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Revue française de sociologie

A propos d'une définition des couches moyennes et de la nouvelle


nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles
Monsieur Laurent Thévenot

Citer ce document / Cite this document :

Thévenot Laurent. A propos d'une définition des couches moyennes et de la nouvelle nomenclature des professions et
catégories socioprofessionnelles. In: Revue française de sociologie, 1983, 24-2. pp. 317-326;

doi : 10.2307/3321472

https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1983_num_24_2_6959

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R. franc, socioi, XXIV, 1983, 317-326

A propos d'une définition des couches moyennes


et de la nouvelle nomenclature
des professions et catégories socioprofessionnelles

par
Laurent THÉVENOT

Dominique Monjardet et Georges Benguigui* , prolongeant le travail


considérable qu'ils poursuivent depuis plusieurs années sur les cadres, proposent ici
une nouvelle définition des « couches moyennes ». Il ne fait pas de doute que
cette entreprise soulèvera des polémiques et rencontrera de nombreux
détracteurs. On connaît la sensibilité des intellectuels sur ces questions et leurs efforts
répétés pour saisir cet objet fuyant. Cette sensibilité n'est pas sans lien avec la
proximité des intellectuels à ces groupes sociaux comme le remarquent les
auteurs, de même que leur travail de définition théorique n'est pas sans rapport
avec les entreprises de représentation sociale de ces groupes. Aussi, plutôt que
de se joindre au chœur des débatteurs, on préférera s'arrêter ici sur l'opération
même qui consiste à définir une catégorie sociale.
Non pas pour s'élever au-dessus de la mêlée par une stratégie bien connue,
en faisant le « coup » de l'épistémologue, mais parce que cette question nous est
familière, en tant que fabricant de la nouvelle nomenclature
socioprofes ionnel e de I'i.n.s.e.e., et qu'il nous semble qu'elle touche de près au propos des
auteurs (1). En effet, comment s'engager dans un travail de définition théorique
ou de dénombrement d'un groupe social sans examiner les processus suivant
lesquels ce groupe est fait, et auquel le travail précédent participe ?
Tout comptage statistique implique un codage des catégories. Notre
expérience de classificateur nous permet d'apporter ici quelques réflexions sur la
manière dont sont représentées les couches moyennes salariées dans la nouvelle
nomenclature des Professions et Catégories Socioprofessionnelles (p.c.s). C'est
au fil de ce « détour de production » qu'on avancera quelques interrogations
sur l'entreprise de définition engagée par Dominique Monjardet et Georges
Benguigui (ici : M. et В.).
Diverses méthodes sont disponibles pour tracer les contours d'une
catégorie : liste exhaustive des éléments qui y sont inclus (rôle d'un équipage, etc.);
détermination de critères* d'appartenance explicites (comme dans une caste, un

* « L'utopie gestionnaire. Les couches problématique qui a servi de cadre pour sa


moyennes entre l'Etat et les rapports de classe », construction, dans Alain DESROSIÈRES,
.Revue française de sociologie, 2.U4) 1982, 606- Alain GOY et Laurent THÉVENOT, «La
638. nouvelle nomenclature des professions et caté-
(1) On trouvera une présentation de cette gories socioprofessionnelles (P.C.S.) », Economie
nouvelle taxinomie, ainsi qu'un exposé de la e/ s/c/Z/s/íí/í/é'. (152), février 1983.

