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Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/travailemploi/6322
DOI : 10.4000/travailemploi.6322
ISSN : 1775-416X
Éditeur
DARES - Ministère du Travail
Édition imprimée
Date de publication : 1 avril 2014
ISSN : 0224-4365
Référence électronique
Travail et Emploi, 138 | avril-juin 2014, « Une crise sans précédent ? Expériences et contestations des
restructurations (II) » [En ligne], mis en ligne le 01 avril 2016, consulté le 27 mars 2021. URL : http://
journals.openedition.org/travailemploi/6322 ; DOI : https://doi.org/10.4000/travailemploi.6322
SOMMAIRE
Carrières de licencié.e.s.
Revenir sur le passé pour saisir les destins des chômeurs de Moulinex
Manuella Roupnel-Fuentes
La lutte, et après ?
Une association de salariés licenciés, entre mobilisations collectives et action sociale
Olivier Baisnée, Anne Bory et Bérénice Crunel
Notes de lecture
Didier Demazière, Nadya Araujo Guimãraes, Helena Hirata, Kurumi Sugita, Être chômeur
à Paris, São Paulo et Tokyo. Une méthode de comparaison internationale
Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2013
Ariel Sevilla
Nous remercions Didier Demazière, Vincent Moeneclaey et l’ensemble des membres du comité de
rédaction pour leurs précieux commentaires et compléments de références sur une première
version de ce texte introductif.
1 Ce numéro de la revue Travail et emploi est le second volume du dossier « Une crise sans
précédent ? Expériences et contestations des restructurations ». Après avoir exploré
l’angle plus amont et collectif des résistances aux restructurations dans le n° 137, la
revue souhaite aborder ici la dimension plus subjective de l’expérience de la perte
d’emploi et interroger la faible mobilisation apparente des sans-emplois. Ce dossier
repose une des grandes questions classiques de la sociologie du chômage ( SCHNAPPER,
1981 ; DEMAZIÈRE, 1995, 2003 ; LINHART et al., 2002) : quelle épreuve subjective constitue la
perte de son emploi ? Et pourquoi une expérience sociale aussi massive ne débouche
que rarement sur des mouvements sociaux ? Cette interrogation prend une tonalité
nouvelle dans le contexte de récession majeure que connaissent la France et, plus
largement, l’Europe, avec un marché du travail détérioré par la crise financière de 2008
puis la crise des dettes souveraines en 2010. Si l’expérience du chômage est rarement
banalisée, le fait d’avoir négocié une indemnité élevée, de s’être porté comme
« volontaire » pour partir, de se présenter socialement comme un « entrepreneur »,
sont-ils des facteurs qui permettent de vivre mieux cette expérience ? Enfin, quels rôles
jouent les collectifs de chômeurs ou de salariés licenciés pour ceux qui y participent :
aider à restaurer sa dignité ou à retrouver un emploi ?
2 Pour répondre à ces questions, ce dossier réunit sept contributions, en majorité de
sociologues, mais aussi de chercheurs d’autres disciplines (ethnologie, économie,
science politique). L’originalité de cette entrée par « l’expérience des
restructurations », et non pas classiquement par l’épreuve du chômage, est de faire se
côtoyer des enquêtes réalisées sur des salariés licenciés (articles de Manuella Roupnel-
Fuentes d’une part, et d’Olivier Baisnée, Anne Bory et Bérénice Crunel d’autre part) ou
des chômeurs mobilisés dans des associations de sans-emplois (articles de Valérie
Cohen et de Pìa Rius), avec des analyses sur des créateurs d’entreprise (Annie
Lamanthe) ou des salariés transférés, reclassés ou mobiles (articles de Lucie Goussard et
Coralie Perez) n’étant jamais passés par le statut de chômeurs. Adopter une acception
large des « pertes d’emploi », au sens de suppression de son poste de travail ou de
mobilité contrainte, avec ou sans passage par une période de chômage, autorise alors la
comparaison entre différents types de contextes de départ, de profils de populations et
de situations d’arrivée. Ces articles, qui s’attachent aux expériences biographiques de la
perte d’emploi, éclairent la manière dont les individus vivent de façon singulière des
changements structurels et révèlent comment ils se battent dans la crise, avec des
armes, capacités et ressources inégales. Derrière le terme technique de « suppressions
d’emploi ou de poste », les articles qui composent ce dossier dévoilent la palette des
épreuves cachées de la perte d’emploi. Ils témoignent de la « souffrance du non-
travail » (culpabilisation, isolement, pauvreté), beaucoup moins médiatisée et étudiée
ces dernières années que la souffrance au travail des salariés des marchés internes,
défendus par leurs organisations syndicales. Mais ils permettent aussi d’éclairer le lien
entre les restructurations financières (cession, fusion-acquisition) et la dégradation
ressentie des conditions de travail qui peuvent amener certains à trouver que le départ
est la seule solution. En portant un regard non misérabiliste sur ces expériences, ces
articles examinent sous quelles conditions elles peuvent comporter parfois des
dimensions positives (reconversions, engagements, émancipation).
3 Ce numéro matérialise tout d’abord l’intérêt de replacer l’expérience de la perte
d’emploi dans une trajectoire ou une carrière professionnelle, mais aussi de réencastrer
ces salariés dans la dynamique sélective des organisations du travail et des bassins
d’emploi. Pour les salariés qui le subissent, même s’il est vécu comme un choc ou une
surprise, un plan social est rarement un événement sans précédent et s’inscrit souvent
dans une histoire longue de restructurations et réorganisations au niveau de
l’établissement. Comment s’articulent alors les expériences des conditions de travail et
d’emploi avant et après les restructurations ? Si en France, depuis les années 1970, les
sciences sociales se sont intéressées de manière régulière au vécu subjectif et aux
itinéraires moraux des chômeurs, les stratégies des employeurs à l’origine de ces
sorties d’emploi et le contexte antérieur à la perte d’emploi ont souvent été laissés dans
l’ombre de ces études. Cette déconnexion partielle peut s’expliquer par l’influence des
politiques publiques de lutte contre le chômage, les commanditaires des recherches
(ANPE, Pirttem, Mire, Dares1) souhaitant, par des études sur des dispositifs spécifiques
et/ou des populations cibles (jeunes, femmes, seniors, chômeurs de longue durée),
évaluer en priorité l’efficacité du service public de l’emploi et de ses intermédiaires, et
non pas connaître les causes du chômage. L’entrée privilégiée par les intermédiaires de
l’emploi, et non par les entreprises, n’a été que peu propice à l’investigation de
l’histoire des milieux professionnels où évoluaient auparavant les demandeurs
d’emploi. Dans la lignée de travaux initiés à la fin des années 1980 sur les
restructurations industrielles, notamment de la sidérurgie lorraine, avec des
recherches centrées sur les cellules de reclassement adossées à des plans sociaux
majeurs2, il nous semble essentiel d’articuler la construction sociale des décisions de
restructurations et les expériences des salariés sortants dans ces contextes, pour mieux
comprendre le sens que les individus donnent à ces situations.
4 Dans la sélection des propositions, ont été privilégiées des enquêtes permettant de
saisir ces phénomènes dans la moyenne durée, grâce à des monographies d’entreprises,
du suivi longitudinal de salariés, de dispositifs ou d’établissements ou des revisites de
terrain. En raison de cette exigence empirique, ce dossier s’appuie sur des enquêtes
qualitatives réalisées majoritairement sur des plans sociaux ou des départs volontaires
intervenus dans les années 2000, mais avant 2008. Ces contributions permettent quand
même de saisir la « crise vue d’en bas », du point de vue de ceux qui subissent les
réductions d’effectifs ou les fermetures de sites dans la mesure où, comme nous l’avons
rappelé dans le numéro précédent, la crise de 2008 s’inscrit dans une histoire longue de
désindustrialisation des pays occidentaux, avec des secteurs industriels en
« crise permanente » depuis les années 1970. Un des enseignements généraux qui se
dégagent de l’ensemble des contributions rassemblées ici est qu’au début du XXIe siècle,
comme dans les années 1930 (LAZARSFELD et al., 1981), un chômage massif ne signifie pas
la banalisation et la déculpabilisation de cette expérience individuelle.
les licenciements comme des situations banales. Ils valorisent la mobilité externe
comme un atout pour des salariés devant désormais être plus « adaptables » afin de
correspondre aux nouvelles normes d’un marché du travail plus contractuel (P OCHIC,
2001b ; PALPACUER et al., 2007 ; GUYONVARCH, 2011a).
6 Or, contrairement à ces discours individualisants et psychologisants de
l’accompagnement vers l’emploi, faire le « deuil » de son emploi perdu, en « faisant fi
du passé », est loin d’être un exercice évident, particulièrement pour les peu qualifiés,
a fortiori lorsqu’ils sont âgés ( MOENECLAEY, 2009 ; ROUPNEL-FUENTES, 2014). Plusieurs
articles du numéro proposent de réinscrire la perte d’emploi dans une trajectoire ou
une carrière professionnelle, afin de mieux comprendre l’expérience contrastée qu’elle
représente pour des salariés placés face à un événement économique similaire (une
restructuration, qu’elle soit de crise ou de compétitivité). Un des grands apports de la
sociologie qualitative du chômage est d’avoir montré que derrière les termes de
« chômeur » ou de « demandeur d’emploi », les expériences sont diverses, que l’on
s’intéresse à l’ensemble des chômeurs (SCHNAPPER, 1981), aux jeunes chômeurs (BALAZS,
1983) ou aux chômeurs de longue durée (DEMAZIÈRE, 1992). Manuella Roupnel-Fuentes
montre ainsi comment derrière un groupe a priori homogène, les salariés du groupe
Moulinex – qui a fait faillite en 2001 –, l’empreinte des carrières antérieures dans les
usines se retrouve dans l’expérience et l’employabilité de ces salariés interrogés deux
ans après leur licenciement. Que de contrastes entre le rebond difficile des ouvrières
non qualifiées, condamnées au dilemme du non-choix entre la mort sociale de
l’inactivité ou la galère des petits boulots, et la poursuite d’une carrière promotionnelle
dans la mobilité externe des techniciens diplômés (hommes), qui valorisent cette
opportunité de changement ! Comme si l’histoire se répétait, l’auteure dresse une
typologie de trajectoires qui suit le gradient de la qualification acquise au sein de
l’usine, très proche d’une étude réalisée après le dépôt de bilan du groupe sidérurgique
Creusot-Loire en 1984 (OUTIN, 1990) 5. À la différence près qu’ici, les ouvrières cumulent
le fait d’être femmes, âgées et non qualifiées, ce qui les disqualifie durablement sur le
marché du travail. Carrières objective et subjective sont liées, dans le sens où la
situation objective d’arrivée influence fortement la manière de vivre et d’interpréter
a posteriori cette « transition ».
7 Plusieurs articles du numéro rappellent combien l’expérience de la mobilité forcée est
plus facile à vivre quand on a la qualification, l’âge ou le sexe pour la transformer, dans
ses actes et par son discours, en une opportunité de reconversion « choisie » ou
« assumée ». La massification d’une expérience sociale ne signifie pas en effet
l’atténuation des inégalités sociales face à cette situation. On le sait, les ouvriers et
employés ont des taux de chômage bien plus élevés que les cadres et professions
intellectuelles supérieures, respectivement 14,4 % et 10,3 % contre 3,7 % fin 2012 6. Mais
on sous-estime souvent ce que cela représente en effectifs, les chômeurs de milieux
populaires (emplois d’ouvriers ou d’employés) représentant, fin 2012, plus de six
chômeurs au sens du BIT sur dix (BILLAUT, 2014). En début de vie active, perdre son
emploi est une situation fréquente, en raison de la précarité structurelle de certains
contrats de travail. Mais à âge ou génération égale, les différences de qualification
jouent fortement. Depuis 2008, les écarts de situation entre jeunes diplômés et non
diplômés se sont d’ailleurs creusés, les jeunes ingénieurs diplômés ou les jeunes
médecins par exemple ne connaissant pas la crise selon l’enquête Génération 2010
(BARRET et al., 2014). Les accidents de parcours que constituent les licenciements sont
eux plus rares en fin de carrière, mais vécus comme plus marquants et davantage subis
(AMOSSÉ et al., 20127).
8 À profil égal, la conjoncture économique localisée (offres dans le bassin d’emploi) ou
sectorielle (offres dans le secteur d’activité recherché) joue aussi sur les chances d’être
recruté, rappelant les dimensions extrinsèques de l’employabilité ( OUTIN, 1990) qui ne
dépendent pas de l’individu lui-même8. Dans son article, M. Roupnel-Fuentes montre
ainsi comment, « toutes choses égales par ailleurs », les salariés de trois usines proches,
concurrents entre eux dans un bassin d’emploi rural déprimé et enclavé de Basse-
Normandie, encourent jusqu’à quatre fois plus de risques d’être sans emploi deux ans
après la fermeture que ceux d’une autre ville plus éloignée, mais ouverte sur d’autres
zones d’emploi accessibles en voiture. L’enclavement de ce bassin d’emploi, et surtout
la saturation du marché local qu’a provoquée la mise au chômage massif de 2 000
salariés de Moulinex aux profils proches, expliquent en partie cette exclusion durable
due à la concentration des licenciements. L’article incite ainsi à prendre en compte les
dimensions dites « extrinsèques » de l’employabilité. Des enquêtes sur les marchés
locaux du travail ont bien montré le rôle clé des bassins d’emploi, que ce soit sur les
parcours des chômeurs (PIGNONI et al., 19989) ou sur les pratiques du service public de
l’emploi (LEGAY, MONCHATRE, 2000). L’injonction à la mobilité géographique en période de
récession, qui prend parfois des tonalités morales (les chômeurs refuseraient d’être
« mobiles »), néglige que cette sédentarité a été souvent fabriquée par des politiques de
fidélisation de la main-d’œuvre locale, comme l’ont par exemple montré par le passé les
expériences de transfert collectif des mineurs (MOSCOVICI, 1959). L’acceptation ou le
refus de la mobilité géographique, ou de temps de transport élevé, pour des raisons
d’ordre professionnel, ne peut se comprendre non plus sans l’inscrire dans la
configuration familiale, dans l’équilibre financier du ménage et, plus largement, dans
son mode de vie, avec une relative « qualité de vie » de milieux populaires en milieu
rural ou périurbain, impossible à retrouver en milieux urbains ( VIGNAL, 2005)10. Les
choix effectués pendant ou après les restructurations sont issus d’arbitrages entre
plusieurs formes de mobilité (géographique, professionnelle, sociale) compréhensibles
seulement en sortant du huis clos de l’entreprise et en prenant en compte le hors-
travail au sens large – famille élargie, réseaux d’amitié et de loisirs (P OCHIC, 2001b ;
RAVELLI, 2008).
11 Dans la lignée de l’enquête pionnière coordonnée par Danièle LINHART (2002) sur le
reclassement des salariés des usines Chausson, sous-traitant de l’automobile, Lucie
Goussard montre que même dans le cas d’un plan social considéré comme « idéal » dans
un secteur prospère (l’aéronautique), un reclassement interne avec changement de
poste est une épreuve individuelle sous-estimée par ceux qui les décident ou les gèrent.
Alors que les indicateurs quantitatifs de « taux de reclassement » des politiques
publiques – et, plus largement, des intermédiaires de l’emploi qui les mettent en
œuvre – se focalisent uniquement sur le retour à l’emploi et son degré de stabilité
(MOENECLAEY, 2012), des entretiens biographiques avec plus de soixante-dix cadres et
techniciens reclassés rappellent que cette « mobilité imposée » prend des tonalités
différentes suivant le profil de la personne et sa dynamique de carrière. Parmi les
anciens salariés de cette PME (petite et moyenne entreprise) high-tech intégrée dans un
grand groupe de l’aéronautique, les techniciens promus conservent certes leur emploi,
mais perdent leur statut d’experts reconnus et sont noyés dans ce nouveau groupe. À
l’inverse, les rares ingénieurs diplômés de grandes écoles de cette PME retrouvent un
marché interne de grande taille et donc des échelons hiérarchiques pour progresser
dans l’encadrement. Les femmes employées sont les plus affectées par ce délitement du
collectif à l’atmosphère familiale, perdent leur rôle « maternant » et se retrouvent
cantonnées aux tâches administratives, coupées du monde des hommes et de la
technique.
16 Dans ce numéro, à partir d’une enquête par entretiens auprès de techniciens, cadres et
ingénieurs de l’industrie reconvertis comme entrepreneurs dans le secteur de l’énergie
solaire dans le Sud-Est de la France, Annie Lamanthe montre que sous certaines
conditions économiques, biographiques, organisationnelles, politiques et sectorielles,
l’expérience des restructurations peut se traduire par un passage effectif et durable à
l’indépendance statutaire. Dotés de qualifications reconnues et de ressources
matérielles leur permettant d’assumer le risque de l’installation, les petits
entrepreneurs étudiés par l’auteure bénéficient d’une conjoncture économique et
d’aides publiques favorables à leur activité. On peut faire l’hypothèse que les
indemnités reçues lors de leurs départs, négociées soit individuellement, soit dans le
cadre de plans collectifs, et les potentielles aides comprises dans ces plans, aient
constitué un capital de départ qui a joué un rôle incitatif, sinon décisif. A. Lamanthe se
concentre, pour sa part, sur la façon dont ces entrepreneurs prennent leur place sur le
marché, en distinguant alors deux groupes : d’un côté, les « néo-artisans », anciens
techniciens, plutôt tournés vers l’installation, proches d’autres artisans du bâtiment, et
de l’autre, les « solaristes », anciens ingénieurs, s’occupant plutôt de conception et
d’expertise. Leurs qualifications, antérieures aux restructurations qu’ils ont vécues
(dans l’industrie et le secteur de l’énergie, surtout), sont réinvesties dans la nouvelle
activité ; un tel constat converge avec la transformation observée du monde de
l’artisanat, où les cadres « reconvertis » prennent progressivement l’ascendant sur les
« hommes de métiers » (MAZAUD, 2012, 201316). On soulignera que ces nouveaux
entrepreneurs manifestent un ancrage local important (attachement à la région,
propriété immobilière, autoconstruction fréquente), ce qui peut expliquer l’installation
à son compte – plutôt qu’une mutation ou qu’un nouveau poste dans une autre
région –, la mobilité fonctionnelle et statutaire étant indissociable de leur refus d’une
mobilité spatiale.
17 Par ailleurs, la création d’entreprise est ici le fait d’acteurs éloignés des mesures d’âge,
et suffisamment jeunes pour pouvoir assumer le risque financier d’une faillite.
L’installation comme auto-entrepreneur, notamment dans des activités d’étude et de
conseil, peut aussi être le moyen pour des salariés âgés, notamment qualifiés, de
poursuivre leurs dernières années de carrière hors du salariat. Ces reconversions
réussies ne doivent pas masquer le fait que la création d’entreprise peut être une
expérience extrêmement coûteuse, objectivement et subjectivement. D’ailleurs, les
créateurs étudiés par A. Lamanthe ne se sont probablement jamais définis
subjectivement comme « chômeurs », même dans la période qui a suivi leur
licenciement ou leur départ négocié. Le projet de « création » validé par les
institutions17 et la projection dans l’entrepreneuriat euphémisent en effet l’expérience
du chômage, qui devient proche du « chômage différé » où les démarches de création/
installation, puis ensuite l’activité indépendante – même peu ou pas rémunératrice –
permettent de résister à la dévalorisation sociale (SCHNAPPER, 1981).
au revenu et rémunèrent, grâce à des subsides publics, une activité bénévole qui ne
répond pas à la définition classique d’un travail salarié, tout en conservant à celui-ci un
statut d’idéal à atteindre.
24 On le voit, les mobilisations liées au chômage, qu’elles s’inscrivent ouvertement dans
les mouvements des chômeurs ou pas, amènent les acteurs à redéfinir la place et le sens
qu’ils donnent au travail et à l’emploi. Qu’elles opèrent une requalification du chômage
ou qu’elles l’occultent, ces mobilisations gagnent ainsi à être étudiées au regard du
travail et des parcours de ceux qui les animent et les font vivre : à la fois le travail
d’avant le chômage, et celui qui prend sens au cours de l’expérience du chômage.
V. Cohen donne à voir dans ce numéro un autre visage de l’expérience du chômage, une
forme de bifurcation, non vers la reconversion, mais vers l’expérience militante. À
partir de ses recherches sur les mobilisations de chômeurs dans le Nord de la France,
l’auteure opte pour un angle original en s’attachant à ce que ces mobilisations « font »
aux acteurs mobilisés. S’il ne s’agit pas ici de nier la division du travail militant et les
effets de domination qui existent au sein des organisations et des mouvements
(DUNEZAT, 2009), l’article montre, grâce à une approche longitudinale, comment la
participation à un mouvement de chômeurs permet une valorisation de soi, pour soi et
pour les autres, et l’émergence d’un sentiment « d’utilité au monde » ( CASTEL, 1998), par
ailleurs malmené par l’expérience du chômage. Ainsi, notamment pour des femmes
ouvrières ou employées, l’accomplissement d’un travail militant, même invisible, même
peu reconnu ou peu valorisé politiquement, permet à nouveau, comme le travail salarié
auparavant, de sortir du domicile, d’avoir une existence « à soi » et un rôle dans une
division du travail, ce que l’assignation domestique n’autorise encore que peu dans les
milieux populaires (TROTZIER, 2006 ; VANOMMESLAGHE, 2001 ; SCHNAPPER, 1981).
L’engagement dans un collectif de chômeurs façonne ainsi un vécu positif du chômage,
et, finalement, renverse le stigmate qui lui est associé. Il aide également à prendre de la
distance avec le travail salarié tel qu’exercé avant le chômage, et à révéler ce que l’on
ne veut plus faire, notamment en termes de conditions de travail ( POZZO DI BORGO, 2005).
entre chômeurs : d’un côté, ceux qui ont les ressources individuelles et collectives
(diplômes, qualification, expérience, capital social et économique, appuis familiaux)
pour penser leur reconversion, voire s’extraire de bassins d’emploi sinistrés par une
mobilité géographique, ou qui ont les ressources pour collectiviser (par l’engagement)
l’expérience du chômage ; de l’autre, ceux dont les ressources individuelles et
collectives ne leur permettent pas de sortir de la précarité au long cours à laquelle le
chômage les a assignés, et qui sont d’autant plus sensibles à la dégradation des
conditions d’indemnisation du chômage (DANIEL, TUSCHZIRER, 1999).
26 Pour mieux articuler les expériences subjectives et objectives des pertes d’emploi, il est
temps que s’ouvre un dialogue fructueux entre la sociologie du chômage et des
restructurations, la sociologie des discriminations à l’embauche ( MONCHATRE, 2014 ;
CORTÉSÉRO et al., 2013) et plus largement avec les études sur les intermédiaires de
l’emploi, les recruteurs et le recrutement (EYMARD-DUVERNAY, MARCHAL, 1996 ; EYMARD-
DUVERNAY, 2012 ; MARCHAL, RIEUCAU, 2010). En effet, pour montrer que les stratégies des
employeurs étaient la « face cachée du concept de l’employabilité » ( GAZIER, 1990) ou
l’autre facette des transitions professionnelles, nous avions proposé le néologisme de
« recrutabilité » désignant la probabilité d’être recruté par un employeur ( POCHIC, 2009).
Cet exact pendant de l’employabilité (LEDRUT, 1966) a l’avantage de mettre l’accent sur
les pratiques de sélection et d’exclusion des employeurs envers certaines catégories
sociales et non sur les pratiques individuelles de recherche d’emploi. Or, en période de
récession et de raréfaction des offres sur le marché, les recruteurs ont encore plus de
latitude qu’avant pour sélectionner en s’appuyant sur des critères discriminants et
prohibés comme l’âge, l’origine ethnique, l’activité syndicale et le sexe, ou des critères
discriminants mais autorisés comme le diplôme initial ou l’origine sociale et, plus
largement, telles ou telles manières d’être et de penser. Ainsi, alors que les politiques
publiques visent à augmenter le taux d’emploi des seniors et lutter contre le chômage
des jeunes peu qualifiés, et que les conseillers de Pôle emploi ont été formés à ne plus
considérer les chômeurs âgés de longue durée comme des « demandes mortes »
(DEMAZIÈRE, 2003) et à les remobiliser dans leurs recherches d’emploi ( CARADEC et al.,
2009), les employeurs et recruteurs continuent à discriminer, au nom de la liberté de
l’employeur dans le choix des candidats et malgré de belles politiques affichées de
« diversité ». La « culture des sorties précoces » (GUILLEMARD, 2010) qui prévalait de
façon écrasante jusqu’à la fin des années 1980, amenant les seniors à être préretraités
de droit, ou préretraités de fait, par un abandon ou une dispense de la recherche d’un
nouvel emploi (TUCHSZIRER, 2005), reste ainsi largement prégnante, même si elle peut
prendre des formes juridiques nouvelles. Que deviendront les chômeurs seniors dans
cette nouvelle configuration ? Certains seront obligés de basculer vers d’autres minima
sociaux, liés à la reconnaissance d’un handicap ou d’une invalidité à l’image des
travailleurs manuels en Angleterre (ANGELOFF, 2012), tandis que d’autres seront
contraints d’accepter un emploi à n’importe quelle condition, quitte à diminuer au final
leur niveau de retraite future (LE FRANÇOIS, 2013). L’externalisation des services de
recrutement des grandes entreprises risque en tout cas de renforcer cette sélectivité ou
discrimination à l’embauche pour l’intégration aux marchés internes des grandes
entreprises, les cabinets privés souhaitant surtout plaire à leur client et non leur
imposer des candidatures aux profils « atypiques ».
27 Au final, ce numéro contribue à affirmer la nécessité de réconcilier sociologie du
chômage, sociologie du travail et sociologie politique afin d’étudier finement à la fois ce
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NOTES
1. Agence nationale pour l’emploi (ANPE), Programme interdisciplinaire de recherche sur la
technologie, le travail, l’emploi et les modes de vie (Pirttem), Mission recherche (Mire) de la
Drees (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) du ministère des
Affaires sociales et de la Santé, Direction de l’animation de la recherche, des études et des
statistiques (Dares) du ministère du Travail, de l’Emploi et du Dialogue social.
2. Avec des enquêtes localisées dans la sidérurgie autour du Creusot en Lorraine (O UTIN et al.,
1988), de la Société nouvelle des aciéries de Pompey (CHASKIEL, VILLEVAL, 1988) ou de la Normed à
Dunkerque et La Seyne-sur-Mer (ARDENTI, VRAIN, 1988 ; ROYON, 1990). Un colloque sur les mutations
16. Parmi les « reconvertis », Caroline MAZAUD distingue les « chefs d’entreprise » caractérisés
par leur volonté de croissance, et les « néo-artisans » qui « surfent sur le marché de
l’authentique » et veulent maintenir une entreprise à taille humaine.
17. Un tel projet dispense de démarche active auprès de Pôle emploi et fait sortir les chômeurs
en création des statistiques du chômage, puisqu’ils passent en catégorie E (demandeurs d’emploi
non tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi, en emploi [par exemple :
bénéficiaires de contrats aidés, créateurs d’entreprise]) ; source : http://travail-emploi.gouv.fr/
etudes-recherches-statistiques-de,76/statistiques,78/chomage,79/les-mots-du-chomage,1413/
les-demandeurs-d-emploi-inscrits-a,9576.html ;consultée le 11 juillet 2014.
18. « Droit au Travail » à Lens par exemple, ou le collectif d’Aire-sur-la-Lys à Clermont-Ferrand.
Nous remercions Didier Demazière d’avoir attiré notre attention sur cette dimension souvent
méconnue.
19. Ils peuvent aussi s’exposer publiquement sans risquer un contrôle institutionnel de leur
recherche effective d’emploi.
20. « Retisser des solidarités. Entretien avec Claire Villiers » ( POZZO DI BORGO, 2005, pp. 177-195).
21. Ce nom vient des piquets dressés au milieu des routes par ces organisations pour faire
barrage à la circulation lors des manifestations.
AUTEURS
SOPHIE POCHIC
Centre Maurice-Halbwachs (CMH), École des hautes études en sciences sociales – École normale
supérieure (EHESS-ENS) ; sophie.pochic@ens.fr
ANNE BORY
Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), Lille 1 ;
anne_bory@yahoo.fr
Carrières de licencié.e.s.
Revenir sur le passé pour saisir les destins des chômeurs de Moulinex
Redundant employees’ careers. Looking at the professional past to understand
what became of Moulinex’s redundant workers
Manuella Roupnel-Fuentes
Encadré
Les temps de l’enquête
Cette recherche menée dans le cadre d’une thèse en sociologie ( ROUPNEL, 2007) et
financée par l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi) et l’Unédic, se découpe en
trois grands temps qui correspondent à des séquences temporelles et
méthodologiques distinctes4.
Le premier temps de l’enquête, à l’automne 2002, a été consacré à un travail
ethnographique dans les différents sites fermés et au sein des cellules de
reclassement. Cette pré-enquête a été l’occasion de rencontrer les différents
4 Cette recherche menée auprès des licencié.e.s de Moulinex s’est beaucoup inspirée de
celle réalisée auprès des chômeurs de Marienthal, ce village de Basse-Autriche qui, dans
les années 1930, avait subi de plein fouet la fermeture de son unique employeur, une
manufacture de textile. Le recours ici à différentes méthodologies participe de la même
démarche que celle empruntée par Paul Lazarsfeld et son équipe qui visait à relier
« l’utilisation d’un matériel chiffré précis à une observation participante » ( LAZARSFELD
et al., 1981, p. 23). Ces deux enquêtes prennent pour point de départ un événement
proche, un licenciement massif et subi, sans réel préavis et dans un même territoire, et
ont pour objectif de découvrir l’étendue et la variété de ses conséquences sur la
communauté des ex-salarié.e.s, leur santé, leur niveau de vie, leurs relations sociales et
leur rapport à la citoyenneté (ROUPNEL-FUENTES, 2011).
5 Le suivi longitudinal du devenir de licenciés a déjà fait l’objet de recherches en
sociologie, souvent à partir de panels de chômeurs ou de salariés ayant connu une
situation de concurrence les un.e.s par rapport aux autres sur un bassin d’emploi
sinistré.
été détourné pour être utilisé comme mesure sociale de lutte contre le chômage. D’où
cette phrase ambiguë souvent prononcée par des personnes préretraitées à propos de
leur situation actuelle : « Moi, je n’ai pas à rechercher d’emploi car heureusement j’ai
l’amiante ! » Enfin, bien que de façon non significative d’un point de vue statistique, il
faut noter le rapport de chances plus élevé d’entrées en mesure d’âge pour les hommes,
les détenteurs d’un diplôme supérieur ou égal au baccalauréat et les cadres ou
ingénieurs. Ce point est à relier au fait que ces catégories sont davantage protégées des
épisodes de chômage passés durant leur carrière professionnelle.
sont les raisons du handicap subi par les licencié.e.s du fabricant d’électroménager
dans leur retour à l’emploi ? On retrouve ici les inégalités sociales en termes
d’employabilité (ou de recrutabilité, voire de discriminations à l’embauche), avec le fort
désavantage accusé par les femmes, le personnel âgé et peu qualifié. Le rôle du marché
local de l’emploi est également notable, les salarié.e.s du département le plus touché
par les pertes d’emplois (ici le Calvados) ayant plus de difficultés que les autres à
retrouver un emploi « toutes choses égales par ailleurs » (voir tableau 2).
Tableau 2 : Le profil des ex-salarié.e.s ayant retrouvé un emploi deux ans après
10 Notons d’abord que près des trois quarts des ex-Moulinex concernés par un retour sur
le marché du travail ont plus de 45 ans au moment de l’enquête. Or, si un âge élevé est
une condition nécessaire pour prétendre à une mesure d’âge, il constitue une
caractéristique défavorable pour le retour à l’emploi (voir tableau 2) et, de surcroît,
pour l’emploi durable et à temps complet (voir tableau 3). Par rapport aux personnes de
plus de 50 ans, celles de moins de 40 ans sont, « toutes choses égales par ailleurs », 2,5
fois plus souvent en emploi qu’au chômage et celui-ci a alors 2,6 fois plus de chances
d’être stable et à temps plein. Les difficultés des seniors sur le marché de l’emploi se
retrouvent ici (JOLIVET, 2003 ; AMOSSÉ et al., 2012), accompagnées des stéréotypes accolés
au personnel vieillissant supposé moins flexible ou en mauvaise santé, qui ont
intrinsèquement peu à voir avec l’âge à proprement parler. Beaucoup d’enquêtés
Tableau 3 : Le profil des ex-salarié.e.s ayant retrouvé un emploi stable à temps plein
11 Ensuite, si hommes et femmes sont à égalité devant la sortie du marché du travail via
des mesures d’âge, le retour à l’emploi est par contre fortement discriminant selon le
sexe. Alors qu’elles représentaient 54 % des ex-Moulinex au moment du licenciement,
les femmes n’étaient plus qu’un tiers à être parvenues à se réinsérer deux ans après.
« Toutes choses égales par ailleurs », elles ont deux fois moins de chances d’avoir
retrouvé un emploi que les hommes (voir tableau 2) et, quand elles y parviennent,
celui-ci a 2,3 fois plus de risques d’être à durée limitée et à temps partiel (voir
tableau 3). Existe-t-il une discrimination à l’encontre des femmes ou bien le marché de
l’emploi local est-il moins bien pourvu en emplois considérés comme féminins ? Dans
les entretiens approfondis, peu de candidates à l’embauche interrogées ont déclaré se
sentir pénalisées sur le marché du travail en raison de leur sexe. Toutefois, la recherche
d’emploi a conduit un certain nombre d’entre elles à envisager une reconversion en
dehors du monde de l’industrie, vers des emplois considérés comme masculins
(ambulancier, chauffeur de bus, etc.) ou dans le secteur des services à la personne. Les
14 Avec le temps, les diplômes perdent-ils de leur valeur sur le marché du travail ? Ou bien
les qualifications souffrent-elles d’une obsolescence ? Cette première question invite à
étudier les deux années écoulées depuis le licenciement. En retraçant l’évolution du
taux de chômage par catégorie de sexe et de diplômes, l’effet de ce dernier apparaît
immédiatement à l’entrée dans les dispositifs de conversion, c’est-à-dire en
janvier 2002 (voir graphique). En effet, les courbes des hommes et des femmes peu
diplômés et celles des diplômés se distinguent très nettement jusqu’en mai 2002. À
cette date, la courbe des femmes diplômées se rapproche de celles des non diplômés
puis c’est la courbe des hommes non diplômés qui entame alors une inflexion jusqu’à
rejoindre celles des diplômés (hommes et femmes). Ce mouvement indique clairement
que l’absence de diplôme handicape « à terme » bien plus les femmes que les hommes.
Si les variables du sexe, de l’âge et de localisation jouent sur les chances de retour à
l’emploi sur une longue période, l’effet « signal » du diplôme est, lui, de courte durée. Il
s’efface au fil du temps et vient renforcer les inégalités sexuelles.
15 Ceci nous amène à parler plus spécifiquement d’un troisième type de trajectoire qui
concerne 16 % des licencié.e.s12, celui conduisant à une insertion stable et à temps
complet. Si la catégorie professionnelle n’intervient pas dans les chances de rester sur
le marché du travail, elle influe en revanche sur la forme de l’emploi retrouvé (voir
tableau 3). Deux ans après le licenciement, alors que 80 % des ouvriers qualifiés ont
retrouvé un emploi stable et à temps complet, cette situation n’a concerné que 21 % des
agents de production (nouvelle appellation managériale pour les ouvriers spécialisés
[OS]). Il semble donc que la dernière position professionnelle occupée chez Moulinex
protège de l’emploi à durée déterminée et donc, à terme, du chômage ainsi que d’un
emploi à temps partiel et donc moins rémunéré. Monsieur Allard 13 était ouvrier qualifié
dans l’usine de Cormelles-le-Royal. Ayant 53 ans au moment de l’entretien, il n’avait
pas encore retrouvé un emploi mais savait que sa qualification lui permettrait de
résister au déclassement représenté par les « petits boulots » que la cellule emploi lui a
proposés pour se réinsérer rapidement.
« C’est vrai que s’ils me proposent un boulot où je suis payé 5 000 balles, c’est pas
motivant. […] Les tarifs, c’est 6,83 euros, ça fait 44 balles à l’heure, c’est pas des
boulots intéressants, des boulots à la ramasse, avec un salaire à la ramasse, j’ai pas
envie de travailler à coups de trique. »
(Monsieur Allard, 53 ans, en couple, ouvrier qualifié chez Moulinex, Cormelles, sans
emploi à la recherche d’un emploi.)
16 Le personnel ayant suivi des formations internes à Moulinex ne se retrouve pas plus
désavantagé que les autres alors qu’on pourrait s’attendre à ce que ce capital
professionnel, constitué dans et pour l’entreprise, vienne jouer défavorablement dans
leur retour à l’emploi. Certaines formations internes ont favorisé l’acquisition de
20 Alors que les traitements statistiques utilisés jusqu’alors ont servi à identifier des
profils sociaux de licencié.e.s à partir de leurs caractéristiques « toutes choses égales
par ailleurs », ceux-ci vont désormais permettre d’explorer les parcours chez Moulinex
en prenant conjointement en compte les variables à l’aide d’une analyse factorielle des
correspondances multiples (ACM ; voir plan factoriel et tableau des contributions aux
axes des modalités actives en annexe). La proximité de certaines modalités mettra alors
en lumière des zones de cumul des caractéristiques freinant le retour à l’emploi tandis
que leurs oppositions indiqueront les lignes de partage qui traversent la population des
ex-salarié.e.s de Moulinex.
21 Pour l’analyse des correspondances multiples, le choix retenu a été de placer les
variables explicatives utilisées dans les modèles de régression précédents comme
variables actives, c’est-à-dire comme intervenant sur la structuration et la définition
des dimensions, le but n’étant pas ici de rechercher les motifs déterminant le retour à
l’emploi mais de dresser l’espace professionnel chez Moulinex et, ce faisant, les
conditions dans lesquelles se trouvaient les salarié.e.s au moment de la perte de leur
emploi. La projection des variables supplémentaires reflétant le devenir des licencié.e.s
vise à faire correspondre cet espace social et professionnel à la variété des situations
retrouvées et vécues deux ans après le licenciement. Aussi, la distinction entre emploi
précaire et emploi stable ou assuré, sera conservée dans cette analyse.
