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Thévenot Laurent. A propos d'une définition des couches moyennes et de la nouvelle nomenclature des professions et
catégories socioprofessionnelles. In: Revue française de sociologie, 1983, 24-2. pp. 317-326;
doi : 10.2307/3321472
https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1983_num_24_2_6959
par
Laurent THÉVENOT
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club, etc.); mise en avant d'éléments typiques permettant une assimilation floue
(comme les « images de marque » produites pour représenter une profession).
Ce sont des ressources utilisables par les différents professionnels de la
représentation du monde social : juristes, statisticiens, sociologues,
représentants professionnels, etc. On fera l'hypothèse que toutes ces opérations de
classement, qu'elles aient la rigueur canonique du réglementaire, la noblesse de
l'énoncé du théoricien à longue vue, ou la modestie du travail répétitif du
codeur, peuvent être rapportées à un même modèle.
La tâche du statisticien-nomenclateur a ses contraintes particulières (2). Il a
à rendre des comptes sur les objets qu'il prétend classer : il doit produire une
définition opératoire.
L'information dont il dispose consiste en déclarations d'appellations de
professions auxquelles s'ajoutent des réponses à quelques questions fermées
complémentaires qui peuvent constituer des critères de définition. On attend
souvent du nomenclateur qu'il se méfie des informations les plus douteuses,
des appellations déclarées qu'il devrait tenir pour des reflets déformés de la
réalité des postes de travail, et qu'il fonde solidement sa nomenclature sur
quelques critères systématiques qu'il pourrait choisir à son gré.
Notre démarche a été tout autre. Nous avons considéré qu'il était absurde,
s'agissant de rendre compte d'objets sociaux (des emplois, professions ou
métiers), de négliger la façon dont ils étaient socialement constitués et de
prétendre les définir indépendamment de ce façonnage social. Or, justement, la
cristallisation d'une identité professionnelle sur un nom, ainsi que la mise en
avant de principes ou critères spécifiques de définition font partie de ces
opérations de façonnage, comme l'ont montré aussi bien des études
sociologiques sur la formation des professions et des groupes sociaux que des études sur
l'enregistrement et la négociation de l'identité professionnelle dans le travail
statistique. Ainsi le nomenclateur ne peut décider de principes de découpage
qui ne tiennent pas compte de cette forme sociale des objets qu'il classe.
La décision a donc été prise de chercher, non à agréger des individus ayant
des emplois jugés techniquement voisins, mais à cerner autant que possible des
groupes professionnels socialement constitués. Et si l'architecture générale de la
nomenclature repose, comme par le passé, sur de grandes oppositions
fondamentales (le statut d'indépendant ou de salarié, le niveau de revenu, le volume
du patrimoine ou le niveau d'éducation impliqués, l'insertion dans le secteur
privé ou dans la fonction publique, etc.), ces oppositions se sont avérées
compatibles avec les principes de différenciation que les groupes professionnels
et leurs représentants mettent en œuvre, tant au niveau détaillé des Professions
(489 rubriques) qu'à celui des Catégories socioprofessionnelles (42 postes, dont
32 pour les actifs) qui suivent les mêmes principes de classification.
(2) On emploiera le terme de nomenclateur, tion des personnes dont il était utile à son
de préférence au néologisme taxinomiste, en se maître de connaître l'identité. On y verra la
souvenant qu'il trouve son origine dans le mot trace de la fonction sociale de représentation
latin nomenclator. Il désignait la fonction de attachée au fabricant de nomenclature,
l'esclave préposé au signalement et à la nomina-
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(3) Sur la définition des « cadres moyens » tions des professions intermédiaires », dans
dans l'ancienne nomenclature et la transforma- L univers politique des classes moyennes, Paris,
tion de ces catégories depuis les années cin- Presses de la Fondation Nationale des Sciences
quante, voir L. THÉVENOT, « Les transforma- Politiques, 1983.
