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Auteurs

Khaoula Ben Mansour Karim Ben Kahla


Doctorante en Sciences de Gestion Professeur en Sciences de Gestion

Laboratoire LR99ES24 Laboratoire LR99ES24

Dénonciation et délation en milieu organisationnel :


Techniques d’un management « clandestin » ?
Etude de cas : Tunisair

Le whistleblowing ou l’alerte professionnelle éthique est un concept nouveau en


management, imposée à toutes les institutions cotées à Wall Street, par la loi américaine de
réforme comptable de 2002, appelée « Sarbannes-Oxley 1». Charreire-Petit et Surply (2008)
remarquent que « l’alerte consiste à dénoncer et la dénonciation, souvent associée à la
volonté de nuire, est connotée négativement 2». Nous retrouvons, aussi dans la littérature
managériale américaine, cette image négative que véhicule le whistleblower. En effet Hersh
(2002) affirme « whistleblowers may be seen as informers who betray colleagues and the
organization they work for 3». Aussi Dasgupta et Keshwarwani (2010) dénoncent cette
condamnation du whistleblower « seen to be disloyal towards the organization4 ». Ainsi la
transgression, la délation, la trahison, le manque de loyauté sont autant d’obstacles éthiques

1
Cette loi a pris le nom de ses promoteurs le sénateur Paul Sarbanes et le député Mike Oxley. Ce nom peut être
abrégé en SOX, Sarbox, ou SOA.
2
Ibid, p131.
3
Hersh, M.A. (2002). “Whistleblowers-Heroes or traitors? Individual and collective responsibility for ethical
behavior”. Annual Reviews of Control, vol°26, n°2, p 244.
4
Dasgupta, S. et Kesharwani, A. (2010). « Whistleblowing : A survey of Literature ». The IUP Journal of
Corporate Governance, vol°9, n°4, p 61.
qui font face à la mise en place du dispositif d’alerte éthique. Quant à la pratique de la
délation, rarement traitée par la littérature managériale, elle suscite beaucoup de fantasmes
autour de la relation « supérieur-subordonné ».
En effet la littérature managériale classique a marginalisé l’étude des comportements
organisationnels dits « anormaux », en entreprise, afin de garder cette dernière « comme un
lieu de cohérence, de rationalité, d’unité des intérêts et des intentions 5» (Bréchet, Monin et
Saives, 2008).
Phénomène caché dans l’organisation, non avoué par les managers, connoté négativement,
la délation apparait difficilement conciliable avec des objectifs scientifiques rigoureux et donc
ne pourrait prétendre à être retranscrite par une littérature managériale. Partant du postulat
qu’« il n’y a de science que de ce qui est caché6» (Bachelard, 1986), la délation demeure un
objet de recherche à construire et à conquérir.

L’objet de notre étude consiste à développer un construit théorique afin de mieux


comprendre et définir le whistleblowing et la délation. Ainsi nous présenterons une étude
exploratoire effectuée en 2007 et dont le terrain d’investigation est la compagnie aérienne de
navigation Tunisair, une des grandes entreprises tunisiennes.
I- La délation, la dénonciation ou le comportement organisationnel de la
transgression :

Traiter de la délation, revient tout d’abord à s’interroger sur la place de l’éthique au sein
de l’organisation. En effet chaque organisation développe une éthique afin de baliser les
relations professionnelles intra et extra entreprise. Selon Mercier (2003), la notion d’éthique
se subdivise en deux parties : l’éthique formelle et l’éthique informelle. L’éthique formelle est
l’ensemble de règles déontologiques, des objectifs et des labels adoptés ou convoités par
l’organisation. Quant à l’éthique informelle, elle englobe « les comportements […] les
relations interpersonnelles» entre dirigeants et subordonnés. Ainsi les attitudes, les gestes et
les opinions informelles, au sein d’une équipe de travail, sont balisés par des schémas
éthiques tacites. De même, les relations d’autorités, de collaborations et de coalitions
obéissent à ces normes éthiques. Les normes ou méta-règles, assimilées à l’éthique informelle,
correspondent aux qualités morales que doivent développer les individus afin d’améliorer leur
milieu organisationnel. A ce propos Babeau et Chanlat (2008) définissent la transgression

5 Bréchet, J.P., Monin, P. et Saives, A.L. (2008). « Légitimité, déviance et délit », Revue française de gestion, n°183, p 27.
6 Bachelard, G. La formation de l’esprit scientifique, Paris, 13 eme édition, 1986, p ?.
comme étant « l’ensemble des actions qui, dans une organisation, sont en contradiction avec
la règle (lois, règlements intérieurs, ordres du supérieur etc.) ou les normes ».
Aussi, la dénonciation est un acte complexe, étudiée comme « une forme particulière de
déviance » (Schehr, 2008, p 149) aussi bien dans un contexte managérial américain (Hersh,
2002), européen (Pesqueux, 2008) ou africain (Kamdem, 2007). De même de Bry (2008),
dans un article intitulé « Salariés courageux oui, mais héros ou délateurs ? Du
whistleblowing à l’alerte éthique7 », s’interroge sur les dispositifs juridiques et managériaux
« ex post 8» (Bournois et Bourion, 2008) qui doivent accompagner cette pratique afin de
dépasser les appréhensions des salariés et en même temps les protéger. Par ailleurs Jorda
(2009), Kaptein (2011) affirment que, l’organisation d’aujourd’hui, se substitue à la société
dans laquelle elle évolue, en mettant en place des normes et des règles qu’elle s’impose afin
de prévenir tout abus ou comportement déviant. Ainsi le « managérialisme » fait de la culture
et de l’éthique un facteur stratégique dans l’accomplissement des objectifs à court ou à long
termes. Jorda (2009) justifie les chartes éthiques comme une volonté de codifier le
comportement des salariés les plus autonomes à savoir les cadres et dirigeants, il affirme qu’il
existe « autant de modes de management que de managers, c’est pourquoi l’organisation
rappelle son pouvoir normatif en édictant les règles de bonnes conduites 9». En effet Brasseur
(2008) affirme qu’il devient difficile de prôner l’universalité des modèles de gestion dans le
contexte d’une organisation multiculturelle. Elle remarque, en citant les travaux de Bollinger
et Hoftstede (1987) ainsi que d’Iribarne (1989), que « les manières de gérer 10» les hommes et
les organisations doivent tenir compte « des particularités nationales 11».
Le whistleblowing a été défini par Near et Miceli (1985) comme étant “the disclosure of
illegal, immoral or illegitimate practices under the control of their employers, to a person or
organizations that may be able to effect action12”. Aussi cette pratique est de plus en plus
normalisée au sein des grandes multinationales comme gage de bonne gouvernance. Par
ailleurs Kaptein (2011) affirme “In addition to this, organizations also have a societal and

