Vous êtes sur la page 1sur 17

UNE JEUNE FEMME EN CAMPAGNE

Participation observante des élections législatives de 2012

Maud Navarre

ENS Paris-Saclay | « Terrains & travaux »

2015/1 N° 26 | pages 223 à 238


© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
ISSN 1627-9506
DOI 10.3917/tt.026.0223
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-terrains-et-travaux-2015-1-page-223.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour ENS Paris-Saclay.


© ENS Paris-Saclay. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


enquête z

Maud Navarre

Une jeune femme en campagne


Participation observante des élections
législatives de 2012
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
z z z Résumé
Cet article interroge les usages de la féminité pendant les élections législatives de 2012,
grâce à une participation observante menée en tant que candidate pour le parti Europe
écologie - Les Verts. La fémininité associée à la jeunesse sert à l’échelle d’un parti outsider.
Elle permet de préserver les financements publics tout en réglant les conflits internes. Le fait
d’être une jeune femme favorise ainsi dans un premier temps l’accession à l’investiture au
nom du renouvellement politique. Cependant, cette stratégie voulue par les militants est dis-
créditée ensuite par les autres acteurs politiques locaux (candidats, médias, société civile) :
ces derniers utilisent la jeunesse, et surtout la féminité, pour marginaliser la candidature.
Cette ethnographie offre un apport original à la question complexe, entrelacée et non uni-
voque du genre en politique.
Mots clés : Parité, genre, âge, parti politique, élections législatives.

z z z Abstract
This article studies gender during general election in 2012. Thanks to an observant participa-
tion as candidate for an ecological party, it shows that feminity associated with youth is used
in a vote-catching purpose. Being a young woman is valued at first in the party. It avoids fi-
nancial penalties, eliminates opponents and contributes to the political renewal. However, this
strategy promoted by ecologist activists contributes to the marginalization. Political actors
(others candidates, media or voters) discredit youth and, above all, female. This ethnography
constitutes an original contribution to understand the complexity of gender issue in politic.
Keywords : Gender parity, gender, age, political party, general election.

]] Introduction

Les campagnes électorales représentent des moments particuliers de la


vie politique. Les rapports sociaux habituels sont exacerbés. Ce sont « des
séquences “d’hyper-ritualisation”, durant lesquelles les compétences des

terrains & travaux – n° 26 [2015] – 223


professionnels sont surinvesties et les rôles politiques ordinaires sont sur-
joués par les acteurs politiques » (Agrikoliansky, Heurtaux, Le Grignou,
2011 : 17) : la mise en concurrence des candidats force chacun à se posi-
tionner par rapport aux autres.
Depuis la fin des années 1990, les mesures paritaires ont modifié l’orga-
nisation des élections : les partis doivent présenter autant de femmes que
d’hommes lors des scrutins de liste et dans le cadre des élections dépar-
tementales qui se déroulent au scrutin binominal (élection d’un homme
et d’une femme). Lors de leurs premières applications, ces mesures ont
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
réactualisé une représentation différentialiste des sexes, contribuant à un
« backlash » (Achin et alii, 2007 : 127) : la désignation de femmes a fait
ressurgir des représentations traditionnelles des sexes. Les candidates
ont incarné le « renouvellement » grâce à des qualités réputées féminines
comme l’écoute, l’attention, le pragmatisme, le souci des autres, etc. Autant
de « qualités » au regard des attitudes attribuées aux hommes (recherche
de l’intérêt personnel ou de celui du parti, « magouille » voire corruption).
Lors des élections législatives, les mesures paritaires sont moins contrai-
gnantes. Seules des sanctions financières sont retenues. L’Assemblée na-
tionale peine à se féminiser pour cette raison. Les partis qui récoltent le
plus de voix peuvent se dispenser d’une partie de leur financement public
et préserver les leaders déjà en place qui les représentent. Les partis qui
récoltent le moins de suffrages dépendent davantage des financements
publics et tendent pour cette raison à respecter un peu plus la parité lors
de la désignation des candidats (Achin et alii, 2007). Comment s’opère la
féminisation des candidatures dans ces contextes où la mesure paritaire
est légalement moins contraignante, à l’instar du scrutin législatif ? Quels
usages font les acteurs politiques (candidats, élus, militants d’un parti,
électeurs) de la féminité ?
De précédents travaux montrent que la féminité a difficilement pu consti-
tuer une ressource lors des élections législatives (Lévêque, 2005) pour des
raisons conjoncturelles - par exemple, la réorientation des thèmes de cam-
pagne suite au « choc » du 21 avril 2002 où le candidat du Front national
accède au second tour de l’élection présidentielle - et structurelles, c’est-
à-dire liées à la nature de ces élections qui consacrent les élus « profes-
sionnels » et incitent au conformisme plus qu’au changement. L’identité
de femme est difficilement mobilisable et valorisée sur la scène électorale,
comme dans les instances partisanes. Dans ces dernières, quelques obser-
vations, à l’instar de celles menées par Marion Paoletti, tendent à mon-
trer qu’il faut contrôler les rapports de genre pour essayer d’incarner un
« neutre politique » auprès des militants (Paoletti, 2004 : 128).

