image publique
de leader dont la légitimité repose sur l'aptitude à « faire » ou à se rendre
généreux, plus qu'à représenter abstraitement leurs concitoyens. Ils sont
perçus comme des « faiseurs de projets » salvateurs pour une ville ou pour
un département. En second lieu, l'animation de ces projets de grande
ampleur à l'échelle d'un territoire les autorise à s'engager dans de nombreux
échanges politiques qui rendent possibles la distribution personnalisée de
faveurs matérielles et de signes de reconnaissance. Enfin, il est clair que loin
de leur assurer une carrière politique solitaire, ces mobilisations sociales
permettent à leurs initiateurs de contrôler avec précision les enjeux
proprement partisans. Ce qui signifie que leur notabilisation ne s'oppose pas
à un destin dans le parti. Bien au contraire, elle est le plus fréquemment un
des moyens pour ces dirigeants d'incarner mieux que d'autres l'idéal
partisan.

Aux origines des carrières notabiliaires

II peut être tentant d'interpréter ces carrières notabiliaires comme étant le fait
d'un personnel politique socialement et économiquement privilégié. C'est en
général un des présupposés que véhicule le terme de notable. Nos analyses
concernant les dirigeants de l'UDF nous invitent pourtant à ne pas céder à
cette hypothèse restrictive. Surtout, elles nous incitent à ne pas déduire
mécaniquement leurs manières de vivre, les façons dont ils exercent le métier
politique, etc., de leurs origines sociales. On s'interdirait autrement de
comprendre pourquoi nombre d'entre eux sont issus de milieux plutôt
modestes. Pour tenter de saisir pourquoi ces agents sociaux ont fini par se
comporter en notable, il nous paraît donc plus judicieux de nous arrêter sur
certains aspects de leur parcours où l'apprentissage de savoir-faire militants
paraît plus décisif que le seul héritage économique ou réputationnel - si tant
est qu'il soit possible d'isoler statistiquement ces deux facteurs et d'en mesurer
exactement l'influence. Sans conteste, leur éducation religieuse, leur
Le parti comme fabrique de notables 65

implication dans les activités caritatives de l'Eglise et l'intériorisation d'une foi


en la valeur de l'engagement envers autrui ont eu un rôle majeur en ce qui
concerne leur goût pour l'action collective et leur préférence pour la défense
de causes non politiques. D'autre part, leur notabilisation ne peut être
comprise qu'à la condition de mettre au jour certaines des contraintes que
l'UDF impose à ceux qui souhaitent la représenter. Il semble bien que la
notabilité chez les centristes fasse partie des qualités souvent indispensables
pour rejoindre une organisation qui ne dispose pas d'une importante
bureaucratie.

L'apprentissage de savoir-faire spécifiques

Tableau 1. Origines socioprofessionnelles des députés français^ (1997-2002)

PC RCV PS UDF DL RPR NI Ensemble


Agriculteurs 8,8 3,3 1,6 5,9 2,5 5,5 0 3,4
Chefs
d'entreprise 0 3,3 2,8 7,4 12,5 18,7 100 8,5
Cadres, 5,8 10 15,2 13,4 22,5 16,4 0 15,1
Ingénieurs
Divers 14,7 3,3 11,2 17,9 20 11 0 12,3
Professions 3 14,4 17
libérales 16,6 19,4 30 20,3 0
Fonctionnaires 11,8 20 18,8 19,4 7,5 14 0 16,4
Enseignants 20,6 33,5 28,8 12,2 0 11,7 0 20
Journalistes 0 6,6 1,6 4,5 0 0,8 0 1,8
Employés 23,5 3,4 5,6 0 5 1,6 0 4,8
Ouvriers 11,8 0 0 0 0 0 0 0,7
100 100 100 100 100 100 100 100
TOTAL (N = 34) (N = 31) (N = 282) (N = 61) (N = 39) (N = 125) (N = 5) (N = 577)
Les données sont indiquées en pourcentage. PC : Parti communiste ; RCV : Radicaux,
Mouvements des citoyens et Verts ; PS : Parti socialiste ; UDF : Union pour la démocratie
française ; DL : Démocratie libérale ; RPR : Rassemblement pour la République ; NI : non inscrits.