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club, etc.); mise en avant d'éléments typiques permettant une assimilation floue
(comme les « images de marque » produites pour représenter une profession).
Ce sont des ressources utilisables par les différents professionnels de la
représentation du monde social : juristes, statisticiens, sociologues,
représentants professionnels, etc. On fera l'hypothèse que toutes ces opérations de
classement, qu'elles aient la rigueur canonique du réglementaire, la noblesse de
l'énoncé du théoricien à longue vue, ou la modestie du travail répétitif du
codeur, peuvent être rapportées à un même modèle.
La tâche du statisticien-nomenclateur a ses contraintes particulières (2). Il a
à rendre des comptes sur les objets qu'il prétend classer : il doit produire une
définition opératoire.
L'information dont il dispose consiste en déclarations d'appellations de
professions auxquelles s'ajoutent des réponses à quelques questions fermées
complémentaires qui peuvent constituer des critères de définition. On attend
souvent du nomenclateur qu'il se méfie des informations les plus douteuses,
des appellations déclarées qu'il devrait tenir pour des reflets déformés de la
réalité des postes de travail, et qu'il fonde solidement sa nomenclature sur
quelques critères systématiques qu'il pourrait choisir à son gré.
Notre démarche a été tout autre. Nous avons considéré qu'il était absurde,
s'agissant de rendre compte d'objets sociaux (des emplois, professions ou
métiers), de négliger la façon dont ils étaient socialement constitués et de
prétendre les définir indépendamment de ce façonnage social. Or, justement, la
cristallisation d'une identité professionnelle sur un nom, ainsi que la mise en
avant de principes ou critères spécifiques de définition font partie de ces
opérations de façonnage, comme l'ont montré aussi bien des études
sociologiques sur la formation des professions et des groupes sociaux que des études sur
l'enregistrement et la négociation de l'identité professionnelle dans le travail
statistique. Ainsi le nomenclateur ne peut décider de principes de découpage
qui ne tiennent pas compte de cette forme sociale des objets qu'il classe.
La décision a donc été prise de chercher, non à agréger des individus ayant
des emplois jugés techniquement voisins, mais à cerner autant que possible des
groupes professionnels socialement constitués. Et si l'architecture générale de la
nomenclature repose, comme par le passé, sur de grandes oppositions
fondamentales (le statut d'indépendant ou de salarié, le niveau de revenu, le volume
du patrimoine ou le niveau d'éducation impliqués, l'insertion dans le secteur
privé ou dans la fonction publique, etc.), ces oppositions se sont avérées
compatibles avec les principes de différenciation que les groupes professionnels
et leurs représentants mettent en œuvre, tant au niveau détaillé des Professions
(489 rubriques) qu'à celui des Catégories socioprofessionnelles (42 postes, dont
32 pour les actifs) qui suivent les mêmes principes de classification.

(2) On emploiera le terme de nomenclateur, tion des personnes dont il était utile à son
de préférence au néologisme taxinomiste, en se maître de connaître l'identité. On y verra la
souvenant qu'il trouve son origine dans le mot trace de la fonction sociale de représentation
latin nomenclator. Il désignait la fonction de attachée au fabricant de nomenclature,
l'esclave préposé au signalement et à la nomina-

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Les ensembles dits «classes moyennes salariées »(3) correspondent aux


groupes 3, 4 et 5 dont on trouvera le détail dans le tableau ci-joint. Sans entrer
dans le détail de leur découpage et de ses justifications (on se reportera pour
cela à l'article cité), on insistera sur quelques points qui nous ramèneront au
cœur de l'article de M. et B.
Contrairement au principe suivi dans l'ancienne nomenclature, on a
distingué, dans chacun des groupes 3, 4 et 5, les professions de la fonction
publique et les professions du secteur privé. On sait que cette distinction
implique des différences sensibles dans les types d'emploi exercés, de par leurs
fonctions. On rejoindra volontiers sur ce point les développements de M. et В.,
à condition de considérer que ce qu'ils désignent comme le propre des classes
moyennes en général vaut principalement pour les professions du secteur
public. Ainsi, à partir de la proposition de Halbwachs suivant laquelle les
classes moyennes « assurent les fonctions portant sur les hommes », ils insistent
sur leur rôle de gestion des rapports sociaux : « légitimation, naturalisation,
rationalisation », « politique, idéologique, culturelle, symbolique ». On
s'accordera sur le fait que les professions de l'enseignement, du travail social, de la
santé, voire d'autres emplois de l'Administration, remplissent ces fonctions. Leur
caractère public implique des modalités spécifiques de recrutement social et
scolaire, des rémunérations, ainsi que des pratiques de consommation et des
positions politiques caractéristiques. Aussi, à partir de ces observations
confirmées par les sources dont il dispose, le statisticiennomenclateur ne peut-il que
s'étonner quand M. et B. affirment que « la dénomination formelle de la
fonction (ingénieur de fabrication, cadre de gestion, enseignant, v.r.p.) et le
statut (fonctionnaire, salarié du secteur privé, indépendant) » sont des différences
« secondes par rapport à la qualité même, position « objective », d'agent d'un
appareil, membre de la fonction d'encadrement» (p. 618). De même,
connaissant les données d'enquête aussi bien que les travaux sociologiques sur la
structure du groupe des cadres - travaux auxquels M. et B. ont apporté de
précieuses contributions - sera-t-il surpris que ces derniers refusent de prendre
en compte le contraste « (entre le) petit chef autodidacte, ancien sous-officier qui,
en blouse bleue ou grise, fait suer le burnous dans une filature des Vosges, et
l'ingénieur diplômé d'une grande école de chimie qui officie en blouse blanche
sur les paillasses d'un centre de recherche ultra-moderne sous les frondaisons de
Rueil », opposition qui « au-delà du pittoresque (...) va revêtir des formes
statutaires rigoureuses » (p. 6 1 9).
C'est en tenant compte du façonnage social des professions que les auteurs
connaissent bien pour les avoir étudiées par le passé dans le cas des ingénieurs

