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« Face à toi je n’ai pas honte, à toi je peux tout dire.

Tapis en nous, prêts à surgir, impossibles à éviter, le transfert et son double, le contre-transfert, sont le
moteur de la psychanalyse et, au-delà, des relations humaines. Ce livre regroupe les plus célèbres
textes de Freud à leur sujet : « À propos de la psychanalyse “sauvage” », « Sur la dynamique de
transfert », « Conseils au médecin », « Sur l’introduction du traitement », et « Remarques sur l’amour
de transfert ». Ils parlent des émotions du passé, de sentiments amoureux, d’intimité psychique, du
pouvoir des médecins, mais aussi de la violence faite à l’autre, de la peur de l’abandon, de la
manipulation et, parfois même, de la haine.
Sigmund Freud

L’amour de transfert
Et autres textes sur le transfert et le
contre-transfert

Traduction inédite de l’allemand


par Olivier Mannoni

Préface de Nathalie Dumet


ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES
www.payot-rivages.fr

Conception graphique de la couverture : Sara Deux


Illustration : © Costa/Leemage

Conseiller scientifique : Gisele Harrus-Revidi

© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2017


pour la préface, la présente traduction française
et la présente édition

ISBN : 978-2-228-91951-7

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre
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civiles ou pénales.
Préface

Le transfert, un mal nécessaire


par Nathalie Dumet
Publiés entre 1905 et 1915, les textes qu’on va lire sont les plus
célèbres de Freud sur le transfert et le contre-transfert. Ils témoignent chez
lui d’un changement si radical dans sa manière de pratiquer l’analyse que
l’on peut dire qu’ils constituent une théorie de la technique
psychanalytique. Cette théorie est exposée à la fois sous la forme de
conseils pratiques à destination des analystes et par une réflexion
argumentée sur la nature et les modalités du transfert et du contre-transfert,
désormais reconnus comme la clé de voûte de tout travail psychanalytique.
Seules la présence de ce double processus psychique et son élucidation par
la verbalisation permettent au traitement, affirme Freud, de venir à bout des
complexes infantiles refoulés du malade et, par là même, de vaincre ses
résistances à guérir.

Le patient doit-il comprendre intellectuellement


ses problèmes psychiques ?
Trois écueils guettent cependant l’analyste et son patient. Le premier est
pédagogique. Si le travail psychanalytique doit aboutir au dévoilement des
fantasmes inconscients du patient, leur explication, en revanche, est à
proscrire ou, tout du moins, à limiter le plus possible. L’intellectualisation,
la rationalisation ne sont ici d’aucune utilité, car elles conduisent au
renforcement des défenses du sujet et, à cet égard, s’opposent au travail
d’élaboration et de perlaboration. Apparaît clairement ici qu’il peut être
dangereux de communiquer au patient ce qu’il n’est pas en mesure
d’entendre.
Telle serait une psychanalyse « sauvage », autrement dit une méthode
psychanalytique pratiquée en l’absence de reconnaissance de transfert, sur
la base des seules connaissances théoriques, et qui ferait donc fi de la
traversée analytique. Et cela est valable pour l’analyste lui-même. La
connaissance de sa propre vie psychique, l’exploration de son monde
inconscient personnel et le débarras de ses scories éventuelles1 sont
impératifs et incontournables. Tout professionnel de l’analyse doit vivre
l’expérience de la cure et du transfert avant même de songer à s’occuper de
la vie psychique d’autrui.

L’objectif est-il d’aller mieux ?


Le deuxième écueil tient à un paradoxe. La disparition des symptômes
ne signifie pas, en effet, que des changements, des remaniements internes et
profonds se soient produits. Il n’est pas rare, précise même Freud, de
constater une nette amélioration de l’état psychique du patient en début de
traitement et une recrudescence de ses troubles et souffrances vers la fin de
celui-ci. Il est donc primordial d’élucider les conflits intrapsychiques et leur
soubassement sexuel, car ils sont à l’origine des symptômes névrotiques.
Seule cette mise au jour de l’inconscient le plus refoulé, le plus impensé, est
à même de constituer chez le malade le levier qui pourra éventuellement lui
permettre de renoncer à ses troubles (névrotiques ou autres) et à la
satisfaction substitutive ou montifère qu’ils lui apportent.
On le voit, Freud oppose la psychothérapie et la psychanalyse. Les
objectifs de l’une et de l’autre sont radicalement différents. En analyse,
selon la célèbre formule de Lacan, « la guérison est donnée de surcroît ».

Dérapages amoureux
L’amour est le troisième écueil de la cure. Les forces libidinales du
transfert agissent sur le patient comme sur l’analyste. Indomptées chez
le premier, elles sont en principe maîtrisées chez le second, qui les a déjà
rencontrées lors de sa propre analyse. Comme Freud l’écrit dans ses
« Remarques sur l’amour de transfert » en 1915, la méthode
psychanalytique n’est pas sans danger : « Le psychanalyste sait qu’il
travaille avec les forces les plus explosives et qu’il a besoin de faire preuve
de la même prudence et de la même conscience que le chimiste. Mais a-t-on
jamais interdit au chimiste l’usage des substances explosives en raison de
leur dangerosité, alors que l’on ne peut se passer de l’effet qu’elles
produisent ? […] Non, dans la pratique médicale, […] l’on ne pourra donc
pas non plus renoncer à une psychanalyse conforme aux règles de l’art et
sans faiblesse, qui ne redoute pas de manier les motions psychiques les plus
dangereuses ni de les maîtriser pour le bien des malades2. »
Freud s’en tient alors principalement à l’amour. Mais en évoquant le
caractère dangereux de ces émois, il pressent que d’autres affects, aussi
puissants que ceux de l’amour, peuvent se loger dans l’analyse et faire
obstacle au travail et au progrès de la cure3. À l’époque toutefois pour
Freud, il incombe au psychanalyste de repérer, identifier, nommer et
interpréter à bon escient et au bon moment ce qui, du dynamisme interne de
l’analysant, ou ce qui, de la dynamique du transfert instaurée, pourrait
constituer une entrave à l’analyse. Surtout, le psychanalyste doit « tenir son
cadre », comme on dit familièrement, c’est-à-dire demeurer dans l’attitude
de réserve ou d’abstinence (physique et sexuelle) caractérisant sa posture
d’analyste.
Qu’est-ce donc que le transfert ? Quelle est son histoire ? Est-il une
tendance générale de l’être humain ou résulte-t-il de certains événements de
vie ? Tous les patients sont-ils « aptes » au transfert ?

Comment notre vie affective passée rejaillit dans


le transfert
Reprenons les choses au début. Notre vie affective dépend des relations
que nous avons eues avec celles et ceux qui se sont penchés sur notre
berceau (réel et symbolique), nous ont nourris, soignés, prodigués amour,
affection, protection, etc. Ces investissements positifs s’accompagnent
toutefois — et inéluctablement… — d’investissements et ressentis plus
douloureux, ayant alors généré dans notre vécu intime, conscient autant
qu’inconscient, des frustrations, des manques, des carences. Fantasmes,
désirs, expériences mais aussi traumas, éprouvés marquants, disrupteurs,
issus des relations affectives, advenues comme non advenues, nouées dans
la réalité effective, imaginaire ou rêvée avec l’environnement affectif
premier, dont les figures princeps sont l’objet maternel primaire (avec
lequel la relation fusionnelle se met en place primitivement), puis l’objet
paternel dans le scénario triangulaire œdipien, tous objets d’amour et de
haine, figures d’attachement et de liens, mais aussi sources d’insatisfactions
constituent ainsi le terreau de la vie psychoaffective, toujours susceptible de
resurgir dans le transfert.
Le détachement (la défusion) peut avoir laissé des traces cicatricielles,
indélébiles ; la séparation, demeurer à jamais douloureuse, parfois
traumatique, laissant le sujet fixé à ces figures dans un impossible
renoncement, voire dans une immense dépendance. La faute à l’amour ou la
faute à la haine, à pas assez de l’un et trop de l’autre (Winnicott pense que
l’insuffisance touche plutôt chacune de ces tendances affectives4) autant de
constellations affectivo-relationnelles susceptibles d’imprégner, de marquer
et de perturber une personnalité en construction, d’orienter ses propres
mouvements affectifs, érotiques vers une forme mortifère.
La souffrance subjective trouve ainsi son origine dans les réalités et
conflits psychoaffectifs infanto-juvéniles, dont résulteront parfois certains
troubles psychopathologiques : névroses, psychoses, perversions mais aussi
pathologies narcissiques (états-limites, pathologies du lien), plus répandues
aujourd’hui qu’à l’époque de Freud, ou bien encore troubles
comportementaux, voire somatiques (agirs compulsifs et destructeurs,
tournés contre soi ou contre autrui), eux aussi très fréquents de nos jours.
En conséquence, toutes les tendances affectives, frustrées ou non,
carencées ou en attente de satisfaction, restent disponibles en l’individu et
sont susceptibles de réapparaître à l’endroit de toute nouvelle personne de la
réalité. En vérité, personne n’échappe au besoin affectif d’amour et de
haine, à cette dualité de sentiments inhérente au fonctionnement psychique.
À ce titre, le transfert est « un phénomène humain général » qui « domine
toutes les relations d’une personne donnée avec son entourage humain »
(Freud, Ma vie et la psychanalyse).
« La cure psychanalytique ne crée pas le transfert, elle révèle
simplement son existence comme celle de bien d’autres phénomènes cachés
de la vie psychique », écrit Freud dans Dora. En effet, le dispositif
psychanalytique met à disposition de l’individu ce qui existe déjà en lui, est
prêt à se réveiller, à se révéler, à être transféré sur la personne de son
analyste. Le patient, explique-t-il aussi dans « La dynamique du transfert »,
« intégrera le médecin dans l’une des “séries” psychiques [qu’il] a
constituées antérieurement ». Autrement dit, le psychanalyste — comme
tout soignant ou individu au chevet (symbolique ou réel) du malade — peut
raviver un souvenir, une représentation, un sentiment se rapportant aux
figures de son univers affectif passé, celles qui composent son théâtre
interne, réveillant par la même occasion toute la charge affective qui leur
correspond, de l’amour le plus torride à la haine la plus cruelle.