7
Bry (de), F. (2008). « Salariés courageux oui, mais héros ou délateurs ? Du whistleblowing à l’alerte éthique »,
Revue internationale de psychosociologie, vol XIV, 2008/34, p135-150.
8
Bournois, F. et Bourion, C. (2008). « Les nouveaux gardiens de l’éthique : ou la vigilance citoyenne », Revue
internationale de psychosociologie, vol XIV, 2008/34, p 31-38.
9
Jorda, H. (2009). « Du paternalisme au managerialisme : les entreprises en quête de responsabilité sociale »,
Innovations, vol°1, n°29, p164.
10
Brasseur, M. (2008). « Le rôle des stéréotypes dans le management de la diversité culturelle : le cas de
l’Afrique », La revue des sciences de gestion, Direction et Gestion, 2008/2, n°230, p 61.
11
Ibid.
12
Appelbaum, S.H.,Kirandeep,G. et Musseau, H. (2006). ”Whistleblowing: International Implications and
Critical Case Incidents”. Journal of American Academy of Business, Cambridge, vol°1, n°1, septembre, p 7.
ethical obligation to prevent wrongdoing from occurring13”. En se substituant à la société,
l’organisation développe une éthique, une hiérarchie, des règles, des normes et des valeurs qui
guident ou codifient le comportement afin d’éviter toute déviance. Ainsi Jorda (2009) affirme
que « le managérialisme a pour vocation d’abattre les barrières culturelles 14» de chaque
individualité pour créer une seule culture qui soit fédératrice de l’organisation.

Toutefois le whistleblowing reste considéré comme une « déviance honorable » (Schehr,


2008) qui trouve sa légitimité dans ses causes et ses buts. Contrairement à la délation, qui est
anonyme et fait de l’information « un élément stratégique 15», (Miethe in Schehr, 2008) le
lanceur d’alerte expose son identité. Par conséquent il subit « la loi du silence qui fait porter
l’opprobre envers celui qui dénonce et l’évince de la communauté de travail » et subit les «
représailles exercées par son manager ou par des collègues16 » (Charreire-Petit et Surply,
2008). A ce propos Schehr (2008) dénonce les « enjeux symboliques et micro-sociologiques »
qui font face à l’application de ce concept managérial au sein des organisations. En effet
quelles sont les raisons qui poussent un salarié, constatant une déviance, à choisir, entre
protéger l’intérêt de l’organisation en devenant un lanceur d’alerte, ou se taire par intérêt en
protégeant une personne et subir l’ « Omerta » (la loi du silence) ? Quelles sont les variables
qui incitent les individus à choisir entre « l’intérêt personnel » ou « intérêt de
l’organisation » ? Le lanceur d’alerte est alors devant un dilemme, soit le choix du « formel »
en devenant un whistleblower soit celui de « l’informel » qui est celui de l’intérêt personnel
en obéissant à la loi du silence. Par ailleurs le whistleblower peut-il avoir intérêt à dénoncer?
Peut-on assimiler l’intérêt de la dénonciation à celui de la délation ? Quels sont les situations
dans lesquelles le lanceur d’appel se risque à dénoncer ? Dans un article, consacré à la revue
de la littérature dans le domaine du « whistleblowing », Dasgupta et Kesharwani (2010)
avancent trois raisons qui pousseraient le whistleblower à lancer une alerte : la première
serait d’ordre altruiste, éthique, le lanceur d’alerte n’est concerné que par « the well-being of
others » (Vandekerckhove et Commers, 2004), la seconde raison serait plutôt d’ordre

13
Kaptein, N. (2011). “From Inaction to External Whistleblowing: The Influence of the Ethical Culture of
Organizations on Employee Responses to Observed Wrongdoing”. Journal of Business Ethics, vol°98, n°3, p
513.
14
Jorda, H. (2009). « Du paternalisme au managerialisme : les entreprises en quête de responsabilité sociale »,
Innovations, vol°1, n°29, p154.
15
Schehr, S. (2008). « L’alerte comme forme de déviance : les lanceurs d’alerte entre dénonciation et
trahison ». Déviance et Société, vol°32, n°2, p 150.
16
Charreire-Petit, S. et Surply, J. (2008). « Du whistleblowing à l’américaine à l’alerte éthique à la française :
enjeux et perspectives pour le gouvernement d’entreprise », M@n@gement, 2008/2, vol. 11, p119.
psychologique ou motivationnelle, à savoir les techniques de « reporting of wrong doing » et
enfin « the whistleblower may be governed by other personal motives such as revenge
against the organization », ici le whistleblower obéirait à une stratégie de jeu
organisationnelle en dénonçant un acte déviant (Crozier, 1975). Par ailleurs Dasgupta et
Kesharwani (2010) expliquent les logiques qui poussent le « whistleblower potentiel » au
silence. En effet la « loi du silence » est justifiée par les représailles ou « retaliation17 » qui
s’exercent sur le lanceur d’alerte (Kaplan et Kleiner, 2000 ; Qusqas et Kleiner, 2001 ;
Gundlach et al, 2008).

II- La délation : un acte transgressif positif ?


18
Ces dernières années, des pratiques individuelles transgressives ont mis en péril
l’économie et la finance mondiale, d’ailleurs une certaine littérature managériale s’est
immédiatement attelée à démontrer que le management stratégique devait être assimilé à
« une science morale et politique 19» (Babeau et Chanlat, 2008) afin de baliser la gouvernance
des entreprises et de relativiser les contextes de légitimité et de déviances.
Par ailleurs la littérature managériale stratégique se défend de confondre toutes les actions
transgressives, engagées par les acteurs au sein de l’organisation, comme « pathologiques 20»
(Brechet, et al, 2008), bien au contraire, elle voit en celles-ci une lecture positive de toutes les
actions émancipatrices et même des actes dits « irréguliers21 ».
La sociologie des organisations admet l’existence de deux types de référence pour les
individus : « des règles explicites et des règles implicites » (Chanlat et Babeau, 2008). Au sein
d’une entreprise, les salariés choisissent, selon les situations organisationnelles, d’agir en
conformité avec ces références. Aussi les « méta-règles » désignent les normes informelles
développées par les salariés, le plus souvent tacites, qui régissent la vie en communauté.
Cependant ces références sont parfois distinctes, en effet « ces deux types de règles peuvent
être radicalement différentes, voire s’opposer frontalement22». L’individu développe alors des

17
Dasgupta, S. et Kesharwani, A. (2010). « Whistleblowing: A survey of Literature ». The
IUP Journal of Corporate Governance, vol°9, n°4, p 63.

