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Travail et Emploi 

138 | avril-juin 2014


Une crise sans précédent ? Expériences et
contestations des restructurations (II)
An unprecendented crisis? Experiencing and resisting restructurings (II)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/travailemploi/6322
DOI : 10.4000/travailemploi.6322
ISSN : 1775-416X

Éditeur
DARES - Ministère du Travail

Édition imprimée
Date de publication : 1 avril 2014
ISSN : 0224-4365
 

Référence électronique
Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014, « Une crise sans précédent ? Expériences et contestations des
restructurations (II) » [En ligne], mis en ligne le 01 avril 2016, consulté le 27 mars 2021. URL : http://
journals.openedition.org/travailemploi/6322 ; DOI : https://doi.org/10.4000/travailemploi.6322

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© Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares)


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SOMMAIRE

Expériences de pertes d’emploi : la crise vue d’en bas


Introduction
Sophie Pochic et Anne Bory

Carrières de licencié.e.s.
Revenir sur le passé pour saisir les destins des chômeurs de Moulinex
Manuella Roupnel-Fuentes

La déstabilisation des stables :


Restructuration financière et travail insoutenable
Coralie Perez

Au-delà de l’emploi, quelle sauvegarde du travail ?


Expériences du reclassement dans le cadre d’un PSE « idéal »
Lucie Goussard

Les restructurations, entre opportunités et contraintes :


Des cadres, ingénieurs et techniciens en reconversion créent leur entreprise dans le secteur des énergies
renouvelables
Annie Lamanthe

La lutte, et après ?
Une association de salariés licenciés, entre mobilisations collectives et action sociale
Olivier Baisnée, Anne Bory et Bérénice Crunel

Crise du travail et redéfinition des frontières du social en Argentine à travers le prisme


de la mobilisation des desocupados
Pía V. Rius

« Militer ça donne des forces. »


Potentiel transformateur et intégrateur de l’action collective des chômeurs
Valérie Cohen

Notes de lecture

Jean-Christophe Defraigne, Jean-Luc De Meulemeester, Denis Duez, Yannick Vanderborght


(dir.), Les modèles sociaux en Europe : quel avenir face à la crise ?
Bruxelles, Bruylant, coll. « Idées d’Europe », 2013
Gwenaëlle Perrier

Didier Demazière, Nadya Araujo Guimãraes, Helena Hirata, Kurumi Sugita, Être chômeur
à Paris, São Paulo et Tokyo. Une méthode de comparaison internationale
Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2013
Ariel Sevilla

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Expériences de pertes d’emploi : la


crise vue d’en bas
Introduction
An unprecedented crisis? Experiencing and resisting restructurings (II)

Sophie Pochic et Anne Bory

Nous remercions Didier Demazière, Vincent Moeneclaey et l’ensemble des membres du comité de
rédaction pour leurs précieux commentaires et compléments de références sur une première
version de ce texte introductif.
1 Ce numéro de la revue Travail et emploi est le second volume du dossier « Une crise sans
précédent ? Expériences et contestations des restructurations ». Après avoir exploré
l’angle plus amont et collectif des résistances aux restructurations dans le n° 137, la
revue souhaite aborder ici la dimension plus subjective de l’expérience de la perte
d’emploi et interroger la faible mobilisation apparente des sans-emplois. Ce dossier
repose une des grandes questions classiques de la sociologie du chômage ( SCHNAPPER,
1981 ; DEMAZIÈRE, 1995, 2003 ; LINHART et al., 2002) : quelle épreuve subjective constitue la
perte de son emploi ? Et pourquoi une expérience sociale aussi massive ne débouche
que rarement sur des mouvements sociaux ? Cette interrogation prend une tonalité
nouvelle dans le contexte de récession majeure que connaissent la France et, plus
largement, l’Europe, avec un marché du travail détérioré par la crise financière de 2008
puis la crise des dettes souveraines en 2010. Si l’expérience du chômage est rarement
banalisée, le fait d’avoir négocié une indemnité élevée, de s’être porté comme
« volontaire » pour partir, de se présenter socialement comme un « entrepreneur »,
sont-ils des facteurs qui permettent de vivre mieux cette expérience ? Enfin, quels rôles
jouent les collectifs de chômeurs ou de salariés licenciés pour ceux qui y participent :
aider à restaurer sa dignité ou à retrouver un emploi ?
2 Pour répondre à ces questions, ce dossier réunit sept contributions, en majorité de
sociologues, mais aussi de chercheurs d’autres disciplines (ethnologie, économie,
science politique). L’originalité de cette entrée par « l’expérience des
restructurations », et non pas classiquement par l’épreuve du chômage, est de faire se
côtoyer des enquêtes réalisées sur des salariés licenciés (articles de Manuella Roupnel-

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Fuentes d’une part, et d’Olivier Baisnée, Anne Bory et Bérénice Crunel d’autre part) ou
des chômeurs mobilisés dans des associations de sans-emplois (articles de Valérie
Cohen et de Pìa Rius), avec des analyses sur des créateurs d’entreprise (Annie
Lamanthe) ou des salariés transférés, reclassés ou mobiles (articles de Lucie Goussard et
Coralie Perez) n’étant jamais passés par le statut de chômeurs. Adopter une acception
large des « pertes d’emploi », au sens de suppression de son poste de travail ou de
mobilité contrainte, avec ou sans passage par une période de chômage, autorise alors la
comparaison entre différents types de contextes de départ, de profils de populations et
de situations d’arrivée. Ces articles, qui s’attachent aux expériences biographiques de la
perte d’emploi, éclairent la manière dont les individus vivent de façon singulière des
changements structurels et révèlent comment ils se battent dans la crise, avec des
armes, capacités et ressources inégales. Derrière le terme technique de « suppressions
d’emploi ou de poste », les articles qui composent ce dossier dévoilent la palette des
épreuves cachées de la perte d’emploi. Ils témoignent de la « souffrance du non-
travail » (culpabilisation, isolement, pauvreté), beaucoup moins médiatisée et étudiée
ces dernières années que la souffrance au travail des salariés des marchés internes,
défendus par leurs organisations syndicales. Mais ils permettent aussi d’éclairer le lien
entre les restructurations financières (cession, fusion-acquisition) et la dégradation
ressentie des conditions de travail qui peuvent amener certains à trouver que le départ
est la seule solution. En portant un regard non misérabiliste sur ces expériences, ces
articles examinent sous quelles conditions elles peuvent comporter parfois des
dimensions positives (reconversions, engagements, émancipation).
3 Ce numéro matérialise tout d’abord l’intérêt de replacer l’expérience de la perte
d’emploi dans une trajectoire ou une carrière professionnelle, mais aussi de réencastrer
ces salariés dans la dynamique sélective des organisations du travail et des bassins
d’emploi. Pour les salariés qui le subissent, même s’il est vécu comme un choc ou une
surprise, un plan social est rarement un événement sans précédent et s’inscrit souvent
dans une histoire longue de restructurations et réorganisations au niveau de
l’établissement. Comment s’articulent alors les expériences des conditions de travail et
d’emploi avant et après les restructurations ? Si en France, depuis les années 1970, les
sciences sociales se sont intéressées de manière régulière au vécu subjectif et aux
itinéraires moraux des chômeurs, les stratégies des employeurs à l’origine de ces
sorties d’emploi et le contexte antérieur à la perte d’emploi ont souvent été laissés dans
l’ombre de ces études. Cette déconnexion partielle peut s’expliquer par l’influence des
politiques publiques de lutte contre le chômage, les commanditaires des recherches
(ANPE, Pirttem, Mire, Dares1) souhaitant, par des études sur des dispositifs spécifiques
et/ou des populations cibles (jeunes, femmes, seniors, chômeurs de longue durée),
évaluer en priorité l’efficacité du service public de l’emploi et de ses intermédiaires, et
non pas connaître les causes du chômage. L’entrée privilégiée par les intermédiaires de
l’emploi, et non par les entreprises, n’a été que peu propice à l’investigation de
l’histoire des milieux professionnels où évoluaient auparavant les demandeurs
d’emploi. Dans la lignée de travaux initiés à la fin des années 1980 sur les
restructurations industrielles, notamment de la sidérurgie lorraine, avec des
recherches centrées sur les cellules de reclassement adossées à des plans sociaux
majeurs2, il nous semble essentiel d’articuler la construction sociale des décisions de
restructurations et les expériences des salariés sortants dans ces contextes, pour mieux
comprendre le sens que les individus donnent à ces situations.

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4 Dans la sélection des propositions, ont été privilégiées des enquêtes permettant de
saisir ces phénomènes dans la moyenne durée, grâce à des monographies d’entreprises,
du suivi longitudinal de salariés, de dispositifs ou d’établissements ou des revisites de
terrain. En raison de cette exigence empirique, ce dossier s’appuie sur des enquêtes
qualitatives réalisées majoritairement sur des plans sociaux ou des départs volontaires
intervenus dans les années 2000, mais avant 2008. Ces contributions permettent quand
même de saisir la « crise vue d’en bas », du point de vue de ceux qui subissent les
réductions d’effectifs ou les fermetures de sites dans la mesure où, comme nous l’avons
rappelé dans le numéro précédent, la crise de 2008 s’inscrit dans une histoire longue de
désindustrialisation des pays occidentaux, avec des secteurs industriels en
« crise permanente » depuis les années 1970. Un des enseignements généraux qui se
dégagent de l’ensemble des contributions rassemblées ici est qu’au début du XXIe siècle,
comme dans les années 1930 (LAZARSFELD et al., 1981), un chômage massif ne signifie pas
la banalisation et la déculpabilisation de cette expérience individuelle.

Crise ou pas crise, le gradient social de l’épreuve de la


perte d’emploi
5 Faut-il le rappeler, expérimenter le chômage est une expérience sociale qui touche un
large pan de la société française, même si les estimations du nombre effectif de
chômeurs et de l’impact de la crise de 2008 varient suivant les conventions adoptées.
Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), les
chômeurs au sens du Bureau international du travail (BIT) dans l’enquête Emploi étaient
2 223 000 en 2007 et seraient 2 800 000 en 2013, soit 500 000 de plus. Selon Pôle emploi
et le ministère du Travail, qui comptabilisent les demandeurs d’emploi en fin de mois
inscrits à Pôle emploi, les chômeurs de catégorie A – en recherche d’emploi et sans
activité réduite – étaient 2 331 000 en 2007 et seraient 3 349 000 en mars 2014, soit plus
d’un million en plus. Le halo autour du chômage, avec des chômeurs « découragés »
sans démarche active de recherche d’emploi autre que l’inscription à Pôle emploi, ou
des chômeurs « répétés », enchaînant les contrats courts, explique en partie cet écart
d’estimation. Pour faciliter la gestion de cette épreuve euphémisée sous le terme de
« transitions professionnelles3 », s’est déployé au cours des années 1980 et 1990 un
secteur d’intermédiaires de l’emploi, publics ou privés, spécialisés dans le conseil et
l’accompagnement des chômeurs et des jeunes en insertion, promoteurs d’une logique
de « l’employabilité », qui prend souvent des tonalités proches du « nouvel esprit du
capitalisme » (BOLTANSKI, CHIAPELLO, 1999). Au motif d’améliorer les chances d’être
recruté d’un chômeur de longue durée (ou d’un jeune sans expérience), et de le
redynamiser pour éviter qu’il ne glisse vers l’inactivité, ces professionnels l’enjoignent
à devenir « entrepreneur de soi-même », à trouver seul une solution et/ou à s’adapter
aux offres proposées, à construire un projet personnel et à mobiliser ses réseaux,
jusqu’à finalement parfois le rendre responsable de sa situation et de son devenir 4.
Responsabilisation, culpabilisation, psychologisation : le discours sur l’employabilité
dans l’espace de la réinsertion des adultes ou de l’insertion des jeunes rejoint
l’injonction à l’autonomie pour les « assistés » (DUVOUX, 2009). Le « projet » et les
« capacités » sont affichés comme plus importants que l’âge, la formation, l’ancienneté,
la qualification. À l’instar des responsables de ressources humaines, ces professionnels
qualifiés euphémisent souvent la violence du chômage (MONTLIBERT, 2001) et présentent

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les licenciements comme des situations banales. Ils valorisent la mobilité externe
comme un atout pour des salariés devant désormais être plus « adaptables » afin de
correspondre aux nouvelles normes d’un marché du travail plus contractuel (P OCHIC,
2001b ; PALPACUER et al., 2007 ; GUYONVARCH, 2011a).
6 Or, contrairement à ces discours individualisants et psychologisants de
l’accompagnement vers l’emploi, faire le « deuil » de son emploi perdu, en « faisant fi
du passé », est loin d’être un exercice évident, particulièrement pour les peu qualifiés,
a fortiori lorsqu’ils sont âgés ( MOENECLAEY, 2009 ; ROUPNEL-FUENTES, 2014). Plusieurs
articles du numéro proposent de réinscrire la perte d’emploi dans une trajectoire ou
une carrière professionnelle, afin de mieux comprendre l’expérience contrastée qu’elle
représente pour des salariés placés face à un événement économique similaire (une
restructuration, qu’elle soit de crise ou de compétitivité). Un des grands apports de la
sociologie qualitative du chômage est d’avoir montré que derrière les termes de
« chômeur » ou de « demandeur d’emploi », les expériences sont diverses, que l’on
s’intéresse à l’ensemble des chômeurs (SCHNAPPER, 1981), aux jeunes chômeurs (BALAZS,
1983) ou aux chômeurs de longue durée (DEMAZIÈRE, 1992). Manuella Roupnel-Fuentes
montre ainsi comment derrière un groupe a priori homogène, les salariés du groupe
Moulinex – qui a fait faillite en 2001 –, l’empreinte des carrières antérieures dans les
usines se retrouve dans l’expérience et l’employabilité de ces salariés interrogés deux
ans après leur licenciement. Que de contrastes entre le rebond difficile des ouvrières
non qualifiées, condamnées au dilemme du non-choix entre la mort sociale de
l’inactivité ou la galère des petits boulots, et la poursuite d’une carrière promotionnelle
dans la mobilité externe des techniciens diplômés (hommes), qui valorisent cette
opportunité de changement ! Comme si l’histoire se répétait, l’auteure dresse une
typologie de trajectoires qui suit le gradient de la qualification acquise au sein de
l’usine, très proche d’une étude réalisée après le dépôt de bilan du groupe sidérurgique
Creusot-Loire en 1984 (OUTIN, 1990) 5. À la différence près qu’ici, les ouvrières cumulent
le fait d’être femmes, âgées et non qualifiées, ce qui les disqualifie durablement sur le
marché du travail. Carrières objective et subjective sont liées, dans le sens où la
situation objective d’arrivée influence fortement la manière de vivre et d’interpréter
a posteriori cette « transition ».
7 Plusieurs articles du numéro rappellent combien l’expérience de la mobilité forcée est
plus facile à vivre quand on a la qualification, l’âge ou le sexe pour la transformer, dans
ses actes et par son discours, en une opportunité de reconversion « choisie » ou
« assumée ». La massification d’une expérience sociale ne signifie pas en effet
l’atténuation des inégalités sociales face à cette situation. On le sait, les ouvriers et
employés ont des taux de chômage bien plus élevés que les cadres et professions
intellectuelles supérieures, respectivement 14,4 % et 10,3 % contre 3,7 % fin 2012 6. Mais
on sous-estime souvent ce que cela représente en effectifs, les chômeurs de milieux
populaires (emplois d’ouvriers ou d’employés) représentant, fin 2012, plus de six
chômeurs au sens du BIT sur dix (BILLAUT, 2014). En début de vie active, perdre son
emploi est une situation fréquente, en raison de la précarité structurelle de certains
contrats de travail. Mais à âge ou génération égale, les différences de qualification
jouent fortement. Depuis 2008, les écarts de situation entre jeunes diplômés et non
diplômés se sont d’ailleurs creusés, les jeunes ingénieurs diplômés ou les jeunes
médecins par exemple ne connaissant pas la crise selon l’enquête Génération 2010
(BARRET et al., 2014). Les accidents de parcours que constituent les licenciements sont

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eux plus rares en fin de carrière, mais vécus comme plus marquants et davantage subis
(AMOSSÉ et al., 20127).
8 À profil égal, la conjoncture économique localisée (offres dans le bassin d’emploi) ou
sectorielle (offres dans le secteur d’activité recherché) joue aussi sur les chances d’être
recruté, rappelant les dimensions extrinsèques de l’employabilité ( OUTIN, 1990) qui ne
dépendent pas de l’individu lui-même8. Dans son article, M. Roupnel-Fuentes montre
ainsi comment, « toutes choses égales par ailleurs », les salariés de trois usines proches,
concurrents entre eux dans un bassin d’emploi rural déprimé et enclavé de Basse-
Normandie, encourent jusqu’à quatre fois plus de risques d’être sans emploi deux ans
après la fermeture que ceux d’une autre ville plus éloignée, mais ouverte sur d’autres
zones d’emploi accessibles en voiture. L’enclavement de ce bassin d’emploi, et surtout
la saturation du marché local qu’a provoquée la mise au chômage massif de 2 000
salariés de Moulinex aux profils proches, expliquent en partie cette exclusion durable
due à la concentration des licenciements. L’article incite ainsi à prendre en compte les
dimensions dites « extrinsèques » de l’employabilité. Des enquêtes sur les marchés
locaux du travail ont bien montré le rôle clé des bassins d’emploi, que ce soit sur les
parcours des chômeurs (PIGNONI et al., 19989) ou sur les pratiques du service public de
l’emploi (LEGAY, MONCHATRE, 2000). L’injonction à la mobilité géographique en période de
récession, qui prend parfois des tonalités morales (les chômeurs refuseraient d’être
« mobiles »), néglige que cette sédentarité a été souvent fabriquée par des politiques de
fidélisation de la main-d’œuvre locale, comme l’ont par exemple montré par le passé les
expériences de transfert collectif des mineurs (MOSCOVICI, 1959). L’acceptation ou le
refus de la mobilité géographique, ou de temps de transport élevé, pour des raisons
d’ordre professionnel, ne peut se comprendre non plus sans l’inscrire dans la
configuration familiale, dans l’équilibre financier du ménage et, plus largement, dans
son mode de vie, avec une relative « qualité de vie » de milieux populaires en milieu
rural ou périurbain, impossible à retrouver en milieux urbains ( VIGNAL, 2005)10. Les
choix effectués pendant ou après les restructurations sont issus d’arbitrages entre
plusieurs formes de mobilité (géographique, professionnelle, sociale) compréhensibles
seulement en sortant du huis clos de l’entreprise et en prenant en compte le hors-
travail au sens large – famille élargie, réseaux d’amitié et de loisirs (P OCHIC, 2001b ;
RAVELLI, 2008).

Perdre son emploi, une « épreuve » même pour les


survivants et pour les reclassés ?
9 Plusieurs contributions du numéro se penchent aussi sur ceux qui ne sont pas ou plus
au chômage, qu’ils aient anticipé la dégradation de l’entreprise par un départ
« volontaire » ou aient réussi à être reclassés malgré la suppression de leur poste ou de
leur service. Adopter une perspective dynamique sur les univers de travail est
particulièrement fructueux car, comme le montre Coralie Perez, une grande partie des
salariés de grandes entreprises ont des parcours professionnels marqués par des
réorganisations successives, voire des fusions-acquisitions et peuvent donc être
considérés comme des « survivants » des restructurations antérieures. Or on ne
disposait pas jusqu’à récemment de base de données permettant de relier les
transformations organisationnelles des entreprises aux parcours des individus, ce qui

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est désormais le cas avec l’enquête Changements organisationnels et informatisation (COI)


qui permet de coupler un volet « entreprises » et un volet « salariés » 11.
10 C. Perez s’appuie sur une post-enquête par entretiens de l’enquête COI 2006 pour
explorer les motifs de sortie des salariés dans des contextes de fusions-acquisitions
caractéristiques de « restructurations de compétitivité » d’entreprises dont les
périmètres évoluent, notamment en raison de la financiarisation de l’économie et des
opérations de concentration / consolidation dans certains secteurs (banques, télécom,
pharmacie, services en ingénierie informatique [SSII]). Les entretiens qu’elle a menés
en 2006 confirment que les fusions-acquisitions ou cessions-rachats entraînent une
dégradation de l’ambiance de travail et des relations avec la hiérarchie, une
intensification du travail, une perte de position réelle ou symbolique au sein de
l’entreprise, des refus de mobilité géographique imposée, qui génèrent davantage de
départs. La modalité juridique de la rupture s’avère, elle, contingente, liée au contexte
organisationnel, la frontière entre licenciement pour motif économique et licenciement
pour motif personnel étant définitivement brouillée (PALPACUER et al., 2007). Cette
auteure confirme la thèse selon laquelle les décisions de restructurations, à dimension
économique et financière, sous-estiment les dysfonctionnements et les adaptations
nécessaires de l’activité de travail qui reposent alors sur les « survivants » dont les
conditions de travail se dégradent (RAVEYRE, 2005). On assisterait ainsi à une
« déstabilisation des stables », selon l’expression de Robert CASTEL (1995), au sens d’une
fragilisation des parcours professionnels et des conditions de travail, qui atteint même
le cœur des marchés internes des grandes entreprises (GUYONVARCH, 2011b). Les cadres
diplômés se retrouvent surreprésentés dans les profils de « sortants » enquêtés dans
ces contextes de fusion-acquisition, anticipant parfois les plans de départs volontaires
ou saisissant à cette occasion l’opportunité de fortes indemnités et ce, pour deux
raisons. En effet, dans la mesure où les emplois d’ouvriers ou d’employés ont été
progressivement externalisés vers les sous-traitants ou à l’étranger, la concentration
des emplois de cadres dans les grandes entreprises et dans certains secteurs est
mécaniquement devenue forte. Les cadres peuvent aussi davantage quitter des univers
dégradés, car ils ont, ou pensent avoir, davantage de ressources – capital social et
diplômes adéquats – pour se reclasser ailleurs, en raison de leur forte « employabilité »
ou « marketability » comme disent les Anglo-Saxons ( MARTIN et al., 2000 ; POCHIC,
GUILLAUME, 2009).

11 Dans la lignée de l’enquête pionnière coordonnée par Danièle LINHART (2002) sur le
reclassement des salariés des usines Chausson, sous-traitant de l’automobile, Lucie
Goussard montre que même dans le cas d’un plan social considéré comme « idéal » dans
un secteur prospère (l’aéronautique), un reclassement interne avec changement de
poste est une épreuve individuelle sous-estimée par ceux qui les décident ou les gèrent.
Alors que les indicateurs quantitatifs de « taux de reclassement » des politiques
publiques – et, plus largement, des intermédiaires de l’emploi qui les mettent en
œuvre – se focalisent uniquement sur le retour à l’emploi et son degré de stabilité
(MOENECLAEY, 2012), des entretiens biographiques avec plus de soixante-dix cadres et
techniciens reclassés rappellent que cette « mobilité imposée » prend des tonalités
différentes suivant le profil de la personne et sa dynamique de carrière. Parmi les
anciens salariés de cette PME (petite et moyenne entreprise) high-tech intégrée dans un
grand groupe de l’aéronautique, les techniciens promus conservent certes leur emploi,
mais perdent leur statut d’experts reconnus et sont noyés dans ce nouveau groupe. À

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l’inverse, les rares ingénieurs diplômés de grandes écoles de cette PME retrouvent un
marché interne de grande taille et donc des échelons hiérarchiques pour progresser
dans l’encadrement. Les femmes employées sont les plus affectées par ce délitement du
collectif à l’atmosphère familiale, perdent leur rôle « maternant » et se retrouvent
cantonnées aux tâches administratives, coupées du monde des hommes et de la
technique.

Le reclassement, opportunité de reconversion ou


mobilité descendante ?
12 Pour dépasser une approche objectivante du « reclassement » centrée uniquement sur
le retour à l’emploi, et comprendre la manière dont les individus vivent leur
« reconversion » de façon plus ou moins satisfaisante, il est nécessaire de comparer, du
point de vue de la personne concernée, la qualité de l’emploi retrouvé au regard de
celui qui a été perdu. La reconversion est parfois mal vécue parce que l’on a
l’impression d’avoir perdu son métier, d’être désormais dans une situation précaire ou
de ne pas se faire à son nouvel environnement de travail ( PIGNONI, POUJOULY, 1999). Les
techniciens et ouvriers étudiés par L. Goussard passent ainsi d’un travail « d’orfèvre »
de l’aérospatiale à un travail plus standardisé dans l’aéronautique, nécessitant moins
d’autonomie et d’habileté, ce que certains vivent comme une précarisation subjective.
Comprendre le sens des « bifurcations » professionnelles ( DENAVE, 2009) demande alors
d’avoir une appréhension large du rapport subjectif à l’emploi, qui intègre le rapport à
l’activité, aux pairs et à l’entreprise. Si les statistiques mettent généralement l’accent
sur la stabilité et la durée de l’emploi (contrat à durée indéterminée [CDI], à temps
plein dans une grande entreprise versus contrat à durée déterminée [CDD] ou intérim, à
temps partiel dans une PME), les enquêtes qualitatives montrent que jouent tout autant
l’activité de travail réalisée (autonomie, responsabilité, conditions de travail) et le
développement professionnel envisageable à partir de ce poste – ce que Serge PAUGAM
(2000) avait conceptualisé comme la précarité du travail, à côté de la précarité de
l’emploi. Pour comprendre le sentiment subjectif de déclassement ou le sentiment
d’être à l’abri de la précarité, rentrent aussi en ligne de compte les politiques salariales
et extra-salariales associées à l’emploi, qui peuvent profondément changer les
conditions de vie du ménage12.
13 Loin du discours idyllique sur les ruptures professionnelles qui les présentent comme
l’occasion de « changer de vie », l’accompagnement des restructurations signifie, de fait
souvent, « l’accompagnement forcé de la mobilité descendante » ( GAZIER, 2005). Pour les
« métallos », les ouvriers masculins de Metaleurop suivis dans la durée par Olivier
MAZADE (2010), les reclassements signifient ainsi, pour la grande majorité, un
déclassement salarial et statutaire, qu’ils deviennent aides-soignants, conducteurs de
bus, ou ouvriers non qualifiés. Ce déclassement salarial est confirmé par une base de
données du ministère du Travail, qui suit les personnes prises en charge par une cellule
de reclassement depuis 2006 : si les techniciens, agents de maîtrise et cadres sont
significativement plus nombreux à retrouver un emploi stable (CDI ou CDD de plus de
six mois) ou à créer leur entreprise, le salaire du nouvel emploi des reclassés est en
moyenne 25 % inférieur à leur ancien salaire (CHAROZÉ, 2014) ; les salariés les plus
vulnérables, majoritairement des employées et des femmes, retrouvant uniquement
des contrats courts à temps partiel13, sont, quant à eux, enfermés dans une « trappe à

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précarité » (OURLIAC, ROCHUT, 2013). Accepter un déclassement salarial ou statutaire est


plus facile pour les cadres et les diplômés s’il est transformé par le discours en
« reconversion volontaire » vers un emploi ou un secteur d’activité davantage en
accord avec les valeurs personnelles, ou ayant davantage de « sens », voire s’il est
justifié au nom de la « qualité de vie » de la région de résidence ( POCHIC, 2001a, 2001b ;
NEGRONI, 2007).

14 En comparaison des ancien.ne.s Moulinex suivi.e.s par M. Roupnel-Fouentes ou des


chômeurs rencontrés par V. Cohen, le plan de reclassement étudié par L. Goussard peut
être considéré comme une configuration « idéale » car les salariés reclassés au sein d’un
même groupe évitent ainsi la fragilisation des emplois et la dégradation des conditions
de rémunération et d’emploi, lesquelles sont le lot commun des adultes passant par une
expérience de chômage, qui découvrent sur le tard la précarité du marché de l’emploi à
laquelle les jeunes sont désormais habitués (DEMAZIÈRE, 1995 ; PAUGAM, 2000). Les femmes
qui étaient entrées dans des secteurs industriels dans les années 1970 ou 1980, aux
emplois stables et relativement bien rémunérés grâce notamment à la présence de
syndicats, payent souvent le prix fort en termes de déclassement lors de leur retour sur
le marché externe dans les années 2000. Tandis que l’accès à l’emploi signifie
indépendance et émancipation, la perte de leur emploi est synonyme, pour certaines,
d’un repli vers la sphère domestique, alors qu’être mère ou femme au foyer ne
constitue plus depuis longtemps un statut de substitution (SCHNAPPER, 1981).
Confrontées aux offres disponibles sur le marché local de l’emploi, particulièrement en
milieu rural ou périurbain, ces femmes sont ramenées vers le seul secteur économique
en croissance et qui recrute, le « care déqualifié » ( MOLINIER, 2013), qui propose
notamment des emplois auprès de personnes âgées dépendantes ou de ménage chez les
particuliers, dans des conditions de travail dures, avec des statuts instables et peu
rémunérateurs (AVRIL, 2014). Les femmes les plus âgées et les moins qualifiées sont
même parfois renvoyées vers les activités du « care non marchand » des solidarités
familiales14 ( ARAÚJO, 2013), et doivent se battre contre l’assignation au travail
domestique, le manque d’écoute et de compréhension à la fois de la famille et des
intermédiaires de l’emploi, devant la dureté de l’épreuve qu’elles traversent ( DEMAZIÈRE,
2000 ; BURGI, 2002 ; TROTZIER, 2006). Les conseillers de l’emploi brident de fait parfois les
espoirs de reconversion des chômeuses, au nom de leur âge ou de leur manque de
qualification, en anticipant les pratiques discriminantes des recruteurs et employeurs.
15 Parmi les « solutions » proposées ou valorisées par les spécialistes du reclassement, les
créations d’entreprise occupent une place particulière : offrant la possibilité de
reclasser des chômeurs sans avoir à convaincre un recruteur, elles bénéficient, en sus,
dans la plupart des plans sociaux, de dispositions prévoyant un versement de plusieurs
milliers d’euros pour les créations soutenues par la cellule de reclassement ( MAZADE,
2004). Ces incitations à la création d’entreprise entrent en résonance avec les politiques
publiques d’encouragement à l’entrepreneuriat pour les chômeurs, portées par de
multiples intermédiaires de l’emploi et dispositifs depuis les années 1970 ( DARBUS, 2008 ;
EBERSOLD, 2001). Depuis 2009, le régime de l’auto-entreprise a fait de l’entrepreneur la
nouvelle figure de l’héroïsme populaire en temps de crise et a rencontré un succès
inattendu (ABDELNOUR, 2013). Si ces créations sont bien souvent fragiles ( MAZADE, 2003),
elles ne témoignent pas moins souvent de conversions professionnelles effectives, mais
là encore inégalement distribuées et recouvrant des situations matérielles
contrastées15.

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16 Dans ce numéro, à partir d’une enquête par entretiens auprès de techniciens, cadres et
ingénieurs de l’industrie reconvertis comme entrepreneurs dans le secteur de l’énergie
solaire dans le Sud-Est de la France, Annie Lamanthe montre que sous certaines
conditions économiques, biographiques, organisationnelles, politiques et sectorielles,
l’expérience des restructurations peut se traduire par un passage effectif et durable à
l’indépendance statutaire. Dotés de qualifications reconnues et de ressources
matérielles leur permettant d’assumer le risque de l’installation, les petits
entrepreneurs étudiés par l’auteure bénéficient d’une conjoncture économique et
d’aides publiques favorables à leur activité. On peut faire l’hypothèse que les
indemnités reçues lors de leurs départs, négociées soit individuellement, soit dans le
cadre de plans collectifs, et les potentielles aides comprises dans ces plans, aient
constitué un capital de départ qui a joué un rôle incitatif, sinon décisif. A. Lamanthe se
concentre, pour sa part, sur la façon dont ces entrepreneurs prennent leur place sur le
marché, en distinguant alors deux groupes : d’un côté, les « néo-artisans », anciens
techniciens, plutôt tournés vers l’installation, proches d’autres artisans du bâtiment, et
de l’autre, les « solaristes », anciens ingénieurs, s’occupant plutôt de conception et
d’expertise. Leurs qualifications, antérieures aux restructurations qu’ils ont vécues
(dans l’industrie et le secteur de l’énergie, surtout), sont réinvesties dans la nouvelle
activité ; un tel constat converge avec la transformation observée du monde de
l’artisanat, où les cadres « reconvertis » prennent progressivement l’ascendant sur les
« hommes de métiers » (MAZAUD, 2012, 201316). On soulignera que ces nouveaux
entrepreneurs manifestent un ancrage local important (attachement à la région,
propriété immobilière, autoconstruction fréquente), ce qui peut expliquer l’installation
à son compte – plutôt qu’une mutation ou qu’un nouveau poste dans une autre
région –, la mobilité fonctionnelle et statutaire étant indissociable de leur refus d’une
mobilité spatiale.
17 Par ailleurs, la création d’entreprise est ici le fait d’acteurs éloignés des mesures d’âge,
et suffisamment jeunes pour pouvoir assumer le risque financier d’une faillite.
L’installation comme auto-entrepreneur, notamment dans des activités d’étude et de
conseil, peut aussi être le moyen pour des salariés âgés, notamment qualifiés, de
poursuivre leurs dernières années de carrière hors du salariat. Ces reconversions
réussies ne doivent pas masquer le fait que la création d’entreprise peut être une
expérience extrêmement coûteuse, objectivement et subjectivement. D’ailleurs, les
créateurs étudiés par A. Lamanthe ne se sont probablement jamais définis
subjectivement comme « chômeurs », même dans la période qui a suivi leur
licenciement ou leur départ négocié. Le projet de « création » validé par les
institutions17 et la projection dans l’entrepreneuriat euphémisent en effet l’expérience
du chômage, qui devient proche du « chômage différé » où les démarches de création/
installation, puis ensuite l’activité indépendante – même peu ou pas rémunératrice –
permettent de résister à la dévalorisation sociale (SCHNAPPER, 1981).

Associations de chômeurs ou d’ex-licenciés, même


combat ?
18 Pour une minorité de sans-emplois, le chômage peut être l’occasion d’engagements
militants intenses, aux incidences biographiques considérables. Pourtant, depuis le
milieu des années 2000, les sciences sociales semblent avoir cessé de se pencher sur les

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mouvements de chômeurs. Le regain économique de la fin des années 1990 et du début


des années 2000, associé à la difficulté pour les associations de chômeurs d’assurer la
pérennité de l’engagement fragile de leurs militants (COHEN, 2008), peut expliquer un
reflux des mobilisations. Mais qu’en est-il depuis cette « crise sans précédent » de
2007-2008 ? À de rares exceptions près (parmi lesquelles V. Cohen dans ce numéro, qui
a fait une revisite en 2007 de son terrain de 1996-1999), les travaux publiés récemment
sur la France ou d’autres pays européens sont issus d’enquêtes datant des années 1990
ou du début des années 2000, centrées sur le « miracle social » qu’ont constitué les
mobilisations de chômeurs de cette époque (MAURER, PIERRU, 2001). Est-ce à dire que
depuis une dizaine d’années les chômeurs ne se mobilisent plus ? Pourtant, les travaux
historiques montrent qu’il existe une corrélation entre périodes de dépression
économique, caractérisées par des taux de chômage élevés et un chômage persistant, et
mobilisations de chômeurs (BAGGULEY, 1991 ; PIERRU, 2007 ; PERRY, 2007 ; MOUTET, 2010). Si
les organisations de chômeurs ne semblent effectivement pas avoir manifesté un regain
d’activité, les chômeurs, ou plutôt certains d’entre eux, continuent bien de se mobiliser.
Mais ils ne le font plus principalement à partir de leur situation de chômeurs : cet
investissement militant se fait notamment en France au sein d’associations de
travailleurs licenciés, qui apparaissent régulièrement dans la presse, en particulier à
l’occasion de plans sociaux.
19 Hypothèse difficile à vérifier en raison de l’éclatement de ces structures et de leur
fragilité, les associations de salariés licenciés semblent avoir remplacé les organisations
de chômeurs. Avant toute chose, soulignons que les associations de salariés licenciés
existent, pour l’immense majorité d’entre elles, suite à des procédures collectives de
licenciements (plans sociaux, désormais appelés PSE ou plans de sauvegarde de
l’emploi). Ces procédures ne représentent qu’un quart des licenciements économiques
en France, et toutes ne donnent bien sûr pas lieu à la création d’une association.
L’expérience des mobilisations contre les fermetures, notamment dans le monde
industriel, construit une expérience commune, dans des entreprises souvent marquées
par une forte homogénéité des trajectoires, du moins à poste équivalent dans
l’entreprise – ce qui ne signifie pas l’absence de distinctions et divisions internes (nous
renvoyons ici à notre introduction du numéro 137). Ce passé commun se double
souvent d’un ancrage géographique partagé. En cela, elles diffèrent en partie des
associations de chômeurs dont l’une des difficultés, soulignée par plusieurs auteurs
(COHEN, 2011a ; MAURER, 2001 ; DEMAZIÈRE, PIGNONI, 1999), est l’hétérogénéité des
trajectoires, des profils, des projets des chômeurs qui y sont mobilisés. Passés les
moments d’intense mobilisation autour d’objectifs circonscrits, elle rend ardue la
construction d’un quotidien partagé dans la durée. Lorsque les licenciements donnent
lieu à mobilisation, celle-ci se construit souvent sur une forte revendication
d’identification professionnelle des salariés licenciés à leur emploi et employeur
perdus. Les associations d’anciens salariés représentent la survivance de cette identité.
Elles peuvent, dans certains contextes, se transformer en associations de chômeurs.
Issue des luttes contre les licenciements des chantiers navals de La Ciotat, la CGT-
Chômeurs de Marseille a été, dans les années 1990, le foyer le plus vif et le plus dense de
la CGT-chômeurs (DEMAZIÈRE, PIGNONI, 1999 ; CLOT, PENDARIÈS, 1997). C’est également le cas
de plusieurs collectifs locaux du MNCP (Mouvement national des chômeurs et
précaires), qui ont été créés et animés par des collectifs de salariés licenciés par une
même entreprise18.

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20 O. Baisnée, A. Bory et B. Crunel analysent dans ce numéro les différentes facettes de


l’association des anciens salariés de l’usine Molex de Villemur-sur-Tarn, usine sous-
traitante de l’industrie automobile et fermée par l’actionnaire américain qui l’avait
rachetée. Cette action associative revêt plusieurs formes : prise en charge de la lutte
juridique pour les cas de contestation de licenciement devant les tribunaux, maintien
du lien social par l’existence d’un lieu de rencontre et l’organisation de festivités,
continuation de certaines fonctions des instances représentatives du personnel
(mutuelle, chèques vacances, etc.), aide complémentaire apportée à la cellule de
reclassement. Dans certains cas, cette aide est en fait une prise en charge complète :
Delphine CORTEEL a souligné ailleurs combien, grâce à la finesse de la connaissance du
« genre professionnel » dont font montre les militants de l’association des anciens de
Metaleurop, l’association facilite les démarches de validation des acquis de l’expérience
des anciens salariés, jouant alors comme une convention de réseau qui facilite le
recrutement (EYMARD-DUVERNAY, MARCHAL, 1997 ; CORTEEL, 2009). D’autres fonctions
peuvent être assurées par ces associations, c’est notamment le cas lorsqu’elles ont un
projet mémoriel (un musée, par exemple, HAYEM, 2014). Au départ, les associations
d’anciens salariés s’avèrent proches des organisations syndicales locales : les anciens
délégués sont souvent impliqués dans les associations, et, comme dans le cas de
Solidarité Molex, celles-ci peuvent servir de base pour des actions de syndicalisation dans
les entreprises issues des opérations de revitalisation industrielle, incarnant une
nouvelle facette des interactions entre organisations de salariés licenciés et syndicats
(BÉROUD, 2009). La diversité des activités des associations d’anciens salariés, évolutive au
gré du temps, explique sans doute la pérennité de l’adhésion – qui ne signifie pas
pérennité de l’engagement des bénévoles.
21 Les tensions qui peuvent traverser les associations de salariés licenciés ne sont pas
éloignées de celles auxquelles sont confrontées les organisations de chômeurs, et les
organisations syndicales dans certains mouvements (BARRON et al., 2011) : la place prise
par le travail de guichet et l’action sociale dans le quotidien de l’organisation est ainsi
souvent vue comme un obstacle à l’activité revendicative. O. Baisnée, A. Bory et
B. Crunel montrent que la définition de l’objet central de l’association est un sujet non
consensuel dans le cas de Solidarité Molex. Les priorités données à la lutte juridique, à la
lutte pour l’emploi local ou dans l’usine repreneuse, aux services aux adhérents sont
ainsi, ponctuellement ou structurellement, concurrentes. Dans les organisations de
chômeurs, on retrouve ces mêmes tensions : entre action sociale et action
revendicative d’une part, entre lutte pour l’emploi et lutte pour de meilleures
conditions d’indemnisation, voire pour un revenu universel, d’autre part ( COHEN,
2011b ; MATHIEU, 2009). Des questions très proches se posent de façon particulièrement
vive aux syndicats belges, qui gèrent l’assurance chômage et font office d’organisme
distributeur des allocations, tout en ayant une activité revendicative autour de
l’indemnisation du chômage (FANIEL, 2012). Néanmoins, cette opposition entre action
revendicative et action sociale occulte le fait que la seconde sert bien souvent de
support à la première (PIERRU, 2004). Surtout, ces actions ne se réalisent pas aux mêmes
niveaux, et l’on retrouve cette combinaison au sein de tous les syndicats, entre l’action
de proximité des syndicalistes (défense de cas individuels) et le travail de stratégie
politique, lobbying et négociation (dévolu aux appareils et permanents nationaux).
22 De par leur structuration, les associations de salariés licenciés contribuent cependant à
occulter l’identité négative de « chômeurs » pour promouvoir l’image positive de

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« travailleurs en lutte », et ce même, plusieurs années après le licenciement. Le profil


des militants actifs et porte-parole des associations de licenciés explique cette mise à
distance de la figure du chômeur. Il s’agit souvent d’hommes âgés de plus de 50 ans,
souvent préretraités ou retraités, parfois anciens élus du personnel, plutôt donc en
position de « chômage inversé » au sens où l’activité militante remplace l’activité
salariée antérieure et permet de lutter contre la dévalorisation de soi ( SCHNAPPER,
1981)19. Leurs anciens collègues plus jeunes sont moins investis dans cette action
bénévole, soit qu’ils aient retrouvé un emploi, soit qu’ils en cherchent toujours un et
ont donc moins de temps pour l’association que les retraités. De fait, le retournement
de stigmate opéré dans les organisations de chômeurs, l’attachement à l’emploi perdu
dans les associations d’anciens salariés sont deux traits de l’engagement qui sont peu
compatibles avec la recherche d’un emploi (DEMAZIÈRE, PIGNONI, 1999 ; CRUNEL, FRAU, 2014).
Le fait que les militants les plus impliqués n’aient pas la nécessité de rechercher un
emploi, et que leur situation financière soit souvent stabilisée, éloignent ces
associations de revendications sur le droit au revenu ou sur les conditions
d’indemnisation des chômeurs, contrairement aux associations de chômeurs, où ce sont
des chômeurs de longue durée qui assurent, pour l’essentiel, le fonctionnement
quotidien. Cette distance et l’attachement à l’identité de salariés font de l’identité de
chômeurs une identité reléguée, et même parfois combattue. C’est ce que raconte Claire
Villiers, cofondatrice d’AC ! (« Agir ensemble contre le chômage ») au sujet de la
rencontre entre un comité d’AC ! et les licenciées de Moulinex : « Récemment, les
militants d’AC ! de Caen sont allés discuter avec les licenciées de Moulinex, une boîte
qui a fermé il y a deux ans et les licenciées leur ont dit très clairement : on veut rien
avoir à faire avec vous. Nous on n’est pas des chômeuses. On a été licenciées, on est en
congé de conversion. D’accord, on ne retrouve pas de boulot, mais on n’est pas des
chômeuses20. »

Une redéfinition de la place du travail et de l’emploi


23 La place du travail dans les mobilisations de « privés d’emploi » est une question
centrale, quelle qu’en soit la forme – et particulièrement lorsqu’elles ont une dimension
syndicale (BÉROUD, 2013 ; PIGNONI, 2013) –, et ce, dans divers contextes nationaux
(LINDERS, KALANDER, 2010). Le chômage ne se cantonne pas à une transition, il peut
devenir un statut dans un rapport social qui conditionne l’existence, et remet en cause
la centralité du travail (CLOT, PENDARIÈS, 1997). C’est ce que montre bien P. Rius dans ce
numéro. En étudiant des organisations de desocupados en Argentine, dans la banlieue de
Buenos Aires, l’auteure analyse la façon dont l’ampleur de la crise argentine de
1998-2002 a remis en question la place du travail dans la société, et en particulier au
sein de ces organisations, qui avaient intensément participé aux mouvements de
piqueteros21 durant la crise ( SVAMPA, PEREYRA, 2009). Ainsi, ces organisations, qui
administrent des programmes d’aide sociale oscillant entre politique de l’emploi et
politique de lutte contre la pauvreté dirigée vers les familles, redéfinissent ce qu’est le
travail. Moins qu’un emploi, il est alors une « activité » effectuée au bénéfice de
l’ensemble du collectif, selon des capacités et un temps de travail variables d’un
individu à l’autre. Gérant des coopératives de travail concernant aussi bien des travaux
publics, du jardinage, de la menuiserie, de la cuisine, de la couture, que du travail de
mobilisation lui-même, ces organisations promeuvent en Argentine une forme de droit

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au revenu et rémunèrent, grâce à des subsides publics, une activité bénévole qui ne
répond pas à la définition classique d’un travail salarié, tout en conservant à celui-ci un
statut d’idéal à atteindre.
24 On le voit, les mobilisations liées au chômage, qu’elles s’inscrivent ouvertement dans
les mouvements des chômeurs ou pas, amènent les acteurs à redéfinir la place et le sens
qu’ils donnent au travail et à l’emploi. Qu’elles opèrent une requalification du chômage
ou qu’elles l’occultent, ces mobilisations gagnent ainsi à être étudiées au regard du
travail et des parcours de ceux qui les animent et les font vivre : à la fois le travail
d’avant le chômage, et celui qui prend sens au cours de l’expérience du chômage.
V. Cohen donne à voir dans ce numéro un autre visage de l’expérience du chômage, une
forme de bifurcation, non vers la reconversion, mais vers l’expérience militante. À
partir de ses recherches sur les mobilisations de chômeurs dans le Nord de la France,
l’auteure opte pour un angle original en s’attachant à ce que ces mobilisations « font »
aux acteurs mobilisés. S’il ne s’agit pas ici de nier la division du travail militant et les
effets de domination qui existent au sein des organisations et des mouvements
(DUNEZAT, 2009), l’article montre, grâce à une approche longitudinale, comment la
participation à un mouvement de chômeurs permet une valorisation de soi, pour soi et
pour les autres, et l’émergence d’un sentiment « d’utilité au monde » ( CASTEL, 1998), par
ailleurs malmené par l’expérience du chômage. Ainsi, notamment pour des femmes
ouvrières ou employées, l’accomplissement d’un travail militant, même invisible, même
peu reconnu ou peu valorisé politiquement, permet à nouveau, comme le travail salarié
auparavant, de sortir du domicile, d’avoir une existence « à soi » et un rôle dans une
division du travail, ce que l’assignation domestique n’autorise encore que peu dans les
milieux populaires (TROTZIER, 2006 ; VANOMMESLAGHE, 2001 ; SCHNAPPER, 1981).
L’engagement dans un collectif de chômeurs façonne ainsi un vécu positif du chômage,
et, finalement, renverse le stigmate qui lui est associé. Il aide également à prendre de la
distance avec le travail salarié tel qu’exercé avant le chômage, et à révéler ce que l’on
ne veut plus faire, notamment en termes de conditions de travail ( POZZO DI BORGO, 2005).

25 Ce numéro de Travail et emploi a vu le jour à la suite de la crise de 2008, et on peut se


demander ce qui serait spécifique à l’après-2008 quant à l’expérience du chômage et des
mobilités imposées par les restructurations. On aurait pu penser que la réapparition
d’un chômage massif après l’embellie du début des années 2000 modère les épreuves de
culpabilisation infligées aux chômeurs (PIERRU, 2004). La teneur des débats politiques,
les discussions autour de l’indemnisation du chômage, et les travaux récents montrent
qu’au contraire, la culpabilisation est toujours d’actualité. La survalorisation de
l’éthique du travail dans les débats publics, avec notamment les slogans de la campagne
de Nicolas Sarkozy en 2007, comme la valorisation de « la France qui se lève tôt » et
« travailler plus pour gagner plus », un an avant la chute de Lehman Brothers, a peut-
être même participé à renforcer la stigmatisation de centaines de milliers de chômeurs
toujours suspectés d’être des « assistés ». En outre, les articles de ce numéro laissent à
penser que le poids des déterminants sociaux à la fois dans l’exposition au risque de
chômage, dans l’expérience qu’il représente et dans les conditions de l’après-chômage –
emploi, invalidité, retraite, etc. – reste si fort que l’ampleur ou la nature des crises
examinées ne l’influence pas significativement. Se dessine plutôt un clivage majeur

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entre chômeurs : d’un côté, ceux qui ont les ressources individuelles et collectives
(diplômes, qualification, expérience, capital social et économique, appuis familiaux)
pour penser leur reconversion, voire s’extraire de bassins d’emploi sinistrés par une
mobilité géographique, ou qui ont les ressources pour collectiviser (par l’engagement)
l’expérience du chômage ; de l’autre, ceux dont les ressources individuelles et
collectives ne leur permettent pas de sortir de la précarité au long cours à laquelle le
chômage les a assignés, et qui sont d’autant plus sensibles à la dégradation des
conditions d’indemnisation du chômage (DANIEL, TUSCHZIRER, 1999).
26 Pour mieux articuler les expériences subjectives et objectives des pertes d’emploi, il est
temps que s’ouvre un dialogue fructueux entre la sociologie du chômage et des
restructurations, la sociologie des discriminations à l’embauche ( MONCHATRE, 2014 ;
CORTÉSÉRO et al., 2013) et plus largement avec les études sur les intermédiaires de
l’emploi, les recruteurs et le recrutement (EYMARD-DUVERNAY, MARCHAL, 1996 ; EYMARD-
DUVERNAY, 2012 ; MARCHAL, RIEUCAU, 2010). En effet, pour montrer que les stratégies des
employeurs étaient la « face cachée du concept de l’employabilité » ( GAZIER, 1990) ou
l’autre facette des transitions professionnelles, nous avions proposé le néologisme de
« recrutabilité » désignant la probabilité d’être recruté par un employeur ( POCHIC, 2009).
Cet exact pendant de l’employabilité (LEDRUT, 1966) a l’avantage de mettre l’accent sur
les pratiques de sélection et d’exclusion des employeurs envers certaines catégories
sociales et non sur les pratiques individuelles de recherche d’emploi. Or, en période de
récession et de raréfaction des offres sur le marché, les recruteurs ont encore plus de
latitude qu’avant pour sélectionner en s’appuyant sur des critères discriminants et
prohibés comme l’âge, l’origine ethnique, l’activité syndicale et le sexe, ou des critères
discriminants mais autorisés comme le diplôme initial ou l’origine sociale et, plus
largement, telles ou telles manières d’être et de penser. Ainsi, alors que les politiques
publiques visent à augmenter le taux d’emploi des seniors et lutter contre le chômage
des jeunes peu qualifiés, et que les conseillers de Pôle emploi ont été formés à ne plus
considérer les chômeurs âgés de longue durée comme des « demandes mortes »
(DEMAZIÈRE, 2003) et à les remobiliser dans leurs recherches d’emploi ( CARADEC et al.,
2009), les employeurs et recruteurs continuent à discriminer, au nom de la liberté de
l’employeur dans le choix des candidats et malgré de belles politiques affichées de
« diversité ». La « culture des sorties précoces » (GUILLEMARD, 2010) qui prévalait de
façon écrasante jusqu’à la fin des années 1980, amenant les seniors à être préretraités
de droit, ou préretraités de fait, par un abandon ou une dispense de la recherche d’un
nouvel emploi (TUCHSZIRER, 2005), reste ainsi largement prégnante, même si elle peut
prendre des formes juridiques nouvelles. Que deviendront les chômeurs seniors dans
cette nouvelle configuration ? Certains seront obligés de basculer vers d’autres minima
sociaux, liés à la reconnaissance d’un handicap ou d’une invalidité à l’image des
travailleurs manuels en Angleterre (ANGELOFF, 2012), tandis que d’autres seront
contraints d’accepter un emploi à n’importe quelle condition, quitte à diminuer au final
leur niveau de retraite future (LE FRANÇOIS, 2013). L’externalisation des services de
recrutement des grandes entreprises risque en tout cas de renforcer cette sélectivité ou
discrimination à l’embauche pour l’intégration aux marchés internes des grandes
entreprises, les cabinets privés souhaitant surtout plaire à leur client et non leur
imposer des candidatures aux profils « atypiques ».
27 Au final, ce numéro contribue à affirmer la nécessité de réconcilier sociologie du
chômage, sociologie du travail et sociologie politique afin d’étudier finement à la fois ce

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que fait l’engagement à l’expérience du chômage, mais aussi à la conception du travail


et de l’emploi, et quelles sont les conditions professionnelles de l’engagement. À cet
égard, réinscrire le chômage dans une perspective longue, prenant en compte à la fois
la vie professionnelle et la vie familiale d’une part, et les trajectoires préalables et
postérieures à l’expérience du chômage d’autre part, nous semble incontournable,
comme l’a souligné avant nous Didier DEMAZIÈRE (1995). La façon dont les chercheurs
entrent sur leur terrain les empêche parfois d’appréhender l’ensemble de ces
dimensions : la mobilisation occulte le chômage et/ou le travail, la précarité rend la
résistance presque inenvisageable, l’analyse d’une reconversion réussie invisibilise
l’expérience de la perte d’emploi, etc. Et c’est bien lorsque le regard parvient à dépasser
l’entrée initiale qu’il devient possible de tenir ensemble travail, hors-travail, chômage
et mobilisation, de façon synchronique et diachronique.

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NOTES
1.  Agence nationale pour l’emploi (ANPE), Programme interdisciplinaire de recherche sur la
technologie, le travail, l’emploi et les modes de vie (Pirttem), Mission recherche (Mire) de la
Drees (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) du ministère des
Affaires sociales et de la Santé, Direction de l’animation de la recherche, des études et des
statistiques (Dares) du ministère du Travail, de l’Emploi et du Dialogue social.
2.  Avec des enquêtes localisées dans la sidérurgie autour du Creusot en Lorraine (O UTIN et al.,
1988), de la Société nouvelle des aciéries de Pompey (CHASKIEL, VILLEVAL, 1988) ou de la Normed à
Dunkerque et La Seyne-sur-Mer (ARDENTI, VRAIN, 1988 ; ROYON, 1990). Un colloque sur les mutations

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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industrielles et la reconversion des salariés organisé en 1990 à Nancy synthétisait plusieurs de


ces travaux (VILLEVAL, 1990).
3.  Ce concept de « transition professionnelle » développé par José ROSE (1996) à propos de l’accès
à l’emploi des jeunes, et des politiques qui les régulent, est devenu un terme indigène des
professionnels de l’insertion, de la formation et de la réinsertion des adultes pour désigner leur
secteur d’activité et, plus largement, toutes les formes de mobilités et reconversions qu’ils
accompagnent (SANTELMAN, 2012).
4.  Même s’ils font partie de l’expérience quotidienne des chômeurs et créateurs d’entreprise,
nous n’aborderons pas dans ce dossier les dispositifs « d’accompagnement dans et pour
l’emploi », objets d’un précédent dossier de la revue Travail et emploi (n° 119, 2009) et aussi d’un
numéro à paraître sur les « politiques actives du marché du travail » (n° 139, 2014).
5.  Cette étude dégageait trois groupes selon l’articulation entre la carrière antérieure et leur
rapport à la stratégie de reconversion : poursuite de la carrière et gestion individuelle du
reclassement ; reclassement dans la précarité et gestion institutionnelle du reclassement ;
exclusion durable et attachement à l’emploi perdu (OUTIN, 1990).
6.  Ce qui donne, en nombre de chômeurs BIT estimés par l’enquête Emploi fin 2012,
respectivement 901 000 chômeurs ouvriers, 836 000 chômeuses employées et 180 000 chômeurs
cadres (en référence au dernier emploi occupé).
7.  Cette étude s’appuie sur l’enquête Formation et qualification professionnelle (FQP) 2003 qui
permet de suivre sur cinq ans les sortants d’un emploi en 1998.
8.  À côté de dimensions dites « intrinsèques », que ce soit des ressources personnelles objectives
(type diplôme ou relations) ou à dimensions plus comportementales et psychologisantes comme
la « motivation », la capacité à rechercher un emploi ou le fait d’avoir un « projet » ( BASTIN, 1987 ;
GAZIER, 1990).
9.  À partir de l’enquête Trajectoires des demandeurs d’emploi et marché local du travail de 1995 de la
Dares.
10.  Ces zones rurales facilitent l’accès à des réseaux de solidarité (modes de garde gratuits par
les grands-parents par exemple) et l’accès à la propriété dans des maisons héritées ou construites
sur des terrains hérités, tandis que travailler dans d’autres villes signifie des temps et des coûts
de transport élevés (souvent en voiture), voire un célibat géographique ou un déménagement si
les distances sont trop longues.
11.  Le volet « entreprises » de l’enquête est rempli par un représentant de la direction, et peut
être couplé aux réponses des salariés de la même entreprise (deuxième volet). Il est donc possible
d’établir qu’un tiers des salariés enquêtés dans l’enquête COI 2006 travaillent dans une entreprise
ayant connu une restructuration financière entre 2003 et 2006 (réponse positive à la question
posée aux dirigeants : « Depuis 2003, l’organisation de votre entreprise a-t-elle connu les
changements suivants : restructuration financière – fusion, acquisition, cession ou rachat ? »).
12.  Primes et treizième mois, accès à des formations, chèques restaurants, contrats collectifs
avec une mutuelle, aides sociales ou loisirs liés à un comité d’entreprise, etc. Les prestations
diversifiées de certains comités d’entreprise peuvent s’apparenter à des formes de
« rémunérations » indirectes.
13.  Ils sont désignés dans les catégories administratives comme chômeurs récurrents et
chômeurs avec activité réduite.
14.  Garder ses parents ou ses petits enfants, pour permettre à ses filles et fils de travailler,
surtout en milieu rural sans crèche et à bas salaire.
15.  Selon l’Insee, 90 % des auto-entrepreneurs dégagent un revenu inférieur au Smic (salaire
minimum interprofessionnel de croissance) au titre de leur activité non salariée ( DOMENS, PIGNIER,
2012).

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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16.  Parmi les « reconvertis », Caroline MAZAUD distingue les « chefs d’entreprise » caractérisés
par leur volonté de croissance, et les « néo-artisans » qui « surfent sur le marché de
l’authentique » et veulent maintenir une entreprise à taille humaine.
17.  Un tel projet dispense de démarche active auprès de Pôle emploi et fait sortir les chômeurs
en création des statistiques du chômage, puisqu’ils passent en catégorie E (demandeurs d’emploi
non tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi, en emploi [par exemple :
bénéficiaires de contrats aidés, créateurs d’entreprise]) ; source : http://travail-emploi.gouv.fr/
etudes-recherches-statistiques-de,76/statistiques,78/chomage,79/les-mots-du-chomage,1413/
les-demandeurs-d-emploi-inscrits-a,9576.html ;consultée le 11 juillet 2014.
18.  « Droit au Travail » à Lens par exemple, ou le collectif d’Aire-sur-la-Lys à Clermont-Ferrand.
Nous remercions Didier Demazière d’avoir attiré notre attention sur cette dimension souvent
méconnue.
19.  Ils peuvent aussi s’exposer publiquement sans risquer un contrôle institutionnel de leur
recherche effective d’emploi.
20.  « Retisser des solidarités. Entretien avec Claire Villiers » ( POZZO DI BORGO, 2005, pp. 177-195).
21.  Ce nom vient des piquets dressés au milieu des routes par ces organisations pour faire
barrage à la circulation lors des manifestations.

AUTEURS
SOPHIE POCHIC
Centre Maurice-Halbwachs (CMH), École des hautes études en sciences sociales – École normale
supérieure (EHESS-ENS) ; sophie.pochic@ens.fr

ANNE BORY
Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), Lille 1 ;
anne_bory@yahoo.fr

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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Carrières de licencié.e.s.
Revenir sur le passé pour saisir les destins des chômeurs de Moulinex
Redundant employees’ careers. Looking at the professional past to understand
what became of Moulinex’s redundant workers

Manuella Roupnel-Fuentes

1 Les suppressions d’emplois de vaste ampleur jalonnent l’histoire industrielle et


prennent des formes très variées : elles peuvent être limitées ou représenter un grand
nombre de licenciements, faire l’objet d’une programmation et d’une concertation
entre les partenaires concernés ou, au contraire, intervenir de manière subite et
inattendue, être organisées en interne ou conduire à la disparition de l’entreprise suite
à une liquidation judiciaire, etc. Tel fut le cas de la fermeture de Moulinex, à l’issue de la
liquidation judiciaire du groupe Moulinex-Brandt prononcée en octobre 2001 par le
tribunal de commerce de Nanterre (le siège étant à la Défense) avec pour conséquence
le licenciement de plus de 4 500 personnes en France. Le plan de reprise par Seb
épargne trois usines1, mais entraîne le licenciement de près de 3 000 salarié.e.s (sans
compter les emplois menacés chez les sous-traitants, estimés à environ 1 000 au
moment du dépôt de bilan). La faillite de l’entreprise empêche toute possibilité de
reclassement « en interne » des salariés2. Les dispositifs prévus pour favoriser leur
reclassement « en externe » visent alors à aider leur réintégration sur le marché du
travail (congé ou convention de conversion3) ou leur retrait de celui-ci au travers de
« mesures d’âge » (préretraite allocation spécifique – Fonds national pour l’emploi [AS-
FNE], préretraite amiante et allocation équivalent retraite).
2 Trois mois après la mise en faillite de Moulinex, et pour une durée initiale de douze à
dix-huit mois, le plan social prévoit la mise en place d’une cellule emploi sur chacun
des cinq sites fermés afin de permettre un accompagnement des salarié.e.s dans leur
démarche de recherche de solutions, qu’elles soient d’emploi ou sociale. Face au plus
grand plan de licenciements depuis la catastrophe du Creusot ( OUTIN, PERRIET-CORNET,
1991), la tâche des consultants de ces cellules a d’abord été d’accueillir tous.tes les
salarié.e.s et leur colère puis, avec le temps, de définir les réponses les plus adaptées
aux problématiques de chacun. L’image souvent dépeinte par les médias des
« Moulinex » qui se sont mobilisés contre cette fermeture est celle d’une population

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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homogène, essentiellement des ouvrières âgées et peu qualifiées. Or, ce portrait-robot


sous-estime la diversité des métiers occupés dans l’entreprise, une pyramide des âges
qui s’étale de 23 à 60 ans et la place des hommes qui représente près de la moitié des
3 000 salarié.e.s.
3 À l’automne 2002, à mon arrivée au sein des rassemblements d’ancien.ne.s salarié.e.s
organisés par les syndicalistes de chacune des cinq usines fermées (Alençon, Bayeux,
Cormelles, Falaise, Saint-Lô), la disparité des situations que l’on peut constater pour
l’ensemble du personnel licencié un an après le plan social m’est apparue clairement
dans la composition même des assemblées : une grande partie, pour les plus âgés
d’entre eux, a pu bénéficier des dispositifs de mesures d’âge tandis qu’une autre, le plus
souvent des femmes et le personnel peu qualifié et non diplômé, se partage entre
épisodes de chômage parfois longs et courtes périodes d’emploi (remplacements pour
congés maternité ou maladie, assez généralement). Si ces rassemblements sont
soupçonnés par les agents de reclassement de freiner la possibilité de se projeter dans
un nouvel emploi pour la moitié des ex-salarié.e.s qui y participaient, ils ont en
revanche favorisé mes observations et contacts avec beaucoup d’entre eux. Au gré de
mes rencontres, ces premiers entretiens m’ont donné accès à leur univers linguistique,
à l’articulation entre différents séquençages de leur biographie professionnelle et
personnelle, à leurs représentations et projets d’avenir (DEMAZIÈRE, 2003). Mais l’entrée
par les assemblées générales et réunions d’ancien.ne.s salarié.e.s ne permet de
rencontrer qu’une partie des anciens Moulinex, les personnes ayant retrouvé un emploi
et les plus isolées restant inaccessibles. Une enquête par questionnaire deux ans après
le licenciement, à l’automne 2003, a permis de parer à ce biais de sélection et d’obtenir
une appréhension élargie et longitudinale des conséquences du licenciement ( ROUPNEL-
FUENTES, 2011). L’échantillon a été constitué à partir du fichier de l’ensemble des
licencié.e.s inscrit.e.s aux cellules de reclassement et par tirage au sort d’une personne
sur trois, soit 830 individus interrogés à leur domicile et en face à face (voir encadré
méthodologique). Le traitement statistique des données chiffrées donne un ordre de
grandeur des phénomènes étudiés mais aide aussi à découvrir des mécanismes sociaux
sous-jacents qui peuvent échapper à la vue de l’observateur (DIETRICH et al., 2010).
Notamment, l’articulation entre les méthodes quantitatives et qualitatives contribue à
enrichir des données issues de grandes enquêtes avec des récits de vie de chômeurs
pour explorer la construction des projets professionnels entre reconversion et
déclassement (POCHIC, 2001a). Des entretiens ont été réalisés dans une troisième phase
de l’enquête auprès de celles et ceux les plus en difficulté dans leur réinsertion, afin de
mieux comprendre les contraintes vécues et les stratégies qu’ils/elles déployaient pour
y faire face.

Encadré
Les temps de l’enquête

Cette recherche menée dans le cadre d’une thèse en sociologie ( ROUPNEL, 2007) et
financée par l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi) et l’Unédic, se découpe en
trois grands temps qui correspondent à des séquences temporelles et
méthodologiques distinctes4.
Le premier temps de l’enquête, à l’automne 2002, a été consacré à un travail
ethnographique dans les différents sites fermés et au sein des cellules de
reclassement. Cette pré-enquête a été l’occasion de rencontrer les différents

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acteurs intervenant dans l’accompagnement ou la défense des ancien.ne.s


Moulinex. La fréquentation hebdomadaire des assemblées générales et réunions a
favorisé la réalisation de premiers entretiens sur l’histoire des salarié.e.s, leur
présent et leur avenir. Elle a aussi permis la construction d’un questionnaire qui se
voulait le plus adapté à l’univers des salarié.e.s et le plus respectueux de la variété
des situations vécues. Ce questionnaire comporte huit rubriques thématiques :
« Santé », « Logement », « Famille », « Soutien social », « Ressources »,
« Citoyenneté et identité ». Il se termine par un calendrier visant à retracer les
différentes étapes du parcours de chacun durant les deux années allant de la fin de
l’emploi chez Moulinex jusqu’au moment de l’enquête par questionnaire.
La deuxième période d’enquête a démarré en septembre 2003 par la passation du
questionnaire. Celle-ci a été réalisée auprès d’un échantillon constitué à partir
d’un tirage aléatoire dans le fichier nominatif des 2 998 salarié.e.s inscrit.e.s aux
cellules de reclassement, transmis par la Mire (Mission interministérielle de
revalorisation économique). Cette base de données administrative offrait des
renseignements relatifs à l’identité personnelle et sociale de chacun ainsi que des
éléments de suivi dans le temps de leur situation professionnelle. Le fichier a
d’abord été stratifié à partir de quatre variables principales : sexe (homme/
femme), dernier lieu de travail (Alençon, Bayeux, Cormelles, Falaise, Saint-Lô),
statut par rapport au marché du travail (actif / inactif – préretraite ou mesures
amiante) et niveau de diplôme (niveaux 1 à 4 / niveaux 5 et 6). Ensuite, un individu
sur trois a été tiré au sort afin de constituer un échantillon représentatif de la
population totale des salarié.e.s licencié.e.s. Après le retrait du fichier des 212
personnes qui, préalablement contactées par courrier, avaient manifesté leur
souhait de ne pas participer à l’enquête, 830 ont été rencontrées à leur domicile
par trente-neuf enquêteurs (le plus souvent des étudiants et moi-même).
Également, des passations de questionnaires ont été enregistrées et retranscrites
pour saisir les interactions verbales entre enquêteurs et enquêtés, ce qui a fourni
un matériau qualitatif dense.
Enfin, le troisième temps, début 2004, a donné lieu à vingt et un entretiens
approfondis auprès d’une sous-population choisie de manière « raisonnée », c’est-
à-dire identifiée comme rencontrant des problèmes d’ordre professionnel,
personnel ou social : santé diminuée depuis le licenciement, isolement social,
difficultés d’insertion stable sur le marché de l’emploi, etc.

4 Cette recherche menée auprès des licencié.e.s de Moulinex s’est beaucoup inspirée de
celle réalisée auprès des chômeurs de Marienthal, ce village de Basse-Autriche qui, dans
les années 1930, avait subi de plein fouet la fermeture de son unique employeur, une
manufacture de textile. Le recours ici à différentes méthodologies participe de la même
démarche que celle empruntée par Paul Lazarsfeld et son équipe qui visait à relier
« l’utilisation d’un matériel chiffré précis à une observation participante » ( LAZARSFELD
et al., 1981, p. 23). Ces deux enquêtes prennent pour point de départ un événement
proche, un licenciement massif et subi, sans réel préavis et dans un même territoire, et
ont pour objectif de découvrir l’étendue et la variété de ses conséquences sur la
communauté des ex-salarié.e.s, leur santé, leur niveau de vie, leurs relations sociales et
leur rapport à la citoyenneté (ROUPNEL-FUENTES, 2011).
5 Le suivi longitudinal du devenir de licenciés a déjà fait l’objet de recherches en
sociologie, souvent à partir de panels de chômeurs ou de salariés ayant connu une

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rupture d’emploi, panels généralement issus de la statistique publique ( PIGNONI,


POUJOULY, 19995 ; AMOSSÉ, PERRAUDIN, PETIT, 20126). Vu la complexité technique des
enquêtes statistiques longitudinales, le suivi du personnel d’une même entreprise à
partir d’enquêtes ad hoc est plus rare telle, notamment, celle menée sur une filature de
coton du Nord de la France (BENARROSH, 19957). L’enquête auprès des licencié.e.s de
Moulinex se distingue de ces travaux en ce qu’elle procède d’une lecture qui, deux ans
après la fin de l’emploi, fait le lien avec le passé professionnel dans l’entreprise. Il s’agit
alors moins de caractériser les séquences temporelles entre différents cheminements
plus ou moins fluides sur le marché du travail que de mettre en regard deux grands
pans de l’histoire des ex-Moulinex : un « avant » et un « après » délimités par
l’événement du licenciement. Le but est donc de mettre en perspective la perte
d’emploi en la resituant dans un continuum temporel incluant l’expérience passée dans
l’entreprise et les positions occupées par les ex-salarié.e.s sur le marché du travail deux
ans après. Cette approche révèle que l’analyse des chances d’accéder à une situation
professionnelle stable et à temps plein deux ans après le licenciement gagne à prendre
en compte les carrières passées chez Moulinex. Pour faire le lien entre l’avant- et
l’après-licenciement, la notion de « carrière » sera donc privilégiée à celles de parcours
ou de trajectoire. Du fait de la plasticité de ses usages et de l’extension de son champ
d’application, elle ne se limite plus désormais aux seuls murs de l’entreprise mais peut
aussi s’étendre au marché du travail et même, plus largement, à d’autres types
d’activités et de comportements comme le militantisme ou l’anorexie ( DARMON, 2008).
Grâce à la notion de carrière, il est également possible de saisir à la fois les différentes
positions objectivement occupées par les salarié.e.s sur le marché du travail deux ans
après leur licenciement et leur perception subjective de cette évolution ( HUGUES, 1985).
Enfin, elle aide à mettre en vis-à-vis le contexte dans lequel a eu lieu le licenciement
avec la pluralité des « destins » de licencié.e.s.
6 C’est donc dans une double perspective, à la fois descriptive et compréhensive, que
s’inscrit cet article visant à appréhender les chances différenciées de retour à l’emploi
et la diversité des expériences vécues des ex-Moulinex. La première partie, bâtie à
partir de modèles de régression, permet de révéler les fortes disparités entre les
situations des salarié.e.s deux ans après leur licenciement. Par rapport au constat
classique du poids des variables sociodémographiques – sexe, âge, diplôme – sur
l’employabilité (DEMAZIÈRE, 2001 ; MARUANI, 2006), cette étude montre l’intérêt de
dépasser la simple distinction entre reclassement et non-reclassement utilisée dans le
suivi des ex-Moulinex (ROUPNEL, 2014a8), et d’affiner l’analyse avec les caractéristiques
de l’emploi retrouvé (stable ou précaire notamment). La deuxième partie sera
consacrée à l’exploitation conjointe des différentes variables utilisées précédemment
autour d’une analyse factorielle des correspondances multiples (ACM) afin de
confronter le passé professionnel des ex-Moulinex avec leur devenir deux ans après le
licenciement et, ce faisant, d’identifier différents types de carrières qui seront
présentés plus en détail à l’aide d’entretiens approfondis dans la dernière partie. La
particularité de cette enquête est également d’accorder une attention à la localisation
géographique puisque l’entreprise possédait cinq sites de production au sein de la
région Basse-Normandie. Cette donnée fournit des éléments relatifs à la fois au marché
de l’emploi et à l’aspect « concentratif » de la mise au chômage dans certains espaces :
le département du Calvados a en effet subi la fermeture de trois usines qui
représentaient les deux tiers des salarié.e.s licencié.e.s, qui se sont retrouvé.e.s en

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situation de concurrence les un.e.s par rapport aux autres sur un bassin d’emploi
sinistré.