Au vu des données statistiques sur les origines socioprofessionnelles par


groupe politique des parlementaires français, de toute évidence, rien ne
permet d'affirmer que les élus de l'UDF présentent des propriétés sociales

38. Ces données ont été élaborées par nos soins à partir des biographies officielles des députés,
disponibles aux services de documentation de l'Assemblée nationale (à savoir les fiches
individuelles fournies par l'administration, complétées dans certains cas par des données tirées
de la revue Profession politique).
66 Politix n° 65

très originales. A l'instar de leurs homologues de gauche et de droite, ils


appartiennent certes en plus grand nombre aux couches sociales élevées,
mais quand on y regarde de plus près, il n'est pas vrai d'affirmer qu'ils
portent plus que les autres les marques de la noblesse sociale. Comme le
montre le tableau 1, la morphologie du groupe des députés centristes durant
la onzième législature39 paraît en effet assez proche de celles que présentent
le Parti socialiste et le parti gaulliste.
A l'encontre d'analyses statistiques montrant que la droite modérée
rassemblait en forte proportion des agents sociaux liés au secteur de
l'entreprise ou à celui des professions libérales, l'UDF paraît plutôt se
conformer aux règles générales de la promotion du personnel politique. Elle
paraît ici plus proche socialement du Parti socialiste que de ses concurrents
de droite. On peut ainsi constater que la catégorie des fonctionnaires - y
compris les fonctionnaires territoriaux - et des enseignants est le groupe
modal. De même, étonnamment, ceux que l'on range dans les « divers »
représentent presque un cinquième du groupe. Au sein de cette catégorie,
dont la constitution est très variable selon les formations politiques, plus de
85 % des élus UDF n'ont pas eu d'autre activité professionnelle que celle qui
est directement liée au métier politique40. Enfin, au sein des cadres et des
ingénieurs ainsi que parmi ceux qui ont exercé une profession libérale, on
repère un nombre très important d'agents dont le secteur d'activité est soit
strictement intégré à l'économie du secteur public - on pense aux nombreux
professeurs de médecine par exemple - soit dépendant de ce dernier en
matière de financement. Autrement dit, peu d'éléments en termes de capital
social ou socioprofessionnel distinguent les députés UDF du reste de la
classe politique. On pourrait d'ailleurs prolonger la perspective et montrer
que sur de nombreux points, ils présentent de légers handicaps en termes de
capital culturel ou scolaire par rapport au personnel gaulliste ou au
personnel socialiste. L'UDF a moins de hauts fonctionnaires que le Parti
socialiste ou le RPR (l'UMP depuis 2002) et, globalement, ses représentants
sont un peu moins diplômés. A quelques détails près, si nous avions choisi
de nous arrêter sur le groupe des sénateurs, nous aurions obtenu les mêmes
résultats.

39. Nos résultats qui portent sur la douzième législature sont à peu près identiques, à ceci près
que la catégorie des agriculteurs et celle des professions libérales ont diminué. Cependant, cette
tendance, voire cette normalisation, est à analyser avec prudence étant donné que le groupe
UDF à l'Assemblée nationale ne compte désormais que trente députés.
40. En ce qui concerne les élus de l'UDF, ils ont été assistants parlementaires ou collaborateurs
d'élus dans telle ou telle collectivité territoriale ; 20 % d'entre eux ont été salariés dans un parti
politique de façon plus ou moins intermittente.
Le parti comme fabrique de notables 67

Tableau 2. Indices de socialisation religieuse et d'expériences associatives des responsables


de l'UDF*>U1997-2002)

Indices de socialisation religieuse


Education religieuse
- Parents catholiques pratiquants 97
- Fréquentation du catéchisme 91
- Enseignement scolaire catholique 58
- Encore pratiquant 82
Expériences associatives dans le monde catholique 90
Engagements religieux divers (enfants de cœur, chorale, etc.) 85
- Scoutisme 54
-JAC/JEC/JOC 51
- Activités caritatives 64
Engagements associatifs non catholiques 68
Adhésion à un mouvement (politique) de jeunesse 13
Adhésion à un syndicat 54
- centrale syndicale (CGT, FO, CFTC, CFDT, FNSEA, etc.) 10
- Syndicat professionnel autonome 44
Associations économiques (CCI, CJD, etc.) 18
Adhésion à des associations socioculturelles 32
Aucun engagement 1
Les données sont indiquées en pourcentage.