18 Affaire Société Générale ( Jérôme Kerviel) et Madoff.


19
Babeau, O. et Chanlat, J.F. « La transgression, une dimension oubliée de l’organisation », Revue française de gestion,
n°183, 2008, p. 202.
20
Bréchet, J.P., Monin, P. et Saives, A.L. « Légitimité, déviance et délit », Revue française de gestion, n°183, 2008, p 27.
21
Babeau, O. et Chanlat, J.F. « La transgression, une dimension oubliée de l’organisation », Revue française de gestion, vol
3, n°183, 2008, p. 202.
22 Ibid, p. 206.
stratégies pour éviter la transgression directe, au risque de se voir sanctionner, par la
hiérarchie ou par les collègues. Les méta-règles peuvent être en cohérence avec la culture de
l’entreprise ou, au contraire, antagonistes avec cette dernière.
Aussi la délation est définie comme une dénonciation non acceptée par les méta-régles
mais encouragée par les règles dites formelles. Elle représente alors un acte transgressif,
répréhensible par les codes informels ou tacites. En effet ces derniers sous-entendent une
solidarité entre les collègues et la préservation d’une certaine « intimité informelle » que le
supérieur hiérarchique doit ignorer. Le rejet de cette pratique est retranscrit par les
appellations péjoratives données aux délateurs que ce soit dans la langue arabe ou la langue
française 23(appellations souvent familières).
Par ailleurs Crozier et Friedberg (1977) analyse le comportement organisationnel des
acteurs en terme de jeu avec la règle formelle. Dans un contexte organisationnel rigide ou
bureaucratique, l’acteur se doit d’adopter une stratégie basée sur les zones d’incertitudes afin
d’augmenter sa marge de manœuvre. La stratégie des acteurs est une négociation
permanente de leur liberté d’action et de leur pouvoir informel. Ainsi les règles au sein de
l’organisation ne sont qu’un prétexte pour justifier la transgression des acteurs aux normes
de l’organisation, à ce propos Crozier et Friedberg (1977) affirment que « les structures et
les règles ne sont elles-mêmes que le produit de rapports de force et de marchandages
antérieurs 24». Aussi ils ne condamnent ni les actes transgressifs ni le système informel. Ils
voient en ces derniers une révélation du gouvernement réel des organisations. Les acteurs
au sein des organisations ont recours au contrôle social pour « échapper au contrôle et
restaurer la marge de manœuvre de l’exécutant 25».
La transgression de la règle ou compromis, engagé entre le pouvoir formel et l’exécutant,
donne naissance à une « régulation conjointe 26». Reynaud (1995) assimile la transgression
à une recherche de légitimité engagé par l’individu afin de se démarquer de ces pairs et
de « lutter pour la reconnaissance de sa propre référence 27». A ce titre, nous pouvons
supposer que lorsque le délateur transgresse les règles informelles, en dénonçant ces pairs,
ce comportement traduit la recherche d’une reconnaissance de sa loyauté envers son
supérieur hiérarchique. Le comportement déviant, ici, ne nuit pas à l’organisation, bien au

23Ben Mansour, K. (2007). Mémoire de Mastère en Sociologie des entreprises dirigé par Pr Karim Ben Kahla « Délation et
dénonciation : techniques de management ou communication pervertie ».
24 Crozier, M. et Friedberg, E. L’acteur et le système, Paris, Le seuil, 1997, p 107.
25 Ibid, p.206.
26 Ibid, p.209.
27 Ibid.
contraire il traduit « une forme de zèle au service de l’entreprise 28». Par ailleurs Babeau et
Chanlat (2008) s’interroge aussi sur les stratégies développées par les managers au sein des
organisations, à ce propos ils citent Moscovici (1979) pour qui la déviance n’est pas un
« simple accident29 » des individualités qui s’opposent, mais plutôt « le produit d’une
organisation »30donc d’un type de gouvernance.

Choix de ne pas dénoncer et d’obéir à Choix de ne pas être un délateur


« la loi du silence » (Dasgupta et auprès de la hiérarchie par principe
Kesharwani, 2010 ; Charreire-Petit et éthique ou moral et subir le jeu des
Surply, 2008) acteurs au sein de l’organisation (De
Bry, 2008)

La constatation d’une déviance : collective ou individuelle

Choix de la dénonciation ou du Choix d’utiliser la délation comme


whistleblowing : rendre public l’alerte une stratégie de jeu : garder
l’anonymat

-Devoir de dénoncer : conception -Conception de l’action dans


de l’action dans le cadre de la
le cadre d’un jeu stratégique
morale ou de l’éthique (Clément, (Crozier, 1975) ; l’information
2008) ou de l’altruisme devient un « élément
(Vandekerkhove et Commers, stratégique » ( Schehr, 2008).
2004)
-Obligation professionnelle
-Obligation professionnelle : tacite envers le supérieur
technique du « reporting » hiérarchique (Chanlat et
(Dasgupta et Kesharwani, 2010 ; Babeau, 2008).
Kaptein, 2010)
-Motivation personnelle :
-Motivation personnelle : obéir à
Obéir à une stratégie, à un jeu
une stratégie, à un jeu (Crozier, (Crozier, 1975). Prouver sa
1975), prendre « sa revanche » sur loyauté à son supérieur
l’organisation (Paul et Townsend, hiérarchique (de Bry, 2008)
1996)
-Récompense légale mais
- Récompense légale et légitime : illégitime : ici le supérieur
Ici l’organisation promeut tout acte hiérarchique promeut tout acte
28
Barel, de
Y., dénonciation
et Frémeaux, S. «(Paul
Les motifs de la déviance positive », Management et avenir, n°32, p.91-107.
et Townsend,
29 Ibid, p.203. de délation.
30 1996 ; Carson et al. 2007).
Ibid.

-
Intérêt de l’organisation, des parties Intérêt de la personne, analyse stratégique de
prenantes, des actionnaires, relation d’agence l’acteur, gain en influence et en pouvoir

Utilisation du circuit formel : Utilisation du circuit formel et


informel :
-Formulaire de plaintes formalisé
-Reporting (Courpasson,
-Lignes éthiques ou « hotline »
2005 ; Kaptein, 2010)
(Kaptein, 2010)
-Communication informelle
-
- d’une déviance : comparaison entre la délation et la
Schéma n°1 : Le dilemme éthique face à la constatation
dénonciation. Source : Dasgupta et Kesharwani, 2010.