Intuitions freudiennes
Avant d’être reconnu comme mouvement dans le dispositif de la cure,
le mot « transfert » se rencontre sous la plume de Freud à propos du rêve : il
existe des « pensées de transfert » qui signent un déplacement, écrit-il dans
L’interprétation des rêves en 1900. Comme le désir inconscient n’accède
jamais directement à la conscience, il doit emprunter diverses voies et
travestissements. L’une de ces voies consiste à utiliser les restes diurnes qui
subsistent dans le psychisme du dormeur pour donner lieu aux contenus
oniriques, lesquels représentent ainsi autre chose que ce qu’ils figurent.
Transfert revêt donc d’abord le sens de transport. Il est alors un
déplacement. « Le transfert n’est qu’un cas particulier de la tendance
générale des névrosés au déplacement », écrit Ferenczi5. Mécanisme
prégnant dans la névrose, le déplacement joue un rôle non moins important
dans la vie psychique ordinaire, onirique par exemple, ainsi que dans le
transfert advenant entre les partenaires de la cure. En effet, le désir
inconscient du malade, sa libido, investit et se fixe sur la personne du
médecin-analyste, qui lui offre un nouveau support : un support de
projection, et de représentation présent et disponible pour attirer certaines
particularités de sa vie psychoaffective. Il s’agit d’une mésalliance, d’un
contenu affectif avec un autre, avec une représentation qui ne lui était pas
liée à l’origine, à l’instar, d’ailleurs, de ce qui a fomenté la construction du
symptôme névrotique6. La particularité, toutefois, de ce type de transfert est
d’être éprouvé avec un sentiment d’actualité prononcée, qui fait prendre
« pour de vrai » ces sentiments. Si l’authenticité de cet amour ne fait pas de
doute, comme Freud le soutient, celui-ci ne fait cependant que reproduire
quelque chose de la vie affective passée, engrammée et inconsciente du
patient. Pour cette raison, il est exigé du psychanalyste de ne pas se
méprendre sur cette réalité, sur les fonctions de cet amour de transfert
apparu à un moment précis du travail. L’exercice délicat de son maniement
constitue, à cet égard, la méthode psychanalytique par excellence.
C’est à la fin de Dora que Freud s’intéresse pour la première fois au
transfert en tant que tel dans la cure7. Il le décrit et le reconnaît comme un
processus crucial et fondamental, et parle de lui au pluriel : « Toute une
série d’expériences psychiques antérieures reprennent vie non pas comme
des éléments du passé, mais comme une relation actuelle avec la personne
du médecin. Certains transferts ne se distinguent dans leur contenu en rien
de leur modèle si ce n’est par la substitution des personnes. Ce sont alors
[…] de simples réimpressions ou rééditions sans altération. D’autres sont
plus subtils, ils ont subi une atténuation de leur contenu, une sublimation
— tel est le terme que j’emploie — et peuvent même devenir conscients
dans la mesure où ils s’appuient sur une particularité réelle du médecin dont
ils savent habilement tirer parti ou sur certaines circonstances attachées à sa
personne. Ce ne sont plus alors des rééditions, mais des éditions révisées. »
En somme, le patient réitère auprès de l’analyste des scènes, réelles ou
imaginaires, nouées autrefois avec les personnages de son histoire affective
passée.
La spécificité du processus transférentiel est que le patient se met à
reproduire une part de ses désirs, souvenirs, fantasmes à la place des
remémorations et verbalisations attendues. L’actualité vient en lieu et place
de l’histoire passée, dont elle porte et révèle, ce faisant, la trace. La
répétition se substitue à la remémoration ; le présent et l’acte, sous la forme
de l’expression d’amour (mais il pourrait aussi bien s’agir d’une autre
expression affective), de transfert donc, remplacent le souvenir et la parole.
Sauf à considérer, comme le feront plusieurs successeurs de Freud, que la
mise en acte constitue une façon de se souvenir, sinon une forme
d’expression à part entière…
Tel sera le cas avec les sujets non névrotiques, véritables « balafrés du
divan8 ». Ces individus se trouvent empêchés sinon dépourvus dans leurs
ressources proprement psychiques. Leur fonctionnement subjectif se traduit
davantage par des motions agies manifestes (comportements, agirs,
expressions corporelles, somatisations, etc.) que par des activités
strictement psychiques (avec représentations et affects). Cela ne leur permet
ni de s’allonger (avec eux, la cure est limitée, voire contre-indiquée), ni de
s’adonner aux plaisirs de la pensée, car ils sont bien en deçà, ou plutôt « au-
delà du principe de plaisir ».
Un mal nécessaire
Des premières réflexions freudiennes, il émerge clairement que le
transfert est un processus inévitable et, plus encore, nécessaire au travail
psychanalytique. Il traduit un obstacle à l’avancée de la cure, à l’exploration
plus poussée de l’inconscient du sujet et à l’élucidation de ses conflits. Il
apparaît donc, chez le patient, comme le signe d’une lutte inconsciente
farouche avec le dévoilement de sa réalité et de sa problématique
psychiques. C’est une activité défensive, une résistance — et même, nous
dit Freud dans « La dynamique du transfert », « l’arme la plus puissante de
la résistance ».
Mais à ce titre il est le signe que le travail psychique est proche de son
terme, de sa source inconsciente, du noyau pathogène de la souffrance, qui
est précisément l’objet de l’investigation psychanalytique. Plus il est
intense, plus il révèle l’intensité des résistances internes, ce qui en fait un
levier incontournable, sinon un « puissant auxiliaire », pour accéder aux
conflits et noyaux inconscients. Le transfert apparaît alors comme le
« vecteur du succès » de la cure — sous cette réserve fondamentale qu’il
puisse être identifié, verbalisé et interprété.
Cette réédition dans la relation actuelle de schémas affectifs et
relationnels passés intériorisés par le patient constitue « une maladie
artificielle » dont l’apparition est stimulée par le contexte. Tendance
immanente, inhérente à tout sujet, le transfert est là, tapi en l’homme, prêt à
surgir. Il active, actualise cette tendance affective humaine, et la cure est
une des occurrences possibles de son émergence.
Cela s’ajoute au fait que la personne de l’analyste, par sa « simple »
présence au chevet psychique du patient, influence et participe activement
de l’appétence transférentielle et de la création même de cette maladie
transférentielle, névrose de transfert, dépression de transfert, mélancolie, ou
psychose de transfert.
Eu égard à ces processus transférentiels (et contre-transférentiels), la
présence de l’analyste, le dosage ou les modalités de celle-ci, seront passés
au tamis de la subjectivité du patient, c’est-à-dire saisis au prisme de ses
désirs et besoins affectifs les plus forts, les plus insatisfaits et insatiables.
Même si la « simple présence » de l’analyste témoigne d’un intérêt pour lui,
il ne s’agit jamais que d’un intérêt psychique — autrement dit,
platonique —, limité, pour ne pas dire frustrant, et donc puissamment
activateur de ses aspirations affectives et sexuelles frustrées, refoulées,
latentes. À travers le développement de son mouvement transférentiel, le
patient se mettra en quête de la satisfaction de ses attentes, voire de la
réparation et de la compensation de ses besoins non comblés ou de ses
désirs déçus. D’où le rôle clef joué par l’analyste, sa posture, son
maniement du transfert et de son contre-transfert dans la relation au patient.
Véritable maladie artificielle, la psychopathologie transférentielle doit
en quelque sorte se substituer à l’état du patient afin d’accéder aux
complexes inconscients, de les identifier, de les interpréter, de les liquider,
voire de les « détruire », pour reprendre les mots mêmes de Freud.

Une multiplicité de transferts


Donner une seule définition du transfert n’est pas facile. Freud l’utilise
en plusieurs occurrences et ce terme a, par la suite, connu de nombreux
développements, extensions ou spécificités selon les auteurs qui s’y sont
intéressés et ont fait fructifier la réflexion psychanalytique sur la cure, son
cadre, ses processus, ses indications, jusqu’aux confins parfois de
l’inconscient et de ses différentes strates. Car à l’inconscient refoulé, tapissé
de représentations psychiques, tel que décrit en 1900 dans la première
topique9 freudienne, s’ajoute, en effet, un inconscient difficilement
représentable, impensé et clivé de celui de la première théorie, lequel n’en
produit pas moins comme le précédent des rejetons. Retours du refoulé,
mais également retours du dénié, du clivé et traces a-mnésiques
d’expériences traumatiques forment ainsi les matériaux et soubassements
des diverses formes de souffrances subjectives rencontrées dans la pratique
clinique et psychanalytique d’aujourd’hui.
Les transferts observés dans la cure portent donc la trace des différents
aspects et niveaux de la vie psychique de chaque sujet. Ils revêtent maintes
colorations, connaissent maints mouvements, selon les sujets et selon les
moments du travail psychanalytique — sachant combien le cadre analytique
induit des régressions (formelles comme temporelles) et favorise même
mise en crise ou « mise en état-limite » de la personnalité10 propice à
remaniements, précisément par la voie du transfert.

Transfert positif et transfert négatif


L’amour de transfert n’est pas seul en lice. De l’agressivité, vitale, à la
destructivité, mortifère, les haines viennent aussi se nicher dans la relation.
L’actualisation transférentielle concerne tous les objets d’investissement de
l’individu, toutes les modalités affectives de ses relations aux objets : les
mouvements d’amour comme les mouvements de haine. Soit ce que Freud
n’avait pas manqué, dès 1912, de spécifier sous les termes de transfert
positif et de transfert négatif.
Le transfert négatif a un sens bien particulier et restreint dans la pensée
freudienne, celui de la part hostile du transfert érotique qui s’oppose à la
guérison ou plutôt à la prise de conscience du refoulé infantile. Soulignons
ici que Freud n’a jamais été à l’aise avec cette modalité spécifique du
transfert, ce qui explique qu’il ne l’ait pas plus développée, sur le plan
théorique notamment, sinon à la fin de son œuvre. Les concepts de pulsion
de mort et de compulsion de répétition, les analyses interminables, en font
partie.
En revanche, Ferenczi saura, lui, très bien mettre l’accent sur cette
particularité transférentielle, et pour cause : patient de Freud, il souffrira
jusqu’à la fin de sa vie de l’insuffisante attention prêtée, selon lui, par son
analyste à son lien transférentiel haineux11. Souvent qualifié d’« enfant
terrible de la psychanalyse » en raison de ses nombreuses divergences de
vue théoriques et techniques d’avec Freud, il semble bien qu’il ait reproduit
dans sa relation avec lui la douleur de son lien à l’objet maternel, de son
affliction issue de l’insuffisante reconnaissance d’une mère acceptant (et
aimant) son enfant tel qu’il est — autrement dit, un transfert maternel assez
massif ici.
Ce bref rappel d’un moment de l’histoire entre ces deux hommes,
pourtant tous deux analystes, permet d’illustrer le sérieux malentendu qui
entoure le contenu du transfert négatif : là où Freud considère le transfert
paternel, soit la relation au père œdipien, Ferenczi, lui, a en tête un transfert
qui concerne l’objet maternel primaire et le lien de l’infans avec lui. Là où
le premier parle des vicissitudes des relations œdipiennes — soit des
relations libidinales secondarisées entre sujet et objets parentaux —, le
second traite des relations préœdipiennes, plus exactement des carences
dans la relation à l’objet primaire, dans l’« amour primaire12 ». Aujourd’hui,
il est acquis qu’au moins deux courants transférentiels se développent dans
toute analyse : un transfert narcissique de base et un transfert libidinal
œdipien, chacun avec ses variations et toute la palette possible d’affects et
de sentiments (jalousie, mépris, homosexualité, persécution, etc.).
Quels qu’ils soient, il importe au final de laisser les courants
transférentiels se déployer à leur rythme, à l’instar du processus psychique
associatif propre au patient ; car rien ne sert de devancer celui-ci ni de lui
communiquer ce qu’il n’est pas en mesure d’introjecter. Le transfert du
patient ne doit connaître ni répression, ni valorisation, ni censure, ni
invitation ou provocation. Freud est très ferme sur ce point, toute
intervention ou « technique active » de la part de l’analyste est déconseillée.
Si Ferenczi a pu aller trop loin dans la mise en œuvre — mise en acte,
même — de certaines initiatives techniques, il faut lui reconnaître
l’honnêteté d’avoir toujours su admettre les limites de ses propositions et de
ses erreurs (en l’occurrence, il a lui-même récusé le bien-fondé de sa
technique active dès 1926). Sans doute cette sensibilité ferenczienne à
l’égard de l’autre et de ses besoins, son souci du « tact » avec le patient,
sont-ils des traces ou reliquats du manque d’attention maternelle à l’endroit
du singulier petit garçon qu’il était, sa « part bébé13 ».

Le transfert, jusqu’où ?
Les apories du transfert, les limites de la cure — sa durée plus longue,
son caractère parfois interminable, voire son inefficacité dans certains
cas — et l’expérience analytique acquise auprès de patients gravement
perturbés, aux limites de l’analysabilité, ont donc mené Ferenczi et
de nombreux autres psychanalystes après 1945 à poursuivre leurs
investigations et à envisager la nécessité d’aménagements du dispositif
analytique, une certaine souplesse, l’abord tant des liens préœdipiens et
prégénitaux que l’accès aux contenus clivés ou impensés siégeant dans le
psychisme. La voie ouverte par Ferenczi sera empruntée par Michael Balint
et Donald W. Winnicott, entre autres, qui développeront les aspects et
enjeux de la relation primaire dans ses résurgences transférentielles.
Quels que soient le contenu et la nature du transfert, son maniement
implique, impose même, que ce qui est éprouvé, revécu par le patient dans
le cadre de la relation analytique soit toujours considéré comme un strict
fait mental et mis en lien avec sa vie psychique infantile inconsciente, sa
névrose de base, sinon les fondements plus archaïques de sa personnalité.
En aucune manière il ne saurait y avoir, selon Freud, satisfaction des désirs
transférentiels du patient ou gratification dans la réalité manifeste14, sous
peine de dénaturer le dispositif analytique, en compromettre la finalité et
l’efficacité. Ce serait verser dans des pratiques transgressives et abusives,
agir ou reproduire une certaine « confusion des langues » entre l’analyste et
le patient, dans la continuité peut-être de celle qui était déjà advenue entre
l’enfant et l’adulte15. En somme, le maniement analytique du transfert est ce
qui rendra le processus de la cure opérant et peut-être alors aussi permettra
d’enrayer l’automatisme de répétition. Évidemment si la satisfaction de son
transfert dans la réalité se voit contrecarrée chez le patient, l’expression de
son désir et de ses fantasmes a, quant à elle, bel et bien droit de cité.
On l’a vu, le transfert a d’abord été perçu comme une gêne, d’où les
nombreux conseils donnés aux médecins désireux de pratiquer la
psychanalyse : neutralité bienveillante, absence de jugement, règle
d’abstinence (physique et sexuelle), attention flottante, nécessité d’une
analyse personnelle antérieure (Ferenczi en fera la seconde règle
fondamentale), suivie d’une auto-analyse continue (supervision, intervision,
analyse didactique, analyse quatrième… autant d’outils de travail psychique
et de formation continue à la disposition du professionnel aujourd’hui). Ces
règles confirment l’idée d’une influence du psychanalyste sur son patient.
S’il n’y prend garde, l’analyste peut sortir du cadre et du dessein
psychanalytiques. Les règles se proposent d’y remédier, sans d’ailleurs que
l’influence agissante de l’analyste soit perdue de vue, comme c’est le cas
dans les traitements hypnotiques et suggestifs. Comme l’a écrit Ferenczi,
« la possibilité d’être hypnotisé ou suggestionné dépend donc de la capacité
de transfert16 ». Freud propose d’utiliser pleinement cette influence (réelle
ou fantasmée) du psychanalyste. Et c’est ici qu’apparaît un autre processus.
Tout aussi fondamental que le transfert, il concerne cette fois le psychisme
de l’analyste et se nomme contre-transfert.