22 Le plan factoriel fait alors apparaître une nette partition entre deux pôles : l’un
regroupant à gauche les modalités « Femme », « Agent de production », « 40-49 ans »,
« 20-29 années à Moulinex », « Aucun diplôme » et un autre, situé à droite, rassemblant
les modalités « Homme », « CAP BEP », « Ouvrier qualifié », « Employé, technicien,
agent de maîtrise », « Bac et plus », « < 39 ans », « ≤ 20 années à Moulinex ». Cette
opposition portée par le premier axe, c’est-à-dire par l’axe horizontal, cristallise la
division du travail longtemps effective chez Moulinex entre, d’un côté, la sphère de
l’exécution du travail, caractérisée par un personnel féminin, peu qualifié, d’un âge et
d’une ancienneté professionnelle « intermédiaires » et, de l’autre, le pôle de la
conception du travail représenté par des travailleurs masculins, qualifiés (techniciens
et maîtrise), plus jeunes et moins anciens chez Moulinex.
23 Cette division est le fruit d’une politique d’embauche systématique, jusque dans les
années 1980, d’une main-d’œuvre peu diplômée et surtout féminine, vouée à occuper
des postes de production. Ceci explique aussi pourquoi, au moment du licenciement, les
trois quarts des femmes n’ont pas de diplôme et se situent dans la tranche d’âge allant
de 46 à 52 ans. Mais pour répondre au besoin d’innovation et de technicité de ses
produits, Moulinex a fait également appel à un personnel qualifié et diplômé,
massivement masculin, attiré par la politique salariale de l’entreprise et les
perspectives de développement de carrière proposées plus grandes qu’ailleurs. La
répartition par site fait d’ailleurs apparaître qu’à Alençon, les hommes étaient les plus
nombreux (58 %). Sur l’ensemble des salarié.e.s licencié.e.s, la catégorie professionnelle
la plus représentée est celle des agents de production (41 %), mais viennent ensuite les
ouvriers qualifiés (30 %), puis les techniciens (14 %), les cadres et ingénieurs
constituant moins de 5 % des ex-salariés. En outre, la totalité de la population se
compose pour plus de la moitié de personnes sans diplôme, c’est-à-dire ayant atteint un
niveau scolaire primaire et collège ; cependant, près d’un tiers possède un CAP ou un
BEP (30 %) tandis que 13 % ont un ou des diplômes supérieurs ou au moins équivalents
au niveau du baccalauréat.
24 Le pôle gauche du graphique, et les carrières qui le caractérisent, sont particulièrement
bien illustrés par les salarié.e.s de Bayeux et de Saint-Lô, les plus petits sites. Ces deux
usines rassemblent un personnel en moyenne plus jeune qu’ailleurs et plus
fréquemment célibataire (« Sans conjoint »). En effet, pour conserver leur emploi au
sein de Moulinex, une partie des agents de production des sites ayant fermé
auparavant, comme Argentan ou Granville, avait accepté un reclassement dans l’une de
ces deux usines, usines qui étaient alors les plus modernes du groupe d’électroménager.
La concentration dans ce secteur du plan factoriel de certains traits sociaux conduit à
penser qu’une autre des difficultés rencontrées par les candidat.e.s au retour à l’emploi
consiste à partager des caractéristiques personnelles et professionnelles proches.
L’absence de diplôme ne leur permet pas de se distinguer des autres postulant.e.s à
l’embauche sur le marché local de l’emploi. En outre, peu ont pu bénéficier de
formations pour améliorer leurs compétences (« < 3 formations Moulinex »). Ce
parcours professionnel « horizontal » au sein de l’entreprise se caractérise par
l’absence de développement de carrière et une forte rotation entre différents postes
d’exécution.
25 Le secteur situé en bas à gauche du graphique rassemble les modalités caractéristiques
d’un deuxième type d’itinéraire professionnel marqué par une ancienneté longue et un
parcours en progression chez Moulinex. Ce schéma ascensionnel de « sortie de la
chaîne » s’applique surtout à des agents de production parvenus à accéder à des postes
d’ouvrier qualifié (« Agent de production − ouvrier qualifié »). L’existence de ce profil
révèle que les frontières entre les différentes catégories professionnelles n’étaient pas
étanches chez Moulinex. Les salariés de l’usine de Falaise sont assez emblématiques de
ce parcours et ont le plus souvent une conjointe également salariée dans l’entreprise.
Pour une partie du personnel (les hommes plus spécifiquement), Moulinex constituait
un cadre à la fois favorable à la promotion sur un marché interne du travail et propice à
la construction de sa vie conjugale et familiale.
26 Le pôle à droite du graphique, et les carrières correspondantes, sont le mieux
représentés par l’usine d’Alençon, l’une des têtes industrielles du groupe avec
Cormelles-le-Royal, qui, toutes deux, rassemblaient une proportion plus importante
32 Le premier type de carrière repéré se trouve dans le quadrant en haut à gauche du plan
factoriel. Les femmes19 et les ouvriers non qualifiés (« Agents de production »), qui ont
conservé durant toute leur carrière cette position, en sont les meilleurs représentants.
Le travail sur convoyeur et, plus tard, sur les unités autonomes de production, était
massivement assuré par une main-d’œuvre féminine soumise à l’exigence
d’accroissement des rendements et aux menaces récurrentes de suppressions de postes.
Cette situation conjuguant insatisfaction professionnelle et rapport incertain à l’emploi
rappelle l’intégration dite « disqualifiante » repérée par Serge PAUGAM (2000). Mais la
souffrance physique au travail et l’ambiance dégradée dans les ateliers n’empêchaient
pourtant pas une implication forte dans l’activité de production et les collectifs de
travail. La fin de Moulinex a pu représenter une épreuve mais aussi être accueillie
positivement, comme une invitation à se projeter dans un emploi plus épanouissant ;
en outre, quitter un travail démarré souvent très tôt dans la carrière et vecteur de
souffrances (que l’on retrouve à travers la modalité associée « Santé meilleure depuis le
licenciement ») a pu également être accueilli comme un soulagement.
33 Plus des trois quarts des agents de production n’ont connu d’autre expérience
professionnelle que Moulinex. Pourtant, la majorité d’entre eux avait généralement
une idée assez claire du nouveau métier qu’ils envisageaient d’exercer après leur
licenciement. C’est le cas de madame Valmy, qui souhaite quitter le monde de
l’industrie et retrouver un emploi lié à la conduite de véhicules, petits ou gros. Elle
explique son tiraillement entre son désir de réorientation professionnelle et l’urgence
de devoir retrouver un travail :
« Je sais que je veux reprendre mais je ne sais pas dans quel domaine. Je sais que je
veux retravailler vite ; ça dépend des opportunités qui se présentent. Je sais que je
voudrais être moniteur d’auto-école et disons que s’il y a un poste de cariste
demain, je me présente pour être cariste ; je ne suis pas bornée sur un truc,
j’aimerais mieux aller vers un truc qui me plaît plus. Moi, je ne veux plus retourner
en usine. […] Ils proposent dans les petites annonces […] : “Tiens, ils cherchent une
coiffeuse”, mais moi ça ne m’intéresse pas ! »
(Madame Valmy, 47 ans, en couple, agent de production chez Moulinex, Falaise,
sans emploi à la recherche d’un emploi.)
34 Mais les espoirs de reconversion dans un autre emploi sont souvent bridés par des
questions d’âge, de manque de qualification ou d’expérience professionnelle rendant
difficile la réalisation du projet (« Projet NR »). L’élaboration d’un projet professionnel
se trouve aussi contingentée par de nombreux obstacles : passage par une formation
longue ou un concours d’accès, discrimination implicite à l’embauche, etc. Les
43 Le secteur sud-est correspond aux carrières d’un personnel plutôt masculin, qualifié et
syndiqué. Très souvent, la profession d’ouvrier qualifié a constitué une étape vers celle
de technicien, d’agent de maîtrise, de contremaître voire d’ingénieur. Moulinex
fournissait alors un cadre favorable à l’épanouissement professionnel, au
développement des compétences (« ≥ 3 formations Moulinex ») et à la satisfaction dans
le travail. Contrairement aux « sorties de chaîne » où les formations et compétences
ont été obtenues plus tardivement dans la trajectoire professionnelle et entièrement à
l’intérieur de l’entreprise, dans ce type de carrière, le diplôme est obtenu très tôt et les
compétences entretenues tout le long du parcours professionnel dans l’entreprise. Les
formations suivies au sein de Moulinex sont nombreuses, variées et le plus souvent
adossées à des perspectives d’évolution professionnelle.
44 Ce secteur du graphique ne peut être rattaché à une situation particulière sur le
marché du travail : il se situe entre les variables de l’emploi assuré et celles des mesures
d’âge. Lorsque les ex-salarié.e.s sont en recherche d’emploi, ils en profitent pour suivre
des formations ou nourrir des projets personnels en lien avec leur métier, les projets de
reconversion professionnelle étant le plus souvent exclus. À plusieurs égards, ce type
de carrière s’apparente à l’expérience du « chômage des cadres » repérée par
Dominique SCHNAPPER (1979) et explorée dans les années 1990 par Sophie POCHIC (2001b)
qui consacrent ainsi tout le temps dégagé à leur recherche d’emploi ou à une création/
reprise d’entreprise. Plutôt que comme une épreuve, cet ingénieur de l’usine de Saint-
Lô dépeint cette période de deux ans comme une « expérience » humaine :
« L’expérience du chômage, c’est une expérience sur soi, on apprend de soi, on
apprend aussi sur les autres. Par exemple, dans le chômage, les amitiés se
révèlent… »
(Monsieur Ibert, 52 ans, en couple, ingénieur à Moulinex Saint-Lô, inscrit à l’Agence
nationale pour l’emploi [ANPE].)
45 De statuts plus élevés au sein de la hiérarchie professionnelle de Moulinex, les
représentants de ces carrières étaient aussi plus proches des instances décisionnelles et
syndicales et mieux au fait des problèmes rencontrés par l’entreprise (cf. supra). Au
moment où la survie du groupe industriel était la plus menacée, de nombreux cadres,
ingénieurs ou techniciens ont anticipé la recherche d’un nouvel emploi. Plus prévisible,
le licenciement a constitué une étape moins déstabilisante (« Santé identique depuis le
licenciement »). Les plus diplômés, les plus mobiles et les plus jeunes ont réussi à
effectuer une transition en douceur, même si les cadres issus de la promotion
professionnelle interne ne se sont pas obligatoirement réinsérés rapidement.
46 L’emploi chez Moulinex était considéré comme épanouissant et offrant des
opportunités de carrière. La fierté d’avoir appartenu à l’entreprise d’électroménager
n° 1 en Europe est d’ailleurs restée le plus souvent intacte (« Toujours fier d’être
Moulinex »). Les anciennes relations de travail et l’esprit de camaraderie dans les
ateliers spécialisés ou les bureaux d’étude, ont été peu entamés depuis la fin de
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TERRAIL J.-P. (1990), Destins ouvriers. La fin d’une classe ?, Paris, Presses universitaires de France.
ANNEXES
ACM, coordonnées de l’ensemble des modalités et leurs contributions aux axes des modalités
actives
NOTES
1. Ces sites sont Fresnay-sur-Sarthe (Sarthe), Villaine-la-Juhel et Mayenne (Mayenne) ainsi
qu’une partie de l’usine de Saint-Lô (Manche).
2. Même si, le 6 août 2010, la justice a déclaré leur licenciement en 2001 « sans cause réelle ni
sérieuse » et alloué à 190 anciens salariés des indemnités allant de 1 500 à 50 000 euros.
3. Le congé de conversion comprend des actions de formation, d’orientation, d’aide aux
techniques de recherche d’emploi. Le contrat de travail est suspendu. La durée est de dix mois
pour les salarié.e.s âgé.e.s de moins de 50 ans et de seize mois pour les plus de 50 ans. Durant
cette période, la personne perçoit 85 % de son salaire brut moyen des douze derniers mois. La
convention de conversion a été maintenue de façon dérogatoire dans le cadre du plan social
Moulinex et a pris fin en 2001 avec une durée de six mois pour les moins de 50 ans et de dix mois
pour les plus de 50 ans.
4. Pour plus de détails sur la méthodologie employée, voir l’annexe 2 de l’ouvrage Les chômeurs
de Moulinex (ROUPNEL-FUENTES, 2011).
5. Les auteurs s’appuient sur l’enquête conduite par la Direction de l’animation de la recherche,
des études et des statistiques (Dares) en 1995-1998, Trajectoires des demandeurs d’emploi et marché
local du travail, portant sur une population de 8 125 entrants au chômage dans des zones d’emploi
du Nord-Pas-de-Calais, d’Île-de-France et de Provence-Alpes-Côte-d’Azur. Les résultats de cette
enquête sont détaillés dans le numéro spécial « Acteurs locaux de l’emploi » de Travail et emploi
en 2000 (CANCEILL, PIGNONI, 2000). L’analyse des parcours de 1 752 « chômeurs récurrents »,
alternant emplois à durée limitée ou en intérim et retour au chômage, révèle une large variété de
trajectoires et de profils des personnes concernées.
6. À partir de l’enquête Formation et qualification professionnelle (FQP) conduite par l’Institut
national de la statistique et des études économiques (Insee) en 2003, les auteurs ont sélectionné
une sous-population correspondant à 2 150 000 personnes salariées en 1998 et qui, l’année
suivante, ont perdu leur emploi pour démission, fin de contrat ou licenciement. Les auteurs
dressent une typologie de trajectoires dessinant différentes mobilités sur le marché du travail :
promotion, rotation promotion, stabilité en emploi, emploi-chômage long, rotation
déclassement, déclassement et retrait exclusion.
7. À partir de grilles de vie, cette enquête, menée en deux vagues (soit vingt-deux mois et seize
mois après le licenciement) auprès de 727 licencié.e.s, permet d’identifier plusieurs types
d’itinéraires de reclassement par l’examen de l’alternance entre différents événements : accès
direct à l’emploi après le licenciement, circulation entre plusieurs emplois temporaires, recours à
des dispositifs de conversion ou de formation.
8. L’objet du chapitre intitulé « Les cadres sociaux du reclassement » est de porter un regard
critique sur ce terme en en révélant les différents usages et la variété des réalités qu’il peut
recouvrir. Être considéré comme reclassé dans le cadre du suivi des ancien.ne.s salarié.e.s de
Moulinex ne s’appliquait pas seulement aux personnes ayant retrouvé un emploi. Il renvoyait
aussi à celles concernées par une « solution », qu’elle soit d’âge (préretraites), de formation ou
sociale (congés maladie ou projets de vie) qui n’ont pas pour but une réinsertion professionnelle
immédiate.
9. Ont été considérées comme « en attente de mesures d’âge », les personnes pouvant prétendre
à l’une d’entre elles dans les deux années qui ont suivi l’enquête (c’est-à-dire les années 2004 ou
2005).
10. Les cotisations à la retraite des stagiaires de la formation professionnelle sont calculées sur
une base forfaitaire qui est de six fois inférieure au salaire minimum interprofessionnel de
croissance (Smic).
11. Alors que le taux de chômage dans le Calvados s’établissait en 2001 à 13,5 %, il n’était que de
11,5 % dans la Manche et 11,7 % dans l’Orne.
12. Soit la moitié des personnes en emploi en 2003.
13. Les noms de famille des personnes dont des extraits de discours ont été retenus ici sont
fictifs.
14. Notons qu’il n’existait pas chez Moulinex de syndicat majoritaire mais, au contraire, un
front syndical très éclaté.
15. Pour en savoir plus, voir ROUPNEL-FUENTES (2014b).
16. Ce terme a été choisi pour désigner les personnes considérées comme trop âgées pour
retrouver un emploi facilement mais trop jeunes pour prétendre à l’une des mesures d’âge
prévues par le plan social.
17. Toutefois, leur très faible nombre dans notre échantillon (trente et un) explique leur
position extrêmement décentrée dans la partie en haut à droite du plan factoriel.
18. Les variables supplémentaires reflètent non seulement les situations retrouvées depuis le
licenciement et la perception des effets de la perte d’emploi sur la santé mais aussi le sentiment
de fierté et l’existence d’un projet de reconversion professionnelle. Elles sont notées entre
parenthèses dans le plan factoriel.
19. Les trois quarts d’entre elles avaient un diplôme inférieur au CAP-BEP.
20. Les salariés pouvaient bénéficier de congés supplémentaires, d’une prime d’ancienneté, d’un
treizième mois et d’une prime d’équipe, de transport et de panier (la moitié du repas était prise
en charge par l’employeur).
RÉSUMÉS
Que sont devenu.e.s les 3 000 Moulinex des cinq usines de Basse-Normandie licencié.e.s en
septembre 2001 ? Pour répondre à cette question, nous nous appuyons sur les résultats d’une
enquête menée par questionnaires auprès de 830 ancien.ne.s salarié.e.s au cours de l’automne
2003 et par entretiens approfondis. Le traitement statistique montre que la structuration de la
main-d’œuvre au sein de Moulinex, fortement segmentée selon le sexe, l’âge et la qualification, se
retrouve transposée dans les trajectoires ultérieures sur le marché du travail. La mise en regard
du passé professionnel avec les situations retrouvées deux ans après la fin de l’emploi fait
émerger trois figures typiques de « carrières » de licencié.e.s, allant du rebond difficile des
ouvrières non qualifiées à des poursuites de carrière des techniciens diplômés. Cette mise au
chômage, massive et localisée dans le cadre d’un large plan de licenciement, prouve aussi la forte
influence de la situation géographique et, dans une moindre mesure, de la formation
professionnelle. Le rôle du diplôme initial apparaît ambigu : s’il peut permettre aux plus
diplômés d’échapper au chômage, de quitter l’entreprise avant que ne survienne le plan social ou
de bénéficier plus facilement d’une mesure d’âge, c’est une ressource visiblement moins
déterminante pour ceux qui se retrouvent au chômage.
What happened to the 3 000 Moulinex Normandy five plants employees that were dismissed in
September 2001 To answer this question, we use the results of both a survey by questionnaires
applied to 830 former employees during the autumn of 2003 and of in-depth interviews. The
statistical treatment shows that the structure of the workforce at Moulinex, highly segmented by
gender, age and qualification, can be found again in subsequent trajectories on the labor market.
The confrontation between the ex-employees’ professional past and their situations two years
after the termination of employment brings to the foreground three typical models of redundant
employees’ careers: if unqualified women find it hard to bounce back, graduated technicians do
not have difficulty finding another job in another firm and go on with their careers. This large-
scale redundancy plan engendered massive, local unemployment, thus showing the strong
influence of geographical location and, to a lesser extent, of professional training. The role
played by the diploma seems ambiguous: if it helps the graduates to escape unemployment
because they manage to leave the company before the social plan takes place or because they are
more easily eligible for an age measure, it is obviously a less critical resource for those who are
unemployed.
INDEX
Keywords : dismissal, unemployment, employability, career
Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, J63 - Turnover;
Vacancies; Layoffs, M51 - Firm Employment Decisions ; Promotions (hiring; firing; turnover; part-
time; temporary workers; seniority issues), L68 - Appliances; Other Consumer Durables, J62 - Job;
Occupational; and Intergenerational Mobility
Mots-clés : licenciement, chômage, employabilité, carrière
AUTEUR
MANUELLA ROUPNEL-FUENTES
ESO-Angers (Espaces et sociétés) – UMR 6590, IUT d’Angers-Cholet ; roupnel@univ-angers.fr
Coralie Perez
Encadré 1
Les modalités de rupture du contrat de travail
Encadré 2
Une enquête qualitative adossée à l’enquête statistique COI 2006
L’échantillon de 800 salariés dont sont issus nos enquêtés provient de l’enquête
Changements organisationnels et informatisation (COI) 2006 (cf. http://
www.enquetecoi.net/; consulté le 6 juillet 2014). Le volet « entreprises »
(renseigné par un représentant de la direction) apporte des informations sur les
changements qu’elles ont mis en œuvre entre 2003 et 2006. Le volet « salariés » a
été réalisé par un tirage aléatoire de deux à trois salariés par entreprise (sur le
champ de celles ayant plus de 20 salariés dans le secteur marchand) ayant répondu
au questionnaire « entreprises » (soit, au total, 14 369 salariés). Les salariés ont été
sélectionnés en fonction de leur présence dans l’entreprise au 31 décembre 2005 et
ont été interrogés fin 2006. Parmi ces salariés, 1 394 salariés avaient quitté, au
cours de l’année 2006, l’entreprise pour laquelle ils avaient été sélectionnés, et ont
répondu à un questionnaire plus court explorant les raisons de leur départ : parmi
eux, 800 ont connu une rupture de leur contrat de travail (dans 97 % des cas, un
CDI), dont 454 démissions et 346 licenciements (BERTON, PEREZ, 2009). Les autres
départs sont, pour plus de la moitié, des fins de contrats à durée déterminée (CDD)
puis, dans une moindre mesure (30 %), des départs à la retraite. Pour mettre en
lien les dimensions du changement avec la probabilité de rupture du contrat de
travail, ce sont les fichiers couplés « salariés » de l’enquête COI qui sont utilisés.
Ainsi, pour chaque salarié, nous disposons des informations (recueillies dans le
volet « entreprises ») sur les changements survenus dans l’entreprise dans laquelle
il travaillait (ou bien qu’il avait quittée) à la date de l’enquête.
Dans le cadre d’une post-enquête COI, des entretiens semi-directifs ont été réalisés
avec un échantillon de 33 salariés parmi les 800 ayant connu une rupture de leur
contrat de travail en 2006. Ces salariés ont été retrouvés à partir de 200 adresses (à
Paris et en province) fournies par l’Institut national de la statistique et des études
économiques (Insee). Ils ont accepté un entretien à leur domicile (ou sur un autre
lieu de leur choix), d’une heure trente minutes en moyenne, qui portait sur les
circonstances de leur départ de l’entreprise, et leur parcours professionnel
antérieur et postérieur à la démission ou au licenciement. Ces entretiens ont été
enregistrés et retranscrits. L’échantillon ne prétend pas à une quelconque
représentativité ; de fait, les cadres sont proportionnellement bien plus nombreux
que dans l’enquête COI (43 % contre 20 %). Par ailleurs, dans le protocole de post-
enquête, il n’était pas prévu de rencontrer des interlocuteurs des entreprises
« quittées », qu’il s’agisse de responsables des ressources humaines, de
représentants du personnel ou même de salariés ayant conservé leur emploi.
2 L’enjeu est de mieux saisir les conséquences sur l’emploi et la relation salariale de ces
restructurations financières, qui ne passent pas nécessairement par les plans de
sauvegarde de l’emploi (PSE) et ne sont pas toujours planifiées, ni même souhaitées par
les directions d’entreprise dans leur gestion des sureffectifs. Les ruptures de contrat de
travail dans un contexte de restructuration financière sont envisagées du point de vue
de leur vécu par les salariés. Dans ce processus de rupture, trois étapes sont
distinguées : la rupture du contrat implicite qui lie le salarié à son employeur ; un
processus de désengagement (où se définit la modalité de rupture) ; et, plus brièvement
décrite en conclusion, la construction d’un nouvel avenir professionnel. Un bref état
des lieux de l’effet des restructurations financières sur l’emploi, à partir de la
littérature socio-économique et de l’exploitation de l’enquête COI 2006, précède ces
développements.
Tableau 1 : Caractéristiques de l’échantillon des salariés selon qu’ils travaillent (ou ont travaillé)
dans une entreprise ayant connu une restructuration financière (RF) entre 2003 et 2006
8 Lorsqu’on contrôle pour l’effet de plusieurs variables liées à l’individu (âge, sexe,
ancienneté dans l’entreprise, catégorie socioprofessionnelle) ou à l’entreprise (taille,
secteur d’activité), il s’avère que travailler dans une entreprise qui a connu une
restructuration financière accroît significativement la probabilité d’une rupture de
contrat de travail (mais pas celle d’un départ par une autre voie, retraite ou fin de CDD
notamment ; voir tableau 2). Les salariés présents dans l’entreprise depuis moins de dix
ans sont proportionnellement plus nombreux à l’avoir quittée, volontairement ou non,
dans ce contexte. Ainsi, perdre ou quitter son emploi est significativement moins
probable lorsqu’on a plus de dix années d’ancienneté dans l’entreprise, toutes choses
égales par ailleurs. On peut y voir le signe protecteur de l’ancienneté dans les départs
contraints mais aussi, pour les salariés jeunes et qualifiés, l’opportunité dans ce
contexte de changements organisationnels, de « trouver sa voie » ou de « poursuivre sa
carrière » ailleurs (BERTON, 2013). Alors que ce sont les salariés les moins qualifiés
(ouvriers, employés) qui sont proportionnellement plus touchés par les destructions
d’emploi dans les « restructurations de crise » – l’emploi intérimaire constituant la
première variable d’ajustement en cas de baisse d’activité –, le fait d’être cadre ne
réduit pas significativement la probabilité d’une rupture du contrat de travail dans un
contexte de restructuration financière par rapport à ces deux autres catégories
socioprofessionnelles (CSP), à taille, secteur, ancienneté et sexe donnés. Certes, les
ruptures de contrat de travail concernent proportionnellement davantage les salariés
les moins qualifiés et particulièrement les ouvriers dans un contexte de restructuration
financière. Mais du fait des variables de contrôle, les cadres n’apparaissent pas ici
statistiquement significativement moins susceptibles de quitter (ou de perdre) leur
emploi que les autres catégories de salariés. Ce résultat rend l’analyse des circonstances
et du processus de rupture d’autant plus utile qu’il peut apparaître contre-intuitif. Si la
probabilité de rupture du contrat de travail n’est pas significativement moins élevée
pour les cadres, ils disposent cependant de davantage de ressources pour négocier leur
départ (comme l’ont montré dans ces mêmes contextes Cécile GUILLAUME et Sophie
POCHIC [2009] ou Florence PALPACUER et ses coauteurs [2007]), et s’assurer de meilleures
perspectives d’emploi ultérieures que leurs homologues moins qualifiés ; le taux de
chômage des cadres, trois fois inférieur à celui des ouvriers, en témoigne 5.
Tableau 2 : Probabilité de quitter son entreprise lorsque celle-ci a connu une restructuration
financière (RF) entre 2003 et 2006
10 Longtemps négligés par les chercheurs comme par les managers des organisations
concernées, les effets des restructurations sur le travail (que ce soit dans le registre des
conditions de travail et de l’impact sur la santé, ou dans celui de l’implication et de la
motivation des salariés) constituent à présent une source de préoccupations. En
témoigne le livre vert européen sur les restructurations qui met ainsi l’accent sur leurs
conséquences sur les salariés, ceux qui partent mais aussi ceux qui restent dans ces
organisations au motif que : « des restructurations mal gérées peuvent avoir un impact
significativement négatif à long terme sur les ressources humaines des entreprises,
affaiblissant ainsi une de leurs ressources clé face à la concurrence » ( EUROPEAN
COMMISSION, 2012).
11 Le travail est en effet mis à mal par les restructurations. La perception des
changements induits par les restructurations financières est mesurable auprès des
salariés encore présents dans leur entreprise au moment de l’enquête COI 2006 (voir
tableau 3).
Tableau 3 : Changements dans les conditions de travail ressenties selon que le salarié appartient
ou non à une entreprise qui a connu une restructuration financière (RF) entre 2003 et 2006
Données pondérées.
Variables contrôlées : ancienneté dans l’entreprise, PCS, sexe, taille et secteur de l’entreprise.
Tous les odd ratios (ou rapports de chance) présentés sont significatifs au seuil de 1 %.
Lecture : 47 % des salariés interrogés dans l’enquête COI 2006 et encore en emploi à la date d’enquête
travaillaient dans une entreprise ayant mis en œuvre au moins un changement dans l’organisation du
travail entre 2003 et 2006. Toutes choses égales par ailleurs, le fait de travailler dans une entreprise
ayant connu une restructuration financière accroît significativement et positivement la probabilité
d’avoir ressenti chacun des changements mentionnés ainsi que, et surtout, la crainte de perdre son
emploi (+ 35 % comparé à un salarié travaillant dans une entreprise n’ayant pas connu de
restructuration financière sur la période étudiée).
Champ : Salariés stables (au moins un an d’ancienneté) des unités productives de 20 salariés et plus
dans le secteur privé. Les questions étaient posées ici aux seuls salariés encore en emploi à la date
d’enquête.
Source : Enquête couplée « employeurs-salariés » COI 2006 / Insee-Dares-CEE.
12 Le fait de travailler dans une entreprise ayant connu une restructuration financière
conduit à percevoir significativement plus souvent des changements dans son travail
ou celui de ses collègues. Le travail est également appréhendé comme s’étant
significativement plus intensifié dans les trois dernières années (période à propos de
laquelle l’employeur est interrogé sur l’existence d’une restructuration financière).
Plus intensif, le travail peut devenir (au moins temporairement) insoutenable 6. De ce
fait, et selon la capacité du salarié à « s’adapter » à ces nouvelles conditions de travail,
l’intensification du travail peut provoquer un retrait ou une éviction de l’emploi. C’est ce
que mettent en évidence Thomas AMOSSÉ et Michel GOLLAC (2008) en observant que
l’intensité du travail accroît, toutes choses égales par ailleurs, toutes les formes de
mobilité, mais que son effet sur les trajectoires aura une forte variabilité individuelle
en fonction des ressources du salarié et du contexte dans lequel il opère. Notamment,
une organisation qui valorise l’entraide dans les collectifs de travail, favorise
l’adaptation des salariés par des formations adaptées, suscitera moins de ruptures de
contrat de travail dans un contexte de changements (PAVAGEAU et al., 2007). Enfin et
surtout, le sentiment d’insécurité a gagné significativement davantage les salariés
travaillant dans des entités impliquées dans des restructurations financières (salariés
qui pourtant n’ont pas perdu leur emploi dans la période étudiée), que ceux travaillant
dans des entreprises n’ayant pas traversé ces restructurations (voir tableau 3).
13 Cette perception du risque de perdre son emploi est susceptible d’agir comme un
facteur de stress, de démotivation et de moindre implication dans le travail ( MAERTZ
et al., 2010). Selon Gretchen SPREITZER et Aneil MISHRA (2002), l’attachement à
l’organisation et corrélativement, la propension à ne pas la quitter volontairement,
sont liés à plusieurs facteurs : la confiance dans les dirigeants de l’entreprise, le
sentiment de justice dans la mise en œuvre d’une restructuration (en termes de salariés
licenciés notamment) et le pouvoir d’agir (empowerment) dans l’entreprise. Tous ces
facteurs sont susceptibles d’être bouleversés par une restructuration financière et de
saper le contrat implicite qui lie l’employeur et le salarié quant au maintien de l’emploi
contre effort et loyauté (HUDSON, 2002). Ainsi, même si la « stabilité » de l’emploi n’est
pas directement menacée, l’« insécurité » et la perte de confiance ainsi créées peuvent
conduire certains salariés à chercher un autre emploi et à démissionner.
14 Pour saisir ce qui est en jeu dans ces restructurations et mieux identifier les effets sur
le travail et l’emploi, on s’intéresse ici au vécu des restructurations par des salariés qui
ont connu une rupture de contrat de travail dans ce contexte. Il s’agit d’éclairer et de
comprendre le processus qui conduit à cette rupture (et sa modalité juridique) grâce à
un nombre limité d’entretiens approfondis (voir encadré 2). Parmi eux, dix-neuf
concernent des salariés qui ont été licenciés ou ont démissionné dans le contexte d’une
restructuration financière (au sens donné par l’enquête COI 2006 ; voir tableau 4). L’âge
moyen de ces salariés est de 39 ans et leur ancienneté dans l’entreprise au moment du
départ était en moyenne de 6,5 ans. L’analyse des récits de rupture de contrat de
travail, deux ans après les faits, et quel que soit le contexte dans lequel cette rupture a été
initiée, procède certainement en partie d’une reconstruction ex post des circonstances
ayant conduit à cette rupture, avec une tendance à la dépréciation de la situation
antérieure. Néanmoins, l’analyse des entretiens a permis de mettre en évidence des
récurrences dans le vécu du processus de rupture spécifiques aux salariés ayant quitté
ou perdu leur emploi dans un contexte de restructuration financière : une annonce
brutale et déstabilisante, une dégradation ressentie des conditions de travail, une perte
de sens du travail et une atteinte à la santé du travailleur. En revanche, comme dans les
autres cas de rupture (PEREZ, 2013), la modalité juridique du départ présente un
caractère contingent à des facteurs relevant à la fois de l’environnement professionnel
du salarié et des ressources qu’il peut mobiliser.
Note : Les enquêtés sont regroupés selon les modalités de rupture qu’ils ont connues. LME :
licenciement pour motif économique ; LMP : licenciement pour motif personnel ; PSE : plan de
sauvegarde de l’emploi.
Champ : Salariés ayant quitté leur entreprise en 2006 et interrogés en 2009.
Source : Post-enquête COI 2006. Traitement de l’auteure.
pérennité des emplois, le leur et ceux de leurs collègues. En effet, les fusions-
acquisitions trouvent leurs justifications dans la possibilité de réaliser des synergies,
des économies d’échelle, ce qui implique de supprimer les « doublonnages » entre les
services.
« Le groupe X. a été racheté par une entité française, le groupe Y. Moi, étant
français dans ce groupe-là, je pouvais avoir des opportunités certaines, mais on
pouvait aussi considérer que j’étais redondant par rapport à d’autres gens qui
avaient les mêmes classifications venant de Y. Donc je pouvais me poser des
questions sur mon devenir. »
(François, 42 ans, responsable commercial.)
17 Cette annonce, avec ou sans effet de surprise, est un « choc » puisque « c’est un
événement tout à fait identifié qui vient heurter les salariés et les incite à une réflexion
délibérée sur leur emploi et peut-être sur le fait de le quitter volontairement » ( LEE,
MITCHELL, 1994, traduction de l’auteure). Les restructurations financières sont parfois
d’autant plus inattendues pour les salariés qu’elles ne viennent pas sanctionner une
dégradation de la performance de l’entreprise mais sont mises en œuvre pour accroître
la valeur actionnariale en transférant une partie du risque sur les salariés. Ce type de
gouvernance est dénoncé par certains salariés qui s’estiment floués dans l’opération.
« Quand j’ai été embauché, j’avais même rencontré monsieur B. [le président-
directeur général de la famille du fondateur du groupe] et puis d’autres. Ils avaient
dit que le secteur de l’environnement et de l’eau était un secteur à privilégier, que
c’était un secteur d’avenir, qu’il y avait beaucoup de choses à faire et que le groupe
B. en ferait un de ses fers de lance… Au bout de trois ans, ils ont laissé tomber, ils
ont vendu tout ! Toute la S. ! B. n’a même plus 1 % de la S. ! Ils ont vendu donc avec
des plus-values qui sont revenues uniquement aux actionnaires, mais pas du tout au
personnel qui, lui, en a plutôt pâti au niveau des conséquences. »
(Joseph, 56 ans, chargé d’affaires.)
18 Cette absence de lisibilité conjuguée à l’atmosphère de secret qui entoure la décision
engendre de la crainte, mais aussi un sentiment de peur, d’injustice et d’impuissance,
voire de trahison, et une difficulté pour les salariés à se positionner dans cette nouvelle
configuration.
19 Dans la littérature gestionnaire, les restructurations financières sont considérées
comme des opérations risquées. Ainsi, comme le note Karine EVRARD SAMUEL (2003,
p. 42) : « Après une phase de préparation souvent secrète qui implique un nombre
d’acteurs limité, l’annonce d’une fusion ou d’une acquisition est un instant où tout peut
basculer de façon accélérée. » Ce contexte de « turbulence organisationnelle », qui peut
dégénérer jusqu’à la crise, nous a été décrit par les salariés dont les entreprises ont été
concernées par ces processus de rachat-vente.
« Donc, pendant trois ans en fait, on a vécu au rythme des… Les entités ont
énormément résisté parce qu’elles avaient un peu l’impression de perdre. S., c’est
une boîte qui avait 30 ans quand même, donc de perdre un peu de leur passé, de
leur historique, de leur savoir-faire et tout ; donc y a eu énormément de résistance
en interne, ça s’est pas toujours bien passé […]. »
(Jean-Charles, 38 ans, chef de projet.)
20 La restructuration financière inaugure ainsi une succession de changements,
occasionnellement technologiques mais surtout organisationnels, qui vont avoir des
répercussions sur le travail et sur l’emploi.
(ASKENAZY, 2005). L’intensification du travail auxquels ils sont confrontés rend alors le
travail insoutenable.
deux caractéristiques : d’une part, il est apparu typique des ruptures dans un contexte
de restructuration financière (quand le départ peut être mis en relation directe avec ce
changement majeur), commun aux salariés rencontrés, quelle que soit leur position
dans l’entreprise (cadre ou pas). D’autre part, ce changement majeur comporte des
facteurs cumulatifs qui, pour ces salariés, ont rendu la situation professionnelle
insoutenable : la rupture du contrat de travail était inéluctable. Cependant, la forme
juridique prise par cette rupture (licenciement économique ou pour motif personnel,
démission) est contingente à un ensemble de paramètres que nous abordons à présent.
38 Ces démissionnaires ont le capital social et les diplômes adéquats pour se remettre sans
(trop de) crainte sur le marché du travail et ainsi prendre l’initiative de leur départ.
Néanmoins, on le verra, ils n’ont pas nécessairement gagné sur tous les plans dans cette
mobilité contrainte par les événements.
39 Qu’en est-il des licenciés pour motif personnel (ici cinq salariés) ? Ce sont les ruptures
qui ont été les plus conflictuelles pour les intéressés, et les moins « préparées ». Pris
dans les conflits générés par les réorganisations, ce type de rupture est vécu comme un
échec même s’il a mis un terme à une situation devenue difficilement soutenable.