II- Méthode :

Tout au long de notre travail, nous avons choisi de comprendre comment la délation apparait
dans le contexte organisationnel. En effet comment les acteurs au sein de Tunisair perçoivent,
expliquent ou pratiquent-ils la délation ? Notre recherche n’est donc pas animée par un désir
de prouver ou vérifier une information mais plutôt de découvrir, de construire et de
comprendre une réalité organisationnelle. C’est dans cette optique que nous justifions une
étude de cas s’appuyant sur la théorie de Yin (1990). Selon Wacheux (1999), l’étude de cas
s’impose lorsqu’on étudie « une analyse spatiale et temporelle d’un phénomène complexe par
les conditions, les événements, les acteurs et les implications». Aussi notre choix s’explique
par l’objet même de notre recherche qui implique plusieurs variables, qui sont autant
subjectives (le jugement des acteurs, leurs comportements et leurs attitudes),
qu’organisationnelles (les mécanismes de contrôle ou encore les méthodes de gestion ou de
management du personnel).

Pour mener cette recherche sur le terrain, nous avons choisi de procéder par la méthode de
sélection d’un échantillon par choix raisonné, ce qui nous a permis de cibler les cadres entrés
en conflit avec le directeur général de Tunisair (Barres et Caumont, 2004). Notre stage de
trois mois s’est déroulé auprès de la Direction du personnel : direction qui regroupe le «
Département Paie », « Département Carrière », l’« Entité Personnel Représentants à l’étranger
» ainsi que l’ « Entité Etudes et Coordination ». Chacun de ces départements ou entités se
subdivisaient en services. L’effectif de la direction du personnel était de trente sept personnes,
répartis comme suit : trente agents et sept cadres, dont six qui occupaient des postes de
fonctions tels « chef de service », « sous- directeur » et « directeurs ». Notre échantillon est
composé de treize individus :

- Trois cadres qui occupent des postes de fonction : un chef service, un sous-directeur et
directeur.

-Cinq cadres qui occupent la fonction d’administrateur.

- Cinq agents administratifs : une secrétaire et quatre agents administratifs.

De ce fait, nous sommes amenés à analyser les comportements, les perceptions, les jugements
ainsi que le discours de chaque individu composant l’échantillon, et ceci grâce aux techniques
employées dans le cadre d’une recherche qualitative pour le recueil des données. Ces
principales techniques sont pour la plupart inspirées de la psychologie (Bares et Caumont,
2004). Elles mettent en évidence l’affectif, les postures, et les intentions des cadres. Cinq
outils de recueil de l’information sont répertoriés pour une recherche qualitative, à savoir
l’observation passive, l’observation participante, l’entretien, l’enregistrement d’archives ou
encore la documentation. Par conséquent, nous avons choisi les techniques de collectes de
données qui nous semblaient les plus appropriées à nos objectifs de recherche.

Recueil de données Caractéristiques Méthodes d’analyse

Participante 3 mois en tant que stagiaire


Observation Analyse de contenu
1 mois en tant qu’étudiante
Non participante
chercheur
Technique de recherches

Le statut juridique du personnel


Interne à Analyse
Documentation
l’organisation Les notes de services et décisions documentaire
administratives

N=3
(un cadre « directeur », « un sous-
directeur » et « un chef service »)
Entretiens de type
Entretiens avec les N=5
qualitatif Analyse de contenu
cadres (cadres n’occupant pas de
Semi-directifs
fonction)
N=5
(agents et subordonnés de cadres)
Tableau n°1 : Synthèse des techniques et des méthodes d’analyse utilisées.
I- La recherche d’informations confidentielles concernant les salariés :

La majorité des cadres interrogés affirme parfois demander à leurs subordonnés des
renseignements sur leurs collègues mais uniquement dans le souci de leur bien-être ou de la
baisse du rendement. De même, les salariés nous ont affirmé que, souvent, leur supérieur
hiérarchique les interroge sur la vie privée de leurs collègues. La plupart de ces derniers
feignent ou refusent de répondre. En ajoutant qu’une fois la question restée sans réponse, le
supérieur hiérarchique ne s’adressait plus au même agent pour recueillir des informations
confidentielles. Par ailleurs un cadre nous a affirmé que lorsque des tensions surviennent entre
les membres du personnel, « il vaut mieux ne pas s’en préoccuper et rester au-dessus de cela
pour pouvoir affirmer son autorité dans les cas réellement graves ». Selon certains agents, les
anciennes générations des dirigeants adoptaient la politique du « diviser pour mieux régner et
donc ils n’hésitaient pas intervenir et même à amplifier les problèmes entre collègues ».

II-Le contrôle des salariés par les salariés

Lors de notre seconde visite sur le terrain en Janvier 2007, les cadres de Tunisair venaient de
vivre une crise qui les opposa à la direction générale et principalement au PDG. En effet, nous
avons étudié les notes administratives affichées dans les couloirs qui spécifiaient la reprise
d’exercices de cadres visés par les dernières sanctions émises à leur encontre par la direction
générale.

Début novembre, les cadres de Tunisair décident de constituer un syndicat pour défendre
uniquement les intérêts des cadres. Il nous faut préciser que Tunisair compte un syndicat
PNT31, un syndicat PNC32, un syndicat personnel au sol et un syndicat techniciens avion.
Chaque élection doit soumettre son vote à la commission paritaire, seule compétente en
matière de litige et de problème disciplinaire. Le collège est formé, à chaque fois, d’un
délégué permanent et d’un suppléant pour les catégories « Cadre centre siège social », « cadre
centre aéroport », « Maîtrise administrative », « Maîtrise commerciale », « Maîtrise
exploitation », « Maîtrise technique », « Maîtrise technicien et mécanicien avion », «
Exécution administrative », « Exécution exploitation », « Exécution technique ». Cependant,
depuis 1995, le syndicat du personnel au sol n’a pas été renouvelé. A la lecture du dernier
procès verbal, daté du 4 juillet 1995, nous nous sommes aperçus que certains de ces délégués

31
Personnel naviguant technique.
32
Personnel naviguant commercial.
syndicaux étaient soit à la retraite, soit envoyés en mission à l’étranger ou même décédés.
C’est la raison pour laquelle les cadres et agents n’ont plus confiance en leur syndicat. Ce
déficit de confiance en leur syndicat, a poussé les cadres à entreprendre des démarches
administratives pour fonder un syndicat qui défendrait leurs intérêts auprès de la direction et
par la même concrétiser leurs revendications. Ainsi, pour pouvoir former un syndicat, les
cadres doivent demander l’accord au préalable de l’Union Générale Tunisienne du Travail
appelée « UGTT », pour cela « une demande manuscrite», comprenant les noms, prénoms et
signatures des cadres, a commencé à circuler dans toutes les directions notamment le
Direction du personnel.