Notre démarche ici ne consiste pas à nier le poids des origines sociales.
Celles-ci sont déterminantes. Cependant, elles n'épuisent pas les raisons qui
font des élus de l'UDF des agents politiques qui exercent leur profession de
façon assez indépendante en puisant une bonne part de leurs ressources
dans des réseaux autres que partisans. Nous pensons qu'il faut plutôt
rechercher les causes de leur réussite et de leur manière de se comporter en

41. Ce tableau a été réalisé à partir des données concernant, pour la période 1997-2002,
l'ensemble des députés et sénateurs UDF (N = 132) et des présidents des 95 fédérations
départementales du parti qui ne sont pas parlementaires (N = 33), soit un échantillon total de
165 personnes. Notons que les 65 membres du comité exécutif de l'UDF sont soit parlementaires
(55), soit présidents de fédération (10). Ces données proviennent des réponses à un
questionnaire (92 réponses) ainsi que d'entretiens (80) auprès des cadres dirigeants de l'UDF,
complétés par des informations fournies par la direction de l'UDF.
68 Politix n° 65

notable dans leurs carrières militantes. Car contrairement à ce que l'on


suppose généralement lorsque l'on étudie les cadres de la droite modérée, la
plupart d'entre eux, avant d'embrasser une carrière d'élu, se sont révélés
être d'extraordinaires porte-parole dans diverses mobilisations, voire des
« faiseurs de collectifs » dans le champ de la société civile. Cette réalité est
souvent ignorée car la plupart du temps ces activités associatives et ces rôles
de leaders dans des organisations diverses ont existé au sein d'espace
sociaux peu politisés comme ceux de l'action caritative, de la culture, du
bénévolat en faveur de l'insertion, du syndicalisme catégoriel ou de la
formation professionnelle. Sans conteste, la socialisation religieuse de
l'immense majorité de ces élus est au départ de ces histoires militantes. Car
non seulement la plupart des élus UDF ont été élevés dans la tradition
catholique mais de plus, ils ont fait - et font encore - partie des membres les
plus actifs de l'Eglise, pour en assurer le rayonnement et favoriser sa
présence dans les secteurs de la solidarité et de l'économie sociale. Au cours
de ces expériences précoces, ces élus ont appris à s'investir dans le travail
sur autrui, à s'en faire une foi pratique et à acquérir de l'expertise en matière
d'organisation des effectifs bénévoles ou salariés. Ces compétences
gestionnaires et relationnelles, qui leur ont été inculquées dès l'enfance, sont
pour eux de véritables catalogues de savoir-faire en matière d'animation
sociale et politique. Le nombre important d'anciens chefs-scouts, d'anciens
responsables des mouvements d'action catholique - Jeunesses agricole
chrétienne (JAC), Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), Jeunesse ouvrière
chrétienne (JOC) -, d'éducateurs de camps de vacances et d'animateurs
paroissiaux (catéchisme, chorale, etc.), comme le prouve le tableau 2,
attestent de l'acquisition d'outils susceptibles de s'ajouter au répertoire
d'action des professionnels de la politique.
Ainsi, le don d'ubiquité sociale dont les responsables centristes peuvent se
prévaloir aujourd'hui semble être moins le fait de la captation passive d'un
héritage notabiliaire que le résultat d'un apprentissage exigeant, au sein de
l'Eglise essentiellement, des manières d'animer la vie sociale et de se rendre
disponible aux autres. C'est donc au sein du champ religieux qu'ils ont
d'une part appris à fabriquer de la mobilisation, à orienter leurs activités
vers la demande de biens d'entraide, etc., et qu'ils ont accumulé d'autre part
un capital relationnel faisant d'eux des « notables locaux ». Des notables
dans le parti pourrait-on dire aussi, car moins qu'une plus grande fortune
familiale, de meilleures études ou des ressources socioprofessionnelles plus
prestigieuses, c'est cet activisme associatif qui les distingue réellement de
leurs mandants à l'UDF. Ils ont eu un peu plus que ces derniers des
expériences de dévouement et ont été plus souvent qu'eux les fondateurs ou
les figures de proue des actions associatives directement ou indirectement
encadrées par des hommes d'Eglise. Par ailleurs, on peut supposer que leur
propension à animer la vie militante et politique à l'écart des institutions
partisanes, voire à dissoudre les enjeux politiques dans des causes
Le parti comme fabrique de notables 69

