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Revue française de sociologie

Le concept de « carrière »
Jean-René Tréanton

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Tréanton Jean-René. Le concept de « carrière ». In: Revue française de sociologie, 1960, 1-1. pp. 73-80;

doi : https://doi.org/10.3406/rfsoc.1960.1737

https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1960_num_1_1_1737

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Zusammenfassung
Ueber die Tendez, in der heutigen Gesellschaft, zu immer stârkeren Betonung der Berufslaufbahn, in
verschiedenen Berufen, namentlich im Handwerk.

Abstract
A critical review of the concept of 'professionalisation' with an emphasis on the 'carreer' in industrial
jobs.

Resumen
La tendencia a la «carrerización» que se dibuja en el seno de nuestras Sociedades en diversas
profesiones, y especialmente en los oficios manuales.

резюме
Жан-Ренэ Трентон: Что такое карьера?
Тенденция к «карьеризации», наблюдающаяся в различных профессиях нашего общества, в
частности в области физического труда.
R. franc. Sociol., i960, i, 73-80

Le concept de « carrière »

par Jean-René Tréanton

Définir la « carrière » ? On dira : la vie de travail apparaît comme


une suite de seuils, d'étapes, de bifurcations dont la carrière marque le
cours; ou mieux : la carrière est cette séquence même de statuts, de
rôles, d'honneurs, pour autant que la profession (et non pas le talent
personnel, ni la famille, ni le hasard, ni d'autres circonstances) en
déterminent la chronologie. L'étude des carrières n'a longtemps retenu les
sociologues que dans la mesure où ils dirigeaient leur regard vers les
plus structurées des « professions » : celles que ce mot seul, elliptique et
solennel, désigne dans la langue anglaise; rares activités (les notaires,
les médecins, les pasteurs, etc.) auxquelles leur recrutement sévère, leur
discipline intérieure, leur vieille tradition, et sans doute leur importance
sociale, confèrent une sécurité matérielle et un prestige sans comparaison
avec le commun.
On pourrait traduire : professions « ordonnées » (1) signifiant par là
que c'est dans un « ordre » qu'elles trouvent leur principe d'intégrité
et de durée. Il est vrai que, de nos jours, ces symboles s'affadissent,
cette éthique se lézarde : quel Français de 19 13 eût imaginé que des
notaires se feraient courtiers, des professeurs représentants de commerce,
boutiquières des épouses de colonels ? Le nivellement tient au progrès
de l'éducation, à l'égalité des mœurs, à la prolifération des activités
tertiaires, à bien d'autres phénomènes économiques et culturels. Les
« offices » , écrit Hughes (il entend ces rôles sociaux, particulièrement
dignifies, qui mettent en cause plus ou moins directement le destin, la
survie, de la collectivité : rôles de chef, de prêtre, de magicien), les
« offices » se sécularisent : dans cette mesure même, « ils exigent moins
de l'individu; ils l'obligent moins à réfréner son individualité. Ils se
font moins symboliques, plus sensibles au critère de l'efficacité pratique.
Une société libre, séculière, est, de ce point de vue, une société où
l'individu a toute latitude de diriger son énergie vers de nouveaux
objets, une société où il lui est toujours possible de créer de nouveaux

(1) Hasardons ce néologisme, plus précis, plus clair dans son acception et plus
vrai dans son origine que le terme de professions < libérales », traditionnel, mais
paresseux : que dit-il à une intelligence du xx* siècle ?

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« offices » , autant que de changer la nature et les fonctions des « offices »