Une semaine après, la direction centrale recevait cette information, mais de façon tronquée.
En effet en circulant dans les couloirs, la feuille était devenue « une pétition » contre la
direction générale ou plus précisément contre le PDG. C’est ainsi que le directeur du
département personnel a été convoqué par le PDG qui lui a demandé de faire signer aux
cadres affiliés à sa direction un désistement sur la position qu’ils avaient adoptée. Le nombre
des cadres signataires était de dix dans la direction du personnel. Ainsi, sur les dix cadres
signataires du département personnel, six ont signé le désistement et quatre ont campé sur leur
position. Nous avons choisi d’interviewer trois individus parmi les plus représentatifs de la
population à savoir un cadre qui s’est désisté et qui n’a pas eu de sanction, un cadre qui s’est
désisté mais qui malgré cela a eu des sanctions et un cadre qui ne s’est pas désisté et qui a été
sanctionné. La première personne interviewée nous a confié qu’au départ les cadres s’étaient
mis d’accord pour ne pas se désister car « après tout nous ne faisions pas de mal, c’est notre
droit d’avoir un syndicat rien ne nous l’interdit dans le code statutaire de la compagnie ni
33
dans la loi-cadre ». Cependant le cadre en question nous a affirmé que son supérieur
hiérarchique direct était venu à son bureau le prévenir des sanctions qui pesaient sur lui et lui
présentant un document de désistement où des cadres avaient d’ores et déjà signé. A sa grande
surprise des cadres qui affirmaient ne pas vouloir se désister y figuraient. Devant les cinq
signataires, notre interviewé nous a confié « j’ai eu peur de tout perdre : ma position dans la
compagnie après plus de dix ans de fonction mais surtout le regard de mes subordonnés dans
le cas d’une rétrogradation ; de plus j’ai senti que j’étais pris au piège par la trahison des
cadres, que je croyais naïvement solidaires ». Ce cadre s’est résigné et il a signé mais en
insistant : « j’étais le seul signataire à avoir appelé les autres cadres et à les avertir que

33
Extrait de verbatim recueillies.
j’avais signé et qu’il ne fallait pas tenir bon car d’autres cadres avaient déjà signé et qu’ils
risquaient par conséquent des sanctions du second degré ». Quant à notre second interviewé,
il analyse l’affaire par le prisme de ses propres principes et il n’a pas voulu se désister. Selon
lui il était « hors de question de me rétracter car nous n’avions rien à nous reproché de plus
ce que nous souhaitions n’avait rien d’illégal par contre le fait de nous sanctionner est un
abus de pouvoir et j’étais prés à aller au Prud’homme si l’UGTT n’était pas intervenue. »
L’interviewé a refusé de signer et donc a subi une rétrogradation et une mutation de poste
sans changement de résidence. Ces sanctions ont été émises sans la tenue de conseil de
discipline. Quant au cas atypique, il correspond à notre troisième interviewé qui a signé une
lettre de désistement et qui toutefois s’est vu rétrogradé et muté. Lorsque nous avons interrogé
l’intéressé, il nous a assuré que « le PDG ne me connaissait pas personnellement et je n’ai
aucun précédent avec la direction générale mais justement ceux qui conseillent et influencent
les décisions sont des personnes avec lesquelles j’ai eu des conflits, purement
professionnels». La question se pose, en effet, pourquoi ce cadre a été sanctionné alors qu’il
s’était désisté et que ses pairs en se désistant, dans la logique des choses, n’ont pas été
sanctionnés ? Les rétrogradations impliquent que les chefs de service redeviennent des
administrateurs et qu’ils soient mutés vers des locaux autres que le siège tel que le centre de
Formation. Cependant les cadres ont déposé une plainte auprès de l’UGTT pour qu’elle
intervienne auprès de la direction générale. C’est ainsi que lors d’une réunion annuelle avec le
personnel, le PDG a réhabilité toutes les personnes qui avaient été sanctionnées. Lorsque nous
avons interrogé les cadres, travaillant au « service juridique », responsables de la rédaction
des décisions administratives, des sanctions et des réhabilitations, ils nous ont confié la
difficulté avec laquelle ils ont élaboré de telles sanctions car elles étaient illégales du point de
vue statutaire et qu’un vice de procédure les entachait. En effet, non seulement le statut
n’interdisait en rien la formation d’un syndicat cadre d’autant que l’obligation de la tenue
d’un conseil de discipline n’a pas été respectée. Grâce au récit des faits nous pouvons
retrouver les thèmes que nous avons choisi d’étudier. A la lumière des entretiens, nous
pouvons évaluer l’importance du contrôle au sein de la compagnie, de même que le poids du
réseau d’informations informelles. De plus, ce réseau peut véhiculer une information
informelle juste ou pervertie par les intérêts et les ambitions de certains groupes d’influences.
Le jeu organisationnel des acteurs met en œuvre des stratégies pour arriver à gagner en
influence, c’est ainsi que Mintzberg (1999) considère l’influence comme étant synonyme du
pouvoir et il utilise aléatoirement l’un ou l’autre des deux termes.
III-La confiance et la solidarité entre collègues : le dilemme du prisonnier.

Dans notre partie théorique nous avons mis l’accent sur l’importance de la variable confiance
dans le jeu organisationnel. Aussi lors de nos entretiens nous avons souhaité savoir si les
cadres étaient solidaires entre eux. Les réponses étaient mitigées alors que lorsque nous leur
demandons s’ils font confiance à leurs collègues les réponses ont été catégoriques. La plupart
des salariés n’ont pas confiance en leurs collègues et avancent même qu’ils n’ont confiance en
personne dans l’organisation. Cette contradiction soulève les problèmes relationnels qui
caractérisent Tunisair. Le déficit de confiance ressenti par les cadres envers leurs collègues a
été le moteur de leur désistement face à leur hiérarchie, mettant ainsi la direction générale en
position de force. Le cadre-chef service interviewé s’est retrouvé dans une posture similaire à
celle du schéma du « dilemme du prisonnier » puisque son directeur, lui a présenté une liste
comprenant le nom des cadres signataires du désistement. Ainsi les discordances cognitives,
telles que le manque de confiance en ces collègues, représente une limite à une prise de
décision collective. Ce schéma permet de mettre en exergue la limite du raisonnement des
acteurs face à une situation extrême. Suivant leur propre intérêt, les joueurs ne se font pas
confiance, en effet « la connaissance du résultat n’y change rien : les deux sont pris dans «
une logique infernale » qui les mène fatalement à l’échec et qui est la conséquence de la
structure du problème » (Crozier et Fiedberg, 1977).
Choix de A