(3) Sur la définition des « cadres moyens » tions des professions intermédiaires », dans
dans l'ancienne nomenclature et la transforma- L univers politique des classes moyennes, Paris,
tion de ces catégories depuis les années cin- Presses de la Fondation Nationale des Sciences
quante, voir L. THÉVENOT, « Les transforma- Politiques, 1983.

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et cadres (4), c'est en examinant ce travail de constitution, d'établissement des


professions, qui se parachève dans l'authentification par des titres, c'est en
observant leur forme même, leur état, qu'on peut saisir le rapport entre leur
fonction sociale, leur insertion dans des institutions et les modalités du travail
de représentation qui leur donne corps. Telle est la leçon que nous avons tirée
de l'expérience accumulée dans l'utilisation et la réforme de la nomenclature
des C.s., et à laquelle nous devons de ne pas nous laisser emporter par l'élan
d'un travail de définition abstraite qui négligerait la manière dont les groupes
se forment.

L'établissement des professions

On citera trois exemples de ce travail de constitution de groupes


professionnels et de ses effets sur leur enregistrement dans les nomenclatures.
Le premier est celui des professions des relations publiques. Jusque dans
l'édition de 1975 du «Code des métiers», la seule référence qui en était faite
était la mention « attaché de relations publiques », dans la rubrique 9 1 08
«journaliste, reporter cameraman, reporter photo », elle-même classée dans la
catégorie socioprofessionnelle 41 « instituteurs ; professions intellectuelles
diverses ». Dans les consultations préalables à la détermination de la nouvelle
nomenclature, les représentants de ces professions ont fait valoir, pour justifier
la création de rubriques spécifiques, le découpage fonctionnel au sein des
entreprises, qui isole couramment cette fonction. Le signe le plus évident de
son autonomie était, selon eux, la présence d'un directeur des relations
publiques directement rattaché au directeur général dans l'organigramme de
nombreuses grandes entreprises.
Ce travail de mise en relation entre des formes déjà constituées et
l'identification de la profession dans la nomenclature correspondait d'ailleurs, dans ce
cas, à un but explicite, à un objectif défini par la profession elle-même (5).
L'Union des associations françaises de relations publiques (a.f.r.e.p.) précisait
en effet, dans la plaquette de présentation de son programme 1979-1980, § 3.3
« Image de la profession » : « Intervention auprès des organes de presse;
réaction systématique aux articles ou annonces présentant une image erronée
(4) G. BENGUIGUI, D. MONJARDET, tants professionnels autour de la nouvelle
« Profession ou corporation ? Le cas d'une nomenclature P. C.S.
organisation d'ingénieurs », Sociologie du tra- (5) Des liaisons objectives comme l'objectif
va/7, (3), 1968. ou, a fortiori, la consigne ou la loi, ne peuvent
Les procédures de recrutement et l'enjeu opérer que sur des formes préalablement éta-
entre la reconnaissance sociale de visu et la blies par un travail de constitution qui s'appa-
délégation à des institutions, qui impose le rente à une immobilisation au sens économique,
recours à des critères « objectifs » (titre scolaire, Sur l'intérêt de prendre en compte l'état de ces
qualification, score à des tests etc.), ont été formes et leur coût d'établissement dans l'ana-
décrits par G. BENGUIGUI dans « La sélection lyse de l'entreprise, voir F. EYMARD-DU-
des cadres», Sociologie du travail, (3), 1981. VERNAY et L. THEVENOT, «L'économiste
Ces observations sont convergentes avec celles et son modèle », communication à la journée
que nous avons pu faire sur la fonction de ces «Statistique et Sociologie » du 15 octobre 1982
critères dans les discussions avec les représen- (Actes à paraître).