Du transfert au contre-transfert
Freud découvre le contre-transfert peu de temps après le transfert. Le
terme apparaît en juin 1909 dans une lettre à Jung, âgé, à l’époque, de
trente-quatre ans. Celui-ci vient de lui révéler sa liaison sexuelle avec l’une
de ses patientes, Sabina Spielrein. Freud se montre plus qu’indulgent à
l’égard de son jeune disciple : « De telles expériences, bien que
douloureuses, sont nécessaires et difficiles à éviter. Sans elles nous ne
connaîtrions pas réellement la vie et ce que nous faisons. En ce qui me
concerne, je ne m’y suis jamais fait prendre aussi gravement mais j’en ai été
très près à plusieurs reprises et n’y ai échappé que de peu. Je crois que ce
sont les tristes nécessités de la vie qui pesaient sur mon travail, et le fait que
j’avais dix ans de plus que vous quand j’en suis venu à l’analyse qui m’ont
préservé d’expériences semblables. Mais cela ne laisse pas de blessure
durable. Elles nous aident à développer la peau épaisse dont nous avons
besoin pour dominer “le contre-transfert”, lequel constitue, après tout, un
problème permanent pour nous17. » À l’époque, le contre-transfert apparaît
donc, d’une part, comme le résultat de l’influence du malade — le plus
souvent une femme — sur la personne de l’analyste et, d’autre part, comme
un obstacle à la cure et, de ce fait, comme un phénomène à contrôler.
Un an plus tard, dans « Perspectives d’avenir de la thérapeutique
psychanalytique » (1910), Freud revient sur cette question. Le contre-
transfert est toujours perçu comme un embarras : non maîtrisé, il peut
conduire à des erreurs, voire à des fautes techniques et éthiques,
susceptibles de compromettre l’efficacité de la cure et la réputation du
thérapeute. C’est pourquoi, écrira-t-il en 1915 dans « Remarques sur
l’amour de transfert », il incombe à l’analyste de « contenir le contre-
transfert18 » — autrement dit, de ne pas le laisser agir.
Cette expression, « contenir le contre-transfert », indique la dimension
d’emprise du dispositif analytique. Freud en a parfaitement conscience.
Dans la cure, s’exerce un pouvoir qui est, pour l’essentiel, celui de
l’analyste sur son patient, et le professionnel du psychisme ne saurait en
tirer un quelconque avantage ou profit. Notons aussi que le contre-transfert
est seulement reconnu comme ce qui vient de l’autre : il s’agit de
l’influence exercée par le patient sur les sentiments inconscients de son
analyste. Mais alors, comment maîtriser pareils processus inconscients ?
Les nombreuses règles édictées pour la mise en place de la situation
analytique (son cadre et l’advenue de ses processus) disent, explicitement et
implicitement, la reconnaissance freudienne des mouvements psychiques et
libidinaux qui vont venir siéger19 chez l’analyste, face aux transferts de son
ou sa patiente. C’est pourquoi Freud préconise une attitude semblable à
celle du chirurgien, qui « met de côté tous ses affects ». « La justification de
cette froideur des sentiments, écrit-il dans “Conseils au médecin”, tient au
fait qu’elle crée pour les deux parties les conditions les plus avantageuses :
pour le médecin, la protection souhaitable de sa propre vie affective, pour le
malade la plus grande dose d’aide qu’il nous soit aujourd’hui possible
d’apporter. »

Froideur ou bienveillance ?
L’attitude manifestement froide, sinon impassible et réservée, de
l’analyste renvoie à la gestion de ses affects et à leur possible nomination
dans la relation au patient. Cette question sera ultérieurement au centre de
nombreuses discussions dans la communauté psychanalytique. En effet,
l’analyste ne devrait-il pas montrer plus de bienveillance au patient dans la
relation ? Une empathie au-delà de la stricte neutralité (même bienveillante)
n’est-elle pas nécessaire à l’établissement de la relation de confiance du
patient envers l’analyste, dont dépendra sa capacité à observer la règle
fondamentale du « tout dire » à son analyste, à commencer par les pensées
de transfert à son endroit ? Se pourrait-il, au contraire, que cette empathie
poussée desserve in fine le processus analytique ? L’accès à certains pans de
la vie psychique de l’analysant comme de l’analyste, par exemple ceux qui
ont trait à la haine, s’en trouverait-il entravé ?
Bien que pourfendeur de l’ajustement analytique aux besoins
psychiques du patient, Ferenczi n’en a pas moins signalé les inconvénients
de la générosité (psychique ou matérielle) de l’analyste. À sa suite,
Winnicott, connu pour sa chaleureuse empathie auprès de ses patients, a
décrit les limites et les risques d’un excès de bonté ou de sentimentalité
chez l’analyste.

Un partage d’affects
Dans une autre perspective, l’analyste ne doit-il pas parfois
communiquer à son patient ses propres états d’âme, ses propres ressentis
affectifs ? Cela pourrait être utile, voire décisif, dans l’avancée du travail
psychanalytique quand celui-ci s’enlise. C’était, là encore, la position de
Ferenczi. Elle le conduisit à concevoir, à la fin des années 1920,
l’« élasticité de la technique » et l’« analyse mutuelle » dans la cure, c’est-
à-dire l’acceptation, pour le psychanalyste, de montrer à certains moments
ses propres sentiments, ses failles même, à ses patients pour favoriser un
progrès psychique. Au fond, il poussait à son extrême le constat freudien
selon lequel les zones aveugles du psychanalyste viennent limiter son aide
auprès du patient. Mais pour autant, Ferenczi a vite reconnu les limites et
inconvénients de cette technique de mutualité pour le patient comme pour
l’analyste.
Sans aller alors jusqu’à ce partage de l’intimité psychique de l’analyste
avec le patient, un « partage d’affects20 » n’est-il pas nécessaire dans la
relation à certains patients, tels, par exemple, certains malades somatiques
au fonctionnement opératoire ou alexithymique, bien en peine justement de
pouvoir identifier ce qui se passe dans leur tête et dans leur corps ? Si
l’analyste ne fait pas montre auprès d’eux de la reconnaissance d’éprouvés
sensoriels et affectifs à partir de ceux qui siègent en lui21, comment penser,
aborder, travailler, extirper toute la violence pulsionnelle barricadée au fond
des entrailles de ces patients désaffectés et faisant justement le lit de leurs
somatisations destructrices ? On le pressent, la définition et le maniement
du contre-transfert sont plus ou moins dépendants de la pratique clinique de
l’analyste, de sa patientèle et de sa pathologie, comme de ses propres
représentations théoriques.
Notons qu’à l’époque de la découverte du contre-transfert, et comme ce
fut le cas avec le transfert, seule sa dimension amoureuse est décrite. La
reconnaissance, par le praticien, de son hostilité ou de sa haine à l’égard du
patient viendra plus tard, en particulier avec Winnicott22 et Searles23. Cette
reconnaissance permet une avancée certaine du traitement et, là encore, ce
sont les cas difficiles, notamment les patients schizophrènes, qui ont fait
prendre conscience aux analystes d’une nouvelle dimension du contre-
transfert.
Ainsi, à la névrose de transfert (du côté du patient) s’adjoint une
névrose de contre-transfert (du côté de l’analyste). Sont également présents
chez l’analyste plusieurs autres mouvements psychiques (dépressifs,
mélancoliques, etc.) intimement liés aux effets de la présence du patient sur
sa personne et au nouage fantasmatique de leur relation, c’est-à-dire à la
« chimère analytique24 » qui s’en dégage.
Émerge alors une vision nettement plus constructive du contre-transfert,
qui passe du statut d’embarras ou d’obstacle à celui d’outil. « Chacun
possède en son propre inconscient, explique Freud dans “La prédisposition
à la névrose obsessionnelle” (1913), un instrument avec lequel il peut
interpréter les expressions de l’inconscient chez les autres. »

Perspectives actuelles
Cette nouvelle perspective dégage plusieurs questions dont certaines
sont toujours actuelles. Le contre-transfert provient-il des seuls effets du
transfert ? N’est-il pas aussi lié à la personnalité, à la vie psychique de
l’analyste ? Est-il seulement une réponse au transfert du patient, une
réaction à l’influence de celui-ci, ou ne désigne-t-il pas aussi le transfert de
l’analyste lui-même sur le patient (telle était la position de Jung en 1909) ?
Quelle que soit la réponse individuelle à chacune de ces questions, il reste
l’exigence pour l’analyste — d’un point de vue technique et éthique — de
s’être livré, ainsi que Freud l’a maintes fois signalé, à une expérience de la
cure, pour connaître (et avoir suffisamment dépassé) ses propres conflits et
défenses, sources de cécité psychique. Pour autant, cela ne suffit pas.
L’auto-analyse et une pratique des cures contrôlées sont d’autres précieux et
nécessaires outils au service de la « toilette contre-transférentielle25 » de
l’analyste et, donc, de l’analyse.
Ces éléments conduisent encore à considérer la temporalité des enjeux
transféro-contre-transférentiels. En effet, si l’on peut être tenté de penser
une certaine précession du transfert du patient, lequel induira l’expression
contre-transférentielle chez l’analyste, cela n’exclut pas l’idée d’un contre-
transfert antérieur à l’instauration du transfert, voire comme condition
préalable et incontournable de celui-ci26.
Un autre point de discussion concerne le contenu même du contre-
transfert : s’agit-il des aspects seulement inconscients chez l’analyste
(position de Freud) ou peut-on étendre la définition du contre-transfert,
c’est-à-dire inclure dans celui-ci toutes les réactions, les expressions
conscientes et inconscientes advenant chez l’analyste ? Nombreux sont les
psychanalystes d’hier et d’aujourd’hui à avoir élargi leurs représentations
du contre-transfert27, allant jusqu’à inclure le corps et le comportement de
l’analyste, les expressions agies, même incidentes, dans le travail
psychique28. Force est de reconnaître que le corps de l’analyste (taille,
corpulence, chevelure, couleur des yeux, vêtements, sexe, etc.) est attracteur
de la réalité psychique du patient ; de ce fait, il a un effet sur l’organisation
transférentielle. Mais la réciproque est aussi vraie. Les modalités de la
présence corporelle et pas seulement psychique du patient ne laissent
aucunement de marbre l’analyste. De cela, Freud et ses confrères ont été
très vite conscients, et parfois à leur corps défendant !
Certains auteurs objecteront, à juste titre, qu’il convient de bien faire la
différence entre relation analytique et rencontre intersubjective,
positionnement psychique et posture relationnelle de l’analyste. Comme
l’écrit Paul Denis, dans la séance analytique, « il ne s’agit pas
d’intersubjectivité mais de l’articulation de deux mouvements psychiques
spécifiques et de leur élaboration conjointe : la cure psychanalytique n’est
pas une interaction mais l’analyse d’une interaction29 ». L’approche
intersubjective, ou métapsychologie des liens, insiste sans doute davantage
aujourd’hui sur les indices et modalités de la présence de l’analyste auprès
du patient et, de ce fait, des communications (forme et contenu) qui lui sont
adressées. Il faut dire que ce courant est sorti du strict cadre de la cure
individuelle ; il correspond à une extension du champ de la psychanalyse
auprès d’autres publics (couple, groupe, famille), parfois avec d’autres
méthodes en complément de la verbalisation (médiations corporelles,
artistiques).
Ces nouveaux dispositifs dérivés de la technique psychanalytique
s’adressent ainsi à d’autres publics, à d’autres patients que les névrosés
originels, c’est-à-dire à des cas plus difficiles, voire, on l’a dit, aux limites
de l’analysabilité. L’usage et la gestion du contre-transfert par l’analyste au
contact de ces patients démunis psychiquement, inorganisés, meurtris ou
très abîmés sur les plans psychique et somatique, exigent alors et justifient
de plus d’interactivité que la réserve analytique classique, fût-elle
bienveillante. Les enjeux transféro-contre-transférentiels actualisés dans ces
dispositifs ajustés sont d’ailleurs (et surtout) relatifs à la relation primaire
ou duelle, là où ceux de la cure-type conduisent, autant que faire se peut, le
plus loin possible. De même, les modalités d’intervention seront différentes.
Si elles restent toutes tributaires des enjeux mobilisés, elles vont davantage
porter sur le contenant psychique que sur les contenus fantasmatiques ; les
constructions psychiques en analyse primeront alors sur les interprétations
de la vie fantasmatique.
Il ressort clairement que, du début à la fin, le transfert et le contre-
transfert sont au cœur de la démarche psychanalytique ; ils la créent, la
scandent et la rendent possible. Sans transferts, point de rencontre, point
d’analyse ; mais on peut également se demander si la psychanalyse n’est
pas elle-même l’objet de transferts. Depuis sa création, elle a acquis
reconnaissance, notoriété, lettres de noblesse et succès indéniables ; elle a
aussi connu des revers, des infortunes, une baisse d’intérêt et des attaques
particulièrement virulentes, dans certains cas, haineuses, qui manifestent un
caractère envieux et disent, en négatif, l’investissement massif qui ne cesse
de lui être porté. Mouvements d’amour et mouvements de haine : au fond,
la psychanalyse suscite et vit elle-même ce qu’elle a particulièrement bien
mis en lumière, à savoir cette tendance psychoaffective chez l’être humain
et, en conséquence, son déploiement sur toute scène possible.
Au final, apparaît la nécessité pour le psychanalyste actuel de savoir
remettre son ouvrage sur le métier, de repenser ses conceptions et la cure
elle-même30, c’est-à-dire d’aménager — un peu ou beaucoup — le dispositif
psychanalytique pour l’ajuster aux tendances psychiques du sujet singulier.