224 – terrains & travaux – n° 26 [2015]


Cet article interroge ces constats à l’occasion des élections législatives
de 2012. J’ai1 réalisé une « participation observante » en tant que candi-
date pour le parti Europe écologie - Les Verts (EELV). Contrairement
aux précédentes observations, cette ethnographie du genre en campagne
montre que les rapports entre les femmes et les hommes se manifestent
depuis l’investiture au sein du parti jusqu’aux activités militantes (distri-
bution de tracts, réunions publiques, interventions dans les médias locaux,
etc.). La démarche de participation observante adoptée révèle la plasticité
des rapports de genre : ils varient selon les contextes, la féminité pouvant
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
être tour-à-tour un avantage et un inconvénient. En outre, second ensei-
gnement, le genre opère rarement seul. Il se combine à d’autres rapports
sociaux, notamment l’âge (la jeunesse dans mon cas) pour produire une
plus-value dans la compétition électorale ou au contraire, discréditer la
candidature.
Après avoir explicitée la position adoptée sur le terrain, ce texte présentera
dans un deuxième temps les usages de la féminité au sein du parti Europe
écologie - Les Verts. Dans le cadre des élections législatives de 2012, le fait
d’être une femme, jeune de surcroît, constitue une ressource pour le parti
qui se trouve dans une configuration politique spécifique. En effet, c’est
parce qu’il est dans le « creux de la vague » que les militants recherchent
des candidats supposés attirer les électeurs, car représentant des alterna-
tives face aux établis du champ politique. En dehors du parti, comme nous
le verrons dans un troisième temps, la féminité est davantage vectrice de
discrédit. Par contre, la jeunesse demeure relativement attractive.

]] Une participation observante

Mon engagement militant fut premier par rapport à celui de chercheur.


En me portant candidate, je suis passée du statut d’outsider à celui d’in-
sider : j’ai adopté et expérimenté par moi-même les conditions du mili-
tantisme écologiste. Ceci ne fut pas sans conséquence sur ma recherche :
alors que j’avais engagé la rédaction de ma thèse (Navarre, 2015), cette
expérience de candidate l’a interrompue de décembre 2011 à juin 2012.
Mon engagement ethnographique relève ainsi davantage d’une « partici-
pation observante » que d’une « observation participante ». En référence

1. La première personne du singulier est privilégiée au pluriel de majesté, en référence au « je méthodolo-
gique » de rigueur dans le cadre d’une participation observante. Il exprime une « séquence biographique du
chercheur » spécifique (Olivier de Sardan, 2000 : 442), avec une implication particulière faisant appel à la
subjectivité.

terrains & travaux – n° 26 [2015] – 225


aux analyses de Bastien Soulé, deux autres raisons m’amènent à décrire
ainsi mon positionnement sur le terrain : « une participation intense éclip-
sant momentanément la lucidité et la disponibilité intellectuelle du cher-
cheur » (Soulé, 2007 : 134) et la volonté d’expérimenter par moi-même
les phénomènes observés et non pas de les regarder de l’extérieur, ce qu’il
appelle la « conversion expérientielle à un terrain ou à un rôle particulier »
et qui relève de la phénoménologie (Soulé, 2007 : 132).
Ce positionnement n’est pas sans conséquence quant aux données recueil-
lies. Dans les premiers mois (de juillet à décembre 2011), j’étais davantage
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
militante qu’observatrice. Sans jamais perdre l’espoir de pouvoir utiliser
pour ma recherche une expérience de candidate, je n’étais pas assurée de
pouvoir l’être. J’avais seulement déposé une candidature à l’investiture :
encore jeune militante, encartée depuis le mois de juin pour pouvoir parti-
ciper à la désignation du candidat aux élections présidentielles et sans res-
ponsabilité, je n’étais pas associée aux réunions du bureau qui constituent
l’essentiel des activités de ce groupe au nombre de militants actifs limité
(une dizaine de personnes). Les possibilités d’observer étaient donc res-
treintes et présentaient à mes yeux une démarche fastidieuse, ignorant les
usages possibles de ce matériau pour la recherche. Ce n’est que lorsque j’ai
été officiellement investie que j’ai commencé à consigner systématique les
activités militantes, dans un carnet de notes. Il m’a alors fallu reconstruire
a posteriori les étapes qui ont conduit à l’investiture, en mobilisant ma
mémoire et pour en contrôler les oublis, celle d’un ami devenu membre du
parti quelques semaines avant moi, action qui m’a déterminée à prendre
une carte d’adhérent à mon tour2. Tout au long de cette année d’observa-
tion, je n’ai pas révélé ma recherche dans la mesure où elle était dissociée
de l’engagement partisan dans un premier temps et qu’ensuite, lorsque j’ai
commencé à recueillir systématiquement les données, j’ai considéré que la
révéler risquait de modifier le comportement des militants. Ce fut le cas
dans d’autres études menées auprès de candidates et d’élues. Une « co-
construction du genre par les enquêtés et les enquêtrices et enquêteurs »
s’est opérée (Bargel, Fassin, Latté, 2007 : 73). Elle a contribué à exacerber
les rapports sociaux de sexe dans les interprétations de certaines situations
qu’ont livrées les enquêtés.
Deux limites peuvent être évoquées concernant ce travail de terrain. Tout
d’abord, je me suis heurtée à un effet d’« enclicage » (Olivier de Sardan,
1995 ; Aït-Aoudia et alii, 2010 : 26). Mon intégration s’est déroulée par

2. Ceci explique la moindre précision du récit de l’investiture (absence de discours entre acteurs impliqués ;
certains éléments de contextualisation manquants).