Délation Garder le silence

Le salarié A a perdu car il a


Le manager détient des
gardé le silence face à son
deux collègues des
Délation supérieur alors que son
informations concernant
collègue B ne l’a pas fait.
chacun. Dans ce cas « il a
Le salarié A fait preuve de
Choix de B divisé pour mieux
non loyauté à sa hiérarchie,
régner ».
il tombe en disgrâce.
Le salarié A a perdu car
Le manager n’obtient pas
il a gardé le silence face
d’informations, ces deux
à son supérieur alors
Garder le silence subordonnés ont été
que son collègue ne la
solidaires de même qu’il
pas fait. Le salarié B fait
preuve de non loyauté à
est dans l’incapacité de les
sa hiérarchie, il tombe
sanctionner.
en disgrâce.
IV-Un management ambiguë

Lors de cette crise au sein de la compagnie, un nombre important de dysfonctionnements nous


est apparu. En premier lieu, nous constatons que le contexte organisationnel est politisé.
Interrogés, les cadres et agents ignorent comment la direction a eu connaissance de la volonté
des cadres de former un nouveau syndicat « la volonté de former un syndicat pour nous, s’est
concrétisée en début de semaine, la fin de semaine le PDG a pris les mesures disciplinaires.
Nous ne savons pas qui a pu transmettre l’information à la direction générale».

Toutes les éventualités sont possibles puisque les agents étaient contre l’initiative des cadres,
l’un d’eux nous a confié « pourquoi font-ils un syndicat rien qu’à eux ? Le statut nous permet
d’avoir un syndicat commun. Ils veulent défendre leurs intérêts personnels. » Toutefois la
réalité organisationnelle est difficile à saisir. Parmi les cadres interrogés, l’un d’eux nous
certifie que le délateur est un cadre qui voulait « montrer sa loyauté à la direction ». Ajoutant
que « même un cadre peut être le délateur, car en signant la feuille il démontre à ses
collègues qu’il est de la cause et en même temps il prévient la hiérarchie et prouve sa loyauté.
De la sorte il fait d’une pierre deux coups ». A travers l’analyse des entretiens et des
observations effectués, il est plus facile pour nous de décrire la place qu’occupe la délation,
dans le système informel et le système décisionnel de Tunisair. En premier lieu, nous
observons que l’information informelle au sein de la compagnie circule jusqu’au centre de
pouvoir, bien que ce dernier soit éloigné de la base hiérarchique. En effet la volonté de
« former un syndicat par les cadres », en tant qu’information, a tout de suite était acheminée
jusqu’à la direction générale même si cette dernière a été en premier lieu tronquée. Toutefois
comment et pourquoi la hiérarchie a émis des sanctions basées sur la délation ?

A travers l’analyse des entretiens et des observations effectués, il est plus facile pour nous de
décrire la place qu’occupe la délation, dans le système informel et le système décisionnel de
Tunisair. Bien que les informations délivrées par le délateur aient été sciemment modifiées, il
n’en demeure pas moins que le PDG a sanctionné les cadres non signataires du désistement
même si le statut de la compagnie ne stipule nullement que ces derniers sont assignés à un
syndicat commun à toutes les catégories professionnelles. Incontestablement, la direction
générale a voulu lutter non seulement contre la volonté d’autonomie des cadres, mais
également contre le regain de syndicalisme au sein de Tunisair. Toutefois comment pouvons-
nous expliquer une telle sanction abusive ? Pour définir le paternalisme, Pinçon (2000)
affirme qu’il s’agit d’ « un rapport social dont l’inégalité est déviée, transfigurée par une
métaphore sociale, qui assimile le détenteur de l’autorité à un père et les agents soumis à
cette autorité ses enfants ». De même, le paternalisme de par son histoire, a représenté plus
qu’une manière de gérer les hommes. En effet la figure du patron ou de l’entreprise se
confond avec celle de la famille étendue, les liens qui unissent la hiérarchie et la base sont
assez exacerbés, ainsi « le chef encourage, protège, assume les responsabilités en cas de faute
d’un de ses employés, ceux-ci en retour lui doivent loyauté exclusive ». Cette réponse
disciplinaire peut être analysée, d’un point de vue managériale, comme un « acte manqué »
qui provient d’un inconscient paternaliste de la gestion du personnel. En effet l’esprit
paternaliste caractérise la gestion des entreprises tunisiennes, maghrébines et même
africaines. Toutefois comment, d’un point de vue managérial, pouvons-nous définir la loyauté
: est-ce le fait de tout devoir à son supérieur, de ne rien intenter contre son pouvoir ou son
autorité ? Aussi le paternalisme s’est toujours opposé à toutes les formes de revendications
sociales. De plus, nous saisissons les causes des sanctions et pressions faites à l’encontre des
cadres : en effet, ils sont considérés comme rompant le « pacte tacite » qui stipule une loyauté
exclusive à sa hiérarchie. Grâce à l’étude de cas au sein de Tunisair, nous avons observé
comment l’information informelle est la pierre angulaire du jeu de pouvoir et d’influence des
acteurs. En effet, la délation au sein de Tunisair a transformé l’information d’un « accord de
principe » des cadres en « pétition » contre la hiérarchie. Toutefois, nous avons vu dans notre
partie théorique que le jeu des acteurs est souvent guidé par une « rationalité limitée» qui les
induit, conséquemment à commettre des erreurs dans le jeu ou à induire en erreur le centre du
pouvoir. C’est ainsi que l’évidence de la rationalité limitée des joueurs peut expliquer les
décisions abusives de la direction générale. Cependant, nous tenterons d’analyser le processus
de prise de décision en management.

V-Un système décisionnel efficace ?