Nathalie DUMET31

1. Dans « Conseils au médecin », Freud va jusqu’à parler d’une exigence de « purification » chez le futur analyste, qui doit prendre conscience de ses propres tourments
intérieurs, ceux-ci étant susceptibles de perturber, voire de biaiser son écoute du matériau psychique livré par ses patients.

2. Et dans l’intérêt même de la vie en société, dira Freud en 1929 dans Malaise dans la civilisation.

3. Voir Sigmund Freud, Pulsions et destins des pulsions (1915), traduit par Olivier Mannoni, préface de Gisèle Harrus-Révidi, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque
Payot », 2012 ; Melanie Klein et Joan Riviere, L’Amour et la Haine. Le besoin de réparation (1937), traduit par Annette Stronck, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot »,
2016.

4. Selon Winnicott, il faut à l’enfant un parent à la fois suffisamment bon (capable de soins, d’investissements et de gratifications) et suffisamment strict (capable de poser
des limites et des interdits) pour lui permettre un bon développement psychoaffectif et psychosexuel. Il sera alors porteur, c’est-à-dire le dotant de ressources psychiques le rendant
apte à faire face ultérieurement aux épreuves ordinaires de l’existence et plus encore à aménager un équilibre psychique suffisamment salvateur et des relations elles aussi
satisfaisantes avec les autres et l’ensemble de la réalité.

5. Sándor Ferenczi, Transfert et introjection (1909), traduit par Judith Dupont, préface de Simone Korff-Sausse, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2013, p. 50.

6. Déplacement sur un objet de la réalité externe ou interne, d’une motion affective attachée initialement à une autre représentation, inconsciente.

7. En fait, Freud a déjà découvert l’existence du transfert quelques années plus tôt (1882), et ce à partir de l’expérience advenue à son ami et collaborateur le Dr J. Breuer
avec l’une de ses patientes hystériques, Anna O. Celle-ci, au sortir d’une séance d’hypnose, lui manifesta subitement un très vif intérêt. Cette expérience fut tellement déstabilisante
pour lui, qu’il mit fin au traitement de sa patiente. Breuer venait de faire là, à son insu et sans pouvoir le nommer comme tel à l’époque, l’expérience du transfert amoureux de sa
patiente, ainsi que Freud lui en fournira l’explication quelque temps plus tard.

8. Selon l’expression de Jean-José Baranes, Les Balafrés du divan. Essai sur les symbolisations plurielles, Paris, Dunod, 2003.

9. La topique désigne l’espace psychique et ses constituants, lesquels, dans cette première version, comprennent trois systèmes psychiques distincts : le conscient (Cs), le
pré-conscient (Pcs) et l’inconscient (Ics). Quelques années plus tard, Freud élaborera une seconde topique, caractérisée cette fois par des instances de personnalité : le ça, le moi, le
surmoi et l’idéal du moi.

10. Jacqueline Godfrind, Les Deux Courants du transfert, Paris, PUF, 1993.

11. D’abord sa propre haine envers Freud, investi comme substitut paternel et, plus encore, comme substitut d’objet maternel insatisfaisant ; et corrélativement la haine
inconsciente de Freud pour celui qui ne parvint pas à être le fils chéri qu’il attendait pour représenter et continuer son œuvre. Par conséquent, Freud prit ses distances, ravivant le
désarroi, la dépression de Ferenczi.

12. Michael Balint, Amour primaire et technique psychanalytique (1968), Paris, Payot, 2001.

13. Part du bébé en l’adulte dont nombre de travaux psychanalytiques contemporains ne cessent de faire entendre la voix. Voir, par exemple, Albert Ciccone et al., La Part
bébé du soi, Paris, Dunod, 2012.

14. Même si les agirs conscients et inconscients sont toujours susceptibles de surgir dans la cure, du côté de l’analyste.

15. Voir Sándor Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l’enfant (1933), traduit par le Coq Héron, préface de Gisèle Harrus-Révidi, Paris, Payot, coll. « Petite
Bibliothèque Payot », 2016.

16. Sándor Ferenczi, Transfert et introjection, op. cit., p. 93.

17. Citée par Paul Denis, « Incontournable contre-transfert », Revue française de psychanalyse, 2, 70, 2006, p. 332.

18. Il existe deux autres traductions de cette expression qui s’appuie, en allemand, sur le substatif Niederhaltung. L’une est due à Anne Berman : « tenir de court le contre-
transfert » (La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 1970, p. 122) ; l’autre est due à J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet et A. Rauzy : « refréner le contre-transfert » (Œuvres
complètes, t. XII, Paris, PUF, 2005, p. 204).

19. Parfois l’assiéger passionnément, comme le passage à l’acte sexuel de Jung avec sa patiente en témoigne.

20. Catherine Parat, L’Affect partagé, Paris, PUF, 1995.

21. Les siens propres, mais aussi ceux du patient qu’il reçoit par identification projective. Voir Joyce McDougall, Théâtres du corps. Le psychosoma en psychanalyse, Paris,
Gallimard, 1989.

22. Donald W. Winnicott, La Haine dans le contre-transfert (1947), traduit par Jeannine Kalmanovitch, préface de Sébastien Smirou, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque
Payot », 2014.

23. Harold Searles, L’Effort pour rendre l’autre fou (1959), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003 ; et Mon expérience des états limites, Paris, Gallimard, 1994, p. 131-166.
24. Michel de M’Uzan, La Chimère des inconscients, Paris, PUF, 2008.

25. Selon l’expression d’Edward Glover, Technique de la psychanalyse (1931), traduit par Camille Laurin, Paris, PUF, 1938.

26. Telle est d’ailleurs la position de l’un des grands spécialistes du transfert, Michel Neyraut. Voir Le Transfert (1973), 5e éd., Paris, PUF, 2004.

27. Voir, par exemple, Louise de Urtubey, Du côté de l’analyste, Paris, PUF, 2004.

28. Voir Jacqueline Godfrind, Les Deux Courants du transfert, op. cit. ; Gisèle Harrus-Révidi, Psychanalyse des sens, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2006 ;
Annie Anzieu, « Corps et contre-transfert », Carnet psy, no 111, p. 27-32 ; Nathalie Dumet, « Corps et contre-transfert en psychanalyse : quelles idéologies à l’œuvre ? La théorie à
l’épreuve de la clinique », Cahiers de psychologie clinique, no 36, 2011, p. 167-189. On notera la prédominance des femmes, comme si la sensibilité, et par conséquent la pensée du
corps, étaient davantage leur affaire…

29. Paul Denis, « Incontournable contre-transfert », art. cité, p. 20.

30. À cet égard, consulter par exemple l’ouvrage de Marie-Claire Célérier, Repenser la cure psychanalytique, Paris, Dunod, 2002.

31. Nathalie Dumet, psychologue clinicienne, est professeur de psychopathologie clinique du somatique à l’université Lyon 2, où elle dirige l’Institut de psychologie.
« Quelque chose d’inévitable »
1

(1905)
On peut dire en règle générale que la formation de nouveaux
symptômes est suspendue durant la cure psychanalytique. La productivité
des névroses est loin d’être anéantie, mais elle s’investit dans la création
d’un genre particulier de constructions mentales dont la plupart sont
inconscientes et auxquelles on peut donner le nom de « transferts ».
Que sont les transferts ? Ce sont des rééditions, des reproductions
d’impulsions et de fantasmes qui sont réveillés par le progrès de l’analyse et
qui se caractérisent par la substitution du médecin à une personne
antérieure. Autrement dit, toute une série d’expériences psychiques
antérieures reprennent vie non pas comme des éléments du passé, mais
comme une relation actuelle avec la personne du médecin. Certains
transferts ne se distinguent dans leur contenu en rien de leur modèle si ce
n’est par la substitution des personnes. Ce sont alors, pour reprendre la
comparaison déjà faite, de simples réimpressions ou rééditions sans
altération. D’autres sont plus subtils, ils ont subi une atténuation de leur
contenu, une sublimation — tel est le terme que j’emploie — et peuvent
même devenir conscients dans la mesure où ils s’appuient sur une
particularité réelle du médecin dont ils savent habilement tirer partie ou sur
certaines circonstances attachées à sa personne. Ce ne sont plus alors des
rééditions, mais des éditions révisées.
Quand on se plonge dans la théorie de la technique analytique, on en
vient à considérer que le transfert est quelque chose d’inévitable. La
pratique du moins nous enseigne qu’il n’y a aucun moyen d’y échapper et
que l’on doit combattre cette dernière création de la maladie comme toutes
les précédentes. Or cette partie du travail est de loin la plus difficile.
L’interprétation des rêves, l’extraction des pensées et des souvenirs
inconscients à partir des associations du malade, et d’autres techniques de
traduction de ce genre sont faciles à apprendre, car c’est le malade lui-
même qui fournit toujours le texte. Dans le cas du transfert, on doit le
deviner presque tout seul en s’appuyant sur de maigres indices et sans
sombrer dans l’arbitraire. On ne peut pas le contourner, car il participe à la
production de tous les obstacles qui bloquent l’accès au matériel de la cure
et ce n’est qu’après sa résolution que peut apparaître chez le malade un
sentiment de conviction à propos de la justesse des liens construits durant
l’analyse.
On sera enclin à tenir pour un sérieux inconvénient de cette pratique,
déjà peu commode par ailleurs, le fait que ce phénomène augmente encore
le travail du médecin par la création d’une nouvelle espèce de produits
psychiques pathologiques. On voudra peut-être même inférer de l’existence
du transfert le risque d’un dommage supplémentaire pour le malade qui
proviendrait de la cure analytique. Ces deux suppositions sont erronées. Le
travail du médecin n’est pas augmenté par le transfert. Cela ne change rien
pour lui qu’il ait à vaincre telle ou telle impulsion du malade en rapport
avec sa personne ou avec une autre. La cure avec le transfert qui lui est
inhérent n’impose au malade aucune nouvelle action qu’il n’aurait pas
accomplie sinon. Des guérisons de névroses ont lieu également dans des
institutions où le traitement psycho-analytique est exclu, on peut dire que
l’hystérie n’est pas guérie par la méthode, mais par le médecin, une sorte de
dépendance aveugle et d’attachement durable se crée habituellement entre
le malade et le médecin qui l’a libéré de ses symptômes par l’hypnose.
L’explication scientifique de tous ces phénomènes se trouve dans les
« transferts » que le malade fait régulièrement sur la personne du médecin.
La cure psychanalytique ne crée pas le transfert, elle révèle simplement son
existence comme celle de bien d’autres phénomènes cachés de la vie
psychique. La différence s’exprime seulement dans le fait que le malade
active spontanément des transferts uniquement affectionnés et amicaux pour
aider à sa guérison et que, quand ceux-ci ne peuvent pas avoir lieu, il se
détache aussi vite que possible du médecin — qui ne lui est pas
« sympathique » — sans avoir été influencé par celui-ci. Dans la
psychanalyse par contre, comme le dispositif des motifs est transformé,
toutes les impulsions, y compris les impulsions hostiles, sont réveillées et
utilisées pour l’analyse en étant portées à la conscience. Le transfert est
ainsi à chaque fois anéanti. Le transfert qui est destiné à devenir le plus
grand obstacle de la psychanalyse devient son soutien le plus puissant
quand elle parvient à le deviner à chaque fois et à le traduire au malade1.
Il me fallait parler du transfert, car je ne peux expliquer les
particularités de l’analyse de Dora qu’à l’aide de ce facteur. Le mérite de
cette analyse — sa clarté inhabituelle qui la rend apte à paraître comme une
première publication introductive — va de pair avec son grand défaut qui a
conduit à son interruption prématurée. Je ne suis pas parvenu à maîtriser à
temps le transfert. En raison de l’empressement avec lequel elle mettait à
ma disposition dans la cure une partie du matériel pathogène, j’ai oublié la
prudence qui consiste à prêter attention aux premiers signes du transfert
qu’elle préparait à l’aide d’une autre partie de ce même matériel qui m’était
restée inconnue. Il était clair au début que je remplaçais son père dans ses
fantasmes, ce qui allait en quelque sorte de soi vu notre différence d’âge.
Elle me comparait même constamment avec lui et de façon consciente. Elle
cherchait avec anxiété à s’assurer que j’étais bien entièrement sincère avec
elle, car son père « préférait toujours le secret et les détours fuyants ».
Lorsque le premier rêve vint, où elle se mettait en garde qu’il lui fallait
quitter la cure comme à l’époque la maison de Monsieur K., j’aurais dû
moi-même être sur mes gardes et lui dire : « Vous avez fait maintenant un
transfert de Monsieur K. sur moi. Avez-vous remarqué quelque chose qui
vous ait fait conclure à de méchantes intentions de ma part semblables
(directement ou par le moyen d’une quelconque sublimation) à celles de
Monsieur K. ? Quelque chose en moi vous a-t-il frappé ? Ou bien avez-vous
appris quelque chose de moi qui ait provoqué votre affection comme à
l’époque avec Monsieur K. ? » Alors son attention se serait dirigée sur un
détail quelconque de notre relation, sur ma personne ou sur des
circonstances liées à moi derrière lesquelles se cachait quelque chose
d’analogue, mais de bien plus important, qui concernait Monsieur K. La
résolution de ce transfert aurait ouvert à l’analyse l’accès à un nouveau
matériel de la mémoire, vraisemblablement réel. Je n’ai pas prêté attention à
cette mise en garde. Je pensais qu’il y avait largement le temps, car les
autres étapes du transfert n’étaient pas encore apparues et le matériel de
l’analyse ne s’était pas encore épuisé. C’est ainsi que je fus surpris par le
transfert et qu’en raison d’un X par lequel je lui rappelais Monsieur K., elle
s’était vengée de moi comme elle voulait se venger de Monsieur K. et
m’avait abandonné comme elle se croyait elle-même trompée et
abandonnée par lui. Elle agissait ainsi une partie essentielle de ses souvenirs
et de ses fantasmes au lieu de la reproduire dans la cure. Quel était ce X ? Je
ne puis naturellement pas le savoir. Je suppose que cela avait à voir avec
l’argent ou que c’était de la jalousie à l’égard d’une autre patiente qui, après
sa guérison, était restée en relation avec ma famille. Quand il est possible
d’insérer les transferts dans le travail de l’analyse, son cours en est retardé
et devient obscur, mais son existence s’en trouve mieux protégée contre les
résistances soudaines et insurmontables.