226 – terrains & travaux – n° 26 [2015]


l’intermédiaire d’acteurs d’une tendance écologiste minoritaire au sein des
instances nationales du parti, mais majoritaire localement. La tendance
« Duflot » qui dirige alors le parti au niveau national n’est pas représentée
dans le département. Seulement deux tendances transparaissent explici-
tement : celle de la motion « Envie », proche de l’extrême gauche et celle
« cohn-bendiste ». Ce sont les membres de la première tendance qui ont
organisé les élections de 2012 et les activités militantes. Mes observations se
sont donc limitées à ce groupe dans un premier temps. L’effet d’« enclicage »
a été levé par la suite, lorsque le porte-parole local cohn-bendiste m’a aidé
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
en mobilisant son réseau. Les observations ont ainsi été menées auprès des
militants de chaque tendance partisane du groupe départemental.
Une seconde limite réside dans le statut de l’observateur. Comme le rap-
pelle Daniel Cefaï, dans toute enquête ethnographique, « le principal mé-
dium de l’enquête est l’expérience incarnée de l’enquêteur » (Cefaï, 2010 :
7). L’enquêteur est en même temps un acteur du terrain dans lequel il est
inséré. Pour objectiver ses observations, il lui faut identifier la position
qu’il occupe. Mon positionnement ne fut pas anodin puisque dès les pre-
miers mois, j’ai défendu la parité et la nécessité de présenter des femmes,
que ce soit lors de la candidature à l’investiture ou au sein des instances
locales du parti, en proposant un amendement au règlement intérieur afin
que les fonctions de porte-parole soient occupées par un binôme homme-
femme. Clairement pro-paritaire, je ne revendiquais pour autant aucune
différence entre les femmes et les hommes. Durant la campagne, j’ai suivi
le positionnement des acteurs locaux, en ne mobilisant les « qualités » tra-
ditionnellement attribuées aux femmes que s’ils y invitaient.

]] Les conditions de valorisation de la féminité


au sein du parti

Deux conditions ont permis mon investiture. Elles sont présentées succes-
sivement dans cette deuxième partie. Il s’agit tout d’abord de la position
spécifique qu’occupe Europe écologie – Les Verts sur l’échiquier politique :
celle d’outsider en déclin. Ma désignation permettait ensuite de respecter
la parité et ainsi, de préserver les financements publics du parti, tout en
éliminant discrètement des adversaires internes.

Europe écologie – Les Verts, un parti dans le « creux de la vague »


Les écologistes apparaissent comme des outsiders à l’approche des élec-
tions législatives de 2012. Depuis 2009, date d’apparition du rassemble-

terrains & travaux – n° 26 [2015] – 227


ment Europe écologie - Les Verts, le parti s’illustre par des scores élec-
toraux relativement élevés. Lors des élections européennes tout d’abord,
les écologistes ont fait jeu égal avec les listes socialistes (respectivement
16,28 % des voix et 16,48 % au niveau national3). Dans le départe-
ment observé, un territoire plutôt rural du nord-est de la France dont
la population se concentre autour d’une ville de taille moyenne (30 000
habitants), leur score est proche de celui des socialistes (respectivement
14 % des voix et 14,6 %). Ces suffrages favorables se confirment lors des
élections régionales de 2010. Dans la région, les écologistes obtiennent
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
9,8 % des voix. Ils manquent de peu la possibilité de se maintenir au
second tour. Les négociations s’entament avec le président sortant socia-
liste, mais les écologistes ne sont pas en position de force, n’ayant pas
d’autre solution pour rester candidat que de rejoindre la liste d’union
de la gauche. Six candidats verts sont élus, comme lors du précédent
mandat. L’espoir suscité par les scores des élections européennes peine à
se concrétiser au niveau local. Les élections cantonales partielles de 2011
le confirment. Dans le département observé, cinq candidats écologistes
se présentent parmi les vingt-deux cantons à pourvoir. Ils recueillent
17 % des voix en moyenne, grâce à des alliances avec les socialistes dans
chaque canton brigué. Dans les trois cantons autour de la plus grande
ville du département, leurs scores frôlent, voire dépassent les 20 % tandis
qu’ils peinent à s’illustrer dans les zones les plus rurales, maillées par un
réseau historique d’élus de droite, relativement semblable à celui décrit
par Marc Abélès notamment (Abélès, 1989). Malgré l’espoir suscité par
les alliances avec les socialistes, ces résultats ne permettent pas aux éco-
logistes de remporter un canton.
Au fil des renouvellements, l’élan des élections européennes s’est érodé.
Les alliances ponctuelles avec les socialistes, comme lors des cantonales de
2011, permettent d’obtenir des scores relativement élevés, sans pour autant
faire élire des candidats. Après la pause estivale de 2011, les écologistes du
département s’interrogent sur la stratégie à adopter en 2012. Les résultats
de la candidate des Verts aux présidentielles de 2007 (moins de 2 %) et,
au niveau départemental, les scores des trois candidats avoisinant les 3 %
limitent les ambitions pour les élections à venir, malgré le récent regain
d’intérêt. EELV apparaît donc comme un outsider sur le déclin dans le
champ politique, en particulier au niveau local. L’objectif pour le scru-
tin législatif est de limiter l’érosion des votes. Pour ce faire, il faut non
seulement respecter la parité afin d’éviter les pénalités financières, mais

3. Source : ministère de l’Intérieur pour l’ensemble des chiffres cités dans cette partie.

228 – terrains & travaux – n° 26 [2015]


aussi présenter des candidatures féminines relativement attractives afin de
recueillir des suffrages. Comme pour d’autres factions politiques outsiders
(Giraud, 2007), faire de la politique « autrement », en désignant des can-
didats qui incarnent le renouvellement démocratique, est une tentation
séduisante pour préserver les dotations de l’État.