Afin d’affiner l’analyse que nous faisons du management au sein de Tunisair, une étude du
processus décisionnel s’avère essentielle. En effet, la prise de décision représente une des
prérogatives les plus fondamentales d’un manager. Aussi, nous étudierons les décisions prises
par le PDG par le prisme des modèles élaborés pour comprendre quelles sont les limites
organisationnelles humaines et même culturelles de ces dernières. Un nombre important de
théoriciens a tenté de modéliser le schéma de « la prise de décision ». Simon et March (1991)
ont tout d’abord conçu « la forme la plus complète de la prise de décision rationnelle », «
Homo Economicus » ou « Economic Man » qui symbolise l’aboutissement d’une réflexion
cartésienne et rationnelle. Cependant, très vite, les limites de cette conception vont être
démontrées. Dans ce cas de figure, « le décideur cherchera vraisemblablement un nombre
limité d’alternatives, et il aura par conséquent une compréhension plus ou moins complète de
leurs conséquences ». Toutefois ce modèle demeure assez idéaliste pour les théoriciens
comme Lindblom (1959) qui propose un modèle nommé « Mudling Through » ou encore «
science de la débrouillardise ». Ceci correspond à la description d’un processus constitué de
décisions rapidement prises, qui ne conviennent pas et doivent être à chaque fois repensées et
réajustées. Nous remarquons que la direction générale a réagi différemment : tout d’abord elle
appelle au désistement et menace de sanctionner les cadres signataires. Puis, dans un second
temps, elle émet des sanctions du second degré à la fois aux cadres qui ont signé le
désistement et ceux qui ne l’ont pas fait. Enfin, dans un troisième temps, le PDG réhabilite les
cadres concernés par les sanctions alors que non seulement les décisions étaient illégales,
mais que le statut ne prévoit en aucun cas la réintégration d’un salarié sanctionné de la sorte.

Les limites de telles décisions démontrent les limites de la rationalité à la fois administrative
et managériale de la direction centrale. Jette Schramm-Nielsen (2000), dans un article intitulé
« Dimensions culturelles des prises de décisions» affirme qu’il existe une corrélation entre la
nature des décisions prises et la culture. La France, citée dans l’article, est le pays où les
managers peuvent prendre des décisions qui obéissent à une forme de rationalité mais
entachée « souvent par l’émotion et l’impulsivité, ce qui est le contraire même de la
rationalité logique et méthodiques». D’ailleurs de part l’alliance faite entre rationalité et
spontanéité du management, Enderud (1976) nomme ces décisions les « décisions fortuites ».
De même, la réaction du PDG a elle aussi été sous l’influence d’un nombre important de
facteurs qui ont entraîné une succession de décisions contradictoires avec le statut de la
compagnie. En effets, les sanctions sont abusives et les décisions de « réhabilitations »
n’existent pas dans le statut de l’entreprise face à des sanctions du second degré. Ainsi, la
direction générale a non seulement émis des sanctions abusives mais singulièrement contre-
productives, en entamant l’«image de marque » du pouvoir hiérarchique envers tous les
salariés de Tunisair. Au delà du fait que les cadres soient touchés par le préjudice de ce
conflit, ceux sont les objectifs et la politique managériale de la direction centrale qui voient
leur légitimité entachée.

Discussion :

I- Le management et la délation :
Les sciences de l’organisation partent souvent du postulat que le manager « dirige des
subordonnés, et non celui qui a lui-même un supérieur 34» (Ayache et Laroche, 2010). La
fonction « manager » est victime d’une image qui omet la complexité d’une relation de
pouvoir entre deux managers : l’un supérieur et l’autre subordonné. Cette relation
hiérarchique ne peut être analysée de façon efficiente que si elle retranscrit cette
« ambigüité 35» organisationnelle. La complexité réside dans la négociation du pouvoir entre
ces deux parties afin de garder une emprise ou, au contraire, gagner une autonomie de l’un
vis-à-vis de l’autre. La littérature managériale a souvent décrit des modèles de relation entre
supérieur et manager « essentiellement statique 36» (Ayache et Laroche, 2010), basé sur le
point de vue du supérieur vis-à-vis de son subordonné. Cet état des lieux démontre, par
ailleurs, une certaine réalité organisationnelle basée sur la suprématie du droit de regard du
supérieur sur ses subordonnés.

Le manager jouit aussi d’un pouvoir théorique que lui confère l’organigramme, bien que « le
caractère mécanique du principe hiérarchique est loin d’être observé sur le terrain.37 ». En
effet la limitation ou l’accroissement des « prérogatives » du manager reste tributaire du
supérieur hiérarchique, seul juge en la matière. De même le pouvoir hiérarchique est souvent
synonyme d’une relation managériale « opportuniste » ou « zélée38 ». La délation justifie
alors deux schémas d’action : elle apparait, dans un premier temps, comme un moyen de
contrôle des actions du manager (par ses subordonnés tels que les agents, secrétaires, ouvriers,
etc.) ; ou un moyen pour le manager de se rapprocher de son supérieur afin de prouver sa
loyauté, garder une forme de « maintenance39 » de cette relation « précaire » et « instable »
dans le temps ( Holcman, 2009). Nous avons, ici, l’illustration d’un management qui obéit à
des influences, d’intérêts personnels et où les mécanismes régulateurs des éventuels excès
d’une gouvernance paternaliste sont déficients. En effet, la tentative d’exercer un droit peut
être intentionnellement analysée ou comprise comme une opposition « ouverte » à la
hiérarchie. Aussi, la délation peut trouver un terreau favorable dans l’entreprise où le pouvoir

34 Ayache, M.et Laroche, H. (2010). « La construction de la relation managériale. Le manager face à son
supérieur.", Revue française de gestion, n°203, p134.
35
Ibid.
36
Ibid, p135.
37 Holcman, R. (2009). « Responsabilité, irresponsabilité, pouvoir. Réflexion sur la relation hiérarchique »,

Revue française de gestion, n°196, p 68.


38 Ayache, M.et Laroche, H. (2010). « La construction de la relation managériale. Le manager face à son

supérieur.", Revue française de gestion, n°203, p 135.


39
Holcman, R. (2009). « Responsabilité, irresponsabilité, pouvoir. Réflexion sur la relation hiérarchique »,
Revue française de gestion, n°196, p 140.
est un enjeu organisationnel. Ainsi, lors de notre étude de cas, nous nous sommes aperçus que
le manque de confiance caractérisait les relations interpersonnelles. Or il s’avère que cette
variable cognitive est la résultante du climat délétère qui caractérise certains départements de
Tunisiair. C’est ainsi que les dirigeants peuvent encourager la délation dans le cadre d’une
stratégie managériale, qui vise à collecter les informations auxquelles ils ne peuvent accéder
par le canal formel de l’information. Ainsi, en entretenant un réseau informel, les managers
comblent les lacunes de leur système informationnel conventionnel. Les stratégies des acteurs
obéissent aussi aux pensées, aux attitudes et surtout aux valeurs de chacun.