Le devenir des licencié.e.s de Moulinex : des


trajectoires contrastées
7 Que sont devenu.e.s les licencié.e.s de Moulinex en septembre 2003, c’est-à-dire à la fin
des mesures de conversion ? Au fondement de cette recherche, se trouve la volonté de
dépasser l’idée uniformisante du licenciement comme d’un événement décliné presque
uniquement sur le registre de la perte, du choc (TROTZIER, 2006) ou du déclassement.
Dans Perte d’emploi, perte de soi, Danièle LINHART et ses coauteurs (2002) montrent que la
rupture subie par les salarié.e.s de l’usine Chausson de Creil n’est pas que
professionnelle, elle se vit aussi personnellement. Si, de la même manière, le
licenciement des Moulinex a été synonyme pour beaucoup d’anéantissement ou de
déchéance, il a pu sonner pour certains et certaines comme une délivrance, l’arrêt d’un
travail épuisant et se présenter comme une opportunité pour « passer à autre chose »,
une invitation à un nouveau départ professionnel. Vécu comme une véritable césure
dans une carrière professionnelle ininterrompue jusqu’alors, le licenciement peut aussi
constituer une transition, une porte d’entrée vers un nouvel emploi. La particularité de
la recherche menée auprès de 830 ex-Moulinex est d’inscrire l’événement du
licenciement dans une perspective longitudinale en interrogeant les liens entre passé
dans l’entreprise et situations retrouvées deux ans après le licenciement. Tout en
esquissant certains profils sociaux de salarié.e.s, les trois trajectoires typiques
observées deux ans après le licenciement vont être présentées successivement.
8 La première concerne 38 % des licencié.e.s enquêté.e.s, qui ont pu bénéficier d’une des
mesures d’âge proposées par le plan social (préretraites, dispositifs d’âge) au cours des
deux années écoulées depuis le licenciement ou qui étaient, au moment de l’enquête, en
attente d’une de celles-ci9. Sans surprise, le personnel le plus âgé et le plus ancien dans
l’emploi y est fortement représenté puisque l’accès à la préretraite AS-FNE n’était
ouvert qu’aux personnes ayant plus de 57 ans et, de façon dérogatoire, à celles âgées de
56 ans ; la préretraite amiante ne pouvait s’appliquer qu’aux salarié.e.s de plus de 50
ans mais de moins de 57 ou 56 ans. En outre, seules les personnes ayant totalisé 160
trimestres de cotisation dans les régimes de base obligatoires de l’assurance vieillesse
pouvaient prétendre à l’allocation équivalent retraite (AER) ou à l’allocation chômeurs
âgés (ACA). Enfin, c’est aussi sous condition d’âge qu’une dispense de recherche
d’emploi a pu être accordée à certains chômeurs. Les mesures d’âge ont, d’une certaine
manière, permis de retirer du marché du travail les salarié.e.s dont l’âge et l’ancienneté
professionnelle étaient les plus élevés. Par ailleurs, avoir suivi une ou plusieurs
formations internes diminuait les possibilités de faire l’objet de mesures d’âge. En effet,
pour le droit à la retraite, les périodes de formation professionnelle n’étaient pas
validées au même titre que des périodes d’activités10. De même, l’accès à la préretraite
amiante dépendait fortement de la durée d’exposition au produit, durée qui n’était pas
la même selon les sites de production. Les salarié.e.s des usines d’Alençon, de Bayeux et
de Cormelles-le-Royal eurent trois fois moins de chances de prétendre à une mesure
d’âge que ceux et celles de Saint-Lô, « toutes choses égales par ailleurs »
(voir tableau 1). Le cas de la préretraite amiante est emblématique d’une mesure de
santé publique dont le but premier (protéger les individus d’une substance toxique) a

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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été détourné pour être utilisé comme mesure sociale de lutte contre le chômage. D’où
cette phrase ambiguë souvent prononcée par des personnes préretraitées à propos de
leur situation actuelle : « Moi, je n’ai pas à rechercher d’emploi car heureusement j’ai
l’amiante ! » Enfin, bien que de façon non significative d’un point de vue statistique, il
faut noter le rapport de chances plus élevé d’entrées en mesure d’âge pour les hommes,
les détenteurs d’un diplôme supérieur ou égal au baccalauréat et les cadres ou
ingénieurs. Ce point est à relier au fait que ces catégories sont davantage protégées des
épisodes de chômage passés durant leur carrière professionnelle.

Tableau 1 : Le profil des ex-salarié.e.s concerné.e.s par une mesure d’âge

Odds ratios et degrés de significativité * : p. <,1 ; ** : p. <,05 ; *** : p <,001


[1] Sans diplôme : sans diplôme, certificat d’étude primaire (CEP), brevet des collèges (BEPC : brevet
d’études du premier cycle du second degré).
[2] Adhésion à au moins un de ces statuts : salarié protégé, délégué du personnel, délégué syndical,
adhérent.
Lecture : Toutes choses égales par ailleurs, la probabilité d’avoir été concerné par une mesure d’âge
(plutôt que de ne pas l’avoir été) est 20,28 fois supérieure pour les 50 ans ou plus que pour les 39 ans
ou moins.
Champ : Ensemble des personnes enquêtées.
Source : Enquête Moulinex, 2003, 830 individus.

9 Le deuxième type de trajectoire est celui ayant conduit au retour à l’emploi, en


septembre 2003. Il concerne 32 % des personnes enquêtées, dont seule la moitié
bénéficie d’une insertion professionnelle stable (soit un contrat à durée indéterminée
[CDI] ou un emploi indépendant) et à temps complet. À titre de comparaison, une étude
menée à partir des statistiques nationales de la Dares ( BOBBIO et al., 2009) sur les sorties
de mesures de reclassement (contrat de transition professionnelle ou convention de
reclassement personnalisé) deux ans après un licenciement fournit des résultats bien
différents puisque deux tiers des personnes licenciées au second semestre 2006 sont en
emploi début 2008, soit près du double des ex-Moulinex sur la même durée. Quelles

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sont les raisons du handicap subi par les licencié.e.s du fabricant d’électroménager
dans leur retour à l’emploi ? On retrouve ici les inégalités sociales en termes
d’employabilité (ou de recrutabilité, voire de discriminations à l’embauche), avec le fort
désavantage accusé par les femmes, le personnel âgé et peu qualifié. Le rôle du marché
local de l’emploi est également notable, les salarié.e.s du département le plus touché
par les pertes d’emplois (ici le Calvados) ayant plus de difficultés que les autres à
retrouver un emploi « toutes choses égales par ailleurs » (voir tableau 2).

Tableau 2 : Le profil des ex-salarié.e.s ayant retrouvé un emploi deux ans après

Odds ratios et degrés de significativité * : p. <,1 ; ** : p. <,05 ; *** : p <,001


[1] Sans diplôme : sans diplôme, certificat d’étude primaire (CEP), brevet des collèges (BEPC).
[2] Adhésion à au moins un de ces statuts : salarié protégé, délégué du personnel, délégué syndical,
adhérent.
Lecture : Toutes choses égales par ailleurs, la probabilité d’avoir retrouvé un emploi deux ans après est
1,73 fois supérieure pour les hommes que pour les femmes.
Champ : Ensemble des personnes actives à la date d’enquête.
Source : Enquête Moulinex, 2003, 555 individus.

10 Notons d’abord que près des trois quarts des ex-Moulinex concernés par un retour sur
le marché du travail ont plus de 45 ans au moment de l’enquête. Or, si un âge élevé est
une condition nécessaire pour prétendre à une mesure d’âge, il constitue une
caractéristique défavorable pour le retour à l’emploi (voir tableau 2) et, de surcroît,
pour l’emploi durable et à temps complet (voir tableau 3). Par rapport aux personnes de
plus de 50 ans, celles de moins de 40 ans sont, « toutes choses égales par ailleurs », 2,5
fois plus souvent en emploi qu’au chômage et celui-ci a alors 2,6 fois plus de chances
d’être stable et à temps plein. Les difficultés des seniors sur le marché de l’emploi se
retrouvent ici (JOLIVET, 2003 ; AMOSSÉ et al., 2012), accompagnées des stéréotypes accolés
au personnel vieillissant supposé moins flexible ou en mauvaise santé, qui ont
intrinsèquement peu à voir avec l’âge à proprement parler. Beaucoup d’enquêtés

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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rapportent la réticence clairement exprimée par des employeurs à embaucher un


personnel âgé et déplorent que leurs compétences et expériences professionnelles ne
soient pas mieux prises en compte.

Tableau 3 : Le profil des ex-salarié.e.s ayant retrouvé un emploi stable à temps plein

Odds ratios et degrés de significativité * : p. <,1 ; ** : p. <,05 ; *** : p <,001


[1] Sans diplôme : sans diplôme, certificat d’étude primaire (CEP), brevet des collèges (BEPC).
[2] Adhésion à au moins un de ces statuts : salarié protégé, délégué du personnel, délégué syndical,
adhérent.
Lecture : Toutes choses égales par ailleurs, la probabilité d’avoir retrouvé un emploi stable à temps
plein est 2,34 fois supérieure pour les hommes que pour les femmes.
Champ : Ensemble des personnes en emploi à la date d’enquête.
Source : Enquête Moulinex, 2003, 296 individus.

11 Ensuite, si hommes et femmes sont à égalité devant la sortie du marché du travail via
des mesures d’âge, le retour à l’emploi est par contre fortement discriminant selon le
sexe. Alors qu’elles représentaient 54 % des ex-Moulinex au moment du licenciement,
les femmes n’étaient plus qu’un tiers à être parvenues à se réinsérer deux ans après.
« Toutes choses égales par ailleurs », elles ont deux fois moins de chances d’avoir
retrouvé un emploi que les hommes (voir tableau 2) et, quand elles y parviennent,
celui-ci a 2,3 fois plus de risques d’être à durée limitée et à temps partiel (voir
tableau 3). Existe-t-il une discrimination à l’encontre des femmes ou bien le marché de
l’emploi local est-il moins bien pourvu en emplois considérés comme féminins ? Dans
les entretiens approfondis, peu de candidates à l’embauche interrogées ont déclaré se
sentir pénalisées sur le marché du travail en raison de leur sexe. Toutefois, la recherche
d’emploi a conduit un certain nombre d’entre elles à envisager une reconversion en
dehors du monde de l’industrie, vers des emplois considérés comme masculins
(ambulancier, chauffeur de bus, etc.) ou dans le secteur des services à la personne. Les

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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reconversions professionnelles vers ce type de postes sont, elles, beaucoup moins


répandues parmi les hommes.
12 Enfin, le marché local du travail influence fortement l’employabilité puisque les
chances de retrouver un emploi ne sont pas distribuées de manière égale selon la
localisation géographique. On compte ainsi 41 % des salarié.e.s d’Alençon dans l’Orne
parvenu.e.s à se réinsérer, contre seulement 24 % de ceux de Cormelles-le-Royal.
« Toutes choses égales par ailleurs », les employé.e.s des trois usines de Bayeux,
Cormelles-le-Royal et Falaise encourent jusqu’à quatre fois plus de risques que ceux
d’Alençon d’être sans emploi deux ans après la fermeture (voir tableau 2). Comment
expliquer ce différentiel si élevé ? Ces trois villes du Calvados se situent toutes à
l’intérieur d’un périmètre restreint et encadré par, au nord, une façade maritime et, au
sud, ainsi qu’à l’ouest, deux départements également touchés par la fermeture de
Moulinex (l’Orne et la Manche). Les salariés d’Alençon ont, quant à eux, pu étendre leur
champ de prospection vers les départements limitrophes de la Sarthe et de la Mayenne
de la région des Pays de la Loire. Il est à noter aussi que le paysage industriel et la
dynamique du marché du travail autour de Cormelles-le-Royal et Alençon sont bien
différents11. Alors qu’en périphérie de Caen se trouvent implantées de longue date de
grandes industries embauchant presque uniquement du personnel qualifié de
techniciens et d’ingénieurs dans l’industrie (PSA, Bosch, etc.), le sud de l’Orne, lui, se
caractérise par un tissu de jeunes PME (petites et moyennes entreprises) recrutant un
plus large spectre de travailleurs, pour des contrats de travail plus souvent pérennes.
D’ailleurs, « toutes choses égales par ailleurs », la réinsertion professionnelle est deux
fois plus souvent assurée et à temps plein à Alençon qu’à Cormelles-le-Royal (voir
tableau 3).
13 Si les femmes, les salarié.e.s les plus âgé.e.s et ceux appartenant aux usines du Calvados
présentent de plus faibles chances de se retrouver en emploi deux ans après le
licenciement, le personnel syndiqué, ancien et formé chez Moulinex, mais aussi le
moins diplômé et qualifié, ne se retrouve pas plus désavantagé que les autres. Ces
derniers résultats divergent de ceux de la littérature sur les chômeurs et les licenciés
pour motif économique qui mettent en avant notamment l’effet négatif du temps passé
dans une organisation ainsi que le rôle favorable du diplôme initial et du niveau
d’éducation pour le retour à l’emploi (LEDRUT, 1966 ; DEMAZIÈRE, 1995 ; MARGOLIS, 2002 ;
AMOSSÉ et al., 2012).

14 Avec le temps, les diplômes perdent-ils de leur valeur sur le marché du travail ? Ou bien
les qualifications souffrent-elles d’une obsolescence ? Cette première question invite à
étudier les deux années écoulées depuis le licenciement. En retraçant l’évolution du
taux de chômage par catégorie de sexe et de diplômes, l’effet de ce dernier apparaît
immédiatement à l’entrée dans les dispositifs de conversion, c’est-à-dire en
janvier 2002 (voir graphique). En effet, les courbes des hommes et des femmes peu
diplômés et celles des diplômés se distinguent très nettement jusqu’en mai 2002. À
cette date, la courbe des femmes diplômées se rapproche de celles des non diplômés
puis c’est la courbe des hommes non diplômés qui entame alors une inflexion jusqu’à
rejoindre celles des diplômés (hommes et femmes). Ce mouvement indique clairement
que l’absence de diplôme handicape « à terme » bien plus les femmes que les hommes.
Si les variables du sexe, de l’âge et de localisation jouent sur les chances de retour à
l’emploi sur une longue période, l’effet « signal » du diplôme est, lui, de courte durée. Il
s’efface au fil du temps et vient renforcer les inégalités sexuelles.

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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Graphique : Évolution du taux de chômage par catégorie de sexe et de diplôme

Source : Enquête Moulinex, 2003, 830 individus.

15 Ceci nous amène à parler plus spécifiquement d’un troisième type de trajectoire qui
concerne 16 % des licencié.e.s12, celui conduisant à une insertion stable et à temps
complet. Si la catégorie professionnelle n’intervient pas dans les chances de rester sur
le marché du travail, elle influe en revanche sur la forme de l’emploi retrouvé (voir
tableau 3). Deux ans après le licenciement, alors que 80 % des ouvriers qualifiés ont
retrouvé un emploi stable et à temps complet, cette situation n’a concerné que 21 % des
agents de production (nouvelle appellation managériale pour les ouvriers spécialisés
[OS]). Il semble donc que la dernière position professionnelle occupée chez Moulinex
protège de l’emploi à durée déterminée et donc, à terme, du chômage ainsi que d’un
emploi à temps partiel et donc moins rémunéré. Monsieur Allard 13 était ouvrier qualifié
dans l’usine de Cormelles-le-Royal. Ayant 53 ans au moment de l’entretien, il n’avait
pas encore retrouvé un emploi mais savait que sa qualification lui permettrait de
résister au déclassement représenté par les « petits boulots » que la cellule emploi lui a
proposés pour se réinsérer rapidement.
« C’est vrai que s’ils me proposent un boulot où je suis payé 5 000 balles, c’est pas
motivant. […] Les tarifs, c’est 6,83 euros, ça fait 44 balles à l’heure, c’est pas des
boulots intéressants, des boulots à la ramasse, avec un salaire à la ramasse, j’ai pas
envie de travailler à coups de trique. »
(Monsieur Allard, 53 ans, en couple, ouvrier qualifié chez Moulinex, Cormelles, sans
emploi à la recherche d’un emploi.)
16 Le personnel ayant suivi des formations internes à Moulinex ne se retrouve pas plus
désavantagé que les autres alors qu’on pourrait s’attendre à ce que ce capital
professionnel, constitué dans et pour l’entreprise, vienne jouer défavorablement dans
leur retour à l’emploi. Certaines formations internes ont favorisé l’acquisition de

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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compétences, certes spécifiques, mais recherchées dans d’autres industries et,


notamment, l’industrie d’équipement (automobile par exemple). Elles ont surtout
permis à leur détenteur de se distinguer des autres candidats à l’embauche. Alors que
l’ancienneté professionnelle dans l’entreprise et l’adhésion syndicale sont perçues
comme des freins à l’emploi (MARGOLIS, 2002), ces attributs ont pu au contraire être
pourvoyeurs de « liens faibles » (GRANOVETTER, 1974) et parfois favoriser la constitution
de groupes d’entraide informels en vue de reclassements dans des entreprises
avoisinantes14. Le cas des cadres est à part. Leur très faible nombre dans l’échantillon
(huit cadres administratifs et commerciaux et vingt-trois ingénieurs) s’explique par le
départ d’une grande partie d’entre eux avant même le licenciement. Déjà minoritaires
dans l’entreprise, ils avaient eu vent des inquiétants problèmes que traversait Moulinex
et avaient rapidement entamé par anticipation des recherches d’emploi, et n’étaient
donc plus qu’une poignée, ceux qui n’avaient pu partir, au moment de la liquidation
judiciaire.
17 En suivant le devenir des licencié.e.s deux ans après leur licenciement, trois situations
ont donc pu être clairement identifiées : la première est celle des plus âgé.e.s et plus
ancien.ne.s dans l’emploi qui ont pu prétendre immédiatement ou dans les années
suivantes à l’une des mesures d’âge proposées par le plan social ; la deuxième est
emblématique du parcours du combattant du personnel féminin15, d’âge
« intermédiaire »16 et issu des usines Moulinex du Calvados et que leur faible
qualification soumet plus fortement au chômage, à l’emploi précaire et à temps partiel ;
la dernière trajectoire, enfin, correspond à celle des hommes, jeunes et qualifiés, et des
salariés d’Alençon parvenus à se réinsérer de façon pérenne.
18 Les difficultés rencontrées par les femmes, le personnel âgé et venant des usines du
Calvados révèlent que des effets de sélection des candidat.e.s à l’embauche sont à
l’œuvre sur le marché du travail local qui souffre d’une pénurie d’emplois et qui est
donc plus enclin à embaucher un personnel jeune, masculin et qualifié. Mais les
inégalités de sexe, d’âge et de localisation géographique ne trouvent-elles pas aussi leur
origine dans le passé professionnel chez Moulinex ?

L’espace professionnel de l’entreprise toujours présent


après sa fermeture
19 L’exploration, deux ans après le licenciement, du devenir des ex-Moulinex permet de
distinguer trois types de positions vis-à-vis du marché du travail : les sorties définitives
de celui-ci, les situations professionnelles précaires ou de chômage et, au contraire, des
retours durables dans l’emploi. Peut-on alors entrevoir une correspondance entre la
segmentation repérée dans les trajectoires ultérieures au licenciement et la répartition
du personnel dans l’espace professionnel de Moulinex ? Pour cela, un retour sur
l’histoire de l’entreprise et sa politique de recrutement pourra éclairer les différentes
expériences professionnelles vécues et fournira ainsi un faisceau explicatif
supplémentaire des difficultés rencontrées par les ex-salarié.e.s. Le contexte social et
professionnel de Moulinex, au moment de sa prospérité et dans le temps des
restructurations (1998-2003), est développé dans ROUPNEL-FUENTES (2011) dont la
première partie est consacrée à l’histoire du fabricant bas-normand de petit
électroménager.

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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20 Alors que les traitements statistiques utilisés jusqu’alors ont servi à identifier des
profils sociaux de licencié.e.s à partir de leurs caractéristiques « toutes choses égales
par ailleurs », ceux-ci vont désormais permettre d’explorer les parcours chez Moulinex
en prenant conjointement en compte les variables à l’aide d’une analyse factorielle des
correspondances multiples (ACM ; voir plan factoriel et tableau des contributions aux
axes des modalités actives en annexe). La proximité de certaines modalités mettra alors
en lumière des zones de cumul des caractéristiques freinant le retour à l’emploi tandis
que leurs oppositions indiqueront les lignes de partage qui traversent la population des
ex-salarié.e.s de Moulinex.

Plan factoriel : Espace professionnel et devenir des ex-Moulinex

Champ : Ensemble des personnes enquêtées.


Source : Enquête Moulinex, 2003, 830 individus.

21 Pour l’analyse des correspondances multiples, le choix retenu a été de placer les
variables explicatives utilisées dans les modèles de régression précédents comme
variables actives, c’est-à-dire comme intervenant sur la structuration et la définition
des dimensions, le but n’étant pas ici de rechercher les motifs déterminant le retour à
l’emploi mais de dresser l’espace professionnel chez Moulinex et, ce faisant, les
conditions dans lesquelles se trouvaient les salarié.e.s au moment de la perte de leur
emploi. La projection des variables supplémentaires reflétant le devenir des licencié.e.s
vise à faire correspondre cet espace social et professionnel à la variété des situations
retrouvées et vécues deux ans après le licenciement. Aussi, la distinction entre emploi
précaire et emploi stable ou assuré, sera conservée dans cette analyse.
22 Le plan factoriel fait alors apparaître une nette partition entre deux pôles : l’un
regroupant à gauche les modalités « Femme », « Agent de production », « 40-49 ans »,
« 20-29 années à Moulinex », « Aucun diplôme » et un autre, situé à droite, rassemblant
les modalités « Homme », « CAP BEP », « Ouvrier qualifié », « Employé, technicien,
agent de maîtrise », « Bac et plus », « < 39 ans », « ≤ 20 années à Moulinex ». Cette
opposition portée par le premier axe, c’est-à-dire par l’axe horizontal, cristallise la
division du travail longtemps effective chez Moulinex entre, d’un côté, la sphère de
l’exécution du travail, caractérisée par un personnel féminin, peu qualifié, d’un âge et
d’une ancienneté professionnelle « intermédiaires » et, de l’autre, le pôle de la
conception du travail représenté par des travailleurs masculins, qualifiés (techniciens
et maîtrise), plus jeunes et moins anciens chez Moulinex.

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23 Cette division est le fruit d’une politique d’embauche systématique, jusque dans les
années 1980, d’une main-d’œuvre peu diplômée et surtout féminine, vouée à occuper
des postes de production. Ceci explique aussi pourquoi, au moment du licenciement, les
trois quarts des femmes n’ont pas de diplôme et se situent dans la tranche d’âge allant
de 46 à 52 ans. Mais pour répondre au besoin d’innovation et de technicité de ses
produits, Moulinex a fait également appel à un personnel qualifié et diplômé,
massivement masculin, attiré par la politique salariale de l’entreprise et les
perspectives de développement de carrière proposées plus grandes qu’ailleurs. La
répartition par site fait d’ailleurs apparaître qu’à Alençon, les hommes étaient les plus
nombreux (58 %). Sur l’ensemble des salarié.e.s licencié.e.s, la catégorie professionnelle
la plus représentée est celle des agents de production (41 %), mais viennent ensuite les
ouvriers qualifiés (30 %), puis les techniciens (14 %), les cadres et ingénieurs
constituant moins de 5 % des ex-salariés. En outre, la totalité de la population se
compose pour plus de la moitié de personnes sans diplôme, c’est-à-dire ayant atteint un
niveau scolaire primaire et collège ; cependant, près d’un tiers possède un CAP ou un
BEP (30 %) tandis que 13 % ont un ou des diplômes supérieurs ou au moins équivalents
au niveau du baccalauréat.
24 Le pôle gauche du graphique, et les carrières qui le caractérisent, sont particulièrement
bien illustrés par les salarié.e.s de Bayeux et de Saint-Lô, les plus petits sites. Ces deux
usines rassemblent un personnel en moyenne plus jeune qu’ailleurs et plus
fréquemment célibataire (« Sans conjoint »). En effet, pour conserver leur emploi au
sein de Moulinex, une partie des agents de production des sites ayant fermé
auparavant, comme Argentan ou Granville, avait accepté un reclassement dans l’une de
ces deux usines, usines qui étaient alors les plus modernes du groupe d’électroménager.
La concentration dans ce secteur du plan factoriel de certains traits sociaux conduit à
penser qu’une autre des difficultés rencontrées par les candidat.e.s au retour à l’emploi
consiste à partager des caractéristiques personnelles et professionnelles proches.
L’absence de diplôme ne leur permet pas de se distinguer des autres postulant.e.s à
l’embauche sur le marché local de l’emploi. En outre, peu ont pu bénéficier de
formations pour améliorer leurs compétences (« < 3 formations Moulinex »). Ce
parcours professionnel « horizontal » au sein de l’entreprise se caractérise par
l’absence de développement de carrière et une forte rotation entre différents postes
d’exécution.
25 Le secteur situé en bas à gauche du graphique rassemble les modalités caractéristiques
d’un deuxième type d’itinéraire professionnel marqué par une ancienneté longue et un
parcours en progression chez Moulinex. Ce schéma ascensionnel de « sortie de la
chaîne » s’applique surtout à des agents de production parvenus à accéder à des postes
d’ouvrier qualifié (« Agent de production − ouvrier qualifié »). L’existence de ce profil
révèle que les frontières entre les différentes catégories professionnelles n’étaient pas
étanches chez Moulinex. Les salariés de l’usine de Falaise sont assez emblématiques de
ce parcours et ont le plus souvent une conjointe également salariée dans l’entreprise.
Pour une partie du personnel (les hommes plus spécifiquement), Moulinex constituait
un cadre à la fois favorable à la promotion sur un marché interne du travail et propice à
la construction de sa vie conjugale et familiale.
26 Le pôle à droite du graphique, et les carrières correspondantes, sont le mieux
représentés par l’usine d’Alençon, l’une des têtes industrielles du groupe avec
Cormelles-le-Royal, qui, toutes deux, rassemblaient une proportion plus importante

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qu’ailleurs de techniciens et agents de maîtrise (18 % contre 13 % pour Bayeux et 12 % à


Saint-Lô) en raison de la présence de bureaux d’études et d’ateliers spécialisés. Alençon
se distingue nettement des autres par un niveau moyen de diplôme légèrement plus
élevé (37 % de détenteurs d’un CAP ou BEP contre un peu moins de 30 % en moyenne).
Ce poids des techniciens et agents de maîtrise s’explique en partie par la présence à
partir de 1961 de l’école professionnelle de l’entreprise d’électroménager, qui pouvait
ainsi former sur place la main-d’œuvre qualifiée dont elle avait besoin pour innover
dans ses produits.
27 Les licencié.e.s de l’autre tête industrielle du groupe, la vaste usine de Cormelles-le-
Royal dans le Calvados, possèdent des caractéristiques socioprofessionnelles proches de
la moyenne de l’ensemble des ex-Moulinex, ce qui peut expliquer la position centrale
de la modalité « Cormelles » sur le plan factoriel. L’usine de fours à micro-ondes située
près de Caen abritait les directions industrielles du groupe, des achats et de la qualité,
des ressources humaines pour la division industrie, un secteur informatique ainsi qu’un
nombre légèrement plus élevé qu’ailleurs de cadres et de techniciens diplômés, jeunes
et recrutés tardivement pour organiser les restructurations à partir de 1998 17.
28 La projection sur le plan des modalités supplémentaires18 illustrant les situations
retrouvées ne fait pas apparaître une division entre emploi et non-emploi mais une
partition entre, d’une part, les positions de retrait ou d’instabilité vis-à-vis du marché
du travail et, d’autre part, les situations durables sur celui-ci. En effet, la partie à
gauche du plan factoriel correspond aux modalités de la recherche d’emploi, de
l’insertion professionnelle précaire et/ou à temps partiel et des mesures d’âge. À droite
du plan factoriel, c’est-à-dire dans le pôle conception du travail, se situe la modalité de
la réinsertion professionnelle stable. Cette partition des destins des salarié.e.s deux ans
après leur licenciement se calque assez justement sur la division spatiale de l’entreprise
repérée précédemment. En effet, aux catégories professionnelles les moins élevées chez
Moulinex correspondent les situations les moins ancrées sur le marché du travail
(chômage, emploi précaire, attentes de mesures d’âge) alors qu’aux postes les plus
qualifiés et diplômés s’adjoignent les positions professionnelles les mieux assurées.
29 Pour les salarié.e.s ayant une faible qualification, les anciens collègues de travail se
transforment alors en concurrents sur le marché de l’emploi. À l’inverse, les relations
syndicales ou la formation suivie dans l’entreprise sont des facteurs qui semblent ici
favorables au développement des compétences et au retour à l’emploi (« > 1 adhésion
syndicale »). En effet, dans le cas d’un plan social où les salarié.e.s issu.e.s d’une même
entreprise apparaissent comme ayant des parcours professionnels très similaires, ces
attributs permettent aux candidats à l’emploi de se différencier des autres ou de
bénéficier de réseaux informels de soutien.

Trois carrières de licencié.e.s : du rebond difficile à la


transition en douceur
30 En partant de l’analyse des correspondances précédemment établies, nous dressons
dans cette troisième et dernière partie une typologie compréhensive des carrières de
licencié.e.s. À la différence des classifications qui visent à apporter un ordre de
grandeur du nombre d’individus concernés, le but recherché ici est de typifier les
expériences vécues du licenciement en les enrichissant des témoignages de la vingtaine
de salarié.e.s rencontré.e.s lors d’entretiens approfondis. Les différentes carrières

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seront donc présentées en fonction du caractère typique de leurs caractéristiques et


non du point de vue de leur représentativité statistique.
31 La notion de carrière sera utile ici pour articuler trajectoire objective et expérience
subjective et voir la manière dont la segmentation de la main-d’œuvre dans l’espace
professionnel de Moulinex se retrouve dans les trajectoires sur le marché du travail
deux ans après. En intégrant l’expression des représentations et sentiments des
salarié.e.s, elle révèle comment ces derniers et ces dernières composent avec les
conditions et les contraintes auxquelles ils/elles font face et comment ils/elles les
interprètent.

Le rebond difficile des femmes ouvrières spécialisées

32 Le premier type de carrière repéré se trouve dans le quadrant en haut à gauche du plan
factoriel. Les femmes19 et les ouvriers non qualifiés (« Agents de production »), qui ont
conservé durant toute leur carrière cette position, en sont les meilleurs représentants.
Le travail sur convoyeur et, plus tard, sur les unités autonomes de production, était
massivement assuré par une main-d’œuvre féminine soumise à l’exigence
d’accroissement des rendements et aux menaces récurrentes de suppressions de postes.
Cette situation conjuguant insatisfaction professionnelle et rapport incertain à l’emploi
rappelle l’intégration dite « disqualifiante » repérée par Serge PAUGAM (2000). Mais la
souffrance physique au travail et l’ambiance dégradée dans les ateliers n’empêchaient
pourtant pas une implication forte dans l’activité de production et les collectifs de
travail. La fin de Moulinex a pu représenter une épreuve mais aussi être accueillie
positivement, comme une invitation à se projeter dans un emploi plus épanouissant ;
en outre, quitter un travail démarré souvent très tôt dans la carrière et vecteur de
souffrances (que l’on retrouve à travers la modalité associée « Santé meilleure depuis le
licenciement ») a pu également être accueilli comme un soulagement.
33 Plus des trois quarts des agents de production n’ont connu d’autre expérience
professionnelle que Moulinex. Pourtant, la majorité d’entre eux avait généralement
une idée assez claire du nouveau métier qu’ils envisageaient d’exercer après leur
licenciement. C’est le cas de madame Valmy, qui souhaite quitter le monde de
l’industrie et retrouver un emploi lié à la conduite de véhicules, petits ou gros. Elle
explique son tiraillement entre son désir de réorientation professionnelle et l’urgence
de devoir retrouver un travail :
« Je sais que je veux reprendre mais je ne sais pas dans quel domaine. Je sais que je
veux retravailler vite ; ça dépend des opportunités qui se présentent. Je sais que je
voudrais être moniteur d’auto-école et disons que s’il y a un poste de cariste
demain, je me présente pour être cariste ; je ne suis pas bornée sur un truc,
j’aimerais mieux aller vers un truc qui me plaît plus. Moi, je ne veux plus retourner
en usine. […] Ils proposent dans les petites annonces […] : “Tiens, ils cherchent une
coiffeuse”, mais moi ça ne m’intéresse pas ! »
(Madame Valmy, 47 ans, en couple, agent de production chez Moulinex, Falaise,
sans emploi à la recherche d’un emploi.)
34 Mais les espoirs de reconversion dans un autre emploi sont souvent bridés par des
questions d’âge, de manque de qualification ou d’expérience professionnelle rendant
difficile la réalisation du projet (« Projet NR »). L’élaboration d’un projet professionnel
se trouve aussi contingentée par de nombreux obstacles : passage par une formation
longue ou un concours d’accès, discrimination implicite à l’embauche, etc. Les

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conseillers à l’emploi se font d’ailleurs parfois l’écho de ces normes de discrimination


afin de décourager les projets de reconversion qu’ils considéraient comme utopiques ;
madame Caussin en a fait la malheureuse expérience :
« Moi, je voulais faire du standard, de l’accueil […] mais quand je suis allée voir le
psychologue de l’Afpa [Association nationale pour la formation professionnelle des
adultes], vous savez ce qu’il m’a dit ? Qu’un patron préférera prendre une jeune de
20 ans qui sait faire des choses ! »
(Madame Caussin, 52 ans, en couple, agent de production chez Moulinex, Cormelles,
sans emploi à la recherche d’un emploi.)
35 Un âge assez élevé mais encore intermédiaire compromet les chances de retour à
l’emploi et d’accès à la formation mais ne permet pas non plus de bénéficier d’une
mesure d’âge. Outre cette situation en étau, les ex-salarié.e.s de cette classe d’âge
souffrent également d’être un groupe socialement et professionnellement homogène.
Le licenciement intervient dans un parcours professionnel caractérisé par l’absence de
diplôme, et par une expérience au sein d’une seule et même entreprise, comme dans le
cas de nombreuses femmes de Moulinex. Une femme, agent de production, m’avait
confié lors d’un entretien : « Sur mon CV j’ai retiré ma photo car je ressemble à une
ouvrière. »
36 Avec le licenciement, les salarié.e.s font l’expérience d’un renversement du sens de leur
intégration professionnelle. Alors que dans l’emploi, l’identité et l’expérience de travail
chez Moulinex étaient considérées comme le gage d’une insertion sociale réussie − en
raison notamment des avantages sociaux20 et de la stabilité associée à une grande
entreprise renommée (ROUPNEL-FUENTES, 2011) −, hors de ce cadre, elles se transforment
en stigmate. Le personnel d’une grande entreprise comme Moulinex pâtit des
représentations négatives qui circulent à son sujet : « salariés nantis », « travailleurs
hyper syndiqués », etc. La fierté d’avoir appartenu au groupe d’électroménager se
trouve alors mise en berne (« Moins fier d’être Moulinex ») et des participants à
l’enquête confient même dissimuler à leur potentiel employeur leur identité d’ancien
Moulinex.
37 Quand il y a réinsertion professionnelle, l’emploi est précaire, voire ultra-précaire.
Madame Gallien raconte avoir trouvé un emploi de trente heures de ménage dans le
mois, rémunéré par le biais de chèques emploi-service universels. À ses yeux, c’est le
« dernier recours » pour éviter à tout prix l’installation prolongée dans le chômage.
« Décrocher un contrat » devient une quête obsédante et entraîne souvent un stress que
ravivent les rencontres avec les agents de reclassement ou du service public de
l’emploi. La proximité des modalités de l’insertion professionnelle instable (« Emploi à
durée limitée ») et du chômage (« Sans emploi ») montre que loin de s’opposer, ces
deux situations fonctionnent en réalité de concert et s’alimentent mutuellement. Le
parcours sur le marché du travail est pavé de phases plus ou moins longues de
chômage, d’emplois à durée déterminée, de missions d’intérim et de stages en
entreprise. En faisant l’expérience de la perte d’emploi, beaucoup de licencié.e.s font
celle de la précarité professionnelle. Les petits contrats, les formations de remise à
niveau et les évaluations en milieu de travail (EMT) sont vus plus souvent comme des
palliatifs pour échapper au chômage que comme un marchepied à une réinsertion
professionnelle assurée. Dans le cas de ces carrières, le licenciement économique a eu
pour effet de rendre vulnérables des trajectoires professionnelles considérées comme
assurées et de rendre « problématiques » des caractéristiques qui dans l’entreprise ne
l’étaient pas.

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Les « sorties de chaîne » des anciens ouvriers professionnels

38 Le secteur situé au sud-ouest du graphique regroupe les modalités illustrant


un itinéraire marqué par une progression professionnelle chez Moulinex et un
mouvement de « sortie de la chaîne » de production. Ce type de carrière se distingue de
la précédente par sa forme ascensionnelle et concerne les salarié.e.s qui, d’agent de
production, ont atteint la position d’ouvrier qualifié.
39 Du fait de leur carrière, beaucoup se sentent redevables à l’entreprise mais aussi à leurs
efforts personnels, déployés au travers de la formation professionnelle et de leur
implication dans le travail. Leur lieu de travail était aussi souvent un lieu de
rencontres d’où sont nées des unions conjugales (« Conjoint ex-Moulinex »).
40 L’histoire de madame Ledoze est représentative de ce type de trajectoire ascendante au
sein de l’entreprise, même si elle est atypique au sens où ces ascensions étaient
davantage conjuguées au masculin. Madame Ledoze a débuté chez Moulinex en tant
qu’agent de production puis est devenue monitrice et enfin, chef d’équipe : « J’ai grandi
avec l’entreprise », explique-t-elle. Sa carrière professionnelle occupait une place
importante dans sa vie ; en outre, elle vivait seule sans enfant. Elle explique comment
son cheminement chez Moulinex a suivi le développement de l’entreprise, et valorise
les compétences techniques qu’elle y a acquises.
« J’ai grandi avec l’électronique parce que je ne savais pas ce qu’était un
condensateur, je ne savais pas ce qu’était un service intégré, tout ce qu’était la
technologie des pièces […] et je suis la première personne qui a démarré
l’électronique à Saint-Lô. J’ai appris à lire les résistances, j’ai appris à lire les
condensateurs ; donc j’ai fait une formation, j’allais deux fois par semaine à Marie-
Curie. »
(Madame Ledoze, 55 ans, seule, ouvrière qualifiée chez Moulinex, Saint-Lô,
préretraitée.)
41 À la différence des ouvriers qualifiés « de métier », les représentants de ce type de
carrière ont été formés en situation de travail, par la formation interne et « sur le tas »,
en conciliant travail et apprentissage. Mais la formation reçue en interne restait
adossée aux besoins et aux évolutions de l’entreprise. S’étalant sur une période assez
longue, elle portait sur un domaine d’activité spécifique alors novateur (électronique,
sérigraphie, etc.). L’expérience professionnelle de ces salarié.e.s promu.e.s s’est donc
construite dans des ateliers spécialisés, sur des appareils précis ou certains types de
machine. La contrepartie est leur forte spécialisation dans certains champs d’activité de
l’électroménager. Le transfert de compétences est donc plus difficile dans le cadre
d’une réinsertion professionnelle. De plus, si ce type de carrière se distingue de la
précédente par sa forme ascensionnelle, ces trajectoires de « sortie de chaîne » sont
très individuelles et isolées. En effet, ses représentants avaient quitté le monde des
agents de production sans jamais avoir pu réellement intégrer celui des ouvriers
qualifiés.
42 Il existait pour eux une véritable imbrication de la vie personnelle avec la vie
professionnelle. Le travail chez Moulinex étant constitutif de leur identité personnelle,
la rupture avec l’emploi est une rupture avec eux-mêmes qui rappelle l’expérience du
chômage total repéré par Dominique SCHNAPPER (1979). Dans le cas de ces carrières, le
licenciement va causer un décrochage, une coupure dans une trajectoire
professionnelle autrefois perçue comme assurée si bien que ces ex-salarié.e.s souffrent

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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particulièrement du vide laissé par l’absence d’activité professionnelle (« Santé moins


bonne depuis le licenciement »). Du fait de leur ancienneté élevée chez Moulinex, ils/
elles se retrouvent plus souvent concerné.e.s par les dispositifs de mesure d’âge,
comme l’a été madame Ledoze, mais ont le sentiment d’une carrière interrompue trop
tôt.

La poursuite de carrière des hommes jeunes et qualifiés

43 Le secteur sud-est correspond aux carrières d’un personnel plutôt masculin, qualifié et
syndiqué. Très souvent, la profession d’ouvrier qualifié a constitué une étape vers celle
de technicien, d’agent de maîtrise, de contremaître voire d’ingénieur. Moulinex
fournissait alors un cadre favorable à l’épanouissement professionnel, au
développement des compétences (« ≥ 3 formations Moulinex ») et à la satisfaction dans
le travail. Contrairement aux « sorties de chaîne » où les formations et compétences
ont été obtenues plus tardivement dans la trajectoire professionnelle et entièrement à
l’intérieur de l’entreprise, dans ce type de carrière, le diplôme est obtenu très tôt et les
compétences entretenues tout le long du parcours professionnel dans l’entreprise. Les
formations suivies au sein de Moulinex sont nombreuses, variées et le plus souvent
adossées à des perspectives d’évolution professionnelle.
44 Ce secteur du graphique ne peut être rattaché à une situation particulière sur le
marché du travail : il se situe entre les variables de l’emploi assuré et celles des mesures
d’âge. Lorsque les ex-salarié.e.s sont en recherche d’emploi, ils en profitent pour suivre
des formations ou nourrir des projets personnels en lien avec leur métier, les projets de
reconversion professionnelle étant le plus souvent exclus. À plusieurs égards, ce type
de carrière s’apparente à l’expérience du « chômage des cadres » repérée par
Dominique SCHNAPPER (1979) et explorée dans les années 1990 par Sophie POCHIC (2001b)
qui consacrent ainsi tout le temps dégagé à leur recherche d’emploi ou à une création/
reprise d’entreprise. Plutôt que comme une épreuve, cet ingénieur de l’usine de Saint-
Lô dépeint cette période de deux ans comme une « expérience » humaine :
« L’expérience du chômage, c’est une expérience sur soi, on apprend de soi, on
apprend aussi sur les autres. Par exemple, dans le chômage, les amitiés se
révèlent… »
(Monsieur Ibert, 52 ans, en couple, ingénieur à Moulinex Saint-Lô, inscrit à l’Agence
nationale pour l’emploi [ANPE].)
45 De statuts plus élevés au sein de la hiérarchie professionnelle de Moulinex, les
représentants de ces carrières étaient aussi plus proches des instances décisionnelles et
syndicales et mieux au fait des problèmes rencontrés par l’entreprise (cf. supra). Au
moment où la survie du groupe industriel était la plus menacée, de nombreux cadres,
ingénieurs ou techniciens ont anticipé la recherche d’un nouvel emploi. Plus prévisible,
le licenciement a constitué une étape moins déstabilisante (« Santé identique depuis le
licenciement »). Les plus diplômés, les plus mobiles et les plus jeunes ont réussi à
effectuer une transition en douceur, même si les cadres issus de la promotion
professionnelle interne ne se sont pas obligatoirement réinsérés rapidement.
46 L’emploi chez Moulinex était considéré comme épanouissant et offrant des
opportunités de carrière. La fierté d’avoir appartenu à l’entreprise d’électroménager
n° 1 en Europe est d’ailleurs restée le plus souvent intacte (« Toujours fier d’être
Moulinex »). Les anciennes relations de travail et l’esprit de camaraderie dans les
ateliers spécialisés ou les bureaux d’étude, ont été peu entamés depuis la fin de

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l’emploi. Leur niveau de qualification et de spécialisation leur assure de meilleures


chances de pouvoir retrouver un nouvel emploi, avec des garanties professionnelles et
salariales relativement proches de celles proposées chez Moulinex. Le licenciement est
le plus souvent présenté comme un passage d’un environnement professionnel à un
autre, il est banalisé dans les discours des plus diplômés. La recherche d’un nouvel
emploi est même parfois décrite comme une expérience stimulante : « Changer
d’entreprise, c’est motivant », confiera madame Ondine, 40 ans, bachelière et qui, après
avoir été longtemps intérimaire, fut embauchée chez Moulinex à Bayeux.

47 La démarche longitudinale suivie ici, consistant à relier le passé dans l’entreprise au


devenir des ex-Moulinex deux ans après leur licenciement, avait pour objectif de
révéler la diversité des trajectoires sur le marché du travail. Elle a permis de relativiser
l’événement de la perte d’emploi, c’est-à-dire de le resituer dans le contexte
professionnel et social dans lequel il est intervenu pour mieux en éclairer la portée sur
un temps long. Cette mise en regard des positions dans l’entreprise et des situations
retrouvées hors de celle-ci a montré que la segmentation de la main-d’œuvre au sein de
Moulinex, fortement dépendante du sexe, de l’âge et de la localisation géographique, se
trouve transposée dans les trajectoires des licencié.e.s deux ans après le licenciement.
Si les plus âgés et anciens dans l’emploi sont sortis rapidement du marché du travail
grâce aux mesures d’âge, les femmes agents de production du Calvados, confrontées
aux contrats à durée limitée et au chômage, ont plutôt des itinéraires tortueux et
incertains. Leurs parcours se distinguent nettement de la carrière des techniciens et
agents de maîtrise : cette fraction masculine des salariés, plus qualifiée et plutôt issue
de l’usine d’Alençon, se réinsère plus facilement et, généralement, de manière stable
sur le marché du travail. Notre étude conforte donc les constats classiques de
l’hétérogénéité des expériences vécues de la perte d’emploi, qui peut représenter une
opportunité de reconversion ou signifier l’enfermement dans la galère des petits
boulots.
48 Le net désavantage repéré pour le personnel féminin et âgé fait aussi écho à la
discrimination pratiquée par les recruteurs envers les femmes seniors et ouvrières
spécialisées. De même, les inégalités territoriales entre les salariés du Calvados et ceux
des usines de l’Orne et de la Manche, invitent à prendre en compte à la fois le
dynamisme du bassin d’emploi et le nombre de demandeurs d’emploi sur le territoire.
Dans le cas de Cormelles-le-Royal, le type d’emplois disponibles aux alentours et la
concentration de candidats à l’embauche ont réduit les chances de réinsertion
professionnelle des salarié.e.s peu qualifié.e.s de cette usine. L’analyse en profondeur
du devenir des ex-Moulinex a mis également en lumière l’importance, sur les
trajectoires post-licenciement, du capital professionnel dont le poste occupé, l’adhésion
syndicale, la formation et l’ancienneté sont les éléments constitutifs. Si la
concentration du chômage et la précarité des emplois disponibles localement ont eu un
effet défavorable pour la réinsertion professionnelle, les réseaux des anciens collègues,
voire les camarades du syndicat, ont parfois joué le rôle d’intermédiaires et favorisé
l’embauche d’ex-Moulinex dans certaines entreprises des environs.
49 Dans un contexte de chômage de masse et, a fortiori, dans le cadre d’un licenciement
économique, le capital professionnel permet finalement de « faire la différence » et

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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d’introduire de la variété dans des parcours professionnels issus d’une même


entreprise. Au contraire, le fait de partager des caractéristiques sociales et
professionnelles proches sanctionne fortement des salarié.e.s peu qualifié.e.s,
faiblement formé.e.s et sans appartenance syndicale. L’absence relative d’influence du
diplôme révèle qu’il ne joue pas ici le rôle de différenciateur entre des travailleurs qui,
issus d’une même entreprise, souffrent d’« indistinctabilité » sociale sur le marché du
travail où, avec le temps, d’anciens collègues deviennent de futurs concurrents dans
l’accès à l’emploi.
50 Ces résultats conduisent assez directement à poser la question de la sécurisation des
trajectoires professionnelles. L’idée de marchés transitionnels du travail favorisant les
ramifications d’une position donnée à une autre par le biais de périodes de congés, de
formation ou de reconversion professionnelle, devient un enjeu essentiel. Mais le
principe d’égalité entre les licencié.e.s pour motif économique que poursuit un plan
social en appliquant de manière indistincte les mesures d’aide au retour à l’emploi se
heurte aux fortes disparités de destins des chômeurs. La mise en lumière des inégalités
dans le devenir entre salariés d’une même entreprise semble donc plaider pour un
accompagnement renforcé et différencié en faveur des personnes les plus éloignées de
l’emploi (à l’image des réformes actuelles du service d’accompagnement de Pôle
emploi). Penser de manière non pas individuelle mais catégorielle et localisée le
traitement du chômage de masse constitue une piste pour éviter l’éviction durable
d’une partie de la population active du marché du travail.

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Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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ANNEXES

ACM, coordonnées de l’ensemble des modalités et leurs contributions aux axes des modalités
actives

NOTES
1.  Ces sites sont Fresnay-sur-Sarthe (Sarthe), Villaine-la-Juhel et Mayenne (Mayenne) ainsi
qu’une partie de l’usine de Saint-Lô (Manche).
2.  Même si, le 6 août 2010, la justice a déclaré leur licenciement en 2001 « sans cause réelle ni
sérieuse » et alloué à 190 anciens salariés des indemnités allant de 1 500 à 50 000 euros.
3.  Le congé de conversion comprend des actions de formation, d’orientation, d’aide aux
techniques de recherche d’emploi. Le contrat de travail est suspendu. La durée est de dix mois
pour les salarié.e.s âgé.e.s de moins de 50 ans et de seize mois pour les plus de 50 ans. Durant

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cette période, la personne perçoit 85 % de son salaire brut moyen des douze derniers mois. La
convention de conversion a été maintenue de façon dérogatoire dans le cadre du plan social
Moulinex et a pris fin en 2001 avec une durée de six mois pour les moins de 50 ans et de dix mois
pour les plus de 50 ans.
4.  Pour plus de détails sur la méthodologie employée, voir l’annexe 2 de l’ouvrage Les chômeurs
de Moulinex (ROUPNEL-FUENTES, 2011).
5.  Les auteurs s’appuient sur l’enquête conduite par la Direction de l’animation de la recherche,
des études et des statistiques (Dares) en 1995-1998, Trajectoires des demandeurs d’emploi et marché
local du travail, portant sur une population de 8 125 entrants au chômage dans des zones d’emploi
du Nord-Pas-de-Calais, d’Île-de-France et de Provence-Alpes-Côte-d’Azur. Les résultats de cette
enquête sont détaillés dans le numéro spécial « Acteurs locaux de l’emploi » de Travail et emploi
en 2000 (CANCEILL, PIGNONI, 2000). L’analyse des parcours de 1 752 « chômeurs récurrents »,
alternant emplois à durée limitée ou en intérim et retour au chômage, révèle une large variété de
trajectoires et de profils des personnes concernées.
6.  À partir de l’enquête Formation et qualification professionnelle (FQP) conduite par l’Institut
national de la statistique et des études économiques (Insee) en 2003, les auteurs ont sélectionné
une sous-population correspondant à 2 150 000 personnes salariées en 1998 et qui, l’année
suivante, ont perdu leur emploi pour démission, fin de contrat ou licenciement. Les auteurs
dressent une typologie de trajectoires dessinant différentes mobilités sur le marché du travail :
promotion, rotation promotion, stabilité en emploi, emploi-chômage long, rotation
déclassement, déclassement et retrait exclusion.
7.  À partir de grilles de vie, cette enquête, menée en deux vagues (soit vingt-deux mois et seize
mois après le licenciement) auprès de 727 licencié.e.s, permet d’identifier plusieurs types
d’itinéraires de reclassement par l’examen de l’alternance entre différents événements : accès
direct à l’emploi après le licenciement, circulation entre plusieurs emplois temporaires, recours à
des dispositifs de conversion ou de formation.
8.  L’objet du chapitre intitulé « Les cadres sociaux du reclassement » est de porter un regard
critique sur ce terme en en révélant les différents usages et la variété des réalités qu’il peut
recouvrir. Être considéré comme reclassé dans le cadre du suivi des ancien.ne.s salarié.e.s de
Moulinex ne s’appliquait pas seulement aux personnes ayant retrouvé un emploi. Il renvoyait
aussi à celles concernées par une « solution », qu’elle soit d’âge (préretraites), de formation ou
sociale (congés maladie ou projets de vie) qui n’ont pas pour but une réinsertion professionnelle
immédiate.
9.  Ont été considérées comme « en attente de mesures d’âge », les personnes pouvant prétendre
à l’une d’entre elles dans les deux années qui ont suivi l’enquête (c’est-à-dire les années 2004 ou
2005).
10.  Les cotisations à la retraite des stagiaires de la formation professionnelle sont calculées sur
une base forfaitaire qui est de six fois inférieure au salaire minimum interprofessionnel de
croissance (Smic).
11.  Alors que le taux de chômage dans le Calvados s’établissait en 2001 à 13,5 %, il n’était que de
11,5 % dans la Manche et 11,7 % dans l’Orne.
12.  Soit la moitié des personnes en emploi en 2003.
13.  Les noms de famille des personnes dont des extraits de discours ont été retenus ici sont
fictifs.
14.  Notons qu’il n’existait pas chez Moulinex de syndicat majoritaire mais, au contraire, un
front syndical très éclaté.
15.  Pour en savoir plus, voir ROUPNEL-FUENTES (2014b).
16.  Ce terme a été choisi pour désigner les personnes considérées comme trop âgées pour
retrouver un emploi facilement mais trop jeunes pour prétendre à l’une des mesures d’âge
prévues par le plan social.

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17.  Toutefois, leur très faible nombre dans notre échantillon (trente et un) explique leur
position extrêmement décentrée dans la partie en haut à droite du plan factoriel.
18.  Les variables supplémentaires reflètent non seulement les situations retrouvées depuis le
licenciement et la perception des effets de la perte d’emploi sur la santé mais aussi le sentiment
de fierté et l’existence d’un projet de reconversion professionnelle. Elles sont notées entre
parenthèses dans le plan factoriel.
19.  Les trois quarts d’entre elles avaient un diplôme inférieur au CAP-BEP.
20.  Les salariés pouvaient bénéficier de congés supplémentaires, d’une prime d’ancienneté, d’un
treizième mois et d’une prime d’équipe, de transport et de panier (la moitié du repas était prise
en charge par l’employeur).

RÉSUMÉS
Que sont devenu.e.s les 3 000 Moulinex des cinq usines de Basse-Normandie licencié.e.s en
septembre 2001 ? Pour répondre à cette question, nous nous appuyons sur les résultats d’une
enquête menée par questionnaires auprès de 830 ancien.ne.s salarié.e.s au cours de l’automne
2003 et par entretiens approfondis. Le traitement statistique montre que la structuration de la
main-d’œuvre au sein de Moulinex, fortement segmentée selon le sexe, l’âge et la qualification, se
retrouve transposée dans les trajectoires ultérieures sur le marché du travail. La mise en regard
du passé professionnel avec les situations retrouvées deux ans après la fin de l’emploi fait
émerger trois figures typiques de « carrières » de licencié.e.s, allant du rebond difficile des
ouvrières non qualifiées à des poursuites de carrière des techniciens diplômés. Cette mise au
chômage, massive et localisée dans le cadre d’un large plan de licenciement, prouve aussi la forte
influence de la situation géographique et, dans une moindre mesure, de la formation
professionnelle. Le rôle du diplôme initial apparaît ambigu : s’il peut permettre aux plus
diplômés d’échapper au chômage, de quitter l’entreprise avant que ne survienne le plan social ou
de bénéficier plus facilement d’une mesure d’âge, c’est une ressource visiblement moins
déterminante pour ceux qui se retrouvent au chômage.

What happened to the 3 000 Moulinex Normandy five plants employees that were dismissed in
September 2001 To answer this question, we use the results of both a survey by questionnaires
applied to 830 former employees during the autumn of 2003 and of in-depth interviews. The
statistical treatment shows that the structure of the workforce at Moulinex, highly segmented by
gender, age and qualification, can be found again in subsequent trajectories on the labor market.
The confrontation between the ex-employees’ professional past and their situations two years
after the termination of employment brings to the foreground three typical models of redundant
employees’ careers: if unqualified women find it hard to bounce back, graduated technicians do
not have difficulty finding another job in another firm and go on with their careers. This large-
scale redundancy plan engendered massive, local unemployment, thus showing the strong
influence of geographical location and, to a lesser extent, of professional training. The role
played by the diploma seems ambiguous: if it helps the graduates to escape unemployment
because they manage to leave the company before the social plan takes place or because they are
more easily eligible for an age measure, it is obviously a less critical resource for those who are
unemployed.

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INDEX
Keywords : dismissal, unemployment, employability, career
Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, J63 - Turnover;
Vacancies; Layoffs, M51 - Firm Employment Decisions ; Promotions (hiring; firing; turnover; part-
time; temporary workers; seniority issues), L68 - Appliances; Other Consumer Durables, J62 - Job;
Occupational; and Intergenerational Mobility
Mots-clés : licenciement, chômage, employabilité, carrière

AUTEUR
MANUELLA ROUPNEL-FUENTES
ESO-Angers (Espaces et sociétés) – UMR 6590, IUT d’Angers-Cholet ; roupnel@univ-angers.fr

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La déstabilisation des stables :


Restructuration financière et travail insoutenable
Destabilizing the steady ones: financial restructuring and unbearable work
situations

Coralie Perez

1 La pression concurrentielle soumet les entreprises à un processus permanent de


réorganisations et de changements de nature et d’ampleur diverses ( GREENAN et al., 2010).
Parmi ces changements, les restructurations, souvent associées à des destructions
d’emplois, constituent des événements majeurs de la vie des entreprises. Selon Rachel
BEAUJOLIN-BELLET (2010), on peut distinguer les « restructurations de crise » des
« restructurations de compétitivité » : les premières seraient justifiées par une baisse
de l’activité ou de la rentabilité nécessitant des changements structurels afin de
préserver la pérennité de l’entreprise ; en revanche, les motivations des
« restructurations de compétitivité » tiendraient moins à des difficultés économiques
qu’au souhait de dégager des marges financières supérieures à court ou moyen terme.
Pour cela, les entreprises procèdent à des opérations de transferts d’actifs qui peuvent
prendre de nombreuses formes (fusion, acquisition, cession, rachat) que nous
qualifierons par la suite de « restructurations financières ». Depuis les années 1990, le
volume de ces opérations a considérablement augmenté tant en valeur qu’en nombre.
« Au niveau mondial, leur montant agrégé est passé de 289 milliards de dollars (Md$) en
1984 (2,44 % du PIB1 mondial) à 2 660 Md$ en 2011, avec un pic de 5 265 Md$ en 2007
(8,89 % du PIB mondial) » (BODT DE et al., 2013). Ces modifications du périmètre
capitalistique des entreprises ont un caractère plutôt procyclique ; elles ont connu une
forte phase d’expansion entre 1997 et 2000, une chute entre 2001 et 2003 puis, à
nouveau, une phase ascendante jusqu’en 2007 marquée par des opérations de
consolidation dans les secteurs bancaire, des télécoms et pharmaceutique. Depuis 2008
et l’entrée en récession, la part des pertes d’emplois en Europe liées aux fusions-
acquisitions (FA) a diminué au profit des fermetures et faillites et n’aurait été que de
5 % en 20122 ( EUROFOUND, 2012). Cependant, l’appartenance croissante des entreprises à
des groupes de dimension mondiale rend ces opérations fréquentes 3, et l’effet de cette
évolution sur le travail et l’emploi ne peut être ignoré. Davantage soumises à la

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pression des marchés financiers, dont l’objectif est principalement d’accroître la


compétitivité et la valeur actionnariale, les entreprises déploient de nouvelles normes
managériales qui régissent les modes de gestion de l’emploi ( MONTAGNE, SAUVIAT, 2001 ;
GOSPEL, PENDLETON, 2003). Alors que face à la baisse de leur volume d’activité, les
entreprises s’ajustent principalement en réduisant l’emploi temporaire et non qualifié,
les restructurations financières ne tendent-elles pas à la « déstabilisation des stables »
(CASTEL, 1995), en sapant les contrats implicites entre salariés et employeurs, qui
assuraient un certain niveau d’engagement et de loyauté en contrepartie d’une relative
sécurité de la relation d’emploi (CONWAY et al., 2008 ; PALPACUER et al., 2007) ? C’est à ce
processus de « déstabilisation des stables » dans un contexte de restructuration
financière (RF) que nous allons nous intéresser ici. Quels sont les salariés dont l’emploi
est fragilisé dans une restructuration financière ? Selon quel processus et quelle
modalité4 (licenciement pour motif économique, licenciement pour motif personnel,
démission, voir encadré 1), perdent-ils (ou quittent-ils) leur emploi ? Cette contribution
se propose de répondre à ces questions à partir d’une post-enquête de l’enquête
Changements organisationnels et informatisation (COI) réalisée dans le cadre d’une
convention avec la Direction de l’animation de la recherche, des études et des
statistiques (Dares) (BERTON, PEREZ, 2009). Cette post-enquête, réalisée en 2009, a permis
de retrouver des salariés qui avaient quitté leur entreprise en 2006, et de les interroger
sur les circonstances de ce départ ; parmi eux, dix-neuf avaient été licenciés ou avaient
démissionné dans un contexte de restructuration financière (voir encadré 2).

Encadré 1
Les modalités de rupture du contrat de travail

Le licenciement pour motif économique (LME) est « […] effectué par un


employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié,
résultant d’une suppression ou transformation d’emploi ou d’une modification,
refusée par le salarié, d’un élément essentiel du contrat de travail, consécutives
notamment à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques »
(Code du travail, L. 1233-3). L’employeur a, préalablement à la notification du LME,
une obligation de reclassement du salarié.
Le licenciement pour motif personnel (LMP) est inhérent à la personne et/ou au
comportement du salarié : inaptitude physique, incompétence ou insuffisance
professionnelle, faute professionnelle.
La démission est l’acte par lequel un salarié met fin au contrat de travail qui le lie
à son employeur. Cette décision doit résulter d’une volonté libre, non équivoque et
sérieuse du salarié.

Encadré 2
Une enquête qualitative adossée à l’enquête statistique COI 2006

L’échantillon de 800 salariés dont sont issus nos enquêtés provient de l’enquête
Changements organisationnels et informatisation (COI) 2006 (cf. http://
www.enquetecoi.net/; consulté le 6 juillet 2014). Le volet « entreprises »
(renseigné par un représentant de la direction) apporte des informations sur les
changements qu’elles ont mis en œuvre entre 2003 et 2006. Le volet « salariés » a
été réalisé par un tirage aléatoire de deux à trois salariés par entreprise (sur le
champ de celles ayant plus de 20 salariés dans le secteur marchand) ayant répondu

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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au questionnaire « entreprises » (soit, au total, 14 369 salariés). Les salariés ont été
sélectionnés en fonction de leur présence dans l’entreprise au 31 décembre 2005 et
ont été interrogés fin 2006. Parmi ces salariés, 1 394 salariés avaient quitté, au
cours de l’année 2006, l’entreprise pour laquelle ils avaient été sélectionnés, et ont
répondu à un questionnaire plus court explorant les raisons de leur départ : parmi
eux, 800 ont connu une rupture de leur contrat de travail (dans 97 % des cas, un
CDI), dont 454 démissions et 346 licenciements (BERTON, PEREZ, 2009). Les autres
départs sont, pour plus de la moitié, des fins de contrats à durée déterminée (CDD)
puis, dans une moindre mesure (30 %), des départs à la retraite. Pour mettre en
lien les dimensions du changement avec la probabilité de rupture du contrat de
travail, ce sont les fichiers couplés « salariés » de l’enquête COI qui sont utilisés.
Ainsi, pour chaque salarié, nous disposons des informations (recueillies dans le
volet « entreprises ») sur les changements survenus dans l’entreprise dans laquelle
il travaillait (ou bien qu’il avait quittée) à la date de l’enquête.
Dans le cadre d’une post-enquête COI, des entretiens semi-directifs ont été réalisés
avec un échantillon de 33 salariés parmi les 800 ayant connu une rupture de leur
contrat de travail en 2006. Ces salariés ont été retrouvés à partir de 200 adresses (à
Paris et en province) fournies par l’Institut national de la statistique et des études
économiques (Insee). Ils ont accepté un entretien à leur domicile (ou sur un autre
lieu de leur choix), d’une heure trente minutes en moyenne, qui portait sur les
circonstances de leur départ de l’entreprise, et leur parcours professionnel
antérieur et postérieur à la démission ou au licenciement. Ces entretiens ont été
enregistrés et retranscrits. L’échantillon ne prétend pas à une quelconque
représentativité ; de fait, les cadres sont proportionnellement bien plus nombreux
que dans l’enquête COI (43 % contre 20 %). Par ailleurs, dans le protocole de post-
enquête, il n’était pas prévu de rencontrer des interlocuteurs des entreprises
« quittées », qu’il s’agisse de responsables des ressources humaines, de
représentants du personnel ou même de salariés ayant conservé leur emploi.

2 L’enjeu est de mieux saisir les conséquences sur l’emploi et la relation salariale de ces
restructurations financières, qui ne passent pas nécessairement par les plans de
sauvegarde de l’emploi (PSE) et ne sont pas toujours planifiées, ni même souhaitées par
les directions d’entreprise dans leur gestion des sureffectifs. Les ruptures de contrat de
travail dans un contexte de restructuration financière sont envisagées du point de vue
de leur vécu par les salariés. Dans ce processus de rupture, trois étapes sont
distinguées : la rupture du contrat implicite qui lie le salarié à son employeur ; un
processus de désengagement (où se définit la modalité de rupture) ; et, plus brièvement
décrite en conclusion, la construction d’un nouvel avenir professionnel. Un bref état
des lieux de l’effet des restructurations financières sur l’emploi, à partir de la
littérature socio-économique et de l’exploitation de l’enquête COI 2006, précède ces
développements.

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Appréhender les effets des restructurations


financières sur l’emploi : une approche socio-
économique
3 Si l’origine des restructurations est le plus souvent multifactorielle, les effets sur
l’emploi sont également diffus et difficiles à mesurer, tandis que ceux impactant le
travail ont été longtemps négligés, voire niés (RAVEYRE, 2005).

Des restructurations financières déstabilisatrices de la main-


d’œuvre

4 En France, peu de travaux économiques mesurent l’impact global des restructurations


financières sur l’emploi. Mathieu BUNEL et ses coauteurs (2009) estiment qu’en moyenne
3 000 fusions-acquisitions (FA) ont eu lieu chaque année en France entre 2000 et 2004 ;
les entreprises concernées (acquéreuses et cédantes) étant le plus souvent de grande
taille, 10 à 12 % des effectifs salariés seraient concernés annuellement. D’après leurs
estimations, l’effet global sur l’emploi après trois ans serait positif, les créations
d’emploi surcompensant les destructions d’emploi. Si les travaux similaires réalisés à
l’étranger ne conduisent pas tous à cette conclusion (BUNEL et al., 2010), ils s’accordent
sur la forte rotation de la main-d’œuvre entraînée par les restructurations financières
(SMEETS et al., 2012).
5 Qui sont les salariés qui quittent ou perdent leur emploi dans ce contexte ? Tout
d’abord, les salariés de l’entreprise acquise ne sont pas les seuls concernés. La
recherche de synergie et d’efficacité peut conduire à substituer des travailleurs de
l’entreprise acquise à d’autres de l’entreprise acquéreuse. À partir de données
françaises couplées « entreprises-salariés », David MARGOLIS (2006) montre que dans les
trois années qui suivent la FA, la probabilité de rester en emploi (dans la nouvelle
entité) est plus faible pour les salariés de l’entreprise acquise que pour ceux de
l’entreprise acquéreuse ; mais cette différence s’annule au-delà de trois ans. Ensuite, les
réductions d’emploi engendrées par les FA peuvent avoir un rôle de catalyseur des
changements organisationnels visant à modifier les modes d’organisation du travail et
à imposer de nouvelles formes de management (HUDSON, 2002). De nouvelles recrues,
pas nécessairement plus qualifiées mais imprégnées d’une culture d’entreprise
différente (donc mieux susceptibles de s’intégrer à la nouvelle entité) seront alors
embauchées (SMEETS et al., 2012). Ceci a au moins deux conséquences : sur les modalités
de rupture, d’une part, puisque les séparations par l’incitation à la démission ou par le
licenciement, quel qu’en soit le motif, peuvent alors être utilisées pour faciliter la
restructuration financière en évinçant les salariés jugés les plus réticents ou les plus
difficilement adaptables aux nouvelles conditions ; sur le profil des personnes quittant
l’entreprise, d’autre part, qui ne sont pas nécessairement les moins qualifiées ( IVERSON,
PULLMAN, 2000 ; MARGOLIS, 2006).

6 Dans le volet « entreprises » de l’enquête COI 2006 renseigné par un représentant de la


direction (questionnaire auto-administré), le fait qu’une entreprise ait pu connaître
une restructuration financière sur la période étudiée (2003-2006) est directement
mesuré par la réponse à la question suivante :

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« Depuis 2003, l’organisation de votre entreprise a-t-elle connu les changements


suivants :
– Restructuration financière (fusion, acquisition, cession ou rachat) : Oui/Non. »
7 Grâce au fichier couplé « entreprises-salariés » de l’enquête COI, on peut établir qu’un
tiers des salariés de l’échantillon travaillaient dans une entreprise ayant connu une
restructuration financière dans les trois années précédant l’enquête. Ces salariés sont
plus souvent employés par une grande entreprise (plus de 1 000 salariés), du secteur
des « activités financières et immobilières » et des « services aux entreprises », où la
proportion de cadres est un peu supérieure à celle observée dans les entreprises non
concernées par ce changement de leur périmètre. Sans surprise, leur entreprise
appartient également plus souvent (8 fois sur 10) à un groupe (voir tableau 1).

Tableau 1 : Caractéristiques de l’échantillon des salariés selon qu’ils travaillent (ou ont travaillé)
dans une entreprise ayant connu une restructuration financière (RF) entre 2003 et 2006

* : principalement fins de CDD et départs à la retraite. ** : démissions, licenciements.