40 Ainsi Joseph a exposé les problèmes que lui posait la mobilité géographique qui lui était
imposée, puis s’est indigné de l’indifférence de ses supérieurs et des conditions de
travail dégradées qui lui étaient infligées au mépris de ses bons résultats. L’extrait de
l’entretien ci-dessous témoigne de la violence des rapports entre son supérieur et lui-
même avant la rupture :
« Et donc quand j’ai dit que je ne pouvais pas accepter ces conditions et donc, bon,
ils ne l’ont pas très bien pris… Et alors que mon activité fonctionnait bien, j’avais
gagné quand même quelques beaux contrats justement, quand même ! Et voilà… […]
Moi, j’ai failli les attaquer aux prud’hommes, hein ! De toute façon mon chef m’a
dit : “Tu peux faire ce que tu veux, tu vois ce petit point là ? Et bien tu es comme ça,
rien du tout mon petit vieux, et je t’écrase.” »
(Joseph, 56 ans, chargé d’affaires.)
41 Joseph n’a pas envisagé la démission car il a cru pouvoir obtenir gain de cause en
argumentant sur ses difficultés (à muter) et ainsi, conserver l’emploi auquel il tenait et
dans lequel il avait beaucoup investi (relation avec les clients, connaissance des
produits, etc.) : « J’aurais préféré que ce [ces raisons] soit mieux compris [es] ».
42 Christine, 34 ans, caissière, exprime le même désarroi : ne pas avoir été entendue sur
son désir de rester et sur l’insoutenabilité de la situation vécue. De façon peut-être
maladroite et naïve, elle a confié au directeur du magasin, en même temps que les
écueils qu’elle rencontrait dans son travail, un projet professionnel alternatif, alors
embryonnaire, de devenir assistante maternelle. Quelques semaines après ce rendez-
vous, elle recevait sa lettre de licenciement : « Il n’a pas voulu comprendre pourquoi je m’en
allais. […] On aurait eu un meilleur dialogue, peut-être que je serais restée, il m’aurait proposé
quelque chose, j’aurais pu rester. »
43 Dans les deux cas, le motif de licenciement, « pour faute », est très mal vécu par les
intéressés car il nie le caractère légitime de leur souffrance et la dimension collective
des conséquences des restructurations. Il fragilise l’estime de soi et contribue à faire de
cette rupture un constat d’échec. Dans ce contexte, Joseph, licencié pour « refus de
mutation », est parvenu à « négocier » le paiement d’un service de coaching pendant un
an, afin d’accompagner son « reclassement » (comme il le nomme lui-même) mais
Christine, moins pourvue en capital social, est partie avec le niveau minimum
d’indemnités. Comme l’ont remarqué avant nous PALPACUER et ses coauteurs (2007), les
modalités de mise en œuvre du licenciement pour motif personnel varient en fonction
du rapport de pouvoir entre le salarié et l’entreprise et ont tendance à renforcer les
inégalités entre les salariés.
44 Dans ces cas de licenciements, les représentants du personnel ne sont jamais cités
comme des ressources ou des appuis dans la négociation de la rupture. Face à l’épreuve
du licenciement (économique) sélectif, Christian TROTZIER (2006, p. 21) avait relevé que
les syndicats servaient de « bouc émissaire » et que « la défiance à leur égard est
définitive7 ». Ceci semble encore plus patent lorsque les licenciés pour motif personnel,
en dépit du contexte de restructuration, sont explicitement renvoyés à une faute ou à
une incompétence. Dans le cas d’Antonio et d’Édouard, salariés missionnés par leur
société de services informatiques, la présence syndicale est très faible. Ils ont donc
négocié individuellement leur départ dans un secteur où la rotation de la main-d’œuvre
est relativement importante, surtout dans la période d’intercontrat. Employeurs et
salariés ayant intérêt à ce que cette période ne s’éternise pas, les conditions de
négociation étaient plutôt favorables aux salariés.
45 Ces salariés ont envisagé le recours aux prud’hommes mais ils l’ont toujours écarté par
peur d’être ensuite stigmatisés sur le marché local du travail, et par crainte d’être
bloqués par une procédure longue et à l’issue incertaine. Cette possibilité n’est donc pas
intervenue en faveur des salariés dans le processus de rupture de leur contrat de
travail.
46 Le licenciement pour motif économique est la modalité de rupture que l’on associe le
plus spontanément aux restructurations. Pourtant, comme nous venons de le voir, les
départs liés aux restructurations financières prennent également d’autres formes. En
outre, et y compris pour ces licenciements, les ruptures de contrat de travail
concernent aussi des salariés dont l’emploi n’était pas supprimé, ou même menacé, par
les restructurations.
47 C’est le cas de Myriam qui a cherché un autre emploi avant de saisir l’opportunité de
« demander un licenciement économique » dans le temps imparti pour cela par la
direction après le rachat effectif de son entreprise. En effet, son ancienne direction
avait négocié avec les acheteurs une période de deux mois pendant laquelle ses
employés pouvaient partir aux conditions d’un licenciement économique négociées
collectivement pour les salariés de l’entreprise cédante. Dans cette perspective, Myriam
a consulté les sites d’offres d’emploi et envoyé des CV, dans un contexte tendu par
l’imminence de la fusion, dont la traduction concrète et première pour les salariés était
l’intégration sur le site de l’entreprise acquéreuse :
« Il était hors de question que je parte sans avoir un autre emploi derrière. C’était
quasiment la fin des deux mois. Donc il était important que je puisse régler cela en
très peu de temps, avec l’autre société, pour pouvoir partir. Donc voilà, cela a
beaucoup joué sur les conditions de départ. »
(Myriam, 30 ans, responsable marketing.)
48 Si les postes de Claire et de Yann sont supprimés dans le cadre de la restructuration
financière, d’autres propositions leur sont faites pour rester dans leur entreprise. Pour
Yann, 49 ans et vingt et un ans d’ancienneté dans la même entreprise, cette
restructuration le place à un carrefour de sa vie professionnelle. Il y voit l’opportunité
d’un changement de rythme, d’un changement de vie, et demande à « partir volontaire
[ment] » :
« Dans le cadre de cette restructuration, mon poste de business manager a été
supprimé. Maintenant, je n’étais pas obligé de partir entre guillemets, puisque
j’avais des propositions pour rester au sein de l’entreprise, mais je suis parti dans le
cadre d’un départ comme il y avait une demande de volontariat avec un PSE. »
49 Le PSE constitue l’opportunité de faire le point sur sa carrière et de suivre une
formation.
50 Quant à Claire, si elle « demande » également à partir dans le cadre du PSE, c’est sous
l’effet de la colère et de l’écœurement des deux années qui ont précédé son départ. Le
52 Par le souci d’établir le lien entre des décisions d’ordre économique et financier et des
comportements et événements d’ordre individuel, en faisant place à la subjectivité des
récits et aux expériences concrètes de ces salariés, notre perspective rejoint celle de
travaux de sociologie du travail qui ont analysé des restructurations ou des fermetures
d’usine (LINHART et al., 2002 ; ROUPNEL-FUENTES, 2011), et qui en ont exploré les
conséquences sur les trajectoires d’emploi, l’identité et le rapport au travail (par
exemple GABRIEL et al., 2013 ; GARDINER et al., 2009 ; GUYONVARCH, 2008 ; TROTZIER, 2006).
Notre objectif était toutefois tempéré par plusieurs limites. D’une part, nous avons isolé
au sein d’une trentaine d’entretiens un échantillon qui ne prétend pas être
représentatif de la population des salariés concernés par les restructurations
financières, en particulier du point de vue des catégories socioprofessionnelles. De fait,
les cadres sont relativement plus nombreux dans ce sous-échantillon 8 et il était donc
difficile de différencier leur situation de celle des salariés positionnés autrement dans
leur organisation. D’autre part, les entretiens ont été conduits avec les salariés qui ont
quitté leur entreprise. Échappent ainsi à l’analyse le vécu de salariés ayant conservé
leur emploi et une compréhension fine du contexte et des enjeux qu’aurait permis un
travail plus monographique (GUILLAUME, 2011 ; PALPACUER et al., 2012). Un aperçu du vécu
au travail des salariés encore en emploi est toutefois permis par l’exploitation de
l’enquête COI qui vient ici, partiellement, compenser ce manque.
53 Au total, ces entretiens témoignent du coût social des restructurations financières, par
ailleurs rarement évalué selon Nathalie COUTINET et Dominique SAGOT-DUVAUROUX (2003).
On voit que ce coût est minoré quand il n’est appréhendé que par les licenciements
économiques ou les suppressions d’emploi. Et nous n’avons interrogé ici que des
salariés ayant quitté leur entreprise dans ce contexte de changement organisationnel
majeur. Concernant les salariés encore en emploi, la littérature sur les « rescapés » des
restructurations indique une rupture du contrat psychologique entre l’employeur et les
salariés pouvant se traduire par une baisse de l’engagement dans le travail et un
moindre attachement à l’entreprise (BOURGUIGNON et al., 2010).
54 Contingente, la modalité de rupture résulte des circonstances dans lesquelles s’est
effectué ce départ ; elle est aussi l’expression d’un rapport de force dans lequel est pris
le salarié dans l’entreprise et, au-delà, dans la négociation et l’institutionnalisation de
modalités de rupture plus ou moins protectrices des salariés. C’est ce qui peut en partie
expliquer la diminution de la part relative des licenciements économiques dans
l’ensemble des ruptures au profit des licenciements pour motif personnel 9. Avec ce
brouillage des catégories de rupture de contrat de travail, que la création de la rupture
conventionnelle a renforcé depuis, se déploient des « pratiques discrètes » de
suppressions d’emploi, rendant moins identifiable et mesurable le coût des
restructurations financières sur l’emploi. De ce point de vue, nos résultats entrent
fortement en résonnance avec les travaux récents qui ont porté sur la rupture
conventionnelle et montrent que cette dernière est utilisée, « [dans un grand nombre
de cas] comme le seul moyen d’échapper à une situation devenue intenable » ( DALMASSO
et al., 2013).
55 Si la modalité de rupture est contingente à un certain nombre de facteurs, elle n’est pas
sans conséquence sur la construction d’un nouvel avenir professionnel. Comme nous
l’avons vu, les démissionnaires ont pris le temps de trouver un emploi avant de faire
connaître leur décision. Les licenciés économiques dans le cadre de plans sociaux
(Claire, Yann) ont pu bénéficier d’un « accompagnement » leur offrant un soutien
indispensable à la mise en œuvre de leur reconversion. À l’examen de leurs trajectoires
professionnelles depuis la rupture de leur contrat de travail, on pourrait dire, à la suite
de Rachel BEAUJOLIN et de ses coauteurs (2009), que les ruptures d’emploi non
volontaires conduisent à des trajectoires plus chaotiques. Mais surtout, il paraît
intéressant de relever qu’au-delà de la nouvelle situation professionnelle plus ou moins
favorable, c’est le rapport au travail et à l’emploi qui a été modifié.
56 Le vécu de la rupture professionnelle dans un contexte de restructuration financière
témoigne selon nous d’une « épreuve identitaire lourde » (GUYONVARCH, 2008), quelle
que soit la modalité de rupture (même si la démission – et surtout, la sortie vers un
CDI – est considérée par les salariés comme une « sortie par le haut »). Les salariés ont
le plus souvent le sentiment d’avoir été maltraités, abusés et plusieurs ont pris de la
distance avec le travail subordonné, au point de décider de travailler comme
indépendant : c’est le cas de Claire qui a opéré une véritable reconversion puisqu’elle
est aujourd’hui consultante en feng shui, de Christine qui est devenue assistante
maternelle, ou encore d’Édouard, qui suit une formation d’orthophoniste au moment
de notre enquête, et de Joseph qui a créé son entreprise. D’autres disent avoir changé
leur rapport au travail et préférer désormais mesurer leur implication, comme
l’exprime Antonio, 34 ans, analyste programmeur, six ans d’ancienneté : « J’ai peut-être
perdu ce qu’on appelle la culture d’entreprise… donc je serai moins enclin à faire des efforts pour
mon entreprise […]. C’est frustrant, je pense que je me méfierais tout le temps. »
57 Si les restructurations financières ont pu être envisagées comme des instruments de
« destruction créatrice » (SACHWALD, 2001), elles semblent réduire aussi, par la mise en
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NOTES
1. Produit intérieur brut.
2. Ces chiffres sont à manier avec précaution car la construction de l’indicateur (le baromètre
européen des restructurations) tend probablement à sous-estimer l’impact des FA sur l’emploi. Il
repose sur les annonces de restructurations effectuées dans les médias européens en ne retenant
que les cas impliquant au moins 100 emplois perdus (ou créés) ou concernant des sites d’au moins
250 salariés : chaque restructuration n’est caractérisée que par un descripteur « causal » ; le
principal, les « réorganisations internes », compte pour 60 % à 80 % des pertes d’emploi liées aux
restructurations entre 2002 et 2010.
3. De plus en plus de salariés français travaillent dans une entreprise appartenant à un groupe :
ils étaient 45 % en 1985 (DUHAUTOIS, 2005) et 64 % en 2009 (BÉGUIN et al., 2012).
4. Nous laissons ici de côté la rupture conventionnelle introduite dans le Code du travail
postérieurement à la réalisation de notre terrain (BERTA et al., 2012). Nos résultats contribuent
cependant à éclairer une part du succès que cette modalité de rupture a rencontré. Nous y
reviendrons en conclusion de l’article.
5. Le taux de chômage des cadres était de 3,7 % en 2012 contre 10,3 % pour les employés et
14,4 % pour les ouvriers (source : Insee, enquête Emploi 2012).
6. La définition usuellement retenue du « travail soutenable » au niveau européen est celle d’un
travail compatible avec le maintien de la santé, des compétences et de l’employabilité ( DOCHERTY
et al., 2002).
7. Interrogés sur le soutien qu’ils ont pu trouver, dans ce contexte, auprès des syndicats et
représentants du personnel, les licenciés tiennent des propos assez durs ou désabusés. En outre,
ces salariés se sont trouvés en situation d’exit et n’ont pas pu faire entendre leur voix (voice au
sens de HIRSCHMAN, 1995). Mais compte tenu du format de nos entretiens (individuel, sans
possibilité d’interroger d’autres salariés de l’entreprise, et des représentants du personnel
notamment), il était difficile de creuser cet aspect. Pour l’éclairer, nous renvoyons à d’autres
travaux tels que : DIDRY, JOBERT (2010).
8. Comme ils l’étaient dans l’échantillon de la post-enquête (cf. encadré 2).
9. D’après les DMMO ( Déclaration des mouvements de main-d’œuvre), EMMO (Enquête sur les
mouvements de main-d’œuvre), la part des licenciements pour motif personnel dans les ruptures de
CDI est de 27 % en 2010 et a crû de dix points depuis 2000. Parallèlement, la part des
licenciements pour motif économique a suivi une pente légèrement décroissante entre 2000
et 2008, où elle est inférieure à 10 % des motifs de sortie. Enfin, les démissions représentent entre
60 et 80 % des ruptures de CDI entre 1999 et 2010, suivant aussi un trend décroissant sur la
période (SIGNORETTO, VALENTIN, 2012).
RÉSUMÉS
Depuis les années 1990 et l’avènement d’un régime d’accumulation tiré par la finance, les
entreprises sont en proie à des restructurations financières qui déstabilisent les relations
d’emploi. Loin d’être réductibles aux licenciements économiques collectifs, les effets des
restructurations financières portent aussi sur les conditions et les vécus du travail. À partir
d’entretiens conduits avec des salariés ayant connu une rupture de leur contrat de travail (subie
ou « choisie ») dans un contexte de restructuration financière, cette contribution met en lumière
un vécu partagé du processus qui conduit à la rupture (un travail devenu insoutenable) mais des
modalités de rupture (licenciement pour motif économique ou pour motif personnel, démission)
qui sont contingentes. Dans ces contextes, la rupture est souvent vécue comme une épreuve
susceptible de transformer durablement le rapport au travail et à l’emploi.
Since the nineties and the apogee of a financial accumulation regime, firms have been
experiencing financial restructuring (i.e. mergers and acquisitions) that destabilize the
employment relationship. Compulsory redundancies that are usually measured do not capture
the whole effect of financial restructuring. Work conditions and job satisfaction are also affected,
undermining co-operation and loyalty. Based on interviews with individuals who left their firm
(either “voluntarily” or not) in a context of financial restructuring, our paper shows that the
experience of an unbearable work situation always precedes job separation. But the mode of
separation itself is constructed within a process of disengagement which depends on many
factors. At the end, and whatever the subsequent job, job separation in such a context seems to
have changed the interviewees’ attitude to work.
INDEX
Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, J28 - Safety;
Accidents; Industrial Health; Job Satisfaction; Related Public Policy, J63 - Turnover; Vacancies;
Layoffs, M51 - Firm Employment Decisions ; Promotions (hiring; firing; turnover; part-time;
temporary workers; seniority issues), M54 - Labor Management (team formation; worker
empowerment; job design; tasks and authority; job satisfaction)
Keywords : restructuring, corporate governance, mergers-acquisitions, job separation,
voluntary turnover, lay-off
Mots-clés : restructuration, corporate governance, fusion-acquisition, licenciement, démission,
suppression d’emplois
AUTEUR
CORALIE PEREZ
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Centre d’économie de la Sorbonne ; coralie.perez@univ-
paris1.fr
Lucie Goussard
Encadré
Repères méthodologiques
Les analyses proposées dans cet article s’appuient sur une enquête menée en 2009,
trois ans après la fermeture d’une entreprise du secteur spatial située en Île-de-
France et appartenant à un grand groupe industriel français. Elle a été réalisée à la
demande du directeur du personnel de l’établissement dans lequel la plupart des
salariés ont été reclassés, qui est également l’ancien directeur du site restructuré.
L’objectif était non seulement de dresser un bilan des actions menées dans le cadre
du PSE, mais aussi « de montrer aux salariés que la direction prend la mesure de ce qu’ils
ont vécu, qu’elle s’intéresse à eux et se soucie de leur sort 2 » . Au cours de cette étude
qualitative, 51 entretiens semi-directifs ont été menés auprès de salariés
concernés par cette restructuration, dont 9 ouvriers, 4 employés, 18 techniciens et
20 ingénieurs et cadres. À l’image de la population très masculine de cette
entreprise – où 90 % des salariés sont des hommes –, l’échantillon ne compte que 7
femmes (4 employées, 2 techniciennes et une cadre). Pour saisir les modalités
concrètes du reclassement, 19 entretiens ont également été réalisés auprès de
personnes en charge de la gestion du PSE, dont le directeur de l’entreprise touchée
par la restructuration, 3 membres du service mobilité du groupe, 3 conseillers en
ressources humaines, 4 délégués du personnel et 6 managers ayant accueilli des
salariés reclassés au sein de leurs équipes. Enfin, en complément de ces 70
entretiens, divers documents ont été analysés : livres III et IV 3 du PSE, rapports de
la commission de suivi du PSE, rapports mensuels du cabinet privé en charge de la
mise en œuvre du reclassement, tracts syndicaux et accords mobilité.
4 ESPACE est une société d’environ cent salariés, spécialisée dans la conception et la
production d’éléments de propulsion spatiale et d’équipements destinés aux satellites.
Sa population est hautement qualifiée et très masculine. En 2005, elle compte 37 cadres
dont une femme, 47 agents de maîtrise et techniciens dont 4 femmes, 13 employés dont
11 femmes et 8 ouvriers, essentiellement des hommes. La répartition sexuée des
emplois correspond donc largement aux mécanismes de la ségrégation sexuelle
verticale et horizontale connue dans l’ensemble du marché du travail (MARUANI, 2000 ;
KERGOAT, 2012).
région parisienne. Les raisons de ces mobilités diffèrent donc selon la position
professionnelle (RAVELLI, 2008) et le genre (VIGNAL, 2005).
7 Près de trois ans après la fermeture du site, tous les salariés sont en activité. Le bilan de
ce PSE est donc extrêmement positif du point de vue de l’emploi. La direction se félicite
également d’avoir maintenu les salaires et les avantages sociaux des salariés (retraite
complémentaire, complémentaire santé, etc.) et de leur avoir alloué une indemnité
financière visant à « pallier le coût subjectif de la restructuration 8 » (4 000 € bruts pour les
reclassements en région parisienne, 6 000 € pour la province) à laquelle se sont ajoutées
diverses aides (au logement, au déménagement, à l’accession à un véhicule automobile,
au reclassement du conjoint, etc.) pour les salariés dont la mutation nécessitait un
changement de domicile.
8 Outre le maintien des conditions d’emploi, la direction considère qu’il s’agit d’un PSE de
qualité en raison des dispositifs déployés pour les accompagner dans leurs
changements de poste : une commission de suivi et une cellule de reclassement ont été
mises en place afin de leur proposer, au cas par cas, des postes en fonction de leurs
qualifications et de leurs aspirations professionnelles ; des mesures d’adaptation à leurs
nouvelles fonctions ont également été prises, telles que des visites de site, des
parrainages, des formations ou encore des périodes d’essai censées leur permettre de
changer de poste si celui attribué ne leur convenait pas. Si l’ensemble de ces éléments
sont avancés pour souligner l’exemplarité du PSE, reste qu’ils figurent dans de
nombreux plans sociaux (BEAUJOLIN-BELLET, SCHMIDT, 2012). Cette restructuration s’en
distingue davantage par la volonté de la direction de pratiquer un management
d’inspiration paternaliste qui vise à protéger les salariés au travail comme dans le hors-
travail (GUESLIN, 1992) afin de pacifier les rapports sociaux dans l’entreprise tout en
s’adaptant aux contraintes de l’environnement économique (NOIRIEL, 1988). Le directeur
d’ESPACE estime en effet nécessaire de se montrer à l’écoute des salariés, non
seulement pour les accompagner dans cette restructuration, mais pour qu’ils puissent y
consentir. Dans cette optique, il a commandité l’enquête ici restituée, trois ans après la
fermeture du site, afin d’évaluer « la qualité des reclassements effectués » et s’est
personnellement impliqué dans cet accompagnement qu’il voulait « humain » et « à la
carte ». Pour lui, il fallait aller plus loin que le cabinet de reclassement qui, en se
focalisant sur les postes occupés, oubliait des dimensions essentielles comme
l’expérience professionnelle, le lieu de résidence, la situation familiale, les souhaits
d’évolution et éventuellement de reconversion. C’est donc dans sa dimension plurielle
que l’exemplarité de ce plan social fut mise en avant par ses promoteurs, l’idée
centralement défendue étant qu’il prenait en compte les propriétés sociales des
salariés, leurs besoins et leurs contraintes spécifiques.
« Si on s’en était tenu à la cellule de reclassement, ça se serait mal passé. Ils ont mis
des étiquettes sur les gens, par exemple, monsieur Untel est agent de méthode, il lui
faut un poste d’agent de méthode. Les consultants raisonnaient uniquement à
partir des compétences des gens. Le problème, c’est qu’ils ont oublié qu’on ne
pouvait pas mettre un monteur de 55 ans qui travaillait de jour depuis des années
sur un poste en 3 × 8. Ça aurait forcément bloqué. Donc avec l’équipe de direction,
on a refait des entretiens en doublon de la cellule de reclassement. On s’est
vraiment décarcassés pour satisfaire tout le monde et pour qu’il se sente bien dans
son nouveau poste ! […] C’était presque un reclassement à la carte […]. »
(Homme, 50 ans, marié, trois enfants, ingénieur de Supaéro, responsable d’un des
trois segments d’activité à ESPACE et d’une trentaine de salariés.)
d’accompagnement » (BÉTHOUX, JOBERT, 2012) n’est toutefois pas seulement adoptée par
défaut. Elle est aussi un choix, du moins pour les militants CFDT et CFE-CGC qui sont
fortement majoritaires dans cette entreprise. Pour eux, porter assistance aux salariés
constitue l’une des principales raisons de leur engagement – posture réformiste qui
s’inscrit dans la droite ligne de leurs confédérations respectives ( BARTHÉLÉMY et al.,
2012 ; BÉTHOUX et al., 2013 ; GUILLAUME, 2014).
« On a plutôt cherché à négocier les modalités du reclassement. On a réussi à
obtenir un reclassement à AERO en priorité et des indemnités financières liées au
préjudice moral. La seule chose qu’on pouvait faire pour le personnel, c’était ça,
c’était les aider à ce que cela se passe le mieux possible, mais je n’imaginais pas une
seconde que l’on puisse peser sur la décision de la fermeture. »
(Homme, 57 ans, marié, deux enfants, ingénieur de l’ENSTA [École nationale
supérieure de techniques avancées] ParisTech, expert technique, délégué du
personnel, CFDT.)
« L’annonce du plan, c’était pour moi une mesure inévitable, un état de fait. Donc
notre position, ça a plutôt été d’accompagner cela au mieux pour qu’il n’y ait pas de
rupture. Le rôle des instances syndicales, c’était d’accompagner le changement. Ne
pas avoir une position bloquante ou négative car cela n’aurait servi à rien. Il fallait
proposer des compromis qui nous amènent à un équilibre, une sérénité et chercher
les compromis entre les intérêts de la direction et ceux des salariés. »
(Homme, 50 ans, marié, deux enfants, ingénieur des Mines Paris, responsable
technique, élu au CE, CFE-CGC.)
16 En plus des indemnités financières et des diverses formes de compensation obtenues
lors des négociations, les représentants du personnel ont veillé au respect des
engagements pris par la direction et à la pertinence des postes proposés aux salariés. À
l’image d’une partie de ces derniers, ils s’estiment, au terme des négociations,
globalement satisfaits des mesures d’accompagnement du PSE.
fonctionnelles que celles des femmes (POCHIC, 2005)14, dont le nomadisme est moins
spatial que temporel (KERGOAT, 1998). En outre, ils disposent des ressources nécessaires
pour que ce modèle leur soit favorable. Diplômés de grandes écoles comme
Polytechnique, Supaéro ou Centrale Paris, ils bénéficient du prestige de ces
établissements et possèdent des réseaux de relations que l’on sait suffisamment solides
pour accéder à des postes à responsabilité (MONCHATRE, 2005), et particulièrement utiles
en cas de restructurations (POCHIC, GUILLAUME, 2009).
« Mon reclassement est un peu en dehors des sentiers battus parce que je prenais
tous les matins le café avec le directeur du centre et le DRH [directeur des
ressources humaines] et j’avais des contacts réguliers avec des gens du groupe et
d’AERO car je participais au Codir [comité de direction]. Donc je n’ai pas rencontré
les consultants de la cellule de reclassement. C’était plus un reclassement par
réseau, en dehors des circuits traditionnels. Donc j’ai actionné mes contacts, pris
des rendez-vous et j’ai eu plusieurs propositions de postes intéressantes. »
(Homme, 49 ans, célibataire, sans enfant, ingénieur de Supaéro, responsable
technique.)
23 Très marquée au masculin, cette gestion des carrières par cooptation ( FORTINO, 1999)
n’est toutefois pas la seule ressource dont disposent ces cadres. Leurs changements de
poste s’organisent sur un marché du travail qui leur est spécifique et ne passent pas par
les circuits classiques de la recherche d’emploi, en particulier lorsqu’ils sont identifiés à
« haut potentiel ». En effet, à l’image de chasseurs de tête ( GAUTIER et al., 2005), des
conseillers en ressources humaines, dédiés à ces cadres d’élite, prennent en charge leur
carrière : ils leur accordent des entretiens réguliers, les inscrivent dans des dispositifs
de parrainage, leur suggèrent des formations et leur trouvent des postes ( FALCOZ, 2001).
Ainsi n’ont-ils pas eu besoin de recourir à la cellule de reclassement pour obtenir un
poste lors de la fermeture du site. Contrairement aux autres salariés, leur carrière
bénéficie d’un traitement particulièrement attentif, signe de leurs propriétés
distinctives et de la confiance que leur accorde leur employeur. Comme le souligne
Françoise DANY (2001), ce dispositif opère ainsi une véritable discrimination entre les
« cadres repérés », dirigeants ou considérés « à potentiel », et les « cadres anonymes »,
c’est-à-dire entre ceux qui sont soutenus par les directions d’entreprises et les autres.
Pour ces derniers, ce PSE présenté comme exemplaire constitue malgré tout une
épreuve, professionnellement et subjectivement.
Le déracinement
« Le plus dur c’est de quitter les collègues. On se connaissait tous… C’est vraiment
ça le plus difficile. […] À ESPACE, enfin à AERO… J’ai encore du mal à dire AERO… Ici,
c’est différent. Les gens sont très sympas, j’ai été bien accueillie… J’ai même un
poste un peu plus important qu’à ESPACE mais… J’ai perdu les miens. Une partie de
moi est restée là-bas, avec eux. C’était une petite famille là-bas. »
(Femme, 52 ans, mariée, deux enfants, BEPC, employée au service paie.)
28 Attachés à d’autres dimensions du collectif de travail, ouvriers et techniciens
regrettent, quant à eux, la culture « paternaliste » de l’entreprise qui leur conférait le
sentiment d’être privilégiés, parfois même choyés, par la direction. Plusieurs éléments
ont nourri cette perception – peut-être enchantée : conformément à la tradition
paternaliste (NOIRIEL, 1988 ; GUESLIN, 1992), ils bénéficiaient d’œuvres sociales, de
gratifications et de perspectives de promotion, et de la présence d’un directeur avec qui
ils entretenaient des relations interpersonnelles. Nombre d’entre eux regrettent en
effet la politique de rémunération particulièrement avantageuse d’ESPACE, qui se
caractérisait par des écarts de salaires particulièrement faibles entre les différentes
catégories professionnelles16. Ils appréciaient également les repas organisés pour les
départs en retraite, les naissances, les mariages, le rituel de la remise des médailles du
travail, les sorties et autres événements (karting, spectacle de Noël, etc.) organisés par
l’entreprise, auxquels tous participaient, y compris les membres de la direction. Comme
le montre l’extrait d’entretien ci-dessous, ils évoluaient dans un univers, où le directeur
et les membres de la hiérarchie étaient accessibles et disponibles.
« ESPACE était socialement très avancé. Par exemple, il y avait très peu de
différence entre les cadres et les non-cadres. Tout le monde se parlait, tout le
monde travaillait ensemble. On était en contact avec des ingénieurs de haut vol !
Les réunions d’information étaient ouvertes à tout le monde. Dès qu’on avait un
souci, on appelait le directeur ou on montait dans son bureau. Il était très ouvert,
très disponible pour ses équipes. »
(Homme, 55 ans, divorcé, un enfant, BEPC, monteur.)
29 De ce point de vue, leur nouvel environnement de travail s’avère fort différent. Passés
d’une structure de 100 à 4 000 personnes, les salariés se déclarent « paumés », « noyés
dans la masse » et déstabilisés par le caractère anonyme des relations qu’ils
entretiennent avec les autres salariés. Confrontés à un nouveau type de management,
ils déplorent aussi le fait de ne pas connaître l’équipe de direction et regrettent, plus
généralement, la frontière qui les sépare de leurs managers : ils ne déjeunent pas
ensemble, ont peu d’échanges avec eux et sentent que ces derniers sont volontairement
maintenus à distance (LINHART, 2009a).
30 Si cette restructuration est tant éprouvante, c’est aussi parce qu’elle met fin à une
histoire collective et à des expériences partagées que certains nomment « l’aventure du
spatial ». Les moments forts de cette « aventure » ont assurément été les essais en vol,
les déplacements à l’étranger et la collaboration à des projets de renommée mondiale
comme le lancement d’Ariane 5 ou la mise en orbite des satellites équipés de la nouvelle
génération de panneaux solaires. Ces événements ont cimenté l’esprit de corps qui
régnait à ESPACE et ont fait la fierté de tous les salariés, y compris de ceux qui n’y ont
pas directement participé. Au fil des années, il s’est ainsi développé une mentalité de
« bastion », fondée sur l’appartenance à ce milieu de haute technologie et de
découvertes scientifiques qui leur conférait un certain prestige social et professionnel
(SARFATI, 2012)17 que l’aéronautique ne pourra pas égaler18.
« Nous, c’était le lanceur Ariane, c’était… C’était noble comme travail. De la haute
technologie, extrêmement pointue. Alors que maintenant… [silence] Passer du
valorisait la mise en œuvre des attributs sociaux de la féminité et qui donnait tout son
sens à leur métier. Quant aux techniciens et aux ouvriers, c’est l’univers technique du
spatial et le management paternaliste, au fondement de leur fierté professionnelle, qui
leur font le plus défaut. In fine, pour les uns comme pour les autres, le reclassement est
associé à un déracinement qui met fortement à mal l’image qu’ils se faisaient d’eux-
mêmes à travers leur travail.
36 Bien que les acteurs du PSE aient veillé à reclasser les salariés dans des postes adaptés à
leurs qualifications, la plupart d’entre eux se sont sentis déstabilisés par leur
changement d’activité qui est d’abord synonyme de perte de sens pour tous ceux qui
entretenaient un rapport particulier au produit sur lequel ils travaillaient. C’est le cas
de quelques ingénieurs qui vouaient une véritable fascination à la production spatiale.
Comme le souligne l’un d’entre eux, ce métier, ils l’avaient « dans la peau ».
« C’est difficile dans la mesure où il y a beaucoup d’émotionnel là-dedans, parce
qu’ESPACE, c’était vraiment un métier que j’avais dans la peau. Ici j’aime beaucoup
le métier mais je n’ai pas la même passion ; maintenant il ne faudrait pas que je le
dise trop fort parce que [rire] je vais me faire engueuler mais bon, voilà quoi. À
ESPACE, je faisais un boulot qui était en plus ma passion parce que dans le cadre
personnel, j’ai une énorme collection sur le spatial, c’est quelque chose que je suis,
pour moi personnellement, tout ce qui s’est passé sur la lune, les missions Apollo,
l’histoire de ces gens, la partie technique également… Je suis né vingt ans trop tard,
j’aurais dû être là-bas ! Et à mon grand regret j’ai quitté le spatial. J’ai redécouvert
un métier que je connaissais bien, mais je ne suis plus passionné comme avant. »
(Homme, 35 ans, marié, deux enfants, docteur en physique, responsable technique.)
37 Le reclassement diminue donc non seulement leur intérêt pour leur activité mais porte
atteinte au sens du métier et constitue une pénibilité professionnelle en tant que telle
(FORTINO, LINHART, 2011). Un des ingénieurs20 passionnés par le spatial a d’ailleurs
rencontré des problèmes de santé suite à son reclassement. Il a perdu une dizaine de
kilos, a souffert d’insomnies, de fatigue et a fait plusieurs malaises au bureau. « Pour
reprendre pied », au moment où il avait « pris un sacré coup physiquement », son médecin
l’a arrêté quelques semaines et lui a recommandé de reprendre son travail à temps
partiel (aux quatre cinquièmes) durant six mois.
38 Cette perte de sens concerne une large partie du personnel et s’avère particulièrement
déstabilisante chez les ouvriers et les techniciens car elle s’accompagne d’une mise en
question de leur professionnalité et des règles qui prévalaient dans leur métier. D’après
eux, les modes de fabrication des produits aéronautiques ne sont en rien comparables à
ceux du spatial. Les tâches y sont plus parcellaires, ce qui réduit leur périmètre
d’intervention, appauvrit leur travail et les empêche d’avoir une vision d’ensemble du
processus de production.
« Ici le travail est morcelé. Une tâche vous incombe mais vous ne savez pas trop ce
qui se passe avant, ce qui se passe après. Ce n’est pas du tout la même méthode. Moi
ici, je suis dans un secteur essais composants ; ce ne sont pas des essais de moteurs
en global, mais on essaye des parties de pièce. C’est vraiment de la pièce
élémentaire. La demande d’essai vous arrive, la pièce vous arrive et vous faites
votre essai et tout ce qui est mesure, exploitation, expertise de la pièce après, on ne
sait pas ce qui se passe… On vit beaucoup moins pour l’entreprise de cette façon, on
se sent beaucoup moins impliqué. »
45 Les licenciements collectifs et, plus globalement, les ruptures d’emploi non volontaires
conduisent à une déstabilisation des parcours professionnels. Caractérisée par une plus
reclassement qu’elle a trouvé un poste chez AERO. Bien qu’elle ne le considère pas à la
hauteur de ses qualifications, ses contraintes familiales ne lui permettent pas
d’envisager de quitter cette entreprise. Pour elle, c’est le sentiment de se trouver dans
une impasse qui domine :
« Je ne vois pas comment cela pourrait s’arranger… Il n’y a pas vraiment de
solution. Le moins mauvais des compromis travail-famille, c’est de rester ici… »
(Femme, 54 ans, mariée, deux enfants, ingénieure de l’École centrale Paris,
responsable d’un secteur d’activité à ESPACE et d’une trentaine de salariés,
coordinatrice de projet à AERO.)
49 Si l’étude des restructurations alimente la thèse de la « banalisation des cadres »
(BOUFFARTIGUE, 2001) en montrant qu’ils ne sont plus à l’abri des plans de licenciements
(GUYONVARCH, 2010), celle du reclassement révèle des inégalités de progression de
carrière au sein même du groupe « cadre » : certains – hommes, diplômés des écoles les
plus prestigieuses et connaissant de fortes mobilités fonctionnelles – préservant leurs
avantages quand d’autres les perdent et se rapprochent ainsi des non-cadres.
50 Quoique de manière très différente, la restructuration met également en question les
carrières des ouvriers et des techniciens. En arrivant à AERO, ils constatent en effet que
leur niveau de rémunération est de loin supérieur à celui de leurs nouveaux collègues,
parfois même de leurs managers. Il est alors fort probable que leur reclassement ait
pour effet de ralentir, voire de bloquer, leur évolution salariale.
« Ce ne sont pas les mêmes grilles qu’à ESPACE, donc il y a des écarts importants
entre nous et les collègues d’ici. Pour vous donner une idée… Je suis beaucoup plus
payé que mon chef… Donc les augmentations, déjà, je sais que je peux m’asseoir
dessus. »
(Homme, 55 ans, divorcé, un enfant, BEPC, monteur.)