généreuses n'est pas complètement étrangère au rapport ambivalent - fait


d'attraction et de répulsion - que les catholiques de droite ont longtemps
entretenu - et entretiennent encore - avec la politique et plus précisément
avec l'engagement partisan. Leur entrée en politique, loin de suspendre leur
goût pour ces services bénévoles, a accompagné voire amplifié l'expression
publique de leur dévouement. L'identité de notable qu'on leur assigne
résulte donc pour une large part de ces carrières militantes. Celles-ci ont
durablement imprégné ce que l'on pourrait appeler l'éthos des dirigeants de
l'UDF.

Entrer dans le parti en héros

Leur passé de militant associatif ayant accumulé un portefeuille relationnel


très dense doit être enfin considéré comme une des conditions
déterminantes de l'accession aux postes de dirigeant dans l'UDF. C'est grâce
à ce capital social et aux savoir-faire constitutifs de cette ressource que ces
agents ont pu s'imposer en tant que leaders peu contestés au sein des
fédérations départementales du mouvement. En d'autres termes, l'UDF
choisit autant ses notables que les notables la choisissent pour accéder aux
positions de pouvoir. Cette sélection des dirigeants repose sur deux
principes d'action repérables dans l'institution partisane. En premier lieu,
pour réussir dans le parti, il faut pouvoir compenser la faiblesse de ses
structures bureaucratiques par un apport personnel en termes de ressources
humaines, financières et réputationnelles. C'est à cette condition que les
candidats aux fonctions dirigeantes peuvent en peu de temps bâtir ou
remettre sur pied une organisation politique locale laissée plus ou mois en
jachère par leurs prédécesseurs. Ces mouvements cycliques de dissociation
partielle, du fait de l'histoire de ce parti, sont la cause et la conséquence de
ces successions chaotiques où, à chaque fois, une figure notabiliaire en fin de
carrière abandonne ses titres en partant avec une grosse partie des militants.
A chaque fin de règne, tout est à refaire dans la fédération, et ce malgré la
fidélité d'un lot d'adhérents. Le crédit social acquis dans le champ de la
société civile dont peuvent se prévaloir les candidats à la succession dans
telle ou telle fédération fonctionne dès lors comme une légitimité à
représenter ipso facto les adhérents en attente de porte-parole et une solution
pratique pour redonner de la vigueur aux sections locales. Les impressions
que nous ont livrées les dirigeants actuels de l'UDF à propos de leur entrée
dans l'institution confirment cette règle du renouvellement des cadres.
D'après leurs récits, dans les tous premiers temps, ils ont été obligés de
porter à bout de bras la fédération qu'ils ont investie et d'aménager un
nouveau cadre partisan. Paradoxalement, entrer dans le parti en notable
exige de remplir toutes sortes de tâches habituellement dévolues aux
adhérents de base. Le témoignage de Gilles Artigues est à ce titre
significatif :
70 Politix n° 65