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ou abusive de notre profession; action en vue d'une meilleure définition de


notre profession dans le 'Code des métiers' et la 'Nomenclatures des activités'. »
Les effectifs ne permettaient pas de créer des rubriques spécifiques,
d'autant que l'architecture de la nomenclature impliquait une répartition de ces
emplois entre les groupes 3 des cadres supérieurs et 4 des professions
intermédiaires, suivant la qualité de cadre au sens des conventions collectives.
Finalement, l'accord s'est fait sur une agrégation avec les professions de la
publicité, moyennant deux définitions spécifiques et un point virgule de
séparation dans le titre de la rubrique (6).
Deuxième exemple de liaisons pour déplacer des professions dans la
nomenclature et inscrire, dans cet « état », de nouvelles situations : celui des
professions du secteur de la santé. La référence à la santé dans les appellations
de profession et les définitions promues par les représentants professionnels (et,
suivant les cas, plus ou moins enregistrées dans des textes de loi) tendent à
remplacer la référence à l'hygiène (pédicure/ podologue), au commerce
(visiteurs médicaux), voire à la mécanique {mécanicien orthopédiste) ou à la
conduite automobile {chauffeur ambulancier). L'enjeu est de taille puisque la
référence à un intérêt général, celui du malade, permet d'insérer ces professions
dans un espace réglementaire, avec des appellations contrôlées, des monopoles
d'exercice, des titres scolaires, et facilite ainsi le contrôle de leur exercice. Si on
examine les éditions successives de la nomenclature des métiers depuis 1962,
on observe une translation de ces métiers vers des rubriques spécifiques de
métiers de santé. Et dans certains cas ces déplacements aboutissent à des
changements de catégories socioprofessionnelles (la plupart des professions de
santé étant classées - médecins exclus - dans le groupe 3 : «professions
intermédiaires » ).
Ces déplacements, ruptures, rattachements, se traduisent fréquemment par
des difficultés d'enregistrement statistique. Ainsi, même si les emplois d'agent
de services hospitaliers (ASH) sont en principe unifiés sous une qualification
unique, les appellations de profession que déclarent leurs titulaires dans les
questionnaires sont instables et conduisent à des codifications très différentes
{ouvrier, femme de ménage, etc.) (7). La persistance, au lieu d'une qualification

(6) Suivant qu'ils impliquent ou non la cial », Critique de l'Economie Politique (23),
qualité de cadre, ces emplois seront répartis en 1983. Divers travaux statistiques sur les appel-
deux rubriques différentes au niveau détaillé lations de professions déclarées dans les ques-
des Professions comme au niveau des Catégo- tionnaires ont confirmé la pertinence d'une
ries socioprofessionnelles: 37 «Cadres admi- analyse des effets de titre, cf. P. BOURDIEU et
nistratifs et commerciaux d'entreprise » et 46 L. BOLTANSKI, « Le titre et le poste », Actes
« Professions intermédiaires administratives et de la recherche en sciences sociales, (2) mars
commerciales des entreprises ». Cf. Nomencla- 1975. Tout ceci conduit donc à être réservé sur
lure des Professions ei Catégories Sociopro/es- la distinction entre les « vrais » nouveaux
sionnelles; index analytique, lre édition, IN- métiers et les simples «changements d'éti-
SEE, mars 1983. quette » qui a conduit Geneviève LATREILLE
(7) Cf. L. THEVENOT, « Le flou d'appella- à exclure les seconds de son étude, par ailleurs
tion et de chiffrement dans les professions de très riche, sur La naissance des métiers en
santé» in «Les catégories socioprofessionnel- France: 1950-1970: étude psycho-sociale,
les et leur repérage dans les enquêtes », Archi- Presses Universitaires de Lyon, Editions de la
ves et Documents (38) INSEE, 1981, et Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 1980.
L. THEVENOT, « L'économie du codage so-