51 Par ailleurs, même s’ils rencontrent des difficultés pour s’adapter à un travail qu’ils
considèrent comme radicalement différent, moins intéressant et déqualifié, certains
parviennent, avec le temps, à retrouver des marques, à reconstruire des repères qui
leur permettent de donner du sens à leur nouvelle activité. Pour d’autres, les regrets du
temps d’ESPACE perdurent, mais l’inscription au sein du nouveau collectif de travail
permet de tenir. Certains témoignages attestent toutefois de reclassements accomplis
dans des conditions plus difficiles, marquant bien davantage l’avenir professionnel. Les
plus concernés sont ceux qui ont été contraints de changer complètement de métier,
faute de places dans des postes équivalents à leurs anciennes fonctions. L’un d’eux, par
exemple, était technicien supérieur à ESPACE23 et avait la responsabilité des essais sur
l’un des moteurs développés. Depuis la fermeture, il occupe le poste de technicien
supérieur en génie civil, « un bien grand nom pour faire de toutes petites choses », dit-il. Son
activité consiste à coordonner le travail des entreprises qui réalisent les travaux
d’entretien des bâtiments (peinture, pose de carrelage, etc.). Il est également chargé de
la maintenance des vélos mis à disposition des salariés pour se déplacer sur le site. Pour
lui, « ce n’est pas un métier ». Il s’implique par conséquent beaucoup moins dans son
travail, regrette amèrement son passé professionnel, n’entrevoit pas d’issue et déclare
attendre la retraite avec impatience.
52 Ainsi, quelles que soient les catégories professionnelles, cette restructuration pèse sur
les parcours professionnels. Elle réduit plus ou moins durablement le champ des
possibles et freine, quand elle ne bloque pas, les progressions de carrière.
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POCHIC S., GUILLAUME C. (2009), « Les carrières des cadres au cœur des restructurations : la
recomposition des effets de genre ? L’internationalisation d’un groupe français en Angleterre et
en Hongrie », Sociologie du travail, vol. 51, n° 2, pp. 275-299.
SARFATI F. (2012), Du côté des vainqueurs. Une sociologie de l’incertitude sur les marchés du travail,
Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.
NOTES
1. L’obligation de plan de sauvegarde de l’emploi concerne les entreprises de plus de cinquante
salariés qui procèdent au licenciement pour motif économique d’au moins dix salariés sur une
période de trente jours (article L. 321-1-1 du Code du travail).
2. Homme, 53 ans, marié, deux enfants, DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées)
ressources humaines, directeur d’ESPACE.
3. Le plan de sauvegarde de l’emploi doit faire l’objet de procédures d’information-consultation
auprès du comité d’entreprise (CE). La première procédure est celle du livre IV. Elle est encadrée
par les articles L. 2323-6 et L. 2323-15 du Code du travail et porte sur les raisons économiques du
projet de restructuration. Une fois que le CE a formulé son avis, la procédure dite du livre III est
mise en place. D’après les articles L. 1233-61 et L. 1235-10 du Code du travail, l’employeur doit
présenter aux représentants du personnel le plan de sauvegarde de l’emploi et tous les
renseignements utiles sur le projet de licenciement collectif. La procédure se clôt, à son tour, par
le recueil de l’avis du CE.
4. Les mots sont ceux d’un salarié (homme, 50 ans, marié, trois enfants, ingénieur de Supaéro,
responsable d’un des trois segments d’activité à ESPACE et d’une trentaine de salariés) et
représentent parfaitement une opinion largement répandue dans l’entreprise.
5. Source : livre III du PSE.
6. Le PSE comporte aussi diverses actions de formation, de retour à l’emploi et d’aide à la
création d’entreprise pour les salariés qui font le choix d’un reclassement externe au groupe.
7. Le directeur précise ainsi, lors d’une séance du comité central d’établissement : « L’obligation
légale impose de mentionner un reclassement sur le groupe dans le document officiel mais, si la totalité du
personnel souhaite être reclassée sur le site d’AERO, elle le sera. »
8. Homme, 53 ans, marié, deux enfants, DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées)
ressources humaines, directeur d’ESPACE.
9. Homme, 49 ans, marié, deux enfants, bac électrotechnique puis BTS (brevet de technicien
supérieur) en cours de carrière, technicien, responsable des essais, élu au CE (comité
d’entreprise), CFDT.
10. Homme, 59 ans, marié, quatre enfants, ingénieur de Supaéro, chef de produit, élu au CE,
CFE-CGC (Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres).
11. Homme, 54 ans, marié, deux enfants, ingénieur de l’École centrale Paris, responsable d’un
service d’étude.
12. Pour autant, peu de cadres considèrent la pratique du « nomadisme » comme un choix : ils le
« valorisent, mais ne le pratiquent guère de manière volontaire » ( BOUFFARTIGUE, POCHIC, 2002, p. 4).
13. L’idéologie du nomadisme repose principalement sur deux piliers : le maintien de
l’« employabilité » sur le marché du travail (DANY, LIVIAN, 1995) et la possibilité de « se développer
personnellement » (BOLTANSKI, CHIAPELLO, 1999, pp. 139-140).
14. Certaines femmes adhèrent toutefois à ce modèle masculin de carrière, notamment
lorsqu’elles sont jeunes, célibataires et sans enfant, à l’image des consultantes étudiées par Isabel
BONI-LE GOFF (2012).
15. L’ancienneté moyenne des cadres est de dix-huit ans, celle des techniciens de vingt ans, celle
des employés de vingt-trois ans et celle des ouvriers de vingt ans.
16. Ce ressenti est d’ailleurs fondé sur des faits objectifs puisqu’en 2006, le salaire mensuel
moyen des ouvriers n’est que de 800 euros inférieur à celui des cadres, à ancienneté relativement
égale (respectivement vingt et dix-huit ans).
17. François S ARFATI (2012) décrit un mécanisme semblable chez les téléopérateurs de courtage
en ligne qui trouvent, dans leur quotidien, des éléments leur permettant de s’identifier à des
conseillers boursiers, « à la lisière des parquets » et des « traders mythifiés ».
18. Lié à leur attachement à l’entreprise et à leur histoire commune, le piédestal sur lequel les
anciens salariés d’ESPACE mettent les activités spatiales est d’une hauteur toute relative. Alors
qu’ils dénigrent les activités aéronautiques, les autres salariés d’AERO, eux, les valorisent. Comme
les salariés d’une entreprise aéronautique toulousaine étudiée par Claude DIDRY et Luc TESSIER
(1996), ces derniers sont en effet très fiers de participer à la production d’avions qui se distingue,
par ses exigences de sécurité et ses contraintes techniques particulièrement élevées, de la
fabrication de marchandises plus courantes et ordinaires comme les automobiles ou les appareils
électroménagers.
19. Créée en 1980 par des retraités, cette association s’attache à faire vivre la mémoire de leur
aventure professionnelle et à maintenir les liens amicaux de tous ceux qui ont travaillé dans
l’entreprise.
20. Homme, 35 ans, marié, deux enfants, docteur en physique, responsable technique.
21. Femme, 56 ans, mariée, un enfant, certificat d’études, employée administrative.
22. Homme, 35 ans, marié, deux enfants, docteur en physique, responsable technique.
23. Homme, 57 ans, marié, trois enfants, BP [brevet professionnel] d’usinage, technicien
supérieur.
RÉSUMÉS
Cet article étudie la manière dont les salariés vivent l’épreuve d’un plan de sauvegarde de
l’emploi (PSE) présenté comme idéal. S’appuyant sur soixante-dix entretiens réalisés trois ans
après la fermeture du site, il montre ce que les restructurations font au travail. En effet, même
lorsque tous les salariés sont reclassés, qui plus est dans une entreprise stable située à proximité
de leur ancien lieu de travail avec un niveau de rémunération et des acquis sociaux préservés –
autrement dit, même lorsque leurs conditions d’emploi ne sont pas fondamentalement
altérées –, le travail, lui, est malmené. Certes protégés du chômage, nombre de ces salariés
perdent leur intégration à un collectif, leur attachement à une entreprise, leur maîtrise d’un
métier et leurs perspectives de carrière. Or, quand le rapport au travail est ainsi dégradé, c’est
leur identité sociale et le sens qu’ils donnent à leur existence qui se trouvent à leur tour
bouleversés.
This article examines how workers go through a corporate restructuring that has been presented
to them as ideal. Based on seventy interviews conducted three years after the firm closure, it
shows what corporate restructuring do to work as a subjective experience. Indeed, even if all the
employees have been reclassified in a sustainable company located near their former workplace,
the level of their remuneration and social benefits has been maintained, and even if their
employment conditions have not fundamentally been altered, they feel their experience of work
is being manhandled. Although keeping their employment, employees lose their sense of
belonging to a work collective, commitment to their company, the feeling of being good at their
jobs and their career prospects. When their relationship to work is thus degraded, their social
identity and the meaning they give to their lives are also deeply affected.
INDEX
Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, J62 - Job;
Occupational; and Intergenerational Mobility, L62 - Automobiles; Other Transportation
Equipment, J28 - Safety; Accidents; Industrial Health; Job Satisfaction; Related Public Policy, M54
- Labor Management (team formation; worker empowerment; job design; tasks and authority; job
satisfaction)
Keywords : corporate restructuring, professional redeployment, uprooting, overqualification,
career
Mots-clés : restructuration d’entreprise, reclassement, déracinement, déclassement, carrière
AUTEUR
LUCIE GOUSSARD
Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris − Genre, travail, mobilités (Cresppa-
GTM) ; Centre Pierre Naville (CPN), Université d’Évry ; goussard.lucie@gmail.com
Annie Lamanthe
Les enquêtes sur lesquelles s’appuie cet article ont été réalisées en collaboration avec Hubert
Amarillo, chercheur associé au Lest.
1 Depuis les années 1980, les restructurations d’entreprises ont pris une ampleur
nouvelle. Caractérisées dans le passé par des crises brutales conduisant à la fermeture
d’établissements ou à des « remaniements massifs de secteurs entiers » ( RAVEYRE, 2005),
longtemps associées aux destinées de la « vieille industrie » en perte de vitesse, aux
territoires de monoactivité et aux problématiques de reconversion d’ouvriers non
qualifiés dans des bassins d’emploi sinistrés, elles se déploient aujourd’hui au travers
de nouvelles figures. Ce sont désormais des processus qui se déroulent en continu parce
qu’ils font partie des stratégies mêmes des entreprises : remodelages permanents des
contours de l’entreprise (filialisation, sous-traitance en cascade, etc.), remaniements
structurels internes et externes (réduction des effectifs, recomposition de la main-
d’œuvre, réorganisation du travail, etc.). Ils touchent ainsi directement des salariés
hautement qualifiés et les grandes entreprises multinationales des industries et
services les plus en pointe, sur lesquelles on comptait pourtant pour compenser les
pertes d’emplois dans les activités traditionnelles. Devenues moins spectaculaires et
plus complexes, les restructurations sont aujourd’hui multiformes et difficiles à cerner,
tant du point de vue statistique que juridique (MOREAU, 2007 ; BEAUJOLIN-BELLET et al.,
2012). La gestion de leurs conséquences sur l’emploi a également changé : les recours
des entreprises aux dispositifs incitant aux départs volontaires se multiplient,
privilégiant ainsi les traitements individualisés plutôt que les licenciements massifs. Du
côté des salariés, alors que ceux qui s’opposent aux décisions des directions et
cherchent à négocier collectivement les conditions de leur licenciement s’engagent
dans des conflits longs et parfois violents, d’autres cèdent aux « attraits » du départ
volontaire. Ce mouvement continu de restructuration place les salariés dans un état
durable d’incertitude et d’instabilité et a pour effets de nouvelles formes de pénibilité
et de vulnérabilité (RAVEYRE, 2007), qui conduisent certains d’entre eux à souhaiter
quitter leur emploi pour créer leur propre entreprise.
2 Ce double processus – de sortie d’une grande entreprise et d’entrée dans
l’entrepreneuriat – contribue au renouvellement des tissus productifs sur les
territoires. Différentes recherches conduites dans la région Provence-Alpes-Côte-
d’Azur ont fait ressortir qu’il est directement à l’origine des dynamiques économiques
et entrepreneuriales à l’œuvre dans certains segments de l’activité ( AMARILLO, 2009 ;
LAMANTHE, 2011). C’est notamment le cas dans de nouveaux domaines d’activité, comme
ceux qui ont émergé avec le développement des problématiques énergétiques. Ces
travaux montrent en effet que, parmi les différents types d’entreprises s’étant
positionnées sur le marché de l’installation d’équipements en énergies renouvelables,
un nombre non négligeable a été créé par d’anciens cadres, ingénieurs et techniciens
des industries des hautes technologies et des services qualifiés ( AMARILLO, LAMANTHE,
2011). Ces trajectoires s’inscrivent dans une stratégie de type « exit » ( HIRSCHMAN, 1972)
dans laquelle s’engagent des salariés désireux de quitter le monde des grandes
entreprises tout en se saisissant d’une double opportunité : d’une part, les ressources
offertes par les dispositifs déployés dans le cadre des restructurations ; d’autre part, les
perspectives de marché ouvertes par la montée des préoccupations environnementales
dans la société.
3 Dans une étude plus récente sur l’ancien bassin minier de Provence 1 ( GALLENGA,
LAMANTHE, 2012), des entretiens ont été réalisés avec certains de ces néo-entrepreneurs
(population essentiellement masculine), repérés parmi les dirigeants d’entreprises
installatrices d’équipement en énergies renouvelables implantées sur ce territoire. Par
leur récit, ils éclairent les caractéristiques d’une mobilité qui les a conduits du statut de
salarié à celui d’indépendant ainsi que les contextes et conditions qui y ont présidé.
S’appuyant sur une conception des trajectoires individuelles – ou parcours – entendues
comme une combinaison entre dimensions personnelles et facteurs institutionnels 2,
l’article fait ressortir comment les implications des restructurations sur ces ex-salariés
se sont articulées avec un ensemble d’autres éléments pour construire leurs mobilités.
On peut en effet considérer que celles-ci se situent à l’intersection entre, d’une part,
des expériences, motivations et stratégies individuelles (ce sera l’objet de la première
partie) et, de l’autre, les reconfigurations du système productif, les perspectives
d’activité liées à la transition énergétique et les politiques publiques développées dans
ces deux domaines (deuxième partie). Pour autant, les trajectoires ne sont pas toutes
identiques et l’on peut distinguer deux profils parmi les néo-entrepreneurs rencontrés :
les « solaristes » et les « néo-artisans ». Cette distinction s’explique à la fois par les
ressources en leur possession et leurs capacités à se saisir de nouvelles ressources et
opportunités. On observera donc ici comment leurs capitaux scolaires, leurs
trajectoires antérieures et les réseaux dans lesquels ils s’insèrent contribuent à des
positionnements économiques et des constructions identitaires différenciés (troisième
partie).
Encadré
Méthodologie de l’enquête
7 Ce sont tous des diplômés du supérieur : les niveaux des diplômes obtenus
s’échelonnent du BTS/DUT (brevet de technicien supérieur / diplôme universitaire de
technologie) au doctorat, en passant par des diplômes de troisième cycle et des
diplômes d’ingénieur ou d’écoles de commerce (voir tableau).
8 Ils ont créé leur entreprise dans la seconde moitié des années 2000 (plus exactement
entre 2005 et 2009), au moment où les opportunités économiques dans le domaine des
énergies renouvelables ont été les plus fortes, notamment grâce aux incitations fiscales
Tableau : Formation des dirigeants et fonctions occupées dans l’entreprise qu’ils ont quittée
9 Les dirigeants que nous avons rencontrés ont souhaité quitter les entreprises dans
lesquelles ils travaillaient pour plusieurs raisons. Il s’agissait notamment de fuir les
situations d’incertitude et d’instabilité dans lesquelles les processus continus de
restructuration les plongeaient en permanence. Plusieurs d’entre eux ont ainsi connu
des plans sociaux et des licenciements à répétition, des changements d’actionnaires et
de stratégies, ainsi que la primauté croissante donnée aux logiques financières et de
rentabilité à court terme, autant d’éléments qui enlèvent de la visibilité sur l’avenir,
tant en termes d’emploi que sur l’évolution des salariés au sein de l’entreprise. La
concurrence internationale, particulièrement aiguë dans le domaine des hautes
technologies, a visiblement contribué à accentuer ces incertitudes. Pour d’autres,
l’objectif était de s’extraire de conditions, relations ou ambiances de travail dégradées
(pressions, recherche de la rentabilité à tous crins, mauvaises relations au sein de
l’entreprise, cas de suicides au travail, etc.), à propos desquelles ils expriment leur
insatisfaction et leur saturation (« ras-le-bol », « marre de la grosse société », « refus de
travailler dans une grande entreprise », etc.). La création d’entreprise répond, a contrario, à
leur aspiration à une plus grande indépendance (« ne plus avoir à rendre des comptes »,
« éviter la routine ») qui explique leur refus de chercher un nouvel emploi dans une
entreprise similaire.
10 Les plans sociaux, licenciements économiques ou dispositifs d’essaimage 4, qui offrent
des ressources financières – indemnités, maintien du salaire, possibilité de
réintégration –, constituent à la fois un filet de sécurité et un soutien aux
investissements dans la nouvelle activité. Ils sont saisis comme des opportunités pour
partir et faire autre chose. Les dirigeants que nous avons rencontrés ont ainsi
expérimenté l’ensemble des voies de sortie disponibles, y compris la démission. Lors de
leur mobilité, ils cherchent à concilier un désir d’autonomie et de sécurité – par la
réalisation d’un projet personnel ou familial qui va leur permettre de s’assurer un
revenu – et l’aspiration à une nouvelle qualité de vie et de travail : la grande entreprise
n’apparaît plus en mesure de leur garantir tout cela, si bien que ce sont les petites
structures qu’ils projettent de créer qui portent désormais leurs aspirations. On rejoint
ici des observations faites par ailleurs (POCHIC, 2001), qui montrent que les cadres
reportent les attributs classiques de leur emploi passé en entreprise 5 sur leurs attentes
liées à la création d’entreprise. C’est pourquoi, lors des entretiens, ces dirigeants n’ont
pas exprimé de sentiment de déclassement par rapport à leur position professionnelle
antérieure. Même si certains nous ont indiqué que leurs revenus actuels sont inférieurs
à ceux qu’ils avaient auparavant, les gains en termes de conditions de vie et de travail,
l’amélioration de la visibilité sur leur avenir, la pratique d’une activité socialement et
symboliquement valorisée (écologie, énergies renouvelables, travail indépendant, etc.)
développée à leur initiative et non par défaut, semblent, à tout le moins dans leurs
discours, compenser les pertes pécuniaires.
11 Créer son entreprise est, pour François, la voie qu’il a privilégiée pour sortir de la
difficile expérience des licenciements à répétition qu’il a connus en tant que directeur
technique du bureau d’étude d’une multinationale de la microélectronique. Il a en effet
été licencié une première fois en 2003 puis, après une succession de rachats, il l’a été à
nouveau en 2008. La création d’une entreprise, nous dit-il, c’est aussi s’assurer d’une
meilleure projection dans le temps, qui n’est plus permise par la situation de
perpétuelle instabilité et d’incertitude inhérente à l’entreprise multinationale dans
laquelle il était. De la même manière, le refus des logiques financières dictées par les
actionnaires et la crainte de connaître le chômage sont les motivations exprimées par
Pierre pour lancer sa société. Salarié d’un groupe de semi-conducteurs, il quitte son
emploi dans le cadre d’un plan de départs volontaires en 2002. Il rejoint un autre
groupe, cette fois dans l’instrumentation, qui finit par être racheté ; or ce que lui
proposent les nouveaux actionnaires, explique-t-il, ne lui convient pas. Par ailleurs, il
pense que l’avenir des hautes technologies se situe désormais davantage dans les pays
émergents qu’en Europe, ce qui lui fait craindre de se retrouver, à terme, au chômage.
Par deux fois, il quitte ainsi son emploi dans des conditions financières qu’il présente
comme intéressantes :
« Je savais que la haute technologie, c’était mort, et qu’avec tous les Indiens,
Roumains ou Russes qu’on forme, l’ingénieur, il a plus vraiment sa place, ou, enfin,
il l’aura plus dans vingt ans. Moi, j’ai 40 ans, je vais bosser jusqu’à 65 voire 70 peut-
être ; donc, si c’est pour me retrouver au chômage comme mes aînés dans cinq ou
dix ans, ça m’intéressait pas. Deuxièmement, à deux reprises, j’ai dû quitter mon
entreprise parce qu’on m’en a offert la possibilité dans des conditions financières
intéressantes ; donc, j’en ai profité, j’ai utilisé cet argent pour construire une
extension chez moi, que je loue. Je l’ai construite dans deux buts : parce que c’était
ma passion, le bricolage ; et parce que, c’était, je pense, financièrement là où je
pouvais mettre mon argent le plus sûrement, c’est-à-dire que derrière je pouvais
louer, ça me rapportait une rente. »
13 Pascal et Philippe sont deux amis qui se sont rencontrés dans leur ancien emploi. Le
premier, Pascal, travaillait dans le technocentre d’une grande entreprise de l’industrie
automobile, en région parisienne. Il démissionne pour rejoindre Philippe, déjà installé
en Provence, dont la société de géothermie récemment créée lui assure un emploi (« De
toute façon, il y avait du taf »). Philippe, quant à lui, travaillait dans un bureau d’études lié
à une société d’aéronautique et prestataire du technocentre. Il démissionne pour suivre
son épouse infirmière, qui a obtenu une mutation dans le Sud. Ce motif lui permet de
bénéficier des allocations chômage et d’une formation. Pascal évoque pour sa part des
arguments de qualité de vie et le projet de construire une maison, projet qui était
inaccessible en région parisienne :
« J’ai débarqué ici, parce que dix ans de Paris, dix ans de technocentre, je saturais ;
donc je voulais voir un autre volet […], j’en avais marre. On avait le projet de
construire, mais dans la région parisienne, ce n’est pas possible ou trop loin du lieu
de travail ; il fallait faire des kilomètres et des kilomètres pour faire construire une
petite maison […]. Ras le bol de ces grosses entreprises et essayer autre chose ; donc
on a fait bingo, on a dit : “Allez on y va” ; avec ma femme, on était à 200 % pour
partir ; bon on essaie, on verra. »
14 Sa femme, alors employée en région parisienne chez un loueur automobile, pose sa
démission en même temps que lui.
15 Ce sont aussi des arguments d’ordre familial et de qualité de vie qu’évoque Daniel qui,
dans son emploi précédent, était amené à travailler neuf mois sur douze à l’étranger :
« Ma femme m’a dit : “Je n’ai pas épousé un fantôme.” Alors j’ai décidé de rester sur place. »
16 Plus largement, chez tous les entrepreneurs rencontrés, la mobilité professionnelle
s’articule à un ancrage territorial particulièrement marqué. Il concerne aussi bien ceux
qui se sont récemment installés sur le territoire (et pour lesquels mobilité
professionnelle et mobilité géographique se confondent) que ceux qui, anciens salariés
d’entreprises implantées localement, résidaient déjà sur le territoire. En couple, ces
entrepreneurs souhaitent accéder à la propriété individuelle, ce qui a une incidence sur
les choix qu’ils opèrent dans le cadre de leurs projets professionnels (volonté de rester
sur le territoire). Il est d’ailleurs remarquable que, à la question « Pourquoi avez-vous
installé votre entreprise sur une commune du bassin minier ? », la plupart répondent
que c’est parce qu’ils y habitent (la résidence familiale est généralement le siège de
l’entreprise, notamment parce qu’ils n’ont pas les moyens de louer un local
professionnel). Ces projets professionnels ont ainsi une forte dimension familiale : soit
que la mobilité s’inscrive dans un projet familial explicite comme dans l’exemple de
Pascal et de Philippe ci-dessus, où les deux conjointes sont concernées par la mobilité ;
soit qu’elles aient été associées à la décision et la soutiennent en assurant, par leur
emploi, une rentrée financière régulière (c’est le cas pour Éric dont l’épouse est
employée de banque) et/ou en prenant en charge les tâches de gestion (l’épouse de
Grégory, employée dans une entreprise locale d’informatique, assure le travail
administratif). Dans un seul cas toutefois, celui de Denis, l’épouse est associée et
travaille avec lui dans l’entreprise. Comme d’autres travaux l’ont montré, le rôle du
conjoint, ici celui de l’épouse, est primordial au moment où est prise la décision
d’installation : son aval est déterminant en même temps que sa position dans le
ménage, inactive ou salariée, conditionne le type de soutien qu’elle sera en mesure
d’apporter6.
19 Pour les anciens salariés rencontrés, il a fallu acquérir les compétences techniques des
métiers concernés : sur les énergies renouvelables, mais aussi plus largement sur la
construction de bâtiment, où de nombreuses connaissances sont nécessaires pour les
travaux de plomberie, chauffage, couverture, etc. Parallèlement, ils ont dû se former à
tout ce qui relève de la conduite d’une entreprise : gestion et cadre réglementaire liés à
l’inscription au registre des métiers pour les entreprises artisanales, inscription pour
laquelle est exigée la détention d’un diplôme professionnel attestant la qualification de
l’artisan dans le métier exercé.
20 Les « néo-entrepreneurs » ont largement mobilisé les dispositifs publics qui ont
encadré leur départ de leur entreprise en restructuration. Plusieurs d’entre eux, en
effet, ont bénéficié de formations dans le cadre de dispositifs de reconversion en tant
que demandeurs d’emploi ou bien via les dispositifs d’essaimage (congé individuel de
formation). Trois d’entre eux ont obtenu des diplômes de l’enseignement supérieur par
cette voie, dans des spécialités orientées vers la gestion de l’entreprise : DESS (diplôme
d’études supérieures spécialisées) finance, DESS communication et licence de gestion.
Trois autres ont suivi des formations conduisant à des certifications professionnelles
leur permettant de s’inscrire au registre des métiers. C’est le cas de Pierre, qui a passé
un CAP d’installateur en solaire thermique grâce à une formation récemment mise en
place par le Greta7 d’un lycée d’une commune voisine dans le cadre du plan régional de
formation professionnelle financé par le conseil régional et ouvert aux demandeurs
d’emploi. De même, Éric a décroché un CAP de plombier chauffagiste et Pascal a passé
un baccalauréat professionnel en génie climatique à l’Afpa (Association nationale pour
la formation professionnelle des adultes).
21 Ainsi, phénomène relativement inédit en France, des salariés hautement qualifiés et
titulaires de diplômes de l’enseignement supérieur sont amenés à préparer des
diplômes des premiers niveaux de l’enseignement professionnel. Pour autant, leur
formation initiale, tout comme l’expérience professionnelle qu’ils ont acquise dans les
grandes entreprises dans lesquelles ils ont exercé ne sont pas sans utilité dans leur
nouvelle activité. Leurs connaissances sont mobilisées de différentes façons, qu’ils
s’agissent des compétences techniques acquises lors de leur formation initiale
(électrotechnique, électronique, génie climatique, génie électrique) qui sont réutilisées
dans le domaine des énergies renouvelables, ou de leurs compétences en informatique
particulièrement utiles pour la gestion des stocks et la création de sites internet ou
encore, de leurs capacités à se documenter et à monter les dossiers permettant à leurs
clients d’accéder aux aides à l’installation.
22 En outre, ils ont dû acquérir les certifications Qualit’ENR nécessaires pour que leurs
clients puissent bénéficier des aides publiques. En effet, les aides des collectivités
locales ne peuvent être versées que si les clients font appel à des professionnels
possédant cette reconnaissance, gage officiel de leur compétence, également fortement
recommandée pour les aides nationales.
23 Tous les enquêtés insistent sur le rôle important joué par les fournisseurs de matériel
dans l’acquisition des connaissances techniques. La formation sur le tas, évoquée par la
plupart des dirigeants rencontrés, est une autre voie, souvent complémentaire. Pour
plusieurs d’entre eux, et particulièrement quand ces dirigeants font partie de ménages
accédant à la propriété individuelle, la construction de leur maison leur a donné
l’occasion d’acquérir différentes techniques (couverture, charpente, électricité,
plomberie, etc.) ; l’installation à leur domicile de différents équipements en énergies
renouvelables leur a permis de tester le matériel et leurs propres compétences ; enfin,
ils ont pu évaluer techniques et produits par les diverses activités de bricolage
auxquelles ils se sont livrés. Les expériences professionnelles ponctuelles qu’ils ont pu
faire après avoir quitté leurs entreprises initiales, en tant que salariés ou en tant que
stagiaires, ont aussi été des occasions de se former : Denis a été employé comme
commercial dans une entreprise d’installation en énergie solaire, si bien qu’il a pu
participer à différents chantiers en compagnie du plombier de l’entreprise ; Daniel a
travaillé avec un ami à la pose de cuisines et effectuait les travaux de plomberie ; Pascal
a appris sur le tas, dans la société de géothermie créée par Philippe ; avant de créer sa
propre société, Grégory a été employé pendant quelque temps dans une entreprise
d’installation de panneaux photovoltaïques.
contrat de travail qui se fait d’un commun accord entre le salarié et l’employeur, et qui
permet au salarié de percevoir les allocations chômage, contrairement à la démission.
De la même façon, dans les dispositifs de départs volontaires, qui se sont fortement
développés dans les années récentes (BEAUJOLIN-BELLET et al., 2012), l’accès aux droits et
indemnités attachés au licenciement pour motif économique est assuré : indemnités de
départ et allocations de chômage, accompagnement à la reconversion (formation, aide
à la création d’entreprise), etc.
27 Des travaux ont montré que le « succès » rencontré par les dispositifs de départs
volontaires tient au fait que cette procédure combine tout à la fois les visées des
entreprises et l’aspiration de certains salariés, dès lors que ceux-ci peuvent partir en
ayant accès à certaines garanties, notamment sur le plan financier. Les départs
volontaires n’ont certes pas la même résonance ni les mêmes conséquences pour les
salariés selon leur niveau de qualification, leur âge ou leur secteur d’activité. Ils
permettent cependant à des motivations individuelles exprimées par nombre d’entre
eux de se concrétiser, ce qui laisse penser qu’ils peuvent être vécus comme une
occasion de fuir l’entreprise et le mal-être au travail et/ou comme une opportunité de
réaliser un projet professionnel de reconversion tout en profitant des mesures
d’accompagnement et des indemnités prévues à cet effet (BOURGUIGNON, GARAUDEL, 2012).
28 La création d’entreprise et, plus largement, la sortie du salariat vers le travail
indépendant, peut constituer une voie de reconversion pour ces ex-salariés. Elle trouve
un écho particulièrement favorable dans les périodes de chômage et/ou de dégradation
des conditions d’emploi. Elle a par ailleurs bénéficié, depuis les années 1980, à la fois du
regain d’intérêt accordé, dans les représentations sociales, à l’entreprise et à
l’entrepreneuriat et d’incitations nouvelles dans le cadre de la politique publique de
l’emploi. En effet, à partir de la fin des années 1970, la puissance publique a considéré la
création d’entreprise comme étant à même de servir un double objectif : la
redynamisation du tissu productif (notamment à travers le soutien aux petites
entreprises) afin de favoriser la création d’emplois et, partant, la lutte contre le
chômage. Des dispositifs de différents types ont été mis en place pour faciliter la
création d’entreprise, via le soutien financier et les incitations fiscales, la facilitation
des démarches, la définition de nouveaux cadres juridiques ainsi que
l’accompagnement des porteurs de projet (plateformes d’initiatives locales, couveuses
d’entreprises, etc.). Les demandeurs d’emploi ont été une cible privilégiée de ces
dispositifs, dans une histoire qui compte désormais plusieurs décennies comme le
montre Fanny DARBUS (2008). À la fin des années 1970, avec l’installation du chômage de
masse, le lancement de l’Accre (aide aux demandeurs d’emploi créant ou reprenant une
entreprise, ouverte aux demandeurs d’emploi susceptibles d’être indemnisés) témoigne
d’une volonté de « promotion institutionnelle de l’auto-emploi ». Par la suite, dans les
années 2000, il s’agit de mettre sur pied des dispositifs dont l’objectif est la
« sécurisation » et l’aménagement des transitions professionnelles, du chômage vers
l’entrepreneuriat. Pour cela, les aides sont accordées aux demandeurs d’emploi
porteurs de projet à condition qu’ils aient recours aux services d’accompagnement ;
dans le même temps, ils ont la possibilité de cumuler les revenus de leur nouvelle
activité avec les minima sociaux ou les indemnités chômage. Dans ce sens, le Cape
(contrat d’appui au projet d’entreprise) instauré en 2003 par la loi « Dutreil » vise à
faciliter la transition vers l’entrepreneuriat à travers des aménagements administratifs,
juridiques et fiscaux (selon les cas, maintien de l’affiliation au régime de protection
31 Dans les trajectoires de mobilité étudiées ici, les impacts des transformations des tissus
productifs, des stratégies des entreprises et des modes de gestion de l’emploi ont
« rencontré » les opportunités économiques ouvertes par la montée des préoccupations
environnementales dans la société et la volonté politique d’organiser la « transition
énergétique ». Ces dernières ont en effet contribué à l’émergence de nouveaux marchés
et de nouvelles activités, comme l’installation d’équipements en énergies
renouvelables, dont se sont emparés les « néo-entrepreneurs » de notre échantillon
pour réaliser leur projet de création d’entreprise.
36 Le bassin minier de Provence possède une histoire industrielle liée à l’énergie : pendant
plus d’un siècle, l’exploitation de mines de lignite y alimentait, notamment, une
centrale thermique. Son exploitation est définitivement arrêtée en 2003, mais elle a été
anticipée de longue date par Charbonnages de France, gestionnaire du site, à travers un
ensemble d’incitations à l’implantation de nouvelles entreprises dès la fin des années
1970 puis, par les pouvoirs publics, qui ont mis en œuvre une stratégie explicite de
reconversion à partir du milieu des années 1980. Ces efforts, en particulier via la
création de zones d’activité et le déploiement du fonds d’industrialisation des bassins
miniers, ont été guidés par une volonté de réindustrialisation du territoire. Ils ont
favorisé l’émergence d’un tissu industriel de haute technologie avec l’installation
fortement soutenue par des aides publiques (GARNIER, LANCIANO, 2004) d’établissements
de multinationales de la microélectronique dans une de ces zones. La transition
productive du territoire, d’activités organisées autour de l’industrie lourde (extraction
minière, transformation du minerai, production d’électricité) aux nouveaux secteurs
industriels de haute technologie, a ainsi bien eu lieu. Cette reconversion a pour
conséquence non seulement l’évolution de la composition sectorielle des activités mais
aussi celle de la population active ayant un emploi dans les communes du bassin, dont
la vocation résidentielle devient plus marquée (accession à la propriété en habitat
pavillonnaire)11.
37 Les entreprises dans le domaine de l’installation d’équipements en énergies
renouvelables ont pour partie été créées, comme nous l’avons dit, par d’anciens cadres,
ingénieurs et techniciens, auparavant salariés des grandes entreprises de la
microélectronique implantées sur le bassin mais aussi dans les territoires voisins,
comme celui d’Aubagne-La Ciotat. Celui-ci a lui-même été l’objet d’une reconversion
suite à la fermeture des chantiers navals et a bénéficié de fonds qui ont permis
l’implantation de nouvelles zones d’activité (GARNIER et al., 2004). Ainsi, les mobilités des
néo-entrepreneurs s’inscrivent dans le cadre des reconfigurations productives
protéiformes de ces territoires : à la suite de la reconversion du bassin, qui se traduit
entreprises dans lesquelles ils ont travaillé. De telles ressources et activités sont moins
accessibles aux « néo-artisans », au profil de technicien plus marqué.
49 Ce clivage se retrouve dans la façon dont ils conçoivent et organisent l’activité de leur
entreprise, qui obéit non seulement à des différences de constructions identitaires et
professionnelles mais aussi à des différences de positionnements au regard de leur
nouveau statut, de leur nouvelle activité et sur le marché.
50 Que ce soit dans les entretiens ou dans la manière dont ils présentent leur entreprise
(sur leurs sites internet par exemple), les « solaristes » affichent le solaire et, plus
généralement, les énergies renouvelables comme cœur de métier de leur activité. Les
valeurs écologiques qu’ils mettent en avant ainsi que leur posture, plus ou moins
militante, en faveur des sources d’énergie alternatives, expliquent pourquoi ils ont
choisi de créer une entreprise dans ce créneau. Leurs prises de position claires leur
permettent également de se différencier de leurs nombreux concurrents – artisans
traditionnels et grosses entreprises du bâtiment – et de se faire une place sur un
marché nouvellement ouvert.
51 Frédéric, dont le discours militant fait le lien entre la récupération, le recyclage et
l’« état de la planète », a commencé par développer une activité de récupération de
déchets (plaquettes de silicium et panneaux photovoltaïques). Son engagement est
également visible dans les rapports qu’il entretient avec ses clients et dans la manière
dont il gère son entreprise. Par le recours à un groupement d’achats auprès duquel il
peut négocier les tarifs, il défend la possibilité d’un accès aux équipements solaires à un
prix abordable, soutient l’auto-installation et les autoconstructeurs, les conseille, les
forme et affiche un choix « responsable » pour les produits (prix accessibles, fabricants
de proximité, fiabilité). Dans son cas, écologie et consommation raisonnée se
rencontrent.
52 Sébastien défend aussi le solaire en tant qu’activité autonome et spécialisée. Il regrette
ainsi que dans les appels d’offres concernant le logement collectif, l’installation des
équipements solaires soit intégrée aux travaux de plomberie au lieu de figurer comme
une spécialité à part entière. Il déclare avoir des positions écologistes « assez extrêmes » :
d’après lui, il faudrait faire flamber le prix des énergies fossiles pour que les énergies
renouvelables puissent vraiment se développer.