Toutefois, nous devons souligner que les jeunes cadres (par opposition à l’ancienne
génération) sont moins concernés par ces pratiques. Ils jugent que cette catégorie
d’informations produit des éléments « parasites » qui peuvent, à long terme, gangrener tout le
système organisationnel. Aussi, nous pouvons affirmer qu’une certaine prédisposition
managériale à l’écoute et à la promotion de la pratique de la délation entraîne la naissance de
situations de crise telle que nous la décrivons à Tunisair. Cette prédisposition provient non
seulement d’un héritage paternaliste de la compagnie mais aussi des pratiques et philosophies
managériales qui animent les dirigeants. De la sorte nous avons démontré que la délation est
liée au management en vigueur dans l’organisation. En effet, nous nous sommes aperçus que
des facteurs importants tels que le style de management du personnel ou encore les réseaux
informels développés pour collecter les informations sont symptomatiques de la politique de
gouvernance des managers. Plus une organisation est paternaliste plus son management
accorde une importance aux informations, même quotidiennes et sans intérêts pour le bon
fonctionnement de l’entreprise. Cet intérêt développe des réseaux ou des « gardes de fous » de
l’ordre établi à la solde de la direction générale. En s’interrogeant sur la pratique de la
délation, nous remarquons qu’il existe non seulement un jeu des acteurs au sein de
l’organisation mais aussi une volonté de la part du management d’introniser un comportement
organisationnel. En étant à l’écoute de son personnel, le supérieur hiérarchique risque d’ouvrir
la porte à un discours susceptible de fausser les variables humaines et organisationnelles
nécessaires à une bonne gestion. Par ailleurs, le gestionnaire ne doit pas traduire les
informations informelles suscitées par la délation en décisions administratives car ces
dernières obéissent à des stratégies limitées des acteurs et non celles de l’organisation.

II- Le management transgressif : « un management clandestin » ?


Diriger une organisation suppose un pouvoir légitime conféré par l’organigramme,
cependant cet acquis est sans cesse remis en cause par le jeu des acteurs. Aussi les jeux de
pouvoirs concernent tout autant les acteurs que les managers. Enriquez (1997) développe en
ce sens que « le manager ne cherche à mettre au point que des structures floues afin de mieux
diviser ses subordonnés et les obliger à s’opposer 40». Cette affirmation révèle le caractère
politique des actions entreprises par les managers à travers l’ambigüité de leurs positions, de
leurs coalitions et de leurs objectifs.

Toutes ses actions permettent aux managers de renforcer leurs pouvoirs formels en
contrôlant les structures informelles. Aussi la délation s’inscrit comme une technique de
gouvernance développée par l’organisation et non plus seulement comme une simple action
transgressive individuelle développée par les acteurs. Babeau et Chanlat (2008) justifie cette
gouvernance par l’existence d’un « management clandestin » (Moulet, 1992) qui cohabite
avec un management formel. Ce management joue de la dialectique subtile entre « le légale
mais illégitime » et « l’illégale mais légitime ».

La littérature managériale s’est souvent tournée vers d’autres disciplines scientifiques


pour répondre à des questions théoriques, philologiques ou même épistémologiques. En effet
ses emprunts sont faits « notamment à l’économie, à la sociologie et à la psychologie 41»
(Brechet, Monin et Saives, 2008). Cette approche systémique permet aux chercheurs de
recourir à des approches théoriques variées afin de répondre aux différentes problématiques
posées. C’est donc naturellement que nous avons recours aux paradigmes des comportements
non éthiques, développés par la psychologie, afin d’analyser la délation en organisation. Le
comportement du cadre est une référence pour ses salariés. Cette influence est révélée par de
nombreux travaux en management, les qualités humaines et éthiques des cadres contribuent
au développement d’un « style »42 de management nécessaire à leur réussite professionnelle
(Chanlat et Bédard, 1990). Les comportements non éthiques au travail se subdivisent en deux
catégories : ceux qui visent les personnes et ceux qui visent l’organisation dans son ensemble.
Dans notre étude, nous avons recourt aux comportements non éthiques dits à caractère

40 Ibid, p.211.
41 Bréchet, J.P., Monin, P. et Saives, A.L. « Légitimité, déviance et délit », Revue française de gestion, vol.33, n°183, 2008,
p. 15-34.
42 Chanlat, J.F.et Bédard, R. « La gestion : une affaire de parole », dans Chanlat, J.F. et al. (dir.), L’individu dans
l’organisation, les dimensions oubliées. Presse de l’Université de Laval, éditions Eska, Laval, p 79-99.
« antipersonnel43 » pour pouvoir classifier la délation. Brunet et Savoie (2002) présentent une
classification selon quatre « angles d’attaques 44» choisies par l’acteur actif ou dominant dans
le jeu : l’angle psychologique, environnemental ou social, matériel et enfin politique de
l’organisation. Dans l’angle d’attaque psychologique, l’agent tente de manipuler sa cible afin
de la faire céder et d’influencer ses actes, ses opinions ou ses réactions. Dans notre analyse de
l’étude de cas Tunisair, nous pouvons retenir « Les manipulations cognitives ou « négociation
tacite ». En effet l’agent contrôle sa cible à travers un schéma communicationnel complexe,
puisqu’il « retient ou limite l’accès de certaines informations (Gilman, 1962) ou encore
utilise la désinformation 45». Cette « communication pervertie » transige en faveur de l’agent
qui par le « bluff » ou « la tromperie » se joue des émotions et des perceptions de la cible dans
le but de limiter ses « marges de manœuvres 46» et de l’obliger à agir d’une façon même
contre ses propres intérêts.

Conclusion :

La délation suppose une transgression des normes éthiques établies et reconnues de tous. En
effet cette pratique banalise la transgression au sein de l’organisation qui devient un jeu entre
les managers afin de palier au déficit relationnel, informationnel ou hiérarchique. En
s’interrogeant sur la pratique de la délation, nous remarquons qu’il existe non seulement un
jeu des acteurs au sein de l’organisation mais aussi une volonté de la part du management
d’introniser un comportement organisationnel. En étant à l’écoute de son personnel, le
supérieur hiérarchique risque d’ouvrir la porte à un discours susceptible de fausser les
variables humaines et organisationnelles nécessaires à une bonne gestion. La délation serait
une technique de gestion à la disposition des cadres et même un enjeu de pouvoir entre les
cadres et leur hiérarchie.

43 Brunet, L. et Savoie, A. « Les comportements éthiques et non éthiques en milieu de travail : état provisoire de la
question », Revue québécoise de psychologie, vol.23, n°1, 2002, p. 105.
44 Ibid, p. 106.
45 Brunet, L. et Savoie, A. « Les comportements éthiques et non éthiques en milieu de travail : état provisoire de la

question », Revue québécoise de psychologie, vol.23, n°1, 2002, p. 106.


46 Terme utilisé par Crozier et Friedberg (1977) dans « L’acteur et le système » afin d’exprimer la stratégie des acteurs pour

garder une liberté d’action face à un schéma organisationnel bureaucratique.

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