Lecture : 73 % des salariés interrogés dans l’enquête COI 2006 et encore en emploi à la date d’enquête
travaillaient dans une entreprise appartenant à un groupe. C’est le cas de 83 % des salariés en emploi
à la date d’enquête et employés par une entreprise ayant connu une restructuration financière
entre 2003 et 2006.
Champ : Salariés stables (au moins un an d’ancienneté) des unités productives de vingt salariés et
plus dans le secteur privé.
Les données présentées sont non pondérées. En effet, il n’existe pas de coefficient de pondération
pour le fichier des « sortants ».
Source : Enquête couplée « employeurs-salariés » COI 2006 / Insee-Dares-CEE (Centre d’études de
l’emploi).

8 Lorsqu’on contrôle pour l’effet de plusieurs variables liées à l’individu (âge, sexe,
ancienneté dans l’entreprise, catégorie socioprofessionnelle) ou à l’entreprise (taille,
secteur d’activité), il s’avère que travailler dans une entreprise qui a connu une
restructuration financière accroît significativement la probabilité d’une rupture de
contrat de travail (mais pas celle d’un départ par une autre voie, retraite ou fin de CDD

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


54

notamment ; voir tableau 2). Les salariés présents dans l’entreprise depuis moins de dix
ans sont proportionnellement plus nombreux à l’avoir quittée, volontairement ou non,
dans ce contexte. Ainsi, perdre ou quitter son emploi est significativement moins
probable lorsqu’on a plus de dix années d’ancienneté dans l’entreprise, toutes choses
égales par ailleurs. On peut y voir le signe protecteur de l’ancienneté dans les départs
contraints mais aussi, pour les salariés jeunes et qualifiés, l’opportunité dans ce
contexte de changements organisationnels, de « trouver sa voie » ou de « poursuivre sa
carrière » ailleurs (BERTON, 2013). Alors que ce sont les salariés les moins qualifiés
(ouvriers, employés) qui sont proportionnellement plus touchés par les destructions
d’emploi dans les « restructurations de crise » – l’emploi intérimaire constituant la
première variable d’ajustement en cas de baisse d’activité –, le fait d’être cadre ne
réduit pas significativement la probabilité d’une rupture du contrat de travail dans un
contexte de restructuration financière par rapport à ces deux autres catégories
socioprofessionnelles (CSP), à taille, secteur, ancienneté et sexe donnés. Certes, les
ruptures de contrat de travail concernent proportionnellement davantage les salariés
les moins qualifiés et particulièrement les ouvriers dans un contexte de restructuration
financière. Mais du fait des variables de contrôle, les cadres n’apparaissent pas ici
statistiquement significativement moins susceptibles de quitter (ou de perdre) leur
emploi que les autres catégories de salariés. Ce résultat rend l’analyse des circonstances
et du processus de rupture d’autant plus utile qu’il peut apparaître contre-intuitif. Si la
probabilité de rupture du contrat de travail n’est pas significativement moins élevée
pour les cadres, ils disposent cependant de davantage de ressources pour négocier leur
départ (comme l’ont montré dans ces mêmes contextes Cécile GUILLAUME et Sophie
POCHIC [2009] ou Florence PALPACUER et ses coauteurs [2007]), et s’assurer de meilleures
perspectives d’emploi ultérieures que leurs homologues moins qualifiés ; le taux de
chômage des cadres, trois fois inférieur à celui des ouvriers, en témoigne 5.

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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Tableau 2 : Probabilité de quitter son entreprise lorsque celle-ci a connu une restructuration
financière (RF) entre 2003 et 2006

***, **, * : effet significativement différent de 0 au seuil 1 %, 5 %, 10 %. NS : le coefficient estimé n’est


pas significativement non nul. Les données sont non pondérées.
Champ : Pour les deux premières colonnes, le champ est celui des salariés des unités productives de
20 salariés et plus dans le secteur privé (N = 15763) ; pour les deux dernières, c’est celui des salariés
travaillant ou ayant travaillé dans des entreprises ayant connu une restructuration financière
entre 2003 et 2006 (N = 5260).
Source : Enquête couplée « employeurs-salariés » COI 2006 / Insee-Dares-CEE.

9 Comprendre les effets des restructurations financières sur la relation d’emploi


nécessite de se pencher sur ce que les FA font au travail.

Restructurations : le travail mis à mal

10 Longtemps négligés par les chercheurs comme par les managers des organisations
concernées, les effets des restructurations sur le travail (que ce soit dans le registre des
conditions de travail et de l’impact sur la santé, ou dans celui de l’implication et de la
motivation des salariés) constituent à présent une source de préoccupations. En
témoigne le livre vert européen sur les restructurations qui met ainsi l’accent sur leurs
conséquences sur les salariés, ceux qui partent mais aussi ceux qui restent dans ces
organisations au motif que : « des restructurations mal gérées peuvent avoir un impact
significativement négatif à long terme sur les ressources humaines des entreprises,
affaiblissant ainsi une de leurs ressources clé face à la concurrence » ( EUROPEAN
COMMISSION, 2012).

11 Le travail est en effet mis à mal par les restructurations. La perception des
changements induits par les restructurations financières est mesurable auprès des
salariés encore présents dans leur entreprise au moment de l’enquête COI 2006 (voir
tableau 3).

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Tableau 3 : Changements dans les conditions de travail ressenties selon que le salarié appartient
ou non à une entreprise qui a connu une restructuration financière (RF) entre 2003 et 2006

Données pondérées.
Variables contrôlées : ancienneté dans l’entreprise, PCS, sexe, taille et secteur de l’entreprise.
Tous les odd ratios (ou rapports de chance) présentés sont significatifs au seuil de 1 %.
Lecture : 47 % des salariés interrogés dans l’enquête COI 2006 et encore en emploi à la date d’enquête
travaillaient dans une entreprise ayant mis en œuvre au moins un changement dans l’organisation du
travail entre 2003 et 2006. Toutes choses égales par ailleurs, le fait de travailler dans une entreprise
ayant connu une restructuration financière accroît significativement et positivement la probabilité
d’avoir ressenti chacun des changements mentionnés ainsi que, et surtout, la crainte de perdre son
emploi (+ 35 % comparé à un salarié travaillant dans une entreprise n’ayant pas connu de
restructuration financière sur la période étudiée).
Champ : Salariés stables (au moins un an d’ancienneté) des unités productives de 20 salariés et plus
dans le secteur privé. Les questions étaient posées ici aux seuls salariés encore en emploi à la date
d’enquête.
Source : Enquête couplée « employeurs-salariés » COI 2006 / Insee-Dares-CEE.

12 Le fait de travailler dans une entreprise ayant connu une restructuration financière
conduit à percevoir significativement plus souvent des changements dans son travail
ou celui de ses collègues. Le travail est également appréhendé comme s’étant
significativement plus intensifié dans les trois dernières années (période à propos de
laquelle l’employeur est interrogé sur l’existence d’une restructuration financière).
Plus intensif, le travail peut devenir (au moins temporairement) insoutenable  6. De ce
fait, et selon la capacité du salarié à « s’adapter » à ces nouvelles conditions de travail,
l’intensification du travail peut provoquer un retrait ou une éviction de l’emploi. C’est ce
que mettent en évidence Thomas AMOSSÉ et Michel GOLLAC (2008) en observant que
l’intensité du travail accroît, toutes choses égales par ailleurs, toutes les formes de
mobilité, mais que son effet sur les trajectoires aura une forte variabilité individuelle
en fonction des ressources du salarié et du contexte dans lequel il opère. Notamment,
une organisation qui valorise l’entraide dans les collectifs de travail, favorise

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l’adaptation des salariés par des formations adaptées, suscitera moins de ruptures de
contrat de travail dans un contexte de changements (PAVAGEAU et al., 2007). Enfin et
surtout, le sentiment d’insécurité a gagné significativement davantage les salariés
travaillant dans des entités impliquées dans des restructurations financières (salariés
qui pourtant n’ont pas perdu leur emploi dans la période étudiée), que ceux travaillant
dans des entreprises n’ayant pas traversé ces restructurations (voir tableau 3).
13 Cette perception du risque de perdre son emploi est susceptible d’agir comme un
facteur de stress, de démotivation et de moindre implication dans le travail ( MAERTZ
et al., 2010). Selon Gretchen SPREITZER et Aneil MISHRA (2002), l’attachement à
l’organisation et corrélativement, la propension à ne pas la quitter volontairement,
sont liés à plusieurs facteurs : la confiance dans les dirigeants de l’entreprise, le
sentiment de justice dans la mise en œuvre d’une restructuration (en termes de salariés
licenciés notamment) et le pouvoir d’agir (empowerment) dans l’entreprise. Tous ces
facteurs sont susceptibles d’être bouleversés par une restructuration financière et de
saper le contrat implicite qui lie l’employeur et le salarié quant au maintien de l’emploi
contre effort et loyauté (HUDSON, 2002). Ainsi, même si la « stabilité » de l’emploi n’est
pas directement menacée, l’« insécurité » et la perte de confiance ainsi créées peuvent
conduire certains salariés à chercher un autre emploi et à démissionner.
14 Pour saisir ce qui est en jeu dans ces restructurations et mieux identifier les effets sur
le travail et l’emploi, on s’intéresse ici au vécu des restructurations par des salariés qui
ont connu une rupture de contrat de travail dans ce contexte. Il s’agit d’éclairer et de
comprendre le processus qui conduit à cette rupture (et sa modalité juridique) grâce à
un nombre limité d’entretiens approfondis (voir encadré 2). Parmi eux, dix-neuf
concernent des salariés qui ont été licenciés ou ont démissionné dans le contexte d’une
restructuration financière (au sens donné par l’enquête COI 2006 ; voir tableau 4). L’âge
moyen de ces salariés est de 39 ans et leur ancienneté dans l’entreprise au moment du
départ était en moyenne de 6,5 ans. L’analyse des récits de rupture de contrat de
travail, deux ans après les faits, et quel que soit le contexte dans lequel cette rupture a été
initiée, procède certainement en partie d’une reconstruction ex post des circonstances
ayant conduit à cette rupture, avec une tendance à la dépréciation de la situation
antérieure. Néanmoins, l’analyse des entretiens a permis de mettre en évidence des
récurrences dans le vécu du processus de rupture spécifiques aux salariés ayant quitté
ou perdu leur emploi dans un contexte de restructuration financière : une annonce
brutale et déstabilisante, une dégradation ressentie des conditions de travail, une perte
de sens du travail et une atteinte à la santé du travailleur. En revanche, comme dans les
autres cas de rupture (PEREZ, 2013), la modalité juridique du départ présente un
caractère contingent à des facteurs relevant à la fois de l’environnement professionnel
du salarié et des ressources qu’il peut mobiliser.

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Tableau 4 : 19 cas de salariés face aux restructurations financières

Note : Les enquêtés sont regroupés selon les modalités de rupture qu’ils ont connues. LME :
licenciement pour motif économique ; LMP : licenciement pour motif personnel ; PSE : plan de
sauvegarde de l’emploi.
Champ : Salariés ayant quitté leur entreprise en 2006 et interrogés en 2009.
Source : Post-enquête COI 2006. Traitement de l’auteure.

La rupture (volontaire ou non) du contrat de travail : le


résultat d’un processus d’exit face à l’insoutenabilité
du travail
Les restructurations financières : des changements brutaux,
complexes et facteurs d’insécurité

15 Si, du point de vue des dirigeants, la fusion-acquisition se prépare bien en amont de sa


réalisation, la surprise est souvent totale pour les salariés qui découvrent appartenir à
une autre entreprise ou un autre groupe du jour au lendemain, comme l’exprime
Myriam :
« Le rachat était une grande surprise pour tout le monde ; on l’a appris et ça avait
déjà été fait ; donc il n’y avait pas eu de bruits de couloir, rien du tout. On l’a appris
un jour ; il y a eu une réunion générale, et alors voilà, on a été racheté. Et donc là,
effectivement, ça a été un peu la panique pendant quelques semaines […]. »
(Myriam, 30 ans, responsable marketing.)
16 La brutalité de l’annonce et l’incertitude qu’elle fait peser sur le devenir de l’entité et
celui de ses salariés, conjuguées à la complexité des montages financiers, rendent
l’événement difficile à appréhender par les salariés. Ils le décrivent comme
surplombant et générateur d’une forte insécurité. Celle-ci concerne en premier lieu la

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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pérennité des emplois, le leur et ceux de leurs collègues. En effet, les fusions-
acquisitions trouvent leurs justifications dans la possibilité de réaliser des synergies,
des économies d’échelle, ce qui implique de supprimer les « doublonnages » entre les
services.
« Le groupe X. a été racheté par une entité française, le groupe Y. Moi, étant
français dans ce groupe-là, je pouvais avoir des opportunités certaines, mais on
pouvait aussi considérer que j’étais redondant par rapport à d’autres gens qui
avaient les mêmes classifications venant de Y. Donc je pouvais me poser des
questions sur mon devenir. »
(François, 42 ans, responsable commercial.)
17 Cette annonce, avec ou sans effet de surprise, est un « choc » puisque « c’est un
événement tout à fait identifié qui vient heurter les salariés et les incite à une réflexion
délibérée sur leur emploi et peut-être sur le fait de le quitter volontairement » ( LEE,
MITCHELL, 1994, traduction de l’auteure). Les restructurations financières sont parfois
d’autant plus inattendues pour les salariés qu’elles ne viennent pas sanctionner une
dégradation de la performance de l’entreprise mais sont mises en œuvre pour accroître
la valeur actionnariale en transférant une partie du risque sur les salariés. Ce type de
gouvernance est dénoncé par certains salariés qui s’estiment floués dans l’opération.
« Quand j’ai été embauché, j’avais même rencontré monsieur B. [le président-
directeur général de la famille du fondateur du groupe] et puis d’autres. Ils avaient
dit que le secteur de l’environnement et de l’eau était un secteur à privilégier, que
c’était un secteur d’avenir, qu’il y avait beaucoup de choses à faire et que le groupe
B. en ferait un de ses fers de lance… Au bout de trois ans, ils ont laissé tomber, ils
ont vendu tout ! Toute la S. ! B. n’a même plus 1 % de la S. ! Ils ont vendu donc avec
des plus-values qui sont revenues uniquement aux actionnaires, mais pas du tout au
personnel qui, lui, en a plutôt pâti au niveau des conséquences. »
(Joseph, 56 ans, chargé d’affaires.)
18 Cette absence de lisibilité conjuguée à l’atmosphère de secret qui entoure la décision
engendre de la crainte, mais aussi un sentiment de peur, d’injustice et d’impuissance,
voire de trahison, et une difficulté pour les salariés à se positionner dans cette nouvelle
configuration.
19 Dans la littérature gestionnaire, les restructurations financières sont considérées
comme des opérations risquées. Ainsi, comme le note Karine EVRARD SAMUEL (2003,
p. 42) : « Après une phase de préparation souvent secrète qui implique un nombre
d’acteurs limité, l’annonce d’une fusion ou d’une acquisition est un instant où tout peut
basculer de façon accélérée. » Ce contexte de « turbulence organisationnelle », qui peut
dégénérer jusqu’à la crise, nous a été décrit par les salariés dont les entreprises ont été
concernées par ces processus de rachat-vente.
« Donc, pendant trois ans en fait, on a vécu au rythme des… Les entités ont
énormément résisté parce qu’elles avaient un peu l’impression de perdre. S., c’est
une boîte qui avait 30 ans quand même, donc de perdre un peu de leur passé, de
leur historique, de leur savoir-faire et tout ; donc y a eu énormément de résistance
en interne, ça s’est pas toujours bien passé […]. »
(Jean-Charles, 38 ans, chef de projet.)
20 La restructuration financière inaugure ainsi une succession de changements,
occasionnellement technologiques mais surtout organisationnels, qui vont avoir des
répercussions sur le travail et sur l’emploi.

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Une dégradation ressentie des conditions de travail

21 Une des premières conséquences de la fusion de deux entités est le rapprochement


géographique qu’elle implique pour les salariés de l’entreprise acquise. Si la localisation
de la nouvelle entité est plus éloignée du domicile et complique l’organisation de la vie
quotidienne, ses effets sont pénibles et peuvent conduire à des arbitrages famille-
emploi complexifiés par l’incertitude qui pèse sur la pérennité de l’emploi. C’est ce
qu’exprime Joseph dont le siège de la société a été transféré du Nord de la France en
région parisienne, rejoignant celui du groupe acquéreur. La direction demande alors au
personnel du siège de les rejoindre :
« Vu les mouvances, la garantie que la société n’explose pas n’était pas sûre du tout.
Donc je risquais de vendre ici, d’aller loger en région parisienne, d’avoir des
problèmes de famille et après de n’avoir plus rien du tout ! »
(Joseph, 56 ans, chargé d’affaires.)
22 En outre, ce sont aussi les collectifs de travail qui sont par là recomposés. Armand, 39
ans, cadre commercial, dont la société a été vendue à un groupe implanté au cœur de
Paris fait le même constat : « C’est une implantation qui n’a pas beaucoup de sens, parce que
ce n’est pas une implantation de proximité avec les clients et c’est pas une implantation de
proximité avec les familles non plus. » Son temps de trajet pour rejoindre son domicile
augmente considérablement avec cette restructuration financière.
23 Phénomène connu pour tous les changements organisationnels, les restructurations
financières entraînent un accroissement de la charge de travail des salariés et ce, à tous
les niveaux de l’entreprise : « Chaque responsable, même de faible niveau, impliqué
dans la nouvelle entreprise supporte pendant la fusion une charge considérable de
travail. Il doit non seulement atteindre les objectifs qui lui ont été fixés dans le cadre du
budget général mais en même temps participer, dans sa sphère de compétences, à la
réflexion et à la mise en place des structures, procédures et outils de travail de la
nouvelle société » (EGG, 2000, p. 110). La charge de travail s’alourdit aussi sous l’effet
d’un processus d’ajustement de l’emploi à la nouvelle structure qui peut laisser certains
postes vacants pendant un temps plus ou moins long ; la charge de travail est alors
répartie sur les autres salariés.
« On s’est retrouvé avec beaucoup de… une charge de travail extrêmement
importante qui est revenue sur peu de têtes ; et malgré les appels à l’aide, une
situation qui n’a pas évolué, donc voilà… »
(Jean-Charles, 38 ans, chef de projet.)
24 La charge mentale est aussi alourdie par l’insécurité créée par la restructuration
financière, qui vient perturber la connaissance des objectifs et la définition des
responsabilités, dans l’entreprise acquéreuse comme dans celle acquise. C’est ce qu’a
expérimenté Sylvie, chargée de mission dans une entreprise acquéreuse d’une autre
société du secteur bancaire. Son projet, initialement conçu pour être déployé dans son
entreprise (N), prend une envergure « stratégique » et internationale lorsque son
entreprise achète une société britannique (C) :
« Il y a eu beaucoup d’ordres et de contre-ordres […]. C’est vrai que bon, au bout
d’un moment, on se fatigue un petit peu… et qui venaient aussi du fait que assez
rapidement C. est venue se greffer sur le projet et du coup, les objectifs de N. et de
C. n’étaient pas les mêmes, et donc forcément, il y avait des tiraillements des deux
côtés. Par exemple, vous devez rédiger des documents en anglais mais à la base, on
ne vous a pas demandé si vous aviez un niveau d’anglais assez satisfaisant, donc
voilà… C’est vrai que ça crée des petits problèmes de blocage qui, accumulés,

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finissent par provoquer une saturation […]. »


(Sylvie, 30 ans, chargée de mission.)
25 Le processus de réorganisation consécutif à la restructuration rompt les routines de
travail et rend son exercice plus difficile :
« Il y avait beaucoup de pression au niveau de tout. Ça changeait tout le temps
d’équipe, tout le temps de patron ; les patrons restaient six mois et puis bon, ça ne
leur convenait pas. […] On changeait souvent de rayon, d’entreprise, de machin
quoi, de fournisseur, ils changeaient tout le temps. »
(Christine, 34 ans, caissière.)
26 Cette instabilité est préjudiciable au travail mais aussi au salarié : ainsi, Édouard
travaille pour une société de services informatiques qui le met à disposition
d’entreprises clientes. Cette mise à disposition est effectuée par un commercial dont
dépend alors le salarié missionné. Les réorganisations successives déclenchées par une
restructuration financière du groupe fragilisent la situation professionnelle d’Édouard :
« J’ai dû changer de responsable au moins cinq fois sans en être toujours averti […].
Il m’est arrivé parfois de chercher à le contacter : “Ah ben non, c’est plus lui le
responsable !” ; or c’était mon responsable direct qui gérait tout ça, carrière, etc. »
(Édouard, 38 ans, ingénieur informatique.)
27 Autre dimension de la dégradation ressentie des conditions de travail : la nécessité de
s’adapter à de nouvelles règles, de nouvelles méthodes de travail, voire une nouvelle
culture d’entreprise qui se heurte à ce qui était connu jusqu’alors. Et l’éloignement des
cultures d’entreprise est d’autant plus grand que les parties prenantes sont de
nationalités différentes (SACHWALD, 2001). Le plus souvent, c’est la « malédiction du
vaincu » et la société acquéreuse impose son mode d’organisation sans toujours
anticiper les conflits que cela va provoquer. C’est d’ailleurs une des principales causes
d’échec des opérations financières qui est documentée dans la littérature gestionnaire.
En rejoignant son nouveau site, Myriam, responsable marketing, découvre ses
nouvelles conditions de travail :
« On s’est aperçu que la société a racheté une compétence, peut-être un chiffre
d’affaires. Donc ils ne connaissaient peut-être pas très bien comment on
fonctionnait. Et du coup, les règles ont commencé à changer très rapidement. Mais
dans un sens où elles n’étaient pas du tout adaptées à notre métier, à ce qui faisait
notre valeur ajoutée. Donc je ne me suis pas du tout retrouvée là-dedans. »
(Myriam, 30 ans, responsable marketing.)
28 Ces salariés qui, rappelons-le, étaient tous en CDI et ont quitté leur entreprise
volontairement ou non, ont vécu ces changements sur le registre de la perte, perte de
position réelle ou symbolique consécutive aux réorganisations. La dégradation
ressentie des conditions de travail participe de cette « déstabilisation des stables »,
aiguisée par le sentiment que l’emploi n’est plus assuré.
« Le véritable changement qui s’est opéré sur la dernière restructuration, c’est en
effet que plus personne n’avait de poste garanti, plus personne. […] On rentre dans
un cadre où finalement, c’est pas parce qu’on a un poste qui n’est pas supprimé
qu’on a la garantie de rester ! »
(Yann, 49 ans, chef de service.)
29 Les restructurations financières, ainsi que les réorganisations qui les accompagnent,
constituent autant de facteurs d’intensification du travail. Face à des organisations sans
cesse mouvantes, à la fixation de priorités changeantes et floues, les travailleurs n’ont
plus la possibilité de développer les apprentissages nécessaires à leur adaptation

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(ASKENAZY, 2005). L’intensification du travail auxquels ils sont confrontés rend alors le
travail insoutenable.

Perte de sens du travail et atteinte à la santé

30 Pour plusieurs des salariés rencontrés, la dégradation ressentie des conditions de


travail va jusqu’à questionner le sens du travail et mettre en conflit la vision que ces
salariés ont de la qualité de leur travail avec celle véhiculée par la nouvelle
organisation.
« On axait beaucoup, enfin comme toute entreprise, sur les profits, les marges et
quelque part, ça se faisait au détriment de la qualité du travail effectué. Enfin moi,
c’est pas comme ça que je concevais mon travail […]. »
(Jean-Charles, 38 ans, chef de projet.)
31 Pour les salariés, les restructurations financières incarnent, probablement plus que
pour tout autre changement, le fonctionnement du capitalisme financier, la course au
profit pour les actionnaires et la faible importance corrélative accordée au « facteur
humain ». Dans la tourmente des fusions-acquisitions, le sentiment d’insécurité, de
perte de repères, mais aussi l’expérience concrète de la dégradation des conditions de
travail, conduisent les salariés à une réflexion critique sur le fonctionnement de leur
société, voire sur le fonctionnement de la société, et se demandent quel sens il y a à
participer à cette « aventure » et à s’engager encore dans le travail.
« C’est la loi de l’argent, du libéralisme pur et qui fait des dégâts, ça fait des dégâts,
ça fait des dégâts dans les familles et tout… c’est tout. C’est sûr que dans ces
conditions-là, si vous voulez…, vous pouvez difficilement… au bout d’un moment, il
fallait, c’est pour ça que vous ne pouvez pas rester ! Au bout d’un moment j’ai dit :
“Ben c’est tout, je laisse tomber.” […] Ce qu’il [le groupe B.] veut c’est du
rendement, du pognon. »
(Jean-Charles, 38 ans, chef de projet.)
32 Dans ce contexte, l’usure créée par la dégradation des conditions de travail et par la
perte de sens du travail rend le départ inéluctable ; ce dernier apparaît comme une
condition de la préservation de la santé psychique, même si cela n’est pas toujours
explicitement formulé par les enquêtés eux-mêmes. La décision met parfois du temps à
s’imposer et peut nécessiter le concours d’un tiers, le médecin de famille dans le cas de
Jean-Charles, ou le conjoint quand, dans celui de Sylvie, le malaise retentit sur la sphère
familiale.
« On avait de très grosses journées de travail et voire même des week-ends… Non, à
la fin, à la fin, c’était dur… C’étaient vraiment des… [Silence prolongé] Donc,
beaucoup de fatigue, beaucoup de stress et tout ça ; donc ce qui fait que, ouais, à la
fin, on pète les plombs. Ça ne peut pas durer éternellement dans ce genre de
situations. »
[Enquêtrice] : « Y a-t-il eu des conséquences au niveau de votre santé ? »
« Oui, je me suis arrêté une semaine pour cause de surmenage avant de partir…
C’est le médecin qui m’a dit : “Faut s’arrêter.” »
(Jean-Charles, 38 ans, chef de projet.)
33 Ainsi, un processus similaire qui précède la rupture est partagé par les salariés que
nous avons rencontrés : une annonce brutale qui constitue un élément fort de
déstabilisation de l’environnement de travail et l’amorce d’un cycle de réorganisations ;
une dégradation ressentie des conditions de travail qui peut mettre en péril la santé du
salarié. Au regard des autres entretiens réalisés (voir encadré 2), ce processus comporte

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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deux caractéristiques : d’une part, il est apparu typique des ruptures dans un contexte
de restructuration financière (quand le départ peut être mis en relation directe avec ce
changement majeur), commun aux salariés rencontrés, quelle que soit leur position
dans l’entreprise (cadre ou pas). D’autre part, ce changement majeur comporte des
facteurs cumulatifs qui, pour ces salariés, ont rendu la situation professionnelle
insoutenable : la rupture du contrat de travail était inéluctable. Cependant, la forme
juridique prise par cette rupture (licenciement économique ou pour motif personnel,
démission) est contingente à un ensemble de paramètres que nous abordons à présent.

Le caractère contingent de la modalité juridique de la


rupture
34 Le changement, quelle que soit sa nature, est un événement qui entre en interaction
avec les trajectoires professionnelles des salariés et qui peut, selon le moment où il se
produit et les propriétés sociales des salariés, favoriser ou non leur séparation d’avec
l’entreprise. Ainsi, cet événement n’est pas seulement imposé, il est aussi vécu. Et les
ressources que peut mobiliser le salarié dépendent de sa position dans l’espace social,
de ses réseaux sociaux, de l’organisation dans laquelle il est pris lorsque le changement
survient et de l’état des rapports de force en son sein (DENAVE, 2006). Ces « dynamiques
configurationnelles » expliquent que face à un même changement majeur, telle qu’une
restructuration financière, certains salariés restent et d’autres partent, dans des
conditions variables. Or, le licenciement pour motif économique n’est pas le seul ni
même le principal mode de séparation dans ce contexte de restructuration financière.
Au-delà, la capacité à agir propre au salarié influe sur ses conditions de départ et sa
capacité à préparer l’avenir.
35 La démission (voir encadré 1) est l’acte par lequel un salarié met fin au contrat de
travail qui le lie à son employeur. Cette décision doit résulter d’une volonté libre, non
équivoque et sérieuse du salarié. Ici, les neuf démissionnaires ont effectivement fait le
« choix » de quitter leur emploi car les conditions étaient désormais telles qu’ils
estimaient leur situation professionnelle intenable. Ils ont toutefois attendu de trouver
un autre emploi avant de rompre leur contrat ; c’était pour eux la condition d’un départ
« réussi », voire du départ lui-même : « Je ne serais pas parti(e) sans rien » est un propos
qui revient dans tous les entretiens avec les démissionnaires.
36 Ils font état de tentatives de leur employeur pour les retenir, notamment en leur
accordant satisfaction sur des revendications exprimées antérieurement au
changement : passage au statut cadre pour Sylvie, augmentation de salaire pour
François. Mais leur décision de partir s’est avérée irrévocable car le seuil de tolérance
est atteint, ainsi que l’exprime Sylvie, 30 ans, chargée de mission : « Je pense qu’il y avait
possibilité de négocier en termes de salaire, mais à ce moment-là, ça ne suffisait plus, au point où
j’en étais ça ne suffisait plus en fait.
37 Les réseaux professionnels ont fonctionné, pour Jean-Charles ou Armand. Dans un
premier temps, Sylvie a quant à elle demandé une mutation au sein du groupe mais son
supérieur a refusé d’appuyer sa demande afin de la conserver sur son projet en cours.
Elle a donc déposé son curriculum vitae (CV) sur internet et a rapidement reçu des
sollicitations, puis posé sa démission quand elle a eu l’assurance de signer un autre CDI.

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38 Ces démissionnaires ont le capital social et les diplômes adéquats pour se remettre sans
(trop de) crainte sur le marché du travail et ainsi prendre l’initiative de leur départ.
Néanmoins, on le verra, ils n’ont pas nécessairement gagné sur tous les plans dans cette
mobilité contrainte par les événements.
39 Qu’en est-il des licenciés pour motif personnel (ici cinq salariés) ? Ce sont les ruptures
qui ont été les plus conflictuelles pour les intéressés, et les moins « préparées ». Pris
dans les conflits générés par les réorganisations, ce type de rupture est vécu comme un
échec même s’il a mis un terme à une situation devenue difficilement soutenable.
40 Ainsi Joseph a exposé les problèmes que lui posait la mobilité géographique qui lui était
imposée, puis s’est indigné de l’indifférence de ses supérieurs et des conditions de
travail dégradées qui lui étaient infligées au mépris de ses bons résultats. L’extrait de
l’entretien ci-dessous témoigne de la violence des rapports entre son supérieur et lui-
même avant la rupture :
« Et donc quand j’ai dit que je ne pouvais pas accepter ces conditions et donc, bon,
ils ne l’ont pas très bien pris… Et alors que mon activité fonctionnait bien, j’avais
gagné quand même quelques beaux contrats justement, quand même ! Et voilà… […]
Moi, j’ai failli les attaquer aux prud’hommes, hein ! De toute façon mon chef m’a
dit : “Tu peux faire ce que tu veux, tu vois ce petit point là ? Et bien tu es comme ça,
rien du tout mon petit vieux, et je t’écrase.” »
(Joseph, 56 ans, chargé d’affaires.)
41 Joseph n’a pas envisagé la démission car il a cru pouvoir obtenir gain de cause en
argumentant sur ses difficultés (à muter) et ainsi, conserver l’emploi auquel il tenait et
dans lequel il avait beaucoup investi (relation avec les clients, connaissance des
produits, etc.) : « J’aurais préféré que ce [ces raisons] soit mieux compris [es] ».
42 Christine, 34 ans, caissière, exprime le même désarroi : ne pas avoir été entendue sur
son désir de rester et sur l’insoutenabilité de la situation vécue. De façon peut-être
maladroite et naïve, elle a confié au directeur du magasin, en même temps que les
écueils qu’elle rencontrait dans son travail, un projet professionnel alternatif, alors
embryonnaire, de devenir assistante maternelle. Quelques semaines après ce rendez-
vous, elle recevait sa lettre de licenciement : « Il n’a pas voulu comprendre pourquoi je m’en
allais. […] On aurait eu un meilleur dialogue, peut-être que je serais restée, il m’aurait proposé
quelque chose, j’aurais pu rester. »
43 Dans les deux cas, le motif de licenciement, « pour faute », est très mal vécu par les
intéressés car il nie le caractère légitime de leur souffrance et la dimension collective
des conséquences des restructurations. Il fragilise l’estime de soi et contribue à faire de
cette rupture un constat d’échec. Dans ce contexte, Joseph, licencié pour « refus de
mutation », est parvenu à « négocier » le paiement d’un service de coaching pendant un
an, afin d’accompagner son « reclassement » (comme il le nomme lui-même) mais
Christine, moins pourvue en capital social, est partie avec le niveau minimum
d’indemnités. Comme l’ont remarqué avant nous PALPACUER et ses coauteurs (2007), les
modalités de mise en œuvre du licenciement pour motif personnel varient en fonction
du rapport de pouvoir entre le salarié et l’entreprise et ont tendance à renforcer les
inégalités entre les salariés.
44 Dans ces cas de licenciements, les représentants du personnel ne sont jamais cités
comme des ressources ou des appuis dans la négociation de la rupture. Face à l’épreuve
du licenciement (économique) sélectif, Christian TROTZIER (2006, p. 21) avait relevé que
les syndicats servaient de « bouc émissaire » et que « la défiance à leur égard est

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définitive7 ». Ceci semble encore plus patent lorsque les licenciés pour motif personnel,
en dépit du contexte de restructuration, sont explicitement renvoyés à une faute ou à
une incompétence. Dans le cas d’Antonio et d’Édouard, salariés missionnés par leur
société de services informatiques, la présence syndicale est très faible. Ils ont donc
négocié individuellement leur départ dans un secteur où la rotation de la main-d’œuvre
est relativement importante, surtout dans la période d’intercontrat. Employeurs et
salariés ayant intérêt à ce que cette période ne s’éternise pas, les conditions de
négociation étaient plutôt favorables aux salariés.
45 Ces salariés ont envisagé le recours aux prud’hommes mais ils l’ont toujours écarté par
peur d’être ensuite stigmatisés sur le marché local du travail, et par crainte d’être
bloqués par une procédure longue et à l’issue incertaine. Cette possibilité n’est donc pas
intervenue en faveur des salariés dans le processus de rupture de leur contrat de
travail.
46 Le licenciement pour motif économique est la modalité de rupture que l’on associe le
plus spontanément aux restructurations. Pourtant, comme nous venons de le voir, les
départs liés aux restructurations financières prennent également d’autres formes. En
outre, et y compris pour ces licenciements, les ruptures de contrat de travail
concernent aussi des salariés dont l’emploi n’était pas supprimé, ou même menacé, par
les restructurations.
47 C’est le cas de Myriam qui a cherché un autre emploi avant de saisir l’opportunité de
« demander un licenciement économique » dans le temps imparti pour cela par la
direction après le rachat effectif de son entreprise. En effet, son ancienne direction
avait négocié avec les acheteurs une période de deux mois pendant laquelle ses
employés pouvaient partir aux conditions d’un licenciement économique négociées
collectivement pour les salariés de l’entreprise cédante. Dans cette perspective, Myriam
a consulté les sites d’offres d’emploi et envoyé des CV, dans un contexte tendu par
l’imminence de la fusion, dont la traduction concrète et première pour les salariés était
l’intégration sur le site de l’entreprise acquéreuse :
« Il était hors de question que je parte sans avoir un autre emploi derrière. C’était
quasiment la fin des deux mois. Donc il était important que je puisse régler cela en
très peu de temps, avec l’autre société, pour pouvoir partir. Donc voilà, cela a
beaucoup joué sur les conditions de départ. »
(Myriam, 30 ans, responsable marketing.)
48 Si les postes de Claire et de Yann sont supprimés dans le cadre de la restructuration
financière, d’autres propositions leur sont faites pour rester dans leur entreprise. Pour
Yann, 49 ans et vingt et un ans d’ancienneté dans la même entreprise, cette
restructuration le place à un carrefour de sa vie professionnelle. Il y voit l’opportunité
d’un changement de rythme, d’un changement de vie, et demande à « partir volontaire
[ment] » :
« Dans le cadre de cette restructuration, mon poste de business manager a été
supprimé. Maintenant, je n’étais pas obligé de partir entre guillemets, puisque
j’avais des propositions pour rester au sein de l’entreprise, mais je suis parti dans le
cadre d’un départ comme il y avait une demande de volontariat avec un PSE. »
49 Le PSE constitue l’opportunité de faire le point sur sa carrière et de suivre une
formation.
50 Quant à Claire, si elle « demande » également à partir dans le cadre du PSE, c’est sous
l’effet de la colère et de l’écœurement des deux années qui ont précédé son départ. Le

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processus de fusion-acquisition a détruit en quelque sorte le lien de la salariée à son


entreprise et la conduit à partir. Cadre, quatorze ans d’ancienneté dans l’entreprise,
elle est responsable de la communication interne de l’entreprise au moment de la
restructuration financière. Elle devine que son poste est supprimé en constatant la
modification de ses objectifs annuels ; elle ne parvient cependant pas à en avoir
confirmation par son supérieur hiérarchique. Chargée de « rassurer » ses collègues par
la voie de la communication interne, elle se sent de plus en porte-à-faux avec la
direction de l’entreprise. Les conditions indemnitaires négociées par les syndicats lui
sont apparues très satisfaisantes et elle n’a donc pas cherché à demander plus en dépit
d’un rapport de pouvoir qu’elle jugeait plutôt en sa faveur : son père est directeur du
personnel dans une autre entreprise et elle a un ami avocat d’affaire ; elle savait donc
que son dossier était défendable aux prud’hommes en cas de refus de l’entreprise de la
licencier dans le cadre du PSE. Elle a finalement bénéficié des conseils d’un consultant
dans le cadre de la cellule de reclassement ainsi que d’une formation.
51 Ainsi, la rupture se décide au carrefour d’une logique économique et gestionnaire (qui
impose le changement) et d’une trajectoire biographique et professionnelle (qui
explique le vécu du changement). Quant à la forme prise par cette rupture, elle se
dessine et se construit au cours d’un processus de désengagement : « négocier » un
licenciement, accepter un plan de départs « volontaires », se mettre en faute en
s’opposant, prendre la décision de démissionner, etc. Toutefois, cette épreuve du
désengagement tend à renforcer les inégalités entre les salariés selon leur position
sociale et les ressources qu’ils peuvent mobiliser.

52 Par le souci d’établir le lien entre des décisions d’ordre économique et financier et des
comportements et événements d’ordre individuel, en faisant place à la subjectivité des
récits et aux expériences concrètes de ces salariés, notre perspective rejoint celle de
travaux de sociologie du travail qui ont analysé des restructurations ou des fermetures
d’usine (LINHART et al., 2002 ; ROUPNEL-FUENTES, 2011), et qui en ont exploré les
conséquences sur les trajectoires d’emploi, l’identité et le rapport au travail (par
exemple GABRIEL et al., 2013 ; GARDINER et al., 2009 ; GUYONVARCH, 2008 ; TROTZIER, 2006).
Notre objectif était toutefois tempéré par plusieurs limites. D’une part, nous avons isolé
au sein d’une trentaine d’entretiens un échantillon qui ne prétend pas être
représentatif de la population des salariés concernés par les restructurations
financières, en particulier du point de vue des catégories socioprofessionnelles. De fait,
les cadres sont relativement plus nombreux dans ce sous-échantillon 8 et il était donc
difficile de différencier leur situation de celle des salariés positionnés autrement dans
leur organisation. D’autre part, les entretiens ont été conduits avec les salariés qui ont
quitté leur entreprise. Échappent ainsi à l’analyse le vécu de salariés ayant conservé
leur emploi et une compréhension fine du contexte et des enjeux qu’aurait permis un
travail plus monographique (GUILLAUME, 2011 ; PALPACUER et al., 2012). Un aperçu du vécu
au travail des salariés encore en emploi est toutefois permis par l’exploitation de
l’enquête COI qui vient ici, partiellement, compenser ce manque.
53 Au total, ces entretiens témoignent du coût social des restructurations financières, par
ailleurs rarement évalué selon Nathalie COUTINET et Dominique SAGOT-DUVAUROUX (2003).
On voit que ce coût est minoré quand il n’est appréhendé que par les licenciements

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économiques ou les suppressions d’emploi. Et nous n’avons interrogé ici que des
salariés ayant quitté leur entreprise dans ce contexte de changement organisationnel
majeur. Concernant les salariés encore en emploi, la littérature sur les « rescapés » des
restructurations indique une rupture du contrat psychologique entre l’employeur et les
salariés pouvant se traduire par une baisse de l’engagement dans le travail et un
moindre attachement à l’entreprise (BOURGUIGNON et al., 2010).
54 Contingente, la modalité de rupture résulte des circonstances dans lesquelles s’est
effectué ce départ ; elle est aussi l’expression d’un rapport de force dans lequel est pris
le salarié dans l’entreprise et, au-delà, dans la négociation et l’institutionnalisation de
modalités de rupture plus ou moins protectrices des salariés. C’est ce qui peut en partie
expliquer la diminution de la part relative des licenciements économiques dans
l’ensemble des ruptures au profit des licenciements pour motif personnel 9. Avec ce
brouillage des catégories de rupture de contrat de travail, que la création de la rupture
conventionnelle a renforcé depuis, se déploient des « pratiques discrètes » de
suppressions d’emploi, rendant moins identifiable et mesurable le coût des
restructurations financières sur l’emploi. De ce point de vue, nos résultats entrent
fortement en résonnance avec les travaux récents qui ont porté sur la rupture
conventionnelle et montrent que cette dernière est utilisée, « [dans un grand nombre
de cas] comme le seul moyen d’échapper à une situation devenue intenable » ( DALMASSO
et al., 2013).
55 Si la modalité de rupture est contingente à un certain nombre de facteurs, elle n’est pas
sans conséquence sur la construction d’un nouvel avenir professionnel. Comme nous
l’avons vu, les démissionnaires ont pris le temps de trouver un emploi avant de faire
connaître leur décision. Les licenciés économiques dans le cadre de plans sociaux
(Claire, Yann) ont pu bénéficier d’un « accompagnement » leur offrant un soutien
indispensable à la mise en œuvre de leur reconversion. À l’examen de leurs trajectoires
professionnelles depuis la rupture de leur contrat de travail, on pourrait dire, à la suite
de Rachel BEAUJOLIN et de ses coauteurs (2009), que les ruptures d’emploi non
volontaires conduisent à des trajectoires plus chaotiques. Mais surtout, il paraît
intéressant de relever qu’au-delà de la nouvelle situation professionnelle plus ou moins
favorable, c’est le rapport au travail et à l’emploi qui a été modifié.
56 Le vécu de la rupture professionnelle dans un contexte de restructuration financière
témoigne selon nous d’une « épreuve identitaire lourde » (GUYONVARCH, 2008), quelle
que soit la modalité de rupture (même si la démission – et surtout, la sortie vers un
CDI – est considérée par les salariés comme une « sortie par le haut »). Les salariés ont
le plus souvent le sentiment d’avoir été maltraités, abusés et plusieurs ont pris de la
distance avec le travail subordonné, au point de décider de travailler comme
indépendant : c’est le cas de Claire qui a opéré une véritable reconversion puisqu’elle
est aujourd’hui consultante en feng shui, de Christine qui est devenue assistante
maternelle, ou encore d’Édouard, qui suit une formation d’orthophoniste au moment
de notre enquête, et de Joseph qui a créé son entreprise. D’autres disent avoir changé
leur rapport au travail et préférer désormais mesurer leur implication, comme
l’exprime Antonio, 34 ans, analyste programmeur, six ans d’ancienneté : « J’ai peut-être
perdu ce qu’on appelle la culture d’entreprise… donc je serai moins enclin à faire des efforts pour
mon entreprise […]. C’est frustrant, je pense que je me méfierais tout le temps. »
57 Si les restructurations financières ont pu être envisagées comme des instruments de
« destruction créatrice » (SACHWALD, 2001), elles semblent réduire aussi, par la mise en

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œuvre de changements permanents, l’implication et la coopération des salariés. On


peut s’interroger sur la soutenabilité de ce modèle économique dont la crise financière
a rappelé à la fois la dangerosité et la vulnérabilité.

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NOTES
1.  Produit intérieur brut.

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


71

2.  Ces chiffres sont à manier avec précaution car la construction de l’indicateur (le baromètre
européen des restructurations) tend probablement à sous-estimer l’impact des FA sur l’emploi. Il
repose sur les annonces de restructurations effectuées dans les médias européens en ne retenant
que les cas impliquant au moins 100 emplois perdus (ou créés) ou concernant des sites d’au moins
250 salariés : chaque restructuration n’est caractérisée que par un descripteur « causal » ; le
principal, les « réorganisations internes », compte pour 60 % à 80 % des pertes d’emploi liées aux
restructurations entre 2002 et 2010.
3.  De plus en plus de salariés français travaillent dans une entreprise appartenant à un groupe :
ils étaient 45 % en 1985 (DUHAUTOIS, 2005) et 64 % en 2009 (BÉGUIN et al., 2012).
4.  Nous laissons ici de côté la rupture conventionnelle introduite dans le Code du travail
postérieurement à la réalisation de notre terrain (BERTA et al., 2012). Nos résultats contribuent
cependant à éclairer une part du succès que cette modalité de rupture a rencontré. Nous y
reviendrons en conclusion de l’article.
5.  Le taux de chômage des cadres était de 3,7 % en 2012 contre 10,3 % pour les employés et
14,4 % pour les ouvriers (source : Insee, enquête Emploi 2012).
6.  La définition usuellement retenue du « travail soutenable » au niveau européen est celle d’un
travail compatible avec le maintien de la santé, des compétences et de l’employabilité ( DOCHERTY
et al., 2002).
7.  Interrogés sur le soutien qu’ils ont pu trouver, dans ce contexte, auprès des syndicats et
représentants du personnel, les licenciés tiennent des propos assez durs ou désabusés. En outre,
ces salariés se sont trouvés en situation d’exit et n’ont pas pu faire entendre leur voix (voice au
sens de HIRSCHMAN, 1995). Mais compte tenu du format de nos entretiens (individuel, sans
possibilité d’interroger d’autres salariés de l’entreprise, et des représentants du personnel
notamment), il était difficile de creuser cet aspect. Pour l’éclairer, nous renvoyons à d’autres
travaux tels que : DIDRY, JOBERT (2010).
8.  Comme ils l’étaient dans l’échantillon de la post-enquête (cf. encadré 2).
9.  D’après les DMMO ( Déclaration des mouvements de main-d’œuvre), EMMO (Enquête sur les
mouvements de main-d’œuvre), la part des licenciements pour motif personnel dans les ruptures de
CDI est de 27 % en 2010 et a crû de dix points depuis 2000. Parallèlement, la part des
licenciements pour motif économique a suivi une pente légèrement décroissante entre 2000
et 2008, où elle est inférieure à 10 % des motifs de sortie. Enfin, les démissions représentent entre
60 et 80 % des ruptures de CDI entre 1999 et 2010, suivant aussi un trend décroissant sur la
période (SIGNORETTO, VALENTIN, 2012).

RÉSUMÉS
Depuis les années 1990 et l’avènement d’un régime d’accumulation tiré par la finance, les
entreprises sont en proie à des restructurations financières qui déstabilisent les relations
d’emploi. Loin d’être réductibles aux licenciements économiques collectifs, les effets des
restructurations financières portent aussi sur les conditions et les vécus du travail. À partir
d’entretiens conduits avec des salariés ayant connu une rupture de leur contrat de travail (subie
ou « choisie ») dans un contexte de restructuration financière, cette contribution met en lumière
un vécu partagé du processus qui conduit à la rupture (un travail devenu insoutenable) mais des
modalités de rupture (licenciement pour motif économique ou pour motif personnel, démission)

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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qui sont contingentes. Dans ces contextes, la rupture est souvent vécue comme une épreuve
susceptible de transformer durablement le rapport au travail et à l’emploi.

Since the nineties and the apogee of a financial accumulation regime, firms have been
experiencing financial restructuring (i.e. mergers and acquisitions) that destabilize the
employment relationship. Compulsory redundancies that are usually measured do not capture
the whole effect of financial restructuring. Work conditions and job satisfaction are also affected,
undermining co-operation and loyalty. Based on interviews with individuals who left their firm
(either “voluntarily” or not) in a context of financial restructuring, our paper shows that the
experience of an unbearable work situation always precedes job separation. But the mode of
separation itself is constructed within a process of disengagement which depends on many
factors. At the end, and whatever the subsequent job, job separation in such a context seems to
have changed the interviewees’ attitude to work.

INDEX
Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, J28 - Safety;
Accidents; Industrial Health; Job Satisfaction; Related Public Policy, J63 - Turnover; Vacancies;
Layoffs, M51 - Firm Employment Decisions ; Promotions (hiring; firing; turnover; part-time;
temporary workers; seniority issues), M54 - Labor Management (team formation; worker
empowerment; job design; tasks and authority; job satisfaction)
Keywords : restructuring, corporate governance, mergers-acquisitions, job separation,
voluntary turnover, lay-off
Mots-clés : restructuration, corporate governance, fusion-acquisition, licenciement, démission,
suppression d’emplois

AUTEUR
CORALIE PEREZ
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Centre d’économie de la Sorbonne ; coralie.perez@univ-
paris1.fr

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Au-delà de l’emploi, quelle


sauvegarde du travail ?
Expériences du reclassement dans le cadre d’un PSE « idéal »
Beyond employment, how can the subjective experience of work be preserved?
Going through an “ideal” corporate restructuring plan

Lucie Goussard

1 Souvent associées aux licenciements collectifs, les restructurations d’entreprises sont


généralement étudiées sous l’angle de l’emploi. Les travaux convergent pour montrer
qu’elles précarisent les trajectoires professionnelles et sociales des salariés ( TROTZIER,
2006 ; BEAUJOLIN-BELLET et al., 2009 ; ROUPNEL-FUENTES, 2011), les exposent au risque de
déclassement (MARTIN et al., 2000 ; POCHIC, 2001) et à la peur de voir leurs conditions de
travail se détériorer (GREENHALGH, ROSENBLATT, 1984). Ils analysent également en quoi les
licenciements collectifs bouleversent les identités professionnelles ( GUYONVARCH, 2008)
et constituent une déstabilisation subjective. En effet, perdre son emploi, c’est aussi
perdre une partie de soi (LINHART et al., 2002). Les restructurations ne sont toutefois pas
toujours synonymes de licenciements collectifs. Par les différents dispositifs de
reclassement déployés, nombre de salariés préservent leur emploi et bénéficient de
toute une série de mesures destinées à les accompagner dans leur changement de poste
(BEAUJOLIN-BELLET, SCHMIDT, 2012). Institué par la loi « Soisson » du 2 août 1989, le plan
social, renommé plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) par la loi dite de « modernisation
sociale » du 17 janvier 2002, vise justement à limiter le nombre de licenciements par le
biais d’actions de reclassement internes, ou externes, à l’entreprise 1. Il tend ainsi à
présenter le reclassement comme une alternative acceptable à la douloureuse épreuve
de la perte d’emploi. Or, l’expérience de ces salariés, maintenus dans l’emploi et
accompagnés dans leur reclassement, demeure encore relativement méconnue et pose
question : la sauvegarde de l’emploi suffit-elle à pallier les effets néfastes des
restructurations ? Quelles incidences ces dernières ont-elles sur les trajectoires
professionnelles et sur le rapport travail/hors travail ? Comment sont-elles vécues ? En
deviennent-elles anodines pour ces salariés, que pouvoirs publics et dirigeants
d’entreprises se félicitent d’avoir reclassés ? Quelles variations du jugement et des

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effets de la restructuration peut-on noter selon les positions professionnelles et le


genre ?
2 S’appuyant sur le cas d’une restructuration présentée comme idéale (voir encadré), cet
article montre que le maintien des conditions d’emploi ne suffit pas à compenser
l’atteinte portée au travail des salariés conduits à changer d’entreprise. En effet, après
avoir présenté les raisons qui président à la perception idéalisée de ce PSE, nous
verrons en quoi il constitue malgré tout une épreuve, subjective et professionnelle,
pour la plupart des salariés.

Encadré
Repères méthodologiques

Les analyses proposées dans cet article s’appuient sur une enquête menée en 2009,
trois ans après la fermeture d’une entreprise du secteur spatial située en Île-de-
France et appartenant à un grand groupe industriel français. Elle a été réalisée à la
demande du directeur du personnel de l’établissement dans lequel la plupart des
salariés ont été reclassés, qui est également l’ancien directeur du site restructuré.
L’objectif était non seulement de dresser un bilan des actions menées dans le cadre
du PSE, mais aussi « de montrer aux salariés que la direction prend la mesure de ce qu’ils
ont vécu, qu’elle s’intéresse à eux et se soucie de leur sort 2 » . Au cours de cette étude
qualitative, 51 entretiens semi-directifs ont été menés auprès de salariés
concernés par cette restructuration, dont 9 ouvriers, 4 employés, 18 techniciens et
20 ingénieurs et cadres. À l’image de la population très masculine de cette
entreprise – où 90 % des salariés sont des hommes –, l’échantillon ne compte que 7
femmes (4 employées, 2 techniciennes et une cadre). Pour saisir les modalités
concrètes du reclassement, 19 entretiens ont également été réalisés auprès de
personnes en charge de la gestion du PSE, dont le directeur de l’entreprise touchée
par la restructuration, 3 membres du service mobilité du groupe, 3 conseillers en
ressources humaines, 4 délégués du personnel et 6 managers ayant accueilli des
salariés reclassés au sein de leurs équipes. Enfin, en complément de ces 70
entretiens, divers documents ont été analysés : livres III et IV 3 du PSE, rapports de
la commission de suivi du PSE, rapports mensuels du cabinet privé en charge de la
mise en œuvre du reclassement, tracts syndicaux et accords mobilité.

Un PSE considéré comme idéal


3 Si, dans le débat social et médiatique, les restructurations d’entreprises sont souvent
associées aux licenciements collectifs et aux mouvements sociaux parfois
spectaculaires qu’ils suscitent, dans le cas étudié, la configuration est quelque peu
différente : tous les salariés ont préservé leur emploi et ont été reclassés dans des
conditions jugées optimales par la direction de l’entreprise. La fermeture du site n’a
suscité ni grève, ni manifestation, ni séquestration, ni sabotage des outils de
production. Et une partie du personnel se déclare même satisfaite du PSE.

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Un cas d’école pour la direction

4 ESPACE est une société d’environ cent salariés, spécialisée dans la conception et la
production d’éléments de propulsion spatiale et d’équipements destinés aux satellites.
Sa population est hautement qualifiée et très masculine. En 2005, elle compte 37 cadres
dont une femme, 47 agents de maîtrise et techniciens dont 4 femmes, 13 employés dont
11 femmes et 8 ouvriers, essentiellement des hommes. La répartition sexuée des
emplois correspond donc largement aux mécanismes de la ségrégation sexuelle
verticale et horizontale connue dans l’ensemble du marché du travail (MARUANI, 2000 ;
KERGOAT, 2012).

5 Cette entreprise se situe en région parisienne, à quelques centaines de mètres d’AERO,


une société d’environ 4 000 salariés qui conçoit, développe, produit et commercialise
des moteurs d’avion. La proximité géographique et sectorielle des deux entreprises les
conduit, dès leur création, à tisser des partenariats de codéveloppement. À partir des
années 1970, les liens se resserrent au point qu’ESPACE fait l’acquisition des activités
spatiales d’AERO. Dans un mouvement inverse, c’est AERO qui prend le contrôle du
capital d’ESPACE en 1988, avant d’acheter la société en 1997. En 2005, au moment où
AERO intègre un grand groupe industriel dans le cadre d’une fusion-acquisition,
ESPACE est soumise à un plan de sauvegarde de l’emploi. Dix-huit mois plus tard, elle
ferme définitivement ses portes et ses activités sont redéployées dans deux entreprises
extérieures au groupe, l’une en Suisse, l’autre en Allemagne.
6 Pour la direction, les managers et les conseillers en ressources humaines, le PSE
d’ESPACE est un « cas d’école », « une restructuration soft », un « plan social au sens propre
du terme4 ». Le premier argument qui préside à cette perception est le maintien des
conditions d’emploi des salariés. Soucieuse « d’adopter une attitude exemplaire en matière
de responsabilité sociale5 », la direction a assuré un reclassement pour tous6, dans des
entreprises du groupe, mais aussi, pour ceux qui en ont formulé la demande, au sein
d’AERO7. Les salariés ont ainsi eu la possibilité d’être reclassés dans une grande
entreprise, peu susceptible d’être exposée à une fermeture de site et offrant de vastes
perspectives de carrières. Qui plus est, elle leur permet d’évoluer dans un secteur
d’activité proche du spatial et se situe à quelques centaines de mètres de leur ancien
lieu de travail. Ne conditionnant pas le maintien de l’emploi à une mobilité
géographique, ce plan de reclassement se démarque de ceux déployés dans des bassins
d’emplois industriels en voie de reconversion ou marqués par un taux de chômage
particulièrement élevé. En effet, les salariés d’ESPACE n’ont pas été confrontés au
déracinement résidentiel et familial que vivent les « célibataires géographiques »
étudiés par Cécile VIGNAL (2006). Quand le site a fermé, 87 d’entre eux ont d’ailleurs
préféré être reclassés à AERO et ce, moins pour l’intérêt du travail proposé et les
perspectives de carrière qu’elle offre que pour des raisons pratiques et familiales,
comme le temps de transport, l’emploi de leur conjoint ou la préservation de
l’environnement scolaire et social de leurs enfants. Neuf salariés ont néanmoins quitté
le groupe pour créer une entreprise ou pour trouver un autre emploi salarié et cinq ont
rejoint des filiales du groupe. Parmi eux, deux cadres sont partis en province pour
accéder à des postes qu’ils jugent intéressants car susceptibles de leur ouvrir de
nouvelles perspectives de carrière et de promotion. Les trois autres, un ouvrier et deux
femmes employées, qui voulaient surtout se rapprocher de leur domicile, sont restés en

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région parisienne. Les raisons de ces mobilités diffèrent donc selon la position
professionnelle (RAVELLI, 2008) et le genre (VIGNAL, 2005).
7 Près de trois ans après la fermeture du site, tous les salariés sont en activité. Le bilan de
ce PSE est donc extrêmement positif du point de vue de l’emploi. La direction se félicite
également d’avoir maintenu les salaires et les avantages sociaux des salariés (retraite
complémentaire, complémentaire santé, etc.) et de leur avoir alloué une indemnité
financière visant à « pallier le coût subjectif de la restructuration 8 » (4 000 € bruts pour les
reclassements en région parisienne, 6 000 € pour la province) à laquelle se sont ajoutées
diverses aides (au logement, au déménagement, à l’accession à un véhicule automobile,
au reclassement du conjoint, etc.) pour les salariés dont la mutation nécessitait un
changement de domicile.
8 Outre le maintien des conditions d’emploi, la direction considère qu’il s’agit d’un PSE de
qualité en raison des dispositifs déployés pour les accompagner dans leurs
changements de poste : une commission de suivi et une cellule de reclassement ont été
mises en place afin de leur proposer, au cas par cas, des postes en fonction de leurs
qualifications et de leurs aspirations professionnelles ; des mesures d’adaptation à leurs
nouvelles fonctions ont également été prises, telles que des visites de site, des
parrainages, des formations ou encore des périodes d’essai censées leur permettre de
changer de poste si celui attribué ne leur convenait pas. Si l’ensemble de ces éléments
sont avancés pour souligner l’exemplarité du PSE, reste qu’ils figurent dans de
nombreux plans sociaux (BEAUJOLIN-BELLET, SCHMIDT, 2012). Cette restructuration s’en
distingue davantage par la volonté de la direction de pratiquer un management
d’inspiration paternaliste qui vise à protéger les salariés au travail comme dans le hors-
travail (GUESLIN, 1992) afin de pacifier les rapports sociaux dans l’entreprise tout en
s’adaptant aux contraintes de l’environnement économique (NOIRIEL, 1988). Le directeur
d’ESPACE estime en effet nécessaire de se montrer à l’écoute des salariés, non
seulement pour les accompagner dans cette restructuration, mais pour qu’ils puissent y
consentir. Dans cette optique, il a commandité l’enquête ici restituée, trois ans après la
fermeture du site, afin d’évaluer « la qualité des reclassements effectués » et s’est
personnellement impliqué dans cet accompagnement qu’il voulait « humain » et « à la
carte ». Pour lui, il fallait aller plus loin que le cabinet de reclassement qui, en se
focalisant sur les postes occupés, oubliait des dimensions essentielles comme
l’expérience professionnelle, le lieu de résidence, la situation familiale, les souhaits
d’évolution et éventuellement de reconversion. C’est donc dans sa dimension plurielle
que l’exemplarité de ce plan social fut mise en avant par ses promoteurs, l’idée
centralement défendue étant qu’il prenait en compte les propriétés sociales des
salariés, leurs besoins et leurs contraintes spécifiques.
« Si on s’en était tenu à la cellule de reclassement, ça se serait mal passé. Ils ont mis
des étiquettes sur les gens, par exemple, monsieur Untel est agent de méthode, il lui
faut un poste d’agent de méthode. Les consultants raisonnaient uniquement à
partir des compétences des gens. Le problème, c’est qu’ils ont oublié qu’on ne
pouvait pas mettre un monteur de 55 ans qui travaillait de jour depuis des années
sur un poste en 3 × 8. Ça aurait forcément bloqué. Donc avec l’équipe de direction,
on a refait des entretiens en doublon de la cellule de reclassement. On s’est
vraiment décarcassés pour satisfaire tout le monde et pour qu’il se sente bien dans
son nouveau poste ! […] C’était presque un reclassement à la carte […]. »
(Homme, 50 ans, marié, trois enfants, ingénieur de Supaéro, responsable d’un des
trois segments d’activité à ESPACE et d’une trentaine de salariés.)

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« On a cartographié leurs besoins en tenant compte de leur expérience, de leur âge,


de leur situation familiale, de leur poste… On leur a offert la totale ! »
(Homme, 53 ans, marié, deux enfants, DESS ressources humaines, directeur
d’ESPACE.)
9 Par ailleurs, la question du hors-travail est avancée par la direction pour décrire à quel
point ce PSE était subtil et progressiste. On sait en effet qu’en dépit des lois sur l’égalité
professionnelle et la mixité, de nombreuses entreprises développent des politiques de
GHR qui occultent les effets sociaux des différences de genre et sont marquées par le
gender blind (CORNET et al., 2008 ; CALDERÓN et al., 2009).
10 Enfin, l’équipe de direction considère que le dernier domaine d’exemplarité du PSE est
le climat social dans lequel il s’est déroulé. Si l’annonce de projets de restructurations
est suivie dans certaines entreprises par des actions collectives ( LAROSE et al., 2001 ;
LINHART et al., 2002 ; GUYONVARCH, 2007 ; BÉROUD, 2010 ; BEAUJOLIN-BELLET, 2012) menées
dans une perspective « défensive » (GROUX, PERNOT, 2008), ici, elle n’a pas suscité de
mouvements sociaux ou d’affrontements syndicaux d’ampleur.
« On avait quasiment à 100 % des vrais partenaires sociaux. Globalement, il n’y a pas
eu de blocage ou de rupture. Et on peut les en remercier. Ils ont bien joué le jeu. »
(Homme, 54 ans, marié, deux enfants, DUT [diplôme universitaire de technologie]
puis passage cadre, directeur des ressources humaines d’ESPACE.)
« Ça s’est passé sans violence, sans manifestation. C’était passif et sans agressivité. »
(Homme, 48 ans, marié, un enfant, ingénieur et docteur de Polytechnique,
responsable d’un des trois segments d’activité d’ESPACE et d’une vingtaine de
salariés.)
11 Toutefois, l’absence de grève ou de toute autre forme de lutte organisée n’atteste ni de
l’absence de conflits (DENIS, 2005 ; BÉROUD et al., 2008), ni de l’adhésion des représentants
du personnel au plan de restructuration.

Des représentants du personnel désarmés ?

12 Contrairement au discours tenu par la direction, les représentants du personnel


déclarent avoir mis en œuvre plusieurs actions pour contester la fermeture. Réunis en
intersyndicale, ils ont d’abord adressé une pétition, signée par 70 % du personnel, à la
direction générale d’AERO. Dans ce document, ils dénoncent le projet de
restructuration et demandent à la direction de défendre l’activité spatiale,
conformément aux engagements pris en 1997, au moment du rachat de l’entreprise. Les
militants CFDT (Confédération française démocratique du travail) ont également
adressé une lettre ouverte au ministère de tutelle et à la direction du groupe auquel
AERO et ESPACE appartiennent depuis 2005 pour contester les raisons techniques,
économiques et stratégiques de la fermeture du site et pour proposer des solutions
susceptibles de pérenniser l’activité. Ils ont aussi exercé leur droit d’alerte en comité
central d’entreprise, utilisé huit heures d’information syndicale pour débattre avec les
salariés de la situation et organisé cinq débrayages d’une heure.
13 Toutefois, lorsque les représentants du personnel dressent le bilan de leurs actions,
c’est le sentiment d’échec qui domine. Celui-ci tient d’abord à la difficulté de mobiliser
les salariés de cette entreprise où « il n’y a jamais vraiment eu de conflits 9 ». En effet, s’il
arrive que certains cadres se rebellent (COURPASSON, THOENIG, 2008), rejoignent des
syndicats intercatégoriels (GUILLAUME, POCHIC, 2009) et s’engagent dans des luttes
collectives (DENIS, 2006), cela n’a pas été le cas de ceux d’ESPACE qui n’ont été qu’une

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poignée à débrayer au moment de l’annonce de la fermeture du site. De même, si


ailleurs des techniciens ont été porteurs de mouvements contestataires d’ampleur –
notamment dans les années 1960 (MARIE, 1966), où l’on parla même d’émergence d’une
« nouvelle classe ouvrière » (BELLEVILLE, 1963 ; MALLET, 1967) –, ceux d’ESPACE ne se sont
pas montrés très engagés dans les actions initiées par les représentants du personnel.
Pour « rester cohérents avec les salariés représentés », ces derniers ont alors décidé « de ne
pas durcir le combat10 ».
14 Par ailleurs, la fermeture n’ayant pas été présentée comme un choix de la direction
mais comme une décision qui s’imposait à elle, les représentants du personnel ont eu le
sentiment d’avoir affaire à un « coupable » insaisissable. Elle s’expliquerait ainsi par la
« crise mondiale du secteur spatial », elle-même liée à « la baisse cyclique des marchés
commerciaux et des restrictions budgétaires publiques », à « l’intensification de la concurrence
américaine et russe » et à la dépréciation du dollar face à l’euro (livre IV du PSE). À
l’image des salariés de Levi’s confrontés à la délocalisation de leur activité
(VANOMMESLAGHE, 2001), les représentants du personnel invoquent des mécanismes
supranationaux lointains et diffus comme la mondialisation des échanges et la
construction européenne pour justifier leur non-mobilisation. La deuxième raison
avancée pour justifier la fermeture est de nature financière. Sont en cause la baisse du
chiffre d’affaires (passé de 26 millions d’euros en 2000 à 15,6 millions d’euros en 2004)
et la réduction des perspectives de commandes suite au retrait d’un des plus
importants clients de l’entreprise. Enfin, le PSE résulterait également des formes de
régulation du marché spatial européen, qui limitent les marges de développement
d’ESPACE dans le domaine institutionnel et, par extension, dans le domaine
commercial, en raison de la diminution des financements alloués par l’État français à
l’Agence spatiale européenne ; la règle du « juste retour géographique » consiste en effet à
attribuer aux États membres de l’agence une charge industrielle proportionnelle aux
financements apportés, tous programmes confondus. Comme dans la plupart des
restructurations, les causes invoquées pour justifier la fermeture du site sont donc
essentiellement de nature exogène (BEAUJOLIN-BELLET, SCHMIDT, 2012) et ont provoqué un
certain fatalisme chez les représentants du personnel à l’égard d’une décision qu’ils
percevaient comme inéluctable. En effet, comment les représentants du personnel
pouvaient-ils agir sur la défection des clients d’ESPACE, sur les investissements engagés
par l’État français dans le secteur spatial, sur les modes de régulation du marché
européen, sur des mécanismes économiques impersonnels ou auprès de gouvernants
inaccessibles ? De fait, comme le montre l’extrait d’entretien qui suit, leurs marges de
manœuvre étaient des plus réduites.
« On s’est battu contre la fermeture, mais on n’y croyait pas vraiment. Nos actions
ont plutôt été des échecs que des succès. C’était foutu d’avance. L’idée de maintenir
l’activité, je n’y ai jamais vraiment cru. C’était décidé bien au-delà de la direction
générale. Alors comment pousser l’État à investir davantage dans le spatial ?
Comment on aurait pu récupérer un client qui décide de produire ses propres
mécanismes ? [silence] En tant que représentant du personnel, on a senti qu’on ne
pouvait pas faire grand-chose contre la fermeture. À part les petites protestations
superficielles, dans le fond, on savait que la fermeture était inéluctable. »
(Homme, 42 ans, marié, deux enfants, DUT génie mécanique et productique puis
passage cadre, responsable d’une ligne de production et d’une dizaine de salariés,
délégué du personnel, CFDT.)
15 Dans ce contexte, les représentants du personnel ont rapidement décidé de concentrer
leurs forces sur la négociation des termes du reclassement. Cette « stratégie

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d’accompagnement » (BÉTHOUX, JOBERT, 2012) n’est toutefois pas seulement adoptée par
défaut. Elle est aussi un choix, du moins pour les militants CFDT et CFE-CGC qui sont
fortement majoritaires dans cette entreprise. Pour eux, porter assistance aux salariés
constitue l’une des principales raisons de leur engagement – posture réformiste qui
s’inscrit dans la droite ligne de leurs confédérations respectives ( BARTHÉLÉMY et al.,
2012 ; BÉTHOUX et al., 2013 ; GUILLAUME, 2014).
« On a plutôt cherché à négocier les modalités du reclassement. On a réussi à
obtenir un reclassement à AERO en priorité et des indemnités financières liées au
préjudice moral. La seule chose qu’on pouvait faire pour le personnel, c’était ça,
c’était les aider à ce que cela se passe le mieux possible, mais je n’imaginais pas une
seconde que l’on puisse peser sur la décision de la fermeture. »
(Homme, 57 ans, marié, deux enfants, ingénieur de l’ENSTA [École nationale
supérieure de techniques avancées] ParisTech, expert technique, délégué du
personnel, CFDT.)
« L’annonce du plan, c’était pour moi une mesure inévitable, un état de fait. Donc
notre position, ça a plutôt été d’accompagner cela au mieux pour qu’il n’y ait pas de
rupture. Le rôle des instances syndicales, c’était d’accompagner le changement. Ne
pas avoir une position bloquante ou négative car cela n’aurait servi à rien. Il fallait
proposer des compromis qui nous amènent à un équilibre, une sérénité et chercher
les compromis entre les intérêts de la direction et ceux des salariés. »
(Homme, 50 ans, marié, deux enfants, ingénieur des Mines Paris, responsable
technique, élu au CE, CFE-CGC.)
16 En plus des indemnités financières et des diverses formes de compensation obtenues
lors des négociations, les représentants du personnel ont veillé au respect des
engagements pris par la direction et à la pertinence des postes proposés aux salariés. À
l’image d’une partie de ces derniers, ils s’estiment, au terme des négociations,
globalement satisfaits des mesures d’accompagnement du PSE.