« Quand j'ai pris la fédération, ça vivotait. J'ai tout relancé et puis j'ai fait de
l'animation, des dîners-débats, des actions dans la ville. Il fallait que les gens
nous voient et nous connaissent, nous avions perdu l'âme militante.
Aujourd'hui, j'ai réussi à remettre de l'ordre et de la joie. Les jeunes que j'ai
amenés y sont pour beaucoup. Maintenant, notre section fait peur à droite. Ils
sont étonnés de voir des centristes aussi actifs et nombreux. Mais je vais vous
dire, il ne faut pas avoir peur de passer l'aspirateur ou de faire les carreaux là-
dedans. Soit on le fait, soit il n'y a rien42 ! »
Faire venir des adhérents en reversant une partie de leurs réseaux associatifs
dans le parti, créer de la convivialité, exhorter les membres de l'UDF locale à
se saisir des problèmes qui traversent le territoire, assumer d'une façon ou
d'une autre les charges d'activité de la fédération et réinsérer l'organisation
dans une formation sociale locale, etc., tels ont été les mérites reconnus à ces
nouveaux entrants par leurs mandants. Ces arrivées triomphales dans le
parti, sans nul doute, sont au principe d'une représentation héroïque du rôle
de dirigeant. Les efforts que ces derniers ont consentis pour redonner à leur
mouvement toutes les marques institutionnelles socialement reconnues aux
groupements politiques les convainquent qu'ils sont les uniques dépositaires
du label partisan. Ces expériences singulières, au cours desquelles ont été
actualisées de fortes dispositions sociales à produire de l'action collective, les
ont définitivement conduit à penser qu'ils ne doivent rien à leur
organisation mais bien au contraire qu'ils lui ont gracieusement tout donné.
Cette conviction tenace s'accorde d'autant mieux avec leurs pratiques
notabiliaires qu'ils se vivent comme des agents politiques indépendants qui
veillent à consolider les frontières symboliques et pratiques des groupes
sociaux qu'ils animent. Ne rien devoir au parti justifie donc de ne pas tout
mélanger. Et ce d'autant plus que les élus UDF que nous avons étudiés sont
persuadés que leur existence publique tient beaucoup plus à ce qu'ils savent
faire au sein de la société civile qu'à ce qu'ils peuvent attendre de leur parti.
L'extrait d'entretien suivant, avec H. Morin, en offre une illustration :
« Cette association [l'"Association pour la réunification de la Normandie"],
c'est mon assurance-vie politique. Si je mets tout dans le parti, je prends le
risque de tout perdre. Et en plus, cette association n'a plus de sens. Si ça va
mal pour moi, je ne peux plus rien faire. Il faut apprendre à être autonome,
surtout à l'UDF où on ne sait jamais si nous allons tenir longtemps ensemble.
Vouloir réunifier la Normandie, et j'y crois, c'est tout de même plus positif
pour les citoyens que d'être président de la fédération UDF dans l'Eure,
non ? »

42. Entretien réalisé en septembre 2002. G. Artigues est adjoint au maire de Saint-Etienne,
chargé des associations et de la démocratie locale. Il est député UDF de la première
circonscription de la Loire. Dans la ville stéphanoise, cet ancien professeur d'histoire-
géographie de l'enseignement catholique est notamment connu pour ses initiatives en faveur
des jeunes des paroisses. Sur le modèle du Mouvement eucharistique des jeunes (MEJ), il a créé
l'association « Jeunes pour la foi » qui rassemble plus d'une centaine de membres.
Le parti comme fabrique de notables 71