1. [Note ajoutée en 1923 :] Ce qui est dit ici sur le transfert trouve son prolongement dans l’article technique intitulé « Remarques sur l’amour de transfert ».
1. Extrait de Sigmund Freud, Dora. Fragment d’une analyse d’hystérie (1905), traduit par Cédric Cohen Skalli, préface de Sylvie Pons-Nicolas, Paris, Payot, coll. « Petite
Bibliothèque Payot », 2010, p. 217-222 ; également dans Cinq psychanalyses, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2017, p. 177-181.
À propos de la psychanalyse
« sauvage » 1

(1910)
Il y a quelques jours s’est présentée à ma consultation, en la compagnie
protectrice d’une amie, une dame d’un certain âge qui se plaignait d’états
d’angoisse. Elle était dans la seconde moitié de la quarantaine, assez bien
conservée, et n’en avait manifestement pas encore fini avec sa féminité. Le
prétexte du déclenchement de ces états était le divorce avec son dernier
mari. Mais l’angoisse avait, selon ses propres dires, connu une
intensification considérable depuis qu’elle avait consulté un jeune médecin
dans son faubourg ; car celui-ci lui avait fait comprendre que la cause de
son angoisse était la misère sexuelle dans laquelle elle se trouvait. Il lui
avait dit qu’elle ne pouvait pas se passer de relations avec un homme, et
qu’il n’y avait donc pour elle que trois chemins menant à la santé : ou bien
elle revenait auprès de son mari, ou bien elle prenait un amant, ou bien elle
se satisfaisait seule. Depuis, racontait-elle, elle était persuadée d’être
incurable, car elle ne voulait pas revenir auprès de son mari et, quant aux
deux autres moyens, ils s’opposaient à sa morale et à sa religiosité. Mais
elle était venue me voir parce que le médecin lui avait dit que c’est à moi
que l’on devait cette nouvelle manière de voir les choses et qu’elle devait
aller chercher auprès de moi la confirmation du fait qu’il en allait ainsi et
pas autrement. L’amie, une femme encore plus âgée, étiolée, l’air malsain,
m’implora ensuite, moi, de garantir à la patiente que le médecin s’était
trompé. Car enfin, il ne pouvait en être ainsi puisque, veuve depuis des
années, elle-même avait continué à se comporter convenablement sans pour
autant souffrir d’angoisse.
Je ne tiens pas à m’attarder sur la situation difficile dans laquelle m’a
placé cette visite, mais à porter un éclairage sur le comportement du
collègue qui m’avait envoyé cette malade. Je veux auparavant remémorer
une leçon que j’ai gardée et qui, peut-être — ou je l’espère —, n’est pas
superflue. De longues années d’expérience m’ont appris — comme elles
pourraient l’apprendre à n’importe qui d’autre — à ne pas faire preuve de
légèreté d’esprit et à ne pas prendre pour argent comptant ce que les
patients, notamment les nerveux, racontent à propos de leur médecin. Non
seulement le médecin des nerfs1, quel que soit le type du traitement, devient
facilement l’objet vers lequel s’orientent les multiples motions hostiles du
patient ; mais ce médecin doit aussi parfois accepter d’assumer, par le biais
d’une sorte de projection, la responsabilité des souhaits secrets et refoulés
des nerveux. C’est alors un fait triste, mais caractéristique, que de telles
injures ne trouvent nulle part une oreille plus crédule que chez d’autres
médecins.
J’ai donc le droit d’espérer que la dame qui se trouvait dans mon
cabinet m’a donné une version tendancieusement déformée des propos de
son médecin et que je commets une injustice envers cet homme que je ne
connais pas personnellement lorsque j’associe précisément à ce cas mes
remarques sur la psychanalyse « sauvage ». Mais j’éviterai peut-être ainsi à
d’autres de commettre une injustice envers leurs malades.
Supposons donc que le médecin ait exactement prononcé les mots que
m’a rapportés la patiente.
En l’occurrence, chacun alléguera facilement dans un esprit critique
qu’un médecin, s’il juge nécessaire de traiter avec une femme du thème de
la sexualité, doit le faire avec du tact et des égards. Mais ces exigences vont
de pair avec le respect de certaines prescriptions techniques de la
psychanalyse, et de surcroît le médecin aurait méconnu ou mal compris une
série de théories scientifiques de la psychanalyse, et ainsi montré combien il
avait peu approfondi sa compréhension de l’essence et des intentions de
celle-ci.
Commençons par les dernières erreurs, les erreurs scientifiques. Les
conseils du médecin permettent de discerner clairement dans quel sens il
prend la « vie sexuelle » — à savoir au sens populaire, et l’on n’entend rien
d’autre par l’expression de « besoins sexuels » que le coït ou les mesures
analogues provoquant l’orgasme et l’évacuation des substances sexuelles.
Mais le médecin ne peut pas ignorer que l’on a l’habitude de reprocher à la
psychanalyse d’étendre la notion de sexuel bien au-delà de son cadre usuel.
Le fait est exact ; savoir s’il peut faire office de reproche n’est pas une
question à laquelle on doit répondre ici. La notion de sexuel englobe bien
plus en psychanalyse ; vers le bas comme vers le haut, elle dépasse le sens
populaire. Cette extension se justifie sur le plan génétique ; nous comptons
aussi dans la catégorie de la « vie sexuelle » toutes les actions liées à des
sentiments tendres issus de la source des motions sexuelles primitives,
même si ces motions subissent une inhibition qui les détourne de leur but,
but à l’origine sexuel, ou s’ils ont échangé ce but contre un autre, lequel
n’est plus sexuel. Nous préférons donc parler de « psychosexualité », et
tenons ainsi à ce que l’on ne néglige pas le facteur psychique de la vie
sexuelle et à ce qu’on ne le sous-estime pas. Nous employons le mot
« sexualité » dans le même sens global que le mot « aimer ». Nous savons
aussi depuis très longtemps que l’insatisfaction psychique peut se présenter,
avec toutes ses conséquences, là où les relations sexuelles normales ne font
pas défaut, et nous nous reprochons toujours, dans notre rôle de thérapeute,
le fait que, parmi les courants sexuels insatisfaits dont nous combattons les
satisfactions substitutives ayant pris la forme de symptômes nerveux, il est
fréquent que seule une faible proportion puisse être évacuée par le coït ou
par d’autres actes sexuels.
Celui qui ne partage pas cette conception de la psychosexualité n’a
aucun droit de se réclamer des théorèmes de la psychanalyse dans lesquels
on traite de la signification étiologique de la sexualité. Il s’est certes
beaucoup simplifié le problème en portant l’accent de manière exclusive sur
le facteur somatique dans le sexuel, mais il est sans doute seul à assumer la
responsabilité de son procédé.
Un second malentendu, tout aussi grave, émerge lumineusement des
conseils du médecin.
Il est exact que la psychanalyse prétend que l’insatisfaction sexuelle est
la cause des souffrances nerveuses. Mais ne dit-elle pas plus encore ? Veut-
on écarter, en raison de sa trop grande complexité, le fait que selon son
enseignement les symptômes nerveux naissent du conflit entre deux
puissances, entre une libido (le plus souvent devenue démesurée) et un
refus sexuel ou un refoulement trop rigoureux ? Qui n’oublie pas ce second
facteur, auquel on n’a vraiment pas attribué le second rang, ne pourra
jamais croire que la satisfaction sexuelle est en soi une panacée ni qu’elle
est fiable contre les maux dont souffrent les nerveux. Une bonne partie de
ces personnes est, il est vrai, incapable de connaître une satisfaction dans
les circonstances données, voire en général. Si elles en étaient capables, si
elles n’avaient pas leurs résistances intérieures, la force de la pulsion leur
indiquerait le chemin menant à la satisfaction, même si le médecin ne le
leur conseillait pas. À quoi bon, dès lors, un conseil du type de celui que le
médecin est censé avoir donné à cette dame ?
Même s’il peut être justifié sur le plan scientifique, il est, pour elle,
impossible à mettre en œuvre. Si elle n’avait pas de résistances internes à la
masturbation ou à une liaison amoureuse, elle aurait eu recours depuis
longtemps à l’un de ces moyens. À moins que le médecin pense qu’une
femme de quarante ans passés ignore tout du fait que l’on peut prendre un
amant, ou encore qu’il surestime son influence au point de penser qu’elle ne
s’engagerait jamais dans une telle démarche sans approbation médicale ?
Tout cela paraît très clair, et pourtant il faut reconnaître qu’un élément
complique souvent l’énoncé du jugement. Certains des états nerveux, ce
que l’on appelle les névroses actuelles, comme la neurasthénie typique et la
névrose d’angoisse pure, dépendent manifestement du facteur somatique de
la vie sexuelle, tandis que nous n’avons pas encore d’idée confirmée sur le
rôle du facteur psychique et du refoulement pour ce qui les concerne. Dans
de tels cas, le médecin est tenté d’envisager dans un premier temps une
thérapie actuelle, une transformation de l’activité sexuelle somatique, et il
le ferait entièrement à juste titre si son diagnostic était juste. La dame qui
consulte le jeune médecin se plaignant surtout d’états d’angoisse, il aura
probablement supposé qu’elle souffrait de névrose d’angoisse et s’est jugé
en droit de lui recommander une thérapie somatique. Encore une erreur de
compréhension commode ! Souffrir d’angoisse ne revient pas
nécessairement à être affecté par une névrose d’angoisse ; ce diagnostic ne
peut pas être fait à partir du nom qu’on lui donne ; il faut savoir quels
phénomènes constituent une névrose d’angoisse, et les distinguer d’autres
états pathologiques qui se manifestent aussi par l’angoisse. La dame en
question souffrait, si j’en crois mon impression, d’une hystérie d’angoisse,
et toute la valeur, mais elle suffit pleinement, de ce type de distinctions
nosographiques tient au fait qu’elles renvoient à une autre étiologie et à une
autre thérapie. Quiconque aurait envisagé la possibilité d’une telle hystérie
d’angoisse ne se serait pas laissé entraîner à négliger les facteurs
psychiques, négligence qui ressort dans les conseils alternatifs du médecin.
Assez curieusement, dans cette alternative thérapeutique proposée par
le prétendu psychanalyste, il ne reste pas d’espace… pour la psychanalyse.
Cette femme est censée ne pouvoir guérir de son angoisse que si elle revient
à l’homme ou se satisfait, que ce soit par la voie de la masturbation ou bien
auprès d’un amant. Et où devrait intervenir la cure analytique que nous
considérons comme le moyen principal dans des situations d’angoisse ?
Nous en arriverions ainsi aux manquements techniques que nous
discernons dans le comportement du médecin confronté au cas évoqué.
C’est une conception dépassée depuis longtemps, et encore accrochée à
l’apparence superficielle, que le malade souffrirait en raison d’une sorte
d’ignorance et que, si on lève cette ignorance par le biais de la
communication (concernant les liens originels entre sa maladie et sa vie, ce
qu’il a vécu dans son enfance, etc.), il guérira forcément. Ce n’est pas cette
méconnaissance en soi qui forme l’élément pathogène, mais le fait de
justifier la méconnaissance par des résistances internes qui l’ont d’abord
suscitée et l’entretiennent encore à présent. C’est dans la lutte contre ces
résistances que réside la mission de la thérapie. La communication de ce
que le malade ne sait pas parce qu’il l’a refoulé n’est que l’un des
préparatifs nécessaires à la thérapie. Si la connaissance de l’inconscient
était aussi importante pour le malade que le croit celui qui n’a pas
l’expérience de la psychanalyse, il suffirait, pour obtenir la guérison, que le
malade écoute des conférences ou lise des livres. Mais ces mesures ont
autant d’influence sur les symptômes nerveux de la souffrance que la
distribution de menus en a sur la faim en période de disette. La comparaison
est même utilisable au-delà de son usage premier, car la communication de
l’inconscient au malade a régulièrement pour conséquence d’aviver le
conflit en lui et d’augmenter les troubles.
La psychanalyse ne pouvant renoncer à une communication de ce type,
elle prescrit toutefois d’attendre, pour la mettre en œuvre, que deux
conditions soient remplies. Premièrement, que le malade soit, par la
préparation, lui-même arrivé à proximité de ce qu’il refoule ; et
deuxièmement, qu’il se soit attaché au médecin (transfert) au point que la
relation sentimentale qu’il a avec lui lui rende cette nouvelle fuite
impossible.
Ces conditions doivent être remplies pour que l’on puisse discerner et
maîtriser les circonstances qui ont mené au refoulement et à l’ignorance.
Une intervention psychanalytique suppose donc généralement un assez long
contact avec le malade, et les tentatives de prendre le patient par surprise en
lui communiquant brutalement de tels secrets devinés lors de la première
visite en consultation sont techniquement condamnables, se paient le plus
souvent par une cordiale hostilité du malade à l’égard du médecin et
interrompent toute autre influence exercée sur celui-là.
Ne parlons même pas du fait que l’on devine parfois de travers et que
l’on n’est jamais en mesure de tout deviner. En énonçant ces prescriptions
techniques déterminées, la psychanalyse remplace l’exigence de
l’inconcevable « tact médical » qui fait appel à un talent particulier.
Il ne suffit donc pas, pour le médecin, de connaître quelques-uns des
résultats de la psychanalyse : il faut aussi s’être familiarisé avec sa
technique si l’on veut que son action médicale soit guidée par des points de
vue psychanalytiques. Cette technique, on ne peut pas encore l’apprendre
aujourd’hui dans des livres, et l’on ne peut certainement la trouver soi-
même qu’au prix de grands sacrifices en termes de temps, de fatigue et de
réussite. On l’apprend, comme pour les autres techniques médicales, auprès
de ceux qui la maîtrisent déjà. Il n’est dès lors pas indifférent, pour porter
un jugement sur le cas auquel je rattache ces remarques, que je ne connaisse
pas le médecin auquel je suis censé avoir donné ce type de conseils, et que
je n’aie jamais entendu son nom.
Monopoliser ainsi la prétention à l’exercice d’une technique médicale
n’est agréable ni pour moi, ni pour mes amis et collaborateurs. Mais les
risques que l’exercice prévisible d’une psychanalyse « sauvage » font courir
aux malades et à la cause de la psychanalyse ne nous laissent pas d’autre
choix. Nous avons créé au début de l’année 1910 une Association
psychanalytique internationale2 dont les membres se reconnaissent en elle
par publication de leur nom, afin de pouvoir rejeter la responsabilité des
faits et gestes de tous ceux qui, sans faire partie de nos rangs, donnent
pourtant à leur pratique médicale le nom de « psychanalyse ». Car, en
vérité, de tels analystes sauvages nuisent plus à la cause qu’à l’individu
malade. J’ai souvent fait l’expérience qu’un procédé aussi malhabile, s’il
commençait par provoquer une dégradation de l’état du malade, parvenait
pourtant à le mener en fin de compte à la guérison. Pas toujours, mais tout
de même souvent. Après avoir pesté assez longtemps contre le médecin,
lorsqu’il se sait suffisamment éloigné de son influence, ses symptômes
déclinent ou il décide d’accomplir une démarche qui se situe sur le chemin
de la guérison. L’amélioration finale est alors intervenue d’« elle-même »
ou est attribuée au traitement extrêmement indifférent d’un médecin auquel
le malade s’est adressé par la suite. Dans le cas de la dame dont nous avons
entendu les récriminations contre le médecin, j’aimerais croire que le
psychanalyste sauvage a tout de même plus fait pour sa patiente qu’une
quelconque autorité prestigieuse qui lui aurait raconté qu’elle souffrait de
« névrose vasomotrice ». Il l’a forcée à diriger le regard vers la véritable
explication de sa souffrance, ou l’a obligée à s’en approcher, et en dépit de
toutes les résistances de la patiente cette intervention ne restera pas sans
conséquences favorables. Mais il s’est nui à lui-même et a contribué à
accroître les préjugés qui, à la suite de résistances d’affect compréhensibles,
se dressent chez les malades contre l’activité du psychanalyste. Or cela peut
être évité.