Une mobilité banale pour des cadres « pas banals »

17 Alors que les restructurations constituent généralement une épreuve, voire un


traumatisme pour les salariés (DUBOULOY, FABRE, 2002 ; LINHART et al., 2002 ; GUYONVARCH,
2008 ; BEAUJOLIN-BELLET, SCHMIDT, 2012), une partie du personnel d’ESPACE n’associe pas la
fermeture du site à une expérience douloureuse. La manière dont ils vivent leur
reclassement n’est pas sans lien avec le rôle qu’ils ont eux-mêmes joué dans la
fermeture et le fait qu’ils devaient la rendre acceptable et légitime auprès des salariés
(CLAIR, DUFRESNE, 2004). Comme le dit l’un d’entre eux : « J’étais davantage du côté de ceux
qui ont organisé le plan social que de ceux qui l’ont subi11. »
18 Par ailleurs, des salariés relatent des expériences de reclassements « réussis » : ils ont
trouvé chez AERO un poste qui correspondait à leur domaine de compétences, se sont
facilement intégrés à leur collectif de travail et rapidement adaptés à leurs nouvelles
fonctions, certains considérant même ce reclassement comme une opportunité pour
leur carrière.
« Le reclassement s’est très bien passé pour moi. Je ne suis pas arrivé en terre
inconnue. Je connaissais bien certains membres de l’équipe car j’avais eu l’occasion
de bosser avec eux par le passé. […] Et puis, le poste me correspondait bien parce
que j’avais déjà une expérience de projet européen. Donc ça s’est plutôt bien passé
pour moi. Ça a même été un bon tremplin pour la suite. Ça m’a permis de vite
comprendre le fonctionnement d’AERO et ça m’a donné un certain recul, un bon
bagage dans l’aéronautique, une vision assez large de ce qui se fait ici. »

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(Homme, 38 ans, marié, trois enfants, ingénieur de l’École centrale Paris,


responsable d’un des trois segments d’activité d’ESPACE et d’une trentaine de
salariés.)
19 Ces expériences positives concernent une catégorie spécifique de cadres : il s’agit
essentiellement d’hommes, diplômés d’écoles d’ingénieurs prestigieuses, qui occupent
les fonctions les plus haut placées dans l’organigramme de l’entreprise. Si leurs
carrières ont généralement lieu au sein du groupe – et non en externe –, elles sont
marquées par une forte mobilité fonctionnelle. Ils s’inscrivent dans un modèle de
carrière comparable à celui des grands corps de l’État, et changent de poste, de service
et de métier tous les trois ans ou presque. Familiers d’un « nomadisme sédentaire », ils
ont déjà travaillé dans de nombreux services et filiales du groupe avant de rejoindre
ESPACE. Pour eux, la mobilité est donc une expérience banale qui est non seulement
encouragée à des fins de formation de ces ingénieurs généralistes ( FLAMANT, 2002), mais
est consubstantielle de leur évolution professionnelle (GUILLAUME, POCHIC, 2007). Loin de
les déstabiliser, ce reclassement a ainsi constitué une étape ordinaire pour ces cadres
mobiles, qui valorisent la figure des salariés « nomades » ( ARTHUR, ROUSSEAU, 1996 ; HALL,
1996 ; ARTHUR et al., 1999) – et la valorisaient d’ailleurs bien avant que cette rhétorique
managériale ne se développe dans les années 1990 (BOLTANSKI, CHIAPELLO, 1999), et qu’elle
ne soit mise en avant par les managers et les responsables des ressources humaines en
affirmant qu’elle offre aux salariés la possibilité de s’accomplir professionnellement et
de se réaliser personnellement.
« La mobilité […], c’est l’un des meilleurs moyens de progresser, pour nous et pour
notre carrière ! Le message qu’on transmet c’est : soyez le plus compétent possible,
sentez-vous à la bonne place dans l’entreprise ! Capacité d’adaptation face à une
entreprise qui bouge, faculté d’accompagnement sont les clés de votre
épanouissement professionnel ! »
(Homme, 53 ans, marié, sans enfant, École des hautes études commerciales,
directeur management d’AERO.)
20 Si ces cadres ne sont pas déstabilisés par leur reclassement chez AERO, c’est donc avant
tout parce qu’ils ont intégré le fait que leur progression de carrière passera par la
mobilité. Ils l’associent d’ailleurs à des éléments positifs, comme la prise de
responsabilité, l’apprentissage de nouvelles compétences, l’enrichissement personnel
et l’élargissement des réseaux, et reprennent ainsi à leur compte 12 les justifications qui
président au modèle des carrières nomades13.
« J’ai changé de site et de métier plusieurs fois et j’y ai toujours trouvé un centre
d’intérêt : ça permet d’élargir ses centres d’intérêt et c’est important aussi pour les
relations humaines. Mais il y a des gens qui ont toujours été dans leur domaine et ce
serait effrayant pour eux de les en sortir. C’est dommage parce que ça peut être
l’occasion de se demander ce que l’on souhaiterait faire. Cela permet de ne pas avoir
l’impression d’avoir stagné professionnellement. Cela permet d’évoluer et de
s’apercevoir qu’on peut rendre le monde plus riche en évitant de se scléroser dans
un secteur à vie. »
(Homme, 62 ans, marié, quatre enfants, ingénieur polytechnicien, directeur adjoint
d’ESPACE.)
21 S’ils adhèrent à cette rhétorique, c’est aussi qu’ils pratiquent un nomadisme particulier
car interne à l’entreprise ou au groupe, ce qui les protège des aléas du marché de
l’emploi et de l’incertitude d’un nouvel employeur.
22 Que ce soit des hommes qui adhèrent à ce modèle n’est pas surprenant dans la mesure
où leurs carrières sont davantage marquées par des mobilités géographiques et

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fonctionnelles que celles des femmes (POCHIC, 2005)14, dont le nomadisme est moins
spatial que temporel (KERGOAT, 1998). En outre, ils disposent des ressources nécessaires
pour que ce modèle leur soit favorable. Diplômés de grandes écoles comme
Polytechnique, Supaéro ou Centrale Paris, ils bénéficient du prestige de ces
établissements et possèdent des réseaux de relations que l’on sait suffisamment solides
pour accéder à des postes à responsabilité (MONCHATRE, 2005), et particulièrement utiles
en cas de restructurations (POCHIC, GUILLAUME, 2009).
« Mon reclassement est un peu en dehors des sentiers battus parce que je prenais
tous les matins le café avec le directeur du centre et le DRH [directeur des
ressources humaines] et j’avais des contacts réguliers avec des gens du groupe et
d’AERO car je participais au Codir [comité de direction]. Donc je n’ai pas rencontré
les consultants de la cellule de reclassement. C’était plus un reclassement par
réseau, en dehors des circuits traditionnels. Donc j’ai actionné mes contacts, pris
des rendez-vous et j’ai eu plusieurs propositions de postes intéressantes. »
(Homme, 49 ans, célibataire, sans enfant, ingénieur de Supaéro, responsable
technique.)
23 Très marquée au masculin, cette gestion des carrières par cooptation ( FORTINO, 1999)
n’est toutefois pas la seule ressource dont disposent ces cadres. Leurs changements de
poste s’organisent sur un marché du travail qui leur est spécifique et ne passent pas par
les circuits classiques de la recherche d’emploi, en particulier lorsqu’ils sont identifiés à
« haut potentiel ». En effet, à l’image de chasseurs de tête ( GAUTIER et al., 2005), des
conseillers en ressources humaines, dédiés à ces cadres d’élite, prennent en charge leur
carrière : ils leur accordent des entretiens réguliers, les inscrivent dans des dispositifs
de parrainage, leur suggèrent des formations et leur trouvent des postes ( FALCOZ, 2001).
Ainsi n’ont-ils pas eu besoin de recourir à la cellule de reclassement pour obtenir un
poste lors de la fermeture du site. Contrairement aux autres salariés, leur carrière
bénéficie d’un traitement particulièrement attentif, signe de leurs propriétés
distinctives et de la confiance que leur accorde leur employeur. Comme le souligne
Françoise DANY (2001), ce dispositif opère ainsi une véritable discrimination entre les
« cadres repérés », dirigeants ou considérés « à potentiel », et les « cadres anonymes »,
c’est-à-dire entre ceux qui sont soutenus par les directions d’entreprises et les autres.
Pour ces derniers, ce PSE présenté comme exemplaire constitue malgré tout une
épreuve, professionnellement et subjectivement.

Perdre son travail en gardant son emploi : l’épreuve du


reclassement
24 Lorsqu’ils comparent leur situation à celles d’autres travailleurs dont les entreprises
ont été restructurées, les salariés d’ESPACE s’estiment privilégiés de ne pas avoir été
licenciés et exposés à la douloureuse épreuve du chômage. Qui plus est, ils se disent
globalement satisfaits d’avoir été reclassés dans une entreprise pérenne, à quelques
centaines de mètres de leur ancien lieu de travail et d’avoir préservé leurs acquis
sociaux et leur niveau de rémunération. Mais, si leur rapport à l’emploi n’a pas
fondamentalement été altéré par cette restructuration, il en va autrement, en
revanche, de leur rapport au travail : pour la plupart d’entre eux, ce reclassement a été
synonyme de déracinement, de déstabilisation des repères professionnels et de rupture
dans leur évolution de carrière.

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Le déracinement

25 À entendre ces salariés et toutes les personnes qui connaissent l’histoire de


l’entreprise, l’un des éléments les plus frappants est l’attachement très fort au collectif
de travail. Nombreux sont ceux qui évoquent l’image d’un « village gaulois » ou la
métaphore de la famille pour qualifier les liens qui les unissaient. Cet attachement tient
d’abord à l’ancienneté particulièrement importante du personnel qui s’élève en
moyenne à vingt et un ans au moment de la mise en œuvre du PSE, toutes catégories
confondues15. Contrairement aux cadres supérieurs décrits plus haut, la plupart des
salariés ne sont donc pas familiers des « carrières nomades ». Ils ont mené une grande
partie de leur vie professionnelle dans l’entreprise et certains y sont même « nés », pour
reprendre l’expression couramment utilisée pour désigner les plus anciens ; d’autres y
ont rencontré leur conjoint, des générations s’y sont succédé, des liens de filiation ont
été tissés.
« Je me suis mariée avec quelqu’un d’ESPACE et on était plusieurs comme ça. En
sachant que mon père travaillait aussi ici ! Et quand je vois les anciens, je ne suis
pas Sabine, je suis la fille Dupont [rire] ! Pour les anciens c’est comme ça ! C’est
d’autant plus marquant quand ça renvoie à la famille. C’est clair ! Moi, ça m’a fait
manger depuis que je suis née. Donc quelque part, ça induit des choses forcément. »
(Femme, 47 ans, en concubinage, deux enfants, BEP [brevet d’études
professionnelles] comptabilité, employée, secrétaire.)
26 Les femmes employées sont les plus affectées par le délitement de ce collectif à
l’atmosphère familiale. Valorisées par les autres salariés pour leurs qualités supposées
naturelles, comme la bienveillance, l’empathie, l’écoute ou le fait de « prendre soin »
des autres salariés (PINTO, 1990 ; MARUANI, 2000 ; FORTINO, 2002), elles se sentaient utiles
et reconnues dans ce milieu d’hommes, très qualifiés.
« Je connaissais tout le monde. Je faisais partie des meubles ! Ils venaient me
raconter leurs soucis, me parler de leurs enfants… Je les connaissais vraiment…
enfin, personnellement. J’ai assisté à des mariages, je connaissais leur femme et
leurs enfants… C’était une vraie famille. Et moi, mon rôle, c’était de m’occuper de
tout ce petit monde. De les aider le plus possible en gérant tout le côté
administratif. »
(Femme, 57 ans, mariée, deux enfants, BEPC [brevet d’études du premier cycle du
second degré], employée, secrétaire de direction.)
« J’avais un joli poste parce que j’avais beaucoup d’échanges avec les autres. On se
connaissait tous et moi je me démenais pour les aider au mieux ! C’était vraiment le
côté noble du métier qui était mis en avant. On n’avait pas à faire du chiffre et du
volume comme ici. »
(Femme, 53 ans, divorcée, un enfant, BEP secrétariat, employée, gestionnaire de
paie.)
27 En passant d’une petite structure, où tout le monde se connaissait, à une grande
entreprise moderne, où les relations sont plus anonymes ( LINHART, 2009a), ces
employées peinent à trouver leur place dans leur nouveau collectif. Coupées du monde
des hommes et de la technique, elles se retrouvent non seulement dans un univers de
femmes où elles ne peuvent plus autant jouer ce rôle « maternant », mais aussi dans un
système managérial qui, au nom de l’efficacité et de la performance, les cantonne à la
réalisation de tâches administratives. Bien que satisfaites du poste dans lequel elles ont
été reclassées en ce qu’il correspond à leurs qualifications, elles regrettent amèrement
d’avoir été contraintes d’abandonner leur ancien environnement de travail.

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« Le plus dur c’est de quitter les collègues. On se connaissait tous… C’est vraiment
ça le plus difficile. […] À ESPACE, enfin à AERO… J’ai encore du mal à dire AERO… Ici,
c’est différent. Les gens sont très sympas, j’ai été bien accueillie… J’ai même un
poste un peu plus important qu’à ESPACE mais… J’ai perdu les miens. Une partie de
moi est restée là-bas, avec eux. C’était une petite famille là-bas. »
(Femme, 52 ans, mariée, deux enfants, BEPC, employée au service paie.)
28 Attachés à d’autres dimensions du collectif de travail, ouvriers et techniciens
regrettent, quant à eux, la culture « paternaliste » de l’entreprise qui leur conférait le
sentiment d’être privilégiés, parfois même choyés, par la direction. Plusieurs éléments
ont nourri cette perception – peut-être enchantée : conformément à la tradition
paternaliste (NOIRIEL, 1988 ; GUESLIN, 1992), ils bénéficiaient d’œuvres sociales, de
gratifications et de perspectives de promotion, et de la présence d’un directeur avec qui
ils entretenaient des relations interpersonnelles. Nombre d’entre eux regrettent en
effet la politique de rémunération particulièrement avantageuse d’ESPACE, qui se
caractérisait par des écarts de salaires particulièrement faibles entre les différentes
catégories professionnelles16. Ils appréciaient également les repas organisés pour les
départs en retraite, les naissances, les mariages, le rituel de la remise des médailles du
travail, les sorties et autres événements (karting, spectacle de Noël, etc.) organisés par
l’entreprise, auxquels tous participaient, y compris les membres de la direction. Comme
le montre l’extrait d’entretien ci-dessous, ils évoluaient dans un univers, où le directeur
et les membres de la hiérarchie étaient accessibles et disponibles.
« ESPACE était socialement très avancé. Par exemple, il y avait très peu de
différence entre les cadres et les non-cadres. Tout le monde se parlait, tout le
monde travaillait ensemble. On était en contact avec des ingénieurs de haut vol !
Les réunions d’information étaient ouvertes à tout le monde. Dès qu’on avait un
souci, on appelait le directeur ou on montait dans son bureau. Il était très ouvert,
très disponible pour ses équipes. »
(Homme, 55 ans, divorcé, un enfant, BEPC, monteur.)
29 De ce point de vue, leur nouvel environnement de travail s’avère fort différent. Passés
d’une structure de 100 à 4 000 personnes, les salariés se déclarent « paumés », « noyés
dans la masse » et déstabilisés par le caractère anonyme des relations qu’ils
entretiennent avec les autres salariés. Confrontés à un nouveau type de management,
ils déplorent aussi le fait de ne pas connaître l’équipe de direction et regrettent, plus
généralement, la frontière qui les sépare de leurs managers : ils ne déjeunent pas
ensemble, ont peu d’échanges avec eux et sentent que ces derniers sont volontairement
maintenus à distance (LINHART, 2009a).
30 Si cette restructuration est tant éprouvante, c’est aussi parce qu’elle met fin à une
histoire collective et à des expériences partagées que certains nomment « l’aventure du
spatial ». Les moments forts de cette « aventure » ont assurément été les essais en vol,
les déplacements à l’étranger et la collaboration à des projets de renommée mondiale
comme le lancement d’Ariane 5 ou la mise en orbite des satellites équipés de la nouvelle
génération de panneaux solaires. Ces événements ont cimenté l’esprit de corps qui
régnait à ESPACE et ont fait la fierté de tous les salariés, y compris de ceux qui n’y ont
pas directement participé. Au fil des années, il s’est ainsi développé une mentalité de
« bastion », fondée sur l’appartenance à ce milieu de haute technologie et de
découvertes scientifiques qui leur conférait un certain prestige social et professionnel
(SARFATI, 2012)17 que l’aéronautique ne pourra pas égaler18.
« Nous, c’était le lanceur Ariane, c’était… C’était noble comme travail. De la haute
technologie, extrêmement pointue. Alors que maintenant… [silence] Passer du

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spatial à l’aéronautique, c’est comme passer de l’aéronautique à l’automobile. Ça n’a


plus rien à voir ! »
(Homme, 52 ans, marié, sans enfant, certificat d’études, technicien.)
31 Depuis la fermeture, la plupart s’évertuent d’ailleurs à maintenir le collectif. Alors
qu’ils n’appartiennent pas nécessairement aux mêmes services depuis leur
reclassement, certains déjeunent quotidiennement ensemble, d’autres se côtoient en
dehors de l’entreprise, tandis que d’autres encore s’investissent dans l’« Amicale des
anciens d’ESPACE19 », association notamment à l’origine de la publication d’un ouvrage
sur l’histoire de l’entreprise.
32 Enfin, pour les ouvriers, l’histoire collective d’ESPACE est marquée par les périodes
durant lesquelles l’avenir du centre était menacé et où il leur a fallu résister pour
maintenir l’activité. En effet, la fermeture, évoquée depuis plus de vingt ans, a à chaque
fois été repoussée par les efforts déployés par les salariés et la direction. En 2005,
lorsqu’elle est une nouvelle fois annoncée, les salariés refusent de l’accepter,
convaincus qu’il s’agit d’une rumeur et que la direction parviendra à l’éviter.
« On n’y croyait pas vraiment parce que ça faisait vingt ans qu’on entendait parler
de la fermeture. Et on n’a jamais baissé les bras. On était un village gaulois qui
résistait à un avenir tracé d’avance. »
(Homme, 51 ans, marié, deux enfants, BEPC, monteur.)
« Pour moi, c’était impossible que ça ferme. On n’a pas réalisé que ça allait vraiment
arriver. Le centre a toujours eu des soucis, il y en a eu des années [de] vaches
maigres, mais on se battait tous ensemble. On était quand même leader dans les
panneaux solaires donc c’est eux qui ont baissé les bras, pas nous. »
(Homme, 47 ans, marié, sans enfant, CAP [certificat d’aptitude professionnelle]
tourneur, monteur.)
33 Quelques semaines plus tard, le début des négociations du PSE sonne le glas ; l’« esprit
maison » (OSTY et al., 2007) se vide de sens. Les ouvriers contestent l’inéluctabilité de la
fermeture et ont le sentiment d’avoir été abandonnés par une direction qui ne s’est pas
investie pour pérenniser l’activité.
« Dans un sens, on se dit que c’est de la faute de la direction qui ne nous a pas aidés,
qui n’a pas bien négocié les choses quand il y a eu les contrats… Nous, en tant que
salariés, on se dit qu’on a fait les efforts qu’il fallait, on s’est investis, quand il a fallu
rester plus tard, on est resté… Au final, on s’est fait avoir comme des bleus ! »
(Homme, 55 ans, divorcé, un enfant, BEPC, monteur.)
34 Pour ces salariés, qui appréciaient la posture paternaliste de la direction et pensaient
compter pour elle, la fermeture du site a été une véritable désillusion. Ils se sont sentis
trahis, abandonnés et réduits à de simples « marchandises » :
« On était très impliqués. On croyait qu’on était quelqu’un et, au final, on a été
traités comme des pions qu’il fallait recaser. »
(Homme, 45 ans, marié, deux enfants, CAP tourneur, monteur.)
« On se rend compte qu’on ne valait pas grand-chose en fait. On a été marchandés.
On nous a vendus comme de la viande à AERO. »
(Homme, 55 ans, divorcé, un enfant, BEPC, monteur.)
35 Quoique situées à proximité l’une de l’autre et appartenant à des secteurs d’activité
a priori proches, ESPACE et AERO renvoient à deux mondes très différents. Pour nombre
de salariés, le reclassement est bien plus qu’un simple déménagement, il constitue une
forme de déracinement. Les moins qualifiés sont assurément les plus marqués par le
délitement des repères collectifs. Toutefois, les manières de le vivre diffèrent
sensiblement selon les identités de genre et les positions professionnelles des uns et des
autres. Les employées évoquent avant tout la rupture avec un système managérial qui

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valorisait la mise en œuvre des attributs sociaux de la féminité et qui donnait tout son
sens à leur métier. Quant aux techniciens et aux ouvriers, c’est l’univers technique du
spatial et le management paternaliste, au fondement de leur fierté professionnelle, qui
leur font le plus défaut. In fine, pour les uns comme pour les autres, le reclassement est
associé à un déracinement qui met fortement à mal l’image qu’ils se faisaient d’eux-
mêmes à travers leur travail.

De la déstabilisation des repères professionnels au déclassement

36 Bien que les acteurs du PSE aient veillé à reclasser les salariés dans des postes adaptés à
leurs qualifications, la plupart d’entre eux se sont sentis déstabilisés par leur
changement d’activité qui est d’abord synonyme de perte de sens pour tous ceux qui
entretenaient un rapport particulier au produit sur lequel ils travaillaient. C’est le cas
de quelques ingénieurs qui vouaient une véritable fascination à la production spatiale.
Comme le souligne l’un d’entre eux, ce métier, ils l’avaient « dans la peau ».
« C’est difficile dans la mesure où il y a beaucoup d’émotionnel là-dedans, parce
qu’ESPACE, c’était vraiment un métier que j’avais dans la peau. Ici j’aime beaucoup
le métier mais je n’ai pas la même passion ; maintenant il ne faudrait pas que je le
dise trop fort parce que [rire] je vais me faire engueuler mais bon, voilà quoi. À
ESPACE, je faisais un boulot qui était en plus ma passion parce que dans le cadre
personnel, j’ai une énorme collection sur le spatial, c’est quelque chose que je suis,
pour moi personnellement, tout ce qui s’est passé sur la lune, les missions Apollo,
l’histoire de ces gens, la partie technique également… Je suis né vingt ans trop tard,
j’aurais dû être là-bas ! Et à mon grand regret j’ai quitté le spatial. J’ai redécouvert
un métier que je connaissais bien, mais je ne suis plus passionné comme avant. »
(Homme, 35 ans, marié, deux enfants, docteur en physique, responsable technique.)
37 Le reclassement diminue donc non seulement leur intérêt pour leur activité mais porte
atteinte au sens du métier et constitue une pénibilité professionnelle en tant que telle
(FORTINO, LINHART, 2011). Un des ingénieurs20 passionnés par le spatial a d’ailleurs
rencontré des problèmes de santé suite à son reclassement. Il a perdu une dizaine de
kilos, a souffert d’insomnies, de fatigue et a fait plusieurs malaises au bureau. « Pour
reprendre pied », au moment où il avait « pris un sacré coup physiquement », son médecin
l’a arrêté quelques semaines et lui a recommandé de reprendre son travail à temps
partiel (aux quatre cinquièmes) durant six mois.
38 Cette perte de sens concerne une large partie du personnel et s’avère particulièrement
déstabilisante chez les ouvriers et les techniciens car elle s’accompagne d’une mise en
question de leur professionnalité et des règles qui prévalaient dans leur métier. D’après
eux, les modes de fabrication des produits aéronautiques ne sont en rien comparables à
ceux du spatial. Les tâches y sont plus parcellaires, ce qui réduit leur périmètre
d’intervention, appauvrit leur travail et les empêche d’avoir une vision d’ensemble du
processus de production.
« Ici le travail est morcelé. Une tâche vous incombe mais vous ne savez pas trop ce
qui se passe avant, ce qui se passe après. Ce n’est pas du tout la même méthode. Moi
ici, je suis dans un secteur essais composants ; ce ne sont pas des essais de moteurs
en global, mais on essaye des parties de pièce. C’est vraiment de la pièce
élémentaire. La demande d’essai vous arrive, la pièce vous arrive et vous faites
votre essai et tout ce qui est mesure, exploitation, expertise de la pièce après, on ne
sait pas ce qui se passe… On vit beaucoup moins pour l’entreprise de cette façon, on
se sent beaucoup moins impliqué. »

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(Femme, 45 ans, célibataire, deux enfants, BTS micromécanique, technicienne


essais.)
39 D’autre part, les cadences y sont plus élevées et les produits, fabriqués en grande série,
sont moins variés.
« C’était jamais pareil. On avait toujours des choses différentes à faire, on en
apprenait tous les jours. On n’avait jamais une journée identique parce qu’on avait
toujours des problèmes nouveaux à résoudre… »
(Homme, 54 ans, marié, deux enfants, CAP ajusteur, ajusteur monteur.)
40 Alors que leur ancien travail nécessitait toute leur habileté, leur expérience et leur
connaissance du matériau pour produire des pièces sur mesure ou presque, leurs
nouvelles tâches à AERO sont beaucoup plus standardisées, prépensées et élémentaires.
Reclassés, ces salariés sont donc amenés à changer d’environnement organisationnel.
Or, on sait que ce type de changement est potentiellement anxiogène pour les ouvriers,
dans la mesure où il reconfigure leur identité et implique qu’ils mobilisent des
compétences nouvelles pour faire leur travail (BRODA, 1990). Beaucoup constatent
d’ailleurs qu’ils ne peuvent pas facilement mettre en œuvre leurs savoir-faire, acquis
avec le temps et le contact prolongé avec la matière, dans une organisation du travail
qui leur confère non seulement moins d’autonomie, mais un travail « trop petit » et
trop étriqué (CLOT, 2010).
« Personne n’avait de conseil à me donner, je menais ma barque sans problème. On
me faisait confiance les yeux fermés. Ici, je n’y connais rien. C’est plus de la série. Et
c’est moins valorisant parce qu’en cas de problème, on peut rien faire seul, on est
obligé d’appeler quelqu’un même si on sait le faire. »
(Homme, 48 ans, marié, deux enfants, DUT mesures physiques, technicien essais.)
« On est passé d’un travail d’orfèvre à un travail qui se fait quasiment à la chaîne. Ça
n’a rien à voir. AERO, c’est une usine. Je m’ennuie un peu, je le fais parce que je n’ai
pas le choix, mais ça ne va pas très loin… Mon poste est beaucoup moins riche qu’à
ESPACE, je fais moins de choses. Là, mon cerveau est en train de régresser, je ne le
fais plus vraiment marcher. »
(Homme, 54 ans, marié, deux enfants, CAP ajusteur, ajusteur monteur.)
41 Ayant le « sentiment de n’être plus chez soi dans leur travail, de ne pas pouvoir se fier à
leurs routines professionnelles, à leurs réseaux, aux savoirs et savoir-faire accumulés
grâce à l’expérience », ayant le « sentiment de ne pas maîtriser leur travail », certains
d’entre eux connaissent une véritable précarisation subjective ( LINHART, 2009b, p. 2). Ils
ont l’impression « de n’être plus rien », d’avoir « perdu leur crédibilité » et de devoir
« repartir à zéro ».
« J’ai l’impression d’avoir reculé de trente ans en arrière. […] J’ai perdu la crédibilité
que j’avais de l’autre côté. Vingt-cinq ans d’expérience dans le spatial mais ici je
suis tout jeune. »
(Homme, 55 ans, divorcé, un enfant, BEPC, monteur.)
« C’est un nouveau métier. On se retrouve comme à la sortie de l’école. C’est une
grosse remise en cause. […] C’est comme si on lâchait un animal domestique en
pleine brousse. On est complètement paumé ici. »
(Homme, 55 ans, divorcé, un enfant, CAP électricien, technicien supérieur.)
42 Suite au reclassement, le travail des cadres s’est lui aussi appauvri et leur autonomie
s’est réduite. Comme les ouvriers et les techniciens, ils ont perdu la maîtrise du produit
sur lequel ils travaillaient. Mais leurs connaissances généralistes et leurs savoir-faire
plus facilement transposables leur permettent d’en être moins durablement fragilisés.
La plupart d’entre eux déclarent d’ailleurs s’être sentis à niveau au terme d’une ou deux
années à AERO.

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« J’exerçais une fonction managériale et une fonction technique en tant que


responsable de la R&D [recherche et développement] et je suis actuellement sur des
activités de coordination. […] Mais ce n’est pas un choix définitif [rire] ! Mais
venant du domaine spatial, dans le secteur de l’aéronautique… À une date imposée
par les événements, je ne pouvais pas avoir directement un poste d’encadrement de
très haut niveau. Ce n’était pas forcément raisonnable parce que je ne connaissais
pas suffisamment les moteurs en aéronautique. En plus, il n’y avait pas de place
libre. Mais le poste actuel me donne une bonne visibilité sur l’ensemble des
activités, sur les aspects techniques et les aspects organisationnels. À présent, je
pense en savoir suffisamment pour reprendre un poste de plus haut niveau. »
(Homme, 49 ans, marié, quatre enfants, école d’ingénieur, responsable de la R&D à
ESPACE, coordinateur de projets d’une division d’AERO.)
43 Ce qui déstabilise ces cadres, c’est surtout de ne plus disposer d’un réseau de relations,
vecteur de reconnaissance, que ce soit au sein de l’entreprise ou en dehors, auprès des
clients et des organismes nationaux et européens dédiés au spatial. À l’image de ce que
vivent les ouvriers et les techniciens, ils ont eux aussi perdu la réputation qu’ils
s’étaient bâtie au fil des ans. Elle faisait non seulement toute la richesse de leur
intervention, mais elle leur permettait d’influer sur des décisions stratégiques et
d’avoir une vision politique de l’entreprise. Depuis qu’ils ont intégré AERO, nombre
d’entre eux estiment avoir moins de responsabilités.
« J’avais une vision sur tous les projets et également sur les relations avec les
clients. J’avais énormément de contacts avec l’extérieur, ce qui me donnait une
vision générale sur les affaires, un sens très politique de l’entreprise. Donc c’était
différent d’ici, où j’ai une vision un peu plus fermée. Ce qui est douloureux, c’est la
perte de responsabilité, c’est un parcours professionnel. »
(Homme, 52 ans, marié, sans enfant, école d’ingénieur en mécanique, ingénieur à
ESPACE, responsable de la sous-traitance dans une division d’AERO.)
« On a moins d’interventions possibles, moins de maîtrise de notre travail et de ce
qui nous entoure. Il nous est beaucoup plus difficile de faire valoir notre avis alors
qu’à ESPACE, nos décisions quotidiennes engageaient l’entreprise tout entière… Et
tous ces aspects, on les a perdus parce qu’ici, on ne nous connaît pas. »
(Femme, 54 ans, mariée, deux enfants, ingénieur de l’École centrale Paris,
responsable technique à ESPACE, chef de projet à AERO.)
44 Ainsi, qu’il s’agisse d’ouvriers, de techniciens ou de cadres, d’hommes ou de femmes,
l’expérience du reclassement se traduit par un « repositionnement professionnel »
(RAVELLI, 2008) qui s’apparente, dans bien des cas, à une précarisation subjective ( LINHART,
2009b, p. 2), parfois synonyme de déclassement. Or, quand le travail est atteint, perd de
son sens, devient trop petit, quand les salariés ont moins d’autonomie, de
responsabilités, qu’ils perdent leurs repères professionnels, leurs réseaux et ne peuvent
plus s’appuyer sur leur expérience professionnelle, c’est leur identité sociale et le sens
qu’ils donnent à leur existence qui se trouvent à leur tour bouleversés. Plus encore,
ayant préservé leur emploi et bénéficié d’un PSE que leur ancienne direction présente
comme idéal, ils se perçoivent comme privilégiés par rapport aux autres salariés
frappés par des restructurations et n’osent en parler à leurs managers, leurs collègues
et leur entourage professionnel en général, ce qui renforce leur isolement dans cette
épreuve et démultiplie leur déstabilisation professionnelle.

Carrière : une réduction du champ des possibles

45 Les licenciements collectifs et, plus globalement, les ruptures d’emploi non volontaires
conduisent à une déstabilisation des parcours professionnels. Caractérisée par une plus

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forte exposition au chômage, à la précarité et à la baisse du niveau de rémunération,


cette fragilisation du rapport à l’emploi concerne en premier lieu les femmes ( TROTZIER,
2006), les moins qualifiés et les plus âgés (BEAUJOLIN-BELLET et al., 2009). Si les salariés
ayant fait l’objet du reclassement à AERO ne sont pas concernés par ce phénomène,
pour autant, leurs parcours ont eux aussi été fragilisés par la restructuration. Lorsqu’ils
se projettent dans l’avenir, nombre d’entre eux estiment d’ailleurs avoir des
perspectives de carrière plus limitées qu’auparavant.
46 Parmi eux, les employés sont sans conteste ceux qui partagent le moins cette
impression. Leurs témoignages convergent pour souligner la continuité entre leur
poste actuel et celui qu’ils occupaient auparavant, certains estimant même avoir gagné
en responsabilités. Toutefois, le maintien dans l’emploi et la détention d’un poste
adapté à leurs qualifications ne suffisent pas à compenser les dommages causés par la
fermeture. Nostalgiques de leur passé professionnel, les plus âgés déclarent que leurs
« plus belles années21 » sont derrière eux et envisagent leur avenir avec difficulté.
47 En dehors des cadres supérieurs aux trajectoires marquées par une forte mobilité
fonctionnelle, les cadres considèrent, quant à eux, le reclassement comme un frein à
leur carrière. La plupart estiment que les postes dans lesquels ils ont été reclassés sont
d’un niveau inférieur à celui qu’ils occupaient avant la fermeture. C’est par exemple le
cas d’un manager responsable d’une trentaine de salariés, désormais adjoint d’un chef
d’une équipe de dix personnes, de celui d’une responsable de division devenue
coordinatrice de projet ou encore d’un responsable de produit aujourd’hui ingénieur en
développement. Comme l’un d’eux le souligne dans l’extrait d’entretien suivant, il leur
faudra sans doute trois ou quatre ans avant de retrouver une position équivalente à
leurs anciennes fonctions.
« Ce changement, je l’ai vécu comme une régression… Aujourd’hui ça s’est atténué,
mais j’ai toujours ce sentiment. Tel qu’on est organisé, j’ai moins d’autonomie
qu’avant. On avait des fonctions élastiques… Je ne sais pas si je vais rester très
longtemps dans ce poste mais en même temps, je ne peux pas partir demain parce
que je m’en suis à peine remis… J’ai encore besoin d’observer pour acquérir de
l’expérience. Dans deux ans, je demanderai peut-être une mobilité parce que j’aurai
peut-être [re]trouvé ma position d’origine. Mais je pense que c’est quand même une
pause dans ma carrière. »
(Homme, 42 ans, marié, un enfant, BTS bureau d’études puis passage cadre,
manager à ESPACE, ingénieur qualité à AERO.)
48 Si certains associent le reclassement à une « pause » dans leur trajectoire
professionnelle, d’autres, en revanche, estiment que leurs chances de retrouver un
poste de même niveau sont extrêmement réduites. Pour « donner une nouvelle
impulsion22 » à leur carrière, quelques cadres envisagent même de quitter AERO, pour
intégrer éventuellement une des filiales du groupe dédiée à l’industrie spatiale. Cette
mobilité constituerait non seulement un moyen de retrouver une progression de
carrière, à l’image des cadres « volontaires » pour le licenciement ( ARRIGNON, 2013), mais
une activité qui leur permette à nouveau de s’accomplir. Cette solution ne concerne
toutefois que les plus jeunes et exclusivement des hommes. Pour les autres, et
notamment pour l’unique femme cadre d’ESPACE, l’avenir semble bouché. Cette
ingénieure de l’École centrale Paris, manager d’une équipe de trente salariés, occupait
pourtant le plus haut poste d’encadrement avant son reclassement. Mais, ayant passé
toute sa carrière chez ESPACE, son réseau n’est en rien comparable à celui de ses
homologues cadres supérieurs masculins. C’est donc par le biais de la cellule de

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reclassement qu’elle a trouvé un poste chez AERO. Bien qu’elle ne le considère pas à la
hauteur de ses qualifications, ses contraintes familiales ne lui permettent pas
d’envisager de quitter cette entreprise. Pour elle, c’est le sentiment de se trouver dans
une impasse qui domine :
« Je ne vois pas comment cela pourrait s’arranger… Il n’y a pas vraiment de
solution. Le moins mauvais des compromis travail-famille, c’est de rester ici… »
(Femme, 54 ans, mariée, deux enfants, ingénieure de l’École centrale Paris,
responsable d’un secteur d’activité à ESPACE et d’une trentaine de salariés,
coordinatrice de projet à AERO.)
49 Si l’étude des restructurations alimente la thèse de la « banalisation des cadres »
(BOUFFARTIGUE, 2001) en montrant qu’ils ne sont plus à l’abri des plans de licenciements
(GUYONVARCH, 2010), celle du reclassement révèle des inégalités de progression de
carrière au sein même du groupe « cadre » : certains – hommes, diplômés des écoles les
plus prestigieuses et connaissant de fortes mobilités fonctionnelles – préservant leurs
avantages quand d’autres les perdent et se rapprochent ainsi des non-cadres.
50 Quoique de manière très différente, la restructuration met également en question les
carrières des ouvriers et des techniciens. En arrivant à AERO, ils constatent en effet que
leur niveau de rémunération est de loin supérieur à celui de leurs nouveaux collègues,
parfois même de leurs managers. Il est alors fort probable que leur reclassement ait
pour effet de ralentir, voire de bloquer, leur évolution salariale.
« Ce ne sont pas les mêmes grilles qu’à ESPACE, donc il y a des écarts importants
entre nous et les collègues d’ici. Pour vous donner une idée… Je suis beaucoup plus
payé que mon chef… Donc les augmentations, déjà, je sais que je peux m’asseoir
dessus. »
(Homme, 55 ans, divorcé, un enfant, BEPC, monteur.)
51 Par ailleurs, même s’ils rencontrent des difficultés pour s’adapter à un travail qu’ils
considèrent comme radicalement différent, moins intéressant et déqualifié, certains
parviennent, avec le temps, à retrouver des marques, à reconstruire des repères qui
leur permettent de donner du sens à leur nouvelle activité. Pour d’autres, les regrets du
temps d’ESPACE perdurent, mais l’inscription au sein du nouveau collectif de travail
permet de tenir. Certains témoignages attestent toutefois de reclassements accomplis
dans des conditions plus difficiles, marquant bien davantage l’avenir professionnel. Les
plus concernés sont ceux qui ont été contraints de changer complètement de métier,
faute de places dans des postes équivalents à leurs anciennes fonctions. L’un d’eux, par
exemple, était technicien supérieur à ESPACE23 et avait la responsabilité des essais sur
l’un des moteurs développés. Depuis la fermeture, il occupe le poste de technicien
supérieur en génie civil, « un bien grand nom pour faire de toutes petites choses », dit-il. Son
activité consiste à coordonner le travail des entreprises qui réalisent les travaux
d’entretien des bâtiments (peinture, pose de carrelage, etc.). Il est également chargé de
la maintenance des vélos mis à disposition des salariés pour se déplacer sur le site. Pour
lui, « ce n’est pas un métier ». Il s’implique par conséquent beaucoup moins dans son
travail, regrette amèrement son passé professionnel, n’entrevoit pas d’issue et déclare
attendre la retraite avec impatience.
52 Ainsi, quelles que soient les catégories professionnelles, cette restructuration pèse sur
les parcours professionnels. Elle réduit plus ou moins durablement le champ des
possibles et freine, quand elle ne bloque pas, les progressions de carrière.

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90

53 L’épreuve des restructurations d’entreprises se réduit-elle à la perte d’emploi ?


Atypique et exemplaire de ce point de vue, le cas étudié révèle ce qu’elles peuvent faire
au travail. En effet, même lorsque tous les salariés sont reclassés, qui plus est, dans une
entreprise stable située à proximité de leur ancien lieu de travail, qu’ils préservent leur
niveau de rémunération et leurs acquis sociaux ; autrement dit, même lorsque leurs
conditions d’emploi ne sont pas fondamentalement altérées, leurs conditions de travail,
elles, sont bouleversées : le collectif de travail est éclaté, l’attachement à l’entreprise se
vide de sens, le rapport au métier est souvent dégradé et les perspectives de carrière
réduites. Quand, de surcroît, le travail est appauvri par un management moderne
(LINHART, 2010), se vide de son sens, devient trop petit, quand les salariés ont moins
d’autonomie, de responsabilités, qu’ils perdent leurs repères professionnels, leurs
réseaux et ne peuvent plus s’appuyer sur leur expérience professionnelle, c’est l’image
qu’ils se font d’eux-mêmes à travers leur travail qui est à son tour profondément
fragilisée. Examinant la déstabilisation professionnelle des salariés après leur
reclassement, cet article rappelle la centralité du travail dans la construction de soi. Il
révèle que cette déstabilisation diffère selon les positions professionnelles et les
identités de genre. Enfin, loin de chercher à relayer le discours des salariés – peut-être
encore emprunt de nostalgie trois ans après la fermeture du site –, il montre combien
leur ressenti résulte des transformations objectives de leur travail. Il serait néanmoins
intéressant d’analyser comment cette déstabilisation professionnelle évolue pour
découvrir dans quelle mesure les salariés parviennent, avec le temps, à s’enraciner à
nouveau dans un collectif, à se reconstituer des repères professionnels et à redonner
une impulsion à leur carrière et ce, en fonction de leur qualification, de leur statut, de
leur sexe et de leur âge.

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Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


94

NOTES
1.  L’obligation de plan de sauvegarde de l’emploi concerne les entreprises de plus de cinquante
salariés qui procèdent au licenciement pour motif économique d’au moins dix salariés sur une
période de trente jours (article L. 321-1-1 du Code du travail).
2. Homme, 53 ans, marié, deux enfants, DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées)
ressources humaines, directeur d’ESPACE.
3. Le plan de sauvegarde de l’emploi doit faire l’objet de procédures d’information-consultation
auprès du comité d’entreprise (CE). La première procédure est celle du livre IV. Elle est encadrée
par les articles L. 2323-6 et L. 2323-15 du Code du travail et porte sur les raisons économiques du
projet de restructuration. Une fois que le CE a formulé son avis, la procédure dite du livre III est
mise en place. D’après les articles L. 1233-61 et L. 1235-10 du Code du travail, l’employeur doit
présenter aux représentants du personnel le plan de sauvegarde de l’emploi et tous les
renseignements utiles sur le projet de licenciement collectif. La procédure se clôt, à son tour, par
le recueil de l’avis du CE.
4.  Les mots sont ceux d’un salarié (homme, 50 ans, marié, trois enfants, ingénieur de Supaéro,
responsable d’un des trois segments d’activité à ESPACE et d’une trentaine de salariés) et
représentent parfaitement une opinion largement répandue dans l’entreprise.
5.  Source : livre III du PSE.
6.  Le PSE comporte aussi diverses actions de formation, de retour à l’emploi et d’aide à la
création d’entreprise pour les salariés qui font le choix d’un reclassement externe au groupe.
7.  Le directeur précise ainsi, lors d’une séance du comité central d’établissement : « L’obligation
légale impose de mentionner un reclassement sur le groupe dans le document officiel mais, si la totalité du
personnel souhaite être reclassée sur le site d’AERO, elle le sera. »
8.  Homme, 53 ans, marié, deux enfants, DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées)
ressources humaines, directeur d’ESPACE.
9.  Homme, 49 ans, marié, deux enfants, bac électrotechnique puis BTS (brevet de technicien
supérieur) en cours de carrière, technicien, responsable des essais, élu au CE (comité
d’entreprise), CFDT.
10.  Homme, 59 ans, marié, quatre enfants, ingénieur de Supaéro, chef de produit, élu au CE,
CFE-CGC (Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres).
11.  Homme, 54 ans, marié, deux enfants, ingénieur de l’École centrale Paris, responsable d’un
service d’étude.
12.  Pour autant, peu de cadres considèrent la pratique du « nomadisme » comme un choix : ils le
« valorisent, mais ne le pratiquent guère de manière volontaire » ( BOUFFARTIGUE, POCHIC, 2002, p. 4).
13.  L’idéologie du nomadisme repose principalement sur deux piliers : le maintien de
l’« employabilité » sur le marché du travail (DANY, LIVIAN, 1995) et la possibilité de « se développer
personnellement » (BOLTANSKI, CHIAPELLO, 1999, pp. 139-140).
14.  Certaines femmes adhèrent toutefois à ce modèle masculin de carrière, notamment
lorsqu’elles sont jeunes, célibataires et sans enfant, à l’image des consultantes étudiées par Isabel
BONI-LE GOFF (2012).
15.  L’ancienneté moyenne des cadres est de dix-huit ans, celle des techniciens de vingt ans, celle
des employés de vingt-trois ans et celle des ouvriers de vingt ans.
16.  Ce ressenti est d’ailleurs fondé sur des faits objectifs puisqu’en 2006, le salaire mensuel
moyen des ouvriers n’est que de 800 euros inférieur à celui des cadres, à ancienneté relativement
égale (respectivement vingt et dix-huit ans).
17.  François S ARFATI (2012) décrit un mécanisme semblable chez les téléopérateurs de courtage
en ligne qui trouvent, dans leur quotidien, des éléments leur permettant de s’identifier à des
conseillers boursiers, « à la lisière des parquets » et des « traders mythifiés ».

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18.  Lié à leur attachement à l’entreprise et à leur histoire commune, le piédestal sur lequel les
anciens salariés d’ESPACE mettent les activités spatiales est d’une hauteur toute relative. Alors
qu’ils dénigrent les activités aéronautiques, les autres salariés d’AERO, eux, les valorisent. Comme
les salariés d’une entreprise aéronautique toulousaine étudiée par Claude DIDRY et Luc TESSIER
(1996), ces derniers sont en effet très fiers de participer à la production d’avions qui se distingue,
par ses exigences de sécurité et ses contraintes techniques particulièrement élevées, de la
fabrication de marchandises plus courantes et ordinaires comme les automobiles ou les appareils
électroménagers.
19.  Créée en 1980 par des retraités, cette association s’attache à faire vivre la mémoire de leur
aventure professionnelle et à maintenir les liens amicaux de tous ceux qui ont travaillé dans
l’entreprise.
20.  Homme, 35 ans, marié, deux enfants, docteur en physique, responsable technique.
21.  Femme, 56 ans, mariée, un enfant, certificat d’études, employée administrative.
22.  Homme, 35 ans, marié, deux enfants, docteur en physique, responsable technique.
23.  Homme, 57 ans, marié, trois enfants, BP [brevet professionnel] d’usinage, technicien
supérieur.

RÉSUMÉS
Cet article étudie la manière dont les salariés vivent l’épreuve d’un plan de sauvegarde de
l’emploi (PSE) présenté comme idéal. S’appuyant sur soixante-dix entretiens réalisés trois ans
après la fermeture du site, il montre ce que les restructurations font au travail. En effet, même
lorsque tous les salariés sont reclassés, qui plus est dans une entreprise stable située à proximité
de leur ancien lieu de travail avec un niveau de rémunération et des acquis sociaux préservés –
autrement dit, même lorsque leurs conditions d’emploi ne sont pas fondamentalement
altérées –, le travail, lui, est malmené. Certes protégés du chômage, nombre de ces salariés
perdent leur intégration à un collectif, leur attachement à une entreprise, leur maîtrise d’un
métier et leurs perspectives de carrière. Or, quand le rapport au travail est ainsi dégradé, c’est
leur identité sociale et le sens qu’ils donnent à leur existence qui se trouvent à leur tour
bouleversés.

This article examines how workers go through a corporate restructuring that has been presented
to them as ideal. Based on seventy interviews conducted three years after the firm closure, it
shows what corporate restructuring do to work as a subjective experience. Indeed, even if all the
employees have been reclassified in a sustainable company located near their former workplace,
the level of their remuneration and social benefits has been maintained, and even if their
employment conditions have not fundamentally been altered, they feel their experience of work
is being manhandled. Although keeping their employment, employees lose their sense of
belonging to a work collective, commitment to their company, the feeling of being good at their
jobs and their career prospects. When their relationship to work is thus degraded, their social
identity and the meaning they give to their lives are also deeply affected.

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INDEX
Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, J62 - Job;
Occupational; and Intergenerational Mobility, L62 - Automobiles; Other Transportation
Equipment, J28 - Safety; Accidents; Industrial Health; Job Satisfaction; Related Public Policy, M54
- Labor Management (team formation; worker empowerment; job design; tasks and authority; job
satisfaction)
Keywords : corporate restructuring, professional redeployment, uprooting, overqualification,
career
Mots-clés : restructuration d’entreprise, reclassement, déracinement, déclassement, carrière

AUTEUR
LUCIE GOUSSARD
Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris − Genre, travail, mobilités (Cresppa-
GTM) ; Centre Pierre Naville (CPN), Université d’Évry ; goussard.lucie@gmail.com

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Les restructurations, entre


opportunités et contraintes :
Des cadres, ingénieurs et techniciens en reconversion créent leur
entreprise dans le secteur des énergies renouvelables
Restructuring industry: former high skilled workers create their own business in
renewable energy sector

Annie Lamanthe

Les enquêtes sur lesquelles s’appuie cet article ont été réalisées en collaboration avec Hubert
Amarillo, chercheur associé au Lest.
1 Depuis les années 1980, les restructurations d’entreprises ont pris une ampleur
nouvelle. Caractérisées dans le passé par des crises brutales conduisant à la fermeture
d’établissements ou à des « remaniements massifs de secteurs entiers » ( RAVEYRE, 2005),
longtemps associées aux destinées de la « vieille industrie » en perte de vitesse, aux
territoires de monoactivité et aux problématiques de reconversion d’ouvriers non
qualifiés dans des bassins d’emploi sinistrés, elles se déploient aujourd’hui au travers
de nouvelles figures. Ce sont désormais des processus qui se déroulent en continu parce
qu’ils font partie des stratégies mêmes des entreprises : remodelages permanents des
contours de l’entreprise (filialisation, sous-traitance en cascade, etc.), remaniements
structurels internes et externes (réduction des effectifs, recomposition de la main-
d’œuvre, réorganisation du travail, etc.). Ils touchent ainsi directement des salariés
hautement qualifiés et les grandes entreprises multinationales des industries et
services les plus en pointe, sur lesquelles on comptait pourtant pour compenser les
pertes d’emplois dans les activités traditionnelles. Devenues moins spectaculaires et
plus complexes, les restructurations sont aujourd’hui multiformes et difficiles à cerner,
tant du point de vue statistique que juridique (MOREAU, 2007 ; BEAUJOLIN-BELLET et al.,
2012). La gestion de leurs conséquences sur l’emploi a également changé : les recours
des entreprises aux dispositifs incitant aux départs volontaires se multiplient,
privilégiant ainsi les traitements individualisés plutôt que les licenciements massifs. Du
côté des salariés, alors que ceux qui s’opposent aux décisions des directions et
cherchent à négocier collectivement les conditions de leur licenciement s’engagent

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dans des conflits longs et parfois violents, d’autres cèdent aux « attraits » du départ
volontaire. Ce mouvement continu de restructuration place les salariés dans un état
durable d’incertitude et d’instabilité et a pour effets de nouvelles formes de pénibilité
et de vulnérabilité (RAVEYRE, 2007), qui conduisent certains d’entre eux à souhaiter
quitter leur emploi pour créer leur propre entreprise.
2 Ce double processus – de sortie d’une grande entreprise et d’entrée dans
l’entrepreneuriat – contribue au renouvellement des tissus productifs sur les
territoires. Différentes recherches conduites dans la région Provence-Alpes-Côte-
d’Azur ont fait ressortir qu’il est directement à l’origine des dynamiques économiques
et entrepreneuriales à l’œuvre dans certains segments de l’activité ( AMARILLO, 2009 ;
LAMANTHE, 2011). C’est notamment le cas dans de nouveaux domaines d’activité, comme
ceux qui ont émergé avec le développement des problématiques énergétiques. Ces
travaux montrent en effet que, parmi les différents types d’entreprises s’étant
positionnées sur le marché de l’installation d’équipements en énergies renouvelables,
un nombre non négligeable a été créé par d’anciens cadres, ingénieurs et techniciens
des industries des hautes technologies et des services qualifiés ( AMARILLO, LAMANTHE,
2011). Ces trajectoires s’inscrivent dans une stratégie de type « exit » ( HIRSCHMAN, 1972)
dans laquelle s’engagent des salariés désireux de quitter le monde des grandes
entreprises tout en se saisissant d’une double opportunité : d’une part, les ressources
offertes par les dispositifs déployés dans le cadre des restructurations ; d’autre part, les
perspectives de marché ouvertes par la montée des préoccupations environnementales
dans la société.
3 Dans une étude plus récente sur l’ancien bassin minier de Provence 1 ( GALLENGA,
LAMANTHE, 2012), des entretiens ont été réalisés avec certains de ces néo-entrepreneurs
(population essentiellement masculine), repérés parmi les dirigeants d’entreprises
installatrices d’équipement en énergies renouvelables implantées sur ce territoire. Par
leur récit, ils éclairent les caractéristiques d’une mobilité qui les a conduits du statut de
salarié à celui d’indépendant ainsi que les contextes et conditions qui y ont présidé.
S’appuyant sur une conception des trajectoires individuelles – ou parcours – entendues
comme une combinaison entre dimensions personnelles et facteurs institutionnels 2,
l’article fait ressortir comment les implications des restructurations sur ces ex-salariés
se sont articulées avec un ensemble d’autres éléments pour construire leurs mobilités.
On peut en effet considérer que celles-ci se situent à l’intersection entre, d’une part,
des expériences, motivations et stratégies individuelles (ce sera l’objet de la première
partie) et, de l’autre, les reconfigurations du système productif, les perspectives
d’activité liées à la transition énergétique et les politiques publiques développées dans
ces deux domaines (deuxième partie). Pour autant, les trajectoires ne sont pas toutes
identiques et l’on peut distinguer deux profils parmi les néo-entrepreneurs rencontrés :
les « solaristes » et les « néo-artisans ». Cette distinction s’explique à la fois par les
ressources en leur possession et leurs capacités à se saisir de nouvelles ressources et
opportunités. On observera donc ici comment leurs capitaux scolaires, leurs
trajectoires antérieures et les réseaux dans lesquels ils s’insèrent contribuent à des
positionnements économiques et des constructions identitaires différenciés (troisième
partie).

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De la grande entreprise à l’entrepreneuriat


4 L’étude parue en 2012 sur les entreprises installatrices d’équipements en énergies
renouvelables implantées sur le bassin minier de Provence permet d’apporter des
éléments éclairant les dynamiques de mobilité professionnelle d’anciens cadres,
ingénieurs et techniciens pris dans les processus et stratégies de restructuration des
grandes entreprises dans lesquelles ils travaillaient et où ils ont accompli une partie de
leur carrière. Les entretiens font ressortir que la nouvelle modalité de restructurations
à laquelle ils ont été confrontés leur a servi tout à la fois de motivation et de soutien à
la mobilité : d’un côté, il s’agit pour eux de quitter l’entreprise pour fuir un avenir
incertain et un climat insatisfaisant ; de l’autre, ils peuvent bénéficier des opportunités
et ressources offertes par les dispositifs accompagnant les réductions d’effectifs. En
contrepoint, et rétrospectivement, ceux qui ont été les porteurs de projets de création
d’entreprise déclarent qu’ils ont ainsi pu combiner une double perspective : celle de
réalisation d’un désir d’autonomie et, paradoxalement, du moins à première vue, celle
de recherche de sécurité et de stabilité, qui s’est saisie de l’ouverture de nouveaux
marchés dans le domaine des énergies renouvelables.

Des mobilités qui servent une dynamique de création d’entreprise

5 Nous avons identifié quarante-quatre entreprises exerçant une activité d’installation


d’équipements en énergies renouvelables sur les communes du bassin minier de
Provence. Parmi celles que nous avons pu contacter, nous avons réalisé un entretien
avec le dirigeant de certaines (voir encadré). Onze de ceux que nous avons rencontrés
sont d’anciens salariés de grandes entreprises dans le secteur des industries de pointe
et dans celui des services hautement qualifiés : principalement microélectronique,
informatique et industrie des semi-conducteurs, aérospatiale et aéronautique,
télécommunications, bureaux d’études et technocentre de l’industrie automobile,
industrie nucléaire.
6 Ils occupaient des fonctions d’ingénieurs et de cadres (responsable de la production,
directeur d’unité, directeur technique, chef de produit), ou de techniciens (techniciens
de bureaux d’études, de maintenance, électroniciens) et avaient des responsabilités
diverses (service formation, contrôle, etc.) principalement dans de grandes entreprises
internationales, ou des PME (petites et moyennes entreprises), bureaux d’études et
cabinets de conseil, faisant partie de leurs sous-traitants et prestataires. Pour trois des
dirigeants rencontrés, la création d’entreprise a accompagné l’arrivée dans le bassin
minier de Provence.

Encadré
Méthodologie de l’enquête

L’enquête sur les entreprises installatrices d’équipements en énergies


renouvelables implantées sur les communes du bassin minier de Provence
constitue un des volets d’une recherche plus large portant sur ce territoire
(GALLENGA, LAMANTHE, 2012). Cette recherche a bénéficié du soutien de l’OHM
(Observatoire Hommes-Milieux) du bassin minier de Provence. Pour éviter une
trop grande dispersion, nous avons choisi de centrer notre attention sur le solaire,
qu’il s’agisse du solaire thermique ou photovoltaïque, sans pour autant exclure les

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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autres domaines d’intervention des entreprises enquêtées, qu’il s’agisse des


pompes à chaleur, du bois ou de la géothermie, ou d’autres activités plus
traditionnelles comme la plomberie, le chauffage ou encore l’électricité. Le choix
s’est porté sur les entreprises qui s’adressaient prioritairement aux particuliers,
notamment pour faire écho au troisième volet du projet sur l’équipement des
ménages des communes en photovoltaïque.
Plusieurs sources ont été mobilisées pour repérer les entreprises correspondant au
champ de l’enquête : les sites internet des communes dont certains proposent des
listes d’entreprises classées par type d’activité ; le site Qualit’ENR (www.qualit-
enr.org), « portail des installateurs d’énergies renouvelables », qui recense les
entreprises labellisées ; différents sites de professionnels du solaire ; la liste des
entreprises agréées par le conseil régional à l’époque où il dispensait ses propres
aides ; les pages jaunes de l’annuaire des Bouches-du-Rhône ; des cartes de visite
collectées à différentes occasions (salon des énergies renouvelables, foires, etc.).
Quarante-quatre entreprises ont ainsi pu être identifiées. Sur ce total, trente-huit
entreprises ont été contactées (par courrier suivi d’un appel téléphonique) afin de
proposer un entretien avec le dirigeant. Six n’ont pas pu être contactées ou ne
correspondaient pas ou plus aux critères. Quatorze entretiens ont été réalisés (en
face à face ou par téléphone, certains en présence de l’épouse). Sur les vingt-
quatre entreprises restantes, cinq sont restées injoignables (le numéro de
téléphone n’était plus attribué ; nous n’avons reçu aucune réponse ou le courrier
nous a été retourné) ; trois n’existaient plus (leur cessation d’activité a pu être
vérifiée) ; trois ont refusé de nous accorder un entretien faute de temps et cinq
parce qu’elles n’avaient plus d’activité dans le domaine des énergies
renouvelables ; huit ont été contactées mais il n’a pas été possible d’aboutir à un
rendez-vous (difficulté du contact à se rendre disponible, multiples appels sans
déboucher sur un rendez-vous) ; enfin, dans le cas de l’une des entreprises, le
personne que nous avions contactée n’appartenait plus à la société.
L’entretien avec les dirigeants (complété par l’exploration du site internet quand il
existait) avait pour objectif de recueillir des informations sur les aspects suivants :
l’histoire de l’entreprise (circonstances de la création, caractéristiques du
fondateur, évolutions marquantes dans le temps, orientation vers les énergies
renouvelables, etc.), ses caractéristiques (taille, activité, marchés, concurrence,
aire géographique d’activité, etc.), le profil du dirigeant (formation, parcours
professionnel, etc.), les modalités d’insertion dans le bassin minier (raison de
l’implantation dans une commune du bassin, relations locales, réseaux,
collaborations, etc.), l’activité dans les énergies renouvelables (motifs et
caractéristiques, positionnement, agréments, labels, insertion dans des réseaux
professionnels, etc.), les caractéristiques des salariés (nombre, formation,
qualification, profil et trajectoires, aires de recrutement et de résidence, etc.).

7 Ce sont tous des diplômés du supérieur : les niveaux des diplômes obtenus
s’échelonnent du BTS/DUT (brevet de technicien supérieur / diplôme universitaire de
technologie) au doctorat, en passant par des diplômes de troisième cycle et des
diplômes d’ingénieur ou d’écoles de commerce (voir tableau).
8 Ils ont créé leur entreprise dans la seconde moitié des années 2000 (plus exactement
entre 2005 et 2009), au moment où les opportunités économiques dans le domaine des
énergies renouvelables ont été les plus fortes, notamment grâce aux incitations fiscales

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et réglementaires. Ces entreprises sont de petite taille, n’emploient pour la plupart


aucun salarié et ont adopté le statut d’entreprise artisanale ou bien celui de SARL
(société à responsabilité limitée), quand elles ne fonctionnent pas en leur nom propre.
Leur activité relève du secteur de la construction, auquel est intégrée l’installation
d’équipements en énergies renouvelables. Ici, elle consiste principalement en
l’installation, pour les particuliers, d’équipements en solaire thermique (chauffe-eaux
solaires) ou photovoltaïque (panneaux en toiture) et de systèmes de chauffage par
pompe à chaleur (PAC) ou à bois3.

Tableau : Formation des dirigeants et fonctions occupées dans l’entreprise qu’ils ont quittée

* Les prénoms sont fictifs.

Ressorts et supports de la mobilité professionnelle

9 Les dirigeants que nous avons rencontrés ont souhaité quitter les entreprises dans
lesquelles ils travaillaient pour plusieurs raisons. Il s’agissait notamment de fuir les
situations d’incertitude et d’instabilité dans lesquelles les processus continus de
restructuration les plongeaient en permanence. Plusieurs d’entre eux ont ainsi connu
des plans sociaux et des licenciements à répétition, des changements d’actionnaires et
de stratégies, ainsi que la primauté croissante donnée aux logiques financières et de
rentabilité à court terme, autant d’éléments qui enlèvent de la visibilité sur l’avenir,
tant en termes d’emploi que sur l’évolution des salariés au sein de l’entreprise. La
concurrence internationale, particulièrement aiguë dans le domaine des hautes
technologies, a visiblement contribué à accentuer ces incertitudes. Pour d’autres,
l’objectif était de s’extraire de conditions, relations ou ambiances de travail dégradées
(pressions, recherche de la rentabilité à tous crins, mauvaises relations au sein de
l’entreprise, cas de suicides au travail, etc.), à propos desquelles ils expriment leur
insatisfaction et leur saturation (« ras-le-bol », « marre de la grosse société », « refus de

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travailler dans une grande entreprise », etc.). La création d’entreprise répond, a contrario, à
leur aspiration à une plus grande indépendance (« ne plus avoir à rendre des comptes »,
« éviter la routine ») qui explique leur refus de chercher un nouvel emploi dans une
entreprise similaire.
10 Les plans sociaux, licenciements économiques ou dispositifs d’essaimage 4, qui offrent
des ressources financières – indemnités, maintien du salaire, possibilité de
réintégration –, constituent à la fois un filet de sécurité et un soutien aux
investissements dans la nouvelle activité. Ils sont saisis comme des opportunités pour
partir et faire autre chose. Les dirigeants que nous avons rencontrés ont ainsi
expérimenté l’ensemble des voies de sortie disponibles, y compris la démission. Lors de
leur mobilité, ils cherchent à concilier un désir d’autonomie et de sécurité – par la
réalisation d’un projet personnel ou familial qui va leur permettre de s’assurer un
revenu – et l’aspiration à une nouvelle qualité de vie et de travail : la grande entreprise
n’apparaît plus en mesure de leur garantir tout cela, si bien que ce sont les petites
structures qu’ils projettent de créer qui portent désormais leurs aspirations. On rejoint
ici des observations faites par ailleurs (POCHIC, 2001), qui montrent que les cadres
reportent les attributs classiques de leur emploi passé en entreprise 5 sur leurs attentes
liées à la création d’entreprise. C’est pourquoi, lors des entretiens, ces dirigeants n’ont
pas exprimé de sentiment de déclassement par rapport à leur position professionnelle
antérieure. Même si certains nous ont indiqué que leurs revenus actuels sont inférieurs
à ceux qu’ils avaient auparavant, les gains en termes de conditions de vie et de travail,
l’amélioration de la visibilité sur leur avenir, la pratique d’une activité socialement et
symboliquement valorisée (écologie, énergies renouvelables, travail indépendant, etc.)
développée à leur initiative et non par défaut, semblent, à tout le moins dans leurs
discours, compenser les pertes pécuniaires.

Sortir de l’expérience des licenciements à répétition et des logiques financières

11 Créer son entreprise est, pour François, la voie qu’il a privilégiée pour sortir de la
difficile expérience des licenciements à répétition qu’il a connus en tant que directeur
technique du bureau d’étude d’une multinationale de la microélectronique. Il a en effet
été licencié une première fois en 2003 puis, après une succession de rachats, il l’a été à
nouveau en 2008. La création d’une entreprise, nous dit-il, c’est aussi s’assurer d’une
meilleure projection dans le temps, qui n’est plus permise par la situation de
perpétuelle instabilité et d’incertitude inhérente à l’entreprise multinationale dans
laquelle il était. De la même manière, le refus des logiques financières dictées par les
actionnaires et la crainte de connaître le chômage sont les motivations exprimées par
Pierre pour lancer sa société. Salarié d’un groupe de semi-conducteurs, il quitte son
emploi dans le cadre d’un plan de départs volontaires en 2002. Il rejoint un autre
groupe, cette fois dans l’instrumentation, qui finit par être racheté ; or ce que lui
proposent les nouveaux actionnaires, explique-t-il, ne lui convient pas. Par ailleurs, il
pense que l’avenir des hautes technologies se situe désormais davantage dans les pays
émergents qu’en Europe, ce qui lui fait craindre de se retrouver, à terme, au chômage.
Par deux fois, il quitte ainsi son emploi dans des conditions financières qu’il présente
comme intéressantes :
« Je savais que la haute technologie, c’était mort, et qu’avec tous les Indiens,
Roumains ou Russes qu’on forme, l’ingénieur, il a plus vraiment sa place, ou, enfin,
il l’aura plus dans vingt ans. Moi, j’ai 40 ans, je vais bosser jusqu’à 65 voire 70 peut-

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être ; donc, si c’est pour me retrouver au chômage comme mes aînés dans cinq ou
dix ans, ça m’intéressait pas. Deuxièmement, à deux reprises, j’ai dû quitter mon
entreprise parce qu’on m’en a offert la possibilité dans des conditions financières
intéressantes ; donc, j’en ai profité, j’ai utilisé cet argent pour construire une
extension chez moi, que je loue. Je l’ai construite dans deux buts : parce que c’était
ma passion, le bricolage ; et parce que, c’était, je pense, financièrement là où je
pouvais mettre mon argent le plus sûrement, c’est-à-dire que derrière je pouvais
louer, ça me rapportait une rente. »

« Quitter un truc que je ne supportais plus »

12 Éric quitte l’entreprise de télécommunications où il travaille au service client et à la


formation du personnel après avoir décidé de bénéficier d’un dispositif d’essaimage
dont l’objectif était d’inciter au départ certaines catégories de salariés, principalement
les fonctionnaires recrutés du temps où l’entreprise était publique. Lui-même n’est pas
directement visé car il a été embauché en contrat à durée indéterminée (CDI) de droit
privé. Le dispositif lui permet de percevoir son salaire pendant un an avec la possibilité
de réintégrer l’entreprise pendant cinq ans. Par ailleurs, il a droit à un congé individuel
de formation financé par le Fongecif. Mais, d’après lui, c’est surtout le climat qui
régnait au sein de l’entreprise – notamment suite à son entrée dans le secteur privé qui
a conduit agents de la fonction publique et salariés de droit privé à se côtoyer – qui a
motivé son souhait de partir :
« Il y avait une porte ouverte qui s’appelait essaimage ; donc j’ai fait déjà un
Fongecif, je me suis adressé au Fongecif, ensuite je me suis lancé. […] Au départ
c’était pour les fonctionnaires et pas pour les contractuels ; c’était autorisé pour les
contractuels mais l’objectif, c’était de dégraisser. En fait, c’est pas moi qui devais
partir. […] Je ne quittais pas un truc que je ne supportais plus pour me retrouver
salarié d’une autre boîte, ça n’avait aucun intérêt. Donc l’idée c’était de me
lancer… »

Servir des projets familiaux et une meilleure qualité de vie

13 Pascal et Philippe sont deux amis qui se sont rencontrés dans leur ancien emploi. Le
premier, Pascal, travaillait dans le technocentre d’une grande entreprise de l’industrie
automobile, en région parisienne. Il démissionne pour rejoindre Philippe, déjà installé
en Provence, dont la société de géothermie récemment créée lui assure un emploi (« De
toute façon, il y avait du taf »). Philippe, quant à lui, travaillait dans un bureau d’études lié
à une société d’aéronautique et prestataire du technocentre. Il démissionne pour suivre
son épouse infirmière, qui a obtenu une mutation dans le Sud. Ce motif lui permet de
bénéficier des allocations chômage et d’une formation. Pascal évoque pour sa part des
arguments de qualité de vie et le projet de construire une maison, projet qui était
inaccessible en région parisienne :
« J’ai débarqué ici, parce que dix ans de Paris, dix ans de technocentre, je saturais ;
donc je voulais voir un autre volet […], j’en avais marre. On avait le projet de
construire, mais dans la région parisienne, ce n’est pas possible ou trop loin du lieu
de travail ; il fallait faire des kilomètres et des kilomètres pour faire construire une
petite maison […]. Ras le bol de ces grosses entreprises et essayer autre chose ; donc
on a fait bingo, on a dit : “Allez on y va” ; avec ma femme, on était à 200 % pour
partir ; bon on essaie, on verra. »
14 Sa femme, alors employée en région parisienne chez un loueur automobile, pose sa
démission en même temps que lui.

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15 Ce sont aussi des arguments d’ordre familial et de qualité de vie qu’évoque Daniel qui,
dans son emploi précédent, était amené à travailler neuf mois sur douze à l’étranger :
« Ma femme m’a dit : “Je n’ai pas épousé un fantôme.” Alors j’ai décidé de rester sur place. »
16 Plus largement, chez tous les entrepreneurs rencontrés, la mobilité professionnelle
s’articule à un ancrage territorial particulièrement marqué. Il concerne aussi bien ceux
qui se sont récemment installés sur le territoire (et pour lesquels mobilité
professionnelle et mobilité géographique se confondent) que ceux qui, anciens salariés
d’entreprises implantées localement, résidaient déjà sur le territoire. En couple, ces
entrepreneurs souhaitent accéder à la propriété individuelle, ce qui a une incidence sur
les choix qu’ils opèrent dans le cadre de leurs projets professionnels (volonté de rester
sur le territoire). Il est d’ailleurs remarquable que, à la question « Pourquoi avez-vous
installé votre entreprise sur une commune du bassin minier ? », la plupart répondent
que c’est parce qu’ils y habitent (la résidence familiale est généralement le siège de
l’entreprise, notamment parce qu’ils n’ont pas les moyens de louer un local
professionnel). Ces projets professionnels ont ainsi une forte dimension familiale : soit
que la mobilité s’inscrive dans un projet familial explicite comme dans l’exemple de
Pascal et de Philippe ci-dessus, où les deux conjointes sont concernées par la mobilité ;
soit qu’elles aient été associées à la décision et la soutiennent en assurant, par leur
emploi, une rentrée financière régulière (c’est le cas pour Éric dont l’épouse est
employée de banque) et/ou en prenant en charge les tâches de gestion (l’épouse de
Grégory, employée dans une entreprise locale d’informatique, assure le travail
administratif). Dans un seul cas toutefois, celui de Denis, l’épouse est associée et
travaille avec lui dans l’entreprise. Comme d’autres travaux l’ont montré, le rôle du
conjoint, ici celui de l’épouse, est primordial au moment où est prise la décision
d’installation : son aval est déterminant en même temps que sa position dans le
ménage, inactive ou salariée, conditionne le type de soutien qu’elle sera en mesure
d’apporter6.