Recueillir des financements publics et éliminer les opposants internes


Le 10 décembre 2011 se tient la réunion du conseil politique régional
(CPR), instance responsable du respect des règles nationales lors de la
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
désignation des candidats aux élections législatives. Quelques jours plus
tôt, une désignation des candidats au niveau départemental a eu lieu. J’ai
présenté ma candidature dans deux des trois circonscriptions du dépar-
tement, face à deux hommes militants depuis plusieurs années au sein
du parti et par ailleurs membres du bureau exécutif départemental. La
répartition des candidats à l’investiture était inégale puisque l’une des cir-
conscriptions n’en comprenait aucun, une autre en avait deux et la der-
nière, trois (deux étant les mêmes que dans la précédente). Cette dernière
circonscription est particulièrement attractive car elle ne comprend pas de
candidat sortant. Le député de droite, élu depuis plus de quarante ans, ne
se représente pas. Le territoire inclut la ville préfecture du département,
commune la plus peuplée ainsi qu’une partie constituée d’un espace rural,
à la périphérie d’un parc naturel régional. Le vote des militants désigne
les deux hommes dans les deux circonscriptions comprenant des candi-
dats. Quelques jours plus tard, le CPR invalide les choix de l’Assemblée
générale (AG) départementale à cause du non respect de la parité. Il « cor-
rige » ce manquement en me nommant candidate dans la circonscription
de la ville préfecture sans prétendant sortant, avec une demande adressée à
l’homme désigné par les militants de me suppléer dans cette tâche. Pour-
quoi ce candidat est évincé plutôt que celui désigné dans la deuxième ?
Trois interprétations de cette décision du CPR sont livrées par différents
acteurs régionaux et départementaux. Comme en d’autres périodes élec-
torales (Achin et alii, 2007), elles confirment que la parité sert les intérêts
partisans que ce soit en préservant les financements publics ou en élimi-
nant des adversaires.
En premier lieu, il y a l’explication des représentants du département au
CPR. Un mail très formel est envoyé à ce sujet au début de la semaine
suivant la réunion régionale. Il est alors précisé : « Un tour de table de
l’ensemble des membres du CPR a donné un avis important allant dans
une volonté de limiter le cumul des mandats et des candidatures et de faire
monter des têtes nouvelles. C’est cet argument qui a permis de dégager un

terrains & travaux – n° 26 [2015] – 229


consensus, (…) au nom de la parité et du renouvellement ». Ce premier
type d’explication fait uniquement référence aux caractéristiques person-
nelles des candidats. La candidature d’une nouvelle recrue féminine est
privilégiée au détriment de celles de militants plus expérimentés.
Il y a ensuite l’explication d’une représentante du CPR qui a défendu ma
candidature. Lorsqu’elle me contacte le lendemain de la réunion, elle met
clairement en avant la parité et le renouvellement comme facteurs expli-
catifs. Cependant, pour expliquer le choix d’une circonscription plutôt que
de l’autre, elle mentionne les comportements politiques antérieurs du can-
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
didat évincé : « Il nous a fait des coups pas très sympathiques en 2002… ».
Elle évoque l’opposition de ce dernier aux instances écologistes régionales
qui voulaient présenter des candidats dans toutes les circonscriptions. Par
contre, elle tend à nuancer le poids des courants dans cette décision : « Il
est cohn-bendiste, mais ça n’a rien changé ». Dans ces deux premiers dis-
cours émanant de membres du CPR, l’argument de la parité et celui du
renouvellement sont évoqués. Un argument supplémentaire est avancé
dans le dernier cas : celui de prises de positions politiques de la part du
candidat évincé, que l’instance régionale ou du moins, certains membres
qui la dirigent, ne lui auraient pas pardonnés. Il n’est pas question expli-
citement de conflit entre tendances écologistes. Il est dans l’intérêt des
acteurs de ne pas présenter leur choix comme relevant de luttes internes,
afin de le légitimer.
Il reste pourtant un troisième type d’interprétation relevant principale-
ment de la volonté d’évincer un candidat d’une tendance écologiste oppo-
sée. Après plusieurs jours de mutisme, le porte-parole du groupe dépar-
temental candidat à l’investiture m’appelle un soir. Par téléphone, il dit
être convaincu qu’il s’agit d’une « histoire de motion » : sa tendance est
minoritaire au CPR. Selon lui, la parité interviendrait marginalement. Le
choix aurait été guidé par la volonté d’évincer un candidat ne correspon-
dant pas à la ligne politique régionale, pour préserver la candidature de
l’autre homme qui la suit.
C’est donc l’enchevêtrement de la cause paritaire défendue par un parti
outsider en déclin et ne pouvant pas se permettre pour cette raison de
perdre des financements publics, de la volonté de renouveler le person-
nel politique pour attirer l’électorat, de rancunes personnelles ainsi que
de luttes entre les différentes tendances écologistes qui semble expliquer
ma désignation. La féminité et la jeunesse, tant physiologique que mili-
tante c’est-à-dire le fait d’être novice au sein du parti, permettent dans ce
contexte d’accéder plus facilement à l’investiture. Ces caractéristiques sont
valorisées en interne, mais ce n’est pas le cas en dehors du parti.