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unifiée, d'un découpage antérieur par métiers (déclarations ď« ASH » •. «


pompier », « chauffeur », « brancardier », « fille de salle », « femme de ménage »,
etc.) manifeste soit l'inachèvement de cette unification, soit une autonomisation
délibérée de certaines fonctions dans des services hospitaliers spécialisés (8). Ce
même flou apparaît de façon caractéristique toutes les fois que l'on confronte les
déclarations et les chiffrements d'une même situation professionnelle dans deux
sources différentes (9). Une femme de soixante ans se déclare dans l'Enquête
Emploi : « préparateur en pharmacie » et titulaire du bac (activité déclarée de
l'entreprise : « vente au détail de produits pharmaceutiques »). Sur le bulletin du
recensement, elle s'est déclarée « aide- familiale aidant son mari pharmacien » et
a été classée dans la rubrique « pharmacien » (1 0).
Là encore les difficultés du codage statistique ne sont pas sans rapport avec
le flou social dans les situations professionnelles. Certains agents peuvent être
intéressés à entretenir ce flou (les pharmaciens propriétaires d'officine ne
souhaitant pas engager d'autres pharmaciens salariés); d'autres, à y mettre fin
(les organisations de pharmaciens salariés qui souhaitent étendre le marché de
leur recrutement). Ainsi, le Syndicat national autonome des cadres
pharmaciens (s.N.A.C.P.) dénonce dans son bulletin ces situations ambiguës (11), en
faisant allusion aux préparateurs passant pour des pharmaciens et aux
vendeurs et vendeuses qui « n'hésitent pas à dispenser des conseils (...) alors
qu'ils n'ont même pas le droit de vendre des médicaments ». De même qu'en
milieu hospitalier on cherche à éviter la confusion entre agent de service
hospitalier, aide-soignante, infirmière, voire médecin, en introduisant des
mesures de codage particulières, blouses (la blouse blanche étant souvent
réservée aux infirmières et médecins), badges, etc. dans les pharmacies, un
article récent du Code de la Santé impose le port d'insignes (figurant le symbole
du caducée pour les pharmaciens et du mortier pour les préparateurs) (12).
Cette référence à des codages par l'uniforme et l'insigne souligne que, dans les
exemples évoqués précédemment, ont été systématiquement privilégiées les
formes de codage les plus adéquates pour l'inscription (telle celle du titre), qui
permettent l'enregistrement par la statistique et la réglementation par le droit.
Il ne faut pas oublier, en effet, que ces inscriptions visent à régler l'exercice de
la profession, en le dépersonnalisant, et à économiser les coûts de négociation
dans les interactions où sont impliqués les professionnels. Il existe d'autres
formes de codage pour cela, articulées aux précédentes certes, mais qui
n'influencent pas directement l'enregistrement statistique. L'uniforme est l'une

(8) Cf. A. CHAUVENET, «Professions (11) «Malheureusement, ce n'est un secret


hospitalières et division du travail », Sociologie pour personne, il y a certaines officines où le
du travail (2) 1972. conjoint du titulaire est constamment présent et
(9) Cf. M. CEZARD, «Rapprochement même les clients habituels sont persuadés qu'il
entre l'Enquête Emploi et le Recensement de est pharmacien, alors que, souvent, même pas
1975 » in « Les catégories socioprofessionnelles préparateur, il n'a aucun droit à délivrer des
et leur repérage dans les enquêtes», op. cit. médicaments », Le Journal des cadres pharma-
(10) Dans la nouvelle nomenclature des ciens (47) 1979.
professions, des rubriques spécifiques ont été (12) Cf. article M 539-1 et arrêté du 19
prévues pour le classement des situations ambi- octobre 1978.
guës d'aides familiales.

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d'elles, efficace pour la conformation à un rôle formel et la gestion économique