Les énergies renouvelables comme opportunité

17 Le développement du marché des énergies renouvelables est l’autre opportunité sur


laquelle ces « néo-entrepreneurs » se sont appuyés pour servir leur projet de mobilité.
Il leur a permis de combiner rentabilité économique, régularité de revenu et aspiration
à gagner en autonomie à travers la création d’une entreprise. Ainsi, Sébastien déclare
avoir réalisé, en 2005, une étude d’opportunité qui lui a révélé « que tous les voyants
étaient au vert concernant le photovoltaïque », ce qui l’a décidé à lancer son entreprise.
Pierre remarque que « dans le bâtiment, on a toujours besoin de monde » et que, du fait des
nouvelles réglementations, comme « trente et un millions de maisons sont à reprendre en
France, il y a du travail pour trente ans ». Il avait par ailleurs testé et confirmé son envie en
construisant sa propre maison. Éric, quant à lui, souhaitait s’installer comme artisan.
En mettant en regard les études qu’il avait faites, sa formation et le marché (« dans le
bâtiment, il y a du boulot »), il s’est rendu compte que deux possibilités s’offraient à lui :
électricité et plomberie. N’étant pas bon en électricité, dit-il, il a opté pour la
plomberie.
18 Nouveaux venus dans ces activités, afin de pouvoir les exercer, ils ont dû acquérir des
compétences qu’ils ne possédaient pas. Dans ce domaine aussi, les dispositifs de sortie
des grandes entreprises ont servi de tremplin en leur apportant les ressources

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nécessaires à travers, notamment, les possibilités de formation et les aides à la


reconversion qui leur sont associées.

Des ex-salariés en reconversion

19 Pour les anciens salariés rencontrés, il a fallu acquérir les compétences techniques des
métiers concernés : sur les énergies renouvelables, mais aussi plus largement sur la
construction de bâtiment, où de nombreuses connaissances sont nécessaires pour les
travaux de plomberie, chauffage, couverture, etc. Parallèlement, ils ont dû se former à
tout ce qui relève de la conduite d’une entreprise : gestion et cadre réglementaire liés à
l’inscription au registre des métiers pour les entreprises artisanales, inscription pour
laquelle est exigée la détention d’un diplôme professionnel attestant la qualification de
l’artisan dans le métier exercé.
20 Les « néo-entrepreneurs » ont largement mobilisé les dispositifs publics qui ont
encadré leur départ de leur entreprise en restructuration. Plusieurs d’entre eux, en
effet, ont bénéficié de formations dans le cadre de dispositifs de reconversion en tant
que demandeurs d’emploi ou bien via les dispositifs d’essaimage (congé individuel de
formation). Trois d’entre eux ont obtenu des diplômes de l’enseignement supérieur par
cette voie, dans des spécialités orientées vers la gestion de l’entreprise : DESS (diplôme
d’études supérieures spécialisées) finance, DESS communication et licence de gestion.
Trois autres ont suivi des formations conduisant à des certifications professionnelles
leur permettant de s’inscrire au registre des métiers. C’est le cas de Pierre, qui a passé
un CAP d’installateur en solaire thermique grâce à une formation récemment mise en
place par le Greta7 d’un lycée d’une commune voisine dans le cadre du plan régional de
formation professionnelle financé par le conseil régional et ouvert aux demandeurs
d’emploi. De même, Éric a décroché un CAP de plombier chauffagiste et Pascal a passé
un baccalauréat professionnel en génie climatique à l’Afpa (Association nationale pour
la formation professionnelle des adultes).
21 Ainsi, phénomène relativement inédit en France, des salariés hautement qualifiés et
titulaires de diplômes de l’enseignement supérieur sont amenés à préparer des
diplômes des premiers niveaux de l’enseignement professionnel. Pour autant, leur
formation initiale, tout comme l’expérience professionnelle qu’ils ont acquise dans les
grandes entreprises dans lesquelles ils ont exercé ne sont pas sans utilité dans leur
nouvelle activité. Leurs connaissances sont mobilisées de différentes façons, qu’ils
s’agissent des compétences techniques acquises lors de leur formation initiale
(électrotechnique, électronique, génie climatique, génie électrique) qui sont réutilisées
dans le domaine des énergies renouvelables, ou de leurs compétences en informatique
particulièrement utiles pour la gestion des stocks et la création de sites internet ou
encore, de leurs capacités à se documenter et à monter les dossiers permettant à leurs
clients d’accéder aux aides à l’installation.
22 En outre, ils ont dû acquérir les certifications Qualit’ENR nécessaires pour que leurs
clients puissent bénéficier des aides publiques. En effet, les aides des collectivités
locales ne peuvent être versées que si les clients font appel à des professionnels
possédant cette reconnaissance, gage officiel de leur compétence, également fortement
recommandée pour les aides nationales.
23 Tous les enquêtés insistent sur le rôle important joué par les fournisseurs de matériel
dans l’acquisition des connaissances techniques. La formation sur le tas, évoquée par la

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plupart des dirigeants rencontrés, est une autre voie, souvent complémentaire. Pour
plusieurs d’entre eux, et particulièrement quand ces dirigeants font partie de ménages
accédant à la propriété individuelle, la construction de leur maison leur a donné
l’occasion d’acquérir différentes techniques (couverture, charpente, électricité,
plomberie, etc.) ; l’installation à leur domicile de différents équipements en énergies
renouvelables leur a permis de tester le matériel et leurs propres compétences ; enfin,
ils ont pu évaluer techniques et produits par les diverses activités de bricolage
auxquelles ils se sont livrés. Les expériences professionnelles ponctuelles qu’ils ont pu
faire après avoir quitté leurs entreprises initiales, en tant que salariés ou en tant que
stagiaires, ont aussi été des occasions de se former : Denis a été employé comme
commercial dans une entreprise d’installation en énergie solaire, si bien qu’il a pu
participer à différents chantiers en compagnie du plombier de l’entreprise ; Daniel a
travaillé avec un ami à la pose de cuisines et effectuait les travaux de plomberie ; Pascal
a appris sur le tas, dans la société de géothermie créée par Philippe ; avant de créer sa
propre société, Grégory a été employé pendant quelque temps dans une entreprise
d’installation de panneaux photovoltaïques.

Des mobilités au carrefour d’un ensemble de facteurs


24 Au-delà de ces cas individuels, certes peu nombreux mais concentrés du point de vue de
l’implantation géographique et des trajectoires socioprofessionnelles, des tendances
plus générales dont ils sont, pour partie, le produit et le révélateur, semblent à l’œuvre.
Les trajectoires de sortie de la grande entreprise débouchant sur la création de petites
structures sont rendues possibles et prennent leur sens en raison de l’articulation entre
un ensemble de facteurs. D’une part, les transformations des systèmes productifs et
d’emploi – s’y conjuguent les stratégies des grandes entreprises et les orientations des
politiques publiques en la matière – se combinent ici avec la montée des
préoccupations environnementales dans la société et les mesures de soutien à la
« transition énergétique », qui ont ouvert de nouvelles opportunités de marché. D’autre
part, dans un contexte de chômage de masse et de recomposition du salariat, les
conditions sont propices au réinvestissement du travail indépendant, notamment sous
la forme de l’entreprise artisanale.

Restructurations, incitations au départ volontaire et


réinvestissement du travail indépendant

25 Si la dégradation des conditions de travail et d’emploi associée aux restructurations en


continu conduit certains salariés sur la voie de l’« exit », cette décision trouve un écho
particulier dans les dispositifs mis en place par les directions pour se séparer des
salariés et gérer les sureffectifs.
26 En plus des plans sociaux engageant des licenciements économiques collectifs, les
procédures mises en œuvre sont de plus en plus variées et individualisées avec,
notamment, la possibilité de « rupture conventionnelle » autorisée par la loi
n° 2008-596 « portant modernisation du marché du travail » ou encore l’appel aux
départs volontaires dans le cadre des « plans de sauvegarde de l’emploi » (nouvelle
appellation des « plans sociaux ») qui prévoient la réduction des effectifs ( KERBOURC’H,
2007 ; BEAUJOLIN-BELLET et al., 2012). La « rupture conventionnelle » est une rupture du

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contrat de travail qui se fait d’un commun accord entre le salarié et l’employeur, et qui
permet au salarié de percevoir les allocations chômage, contrairement à la démission.
De la même façon, dans les dispositifs de départs volontaires, qui se sont fortement
développés dans les années récentes (BEAUJOLIN-BELLET et al., 2012), l’accès aux droits et
indemnités attachés au licenciement pour motif économique est assuré : indemnités de
départ et allocations de chômage, accompagnement à la reconversion (formation, aide
à la création d’entreprise), etc.
27 Des travaux ont montré que le « succès » rencontré par les dispositifs de départs
volontaires tient au fait que cette procédure combine tout à la fois les visées des
entreprises et l’aspiration de certains salariés, dès lors que ceux-ci peuvent partir en
ayant accès à certaines garanties, notamment sur le plan financier. Les départs
volontaires n’ont certes pas la même résonance ni les mêmes conséquences pour les
salariés selon leur niveau de qualification, leur âge ou leur secteur d’activité. Ils
permettent cependant à des motivations individuelles exprimées par nombre d’entre
eux de se concrétiser, ce qui laisse penser qu’ils peuvent être vécus comme une
occasion de fuir l’entreprise et le mal-être au travail et/ou comme une opportunité de
réaliser un projet professionnel de reconversion tout en profitant des mesures
d’accompagnement et des indemnités prévues à cet effet (BOURGUIGNON, GARAUDEL, 2012).
28 La création d’entreprise et, plus largement, la sortie du salariat vers le travail
indépendant, peut constituer une voie de reconversion pour ces ex-salariés. Elle trouve
un écho particulièrement favorable dans les périodes de chômage et/ou de dégradation
des conditions d’emploi. Elle a par ailleurs bénéficié, depuis les années 1980, à la fois du
regain d’intérêt accordé, dans les représentations sociales, à l’entreprise et à
l’entrepreneuriat et d’incitations nouvelles dans le cadre de la politique publique de
l’emploi. En effet, à partir de la fin des années 1970, la puissance publique a considéré la
création d’entreprise comme étant à même de servir un double objectif : la
redynamisation du tissu productif (notamment à travers le soutien aux petites
entreprises) afin de favoriser la création d’emplois et, partant, la lutte contre le
chômage. Des dispositifs de différents types ont été mis en place pour faciliter la
création d’entreprise, via le soutien financier et les incitations fiscales, la facilitation
des démarches, la définition de nouveaux cadres juridiques ainsi que
l’accompagnement des porteurs de projet (plateformes d’initiatives locales, couveuses
d’entreprises, etc.). Les demandeurs d’emploi ont été une cible privilégiée de ces
dispositifs, dans une histoire qui compte désormais plusieurs décennies comme le
montre Fanny DARBUS (2008). À la fin des années 1970, avec l’installation du chômage de
masse, le lancement de l’Accre (aide aux demandeurs d’emploi créant ou reprenant une
entreprise, ouverte aux demandeurs d’emploi susceptibles d’être indemnisés) témoigne
d’une volonté de « promotion institutionnelle de l’auto-emploi ». Par la suite, dans les
années 2000, il s’agit de mettre sur pied des dispositifs dont l’objectif est la
« sécurisation » et l’aménagement des transitions professionnelles, du chômage vers
l’entrepreneuriat. Pour cela, les aides sont accordées aux demandeurs d’emploi
porteurs de projet à condition qu’ils aient recours aux services d’accompagnement ;
dans le même temps, ils ont la possibilité de cumuler les revenus de leur nouvelle
activité avec les minima sociaux ou les indemnités chômage. Dans ce sens, le Cape
(contrat d’appui au projet d’entreprise) instauré en 2003 par la loi « Dutreil » vise à
faciliter la transition vers l’entrepreneuriat à travers des aménagements administratifs,
juridiques et fiscaux (selon les cas, maintien de l’affiliation au régime de protection

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sociale des salariés ; maintien de la perception des revenus de transferts sociaux)


(DARBUS, 2008).
29 Le renouvellement de l’artisanat est en quelque sorte une conséquence et un révélateur
de cette conjonction entre projets individuels de reconversion et incitations,
institutionnelle et symbolique, à la création d’entreprise. Depuis les années 1980,
l’artisanat est en effet traversé par de nouvelles dynamiques. D’une part, il a lui-même
fait l’objet d’aménagements administratifs, juridiques et fiscaux visant à faciliter les
installations. De l’autre, il a été investi par de nouveaux profils de travailleurs. Comme
le fait ressortir Caroline MAZAUD (2012), alors qu’il constituait traditionnellement une
filière de promotion ouvrière, il voit aujourd’hui son recrutement s’élargir et les profils
de ses dirigeants se diversifier dans la mesure où il représente désormais « un filet de
sécurité pour des reconvertis issus des classes moyennes » et attire des populations
plus diplômées, par exemple d’ex-cadres de l’industrie ou des services, en reconversion
professionnelle, ayant quitté leur emploi à l’occasion d’un plan social. Pour l’auteure,
les mobilités initiées par ces nouveaux entrants témoignent tout à la fois d’un
« désenchantement » par rapport au contexte dans lequel ils ont évolué jusqu’alors (la
grande entreprise entre autres), des dégradations subies par la condition salariale
(incertitude, crainte du chômage) et d’un désir de changement de leurs conditions
d’emploi et de travail.
30 Ainsi, l’artisanat est devenu attractif pour des personnes en quête de mobilité, qu’il
s’agisse d’anciens cadres d’entreprises en rupture avec leur vie professionnelle
précédente ou de salariés en cours de carrière qui s’engagent dans un second métier
(LEGROS, 2009)8. Ils sont motivés tout à la fois par un désir d’indépendance et celui de ne
plus être soumis à la hiérarchie ; ils souhaitent également échapper au stress des
objectifs à atteindre et aux critères de rentabilité « sans foi ni loi », en même temps que
vivre une « passion » ou se lancer dans une « aventure », même si la réalité qu’ils
rencontrent une fois installés ne correspond que très partiellement à leurs attentes.
Dans le secteur de la construction, les énergies renouvelables ont largement contribué
à ce mouvement. Elles ont été à l’origine d’une modification de la sociologie des
professions et métiers concernés. Les installateurs/mainteneurs, assembleurs et
techniciens en énergies renouvelables sont en partie venus supplanter les métiers
traditionnels de plombier/chauffagiste, électricien, frigoriste, couvreur, etc.
(COLOMBARD-PROUST et al., 2007). Attirés par le travail indépendant et les énergies
renouvelables qui bénéficient d’une représentation valorisée et valorisante, de
nouveaux profils d’entrepreneurs ont investi le secteur.

La transition énergétique : opportunités économiques, politiques


publiques et dynamiques entrepreneuriales

31 Dans les trajectoires de mobilité étudiées ici, les impacts des transformations des tissus
productifs, des stratégies des entreprises et des modes de gestion de l’emploi ont
« rencontré » les opportunités économiques ouvertes par la montée des préoccupations
environnementales dans la société et la volonté politique d’organiser la « transition
énergétique ». Ces dernières ont en effet contribué à l’émergence de nouveaux marchés
et de nouvelles activités, comme l’installation d’équipements en énergies
renouvelables, dont se sont emparés les « néo-entrepreneurs » de notre échantillon
pour réaliser leur projet de création d’entreprise.

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32 Ces perspectives économiques s’expliquent largement par les politiques publiques


mises en place en matière environnementale à partir de la seconde moitié des années
2000. L’État a joué un rôle prépondérant de trois manières : en incitant (création d’une
demande) ; en soutenant financièrement (solvabilisation de la demande) ; et en
réglementant (prescriptions normatives, orientation des activités). C’est avec le
lancement du « Grenelle de l’environnement » à la fin de l’année 2007 que cette
politique prend toute son ampleur. Cette consultation a débouché sur un ensemble
législatif aux implications directes en matière économique, qui s’articule autour de
mesures visant à une plus grande maîtrise de la consommation énergétique et à la
réduction du recours aux énergies fossiles au profit des énergies renouvelables ; la loi
dite « Grenelle 1 » (votée en 2009) établit une série d’objectifs à atteindre d’ici 2020.
Avec la « croissance verte » (nouvelles activités et « verdissement » des activités
existantes) et le besoin de réponses aux problématiques environnementales (traitement
des déchets, dépollution, etc.), la transition énergétique apparaît comme un gisement
pour la création d’activité et d’emplois dans l’avenir, particulièrement dans le secteur
de la construction, directement impliqué par ces nouvelles politiques 9.
33 La réduction attendue des dépenses énergétiques implique en effet la rénovation
thermique des bâtiments et de nouvelles normes et réglementations pour les
constructions neuves (réglementation thermique, performance énergétique, bâtiments
basse consommation, etc.) ou encore, le développement du recours aux énergies
renouvelables. Des mesures financières incitatives en direction des particuliers
accompagnent ces prescriptions : l’éco-prêt à taux zéro dont le but est de favoriser la
réalisation d’un ensemble de travaux en vue d’améliorer la performance énergétique
des habitations (comme, par exemple, l’isolation des murs et l’équipement en chauffe-
eau solaire) ; le crédit d’impôt pour l’installation d’équipements en énergies
renouvelables (solaire, bois, pompes à chaleur, etc.), pour les travaux d’isolation, etc. ; la
TVA (taxe sur la valeur ajoutée) à 5,5 % pour ce type de travaux ; etc. La production
directe d’énergie par les particuliers est fortement encouragée, notamment par la
subvention à l’installation de panneaux photovoltaïques en toiture, la revente
d’électricité à EDF se faisant selon un tarif incitatif. Ces dispositifs sont cumulables et,
selon les pouvoirs publics, peuvent dans certains cas permettre de subventionner les
travaux à hauteur de 50 % de leur coût. Certaines collectivités locales complètent les
aides de l’État et viennent abonder la subvention de certains équipements (l’installation
de chauffe-eau solaire par exemple).
34 L’incitation au recours à des professionnels labellisés traduit la volonté des pouvoirs
publics de réguler, un tant soit peu, l’entrée d’entreprises sur un marché qui, au
moment où ces mesures ont été mises en place, a attiré de nombreux candidats et a
connu des problèmes de qualité récurrents10. De même, le moratoire de décembre 2010
sur la production d’électricité photovoltaïque (en direction cependant des seuls
bâtiments professionnels et édifices publics, les particuliers n’étant pas concernés) et
l’instauration d’un nouveau cadre de régulation (système d’appels d’offres et
d’autorisation, réduction du tarif de revente) témoignent des efforts de la puissance
publique pour mettre de l’ordre dans cette activité émergente à la croissance jugée
anarchique. Enfin, les conditions d’obtention des aides aux particuliers se sont durcies
et ont fait l’objet de nouvelles clauses (performance et types d’équipements), tandis que
dans le contexte récent de la crise, certaines collectivités locales ont décidé de
supprimer leurs subventions. Ainsi, le marché qui était apparu comme

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particulièrement porteur et avait suscité l’intérêt de nombreuses entreprises a vu les


conditions d’exercice des entreprises du domaine rapidement modifiées. Certaines se
sont donc retirées (c’est notamment le cas d’artisans du bâtiment qui ont tenté de
compléter leur offre en se lançant dans l’installation d’équipements en énergies
renouvelables). D’autres, spécialement créées pour cette activité, ont disparu, comme
nous le verrons plus bas.
35 C’est dans ce cadre général, où le rôle de l’État apparaît structurant tant par sa capacité
à faire apparaître de nouveaux débouchés économiques qu’à définir les conditions
d’exercice des activités ainsi créées et les conduites économiques compétitives
(FLIGSTEIN, 2005 ; BOURDIEU, 2000), que se déploie l’activité des néo-entrepreneurs, entre
opportunités, réglementation et régulations, ouverture et réduction des aides,
fluctuations des politiques publiques. C’est aussi au niveau des territoires dans lesquels
ils sont installés que ces mobilités prennent leur sens, et particulièrement dans les
dynamiques territoriales confrontées à des reconfigurations productives, politico-
administratives et sociodémographiques, qui constituent tout à la fois un contexte de
contraintes, d’opportunités et de ressources.

Dynamiques territoriales et ressources locales

36 Le bassin minier de Provence possède une histoire industrielle liée à l’énergie : pendant
plus d’un siècle, l’exploitation de mines de lignite y alimentait, notamment, une
centrale thermique. Son exploitation est définitivement arrêtée en 2003, mais elle a été
anticipée de longue date par Charbonnages de France, gestionnaire du site, à travers un
ensemble d’incitations à l’implantation de nouvelles entreprises dès la fin des années
1970 puis, par les pouvoirs publics, qui ont mis en œuvre une stratégie explicite de
reconversion à partir du milieu des années 1980. Ces efforts, en particulier via la
création de zones d’activité et le déploiement du fonds d’industrialisation des bassins
miniers, ont été guidés par une volonté de réindustrialisation du territoire. Ils ont
favorisé l’émergence d’un tissu industriel de haute technologie avec l’installation
fortement soutenue par des aides publiques (GARNIER, LANCIANO, 2004) d’établissements
de multinationales de la microélectronique dans une de ces zones. La transition
productive du territoire, d’activités organisées autour de l’industrie lourde (extraction
minière, transformation du minerai, production d’électricité) aux nouveaux secteurs
industriels de haute technologie, a ainsi bien eu lieu. Cette reconversion a pour
conséquence non seulement l’évolution de la composition sectorielle des activités mais
aussi celle de la population active ayant un emploi dans les communes du bassin, dont
la vocation résidentielle devient plus marquée (accession à la propriété en habitat
pavillonnaire)11.
37 Les entreprises dans le domaine de l’installation d’équipements en énergies
renouvelables ont pour partie été créées, comme nous l’avons dit, par d’anciens cadres,
ingénieurs et techniciens, auparavant salariés des grandes entreprises de la
microélectronique implantées sur le bassin mais aussi dans les territoires voisins,
comme celui d’Aubagne-La Ciotat. Celui-ci a lui-même été l’objet d’une reconversion
suite à la fermeture des chantiers navals et a bénéficié de fonds qui ont permis
l’implantation de nouvelles zones d’activité (GARNIER et al., 2004). Ainsi, les mobilités des
néo-entrepreneurs s’inscrivent dans le cadre des reconfigurations productives
protéiformes de ces territoires : à la suite de la reconversion du bassin, qui se traduit

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par l’implantation de nouvelles activités venues compenser la fermeture des anciennes


industries ; aussi, ensuite, au travers des processus continus de restructuration
caractérisant les nouvelles activités. Certains des « néo-entrepreneurs » rencontrés
ont, quant à eux, choisi de lancer leur entreprise sur le bassin minier de Provence car la
vocation résidentielle du territoire, elle-même associée aux reconfigurations
productives, leur permet de trouver des débouchés pour leur activité.
38 Sur le plan territorial, les mobilités observées ont lieu sur l’ensemble de l’aire urbaine
de Marseille-Aix-en-Provence, qui fournit un ensemble de ressources. Avec 1,6 million
d’habitants et plus de quatre-vingts communes autour des deux grandes villes, se
développent en périphérie des centres urbains de vastes zones à vocation résidentielle
dédiées à l’habitat pavillonnaire. Ces zones de déconcentration urbaine, qui
connaissent une croissance rapide, offrent un vaste marché pour les spécialistes de la
construction, notamment dans les énergies renouvelables : les particuliers y sont
nombreux à demander l’implantation de panneaux photovoltaïques en toiture et/ou
l’installation de chauffage et chauffe-eau fonctionnant avec des énergies vertes.
39 Le conseil régional a mis en place un ensemble de mesures et de dispositifs s’adressant
aux entreprises dont l’objectif est de structurer une filière à même de répondre à la
demande, en particulier dans le secteur de la construction. Ainsi, le Pôle régional
d’innovation et de développement économique solidaire (Pridès) dédié au bâtiment
durable en Méditerranée, créé en 2008, se présente comme « un regroupement
interprofessionnel d’acteurs du bâtiment engagés sur la voie du développement
durable12 » regroupant plus de deux cents adhérents (maîtres d’ouvrage et maîtres
d’œuvre, entreprises et artisans, organismes de formation, organisations
professionnelles, syndicats, chambres consulaires, centres de ressources). Sa mission
consiste à développer les activités et la compétitivité des entreprises régionales de la
construction « en les accompagnant dans la mutation de leurs pratiques vers l’action
durable, par la montée en qualité et en quantité des opérations bâtiments durables
méditerranéens, à travers un réseau interprofessionnel13 ». D’autres dispositifs
poursuivent des objectifs similaires en direction des entreprises de la construction :
accompagnement technique et financier des projets de lutte contre le changement
climatique et d’amélioration de la gestion de l’énergie ; divers soutiens à la filière pour
favoriser la création d’emplois grâce aux activités de rénovation thermique 14. Dans le
même sens, des actions sont mises en œuvre pour inciter les petites entreprises à se
regrouper afin d’être en mesure de proposer une offre globale. Une formation
d’« installateur mainteneur en systèmes solaires et photovoltaïques », ouverte aux
demandeurs d’emploi, a été mise en place de 2006 à 2008 dans le cadre du plan régional
de formation et a accueilli une quinzaine de stagiaires par promotion. Cette initiative
faisait suite au constat de divers acteurs locaux (élus, mission locale, professionnels,
Greta, etc.) d’une carence en compétences et en offre locale de formation pour faire face
à la montée des besoins en main-d’œuvre suscités par la croissance de l’activité.
40 Tous ces éléments ont joué dans la dynamique de création de petites unités
installatrices d’équipements en énergies renouvelables sur ce territoire. Ils ont en effet
constitué le creuset de ressources et opportunités sur lesquelles les « néo-
entrepreneurs » du secteur se sont appuyés. Pour autant, leurs trajectoires et profils ne
sont pas identiques : tous n’ont pas la possibilité d’avoir accès à ces ressources ou la
capacité de s’en saisir.

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Entre « solaristes » et « néo-artisans » : des profils


différenciés
41 Au-delà des traits partagés par les néo-entrepreneurs rencontrés, s’observent certaines
différences. Celles-ci tiennent à leurs caractéristiques, notamment aux niveaux de
diplômes et aux fonctions occupées antérieurement ; à la composition et à la
conception de l’activité de l’entreprise ; aux valeurs et positionnements affichés ; aux
réseaux dans lesquels ils sont insérés, etc. Deux profils d’entrepreneurs se dessinent :
les « solaristes » et les « néo-artisans »15.
42 Ici, le capital scolaire et la position professionnelle passée déterminent en partie les
ressources des uns et des autres ainsi que leurs capacités à se saisir de nouvelles
opportunités pour mettre en place leur projet et déployer leur activité. Ces ressources
leur ouvrent en quelque sorte un champ des possibles, par exemple sur ce qui paraît
envisageable ou réalisable et sur les moyens disponibles pour atteindre leurs objectifs,
qui n’est pas le même dans les deux cas. Elles orientent la façon dont l’activité de
l’entreprise est conçue et organisée. Par ailleurs, pour ces nouveaux venus à la fois dans
un secteur et une activité, des processus de construction identitaire sont à l’œuvre qui
suivent des voies différenciées : ainsi, ils s’identifient aux groupes professionnels
existants ou prennent leurs distances vis-à-vis d’eux de différentes manières selon les
individus, de même qu’ils ne s’insèrent pas nécessairement dans les mêmes réseaux
d’appartenance.

Capital scolaire et trajectoire antérieure

43 Les « solaristes » – Frédéric, Sébastien, François et Pierre – ont un niveau de formation


supérieur à celui des « néo-artisans ». Ils sont titulaires de diplômes d’ingénieurs et de
troisième cycle universitaire (bac + 5, doctorat). Ils ont occupé des postes à haute
responsabilité (responsable de la production et directeur adjoint d’une PME, cadre
d’une multinationale de l’informatique, directeur technique européen d’un bureau
d’études, chef de produit et consultant marketing). Les « néo-artisans » – Denis, Daniel,
Éric, Pascal, Philippe, Christophe et Grégory – sont des diplômés de l’enseignement
supérieur court (BTS, DUT) ou de niveau bac + 4 (maîtrise) ; seul l’un d’entre eux est de
niveau bac + 5 (diplômé d’une école de commerce). Ils ont exercé des fonctions
engageant plutôt un profil technique (responsable de service, chef d’atelier,
responsable de la maintenance, techniciens dans des bureaux d’études,
électrotechnicien).
44 Toutes les entreprises combinent différentes activités au sein même du domaine des
énergies renouvelables ou, plus largement, en articulant l’installation d’équipements
en énergies renouvelables avec d’autres sources de revenu. Cette polyvalence et cette
diversification de l’activité résultent des stratégies mises en œuvre par les dirigeants
pour assurer la pérennité de l’entreprise, qu’elles soient pensées d’emblée au moment
de la création et/ou qu’elles résultent de réajustements en cours de route (notamment
pour faire face à la réduction des aides et incitations publiques). Cependant, les ressorts
de ces stratégies, les choix opérés, les possibilités qui sont offertes et les perspectives
envisagées par les chefs d’entreprise ne sont pas tout à fait les mêmes pour les deux
profils.

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45 Ainsi, les « néo-artisans », s’appuient principalement sur les activités traditionnelles du


secteur de la construction, tout en élargissant la gamme de leurs services en proposant
l’installation d’équipements en énergies renouvelables.
46 Daniel réalise des installations en solaire thermique et se spécialise dans les chaudières
à granulés bois, qu’il considère comme un créneau encore peu exploré et d’avenir. Dès
la création de son entreprise, il a développé une activité de plomberie classique qui
l’occupe durant la période pendant laquelle les demandes en chauffage ralentissent.
Pascal et Philippe ont, eux aussi, une activité classique de plomberie (neuf, rénovation
et dépannage d’urgence) et de chauffagiste (électrique notamment) à laquelle ils
associent différents types d’installations (solaire thermique, pompes à chaleur,
géothermie, récupération des eaux de pluie). Denis et Daniel ont principalement élargi
leur gamme de produits et intégré d’autres sources d’énergies que le solaire : les
chaudières à granulés bois représentent 99 % de l’activité du premier, le 1 % restant
étant assuré par le solaire thermique ; le second combine solaire thermique,
photovoltaïque, pompes à chaleur et petit éolien ; il y ajoute une activité commerciale
en vendant via un site internet différents matériels, essentiellement des diodes
électroluminescentes et des ampoules basse consommation. Au moment de l’enquête,
Christophe nous précise qu’il a cessé son activité, déclarant qu’il n’a pas été en mesure
de faire face à la concurrence d’entreprises à la force de frappe commerciale
importante sur le photovoltaïque et à la baisse des aides aux particuliers. Mais s’il a
abandonné le photovoltaïque, il n’a pas renoncé pour autant à l’idée de relancer une
nouvelle activité basée sur d’autres équipements, comme les pompes à chaleur. Grégory
a, quant à lui, décidé de limiter son activité à la pose de panneaux en sous-traitance
pour de plus grosses sociétés, arguant des difficultés qu’il a rencontrées pour accéder à
une clientèle en propre.
47 Les activités des « solaristes » sont d’une autre nature, de type conseil, expertise,
ingénierie et formation. Frédéric s’est orienté vers la prestation de services auprès des
auto-installateurs et des autoconstructeurs, plutôt que vers l’installation stricto sensu.
En relation avec un groupement d’achats, il vend du matériel et propose un ensemble
de services (conseil, formation à l’équipement et à l’installation, mise en relation avec
des installateurs professionnels en photovoltaïque, solaire thermique et poêles à bois).
Sébastien se positionne principalement sur l’installation en solaire thermique et
propose une activité d’expertise et d’enseignement dans le domaine. François a
développé une large gamme d’activités autour de l’ingénierie en solaire photovoltaïque
(de l’étude technique jusqu’à l’installation en passant par le montage de dossiers
administratifs et financiers), l’expertise, la réalisation d’études, la formation
d’installateurs et des activités d’enseignement au Cnam (Conservatoire national des
arts et métiers). Pierre combine la conception et l’installation d’équipements en solaire
photovoltaïque, de pompes à chaleur, de foyers bois, mais aussi l’isolation par
l’extérieur et la pose de planchers chauffants avec une activité de formateur
d’installateurs pour Qualit’ENR.
48 Le positionnement distinct des activités exercées par les « néo-artisans » et les
« solaristes » s’explique notamment par leurs capitaux scolaires respectifs : les
diplômes plus généralistes et de plus haut niveau (diplômes d’ingénieur, de troisième
cycle) des « solaristes » leur permettent d’envisager des activités de conseil, d’expertise
et de formation après leur avoir donné les capacités et les compétences pour les
exercer. Ces activités recoupent les fonctions précédemment occupées dans les

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entreprises dans lesquelles ils ont travaillé. De telles ressources et activités sont moins
accessibles aux « néo-artisans », au profil de technicien plus marqué.

Affichages et positionnements sur le marché

49 Ce clivage se retrouve dans la façon dont ils conçoivent et organisent l’activité de leur
entreprise, qui obéit non seulement à des différences de constructions identitaires et
professionnelles mais aussi à des différences de positionnements au regard de leur
nouveau statut, de leur nouvelle activité et sur le marché.
50 Que ce soit dans les entretiens ou dans la manière dont ils présentent leur entreprise
(sur leurs sites internet par exemple), les « solaristes » affichent le solaire et, plus
généralement, les énergies renouvelables comme cœur de métier de leur activité. Les
valeurs écologiques qu’ils mettent en avant ainsi que leur posture, plus ou moins
militante, en faveur des sources d’énergie alternatives, expliquent pourquoi ils ont
choisi de créer une entreprise dans ce créneau. Leurs prises de position claires leur
permettent également de se différencier de leurs nombreux concurrents – artisans
traditionnels et grosses entreprises du bâtiment – et de se faire une place sur un
marché nouvellement ouvert.
51 Frédéric, dont le discours militant fait le lien entre la récupération, le recyclage et
l’« état de la planète », a commencé par développer une activité de récupération de
déchets (plaquettes de silicium et panneaux photovoltaïques). Son engagement est
également visible dans les rapports qu’il entretient avec ses clients et dans la manière
dont il gère son entreprise. Par le recours à un groupement d’achats auprès duquel il
peut négocier les tarifs, il défend la possibilité d’un accès aux équipements solaires à un
prix abordable, soutient l’auto-installation et les autoconstructeurs, les conseille, les
forme et affiche un choix « responsable » pour les produits (prix accessibles, fabricants
de proximité, fiabilité). Dans son cas, écologie et consommation raisonnée se
rencontrent.
52 Sébastien défend aussi le solaire en tant qu’activité autonome et spécialisée. Il regrette
ainsi que dans les appels d’offres concernant le logement collectif, l’installation des
équipements solaires soit intégrée aux travaux de plomberie au lieu de figurer comme
une spécialité à part entière. Il déclare avoir des positions écologistes « assez extrêmes » :
d’après lui, il faudrait faire flamber le prix des énergies fossiles pour que les énergies
renouvelables puissent vraiment se développer.
53 François est sur la même ligne en faisant valoir que le solaire photovoltaïque est une
activité spécialisée aux compétences tout à fait spécifiques. Il estime que certains
artisans – les électriciens du bâtiment par exemple –, pourtant nombreux à installer ces
équipements, n’ont pas les savoir-faire nécessaires. François n’est pas à proprement
parler porteur d’un discours écologiste mais il se positionne comme un expert qui met
en avant son activité d’ingénierie dans le domaine.
54 Pierre déclare avoir « une dette envers la planète », qu’il a contractée dans ses activités
professionnelles antérieures en prenant fréquemment l’avion. Par conséquent, il a
décidé de se mettre en accord avec ses principes, aussi bien dans sa vie personnelle que
professionnelle. Il explique ainsi : « J’ai fait ce qu’il fallait pour que la planète se porte
mieux », en pratiquant l’écoconstruction chez lui. Il a par exemple installé des chauffe-
eaux solaires dans sa résidence principale ; ils ne sont certes pas rentables mais
représentent un « geste citoyen ». Dans son activité, il a souhaité « faire des choses

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réalisables avec un prix en rapport » ; de plus, quand il va voir ses clients, il peut se
prévaloir auprès d’eux de ce qu’il a mis en œuvre chez lui.
55 L’activité des « néo-artisans », quant à elle, s’appuie sur un double positionnement.
D’une part, les spécificités techniques propres à l’installation des équipements en
énergies renouvelables sont revendiquées et affichées comme cœur de l’activité de
l’entreprise (elles en ont justifié le lancement), ce qui permet d’avoir un
positionnement concurrentiel clair. D’autre part, elles sont associées aux valeurs
traditionnelles de l’artisan : travail bien fait, qualité et maîtrise reposant notamment
sur des compétences techniques. L’affichage militant et écologiste est moins présent ici.
56 Denis se définit à la fois comme technicien et artisan, dans le sens où il déclare qu’il fait
tout de A à Z, refuse la sous-traitance, propose service et disponibilité au client. Il
dénonce les abus et l’absence de compétences de certains installateurs.
57 Éric a eu le projet explicite de devenir artisan ; il travaille seul et refuse la sous-
traitance. Il affirme ne pas « être piqué écolo » mais être plutôt tourné vers le
développement durable. Les énergies renouvelables, « ça lui plaît », et il tente de se
démarquer en développant l’installation de chaudières à granulés bois. Sur son site, il
se présente comme « un artisan qualifié, qui saura vous conseiller et vous accompagner », qui
« guidera simplement vos choix ». Il n’est adepte ni du démarchage téléphonique ni des
techniques commerciales agressives et met en avant l’argument de la confiance et du
conseil personnalisé adapté aux besoins.
58 Pascal et Philippe déclarent sans ambages que c’est plus la technicité que les
perspectives de marché qui leur a plu dans les énergies renouvelables. C’est pourquoi
ils se sont d’abord consacrés à la géothermie lorsqu’ils ont lancé leur entreprise. Les
deux associés se présentent à la fois comme artisans et techniciens (ils se sont « régalés »
sur le plan technique avec le photovoltaïque qu’ils ont installé pendant un moment
avant de l’abandonner). Les arguments que l’on trouve sur le site de l’entreprise
témoignent de leur posture : « ceux qui vous font le devis sont aussi ceux qui vous font
l’installation », « le cœur de métier est le chauffage ».

Réseaux, coopérations et partenariats

59 Nouveaux entrants dans l’activité, tous les dirigeants ont été amenés à constituer leurs
propres réseaux professionnels et/ou à s’insérer dans des réseaux existants. C’est là
qu’ils trouvent en grande partie les ressources qu’ils leur sont nécessaires et qu’ils ne
possèdent pas.
60 Les « néo-artisans » ont rejoint le réseau des organisations professionnelles dédié aux
artisans : tous sont adhérents à la Capeb (Confédération de l’artisanat et des petites
entreprises du bâtiment) et deux ont souligné le rôle de la Chambre des métiers lors des
entretiens. Ils en ont tiré des ressources, sous la forme d’informations, d’aides
administratives et de financement des formations (accès au label Qualit’ENR). C’est
souvent à l’occasion de ces formations qu’ils ont pu rencontrer d’autres artisans et
« néo-artisans » et nouer des relations qui ont pu par la suite déboucher sur des
coopérations. Grâce à l’information et à la formation sur leurs produits et aux liens
commerciaux qu’ils proposent, les fournisseurs et fabricants de matériel constituent
également des ressources non négligeables. Dans la mesure où leurs entreprises ne
disposent pas d’une fonction commerciale dédiée, les « néo-artisans » expérimentent
différentes solutions : adhésion à une société qui vend des contacts clients établis via un

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site internet ou partenariat avec une agence immobilière locale qui fait appel à eux
pour des travaux.
61 Les « solaristes » s’insèrent plutôt dans des réseaux de « pairs », i. e. des personnes et
organisations avec lesquelles ils partagent des proximités de trajectoires et de
démarches. Ils sont aussi à l’origine de la création de leurs propres structures : Frédéric
travaille en relation avec un groupement d’achats en direction des autoconstructeurs et
auto-installateurs. François s’est inséré dans un réseau d’entreprises formé par des
entrepreneurs qui se sont connus en formation, qui consiste concrètement en une
association de collaboration et d’entraide « sur la base d’un rapprochement par affinités »
(elle leur permet de faire des actions de lobbying auprès d’architectes et de mairies) ; il
s’est lancé dans des actions de partenariat avec des « gens comme lui », des indépendants
qu’il a rencontrés dans des formations en bâtiment ; il a été membre de la Capeb
pendant un temps. Pierre, quant à lui, a fondé un groupement avec une autre
entreprise avec laquelle il partage des moyens techniques et humains. Cette solidarité
entre « pairs » s’observe aussi dans les pratiques de formation : Pierre a été stagiaire
chez un autre « solariste » et lui-même prend en stage des personnes qui souhaitent
monter leur propre société. Certains d’entre eux mobilisent fortement les ressources du
conseil régional via l’adhésion au Pridès « Bâtiment durable en Méditerranée ».
62 Le positionnement de ces dirigeants concernant l’emploi de salariés est ambigu. Parmi
les « solaristes », un seul déclare être employeur : Frédéric a ainsi embauché un
ingénieur pour son entreprise d’installation solaire et comptabilise au total quatre
salariés dans trois sociétés différentes (solaire et recyclage des déchets). Deux autres
« solaristes » ont employé des salariés mais n’en ont plus au moment de l’enquête.
Sébastien a été le patron de trois personnes, dont des apprentis, mais il s’en est séparé
au moment de la crise de 2008. Pierre a eu deux salariés en contrats à durée déterminée
(CDD) qui n’ont pas été reconduits ; ils travaillaient dans son entreprise en attendant de
créer leur propre activité. Les préférences de ces dirigeants vont plutôt vers des
solutions collectives : la coopération (entre ses propres sociétés pour Frédéric), le
« système d’entraide entre patrons » (pour Sébastien qui déclare ne plus vouloir
embaucher) ou le partenariat « avec des gens comme lui » et des artisans qu’il a formés
(pour François), ou encore le groupement d’entreprises (Pierre).
63 On observe la même réticence du côté des « néo-artisans ». Denis travaille seul avec sa
compagne, à laquelle il s’est associé. Il souhaiterait recruter un technico-commercial en
vue de développer une activité de grossiste (poêles à bois) et prévoit d’embaucher un de
ses anciens collègues de travail avec lequel il est devenu ami. Il fait sinon appel à un
autre artisan en cas de besoin. Éric travaille seul et sollicite de même d’autres artisans.
Pascal et Philippe travaillent à deux et disent ne pas avoir les moyens d’embaucher car
« c’est trop cher » ; ils déclarent d’ailleurs ne pas se verser de salaire de façon régulière.
Seul Daniel est employeur : il déclare préférer avoir des salariés plutôt que de coopérer
avec d’autres artisans dont il n’est pas sûr des pratiques. Sur ce plan, les « néo-
artisans » ne sont pas différents des « solaristes ».
64 Les réticences à embaucher s’expliquent notamment car les dirigeants craignent de ne
pas être en mesure d’assurer un salaire tous les mois, ce qui est révélateur des
difficultés que plusieurs rencontrent pour assurer une activité régulière à leur
entreprise. L’activité est au contraire volatile, comme en témoignent les obstacles que
nous avons dû surmonter pour contacter les entreprises. Dans la mesure où un certain
nombre d’entreprises sont restées injoignables (au total huit), nous avons supposé

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qu’elles avaient cessé leur activité ; ce chiffre estimé ajouté aux cessations que nous
avons effectivement constatées représente une proportion relativement importante
des entreprises du secteur. De plus, huit entreprises toujours en activité ont arrêté le
solaire. Ce sont principalement des entreprises traditionnelles du bâtiment
(maçonnerie, électricité générale, chauffage, plomberie) qui ont tenté de se lancer dans
le solaire (essentiellement le photovoltaïque) pour compléter leur activité. Seule une
entreprise créée par un des « néo-entrepreneurs » rencontrés a cessé son activité
(Christophe).
65 On peut faire l’hypothèse que les « néo-entrepreneurs » ont fait preuve de davantage
de capacités de résistance et de facultés à se maintenir durablement sur le marché des
énergies renouvelables que les artisans traditionnels, notamment à partir du moment
où l’appel d’air apporté par les incitations fiscales s’est fortement ralenti. On peut
imaginer que leur niveau de formation et les compétences acquises dans les postes
occupés antérieurement leur ont permis de mieux s’en sortir, ne serait-ce que parce
qu’ils ont été plus en mesure que les artisans traditionnels de mettre en place et
d’assurer un ensemble de tâches et de services au-delà de la seule installation (comme
le montage des dossiers de demande d’aide pour les clients, la conception de travaux
d’ensemble, le calcul des performances des équipements, etc.). Sur ce point comme sur
d’autres, de nouvelles investigations semblent nécessaires pour voir, dans la durée,
comment ont évolué les trajectoires professionnelles de ces salariés devenus « néo-
entrepreneurs » suite aux restructurations financières des années 2000.

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Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


119

NOTES
1.  Le bassin minier de Provence correspond au périmètre d’un territoire en reconversion qui
regroupe dix-sept communes à l’est du département des Bouches-du-Rhône, entre Aix-en-
Provence, Marseille et le département du Var.
2.  Référence est faite ici à la notion de parcours telle que la propose Bénédicte Z IMMERMANN
(2011). Le parcours consiste ainsi en un enchevêtrement de différents éléments d’ordre privé,
social et personnel, organisationnel et institutionnel, supposant l’existence de ressources et
d’opportunités pour les individus ; il n’est pas réductible à des choix personnels car il est
également fait de non-choix et de contraintes, et se déploie « dans des espaces dont la
structuration collective contribue à façonner les possibles et la latitude de choix individuels »
(p. 85). On insiste aussi par là sur l’importance des variables subjectives dans les bifurcations de
carrière, comme le suggère Sophie POCHIC (2001) à travers l’intérêt porté au projet professionnel
chez les cadres au chômage.
3.  Ces activités relèvent principalement du code 43 (travaux de construction spécialisés) de la
NAF 2008 (nomenclature d’activités française) et, plus particulièrement, du groupe 43.2,
« travaux d’installations électriques, plomberie et autres travaux d’installation », qui comprend :
les travaux d’installation électrique dans tout type de locaux, les travaux de plomberie,
d’installation de chauffage et de conditionnement d’air, les travaux d’installation d’eau et de gaz
dans tout type de locaux et les travaux d’installation d’équipements thermiques et de
climatisation.
4.  L’essaimage est un dispositif mis en place par les grandes entreprises pour aider certains de
leurs salariés à créer ou à reprendre une entreprise. Cette aide peut prendre plusieurs formes :
soutien financier (prêt, subvention, maintien du salaire), aide aux démarches, formation,
relations économiques (client-fournisseur), possibilité de réintégration, etc. Il s’intègre dans des
stratégies de gestion des « sureffectifs » et/ou de rentabilité économique (relations de sous-
traitance de l’entreprise créée avec l’entreprise d’origine, développement de marchés de niche,
de technologies spécifiques, production de petits volumes, etc.).
5.  Les attributs classiques de l’emploi cadre sont aux antipodes des caractéristiques désormais
adoptées par les modalités de gestion des ressources humaines privilégiées par les entreprises
multinationales (incertitude, instabilité et mobilité, notamment, qui apparaissent ici comme des
repoussoirs).
6.  Voir, par exemple, TESTENOIRE, 2000 ; POCHIC, 2001.
7.  » Les Greta sont les structures de l’éducation nationale qui organisent des formations pour
adultes dans la plupart des métiers. On peut aussi bien y préparer un diplôme du CAP au BTS que
suivre un simple module de formation. » (Source : http://www.education.gouv.fr/cid50753/la-
formation-continue-des-adultes-a-l-education-nationale.html ; consulté le 30 juin 2014.)
8.  Selon une étude réalisée en 2007-2008 par l’Institut supérieur des métiers, seule la moitié des
artisans des secteurs de la coiffure, du bâtiment et de l’alimentation détient le premier niveau de
diplôme professionnel pour exercer une activité artisanale (CAP [certificat d’aptitude
professionnelle] ou BEP [brevet d’études professionnelles]) tandis que 20 % d’entre eux sont
diplômés de l’enseignement supérieur (étude rapportée par LEGROS, 2009).
9.  Dans son rapport de 2010, le Conseil d’orientation pour l’emploi prévoyait la création de
600 000 emplois en relation avec la « croissance verte », dont la moitié devait se situer dans le
secteur de la construction (CONSEIL D’ORIENTATION POUR L’EMPLOI, 2010).
10.  Les perspectives de rentabilité, notamment dans le domaine du photovoltaïque, paraissaient
particulièrement prometteuses grâce aux diverses incitations mises en place. De nombreuses
sociétés, dont l’activité première était la vente d’équipements et qui ne possédaient pas les
compétences techniques en matière d’installation, se sont donc lancées. Elles ont démarché les
particuliers et vendu de nombreuses installations en toiture qui n’ont pas atteint le niveau de

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rentabilité escompté au regard des investissements occasionnés en raison de malfaçons ou de


mauvaise qualité de l’installation (orientation au nord, fuites dans les toits, etc.).
11.  Selon le recensement général de la population, l’industrie et le BTP (bâtiment et travaux
publics) regroupaient 50 % de l’emploi total en 1982, pour 38 % en 1990. En 2008, près de 70 % de
la population active travaillant dans le bassin est employée dans des activités tertiaires, pour
29 % en 1968, et 32 % dans l’industrie et le BTP, pour 64 % en 1968. La part des ouvriers s’élève à
21 % en 2008, pour 60 % en 1968 ; c’est en 1999 que cette catégorie perd le premier rang au profit
des professions intermédiaires. Les cadres et professions intellectuelles supérieures ont connu la
plus forte progression, passant de 3 % en 1968 à près de 19 % en 2008.
12.  http://www.b2match.eu/batimentdurable2014/participants/62 ; consulté le 2 juillet 2014.
13.  Pour en savoir plus sur l’association interprofessionnelle « Bâtiments durables
méditerranéens », voir le site : http://polebdm.eu/ ; consulté le 2 juillet 2014.
14.  Pour en savoir plus sur les actions en faveur du développement durable en région Provence-
Alpes-Côte-d’Azur, voir le site : http://www.regionpaca.fr/developpement-durable.html ;
consulté le 2 juillet 2014.
15.  Cette terminologie est reprise d’une typologie plus large proposée dans AMARILLO, LAMANTHE,
2011.

RÉSUMÉS
L’article est consacré à la création d’entreprises par d’anciens cadres, ingénieurs et techniciens,
principalement issus d’entreprises multinationales de haute technologie. Ces entreprises
connaissent des mouvements de restructuration qui se déroulent pratiquement de façon
continue et font aujourd’hui partie intégrante de leurs stratégies. Dans ce cadre, les salariés
concernés se sont saisi d’une double opportunité : ils ont quitté les postes qu’ils occupaient dans
les marchés internes de ces entreprises en bénéficiant des dispositifs visant à faciliter les
départs ; et ils ont créé leur propre entreprise dans l’installation d’équipements en énergie
solaire grâce aux perspectives offertes par les problématiques environnementales. Basé sur des
recherches portant sur les dynamiques économiques territoriales en région Provence-Alpes-
Côte-d’Azur, l’article s’intéresse plus particulièrement aux caractéristiques, facteurs et ressorts
des mobilités de ces ex-salariés. Deux profils d’entrepreneurs sont identifiés : les « solaristes » et
les « néo-artisans ».

The article focuses on highly skilled employees leaving multinational firms to create their own
business in the renewable energy sector (mostly in solar energy) in the Provence-Alpes-Côte-
d’Azur region in the south of France. They seized both the opportunity of incentives to facilitate
leaves offered by firms placed in a context of permanent restructuring and market prospects due
to increasing environmental issues in society. Particular attention is paid to the characteristics,
the motivations and the context of these former employees’ mobility and the way they lead to
two distinct profiles of entrepreneurs.

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INDEX
Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, J62 - Job;
Occupational; and Intergenerational Mobility, Q42 - Alternative Energy Sources, L20 - General,
J23 - Employment Determination; Job Creation; Demand for Labor; Self-Employment
Keywords : local economic dynamics, entrepreneurship, high skilled worker, mobility,
renewable energy, restructuring industry
Mots-clés : dynamique économique territoriale, énergie renouvelable, entrepreneuriat,
mobilité, restructuration, cadre, ingénieur, technicien

AUTEUR
ANNIE LAMANTHE
Aix-Marseille Université – Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (Lest) ;
annie.lamanthe@univ-amu.fr

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La lutte, et après ?
Une association de salariés licenciés, entre mobilisations collectives et
action sociale
Fighting, what next? An organization of laid-off workers, between collective and
community action

Olivier Baisnée, Anne Bory et Bérénice Crunel

Nous remercions les membres de notre équipe de recherche pour le travail effectué ensemble et
les relectures des différentes versions de cet article : Caroline Frau (LaSSP), Éric Darras (LaSSP),
Jérémie Nollet (LaSSP), Alexandra Oeser (Institut des sciences sociales du politique [ISP]), Audrey
Rouger (Croyance, histoire, espace, régulation politique et administrative [Cherpa]), Yohan
Selponi (Centre d’analyse et d’intervention sociologiques [Cadis], LaSSP). Nous remercions aussi
les enquêtés qui ont bien voulu nous donner leur avis sur nos analyses.
1 En septembre 2009, l’usine de connectique automobile Molex, située à Villemur-sur-
Tarn, une petite commune rurale du Sud-Ouest de la France, à 45 kilomètres de
Toulouse, ferme définitivement ses portes. Onze mois plus tôt, la direction américaine
du groupe Molex avait annoncé cette fermeture, suscitant la réaction immédiate des
représentants syndicaux1 et d’une majorité des 280 salariés de l’usine. Une mobilisation
multiforme – recours aux tribunaux, grève perlée, piquets, manifestations locales,
régionales et parisiennes – et très médiatisée (d’abord dans la presse locale, puis dans
les journaux télévisés et les quotidiens nationaux2) se met en place pour empêcher la
fermeture de cette usine qui occupe un rôle central dans le tissu économique local et
les équilibres économiques familiaux depuis la fin de la seconde guerre mondiale (voir
encadré 1). Une association, Solidarité Molex, est créée quelques semaines avant la
fermeture, en août 2009, afin de recevoir les dons effectués depuis toute la France pour
soutenir la grève3. Cinq ans après la fermeture, l’association existe toujours, son effectif
est stable et sa résistance à l’épreuve du temps interroge. À mesure que la lutte
collective se voit concurrencée par les contraintes du retour à l’emploi, la
diversification de ses fonctions et la pluralité des manières dont les anciens salariés
s’en saisissent questionnent le travail et le rôle de l’association au-delà de sa vocation
initiale.

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Encadré 1
Une usine au salariat populaire à fort ancrage local

Sur 280 salariés recensés par le bilan social de l’usine en 2004 (rachat par Molex),
137 étaient ouvriers, 71 techniciens, 22 agents administratifs, 15 agents de
maîtrise, et 35 cadres. On comptait 64 femmes, dont la moitié travaillait dans
l’administration, une minorité à la production et au laboratoire.
La moyenne d’âge dans l’usine était, au moment de la fermeture, en
septembre 2009, de 46,3 ans. De nombreux salariés âgés de plus de 45 ans sont
passés par l’école professionnelle créée et financée par la direction de l’usine.
Après l’obtention de leur brevet, parfois celle d’un CAP (certificat d’aptitude
professionnelle), ils y étaient entrés entre 16 et 18 ans, souvent pour un travail
d’été non qualifié, et y sont restés. Ainsi, l’ancienneté moyenne était de 22,7
années en 2009, et significativement plus importante pour les ouvriers et les
employées des services administratifs – exclusivement des femmes – que pour les
cadres (15,9 ans). Près de 40 % des salariés avaient plus de 50 ans au moment de la
fermeture, et un tiers des ouvriers avait plus de trente ans d’ancienneté.
Les grilles salariales n’étaient pas plus élevées que dans les autres usines de la
région (le salaire mensuel moyen ouvrier au moment de la fermeture était de
2 304 euros4) mais l’usine était considérée comme un « bon » employeur : il y avait
un treizième mois, le CE permettait d’accéder à des vacances bon marché, la
cantine avait très bonne réputation et la mutuelle offrait une couverture santé
complète pour les salariés et leurs familles. Près de la moitié d’entre eux habitait
Villemur, une grande partie dans les environs très proches. Beaucoup étaient
propriétaires de leur maison individuelle, qu’ils avaient parfois faite construire sur
les terres héritées de familles actives dans l’agriculture. La population ouvrière de
l’usine était donc caractérisée par un fort ancrage local (DÉTANG-DESSENDRE et al.,
2005).

2 Si, depuis les années 2000, les mobilisations menées contre les fermetures d’usine ont
fait l’objet de plusieurs enquêtes (MALSAN, 2001 ; VANOMMESLAGHE, 2001 ; LE QUENTREC,
BENSON, 2005 ; MONJARET, 2005 ; BORY, POCHIC, 2014) et récits (LAROSE et al., 2001), tout
comme les conséquences sociales de ces fermetures (LINHART, 2003 ; ROUPNEL-FUENTES,
2011), le rôle des associations d’anciens salariés, pourtant présentes dans la plupart des
cas, est souvent laissé dans l’ombre, ou traité comme un objet secondaire. Or, l’étude de
ces collectifs offre, à côté des acteurs de l’emploi publics ou privés (Pôle emploi,
cabinets de conseil, services des chambres de commerce, etc.), « une autre manière
d’envisager les situations de fermeture et l’accompagnement proposé aux personnes
licenciées, qui complète utilement l’intervention des intermédiaires » ( CORTEEL, 2009,
p. 63). S’il s’agit bien d’étudier une association d’anciens salariés de l’intérieur, cet
article ne se focalisera pas sur une dimension précise de l’association, qu’il s’agisse de
son rôle d’accompagnement dans le retour à l’emploi des salariés licenciés, qui
intervient en complément, parfois bien plus efficace, de l’action des consultants des
cellules de reclassement (CORTEEL, 2009), ou des « interpellations créatives » dont elle
est porteuse (HAYEM, 2014). Enquêter durant plusieurs années (voir encadré 2) permet
en effet d’étudier comment les hiérarchies professionnelles antérieures ressurgissent
(HAYEM, 2014), mais également, dans notre cas, de saisir l’évolution temporelle et les

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investissements d’ordres divers dont fait l’objet l’association. Afin d’expliquer


l’adaptation et la pérennité dans le temps de Solidarité Molex et comprendre comment
s’articulent les différentes facettes de son activité de « soutien », cet article propose
d’étudier en trois temps les évolutions à la fois de la nature du travail quotidien de
l’association et du sens qui lui est donné.

Encadré 2
L’association, point d’entrée et d’arrivée de l’enquête collective

L’enquête collective sur laquelle se base cet article associe neuf enseignants-
chercheurs, doctorants et postdoctorants5. Elle a, depuis 2010, permis de réaliser
une centaine d’entretiens individuels avec d’anciens salariés de l’usine (qui étaient
279 en 2009), trois de ses anciens dirigeants américains et des acteurs qui, à un
titre ou à un autre (journalistes, avocats, experts, élus politiques), ont joué un rôle
dans l’histoire de cette fermeture. La recherche se fonde également sur des
observations variées de séquences de la mobilisation (audiences au tribunal,
cortèges lors de manifestations, événements musicaux et culturels), d’assemblées
générales et du quotidien de l’association (les enquêteurs séjournent
régulièrement sur place).
Le premier contact avec les anciens salariés s’est effectué par le biais de
l’association Solidarité Molex, plusieurs mois après la fermeture de l’usine, en marge
d’une manifestation organisée à Toulouse. Elle constituait un moyen pratique
d’accéder au terrain, les salariés licenciés étant désormais éparpillés, renvoyés à
leurs sphères privées ou réinsérés dans d’autres entreprises.
Le local associatif est devenu rapidement un espace de travail pour l’équipe – à
laquelle les clés ont été confiées – dans la mesure où il s’est révélé commode pour
réaliser des entretiens. Connu de tous les anciens salariés, il est pratique d’y
donner rendez-vous, notamment à ceux qui ne souhaitent pas être interrogés à
leur domicile. Des observations du travail quotidien de l’association ont donc été
menées régulièrement ainsi que de nombreux entretiens informels 6.
Ce point d’entrée sur le terrain, qui a permis de récolter un matériau riche et fin, a
cependant constitué une limite pour l’enquête. Nous n’avons dans un premier
temps eu affaire qu’aux salariés licenciés les plus impliqués dans le
fonctionnement de l’association, et les informations, souvent recueillies dans la
proximité de celle-ci, amenaient à présenter un visage unifié des anciens salariés,
gommant leurs différences et divergences. Les principaux animateurs de Solidarité
Molex ont en outre dès le début manifesté la volonté de nous aider dans l’enquête,
en négociant pour nous des entretiens, en incitant les adhérents à accepter nos
sollicitations, entrant donc dans un système de don/contre-don entre adhérents et
animateurs. Le risque de ne pas interviewer ceux qui n’y étaient jamais venus, ou
ceux qui n’y venaient plus, était réel et le deuxième temps de l’enquête,
s’émancipant de la « tutelle » de l’association, a partiellement permis de corriger
ce biais de départ.
Dans cet article, l’âge et la situation professionnelle et personnelle des enquêtés
correspondent à la date de l’entretien, entre 2010 et 2013, soit un à quatre ans
après la fermeture de l’usine.

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3 Dans un premier temps, nous mettrons en lumière les processus de sélection présidant,
dès sa création, à la reconfiguration du collectif et au remaniement progressif du
discours légitime autour de la lutte. Cette mutation de la composition de l’association
conduira à interroger dans un deuxième temps la diversification de ses activités et
l’extension de son périmètre d’action à des fonctions plus sociales et assistancielles
(soutien à la recherche d’emploi, aide aux plus isolés, négociation d’une mutuelle
collective), à l’image de celles prises en charge du temps de l’usine par les instances
représentatives du personnel. Mais ces nouvelles fonctions posent la question de leur
articulation avec la lutte collective. Nous démontrerons dans un dernier temps que la
trajectoire de l’association ne peut pas pour autant être interprétée comme le
basculement d’une logique syndicale vers une logique philanthropique ( HAVARD-DUCLOS,
NICOURD, 2005 ; ELIASOPH, 2010), puisque perdurent des espaces de réactivation de la lutte
pour l’emploi et que d’autres aspects du travail de l’association sont investis d’une
dimension politique.

Une association dans la (dis)continuité de « la lutte » ?


4 L’association a été créée pour alimenter la lutte et la solidarité financière malgré la
disparition du comité d’entreprise7. Tant par son nom que par son objet, elle apparaît
dans la continuité directe de la lutte contre la fermeture de l’usine à l’automne 2009.
Pourtant, Solidarité Molex est investie différemment selon les propriétés sociales des
acteurs et leur situation vis-à-vis de la recherche d’emploi, et les conceptions du rôle de
cette structure renvoient largement à des manières diverses de concevoir « la lutte ». Il
existe ainsi une forme de tension entre, d’une part, un discours porté par l’association
qui tend à unifier le collectif et, d’autre part, des représentations du conflit et de son
issue portées par des acteurs qui ne se reconnaissent pas (ou plus) dans cette structure.
Cela explique notamment que les plus mobilisés contre la fermeture ne soient pas
systématiquement les plus investis (une dizaine) dans l’association. Précisons d’emblée
que si la fréquentation du local associatif fluctue et témoigne de visions différentes de
« la lutte », l’adhésion, stable, est quant à elle massivement liée à la poursuite des
procédures juridiques et à d’autres services que l’association assure (voir infra).

Ce que lutter veut dire : interprétations du conflit et


(dés)investissements militants

5 Au sein de l’association, le rapport à l’emploi constitue un principe de division puissant


entre les adhérents passifs et ceux qui s’investissent pour continuer à la faire vivre au
quotidien. Pour certains, et notamment des hommes de moins de 50 ans, la recherche
d’emploi s’effectue dans d’autres espaces que l’association (Pôle emploi, etc.) et le
retour à l’activité professionnelle, qui s’accompagne souvent d’un déménagement ou de
longs trajets quotidiens, les éloigne objectivement du local et des activités de Solidarité
Molex.
C’est le cas d’Alain, 40 ans, ouvrier plasticien pendant dix ans chez Molex, qui a
assidûment fréquenté l’association au début de l’enquête, puis a complètement
disparu à partir de l’automne 2010, d’abord pour des raisons personnelles et, par la
suite, du fait d’une embauche à l’autre bout du département. Il a largement
participé à la politisation du discours des salariés durant la mobilisation, en tenant
un blog aux accents très militants, sur lequel il commentait l’actualité sociale au-

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delà du cas Molex8, et en aidant Georges, le délégué syndical CGT, à écrire ses
discours.
6 Pour d’autres, notamment des femmes, le manque de temps dû à des activités
domestiques et au care (soins à des parents âgés, garde des petits-enfants, par exemple)
explique leur faible investissement dans l’association, comme cela a également été
observé dans les mobilisations de chômeurs (COHEN, 2011).
Depuis la naissance de son petit-fils en 2010, Sylvie, 57 ans, anciennement au
service comptabilité chez Molex, se rend plusieurs fois par semaine chez sa fille, à
20 kilomètres de son domicile, pour le garder. En 2011, elle déclare cette activité
afin que sa fille bénéficie d’une petite allocation attribuée par la Caisse d’allocations
familiales (CAF) et qu’elle la rémunère. Tout en lui procurant un revenu
complémentaire au salaire de son mari, technicien dans le bâtiment, cette situation
permet à Sylvie de mettre à distance les injonctions au retour à l’emploi. Cette
occupation ne lui permet plus de fréquenter régulièrement l’association alors
qu’elle était très investie pendant le conflit : « C’était le moment de la lutte, fallait y
être ; moi, je n’hésitais pas entre y être et ne pas y être, il fallait y être et puis
voilà9. »
7 À l’inverse, les adhérents les plus actifs sont généralement ceux qui disposent d’une
dispense de recherche d’emploi ou de ressources extérieures leur permettant
d’échapper à cette contrainte. La place de plus en plus importante prise, pour des
raisons de disponibilité, mais aussi de compétences (secrétariat, comptabilité, gestion
associative) par des cadres et employées, qui n’étaient pas forcément les plus impliqués
dans la lutte contre la fermeture, contribue aussi à détourner certains ouvriers
auparavant plus investis (voir encadré 3).

Encadré 3
Portrait sociodémographique de l’association

Avec un effectif d’environ 215 adhérents, stable depuis sa création en août 2009,
l’association Solidarité Molex rassemble près des trois quarts des anciens salariés de
l’usine. Ne disposant pas d’un listing nominatif des adhérents qui permettrait de
reconstituer la composition sociale de l’association, nous pouvons néanmoins faire
l’hypothèse que, parmi les cinquante-huit anciens salariés non adhérents, les
cadres et agents de maîtrise sont surreprésentés. En effet, n’ont pas adhéré à
l’association les cadres qui avaient organisé la fermeture (hors du cadre légal de
consultation des représentants du personnel), c’est-à-dire les dix cadres
dirigeants, et quarante membres de leurs équipes – tous cadres, agents de maîtrise
ou techniciens. L’association, par ses adhérents, est donc plus ouvrière encore que
l’usine. Néanmoins, la sélectivité sociale caractéristique du bénévolat associatif en
général (LAMBELET, 2011 ; TCHERNONOG, 2013) opère aussi à l’association puisque les
ouvriers sont sous-représentés au sein de ses instances de décision.
La composition du conseil d’administration (CA) évolue peu au cours du temps ;
trois employées des services administratifs sont remplacées par d’anciennes
collègues en janvier 2011 et le poste de vice-président est renouvelé huit mois plus
tard. Sur les douze membres siégeant au CA depuis l’automne 2011, trois étaient
cadres à l’usine (dont un élu CGC au CE), deux employées administratives, cinq
techniciens ou assistants techniciens (dont l’ancien secrétaire CGT du CE) et deux
ouvriers. Les anciens représentants du personnel membres du CA ne font pas
partie du bureau de l’association. Tous les membres du CA ne sont pas investis de
la même manière dans l’association. Le noyau actif des bénévoles de l’association a

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entre 50 et 60 ans, avec une ancienneté dans l’entreprise élevée (plus de vingt ans),
et a objectivement très peu de chances de retrouver un nouvel emploi ailleurs.
De la même manière que le bénévolat est un monde investi par les personnes âgées
ou inactives, en disponibilité biographique pour s’engager pour autrui, le facteur
âge est fondamental dans le cas de Solidarité Molex. Parmi les trois ou quatre
bénévoles qui assurent les permanences hebdomadaires de l’association, trois sont
dispensés de recherche d’emploi en raison de leur âge, et donc plus disponibles
que des collègues ayant repris un emploi ou en cherchant un.

8 Pour une partie des anciens « Molex », cette prise de distance traduit aussi la volonté,
fréquemment évoquée dans les entretiens et au cours de nos observations, de « tourner
la page », de « passer à autre chose », de ne pas ressasser l’histoire d’une mobilisation qui,
si elle a connu un fort succès médiatique, n’a pas permis de « sauver l’usine ». Plus
centrales pour analyser les (dis)continuités entre la lutte menée par l’intersyndicale et
celle conduite par Solidarité Molex sont les raisons qui vont pousser certains des ouvriers
les plus impliqués dans la lutte, pourtant disponibles, à progressivement se désinvestir
de l’association ou à refuser de s’y investir. Ces postures renvoient à une manière de
concevoir le conflit, qui s’est terminé avec la mise en place du plan de sauvegarde de
l’emploi (PSE). En effet, le vote de septembre 2009, permettant le déclenchement du
PSE10, a pu être interprété par ces salariés qui s’étaient fortement engagés comme une
trahison qui, derrière l’anonymat de l’isoloir improvisé, mit un terme à la lutte. Les
points de désaccords portaient notamment sur la stratégie de l’intersyndicale, qui
favorisait la défense de l’emploi aux dépens de la négociation du contenu du plan
social.
Victor, 49 ans, a travaillé durant vingt et un ans chez Molex, à la production, où il a
refusé de passer cadre. Il est un de ceux qui considéraient que le maintien du site
industriel était illusoire. Non syndiqué, il s’est néanmoins beaucoup impliqué dans
la mobilisation (« quitte à tout perdre, on perd tout jusqu’au bout ») et a mal vécu
l’issue du vote portant sur le PSE. Rencontré en mars 2012, il exprime sa désillusion
à l’égard du « collectif » et déclare ne plus se rendre à l’association pour « couper
les ponts ». Dès 2010, ne souhaitant pas retravailler dans l’industrie, il crée, sans
l’aide des agents de reclassement ni de l’association, sa propre activité de petits
travaux et cumule, depuis 2012, des « petits boulots » précaires rémunérés par
chèques emploi service. Il a néanmoins confié son dossier prud’hommes à
l’association.
9 On comprend que, pour Victor, l’idée d’une continuation de la lutte puisse paraître
vaine, et que la perspective de côtoyer d’anciens collègues ayant participé de façon
moins active à la mobilisation, voire ayant voté en faveur de l’adoption du PSE, soit
particulièrement difficile. Une telle conception peut ainsi se traduire par des mises en
retrait.
10 Pour d’autres, à l’inverse, l’association fonctionne comme une « planche de salut »
politique, après la « défaite » et la mise en place du plan social. La poursuite de la
mobilisation sous cette forme renouvelée est un moyen de préserver son estime de soi
et de « sauver la face » en maintenant publiquement une activité bénévole. C’est
notamment le cas de Jacques11 et Philippe, tous deux originaires du village, cadres
seniors et très investis dans l’association, dont ils assurent une partie des permanences.
Philippe est né à Villemur, son père travaillait pour EDF, sa mère est originaire du
village et elle y habite toujours. Lui, réside à une vingtaine de kilomètres, plus près
de Toulouse. Après des études d’ingénieur à Tarbes, il entre en 1979 à l’usine – où

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plusieurs de ses cousins travaillent – au service des méthodes et de


l’industrialisation. Il devient responsable de la partie connectique en 1983. Après
deux séjours à l’étranger pour le compte de l’entreprise, il revient en 2001, et prend
la tête de l’atelier outillage. Il est élu au CE comme suppléant, pour la CGC. En 2004,
Philippe considère le rachat de l’usine par Molex comme une occasion de
développement industriel. Mais, au printemps 2007, la direction lui propose un
licenciement négocié, ainsi qu’aux deux autres représentants CGC de l’usine. En
vain. Ils sont alors exclus des réunions de chefs de service qui se tiennent tout au
long de 2008 pour préparer en secret la fermeture. Après l’annonce de celle-ci,
Philippe participe activement à l’intersyndicale. Il travaille, avec les deux autres
représentants CGC, à un projet industriel pour l’usine, dont le repreneur va
largement s’inspirer. Âgé de 57 ans en 2009, et bénéficiant d’indemnités
importantes (un peu plus de trois ans de salaire), il ne cherche pas à retrouver de
poste, et choisit de s’investir dans l’association.
11 Le fait d’avoir été « trahis » par leurs collègues directs – qui ont signé des accords de
confidentialité pour préparer la fermeture12 ; certains ont même créé des entreprises
avec le soutien de Molex ou ont retrouvé un emploi d’encadrement supérieur dans
l’industrie – rend l’amertume de Jacques et Philippe d’autant plus grande. Ils ont
particulièrement à cœur de dénoncer les « licenciements boursiers », antinomiques de
leur définition d’une stratégie industrielle. Leur ancrage rural, à la fois familial et
professionnel, les distingue d’autres cadres de l’usine, plus mobiles, et pour lesquels
l’usine Molex n’était qu’une étape dans une trajectoire professionnelle jalonnée de
plusieurs entreprises, plusieurs régions, parfois de plusieurs secteurs industriels et
placée sous le signe d’une mobilité presque naturalisée ( GUYONVARCH, FLOCCO, 2012). Cet
ancrage les rend particulièrement sensibles au poids local de l’usine et aux
conséquences de sa fermeture (DÉTANG-DESSENDRE et al., 2005).