déjà existants... » (2).
L'autre atteinte vient du dehors. Hughes, dès 1927, analysait la
professionalization (traduire : Г « ordonnation » ) des marchands de biens
de Chicago : règles protectrices, code de relations confraternelles,
rehaussement de statut, par quoi l'élite de la corporation cherchait à se
distinguer du fretin (3). Les exemples de telles ascensions collectives
se sont multipliés : experts-comptables, kinésithérapeutes, graphologues,
voire sociologues (du moins en Amérique). Deux études récentes —
et qui ont fait du bruit — appliquent le même schéma aux métiers
industriels (4). Nelson Foote, leur auteur, attribue à la main-œuvre
de l'automobile ce qu'il considère comme les trois caractéristiques de
Г « ordonnation » (professionalization) : « ... 1) technique spécialisée, sur
un fond de théorie ; 2) carrière soutenue par une association de collègues ;
3) position de prestige dans l'entourage immédiat... »
De ces trois points, c'est le second qui retiendra. Passons rapidement
sur le premier où la démonstration de Foote est peu convaincante.
Certes, on peut discerner quelque tendance des métiers manuels à devenir
à la fois plus techniques et plus théoriques. Les sociologues de l'auto-
mation en ont accumulé des preuves : ainsi, disent-ils, l'ouvrier sur
machine-transfert doit être « capable de comprendre ce qui se passe dans
sa machine sans être toujours à même de le voir... » (5). Sa qualification
devient plus « conceptuelle » , plus « perceptuelle » que manuelle et
motrice : elle suppose une connaissance des processus généraux de
l'automatisme suffisante pour qu'il puisse rassembler, interpréter
rapidement une masse d'informations, et savoir par exemple arrêter sa machine
avant qu'elle ne se détériore trop gravement. Son bagage théorique
l'aidera, d'autre part, à s'adapter aux changements techniques accélérés
que l'automation contient en puissance.
Points communs, si l'on veut, avec les métiers de notaire, de médecin,
de magistrat : la ressemblance ne va pas aussi loin que le voudrait Foote.
Le bagage technique et théorique n'a pas ici le rôle capital qu'il joue
dans les professions « ordonnées » ; ce n'est pas un crible de recrutement,
un levier de contrôle de la collectivité sur ses membres. Les métiers
industriels ne prennent pas directement en charge la formation, ni
l'initiation professionnelle de leurs recrues : il s'agit là d'une différence
fondamentale avec le Barreau, avec le Corps médical, avec l'Université.
Sans quitter l'industrie, d'autres techniciens sont, de ce point de vue,
dans une situation plus enviable. Ainsi, les spécialistes des questions

(2) Everett Hughes : Men and their Work, The Free Press, 1958, p. 62.
(3) On réservera le mot français « professionnalisation » au fait, pour une
activité, de se transformer en profession : cas présent des psychologues, espérance
des sociologues.
(4) Nelson Foote : « The professionalization of Labor in Detroit », The
American Journal of Sociology, janv. 1953, 371-380. « The Movement from Jobs to
Careers in American Industry », Actes du III" Congrès international de sociologie,
tome II, Londres, 1956.
(5) Automation (rapport publié par le D.S.I.R.) London, H.M.S.O., 1956.

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de personnel : qu'ils prennent conscience de leur solidarité


professionnelle, de leur esprit de corps, la voie de Y « ordonnation » leur est
ouverte. Par leurs fonctions mêmes, ils détiennent le contrôle du
recrutement dans les entreprises, a fortiori dans leurs propres services où la
nature même des tâches implique un certain savoir-faire basé sur un
minimum de psycho-sociologie.
Retenons ce dernier point : il aide à comprendre que les techniciens
de personnel — à la différence des techniciens de production — soient
en passe de contrôler l'accès dans leurs rangs (6). Leur métier est de
ceux qui exigent trop de doigté, de finesse, de présence humaine, pour
que l'initiation professionnelle y repose sur le seul bagage théorique, sur
la digestion de manuels imprimés ou d'enseignements magistraux. Il
appartient à la catégorie où, selon la formule de Cl. Lévi-Strauss, « ...le
contact étroit avec une personne qui a déjà, pour son compte, subi une
transmutation psychologique est à la fois un moyen, pour l'élève, de
l'atteindre plus rapidement, et pour le maître, de vérifier si, et à quel
moment, son disciple y est également parvenu... » (7). Ainsi se trouve
sauvegardé l'élément le plus personnel du savoir. Plus encore : ce n'est
pas seulement un élève que le maître forme, mais un aide pour les
dernières années de sa carrière, un successeur pour plus tard ; le procédé
lui permet de se décharger peu à peu de la routine de ses obligations,
il amortit, par des étapes insensibles et par un baume de « paternité » ,
la transition inévitable (8).
Quoi de comparable dans ces métiers manuels dont parle Foote ? Ce
qui vaut pour le médecin, le psychanalyste, le prêtre, l'anthropologue,
a-t-il un sens au niveau de l'atelier, du bureau d'études ? Certes, à leur
entrée dans certaines entreprises, on cherche à convaincre de jeunes
ouvriers qu'ils peuvent y « faire carrière » . La formation professionnelle,
les cours de perfectionnement, la promotion du travail, tous les moyens
qui leur sont offerts (9) pour monter dans la hiérarchie professionnelle,
les garantissent non seulement contre l'instabilité, mais contre la
stagnation. On a parlé de «propriété de l'emploi» («job property»).
L'expression est trompeuse. Il n'en est pas moins vrai que les liens
se renforcent entre l'individu et l'entreprise. Ford donnait priorité
d'embauché à ses anciens ouvriers. Les avantages d'ancienneté (seniority)
que les syndicats américains ont obtenu du patronat instituent une
protection beaucoup plus pointilleuse : à tous les niveaux de la
hiérarchie, le passé assure l'avenir. Plus longtemps tu travailles au «job»,
plus tu as de chances de le garder ; plus solidement la « carrière »
t'enracine.
Le procédé fait tache d'huile pour la raison très simple qu'il répond
à la fois aux préoccupations ouvrières de garantir les emplois, et patro-