53 François est sur la même ligne en faisant valoir que le solaire photovoltaïque est une
activité spécialisée aux compétences tout à fait spécifiques. Il estime que certains
artisans – les électriciens du bâtiment par exemple –, pourtant nombreux à installer ces
équipements, n’ont pas les savoir-faire nécessaires. François n’est pas à proprement
parler porteur d’un discours écologiste mais il se positionne comme un expert qui met
en avant son activité d’ingénierie dans le domaine.
54 Pierre déclare avoir « une dette envers la planète », qu’il a contractée dans ses activités
professionnelles antérieures en prenant fréquemment l’avion. Par conséquent, il a
décidé de se mettre en accord avec ses principes, aussi bien dans sa vie personnelle que
professionnelle. Il explique ainsi : « J’ai fait ce qu’il fallait pour que la planète se porte
mieux », en pratiquant l’écoconstruction chez lui. Il a par exemple installé des chauffe-
eaux solaires dans sa résidence principale ; ils ne sont certes pas rentables mais
représentent un « geste citoyen ». Dans son activité, il a souhaité « faire des choses
réalisables avec un prix en rapport » ; de plus, quand il va voir ses clients, il peut se
prévaloir auprès d’eux de ce qu’il a mis en œuvre chez lui.
55 L’activité des « néo-artisans », quant à elle, s’appuie sur un double positionnement.
D’une part, les spécificités techniques propres à l’installation des équipements en
énergies renouvelables sont revendiquées et affichées comme cœur de l’activité de
l’entreprise (elles en ont justifié le lancement), ce qui permet d’avoir un
positionnement concurrentiel clair. D’autre part, elles sont associées aux valeurs
traditionnelles de l’artisan : travail bien fait, qualité et maîtrise reposant notamment
sur des compétences techniques. L’affichage militant et écologiste est moins présent ici.
56 Denis se définit à la fois comme technicien et artisan, dans le sens où il déclare qu’il fait
tout de A à Z, refuse la sous-traitance, propose service et disponibilité au client. Il
dénonce les abus et l’absence de compétences de certains installateurs.
57 Éric a eu le projet explicite de devenir artisan ; il travaille seul et refuse la sous-
traitance. Il affirme ne pas « être piqué écolo » mais être plutôt tourné vers le
développement durable. Les énergies renouvelables, « ça lui plaît », et il tente de se
démarquer en développant l’installation de chaudières à granulés bois. Sur son site, il
se présente comme « un artisan qualifié, qui saura vous conseiller et vous accompagner », qui
« guidera simplement vos choix ». Il n’est adepte ni du démarchage téléphonique ni des
techniques commerciales agressives et met en avant l’argument de la confiance et du
conseil personnalisé adapté aux besoins.
58 Pascal et Philippe déclarent sans ambages que c’est plus la technicité que les
perspectives de marché qui leur a plu dans les énergies renouvelables. C’est pourquoi
ils se sont d’abord consacrés à la géothermie lorsqu’ils ont lancé leur entreprise. Les
deux associés se présentent à la fois comme artisans et techniciens (ils se sont « régalés »
sur le plan technique avec le photovoltaïque qu’ils ont installé pendant un moment
avant de l’abandonner). Les arguments que l’on trouve sur le site de l’entreprise
témoignent de leur posture : « ceux qui vous font le devis sont aussi ceux qui vous font
l’installation », « le cœur de métier est le chauffage ».
59 Nouveaux entrants dans l’activité, tous les dirigeants ont été amenés à constituer leurs
propres réseaux professionnels et/ou à s’insérer dans des réseaux existants. C’est là
qu’ils trouvent en grande partie les ressources qu’ils leur sont nécessaires et qu’ils ne
possèdent pas.
60 Les « néo-artisans » ont rejoint le réseau des organisations professionnelles dédié aux
artisans : tous sont adhérents à la Capeb (Confédération de l’artisanat et des petites
entreprises du bâtiment) et deux ont souligné le rôle de la Chambre des métiers lors des
entretiens. Ils en ont tiré des ressources, sous la forme d’informations, d’aides
administratives et de financement des formations (accès au label Qualit’ENR). C’est
souvent à l’occasion de ces formations qu’ils ont pu rencontrer d’autres artisans et
« néo-artisans » et nouer des relations qui ont pu par la suite déboucher sur des
coopérations. Grâce à l’information et à la formation sur leurs produits et aux liens
commerciaux qu’ils proposent, les fournisseurs et fabricants de matériel constituent
également des ressources non négligeables. Dans la mesure où leurs entreprises ne
disposent pas d’une fonction commerciale dédiée, les « néo-artisans » expérimentent
différentes solutions : adhésion à une société qui vend des contacts clients établis via un
site internet ou partenariat avec une agence immobilière locale qui fait appel à eux
pour des travaux.
61 Les « solaristes » s’insèrent plutôt dans des réseaux de « pairs », i. e. des personnes et
organisations avec lesquelles ils partagent des proximités de trajectoires et de
démarches. Ils sont aussi à l’origine de la création de leurs propres structures : Frédéric
travaille en relation avec un groupement d’achats en direction des autoconstructeurs et
auto-installateurs. François s’est inséré dans un réseau d’entreprises formé par des
entrepreneurs qui se sont connus en formation, qui consiste concrètement en une
association de collaboration et d’entraide « sur la base d’un rapprochement par affinités »
(elle leur permet de faire des actions de lobbying auprès d’architectes et de mairies) ; il
s’est lancé dans des actions de partenariat avec des « gens comme lui », des indépendants
qu’il a rencontrés dans des formations en bâtiment ; il a été membre de la Capeb
pendant un temps. Pierre, quant à lui, a fondé un groupement avec une autre
entreprise avec laquelle il partage des moyens techniques et humains. Cette solidarité
entre « pairs » s’observe aussi dans les pratiques de formation : Pierre a été stagiaire
chez un autre « solariste » et lui-même prend en stage des personnes qui souhaitent
monter leur propre société. Certains d’entre eux mobilisent fortement les ressources du
conseil régional via l’adhésion au Pridès « Bâtiment durable en Méditerranée ».
62 Le positionnement de ces dirigeants concernant l’emploi de salariés est ambigu. Parmi
les « solaristes », un seul déclare être employeur : Frédéric a ainsi embauché un
ingénieur pour son entreprise d’installation solaire et comptabilise au total quatre
salariés dans trois sociétés différentes (solaire et recyclage des déchets). Deux autres
« solaristes » ont employé des salariés mais n’en ont plus au moment de l’enquête.
Sébastien a été le patron de trois personnes, dont des apprentis, mais il s’en est séparé
au moment de la crise de 2008. Pierre a eu deux salariés en contrats à durée déterminée
(CDD) qui n’ont pas été reconduits ; ils travaillaient dans son entreprise en attendant de
créer leur propre activité. Les préférences de ces dirigeants vont plutôt vers des
solutions collectives : la coopération (entre ses propres sociétés pour Frédéric), le
« système d’entraide entre patrons » (pour Sébastien qui déclare ne plus vouloir
embaucher) ou le partenariat « avec des gens comme lui » et des artisans qu’il a formés
(pour François), ou encore le groupement d’entreprises (Pierre).
63 On observe la même réticence du côté des « néo-artisans ». Denis travaille seul avec sa
compagne, à laquelle il s’est associé. Il souhaiterait recruter un technico-commercial en
vue de développer une activité de grossiste (poêles à bois) et prévoit d’embaucher un de
ses anciens collègues de travail avec lequel il est devenu ami. Il fait sinon appel à un
autre artisan en cas de besoin. Éric travaille seul et sollicite de même d’autres artisans.
Pascal et Philippe travaillent à deux et disent ne pas avoir les moyens d’embaucher car
« c’est trop cher » ; ils déclarent d’ailleurs ne pas se verser de salaire de façon régulière.
Seul Daniel est employeur : il déclare préférer avoir des salariés plutôt que de coopérer
avec d’autres artisans dont il n’est pas sûr des pratiques. Sur ce plan, les « néo-
artisans » ne sont pas différents des « solaristes ».
64 Les réticences à embaucher s’expliquent notamment car les dirigeants craignent de ne
pas être en mesure d’assurer un salaire tous les mois, ce qui est révélateur des
difficultés que plusieurs rencontrent pour assurer une activité régulière à leur
entreprise. L’activité est au contraire volatile, comme en témoignent les obstacles que
nous avons dû surmonter pour contacter les entreprises. Dans la mesure où un certain
nombre d’entreprises sont restées injoignables (au total huit), nous avons supposé
qu’elles avaient cessé leur activité ; ce chiffre estimé ajouté aux cessations que nous
avons effectivement constatées représente une proportion relativement importante
des entreprises du secteur. De plus, huit entreprises toujours en activité ont arrêté le
solaire. Ce sont principalement des entreprises traditionnelles du bâtiment
(maçonnerie, électricité générale, chauffage, plomberie) qui ont tenté de se lancer dans
le solaire (essentiellement le photovoltaïque) pour compléter leur activité. Seule une
entreprise créée par un des « néo-entrepreneurs » rencontrés a cessé son activité
(Christophe).
65 On peut faire l’hypothèse que les « néo-entrepreneurs » ont fait preuve de davantage
de capacités de résistance et de facultés à se maintenir durablement sur le marché des
énergies renouvelables que les artisans traditionnels, notamment à partir du moment
où l’appel d’air apporté par les incitations fiscales s’est fortement ralenti. On peut
imaginer que leur niveau de formation et les compétences acquises dans les postes
occupés antérieurement leur ont permis de mieux s’en sortir, ne serait-ce que parce
qu’ils ont été plus en mesure que les artisans traditionnels de mettre en place et
d’assurer un ensemble de tâches et de services au-delà de la seule installation (comme
le montage des dossiers de demande d’aide pour les clients, la conception de travaux
d’ensemble, le calcul des performances des équipements, etc.). Sur ce point comme sur
d’autres, de nouvelles investigations semblent nécessaires pour voir, dans la durée,
comment ont évolué les trajectoires professionnelles de ces salariés devenus « néo-
entrepreneurs » suite aux restructurations financières des années 2000.
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NOTES
1. Le bassin minier de Provence correspond au périmètre d’un territoire en reconversion qui
regroupe dix-sept communes à l’est du département des Bouches-du-Rhône, entre Aix-en-
Provence, Marseille et le département du Var.
2. Référence est faite ici à la notion de parcours telle que la propose Bénédicte Z IMMERMANN
(2011). Le parcours consiste ainsi en un enchevêtrement de différents éléments d’ordre privé,
social et personnel, organisationnel et institutionnel, supposant l’existence de ressources et
d’opportunités pour les individus ; il n’est pas réductible à des choix personnels car il est
également fait de non-choix et de contraintes, et se déploie « dans des espaces dont la
structuration collective contribue à façonner les possibles et la latitude de choix individuels »
(p. 85). On insiste aussi par là sur l’importance des variables subjectives dans les bifurcations de
carrière, comme le suggère Sophie POCHIC (2001) à travers l’intérêt porté au projet professionnel
chez les cadres au chômage.
3. Ces activités relèvent principalement du code 43 (travaux de construction spécialisés) de la
NAF 2008 (nomenclature d’activités française) et, plus particulièrement, du groupe 43.2,
« travaux d’installations électriques, plomberie et autres travaux d’installation », qui comprend :
les travaux d’installation électrique dans tout type de locaux, les travaux de plomberie,
d’installation de chauffage et de conditionnement d’air, les travaux d’installation d’eau et de gaz
dans tout type de locaux et les travaux d’installation d’équipements thermiques et de
climatisation.
4. L’essaimage est un dispositif mis en place par les grandes entreprises pour aider certains de
leurs salariés à créer ou à reprendre une entreprise. Cette aide peut prendre plusieurs formes :
soutien financier (prêt, subvention, maintien du salaire), aide aux démarches, formation,
relations économiques (client-fournisseur), possibilité de réintégration, etc. Il s’intègre dans des
stratégies de gestion des « sureffectifs » et/ou de rentabilité économique (relations de sous-
traitance de l’entreprise créée avec l’entreprise d’origine, développement de marchés de niche,
de technologies spécifiques, production de petits volumes, etc.).
5. Les attributs classiques de l’emploi cadre sont aux antipodes des caractéristiques désormais
adoptées par les modalités de gestion des ressources humaines privilégiées par les entreprises
multinationales (incertitude, instabilité et mobilité, notamment, qui apparaissent ici comme des
repoussoirs).
6. Voir, par exemple, TESTENOIRE, 2000 ; POCHIC, 2001.
7. » Les Greta sont les structures de l’éducation nationale qui organisent des formations pour
adultes dans la plupart des métiers. On peut aussi bien y préparer un diplôme du CAP au BTS que
suivre un simple module de formation. » (Source : http://www.education.gouv.fr/cid50753/la-
formation-continue-des-adultes-a-l-education-nationale.html ; consulté le 30 juin 2014.)
8. Selon une étude réalisée en 2007-2008 par l’Institut supérieur des métiers, seule la moitié des
artisans des secteurs de la coiffure, du bâtiment et de l’alimentation détient le premier niveau de
diplôme professionnel pour exercer une activité artisanale (CAP [certificat d’aptitude
professionnelle] ou BEP [brevet d’études professionnelles]) tandis que 20 % d’entre eux sont
diplômés de l’enseignement supérieur (étude rapportée par LEGROS, 2009).
9. Dans son rapport de 2010, le Conseil d’orientation pour l’emploi prévoyait la création de
600 000 emplois en relation avec la « croissance verte », dont la moitié devait se situer dans le
secteur de la construction (CONSEIL D’ORIENTATION POUR L’EMPLOI, 2010).
10. Les perspectives de rentabilité, notamment dans le domaine du photovoltaïque, paraissaient
particulièrement prometteuses grâce aux diverses incitations mises en place. De nombreuses
sociétés, dont l’activité première était la vente d’équipements et qui ne possédaient pas les
compétences techniques en matière d’installation, se sont donc lancées. Elles ont démarché les
particuliers et vendu de nombreuses installations en toiture qui n’ont pas atteint le niveau de
RÉSUMÉS
L’article est consacré à la création d’entreprises par d’anciens cadres, ingénieurs et techniciens,
principalement issus d’entreprises multinationales de haute technologie. Ces entreprises
connaissent des mouvements de restructuration qui se déroulent pratiquement de façon
continue et font aujourd’hui partie intégrante de leurs stratégies. Dans ce cadre, les salariés
concernés se sont saisi d’une double opportunité : ils ont quitté les postes qu’ils occupaient dans
les marchés internes de ces entreprises en bénéficiant des dispositifs visant à faciliter les
départs ; et ils ont créé leur propre entreprise dans l’installation d’équipements en énergie
solaire grâce aux perspectives offertes par les problématiques environnementales. Basé sur des
recherches portant sur les dynamiques économiques territoriales en région Provence-Alpes-
Côte-d’Azur, l’article s’intéresse plus particulièrement aux caractéristiques, facteurs et ressorts
des mobilités de ces ex-salariés. Deux profils d’entrepreneurs sont identifiés : les « solaristes » et
les « néo-artisans ».
The article focuses on highly skilled employees leaving multinational firms to create their own
business in the renewable energy sector (mostly in solar energy) in the Provence-Alpes-Côte-
d’Azur region in the south of France. They seized both the opportunity of incentives to facilitate
leaves offered by firms placed in a context of permanent restructuring and market prospects due
to increasing environmental issues in society. Particular attention is paid to the characteristics,
the motivations and the context of these former employees’ mobility and the way they lead to
two distinct profiles of entrepreneurs.
INDEX
Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, J62 - Job;
Occupational; and Intergenerational Mobility, Q42 - Alternative Energy Sources, L20 - General,
J23 - Employment Determination; Job Creation; Demand for Labor; Self-Employment
Keywords : local economic dynamics, entrepreneurship, high skilled worker, mobility,
renewable energy, restructuring industry
Mots-clés : dynamique économique territoriale, énergie renouvelable, entrepreneuriat,
mobilité, restructuration, cadre, ingénieur, technicien
AUTEUR
ANNIE LAMANTHE
Aix-Marseille Université – Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (Lest) ;
annie.lamanthe@univ-amu.fr
La lutte, et après ?
Une association de salariés licenciés, entre mobilisations collectives et
action sociale
Fighting, what next? An organization of laid-off workers, between collective and
community action
Nous remercions les membres de notre équipe de recherche pour le travail effectué ensemble et
les relectures des différentes versions de cet article : Caroline Frau (LaSSP), Éric Darras (LaSSP),
Jérémie Nollet (LaSSP), Alexandra Oeser (Institut des sciences sociales du politique [ISP]), Audrey
Rouger (Croyance, histoire, espace, régulation politique et administrative [Cherpa]), Yohan
Selponi (Centre d’analyse et d’intervention sociologiques [Cadis], LaSSP). Nous remercions aussi
les enquêtés qui ont bien voulu nous donner leur avis sur nos analyses.
1 En septembre 2009, l’usine de connectique automobile Molex, située à Villemur-sur-
Tarn, une petite commune rurale du Sud-Ouest de la France, à 45 kilomètres de
Toulouse, ferme définitivement ses portes. Onze mois plus tôt, la direction américaine
du groupe Molex avait annoncé cette fermeture, suscitant la réaction immédiate des
représentants syndicaux1 et d’une majorité des 280 salariés de l’usine. Une mobilisation
multiforme – recours aux tribunaux, grève perlée, piquets, manifestations locales,
régionales et parisiennes – et très médiatisée (d’abord dans la presse locale, puis dans
les journaux télévisés et les quotidiens nationaux2) se met en place pour empêcher la
fermeture de cette usine qui occupe un rôle central dans le tissu économique local et
les équilibres économiques familiaux depuis la fin de la seconde guerre mondiale (voir
encadré 1). Une association, Solidarité Molex, est créée quelques semaines avant la
fermeture, en août 2009, afin de recevoir les dons effectués depuis toute la France pour
soutenir la grève3. Cinq ans après la fermeture, l’association existe toujours, son effectif
est stable et sa résistance à l’épreuve du temps interroge. À mesure que la lutte
collective se voit concurrencée par les contraintes du retour à l’emploi, la
diversification de ses fonctions et la pluralité des manières dont les anciens salariés
s’en saisissent questionnent le travail et le rôle de l’association au-delà de sa vocation
initiale.
Encadré 1
Une usine au salariat populaire à fort ancrage local
Sur 280 salariés recensés par le bilan social de l’usine en 2004 (rachat par Molex),
137 étaient ouvriers, 71 techniciens, 22 agents administratifs, 15 agents de
maîtrise, et 35 cadres. On comptait 64 femmes, dont la moitié travaillait dans
l’administration, une minorité à la production et au laboratoire.
La moyenne d’âge dans l’usine était, au moment de la fermeture, en
septembre 2009, de 46,3 ans. De nombreux salariés âgés de plus de 45 ans sont
passés par l’école professionnelle créée et financée par la direction de l’usine.
Après l’obtention de leur brevet, parfois celle d’un CAP (certificat d’aptitude
professionnelle), ils y étaient entrés entre 16 et 18 ans, souvent pour un travail
d’été non qualifié, et y sont restés. Ainsi, l’ancienneté moyenne était de 22,7
années en 2009, et significativement plus importante pour les ouvriers et les
employées des services administratifs – exclusivement des femmes – que pour les
cadres (15,9 ans). Près de 40 % des salariés avaient plus de 50 ans au moment de la
fermeture, et un tiers des ouvriers avait plus de trente ans d’ancienneté.
Les grilles salariales n’étaient pas plus élevées que dans les autres usines de la
région (le salaire mensuel moyen ouvrier au moment de la fermeture était de
2 304 euros4) mais l’usine était considérée comme un « bon » employeur : il y avait
un treizième mois, le CE permettait d’accéder à des vacances bon marché, la
cantine avait très bonne réputation et la mutuelle offrait une couverture santé
complète pour les salariés et leurs familles. Près de la moitié d’entre eux habitait
Villemur, une grande partie dans les environs très proches. Beaucoup étaient
propriétaires de leur maison individuelle, qu’ils avaient parfois faite construire sur
les terres héritées de familles actives dans l’agriculture. La population ouvrière de
l’usine était donc caractérisée par un fort ancrage local (DÉTANG-DESSENDRE et al.,
2005).
2 Si, depuis les années 2000, les mobilisations menées contre les fermetures d’usine ont
fait l’objet de plusieurs enquêtes (MALSAN, 2001 ; VANOMMESLAGHE, 2001 ; LE QUENTREC,
BENSON, 2005 ; MONJARET, 2005 ; BORY, POCHIC, 2014) et récits (LAROSE et al., 2001), tout
comme les conséquences sociales de ces fermetures (LINHART, 2003 ; ROUPNEL-FUENTES,
2011), le rôle des associations d’anciens salariés, pourtant présentes dans la plupart des
cas, est souvent laissé dans l’ombre, ou traité comme un objet secondaire. Or, l’étude de
ces collectifs offre, à côté des acteurs de l’emploi publics ou privés (Pôle emploi,
cabinets de conseil, services des chambres de commerce, etc.), « une autre manière
d’envisager les situations de fermeture et l’accompagnement proposé aux personnes
licenciées, qui complète utilement l’intervention des intermédiaires » ( CORTEEL, 2009,
p. 63). S’il s’agit bien d’étudier une association d’anciens salariés de l’intérieur, cet
article ne se focalisera pas sur une dimension précise de l’association, qu’il s’agisse de
son rôle d’accompagnement dans le retour à l’emploi des salariés licenciés, qui
intervient en complément, parfois bien plus efficace, de l’action des consultants des
cellules de reclassement (CORTEEL, 2009), ou des « interpellations créatives » dont elle
est porteuse (HAYEM, 2014). Enquêter durant plusieurs années (voir encadré 2) permet
en effet d’étudier comment les hiérarchies professionnelles antérieures ressurgissent
(HAYEM, 2014), mais également, dans notre cas, de saisir l’évolution temporelle et les
Encadré 2
L’association, point d’entrée et d’arrivée de l’enquête collective
L’enquête collective sur laquelle se base cet article associe neuf enseignants-
chercheurs, doctorants et postdoctorants5. Elle a, depuis 2010, permis de réaliser
une centaine d’entretiens individuels avec d’anciens salariés de l’usine (qui étaient
279 en 2009), trois de ses anciens dirigeants américains et des acteurs qui, à un
titre ou à un autre (journalistes, avocats, experts, élus politiques), ont joué un rôle
dans l’histoire de cette fermeture. La recherche se fonde également sur des
observations variées de séquences de la mobilisation (audiences au tribunal,
cortèges lors de manifestations, événements musicaux et culturels), d’assemblées
générales et du quotidien de l’association (les enquêteurs séjournent
régulièrement sur place).
Le premier contact avec les anciens salariés s’est effectué par le biais de
l’association Solidarité Molex, plusieurs mois après la fermeture de l’usine, en marge
d’une manifestation organisée à Toulouse. Elle constituait un moyen pratique
d’accéder au terrain, les salariés licenciés étant désormais éparpillés, renvoyés à
leurs sphères privées ou réinsérés dans d’autres entreprises.
Le local associatif est devenu rapidement un espace de travail pour l’équipe – à
laquelle les clés ont été confiées – dans la mesure où il s’est révélé commode pour
réaliser des entretiens. Connu de tous les anciens salariés, il est pratique d’y
donner rendez-vous, notamment à ceux qui ne souhaitent pas être interrogés à
leur domicile. Des observations du travail quotidien de l’association ont donc été
menées régulièrement ainsi que de nombreux entretiens informels 6.
Ce point d’entrée sur le terrain, qui a permis de récolter un matériau riche et fin, a
cependant constitué une limite pour l’enquête. Nous n’avons dans un premier
temps eu affaire qu’aux salariés licenciés les plus impliqués dans le
fonctionnement de l’association, et les informations, souvent recueillies dans la
proximité de celle-ci, amenaient à présenter un visage unifié des anciens salariés,
gommant leurs différences et divergences. Les principaux animateurs de Solidarité
Molex ont en outre dès le début manifesté la volonté de nous aider dans l’enquête,
en négociant pour nous des entretiens, en incitant les adhérents à accepter nos
sollicitations, entrant donc dans un système de don/contre-don entre adhérents et
animateurs. Le risque de ne pas interviewer ceux qui n’y étaient jamais venus, ou
ceux qui n’y venaient plus, était réel et le deuxième temps de l’enquête,
s’émancipant de la « tutelle » de l’association, a partiellement permis de corriger
ce biais de départ.
Dans cet article, l’âge et la situation professionnelle et personnelle des enquêtés
correspondent à la date de l’entretien, entre 2010 et 2013, soit un à quatre ans
après la fermeture de l’usine.
3 Dans un premier temps, nous mettrons en lumière les processus de sélection présidant,
dès sa création, à la reconfiguration du collectif et au remaniement progressif du
discours légitime autour de la lutte. Cette mutation de la composition de l’association
conduira à interroger dans un deuxième temps la diversification de ses activités et
l’extension de son périmètre d’action à des fonctions plus sociales et assistancielles
(soutien à la recherche d’emploi, aide aux plus isolés, négociation d’une mutuelle
collective), à l’image de celles prises en charge du temps de l’usine par les instances
représentatives du personnel. Mais ces nouvelles fonctions posent la question de leur
articulation avec la lutte collective. Nous démontrerons dans un dernier temps que la
trajectoire de l’association ne peut pas pour autant être interprétée comme le
basculement d’une logique syndicale vers une logique philanthropique ( HAVARD-DUCLOS,
NICOURD, 2005 ; ELIASOPH, 2010), puisque perdurent des espaces de réactivation de la lutte
pour l’emploi et que d’autres aspects du travail de l’association sont investis d’une
dimension politique.
delà du cas Molex8, et en aidant Georges, le délégué syndical CGT, à écrire ses
discours.
6 Pour d’autres, notamment des femmes, le manque de temps dû à des activités
domestiques et au care (soins à des parents âgés, garde des petits-enfants, par exemple)
explique leur faible investissement dans l’association, comme cela a également été
observé dans les mobilisations de chômeurs (COHEN, 2011).
Depuis la naissance de son petit-fils en 2010, Sylvie, 57 ans, anciennement au
service comptabilité chez Molex, se rend plusieurs fois par semaine chez sa fille, à
20 kilomètres de son domicile, pour le garder. En 2011, elle déclare cette activité
afin que sa fille bénéficie d’une petite allocation attribuée par la Caisse d’allocations
familiales (CAF) et qu’elle la rémunère. Tout en lui procurant un revenu
complémentaire au salaire de son mari, technicien dans le bâtiment, cette situation
permet à Sylvie de mettre à distance les injonctions au retour à l’emploi. Cette
occupation ne lui permet plus de fréquenter régulièrement l’association alors
qu’elle était très investie pendant le conflit : « C’était le moment de la lutte, fallait y
être ; moi, je n’hésitais pas entre y être et ne pas y être, il fallait y être et puis
voilà9. »
7 À l’inverse, les adhérents les plus actifs sont généralement ceux qui disposent d’une
dispense de recherche d’emploi ou de ressources extérieures leur permettant
d’échapper à cette contrainte. La place de plus en plus importante prise, pour des
raisons de disponibilité, mais aussi de compétences (secrétariat, comptabilité, gestion
associative) par des cadres et employées, qui n’étaient pas forcément les plus impliqués
dans la lutte contre la fermeture, contribue aussi à détourner certains ouvriers
auparavant plus investis (voir encadré 3).
Encadré 3
Portrait sociodémographique de l’association
Avec un effectif d’environ 215 adhérents, stable depuis sa création en août 2009,
l’association Solidarité Molex rassemble près des trois quarts des anciens salariés de
l’usine. Ne disposant pas d’un listing nominatif des adhérents qui permettrait de
reconstituer la composition sociale de l’association, nous pouvons néanmoins faire
l’hypothèse que, parmi les cinquante-huit anciens salariés non adhérents, les
cadres et agents de maîtrise sont surreprésentés. En effet, n’ont pas adhéré à
l’association les cadres qui avaient organisé la fermeture (hors du cadre légal de
consultation des représentants du personnel), c’est-à-dire les dix cadres
dirigeants, et quarante membres de leurs équipes – tous cadres, agents de maîtrise
ou techniciens. L’association, par ses adhérents, est donc plus ouvrière encore que
l’usine. Néanmoins, la sélectivité sociale caractéristique du bénévolat associatif en
général (LAMBELET, 2011 ; TCHERNONOG, 2013) opère aussi à l’association puisque les
ouvriers sont sous-représentés au sein de ses instances de décision.
La composition du conseil d’administration (CA) évolue peu au cours du temps ;
trois employées des services administratifs sont remplacées par d’anciennes
collègues en janvier 2011 et le poste de vice-président est renouvelé huit mois plus
tard. Sur les douze membres siégeant au CA depuis l’automne 2011, trois étaient
cadres à l’usine (dont un élu CGC au CE), deux employées administratives, cinq
techniciens ou assistants techniciens (dont l’ancien secrétaire CGT du CE) et deux
ouvriers. Les anciens représentants du personnel membres du CA ne font pas
partie du bureau de l’association. Tous les membres du CA ne sont pas investis de
la même manière dans l’association. Le noyau actif des bénévoles de l’association a
entre 50 et 60 ans, avec une ancienneté dans l’entreprise élevée (plus de vingt ans),
et a objectivement très peu de chances de retrouver un nouvel emploi ailleurs.
De la même manière que le bénévolat est un monde investi par les personnes âgées
ou inactives, en disponibilité biographique pour s’engager pour autrui, le facteur
âge est fondamental dans le cas de Solidarité Molex. Parmi les trois ou quatre
bénévoles qui assurent les permanences hebdomadaires de l’association, trois sont
dispensés de recherche d’emploi en raison de leur âge, et donc plus disponibles
que des collègues ayant repris un emploi ou en cherchant un.
8 Pour une partie des anciens « Molex », cette prise de distance traduit aussi la volonté,
fréquemment évoquée dans les entretiens et au cours de nos observations, de « tourner
la page », de « passer à autre chose », de ne pas ressasser l’histoire d’une mobilisation qui,
si elle a connu un fort succès médiatique, n’a pas permis de « sauver l’usine ». Plus
centrales pour analyser les (dis)continuités entre la lutte menée par l’intersyndicale et
celle conduite par Solidarité Molex sont les raisons qui vont pousser certains des ouvriers
les plus impliqués dans la lutte, pourtant disponibles, à progressivement se désinvestir
de l’association ou à refuser de s’y investir. Ces postures renvoient à une manière de
concevoir le conflit, qui s’est terminé avec la mise en place du plan de sauvegarde de
l’emploi (PSE). En effet, le vote de septembre 2009, permettant le déclenchement du
PSE10, a pu être interprété par ces salariés qui s’étaient fortement engagés comme une
trahison qui, derrière l’anonymat de l’isoloir improvisé, mit un terme à la lutte. Les
points de désaccords portaient notamment sur la stratégie de l’intersyndicale, qui
favorisait la défense de l’emploi aux dépens de la négociation du contenu du plan
social.
Victor, 49 ans, a travaillé durant vingt et un ans chez Molex, à la production, où il a
refusé de passer cadre. Il est un de ceux qui considéraient que le maintien du site
industriel était illusoire. Non syndiqué, il s’est néanmoins beaucoup impliqué dans
la mobilisation (« quitte à tout perdre, on perd tout jusqu’au bout ») et a mal vécu
l’issue du vote portant sur le PSE. Rencontré en mars 2012, il exprime sa désillusion
à l’égard du « collectif » et déclare ne plus se rendre à l’association pour « couper
les ponts ». Dès 2010, ne souhaitant pas retravailler dans l’industrie, il crée, sans
l’aide des agents de reclassement ni de l’association, sa propre activité de petits
travaux et cumule, depuis 2012, des « petits boulots » précaires rémunérés par
chèques emploi service. Il a néanmoins confié son dossier prud’hommes à
l’association.
9 On comprend que, pour Victor, l’idée d’une continuation de la lutte puisse paraître
vaine, et que la perspective de côtoyer d’anciens collègues ayant participé de façon
moins active à la mobilisation, voire ayant voté en faveur de l’adoption du PSE, soit
particulièrement difficile. Une telle conception peut ainsi se traduire par des mises en
retrait.
10 Pour d’autres, à l’inverse, l’association fonctionne comme une « planche de salut »
politique, après la « défaite » et la mise en place du plan social. La poursuite de la
mobilisation sous cette forme renouvelée est un moyen de préserver son estime de soi
et de « sauver la face » en maintenant publiquement une activité bénévole. C’est
notamment le cas de Jacques11 et Philippe, tous deux originaires du village, cadres
seniors et très investis dans l’association, dont ils assurent une partie des permanences.
Philippe est né à Villemur, son père travaillait pour EDF, sa mère est originaire du
village et elle y habite toujours. Lui, réside à une vingtaine de kilomètres, plus près
de Toulouse. Après des études d’ingénieur à Tarbes, il entre en 1979 à l’usine – où
12 Un certain nombre d’actions sont menées pour donner à voir en interne et vis-à-vis de
l’extérieur un groupe uni et mobilisé autour de revendications politiques partagées, à
savoir la lutte contre la désindustrialisation et les « licenciements boursiers » au nom
d’une forme de patriotisme ouvrier s’opposant aux agissements de groupes
« américains »13.
13 L’un des enjeux majeurs de l’association est d’assurer la poursuite des actions
juridiques intentées (voir encadré 4). Une partie importante des réunions qu’elle
organise est en conséquence consacrée à des points d’information sur les procédures,
effectués par l’avocat des salariés et les deux anciens leaders CGT. S’il y a bien chez les
anciens salariés la volonté de faire condamner le groupe multinational, ils espèrent
également que l’action aux prud’hommes va déboucher sur le versement d’indemnités
venant compenser le « vol » de leur outil de travail et de leurs emplois 14. La négociation
d’indemnités de licenciement élevées avait été volontairement mise au second plan par
l’intersyndicale au profit de la lutte pour la sauvegarde des emplois industriels locaux.
C’est cette dimension, et le légalisme dont avaient fait preuve les salariés (pas de bris de
machines, pas de casse, pas d’occupation par la force – à l’exception notable de la
« retenue » de deux dirigeants durant vingt-quatre heures), qui leur avaient valu un
soutien quasi unanime de la part de la classe politique et celle des leaders nationaux de
la CGT15. Une fois l’usine fermée, les indemnités sont – et peuvent légitimement
apparaître comme – le nerf de la guerre : elles sont désormais ce qui peut permettre
Encadré 4
Une lutte juridique pour compenser le « vol » de leurs emplois
Après avoir utilisé toutes les voies judiciaires autour du droit d’information du
comité d’entreprise avant la fermeture de l’usine, les anciens salariés de Molex ont
décidé, en majorité, de recourir aux prud’hommes pour contester la légalité de
leur licenciement. Plus de 180 dossiers y ont été déposés, s’appuyant sur les
conclusions d’une procédure pénale enclenchée avant la fermeture : ayant prouvé
la préparation de la fermeture hors des procédures d’information du CE, elle a
abouti à la condamnation de deux dirigeants à une amende et à six mois de prison
avec sursis. Ces conclusions sont venues conforter la position du cabinet
d’expertise sollicité durant le conflit pour lequel la fermeture n’était pas un effet
de la crise mais s’inscrivait dans une réorientation stratégique des activités de
l’entreprise dans les pays à bas coût de main-d’œuvre et aux États-Unis, après une
étape d’appropriation des brevets et des marchés européens.
Pour protester contre cette procédure prud’homale, l’entreprise étasunienne a mis
en liquidation judiciaire sa SARL (société à responsabilité limitée) française avant
la fin du PSE, estimant avoir assez payé. L’enjeu judiciaire était donc de prouver la
responsabilité de Molex Inc. dans le licenciement des salariés de Molex SARL. Si les
salariés ont obtenu des indemnités conséquentes aux prud’hommes en mars 2014,
leur versement est suspendu suite au jugement de la Cour de cassation en juillet
2014 qui a renvoyé devant la cour d’appel de Bordeaux la question du co-emploi.
Parallèlement, d’autres procédures sont en cours pour les salariés protégés, ainsi
que pour les cadres, ne dépendant pas du même collège. Le 21 septembre 2014, le
jugement prononcé pour ces derniers par le tribunal des prud’hommes a ainsi
permis une reconnaissance de la situation de co-emploi et la condamnation de
Molex Inc. à verser des dommages et intérêts avec exécution provisoire.
14 Si la présence des « Molex » dans les manifestations régionales ou aux côtés d’autres
salariés en lutte16, organisée par l’association, tend à se raréfier avec les difficultés
croissantes à rassembler autour de causes plus générales, la visibilisation d’un collectif
toujours mobilisé s’entretient également par la voie judiciaire. Les anciens salariés sont
représentés par le même avocat et les audiences (prud’hommes en 2010, cour d’appel
en 2013, voir encadré 4) sont l’occasion de rassemblements dans lesquels l’enjeu est,
justement, de donner une image collective à ce qui s’avère être, d’un point de vue
procédural, une somme d’actions individuelles. Pour cela, les anciens salariés se
rendent collectivement au tribunal, la plupart en arborant leurs blouses de travail et les
tee-shirts édités par l’association, tandis que les repas en plein air qui suivent les
audiences permettent aux médias d’interroger les représentants syndicaux.
15 C’est l’association, au travers de ceux qui la dirigent, qui sert d’interface avec les
journalistes souhaitant réaliser des sujets sur les « Molex ». Elle leur fournit des
contacts « clés en main » et met en œuvre certains attributs de l’unité : incitation au
port des vêtements de travail ou des tee-shirts « Les Molex en lutte », volonté de
maîtriser la parole publique par des consignes et une centralisation du porte-parolat
(CHAMPAGNE, 1984 ; MARCHETTI, 1998). Pour les journalistes, en effet, les porte-parole de la
lutte restent les deux leaders CGT locaux : le délégué syndical CGT, Georges, et le
secrétaire du CE, Didier. Les dirigeants de l’association sont, eux, davantage sollicités
sur le devenir des anciens salariés de l’usine. À mesure que le temps passe, les
journalistes qui font encore le déplacement jusqu’à Villemur 17 cherchent surtout des
informations sur le retour à l’emploi des salariés, comme s’il était évident que la lutte
faisait désormais partie des actualités passées. Près de quatre ans après la fermeture, la
médiatisation des « Molex » demeure un enjeu pour les responsables de l’association, à
la fois pour continuer à diffuser le discours dont ils se sentent dépositaires mais aussi
pour « entretenir la flamme » en interne. La poursuite de la médiatisation joue
visiblement un rôle de réassurance alors que les efforts ressentis pour faire vivre
l’association sont de plus en plus importants. La médiatisation permet donc à la fois de
continuer à se percevoir comme collectif politisé mais aussi, au-delà des incitations
matérielles, à donner du sens à la poursuite de l’action pour les anciens salariés.