Donner à voir un collectif toujours « en lutte »

12 Un certain nombre d’actions sont menées pour donner à voir en interne et vis-à-vis de
l’extérieur un groupe uni et mobilisé autour de revendications politiques partagées, à
savoir la lutte contre la désindustrialisation et les « licenciements boursiers » au nom
d’une forme de patriotisme ouvrier s’opposant aux agissements de groupes
« américains »13.
13 L’un des enjeux majeurs de l’association est d’assurer la poursuite des actions
juridiques intentées (voir encadré 4). Une partie importante des réunions qu’elle
organise est en conséquence consacrée à des points d’information sur les procédures,
effectués par l’avocat des salariés et les deux anciens leaders CGT. S’il y a bien chez les
anciens salariés la volonté de faire condamner le groupe multinational, ils espèrent
également que l’action aux prud’hommes va déboucher sur le versement d’indemnités
venant compenser le « vol » de leur outil de travail et de leurs emplois 14. La négociation
d’indemnités de licenciement élevées avait été volontairement mise au second plan par
l’intersyndicale au profit de la lutte pour la sauvegarde des emplois industriels locaux.
C’est cette dimension, et le légalisme dont avaient fait preuve les salariés (pas de bris de
machines, pas de casse, pas d’occupation par la force – à l’exception notable de la
« retenue » de deux dirigeants durant vingt-quatre heures), qui leur avaient valu un
soutien quasi unanime de la part de la classe politique et celle des leaders nationaux de
la CGT15. Une fois l’usine fermée, les indemnités sont – et peuvent légitimement
apparaître comme – le nerf de la guerre : elles sont désormais ce qui peut permettre

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non seulement de « tenir », mais aussi d’avoir le sentiment de ne pas avoir


complètement perdu (comme cela a pu être le cas, plus de trente ans auparavant, pour
les salariés de Longwy, cf. MONTLIBERT, 1989).

Encadré 4
Une lutte juridique pour compenser le « vol » de leurs emplois

Après avoir utilisé toutes les voies judiciaires autour du droit d’information du
comité d’entreprise avant la fermeture de l’usine, les anciens salariés de Molex ont
décidé, en majorité, de recourir aux prud’hommes pour contester la légalité de
leur licenciement. Plus de 180 dossiers y ont été déposés, s’appuyant sur les
conclusions d’une procédure pénale enclenchée avant la fermeture : ayant prouvé
la préparation de la fermeture hors des procédures d’information du CE, elle a
abouti à la condamnation de deux dirigeants à une amende et à six mois de prison
avec sursis. Ces conclusions sont venues conforter la position du cabinet
d’expertise sollicité durant le conflit pour lequel la fermeture n’était pas un effet
de la crise mais s’inscrivait dans une réorientation stratégique des activités de
l’entreprise dans les pays à bas coût de main-d’œuvre et aux États-Unis, après une
étape d’appropriation des brevets et des marchés européens.
Pour protester contre cette procédure prud’homale, l’entreprise étasunienne a mis
en liquidation judiciaire sa SARL (société à responsabilité limitée) française avant
la fin du PSE, estimant avoir assez payé. L’enjeu judiciaire était donc de prouver la
responsabilité de Molex Inc. dans le licenciement des salariés de Molex SARL. Si les
salariés ont obtenu des indemnités conséquentes aux prud’hommes en mars 2014,
leur versement est suspendu suite au jugement de la Cour de cassation en juillet
2014 qui a renvoyé devant la cour d’appel de Bordeaux la question du co-emploi.
Parallèlement, d’autres procédures sont en cours pour les salariés protégés, ainsi
que pour les cadres, ne dépendant pas du même collège. Le 21 septembre 2014, le
jugement prononcé pour ces derniers par le tribunal des prud’hommes a ainsi
permis une reconnaissance de la situation de co-emploi et la condamnation de
Molex Inc. à verser des dommages et intérêts avec exécution provisoire.

14 Si la présence des « Molex » dans les manifestations régionales ou aux côtés d’autres
salariés en lutte16, organisée par l’association, tend à se raréfier avec les difficultés
croissantes à rassembler autour de causes plus générales, la visibilisation d’un collectif
toujours mobilisé s’entretient également par la voie judiciaire. Les anciens salariés sont
représentés par le même avocat et les audiences (prud’hommes en 2010, cour d’appel
en 2013, voir encadré 4) sont l’occasion de rassemblements dans lesquels l’enjeu est,
justement, de donner une image collective à ce qui s’avère être, d’un point de vue
procédural, une somme d’actions individuelles. Pour cela, les anciens salariés se
rendent collectivement au tribunal, la plupart en arborant leurs blouses de travail et les
tee-shirts édités par l’association, tandis que les repas en plein air qui suivent les
audiences permettent aux médias d’interroger les représentants syndicaux.
15 C’est l’association, au travers de ceux qui la dirigent, qui sert d’interface avec les
journalistes souhaitant réaliser des sujets sur les « Molex ». Elle leur fournit des
contacts « clés en main » et met en œuvre certains attributs de l’unité : incitation au
port des vêtements de travail ou des tee-shirts « Les Molex en lutte », volonté de
maîtriser la parole publique par des consignes et une centralisation du porte-parolat

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(CHAMPAGNE, 1984 ; MARCHETTI, 1998). Pour les journalistes, en effet, les porte-parole de la
lutte restent les deux leaders CGT locaux : le délégué syndical CGT, Georges, et le
secrétaire du CE, Didier. Les dirigeants de l’association sont, eux, davantage sollicités
sur le devenir des anciens salariés de l’usine. À mesure que le temps passe, les
journalistes qui font encore le déplacement jusqu’à Villemur 17 cherchent surtout des
informations sur le retour à l’emploi des salariés, comme s’il était évident que la lutte
faisait désormais partie des actualités passées. Près de quatre ans après la fermeture, la
médiatisation des « Molex » demeure un enjeu pour les responsables de l’association, à
la fois pour continuer à diffuser le discours dont ils se sentent dépositaires mais aussi
pour « entretenir la flamme » en interne. La poursuite de la médiatisation joue
visiblement un rôle de réassurance alors que les efforts ressentis pour faire vivre
l’association sont de plus en plus importants. La médiatisation permet donc à la fois de
continuer à se percevoir comme collectif politisé mais aussi, au-delà des incitations
matérielles, à donner du sens à la poursuite de l’action pour les anciens salariés.
16 Ce n’est pourtant pas seulement la continuation de la lutte qui occupe le quotidien de
l’association et maintient l’existence du collectif. La vocation politique semble
s’amenuiser, sous l’effet d’une moindre demande journalistique, de dissensions
internes et de nécessités économiques et sociales, qui la relèguent souvent au second
plan.

Au-delà de la lutte, l’association au quotidien :


entretien des sociabilités et action sociale
17 Si, lors de la première phase de l’enquête en 2010, l’association nous a offert ce visage
collectif d’une lutte politisée et unifiée se poursuivant également par d’autres moyens,
cette dimension a perdu, sinon de sa centralité, du moins le monopole de l’objet de
l’activité de l’organisation. La diversification des attributions de l’association entraîne
une évolution des motifs d’adhésion et du profil de ceux qui la fréquentent. Par ailleurs,
son déménagement, début 2013, d’un local de centre-ville prêté dans le bâtiment de la
mairie vers un lieu moins central et partagé avec d’autres associations, tend à
transformer les habitudes et activités en une action associative « banalisée ».

Organiser une sociabilité festive

18 Comme dans le cas d’autres associations de salariés licenciés ( BERGERON, DORAY, 2005), et
même si ce motif ne figure pas dans son objet juridique, Solidarité Molex tient un rôle
important de maintien d’un lien social entre ex-collègues de l’usine, qui occupe une
place centrale dans le quotidien de l’association, que ce soit au travers de l’organisation
d’événements festifs qui scandent les années, ou d’interactions plus ordinaires au siège
de l’association. Le local de Solidarité Molex constitue le lieu physique de matérialisation
des soutiens dont témoignent de nombreuses photos, affiches, drapeaux : autant
d’attributs de la lutte qui font de l’association le dépositaire de l’action syndicale. Les
dons reçus et collectés (par l’organisation de concerts, l’édition de disques, de livres et
de tee-shirts) financent aussi la poursuite de l’action collective (location de bus pour les
déplacements collectifs par exemple).
19 En héritant de la perpétuation de la lutte et du combat contre l’oubli médiatique et
politique, l’association est devenue le siège de l’organisation d’événements ponctuels

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visant à entretenir et réactiver le potentiel de mobilisation au cours d’événements


collectifs et festifs. Ce mode de rassemblement basé sur la convivialité constitue ainsi
un ressort de mobilisation majeur. Pour nombre d’« ex-Molex », c’est l’occasion de se
revoir et d’échanger des nouvelles en partageant le cerf chassé par les anciens
collègues ou les pâtés et gâteaux maison, rappelant les repas pris devant l’usine durant
la lutte et permettant, le temps d’une soirée, de mettre à distance certaines angoisses et
difficultés liées au chômage et à l’isolement qui font suite au conflit. Aux yeux
extérieurs, ces événements donnent à voir « les Molex » dans un registre sympathique
et bon enfant, dans la continuité de la mobilisation. Les grands concerts en plein air
en 2009 et 2010 sont l’occasion d’afficher des soutiens, notamment artistiques. La
participation de chorales au répertoire militant, l’organisation d’un « bal républicain »
et la création d’un spectacle de théâtre avec d’autres salariés licenciés de la région
contribuent à la montée en généralité de la cause en même temps qu’à son exportation
dans d’autres espaces, géographiques et sociaux. Ainsi, une chanson intitulée « La
Molex » écrite par un groupe de la région est désormais régulièrement diffusée dans les
cortèges de manifestations régionales. L’organisation matérielle de ces rassemblements
représente une part importante du travail mené par les membres du bureau de
l’association, mais aussi de son budget. Cependant, avec le temps, ces événements très
coûteux et de moins en moins rassembleurs tendent à s’espacer (la perspective d’un
dernier concert de soutien est finalement abandonnée, faute de bras, en 2012). Ils
deviennent également l’objet de divergences internes portant sur le public et le sens de
ces « manifestations de soutien ». Une vision syndicale, plutôt CGT, défendant l’ancrage
local de la mobilisation et l’activité industrielle rencontre ainsi une vision plus
associative privilégiant l’écho médiatique donné à l’association.
20 Jusqu’à son déménagement et au-delà des événements officiels, le local de l’association
demeure un lieu de rencontre formel pendant les horaires de permanence – où les
adhérents viennent généralement avec un but précis (obtenir un renseignement,
compléter leurs dossiers juridiques, régler les frais d’avocat) –, et informel le reste de la
semaine. Pour les plus présents, qui fréquentent le local lorsqu’il est fermé au public et
sont bien souvent ceux qui, retraités, célibataires, ou sans charge de famille, disposent
de temps libre leur permettant de s’investir dans le fonctionnement de l’association, le
local devient un point de ralliement. Ces hommes, car il s’agit là d’un entre-soi
masculin, constituent un petit réseau de quatre ou cinq quinquagénaires très actifs à la
tête de l’association, qui se retrouvent presque quotidiennement dans ce local, qu’ils
aménagent et dont ils prennent soin. Devenu un espace « à eux », hors de la sphère
domestique et détaché du monde professionnel, il leur permet, du moins les premières
années, de rompre leur isolement autour de centres d’intérêt et préoccupations
proches, voire de repousser la recherche d’un emploi sans pour autant subir la solitude
d’un « chômage total ». La figure du « chômage inversé » ( SCHNAPPER, 1981) prend ici
tout son sens : les principaux animateurs de l’association occupent pleinement leurs
journées avec ce bénévolat, soit qu’ils soient dispensés de recherche d’emploi en raison
de leur âge, soit que le montant de leur indemnité leur permette de ne pas chercher du
travail tout de suite, sans pour autant devoir se considérer comme « chômeurs ». En
faisant vivre ainsi l’association, ils entretiennent un réseau de solidarité, dans le
prolongement de la lutte et fédéré par des expériences et un vécu commun, qui fait
émerger en eux un important sentiment d’« utilité au monde » ( CASTEL, 1998).
21 Pourtant, ce fonctionnement génère aussi des mécanismes d’auto-exclusion chez des
adhérents qui se tiennent plus à distance de ce « noyau dur ». Il existe ainsi un clivage

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assez net avec ceux et celles qui ne se permettent pas de venir au local en dehors des
horaires de permanence, que ce soit simplement parce qu’ils ou elles ne sont pas au
courant de son ouverture et/ou parce qu’ils ou elles n’en partagent pas les normes et
rituels et ne se reconnaissent pas dans l’image fermée que peut renvoyer ce petit
groupe d’« habitués ».
C’est le cas de Muriel, 59 ans, ancienne employée d’un service administratif de
l’usine où elle a travaillé trente-trois années. Elle vit à quelques kilomètres de
Villemur. Elle est l’une des seules de son service à participer à la mobilisation, et
fait passer des informations à l’intersyndicale. Au moment de l’entretien, en mars
2010, elle s’occupe de sa mère, et emmène les enfants de ses voisins à l’école. Elle ne
cherche pas d’emploi, et refuse de se réorienter vers des postes de vendeuse comme
le lui suggère la cellule de reclassement. Très impliquée dans les premières activités
de l’association, elle est désormais très réticente à l’idée d’y passer : elle regrette d’y
voir toujours les mêmes anciens collègues et se sent exclue de ce qu’elle désigne
comme « un petit noyau » relativement exclusif. Elle ne passe ainsi que pour
déposer des papiers liés à des démarches collectives.
22 Solidarité Molex a donc aussi été organisée comme soutien logistique et support à la
constitution d’un réseau d’anciens collègues, à l’instar d’une amicale, comme c’est le
cas d’autres associations d’anciens salariés (BERGERON, DORAY, 2005). Les espaces et
pratiques de sociabilité censés maintenir ce collectif sont paradoxalement devenus des
éléments de distinction d’une petite partie de celui-ci, fédérée autour des membres les
plus investis et les plus disponibles de l’association.

L’association comme siège de l’action sociale

23 De l’agencement de l’espace à l’organisation du travail bénévole, les évolutions de


l’association sont révélatrices de la multiplication et de la rationalisation des offres de
services aux adhérents. Le mobilier s’est progressivement enrichi de bureaux, tables et
chaises ainsi que du matériel informatique récupéré du CE et de la cellule de
reclassement. La décoration qui, dans les premiers temps, témoigne essentiellement de
l’héritage militant de l’association, est concurrencée, dès 2011, par des panneaux
d’offres d’emplois et de formation, des renseignements juridiques et des coordonnées
diverses. Parallèlement, le travail des responsables se professionnalise grâce à
l’acquisition, début 2012, d’un logiciel de gestion associative, l’établissement de listes
d’adhérents ou la création d’un corpus de textes légaux accessible à distance. Le récent
déménagement dans des locaux collectifs excentrés et décorés de fresques d’enfants
contribue à asseoir l’identité « associative » de l’organisation au détriment de sa portée
politique et de son inscription dans le monde du travail industriel. Le bar se trouve
désormais dans une salle commune à plusieurs associations – ce qui entraîne la
fermeture à clé de l’armoire contenant les « réserves » – et ne permet plus de prolonger
les apéritifs au-delà du départ du responsable détenteur de la clé. L’investissement
croissant de femmes – bien que concentré sur des tâches leur offrant peu de visibilité,
telles que le secrétariat, tout comme durant la mobilisation d’ailleurs ( OESER, TOURAILLE,
2012) – peut aussi être mis en relation avec le glissement des activités de l’association
vers des domaines davantage associés au féminin (assistance aux adhérents en
difficulté, soutien psychologique).
24 La création de l’association en août 2009 répond, au-delà de la nécessité de proposer un
organe de représentation des salariés, à des impératifs de recueil des soutiens
financiers et de gestion des actifs du comité d’entreprise, afin de continuer à assurer les

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services de loisirs proposés aux salariés de l’usine (chèques vacances, mise à disposition
d’un fourgon18, location d’un appartement sur la Côte-d’Azur). Progressivement, les
permanences proposées deux fois par semaine deviennent l’occasion, pour ceux qui se
sentent perdus, de demander des conseils, de s’informer de leurs droits et de recevoir
une assistance individualisée pour remplir des documents, régler des contentieux ou
entamer des démarches, tant vis-à-vis de l’ancien employeur que de Pôle emploi.
25 L’un des tournants importants dans le quotidien de l’association est la fermeture de la
cellule de reclassement, après deux ans d’activité (automne 2009 – automne 2011). Si,
dans certains conflits, l’aide à la recherche d’emploi est pleinement intégrée aux
missions de l’association de solidarité19, les dispositions du PSE ont ici nettement
autonomisé la cellule de reclassement de l’usine ou de l’association, tant en ce qui
concerne la provenance des ressources financières (la cellule de reclassement est
provisionnée par Molex), qu’au niveau du statut juridique (l’antenne régionale d’un
cabinet parisien spécialisé a embauché en contrat à durée déterminée [CDD] des
conseillères extérieures) ou de l’implantation géographique (un préfabriqué dans une
zone d’activités excentrée). Néanmoins, quand la cellule de reclassement ferme fin
2011, les dirigeants de l’association qui, désormais, connaissent bien certaines de ses
consultantes, pour avoir parfois servi d’intermédiaires entre elles et d’anciens collègues
récalcitrants ou pour avoir eux-mêmes eu recours à leurs services, obtiennent qu’un
financement soit accordé pour que l’une d’entre elles assure des permanences
(plusieurs demi-journées par semaine) dans les locaux de l’association 20.
26 À la même époque, une centaine d’anciens salariés est concernée par l’arrivée à
échéance de leur contrat de couverture maladie complémentaire géré par Molex.
L’association entreprend donc de négocier une mutuelle de groupe avec divers
organismes, comme cela a pu se faire dans d’autres fermetures d’usine ( BERGERON, DORAY,
2005). En outre, à la fin de l’année 2012, qui correspond à l’arrivée en fin de droits de
nombreux anciens salariés, qui risquent donc de passer au RSA (revenu de solidarité
active), des mesures sont votées en conseil d’administration pour apporter des aides
financières et matérielles ponctuelles à ceux qui sont jugés comme étant
particulièrement dans le besoin. L’association a donc nettement développé des actions
sociales d’aide aux anciens salariés en compensant la disparition des différents
dispositifs d’accompagnement extérieurs. Ce travail bénévole aboutit à distinguer, d’un
côté, les membres les plus investis et, de l’autre, des personnes plus fragiles, en
demande de conseils et d’aide, et met sous le signe du dévouement l’action des
premiers en direction des secondes. Comme l’exprime un membre très impliqué à un
adhérent de passage : « Vous savez pas tout ce qu’on fait pour vous. » Ainsi, l’association est
entrée dans une logique de service où, contre adhésion, elle fournit des prestations.
27 Avec la rationalisation et la multiplication des activités proposées, la gestion de
l’association a été marquée par l’influence d’acteurs extérieurs, de plus en plus
présents et porteurs de visions différentes sur les solutions et méthodes à adopter.
Certaines logiques d’étiquetage sont produites et relayées par une partie des
animateurs de l’association. La constitution par la consultante du cabinet de
reclassement, aidée de certains dirigeants de l’association, d’une liste d’une
cinquantaine d’anciens salariés considérés comme « les plus fragiles » combine ainsi
des formes d’identifications utilisées par les institutions de reclassement (Pôle emploi,
cellule de reclassement) avec le ressenti des auteurs de la liste. Trois logiques semblent
y prévaloir : un impératif de résultat hérité de la cellule de reclassement, qui pousse à

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inclure des individus considérés comme les plus employables (les ingénieurs, ceux qui
sont en contrat à durée indéterminée [CDI] à l’essai) (BENARROSH, 2000) ; une logique
d’évitement face à des formes de résistance ouverte, permettant d’intégrer les
personnes qui n’ont pas participé à la lutte ; et enfin, un facteur beaucoup plus
interpersonnel, le fort degré d’interconnaissance entre les responsables de l’association
et les adhérents, faisant que les premiers évaluent avec des critères plus personnels la
fragilité ou les besoins des seconds.
28 Cette question du retour à l’emploi crée des désaccords importants au sein de
l’association. D’un côté, la psychologisation de l’échec et les critères institutionnels de
retour à l’emploi se traduisent par de vives critiques à l’égard de ceux qui ne
parviennent pas à retrouver du travail : ils ne « veulent pas faire d’efforts », ils ne sont
« pas assez mobiles ». De l’autre, certains, parmi les plus actifs durant la mobilisation,
syndiqués, donnent la priorité aux explications structurelles (crise de l’emploi
industriel, discriminations envers les travailleurs âgés) ; ils comprennent ceux qui
veulent en priorité être embauchés à VMI, la nouvelle usine locale qui a repris une
partie de l’activité de Molex21 et souhaitent que l’association porte cette revendication.
Un autre clivage important réside dans l’adhésion ou non à l’association, statut qui
n’ouvre pas droit aux mêmes prestations et induit une division nette dans le collectif
des anciens salariés. Pour l’accompagnement dans les procédures prud’homales par
exemple, des responsables de l’association montrent des réticences à offrir le même
niveau de soutien à des individus non adhérents. Les anciens syndicalistes, au
contraire, estiment que les fonds versés à l’association viennent de soutiens apportés à
l’ensemble des salariés et doivent bénéficier à tous.
29 Derrière l’image d’un collectif réuni et représenté par l’association, œuvre donc un
petit groupe masculin et âgé très investi, qui évolue à mesure de l’intégration de
nouvelles activités et préoccupations. La dimension politique et officielle de
l’association, héritée de la mobilisation collective, a dû progressivement laisser de la
place à des activités de prestation de services sociaux, qui ont aussi permis de
pérenniser l’organisation. En cinq ans d’existence, ce qui fait tenir l’association au
quotidien, ce sont en effet, au-delà de sa vocation, politique ou sociale, les formes de
sociabilité consensuelles, de plus ou moins grande ampleur, qui y ont été créées, et les
services sociaux qu’elle propose (un besoin de mutuelle s’inscrivant dans une
temporalité potentiellement plus longue que celle des procédures juridiques). Cette
coexistence, parfois conflictuelle, parfois de l’ordre de la dépendance, entre
mobilisation collective et services sociaux plus individuels rappelle l’expérience de la
CGT-chômeurs à Marseille (DEMAZIÈRE, PIGNONI, 1999) : les collectifs de chômeurs CGT, nés
pour l’essentiel des mobilisations pour l’emploi à La Ciotat, s’étaient ainsi développés
dans les quartiers nord en tentant d’aider les chômeurs sur des problèmes de transport,
de logement, d’énergie. Si certains militants CGT regardaient ce développement d’un
mauvais œil, soupçonnant ces sujets d’écarter les énergies militantes des luttes pour le
travail et l’emploi, les militants impliqués soulignaient la nécessité de tenir ensemble
tous ces pans de leur activité afin de nourrir l’existence du collectif et de rompre
l’isolement, pour ensuite porter des revendications propres à la condition de chômeur.

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Un espace persistant de réflexion et de mobilisation


politique
30 Au-delà des divergences relatives au sens de la lutte, au rôle de l’association et aux
causes de la situation des anciens salariés, l’association demeure un espace d’entretien
d’une vision conflictuelle et combative du monde social. Celle-ci se traduit notamment
à Villemur par des pratiques syndicales, au niveau régional par des déplacements à
l’occasion des audiences judiciaires mais pas uniquement, et par la fonction de porte-
parole politique de certains anciens « Molex ».

Les procès, les médias, les meetings : des espaces de réactivation


de la mobilisation politique

31 Si l’analyse politique de la situation des anciens salariés Molex n’occupe pas l’essentiel
de l’activité de l’association, son local reste néanmoins un lieu où ses membres actifs
sont porteurs, en certaines occasions, d’un discours politique destiné à l’extérieur.
32 Ce discours, qui s’est constitué durant la mobilisation et l’a structurée, est relativement
consensuel parmi les salariés licenciés ayant participé, même modérément, à la
mobilisation. Il s’articule autour de deux idées principales : la fermeture est la
conséquence d’une division internationale du travail qui oriente les industries vers les
pays à bas coût de main-d’œuvre pour augmenter la rentabilité du capital ; ce système
est servi par des « financiers », auxquels l’industrie importe peu, et qui, à ce titre, aux
yeux des salariés, sont en réalité des pillards ayant revêtu le costume de figures
patronales. Comme le déclare Georges dans un film consacré à la lutte des Molex, « un
directeur, ça détruit pas sa taule22 ».
33 Le combat judiciaire (voir encadré 4) a pris le relais du mot d’ordre brandi au cours des
manifestations de 2008-2009, « Défense de l’emploi industriel français », et a pris une
portée générale. La procédure prud’homale a ainsi conduit à la reconnaissance de la
responsabilité juridique de la maison mère étasunienne et du caractère « illégitime » du
licenciement économique de salariés d’une usine appartenant à un groupe bénéficiaire.
Ici, la dimension juridique de l’action ne concourt pas, comme dans d’autres cas, à la
dépolitisation (WILLEMEZ, 2003), mais bien plutôt au maintien de l’action politique,
comme par exemple la lutte juridique contre les discriminations sexuées ( GUILLAUME,
2013) ou les discriminations syndicales (CHAPPE, 2013)23.
34 Recueilli en entretien, et lors de nombreux moments de convivialité au sein de
l’association, ce discours de dénonciation à portée générale est également défendu par
les membres de l’association lors des projections, dans la région, du film tourné sur leur
lutte : organisées par les unions locales CGT et des groupes locaux d’Attac (Association
pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne), elles ont lieu
dans d’autres villes de taille moyenne de la région, ou lors de festivals militants, à
Toulouse notamment. Les responsables de l’association mettent alors en place des
petits déplacements, à deux ou trois, pour évoquer la mobilisation des « Molex » et
répondre aux questions du public. Comme dans le cas de l’association des anciens
salariés de Metaleurop étudiée par Judith HAYEM (2014), l’accompagnement d’œuvres
créées autour de la fermeture est l’occasion de rendre public le message politique de
l’association. Les observations récurrentes de ces événements permettent d’ailleurs de

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constater une forme de professionnalisation de la représentation du collectif, prise en


charge par un groupe de cinq ou six anciens salariés, dont une femme, tous fortement
impliqués dans l’association, et composé pour moitié de retraités ou de salariés âgés
dispensés de recherche d’emploi.
35 L’action politique des « Molex » n’a par ailleurs pas déserté le jeu politique et électoral.
Si les ouvrières de Levi’s rejetaient l’essentiel de la « faute » sur l’impuissance et
l’inaction du monde politique et sur la mondialisation ( VANNOMESLAEGHE, 2001), la
position des « Molex » est plus ambiguë : au cours des entretiens, les illégalités
commises par la direction de l’usine font de celle-ci le premier coupable de la
fermeture, renvoyant au second rang l’absence d’une « politique industrielle »
nationale. Les pouvoirs publics demeurent ainsi un interlocuteur, local et national,
décrié mais sollicité. Ce positionnement se lit dans les trajectoires professionnelles et
politiques des deux leaders de la CGT Molex, Didier et Georges. S’ils ne font pas partie
du bureau de l’association, ces deux anciens collègues du service « qualité » sont
présents à presque toutes les assemblées générales, voire les convoquent dans les
premiers temps (notamment quand il est question de la dévolution des biens du comité
d’entreprise à Solidarité Molex, en 2009-2010), et participent à la plupart des activités de
l’association.
Didier, originaire des alentours immédiats de Villemur, entré à l’usine en 1979 à 20
ans, technicien « qualité », était l’ancien secrétaire du comité d’entreprise de
Molex. Il est membre du conseil d’administration de Solidarité Molex. À 51 ans, il
change complètement de statut puisqu’il devient un homme politique local, élu lors
des élections régionales de 2010 sur la liste du Parti socialiste, qui lui a proposé,
même s’il n’est pas adhérent, de prendre en charge les questions industrielles au
sein de l’équipe. Depuis, il est conseiller régional et vice-président de la Commission
industrie, mais indique « demandeur d’emploi (ancien Molex) » sur le site internet
du conseil régional. Il continue à être très impliqué dans la vie locale, au travers de
l’association de chasse qu’il préside depuis longtemps. Malgré quelques remarques
acrimonieuses au sujet de sa reconversion politique, Didier jouit toujours d’une très
bonne réputation à Villemur.
Georges, qui est arrivé à Villemur enfant, était délégué syndical CGT de Molex, où il
a été ouvrier durant trente-quatre ans. Après la fermeture, à 55 ans, il est devenu
permanent de l’union régionale CGT Midi-Pyrénées, chargé de suivre les
négociations sur la question des salariés de l’artisanat. Membre intermittent du
Parti communiste français (PCF) depuis sa jeunesse, il s’est lui aussi présenté, aux
régionales de 2010, sur la liste Front de gauche mais n’a pas été élu 24. Il est
périodiquement invité dans les réunions publiques des sections locales du Front de
gauche pour témoigner de la lutte des Molex et de leur situation. Ainsi, en
avril 2013, au cours d’une réunion à Montauban, il raille les députés socialistes
locaux qui ont envoyé des lettres de soutien aux « Molex » mais ont voté la loi basée
sur l’accord national interprofessionnel (ANI) de janvier 2013 25.

L’association, un local de déploiement syndical ?

36 La poursuite d’une action collective au travers de l’association se lit également dans la


continuité entre le fonctionnement des instances représentatives du personnel (IRP) de
l’usine – toutes composées de salariés syndiqués – et l’activité associative. Si
l’association a reçu des dons et généré des fonds, elle est aussi la dépositaire des actifs
et archives du CE. Didier est membre du CA de l’association, tout comme l’ancienne
secrétaire administrative du CE26.

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37 En outre, les locaux de l’association endossent, près de deux ans après la fermeture, une
nouvelle fonction : ils deviennent de fait le local du syndicat CGT des salariés de la
nouvelle PME (petite et moyenne entreprise) ayant repris une partie de l’activité de
l’usine (VMI), baptisé « CGT VMI ex-Molex ». Lors des premiers entretiens menés à VMI
(2010-2011), l’effectif étant encore inférieur à cinquante, la direction nous avait
présenté l’organisation des élections professionnelles comme prématurée : il s’agissait
de ne pas inquiéter des clients déjà effarouchés par le passé sulfureux des « Molex » ; en
outre, la mise en place d’un management basé sur des rencontres régulières entre
salariés et direction et des activités qualifiées d’« associatives » (repas, sorties sportives
en commun) devait pallier l’absence de syndicats. À partir du printemps 2012, les
conditions de travail et de rémunération ainsi que l’opacité des décisions stratégiques
font l’objet de critiques de la part de salariés de VMI. Pendant plus d’un an, elles
avaient suscité peu de résistances car les salariés réembauchés non seulement avaient
le sentiment d’être des privilégiés peu légitimes à se plaindre au vu de la situation de
leurs anciens collègues mais devaient aussi prouver et assurer la rentabilité de l’usine.
38 Devenu permanent de l’union régionale CGT Midi-Pyrénées, Georges est mandaté pour
soutenir localement la négociation d’élections professionnelles et la création d’un
syndicat CGT à VMI. Une telle démarche s’inscrit plus largement dans la stratégie
initiée par la CGT depuis 2004 de « déploiement territorial », notamment en direction
des sous-traitants et des précaires. À l’issue des élections à VMI à l’automne 2012, la
CGT est ultra-majoritaire, avec vingt-trois des vingt-quatre votes du collège « ouvriers-
employés »27. Les réunions préparatoires à la constitution d’une liste CGT-VMI et les
premières réunions des représentants du personnel, ont eu lieu dans le local de
l’association, entre Georges et les membres de la future liste pour le collège « ouvriers-
employés » – tous participants actifs à la mobilisation, mais tous nouveaux syndiqués à
la CGT28. Cette forme de compagnonnage traduit à la fois la forte légitimité de la CGT
parmi les anciens « Molex » devenus salariés de VMI et la méfiance quant à la viabilité
du site et le souci de surveiller ce qu’il advient de l’usine et des fonds qui y ont été
investis. En avril 2013, Georges croise dans les nouveaux locaux de l’association deux
des trois nouveaux élus CGT de VMI – dont l’un est venu faire un entretien avec nous.
Nous comprenons que les communications par e-mail et téléphone ont été nombreuses
avec les nouveaux élus CGT, qui préfèrent le solliciter régulièrement directement
plutôt que de passer par les structures territoriales du syndicat. L’espace d’un quart
d’heure, le nouveau local de l’association devient le local CGT de VMI : on y parle
syndicalisation et revendications vis-à-vis de la direction.
39 La dimension syndicale de l’association, si elle est ponctuellement perpétuée par
certains responsables, ambassadeurs de la cause, trouve ainsi surtout son
prolongement dans la création d’un syndicat dans la nouvelle entreprise. Les délégués
récemment élus peuvent ainsi bénéficier des ressources sociales et militantes
accumulées pendant le conflit et centralisées par l’association.

40 L’association Solidarité Molex est née d’une lutte pour l’emploi, contre la fermeture
d’une usine, qui fut un moment intense et prolongé de mobilisation collective 29 alors
même que le site industriel ne constituait pas un foyer historique d’action collective et
syndicale30. La trajectoire de cette association, qui prit en quelque sorte en charge ce

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symbole national qu’était devenue leur lutte, peut sans doute aussi se comprendre à la
lumière de cette injonction à poursuivre un combat censé dépasser les enjeux
concernant plus immédiatement les « Molex ».
41 Si ce statut de symbole a pu, pour deux salariés, les plus politisés d’entre eux 31,
constituer une ressource proprement politique (ils se sont portés candidats aux
élections régionales) et leur permettre d’accéder à des postes de permanents (élu
régional PS pour l’un, permanent régional CGT pour l’autre), il s’avère aussi ambigu
pour les animateurs bénévoles de l’association, souvent dégagés de problèmes de
revenu ou de retour à l’emploi, en raison de leur âge (plus de 55 ans). Confrontés au
désinvestissement de la majorité des ex-salariés, réinsérés dans d’autres entreprises ou
investis dans leurs démarches de recherche d’emploi, ils constatent l’effacement du
dessein collectif au profit d’autres logiques, qu’ils perçoivent comme plus
« utilitaristes ». Quant à ceux qui avaient entre 40 et 55 ans au moment de la fermeture,
trop jeunes pour être dispensés de recherche d’emploi, ils ont dû accepter des emplois
dévalorisés et moins rémunérateurs, ou affronter le chômage de longue durée qui
menace les moins qualifiés (CRUNEL, FRAU, 2014).
42 Pourtant, la pérennité de l’association a joué un rôle important dans la création d’un
syndicat CGT dans la nouvelle PME située dans l’usine. Cette double dimension de
défense collective et de services individuels place l’association dans une filiation étroite
avec les IRP de l’usine. En outre, le fait que l’activité syndicale s’amorce ici hors du lieu
de travail fait écho aux stratégies de syndicalisation de la CGT en direction des salariés
de PME et des précaires (BÉROUD, 2013). On observe un retour vers le principe même des
bourses du travail de la fin du XIXe siècle : le fait de « monopoliser tous les services
utiles à l’amélioration de la classe ouvrière » (SCHÖTTLER, 1985, p. 111). Ainsi,
l’articulation entre les différentes facettes de cette association peut être interprétée à
la lumière de l’histoire ouvrière comme une évolution vers une forme de société de
secours mutuel : des éléments pouvant apparaître comme très éloignés de la lutte pour
l’emploi (mutuelle, prestation de service, camion à louer, chèques vacances, festivités
donnant le sentiment que l’association est avant tout une amicale d’anciens)
contribuent à maintenir l’existence du collectif mobilisé et de ce monde que la
fermeture a défait.

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NOTES
1.  Au moment de la fermeture, la CGT (Confédération générale du travail) détient quatorze des
vingt-sept mandats disponibles (représentants syndicaux, délégués syndicaux, élus au comité
d’entreprise [CE], délégués du personnel [DP] ou représentants au comité d’hygiène, de sécurité
et des conditions de travail [CHSCT]), suivie par la CFE-CGC (Confédération française de
l’encadrement – Confédération générale des cadres) et la CFDT (Confédération française
démocratique du travail), avec cinq mandats chacune, puis la CFTC (Confédération française des
travailleurs chrétiens) avec deux mandats et un pour FO (Force ouvrière).
2.  Entre 2008 et 2012, près de 400 dépêches AFP (Agence France-Presse), et plus de 1 000 articles
dans la presse quotidienne nationale et régionale (La Dépêche du Midi et Le Monde exclus), et dans
la presse hebdomadaire et magazine nationale font mention du conflit.
3.  Son objet juridique est le suivant : « Mettre en place par tout moyen adapté des actions de
soutien tant financier que matériel en faveur des salariés et ex-salariés de Molex, par
l’organisation de diverses manifestations, opérations et animations en vue de la collecte de fonds
tant publics que privés au bénéfice de l’association » (Déclaration en préfecture, août 2009).
4.  Ce salaire moyen mensuel comprend le salaire de base, la prime d’ancienneté, le treizième
mois, la trente-sixième heure et la moyenne des heures supplémentaires (source : rapport
Syndex de mai 2009, d’après les données fournies par Molex dans le cadre de la préparation du
PSE).
5.  Cette recherche réunit, outre les trois auteurs de cet article, Éric Darras, Caroline Frau,
Jérémie Nollet, Alexandra Oeser, Audrey Rouger et Yohan Selponi. Elle bénéficie d’un

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financement ANR (Agence nationale de la recherche) Jeunes Chercheurs coordonné par


Alexandra Oeser.
6.  Nous entendons par là les discussions quotidiennes qui ont pu nous apporter des
informations complémentaires à celles recueillies dans le cadre plus formel de l’entretien
enregistré.
7.  Les comités d’entreprise (CE) ont à la fois des attributions économiques (information et
consultation pour toute disposition touchant à la durée et à l’organisation du travail, aux
licenciements collectifs et à celui des représentants du personnel) et socioculturelles (selon la
taille de l’entreprise, le CE est chargé de l’administration de la restauration collective, de contrats
de mutuelle, de prestations liées aux loisirs et aux vacances, de logements, etc.). Siégeaient au
sein du CE de Molex Villemur dix élus du personnel, dont six CGT, et cinq délégués syndicaux
(CGT, CGC, CFDT et FO, la section CFTC ayant été créée quelques jours avant la fermeture). En cas
de cessation définitive d’activité de l’entreprise, le Code du travail prévoit que le CE puisse opérer
la dévolution de ses biens à un autre CE ou à une « institution sociale d’intérêt général »
(association, fondation, mutuelle, etc.), sous le contrôle de l’administration départementale du
Travail.
8.  Il s’est par la suite présenté aux élections régionales de 2010 sur la liste du Nouveau Parti
anticapitaliste (cf. note 22).
9.  Entretien septembre 2010.
10.  Le 15 septembre 2009, les représentants du personnel au comité d’entreprise, pressés par la
direction de Molex de rendre leur avis sur la dernière mouture du PSE, organisent un vote à
bulletin secret par lequel les salariés doivent se prononcer pour autoriser ou non les
représentants du personnel à donner leur avis (qui, même s’il est négatif, permettra la mise en
place du PSE). Ils votent majoritairement pour, à 140 voix contre 70.
11.  Jacques, 63 ans aujourd’hui, trente-trois années d’ancienneté dans l’usine, non syndiqué, est
un technicien promu cadre en interne, dont le père était lui-même cadre dans l’usine.
12.  Ces accords informaient huit cadres supérieurs de l’usine du projet de cessation de
production sur le site de Villemur dès le début de l’année 2008, et réclamaient leur discrétion.
C’est notamment la découverte par la police de ces documents à l’occasion de la plainte déposée
par le CE pour délit d’entrave qui a abouti à la condamnation de deux dirigeants de l’usine.
13.  Les ouvriers se sont en effet mis en scène en Gaulois résistant à l’envahisseur « yankee » tout
au long de la lutte avec déguisements et reprise, sur leurs tee-shirts, de la première page des
albums de René Goscinny et Albert Uderzo.
14.  Ce « vol » revient dans de nombreux entretiens comme une évidence lors du récit
douloureux de l’enlèvement des machines les plus performantes par Molex, après la fermeture.
Le bon déroulement de ce déménagement conditionnait le versement d’une petite partie de la
prime extra-légale de licenciement, laissant les salariés impuissants.
15.  À l’inverse, par exemple, des discours de dénonciation émanant de la direction confédérale
de la CGT envers les dégâts matériels infligés, à peu près au même moment, à la préfecture de
l’Oise par les salariés de Continental Clairoix (DEPOORTER, FRIGUL, 2014).
16.  Durant les premières années, plusieurs déplacements sur d’autres sites industriels en lutte
dans la région et au-delà sont ainsi organisés, pour trois à cinq adhérents actifs de l’association
(ils rencontrent ainsi par exemple les Fralib, dans les Bouches-du-Rhône).
17.  Il en va autrement des sujets produits à l’occasion des audiences. Se déroulant à Toulouse,
elles relèvent du suivi de la mobilisation.
18.  Le maintien de ce service fait régulièrement débat au cours des assemblées générales ou des
réunions de bureau : l’entretien et l’assurance du fourgon coûtent en effet assez cher ; or le prix
demandé aux adhérents, volontairement inférieur au prix du marché de la location, ne suffit pas
tout à fait à couvrir ces frais. Il s’agit là d’un bon exemple de la poursuite d’un élément d’activité
syndicale – au sein du comité d’entreprise – à la dimension sociale patente.

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19.  C’est le cas de Chœur de fondeurs, l’association des anciens salariés de Metaleurop étudiée par
Delphine CORTEEL (2009), où des syndicalistes ont été embauchés auprès des consultants pour
assurer l’aide au « reclassement », ou encore celui de l’association des anciens de Cellatex au sein
de laquelle un ancien salarié était devenu consultant social ( BERGERON, DORAY, 2005).
20.  Son salaire est financé dans le cadre du suivi du PSE par les collectivités locales et l’État.
21.  Un fond d’investissement américain (HIG) a engagé une reprise d’activité partielle sur le site
de l’usine Molex en créant une nouvelle société, VMI. L’effort de « réindustrialisation » auquel la
loi française obligeait Molex a été presque intégralement tourné vers le financement de cette
nouvelle structure, suite à un accord entre l’État, HIG et Molex, qui s’était alors engagé sur deux
ans de marché avec VMI sur des produits dits « en fin de vie ». Comme convenu alors, VMI a
embauché cinquante anciens salariés. L’État a par ailleurs octroyé un prêt de plusieurs millions
d’euros à VMI, pour amorcer son activité.
22.  José Alcala (2010), Les Molex, des gens debout, ADR Productions.
23.  Didier et Georges, respectivement ancien secrétaire du CE et délégué syndical CGT, ont
d’ailleurs tous les deux intenté et gagné un procès en discrimination syndicale contre la direction
de l’usine, qui aboutit quelques mois après la fermeture.
24.  Cette campagne régionale de 2010 montre que la rencontre entre les partis politiques locaux
et ces porte-parole ouvriers a eu lieu. On retrouvait ainsi trois « ex-Molex » sur trois des listes de
partis de gauche : Didier sur la liste PS (élu au final), Georges sur la liste Front de gauche et Alain
sur la liste NPA (Nouveau Parti anticapitaliste ; non élus).
25.  Cet ANI, en raccourcissant les délais d’information du comité d’entreprise et en réduisant les
cas de recours au juge pour la contestation des plans sociaux, met en place un cadre juridique qui
rend impossible la façon dont les « Molex » se sont appuyés sur les tribunaux pour repousser au
maximum la fermeture.
26.  Qui, bien que salariée du comité d’entreprise et non de Molex, a été intégrée aux
dispositions du PSE.
27.  L’entreprise ne comptant que onze cadres – soit un effectif trop faible pour qu’il y ait un
collège « cadre » – et uniquement des ouvriers et employés ayant des coefficients d’agents
techniques, la négociation entre Georges et le directeur de l’usine a abouti à la constitution de
deux collèges : un collège « ouvriers-employés » et un collège « techniciens-cadres », séparés par
le coefficient 285 de la convention collective de la métallurgie. Dans le second collège, deux
candidats sans étiquette se sont présentés contre la liste CGC et ont emporté à une écrasante
majorité le siège du collège.
28.  La CGT Molex est le seul syndicat de l’usine qui n’a vu aucun de ses anciens adhérents
embauché par VMI, ce qui est interprété par de nombreux salariés, bien au-delà du cercle des
sympathisants CGT, comme un choix assumé de la part de la direction, et donc comme une
pratique discriminatoire. L’un des élus CGT de VMI avait été membre de Force ouvrière durant
quelques années à Molex, puis en était parti.
29.  Près d’un an, dont un mois de grève complète et un mois de lock-out.
30.  Pour nombre de ces salariés, il s’agissait même de leur première grève.
31.  Qui sont aussi ceux qui, du fait de leur visibilité médiatique importante, n’avaient aucune
chance d’être réembauchés dans le secteur industriel.

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RÉSUMÉS
Cinq ans après la fin d’une lutte collective longue et très médiatisée contre la fermeture d’une
usine rurale de connectique du Sud-Ouest de la France, sous-traitante de l’automobile, cet article
questionne l’évolution dans le temps du rôle joué par l’association de soutien créée par ses
anciens ouvriers. Juste après la fermeture en 2009, le local de cette association devient un lieu où
perdure la sociabilité apparue durant la grève et où sont élaborées les actions permettant le
maintien de la mobilisation et la conduite de la lutte judiciaire qui s’engage devant le tribunal des
prud’hommes. L’association est aussi un lieu d’échanges et de réflexions où, au contact de
responsables syndicaux (majoritairement CGT), un certain nombre de salariés non militants
entreprennent l’élaboration et l’activation de schèmes politiques autour de la globalisation
économique, de la place des ouvriers dans le système productif ou encore des pouvoirs publics
nationaux. Cependant, avec l’émergence de nouvelles préoccupations matérielles (chercher un
emploi, négocier une mutuelle collective, protéger les plus isolés), les activités de l’association se
déplacent progressivement vers l’action sociale, sans pour autant se déconnecter du devenir de
l’usine (partiellement réouverte). Les débats liés à cette cohabitation et cette intrication, entre
prestation de services individuels et vocation initiale de maintien d’un groupe combatif décidé à
lutter pour l’emploi, relèvent tout autant de visions divergentes quant au rôle d’une association
d’ex-salariés licenciés que de l’évolution du collectif dans le temps.

This article aims at analyzing the evolution of the roles played by a nonprofit organization
founded by ex-industry workers, five years after the end of a long and highly mediatized
collective mobilization against the closure of the rural plant that employed them in south
western France. Right after the closure, the organization’s local became a space to preserve the
relationships and sociability built during the mobilization, and to organize the activities that
maintained the mobilization despite the closure, specially on its juridical aspects. This
organization also appeared as a place for discussion and thinking, where numerous workers built
and mobilized political schemes about economic globalization, blue collars’ position in the
productive system and national political leaders’ activities. They did so, partly, thanks to their
discussions with union leaders. However, new issues have since emerged (looking for new jobs,
negotiating a new mutual fund contract, protecting the most isolated ex-workers), and both the
organization’s activities and the union leaders’ interventions have mainly focused on social
action, although not totally forgetting the plant’s activities. The debates existing about this
cohabitation, between a service dedicated to managing individual social situations and the initial
goal of maintaining alive the group fighting for its rights and jobs, comes around both the (non)-
attribution of a political function to the organization and the evolution of the workers’ group.

INDEX
Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, M51 - Firm
Employment Decisions ; Promotions (hiring; firing; turnover; part-time; temporary workers;
seniority issues), J63 - Turnover; Vacancies; Layoffs, L62 - Automobiles; Other Transportation
Equipment, J52 - Dispute Resolution: Strikes; Arbitration; and Mediation; Collective Bargaining,
D71 - Social Choice; Clubs; Committees; Associations
Mots-clés : association d’anciens salariés, chômage, mobilisations collectives, action sociale
Keywords : unemployment, collective action, community action

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AUTEURS
OLIVIER BAISNÉE
Laboratoire des sciences sociales du politique (LaSSP), Institut d’études politiques (IEP) Toulouse ;
olivier.baisnee@gmail.com

ANNE BORY
Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), Université Lille 1 ;
anne_bory@yahoo.fr

BÉRÉNICE CRUNEL
LaSSP, IEP Toulouse ; berenice.crunel@gmail.com

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Crise du travail et redéfinition des


frontières du social en Argentine à
travers le prisme de la mobilisation
des desocupados
Work crisis and the redefinition of social frontiers in Argentine: the
mobilizations of the unemployed

Pía V. Rius

Je voudrais remercier Xavier Dunezat pour la lecture détaillée et généreuse d’une version
préliminaire de cet article, qui m’a aidée à mieux le présenter ainsi qu’aux éditeurs de la revue
pour leur soutien.
1 La crise économique que connaît actuellement la France apparaît avant tout comme
une crise de la croissance et du chômage, qui fait suite à la crise financière de
2008-2009. En cela, elle peut constituer pour les chercheurs en sciences sociales une
occasion de questionner la place du travail dans nos sociétés et invite à revenir sur les
crises passées, comme celle qui a éclaté en Argentine à la fin de l’année 2001. Les
conséquences sociales des années de récession économique (1998-2001) y ont été
particulièrement importantes et se sont traduites par des transformations majeures du
système politique, économique et social.
2 Cette crise signe l’échec du « modèle social argentin », qui reposait sur une monnaie
stable au taux de change fixe avec le dollar américain. Elle témoigne également des
tensions au sein de la société : alors que le pays se percevait comme accueillant,
« ouvert à tous les hommes de bonne volonté1 », depuis la fin des années 1990,
l’augmentation du chômage et de la pauvreté, qui se traduit par des phénomènes
d’« exclusion », participe à la transformation des rapports sociaux 2. En rendre compte à
partir de la mobilisation des organisations des travailleurs desocupados (voir encadré)
permet de saisir comment le chômage provoque une perte des repères, comment sont
perçues les différentes mesures mises en œuvre (notamment les minima sociaux) et
comment sont déterminées les populations et situations qui ont droit au secours de

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l’État. C’est au cours du processus de mobilisation que le chômage se construit et se


définit en tant que problème public3, désormais pris en compte en tant que tel dans la
conception des politiques publiques. Ainsi, dans les années 1990, les mobilisations de la
banlieue de Buenos Aires, marquée par les privatisations de plusieurs grandes
entreprises publiques, par la désindustrialisation et la concentration de poches de
pauvreté contribuent à mobiliser les gouvernements successifs.

Encadré
Desocupados : chômeurs et sans emploi en Argentine

Le terme Movimiento de Trabajadores Desocupados (MTD) est la dénomination


indigène que plusieurs collectifs se sont attribuée en Argentine à partir de 1996 et
qui se traduit littéralement en français par « Mouvement de travailleurs au
chômage ». Néanmoins, nous préférons dans cet article conserver le terme
desocupados car, dans le contexte institutionnel français, même si les
représentations du « chômeur » sont fragmentées (DEMAZIÈRE, 2003), les chômeurs
ayant cotisé un certain temps, ont droit à une allocation-chômage pendant
quelques mois (bien que ces droits viennent à s’épuiser) ce qui les rapproche de
ceux qui en Argentine ont droit au « seguro de desempleo », soit environ 5 % des
actifs. En Argentine, la situation de la population désignée comme « sans emploi »
est très instable en raison du poids du secteur informel et de la fragilité des
entreprises. Les programmes de travail temporaire (PTT) sont accordés non
seulement en situation de chômage – de courte ou longue durée et de tous âges
confondus –, mais aussi en fonction des revenus du foyer, et donc du niveau de
pauvreté. L’assurance chômage – seguro de desempleo – destinée aux travailleurs
ayant cotisé, ne couvre que 50,5 % de la population active en 2003 et 55,5 % en 2006
selon l’Indec (Insituto Nacional de Estadísticas y Censos).
Les mouvements de chômeurs argentins sont constitués par des organisations très
labiles et aux registres d’action variables suivant les périodes. Contrairement à ce
qui se passait lors des premiers piquetes4 en 1996 dans la province de Neuquén, la
plupart des blocages à partir de 2004 durent seulement quelques heures. Exception
notable à cette évolution générale : les blocages avec campement sur l’accès sud de
Buenos Aires (Puente Pueyrredon) le 26 juin de chaque année – en mémoire de deux
jeunes membres des mouvements de travailleurs desocupados (MTD) tués en 2002
par les forces de l’ordre – pour réclamer le jugement des responsables.

3 L’Argentine des années 1990 a érigé en dogme indiscutable le « consensus de


Washington », qui consiste en des politiques de libéralisation de l’économie et de
flexibilisation du travail. Alors qu’en 1995 le chômage atteint un pic de 18 % de la
population active, le gouvernement de Carlos Menem, qui a mené ces politiques de
réforme de l’État, est réélu. Si ces politiques néolibérales sont en cours depuis les
années 1970, c’est la rapidité du creusement des inégalités de revenus et de patrimoine
qui caractérise les années 1990. Dans ce contexte, les mobilisations de chômeurs et de
sans-emploi tantôt revendiquent un changement social profond, tantôt réclament une
meilleure participation et inclusion de tous dans la société salariale. En réponse, les
gouvernements successifs oscillent entre deux positions : prendre acte des
revendications et entamer des processus de négociation ; réprimer et traîner devant les
tribunaux ceux qu’ils estiment être des fauteurs de troubles.

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4 Au travers des mobilisations de chômeurs, nous nous intéressons ici plus


particulièrement aux tensions entre logique de droit au travail et logique de droit
individuel à la protection sociale, et à la manière dont les différents acteurs se les
approprient collectivement. L’article s’appuie sur une enquête ethnographique,
réalisée dans le cadre d’une thèse consacrée aux organisations de desocupados de la
banlieue sud de Buenos Aires, menée au plus près de la vie quotidienne des habitants
des quartiers pauvres (RIUS, 2010). Nous avons effectué des observations entre
juillet 2003 et août 2007 sur les stratégies économiques déployées par les habitants et
leur participation civique et politique dans la vie quotidienne. Nous avons également
réalisé des entretiens avec des membres des mouvements de desocupados et leurs
proches, que nous avons complétés par une analyse documentaire 5. Quelles sont les
certitudes qui ont été ébranlées par l’expérience de la crise et du chômage, et quels
sont les horizons communs qui peuvent alors se dessiner ? En effet, être au chômage
produit une dislocation telle que les repères jusqu’alors pertinents pour l’action ne sont
plus valables. Alfred SCHUTZ (1987) explique ainsi que toute interprétation du monde est
basée sur une « réserve d’expériences préalables », les nôtres propres, ou celles que
nous ont transmises nos parents ou nos professeurs ; ces expériences, sous forme de
« connaissances disponibles, fonctionnent comme schème de référence » (p. 12),
schèmes qui peuvent s’effondrer au moment d’une crise.
5 Comment le travail est-il redéfini face à ces transformations ? Quelles sont les
situations qui justifient l’intervention de l’État ? Plus largement, peut-on parler – dans
le cas argentin – d’un abandon de la « société salariale » ( CASTEL, 1995) ? La multiplicité
des régimes d’engagement a été étudiée au sein des classes moyennes, à partir de la
dimension réflexive qui accompagne l’émergence des « nouveaux pauvres » ( KESSLER,
2002) ou dans le cadre des processus d’individuation des classes populaires à partir du
passage de la figure du travailleur à celle du pauvre (MERKLEN, 2005). L’article présente
des exemples, moins connus, d’engagement de desocupados, qui effectuent un travail sur
eux-mêmes afin de compenser la perte de leurs repères dans un contexte de crise
économique massive et ainsi maintenir leur dignité face à la crise du monde du travail.
6 Nous étudierons tout d’abord les évolutions du monde du travail qui ont structuré le
processus de mobilisation des desocupados. La société salariale est l’horizon auquel
aspirent la plupart des travailleurs, mais le « travail autonome » est aussi une référence
largement partagée. Nous présenterons ensuite le traitement public du chômage ainsi
que les programmes de travail temporaire (PTT) depuis 1998, à travers trois
générations successives de programmes. Conçus comme un palliatif au chômage à
destination des populations les plus démunies, ces programmes tentent d’articuler
deux objectifs : la « lutte contre le chômage » et la « lutte contre la pauvreté ». Enfin,
nous verrons que les frontières du social ont été dessinées par l’intervention de l’État,
qui tend à mettre en place une réponse d’inclusion sociale minimale par des politiques
publiques d’activation des sans-emplois6, qui s’entrecroise avec des politiques
familialistes.

De la crise du travail à la mobilisation de desocupados


7 Les mobilisations de desocupados ont émergé à la suite de transformations profondes et
multidimensionnelles qui ont bouleversé les repères des travailleurs. Les entretiens
avec des membres de ces organisations et avec leurs proches nous ont montré qu’il

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existe différentes manières d’appréhender à la fois de tels bouleversements et


l’expérience militante. Ces dernières ne constituent en aucun cas une réponse
mécanique aux transformations du rôle de l’État ; elles permettent d’interpréter le
processus de mobilisation au sein des organisations de desocupados comme une
revendication qui se construit de manière relationnelle. Qu’il ait lieu avec des proches
ou des autorités locales et nationales, le va-et-vient fait de confrontations, de
négociations et de coopérations permet l’attribution des responsabilités et la définition
des interventions possibles.

Les transformations structurelles du monde du travail argentin

8 Le processus d’industrialisation de l’Argentine, qui avait permis l’intégration de la


population rurale autour des centres urbains en formation à partir des années 1940
(NEFFA, 2004), entre en crise avec le premier choc pétrolier. À partir de 1975, l’économie
nationale argentine entre dans des cycles d’instabilité et d’inflation qui frappent de
plein fouet les classes laborieuses, avec une montée du chômage et de la pauvreté. Les
conditions sociales se dégradent sur l’ensemble de la période s’étalant de 1975 à 1990
(avec un pic de dégradation en 1976) : les créations d’emplois déclarés diminuent, le
niveau des salaires se détériore et la concentration des revenus s’accentue. Le déclin
des salaires réels atteint 37 %, à l’échelle nationale, entre 1974 et 1990 ( BECCARIA, LOPEZ,
1996). La faible croissance de l’emploi salarié incite les travailleurs à se mettre à leur
compte et à ne pas déclarer leur activité. Les faibles revenus caractéristiques des
milieux les plus modestes sont particulièrement frappants lorsque l’on compare, pour
1988, le taux de chômage (de 6 %) et le taux de « pauvreté extrême 7 » qui s’élève, quant
à lui, à 8,6 % pour la population de la ville de Buenos Aires et à 29,8 % pour celle de sa
banlieue. La décennie des années 1980 s’achève dans un contexte d’hyperinflation qui
voit la situation sociale se dégrader encore (COLLIN DELAVAUD, NEFFA, 1994). En 1990, alors
que le taux de chômage national est de 8,6 %, la pauvreté touche quasiment la moitié de
la population, 42,5 %, et la pauvreté extrême 12,5 %.
9 La réduction de moyens alloués aux services publics, soumis aux exigences des
politiques d’ajustement portées par le FMI et la Banque mondiale, entre autres, remet
en cause ce que Francisco DELICH (2002) appelle un « système d’égalité diffuse », qui
faisait de l’Argentine un pays égalitaire, où les classes populaires avaient la possibilité
de gravir l’échelle sociale, les enfants d’immigrants d’accéder à des études
universitaires, et où la classe moyenne connaissait une importance croissante. Ce récit
qu’il faut sans doute nuancer (KESSLER, 2011) va rapidement devenir obsolète. La part
des 20 % de la population qui détiennent les plus hauts revenus 8 passe de 43 % en 1974 à
53 % en 2001 (EQUIS, 2004). Cette tendance rejoint les constats dressés dans les études
sur la distribution de revenus dans la région. En Argentine, l’indice de Gini 9 – indicateur
des inégalités de revenus – ne cesse de se dégrader depuis les années 1970 : de 0,33 en
1972, il atteint 0,43 en 2000, 0,47 en 2002 et 0,50 en 2009 (PNUD, 2012).
10 Ces tendances vont s’accélérer à partir des années 1990. La loi dite de « convertibilidad »,
votée en 1991, instaure la parité entre la monnaie argentine et le dollar américain 10 ; les
privatisations et la dérégulation de l’économie deviennent les maîtres mots de la
politique économique du pays. Selon Marcelo CAVAROZZI (2012), considérées comme un
bien en soi, les privatisations ont été utilisées de manière dogmatique. Les entreprises
les plus rentables, comme celles des secteurs des télécommunications ou du transport

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aérien, n’ont pas été épargnées. Les acteurs internationaux ont apporté un appui
croissant au mouvement alors qu’il devenait impossible de faire machine arrière,
notamment avec l’arrivée de Domingo Cavallo au ministère de l’Économie en 1991
(MARGHERITIS, 1999). À partir de 1993, le chômage atteint un niveau inédit en Argentine
et culmine au taux de 18,6 % de la population active11 en mai 1995 selon l’Indec.
Entre 1992 et 1995, alors que l’emploi total se réduit, le taux d’emploi des couches les
moins diplômées de la population (études secondaires incomplètes ou niveau scolaire
inférieur) diminue fortement. À partir de 1993, la demande de travail à destination des
personnes ayant effectué des études secondaires et universitaires stagne avant de
chuter en 1995. Ayant peu de postes à offrir, les employeurs se montrent de plus en
plus exigeants et recrutent du personnel de plus en plus qualifié, ce qui,
mécaniquement, entraîne une dévalorisation des études les plus modestes. C’est ainsi
que les niveaux de chômage les plus élevés sont observés chez les jeunes actifs, avec un
pic à 35 % pour les 14-25 ans en 1995 selon l’Indec. De surcroît, les rémunérations
diminuent à partir de 1994, et le travail déclaré stagne ( BECCARIA, LOPEZ, 1996).
L’augmentation du travail non déclaré s’accentue et se poursuit jusqu’en 2003 alors que
la croissance commence à repartir12, pour se stabiliser autour de 40 % en 2010 (NEFFA
et al., 2010).
11 La transformation de l’économie se traduit sur le marché du travail par une
augmentation du taux d’activité, notamment des femmes et des jeunes, et en parallèle
du chômage et du sous-emploi horaire ; les salariés ont un rapport au travail et à
l’emploi de plus en plus instable et incertain tandis que le travail « au noir » et précaire
ne cesse de croître. Ceux qui ont un emploi sont contraints d’accepter une dégradation
de leurs conditions de travail et d’emploi, telles que le non-paiement des heures
supplémentaires ou la réduction du montant de leur rémunération. Les diminutions de
salaire, en principe illégales, sont facilitées par les changements d’employeur : les
entreprises, notamment petites et moyennes (PME)13 ayant repris les activités
privatisées, ayant une durée de vie de plus en plus courte, les salariés sont amenés à
quitter de plus en plus souvent leur emploi. La mobilité des travailleurs d’une
entreprise à l’autre s’accompagne de baisses successives de salaire : c’est ce que nous
avons constaté lors de notre enquête, dans les secteurs pétrolier, des transports et des
télécommunications mais également dans d’autres pans de l’économie – non concernés
par les privatisations – comme l’industrie agroalimentaire, l’industrie du papier ou
même les services d’entretien. Le secteur public est également touché avec, en 2001,
sous le gouvernement de De la Rua (CELS14, 2001), une réduction de 13 % des salaires des
fonctionnaires15.
12 Bien que le taux d’activité féminine augmente tout au long des années 1990, celui des
femmes mariées reste inférieur de moitié à celui des hommes mariés. En effet, en
l’absence d’allocations publiques d’aide à la personne, les dispositifs de garde pour les
jeunes enfants, les personnes âgées ou handicapées sont entièrement financés de
manière privée. Dans les couches sociales les plus modestes, un grand nombre de
femmes prend ainsi en charge ces activités. Aussi, alors que le taux d’activité des
femmes mariées dans les couches aisées atteint 64 %, il est seulement d’environ 39 %
dans les couches populaires (BECCARIA, LOPEZ, 1996).

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Transformations du travail et expérience de la pauvreté : la


recherche de réponses face à la perte des repères

13 Parallèlement à la hausse du chômage, les transformations de l’économie ont affecté les


rapports au travail. Les travailleurs font l’expérience d’une dégradation de leurs
situations au fil des emplois qu’ils occupent successivement :
« Je travaillais dans une boulangerie à temps plein. Il y avait quatre personnes. Moi
j’étais la seule personne déclarée. […] Maintenant je suis déclaré mais seulement à
mi-temps. »
(Gustavo, travaille dans une boulangerie, Berazategui, 2005.)
« Les indemnités, j’ai eu du mal à les avoir. On ne voulait rien me payer. Pour finir,
on s’est arrangé avec 3 000 pesos. Avec ça, j’ai fait le toit de ma maison, mais pas le
sol car c’était trop cher. Dans l’emploi suivant, je n’étais pas déclarée ; en fait les
derniers mois, personne n’a été payé et nous sommes restés sans travail. »
(Clara, membre du MTD, agent de maintenance [dernier emploi occupé],
Berazategui, 2005.)
14 La perte de travail est liée, dans ces deux cas, à la baisse d’activité de l’entreprise. Pour
ceux comme Gustavo qui ont une faible qualification (il n’est pas boulanger), retrouver
du travail suppose d’accepter des conditions d’emploi moins bonnes. Ainsi, entre son
poste à plein-temps et celui qu’il occupe au moment de l’entretien, il a fait l’expérience
d’autres emplois dont il a été contraint de démissionner car les conditions de sécurité y
étaient trop mauvaises ou le temps de déplacement depuis son domicile était trop
important. Il a ensuite accepté ce travail, à temps partiel, dans une boulangerie proche
de chez lui. Célibataire sans enfant à charge, il habite avec ses parents dans la maison
familiale qu’il a aidée à construire. Malgré sa diminution, son salaire constitue toujours
le revenu principal de sa famille, car ses parents sont allocataires des programmes de
travail temporaire (PTT).
15 Pour Clara, qui n’a suivi que des études primaires, les conditions de travail et d’emploi
ont toujours été « compliquées ». Elle a ainsi dû se battre pour toucher les indemnités à
la suite de la perte de l’emploi déclaré qu’elle occupait. Ensuite, elle a dû se contenter
d’un travail au noir mais, au moment de la faillite de l’entreprise dont l’activité de
maintenance a été reprise par une autre entreprise, elle n’a pas perçu son dernier
salaire. Comme elle l’indique dans l’extrait d’entretien ci-dessus, elle a certes mis à
profit la somme reçue en l’investissant dans la construction du toit de sa maison mais
elle considère que c’était insuffisant. Sa démarche est caractéristique d’une pratique
souvent observée au cours de notre enquête : l’utilisation des indemnités pour
améliorer le logement familial. Selon la situation des familles et le montant des
indemnités, cette forme d’investissement peut se traduire dans l’achat d’un terrain ou
dans celui de matériaux pour construire une partie de la maison (une chambre, les
toilettes, le sol ou, comme ici, le toit) ou remplacer des installations considérées comme
provisoires.
16 Les effets des transformations des conditions de travail et d’emploi ne peuvent être
pleinement appréhendés que si l’on prend également en compte le degré de stabilité de
l’emploi. Le récit de Christian révèle par exemple une précarité accrue qui s’étend
même aux emplois déclarés.
Christian : « Quand j’ai terminé là-bas, mon cousin m’a fait entrer dans la peinture,
c’est-à-dire qu’on est devenu peintre, chez Pétrochimique ; j’ai commencé là-bas et
j’y ai travaillé cinq ans. »
Pìa Rius : « Comment était ton travail chez Pétrochimique ? »

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Christian : « De 8 heures à 16 heures, du lundi au vendredi. »


Pìa Rius : « Est-ce que tu connaissais le travail ou tu l’as appris là-bas ? »
Christian : « Non, je l’ai appris là-bas, mon cousin me l’a appris. J’ai travaillé un an
dans cette entreprise et après un nouvel appel d’offres, une autre entreprise l’a
emporté et je suis resté travailler chez eux pendant trois ou quatre ans. »
(Christian, membre du MTD, dernier travail comme peintre, Berisso, 2004.)
17 Christian, relativement habitué au travail non déclaré, a tendance en début d’entretien
à minimiser son expérience du chômage (« j’ai travaillé cinq ans ») ; puis il se reprend
pour détailler les périodes de chômage qui séparent les deux activités dont il est ici
question16. Les frontières entre travail et non-travail semblent poreuses : elles affectent
non seulement les conditions d’emploi (par la succession des contrats de courte durée,
l’augmentation de l’arbitraire pour certains travailleurs qui perdent leur poste et pas
d’autres), mais aussi la perception de ce qu’est le travail et son contraire, l’absence de
travail (RIUS, 2007). Une telle instabilité concerne également la rémunération, dont le
montant fluctue au cours du temps comme on peut le voir dans la suite de l’entretien :
Pìa Rius : « Tu te rappelles combien tu gagnais ? »
Christian : « Je gagnais 450 à 500 pesos selon les mois. C’était la moitié déclarée et la
moitié au noir. »
Pìa Rius : « Et tu étais d’accord avec ça ? »
Christian : « Oui, parce qu’on ne travaillait pas trop. Il nous fallait parfois peindre
tant de mètres par jour, c’est tout. J’ai même touché 600 à 700 pesos par mois grâce
aux heures supplémentaires. En fait, on nous payait par quinzaine, 250 à 300 pesos. »
Pìa Rius : « Tu pouvais toujours faire des heures supplémentaires ? »
Christian : « Quand il y en avait, si je voulais, je pouvais les faire ; mais il n’y en avait
pas toujours. »
18 Ce que l’on peut considérer comme des anomalies de l’emploi semblent intégrées au
quotidien des travailleurs : Christian ne trouve apparemment pas problématique ni le
fait de percevoir la moitié de son salaire « au noir » ni que son niveau de revenu ait
ainsi été soumis à la possibilité de faire des heures supplémentaires selon les besoins de
l’entreprise. Après un premier contrat à Pétrochimique et une période de chômage,
Christian a été repris par l’entreprise ayant repris l’activité de la première (elle a
remporté le nouvel appel d’offres). Comme dans les cas de Gustavo et de Clara, la perte
de travail n’est pas la conséquence d’une activité qui s’arrête mais d’une insertion
instable dans l’emploi.
19 Notre enquête montre que, l’ensemble des personnes rencontrées, qu’elles soient ou
non en emploi, s’attend à ce que des études secondaires facilitent l’accès au marché du
travail. Les jeunes ayant fini leurs études ne comprennent pas pourquoi ils ne trouvent
pas de travail ou sont déçus des postes proposés (maintenance, services à la personne).
Les exigences des employeurs sont vécues sur le mode de l’absurde par les travailleurs
surdiplômés, qui ne comprennent pas qu’il leur soit demandé d’avoir suivi des études
secondaires pour obtenir un poste manuel et non qualifié, de laveur de voitures par
exemple. Exiger désormais des candidats qu’ils soient diplômés pour occuper des postes
peu qualifiés a pour conséquence de désavantager particulièrement les jeunes des
milieux populaires qui, souvent, quittent l’école très tôt pour travailler au noir. C’est la
situation d’un des membres du MTD de Berisso, Alejo :
« Je suis toujours en train de chercher du travail, je parle aux gens que je connais, je
lis aussi les journaux, les petites annonces, pour voir s’il y a du travail et il y a du
travail, mais tu dois avoir suivi l’école secondaire et tout cela, et je ne l’ai pas fait.
C’est-à-dire que pour moi c’est encore plus compliqué, même pour laver des
voitures on te demande l’école secondaire. Et si tu ne l’as pas faite, la situation

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devient un peu compliquée. »


(Alejo, membre du MTD, remplaçant à l’accueil dans un taxiphone, Berisso, 2004.)
20 L’entretien ci-dessus montre que les personnes sans-emploi multiplient les canaux de
recherche : participant au collectif des desocupados, Alejo ne manque pas de recourir à
des stratégies plus classiques de recherche d’emploi et « d’auto-emploi ». Depuis qu’il a
commencé à travailler, il est dans un état d’alerte permanent, constamment à la
recherche de postes qui constituent autant de sources de revenus supplémentaires.
D’origine rurale, il travaille depuis son plus jeune âge, toujours au noir, ce qui l’a
empêché de suivre des études. S’il s’est inscrit à l’école pour adultes afin de pallier ce
manque, il reste sceptique quant à la possibilité réelle de pouvoir y consacrer du temps.
Outre l’activité liée au programme de travail temporaire, il fait des remplacements
dans un taxiphone – qu’il utilise par ailleurs pour rechercher du travail via internet – et
fournit les commerces des environs en produits de nettoyage qu’il achète en gros dans
la ville voisine de La Plata.