1. L’équivalent du neurologue moderne. (N.d.É.)

2. L’API a été fondée lors du IIe Congrès international de psychanalyse qui s’est tenu à Nuremberg en mars 1910. Son premier président fut Carl Gustav Jung, que Freud
considérait alors comme son fils spirituel. (N.d.É.)
1. « Über “wilde” Psychoanalyse », Zentralblatt für Psychoanalyse, vol. 1, no 3, décembre 1910, p. 91-95. La version définitive, comportant de légères modifications, a été
publiée par Freud en 1925 dans le volume VI des Gesammelte Schriften, p. 37-44. C’est cette version que nous traduisons ici.
Sur la dynamique du transfert
1

(1912)
Le thème difficilement épuisable du « transfert » a été récemment traité
de manière descriptive par Wilhelm Stekel dans ce Zentralblatt1. Je voudrais
à présent rattacher ici quelques remarques destinées à faire comprendre
comment le transfert se produit nécessairement pendant une cure
psychanalytique et comment il parvient à jouer le rôle que l’on sait pendant
le traitement.
Comprenons bien que toute personne a acquis, par interaction de ses
dispositions innées et des effets qu’elle a subis pendant ses années
d’enfance, une certaine singularité dans la manière dont elle mène sa vie
amoureuse, à savoir les conditions amoureuses qu’elle pose, les pulsions
qu’elle satisfait ainsi, et les objectifs qu’elle se fixe2. Cela produit en
quelque sorte un cliché (ou plusieurs) qui fait l’objet de nouveaux tirages
réguliers au cours de la vie, dans la mesure où les circonstances extérieures
et la nature des objets amoureux accessibles le permettent, objet qui n’est
certainement pas totalement immuable, même si cela va à l’encontre de
récentes impressions. Nos expériences ont désormais montré que, parmi ces
motions qui déterminent la vie amoureuse, seule une partie a parcouru la
totalité de l’évolution psychique ; cette partie est tournée vers la réalité, elle
est à disposition de la personnalité consciente et en constitue une fraction.
Une autre partie de ces motions libidinales a été retenue dans l’évolution,
elle est gardée à l’écart de la personnalité consciente comme de la réalité,
elle a pu ou bien ne s’étendre que dans l’imagination, ou bien rester
totalement dans l’inconscient, si bien qu’elle est inconnue de la conscience
de la personnalité. Celui dont les besoins amoureux ne sont pas
intégralement satisfaits par la réalité doit s’orienter avec ses représentations
d’attente libidinales vers toute nouvelle personne se présentant, et il est tout
à fait probable que les deux portions de sa libido, celle qui est capable de
conscience et l’inconsciente, ont leur part dans cette attitude.
Il est donc entièrement normal et compréhensible que l’investissement
libidinal, tenu en réserve et dans une grande attente, de celui qui est
partiellement insatisfait, se tourne aussi vers la personne du médecin.
Conformément à notre présupposé, cet investissement s’en tiendra à des
modèles, se rattachera à l’un des clichés présents chez la personne
concernée ou, comme nous pouvons aussi le dire, il intégrera le médecin
dans l’une des « séries » psychiques que la personne qui souffre a
constituées antérieurement. Que l’imago du père (d’après l’heureuse
expression de Jung3) soit déterminant est le pendant des relations réelles
avec le médecin. Mais le transfert n’est pas attaché à ce modèle, il peut
aussi se produire d’après l’imago de la mère ou du frère, etc. Les
particularités du transfert sur le médecin, qui font que ce transfert va au-
delà, par sa mesure et sa nature, de ce que l’on peut justifier de manière
sobre et rationnelle, deviennent compréhensibles si l’on mentionne le fait
que, justement, ce ne sont pas seulement les représentations d’attente
conscientes, mais aussi les représentations d’attente retenues ou
inconscientes qui ont produit ce transfert.
Sur ce comportement du transfert, il n’y aurait rien d’autre à dire ni à
méditer si, en l’occurrence, ne restaient inexpliqués deux points qui
présentent un intérêt particulier pour le psychanalyste. Premièrement, nous
ne comprenons pas que le transfert, chez les personnes névrosées, se
produise dans l’analyse avec une intensité tellement supérieure que chez
d’autres, non analysés, et deuxièmement la raison pour laquelle, dans
l’analyse, le transfert se présente à nous sous forme de résistance la plus
forte contre le traitement, alors qu’en dehors de l’analyse nous sommes
forcés de reconnaître en elle la porteuse de l’effet de guérison, la condition
de la bonne réussite. C’est tout de même une expérience que l’on peut
confirmer aussi souvent que l’on veut : quand les libres associations d’un
patient ne fonctionnent pas4, on peut à chaque fois éliminer le blocage en
l’assurant qu’il est à cet instant sous l’emprise d’une idée incidente qui
traite de la personne du médecin ou de quelque chose qui relève de celui-ci.
Dès que l’on a donné cet éclairage, le blocage est éliminé, ou bien l’on a
transformé la situation de défaillance en une situation de passage sous
silence des idées incidentes.
Au premier abord, cela semble être un gigantesque inconvénient
méthodologique de la psychanalyse : le transfert, d’ordinaire le plus
puissant levier du succès, s’y transforme en plus puissant moyen de
résistance. Mais, à y regarder de plus près, au moins le premier des deux
problèmes est évacué. Il n’est pas exact de dire que le transfert se présente
sous une forme plus intensive et plus débridée pendant la psychanalyse
qu’en dehors de celle-ci. Dans des établissements où les nerveux ne sont
pas traités de manière analytique, on relève les plus hautes intensités et les
formes les plus indignes d’un transfert qui va jusqu’à la soumission, mais
aussi la coloration érotique la plus dénuée d’ambiguïté dudit transfert. Une
observatrice subtile comme Gabriele Reuter l’a décrit, à une époque où l’on
ne pratiquait guère la psychanalyse, dans un livre remarquable5 qui ouvre,
de manière générale, les meilleures perspectives sur l’essence et la
naissance des névroses. On ne peut donc pas mettre ces caractères du
transfert sur le compte de la psychanalyse, il faut au contraire les attribuer à
la névrose elle-même. Quant au second problème, nous ne l’aborderons pas
pour le moment.
C’est le premier, la question de savoir pourquoi le transfert se présente à
nous, dans la psychanalyse, comme résistance, que nous devons aborder de
plus près à présent. Remettons-nous en mémoire la situation psychologique
du traitement : une condition préalable, régulière et indispensable de toute
pathologie relevant de la psychonévrose est le processus que Jung a
justement désigné comme l’« introversion de la libido6 ». Cela signifie que
la part de la libido capable de conscience, tournée vers la réalité, est réduite,
et que la part de celle qui se détourne de la réalité, la part inconsciente, qui
peut encore alimenter, par exemple, les fantasmes de la personne mais
relève de l’inconscient, s’accroît d’autant plus. La libido s’est adonnée (en
tout ou en partie) à la régression, et a ranimé les imagines infantiles7. C’est
là que la suit désormais la cure analytique qui veut visiter la libido, la
rendre de nouveau accessible à la conscience et pour finir susceptible de se
mettre au service de la réalité. Là où la recherche analytique se heurte à la
libido retranchée dans ses cachettes, un combat doit avoir lieu : toutes les
forces qui ont provoqué la régression de la libido se dresseront contre le
travail sous forme de « résistances » afin de conserver ce nouvel état. Si, en
effet, l’introversion ou la régression de la libido n’était pas justifiée par une
relation déterminée avec le monde extérieur (d’une manière très générale :
par la défaillance de la satisfaction) et si elle n’était pas même utile sur le
moment, elle n’aurait absolument pas pu avoir lieu. Les résistances ayant
cette origine ne sont toutefois ni les seules, ni même les plus puissantes. La
libido disponible pour la personnalité avait toujours été prise sous l’attrait
des complexes inconscients (ou plus exactement des parties de ces
complexes relevant de l’inconscient) et s’était retrouvée en régression parce
que l’attrait de la réalité avait décliné. Pour la libérer, il fallait désormais
dépasser cet attrait de l’inconscient, c’est-à-dire éliminer le refoulement des
pulsions inconscientes et de leurs productions, refoulement qui s’était
constitué depuis en l’individu. Cela produit la part de loin la plus grandiose
de la résistance, celle qui, il est vrai, aboutit si fréquemment à la
prolongation de la maladie, même si cette manière de se détourner de la
réalité a de nouveau perdu sa justification provisoire. L’analyse doit se
battre avec les résistances issues de deux sources. La résistance
accompagne le traitement à chaque pas ; chaque idée incidente, en tant que
telle, chaque acte de celui qui est traité, doit tenir compte de la résistance et
se présente comme un compromis entre des forces visant à la guérison et
celles que nous avons évoquées, qui la contrecarrent.
Si l’on suit à présent un complexe pathogène depuis sa représentation
dans le conscient (qu’elle soit frappante, sous la forme de symptôme, ou
bien totalement inapparente) vers sa racine dans l’inconscient, on se
retrouvera rapidement dans une région où la résistance se fait si clairement
valoir que l’idée incidente suivante doit en tenir compte et apparaître
comme un compromis entre ses exigences et celles du travail de recherche.
C’est ici, si l’on en croit le témoignage de l’expérience, qu’apparaît le
transfert. Si quelque chose, dans la substance du complexe (son contenu), se
prête à être transféré sur la personne du médecin, ce transfert s’établit,
produit l’idée incidente suivante et s’annonce par les signes d’une
résistance, par exemple par un arrêt du discours. De cette expérience, nous
tirons la conclusion que, si cette idée de transfert est parvenue à la
conscience avant toutes les autres possibilités d’idées incidentes, c’est parce
qu’elle satisfait aussi à la résistance. Un tel processus se reproduit à
d’innombrables reprises au cours d’une analyse. À chaque fois que l’on
s’approche d’un complexe pathogène, c’est toujours d’abord la part du
complexe capable de transfert qui est poussée vers la conscience et
défendue avec la plus grande obstination8.
Après son dépassement, celui des autres parties du complexe ne
soulèvera plus beaucoup de difficultés. Plus une cure analytique dure, plus
le malade a reconnu distinctement que des déformations du matériau
pathogène n’offrent pas à elles seules une protection contre l’élucidation,
plus il se sert de manière conséquente de la première espèce de déformation
qui lui apporte manifestement les plus grands avantages, la déformation par
transfert. Ces relations se dirigent vers une situation dans laquelle tous les
conflits doivent finalement être réglés sur le terrain du transfert.
Ainsi, le transfert dans la cure analytique ne nous apparaît jamais, dans
un premier temps, que comme l’arme la plus puissante de la résistance et
nous sommes en droit d’en conclure que l’intensité et la durée du transfert
sont un effet et une expression de la résistance. Le mécanisme du transfert
est certes liquidé par le fait qu’on le ramène à la bonne volonté de la libido,
restée en possession d’imagines infantiles ; mais l’élucidation de son rôle