16 Ce n’est pourtant pas seulement la continuation de la lutte qui occupe le quotidien de
l’association et maintient l’existence du collectif. La vocation politique semble
s’amenuiser, sous l’effet d’une moindre demande journalistique, de dissensions
internes et de nécessités économiques et sociales, qui la relèguent souvent au second
plan.
18 Comme dans le cas d’autres associations de salariés licenciés ( BERGERON, DORAY, 2005), et
même si ce motif ne figure pas dans son objet juridique, Solidarité Molex tient un rôle
important de maintien d’un lien social entre ex-collègues de l’usine, qui occupe une
place centrale dans le quotidien de l’association, que ce soit au travers de l’organisation
d’événements festifs qui scandent les années, ou d’interactions plus ordinaires au siège
de l’association. Le local de Solidarité Molex constitue le lieu physique de matérialisation
des soutiens dont témoignent de nombreuses photos, affiches, drapeaux : autant
d’attributs de la lutte qui font de l’association le dépositaire de l’action syndicale. Les
dons reçus et collectés (par l’organisation de concerts, l’édition de disques, de livres et
de tee-shirts) financent aussi la poursuite de l’action collective (location de bus pour les
déplacements collectifs par exemple).
19 En héritant de la perpétuation de la lutte et du combat contre l’oubli médiatique et
politique, l’association est devenue le siège de l’organisation d’événements ponctuels
assez net avec ceux et celles qui ne se permettent pas de venir au local en dehors des
horaires de permanence, que ce soit simplement parce qu’ils ou elles ne sont pas au
courant de son ouverture et/ou parce qu’ils ou elles n’en partagent pas les normes et
rituels et ne se reconnaissent pas dans l’image fermée que peut renvoyer ce petit
groupe d’« habitués ».
C’est le cas de Muriel, 59 ans, ancienne employée d’un service administratif de
l’usine où elle a travaillé trente-trois années. Elle vit à quelques kilomètres de
Villemur. Elle est l’une des seules de son service à participer à la mobilisation, et
fait passer des informations à l’intersyndicale. Au moment de l’entretien, en mars
2010, elle s’occupe de sa mère, et emmène les enfants de ses voisins à l’école. Elle ne
cherche pas d’emploi, et refuse de se réorienter vers des postes de vendeuse comme
le lui suggère la cellule de reclassement. Très impliquée dans les premières activités
de l’association, elle est désormais très réticente à l’idée d’y passer : elle regrette d’y
voir toujours les mêmes anciens collègues et se sent exclue de ce qu’elle désigne
comme « un petit noyau » relativement exclusif. Elle ne passe ainsi que pour
déposer des papiers liés à des démarches collectives.
22 Solidarité Molex a donc aussi été organisée comme soutien logistique et support à la
constitution d’un réseau d’anciens collègues, à l’instar d’une amicale, comme c’est le
cas d’autres associations d’anciens salariés (BERGERON, DORAY, 2005). Les espaces et
pratiques de sociabilité censés maintenir ce collectif sont paradoxalement devenus des
éléments de distinction d’une petite partie de celui-ci, fédérée autour des membres les
plus investis et les plus disponibles de l’association.
services de loisirs proposés aux salariés de l’usine (chèques vacances, mise à disposition
d’un fourgon18, location d’un appartement sur la Côte-d’Azur). Progressivement, les
permanences proposées deux fois par semaine deviennent l’occasion, pour ceux qui se
sentent perdus, de demander des conseils, de s’informer de leurs droits et de recevoir
une assistance individualisée pour remplir des documents, régler des contentieux ou
entamer des démarches, tant vis-à-vis de l’ancien employeur que de Pôle emploi.
25 L’un des tournants importants dans le quotidien de l’association est la fermeture de la
cellule de reclassement, après deux ans d’activité (automne 2009 – automne 2011). Si,
dans certains conflits, l’aide à la recherche d’emploi est pleinement intégrée aux
missions de l’association de solidarité19, les dispositions du PSE ont ici nettement
autonomisé la cellule de reclassement de l’usine ou de l’association, tant en ce qui
concerne la provenance des ressources financières (la cellule de reclassement est
provisionnée par Molex), qu’au niveau du statut juridique (l’antenne régionale d’un
cabinet parisien spécialisé a embauché en contrat à durée déterminée [CDD] des
conseillères extérieures) ou de l’implantation géographique (un préfabriqué dans une
zone d’activités excentrée). Néanmoins, quand la cellule de reclassement ferme fin
2011, les dirigeants de l’association qui, désormais, connaissent bien certaines de ses
consultantes, pour avoir parfois servi d’intermédiaires entre elles et d’anciens collègues
récalcitrants ou pour avoir eux-mêmes eu recours à leurs services, obtiennent qu’un
financement soit accordé pour que l’une d’entre elles assure des permanences
(plusieurs demi-journées par semaine) dans les locaux de l’association 20.
26 À la même époque, une centaine d’anciens salariés est concernée par l’arrivée à
échéance de leur contrat de couverture maladie complémentaire géré par Molex.
L’association entreprend donc de négocier une mutuelle de groupe avec divers
organismes, comme cela a pu se faire dans d’autres fermetures d’usine ( BERGERON, DORAY,
2005). En outre, à la fin de l’année 2012, qui correspond à l’arrivée en fin de droits de
nombreux anciens salariés, qui risquent donc de passer au RSA (revenu de solidarité
active), des mesures sont votées en conseil d’administration pour apporter des aides
financières et matérielles ponctuelles à ceux qui sont jugés comme étant
particulièrement dans le besoin. L’association a donc nettement développé des actions
sociales d’aide aux anciens salariés en compensant la disparition des différents
dispositifs d’accompagnement extérieurs. Ce travail bénévole aboutit à distinguer, d’un
côté, les membres les plus investis et, de l’autre, des personnes plus fragiles, en
demande de conseils et d’aide, et met sous le signe du dévouement l’action des
premiers en direction des secondes. Comme l’exprime un membre très impliqué à un
adhérent de passage : « Vous savez pas tout ce qu’on fait pour vous. » Ainsi, l’association est
entrée dans une logique de service où, contre adhésion, elle fournit des prestations.
27 Avec la rationalisation et la multiplication des activités proposées, la gestion de
l’association a été marquée par l’influence d’acteurs extérieurs, de plus en plus
présents et porteurs de visions différentes sur les solutions et méthodes à adopter.
Certaines logiques d’étiquetage sont produites et relayées par une partie des
animateurs de l’association. La constitution par la consultante du cabinet de
reclassement, aidée de certains dirigeants de l’association, d’une liste d’une
cinquantaine d’anciens salariés considérés comme « les plus fragiles » combine ainsi
des formes d’identifications utilisées par les institutions de reclassement (Pôle emploi,
cellule de reclassement) avec le ressenti des auteurs de la liste. Trois logiques semblent
y prévaloir : un impératif de résultat hérité de la cellule de reclassement, qui pousse à
inclure des individus considérés comme les plus employables (les ingénieurs, ceux qui
sont en contrat à durée indéterminée [CDI] à l’essai) (BENARROSH, 2000) ; une logique
d’évitement face à des formes de résistance ouverte, permettant d’intégrer les
personnes qui n’ont pas participé à la lutte ; et enfin, un facteur beaucoup plus
interpersonnel, le fort degré d’interconnaissance entre les responsables de l’association
et les adhérents, faisant que les premiers évaluent avec des critères plus personnels la
fragilité ou les besoins des seconds.
28 Cette question du retour à l’emploi crée des désaccords importants au sein de
l’association. D’un côté, la psychologisation de l’échec et les critères institutionnels de
retour à l’emploi se traduisent par de vives critiques à l’égard de ceux qui ne
parviennent pas à retrouver du travail : ils ne « veulent pas faire d’efforts », ils ne sont
« pas assez mobiles ». De l’autre, certains, parmi les plus actifs durant la mobilisation,
syndiqués, donnent la priorité aux explications structurelles (crise de l’emploi
industriel, discriminations envers les travailleurs âgés) ; ils comprennent ceux qui
veulent en priorité être embauchés à VMI, la nouvelle usine locale qui a repris une
partie de l’activité de Molex21 et souhaitent que l’association porte cette revendication.
Un autre clivage important réside dans l’adhésion ou non à l’association, statut qui
n’ouvre pas droit aux mêmes prestations et induit une division nette dans le collectif
des anciens salariés. Pour l’accompagnement dans les procédures prud’homales par
exemple, des responsables de l’association montrent des réticences à offrir le même
niveau de soutien à des individus non adhérents. Les anciens syndicalistes, au
contraire, estiment que les fonds versés à l’association viennent de soutiens apportés à
l’ensemble des salariés et doivent bénéficier à tous.
29 Derrière l’image d’un collectif réuni et représenté par l’association, œuvre donc un
petit groupe masculin et âgé très investi, qui évolue à mesure de l’intégration de
nouvelles activités et préoccupations. La dimension politique et officielle de
l’association, héritée de la mobilisation collective, a dû progressivement laisser de la
place à des activités de prestation de services sociaux, qui ont aussi permis de
pérenniser l’organisation. En cinq ans d’existence, ce qui fait tenir l’association au
quotidien, ce sont en effet, au-delà de sa vocation, politique ou sociale, les formes de
sociabilité consensuelles, de plus ou moins grande ampleur, qui y ont été créées, et les
services sociaux qu’elle propose (un besoin de mutuelle s’inscrivant dans une
temporalité potentiellement plus longue que celle des procédures juridiques). Cette
coexistence, parfois conflictuelle, parfois de l’ordre de la dépendance, entre
mobilisation collective et services sociaux plus individuels rappelle l’expérience de la
CGT-chômeurs à Marseille (DEMAZIÈRE, PIGNONI, 1999) : les collectifs de chômeurs CGT, nés
pour l’essentiel des mobilisations pour l’emploi à La Ciotat, s’étaient ainsi développés
dans les quartiers nord en tentant d’aider les chômeurs sur des problèmes de transport,
de logement, d’énergie. Si certains militants CGT regardaient ce développement d’un
mauvais œil, soupçonnant ces sujets d’écarter les énergies militantes des luttes pour le
travail et l’emploi, les militants impliqués soulignaient la nécessité de tenir ensemble
tous ces pans de leur activité afin de nourrir l’existence du collectif et de rompre
l’isolement, pour ensuite porter des revendications propres à la condition de chômeur.
31 Si l’analyse politique de la situation des anciens salariés Molex n’occupe pas l’essentiel
de l’activité de l’association, son local reste néanmoins un lieu où ses membres actifs
sont porteurs, en certaines occasions, d’un discours politique destiné à l’extérieur.
32 Ce discours, qui s’est constitué durant la mobilisation et l’a structurée, est relativement
consensuel parmi les salariés licenciés ayant participé, même modérément, à la
mobilisation. Il s’articule autour de deux idées principales : la fermeture est la
conséquence d’une division internationale du travail qui oriente les industries vers les
pays à bas coût de main-d’œuvre pour augmenter la rentabilité du capital ; ce système
est servi par des « financiers », auxquels l’industrie importe peu, et qui, à ce titre, aux
yeux des salariés, sont en réalité des pillards ayant revêtu le costume de figures
patronales. Comme le déclare Georges dans un film consacré à la lutte des Molex, « un
directeur, ça détruit pas sa taule22 ».
33 Le combat judiciaire (voir encadré 4) a pris le relais du mot d’ordre brandi au cours des
manifestations de 2008-2009, « Défense de l’emploi industriel français », et a pris une
portée générale. La procédure prud’homale a ainsi conduit à la reconnaissance de la
responsabilité juridique de la maison mère étasunienne et du caractère « illégitime » du
licenciement économique de salariés d’une usine appartenant à un groupe bénéficiaire.
Ici, la dimension juridique de l’action ne concourt pas, comme dans d’autres cas, à la
dépolitisation (WILLEMEZ, 2003), mais bien plutôt au maintien de l’action politique,
comme par exemple la lutte juridique contre les discriminations sexuées ( GUILLAUME,
2013) ou les discriminations syndicales (CHAPPE, 2013)23.
34 Recueilli en entretien, et lors de nombreux moments de convivialité au sein de
l’association, ce discours de dénonciation à portée générale est également défendu par
les membres de l’association lors des projections, dans la région, du film tourné sur leur
lutte : organisées par les unions locales CGT et des groupes locaux d’Attac (Association
pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne), elles ont lieu
dans d’autres villes de taille moyenne de la région, ou lors de festivals militants, à
Toulouse notamment. Les responsables de l’association mettent alors en place des
petits déplacements, à deux ou trois, pour évoquer la mobilisation des « Molex » et
répondre aux questions du public. Comme dans le cas de l’association des anciens
salariés de Metaleurop étudiée par Judith HAYEM (2014), l’accompagnement d’œuvres
créées autour de la fermeture est l’occasion de rendre public le message politique de
l’association. Les observations récurrentes de ces événements permettent d’ailleurs de
37 En outre, les locaux de l’association endossent, près de deux ans après la fermeture, une
nouvelle fonction : ils deviennent de fait le local du syndicat CGT des salariés de la
nouvelle PME (petite et moyenne entreprise) ayant repris une partie de l’activité de
l’usine (VMI), baptisé « CGT VMI ex-Molex ». Lors des premiers entretiens menés à VMI
(2010-2011), l’effectif étant encore inférieur à cinquante, la direction nous avait
présenté l’organisation des élections professionnelles comme prématurée : il s’agissait
de ne pas inquiéter des clients déjà effarouchés par le passé sulfureux des « Molex » ; en
outre, la mise en place d’un management basé sur des rencontres régulières entre
salariés et direction et des activités qualifiées d’« associatives » (repas, sorties sportives
en commun) devait pallier l’absence de syndicats. À partir du printemps 2012, les
conditions de travail et de rémunération ainsi que l’opacité des décisions stratégiques
font l’objet de critiques de la part de salariés de VMI. Pendant plus d’un an, elles
avaient suscité peu de résistances car les salariés réembauchés non seulement avaient
le sentiment d’être des privilégiés peu légitimes à se plaindre au vu de la situation de
leurs anciens collègues mais devaient aussi prouver et assurer la rentabilité de l’usine.
38 Devenu permanent de l’union régionale CGT Midi-Pyrénées, Georges est mandaté pour
soutenir localement la négociation d’élections professionnelles et la création d’un
syndicat CGT à VMI. Une telle démarche s’inscrit plus largement dans la stratégie
initiée par la CGT depuis 2004 de « déploiement territorial », notamment en direction
des sous-traitants et des précaires. À l’issue des élections à VMI à l’automne 2012, la
CGT est ultra-majoritaire, avec vingt-trois des vingt-quatre votes du collège « ouvriers-
employés »27. Les réunions préparatoires à la constitution d’une liste CGT-VMI et les
premières réunions des représentants du personnel, ont eu lieu dans le local de
l’association, entre Georges et les membres de la future liste pour le collège « ouvriers-
employés » – tous participants actifs à la mobilisation, mais tous nouveaux syndiqués à
la CGT28. Cette forme de compagnonnage traduit à la fois la forte légitimité de la CGT
parmi les anciens « Molex » devenus salariés de VMI et la méfiance quant à la viabilité
du site et le souci de surveiller ce qu’il advient de l’usine et des fonds qui y ont été
investis. En avril 2013, Georges croise dans les nouveaux locaux de l’association deux
des trois nouveaux élus CGT de VMI – dont l’un est venu faire un entretien avec nous.
Nous comprenons que les communications par e-mail et téléphone ont été nombreuses
avec les nouveaux élus CGT, qui préfèrent le solliciter régulièrement directement
plutôt que de passer par les structures territoriales du syndicat. L’espace d’un quart
d’heure, le nouveau local de l’association devient le local CGT de VMI : on y parle
syndicalisation et revendications vis-à-vis de la direction.
39 La dimension syndicale de l’association, si elle est ponctuellement perpétuée par
certains responsables, ambassadeurs de la cause, trouve ainsi surtout son
prolongement dans la création d’un syndicat dans la nouvelle entreprise. Les délégués
récemment élus peuvent ainsi bénéficier des ressources sociales et militantes
accumulées pendant le conflit et centralisées par l’association.
40 L’association Solidarité Molex est née d’une lutte pour l’emploi, contre la fermeture
d’une usine, qui fut un moment intense et prolongé de mobilisation collective 29 alors
même que le site industriel ne constituait pas un foyer historique d’action collective et
syndicale30. La trajectoire de cette association, qui prit en quelque sorte en charge ce
symbole national qu’était devenue leur lutte, peut sans doute aussi se comprendre à la
lumière de cette injonction à poursuivre un combat censé dépasser les enjeux
concernant plus immédiatement les « Molex ».
41 Si ce statut de symbole a pu, pour deux salariés, les plus politisés d’entre eux 31,
constituer une ressource proprement politique (ils se sont portés candidats aux
élections régionales) et leur permettre d’accéder à des postes de permanents (élu
régional PS pour l’un, permanent régional CGT pour l’autre), il s’avère aussi ambigu
pour les animateurs bénévoles de l’association, souvent dégagés de problèmes de
revenu ou de retour à l’emploi, en raison de leur âge (plus de 55 ans). Confrontés au
désinvestissement de la majorité des ex-salariés, réinsérés dans d’autres entreprises ou
investis dans leurs démarches de recherche d’emploi, ils constatent l’effacement du
dessein collectif au profit d’autres logiques, qu’ils perçoivent comme plus
« utilitaristes ». Quant à ceux qui avaient entre 40 et 55 ans au moment de la fermeture,
trop jeunes pour être dispensés de recherche d’emploi, ils ont dû accepter des emplois
dévalorisés et moins rémunérateurs, ou affronter le chômage de longue durée qui
menace les moins qualifiés (CRUNEL, FRAU, 2014).
42 Pourtant, la pérennité de l’association a joué un rôle important dans la création d’un
syndicat CGT dans la nouvelle PME située dans l’usine. Cette double dimension de
défense collective et de services individuels place l’association dans une filiation étroite
avec les IRP de l’usine. En outre, le fait que l’activité syndicale s’amorce ici hors du lieu
de travail fait écho aux stratégies de syndicalisation de la CGT en direction des salariés
de PME et des précaires (BÉROUD, 2013). On observe un retour vers le principe même des
bourses du travail de la fin du XIXe siècle : le fait de « monopoliser tous les services
utiles à l’amélioration de la classe ouvrière » (SCHÖTTLER, 1985, p. 111). Ainsi,
l’articulation entre les différentes facettes de cette association peut être interprétée à
la lumière de l’histoire ouvrière comme une évolution vers une forme de société de
secours mutuel : des éléments pouvant apparaître comme très éloignés de la lutte pour
l’emploi (mutuelle, prestation de service, camion à louer, chèques vacances, festivités
donnant le sentiment que l’association est avant tout une amicale d’anciens)
contribuent à maintenir l’existence du collectif mobilisé et de ce monde que la
fermeture a défait.
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NOTES
1. Au moment de la fermeture, la CGT (Confédération générale du travail) détient quatorze des
vingt-sept mandats disponibles (représentants syndicaux, délégués syndicaux, élus au comité
d’entreprise [CE], délégués du personnel [DP] ou représentants au comité d’hygiène, de sécurité
et des conditions de travail [CHSCT]), suivie par la CFE-CGC (Confédération française de
l’encadrement – Confédération générale des cadres) et la CFDT (Confédération française
démocratique du travail), avec cinq mandats chacune, puis la CFTC (Confédération française des
travailleurs chrétiens) avec deux mandats et un pour FO (Force ouvrière).
2. Entre 2008 et 2012, près de 400 dépêches AFP (Agence France-Presse), et plus de 1 000 articles
dans la presse quotidienne nationale et régionale (La Dépêche du Midi et Le Monde exclus), et dans
la presse hebdomadaire et magazine nationale font mention du conflit.
3. Son objet juridique est le suivant : « Mettre en place par tout moyen adapté des actions de
soutien tant financier que matériel en faveur des salariés et ex-salariés de Molex, par
l’organisation de diverses manifestations, opérations et animations en vue de la collecte de fonds
tant publics que privés au bénéfice de l’association » (Déclaration en préfecture, août 2009).
4. Ce salaire moyen mensuel comprend le salaire de base, la prime d’ancienneté, le treizième
mois, la trente-sixième heure et la moyenne des heures supplémentaires (source : rapport
Syndex de mai 2009, d’après les données fournies par Molex dans le cadre de la préparation du
PSE).
5. Cette recherche réunit, outre les trois auteurs de cet article, Éric Darras, Caroline Frau,
Jérémie Nollet, Alexandra Oeser, Audrey Rouger et Yohan Selponi. Elle bénéficie d’un
19. C’est le cas de Chœur de fondeurs, l’association des anciens salariés de Metaleurop étudiée par
Delphine CORTEEL (2009), où des syndicalistes ont été embauchés auprès des consultants pour
assurer l’aide au « reclassement », ou encore celui de l’association des anciens de Cellatex au sein
de laquelle un ancien salarié était devenu consultant social ( BERGERON, DORAY, 2005).
20. Son salaire est financé dans le cadre du suivi du PSE par les collectivités locales et l’État.
21. Un fond d’investissement américain (HIG) a engagé une reprise d’activité partielle sur le site
de l’usine Molex en créant une nouvelle société, VMI. L’effort de « réindustrialisation » auquel la
loi française obligeait Molex a été presque intégralement tourné vers le financement de cette
nouvelle structure, suite à un accord entre l’État, HIG et Molex, qui s’était alors engagé sur deux
ans de marché avec VMI sur des produits dits « en fin de vie ». Comme convenu alors, VMI a
embauché cinquante anciens salariés. L’État a par ailleurs octroyé un prêt de plusieurs millions
d’euros à VMI, pour amorcer son activité.
22. José Alcala (2010), Les Molex, des gens debout, ADR Productions.
23. Didier et Georges, respectivement ancien secrétaire du CE et délégué syndical CGT, ont
d’ailleurs tous les deux intenté et gagné un procès en discrimination syndicale contre la direction
de l’usine, qui aboutit quelques mois après la fermeture.
24. Cette campagne régionale de 2010 montre que la rencontre entre les partis politiques locaux
et ces porte-parole ouvriers a eu lieu. On retrouvait ainsi trois « ex-Molex » sur trois des listes de
partis de gauche : Didier sur la liste PS (élu au final), Georges sur la liste Front de gauche et Alain
sur la liste NPA (Nouveau Parti anticapitaliste ; non élus).
25. Cet ANI, en raccourcissant les délais d’information du comité d’entreprise et en réduisant les
cas de recours au juge pour la contestation des plans sociaux, met en place un cadre juridique qui
rend impossible la façon dont les « Molex » se sont appuyés sur les tribunaux pour repousser au
maximum la fermeture.
26. Qui, bien que salariée du comité d’entreprise et non de Molex, a été intégrée aux
dispositions du PSE.
27. L’entreprise ne comptant que onze cadres – soit un effectif trop faible pour qu’il y ait un
collège « cadre » – et uniquement des ouvriers et employés ayant des coefficients d’agents
techniques, la négociation entre Georges et le directeur de l’usine a abouti à la constitution de
deux collèges : un collège « ouvriers-employés » et un collège « techniciens-cadres », séparés par
le coefficient 285 de la convention collective de la métallurgie. Dans le second collège, deux
candidats sans étiquette se sont présentés contre la liste CGC et ont emporté à une écrasante
majorité le siège du collège.
28. La CGT Molex est le seul syndicat de l’usine qui n’a vu aucun de ses anciens adhérents
embauché par VMI, ce qui est interprété par de nombreux salariés, bien au-delà du cercle des
sympathisants CGT, comme un choix assumé de la part de la direction, et donc comme une
pratique discriminatoire. L’un des élus CGT de VMI avait été membre de Force ouvrière durant
quelques années à Molex, puis en était parti.
29. Près d’un an, dont un mois de grève complète et un mois de lock-out.
30. Pour nombre de ces salariés, il s’agissait même de leur première grève.
31. Qui sont aussi ceux qui, du fait de leur visibilité médiatique importante, n’avaient aucune
chance d’être réembauchés dans le secteur industriel.
RÉSUMÉS
Cinq ans après la fin d’une lutte collective longue et très médiatisée contre la fermeture d’une
usine rurale de connectique du Sud-Ouest de la France, sous-traitante de l’automobile, cet article
questionne l’évolution dans le temps du rôle joué par l’association de soutien créée par ses
anciens ouvriers. Juste après la fermeture en 2009, le local de cette association devient un lieu où
perdure la sociabilité apparue durant la grève et où sont élaborées les actions permettant le
maintien de la mobilisation et la conduite de la lutte judiciaire qui s’engage devant le tribunal des
prud’hommes. L’association est aussi un lieu d’échanges et de réflexions où, au contact de
responsables syndicaux (majoritairement CGT), un certain nombre de salariés non militants
entreprennent l’élaboration et l’activation de schèmes politiques autour de la globalisation
économique, de la place des ouvriers dans le système productif ou encore des pouvoirs publics
nationaux. Cependant, avec l’émergence de nouvelles préoccupations matérielles (chercher un
emploi, négocier une mutuelle collective, protéger les plus isolés), les activités de l’association se
déplacent progressivement vers l’action sociale, sans pour autant se déconnecter du devenir de
l’usine (partiellement réouverte). Les débats liés à cette cohabitation et cette intrication, entre
prestation de services individuels et vocation initiale de maintien d’un groupe combatif décidé à
lutter pour l’emploi, relèvent tout autant de visions divergentes quant au rôle d’une association
d’ex-salariés licenciés que de l’évolution du collectif dans le temps.
This article aims at analyzing the evolution of the roles played by a nonprofit organization
founded by ex-industry workers, five years after the end of a long and highly mediatized
collective mobilization against the closure of the rural plant that employed them in south
western France. Right after the closure, the organization’s local became a space to preserve the
relationships and sociability built during the mobilization, and to organize the activities that
maintained the mobilization despite the closure, specially on its juridical aspects. This
organization also appeared as a place for discussion and thinking, where numerous workers built
and mobilized political schemes about economic globalization, blue collars’ position in the
productive system and national political leaders’ activities. They did so, partly, thanks to their
discussions with union leaders. However, new issues have since emerged (looking for new jobs,
negotiating a new mutual fund contract, protecting the most isolated ex-workers), and both the
organization’s activities and the union leaders’ interventions have mainly focused on social
action, although not totally forgetting the plant’s activities. The debates existing about this
cohabitation, between a service dedicated to managing individual social situations and the initial
goal of maintaining alive the group fighting for its rights and jobs, comes around both the (non)-
attribution of a political function to the organization and the evolution of the workers’ group.
INDEX
Code JEL G34 - Mergers; Acquisitions; Restructuring; Corporate Governance, M51 - Firm
Employment Decisions ; Promotions (hiring; firing; turnover; part-time; temporary workers;
seniority issues), J63 - Turnover; Vacancies; Layoffs, L62 - Automobiles; Other Transportation
Equipment, J52 - Dispute Resolution: Strikes; Arbitration; and Mediation; Collective Bargaining,
D71 - Social Choice; Clubs; Committees; Associations
Mots-clés : association d’anciens salariés, chômage, mobilisations collectives, action sociale
Keywords : unemployment, collective action, community action
AUTEURS
OLIVIER BAISNÉE
Laboratoire des sciences sociales du politique (LaSSP), Institut d’études politiques (IEP) Toulouse ;
olivier.baisnee@gmail.com
ANNE BORY
Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), Université Lille 1 ;
anne_bory@yahoo.fr
BÉRÉNICE CRUNEL
LaSSP, IEP Toulouse ; berenice.crunel@gmail.com
Pía V. Rius
Je voudrais remercier Xavier Dunezat pour la lecture détaillée et généreuse d’une version
préliminaire de cet article, qui m’a aidée à mieux le présenter ainsi qu’aux éditeurs de la revue
pour leur soutien.
1 La crise économique que connaît actuellement la France apparaît avant tout comme
une crise de la croissance et du chômage, qui fait suite à la crise financière de
2008-2009. En cela, elle peut constituer pour les chercheurs en sciences sociales une
occasion de questionner la place du travail dans nos sociétés et invite à revenir sur les
crises passées, comme celle qui a éclaté en Argentine à la fin de l’année 2001. Les
conséquences sociales des années de récession économique (1998-2001) y ont été
particulièrement importantes et se sont traduites par des transformations majeures du
système politique, économique et social.
2 Cette crise signe l’échec du « modèle social argentin », qui reposait sur une monnaie
stable au taux de change fixe avec le dollar américain. Elle témoigne également des
tensions au sein de la société : alors que le pays se percevait comme accueillant,
« ouvert à tous les hommes de bonne volonté1 », depuis la fin des années 1990,
l’augmentation du chômage et de la pauvreté, qui se traduit par des phénomènes
d’« exclusion », participe à la transformation des rapports sociaux 2. En rendre compte à
partir de la mobilisation des organisations des travailleurs desocupados (voir encadré)
permet de saisir comment le chômage provoque une perte des repères, comment sont
perçues les différentes mesures mises en œuvre (notamment les minima sociaux) et
comment sont déterminées les populations et situations qui ont droit au secours de
Encadré
Desocupados : chômeurs et sans emploi en Argentine
aérien, n’ont pas été épargnées. Les acteurs internationaux ont apporté un appui
croissant au mouvement alors qu’il devenait impossible de faire machine arrière,
notamment avec l’arrivée de Domingo Cavallo au ministère de l’Économie en 1991
(MARGHERITIS, 1999). À partir de 1993, le chômage atteint un niveau inédit en Argentine
et culmine au taux de 18,6 % de la population active11 en mai 1995 selon l’Indec.
Entre 1992 et 1995, alors que l’emploi total se réduit, le taux d’emploi des couches les
moins diplômées de la population (études secondaires incomplètes ou niveau scolaire
inférieur) diminue fortement. À partir de 1993, la demande de travail à destination des
personnes ayant effectué des études secondaires et universitaires stagne avant de
chuter en 1995. Ayant peu de postes à offrir, les employeurs se montrent de plus en
plus exigeants et recrutent du personnel de plus en plus qualifié, ce qui,
mécaniquement, entraîne une dévalorisation des études les plus modestes. C’est ainsi
que les niveaux de chômage les plus élevés sont observés chez les jeunes actifs, avec un
pic à 35 % pour les 14-25 ans en 1995 selon l’Indec. De surcroît, les rémunérations
diminuent à partir de 1994, et le travail déclaré stagne ( BECCARIA, LOPEZ, 1996).
L’augmentation du travail non déclaré s’accentue et se poursuit jusqu’en 2003 alors que
la croissance commence à repartir12, pour se stabiliser autour de 40 % en 2010 (NEFFA
et al., 2010).
11 La transformation de l’économie se traduit sur le marché du travail par une
augmentation du taux d’activité, notamment des femmes et des jeunes, et en parallèle
du chômage et du sous-emploi horaire ; les salariés ont un rapport au travail et à
l’emploi de plus en plus instable et incertain tandis que le travail « au noir » et précaire
ne cesse de croître. Ceux qui ont un emploi sont contraints d’accepter une dégradation
de leurs conditions de travail et d’emploi, telles que le non-paiement des heures
supplémentaires ou la réduction du montant de leur rémunération. Les diminutions de
salaire, en principe illégales, sont facilitées par les changements d’employeur : les
entreprises, notamment petites et moyennes (PME)13 ayant repris les activités
privatisées, ayant une durée de vie de plus en plus courte, les salariés sont amenés à
quitter de plus en plus souvent leur emploi. La mobilité des travailleurs d’une
entreprise à l’autre s’accompagne de baisses successives de salaire : c’est ce que nous
avons constaté lors de notre enquête, dans les secteurs pétrolier, des transports et des
télécommunications mais également dans d’autres pans de l’économie – non concernés
par les privatisations – comme l’industrie agroalimentaire, l’industrie du papier ou
même les services d’entretien. Le secteur public est également touché avec, en 2001,
sous le gouvernement de De la Rua (CELS14, 2001), une réduction de 13 % des salaires des
fonctionnaires15.
12 Bien que le taux d’activité féminine augmente tout au long des années 1990, celui des
femmes mariées reste inférieur de moitié à celui des hommes mariés. En effet, en
l’absence d’allocations publiques d’aide à la personne, les dispositifs de garde pour les
jeunes enfants, les personnes âgées ou handicapées sont entièrement financés de
manière privée. Dans les couches sociales les plus modestes, un grand nombre de
femmes prend ainsi en charge ces activités. Aussi, alors que le taux d’activité des
femmes mariées dans les couches aisées atteint 64 %, il est seulement d’environ 39 %
dans les couches populaires (BECCARIA, LOPEZ, 1996).
21 Au début des années 1990, la question de l’emploi est au centre des préoccupations des
Argentins. Les enquêtes d’opinion élaborées par le sociologue Francisco DELICH (2002)
soulignent alors que 22 % des sondés la considèrent comme leur problème le plus
important ; en 1999, le chômage est devenu la préoccupation principale de la moitié des
personnes consultées (DELICH, 2002). Du côté des politiques publiques, l’allégement des
charges sociales et l’instauration d’une période d’essai sont présentés comme des outils
censés faciliter la création d’emplois. Pour autant, les programmes sociaux à
destination des populations au chômage restent marginaux et sans ampleur au regard
des difficultés rencontrées.
22 Les réactions face à l’évolution de la politique du gouvernement argentin ne sont pas
homogènes. L’étude de James MCGUIRE (1996) sur les grèves nationales montre que la
forte mobilisation des travailleurs n’a pu empêcher la décision de privatisation de
l’entreprise nationale de téléphonie (première touchée par les réformes). Des divisions
voient le jour entre syndicalistes soutenant et s’opposant au gouvernement
« menemista », l’opposition étant conduite par le Mouvement des travailleurs argentins
(MTA) et la Centrale des travailleurs argentins (CTA)17. Par ailleurs, l’interdiction des
grèves dans le secteur public est promulguée dès le mois d’octobre 1990. La loi sur
l’emploi (Ley de empleo n° 2184/90) entérine la création de nouveaux types de contrats
temporaires et d’un système d’assurance chômage (seguro de desempleo), qui ne couvre
toutefois bien sûr pas les pans entiers de la population argentine qui travaillent dans le
secteur informel. La stabilité de la monnaie et sa parité avec le dollar étant devenues
prioritaires, la définition du rôle de l’État, y compris de l’État-Providence, semble y être
subordonnée. L’ensemble de ces facteurs a des répercussions sur la place occupée par
l’emploi dans l’accès aux droits sociaux.
23 Si les mobilisations pour empêcher les privatisations échouent, celles qui sont ensuite
organisées dans des localités pétrolières en 1996 et 1997 pour réclamer de nouvelles
politiques de lutte contre le chômage prennent une ampleur nationale et obligent le
gouvernement à intervenir pour désamorcer le conflit. Ces actions, qui consistent à
dresser des barrages et bloquer les routes, valent aux participants d’être baptisés
piqueteros par les journalistes, dénomination qu’ils adoptent ou refusent tour à tour.
répression policière. Les pneus brûlés caractéristiques des premiers piquetes à l’époque
où les manifestations ont lieu aux portes ou à l’intérieur de la ville de Buenos Aires,
sont devenus le symbole de la lutte. Les projets portés par chaque groupe sont
différents les uns des autres mais dirigeants et délégués soulignent avec fierté que tous
ont été l’occasion de développer de nouvelles compétences : les « compañeros savent
pourquoi ils sont là » et manifestent de manière organisée.
31 Le programme est destiné à ceux qui n’ont pas ou peu de qualifications et rencontrent
davantage de difficultés dans l’accès à l’emploi. Les desocupados qui y sont admis,
sélectionnés sans distinction de sexe, doivent être âgés de plus de 16 ans et ne pas
percevoir de prestation chômage ou toute autre allocation publique. Chaque projet
inclut entre 5 et 40 travailleurs. Un critère requis supplémentaire est fondé sur la
condition familiale : 50 % des titulaires doivent être chefs de famille. Conçus dans le
cadre des prêts de la Banque mondiale, les programmes Trabajar font l’objet d’un
réexamen tous les ans, après avoir été évalués par SIEMPRO (Sistema de evaluación y
monitoreo de programas sociales), le bureau d’évaluation des programmes sociaux créé
dans le cadre du ministère du Développement social sur la base d’un financement par
les organismes internationaux. Ses évaluations (1997-1998) estiment que le programme
a atteint l’objectif sur lequel il s’était focalisé : 40 % des allocataires appartenaient aux
foyers des 5 % les plus pauvres de la population ; d’autres évaluations vont dans le
même sens (BRUSCO et al., 2005).
32 La décision d’approbation des projets appartient au ministère du Travail, mais la
présentation des projets est ouverte aux ONG locales – y compris aux organisations de
desocupados constituées en associations – et intègre un plan de formation. Les premières
années, 85 % des titulaires recensés étaient des hommes et 15 % des femmes. En 1998, le
rapport d’évaluation rend explicite la volonté du gouvernement d’inclure une
proportion plus élevée de femmes. L’inclusion des cantines populaires comme projets
agréés répond à cet objectif (BANQUE MONDIALE, 1997).