L’émergence des acteurs collectifs face à la crise du travail

21 Au début des années 1990, la question de l’emploi est au centre des préoccupations des
Argentins. Les enquêtes d’opinion élaborées par le sociologue Francisco DELICH (2002)
soulignent alors que 22 % des sondés la considèrent comme leur problème le plus
important ; en 1999, le chômage est devenu la préoccupation principale de la moitié des
personnes consultées (DELICH, 2002). Du côté des politiques publiques, l’allégement des
charges sociales et l’instauration d’une période d’essai sont présentés comme des outils
censés faciliter la création d’emplois. Pour autant, les programmes sociaux à
destination des populations au chômage restent marginaux et sans ampleur au regard
des difficultés rencontrées.
22 Les réactions face à l’évolution de la politique du gouvernement argentin ne sont pas
homogènes. L’étude de James MCGUIRE (1996) sur les grèves nationales montre que la
forte mobilisation des travailleurs n’a pu empêcher la décision de privatisation de
l’entreprise nationale de téléphonie (première touchée par les réformes). Des divisions
voient le jour entre syndicalistes soutenant et s’opposant au gouvernement
« menemista », l’opposition étant conduite par le Mouvement des travailleurs argentins
(MTA) et la Centrale des travailleurs argentins (CTA)17. Par ailleurs, l’interdiction des
grèves dans le secteur public est promulguée dès le mois d’octobre 1990. La loi sur
l’emploi (Ley de empleo n° 2184/90) entérine la création de nouveaux types de contrats
temporaires et d’un système d’assurance chômage (seguro de desempleo), qui ne couvre
toutefois bien sûr pas les pans entiers de la population argentine qui travaillent dans le
secteur informel. La stabilité de la monnaie et sa parité avec le dollar étant devenues
prioritaires, la définition du rôle de l’État, y compris de l’État-Providence, semble y être
subordonnée. L’ensemble de ces facteurs a des répercussions sur la place occupée par
l’emploi dans l’accès aux droits sociaux.
23 Si les mobilisations pour empêcher les privatisations échouent, celles qui sont ensuite
organisées dans des localités pétrolières en 1996 et 1997 pour réclamer de nouvelles
politiques de lutte contre le chômage prennent une ampleur nationale et obligent le
gouvernement à intervenir pour désamorcer le conflit. Ces actions, qui consistent à
dresser des barrages et bloquer les routes, valent aux participants d’être baptisés
piqueteros par les journalistes, dénomination qu’ils adoptent ou refusent tour à tour.

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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Maristella SVAMPA et Sebastiàn PEREYRA (2004) définissent trois types de « mouvement


de piqueteros », avec des lignes revendicatives distinctes : une ligne politique, une ligne
syndicale et une ligne territoriale.
24 SVAMPA et PEREYRA situent dans la catégorie « ligne politique » les organisations dont les
modalités d’action sont empruntées aux partis politiques de gauche. C’est par exemple
le cas du Polo Obrero (Pôle ouvrier) ou du Movimiento Teresa Vive (Mouvement Thérèse
Vivante, qui adopte le nom d’une enseignante tuée lors des manifestations à Neuquén),
tous deux d’inspiration trotskiste, ou du Movimiento Tierra y Liberación (Mouvement
Terre et libération), lié au parti communiste argentin. Notons que les positions de ces
collectifs au sujet des programmes de travail temporaire (PTT) 18 fluctuent au cours du
temps : le Polo Obrero commence ainsi par refuser les programmes de travail temporaire
(PTT) qui, d’après lui, sont en réalité des contrats de travail précaire, sous-payé et sans
cotisations à la sécurité sociale avant d’accepter les allocations versées dans le cadre de
ces programmes comme un palliatif19.
25 D’après SVAMPA et PEREYRA, ce qui caractérise les mouvements sociaux relevant de la
« ligne syndicale » c’est leur composition interne, comme celle de la Corriente Clasista
Combativa (Courant de classe combatif) et de la Federacion Tierra y Vivienda (Fédération
pour la terre et l’habitat), liées à la centrale syndicale dissidente, CTA (Congrès des
travailleurs argentins)20. Qu’il s’agisse de leurs porte-parole, désignés par le terme de
« référents », ou de leur base, ces mouvements sont constitués d’anciens travailleurs
industriels, d’anciens travailleurs précaires, de femmes qui ont peu participé au marché
formel du travail et de jeunes sans expérience de travail (formel ou informel). La
distinction avec les organisations développant une ligne territoriale n’est pas tant la
population qui les compose, que les liens existant avec la centrale syndicale. En effet,
comme celles de la ligne territoriale ces organisations se nourrissent d’autres
expériences telles que celles des « communautés ecclésiastiques de base 21 » (SANTILLAN,
2008) ou des « occupations de terrain » dénommées asentamientos 22 (MERKLEN, 2005).
26 Enfin, la « ligne territoriale » regroupe les organisations qui ne relèvent de manière
organique d’aucune des deux lignes précédentes et s’inscrivent plutôt dans des
traditions locales comme, par exemple, les MTD de la banlieue de Buenos Aires ou
l’Union des travailleurs Desocupados, dans le nord du pays, à Salta.
27 Quelle que soit leur origine, la plupart de ces organisations comptent dans leurs rangs
des femmes et des jeunes qui ont peu ou pas travaillé dans le secteur formel. La
recherche ethnographique permet de constater que ces réseaux s’appuient sur des
appartenances locales et familiales. Au sein d’une même famille ( QUIRÓS, 2006) et au
cours du temps (RIUS, 2010), différents collectifs sont mobilisés par des membres
passant d’un réseau à un autre en fonction des logiques locales. Les soutiens familiaux
sont d’ailleurs bien visibles lors des épisodes de mobilisation : les femmes sont dans la
rue avec leurs enfants en poussette ; des repas collectifs sont partagés pendant les
manifestations ; chaque groupe a confectionné son propre drapeau qui indique à la fois
son appartenance à une organisation et son appartenance locale (par exemple MTD de
Berisso, MTD de Berazategui, etc.). Les participants vivent ces mobilisations de manière
ambivalente : d’un côté, les femmes signalent qu’elles constituent pour elles la
possibilité de « sortir du quartier », de « sortir de la maison », et d’« aller à la Plaza de
Mayo23 » ; d’un autre, elles mettent en avant les efforts et sacrifices auxquels elles
consentent pour « faire face au froid et à la chaleur », « marcher pendant de longs kilomètres
tout le long de la journée », « surmonter [leur] peur », notamment quand il y a un risque de

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répression policière. Les pneus brûlés caractéristiques des premiers piquetes à l’époque
où les manifestations ont lieu aux portes ou à l’intérieur de la ville de Buenos Aires,
sont devenus le symbole de la lutte. Les projets portés par chaque groupe sont
différents les uns des autres mais dirigeants et délégués soulignent avec fierté que tous
ont été l’occasion de développer de nouvelles compétences : les « compañeros savent
pourquoi ils sont là » et manifestent de manière organisée.

Traitement public du chômage et de la mobilisation


des desocupados
28 Lors des débats sur le chômage dans l’Argentine des années 1990, le marché apparaît
comme le seul mécanisme susceptible de résoudre ce problème ( KESSLER, 1996). Les
dommages sociaux causés par le chômage sont, quant à eux, assimilés à ceux d’une
épidémie ; l’utilisation d’une telle métaphore de type médical tend à nier l’impact des
réformes économiques en cours sur le chômage. La période est par ailleurs à la
culpabilisation des individus (GONZÁLEZ BOMBAL, LEONI 2003), puisqu’en raison de leurs
caractéristiques personnelles, ils sont considérés comme responsables de leur situation.
C’est ainsi le manque de « flexibilité » (ne pas accepter « n’importe quel travail ») et de
faculté « d’adaptation » qui est identifié comme cause du chômage.

Les programmes de travail temporaire (PTT)

29 Les premiers programmes de travail temporaire (PTT) – conçus par le gouvernement


Menem – consistent en des actions de courte durée, qui proposent de trois à six mois
d’indemnité, dont le montant est inférieur à celui des salaires précédemment perçus de
sorte à éviter toute incidence sur le niveau des rémunérations dans le pays et à ne pas
provoquer d’effet désincitatif à la recherche d’emploi. Il ne s’agit plus d’investir dans
l’économie à partir des entreprises d’État mais de promouvoir la construction
d’infrastructures locales dans des zones désignées comme prioritaires, avec un
financement municipal24. Les organisations de desocupados proposent leurs propres
projets (cantines populaires, boulangeries, jardins potagers, ateliers de couture ou de
menuiserie), dont les activités sont en partie accomplies par leurs membres, y compris
s’agissant des tâches administratives exigées par l’État pour le versement des
allocations (dossiers d’inscription, fiches de présence, etc.) 25.
30 Le premier programme Trabajar est alors considéré par le ministère du Travail et de la
Sécurité sociale comme un « programme d’emploi direct ». Il a pour objectif de verser
un revenu aux travailleurs pauvres pendant leurs périodes de recherche d’emploi et de
contribuer au développement des structures économiques et sociales des communautés
par le biais de projets locaux. Le programme est mis en œuvre sur l’ensemble du
territoire national, et devient une monnaie d’échange dans les rapports entre les
autorités et les organisations des travailleurs desocupados, qui ont précisément créé des
collectifs afin d’accéder à ces « emplois transitoires ». La rétribution des travailleurs ne
constitue pas un salaire et exempte tant les « employeurs » que les « travailleurs » des
charges sociales usuellement requises par la législation (sécurité sociale, cotisation-
retraite, etc.)26. Pendant une période de six mois, les desocupados « participant » au
programme (autrement appelés « bénéficiaires » ou « ayant droits » 27) perçoivent une
somme comprise entre 160 et 200 pesos.

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31 Le programme est destiné à ceux qui n’ont pas ou peu de qualifications et rencontrent
davantage de difficultés dans l’accès à l’emploi. Les desocupados qui y sont admis,
sélectionnés sans distinction de sexe, doivent être âgés de plus de 16 ans et ne pas
percevoir de prestation chômage ou toute autre allocation publique. Chaque projet
inclut entre 5 et 40 travailleurs. Un critère requis supplémentaire est fondé sur la
condition familiale : 50 % des titulaires doivent être chefs de famille. Conçus dans le
cadre des prêts de la Banque mondiale, les programmes Trabajar font l’objet d’un
réexamen tous les ans, après avoir été évalués par SIEMPRO (Sistema de evaluación y
monitoreo de programas sociales), le bureau d’évaluation des programmes sociaux créé
dans le cadre du ministère du Développement social sur la base d’un financement par
les organismes internationaux. Ses évaluations (1997-1998) estiment que le programme
a atteint l’objectif sur lequel il s’était focalisé : 40 % des allocataires appartenaient aux
foyers des 5 % les plus pauvres de la population ; d’autres évaluations vont dans le
même sens (BRUSCO et al., 2005).
32 La décision d’approbation des projets appartient au ministère du Travail, mais la
présentation des projets est ouverte aux ONG locales – y compris aux organisations de
desocupados constituées en associations – et intègre un plan de formation. Les premières
années, 85 % des titulaires recensés étaient des hommes et 15 % des femmes. En 1998, le
rapport d’évaluation rend explicite la volonté du gouvernement d’inclure une
proportion plus élevée de femmes. L’inclusion des cantines populaires comme projets
agréés répond à cet objectif (BANQUE MONDIALE, 1997).
33 Si les programmes de travail temporaire (PTT) sont considérés, notamment par la
presse, comme des créations de « postes de travail »28 et une relance des chantiers de
travaux publics, cette modalité d’intervention caractéristique d’un État-providence par
ailleurs fortement questionnée depuis le lancement du processus de privatisation ne
correspond pas aux projets mis en place par les programmes effectifs. À travers une
première génération de programmes de travail temporaire (PTT) 29, le gouvernement
accorde les allocations aux chômeurs dans le cadre de projets d’infrastructures locales
pour lesquels les mairies doivent financer les matériaux et outils de travail, ce qui en
réduit de fait la portée.

L’évolution des PTT et de leur application au gré des changements


politiques

34 Suite à la démission du Président De la Rua fin 2001 30 et à la nomination d’Adolfo


Rodriguez Saá31 à la tête du gouvernement, ce dernier propose la création d’un
programme qui vise la création d’un million de « postes de travail » à partir de la
reconnaissance d’un « droit au travail digne ». Rodriguez Saá est contraint à la
démission mais le programme est mis en place par son successeur.
35 Eduardo Duhalde, dans son discours d’investiture présidentielle donne la priorité à la
« paix sociale ». Début janvier 2002, lorsque le peso est dévalué, s’achève la période dite
du modèle de convertibilité. Dans le cadre d’une « conférence sociale argentine » (mesa
de diálogo argentino), le gouvernement convoque des syndicats, des entrepreneurs de
l’Union industrielle argentine (UIA), la Sociedad Rural, des fonctionnaires de l’ONU et
des représentants des différentes religions32. Si les organisations de desocupados n’en
font pas partie, certaines sont reçues par le président Duhalde ou par des ministres et
d’autres encore participent à des discussions qui s’inscrivent, elles aussi, dans cet

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espace de dialogue. Au cours du mois de février 2002, l’état d’urgence est déclaré dans
les domaines de la santé, la sécurité alimentaire et de l’emploi 33. Un budget spécial est
alloué afin de distribuer nourriture et médicaments. Malgré la dévaluation, le montant
des allocations reste inchangé ; le nombre des programmes de travail temporaire de
seconde génération, les programmes « Chefs et cheffes de ménage au chômage » – Plan
Jefes y Jefas de Hogar Desocupados (PJJHD) – est multiplié par douze puis par deux pour
dépasser les deux millions de desocupados-allocataires en 2003 (cf. tableau 1).

Tableau 1 : Programmes de travail temporaire et capacitation (PTT)

1. Pour l’année 2004, sont considérés les programmes suivants : Jefes de Hogar, PEC et Recuperación
productiva.
2. À partir de 2003, les titulaires du JJHD sont orientés vers des nouveaux programmes (INDEC,
2007).
* Les données de ce programme ont été publiées par le CELS (2005) suite à une demande de
renseignements émanant de cette ONG invoquant le droit à l’information. Décimo Informe (2005) du
Conseil de consultation nationale présente les mêmes données.
** Le premier chiffre correspond au nombre moyen des titulaires du JJHD et le second à celui du
programme Familles.
Lecture : En 1996, sous le gouvernement péroniste de Carlos Menem, le programme Trabajar I
distribuait une moyenne de 82 000 allocations.
Source : Élaboration à partir des données du MTEySS (Ministerio de Trabajo, Empleo y Seguridad Social),
Secretaría de Empleo, Area de monitoreo.

36 Cette deuxième génération de programmes donne à la protection sociale une


dimension familialiste autour de la figure du « chef de ménage ». D’une part,
l’expérience de la première génération des programmes Trabajar a structuré le tissu
associatif et institutionnel permettant de couvrir l’ensemble du territoire national.
D’autre part, les débats préalables ainsi que les propositions développées dans
différents espaces de la société civile, comme par exemple le projet développé par le
Front national contre la pauvreté, Frenapo34, montrent la légitimité de l’intervention
sous la forme d’un « droit social35 ». Laura GOLBERT (2003, p. 18) souligne néanmoins un
problème d’iniquité concernant l’accès effectif à ce programme : à partir de l’enquête

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statistique sur les ménages (EPH-Indec) du deuxième trimestre de 2003, cette


sociologue constate que seul un foyer sur trois en dessous du seuil de « pauvreté
extrême » a accédé au programme ; pour les foyers en dessous du seuil de pauvreté, la
proportion n’est plus que d’un sur douze, sachant que les allocations versées sont loin
de suffire pour sortir des situations de pauvreté36. D’après les autorités de Caritas qui
siègent dans la commission de contrôle du programme37, environ 400 000 familles en
situation de pauvreté extrême – normalement en condition de recevabilité pour ces
programmes – ont été écartées par sa « fermeture » en 200238. La ministre du Travail
explique alors qu’« à un moment donné, il fallait établir une ligne de restriction pour des
raisons de budget39 ». L’organe consultatif n’a aucun caractère décisionnel, néanmoins,
dans ses recommandations de mars 2003, il soutient que « la suspension des
inscriptions a entraîné une grave entorse aux dispositions du décret 565/2 [décret de
création du programme] ».
37 Une différence importante introduite par ce programme Chefs et cheffes de ménage,
comparé au précédent programme Trabajar, est l’introduction du critère de
« responsabilités familiales ». En raison des critères d’éligibilité au programme, entre
autres l’obligation d’avoir une personne à charge et d’être soutien de famille, les
personnes de plus de 18 ans sans enfants et les personnes âgées sont a priori exclues du
programme. Les jeunes célibataires qui vivent chez leurs parents ne peuvent
notamment plus prétendre avoir accès à des allocations. Une autre condition imposée
par ce programme pour ces « chefs de ménages pauvres » est que le conjoint ne
perçoive ni salaire ni revenu issu des aides sociales 40. Cette condition permet de radier
un titulaire du programme dès lors que lui ou son/sa conjoint/e a un emploi déclaré.
Cela se reflète dans la composition des foyers concernés par le programme, dont une
grande partie est constituée de foyers monoparentaux41. Par ailleurs, suite à la
dévaluation de la monnaie en 2002, le montant de l’allocation n’a pas été actualisé. Des
ONG comme le Centre d’études légales et sociales (CELS) ont présenté des réclamations
par la voie judiciaire pour restituer leur droit à l’allocation à certains ayants droit et
ont obtenu gain de cause. Le gouvernement a alors prolongé sur l’année le programme,
mais le nombre d’allocataires a quand même continué de diminuer.
38 Notre recherche auprès des organisations de desocupados souligne le contournement
des contrôles exercés par l’État national et provincial dès les premières mobilisations.
Dans le même temps pourtant, les mouvements de desocupados (MTD) se sont mobilisés
pour obtenir la reconnaissance des droits des travailleurs. Ainsi, fin 2003, suite à une
campagne de mobilisation du réseau des organisations, le gouvernement national a
octroyé un treizième mois d’allocation pour le mois de décembre, opération qui sera
renouvelée, un an plus tard avec un montant réduit de moitié, soit 75 pesos 42, puis
abandonnée en 2005.
39 Par ces programmes, le gouvernement a alloué des ressources à une partie des
populations en difficulté, mais sans conférer pour autant un statut juridique aux
travailleurs concernés. La politique menée traite notamment de façon différente les
titulaires selon leur situation individuelle (âge, situation familiale, niveau d’étude). Ce
trait va se renforcer dans les programmes de travail temporaire de troisième
génération puisque les titulaires des allocations sont invités à s’inscrire dans des
nouveaux programmes dont le montant de l’allocation est augmenté (jusqu’à 250 pesos),
soit sous l’égide du ministère du Travail et de la Sécurité sociale à travers le programme
Mas y mejor trabajo (des emplois meilleurs et en plus grand nombre), soit dans l’orbite

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du Développement social. Avant de nous attarder sur ces changements successifs, nous
précisons les processus d’appropriation des programmes de travail temporaire des
deux premières générations.

Les mouvements des desocupados et la conception des


programmes de travail temporaire : reconnaissance limitée et
marges de manœuvre étendues

40 S’il existe, le lien entre l’augmentation des blocages de route par les desocupados et le
volume des allocations distribuées dans le cadre des PTT ne peut être réellement
considéré comme un facteur déterminant des politiques publiques de l’emploi en
Argentine. Les blocages constituent cependant un élément important de contexte pour
comprendre les conditions politiques d’élaboration et le fonctionnement du premier
programme Trabajar ainsi que des programmes successifs. Du point de vue des secteurs
mobilisés, la sélection des projets par le programme exclut de fait ceux qui ne sont pas
entrés en contact avec les réseaux de desocupados. En ce sens, l’évolution des
programmes de travail temporaire constituerait autant une réponse à la mobilisation
sociale43 qu’aux situations de pauvreté.
« [Je suis au MTD depuis 1997] parce que je n’avais pas de travail. La lutte des gens
du quartier commençait. Nous luttions pour l’unité entre les voisins et le vrai
travail, autrement nous ne trouvions rien. Cela faisait quasiment deux ans que je
n’avais pas de travail. La seule solution que je voyais, c’était la lutte. […] Nous étions
dans une cantine populaire, j’y suis restée pendant six mois jusqu’au moment où j’ai
eu le poste de travail. »
(Beto, MTD La Veron, février 2003.)
« J’ai commencé en 1999, par une compañera. Ayant mon fils en bas âge elle m’a
dit : “Va là-bas, ils vont t’inscrire et tu vas obtenir un plan.” […] À ce moment-là,
mon partenaire avait un travail, tout. Peut-être que c’est pour ça qu’il ne voulait
pas que j’y aille. […] Deux mois plus tard, mon partenaire a été viré. Nous nous
sommes attachés au mouvement. C’était très important, je suis restée un an comme
desocupada car il n’y avait pas de poste. »
(Julia, déléguée MTD La Veron, décembre 2003.)
41 Ces entretiens évoquent les difficultés d’accéder aux allocations du programme
Trabajar. Ce qui fait de la mobilisation, « la lutte », la seule voie d’action possible. Les
évaluations réalisées durant cette période (SIEMPRO, 1998) montrent une distribution
des allocations en accord avec la formulation du Trabajar. Pourtant, cette déléguée
souligne qu’elle est demeurée desocupada durant un an : elle faisait partie du groupe
comme bénévole ou militante, mais elle ne recevait pas d’allocation de ce programme
de première génération ; elle n’en aura finalement une que par l’intermédiaire du MTD.
Ce dont témoignent nombre d’entretiens, c’est l’injustice, pour ceux qui en sont exclus,
des critères d’éligibilité institués par le gouvernement.
42 Les organisations de desocupados ont mobilisé leurs membres afin que soient intégrées
leurs attentes lors de l’élaboration des programmes de travail temporaire, notamment
à l’occasion d’une marche massive de La Matanza à Plaza de Mayo en 2002 44. Un des
leaders, Luis D’Elia, avance plusieurs revendications, dont l’accès des jeunes et des
personnes âgées à l’allocation dont ils sont exclus par les critères familialistes du
programme Chefs et cheffes de ménage. Lors d’une réunion avec le président Duhalde,
Luis D’Elia soulève aussi la récupération par les partis politiques de ces programmes, à
travers la sélection des bénéficiaires. Les programmes d’emplois communautaires,

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Programa de Empleo Comunitario (PEC), sont alors créés de manière complémentaire au


programme Chefs et cheffes de ménage : ils sont négociés sous forme de quotas entre
secteurs bénéficiaires qui correspondent aux principaux groupes mobilisés, et le
gouvernement national afin d’assurer l’accès des membres des organisations aux dits
programmes45. Le président Duhalde évoque alors dans son discours officiel un « droit
social » et non pas seulement un palliatif à l’urgence de la situation 46. Il déclare
« l’universalisation » des programmes de travail temporaire afin « d’assurer un revenu
minimal mensuel à toutes les familles argentines ».
43 Au niveau local, les organisations présentent leurs propres projets et décident des
activités mises en œuvre dans le cadre du programme ; l’organisation et la division du
travail lié à ces activités (recherche des budgets, achat des matières premières,
relations avec d’autres organisations, temps de présence aux activités, présentation des
documents aux autorités) font l’objet de débats internes aux groupes. Par exemple, des
personnes issues d’une même famille peuvent accéder à des programmes de travail
temporaire (PTT) sur des fonctions spécifiques telles que la lutte (« la lucha »), le temps
bénévole consacré aux organisations et aux mobilisations collectives. Ceux qui sont
exclus par l’évolution du programme sur des critères familialistes sont réintégrés de
fait par les organisations des desocupados, qui donnent priorité aux activités réalisées
dans les espaces de travail productif et militant organisés au sein du collectif. Les
projets revêtent un caractère social et cherchent à multiplier les ressources pour le
fonctionnement des cantines populaires et goûters (potagers, boulangeries, vente de
vêtements, etc.).
44 Si les organisations de desocupados peuvent trouver des marges de manœuvre dans la
sélection des bénéficiaires, leur autonomie est limitée. L’implication des organisations
telles que les mouvements de sans-emploi comme interlocuteurs lors de l’élaboration
en amont des programmes sociaux les concernant leur a permis de peser sur les
critères de sélection initialement proposés. Mais cette participation de certaines
organisations ne s’est cependant pas traduite par une reconnaissance d’un droit
universel au travail pour les bénéficiaires. L’évolution des dispositifs pose la famille, et
plus particulièrement les enfants comme destinataires prioritaires de la protection
sociale. En ce sens, la revendication des organisations de desocupados d’une
« universalisation » des allocations, visant l’accès direct des travailleurs desocupados
aux programmes, demeure sans réponse. Cette « universalisation » des politiques
sociales reste toutefois un critère de justice sociale porté par les mouvements de sans-
emploi, notamment à l’égard des plus jeunes. En effet, avec la réorientation des
politiques publiques de lutte contre le chômage en direction des politiques familiales,
les jeunes titulaires du programme d’emplois communautaires (PEC) semblent en
infraction, les règles d’attribution n’étant pas publiquement affichées. Malgré la
dénonciation par ces organisations des restrictions imposées aux jeunes, leur malaise
est bien visible tant le risque existe, pour eux, de se voir radiés du programme 47.

Les PTT et les frontières du social : la remise en cause


de la « société salariale »
45 L’expansion du travail en Argentine jusqu’au milieu des années 1970 se présentait
comme un processus de progrès et d’inclusion sociale qui, à partir des années 1940,
avait pris la forme d’une participation des syndicats et des secteurs industriels à travers

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le Parti péroniste, qui leur conférait une grande capacité de négociation avec l’État et le
patronat. Les syndicats participaient aux négociations collectives concernant les
conditions de travail (MONTES CATÓ, 2010) et maîtrisaient une partie du système
assurantiel (santé et loisir). Les prestations étaient stratifiées selon le secteur de
l’économie ou les régions. La protection sociale était liée à l’activité salariée,
recouvrant les formes corporatives sans les remplacer48. Ce modèle de société salariale
a été défini en Argentine comme étant une « société du travail » caractérisée par des
hiérarchies dans le monde du travail, où la situation de chômage n’était pas totalement
prise en charge. De ce fait, les organisations de desocupados s’appuient, comme on l’a vu,
sur des réseaux d’interconnaissances préexistants qui soulignent les appartenances
locales et familiales. Ceux-ci s’avèrent capables d’entretenir des formes de solidarité
locale et d’interpeller l’État national sur la question du chômage de masse. Toutefois,
les réponses obtenues semblent relever plus d’une logique d’assistance que du droit au
travail réclamé par les organisations.

La remise en cause du droit au travail digne : faire « n’importe quel


travail » ou s’engager dans une logique de contrepartie

46 En dépit de sa formulation sous la forme d’un droit universel, le programme Chefs et


cheffes de ménage est désigné comme une politique sociale de sélection des bénéficiaires.
Les critères retenus excluent, on l’a vu, une grande partie des anciens allocataires du
programme Trabajar et des familles qui, tout en percevant un revenu déclaré, figurent
sous le seuil de pauvreté. De même, puisque seul un membre de la famille peut avoir
accès au programme, elle ne retient, tout au plus, qu’un des titulaires potentiels qui
vivent sous un même toit.
47 L’existence d’une contrepartie, sous la forme d’une activité de travail, sur le modèle
américain du workfare ( KRINSKY, 2009), apparaît de manière continue, dans les
programmes de première et deuxième génération49. D’ailleurs, si les organisations de
desocupados organisent des manifestations pour rendre effectif l’accès aux droits des
travailleurs, ils dénoncent aussi ces contreparties comme relevant de l’exploitation. Au-
delà de l’objectif d’extension des quotas, pour répondre à la demande des nouveaux
membres, les manifestations cherchent à de fait conférer aux programmes un caractère
universel. Mais les réponses obtenues suite à ces revendications se heurtent à la
volonté politique. Aucun statut juridique d’ayant droit n’est institué et les acquis de la
mobilisation (inclusion des jeunes, treizième mois, capacité de choisir les lieux et les
types d’activités) sont à négocier avec des autorités elles-mêmes instables.

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Tableau 2 : Caractéristiques des programmes de travail selon les gouvernements

Tableau établi à partir des données des ministères du Travail (MTSS) et du Développement social
(MDS).

48 Cette tension entre demande d’accès universel et critique des contreparties exigées
traduit le sentiment d’humiliation de ceux qui se voient contraints de « remercier et
baisser la tête ». Le statut du « travail » productif, bénévole et militant effectué dans le
cadre de ces programmes demeure, à bien des égards, problématique. Ces activités sont
considérées comme acceptables lorsqu’elles sont comparées à d’autres possibilités qui
peuvent servir de repères. C’est surtout le cas dans des familles ayant des aspirations
d’ascension sociale et qui investissent fortement dans l’éducation des enfants :
Nora : « Tu trouves ça normal qu’une fille qui a fini ses études vienne manifester
dans un piquete ? »
Pìa Rius : « Ce serait plus logique qu’elle trouve un travail. »
Nora : « Et que ce soit un travail décent ! Parce que pour aller faire le ménage…
quand tu fais le ménage, on ne t’utilise pas [comme le feraient certains dirigeants
mentionnés plus haut dans l’entretien], ils t’hyperutilisent. Je me rappelle très bien
quand j’ai dû le faire. […] Je ne veux pas que mes filles passent par là. »
(Nora, membre du MTD de Berazategui, août 2005.)
49 Pour cette mère de famille, la participation de sa fille à un mouvement de travailleurs
desocupados prend tout son sens lorsqu’elle est mise en relation avec le peu
d’alternatives disponibles. Se faire exploiter par la mairie, se faire « utiliser » par les
politiciens ou « hyperutiliser » comme femme de ménage sont autant d’expériences
subjectives stigmatisantes qu’elle entend épargner à ses filles. En l’absence de « travail
décent » disponible, la mobilisation contestataire, « aller aux piquetes », apparaît soit
comme un moindre mal soit comme un « travail pour soi-même ».
50 Si du point de vue du droit, les programmes de travail temporaire ne tiennent pas
toutes leurs promesses, dans la perspective de l’action ils apparaissent comme une
manière de refuser ce qui est considéré comme indigne. Ils font émerger une critique
du travail productif comme seul moyen légitime d’être socialement intégré. Ainsi, bien
que l’effort et le temps exigés en contrepartie de l’allocation prévue par le programme
soient volontairement sous-rémunérés, ce qui les rapproche des programmes de
« workfare » (MOREL, 1998 ; SIMONET, 2008), ils ont progressivement accueilli des femmes,
comme Nora et sa fille, dont l’engagement devient un rempart contre l’injonction à
faire « n’importe quel travail » dans « n’importe quelles conditions ».

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Universalisation versus sélection : droit au revenu familial

51 Pendant la première génération des programmes de travail temporaire, la réponse


gouvernementale ne semble pas adaptée à un chômage qui continue de progresser. La
deuxième génération se caractérise par l’ampleur de la réponse, en termes quantitatifs
(multiplication par douze du nombre d’allocations versées entre 2001 et 2002), et par
un déplacement du registre des politiques conduites, du droit au travail à un droit au
revenu familial (cf. tableau 2). Avec les programmes Familles pour l’inclusion sociale
(Familias – IDH), la troisième génération a pour finalité, à partir de 2004, d’améliorer
l’indice de développement humain (IDH) du Programme des Nations unies pour le
développement (PNUD), indice qui remplace la mesure de la pauvreté en fonction des
seuls revenus50. Ce dernier programme permet au gouvernement d’instaurer une
distinction entre ceux qui seraient les « vrais » desocupados et les « faux » : seuls les
premiers restent ciblés par les programmes du ministère du Travail, notamment des
programmes de formation ; les autres seront, eux, replacés dans des programmes du
ministère du Développement social, et sortiront ainsi, de fait, de la population active.
52 Dans les programmes de travail temporaire, la population évolue et devient
principalement féminine à partir de la deuxième génération. Plusieurs éléments
expliquent cette tendance : elle est due, d’une part, à l’inclusion des activités sociales
(cantines populaires, goûters pour enfants) dans le champ du programme, alors qu’elles
en étaient auparavant exclues ; d’autre part, la tendance se renforce avec les retours
croissants en emploi (formel ou informel) des hommes grâce à la reprise économique
de 2003 (les absences et contrats de courte durée déclenchent de fait la sortie du
programme).
53 La troisième génération partage avec les précédentes l’absence de reconnaissance d’un
droit universel à un revenu familial. De même, elle donne lieu à une importante
mobilisation sociale : si l’augmentation de l’allocation des programmes de travail
existants est refusée, les allocations de troisième génération sont d’un niveau plus élevé
(225 pesos51), soit une augmentation de 50 % par rapport aux programmes précédents.
En revanche, et c’est une différence majeure, elles s’inscrivent dans une logique de
« désactivation » des personnes, qui sont alors considérées « non employables ». Cette
évolution se traduit notamment dans la nature des activités réalisées au sein des
programmes.
54 Les mobilisations ayant eu lieu à l’occasion des premiers programmes avaient obtenu
que la politique soit reformulée en termes de création d’emplois. La deuxième génération
peut, quant à elle, être présentée comme une reconnaissance d’un « droit au revenu
minimum », notamment pour les chefs de familles pauvres, hommes comme femmes.
Ces présentations sont révélatrices des conditions sociales et politiques qui ont présidé
à l’élaboration des programmes et symbolisent les conséquences de la crise : elles sont
associées tantôt à « la dissolution » de la société argentine, au chaos des émeutes
urbaines 52, tantôt à la mise en œuvre d’une politique d’assistanat. La troisième
génération des programmes voit le jour dans la suite de cette gestion où l’augmentation
du montant des allocations devient l’enjeu d’un bras de fer entre les autorités et les
groupes mobilisés. La réponse sera une multiplication des dispositifs en fonction de
l’employabilité des titulaires. En contrepartie des allocations, les jeunes doivent suivre
une formation et les femmes (dans le cadre du programme Familla IDH) prendre soin de
leurs enfants en bas âge (suivi de carnet de vaccination, présence des enfants à l’école).

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


163

55 Dans ce contexte, la réponse à la crise déclenchée en 2008 s’inscrit d’une manière


singulière dans l’histoire des dispositifs sociaux argentins. D’une part, l’État assume sa
responsabilité face à la diminution des créations d’emploi due au ralentissement de la
croissance économique fin 2008 (le chômage étant à 8,8 % de la population active), et
lance des programmes présentés comme « universels », c’est-à-dire accessibles sans
conditions de ressources, telle que par exemple l’allocation familiale universelle par
enfant (AUH, Asignacion Universal por Hijo, en espagnol). D’autre part, il inaugure de
nouveaux programmes « anti-crise », comme le versement des allocations en
contrepartie d’un travail, Argentina Trabaja53. Ce dernier, au sein du ministère du
Développement social, semble une nouvelle version des programmes Trabajar, l’activité
devant être réalisée cette fois-ci au sein de « coopératives » (créées souvent à cette fin).
Comme dans les programmes précédents, des ressources sont attribuées directement
aux individus, qui s’engagent à réaliser un travail mais ne sont considérés ni comme
des salariés54 ni comme des desocupados : ils sont « membres de coopératives », que
soutiennent certaines anciennes organisations de desocupados. En revanche les projets à
financer semblent s’inscrire dans le cadre plus large des chantiers de travaux publics,
engagés par l’État, notamment dans la banlieue de Buenos Aires. Le montant des
allocations est très supérieur aux programmes antérieurs, et il est actualisé
régulièrement.
56 Les organisations syndicales de la construction expriment leur désaccord contre ce
qu’elles considèrent être des contrats précaires. De leur côté, certains mouvements de
desocupados55 dénoncent le caractère clientéliste de ces allocations, notamment pour la
sélection des titulaires du programme Argentina Trabaja ; ils dénoncent également les
procédures de création de coopératives ad hoc. La mobilisation pour l’accès à ces
nouveaux programmes de travail est de faible ampleur mais suite à des négociations,
elle permet aux organisations de mettre en place de nouveaux projets et d’intégrer de
nouveaux membres56.
57 D’autres acteurs interviennent également au fur et à mesure que le programme est mis
en œuvre : les universités publiques signent des conventions pour délivrer des
formations en « gestion coopérative » ainsi que d’autres spécialités techniques
(construction, travaux de peinture et bois, etc.), de même que la Confédération générale
du travail. À partir de 2010, la réalisation d’une activité en contrepartie de l’allocation
peut être remplacée par le suivi d’une formation, visant notamment à achever des
études primaires et secondaires afin d’améliorer les conditions d’employabilité de la
population active. Comme le signale Jean-Claude BARBIER (2002) à propos des politiques
d’activation des chômeurs en Europe, différents éléments de sanction ou de contrôle
des chômeurs peuvent être combinés avec des objectifs de solidarité. On peut l’observer
ici lorsque la présidente Fernandez de Kirchner considère ces allocations, et
notamment l’allocation universelle par enfant, comme un acte de réparation de
l’iniquité de traitement entre enfants de salariés et enfants de travailleurs précaires ou
de chômeurs (qui étaient auparavant exclus des allocations familiales).
58 Les familles des titulaires des programmes de travail temporaire de deuxième et
troisième génération sont parmi les premiers inscrits au programme AUH (643 000),
auxquelles de nouvelles familles sont ensuite intégrées (802 000 n’ayant pas de
protection sociale)57. Ces accords mettent en exergue la légitimité des enfants comme
ayants droit susceptibles de bénéficier de la protection sociale. En revanche, les mères,
principales titulaires des AUH, ne sont plus éligibles aux programmes de formation.

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Émerge ainsi une politique publique d’activation qui cherche à augmenter les
conditions d’employabilité des composantes sociales à plus faibles revenus dans un
cadre familialiste. Mis en place par des réseaux locaux et associatifs, y compris ceux des
collectifs de desocupados, et soumis à de permanentes négociations, seul le revenu
familial semble pouvoir s’ériger comme droit des citoyens. Par contre, le versant plus
politisé des mobilisations de sans-emplois, et notamment les blocages de rues, est
désormais stigmatisé et présenté par la présidence de la République comme une
« manipulation de la pauvreté58 ». Alors même, pourtant, que ces mobilisations
rencontrent d’autres conflits qui prennent de l’ampleur, notamment ceux des employés
du transport ou de l’enseignement59.

59 Nous avons rendu compte, à partir de l’expérience de mobilisation des organisations


des travailleurs desocupados, des différentes transformations sociales et économiques
introduites en Argentine par la généralisation du chômage et des dispositifs mis en
place pour y répondre. D’autres conséquences liées à la modification du traitement
public du chômage sont apparues : désormais l’intervention de l’État est considérée
comme légitime et nécessaire, non seulement comme employeur de dernier recours
mais aussi comme rempart contre des formes d’exploitation accrues. Toutefois, les
collectifs de sans-emplois n’ont qu’une maîtrise relative des politiques sociales
proposées et les accords obtenus s’avèrent fragiles, car ils relèvent de la gestion de
crise et sont soumis à des modifications permanentes.
60 De plus, les modalités d’intervention se transforment au cours du temps, intégrant des
propositions émanant des différents acteurs de la scène politique, notamment sous
l’influence d’organismes internationaux (Nations unies, Banque mondiale). Différentes
contreparties correspondent à des mécanismes d’activation et le développement de ces
politiques proches du « workfare » redessinent les frontières de ce qui est un « vrai
travail ». Cela étant, les effets de la mobilisation de desocupados ne sauraient se mesurer
aux seuls acquis de la lutte, les membres qui y ont participé ayant acquis une légitimité
pour agir sur d’autres domaines et parfois une dignité pour refuser des emplois aux
conditions dégradées.
61 L’expérience des desocupados montre, malgré (ou du fait de) la crise de la société
salariale, que le travail salarié reste un idéal à atteindre. Néanmoins différentes formes
de solidarité apparaissent également, comme la revendication d’un travail pour soi,
pour sa propre dignité alors que la dimension familialiste de l’intervention sociale,
proche des minima sociaux par son caractère universel, s’inscrit dans la lutte contre la
pauvreté et l’engagement au sein des territoires n’est valorisé que comme dernier
recours. De ce fait, le revenu minimal d’insertion citoyen ne fut retenu ni par les
programmes de deuxième, ni par ceux de troisième génération.
62 À l’aune de ces constats, l’étude de la gestion de la crise depuis 2001 en Argentine nous
invite à remettre en question la manière dont l’activité et le travail sont redéfinis par
les politiques publiques de lutte contre le chômage et la pauvreté. Réinterroger la
société salariale, c’est se poser la question de la croissance comme objectif prioritaire
des États. Avec d’autres, Dominique MÉDA (2002) souligne la nécessité d’utiliser des
indicateurs plus adaptés, notamment à partir d’une vision patrimoniale du capital
social, qui seraient issus d’un débat démocratique.

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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NOTES
1.  Tels sont les termes du Préambule de la Constitution nationale que le président Raul Alfonsin
a utilisés comme leitmotiv dans ses discours de campagne lors du retour à la démocratie à la fin de
l’année 1983.
2.  Les débats autour des diverses formes de pauvreté urbaine nous invitent à rester prudent
quant à l’usage du terme « inclusion » et son contraire, « exclusion » car on risque d’introduire
un dualisme entre les deux (FASSIN, 1996), là où il y a plutôt une différenciation des formes
d’inclusion.
3.  La définition des problèmes publics, ici le chômage, n’est pas une simple conséquence de
certaines conditions objectives. Elles découlent d’enjeux et questionnements qui cherchent à
faire valoir leur légitimité. Suivant Erving GOFFMAN (1991), Daniel CEFAÏ (1996, 2011) considère que
les problèmes publics sont thématisés « dans des cadres » et mobilisés dans des « opérations de
cadrage ».
4.  Blocages de routes ou des ponts d’accès à la ville, cf. infra.
5.  Nous avons travaillé sur différents rapports d’évaluation des politiques sociales concernées,
commandités aussi bien par l’État que par les provinces ou des organismes bailleurs de fonds
(Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement) ainsi que sur des écrits produits
par des organisations de desocupados.
6.  Avec d’autres, Jean-Claude BARBIER (2002) propose la notion d’activation pour décrire la
variété des politiques publiques de lutte contre le chômage en Europe.
7.  Selon l’Indec, le taux de pauvreté extrême (indigencia) désigne le revenu minimum en dessous
duquel il n’est plus possible de se procurer le « panier alimentaire de base ». Le seuil de pauvreté
est, quant à lui, atteint lorsque les revenus disponibles ne permettent que de subvenir aux
besoins alimentaires ; l’accès à d’autres services (école, santé, logement) n’est alors plus garanti.
8.  D’après les estimations d’Alejandro PORTES et Kelly HOFFMAN (2003), s’appuyant sur des
statistiques sur les revenus des catégories socioprofessionnelles de la Comisión Económica para
América Latina (Cepal ; Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes), les
revenus moyens des travailleurs urbains latino-américains ont diminué ou sont restés stables
pendant les années 1990 ; les revenus moyens des classes dominantes ont eux augmenté plus
fortement que dans tous les pays.

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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9.  » L’indice (ou coefficient) de Gini est un indicateur synthétique d’inégalités de salaires (de
revenus, de niveaux de vie…). Il varie entre 0 et 1. Il est égal à 0 dans une situation d’égalité
parfaite où tous les salaires, les revenus, les niveaux de vie… seraient égaux. À l’autre extrême, il
est égal à 1 dans une situation la plus inégalitaire possible, celle où tous les salaires (les revenus,
les niveaux de vie…) sauf un seraient nuls. Entre 0 et 1, l’inégalité est d’autant plus forte que
l’indice de Gini est élevé. » Source : rubrique « Définitions » de l’Insee ; disponible en ligne à
l’adresse : http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=definitions/indice-gini.htm ;
consulté le 17 juin 2014.
10.  D’après la loi, toute émission de devises argentines réalisée par la banque nationale doit
avoir pour contrepartie une acquisition équivalente de dollars. Le processus de privatisations
s’est alors achevé de manière accélérée (HILLCOAT, 1994 ; PANIGO, TORIJA ZANE, 2004) afin de garantir
l’achat de devises. La nécessité d’atteindre l’équilibre fiscal sera signalée par les autorités comme
une justification des réductions des programmes de travail temporaire en dépit d’un chômage
croissant. Le principe de convertibilité ne pourra plus être tenu vers la fin de l’année 2001 : une
des premières mesures du président Duhalde sera d’instaurer une dérogation totale à la loi de
convertibilité.
11.  L’Indec produit des statistiques sur l’emploi et le travail, en adaptant les critères du BIT
(Bureau international du travail). La population active regroupe population active occupée et
population active au chômage.
12.  Selon l’Indec le produit intérieur brut (PIB) a augmenté en moyenne de 7,2 % entre 2003
et 2012. Information disponible en ligne à l’adresse : http://www.mecon.gov.ar/basehome/pdf/
indicadores.pdf ; consultée le 15 juillet 2014.
13.  Selon l’Indec, une petite entreprise emploie jusqu’à cinq salariés et une entreprise moyenne
entre six et cinquante.
14.  Centro de Estudios Legales y Sociales, Centre d’études légales et sociales.
15.  Cette réduction des salaires ayant été déclarée inconstitutionnelle, le montant manquant a
été remplacé par des titres de dette de l’État argentin (pour les fonctionnaires ayant entamé une
procédure judiciaire).
16.  Pour l’étude de la temporalité dans l’expérience de chômage, voir notamment LAZARSFELD
et al., 1981 ; SCHNAPPER, 1981 ; LE MOUËL, 1981.
17.  En octobre 1989, alors que Carlos Menem est à la tête du pays depuis quelques mois, la
division est officialisée par la création de deux entités séparées, la CGT Azopardo et la CGT San
Martin, proche du gouvernement. Fin 1992, la CGT se réunifie mais plusieurs courants subsistent
et s’y affrontent : d’un côté, une grande majorité des leaders syndicaux participe activement à la
mise en œuvre des réformes gouvernementales ; d’un autre, ceux qui représentent des voix
syndicales en désaccord avec le gouvernement mais n’ayant pas coupé les liens avec le parti
péroniste, créent le Mouvement des travailleurs argentins (MTA) ; enfin, ceux qui s’opposent au
modèle social et économique mis en œuvre par le gouvernement fondent le Congrès des
travailleurs argentins (CTA) (PALOMINO, 1995, pp. 203-230).
18.  Lorsqu’ils acceptent d’y participer, les desocupados adhérant à ces programmes doivent
accomplir, en contrepartie du versement de l’allocation, une activité dite « contrepartie de
travail » au profit d’une collectivité publique, d’un établissement public ou d’une association,
d’une durée comprise entre quatre et six heures par jour.
19.  Seul un mouvement de desocupados (MTD) à La Matanza, regroupant une cinquantaine de
membres, persiste dans son refus des allocations au fil du temps ; il reçoit en revanche des
donations d’entreprises et d’organisations non gouvernementales (ONG).
20.  Cf. supra note 17.
21.  Laura SANTILLAN (2008) explique que la présence des communautés ecclésiastiques de base
dans les quartiers populaires de la banlieue de Buenos Aires dans les années 1980 est liée à un

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engagement religieux hors structure paroissiale, qui consiste notamment en des lectures
collectives de la Bible et des analyses de la réalité des populations.
22.  Denis MERKLEN (2005) précise que les asentamientos sont certes des occupations illégales de
terrains mais que, contrairement aux bidonvilles (villas), elles cherchent d’emblée à acquérir la
légitimité de véritables quartiers urbains (barrios) grâce à un travail de coordination accompli par
des délégués qui contribuent ainsi au processus de leur insertion sur le territoire ou « inscription
territoriale ».
23.  Situé en face de la Casa Rosada, où siège le pouvoir national, cette place historique
représente le demos dans l’espace public. Silvia SIGAL (2006) en propose une chronique des
différents usages.
24.  Les municipalités n’ayant pas toujours disposé des ressources nécessaires pour faire face à
l’ampleur du chômage, les travaux d’infrastructure se résument parfois à des activités de
défrichage.
25. Ces personnes sont considérées comme occupées. Cf. supra, note 11.
26.  Le programme prévoyait l’inclusion d’un système de sécurité sociale pendant la réalisation
des projets mais cette dimension n’a pas été mise en œuvre.
27.  Nous ne retenons toutefois pas ces termes. En effet, d’une part le terme « bénéficiaire », plus
proche de celui utilisé dans les documents des ministères (sujeto beneficiario), souligne la mise
sous tutelle d’un individu réduit à la dépendance vis-à-vis de l’État. D’autre part, les conditions
d’accès aux programmes de travail temporaire (PTT) et de maintien dans ces dispositifs sont
marquées de pratiques arbitraires si bien que le terme d’« ayant droit » ne peut être plus qu’un
euphémisme.
28.  Cf. par exemple AUYERO (2002), KLACHKO (2002), SVAMPA, PEREYRA (2004).
29.  Les différentes générations de programmes de travail temporaire peuvent fonctionner de
manière juxtaposée sans se remplacer complètement.
30.  Le départ du président crée une situation de vacance du pouvoir. Rodriguez Saá est nommé
président intérimaire en charge d’organiser le processus électoral mais il échoue à obtenir le
consensus du parti péroniste dont il est issu. Il est amené à démissionner et Eduardo Duhalde,
ancien gouverneur de la province de Buenos Aires et alors sénateur du même parti, est désigné
par le Sénat pour achever le mandat entamé par De la Rua.
31.  Discours devant l’Assemblée législative, 23/12/2001, cité par DI LEO (2003).
32.  Les institutions participant à cette conférence sont centrales dans l’économie et la société
argentine. L’Église a participé à des espaces de conciliation lors des premiers piquetes ; l’industrie
nationale a été privilégiée par la dévaluation de la monnaie et est un des moteurs de l’activité à
partir de 2003, ainsi que l’activité agricole et l’élevage, historiquement présents. Le caractère
latifundiste de la structure agraire argentine s’est renforcé au cours des années 1990 avec
l’introduction, notamment, du soja transgénique (GOULET, HERNANDEZ, 2011).
33.  Decreto de necesidad y urgencia (DNU) 108/02, DNU 486/02 et DNU 165/02 respectivement. La
déclaration de l’état d’urgence confère provisoirement au président des facultés relevant du
pouvoir législatif, des compétences sur le budget par exemple.
34.  Frente nacional contra la pobreza soit Front national contre la pauvreté. Il s’agit d’un courant
non partisan auquel participent des députés, des dirigeants syndicaux et des intellectuels.
35.  Confronté aux accusations de clientélisme concernant les programmes de travail temporaire
(PTT), le ministre du Travail a désigné les conseils consultatifs (consejos consultivos locales) comme
espace institutionnel destiné à garantir la transparence.
36.  Le programme prévoit 150 pesos par famille alors que les besoins d’une famille type (selon
l’Indec, deux adultes et deux enfants) sont de 332,36 pesos pour ne pas être considéré sous le seuil
de pauvreté extrême et de 727,88 pesos pour ne pas tomber sous le seuil de pauvreté (le Smic est
alors de 300 pesos et le salaire moyen de 400 pesos ; CTA, 2003).
37.  La CONAyEC est une commission de contrôle créée de manière ad hoc pour cette occasion.

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38.  Ce même rapport consigne que, depuis mai 2002, la Defensoria del pueblo a reçu pas moins de
600 plaintes individuelles et 2 600 plaintes collectives pour motif de refus d’inscription. Source :
La Nación, 19 octobre 2004, « Impiden a desocupados que se inscriban en el plan jefes y jefas ».
39.  Déclarations en conférence de presse par la ministre du Travail du gouvernement Duhalde,
Graciela Camaño, au sujet de la fermeture officielle des registres du PJJHD. Source : Página/12,
« Un universal muy particular. Limitan inscripciones en el Plan Jefes de Hogar », 12 juin 2002,
p. 7.
40.  Les allocations familiales en Argentine ne sont alors distribuées qu’aux seuls salariés.
41.  On dénombre ainsi 20 % de titulaires célibataires et 27 % qui sont veufs ou divorcés. Source :
Seconde enquête d’évaluation du PJJHD menée en juin 2004 dans la ville de Buenos Aires, Santa
Fe, Tucumán, Córdoba, Formosa et prov. de Buenos Aires, MTEySS, Subsecretaría de
Programación Técnica y Estudios Laborales, Dir. Gral. Estadísticas y E. Laborales (MTEySS, 2004).
42.  DNU1668/04. CELS, 2005, 330.
43.   Cf. la déclaration du Président par intérim Duhalde qui indique que la création du
programme cherche la « paix sociale » (DI LEO, 2003) ; plusieurs études vont dans ce sens (SVMPA,
PEREYRA, 2004 ; GOLBERT, 2006).
44.  Pagina 12, février 2002.
45.  D’après Laura GOLBERT (2006), les négociations concernent l’ensemble des programmes de
travail temporaire (PTT).
46.  Le président Duhalde annonce publiquement le programme en avril 2002, mais il
fonctionnait déjà depuis le mois de janvier 2002.
47.  Les menaces de dénonciation de la part des voisins ne manquent pas. In fine les jeunes ne
sont pas les seuls concernés.
48.  À ce sujet, Rubén LO VUOLO (2010) souligne le caractère « hybride » du système de protection
argentin car selon la typologie proposée par Gosta ESPING ANDERSEN (1999), il se rapproche à la fois
du type social-démocrate et du type corporatiste.
49.  Contrairement au précédent, le programme Chefs et cheffes de ménage (JJHD) inclut des
« composantes », notamment le financement du fonctionnement de projets définis par le
ministère du Travail, à hauteur d’au plus 80 % (il ne s’agit pas d’un prêt).
50.  L’indice de développement humain (IDH) est défini selon le Pnud en tenant compte des
niveaux de revenu, de l’accès à la santé et à l’éducation. Pour plus d’informations, voir http://
hdr.undp.org/fr/content/l%E2%80%99indice-du-d%C3%A9veloppement-humain-idh ; consulté le
10 juillet 2014.
51.  En raison de la dévaluation, ce montant est tout de même faible. Le syndicat Central de
Trabajadores Argentinos (CTA) réclame un montant minimal de 450 pesos ( LOZANO, 2003).
52.  Les émeutes urbaines dans les provinces et la ville de Buenos Aires en décembre 2001 sont
appelées « estallidos ».
53.  Ce dispositif est complété par un programme spécial de diminution des cotisations sociales
pour les petites entreprises (Prore).
54.  Au moment de sa création, le montant de l’allocation Argentina Trabaja s’élève à 1 200 pesos
alors que le salaire minimum est augmenté à 1 240 pesos en décembre 2008. L’allocation est ainsi
proche du Smic mais ne représente que la moitié du salaire moyen (le salaire moyen dans le privé
s’élève à 2 400 pesos ; CTA, 2008).
55.  Voir notamment, sur http://www.clarin.com/, les articles « Campamento piquetero en la 9
de Julio : acusan al gobierno de “clientelismo” », Clarín digital, 2 novembre 2009 et « Cristina
reivindico los planes oficiales de asistencia social », Clarin digital, 21 octobre 2009 ; consultés le
10 juillet 2014.
56.  Le nombre de coopératives enregistrées en 2008 est de 12 760, dont 5 256 – 40 % – sont des
coopératives de travail enregistrées entre 2003 et 2008 selon l’Inaes (Instituto Nacional de
Asociativismo y Economía Social – Institut national de l’économie solidaire).

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57.  Elle concerne aussi les enfants des immigrés sur le territoire national depuis plus de trois
ans.
58.  www.casarosada.gov.ar/discursos/3612/ ; consulté le 15 juillet 2014.
59.  http://www.clacso.org.ar/institucional/1h.php (OSAL, 2012).

RÉSUMÉS
En Argentine, les transformations de l’économie à l’œuvre depuis les années 1970 modifient la
répartition des revenus, qui se dégrade encore durant les années 1990. La crise de la fin 2001,
vécue comme hors du commun, témoigne des tensions entre les attentes d’intégration sociale par
l’éducation et le travail et la politique néolibérale conduite par les gouvernements en place. À
partir d’une analyse ethnographique et documentaire, l’article s’intéresse en particulier aux
organisations de desocupados de la banlieue sud de Buenos Aires, à la manière dont les membres
de ces collectifs et leurs proches vivent leurs conditions de travailleur et de chômeur. L’analyse
des politiques sociales donne à voir une tension entre logique de droit au travail et logique de
droit individuel à la protection sociale.

The transformations of the Argentinian economy since 1970 have been changing income
distribution. Its degradation deepened during the nineties. The 2001 December crisis that was
experienced as an outstanding one, jeopardized the expectations of social integration by
education and work. On the basis of an ethnographic research and a documentary analysis, the
article especially analyses the organizations of desocupados of the southern suburb of Buenos
Aires and the way the members of these collectives and their neighbors live their working
conditions and unemployment. The analysis of social policies shows a tension between the logic
of the right to work and the logic of individual right to social welfare.

INDEX
Code JEL J64 - Unemployment - Models Duration Incidence and Job Search, J68 - Public Policy,
J81 - Working Conditions
Keywords : unemployment experience, social mobilization, social policy, ethnography,
Argentina
Mots-clés : expérience de chômage, mobilisation sociale, politique sociale, ethnographie,
Argentine

AUTEUR
PÍA V. RIUS
Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), Université Lille 1 ;
piavrius@ehess.fr

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« Militer ça donne des forces. »


Potentiel transformateur et intégrateur de l’action collective des
chômeurs1
“Fighting makes you stronger.” Transformative and integrative potentials of
collective action of the unemployed

Valérie Cohen

1 Depuis les mobilisations de l’hiver 1997-1998, l’action collective des chômeurs a donné
lieu à une littérature importante car, si les luttes de chômeurs ne se résument pas à ces
événements ou à « ce mouvement »2, leur mise en visibilité durant cette période en a
fait un objet d’étude légitime. De nombreux travaux ont ainsi cherché à comprendre les
raisons, les conditions d’émergence, la construction ou encore le sens de ces luttes
(DEMAZIÈRE, PIGNONI, 1999 ; MOUCHARD, 2001 ; MAURER, 2001 ; MAURER, PIERRU, 2001 ; PERRIN,
2004 ; ROYALL, 1998), longtemps jugées improbables3. Pourquoi et comment se forment
ces mobilisations en dépit des nombreux obstacles recensés est une des questions qui a
largement orienté les recherches sur le sujet. La perspective retenue ici consiste plutôt
à déplacer le regard sur ce qui s’élabore dans ces espaces de lutte, en s’intéressant à ce
que les mobilisations font aux chômeurs ou, pour le dire autrement, à ce qu’elles
produisent sur et pour les acteurs engagés. Deux dimensions sont privilégiées.
2 La première renvoie aux possibilités de l’action collective d’infléchir la stigmatisation
qui pèse sur le statut de chômeur et, plus largement, de modifier cette condition. Alors
que Dominique SCHNAPPER (1994, p. 27) affirmait « qu’il n’est pas du pouvoir des
associations de transformer en profondeur le sens de l’expérience » du chômage, des
travaux ont montré depuis que la participation à une mobilisation bouscule
inévitablement cette condition, laquelle n’est plus limitée à la recherche d’emploi, et
tend à la valoriser (DEMAZIÈRE, 1998, 2000). Il reste néanmoins à savoir dans quelle
mesure, à quel niveau, à partir de quelles modalités, elle est redéfinie. On s’intéresse
donc aux pratiques effectives (modes d’action et travail militant) ainsi qu’aux acteurs
qui y prennent part. Parmi ces derniers, nous accordons une attention particulière à
ceux qui, frappés par l’expérience du chômage et sans socialisation militante,
s’éloignent des figures classiques du militantisme. Il s’agit là de chômeurs qui ont
finalement peu fait l’objet d’investigations sociologiques4 et pour lesquels se pose tout

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particulièrement la question d’une possible modification de leur condition mais dont la


participation à une action collective semble le plus souvent compromise, du moins au
regard des obstacles traditionnellement recensés ou encore des modes de domination
observés au sein des univers militants (DUNEZAT, 2004, 2011).
3 La deuxième dimension est relative au caractère intégrateur des associations, souvent
perçues comme des instances protectrices (HAVARD DUCLOS, NICOURT, 2005). Quel est donc
le pouvoir intégrateur des collectifs de chômeurs ? On entend par là réfléchir non pas
seulement aux modalités d’insertion au sein de ces groupes mais également à leurs
capacités à s’apparenter à des « supports sociaux » (CASTEL, HAROCHE, 2001), c’est-à-dire à
constituer des « assises sur lesquelles peut s’appuyer la possibilité de développer des
stratégies individuelles » (ibid., p. 30).
4 L’analyse s’appuie sur une enquête ethnographique (combinant entretiens, observation
participante et analyse d’archives) qui s’est déroulée au sein d’AC !, une des plus
importantes organisations de chômeurs (voir encadré 1). On ne s’est pas intéressée à
une mobilisation particulière mais à un cadre de mobilisation dont on a pu suivre les
inflexions à la fois dans le temps et dans l’espace. En termes de temporalité, une
première enquête, la principale, a été menée par observation participante de 1996 à
1999, période durant laquelle les luttes ont été importantes (COHEN, 2003). Certaines
données ont été réactualisées en 2007 lors d’une enquête qui nous a permis d’établir un
suivi de l’évolution du réseau et de certaines trajectoires militantes ( COHEN, 2011a). Par
ailleurs, notre recherche s’est déroulée dans plusieurs lieux : nous avons navigué au
sein de différents types de collectifs locaux mais aussi de différents espaces de
mobilisation donnant à voir les temps forts de l’action mais également le quotidien de
l’activité militante, davantage visible en période de démobilisation. Cette inscription,
indispensable à l’observation des pratiques, s’est par ailleurs avérée nécessaire pour
rencontrer les individus dont la participation est instable, qui ne sont pas familiers des
espaces et pratiques militants et qui se prêtent plus difficilement à un entretien
sociologique.
5 À partir de ce matériau, on présentera la population de chômeurs qui s’est mobilisée,
avant d’analyser quelques conditions préalables à l’inscription dans un collectif. Celle-
ci peut, dans certaines circonstances, transformer le statut de chômeurs à partir de
modes d’action spécifiques, de pratiques intégratrices et valorisantes, ou encore offrir
des supports pour redéployer des trajectoires sociales et professionnelles que le
chômage avait mises à mal.

Encadré 1
Agir ensemble contre le chômage (AC !)

Créée en 1993 à l’initiative de militants politiques et syndicaux, AC ! est l’une des


quatre principales organisations de chômeurs qui se sont développées tout au long
des années 1980 et 19905. Composée d’un secrétariat national et de plusieurs
collectifs locaux implantés dans différentes villes de France, dont le nombre et
l’activité ont évolué depuis sa création, elle s’est longtemps distinguée des autres
organisations par la volonté de rassembler ensemble chômeurs et salariés.
Néanmoins, progressivement, les chômeurs sont devenus majoritaires, à mesure
que les luttes prennent de l’ampleur et que les militants syndicaux se retirent
(COHEN, 2011a). On peut distinguer plusieurs phases dans l’histoire de cette
organisation, qui se confondent avec celle des luttes de chômeurs. La première

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correspond à l’émergence des collectifs locaux qui se multiplient à la suite des


marches contre le chômage de 1994, et consiste en des luttes axées sur le quotidien
des chômeurs et leurs conditions d’existence en mettant en avant des
revendications relatives à leur indemnisation et à leurs droits 6. Ces actions locales
prennent une dimension nationale à partir de 1996, autour de mobilisations contre
le régime d’assurance chômage auxquelles l’ensemble des organisations participe.
La deuxième phase concerne le mouvement d’occupation de l’hiver 1997-1998.
Inscrit dans une dynamique amorcée quelques années auparavant, il est
remarquable par son retentissement et sa durée. Pendant plusieurs mois, les
actions d’occupations ne cessent de se développer et bénéficient d’une couverture
médiatique sans précédent. La fin de ce mouvement marque l’entrée dans une
troisième phase au cours de laquelle les luttes n’ont jamais plus la même portée,
mêmes si certaines – notamment celles dites des « recalculés » en 2003 –
mobilisent de nombreux chômeurs et connaissent un fort écho médiatique. Le
nombre de collectifs et de participants a en effet diminué. Après les marches
contre le chômage, en 1994, on dénombre plus de deux cents collectifs. Il en reste
un peu plus d’une centaine deux ans plus tard, une soixantaine seulement ayant
une activité régulière. Ce chiffre augmente légèrement après les mobilisations de
l’hiver 1997-1998. En revanche, dans les dix années qui suivent, les effectifs
baissent progressivement, passant de trente-cinq collectifs en 2004 à un peu moins
de vingt en 2007. L’activité militante se recentre sur le niveau local, notamment
sur les permanences et des actions plus ponctuelles relatives à l’obtention ou au
rétablissement de droits.

Conditions, épreuves et trajectoires ordinaires de


chômeurs mobilisés
6 L’action collective, « ça redynamise », « c’est une remise en marche », « ça m’a fait du bien »,
« tu baissais la tête, tu la relèves7 ». Ces propos récurrents soulignent que l’engagement
dans ces mobilisations a souvent été vécu comme une transformation sinon de la
condition de chômeur, du moins de l’expérience du chômage. Pour saisir le sens de ces
remarques ainsi que les modifications observées, il importe dans un premier temps
d’étudier les situations et trajectoires des acteurs avant leur entrée dans des collectifs
de chômeurs.
7 Les personnes au chômage qui se sont mobilisées ne forment pas un ensemble
préconstitué, elles se renouvellent au cours des luttes et, pour la plupart, ne
correspondent pas aux figures classiques du militantisme. Cette diversité est liée en
partie au processus de formation d’AC ! qui s’est fait par vagues successives. Si les
premiers arrivants ont généralement connu cette organisation et, plus largement, les
associations de chômeurs à partir des réseaux politiques, associatifs ou syndicaux, ce
sont ensuite des individus sans affiliation particulière qui ont rejoint les collectifs
locaux. Au fil des luttes et à mesure que les organisations gagnaient en visibilité, la part
des personnes sans socialisation militante a ainsi augmenté. Les chômeurs présentent
donc une certaine hétérogénéité, en termes de trajectoires militantes et
professionnelles, qui induit des expériences distinctes du chômage (voir encadré 2).
Néanmoins, les luttes ont reposé majoritairement sur des individus en âge actif (ayant

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entre 35 et 55 ans), issus de milieux populaires, le plus souvent allocataires du revenu


minimum d’insertion (RMI) ou de l’allocation spécifique de solidarité (ASS). Ces
derniers ne relevaient donc plus du système d’assurance chômage 8, mais du nouveau
régime de protection sociale (CASTEL, 2003) – dit de solidarité – qui, en transformant les
chômeurs en « assistés sociaux », engendre une condition spécifique, celle de sans-
emplois faiblement indemnisés9 et fortement stigmatisés, au regard de la
hiérarchisation des statuts (SCHNAPPER, 1989). Pour la plupart, le chômage constitue une
« épreuve » (SCHNAPPER, 1994) impliquant déclassement social, réduction des ressources,
changement de domicile et parfois ruptures conjugales.