(6) Leur association nationale patronne désormais un enseignement professionnel


assuré par ses propres membres.
(7) Cl. Lévi-Strauss : Anthropologie structurale, Paris, 1958, p. 410.
(8) Nous laissons de côté le rôle de « barrage > ethnique et social que jouent
en fait certaines difficultés de formation et d'accès à ces professions.
(9) Une loi française récente favorise ces moyens de « promotion sociale ».

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nales de stabiliser la main-d'œuvre. C'est un trait des carrières manuelles


qui les opposent à celles des professions « ordonnées » : elles se font
par et pour l'entreprise. De même que l'entreprise procure à l'individu
la technique spécialisée (10) et l'initiation professionnelle qui lui ouvrent
une «carrière», de même l'entreprise, et l'entreprise seule, en
conditionne le cours ultérieur. L'assurance chômage, la retraite
complémentaire, la liaison du salaire au progrès de la productivité, tous les
avantages sociaux (fringe benefits des Américains) en voie de se multiplier,
déroulent sous les pieds de l'individu un tapis de prévision et de
sécurité (n). Mais qui ne dépasse pas les limites de l'entreprise : sa
fonction latente n'est-elle pas précisément d'y maintenir le travailleur ?
Franchie la porte, son « capital-carrière » perd sa valeur, son ancienneté
repart à zéro. L'une des grandes ambitions du syndicalisme américain
est de reculer jusqu'aux frontières du secteur industriel ou de la région,
la limite de validité des droits individuels : il n'y est pas encore parvenu.
Toute carrière, même dans les bornes étroites de l'entreprise, revient
à « capitaliser » le temps. C'est l'aspect le plus familier des carrières
administratives : celle d'un fonctionnaire est une progression continue,
parallèle à la courbe d'ancienneté, une ascension sans défaillance, au
pire un piétinement durant les dernières années. Si l'on tient pour évident
que l'âge et l'expérience vont de pair — et aussi la sagesse, la
pondération, l'habileté; si l'on admet — c'est indubitable pour certains — que
ces qualités sont fondamentales pour l'efficacité du travail, alors le profil
des « carrières » administratives (ou de leur majorité) répond à un idéal
économique très rationnel.
Pizzorno, dans une étude récente, accepte d'emblée de considérer la
« carrière » comme une accumulation d'expérience (12). Ont la
possibilité, nous dit-il, de faire «carrière», les travailleurs pour qui «...toute
nouvelle exécution d'un travail permet d'accumuler une expérience,
c'est-à-dire de perfectionner leurs capacités, d'accomplir des tâches
toujours plus appréciées; (...) ceux pour qui la situation du moment
tend à être cumulative de toutes les accumulations d'expériences
intervenues pendant les accomplissements des tâches de leur vie de travail,
et dont la valeur technique devient nécessairement de plus en plus
grande...». Mais, ajoute-t-il, ce n'est pas l'accumulation d'expérience

(10) Mallet* S. « Aspects nouveaux de l'industrie française », Temps modernes,


février-mars 1959, montre que dans certains cas la technique acquise par le « nouveau
professionnel » ne vaut que pour un type de machine déterminé, fabriqué par une
entreprise déterminée. Les éléments de théorie (physique, mathématiques, etc.) qu'on
lui demande de connaître n'ont pas d'application pratique dans son travail
quotidien. Peut-être sont-ils une garantie de souplesse intellectuelle qui favoriserait une
éventuelle reconversion ? On pense ici aux travaux de Mme Pacaud sur le lien qui
existe entre le niveau d'instruction et la protection contre la sclérose de l'âge.
(11) La première, et la plus élémentaire de ces garanties de sécurité a consisté
à rompre avec l'arbitraire du recrutement par le contremaître. Il est frappant de
constater qu'en Amérique la fonction originelle des provisions d'ancienneté fut de
fournir un critère impartial pour les licenciements et les promotions.
(12) Pizzorno A. : « Accumulation, loisirs, et rapports de classe «, Esprit,
numéro spécial sur le loisir, juin 1959, pp. 1000-1016.