230 – terrains & travaux – n° 26 [2015]


]] Construction et réception d’une identité stratégique
de jeune femme candidate

Une fois désignée, vient le temps de la campagne. Quelle place occupent


les rapports de genre à cette occasion ? En interne, prolongeant les raison-
nements du CPR, les militants m’encouragent à mettre en avant féminité
et jeunesse pour attirer l’électorat. Cependant, cette « identité stratégique »
(Collovald, 1988) se heurte au sexisme ordinaire des acteurs politiques
locaux : les candidats, les médias, les électeurs et les associations lui portent
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
peu de crédit.

Rapports de genre et d’âge, en jouer ou pas ?


La première étape de la campagne consiste en la réalisation des docu-
ments de propagande (affiches, profession de foi et tracts). J’ai choisi vo-
lontairement de ne valoriser ni ma féminité, ni ma jeunesse. Les courts
textes de présentation font référence à d’autres caractéristiques, notam-
ment l’origine sociale, géographique et la situation professionnelle. J’espère
retenir l’attention en tant que « fille de viticulteurs », originaire d’un vil-
lage de 350 habitants, dans cette circonscription rurale réputée pour son
agriculture. Je mentionne également mon statut d’« étudiante en sociolo-
gie » pour présenter un dynamisme, voire une ascension sociale, dans un
territoire confronté à l’exil des jeunes générations. De même, l’âge (26 ans)
n’est pas évoqué, supposant qu’il pourrait discréditer la candidature. Je sup-
pose qu’implicitement, la féminité et la jeunesse transparaîtront à travers
les photographies qui demeurent toutefois relativement sobres : portrait
sur fond gris-beige, absence de maquillage ou de bijoux, veste noire. Les
cheveux mi-longs et détachés sont les principaux marqueurs explicites de
la féminité. Les caractéristiques évoquées dans les textes sont mobilisées
dans l’objectif d’afficher un « renouvellement politique local et national »,
comme le mentionne l’un des tracts, face aux principaux candidats dans la
circonscription qui sont essentiellement des élus de la ville centre. Si cer-
tains sont relativement jeunes (une trentaine d’années), ils affichent néan-
moins plusieurs mandats et candidatures locales à leur actif. Les mesures
soutenues ne font volontairement pas référence aux inégalités entre les
hommes et les femmes afin de ne pas laisser transparaître un féminisme
trop manifeste. Bien qu’ayant songé à les évoquer dans le texte personnel,
je juge suffisants les projets pour l’égalité hommes-femmes mentionnés
dans le recto de la profession de foi commun aux candidats écologistes.
Les rappeler dans le verso paraît redondant et ne pas correspondre aux
attentes des électeurs de la circonscription. De même, j’ai parfois dénoncé

terrains & travaux – n° 26 [2015] – 231


dans mes discours le modèle de l’élu masculin carriériste, mais ce point,
abordé lors des premières réunions publiques en guise d’introduction, a
rapidement laissé la place aux questions environnementales.
Ce sont les militants écologistes qui ont érigé la féminité et, surtout, la
jeunesse, en argument de campagne. Par exemple, lors d’une réunion pré-
paratoire en mars 2012, mon suppléant et une élue municipale écologiste
insistent sur l’intérêt que présentent ces caractéristiques. Évoquant l’ho-
mogénéité des principaux candidats (des hommes âgés d’une cinquantaine
d’années pour la plupart), ils conviennent qu’elles constituent un signe de
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
distinction sur lequel il faut insister. Cet argumentaire se retrouve dans les
documents de campagne, à travers le court texte de soutien du suppléant :
« Qui mieux qu’une femme, jeune de surcroît, pour construire notre ave-
nir et celui de nos enfants ? », interroge-t-il dans la profession de foi. La
stratégie est soutenue par les adhérents mobilisés. L’un des membres du
bureau chargé du journal départemental du parti, m’y incite dans un mail
envoyé quelques jours plus tard : « N’hésite pas à jouer la carte jeune,
femme, comme cela transparaît déjà dans ta profession de foi ! Surtout
quand on voit les candidats des autres partis ! », encourage-t-il.
Au cours des différentes séances de distribution de tracts ou lors des réu-
nions publiques, les militants mobilisent souvent la thématique du renou-
vellement. Cependant, la caractéristique de femme est moins souvent
mentionnée. Par exemple, lors d’une réunion publique à la fin du mois de
mai 2012, une conseillère du parti m’introduit ainsi : « Je soutiens la candi-
date. Je l’ai moi-même été en 2007. Maintenant, il faut lancer la nouvelle
génération ! ». La plupart insistent sur la thématique du renouvellement
générationnel. La mobilisation de la féminité demeure le fait d’une per-
sonne essentiellement, le suppléant. Ses références sont empreintes d’un
discours différentialiste, d’abord sous-entendu, puis explicitement mobi-
lisé lors des derniers jours de campagne, comme si la répétition du même
discours et l’accélération de la compétition contribuaient à rendre carica-
turaux les messages transmis. Comme le travail journalistique, l’urgence
et la concurrence ne sont pas propices à l’abolition de la hiérarchie de
genre car elles incitent à transmettre des messages correspondant aux
opinions dominantes, si ce n’est aux stéréotypes (Chauvel, Le Renard,
2013). Ce registre différentialiste est poussé à son paroxysme lors de la
dernière réunion de campagne. « C’est important d’avoir des femmes en
politique parce qu’elles ont une vision spécifique de la vie : elles font moins
de bêtises que les hommes ! », lance le suppléant en introduction. La dif-
férenciation des sexes devient un gage de la vertu des femmes engagées
en politique. La dimension ritualisée de cette réunion publique contribue