dans la cure n’aboutit que si l’on entre dans l’étude de ses relations avec la
résistance.
D’où vient le fait que le transfert se prête de manière tellement insigne
au rôle de moyen de la résistance ? On penserait a priori qu’il n’est pas
difficile de répondre à cette question. Il est bien clair en effet que l’aveu de
toute motion de souhait proscrite est rendu particulièrement difficile quand
il faut le faire devant la personne vers laquelle est justement dirigée cette
motion. Cette contrainte produit des situations qui paraissent à peine
réalisables dans la réalité. Or c’est précisément cela que veut obtenir
l’analysé quand il fait coïncider l’objet de ses motions de sentiments avec le
médecin. Une réflexion plus attentive montre toutefois que ce gain apparent
ne peut apporter la solution du problème. Une relation marquée par un
attachement tendre et dévoué peut certes, d’autre part, aider à surmonter
toutes les difficultés de l’aveu. Il est vrai qu’on a coutume de dire, dans des
circonstances réelles analogues : « Face à toi je n’ai pas honte, à toi je peux
tout dire. » Le transfert sur le médecin pourrait donc tout aussi bien servir à
faciliter l’aveu, et l’on ne comprendrait pas pourquoi il est une source de
complication.
La réponse à cette question posée ici à plusieurs reprises ne passe pas
par une réflexion supplémentaire, mais par l’expérience que l’on fait
pendant la cure lors de l’investigation des diverses résistances au transfert.
On constate enfin que l’on ne peut pas comprendre l’utilisation du transfert
pour la résistance tant que l’on pense simplement au « transfert » sans y
ajouter de qualificatif. Il faut se décider à faire la part entre un transfert
« positif » et un « négatif », entre le transfert des sentiments tendres et celui
des sentiments hostiles, et traiter séparément les deux types de transfert sur
le médecin. Le transfert positif se décompose ensuite à son tour en ces
sentiments amicaux ou tendres qui sont capables d’accéder à la conscience
et en leurs prolongements dans l’inconscient. De ces derniers, l’analyse
montre qu’ils remontent régulièrement à des sources érotiques, si bien que
nous avons nécessairement l’impression que toutes nos relations
sentimentales exploitables dans la vie, sympathie, amitié, confiance et
autres, sont génétiquement liées à la sexualité et se sont développées, par
affaiblissement du but sexuel, à partir de désirs purement sexuels, aussi purs
et asensuels qu’ils puissent se présenter à la perception consciente que nous
avons de nous-mêmes. À l’origine, nous ne connaissions que des objets
sexuels ; la psychanalyse nous montre que les personnes de notre réalité
auxquelles nous vouons seulement estime ou vénération peuvent toujours
être encore des objets sexuels pour l’inconscient en nous.
La solution de l’énigme est donc que le transfert sur le médecin ne se
prête à la résistance pendant la cure que dans la mesure où il s’agit d’un
transfert négatif, ou d’un transfert positif de motions érotiques refoulées. Si
nous « éliminons » le transfert en le rendant conscient, nous détachons
seulement de la personne du médecin ces deux composantes de l’acte de
sentiment ; l’autre composante, capable de conscience et inamovible, reste
en place et est dans la psychanalyse tout autant le vecteur du succès que
dans les autres méthodes de traitement. Dans cette mesure, nous
reconnaissons volontiers que les résultats de la psychanalyse reposaient sur
la suggestion ; seulement il faut entendre par suggestion ce que nous y
trouvons avec Ferenczi9 : l’influence exercée sur une personne humaine par
le biais des phénomènes de transfert qui sont possibles chez lui. Nous
assurons l’autonomie finale du malade en utilisant la suggestion pour lui
faire accomplir un travail psychique qui a pour conséquence nécessaire une
amélioration durable de sa situation psychique.
On peut encore se demander pourquoi les phénomènes de résistance du
transfert n’apparaissent que dans la psychanalyse et pas aussi dans le
traitement indifférent, par exemple dans les établissements de santé. La
réponse est la suivante : ils y apparaissent également, encore faut-il les
reconnaître en tant que tels. L’irruption du transfert négatif est même fort
courante dans les établissements. C’est que le malade quitte justement
l’hôpital inchangé ou en récidive dès qu’il se retrouve sous l’emprise du
transfert négatif. Le transfert érotique n’est pas aussi inhibant dans les
hôpitaux car, comme dans la vie, il y est enjolivé au lieu d’être dévoilé ;
mais il s’exprime très distinctement comme une résistance à la guérison,
non pas en chassant le malade de l’hôpital — il l’y retient au contraire —
mais bien en le gardant à distance de la vie. Pour la guérison, il est en effet
tout à fait indifférent de savoir si le malade, à l’hôpital, surmonte telle ou
telle angoisse ou inhibition ; cela dépend plutôt du fait qu’il en est aussi
libéré dans la réalité de sa vie.
Le transfert négatif mériterait qu’on lui consacre une étude détaillée qui
ne peut lui être accordée dans le cadre de ces propos. Pour les formes
curables de psychonévroses, il se trouve à côté du transfert tendre, souvent
dirigé simultanément vers la personne concernée, un fait pour lequel
Bleuler a forgé la bonne expression d’ambivalence10. Une telle ambivalence
des sentiments paraît normale jusqu’à un certain degré, mais un niveau
élevé d’ambivalence des sentiments est certainement une caractéristique
particulière des personnes névrosées. Dans le cas de la névrose de
contrainte, une « séparation » prématurée des « couples d’opposés » semble
être caractéristique de la vie des pulsions et représenter l’une des conditions
constitutives de cette névrose. L’ambivalence de l’orientation des
sentiments est ce qui nous explique le mieux la capacité qu’ont les névrosés
à mettre leurs transferts au service de la résistance. Là où la capacité de
transfert est devenue, pour l’essentiel, négative, comme chez les
paranoïaques, s’arrête la possibilité d’influencer et de soigner.
Avec tous ces commentaires, nous n’avons jusqu’ici rendu compte que
d’un seul aspect du phénomène du transfert ; il est nécessaire de consacrer
notre attention à une autre de ses faces. Quand on s’est fait une idée juste de
la manière dont l’analysé est catapulté hors de ses relations réelles avec le
médecin dès qu’il se trouve sous l’empire d’une résistance de transfert
abondante, et de la manière dont il prend alors la liberté de négliger la règle
fondamentale de la psychanalyse, selon laquelle on doit communiquer sans
critique tout ce qui vient à l’esprit, dont il oublie les principes avec lesquels
il est entré dans le traitement et dont les contextes et les conclusions
logiques lui sont désormais indifférents alors que peu avant ils avaient
produit sur lui la plus grande impression, celui-là éprouvera le besoin de
s’expliquer cette impression à partir d’éléments encore tout autres que ceux
qui ont été présentés jusqu’ici, et ceux-ci ne sont effectivement pas bien
loin ; ils découlent, quant à eux, de la situation psychologique dans laquelle
la cure a placé l’analysé.
En recherchant la trace de la libido perdue par le conscient, on est entré
dans le domaine de l’inconscient. Les réactions que l’on obtient font
apparaître certains des caractères des processus inconscients dont nous
avons fait la connaissance à travers l’étude des rêves. Les motions
inconscientes ne veulent pas être remémorées, comme le souhaite la cure,
elles s’efforcent au contraire de se reproduire, conformément à
l’intemporalité et au potentiel hallucinatoire de l’inconscient. Comme dans
le rêve, le malade prête actualité et réalité aux résultats de l’éveil de ses
motions inconscientes ; il veut vivre ses passions sans égard pour la
situation réelle. Le médecin veut le forcer à intégrer ces motions de
sentiment dans le contexte du traitement et dans celui de sa biographie, à les
soumettre à l’observation réfléchissante et à les discerner selon leur valeur
psychique. Ce combat entre le médecin et le patient, entre l’intellect et la
vie pulsionnelle, entre la connaissance et le vouloir-vivre, se mène presque
exclusivement au contact des phénomènes de transfert. C’est sur ce terrain
que doit être remportée la victoire dont l’expression est la guérison durable
de la névrose. Il est indéniable que la maîtrise des phénomènes de transfert
cause les plus grandes difficultés au psychanalyste, mais on ne doit pas
oublier que ce sont eux, justement, qui nous rendent ce service inestimable
de rendre actuelles et manifestes les motions amoureuses dissimulées et
oubliées des malades, car après tout, personne ne peut être abattu
in absentia ou in effigie.

1. Wilhelm Stekel, « Die verschiedenen Formen der Übertragung », Zentralblatt für Psychoanalyse, vol. 2, no 1, 1912, p. 27-30.

2. Défendons-nous ici contre le reproche, né d’un malentendu, selon lequel nous aurions nié l’importance des éléments innés (constitutionnels) parce que nous avons
souligné les impressions infantiles. Pareil reproche découle de l’étroitesse du besoin humain de causalité, besoin qui, au contraire de la manière ordinaire de façonner la réalité,
prétend se contenter d’un unique élément déclencheur. La psychanalyse a beaucoup dit sur les facteurs accidentels de l’étiologie, peu sur les causes relevant de la constitution, parce
qu’elle pouvait apporter quelque chose de neuf sur les premiers mais, sur les seconds, n’en savait pas plus, dans un premier temps, que ce que l’on sait déjà. Nous refusons d’établir
une opposition de principe entre les deux séries d’éléments étiologiques ; nous partons plutôt de l’hypothèse qu’il existe une interaction régulière entre l’une et l’autre pour produire
l’effet observé. Δαίμων και Τύχη [talent et hasard] définissent le destin d’un être humain ; rarement, peut-être jamais, l’une de ces puissances seule. La répartition de l’efficacité
étiologique entre l’une et l’autre ne pourra se faire qu’au niveau individuel et dans le détail. La série dans laquelle s’assemblent les différentes dimensions des deux facteurs aura
certainement aussi ses cas extrêmes. En fonction de l’état de nos connaissances, nous évaluerons différemment la part de la constitution ou celle de l’expérience vécue dans le cas
particulier, et nous conserverons le droit de modifier notre jugement en même temps que se transforme ce que nous avons compris. On pourrait du reste oser considérer la constitution
elle-même comme l’expression des effets produits accidentellement sur la série infiniment grande des ancêtres.

3. Voir Carl Gustav Jung, « Wandlungen und Symbole der Libido : Beiträge zur Entwicklungsgeschichte des Denkens », Jahrbuch für Psychoanalyse, vol. III, 1912, p. 164 ;
trad. fr. par L. de Vos, Métamorphoses et symboles de la libido, Paris, Montaigne, 1927.

4. Je veux dire : quand elles sont réellement absentes, et non pas quand il les passe sous silence, par exemple en raison d’un banal sentiment de déplaisir.

5. Gabriele Reuter, Aus guter Familie : Leidensgeschichte eines Mädchens, Berlin, Samuel Fischer, 1895.

6. Même si certains propos de Jung donnent l’impression qu’il voit dans cette introversion un élément caractéristique de la dementia praecox qui n’entrerait pas en
considération de la même manière dans d’autres névroses.