33 Si les programmes de travail temporaire (PTT) sont considérés, notamment par la
presse, comme des créations de « postes de travail »28 et une relance des chantiers de
travaux publics, cette modalité d’intervention caractéristique d’un État-providence par
ailleurs fortement questionnée depuis le lancement du processus de privatisation ne
correspond pas aux projets mis en place par les programmes effectifs. À travers une
première génération de programmes de travail temporaire (PTT) 29, le gouvernement
accorde les allocations aux chômeurs dans le cadre de projets d’infrastructures locales
pour lesquels les mairies doivent financer les matériaux et outils de travail, ce qui en
réduit de fait la portée.
espace de dialogue. Au cours du mois de février 2002, l’état d’urgence est déclaré dans
les domaines de la santé, la sécurité alimentaire et de l’emploi 33. Un budget spécial est
alloué afin de distribuer nourriture et médicaments. Malgré la dévaluation, le montant
des allocations reste inchangé ; le nombre des programmes de travail temporaire de
seconde génération, les programmes « Chefs et cheffes de ménage au chômage » – Plan
Jefes y Jefas de Hogar Desocupados (PJJHD) – est multiplié par douze puis par deux pour
dépasser les deux millions de desocupados-allocataires en 2003 (cf. tableau 1).
1. Pour l’année 2004, sont considérés les programmes suivants : Jefes de Hogar, PEC et Recuperación
productiva.
2. À partir de 2003, les titulaires du JJHD sont orientés vers des nouveaux programmes (INDEC,
2007).
* Les données de ce programme ont été publiées par le CELS (2005) suite à une demande de
renseignements émanant de cette ONG invoquant le droit à l’information. Décimo Informe (2005) du
Conseil de consultation nationale présente les mêmes données.
** Le premier chiffre correspond au nombre moyen des titulaires du JJHD et le second à celui du
programme Familles.
Lecture : En 1996, sous le gouvernement péroniste de Carlos Menem, le programme Trabajar I
distribuait une moyenne de 82 000 allocations.
Source : Élaboration à partir des données du MTEySS (Ministerio de Trabajo, Empleo y Seguridad Social),
Secretaría de Empleo, Area de monitoreo.
du Développement social. Avant de nous attarder sur ces changements successifs, nous
précisons les processus d’appropriation des programmes de travail temporaire des
deux premières générations.
40 S’il existe, le lien entre l’augmentation des blocages de route par les desocupados et le
volume des allocations distribuées dans le cadre des PTT ne peut être réellement
considéré comme un facteur déterminant des politiques publiques de l’emploi en
Argentine. Les blocages constituent cependant un élément important de contexte pour
comprendre les conditions politiques d’élaboration et le fonctionnement du premier
programme Trabajar ainsi que des programmes successifs. Du point de vue des secteurs
mobilisés, la sélection des projets par le programme exclut de fait ceux qui ne sont pas
entrés en contact avec les réseaux de desocupados. En ce sens, l’évolution des
programmes de travail temporaire constituerait autant une réponse à la mobilisation
sociale43 qu’aux situations de pauvreté.
« [Je suis au MTD depuis 1997] parce que je n’avais pas de travail. La lutte des gens
du quartier commençait. Nous luttions pour l’unité entre les voisins et le vrai
travail, autrement nous ne trouvions rien. Cela faisait quasiment deux ans que je
n’avais pas de travail. La seule solution que je voyais, c’était la lutte. […] Nous étions
dans une cantine populaire, j’y suis restée pendant six mois jusqu’au moment où j’ai
eu le poste de travail. »
(Beto, MTD La Veron, février 2003.)
« J’ai commencé en 1999, par une compañera. Ayant mon fils en bas âge elle m’a
dit : “Va là-bas, ils vont t’inscrire et tu vas obtenir un plan.” […] À ce moment-là,
mon partenaire avait un travail, tout. Peut-être que c’est pour ça qu’il ne voulait
pas que j’y aille. […] Deux mois plus tard, mon partenaire a été viré. Nous nous
sommes attachés au mouvement. C’était très important, je suis restée un an comme
desocupada car il n’y avait pas de poste. »
(Julia, déléguée MTD La Veron, décembre 2003.)
41 Ces entretiens évoquent les difficultés d’accéder aux allocations du programme
Trabajar. Ce qui fait de la mobilisation, « la lutte », la seule voie d’action possible. Les
évaluations réalisées durant cette période (SIEMPRO, 1998) montrent une distribution
des allocations en accord avec la formulation du Trabajar. Pourtant, cette déléguée
souligne qu’elle est demeurée desocupada durant un an : elle faisait partie du groupe
comme bénévole ou militante, mais elle ne recevait pas d’allocation de ce programme
de première génération ; elle n’en aura finalement une que par l’intermédiaire du MTD.
Ce dont témoignent nombre d’entretiens, c’est l’injustice, pour ceux qui en sont exclus,
des critères d’éligibilité institués par le gouvernement.
42 Les organisations de desocupados ont mobilisé leurs membres afin que soient intégrées
leurs attentes lors de l’élaboration des programmes de travail temporaire, notamment
à l’occasion d’une marche massive de La Matanza à Plaza de Mayo en 2002 44. Un des
leaders, Luis D’Elia, avance plusieurs revendications, dont l’accès des jeunes et des
personnes âgées à l’allocation dont ils sont exclus par les critères familialistes du
programme Chefs et cheffes de ménage. Lors d’une réunion avec le président Duhalde,
Luis D’Elia soulève aussi la récupération par les partis politiques de ces programmes, à
travers la sélection des bénéficiaires. Les programmes d’emplois communautaires,
le Parti péroniste, qui leur conférait une grande capacité de négociation avec l’État et le
patronat. Les syndicats participaient aux négociations collectives concernant les
conditions de travail (MONTES CATÓ, 2010) et maîtrisaient une partie du système
assurantiel (santé et loisir). Les prestations étaient stratifiées selon le secteur de
l’économie ou les régions. La protection sociale était liée à l’activité salariée,
recouvrant les formes corporatives sans les remplacer48. Ce modèle de société salariale
a été défini en Argentine comme étant une « société du travail » caractérisée par des
hiérarchies dans le monde du travail, où la situation de chômage n’était pas totalement
prise en charge. De ce fait, les organisations de desocupados s’appuient, comme on l’a vu,
sur des réseaux d’interconnaissances préexistants qui soulignent les appartenances
locales et familiales. Ceux-ci s’avèrent capables d’entretenir des formes de solidarité
locale et d’interpeller l’État national sur la question du chômage de masse. Toutefois,
les réponses obtenues semblent relever plus d’une logique d’assistance que du droit au
travail réclamé par les organisations.
Tableau établi à partir des données des ministères du Travail (MTSS) et du Développement social
(MDS).
48 Cette tension entre demande d’accès universel et critique des contreparties exigées
traduit le sentiment d’humiliation de ceux qui se voient contraints de « remercier et
baisser la tête ». Le statut du « travail » productif, bénévole et militant effectué dans le
cadre de ces programmes demeure, à bien des égards, problématique. Ces activités sont
considérées comme acceptables lorsqu’elles sont comparées à d’autres possibilités qui
peuvent servir de repères. C’est surtout le cas dans des familles ayant des aspirations
d’ascension sociale et qui investissent fortement dans l’éducation des enfants :
Nora : « Tu trouves ça normal qu’une fille qui a fini ses études vienne manifester
dans un piquete ? »
Pìa Rius : « Ce serait plus logique qu’elle trouve un travail. »
Nora : « Et que ce soit un travail décent ! Parce que pour aller faire le ménage…
quand tu fais le ménage, on ne t’utilise pas [comme le feraient certains dirigeants
mentionnés plus haut dans l’entretien], ils t’hyperutilisent. Je me rappelle très bien
quand j’ai dû le faire. […] Je ne veux pas que mes filles passent par là. »
(Nora, membre du MTD de Berazategui, août 2005.)
49 Pour cette mère de famille, la participation de sa fille à un mouvement de travailleurs
desocupados prend tout son sens lorsqu’elle est mise en relation avec le peu
d’alternatives disponibles. Se faire exploiter par la mairie, se faire « utiliser » par les
politiciens ou « hyperutiliser » comme femme de ménage sont autant d’expériences
subjectives stigmatisantes qu’elle entend épargner à ses filles. En l’absence de « travail
décent » disponible, la mobilisation contestataire, « aller aux piquetes », apparaît soit
comme un moindre mal soit comme un « travail pour soi-même ».
50 Si du point de vue du droit, les programmes de travail temporaire ne tiennent pas
toutes leurs promesses, dans la perspective de l’action ils apparaissent comme une
manière de refuser ce qui est considéré comme indigne. Ils font émerger une critique
du travail productif comme seul moyen légitime d’être socialement intégré. Ainsi, bien
que l’effort et le temps exigés en contrepartie de l’allocation prévue par le programme
soient volontairement sous-rémunérés, ce qui les rapproche des programmes de
« workfare » (MOREL, 1998 ; SIMONET, 2008), ils ont progressivement accueilli des femmes,
comme Nora et sa fille, dont l’engagement devient un rempart contre l’injonction à
faire « n’importe quel travail » dans « n’importe quelles conditions ».
Émerge ainsi une politique publique d’activation qui cherche à augmenter les
conditions d’employabilité des composantes sociales à plus faibles revenus dans un
cadre familialiste. Mis en place par des réseaux locaux et associatifs, y compris ceux des
collectifs de desocupados, et soumis à de permanentes négociations, seul le revenu
familial semble pouvoir s’ériger comme droit des citoyens. Par contre, le versant plus
politisé des mobilisations de sans-emplois, et notamment les blocages de rues, est
désormais stigmatisé et présenté par la présidence de la République comme une
« manipulation de la pauvreté58 ». Alors même, pourtant, que ces mobilisations
rencontrent d’autres conflits qui prennent de l’ampleur, notamment ceux des employés
du transport ou de l’enseignement59.
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NOTES
1. Tels sont les termes du Préambule de la Constitution nationale que le président Raul Alfonsin
a utilisés comme leitmotiv dans ses discours de campagne lors du retour à la démocratie à la fin de
l’année 1983.
2. Les débats autour des diverses formes de pauvreté urbaine nous invitent à rester prudent
quant à l’usage du terme « inclusion » et son contraire, « exclusion » car on risque d’introduire
un dualisme entre les deux (FASSIN, 1996), là où il y a plutôt une différenciation des formes
d’inclusion.
3. La définition des problèmes publics, ici le chômage, n’est pas une simple conséquence de
certaines conditions objectives. Elles découlent d’enjeux et questionnements qui cherchent à
faire valoir leur légitimité. Suivant Erving GOFFMAN (1991), Daniel CEFAÏ (1996, 2011) considère que
les problèmes publics sont thématisés « dans des cadres » et mobilisés dans des « opérations de
cadrage ».
4. Blocages de routes ou des ponts d’accès à la ville, cf. infra.
5. Nous avons travaillé sur différents rapports d’évaluation des politiques sociales concernées,
commandités aussi bien par l’État que par les provinces ou des organismes bailleurs de fonds
(Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement) ainsi que sur des écrits produits
par des organisations de desocupados.
6. Avec d’autres, Jean-Claude BARBIER (2002) propose la notion d’activation pour décrire la
variété des politiques publiques de lutte contre le chômage en Europe.
7. Selon l’Indec, le taux de pauvreté extrême (indigencia) désigne le revenu minimum en dessous
duquel il n’est plus possible de se procurer le « panier alimentaire de base ». Le seuil de pauvreté
est, quant à lui, atteint lorsque les revenus disponibles ne permettent que de subvenir aux
besoins alimentaires ; l’accès à d’autres services (école, santé, logement) n’est alors plus garanti.
8. D’après les estimations d’Alejandro PORTES et Kelly HOFFMAN (2003), s’appuyant sur des
statistiques sur les revenus des catégories socioprofessionnelles de la Comisión Económica para
América Latina (Cepal ; Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes), les
revenus moyens des travailleurs urbains latino-américains ont diminué ou sont restés stables
pendant les années 1990 ; les revenus moyens des classes dominantes ont eux augmenté plus
fortement que dans tous les pays.
9. » L’indice (ou coefficient) de Gini est un indicateur synthétique d’inégalités de salaires (de
revenus, de niveaux de vie…). Il varie entre 0 et 1. Il est égal à 0 dans une situation d’égalité
parfaite où tous les salaires, les revenus, les niveaux de vie… seraient égaux. À l’autre extrême, il
est égal à 1 dans une situation la plus inégalitaire possible, celle où tous les salaires (les revenus,
les niveaux de vie…) sauf un seraient nuls. Entre 0 et 1, l’inégalité est d’autant plus forte que
l’indice de Gini est élevé. » Source : rubrique « Définitions » de l’Insee ; disponible en ligne à
l’adresse : http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=definitions/indice-gini.htm ;
consulté le 17 juin 2014.
10. D’après la loi, toute émission de devises argentines réalisée par la banque nationale doit
avoir pour contrepartie une acquisition équivalente de dollars. Le processus de privatisations
s’est alors achevé de manière accélérée (HILLCOAT, 1994 ; PANIGO, TORIJA ZANE, 2004) afin de garantir
l’achat de devises. La nécessité d’atteindre l’équilibre fiscal sera signalée par les autorités comme
une justification des réductions des programmes de travail temporaire en dépit d’un chômage
croissant. Le principe de convertibilité ne pourra plus être tenu vers la fin de l’année 2001 : une
des premières mesures du président Duhalde sera d’instaurer une dérogation totale à la loi de
convertibilité.
11. L’Indec produit des statistiques sur l’emploi et le travail, en adaptant les critères du BIT
(Bureau international du travail). La population active regroupe population active occupée et
population active au chômage.
12. Selon l’Indec le produit intérieur brut (PIB) a augmenté en moyenne de 7,2 % entre 2003
et 2012. Information disponible en ligne à l’adresse : http://www.mecon.gov.ar/basehome/pdf/
indicadores.pdf ; consultée le 15 juillet 2014.
13. Selon l’Indec, une petite entreprise emploie jusqu’à cinq salariés et une entreprise moyenne
entre six et cinquante.
14. Centro de Estudios Legales y Sociales, Centre d’études légales et sociales.
15. Cette réduction des salaires ayant été déclarée inconstitutionnelle, le montant manquant a
été remplacé par des titres de dette de l’État argentin (pour les fonctionnaires ayant entamé une
procédure judiciaire).
16. Pour l’étude de la temporalité dans l’expérience de chômage, voir notamment LAZARSFELD
et al., 1981 ; SCHNAPPER, 1981 ; LE MOUËL, 1981.
17. En octobre 1989, alors que Carlos Menem est à la tête du pays depuis quelques mois, la
division est officialisée par la création de deux entités séparées, la CGT Azopardo et la CGT San
Martin, proche du gouvernement. Fin 1992, la CGT se réunifie mais plusieurs courants subsistent
et s’y affrontent : d’un côté, une grande majorité des leaders syndicaux participe activement à la
mise en œuvre des réformes gouvernementales ; d’un autre, ceux qui représentent des voix
syndicales en désaccord avec le gouvernement mais n’ayant pas coupé les liens avec le parti
péroniste, créent le Mouvement des travailleurs argentins (MTA) ; enfin, ceux qui s’opposent au
modèle social et économique mis en œuvre par le gouvernement fondent le Congrès des
travailleurs argentins (CTA) (PALOMINO, 1995, pp. 203-230).
18. Lorsqu’ils acceptent d’y participer, les desocupados adhérant à ces programmes doivent
accomplir, en contrepartie du versement de l’allocation, une activité dite « contrepartie de
travail » au profit d’une collectivité publique, d’un établissement public ou d’une association,
d’une durée comprise entre quatre et six heures par jour.
19. Seul un mouvement de desocupados (MTD) à La Matanza, regroupant une cinquantaine de
membres, persiste dans son refus des allocations au fil du temps ; il reçoit en revanche des
donations d’entreprises et d’organisations non gouvernementales (ONG).
20. Cf. supra note 17.
21. Laura SANTILLAN (2008) explique que la présence des communautés ecclésiastiques de base
dans les quartiers populaires de la banlieue de Buenos Aires dans les années 1980 est liée à un
engagement religieux hors structure paroissiale, qui consiste notamment en des lectures
collectives de la Bible et des analyses de la réalité des populations.
22. Denis MERKLEN (2005) précise que les asentamientos sont certes des occupations illégales de
terrains mais que, contrairement aux bidonvilles (villas), elles cherchent d’emblée à acquérir la
légitimité de véritables quartiers urbains (barrios) grâce à un travail de coordination accompli par
des délégués qui contribuent ainsi au processus de leur insertion sur le territoire ou « inscription
territoriale ».
23. Situé en face de la Casa Rosada, où siège le pouvoir national, cette place historique
représente le demos dans l’espace public. Silvia SIGAL (2006) en propose une chronique des
différents usages.
24. Les municipalités n’ayant pas toujours disposé des ressources nécessaires pour faire face à
l’ampleur du chômage, les travaux d’infrastructure se résument parfois à des activités de
défrichage.
25. Ces personnes sont considérées comme occupées. Cf. supra, note 11.
26. Le programme prévoyait l’inclusion d’un système de sécurité sociale pendant la réalisation
des projets mais cette dimension n’a pas été mise en œuvre.
27. Nous ne retenons toutefois pas ces termes. En effet, d’une part le terme « bénéficiaire », plus
proche de celui utilisé dans les documents des ministères (sujeto beneficiario), souligne la mise
sous tutelle d’un individu réduit à la dépendance vis-à-vis de l’État. D’autre part, les conditions
d’accès aux programmes de travail temporaire (PTT) et de maintien dans ces dispositifs sont
marquées de pratiques arbitraires si bien que le terme d’« ayant droit » ne peut être plus qu’un
euphémisme.
28. Cf. par exemple AUYERO (2002), KLACHKO (2002), SVAMPA, PEREYRA (2004).
29. Les différentes générations de programmes de travail temporaire peuvent fonctionner de
manière juxtaposée sans se remplacer complètement.
30. Le départ du président crée une situation de vacance du pouvoir. Rodriguez Saá est nommé
président intérimaire en charge d’organiser le processus électoral mais il échoue à obtenir le
consensus du parti péroniste dont il est issu. Il est amené à démissionner et Eduardo Duhalde,
ancien gouverneur de la province de Buenos Aires et alors sénateur du même parti, est désigné
par le Sénat pour achever le mandat entamé par De la Rua.
31. Discours devant l’Assemblée législative, 23/12/2001, cité par DI LEO (2003).
32. Les institutions participant à cette conférence sont centrales dans l’économie et la société
argentine. L’Église a participé à des espaces de conciliation lors des premiers piquetes ; l’industrie
nationale a été privilégiée par la dévaluation de la monnaie et est un des moteurs de l’activité à
partir de 2003, ainsi que l’activité agricole et l’élevage, historiquement présents. Le caractère
latifundiste de la structure agraire argentine s’est renforcé au cours des années 1990 avec
l’introduction, notamment, du soja transgénique (GOULET, HERNANDEZ, 2011).
33. Decreto de necesidad y urgencia (DNU) 108/02, DNU 486/02 et DNU 165/02 respectivement. La
déclaration de l’état d’urgence confère provisoirement au président des facultés relevant du
pouvoir législatif, des compétences sur le budget par exemple.
34. Frente nacional contra la pobreza soit Front national contre la pauvreté. Il s’agit d’un courant
non partisan auquel participent des députés, des dirigeants syndicaux et des intellectuels.
35. Confronté aux accusations de clientélisme concernant les programmes de travail temporaire
(PTT), le ministre du Travail a désigné les conseils consultatifs (consejos consultivos locales) comme
espace institutionnel destiné à garantir la transparence.
36. Le programme prévoit 150 pesos par famille alors que les besoins d’une famille type (selon
l’Indec, deux adultes et deux enfants) sont de 332,36 pesos pour ne pas être considéré sous le seuil
de pauvreté extrême et de 727,88 pesos pour ne pas tomber sous le seuil de pauvreté (le Smic est
alors de 300 pesos et le salaire moyen de 400 pesos ; CTA, 2003).
37. La CONAyEC est une commission de contrôle créée de manière ad hoc pour cette occasion.
38. Ce même rapport consigne que, depuis mai 2002, la Defensoria del pueblo a reçu pas moins de
600 plaintes individuelles et 2 600 plaintes collectives pour motif de refus d’inscription. Source :
La Nación, 19 octobre 2004, « Impiden a desocupados que se inscriban en el plan jefes y jefas ».
39. Déclarations en conférence de presse par la ministre du Travail du gouvernement Duhalde,
Graciela Camaño, au sujet de la fermeture officielle des registres du PJJHD. Source : Página/12,
« Un universal muy particular. Limitan inscripciones en el Plan Jefes de Hogar », 12 juin 2002,
p. 7.
40. Les allocations familiales en Argentine ne sont alors distribuées qu’aux seuls salariés.
41. On dénombre ainsi 20 % de titulaires célibataires et 27 % qui sont veufs ou divorcés. Source :
Seconde enquête d’évaluation du PJJHD menée en juin 2004 dans la ville de Buenos Aires, Santa
Fe, Tucumán, Córdoba, Formosa et prov. de Buenos Aires, MTEySS, Subsecretaría de
Programación Técnica y Estudios Laborales, Dir. Gral. Estadísticas y E. Laborales (MTEySS, 2004).
42. DNU1668/04. CELS, 2005, 330.
43. Cf. la déclaration du Président par intérim Duhalde qui indique que la création du
programme cherche la « paix sociale » (DI LEO, 2003) ; plusieurs études vont dans ce sens (SVMPA,
PEREYRA, 2004 ; GOLBERT, 2006).
44. Pagina 12, février 2002.
45. D’après Laura GOLBERT (2006), les négociations concernent l’ensemble des programmes de
travail temporaire (PTT).
46. Le président Duhalde annonce publiquement le programme en avril 2002, mais il
fonctionnait déjà depuis le mois de janvier 2002.
47. Les menaces de dénonciation de la part des voisins ne manquent pas. In fine les jeunes ne
sont pas les seuls concernés.
48. À ce sujet, Rubén LO VUOLO (2010) souligne le caractère « hybride » du système de protection
argentin car selon la typologie proposée par Gosta ESPING ANDERSEN (1999), il se rapproche à la fois
du type social-démocrate et du type corporatiste.
49. Contrairement au précédent, le programme Chefs et cheffes de ménage (JJHD) inclut des
« composantes », notamment le financement du fonctionnement de projets définis par le
ministère du Travail, à hauteur d’au plus 80 % (il ne s’agit pas d’un prêt).
50. L’indice de développement humain (IDH) est défini selon le Pnud en tenant compte des
niveaux de revenu, de l’accès à la santé et à l’éducation. Pour plus d’informations, voir http://
hdr.undp.org/fr/content/l%E2%80%99indice-du-d%C3%A9veloppement-humain-idh ; consulté le
10 juillet 2014.
51. En raison de la dévaluation, ce montant est tout de même faible. Le syndicat Central de
Trabajadores Argentinos (CTA) réclame un montant minimal de 450 pesos ( LOZANO, 2003).
52. Les émeutes urbaines dans les provinces et la ville de Buenos Aires en décembre 2001 sont
appelées « estallidos ».
53. Ce dispositif est complété par un programme spécial de diminution des cotisations sociales
pour les petites entreprises (Prore).
54. Au moment de sa création, le montant de l’allocation Argentina Trabaja s’élève à 1 200 pesos
alors que le salaire minimum est augmenté à 1 240 pesos en décembre 2008. L’allocation est ainsi
proche du Smic mais ne représente que la moitié du salaire moyen (le salaire moyen dans le privé
s’élève à 2 400 pesos ; CTA, 2008).
55. Voir notamment, sur http://www.clarin.com/, les articles « Campamento piquetero en la 9
de Julio : acusan al gobierno de “clientelismo” », Clarín digital, 2 novembre 2009 et « Cristina
reivindico los planes oficiales de asistencia social », Clarin digital, 21 octobre 2009 ; consultés le
10 juillet 2014.
56. Le nombre de coopératives enregistrées en 2008 est de 12 760, dont 5 256 – 40 % – sont des
coopératives de travail enregistrées entre 2003 et 2008 selon l’Inaes (Instituto Nacional de
Asociativismo y Economía Social – Institut national de l’économie solidaire).
57. Elle concerne aussi les enfants des immigrés sur le territoire national depuis plus de trois
ans.
58. www.casarosada.gov.ar/discursos/3612/ ; consulté le 15 juillet 2014.
59. http://www.clacso.org.ar/institucional/1h.php (OSAL, 2012).
RÉSUMÉS
En Argentine, les transformations de l’économie à l’œuvre depuis les années 1970 modifient la
répartition des revenus, qui se dégrade encore durant les années 1990. La crise de la fin 2001,
vécue comme hors du commun, témoigne des tensions entre les attentes d’intégration sociale par
l’éducation et le travail et la politique néolibérale conduite par les gouvernements en place. À
partir d’une analyse ethnographique et documentaire, l’article s’intéresse en particulier aux
organisations de desocupados de la banlieue sud de Buenos Aires, à la manière dont les membres
de ces collectifs et leurs proches vivent leurs conditions de travailleur et de chômeur. L’analyse
des politiques sociales donne à voir une tension entre logique de droit au travail et logique de
droit individuel à la protection sociale.
The transformations of the Argentinian economy since 1970 have been changing income
distribution. Its degradation deepened during the nineties. The 2001 December crisis that was
experienced as an outstanding one, jeopardized the expectations of social integration by
education and work. On the basis of an ethnographic research and a documentary analysis, the
article especially analyses the organizations of desocupados of the southern suburb of Buenos
Aires and the way the members of these collectives and their neighbors live their working
conditions and unemployment. The analysis of social policies shows a tension between the logic
of the right to work and the logic of individual right to social welfare.
INDEX
Code JEL J64 - Unemployment - Models Duration Incidence and Job Search, J68 - Public Policy,
J81 - Working Conditions
Keywords : unemployment experience, social mobilization, social policy, ethnography,
Argentina
Mots-clés : expérience de chômage, mobilisation sociale, politique sociale, ethnographie,
Argentine
AUTEUR
PÍA V. RIUS
Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), Université Lille 1 ;
piavrius@ehess.fr
Valérie Cohen
1 Depuis les mobilisations de l’hiver 1997-1998, l’action collective des chômeurs a donné
lieu à une littérature importante car, si les luttes de chômeurs ne se résument pas à ces
événements ou à « ce mouvement »2, leur mise en visibilité durant cette période en a
fait un objet d’étude légitime. De nombreux travaux ont ainsi cherché à comprendre les
raisons, les conditions d’émergence, la construction ou encore le sens de ces luttes
(DEMAZIÈRE, PIGNONI, 1999 ; MOUCHARD, 2001 ; MAURER, 2001 ; MAURER, PIERRU, 2001 ; PERRIN,
2004 ; ROYALL, 1998), longtemps jugées improbables3. Pourquoi et comment se forment
ces mobilisations en dépit des nombreux obstacles recensés est une des questions qui a
largement orienté les recherches sur le sujet. La perspective retenue ici consiste plutôt
à déplacer le regard sur ce qui s’élabore dans ces espaces de lutte, en s’intéressant à ce
que les mobilisations font aux chômeurs ou, pour le dire autrement, à ce qu’elles
produisent sur et pour les acteurs engagés. Deux dimensions sont privilégiées.
2 La première renvoie aux possibilités de l’action collective d’infléchir la stigmatisation
qui pèse sur le statut de chômeur et, plus largement, de modifier cette condition. Alors
que Dominique SCHNAPPER (1994, p. 27) affirmait « qu’il n’est pas du pouvoir des
associations de transformer en profondeur le sens de l’expérience » du chômage, des
travaux ont montré depuis que la participation à une mobilisation bouscule
inévitablement cette condition, laquelle n’est plus limitée à la recherche d’emploi, et
tend à la valoriser (DEMAZIÈRE, 1998, 2000). Il reste néanmoins à savoir dans quelle
mesure, à quel niveau, à partir de quelles modalités, elle est redéfinie. On s’intéresse
donc aux pratiques effectives (modes d’action et travail militant) ainsi qu’aux acteurs
qui y prennent part. Parmi ces derniers, nous accordons une attention particulière à
ceux qui, frappés par l’expérience du chômage et sans socialisation militante,
s’éloignent des figures classiques du militantisme. Il s’agit là de chômeurs qui ont
finalement peu fait l’objet d’investigations sociologiques4 et pour lesquels se pose tout
Encadré 1
Agir ensemble contre le chômage (AC !)
Encadré 2
Constitution et présentation du matériel d’enquête relatif au groupe de
chômeurs mobilisé
Nous n’avons pas identifié le groupe mobilisé à partir d’une analyse quantitative
dans la mesure où le nombre comme le type de participants sont des données
difficiles à récolter. À plusieurs reprises, des tentatives de dénombrement ont été
réalisées et ont échoué. La structuration bien souvent informelle des collectifs,
l’absence de carte d’adhérent, l’instabilité des engagements, le défaut d’outils
internes de communication visant à centraliser les informations contrarient la
production de données statistiques. Par ailleurs, les militants s’autodécrivent
avant tout dans la logique du réseau (BOLTANSKI, CHIAPELLO, 1999) et sont indifférents
envers cet aspect quantitatif de la mobilisation. Aussi, l’analyse du groupe mobilisé
a reposé sur la répétition d’observations réalisées dans différents espaces
(collectifs locaux, lieux occupés, permanences, commissions thématiques,
coordinations nationales) qui nous ont progressivement permis de repérer des
profils récurrents de participants en fonction de leur place, de leurs activités et
des prises de position dans l’organisation. Suite à ces observations continues, nous
avons alors pu entamer une série d’entretiens (quarante-deux) avec des personnes
ciblées selon leur type de participation (continue, distendue, restreinte ou élargie,
avec ou sans responsabilités spécifiques) afin de préciser leurs caractéristiques et
d’étudier leurs logiques d’engagement qui se distinguent en fonction de leur
socialisation militante et de leurs expériences antérieures de chômage. C’est donc
à partir de ces deux dimensions que nous avons pu différencier les participants au
sein d’un continuum allant des personnes les moins éprouvées par l’expérience du
chômage et étant par ailleurs les plus politisées aux chômeurs les plus marqués
par cette expérience et n’ayant pas eu auparavant d’activités militantes.
Dans le cadre de cet article, afin d’éclairer plus spécifiquement les processus et les
modalités visant à transformer la condition de chômeur, nous nous intéressons
essentiellement aux personnes pour lesquelles le chômage prend la forme d’une
épreuve. Nous ne mobilisons donc pas les entretiens qui présentent d’autres vécus
du chômage, comme l’expérience de « chômage inversé10 » (SCHNAPPER, 1994), ou
encore les cas de personnes qui ont connu une période de chômage trop courte
pour en faire une expérience significative. On s’appuie donc ici prioritairement sur
une vingtaine d’entretiens réalisés avec des personnes âgées de 37 à 58 ans qui se
répartissent entre deux pôles distincts.
Le premier correspond majoritairement à des hommes, diplômés de
l’enseignement supérieur, dont les trajectoires professionnelles relativement
stables et ascendantes sont brisées au milieu des années 1990, qui disposent d’une
socialisation militante antérieure à leur entrée au chômage et vont occuper des
fonctions d’encadrement ou, tout au moins, des responsabilités au sein d’AC !. Ce
pôle – qui s’est construit tant à partir des observations, des échanges que des
entretiens plus formels – est ici présenté à partir de l’analyse de neuf trajectoires,
de six hommes et trois femmes. Ces personnes sont âgées de 37 à 55 ans, titulaires
du baccalauréat et, pour la plupart, de diplômes de l’enseignement supérieur
(Deug [diplôme d’études universitaires générales] ou maîtrise en économie,
biologie, sociologie, psychologie). Avant leur entrée au chômage, leurs trajectoires
étaient stables et ascendantes avec des emplois occupés de technicien,
commercial, responsable associatif, éducateur, travailleur social ou encore de
secrétaire de direction. Au moment de l’entretien, les durées de périodes de
chômage varient de deux à cinq ans. Ces chômeurs perçoivent le RMI ou l’ASS,
mais ne sont pas dans des situations de forte vulnérabilité sur le plan pécuniaire
en raison des réserves économiques et des soutiens relationnels dont ils disposent
(soutiens familiaux et amicaux). Tous ont eu des expériences militantes
antérieures à leur engagement dans AC !, dans des organisations politiques (Parti
communiste, Parti socialiste unifié, Gauche prolétarienne, Lutte ouvrière,
Fédération anarchiste) ou dans des associations militantes contre le racisme et
pour le logement. À l’exception de deux hommes et une femme, les autres vivent
seuls.
Le second pôle regroupe des personnes des deux sexes, au faible niveau de
qualification, dont les parcours sont marqués par la recherche de stabilité à des
postes d’ouvriers ou de petits employés. Novices en matière d’engagement, leur
participation repose sur des tâches militantes moins prestigieuses que le pôle
précédent (permanence au local, participation aux réunions et aux actions, pas
d’inscription au niveau national). Ce pôle est ici illustré à travers l’analyse de neuf
trajectoires, quatre hommes et cinq femmes, âgés de 40 à 58 ans, ayant obtenu le
certificat d’étude, un CAP (certificat d’aptitude professionnelle) ou un BEP (brevet
d’études professionnelles). Ces chômeurs ont connu des trajectoires
professionnelles stabilisées, y compris dans des statuts précaires, en tant que
secrétaire, auxiliaire de vie, aide-soignante, serveuse, ouvrier ou boulanger. Leurs
périodes de chômage varient de trois à six ans. Allocataires du RMI ou de l’ASS, ces
chômeurs sont particulièrement vulnérables sur le plan économique et ne peuvent
bénéficier de soutien matériel de la part de leur réseau relationnel, limité à un
nombre restreint de personnes. À l’exception d’une personne, tous ont des enfants
(dont ils ont la charge) et, au moment de l’entretien, seul l’un d’entre eux vit
maritalement, les autres vivent soit seuls, soit avec leurs enfants.
Entre ces deux pôles, circulent des personnes qui, tout en ayant des activités
militantes proches du deuxième pôle, s’en distinguent par leur niveau de diplôme
et leur socialisation militante. C’est le cas de deux femmes, diplômées de
l’enseignement supérieur (BTS [brevet de technicien supérieur], Deug de droit),
qui avaient occupé des postes de secrétaire et de gestionnaire et vivaient seules au
moment de l’entretien.
étrangers aux normes, codes et rites militants (absence de tour de parole, utilisation du
témoignage direct pour relater l’expérience vécue), au sein desquels les « grands
militants » sont en minorité et où la présence des femmes est importante.
13 À cet égard, soulignons l’importance du rôle d’une composante féminine, minoritaire
mais significative dans AC !, ni salariée ni demandeuse d’emploi mais retraitée ou sans
statut. Ces femmes, ayant eu une expérience militante ou associative interviennent
essentiellement au niveau local, prennent en charge et s’occupent de tâches
administratives, organisationnelles et relationnelles. Engagées aux côtés des plus
démunis, elles développent des pratiques d’insertion visant à limiter les risques de
décrochage : elles s’inquiètent ainsi des absences répétées d’une personne, téléphonent
à ceux qui manquent plusieurs réunions de suite, se demandent comment intégrer un
nouveau venu en lui confiant une activité spécifique. Elles participent également à une
forme de socialisation politique des novices en explicitant certaines des revendications
et en les accompagnant dans leurs premières actions (comme la distribution de tracts
ou la mise en forme de revendications). À cela s’ajoute une convivialité à laquelle elles
tiennent et qu’elles entretiennent en accordant de l’importance « à tout ce qui rend la vie
collective plus agréable13 » : apporter des vivres et des boissons à une réunion, plaisanter
et sourire. Enfin, elles ont également à cœur « d’écouter » ceux qui sont dans le besoin,
conscientes que la mobilisation des plus vulnérables passe par la reconnaissance et la
prise en compte de leur expérience quotidienne. Comme le souligne l’une d’entre elle,
« pour mobiliser les gens, il faut d’abord prendre le temps de les écouter, dans leur souffrance,
leur galère. Et tant qu’on ne fait pas ça, c’est des gens qui ne seront pas disponibles pour
militer ». Par ces pratiques, elles contribuent à faire une place dans la lutte aux
personnes particulièrement éprouvées par les années passées en marge de l’emploi
(voir encadré 3).
Encadré 3
Intégrer ceux qui n’ont jamais milité
dans le même quartier, elle distribuait fréquemment des tracts à ses voisins et aux
demandeurs d’emploi dans les Assedic et ANPE (Agence nationale pour l’emploi)
locales : c’est ainsi qu’elle en a convaincu plusieurs d’assister aux réunions et
certains de prendre part aux actions. Très attentive aux nouveaux venus,
soucieuse d’élargir et de consolider le groupe, Maria contribuait à leur intégration
par diverses pratiques. Les réunions se déroulaient sans présidence ; néanmoins,
elle orientait les échanges, notamment en demandant, parfois individuellement,
leur avis aux membres du collectif sur des aspects relativement pratiques de la
lutte : « Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour qu’il y ait plus de personnes qui viennent ? Que
pensez-vous de l’idée de faire une action à l’ANPE la semaine prochaine ? Qui connaît
l’Assedic de la rue M. ? » Elle interpellait ainsi ceux qui parlaient peu et leur offrait
l’occasion de participer concrètement aux actions militantes en invitant
régulièrement un nouveau membre à l’accompagner distribuer des tracts. Maria
était toujours souriante, parlait calmement, ne haussait jamais la voix et écoutait.
Ancienne gestionnaire, son aspect toujours impeccable tranchait avec l’allure et la
gouaille de nombreux hommes militants aguerris. C’est sans doute parce qu’elle
incarnait un autre visage du militantisme que certains, éloignés des univers
militants, pouvaient alors envisager la possibilité de s’y rallier.
préparation du repas, qui devient une activité quotidienne lors des occupations
prolongées, est faite à plusieurs, mais en comité restreint, et occasionne généralement
de nombreux échanges. La cuisine constitue alors un lieu de passage pour tous ceux qui
n’ont pas d’occupation spécifique. La parole y est souvent plus libre que durant les AG,
et il apparaît parfois plus facile aux moins militants de s’exprimer et d’être entendus en
préparant un repas qu’en attendant leur tour de parole dans les réunions plus
formelles.