232 – terrains & travaux – n° 26 [2015]


sans doute à exacerber l’expression de discours de la différence. Il s’agit de
l’ultime action de la campagne, à quelques jours du premier tour de scru-
tin. Elle regroupe le plus grand nombre de personnes et s’organise, pour
cette raison, de manière très formelle : contrairement aux autres réunions,
les intervenants sont situés sur une scène, délimitée par un fond en tissu
aux couleurs et avec le logo du parti. Elle se déroule dans la ville centre de
la circonscription. Tous ces éléments contribuent à formaliser la rencontre
et à hyper-ritualiser la mise en scène du genre à travers la mobilisation
des formes traditionnelles de féminité. Cependant, ces caractéristiques de
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
jeune femme, mobilisées stratégiquement sur incitation des militants, ne
trouvent pas un écho favorable à l’extérieur du groupe.

Des atouts limités hors du groupe militant


À l’extérieur du groupe écologiste local, la jeunesse et la féminité ne sont
pas toujours considérées comme des atouts pour être candidate. Les mé-
dias locaux ne mettent pas en avant ces caractéristiques. Leurs questions
se centrent sur la politique « politicienne » (Offerlé, 2004 : 68), celle des
alliances entre partis. Par exemple, lors d’une interview accordée à une
radio locale, le 22 mai 2012, quatre questions me sont posées. La première
concerne la manière dont se présente la campagne dans la circonscription.
La deuxième se rapporte à la première loi votée en tant que député. Les
deux dernières sont consacrées aux alliances contractées ou non avec les
autres partis politiques. De même, lors d’une interview télévisée effectuée
la veille, trois questions me sont adressées concernant l’origine de mon
engagement, les « convictions » pour la circonscription et, enfin, la perti-
nence d’une candidature écologiste, face aux faibles résultats obtenus lors
des élections présidentielles.
La dépolitisation du genre pendant les législatives s’explique sans doute
par le caractère particulièrement concurrentiel de la campagne dans la
circonscription observée. Le jeu politique est ouvert en l’absence de
candidat sortant. Le maire socialiste de la ville centre, élu depuis 2001,
affronte le candidat de l’UMP, âgé d’une trentaine d’années. Leur objec-
tif est de se présenter comme les dignes « héritiers » du député sortant,
énarque et ancien ministre dans des gouvernements de centre droit et
de gauche dits d’« ouverture ». Dans ce contexte, les figures alterna-
tives telle celle d’une jeune femme d’origine sociale modeste peinent à
émerger. D’ailleurs, la féminisation des candidatures apparaît comme un
enjeu secondaire dans l’ensemble du département. Les socialistes n’y ont
présenté aucune candidate, contrairement aux élections de 2002 et de
2007 lors desquelles l’une des trois circonscriptions était réservée à une

terrains & travaux – n° 26 [2015] – 233


femme. Quant à l’UMP, une seule candidature féminine est recensée,
celle d’une députée sortante.
Pour les acteurs de la campagne extérieurs au groupe local d’EELV (can-
didats des autres partis, milieux associatifs et électeurs), la jeunesse et la
féminité présument souvent l’incompétence. Les propos tenus par d’autres
candidats laissent penser qu’il est difficilement concevable qu’une jeune
femme puisse se présenter aux élections et a fortiori qu’elle puisse faire
campagne sans entourage masculin. Tel est le cas du prétendant socialiste.
Alors que je le croise un dimanche matin du mois de mai sur un marché,
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
il salue d’abord les trois militants qui m’aident à distribuer des tracts ce
jour-là, en s’exclamant : « Ah ! Maud est enfin accompagnée d’hommes ! ».
Puis, se tournant vers son directeur de campagne, il ajoute : « Si je suis élu,
je la prendrai comme attachée parlementaire ». À aucun moment il ne
s’adresse à moi directement, alors qu’il échange quelques minutes avec les
trois militants écologistes, avant de poursuivre sa visite dominicale.
Les autres candidats n’accordent guère plus d’importance à ma candida-
ture. Ils la commentent rarement. Le poulain de l’UMP que je croise sur
le quai d’une gare quelques jours après sa victoire s’étonne des capacités
des militants en matière d’affichage public, mais pas des miennes, alors
que j’ai participé systématiquement aux actions. D’autres se livrent à des
constats généraux et décontextualisés. Par exemple, le candidat du Front
de gauche déclare que « Les écologistes ne viennent que pour la tirelire »,
sur les ondes d’une chaîne télévisée locale au soir du premier tour, alors
que les résultats sur la circonscription nous mettent au coude-à-coude et
lui attribuent un score largement inférieur à la moyenne nationale de sa
tendance politique. Le travail militant de la candidate est rendu invisible.
Les acteurs associatifs, quant à eux, me soupçonnent d’incompétence à
cause de mon jeune âge et de ma féminité. Trois rencontres ont eu lieu avec
différentes associations ou syndicats locaux. Dans la plupart des cas, les
représentants de ces structures ont montré à l’issue des débats leur « sur-
prise » quant à ma capacité à répondre aux interrogations. Par exemple,
le président de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants
agricoles (FDSEA) commente mon intervention sur l’agriculture bio-
logique, lors d’une rencontre-débat avec les candidats aux élections lé-
gislatives dans une exploitation agricole de la circonscription, un matin
du mois de mai : « On voit que vous connaissez le sujet ! ». De même,
quelques jours plus tard, alors que l’Association des paralysés de France
présente son pacte sur le handicap aux candidats et sollicite leur avis, un
adhérent de l’association confie à l’issue de la rencontre qu’il ne s’attendait
pas à ce que je puisse répondre à toutes les questions, y compris sur des