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(6) Suivant qu'ils impliquent ou non la cial », Critique de l'Economie Politique (23),
qualité de cadre, ces emplois seront répartis en 1983. Divers travaux statistiques sur les appel-
deux rubriques différentes au niveau détaillé lations de professions déclarées dans les ques-
des Professions comme au niveau des Catégo- tionnaires ont confirmé la pertinence d'une
ries socioprofessionnelles: 37 «Cadres admi- analyse des effets de titre, cf. P. BOURDIEU et
nistratifs et commerciaux d'entreprise » et 46 L. BOLTANSKI, « Le titre et le poste », Actes
« Professions intermédiaires administratives et de la recherche en sciences sociales, (2) mars
commerciales des entreprises ». Cf. Nomencla- 1975. Tout ceci conduit donc à être réservé sur
lure des Professions ei Catégories Sociopro/es- la distinction entre les « vrais » nouveaux
sionnelles; index analytique, lre édition, IN- métiers et les simples «changements d'éti-
SEE, mars 1983. quette » qui a conduit Geneviève LATREILLE
(7) Cf. L. THEVENOT, « Le flou d'appella- à exclure les seconds de son étude, par ailleurs
tion et de chiffrement dans les professions de très riche, sur La naissance des métiers en
santé» in «Les catégories socioprofessionnel- France: 1950-1970: étude psycho-sociale,
les et leur repérage dans les enquêtes », Archi- Presses Universitaires de Lyon, Editions de la
ves et Documents (38) INSEE, 1981, et Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 1980.
L. THEVENOT, « L'économie du codage so-
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(13) Cf. S. M. WOOD, « Uniform; its signi- développé un ensemble de caractéristiques spé-
ficance as a factor in role-relationships », The cifîques, monopole d'exercice de certaines fonc-
Sociological Review, 14 (2) 1966. tions, contrôle des praticiens par leurs pairs,
(14) Cf. Enquête Formation Qualification etc. ». 11 se démarque ainsi à la fois des théories
Professionnelle de 1977, tableaux В 009, ВОЮ, fonctionnalistes et des recherches symbolistes-
B011. interactionnistes sur ce sujet. Cf. J.M. CHA-
(15) Dans sa revue très utile des théories POULIE, «Sur l'analyse sociologique des
sociologiques sur les groupes professionnels, groupes professionnels », Revue française de
Jean-Michel Chapoulie réserve le terme de sociologie, 16 (1) 1973, 86-114.
« profession établie » aux groupes « qui ont
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Le travail de représentation
Pour conclure, nous dirons que l'intérêt pour les classes moyennes nous
semble lié à l'existence des représentations exhaustives du monde social,
fondées par l'Etat, qui amènent à rendre visible, donner forme, constituer des
catégories « moyennes ». Elles apparaissent en quelque sorte comme reliquat
- leur définition « négative » est fréquente et M. et B. le déplorent -
lorsqu'on a extrait de ce recensement les groupes les mieux représentés. On sait
que, dans l'espace de la représentation électorale, leur succès est attaché à la
nécessité des alliances, qui résulte d'un intérêt pour le dénombrement exhaustif
par le vote. Luc Boltanski, dans sa recherche sur la formation du groupe des
cadres, a mis en évidence le lien entre leur « invention » dans les années trente
et l'apparition de lieux de négociation collective où les « partenaires sociaux »
sont représentés. C'est alors que s'est posée la question de la création d'organes
représentatifs des intermédiaires entre patrons et ouvriers, des ingénieurs et
cadres (16). De même, c'est lorsque les techniques de sondages permettent
d'assurer en France, dans l'immédiat après guerre, la représentativité d'un
échantillon, que ces enquêtes statistiques portant sur « le groupe social tout
entier », et donc en particulier sur les classes moyennes, se substituent à des
enquêtes sociales sur « les indigents » ou sur, à l'opposé, ceux qui ont accédé
à la réussite sociale, les « élites » et les « personnes haut placées » (17).
Entre cette mise en œuvre des procédures de représentation et le travail
savant du nomenclateur ou du sociologue, il existe des points communs. Dans
l'un comme dans l'autre cas, il s'agit de gérer le rapport conflictuel entre des
définitions formelles non opératoires et les exigences du dénombrement.
L'embarras est grand, et le classificateur savant doit, comme celui qui met sur
pied une procédure de représentation, concilier deux positions contradictoires.
Dans certains cas, ils ont intérêt à mettre en avant l'importance de leur objet,
et, pour faire le poids, finissent le plus souvent par recourir aux chiffres (« plus
(16) L. BOLTANSKI, Les cadres, la forma- mation Qualification Professionnelle et leurs
(ion d'un groupe social, Paris, Editions de ancêtres» dans Pour une histoire de la stalisti-
Minuit, 1982. que, t. 2, à paraître en 1983.
(17) L. THEVENOT, «Les enquêtes For-
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