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technique, autrement dit le métier, qui fait la sécurité de la carrière :


« Tandis que la sécurité acquise par la maîtrise d'un métier est toujours
dépendante d'une demande sur le marché, la garantie d'une position de
carrière est due plutôt à une reconnaissance de statut social qui va bien
au-delà de la garantie contractuelle... »
A la différence de Pizzorno, on peut penser que le statut social du
travailleur-à-carrière, ou plus exactement cette institution qui protège
le déroulement de sa vie de travail, est sans rapport nécessaire avec
l'accumulation de capacité professionnelle. Si les « carrières »
traditionnelles s'améliorent avec les années, et si l'on peut admettre, sous bénéfice
d'inventaire, qu'il en va pareillement de ce qu'on appelle l'expérience
(Littré : «Connaissance des choses acquise par un long usage»),
l'efficacité du travail peut diverger : ainsi dans les métiers qui requièrent
plus d'audace que de pondération, d'ouverture d'esprit que de savoir-
faire, de jeunesse que d'âge. Alors la carrière, pour autant qu'elle
s'identifie à l'accroissement ininterrompu du pouvoir et des
responsabilités, joue un rôle économique dysfonctionnel.
Il n'empêche que l'institution s'impose. On peut comprendre ce
paradoxe en regardant vers une autre face de la réalité professionnelle :
cette angoisse de l'âge, cette menace du temps (13) contre lesquelles le
travailleur cherche à se protéger; mais aussi le besoin qu'il éprouve,
dès sa jeunesse, de jalonner son parcours professionnel, d'orienter son
imagination et son énergie par une série de repères marqués dans
l'avenir. La sécurité de la vie de travail ne consiste pas seulement à se
garantir contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse; elle
comporte un côté plus positif : la sécurité, c'est aussi la possibilité réelle
de prévoir les étapes et les détours (14).
Admettons que l'essentiel de la carrière se ramène à cette emprise
sur le futur, le stéréotype de l'ascension ininterrompue se trouve ébranlé.
La vie de travail peut comporter un seuil de déclin, s'achever sur un
pouvoir, un prestige, un salaire en baisse : si ce déclin est prévisible, et
qu'il puisse entrer dans le plan de vie, et que l'individu s'y prépare
psychologiquement, la carrière, comme instrument d'anticipation, a rempli
son rôle.
Ces nouveaux types de carrières, qui se plieraient aux servitudes
techniques et sociales du vieillissement, supposent une évolution des
modèles sociaux, des attentes et des clichés traditionnels qui n'est pas
inconcevable. La « carriérisation » est un « donné » social, un
phénomène normatif. Elle façonne les attitudes individuelles, mais surtout elle
se rattache à l'ensemble des conditions du travail : au syndicalisme, par
exemple, et aux conventions collectives par l'intermédiaire de ces clauses
(ancienneté, stabilité d'emploi, « mensualisation » du salaire, etc.) qui

(13) Cf. Paul Fraisse : « L'adaptation du travaileur au temps » Bulletin du


C.E.R.P., avril-sept. 1958.
(14) Dans la mesure où celle-ci couvre aussi la vie de retraite, on se demandera,
entre autres questions, si le jeu des limites d'âge imperatives, favorise la
préparation au non-travail, au loisir forcé, des dernières années.