234 – terrains & travaux – n° 26 [2015]


sujets peu consensuels comme le recours aux assistants sexuels pour les
personnes handicapées. Ma capacité à prendre position interpelle, comme
si jeune, femme et non-handicapée de surcroît, je n’étais pas supposée avoir
réfléchi à la question.
Enfin, la jeunesse et la féminité s’avèrent être des atouts relatifs pour entrer
en contact avec les électeurs. La nouveauté suscite l’intérêt. Lors des distri-
butions de propagande électorale, des personnes s’arrêtent pour demander
mon tract, sans avoir besoin de leur proposer. Certains saluent la candida-
ture d’une jeune. « Il en faut ! » lancent assez régulièrement les passants. Ils
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
encouragent plus marginalement en raison du sexe. Pour autant, d’autres
perçoivent explicitement ces caractéristiques comme une source d’incom-
pétence. Les commentaires de passants me réduisent parfois à l’état d’objet
sexuel, qu’il s’agisse d’allusions légères, voire flatteuses, comme « vous êtes
bien mignonne », fréquentes lors des distributions de tracts sur les mar-
chés, ou de plus désobligeantes, voire humiliantes. Ainsi, à la veille du
premier tour, un militant distribue le tract de campagne dans un village de
la circonscription, en mon absence. Je fais de même dans un village voisin
pendant ce temps. Il le propose à un homme d’une quarantaine d’années
qui lui rétorque de but en blanc : « Elle ferait mieux de se faire dépuceler
plutôt que d’être candidate ». D’autres passants encore mentionnent mon
absence de « carrure ». Les réductions à l’apparence physique et la sexua-
lisation font partie des propos auxquels sont régulièrement confrontées
les femmes politiques, notamment dans les médias, pour les discréditer
(Sourd, 2005). Les passants, à travers leurs commentaires, mobilisent le
même type d’argument, manifestant le peu de crédit qu’ils accordent à
ma candidature. Cependant, les formulations prennent une forme spéci-
fique en raison de ma jeunesse, comme l’illustrent les termes infantilisants
« mignonne » ou « dépuceler ». Aussi, à la suite de Philomena Essed qui
évoque un « racisme genré » (gendered racism) pour caractériser la situa-
tion de femmes noires (Essed, 1991), il est possible d’évoquer un sexisme
modulé par l’âge, dans ce cas, la jeunesse.
Si, dans le cadre de relations entre inconnus comme lors de la distribution
de tracts, ma candidature est sexualisée, dans le cadre de relations d’inter-
connaissance, voire familières comme au sein du parti, une forme de pater-
nalisme transparaît. Par exemple, après une réunion de coordination entre
militants, un soir de mai, nous partageons un moment convivial autour
d’un repas. L’un d’eux me lance d’un ton autoritaire : « Mange ta soupe !
Ça va te réchauffer ». Bien qu’ayant effectivement froid, je ne m’en suis
aucunement plainte, pas plus que je n’ai demandé un quelconque moyen
de me réchauffer.

terrains & travaux – n° 26 [2015] – 235


Ces remarques qui déconsidèrent la candidature d’une jeune femme,
qu’elles procèdent par infantilisation ou par sexualisation, demeurent tou-
tefois marginales, tout comme les encouragements reçus en raison de la
jeunesse, mais presque jamais de la féminité. Le plus souvent, la candi-
dature n’a pas suscité l’intérêt des acteurs de la vie politique locale, ce qui
représente une ultime forme, latente, du sexisme ordinaire.

]] Conclusion
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
La participation observante de cette campagne pour les élections légis-
latives de 2012 révèle des usages distincts de la féminité. Globalement, il
faut constater qu’elle est rarement un facteur discriminant à elle seule. Ce
fait atteste d’une « normalisation » du genre en campagne, déjà observée
par Catherine Achin et Sandrine Lévêque lors des élections municipales
de 2008 (Achin, Lévêque, 2011 : 214). La tendance se confirme à tra-
vers mes observations. La féminité est évoquée par les acteurs politiques
principalement lorsqu’elle est associée à d’autres caractéristiques comme
la jeunesse.
Au sein d’un parti outsider tel qu’Europe écologie - Les Verts, la candi-
dature d’une femme, jeune de surcroît, est valorisée. Ces caractéristiques
servent de tremplin dans la carrière militante, et ceci pour plusieurs rai-
sons. Au niveau national, le respect de la parité assure le maintien des
financements publics, ce qui est crucial pour un parti aux suffrages limi-
tés. Au niveau local, recruter une jeune femme candidate atteste d’un re-
nouvellement politique et d’un dynamisme militant, tout en écartant les
concurrents d’une tendance écologiste adverse. La féminité et la jeunesse
permettent ainsi de gravir rapidement les échelons du militantisme. Je suis
d’ailleurs devenue porte-parole du groupe départemental, dans la foulée
des élections législatives.
En dehors du parti, c’est le plus souvent la jeunesse qui rend la candi-
dature attractive. La féminité génère davantage un soupçon d’incompé-
tence, renforcé par l’âge. On peut ainsi identifier deux formes de sexisme :
l’indifférence (ne pas prendre en considération les propos ou ignorer la
candidature) et la sexualisation (tantôt flatteuse, tantôt infantilisante voire
injurieuse). Au sein du parti, on observe également des réactions spéci-
fiques à l’égard de l’engagement d’une jeune femme : le paternalisme et la
sexuation des rapports au politique à travers la revendication par certains
de comportements féminins distincts de ceux des hommes. Cependant,
ces attitudes n’altèrent pas la valorisation globale dont bénéficie une jeune