de ces interactions (13).
Enfin, on citera un dernier cas où Ton s'est efforcé d'articuler des principes
de différenciation bien constitués et l'enregistrement des professions dans la
nomenclature : le cas des contremaîtres et agents de maîtrise des métiers
industriels. Ces professions, classées dans l'ancienne nomenclature parmi le
groupe 6 : ouvriers, sont désormais affectées au groupe 4 : professions
intermédiaires, en tenant compte du fait que les contours de ce groupe se définissent,
en partie, d'après les clivages entre collèges des Conventions collectives. La
question auparavant posée, dans les enquêtes et recensements, pour connaître
la qualification des ouvriers a donc été étendue à l'ensemble des collèges
« Employés, Techniciens, Dessinateurs, Agents de maîtrise » et « Ingénieurs et
Cadres ». On sait que la position des agents de maîtrise est contradictoire et que
ni l'ancienne classification, ni la nouvelle n'est entièrement satisfaisante. Par
leur origine sociale et leur p.assé scolaire et professionnel, par la structure de
leur consommation, les agents de maîtrise sont proches des ouvriers. Ainsi
75 % des entrées sur cinq ans dans cette catégorie se font par promotion à
partir d'emplois d'ouvriers, part qui n'est que de 35 % pour l'autre catégorie de
promotion ouvrière du groupe 4 des professions intermédiaires, celle des
techniciens (14), dont les contremaîtres se rapprochent, en revanche, par leur
instruction et leur niveau de consommation. Ainsi, 1 8 % des individus de la
rubrique contremaîtres, agents de maîtrise sont bacheliers, alors que cette
proportion ne dépasse pas 4 % dans les catégories du groupe 6 : ouvriers, mais
se situe, parmi les autres catégories du groupe 4, entre 37 % pour les
professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises, et
83 96 pour les instituteurs et assimilés (cf. tableau). De même, la part d'agents
de maîtrise titulaires d'un cap., qui est de 35%, est proche de celle des
ouvriers qualifiés (40 % ), mais plus encore de celle des techniciens (31 96 ). Le
salaire mensuel moyen des agents de maîtrise (6 600 F) est, en revanche,
beaucoup plus proche de celui des autres catégories du groupe 4 (où il est
même un des plus élevés) que de celui du groupe 6 (de 3 300 F à 4 700 F).
Les trois exemples précédents ont été présentés pour illustrer les procédures
de ce qu'on a appelé l'« établissement » d'une profession. On n'entend pas
seulement par là qu'elle serait « établie » au sens où elle aurait acquis pignon
sur rue (15). On sait que ce terme «établir» relie entre elles les notions de
métier, de qualité à laquelle la loi attache des effets, et de mode de constatation
permettant de produire ces états (dont la statistique). Dans le premier cas

(13) Cf. S. M. WOOD, « Uniform; its signi- développé un ensemble de caractéristiques spé-
ficance as a factor in role-relationships », The cifîques, monopole d'exercice de certaines fonc-
Sociological Review, 14 (2) 1966. tions, contrôle des praticiens par leurs pairs,
(14) Cf. Enquête Formation Qualification etc. ». 11 se démarque ainsi à la fois des théories
Professionnelle de 1977, tableaux В 009, ВОЮ, fonctionnalistes et des recherches symbolistes-
B011. interactionnistes sur ce sujet. Cf. J.M. CHA-
(15) Dans sa revue très utile des théories POULIE, «Sur l'analyse sociologique des
sociologiques sur les groupes professionnels, groupes professionnels », Revue française de
Jean-Michel Chapoulie réserve le terme de sociologie, 16 (1) 1973, 86-114.
« profession établie » aux groupes « qui ont

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(emplois des relations publiques), c'est le découpage fonctionnel, principe


d'identité interne à l'entreprise, mais relativement homogène dans l'ensemble
des grandes entreprises, qui soutient l'objectif d'autonomie professionnelle.
Dans le deuxième cas (professions de santé), c'est la référence à une identité
plus générale qui est utilisée : le besoin du malade justifie la déontologie
professionnelle et facilite les procédures d'établissement. Enfin, dans le
troisième cas (agents de maîtrise), c'est une grille ayant force de loi et largement
homogénéisée par les accords de branches qui est connectée avec le découpage
dans la nomenclature, alors qu'elle n'est pas nécessairement congruente avec
l'identité du groupe façonnée par les syndicats ouvriers.