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la renforcent; aussi par cette logique interne qu'elle partage en commun


avec le mouvement ouvrier, et qui est de fondre les destins individuels
dans un destin plus large : une organisation communautaire puissante
et rassurante (15). Les institutions se multiplient qui aident à préciser
les perspectives de carrière : dès l'adolescence, les services d'orientation
professionnelle, non seulement par leur œuvre de conseil individuel, mais
par leur travail de recensement, de prospection, d'éducation
méthodiques (16); dans l'âge adulte, les organismes de retraite de la Sécurité
sociale et des régimes complémentaires, arches de solidarité entre la vie
de travail et la vie de non-travail, dont le rôle à mesure que les années
de retraite occuperont une partie plus longue de la vie humaine, et
que chacun devra s'inquiéter davantage de les intégrer dans son plan
de « carrière » , ne pourra que grandir.
Cette influence déterminante des facteurs collectifs sur les prévisions
individuelles apparaît encore au niveau de l'entreprise. La promotion
de chaque travailleur dépend de la promotion (ou du retrait) de son
supérieur immédiat, de même qu'elle suppose un subordonné préparé à
remplacer le promu. Chaque carrière s'imbrique dans le réseau entier
des carrières (17). Il faut voir là un stimulant pour l'ambition, mais
aussi un instrument capital de prévision, d'organisation de l'entreprise
et d'intérêt individuel à l'effort et au succès collectifs (18).
La validité de la « prévision de carrière » faite par l'individu dépend
encore de facteurs généraux propres à la société globale : croissance
économique, progrès technique, politique de plein emploi, etc., qui sont
les conditions mêmes du développement des entreprises. Plus
généralement, les ambitions individuelles reposent sur quelques postulats culturels
comme la non-discrimination ou le libre accès à l'éducation. Foote
souligne ce dernier aspect : toute carrière dans le monde industriel tend
à exiger une instruction supérieure de plus en plus poussée. Une société
démocratique doit supprimer les obstacles (économiques, ethniques, clas-
siaux, etc.) qui introduisent, dès l'école ou l'université, une inégalité de
chance dans l'accès aux voies de promotion. Elle doit aussi fournir aux
individus handicapés, en cours de carrière, des possibilités de rattrapage,

par (15)une Comment


clause d'automatisme,
stabiliser les l'index
conditions
des desalaires
travailà pour
celui ndeannées
la productivité)
(ou encore sans
lier,
préparer le terrain à la « carriérisation », c'est-à-dire à la prévisibilité de la vie
de travail individuelle ?
(16) Voir, par exemple, les numéros spéciaux de la revue Avenirs, éditée par
le Bureau Universitaire de Statistique.
(17) Howard S. Becker et Anselm Strauss insistent beaucoup sur cet aspect
(ainsi que sur les procédés connexes d'élimination des incompétents et de choix
entre concurrents d'égale aptitude) dans leur article : « Careers, Personality, and
Adult Socialization », American J. of Sociology, novembre 1956, 253-63.
(18) Telle grosse firme américaine présente à ses visiteurs trois organigrammes
figurant : 1) la place des cadres dans la hiérarchie actuelle; 2) la position où
chacun paraît à même d'accéder dans les cinq années à venir (organigramme de
promotion) ; 3) le stage universitaire ou professionnel qui conditionne cette promotion
(org. de formation). Au visiteur qui objecte l'incertitude d'une telle cascade de
prévisions, on répond : « Nous en avons conscience, mais elles nous obligent, posant
les problèmes d'avenir, à ne plus cesser d'y penser... »

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Le concept de « carrière »