236 – terrains & travaux – n° 26 [2015]


femme dans les instances militantes écologistes, contrairement aux com-
portements observés à l’extérieur du parti.
Le plus souvent, l’âge (la jeunesse dans mon cas) module les réactions à
l’égard de la candidature d’une femme. Ponctuellement, d’autres carac-
téristiques y contribuent aussi, comme le fait d’être novice ou encore
l’appartenance partisane écologiste, peu crédible pour certains. Elles n’ont
pas été analysées systématiquement dans cet article afin de rester concis.
Leur prise en compte confirmerait in fine que la féminité se combine à
d’autres attributs pour estimer la crédibilité d’une candidature. Ainsi, il
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
apparaît que le « cumul » de caractéristiques distinctives, représentatives
de la « diversité » - en reprenant la notion indigène issue du terrain - peut
s’avérer être un puissant levier de promotion politique, notamment au sein
d’un parti, mais aussi se révéler être une source majeure de discrédit en
dehors de ce cadre.

z z z références
Abélès M., 1989. Jours tranquilles en 89. Ethnologie politique d’un départe-
ment français, Paris, Odile Jacob.
Achin C., Bargel L., Dulong D., Fassin É., 2007. Sexes, genre et politique,
Paris, Economica.
Achin C., Lévêque S., 2011. « L’un chante, l’autre pas ». La parité aux
élections municipales de 2001 et 2008 in É. Agrikoliansky, J. Heurtaux,
B. le Grignou B. (dir.), Paris en campagne. Les élections municipales de mars
2008 dans deux arrondissements parisiens, Paris, Les Éditions du Croquant.
Agrikoliansky É., Heurtaux J. et Le Grignou B. (dir.), 2011. Paris en
campagne. Les élections municipales de mars 2008 dans deux arrondissements
parisiens, Paris, Les Éditions du Croquant.
Aït-Aoudia M., Bargel L., Ethuin N., Massicard É., Petitfils A.-S.,
2010. Franchir le seuil des partis. Accès au terrain et dynamiques d’en-
quête, Revue internationale de politique comparée, 17 (4), 15-30.
Bargel L., Fassin É., Latté S., 2007. Usages sociologiques et usages so-
ciaux du genre : le travail des interprétations, Sociétés et représentations, 24,
60-77.
Cefaï D. (dir.), 2010. L’engagement ethnographique, Paris, Éditions de
l’EHESS.
Chauvel S., Le Renard A., 2013. Comment le travail journalistique am-
plifie la hiérarchie de genre. Une rédaction pendant la campagne prési-
dentielle de 2012, Genre, sexualité et société, Hors-série n° 2.

terrains & travaux – n° 26 [2015] – 237


Collovald A., 1988. Identité(s) stratégique(s), Actes de la recherche en
sciences sociales, 73, 29-40.
Essed P., 1991. Understanding Everyday Racism: an Interdisciplinary The-
ory, Londres, Sage.
Giraud B., 2007. Les Motivé-e-s, ou l’innovation prisonnière des règles
du jeu politique, Sociologies pratiques, 15 (2), 55-67.
Lévêque S., 2005. La féminité dépassée ? Usages et non-usages du genre
dans les professions de foi des candidat(e)s parisien(ne)s aux élections
législatives de 2002, Revue française de science politique, 55 (3), 501-520.
© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)

© ENS Paris-Saclay | Téléchargé le 07/02/2023 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116)
Offerlé M., 2004. Sociologie de la vie politique française, Paris, La Décou-
verte.
Olivier de Sardan J.-P., 1995. La politique du terrain, Enquête, 1, 1995,
71-109.
Olivier de Sardan J.-P., 2000. Le « je » méthodologique. Implication et
explicitation dans l’enquête de terrain, Revue française de sociologie, 41 (3),
417-445.
Navarre M., 2015. Devenir élue. Genre et carrière politique, Rennes, Presses
universitaires de Rennes.
Paoletti M., 2004. L’usage stratégique du genre en campagne électorale.
Éléments d’observation participante, Travail, genre et sociétés, 11 (1), 123-
141.
Soulé B., 2007. Observation participante ou participation observante ?
Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences
sociales, Recherches qualitatives, 27 (1), 2007, 127-140.
Sourd C., 2005. Femmes ou politiques ? La représentation des candidates
aux élections françaises de 2002 dans la presse hebdomadaire, Mots. Les
langages du politique, 78, 65-78.

zzz
Maud Navarre est docteure en sociologie, chercheure associée au Centre Georges
Chevrier (UMR CNRS 7366) de l’Université de Bourgogne. Ses travaux portent
sur le genre et la carrière dans le champ politique ainsi que l’intersectionnalité. Elle
a publié récemment Devenir élue. Genre et carrière politique (Presses universitaires
de Rennes, 2015).  z mnavarre@laposte.net
zzz

238 – terrains & travaux – n° 26 [2015]

Vous aimerez peut-être aussi