Encadré 2
Constitution et présentation du matériel d’enquête relatif au groupe de
chômeurs mobilisé

Nous n’avons pas identifié le groupe mobilisé à partir d’une analyse quantitative
dans la mesure où le nombre comme le type de participants sont des données
difficiles à récolter. À plusieurs reprises, des tentatives de dénombrement ont été
réalisées et ont échoué. La structuration bien souvent informelle des collectifs,
l’absence de carte d’adhérent, l’instabilité des engagements, le défaut d’outils
internes de communication visant à centraliser les informations contrarient la
production de données statistiques. Par ailleurs, les militants s’autodécrivent
avant tout dans la logique du réseau (BOLTANSKI, CHIAPELLO, 1999) et sont indifférents
envers cet aspect quantitatif de la mobilisation. Aussi, l’analyse du groupe mobilisé
a reposé sur la répétition d’observations réalisées dans différents espaces
(collectifs locaux, lieux occupés, permanences, commissions thématiques,
coordinations nationales) qui nous ont progressivement permis de repérer des
profils récurrents de participants en fonction de leur place, de leurs activités et
des prises de position dans l’organisation. Suite à ces observations continues, nous
avons alors pu entamer une série d’entretiens (quarante-deux) avec des personnes
ciblées selon leur type de participation (continue, distendue, restreinte ou élargie,
avec ou sans responsabilités spécifiques) afin de préciser leurs caractéristiques et
d’étudier leurs logiques d’engagement qui se distinguent en fonction de leur
socialisation militante et de leurs expériences antérieures de chômage. C’est donc
à partir de ces deux dimensions que nous avons pu différencier les participants au
sein d’un continuum allant des personnes les moins éprouvées par l’expérience du
chômage et étant par ailleurs les plus politisées aux chômeurs les plus marqués
par cette expérience et n’ayant pas eu auparavant d’activités militantes.
Dans le cadre de cet article, afin d’éclairer plus spécifiquement les processus et les
modalités visant à transformer la condition de chômeur, nous nous intéressons
essentiellement aux personnes pour lesquelles le chômage prend la forme d’une
épreuve. Nous ne mobilisons donc pas les entretiens qui présentent d’autres vécus
du chômage, comme l’expérience de « chômage inversé10 » (SCHNAPPER, 1994), ou
encore les cas de personnes qui ont connu une période de chômage trop courte
pour en faire une expérience significative. On s’appuie donc ici prioritairement sur
une vingtaine d’entretiens réalisés avec des personnes âgées de 37 à 58 ans qui se
répartissent entre deux pôles distincts.
Le premier correspond majoritairement à des hommes, diplômés de
l’enseignement supérieur, dont les trajectoires professionnelles relativement

Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014


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stables et ascendantes sont brisées au milieu des années 1990, qui disposent d’une
socialisation militante antérieure à leur entrée au chômage et vont occuper des
fonctions d’encadrement ou, tout au moins, des responsabilités au sein d’AC !. Ce
pôle – qui s’est construit tant à partir des observations, des échanges que des
entretiens plus formels – est ici présenté à partir de l’analyse de neuf trajectoires,
de six hommes et trois femmes. Ces personnes sont âgées de 37 à 55 ans, titulaires
du baccalauréat et, pour la plupart, de diplômes de l’enseignement supérieur
(Deug [diplôme d’études universitaires générales] ou maîtrise en économie,
biologie, sociologie, psychologie). Avant leur entrée au chômage, leurs trajectoires
étaient stables et ascendantes avec des emplois occupés de technicien,
commercial, responsable associatif, éducateur, travailleur social ou encore de
secrétaire de direction. Au moment de l’entretien, les durées de périodes de
chômage varient de deux à cinq ans. Ces chômeurs perçoivent le RMI ou l’ASS,
mais ne sont pas dans des situations de forte vulnérabilité sur le plan pécuniaire
en raison des réserves économiques et des soutiens relationnels dont ils disposent
(soutiens familiaux et amicaux). Tous ont eu des expériences militantes
antérieures à leur engagement dans AC !, dans des organisations politiques (Parti
communiste, Parti socialiste unifié, Gauche prolétarienne, Lutte ouvrière,
Fédération anarchiste) ou dans des associations militantes contre le racisme et
pour le logement. À l’exception de deux hommes et une femme, les autres vivent
seuls.
Le second pôle regroupe des personnes des deux sexes, au faible niveau de
qualification, dont les parcours sont marqués par la recherche de stabilité à des
postes d’ouvriers ou de petits employés. Novices en matière d’engagement, leur
participation repose sur des tâches militantes moins prestigieuses que le pôle
précédent (permanence au local, participation aux réunions et aux actions, pas
d’inscription au niveau national). Ce pôle est ici illustré à travers l’analyse de neuf
trajectoires, quatre hommes et cinq femmes, âgés de 40 à 58 ans, ayant obtenu le
certificat d’étude, un CAP (certificat d’aptitude professionnelle) ou un BEP (brevet
d’études professionnelles). Ces chômeurs ont connu des trajectoires
professionnelles stabilisées, y compris dans des statuts précaires, en tant que
secrétaire, auxiliaire de vie, aide-soignante, serveuse, ouvrier ou boulanger. Leurs
périodes de chômage varient de trois à six ans. Allocataires du RMI ou de l’ASS, ces
chômeurs sont particulièrement vulnérables sur le plan économique et ne peuvent
bénéficier de soutien matériel de la part de leur réseau relationnel, limité à un
nombre restreint de personnes. À l’exception d’une personne, tous ont des enfants
(dont ils ont la charge) et, au moment de l’entretien, seul l’un d’entre eux vit
maritalement, les autres vivent soit seuls, soit avec leurs enfants.
Entre ces deux pôles, circulent des personnes qui, tout en ayant des activités
militantes proches du deuxième pôle, s’en distinguent par leur niveau de diplôme
et leur socialisation militante. C’est le cas de deux femmes, diplômées de
l’enseignement supérieur (BTS [brevet de technicien supérieur], Deug de droit),
qui avaient occupé des postes de secrétaire et de gestionnaire et vivaient seules au
moment de l’entretien.

8 L’expérience éprouvante du chômage diffère cependant selon les ressources


monétaires, le niveau de diplôme et la socialisation militante. En effet, on observe que
les plus diplômés, qui disposent par ailleurs de réserves économiques 11, sont

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relativement épargnés par les modes de désocialisation et d’humiliation associés à la


condition de chômeur. Leurs tentatives répétées de retourner sur le marché de l’emploi
les ont certes découragés et déstabilisés, mais sans pour autant les conduire à se
considérer responsables de leur situation. L’impasse professionnelle dans laquelle ils se
trouvent ne s’accompagne pas d’un sentiment de culpabilité et d’infériorité, en raison
non seulement des positions qu’ils ont occupées auparavant mais également de
dispositions critiques préexistantes à leur situation de chômeur. Si leur condition les
dévalorise, ils sont en mesure d’en souligner « l’absurdité » comme l’indique le
témoignage qui suit :
« Le chômage, c’est une épreuve et tous ceux qui sont passés par là te le diront, mais
y’a pas que ça. Moi, je suis entré à AC ! … J’aime bien les anecdotes, ça permet de
comprendre : avant de connaître AC !, je me suis retrouvé dans une période où je
me suis dit : “C’est complètement absurde, je cherche du travail, je suis pas sûr d’en
trouver alors que j’ai encore toutes mes capacités pour faire des choses, pour
penser, pour travailler, pour être créatif par rapport à la société.” Et tout à coup, tu
te retrouves dans un truc et tu te dis : “C’est complètement absurde, y’a bien
quelque chose d’autre que ça.” »
(Entretien réalisé en 1997, homme, 54 ans, ancien commercial, cinq ans de
chômage.)
9 Ceux qui n’ont pas eu de socialisation militante antérieure et sont par ailleurs
faiblement diplômés12 font appel aux organisations après un parcours ordinaire de
chômeurs, tendu vers la quête de subsides et de soutiens. Le caractère ordinaire de ces
trajectoires mérite ici d’être précisé afin de prendre la mesure de certaines dimensions
« extraordinaires » qui interviennent dans les espaces de luttes. Ces personnes ont le
plus souvent entre 40 et 55 ans lorsqu’elles entrent en contact avec un collectif. Elles
sont issues de milieux populaires et sont entrées sur le marché du travail (à des postes
d’ouvrier et d’employé) à une période où le taux de chômage était faible. On constate
globalement que leurs trajectoires professionnelles sont relativement stables jusque
dans les années 1980, même pour celles d’entre elles qui changent fréquemment de
postes. Leurs parcours sont fragilisés au début des années 1990 à la suite de
licenciements, de non-renouvellement de contrats ou encore de ruptures
biographiques (accident de travail, départ du conjoint pour les femmes). Les contrats
qu’elles décrochent ensuite sont systématiquement précaires : missions d’intérim,
contrats à durée déterminée (CDD) de courte durée, contrats aidés à temps partiel.
Progressivement, le marché du travail, même précaire, leur devient inaccessible. Leur
expérience du chômage rejoint celle du « chômage total », définie par Dominique
SCHNAPPER (1994) comme l’un des vécus du chômage le plus éprouvant car il signifie
humiliation, ennui et désocialisation. Les hommes insistent, en effet, sur le sentiment
d’inutilité provoqué par l’interruption brutale de leur activité professionnelle. Les
femmes, en revanche, mettent l’accent sur « la mort sociale » provoquée par la perte de
leur emploi, leur dépendance vis-à-vis de l’assistance et/ou de leur conjoint et leurs
difficultés à exister en dehors des rôles domestiques qui leur sont assignés. C’est pour
ces individus que la dynamique de « désaffiliation » ( CASTEL, 1995) est la plus manifeste.
L’arrêt de leur activité professionnelle provoque en effet une forte vulnérabilité
économique qui se traduit par des conditions d’existence dégradées (risques
d’expulsion, coupure de l’électricité, du téléphone) et s’accompagne d’une absence de
soutien relationnel. Les difficultés qu’ils rencontrent les amènent à se diriger pour la
première fois dans leur parcours vers les services sociaux. Mais, ni les institutions ni
leurs interlocuteurs ne leur apportent les réponses ou le soutien attendus, renforçant

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ainsi le caractère inextricable de leur situation. C’est à la suite de ces démarches


infructueuses, d’une expérience prolongée du chômage, d’un profond découragement
concernant leurs chances, sinon de retourner sur le marché de l’emploi, du moins
d’améliorer leurs conditions de vie, mais c’est aussi parce qu’un contexte d’action
spécifique se présente, que ces individus se tournent vers un collectif de chômeurs.

Des conditions d’inscription dans un collectif


10 L’arrivée d’un chômeur dans une organisation ne se traduit pas mécaniquement par
une transformation de ses conditions d’existence, mais plutôt par leur amélioration,
rendue possible par les différents soutiens délivrés par les collectifs locaux. Ces
derniers, sans être directement pourvoyeurs de ressources économiques, les aident à
constituer certains dossiers administratifs, leur transmettent et leur expliquent des
informations relatives à leurs droits ou les orientent vers les différentes institutions qui
encadrent le traitement social du chômage. Ils leur offrent également un soutien de
type relationnel, et bien souvent moral, qui passe par l’écoute, l’échange et la
convivialité. Pour autant, ils se distinguent d’une logique de services en fonctionnant
d’abord comme des cadres de mobilisation, au sein desquels les chômeurs peuvent de
nouveau agir, « s’exprimer », « se faire entendre » et par là même transformer leur
condition et l’expérience qui lui est associée.
11 Ces processus reposent sur une condition préalable : la possibilité de s’inscrire dans un
collectif de lutte. Les effets bénéfiques de l’engagement ne sont en effet perceptibles
qu’après plusieurs mois de participation, une fois que les individus ont pu construire un
ancrage dans les espaces de la mobilisation. Or, prendre part à la lutte suppose de
trouver sa place, c’est-à-dire de pouvoir prendre part à tout un ensemble de tâches qui
exigent des compétences et une familiarisation avec les codes et les règles qui régissent
ces univers, orientent la prise de parole et la pratique. Comme le montrent les travaux
de Xavier DUNEZAT (2004, 2009), la division du travail militant conduit à actualiser des
rapports sociaux de domination qui tendent à écarter les individus les moins militants,
les moins qualifiés, les plus vulnérables, des tâches les plus valorisées compromettant
ainsi parfois leur engagement. Par ailleurs, l’activité en temps ordinaire est le plus
souvent limitée à des tâches d’organisation, d’administration, de permanence, de
rédaction et de distribution de tracts qui supposent un nombre restreint de personnes.
Une fois ces postes occupés, les places disponibles sont rares. Dans ces conditions,
l’inscription de chômeurs n’ayant jamais auparavant participé à des actions collectives
s’avère compromise.
12 Il existe néanmoins des circonstances favorisant l’engagement de ces chômeurs. On
l’observe notamment durant les phases intenses de luttes qui produisent un
élargissement et une diversification des tâches (telles que l’occupation de locaux, la
gestion domestique des lieux de luttes, la participation aux assemblées générales [AG]
quotidiennes), lesquelles ne nécessitent pas toutes des compétences militantes
spécifiques. Si les contextes d’action sont déterminants, les espaces le sont aussi.
L’affiliation à une organisation telle qu’AC ! peut se réaliser à partir de différents
espaces d’inscription (correspondant à des collectifs, commissions, ateliers) qui se
distinguent selon leur possibilité d’influer sur les décisions et orientations du réseau.
Les chômeurs précarisés et sans formation politique sont ainsi plus susceptibles de
s’inscrire dans des groupes éloignés des instances décisionnelles, moins formalisés, plus

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étrangers aux normes, codes et rites militants (absence de tour de parole, utilisation du
témoignage direct pour relater l’expérience vécue), au sein desquels les « grands
militants » sont en minorité et où la présence des femmes est importante.
13 À cet égard, soulignons l’importance du rôle d’une composante féminine, minoritaire
mais significative dans AC !, ni salariée ni demandeuse d’emploi mais retraitée ou sans
statut. Ces femmes, ayant eu une expérience militante ou associative interviennent
essentiellement au niveau local, prennent en charge et s’occupent de tâches
administratives, organisationnelles et relationnelles. Engagées aux côtés des plus
démunis, elles développent des pratiques d’insertion visant à limiter les risques de
décrochage : elles s’inquiètent ainsi des absences répétées d’une personne, téléphonent
à ceux qui manquent plusieurs réunions de suite, se demandent comment intégrer un
nouveau venu en lui confiant une activité spécifique. Elles participent également à une
forme de socialisation politique des novices en explicitant certaines des revendications
et en les accompagnant dans leurs premières actions (comme la distribution de tracts
ou la mise en forme de revendications). À cela s’ajoute une convivialité à laquelle elles
tiennent et qu’elles entretiennent en accordant de l’importance « à tout ce qui rend la vie
collective plus agréable13 » : apporter des vivres et des boissons à une réunion, plaisanter
et sourire. Enfin, elles ont également à cœur « d’écouter » ceux qui sont dans le besoin,
conscientes que la mobilisation des plus vulnérables passe par la reconnaissance et la
prise en compte de leur expérience quotidienne. Comme le souligne l’une d’entre elle,
« pour mobiliser les gens, il faut d’abord prendre le temps de les écouter, dans leur souffrance,
leur galère. Et tant qu’on ne fait pas ça, c’est des gens qui ne seront pas disponibles pour
militer ». Par ces pratiques, elles contribuent à faire une place dans la lutte aux
personnes particulièrement éprouvées par les années passées en marge de l’emploi
(voir encadré 3).

Encadré 3
Intégrer ceux qui n’ont jamais milité

Pour apprécier certaines des conditions favorables à l’affiliation de chômeurs sans


socialisation militante, nous synthétisons ici quelques pratiques d’un collectif local
auquel nous avons participé, et que nous avons également observées dans d’autres
collectifs. Durant les deux années de l’enquête, une vingtaine de personnes ont
fréquenté ce collectif dont le noyau dur se composait essentiellement de deux
femmes, Juliette, ancienne secrétaire à la retraite et Maria, âgée d’une
cinquantaine d’années, qui, après un licenciement, avait décidé de ne plus
travailler, notamment pour s’occuper de sa fille. Il comprenait également trois
hommes au chômage : Nicolas (39 ans, technicien), Henri (49 ans, machiniste),
Frédéric (28 ans, opérateur de saisie). À l’exception de l’un d’entre eux, tous
avaient déjà eu différentes expériences militantes dans des organisations
politiques ou des associations. Ne disposant pas de local, les réunions
hebdomadaires du collectif se déroulaient le plus souvent chez Juliette qui était
célibataire ou encore chez Maria, lorsque son mari s’absentait pour travailler.
Présente depuis la création du collectif, Maria, qui avait longtemps milité dans des
associations de lutte contre le racisme, joua un rôle central dans sa stabilisation.
Elle consacrait plusieurs matinées par semaine à téléphoner aux personnes dont la
participation était irrégulière pour les tenir informées ou les convier aux
prochaines réunions ou actions. Par ailleurs, implantée depuis plusieurs années

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dans le même quartier, elle distribuait fréquemment des tracts à ses voisins et aux
demandeurs d’emploi dans les Assedic et ANPE (Agence nationale pour l’emploi)
locales : c’est ainsi qu’elle en a convaincu plusieurs d’assister aux réunions et
certains de prendre part aux actions. Très attentive aux nouveaux venus,
soucieuse d’élargir et de consolider le groupe, Maria contribuait à leur intégration
par diverses pratiques. Les réunions se déroulaient sans présidence ; néanmoins,
elle orientait les échanges, notamment en demandant, parfois individuellement,
leur avis aux membres du collectif sur des aspects relativement pratiques de la
lutte : « Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour qu’il y ait plus de personnes qui viennent ? Que
pensez-vous de l’idée de faire une action à l’ANPE la semaine prochaine ? Qui connaît
l’Assedic de la rue M. ? » Elle interpellait ainsi ceux qui parlaient peu et leur offrait
l’occasion de participer concrètement aux actions militantes en invitant
régulièrement un nouveau membre à l’accompagner distribuer des tracts. Maria
était toujours souriante, parlait calmement, ne haussait jamais la voix et écoutait.
Ancienne gestionnaire, son aspect toujours impeccable tranchait avec l’allure et la
gouaille de nombreux hommes militants aguerris. C’est sans doute parce qu’elle
incarnait un autre visage du militantisme que certains, éloignés des univers
militants, pouvaient alors envisager la possibilité de s’y rallier.

Des modalités d’inversion du stigmate


14 Dès lors que la participation a lieu, dans quelle mesure peut-elle transformer une
condition, définie a priori par la négation et le manque, et influer sur ces parcours
ordinaires en quête de ressources et de reconnaissance ?
15 Les processus à l’œuvre dépendent beaucoup des modes d’action utilisés qui présentent
une « logique de renversement » (CINGOLANI, 2003) ou encore d’inversion du stigmate
avec différentes déclinaisons : faibles/forts, isolés/regroupés, inactifs/actifs, honteux/
glorieux, inutiles/utiles. Les occupations de locaux, qui constituent le mode d’action
privilégié de ces mobilisations, sont particulièrement révélatrices de ces dynamiques,
notamment lorsqu’elles interviennent dans des lieux qui sont en mesure à la fois de
matérialiser et de visibiliser les rapports de force (tels que les antennes Assedic, les
centres d’action sociale). C’est aussi le cas lorsqu’elles s’inscrivent dans des contextes
où le rapport de force est favorable aux chômeurs et où les actions se multiplient
augmentant, alors, les chances de reconnaissance sur la scène politique et médiatique
(COHEN, 2011b).
16 Ainsi, en entrant par la force dans des espaces où ils sont généralement condamnés à
occuper des rôles de « bénéficiaires », « d’assistés » ou de « demandeurs », les
participants tentent de transformer un court instant les règles du jeu. Ils n’y viennent
plus pour demander et, bien souvent, implorer des services et des ressources mais pour
revendiquer des droits. Durant ces actions, ils se réapproprient des espaces (en passant
derrière les guichets, en occupant les postes de travail) et se confrontent avec les
personnels qui sont fréquemment pris à témoin : « Alors qu’est-ce que vous pensez du
RMI ? » ; « Vous pourriez vivre, vous, avec un RMI ? » Certains chômeurs, affiliés à ces
organismes, profitent de l’inversion des rapports de force pour régler des comptes avec
« leur assistante sociale » : « Vous allez nous dire pour quelles raisons vous avez refusé mon
dossier d’aide d’urgence14 ? ». Ces interpellations, qu’elles soient ironiques ou acerbes,

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apparaissent comme un moyen de se venger des humiliations infligées par les


institutions.
17 Parmi les modes d’action, les marches, dont le recours est moins fréquent, permettent
de valoriser encore davantage une condition stigmatisée sans reposer, comme les
occupations, sur une démonstration de force. Ainsi les deux marches contre le
chômage, qui se sont déroulées lors de la formation d’AC ! en 1994 puis en 1997 15, ont
mis en présence des individus éloignés depuis plusieurs années du marché de l’emploi,
cumulant des difficultés financières et des soucis de santé, souvent étiquetés par les
militants politiques et syndicaux comme « des SDF » (sans domicile fixe).
Particulièrement adaptée aux individus sans socialisation militante, la marche a permis
la réhabilitation de ces marcheurs, personnages centraux de l’action, qui ont gagné une
légitimité par leurs capacités à avancer, à résister à la fatigue mais également à
organiser le quotidien de la marche (repérer des lieux pour dormir, trouver des
subsides ou renflouer les caisses collectives lorsqu’elles sont vides). Mais ce sont plus
encore les prises de parole, et notamment la primauté accordée au témoignage, qui a
permis aux acteurs les plus stigmatisés d’endosser un rôle positif et de faire du stigmate
un étendard (GOFFMAN, 1975). L’arrivée des marches donne en effet lieu à des débats,
organisés par les collectifs d’accueil, au cours desquels le témoignage occupe une place
importante. Les récits des conditions d’existence, souvent écourtés par les militants
syndicaux et politiques dans l’espace des assemblées générales, y sont valorisés car
comme le relate un militant, « dans ces débats, leur force était de savoir de quoi ils
parlaient16 ». Enfin, la valorisation des plus précarisés s’observe également au sein
même du groupe des marcheurs et doit beaucoup à la spécificité de cette action. Si de
nombreux conflits ont émergé, notamment entre des salariés bien souvent
syndicalistes et les marcheurs les plus marginalisés, la temporalité de la marche, en
rupture avec la vie quotidienne, a également occasionné des rapprochements qui ont
renversé les représentations négatives associées à ceux qui sont écartés depuis de
nombreuses années du marché de l’emploi. Comme nous l’explique ce marcheur :
« Dans les marches […], à un moment, on est dans une position où on va pouvoir
communiquer réellement. Et là, on se met à comprendre des choses, et là tout est
changé. Et là parfois, on tombe, j’allais dire de l’autre côté, où on dit : “Ah les SDF is
beautiful”. »
(Entretien avec un homme, 39 ans, maîtrise, animateur, un an de chômage.)
18 Ces processus sont cependant étroitement dépendants non seulement du type mais
également de la durée des actions et des contextes de luttes. Les phases durant
lesquelles la mobilisation s’amenuise interrogent plus spécifiquement les capacités
transformatrices et intégratrices des collectifs, que l’on peut mesurer notamment à la
fin de longues périodes de mobilisation. L’arrivée des marches a ainsi été vécue comme
une chute, un retour au monde ordinaire. Comme le souligne un des marcheurs :
« Lors de la marche, les gens retrouvent un rôle, ils sont écoutés, entendus. Ce qui
fait aussi qu’après la marche, y’a plein de gens qui se sont retrouvés dans des
situations extrêmement difficiles : la marche s’arrête et après ? Elle a rien changé,
ils se retrouvent dans la merde, avec leurs mêmes problèmes, et il leur reste que
leur belle histoire. »
(Entretien avec un homme, 54 ans, commercial, cinq ans de chômage.)

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Des procédés de valorisation et d’affirmation par le


travail militant
19 Outre les modes d’action, c’est par le travail réalisé dans la mobilisation que l’on
observe une transformation, sinon de la condition de chômeur, du moins de
l’expérience du chômage. Comment celle-ci s’opère-t-elle au regard de la division du
travail militant ? Dans quelles mesures est-elle liée aux prestiges des activités, au statut
qu’elles procurent, ou au fait même de participer à un collectif ?
20 Les formes de valorisation apparaissent clairement pour ceux qui ont occupé des postes
considérés comme prestigieux au sein de la lutte, associés à des responsabilités
spécifiques leur procurant une forte visibilité17. En devenant responsables de collectifs,
de commissions, de lieux occupés, ces chômeurs, le plus souvent des hommes qui
disposent de compétences militantes, sont alors largement impliqués dans ces activités
qu’ils définissent comme un travail, lequel modifie leur statut de chômeur.
« Le chômage fait beaucoup de dégâts. Quand t’as quelques années de chômage, il
arrive un moment où tu perds la notion de plein de choses. Alors, le militantisme,
c’est vrai, te redonne une structure […]. Au niveau social, tu le vis différemment, tu
rencontres quelqu’un qui te demande ce que tu fais, t’expliques que t’es militant
d’AC ! et c’est du temps que je donne et du travail. Mais il faut le répéter cinquante
fois, les gens ne comprennent pas que tu te retrouves dans une activité hors
salariat. »
(Entretien avec un homme, 54 ans, commercial, cinq ans de chômage.)
21 En effet, la reconnaissance a principalement lieu dans l’univers militant, où ils
deviennent des personnes attendues, respectées, écoutées. Au-delà d’une activité
retrouvée qui se substitue à l’emploi salarié, c’est le sentiment d’être utile à la lutte et
la reconnaissance de cette utilité par les autres qui constitue la principale dynamique
de valorisation. Néanmoins, sur le long terme, un tel positionnement s’apparente à un
« piège » car les responsabilités de ces chômeurs compromettent, dans le même temps,
leurs possibilités de sortir de cette condition, c’est-à-dire de retourner sur le marché de
l’emploi. Cette dynamique s’affaiblit également lors des phases de démobilisation,
durant lesquelles ces militants sont alors essentiellement sollicités pour accomplir de
nombreuses démarches administratives au profit de ceux qui, étant les plus démunis en
ressources, sont les moins armés pour faire face aux processus de précarisation. Ces
tâches sont vécues comme ennuyeuses dans la mesure où elles sont assimilées à une
« une gestion de la misère », qui éloigne des objectifs pour lesquels ils se sont engagés.
22 Les possibilités de modifier leur condition peuvent également, du moins pour certaines
catégories d’acteurs, reposer sur des tâches subalternes, d’ordinaire peu valorisées
dans l’univers militant, telles que la tenue des permanences, l’accueil et, plus encore, le
travail domestique. Ces activités se développent dans les contextes d’intenses
mobilisations, notamment lorsque les occupations se multiplient et s’inscrivent dans la
durée, si bien que les locaux occupés deviennent à la fois des bases de lutte et de vie.
Les tâches relatives à la gestion du quotidien (établir la liste des courses, acheter les
produits, préparer à manger, mettre la table, débarrasser, faire la vaisselle, faire
l’inventaire), bien qu’elles occupent une large partie du temps, ne sont pas reconnues
dans l’univers militant (DUNEZAT, 2004) et peuvent de ce fait difficilement procurer un
statut de substitution. Elles ne sont pas pour autant dégradantes ou dévalorisantes en
raison de leurs dimensions intégratrices18 et socialisatrices pour les personnes qui en
ont la charge, le plus souvent des femmes qui n’ont pas d’expérience militante. Ainsi, la

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préparation du repas, qui devient une activité quotidienne lors des occupations
prolongées, est faite à plusieurs, mais en comité restreint, et occasionne généralement
de nombreux échanges. La cuisine constitue alors un lieu de passage pour tous ceux qui
n’ont pas d’occupation spécifique. La parole y est souvent plus libre que durant les AG,
et il apparaît parfois plus facile aux moins militants de s’exprimer et d’être entendus en
préparant un repas qu’en attendant leur tour de parole dans les réunions plus
formelles.
23 Ces marges du travail militant se présentent comme une voie privilégiée pour certains
chômeurs, et surtout chômeuses, de prendre part à la lutte. Elles permettent d’abord de
construire des liens et produisent un sentiment d’appartenance collective. Ensuite,
elles font office de point de départ d’une participation qui s’affirme et se déploie dans
des activités à la fois plus diversifiées et plus marquées politiquement, telles que les
occupations, les réquisitions ou le travail au sein de commissions thématiques. Cet
accès à la mobilisation peut alors devenir un moyen de se valoriser et de s’affirmer qui
doit beaucoup au caractère inédit de cette expérience collective, en rupture avec la vie
ordinaire, au fait de « faire des choses qu’on ne pensait pas pouvoir faire 19 », au regard de la
condition infériorisée de chômeur et pour les femmes, de leur assignation prioritaire à
la sphère privée. C’est en effet en s’intéressant aux positions que ces personnes
occupent à l’extérieur des collectifs que l’on saisit dans quelle mesure les tâches
qu’elles remplissent, tout en étant positionnées aux marges du mouvement, leur
permettent de quitter temporairement une forme d’enfermement. Enfin, ces pratiques
les conduisent également à se penser autrement. On serait tenté de dire qu’elles
participent d’un processus de « révélation de soi », au principe de l’action politique
(ARENDT, 196120) (voir encadré 4).

Encadré 4
Trajectoires ordinaires et expériences inattendues

Ces dynamiques apparaissent de manière exemplaire dans les trajectoires et les


discours de deux femmes, Julie et Françoise21, toutes deux mères de famille et
âgées d’une quarantaine d’années, qui s’inscrivent dans un collectif durant la série
d’actions du mois de décembre 1997.
Faiblement diplômées (certificat d’étude et CAP), elles se retrouvent au chômage
après des contrats précaires, en restauration scolaire pour l’une et comme
auxiliaire de vie pour l’autre, et soulignent leurs difficultés à retrouver du travail
en raison, notamment, de leurs charges familiales. Le manque de ressources,
l’isolement, l’absence de soutien et de perspective les plongent dans un profond
désarroi. Julie qui, suite au départ de son mari, vit seule avec ses enfants, explique
qu’elle était « très mal » et qu’elle s’était « mise à boire » avant de rejoindre les
collectifs. Quant à Françoise, elle nous raconte qu’elle prenait « beaucoup de
valium », qu’elle passait ses journées à regarder la télévision, et confie qu’elle avait
le sentiment de ne plus savoir comment s’occuper de ses enfants, et supportait
difficilement un mari qui lui reprochait d’être seul à nourrir la famille.
Après avoir entendu parler d’une manifestation devant défiler au pied de son
immeuble, Françoise décide de sortir de chez elle avec sa fille aînée (âgée de 14
ans). Elle participe ainsi à son premier défilé, puis à sa première assemblée
générale, qui la « refroidit », car « c’étaient tous des grands syndicalistes [….] mais en
même temps, y’avait pas que des grosses têtes, y’avait des gens, des gens sur qui

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aujourd’hui je peux compter. On a parlé, ça faisait longtemps que j’avais pas autant parlé
parce que j’ai l’habitude de dire que je suis morte socialement ». Elle se rend ensuite aux
rendez-vous suivants : « En janvier, c’était tout le temps qu’il y avait des choses à faire. »
C’est, pour sa part, par l’intermédiaire d’une voisine que Julie participe, en
décembre, à sa première occupation d’Assedic « pour toucher la prime ».
Toutes deux s’inscrivent progressivement dans les collectifs de chômeurs en lutte,
implantés dans des locaux occupés, rebaptisés « Maison du peuple » ou « Maison
des chômeurs ». Elles y passent alors la plupart de leur temps et prennent
notamment en charge des activités de gestion domestique des lieux. Pendant
plusieurs semaines, Julie participe à la préparation du repas, se plaît à y venir
chaque jour au point de souhaiter y habiter avec ses enfants : « C’était un peu comme
une vraie vie de famille. » Elle explique ainsi :
« Moi, j’étais bien à la Maison des chômeurs, c’est moi qui faisais la cuisine. J’essayais de
faire des plats différents ; une fois, j’ai même fait du boudin antillais […]. Tous les midis, je
faisais à manger, et l’après-midi, je faisais l’inventaire pour savoir ce qu’il fallait pour le
lendemain, ce qui manquait, ce genre de choses. J’ai aussi organisé un bal avec 2 800 F de
chiffre d’affaire à l’entrée. J’avais décoré la salle, fait des guirlandes. Après, j’ai voulu ouvrir
une association et l’appeler “Coup de pouce chômeurs”. […] Je voulais faire un dépôt-vente
aussi. C’était bien. Je voulais faire plein de choses. C’était vraiment bien et moi, ça m’a
permis de connaître ma personnalité, de me rendre compte que j’étais pas si nulle que ça.
Parce que, avant, je croyais que j’étais nulle, que j’avais rien dans la tête. Et avec le
mouvement, j’ai pris conscience que j’avais des capacités. Parce que là, j’ai fait des choses
que je pensais pas pouvoir faire avant. »
De son côté, Françoise finit également par s’approprier le lieu occupé, prend part à
l’organisation des repas et parvient à « s’exprimer ». Outre les tâches domestiques,
Françoise, à l’instar de Julie, entreprend des activités orientées directement vers
les chômeurs. Considérant qu’il est indispensable de s’adresser aux chômeurs non
mobilisés, elle est alors, dans son quartier, à l’initiative de rassemblements
informels qui s’apparentent à un véritable travail de mobilisation :
« Il faut avoir des chiens, parce qu’à l’heure où l’on promène les chiens, y’a énormément de
gens. Nous, c’est parti comme ça, sur la digue à côté de chez moi. On est une trentaine à
parler du chômage le soir. On fait nos AG [rires]. C’est mieux qu’ici [lieu occupé] parce
qu’on se prend pas la tête, y’a pas de président. J’ai mes badges AC !. Alors les gens me
demandent : “Qu’est-ce que vous avez fait aujourd’hui ?” Je raconte. Je file les tracts. » 22
(Extraits d’entretiens réalisés en février et mars 1998.)

24 Les processus de valorisation et d’affirmation en jeu transparaissent également dans la


manière dont ces femmes, suite à leur engagement, se repositionnent par rapport aux
hommes. Julie confie :
« Avant [le mouvement], je pensais que si les hommes partaient, c’est que j’étais
bête. Je me disais, si les hommes restent pas avec moi, c’est bien pour quelque
chose ; et en fin de compte, j’ai compris que celui qui ne reste pas, c’est un con. »
25 Cette participation marque ainsi un point de basculement dans sa trajectoire en
distinguant un « avant » où « elle ne valait rien » et un « après » dans lequel elle se
découvre des « capacités » et peut, dans le même temps, contester l’attitude des hommes
à son égard. On retrouve une logique similaire chez Françoise, dont la participation a
modifié la manière de se penser, notamment au sein de l’espace domestique, et a
redéfini son rapport à son mari. Son implication dans la lutte collective a provoqué des

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conflits avec son mari ; sa place dans « le mouvement », c’est-à-dire dans un espace
public où les femmes sont généralement illégitimes, supposait de renégocier sa place
dans la sphère privée. Et c’est en cherchant à exister en dehors du foyer qu’elle s’est
progressivement révoltée contre les rôles qui lui étaient assignés. Elle explique ainsi :
« Mon mari, c’est comme tous les bonhommes, si on n’est pas à ses pieds, il n’est pas
content. Mais pendant vingt-cinq ans, j’ai été à ses pieds. Pendant vingt-cinq ans, je
leur ai tout donné, j’ai jamais eu une minute à moi. Au bout d’un moment, y’en a
marre, parce que, quand tu passes autant de temps derrière un balai, au bout d’un
moment, t’es considérée comme la bonne. Et ça, y’en a marre. Ce que je voudrais
maintenant, c’est m’affirmer en tant qu’individu, en tant que femme. Je dis, ça
passe par le mouvement, mais ça aurait pu passer par autre chose. Mais, c’est quand
même le mouvement, au départ, qui a fait le déclic. Quand j’ai commencé à plus être
là le soir, à aller aux AG, c’était : “Oui, t’es pas là le soir, on est tout seul.” À l’âge
qu’il a quand même ! Mon mari, il a 55 ans, s’il est pas capable de se débrouiller tout
seul… C’est là qu’il y a eu le déclic. »
(Extraits d’entretiens réalisés en février et mars 1998.)

Mobilisation collective et redéploiement des


trajectoires individuelles
26 Les dynamiques de valorisation et d’affirmation peuvent se traduire par un
redéploiement des trajectoires. Sur le court terme, les formes les plus illustratives de ce
processus s’observent notamment chez les personnes qui, après plusieurs années de
retrait du marché de l’emploi, ont pu de nouveau entrevoir la possibilité d’y retourner.
On fait ici référence aux chômeurs qui, après s’être mobilisés collectivement contre le
chômage et alors qu’ils avaient abandonné l’espoir de retravailler, se sont
individuellement réimpliqués dans une recherche d’emploi. Mais on pense également à
ceux, plus rares, qui ont eu l’occasion, par leur participation, de retrouver un emploi 23.
27 Plusieurs mécanismes, qui peuvent s’additionner, sous-tendent ces dynamiques. Le
premier renvoie précisément au fait de se reconnaître de la valeur en tant que
chômeur, ce qui permet, dans le même temps, de se repenser potentiellement comme
travailleur. L’accomplissement d’activités valorisantes conduit, en effet, à retrouver
une « confiance en soi », une « nouvelle énergie » et donc une légitimité sociale largement
ébranlée par le temps passé au chômage.
28 Le deuxième mécanisme concerne plus spécifiquement les chômeurs qui ont eu des
responsabilités dans l’organisation24 qui, par son cadre structurant, leur a permis de
s’impliquer à nouveau et de trouver un substitut à l’activité salariale. En s’apparentant
à une forme d’intégration, la participation à une action collective peut alors, dans
certains cas, déboucher sur une intégration effective dans le monde du travail. C’est en
partie ce qu’explique cette femme :
« Moi, le mouvement, ça a été une remise en marche, car arrivée à la quarantaine,
quand tes enfants sont grands, que t’as pas de boulot, tu te demandes ce que va être
ta vie, l’éternel questionnement. […] Et je pense que de m’être investie, ça m’a
resocialisée, même si je suis très sociable. Mais c’est vrai que dans mes amis, toute
la journée, les gens travaillent, je peux les voir que le soir. Tandis que là, j’ai une
journée, je sais pourquoi je me lève le matin. C’est ça en fait, ça te redynamise, tu
retrouves un rythme. Le fait de se remettre en marche, c’est important, et c’est
important pour tout le monde, ça amène aussi à une reconnaissance et quand on est
coupé du monde du travail, on a besoin d’exister ailleurs. Et là, t’existes, tu vis. Et la
chance que j’ai eue, c’est d’être remarquée dans le mouvement, j’ai eu des

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propositions de travail. »
(Entretien réalisé en mai 1998, avec une femme, 42 ans, baccalauréat, secrétaire
médicale, trois ans de chômage, divorcée.)
29 Enfin, le dernier mécanisme renvoie aux rencontres que certains chômeurs ont pu faire
lors de la mobilisation et qui leur ont servi de support pour leur recherche d’emploi.
Certains se sont par exemple autorisés à demander un soutien pour une recherche
d’emploi, comme le souligne cette chômeuse :
« C’est vrai que ça m’a redonné de l’espoir, de la force, ça redynamise. Moi, tu vois
par exemple, ça m’a permis de rencontrer des élus, de discuter avec des élus. Tu
sais, c’est quand on a occupé la mairie, on a discuté avec eux. Et je vais peut-être
avoir des appuis pour ma recherche d’emploi. Samedi, j’ai emmené des lettres à la
mairie et l’adjointe au maire, elle a mis carrément une lettre avec la mienne pour
appuyer ma demande. Et elle a dit : “Si ça n’aboutit pas, vous revenez me
contacter.” Y’a trois mois en arrière, j’aurais jamais discuté avec un élu. Et puis,
après tout, on se dit qu’on est con, les élus, ils sont bien là pour quelque chose et
que, elle, son boulot, c’est de s’occuper de la sécurité de l’emploi. »
(Entretien réalisé en mars 1998, avec une femme, 44 ans, CAP, aide-soignante, cinq
ans de chômage, mariée, deux enfants.)
30 C’est également lors d’une action à la mairie qu’un chômeur nous explique avoir « pu
rencontrer des personnels, leur parler, j’avais jamais fait ça avant et ça a marché 25 ». Ces
reprises d’activité sont également à mettre en regard avec les réactions de certaines
institutions qui, à défaut de pouvoir satisfaire les revendications portées
collectivement, tentent d’apporter des réponses au cas par cas.
31 Quelques mois après une période d’intense mobilisation, plusieurs témoignages
affirment que cette expérience a en partie modifié le cours de leur existence. Sur le plus
long terme, il est en revanche plus difficile de mesurer l’impact de cette participation
sur leurs trajectoires, en raison des difficultés rencontrées pour retrouver les
personnes initialement interrogées, qui ont bien souvent quitté l’organisation. Les
données dont on dispose sont limitées et reposent sur nos échanges avec les personnes
qui ont continué à militer dans l’organisation, ou encore avec celles avec lesquelles
nous étions alors restée en contact26, souvent diplômées, dont les chances de retourner
sur le marché de l’emploi étaient plus élevées. Bien que parcellaires, nos données
mettent en exergue des réorientations professionnelles faisant suite à une mobilisation,
souvent prolongée, dans des collectifs locaux (COHEN, 2011a). Deux tendances se
dégagent. On peut distinguer d’une part, des individus qui, après l’apprentissage de
certaines tâches et des méandres de la protection sociale et juridique, ont cherché à se
tourner vers des métiers dans lesquels ils pouvaient mettre à profit cette expérience :
insertion, montage de dossier au sein d’associations de réinsertion, secrétariat,
accompagnement dans des antennes pour jeunes. Le secteur de l’insertion s’est ainsi
présenté comme un espace possible de reconversion professionnelle. D’autre part, à
l’inverse, certains chômeurs auparavant travailleurs sociaux, eux-mêmes spécialisés
dans le suivi des chômeurs, n’envisageaient plus « de travailler avec des demandeurs
d’emploi » parce que, comme le résume l’un d’entre eux : « Je ne veux plus les berner et que
si tu ne les bernes pas, il arrive un moment donné où l’on te demande de les berner, et ça c’est
dur, c’est plus possible27. »

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32 S’il est difficile d’apprécier ce qu’il subsiste, sur le long terme, de cette expérience pour
les acteurs qui y étaient engagés, on peut néanmoins affirmer qu’elle ne consiste pas en
une inévitable « chômeurisation ». À certaines conditions et dans certains contextes,
favorables à l’inscription dans un groupe militant, la participation à un collectif de
chômeurs peut ainsi donner lieu à des processus d’inversion du stigmate, de
valorisation et d’affirmation de soi, transformant, ne serait-ce que temporairement, la
condition de chômeur et l’expérience qui lui est associée. Ces dynamiques sont
enclenchées par des modes d’actions spécifiques et par le travail réalisé par les
chômeurs, qu’il soit situé au centre ou en marge des mobilisations, pouvant alors servir
de socle à un éventuel redéploiement des trajectoires sociales et professionnelles. Si le
retour à l’emploi demeure la seule option pour quitter cette condition et le principal
horizon orientant les trajectoires, il n’en reste pas moins que la mobilisation offre des
dimensions que seul le travail salarié est supposé fournir : liens sociaux, sens, utilité,
reconnaissance, légitimité. Sous cet angle, tout en étant traversés et structurés par des
rapports sociaux, les collectifs apparaissent comme des lieux de socialisation et
d’intégration.

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NOTES
1. Extrait de propos tenus par des chômeurs lors d’entretiens réalisés en 1998.
2.  Comme l’attestent les travaux faisant référence aux luttes antérieures à l’hiver 1997 ( BAUDOIN
et al., 1990 ; DEMAZIÈRE, PIGNONI, 1999 ; LECERF, 1992 ; PIERRU, 2012).
3.  Plusieurs auteurs ont ainsi analysé les obstacles à la mobilisation des chômeurs ( GALLAND,
LOUIS, 1981 ; FILLIEULE, 1993 ; PIGNONI, 1994 ; DEMAZIÈRE, 1996 ; DEMAZIÈRE, PIGNONI, 1999).
4.  Les travaux sur l’action collective des chômeurs donnent rarement lieu à une analyse des
groupes mobilisés (à l’exception du travail de Sophie MAURER [2001] et de Xavier DUNEZAT [2004]).
Les études portent plutôt sur le travail des organisations de chômeurs et donc sur les personnes
les plus investies dans les tâches organisationnelles, disposant bien souvent de compétences
militantes.
5.  Il existe quatre principales organisations de chômeurs. Le Syndicat des chômeurs, créé à
l’automne 1981 par Maurice Pagat (ancien militant de la CFDT [Confédération française
démocratique du travail], de la JOC [Jeunesse ouvrière chrétienne] et du PS [Parti socialiste]), est
le premier à entreprendre des occupations d’Assedic. Il donnera par la suite naissance, en 1986,
au Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP). La même année, l’APEIS (Association
pour l’emploi, l’information et la solidarité) voit le jour à l’initiative de Richard Dethyre (ancien
responsable des Jeunesses communistes et ancien syndicaliste CGT [Confédération générale du
travail]) et Malika Zediri-Corniou (animatrice et adjointe au maire d’Arcueil). Parallèlement à ces
réseaux associatifs, des comités de salariés privés d’emploi, encadrés par la CGT, se développent à
la fin des années 1980, notamment dans les Bouches-du-Rhône. AC ! est fondée à l’automne 1993
par un groupe de militants politiques et syndicaux. Sur l’histoire de ces organisations, voir la
synthèse de Didier DEMAZIÈRE et Maria-Teresa PIGNONI (1999).
6.  Les collectifs locaux se déploient avec des luttes orientées autour de deux axes revendicatifs
touchant au quotidien des chômeurs. Le premier concerne l’amélioration de leurs conditions
d’existence et réclame la gratuité des transports, l’exonération de la taxe d’habitation, l’arrêt des
coupures d’électricité, d’eau et de téléphone, etc. Le second est relatif à l’indemnisation des
chômeurs et demande l’augmentation des allocations puis le relèvement des minima sociaux. Ces
deux dernières revendications s’inscriront progressivement dans une demande plus globale, celle
du revenu garanti (avec ce slogan massivement repris lors de l’hiver 1997-1998, « avec ou sans
emploi, un revenu c’est un droit ») introduit par le Collectif d’agitation pour le revenu garanti
optimal (CARGO).
7.  Extraits de propos tenus lors d’entretiens réalisés durant la première phase d’enquête.
8.  Le champ d’intervention de l’assurance chômage s’est en effet considérablement rétracté
depuis le milieu des années 1980 (DANIEL, TUCHSZIRER, 1999).
9.  Les montants des allocations n’excèdent pas, à cette époque, 3 000 francs par mois (soit
environ 460 euros).
10.  L’expérience de « chômage inversé » ( SCHNAPPER, 1981) renvoie à une appréhension positive
du temps passé au chômage en raison d’un rapport critique au travail salarié.

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191

11.  Il s’agit ici des enquêtés renvoyant au premier pôle de notre corpus (cf. encadré 2).
12.  Ces personnes renvoient au deuxième pôle de notre corpus (cf. encadré 2). Deux de ces
trajectoires sont présentées plus en détail dans l’encadré 4.
13.  Propos tenus en janvier 1997 par Juliette, ancienne secrétaire à la retraite, chez qui
s’organisent les réunions hebdomadaires d’un collectif local.
14.  Propos tenus lors d’occupations de locaux auxquelles nous avons participé durant la
première phase d’enquête.
15.  En 1994, la marche contre le chômage comprend en fait cinq marches principales : la marche
de l’ouest, du sud-ouest, du sud-est, de l’est et du nord. En 1997, les marches européennes partent
de treize pays (Maroc, Espagne, Portugal, France, Angleterre, Écosse, Finlande, Irlande, Suisse,
Italie, Allemagne, Yougoslavie, Belgique) pour arriver le 15 juin 1997 à Amsterdam, où se tient
une conférence intergouvernementale.
16.  Propos tenu par René Seibel (1994, p. 6), membre fondateur d’AC !.
17.  On se réfère ici aux enquêtés composant le premier pôle de notre corpus (cf. encadré 2)
18.  Si Xavier DUNEZAT s’attache plus spécifiquement à rendre compte des processus de
domination qui sont actualisés dans les univers militants, il souligne également certaines
dimensions intégratrices à l’œuvre, à partir d’une expérience spécifique du travail militant qu’il
nomme « travail collectif » (DUNEZAT, 2010).
19.  On retrouve des propos similaires dans les témoignages d’ouvrières au chômage (les « ex-
CIP ») qui, en 1975, après la cessation d’activité de l’usine vont entamer une occupation de dix-
huit mois et continuer à produire des chemises : « On a fait des choses qu’on aurait jamais pu
imaginer » (BORZEIX, MARUANI, 1982, p. 99).
20.  On se réfère ici aux catégories identifiées (le travail, l’œuvre, l’action) par Hannah ARENDT
(1961), pour laquelle, l’action dans l’espace public, associée à la parole se caractérise par la
possibilité de révéler activement aux hommes leur singularité, les conduisant ainsi à faire leur
apparition dans le monde.
21.  Elles se rapportent au deuxième pôle de notre corpus (cf. encadré 2).
22.  Entretiens réalisés en février et mars 1998.
23.  Soulignons que les occasions de retour à l’emploi après une mobilisation restent
effectivement rares, l’arrêt des actions de longue durée se soldant, pour la majorité des
chômeurs, à la fois par un retour à leur situation antérieure et par des déceptions au regard des
expériences collectives vécues et des possibilités qu’ils ont alors entraperçues.
24.  Il s’agit plus spécifiquement des personnes renvoyant au premier pôle de notre corpus
(cf. encadré 2).
25.  Entretien réalisé en mai 1998, avec un homme, 39 ans, CAP, boulanger, quatre ans de
chômage, divorcé.
26.  Ces personnes font partie du premier pôle de notre corpus (cf. encadré 2).
27.  Entretien réalisé en septembre 1999, avec un homme, 37 ans, maîtrise de psychologie,
formateur, deux ans de chômage.

RÉSUMÉS
À partir d’une enquête de terrain réalisée au sein d’une organisation de lutte contre le chômage,
« Agir ensemble contre le chômage » (AC !), cet article analyse le potentiel transformateur et

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intégrateur de l’action collective des chômeurs, notamment pour ceux qui sont éloignés depuis
plusieurs années du marché de l’emploi et ne disposent pas de socialisation militante. Si la
participation à un collectif de chômeurs a pu être appréhendée comme un risque d’enfermement
dans la condition de chômeur, l’enquête souligne qu’elle peut aussi se présenter comme un
moyen de la modifier temporairement, du moins dans certains contextes. Ce processus repose
sur des modes d’action qui renversent le stigmate. Il dépend plus largement du travail accompli
dans ces univers militants qui s’accompagne de dynamiques de valorisation et d’affirmation de
soi, pouvant parfois conduire à un redéploiement des trajectoires sociales et professionnelles.

Using data from an ethnographic study carried out in an organization that fights against
unemployment, “Acting together against unemployment” (“Agir ensemble contre le chômage”, AC !),
this article analyzes the transformative and integrative potentials of collective action of the
unemployed, particularly for the long-term unemployed, without any militant socialization.
Some studies had previously described the mobilization of the unemployed as a risk of
imprisonment in a marginalized status. Conversely, the present study demonstrates that, in
certain contexts and under certain conditions, it can be a way to temporarily change this status.
These changes are made possible through some actions that reverse the stigma. More widely,
militant work enables to grant the unemployed greater social value and to develop their
empowerment. These processes may lead to the redeployment of social and professional
trajectories.

INDEX
Code JEL J64 - Unemployment - Models Duration Incidence and Job Search, D71 - Social Choice;
Clubs; Committees; Associations
Keywords : unemployed, collective action, mobilization of unemployed people, unemployment
experience, stigmatization, militant work, militant socialization
Mots-clés : chômeur, action collective, mobilisation collective de chômeurs, vécu du chômage,
stigmatisation, socialisation militante, travail militant

AUTEUR
VALÉRIE COHEN
Université Lille 1, Clersé (Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques) ;
valerie.cohen@univ-lille1.fr

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Notes de lecture

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Jean-Christophe Defraigne, Jean-Luc


De Meulemeester, Denis Duez,
Yannick Vanderborght (dir.), Les
modèles sociaux en Europe : quel avenir
face à la crise ?
Bruxelles, Bruylant, coll. « Idées d’Europe », 2013

Gwenaëlle Perrier

RÉFÉRENCE
Jean-Christophe Defraigne, Jean-Luc De Meulemeester, Denis Duez, Yannick
Vanderborght (dir.), Les modèles sociaux en Europe : quel avenir face à la crise ?, Bruxelles,
Bruylant, coll. « Idées d’Europe », 2013, 230 p.

1 La crise économique qui sévit depuis 2008 et ses conséquences socio-économiques n’ont
pas donné lieu à pléthore de publications en sciences sociales 1. L’ouvrage dirigé par
Jean-Christophe Defraigne et ses coauteurs, réunissant politistes, économistes et
sociologues, contribue donc à combler un vide dans le champ académique. Les
auteur.e.s cherchent à répondre à la question suivante : « La crise actuelle va-t-elle
accélérer les tendances observées depuis la fin des années 1970 et […] faire éclater les
différents modèles sociaux en Europe ? » (p. XI). Situant alternativement l’analyse dans
une temporalité longue (XXe siècle) ou plus resserrée (dernières décennies ou années),
ils présentent certaines manifestations des évolutions des modèles sociaux européens
ainsi que leurs causes, en privilégiant largement celles de nature économique et
financière, même s’ils mentionnent aussi quelques-unes de leurs dimensions sociales et
politiques. Les analyses s’appuient sur l’étude d’indicateurs macroéconomiques, textes
réglementaires et débats politiques, laissant parfois place en conclusion à des
préconisations relatives aux politiques à mener.

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2 À une brève introduction générale succèdent neuf chapitres, de taille variable. Les
quatre premiers sont centrés sur la gouvernance socio-économique, tandis que les
suivants se focalisent sur cinq cas d’étude sectoriels. L’ouvrage – et c’est là l’un de ses
principaux apports – accorde une place importante à la description et l’analyse des
politiques économiques et sociales menées par l’Union européenne (UE), et plus
particulièrement aux décisions les plus récentes, pour étudier ces évolutions. Certains
chapitres (six et sept en particulier) sont de nature comparative, mais la question de
l’impact des décisions européennes sur les politiques conduites au niveau des États-
membres et celle de l’européanisation restent peu explorées.
3 Le premier chapitre (Jean-Christophe Defraigne) questionne l’impact de la mobilité
internationale des capitaux sur les modèles sociaux européens. Le renoncement des
États au contrôle des flux de capitaux signifie qu’ils ont consenti à la perte d’une partie
de leurs prérogatives par rapport à la période plus interventionniste des Trente
Glorieuses. La conséquence principale de cette transformation est la fin du compromis
social antérieur : la concurrence fiscale et sociale entre les États grandit, tandis que la
part des salaires dans le produit intérieur brut (PIB) décroît. Dans ce contexte, les
diagnostics posés sur le rôle économique de la protection sociale évoluent : on passe
d’une analyse keynésienne valorisant son rôle de stabilisateur en cas de récession à une
analyse libérale qui insiste sur les conséquences de son financement sur le coût du
travail. La place et la taille de ce chapitre en disent long sur l’importance que les
auteurs accordent à la dérégulation financière de l’économie capitaliste dans les
mutations socio-économiques affectant les sociétés européennes.
4 Les trois chapitres suivants (écrits respectivement par Janine Goetschy, par Christophe
Degryse et Philippe Pochet, et par Bernard Friot et Corinne Gobin) sont centrés sur les
inflexions des politiques économiques et sociales de l’Union européenne suite à la crise
et leur impact sur l’évolution des modèles sociaux européens. Les chapitres 2 et 3 (un
peu répétitifs sur certains points) mettent en avant la perte de vitesse des objectifs
sociaux dans la stratégie « Europe 2020 » par rapport à ceux présents dans celle de
Lisbonne définie en 2000 (même si « Europe 2020 » affiche des ambitions à la fois
économiques, sociales et écologiques). La priorité accordée à l’équilibre budgétaire des
États et à la réduction des dépenses publiques ainsi qu’à l’objectif, flou (et contestable
selon les auteurs, dans la mesure où son contenu n’est pas questionné), de « croissance
économique », a des conséquences notamment sur les niveaux des pensions, des
salaires et de l’emploi. Dans le chapitre quatre, Friot et Gobin lient ces évolutions à la
perte de souveraineté des États dans un contexte de renforcement de l’intégration
européenne en matière de gouvernance budgétaire et monétaire. Paradoxalement, les
réorientations résultant de la stratégie « Europe 2020 » interviennent alors même que
la crise économique, qui a renforcé la pauvreté et les inégalités, souligne la nécessité
d’une intervention publique en la matière. Degryse et Pochet invitent en conclusion à
une réflexion sur l’urgence à définir des objectifs porteurs de progrès social et
environnemental.
5 Yannick Vanderborght rappelle, dans le chapitre cinq, le maigre bilan de la politique de
l’UE en matière de lutte contre la pauvreté et présente les propositions alternatives du
réseau BIEN (Basic income earth network). Ce réseau, composé de chercheur.e.s et de
militant.e.s, repose sur la garantie sans contrepartie d’un revenu régulier versé par les
pouvoirs publics à chacun de ses membres, à rebours de l’activation des politiques
sociales en vigueur dans les États-membres de l’UE, qui conditionne la protection

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sociale à différentes contreparties. L’auteur met en lumière les limites des programmes
d’assistance étatique traditionnels (faiblesse de leur montant, voire inexistence dans
certains États, complexité qui restreint leur accessibilité), puis souligne les modalités,
ainsi que les bénéfices sociaux et économiques attendus d’une telle innovation.
6 Après avoir retracé le contexte dans lequel évolue le financement de la protection
sociale en Europe (centralité des discours sur le coût du travail amenant à une remise
en cause de ses modalités de financement et d’allocations), Pascale Turquet présente,
dans le chapitre six (de manière un peu technique parfois), le contenu relativement
similaire des réformes de l’assurance maladie menées aux Pays-Bas et en Allemagne :
celles-ci se traduisent par une moindre couverture des dépenses des assuré.e.s sociaux
et par une plus grande place faite aux assurances privées. Elles signent une perte
d’importance des mécanismes de solidarité et de redistribution et la valorisation de la
responsabilité individuelle.
7 L’enseignement supérieur et la recherche, en partie financés sur fonds publics, ne sont
pas épargnés par les réformes entreprises pour réduire les déficits, même si certains
États déclarent vouloir sanctuariser ces domaines, considérés comme centraux pour la
compétitivité de leur économie (chapitre sept). Jean-Luc de Meulemeester défend la
thèse, convaincante au vu de ce que l’on observe en France, du caractère précurseur
des réformes britanniques dans ce domaine. Elles ont trait à la mise en concurrence des
universités, à la reconfiguration des pouvoirs en leur sein au profit des dirigeants et au
détriment des enseignant.e.s, ainsi qu’au renforcement de l’élitisme aux dépens de la
démocratisation de l’enseignement supérieur. Ces réformes, tendant vers la
privatisation du système, ne signifient toutefois pas, selon l’auteur, un « retrait de
l’État » du secteur, puisqu’il en constitue le principal ordonnateur et qu’il en conserve
le pouvoir de régulation.
8 Anne Dufresne s’intéresse ensuite à la « difficile réponse syndicale à la modération
salariale » en vigueur dans toute l’Europe. La politique de stabilité monétaire de l’UE et
ses politiques économiques, axées sur la mise en concurrence des économies nationales
et le discours sur la compétitivité des entreprises, ont joué un rôle central dans la
diffusion des pratiques de modération salariale, qui se traduisent (dans les entreprises)
par un déplacement des salaires vers les revenus du capital. Les dernières décisions de
l’UE (telles que le « pacte Euro plus ») tendent à l’accentuer. La construction d’une
réaction coordonnée des syndicats européens face à ces attaques contre les salarié.e.s
s’avère difficile, en raison de l’hétérogénéité des cultures syndicales et du leadership
syndical et économique de l’Allemagne, pays roi de la modération salariale. Les
récentes initiatives syndicales transfrontalières visant à lutter contre le dumping
salarial ont ainsi un caractère limité.
9 Enfin, Denis Duez s’intéresse aux répercussions de la crise économique sur les
migrations internationales : si les soldes migratoires restent positifs, la crise provoque
à la fois une accentuation des départs hors d’Europe et une baisse de l’immigration
(notamment intra-européenne). Elle affecte différemment les migrant.e.s en fonction
de leur niveau de qualification et du secteur dans lequel ils travaillent. En outre, la crise
favorise la montée en force d’un discours qualifié de « welfare chauvinism 2 », relayé au
niveau des institutions européennes.
10 Au final, on appréciera l’actualité et la pertinence des analyses de cet ouvrage, ainsi que
l’insertion de propositions pour l’action dans plusieurs chapitres. Il sera utile pour les
étudiant.e.s et les universitaires intéressés par la protection et les politiques sociales,

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par les politiques économiques, et par le processus d’intégration européenne (plus


particulièrement tout ce qui a trait aux dernières évolutions de sa gouvernance
économique et sociale). Les contributions, qui aident notamment à prendre du recul
par rapport aux analyses court-termistes et limitées sur « l’inversion de la courbe du
chômage » ou « les variations du PIB », intéresseront également les citoyen.ne.s en
quête de clés d’analyse sur la crise économique, ses conséquences et les voies de
développement alternatives.
11 La perspective macroéconomique et macropolitique, en dépit de tout son intérêt,
mériterait d’être prolongée par une perspective de sociologie politique qui permettrait
de compléter, voire de nuancer, certaines analyses. Notamment, une sociologie
politique des élites européennes (à la Commission, au Parlement) et nationales
(pleinement parties prenantes des décisions prises au niveau de l’UE, via le Conseil
européen et le Conseil des ministres) ainsi que des processus décisionnels prévalant au
sein des institutions de l’UE éclairerait davantage certaines causes des mutations
économiques et financières décrites dans différentes contributions, qui ne sont pas que
de nature macroéconomique. La question des liens entre les nouveaux théoriciens
(présents notamment dans et auprès de différentes organisations internationales), les
dirigeants économiques et les décideurs politiques, et celle de la conversion des élites
sociales-démocrates au capitalisme, pourraient aussi être traitées. Une telle perspective
aurait par exemple permis de nuancer la thèse de Bernard Friot centrée sur la perte de
souveraineté des États. L’auteur évoque systématiquement « l’Union européenne »,
sans mentionner que les États en constituent des acteurs à part entière, dont certains
ont même un poids central dans le processus décisionnel. Les notions de « technocratie
capitaliste » et d’« empire aux provinces subordonnées » (p. 95), non expliquées,
auraient pu dès lors être affinées. L’idée d’un rapport de force vertical entre l’« UE » et
les États n’a rien d’évident, quand on sait par exemple que les critères du pacte de
stabilité et de croissance ont été largement introduits sous l’égide du gouvernement
allemand. Une perspective de sociologie politique aurait donc probablement modéré
l’idée selon laquelle le problème de perte de souveraineté nationale constitue l’un des
facteurs principaux des réformes de la protection sociale. Enfin, des expressions telles
que la « tension entre la pluralité des acteurs au sein du système politique européen »
(Goetschy, p. 65) laissent quelque peu les lecteurs « sur leur faim », précisément car
aucune des contributions n’ouvre la boîte noire de la décision publique et politique.
12 En dépit de ces réserves, l’ouvrage apparaît très stimulant et riche. Il présente la
grande qualité de ne pas limiter l’analyse aux réformes de la protection sociale, pour
englober un ensemble plus large de politiques publiques constitutives des « modèles
sociaux européens ». Ce faisant, il complète utilement la littérature existante sur les
réformes de la protection sociale conduite par des chercheur.e.s comme Bruno Palier
ou Patrick Hassenteufel.

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NOTES
1.  On peut citer toutefois les deux ouvrages suivants : Spieser C. (dir.) (2013), L’emploi en temps de
crise : trajectoires individuelles, négociations collectives et action publique, Rueil-Malmaison, Éditions
Liaisons (cf. la recension de cet ouvrage par Bernard Gazier dans le numéro 137 de Travail et
emploi) ; Gallie D. (ed.) (2013), Economic crisis, quality of work, and social integration. The European
experience, Oxford, Oxford University Press.
2.  Huysmans J. (2000), « The European union and the securization of migration », Journal of
common market studies, vol. 38, n° 5, p. 767. Ces discours insinuent que les migrant.e.s arriveraient
massivement en Europe afin de profiter, de façon excessive, de la protection sociale des États-
providence.

AUTEURS
GWENAËLLE PERRIER
Université Paris 13, Centre de recherche sur l’action locale (Ceral) ; Laboratoire interdisciplinaire
pour la sociologie économique (Lise-Cnam)

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Didier Demazière, Nadya Araujo


Guimãraes, Helena Hirata, Kurumi
Sugita, Être chômeur à Paris, São Paulo
et Tokyo. Une méthode de comparaison
internationale
Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2013

Ariel Sevilla

RÉFÉRENCE
Didier Demazière, Nadya Araujo Guimãraes, Helena Hirata, Kurumi Sugita, Être chômeur
à Paris, São Paulo et Tokyo. Une méthode de comparaison internationale, Paris, Presses de
Sciences Po, coll. « Académique », 2013, 351 p.

1 L’ouvrage de Didier Demazière, Nadya Araujo Guimarães, Helena Hirata et Kurumi


Sugita nous invite à étudier les significations du chômage dans une perspective
comparative qui se centre sur trois métropoles. Les travaux sur le chômage qui
mobilisent la comparaison sont nombreux. Cependant, cette recherche entreprend un
travail plus rare : développer une enquête qualitative fine, alliée à une comparaison
internationale échappant aux critères traditionnels (Europe, pays du Nord ou du Sud,
etc.) : les auteurs l’ont nommée « approche comparative compréhensive ».
2 Le premier des six chapitres qui composent l’ouvrage pose les éléments centraux de la
démarche suivie. La question qui dirige cette recherche porte sur les significations du
chômage : qu’est-ce qu’être chômeur ? La réponse est loin d’être simple, compte tenu
de l’hétérogénéité des sens que prend ce terme : elle implique d’étudier le chômage
« par le bas », à partir de situations individuelles, pour comprendre comment cette

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catégorie est appropriée et dégager quelles sont les significations qu’on attribue à la
privation d’activité professionnelle rémunérée.
3 Pour répondre à cette question, les auteurs analysent les manières dont les expériences
du chômage sont transformées en significations : il s’agit de questionner la consistance
et la pertinence de la catégorie de « chômage ». L’hypothèse des auteurs est à « double
détente ». D’une part, la condition de chômeur est investie de significations éclatées
(car les expériences du chômage sont variées) et problématiques (car les catégories
disponibles pour donner sens aux situations individuelles n’opèrent pas de manière
univoque) qui récusent les indicateurs standardisés. D’autre part, ces significations sont
ancrées dans le cadre institutionnel de chaque société (les modèles normatifs et les
cadres interprétatifs). Ainsi, la compréhension des significations de l’expérience du
chômage est analysée dans la tension entre biographies et dynamiques
institutionnelles.
4 La démarche des auteurs s’appuie sur deux piliers. L’un d’eux est la grounded theory 1, qui
accorde une importance décisive aux discours indigènes et s’attache à une théorisation
progressive ancrée dans le matériau. Une enquête par entretiens biographiques est
ainsi conduite, qui repose sur quatre groupes construits à partir d’une combinaison de
positions au sein des systèmes d’emploi (« jeunes », « mères », « ouvriers » et
« cadres »). Au sein de ces groupes, les situations de chômage et les manières de les
vivre sont partagées. L’autre pilier de la démarche suivie est la comparaison, qui
permet de dessiner des « conventions » (et donc des significations) de chômage
singulières dans les trois métropoles que sont Paris, São Paulo et Tokyo. La
comparaison n’a rien d’évident car elle doit épouser l’objet de la recherche et refléter
l’hétérogénéité des cadres normatifs du chômage dans chaque société, qui expliquent
des variations dans les expériences observées d’une société à l’autre. Conduit de façon
compréhensive, le livre s’engage dans cette perspective en privilégiant l’analyse de la
production langagière. Deux fils de signification s’articulent : les auteurs suivent les
rapports aux catégories officielles et aux catégories indigènes. Le chômage ainsi conçu
s’inscrit dans une sociologie d’inspiration éliasienne, se trouvant (comme
configuration) à la charnière des processus structurels et de parcours individuels.
5 Le deuxième chapitre explore, dans chaque contexte, la production de deux types de
règles permettant, d’une part, de définir certains de ceux qui ne travaillent pas comme
des chômeurs et, d’autre part, à certains individus sans travail de se définir comme des
chômeurs. Les premières aboutissent à des catégories stabilisées et excluantes, tandis
que les secondes sont des catégories dont les frontières sont floues. Elles suffisent
cependant à délimiter un espace social dans lequel les individus inscrivent leurs
expériences du chômage et où ces expériences se chargent de significations. Il en
ressort que la condition de chômeur ne peut être considérée comme un état discret et
bien délimité : le chômage est inscrit sur un continuum qui le relie tant à l’inactivité
qu’à l’emploi. La condition de chômeur est l’objet de multiples régulations normatives
institutionnelles et sociales, mais elle n’est jamais une prescription de rôle. Elle occupe
une place intermédiaire et fluctuante entre statut codifié et condition problématique,
place dans laquelle l’expérience individuelle s’inscrit et acquiert des significations.
6 Le chapitre trois s’intéresse à cet espace intermédiaire au sein duquel les individus
inscrivent leurs expériences du chômage. Dans chaque métropole, les différentes
manières d’institutionnaliser le chômage accentuent l’hétérogénéité des expériences
biographiques. Chaque contexte différencie de manière particulière le chômage des

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autres situations au regard du travail : le chômage y est une catégorie floue, espace de
significations organisé autour d’un pôle de référence – le travail – au sens ambigu, qui
permet aux individus d’interpréter leur expérience. Les auteurs font ressortir trois
significations du chômage, transversales à toutes les régions, qui s’incarnent dans les
figures de la compétition, du découragement et de la débrouillardise. Ces figures sont un
exemple de l’hétérogénéité de la condition de chômeur indépendamment du contexte
considéré. Les individus qui la vivent sont contraints de bricoler des réponses car leur
expérience échappe à la codification standard (c’est-à-dire, une sortie rapide de la
privation d’emploi temporaire, accélérée par une recherche active d’emploi), qui ne
leur fournit pas les ressources pour donner du sens à leur situation.
7 Le chapitre quatre se propose d’élargir les figures précédentes. Pour éclairer les enjeux
de l’entre-deux auquel correspond la condition de chômeur, entre statut codifié et
condition problématique, les auteurs montrent d’abord que les catégories centrales qui
l’organisent (débrouillardise, compétition, découragement) ne sont pas étanches mais
sous tension et ambivalentes. La description de chaque figure est enrichie de nouveaux
éléments empiriques, où les auteurs opèrent une traduction des langages indigènes en
langage analytique. Trois registres de signification relatifs à la situation présente, à
l’action et à la projection de l’avenir s’en dégagent. Ensuite, ce sont les variations de
chaque figure et le caractère flexible des processus de signification du chômage qui
sont visés, l’analyse privilégiant les continuités de sens à la démarche typologique et
donnant à voir à la fois les catégories situées à la frontière (points de passage) et les
dimensions structurantes (opposition). Les auteurs construisent ainsi un espace de sens
qui intègre l’ensemble des définitions de situation dans une matrice, opérateur
transformant les catégories indigènes en catégories analytiques.
8 Le chapitre cinq vise à comprendre la manière dont les chômeurs « occupent cet
espace ». Pour y parvenir, les auteurs repèrent les différences entre les sociétés à
l’intérieur de la matrice. L’hypothèse est que ces différences sont dues à la spécificité
des édifices normatifs de chaque société. En articulant les corpus d’entretiens et la
matrice des significations, les caractéristiques de cette dernière peuvent être précisées
de même que, par comparaison, des normes sociales associées à chaque contexte
institutionnel. L’articulation de logiques subjectives et de cadrages institutionnels
montre trois significations principales : à Paris, il y a plusieurs manières socialement
encadrées d’interpréter la condition de chômage, avec une pluralité de normes dont les
plus saillantes sont l’orientation vers l’emploi et la recherche d’emploi ; à Tokyo, les
normes de projection dans l’emploi et la recherche d’emploi contraignent à l’inverse les
chômeurs au point de limiter singulièrement leur possibilité d’interprétation de leur
situation (cette hypernormativité associée à la faible prise en charge collective du
chômage isole et confronte le chômeur à sa responsabilité individuelle) ; à São Paulo, la
norme qui domine l’expérience du chômage est la pratique de la débrouillardise dans le
cadre des réseaux relationnels, une alternormativité ou gestion distribuée de l’absence
de travail par des réseaux multiples. Une seule constante est repérée dans les trois
métropoles : la figure du découragement prend une forme transnationale entendue en
tant qu’envers d’une expérience de référence dans chaque société.
9 La dernière phase du raisonnement, le chapitre six, a pour objectif de comprendre les
variations des significations du chômage qui opèrent à l’intérieur de chaque métropole.
Pour cela, l’analyse intègre les caractéristiques des individus par l’intermédiaire des
différentes catégories de chômeurs (« mères », « jeunes », « ouvriers » et « cadres »).

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Les auteurs montrent que, dans chacun des contextes, les significations du chômage,
d’une part, s’établissent à la rencontre des institutions et des caractéristiques sociales
et biographiques des chômeurs et que, d’autre part, elles varient de manière similaire
sous l’emprise des rapports sociaux de classe, d’âge et de sexe.
10 L’ouvrage rend compte d’un travail de recherche fourni, dense et original, qui est
particulièrement riche sur le plan de la méthodologie et de l’élaboration théorique. Les
chercheurs qui travaillent sur la question du chômage seront naturellement attirés par
l’ouvrage mais il peut aussi être essentiel à ceux qui étudient les comparaisons
internationales à partir de matériaux qualitatifs : sous cet angle, les principes qui
organisent ce travail sont d’une grande qualité. Un dernier point d’intérêt à souligner
réside dans l’entreprise de déconstruction des catégories standardisées (dans ce cas du
chômage) et de questionnement de leur pertinence, travail dont on oublie parfois qu’il
devrait être le propre du sociologue.

NOTES
1.   Glaser B. G., Strauss A. L. (1967), The discovery of grounded theory: strategies for qualitative
research, Chicago, Aldine Pub. Co.

AUTEURS
ARIEL SEVILLA
Centre d’études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations (Cerep), université
de Reims Champagne-Ardenne.

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