Le travail de représentation

Pour conclure, nous dirons que l'intérêt pour les classes moyennes nous
semble lié à l'existence des représentations exhaustives du monde social,
fondées par l'Etat, qui amènent à rendre visible, donner forme, constituer des
catégories « moyennes ». Elles apparaissent en quelque sorte comme reliquat
- leur définition « négative » est fréquente et M. et B. le déplorent -
lorsqu'on a extrait de ce recensement les groupes les mieux représentés. On sait
que, dans l'espace de la représentation électorale, leur succès est attaché à la
nécessité des alliances, qui résulte d'un intérêt pour le dénombrement exhaustif
par le vote. Luc Boltanski, dans sa recherche sur la formation du groupe des
cadres, a mis en évidence le lien entre leur « invention » dans les années trente
et l'apparition de lieux de négociation collective où les « partenaires sociaux »
sont représentés. C'est alors que s'est posée la question de la création d'organes
représentatifs des intermédiaires entre patrons et ouvriers, des ingénieurs et
cadres (16). De même, c'est lorsque les techniques de sondages permettent
d'assurer en France, dans l'immédiat après guerre, la représentativité d'un
échantillon, que ces enquêtes statistiques portant sur « le groupe social tout
entier », et donc en particulier sur les classes moyennes, se substituent à des
enquêtes sociales sur « les indigents » ou sur, à l'opposé, ceux qui ont accédé
à la réussite sociale, les « élites » et les « personnes haut placées » (17).
Entre cette mise en œuvre des procédures de représentation et le travail
savant du nomenclateur ou du sociologue, il existe des points communs. Dans
l'un comme dans l'autre cas, il s'agit de gérer le rapport conflictuel entre des
définitions formelles non opératoires et les exigences du dénombrement.
L'embarras est grand, et le classificateur savant doit, comme celui qui met sur
pied une procédure de représentation, concilier deux positions contradictoires.
Dans certains cas, ils ont intérêt à mettre en avant l'importance de leur objet,
et, pour faire le poids, finissent le plus souvent par recourir aux chiffres (« plus
(16) L. BOLTANSKI, Les cadres, la forma- mation Qualification Professionnelle et leurs
(ion d'un groupe social, Paris, Editions de ancêtres» dans Pour une histoire de la stalisti-
Minuit, 1982. que, t. 2, à paraître en 1983.
(17) L. THEVENOT, «Les enquêtes For-

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de quatre millions d'actifs, soit quelque 20 % de la population active


française ») (18). Dans cette perspective, ils doivent établir une relation entre les
critères de définition formelle et l'opération de quantification effective, au risque
de sombrer dans la « quantophrénie ». Dans d'autres cas, la relation entre
l'analyse des classes et la procédure de classement des individus est laissée dans
l'ombre; on nous livre seulement la recette d'un mélange où les diverses
catégories socioprofessionnelles entrent dans des proportions variées (« les
quatre cinquièmes des « contremaîtres », les trois quarts des « techniciens »,
« une part des employés de commerce », quelques agents des « armées et
police »). Le résultat de cette opération gênante n'est d'ailleurs donné, « à titre
d'indication provisoire », que comme un « inventaire » sur lequel, par la suite,
on « raisonnera ». Cet inventaire est d'ailleurs précédé d'une dénégation de
l'importance de sa fonction : « La question des effectifs cesse, dès lors, d'être en
elle-même un enjeu central » (19).
Ces deux opérations de l'inventaire toujours imparfait et du raisonnement
par lequel on constitue les qualités propres du groupe sont les formes savantes
des deux stratégies fondamentales utilisées dans la formation des groupes
sociaux : la qualification par des propriétés essentielles et la mobilisation par le
nombre. L'examen de cette contradiction (elle ne l'est que pour le savant
contraint par la forme écrite) nous semble ici particulièrement utile en ce qu'il
permet de compléter, en les amendant, les thèses avancées par M. et B. sur le
rapport entre les classes moyennes et l'Etat. Il nous semble en effet qu'on peut
rapprocher abstraitement certains des agents inclus dans l'inventaire par le fait
qu'ils produisent ou gèrent des formes instituées, utilisées dans la gestion des
rapports sociaux : titres scolaires, états administratifs, état de santé, etc. Mais,
si on n'examine pas les modalités par lesquelles ces agents se regroupent
socialement et soutiennent leur identité, on ne verra pas que cette « fonction
sociale », exhibée par le chercheur, est une des ressources qu'ils utilisent pour
établir leur identité sociale. A l'inverse, si on se contraint à prendre en compte
les conditions de la formation de ces groupes, on tendra plutôt à les distinguer
suivant ces conditions, et on hésitera à construire un agrégat englobant avocats,
cadres de PME., inspecteurs des impôts, techniciens chimistes, V.R.P.,
contremaîtres, artistes-peintres et agents de police.
Laurent THÉVENOT
I.N.S.E.E., Paris.

(18) M. et В., р. 609.


(19) Ibidem, p. 609.

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