de « recyclage » , qui leur permettent de combler les lacunes de leur


formation d'origine.
Le fait pour un homme de se trouver engagé dans une carrière lui
confère un certain statut. Du point de vue de la sécurité, ou du moins
de la prévisibilité de sa vie de travail, devient-il pour autant : « ...a
professional — the equal of colleagues in his own, and the equivalent
of members of other professions, despite unlimited qualitative
differentiation.. » ? Ainsi pense Nelson Foote. On peut juger son point de vue
excessif dans la mesure où ici encore il accepte d'assimiler les
professions « carriérisées » aux professions « ordonnées » .
Sur quoi repose le statut des professions « ordonnées » ? Sur des
besoins sociaux relativement stables (parfois de simples routines) : d'où
ces rites, ces procédures, cet apparat qui les dignifient. Ce formalisme,
et leurs traditions malthusiennes, les rendent à peu près insensibles à
la mode, aux variations de l'économie, aux changements de la technique.
Très différente est la situation des métiers manuels même « carriérisés » :
leur rôle répond à des besoins plus fluctuants, leur statut s'expose aux
hasards de la concurrence, aux à-coups du progrès. Un temps fut où ils
essayèrent de s'en protéger par le malthusianisme des syndicats de
métiers. Aujourd'hui, c'est la carriérisation qui confère au métier une
stabilité institutionnelle, au travailleur une sécurité de destin. Comme
stimulant de l'activité individuelle, comme principe d'efficacité, la
carriérisation substitue, à la concurrence, le service du public : seul celui-ci
justifie la continuité de la vie de travail et fonde le statut protecteur (19).
Que l'idée s'impose qu'un métier — ou une firme — sert mieux l'intérêt
du public en favorisant la sécurité d'emploi de son personnel plutôt que
son anxiété de compétition, la carrière est bien proche de s'imposer. Un
degré de plus, Г « ordonnation » se profile.
Ce critère répond moins à la nature technique de la tâche qu'à son
rôle fonctionnel dans la société. La justification de la carrière c'est la
permanence du service. On pourrait répartir les métiers sur un
continuum : au sommet, les professions ordonnées, dans l'entre-deux les
professions « carriérisées », à la base les activités, anonymes ou aléatoires,
qui subordonnent la vie de travail à la concurrence ou à l'engouement.
Ces dernières peuvent signifier l'instabilité chronique de l'emploi;
elles peuvent aussi, parfois, ouvrir la percée fulgurante dans le labyrinthe
social : chance que courent le boxeur, le toréador, le chanteur de charme.
D'autres ne choisissent pas aussi délibérément. Ceux que leur mauvaise
santé, leurs échecs répétés aux épreuves psychotechniques, ou le déclin
brutal de l'activité collective où ils ont commis l'imprudence de s'engager,
éliminent au départ ou en cours de route du circuit des carrières, ceux-là
font figure de « résiduels » . L'extension croissante du secteur carriérisé

(19) Les rapports avec la clientèle constituent un des thèmes les plus
intéressants de la sociologie des professions « ordonnées ». Il faudrait montrer, par
exemple, comment, dans un récent débat, l'intérêt du client servait à justifier qu'on
maintînt l'organisation traditionnelle de la médecine. Cette relation avec le client
n'existe pas dans la plupart des métiers industriels : la carriérisation exige un
substitut.

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Revue française de sociologie

diminue leurs chances de reclassement. Ouvrier ou cadre, le chômeur de


quarante ans a du mal à trouver un emploi dans la mesure même où les
services du personnel prennent l'habitude de penser les hommes en
termes de carrière (20). L'embaucher, c'est courir un double risque :
c'est accepter dans l'entreprise un élément difficile à intégrer puisque
son passé de carrière s'est déroulé au dehors; difficile à satisfaire
puisqu'il attendra consciemment ou inconsciemment qu'on le place sur
un pied d'égalité avec les autres, à qui leur stabilité de carrière, leur
capitalisation du temps de travail vaut des droits supérieurs. Les voilà
rejetés vers le secteur, hétéroclite et peu sûr, des métiers non-carriérisés.
La carrière joue ici le rôle de différenciation sociale que lui attribue
Pizzorno; le problème, que nous n'aborderons pas dans cet article, est
de rattacher ce critère à l'ensemble du système de stratification dans
les sociétés industrielles.
On imagine (toute sociologie s'offre à l'utopie) une organisation
sociale où cette écorce des carrières laisse infiltrer les « résiduels » ;
un mécanisme institutionnel qui déplace, de l'entreprise à l'ensemble de
l'industrie ou de la profession, la charge économique de leur
réintégration; une loterie des emplois qui donne une nouvelle chance à ceux qui
ont, la première fois, tiré le mauvais numéro; les autres, les bénéficiaires
du circuit « abrité » , obligés d'entrouvrir leurs rangs ; le débardeur
devient vizir : agencement délicat des soupapes de l'imprévisible !
J.-R. Tréanton.
Bibliographie

A part les articles déjà cités, la plupart des travaux qui utilisent le mot «
carrière » lui donnent le sens de vie de travail, de biographie professionnelle. Voir par
exemple : Gladys L. Palmer : € Types de carrières professionnelles aux Etats-
Unis », Bulletin du C.E.R.P., avril-sept. 1958, avec une importante bibliographie des
travaux américains ; et aussi : R. Bendix, S. M. Lipset, F. T. Malm : с Social
origins and occupational career patterns », Industrial and Labor Relations Review,
Janvier 1954.

(20) Un corset trop strict de carriérisation peut d'ailleurs entraver certaines


politiques de personnel. On pourrait en citer des exemples à propos des
Manufactures de Tabac ou du Statut du Mineur (témoin : la résistance que les Sociétés
d'extraction pétrolière opposent à ce qu'on leur applique celui-ci, fondé, disent-elles,
sur la protection des médiocres).

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