23 Ces marges du travail militant se présentent comme une voie privilégiée pour certains
chômeurs, et surtout chômeuses, de prendre part à la lutte. Elles permettent d’abord de
construire des liens et produisent un sentiment d’appartenance collective. Ensuite,
elles font office de point de départ d’une participation qui s’affirme et se déploie dans
des activités à la fois plus diversifiées et plus marquées politiquement, telles que les
occupations, les réquisitions ou le travail au sein de commissions thématiques. Cet
accès à la mobilisation peut alors devenir un moyen de se valoriser et de s’affirmer qui
doit beaucoup au caractère inédit de cette expérience collective, en rupture avec la vie
ordinaire, au fait de « faire des choses qu’on ne pensait pas pouvoir faire 19 », au regard de la
condition infériorisée de chômeur et pour les femmes, de leur assignation prioritaire à
la sphère privée. C’est en effet en s’intéressant aux positions que ces personnes
occupent à l’extérieur des collectifs que l’on saisit dans quelle mesure les tâches
qu’elles remplissent, tout en étant positionnées aux marges du mouvement, leur
permettent de quitter temporairement une forme d’enfermement. Enfin, ces pratiques
les conduisent également à se penser autrement. On serait tenté de dire qu’elles
participent d’un processus de « révélation de soi », au principe de l’action politique
(ARENDT, 196120) (voir encadré 4).
Encadré 4
Trajectoires ordinaires et expériences inattendues
aujourd’hui je peux compter. On a parlé, ça faisait longtemps que j’avais pas autant parlé
parce que j’ai l’habitude de dire que je suis morte socialement ». Elle se rend ensuite aux
rendez-vous suivants : « En janvier, c’était tout le temps qu’il y avait des choses à faire. »
C’est, pour sa part, par l’intermédiaire d’une voisine que Julie participe, en
décembre, à sa première occupation d’Assedic « pour toucher la prime ».
Toutes deux s’inscrivent progressivement dans les collectifs de chômeurs en lutte,
implantés dans des locaux occupés, rebaptisés « Maison du peuple » ou « Maison
des chômeurs ». Elles y passent alors la plupart de leur temps et prennent
notamment en charge des activités de gestion domestique des lieux. Pendant
plusieurs semaines, Julie participe à la préparation du repas, se plaît à y venir
chaque jour au point de souhaiter y habiter avec ses enfants : « C’était un peu comme
une vraie vie de famille. » Elle explique ainsi :
« Moi, j’étais bien à la Maison des chômeurs, c’est moi qui faisais la cuisine. J’essayais de
faire des plats différents ; une fois, j’ai même fait du boudin antillais […]. Tous les midis, je
faisais à manger, et l’après-midi, je faisais l’inventaire pour savoir ce qu’il fallait pour le
lendemain, ce qui manquait, ce genre de choses. J’ai aussi organisé un bal avec 2 800 F de
chiffre d’affaire à l’entrée. J’avais décoré la salle, fait des guirlandes. Après, j’ai voulu ouvrir
une association et l’appeler “Coup de pouce chômeurs”. […] Je voulais faire un dépôt-vente
aussi. C’était bien. Je voulais faire plein de choses. C’était vraiment bien et moi, ça m’a
permis de connaître ma personnalité, de me rendre compte que j’étais pas si nulle que ça.
Parce que, avant, je croyais que j’étais nulle, que j’avais rien dans la tête. Et avec le
mouvement, j’ai pris conscience que j’avais des capacités. Parce que là, j’ai fait des choses
que je pensais pas pouvoir faire avant. »
De son côté, Françoise finit également par s’approprier le lieu occupé, prend part à
l’organisation des repas et parvient à « s’exprimer ». Outre les tâches domestiques,
Françoise, à l’instar de Julie, entreprend des activités orientées directement vers
les chômeurs. Considérant qu’il est indispensable de s’adresser aux chômeurs non
mobilisés, elle est alors, dans son quartier, à l’initiative de rassemblements
informels qui s’apparentent à un véritable travail de mobilisation :
« Il faut avoir des chiens, parce qu’à l’heure où l’on promène les chiens, y’a énormément de
gens. Nous, c’est parti comme ça, sur la digue à côté de chez moi. On est une trentaine à
parler du chômage le soir. On fait nos AG [rires]. C’est mieux qu’ici [lieu occupé] parce
qu’on se prend pas la tête, y’a pas de président. J’ai mes badges AC !. Alors les gens me
demandent : “Qu’est-ce que vous avez fait aujourd’hui ?” Je raconte. Je file les tracts. » 22
(Extraits d’entretiens réalisés en février et mars 1998.)
conflits avec son mari ; sa place dans « le mouvement », c’est-à-dire dans un espace
public où les femmes sont généralement illégitimes, supposait de renégocier sa place
dans la sphère privée. Et c’est en cherchant à exister en dehors du foyer qu’elle s’est
progressivement révoltée contre les rôles qui lui étaient assignés. Elle explique ainsi :
« Mon mari, c’est comme tous les bonhommes, si on n’est pas à ses pieds, il n’est pas
content. Mais pendant vingt-cinq ans, j’ai été à ses pieds. Pendant vingt-cinq ans, je
leur ai tout donné, j’ai jamais eu une minute à moi. Au bout d’un moment, y’en a
marre, parce que, quand tu passes autant de temps derrière un balai, au bout d’un
moment, t’es considérée comme la bonne. Et ça, y’en a marre. Ce que je voudrais
maintenant, c’est m’affirmer en tant qu’individu, en tant que femme. Je dis, ça
passe par le mouvement, mais ça aurait pu passer par autre chose. Mais, c’est quand
même le mouvement, au départ, qui a fait le déclic. Quand j’ai commencé à plus être
là le soir, à aller aux AG, c’était : “Oui, t’es pas là le soir, on est tout seul.” À l’âge
qu’il a quand même ! Mon mari, il a 55 ans, s’il est pas capable de se débrouiller tout
seul… C’est là qu’il y a eu le déclic. »
(Extraits d’entretiens réalisés en février et mars 1998.)
propositions de travail. »
(Entretien réalisé en mai 1998, avec une femme, 42 ans, baccalauréat, secrétaire
médicale, trois ans de chômage, divorcée.)
29 Enfin, le dernier mécanisme renvoie aux rencontres que certains chômeurs ont pu faire
lors de la mobilisation et qui leur ont servi de support pour leur recherche d’emploi.
Certains se sont par exemple autorisés à demander un soutien pour une recherche
d’emploi, comme le souligne cette chômeuse :
« C’est vrai que ça m’a redonné de l’espoir, de la force, ça redynamise. Moi, tu vois
par exemple, ça m’a permis de rencontrer des élus, de discuter avec des élus. Tu
sais, c’est quand on a occupé la mairie, on a discuté avec eux. Et je vais peut-être
avoir des appuis pour ma recherche d’emploi. Samedi, j’ai emmené des lettres à la
mairie et l’adjointe au maire, elle a mis carrément une lettre avec la mienne pour
appuyer ma demande. Et elle a dit : “Si ça n’aboutit pas, vous revenez me
contacter.” Y’a trois mois en arrière, j’aurais jamais discuté avec un élu. Et puis,
après tout, on se dit qu’on est con, les élus, ils sont bien là pour quelque chose et
que, elle, son boulot, c’est de s’occuper de la sécurité de l’emploi. »
(Entretien réalisé en mars 1998, avec une femme, 44 ans, CAP, aide-soignante, cinq
ans de chômage, mariée, deux enfants.)
30 C’est également lors d’une action à la mairie qu’un chômeur nous explique avoir « pu
rencontrer des personnels, leur parler, j’avais jamais fait ça avant et ça a marché 25 ». Ces
reprises d’activité sont également à mettre en regard avec les réactions de certaines
institutions qui, à défaut de pouvoir satisfaire les revendications portées
collectivement, tentent d’apporter des réponses au cas par cas.
31 Quelques mois après une période d’intense mobilisation, plusieurs témoignages
affirment que cette expérience a en partie modifié le cours de leur existence. Sur le plus
long terme, il est en revanche plus difficile de mesurer l’impact de cette participation
sur leurs trajectoires, en raison des difficultés rencontrées pour retrouver les
personnes initialement interrogées, qui ont bien souvent quitté l’organisation. Les
données dont on dispose sont limitées et reposent sur nos échanges avec les personnes
qui ont continué à militer dans l’organisation, ou encore avec celles avec lesquelles
nous étions alors restée en contact26, souvent diplômées, dont les chances de retourner
sur le marché de l’emploi étaient plus élevées. Bien que parcellaires, nos données
mettent en exergue des réorientations professionnelles faisant suite à une mobilisation,
souvent prolongée, dans des collectifs locaux (COHEN, 2011a). Deux tendances se
dégagent. On peut distinguer d’une part, des individus qui, après l’apprentissage de
certaines tâches et des méandres de la protection sociale et juridique, ont cherché à se
tourner vers des métiers dans lesquels ils pouvaient mettre à profit cette expérience :
insertion, montage de dossier au sein d’associations de réinsertion, secrétariat,
accompagnement dans des antennes pour jeunes. Le secteur de l’insertion s’est ainsi
présenté comme un espace possible de reconversion professionnelle. D’autre part, à
l’inverse, certains chômeurs auparavant travailleurs sociaux, eux-mêmes spécialisés
dans le suivi des chômeurs, n’envisageaient plus « de travailler avec des demandeurs
d’emploi » parce que, comme le résume l’un d’entre eux : « Je ne veux plus les berner et que
si tu ne les bernes pas, il arrive un moment donné où l’on te demande de les berner, et ça c’est
dur, c’est plus possible27. »
32 S’il est difficile d’apprécier ce qu’il subsiste, sur le long terme, de cette expérience pour
les acteurs qui y étaient engagés, on peut néanmoins affirmer qu’elle ne consiste pas en
une inévitable « chômeurisation ». À certaines conditions et dans certains contextes,
favorables à l’inscription dans un groupe militant, la participation à un collectif de
chômeurs peut ainsi donner lieu à des processus d’inversion du stigmate, de
valorisation et d’affirmation de soi, transformant, ne serait-ce que temporairement, la
condition de chômeur et l’expérience qui lui est associée. Ces dynamiques sont
enclenchées par des modes d’actions spécifiques et par le travail réalisé par les
chômeurs, qu’il soit situé au centre ou en marge des mobilisations, pouvant alors servir
de socle à un éventuel redéploiement des trajectoires sociales et professionnelles. Si le
retour à l’emploi demeure la seule option pour quitter cette condition et le principal
horizon orientant les trajectoires, il n’en reste pas moins que la mobilisation offre des
dimensions que seul le travail salarié est supposé fournir : liens sociaux, sens, utilité,
reconnaissance, légitimité. Sous cet angle, tout en étant traversés et structurés par des
rapports sociaux, les collectifs apparaissent comme des lieux de socialisation et
d’intégration.
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ROYALL F. (1998), « Le mouvement des chômeurs en France de l’hiver 1997-1998 », Modern &
contemporary France, vol. 6, n° 3, pp. 351-365.
SCHNAPPER D. (1989), « Rapport à l’emploi, protection sociale et statuts sociaux », Revue française de
sociologie, vol. 30, n° 1, pp. 3-29.
NOTES
1. Extrait de propos tenus par des chômeurs lors d’entretiens réalisés en 1998.
2. Comme l’attestent les travaux faisant référence aux luttes antérieures à l’hiver 1997 ( BAUDOIN
et al., 1990 ; DEMAZIÈRE, PIGNONI, 1999 ; LECERF, 1992 ; PIERRU, 2012).
3. Plusieurs auteurs ont ainsi analysé les obstacles à la mobilisation des chômeurs ( GALLAND,
LOUIS, 1981 ; FILLIEULE, 1993 ; PIGNONI, 1994 ; DEMAZIÈRE, 1996 ; DEMAZIÈRE, PIGNONI, 1999).
4. Les travaux sur l’action collective des chômeurs donnent rarement lieu à une analyse des
groupes mobilisés (à l’exception du travail de Sophie MAURER [2001] et de Xavier DUNEZAT [2004]).
Les études portent plutôt sur le travail des organisations de chômeurs et donc sur les personnes
les plus investies dans les tâches organisationnelles, disposant bien souvent de compétences
militantes.
5. Il existe quatre principales organisations de chômeurs. Le Syndicat des chômeurs, créé à
l’automne 1981 par Maurice Pagat (ancien militant de la CFDT [Confédération française
démocratique du travail], de la JOC [Jeunesse ouvrière chrétienne] et du PS [Parti socialiste]), est
le premier à entreprendre des occupations d’Assedic. Il donnera par la suite naissance, en 1986,
au Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP). La même année, l’APEIS (Association
pour l’emploi, l’information et la solidarité) voit le jour à l’initiative de Richard Dethyre (ancien
responsable des Jeunesses communistes et ancien syndicaliste CGT [Confédération générale du
travail]) et Malika Zediri-Corniou (animatrice et adjointe au maire d’Arcueil). Parallèlement à ces
réseaux associatifs, des comités de salariés privés d’emploi, encadrés par la CGT, se développent à
la fin des années 1980, notamment dans les Bouches-du-Rhône. AC ! est fondée à l’automne 1993
par un groupe de militants politiques et syndicaux. Sur l’histoire de ces organisations, voir la
synthèse de Didier DEMAZIÈRE et Maria-Teresa PIGNONI (1999).
6. Les collectifs locaux se déploient avec des luttes orientées autour de deux axes revendicatifs
touchant au quotidien des chômeurs. Le premier concerne l’amélioration de leurs conditions
d’existence et réclame la gratuité des transports, l’exonération de la taxe d’habitation, l’arrêt des
coupures d’électricité, d’eau et de téléphone, etc. Le second est relatif à l’indemnisation des
chômeurs et demande l’augmentation des allocations puis le relèvement des minima sociaux. Ces
deux dernières revendications s’inscriront progressivement dans une demande plus globale, celle
du revenu garanti (avec ce slogan massivement repris lors de l’hiver 1997-1998, « avec ou sans
emploi, un revenu c’est un droit ») introduit par le Collectif d’agitation pour le revenu garanti
optimal (CARGO).
7. Extraits de propos tenus lors d’entretiens réalisés durant la première phase d’enquête.
8. Le champ d’intervention de l’assurance chômage s’est en effet considérablement rétracté
depuis le milieu des années 1980 (DANIEL, TUCHSZIRER, 1999).
9. Les montants des allocations n’excèdent pas, à cette époque, 3 000 francs par mois (soit
environ 460 euros).
10. L’expérience de « chômage inversé » ( SCHNAPPER, 1981) renvoie à une appréhension positive
du temps passé au chômage en raison d’un rapport critique au travail salarié.
11. Il s’agit ici des enquêtés renvoyant au premier pôle de notre corpus (cf. encadré 2).
12. Ces personnes renvoient au deuxième pôle de notre corpus (cf. encadré 2). Deux de ces
trajectoires sont présentées plus en détail dans l’encadré 4.
13. Propos tenus en janvier 1997 par Juliette, ancienne secrétaire à la retraite, chez qui
s’organisent les réunions hebdomadaires d’un collectif local.
14. Propos tenus lors d’occupations de locaux auxquelles nous avons participé durant la
première phase d’enquête.
15. En 1994, la marche contre le chômage comprend en fait cinq marches principales : la marche
de l’ouest, du sud-ouest, du sud-est, de l’est et du nord. En 1997, les marches européennes partent
de treize pays (Maroc, Espagne, Portugal, France, Angleterre, Écosse, Finlande, Irlande, Suisse,
Italie, Allemagne, Yougoslavie, Belgique) pour arriver le 15 juin 1997 à Amsterdam, où se tient
une conférence intergouvernementale.
16. Propos tenu par René Seibel (1994, p. 6), membre fondateur d’AC !.
17. On se réfère ici aux enquêtés composant le premier pôle de notre corpus (cf. encadré 2)
18. Si Xavier DUNEZAT s’attache plus spécifiquement à rendre compte des processus de
domination qui sont actualisés dans les univers militants, il souligne également certaines
dimensions intégratrices à l’œuvre, à partir d’une expérience spécifique du travail militant qu’il
nomme « travail collectif » (DUNEZAT, 2010).
19. On retrouve des propos similaires dans les témoignages d’ouvrières au chômage (les « ex-
CIP ») qui, en 1975, après la cessation d’activité de l’usine vont entamer une occupation de dix-
huit mois et continuer à produire des chemises : « On a fait des choses qu’on aurait jamais pu
imaginer » (BORZEIX, MARUANI, 1982, p. 99).
20. On se réfère ici aux catégories identifiées (le travail, l’œuvre, l’action) par Hannah ARENDT
(1961), pour laquelle, l’action dans l’espace public, associée à la parole se caractérise par la
possibilité de révéler activement aux hommes leur singularité, les conduisant ainsi à faire leur
apparition dans le monde.
21. Elles se rapportent au deuxième pôle de notre corpus (cf. encadré 2).
22. Entretiens réalisés en février et mars 1998.
23. Soulignons que les occasions de retour à l’emploi après une mobilisation restent
effectivement rares, l’arrêt des actions de longue durée se soldant, pour la majorité des
chômeurs, à la fois par un retour à leur situation antérieure et par des déceptions au regard des
expériences collectives vécues et des possibilités qu’ils ont alors entraperçues.
24. Il s’agit plus spécifiquement des personnes renvoyant au premier pôle de notre corpus
(cf. encadré 2).
25. Entretien réalisé en mai 1998, avec un homme, 39 ans, CAP, boulanger, quatre ans de
chômage, divorcé.
26. Ces personnes font partie du premier pôle de notre corpus (cf. encadré 2).
27. Entretien réalisé en septembre 1999, avec un homme, 37 ans, maîtrise de psychologie,
formateur, deux ans de chômage.
RÉSUMÉS
À partir d’une enquête de terrain réalisée au sein d’une organisation de lutte contre le chômage,
« Agir ensemble contre le chômage » (AC !), cet article analyse le potentiel transformateur et
intégrateur de l’action collective des chômeurs, notamment pour ceux qui sont éloignés depuis
plusieurs années du marché de l’emploi et ne disposent pas de socialisation militante. Si la
participation à un collectif de chômeurs a pu être appréhendée comme un risque d’enfermement
dans la condition de chômeur, l’enquête souligne qu’elle peut aussi se présenter comme un
moyen de la modifier temporairement, du moins dans certains contextes. Ce processus repose
sur des modes d’action qui renversent le stigmate. Il dépend plus largement du travail accompli
dans ces univers militants qui s’accompagne de dynamiques de valorisation et d’affirmation de
soi, pouvant parfois conduire à un redéploiement des trajectoires sociales et professionnelles.
Using data from an ethnographic study carried out in an organization that fights against
unemployment, “Acting together against unemployment” (“Agir ensemble contre le chômage”, AC !),
this article analyzes the transformative and integrative potentials of collective action of the
unemployed, particularly for the long-term unemployed, without any militant socialization.
Some studies had previously described the mobilization of the unemployed as a risk of
imprisonment in a marginalized status. Conversely, the present study demonstrates that, in
certain contexts and under certain conditions, it can be a way to temporarily change this status.
These changes are made possible through some actions that reverse the stigma. More widely,
militant work enables to grant the unemployed greater social value and to develop their
empowerment. These processes may lead to the redeployment of social and professional
trajectories.
INDEX
Code JEL J64 - Unemployment - Models Duration Incidence and Job Search, D71 - Social Choice;
Clubs; Committees; Associations
Keywords : unemployed, collective action, mobilization of unemployed people, unemployment
experience, stigmatization, militant work, militant socialization
Mots-clés : chômeur, action collective, mobilisation collective de chômeurs, vécu du chômage,
stigmatisation, socialisation militante, travail militant
AUTEUR
VALÉRIE COHEN
Université Lille 1, Clersé (Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques) ;
valerie.cohen@univ-lille1.fr
Notes de lecture
Gwenaëlle Perrier
RÉFÉRENCE
Jean-Christophe Defraigne, Jean-Luc De Meulemeester, Denis Duez, Yannick
Vanderborght (dir.), Les modèles sociaux en Europe : quel avenir face à la crise ?, Bruxelles,
Bruylant, coll. « Idées d’Europe », 2013, 230 p.
1 La crise économique qui sévit depuis 2008 et ses conséquences socio-économiques n’ont
pas donné lieu à pléthore de publications en sciences sociales 1. L’ouvrage dirigé par
Jean-Christophe Defraigne et ses coauteurs, réunissant politistes, économistes et
sociologues, contribue donc à combler un vide dans le champ académique. Les
auteur.e.s cherchent à répondre à la question suivante : « La crise actuelle va-t-elle
accélérer les tendances observées depuis la fin des années 1970 et […] faire éclater les
différents modèles sociaux en Europe ? » (p. XI). Situant alternativement l’analyse dans
une temporalité longue (XXe siècle) ou plus resserrée (dernières décennies ou années),
ils présentent certaines manifestations des évolutions des modèles sociaux européens
ainsi que leurs causes, en privilégiant largement celles de nature économique et
financière, même s’ils mentionnent aussi quelques-unes de leurs dimensions sociales et
politiques. Les analyses s’appuient sur l’étude d’indicateurs macroéconomiques, textes
réglementaires et débats politiques, laissant parfois place en conclusion à des
préconisations relatives aux politiques à mener.
2 À une brève introduction générale succèdent neuf chapitres, de taille variable. Les
quatre premiers sont centrés sur la gouvernance socio-économique, tandis que les
suivants se focalisent sur cinq cas d’étude sectoriels. L’ouvrage – et c’est là l’un de ses
principaux apports – accorde une place importante à la description et l’analyse des
politiques économiques et sociales menées par l’Union européenne (UE), et plus
particulièrement aux décisions les plus récentes, pour étudier ces évolutions. Certains
chapitres (six et sept en particulier) sont de nature comparative, mais la question de
l’impact des décisions européennes sur les politiques conduites au niveau des États-
membres et celle de l’européanisation restent peu explorées.
3 Le premier chapitre (Jean-Christophe Defraigne) questionne l’impact de la mobilité
internationale des capitaux sur les modèles sociaux européens. Le renoncement des
États au contrôle des flux de capitaux signifie qu’ils ont consenti à la perte d’une partie
de leurs prérogatives par rapport à la période plus interventionniste des Trente
Glorieuses. La conséquence principale de cette transformation est la fin du compromis
social antérieur : la concurrence fiscale et sociale entre les États grandit, tandis que la
part des salaires dans le produit intérieur brut (PIB) décroît. Dans ce contexte, les
diagnostics posés sur le rôle économique de la protection sociale évoluent : on passe
d’une analyse keynésienne valorisant son rôle de stabilisateur en cas de récession à une
analyse libérale qui insiste sur les conséquences de son financement sur le coût du
travail. La place et la taille de ce chapitre en disent long sur l’importance que les
auteurs accordent à la dérégulation financière de l’économie capitaliste dans les
mutations socio-économiques affectant les sociétés européennes.
4 Les trois chapitres suivants (écrits respectivement par Janine Goetschy, par Christophe
Degryse et Philippe Pochet, et par Bernard Friot et Corinne Gobin) sont centrés sur les
inflexions des politiques économiques et sociales de l’Union européenne suite à la crise
et leur impact sur l’évolution des modèles sociaux européens. Les chapitres 2 et 3 (un
peu répétitifs sur certains points) mettent en avant la perte de vitesse des objectifs
sociaux dans la stratégie « Europe 2020 » par rapport à ceux présents dans celle de
Lisbonne définie en 2000 (même si « Europe 2020 » affiche des ambitions à la fois
économiques, sociales et écologiques). La priorité accordée à l’équilibre budgétaire des
États et à la réduction des dépenses publiques ainsi qu’à l’objectif, flou (et contestable
selon les auteurs, dans la mesure où son contenu n’est pas questionné), de « croissance
économique », a des conséquences notamment sur les niveaux des pensions, des
salaires et de l’emploi. Dans le chapitre quatre, Friot et Gobin lient ces évolutions à la
perte de souveraineté des États dans un contexte de renforcement de l’intégration
européenne en matière de gouvernance budgétaire et monétaire. Paradoxalement, les
réorientations résultant de la stratégie « Europe 2020 » interviennent alors même que
la crise économique, qui a renforcé la pauvreté et les inégalités, souligne la nécessité
d’une intervention publique en la matière. Degryse et Pochet invitent en conclusion à
une réflexion sur l’urgence à définir des objectifs porteurs de progrès social et
environnemental.
5 Yannick Vanderborght rappelle, dans le chapitre cinq, le maigre bilan de la politique de
l’UE en matière de lutte contre la pauvreté et présente les propositions alternatives du
réseau BIEN (Basic income earth network). Ce réseau, composé de chercheur.e.s et de
militant.e.s, repose sur la garantie sans contrepartie d’un revenu régulier versé par les
pouvoirs publics à chacun de ses membres, à rebours de l’activation des politiques
sociales en vigueur dans les États-membres de l’UE, qui conditionne la protection
sociale à différentes contreparties. L’auteur met en lumière les limites des programmes
d’assistance étatique traditionnels (faiblesse de leur montant, voire inexistence dans
certains États, complexité qui restreint leur accessibilité), puis souligne les modalités,
ainsi que les bénéfices sociaux et économiques attendus d’une telle innovation.
6 Après avoir retracé le contexte dans lequel évolue le financement de la protection
sociale en Europe (centralité des discours sur le coût du travail amenant à une remise
en cause de ses modalités de financement et d’allocations), Pascale Turquet présente,
dans le chapitre six (de manière un peu technique parfois), le contenu relativement
similaire des réformes de l’assurance maladie menées aux Pays-Bas et en Allemagne :
celles-ci se traduisent par une moindre couverture des dépenses des assuré.e.s sociaux
et par une plus grande place faite aux assurances privées. Elles signent une perte
d’importance des mécanismes de solidarité et de redistribution et la valorisation de la
responsabilité individuelle.
7 L’enseignement supérieur et la recherche, en partie financés sur fonds publics, ne sont
pas épargnés par les réformes entreprises pour réduire les déficits, même si certains
États déclarent vouloir sanctuariser ces domaines, considérés comme centraux pour la
compétitivité de leur économie (chapitre sept). Jean-Luc de Meulemeester défend la
thèse, convaincante au vu de ce que l’on observe en France, du caractère précurseur
des réformes britanniques dans ce domaine. Elles ont trait à la mise en concurrence des
universités, à la reconfiguration des pouvoirs en leur sein au profit des dirigeants et au
détriment des enseignant.e.s, ainsi qu’au renforcement de l’élitisme aux dépens de la
démocratisation de l’enseignement supérieur. Ces réformes, tendant vers la
privatisation du système, ne signifient toutefois pas, selon l’auteur, un « retrait de
l’État » du secteur, puisqu’il en constitue le principal ordonnateur et qu’il en conserve
le pouvoir de régulation.
8 Anne Dufresne s’intéresse ensuite à la « difficile réponse syndicale à la modération
salariale » en vigueur dans toute l’Europe. La politique de stabilité monétaire de l’UE et
ses politiques économiques, axées sur la mise en concurrence des économies nationales
et le discours sur la compétitivité des entreprises, ont joué un rôle central dans la
diffusion des pratiques de modération salariale, qui se traduisent (dans les entreprises)
par un déplacement des salaires vers les revenus du capital. Les dernières décisions de
l’UE (telles que le « pacte Euro plus ») tendent à l’accentuer. La construction d’une
réaction coordonnée des syndicats européens face à ces attaques contre les salarié.e.s
s’avère difficile, en raison de l’hétérogénéité des cultures syndicales et du leadership
syndical et économique de l’Allemagne, pays roi de la modération salariale. Les
récentes initiatives syndicales transfrontalières visant à lutter contre le dumping
salarial ont ainsi un caractère limité.
9 Enfin, Denis Duez s’intéresse aux répercussions de la crise économique sur les
migrations internationales : si les soldes migratoires restent positifs, la crise provoque
à la fois une accentuation des départs hors d’Europe et une baisse de l’immigration
(notamment intra-européenne). Elle affecte différemment les migrant.e.s en fonction
de leur niveau de qualification et du secteur dans lequel ils travaillent. En outre, la crise
favorise la montée en force d’un discours qualifié de « welfare chauvinism 2 », relayé au
niveau des institutions européennes.
10 Au final, on appréciera l’actualité et la pertinence des analyses de cet ouvrage, ainsi que
l’insertion de propositions pour l’action dans plusieurs chapitres. Il sera utile pour les
étudiant.e.s et les universitaires intéressés par la protection et les politiques sociales,
NOTES
1. On peut citer toutefois les deux ouvrages suivants : Spieser C. (dir.) (2013), L’emploi en temps de
crise : trajectoires individuelles, négociations collectives et action publique, Rueil-Malmaison, Éditions
Liaisons (cf. la recension de cet ouvrage par Bernard Gazier dans le numéro 137 de Travail et
emploi) ; Gallie D. (ed.) (2013), Economic crisis, quality of work, and social integration. The European
experience, Oxford, Oxford University Press.
2. Huysmans J. (2000), « The European union and the securization of migration », Journal of
common market studies, vol. 38, n° 5, p. 767. Ces discours insinuent que les migrant.e.s arriveraient
massivement en Europe afin de profiter, de façon excessive, de la protection sociale des États-
providence.
AUTEURS
GWENAËLLE PERRIER
Université Paris 13, Centre de recherche sur l’action locale (Ceral) ; Laboratoire interdisciplinaire
pour la sociologie économique (Lise-Cnam)
Ariel Sevilla
RÉFÉRENCE
Didier Demazière, Nadya Araujo Guimãraes, Helena Hirata, Kurumi Sugita, Être chômeur
à Paris, São Paulo et Tokyo. Une méthode de comparaison internationale, Paris, Presses de
Sciences Po, coll. « Académique », 2013, 351 p.
catégorie est appropriée et dégager quelles sont les significations qu’on attribue à la
privation d’activité professionnelle rémunérée.
3 Pour répondre à cette question, les auteurs analysent les manières dont les expériences
du chômage sont transformées en significations : il s’agit de questionner la consistance
et la pertinence de la catégorie de « chômage ». L’hypothèse des auteurs est à « double
détente ». D’une part, la condition de chômeur est investie de significations éclatées
(car les expériences du chômage sont variées) et problématiques (car les catégories
disponibles pour donner sens aux situations individuelles n’opèrent pas de manière
univoque) qui récusent les indicateurs standardisés. D’autre part, ces significations sont
ancrées dans le cadre institutionnel de chaque société (les modèles normatifs et les
cadres interprétatifs). Ainsi, la compréhension des significations de l’expérience du
chômage est analysée dans la tension entre biographies et dynamiques
institutionnelles.
4 La démarche des auteurs s’appuie sur deux piliers. L’un d’eux est la grounded theory 1, qui
accorde une importance décisive aux discours indigènes et s’attache à une théorisation
progressive ancrée dans le matériau. Une enquête par entretiens biographiques est
ainsi conduite, qui repose sur quatre groupes construits à partir d’une combinaison de
positions au sein des systèmes d’emploi (« jeunes », « mères », « ouvriers » et
« cadres »). Au sein de ces groupes, les situations de chômage et les manières de les
vivre sont partagées. L’autre pilier de la démarche suivie est la comparaison, qui
permet de dessiner des « conventions » (et donc des significations) de chômage
singulières dans les trois métropoles que sont Paris, São Paulo et Tokyo. La
comparaison n’a rien d’évident car elle doit épouser l’objet de la recherche et refléter
l’hétérogénéité des cadres normatifs du chômage dans chaque société, qui expliquent
des variations dans les expériences observées d’une société à l’autre. Conduit de façon
compréhensive, le livre s’engage dans cette perspective en privilégiant l’analyse de la
production langagière. Deux fils de signification s’articulent : les auteurs suivent les
rapports aux catégories officielles et aux catégories indigènes. Le chômage ainsi conçu
s’inscrit dans une sociologie d’inspiration éliasienne, se trouvant (comme
configuration) à la charnière des processus structurels et de parcours individuels.
5 Le deuxième chapitre explore, dans chaque contexte, la production de deux types de
règles permettant, d’une part, de définir certains de ceux qui ne travaillent pas comme
des chômeurs et, d’autre part, à certains individus sans travail de se définir comme des
chômeurs. Les premières aboutissent à des catégories stabilisées et excluantes, tandis
que les secondes sont des catégories dont les frontières sont floues. Elles suffisent
cependant à délimiter un espace social dans lequel les individus inscrivent leurs
expériences du chômage et où ces expériences se chargent de significations. Il en
ressort que la condition de chômeur ne peut être considérée comme un état discret et
bien délimité : le chômage est inscrit sur un continuum qui le relie tant à l’inactivité
qu’à l’emploi. La condition de chômeur est l’objet de multiples régulations normatives
institutionnelles et sociales, mais elle n’est jamais une prescription de rôle. Elle occupe
une place intermédiaire et fluctuante entre statut codifié et condition problématique,
place dans laquelle l’expérience individuelle s’inscrit et acquiert des significations.
6 Le chapitre trois s’intéresse à cet espace intermédiaire au sein duquel les individus
inscrivent leurs expériences du chômage. Dans chaque métropole, les différentes
manières d’institutionnaliser le chômage accentuent l’hétérogénéité des expériences
biographiques. Chaque contexte différencie de manière particulière le chômage des
autres situations au regard du travail : le chômage y est une catégorie floue, espace de
significations organisé autour d’un pôle de référence – le travail – au sens ambigu, qui
permet aux individus d’interpréter leur expérience. Les auteurs font ressortir trois
significations du chômage, transversales à toutes les régions, qui s’incarnent dans les
figures de la compétition, du découragement et de la débrouillardise. Ces figures sont un
exemple de l’hétérogénéité de la condition de chômeur indépendamment du contexte
considéré. Les individus qui la vivent sont contraints de bricoler des réponses car leur
expérience échappe à la codification standard (c’est-à-dire, une sortie rapide de la
privation d’emploi temporaire, accélérée par une recherche active d’emploi), qui ne
leur fournit pas les ressources pour donner du sens à leur situation.
7 Le chapitre quatre se propose d’élargir les figures précédentes. Pour éclairer les enjeux
de l’entre-deux auquel correspond la condition de chômeur, entre statut codifié et
condition problématique, les auteurs montrent d’abord que les catégories centrales qui
l’organisent (débrouillardise, compétition, découragement) ne sont pas étanches mais
sous tension et ambivalentes. La description de chaque figure est enrichie de nouveaux
éléments empiriques, où les auteurs opèrent une traduction des langages indigènes en
langage analytique. Trois registres de signification relatifs à la situation présente, à
l’action et à la projection de l’avenir s’en dégagent. Ensuite, ce sont les variations de
chaque figure et le caractère flexible des processus de signification du chômage qui
sont visés, l’analyse privilégiant les continuités de sens à la démarche typologique et
donnant à voir à la fois les catégories situées à la frontière (points de passage) et les
dimensions structurantes (opposition). Les auteurs construisent ainsi un espace de sens
qui intègre l’ensemble des définitions de situation dans une matrice, opérateur
transformant les catégories indigènes en catégories analytiques.
8 Le chapitre cinq vise à comprendre la manière dont les chômeurs « occupent cet
espace ». Pour y parvenir, les auteurs repèrent les différences entre les sociétés à
l’intérieur de la matrice. L’hypothèse est que ces différences sont dues à la spécificité
des édifices normatifs de chaque société. En articulant les corpus d’entretiens et la
matrice des significations, les caractéristiques de cette dernière peuvent être précisées
de même que, par comparaison, des normes sociales associées à chaque contexte
institutionnel. L’articulation de logiques subjectives et de cadrages institutionnels
montre trois significations principales : à Paris, il y a plusieurs manières socialement
encadrées d’interpréter la condition de chômage, avec une pluralité de normes dont les
plus saillantes sont l’orientation vers l’emploi et la recherche d’emploi ; à Tokyo, les
normes de projection dans l’emploi et la recherche d’emploi contraignent à l’inverse les
chômeurs au point de limiter singulièrement leur possibilité d’interprétation de leur
situation (cette hypernormativité associée à la faible prise en charge collective du
chômage isole et confronte le chômeur à sa responsabilité individuelle) ; à São Paulo, la
norme qui domine l’expérience du chômage est la pratique de la débrouillardise dans le
cadre des réseaux relationnels, une alternormativité ou gestion distribuée de l’absence
de travail par des réseaux multiples. Une seule constante est repérée dans les trois
métropoles : la figure du découragement prend une forme transnationale entendue en
tant qu’envers d’une expérience de référence dans chaque société.
9 La dernière phase du raisonnement, le chapitre six, a pour objectif de comprendre les
variations des significations du chômage qui opèrent à l’intérieur de chaque métropole.
Pour cela, l’analyse intègre les caractéristiques des individus par l’intermédiaire des
différentes catégories de chômeurs (« mères », « jeunes », « ouvriers » et « cadres »).
Les auteurs montrent que, dans chacun des contextes, les significations du chômage,
d’une part, s’établissent à la rencontre des institutions et des caractéristiques sociales
et biographiques des chômeurs et que, d’autre part, elles varient de manière similaire
sous l’emprise des rapports sociaux de classe, d’âge et de sexe.
10 L’ouvrage rend compte d’un travail de recherche fourni, dense et original, qui est
particulièrement riche sur le plan de la méthodologie et de l’élaboration théorique. Les
chercheurs qui travaillent sur la question du chômage seront naturellement attirés par
l’ouvrage mais il peut aussi être essentiel à ceux qui étudient les comparaisons
internationales à partir de matériaux qualitatifs : sous cet angle, les principes qui
organisent ce travail sont d’une grande qualité. Un dernier point d’intérêt à souligner
réside dans l’entreprise de déconstruction des catégories standardisées (dans ce cas du
chômage) et de questionnement de leur pertinence, travail dont on oublie parfois qu’il
devrait être le propre du sociologue.
NOTES
1. Glaser B. G., Strauss A. L. (1967), The discovery of grounded theory: strategies for qualitative
research, Chicago, Aldine Pub. Co.
AUTEURS
ARIEL SEVILLA
Centre d’études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations (Cerep), université
de Reims Champagne-Ardenne.