Un dernier aspect, qui concerne ces carrières politiques héroïques, amène,


d'autre part, à relativiser le pouvoir d'autoconsécration des dirigeants
locaux de l'UDF. Il serait en effet erroné de penser qu'il leur a suffi d'exhiber
les signes de la notabilité, à un moment donné, du haut de leur réputation
d'animateur social, pour prendre naturellement place dans les rangs du parti
centriste - comme si leur rencontre avec l'institution avait abouti au terme
d'une démarche unilatérale et sans qu'ils aient eu à se rendre compatibles
idéologiquement et pratiquement avec les membres déjà en place. Nos
observations régulières au siège national de l'UDF, au sein du service des
fédérations entre autres, nous ont permis de mettre au jour un des
phénomènes organisationnels récurrents qui peut expliquer pourquoi l'UDF
rassemble en son sein un type déterminé de professionnels de la politique.
Et, là encore, le faible degré d'objectivation des règles bureaucratiques qui
soutiennent les pratiques partisanes aide à saisir comment la direction du
groupement contribue à reproduire les carrières de type notabiliaire.
Pour consolider le parti dans les différents territoires, la tâche essentielle des
permanents de l'UDF consiste ainsi à repérer dans chaque département,
chaque zone rurale ou chaque ville relativement dense, les personnalités
susceptibles de porter victorieusement les emblèmes de la formation et
d'accroître les effectifs d'adhérents. Le travail de démarchage que les salariés
de l'UDF engagent alors porte sur la détection d'individus ayant une bonne
implantation dans les secteurs de la vie sociale tels que les univers
syndicaux, associatifs et professionnels. Selon les propres termes d'un des
responsables des fédérations de l'UDF, il faut susciter des vocations pour le
métier politique parmi les « notables locaux » :
« Pour remonter une fédération, qu'est-ce que l'on fait ? C'est simple, en
général, on va repérer le notable du coin : un médecin, un chef d'entreprise
assez social, un responsable d'associations dans le secteur social qui peut
attirer du monde avec lui. On va dénicher des gens qui connaissent des gens.
Si ça marche, on s'arrange pour lui donner la fédération et le lancer [...]. Le
seul problème c'est qu'ils peuvent partir et nous lâcher du jour au
lendemain43. »
On le voit, la plupart du temps, la construction d* la carrière des
entrepreneurs politiques au sein du parti centriste tient autant à l'existence
d'agents sociaux ayant un fort capital relationnel dans une configuration
donnée qu'aux modes de sélection privilégiés par les responsables
administratifs de cette formation. En dernier instance, ce sont ces derniers
qui leur accordent ou non les investitures. On en veut pour preuve le fait
que, régulièrement, les responsables des fédérations reçoivent des
candidatures spontanées et s'attachent à faire un tri entre les personnalités
qui revendiquent leur qualité d'éligible. Par ailleurs, ce repérage effectué à

43. Entretien, juin 2002.


72 Politix n° 65

partir du siège du parti s'opère selon des critères idéologiques et sociaux


précis. Les permanents cherchent systématiquement à s'appuyer sur des
réseaux d'interconnaissance qu'ils savent proches de leur sensibilité
politique, ainsi que le fait remarquer un autre des responsables des
fédérations de l'UDF :
« On va puiser dans des cercles connus en général. On intervient dans des
réseaux comme les syndicats agricoles, les chambres d'agriculture, comme
ceux issus de la JAC et du Centre national des jeunes agriculteurs. C'est vrai
que dans les associations d'aide à domicile, il peut y avoir des gens que l'on
sent bien. Dans les villes, on retrouve certains milieux catholiques, des
associations type LICRA, Restos du cœur, Secours catholique. Parfois, ce sont
des parents d'élève de la PEEP ou alors des gens qui ont fait un gros travail en
matière d'insertion ou d'intégration [...]. C'est de plus en plus un travail de
fourmi car les réseaux de la démocratie chrétienne disparaissent, non pas
tellement les individus mais les structures44. »

Ainsi, vu sous cet angle, on peut considérer que le parti centriste, en raison
des croyances et des savoir-faire qui sont partagés par ses membres et des
règles qui définissent son inscription sociale dans des territoires donnés,
favorise l'émergence d'un personnel politique fortement notabilisé. Elle
suscite en quelque sorte des destins héroïques en désignant des individus
réputés pour leurs qualités d'entrepreneurs de cause et, à l'image de certains
catholiques, particulièrement habiles dans la gestion différenciée du social et
du politique45. Pour autant, il serait inexact d'affirmer que l'UDF est la seule
formation politique à susciter ce genre de vocation au métier d'élu. Il serait
intéressant alors de montrer comment on devient « notable » dans d'autres
partis politiques pour saisir avec encore plus de finesse les mécanismes qui
sont à l'œuvre dans la production partisane de la notabilité.

44. Entretien, février 2002.


45. Sur la question des « frontières » entre le social et le politique, cf. l'ensemble des
contributions réunies dans Lagroye (].), dir., La politisation, Paris, Belin, 2003.

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