7. Il serait commode de dire : elle a réinvesti les « complexes » infantiles. Mais ce serait inexact ; l’unique expression justifiable serait : les parties inconscientes de ces
complexes. L’extraordinaire intrication du thème traité dans cette étude incite à examiner un certain nombre de problèmes choquants dont la clarification serait en réalité nécessaire,
avant que l’on puisse parler, en des termes ne présentant aucune ambiguïté, des processus psychiques qui doivent être décrits ici. Parmi ces problèmes, on trouve : la délimitation
réciproque de l’introversion et de la régression, l’introduction de la doctrine des complexes [cette expression est souvent traduite par « théorie des complexes », quoique Freud
n’utilise pas le même terme pour Komplexlehre et Libidotheorie (N.d.T.)] dans la théorie de la libido, les relations de la production d’imaginaire avec le conscient et l’inconscient,
mais aussi avec la réalité, etc. Je n’ai pas à m’excuser d’avoir, ici, résisté à ces tentations.

8. Ce dont on ne peut cependant pas conclure généralement à un rôle pathogène particulier de l’élément choisi comme résistance au transfert. Quand on mène avec
acharnement la bataille pour la prise d’une certaine petite église ou d’une ferme bien particulière, il n’est pas nécessaire de partir de l’hypothèse que l’église est par exemple un
sanctuaire national ou que la maison recèle le trésor de l’armée. La valeur de l’édifice peut être purement tactique et ne s’exprimer, peut-être, que dans cette unique bataille.

9. Voir Sándor Ferenczi, Transfert et introjection, traduit par Judith Dupont et Philippe Garnier, préface de Simone Korff-Sausse, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque
Payot », 2013, p. 41-129 [« Introjektion und Übertragung », Jahrbuch der Psychoanalyse, vol. 1, 1909, p. 422-457].

10. Eugen Bleuler, « Über Ambivalenz », conférence sur l’ambivalence tenue à Berne en 1910 et analysée dans Zentralblatt für Psychoanalyse, vol. 1, 1911, p. 266.
Wilhelm Stekel avait proposé le terme de « bipolarité » pour désigner les mêmes phénomènes.
1. « Zur Dynamik der Übertragung », Zentralblatt für Psychoanalyse, vol. 2, no 4, janvier 1912, p. 167-173.
Conseils au médecin pour
le traitement psychanalytique
1

(1912)
Les règles techniques que je soumets ici à titre de proposition me sont
venues de longues années d’expérience personnelle, après que j’avais
abandonné, pour y avoir personnellement subi des dommages, les autres
voies dans lesquelles je m’étais engagé. On remarquera facilement que ces
règles, ou du moins beaucoup d’entre elles, se rassemblent pour former une
unique prescription. J’espère que leur respect épargnera beaucoup d’efforts
inutiles aux médecins pratiquant une activité analytique et les protégera
contre certains oublis. Mais je dois le dire explicitement, cette technique a
été la seule adaptée à mon individualité ; je n’ose pas contester qu’une
personnalité médicale ayant une tout autre constitution puisse être forcée de
privilégier une autre attitude à l’égard du malade et de la mission à remplir.

(a) La première mission à laquelle se voit confronté l’analyste qui traite


ainsi plus d’un malade dans sa journée lui apparaîtra aussi comme la plus
difficile. Elle consiste en effet à garder en mémoire pendant la cure les
innombrables noms, dates, détails du souvenir, idées incidentes et
productions de maladie qu’un patient fournit au fil des mois et des années,
et de ne pas les confondre avec un matériau analogue provenant d’autres
patients analysés simultanément ou auparavant. Si l’on est contraint
d’analyser quotidiennement six ou huit malades, voire plus, les tierces
personnes ne pourront qu’éprouver incrédulité, admiration ou même regret
face à la mémoire qui se montre capable de remplir cette mission. En tout
cas, on sera curieux de connaître la technique qui permet de maîtriser une
telle pléthore, et l’on s’attendra que celle-ci utilise des expédients
particuliers.
Cette technique est pourtant très simple. Nous le verrons, elle refuse
tous les expédients, même la consignation par écrit, et consiste simplement
à ne rien vouloir relever de particulier et à faire preuve, à l’égard de tout ce
que l’on a à entendre, de la même « attention en suspension constante »,
comme je l’ai appelée un jour. On s’épargne de cette manière un effort
d’attention que l’on ne pourrait tout de même pas maintenir pendant de
nombreuses heures au quotidien, et l’on évite un risque indissociable, celui
de relever quelque chose sur la base d’une intention. Dans la mesure en
effet où l’on tend intentionnellement son attention jusqu’à une certaine
hauteur, on commence aussi à faire son choix parmi le matériau proposé ;
on observe tel élément avec une acuité particulière mais on en élimine tel
autre en contrepartie et l’on suit, dans cette sélection, ses attentes ou ses
inclinations personnelles. Or c’est précisément ce que l’on n’a pas le droit
de faire ; si l’on se conforme au choix établi par ses propres attentes, on
court le risque de ne jamais rien trouver d’autre que ce que l’on sait déjà ; si
l’on s’en tient à ses propres penchants, on falsifiera à coup sûr la perception
possible. Il ne faut pas oublier, là-dessus, que l’on a le plus souvent à
entendre des choses dont on ne reconnaît la signification qu’après coup.
On le voit, la règle consistant à tout relever de manière uniforme
constitue l’indispensable pendant de ce que l’on exige de l’analysé, à savoir
raconter sans critique et sans opérer de choix tout ce qui lui vient à l’esprit.
Si le médecin se comporte autrement, il anéantit aussi en bonne partie le
gain qui résulte du respect par le patient de la « règle fondamentale de la
psychanalyse ». Pour ce qui concerne le médecin, la règle peut se formuler
ainsi : on écartera tous les effets conscients de sa capacité à être polyvalent
et l’on s’abandonnera totalement à sa « mémoire inconsciente » ou, pour
s’exprimer en termes purement techniques : on écoutera et l’on ne se
souciera pas de savoir si l’on relève quelque chose.
Ce que l’on obtient ainsi pour soi-même satisfait à toutes les exigences
pendant le traitement. Ces éléments du matériau qui se rejoignent déjà pour
former un ensemble sont aussi disponibles consciemment pour le médecin ;
le reste, encore incohérent, désordonné jusqu’au chaos, semble d’abord
englouti, mais apparaît avec empressement dans la mémoire dès que
l’analyse produit quelque chose de neuf avec lequel il peut se mettre en
relation et par lequel cela peut se prolonger. On accepte alors en souriant le
compliment immérité de l’analysé, qui vous félicite pour votre « mémoire
exceptionnelle », quand on reproduit des lustres plus tard un détail qui
aurait probablement échappé à l’intention consciente de la fixer dans la
mémoire.
Les erreurs dans ce souvenir ne se produisent qu’aux moments et aux
endroits où la relation à soi est perturbée (voir ci-dessous), et où l’on reste
donc, de manière agaçante, en deçà de l’idéal de l’analyste. Les confusions
avec le matériau d’autres patients sont très rares. Dans une dispute avec
l’analysé, destinée à savoir si et comment il a dit quelque chose en
particulier, le médecin a le plus souvent le dernier mot1.

(b) Je ne peux pas recommander de prendre une grande quantité de


notes pendant les séances avec l’analysé, d’en faire des procès-verbaux et
toute cette sorte de choses. Sans même parler de l’impression défavorable
que cela produit chez certains patients, les points de vue valides sont ceux
dont nous avons tenu compte au moment où nous les avons relevés. On fait,
par la force des choses, une sélection nocive dans la substance au moment
où l’on recopie ou sténographie, et l’on bride une partie de son activité
intellectuelle qui devrait avoir un meilleur emploi, à savoir l’interprétation
de ce que l’on entend. On peut, sans s’exposer à un reproche, admettre des
exceptions à cette règle pour les dates, les textes des rêves ou des résultats
spécifiques et remarquables qu’on peut facilement détacher du contexte et
qui se prêtent à une utilisation autonome en tant qu’exemples. Mais je n’en
ai pas non plus l’habitude. Je rédige les exemples de mémoire, le soir, après
avoir achevé mon travail ; les textes des rêves auxquels je tiens, je laisse les
patients les fixer après le récit du rêve.

(c) La rédaction au cours de la séance avec le patient pourrait être


justifiée par l’intention de faire du cas traité l’objet d’une publication
scientifique. Sur le principe, il est difficile de s’y refuser. Mais il faut tout
de même garder à l’esprit que, dans une anamnèse analytique, des comptes
rendus précis produisent moins que ce que l’on serait en droit d’attendre
d’eux. Ils relèvent, pour être rigoureux, de cette exactitude fictive dont la
psychiatrie « moderne » fournit maints exemples frappants. Ils sont en règle
générale fatigants pour le lecteur et ne parviennent pas, tout de même, à
remplacer pour lui la présence lors de l’analyse. D’une manière générale,
nous avons fait l’expérience que le lecteur, s’il veut croire l’analyste, lui
accorde aussi du crédit pour le peu d’élaboration qu’il a effectué sur son
matériau ; mais s’il ne veut pas prendre au sérieux l’analyse et l’analyste, il
n’a que faire non plus de procès-verbaux fidèles du traitement. Cela ne
paraît pas être le chemin permettant de compenser le manque d’évidence
que l’on trouve dans les tableaux psychanalytiques.

(d) L’un des titres de gloire du travail analytique est certes le fait que,
dans son cas, recherche et traitement coïncident, mais la technique qui sert
la première s’oppose tout de même à l’autre à partir d’un certain point. Il
n’est pas bon d’effectuer un travail scientifique sur un cas tant que son
traitement n’est pas encore terminé, de reconstituer sa structure, de vouloir
deviner la manière dont il va se poursuivre, de faire de temps en temps des
clichés du statut actuel, comme l’exigerait l’intérêt scientifique. Dans les
cas que l’on destine d’emblée à l’exploitation scientifique, en fonction des
besoins de laquelle on agit, c’est le succès qui en pâtit ; ce qui réussit le
mieux, en revanche, ce sont les cas où l’on procède comme sans intention,
où l’on se laisse surprendre par n’importe quel retournement et auxquels on
fait toujours face sans préjugés ni présupposés. Le bon comportement, pour
l’analyste, consistera à s’élancer, selon les besoins, d’une attitude psychique
à l’autre, à ne pas spéculer ni méditer tant qu’il analyse, et après cela
seulement, une fois que l’analyse est terminée, de soumettre le matériau
acquis à un travail de réflexion synthétique. La distinction entre ces deux
attitudes n’aurait aucun sens si nous étions déjà en possession de toutes les
connaissances, ou du moins des connaissances essentielles sur la structure
des névroses que nous pouvons tirer du travail psychanalytique. Nous
sommes actuellement encore bien éloignés de cet objectif et nous ne devons
pas nous barrer les chemins permettant de mettre à l’épreuve ce qui a été
découvert et d’y trouver du nouveau.

(e) Je ne saurais recommander avec suffisamment d’insistance à mes


collègues de prendre comme modèle, au cours du traitement
psychanalytique, le chirurgien qui met de côté tous ses affects et même sa
pitié humaine, et qui fixe un unique but à ses forces intellectuelles : mener
l’opération en respectant autant que possible les règles de l’art. Pour le
psychanalyste, dans les conditions aujourd’hui en vigueur, il est un courant
d’affect extrêmement dangereux : l’ambition thérapeutique d’accomplir,
avec ses moyens nouveaux et très contestés, quelque chose qui pourrait
paraître convaincant à d’autres. Il ne se met pas seulement lui-même ainsi
dans une constitution défavorable au travail, il s’expose aussi, sans défense,
à certaines résistances du patient, or c’est du jeu de forces de celui-ci que
dépend en premier lieu la guérison. La justification de cette froideur des
sentiments que doit exiger le psychanalyste tient au fait qu’elle crée pour
les deux parties les conditions les plus avantageuses : pour le médecin, la
protection souhaitable de sa propre vie affective, pour le malade la plus
grande dose d’aide qu’il nous soit aujourd’hui possible d’apporter. Un vieux
chirurgien avait choisi pour devise les mots : Je le pansai, Dieu le guérit2.
Le psychanalyste devrait se contenter de quelque chose de ce genre.

(f) On devine facilement vers quel objectif convergent ces règles


énoncées séparément. Elles veulent toutes créer chez le médecin le pendant
de la « règle fondamentale de la psychanalyse » exposée pour l’analysé. De
même que l’analysé doit communiquer tout ce qu’il attrape dans son
observation de soi, en revoyant au deuxième plan toutes les objections
logiques et affectives qui veulent l’inciter à faire un choix, le médecin doit
se mettre en mesure d’exploiter tout ce qui lui a été communiqué à des fins
d’interprétation, de découverte de l’inconscient caché, sans remplacer par sa
propre censure la sélection que le malade a abandonnée, ou encore, pour le
résumer en une formule : il doit tourner vers l’inconscient donnant du
malade son propre inconscient comme organe recevant, se régler sur
l’analysé comme le récepteur du téléphone est réglé sur sa platine. De la
même manière que le récepteur transforme de nouveau en son les
oscillations électriques de la ligne provoquées par les ondes sonores,
l’inconscient du médecin est capable de rétablir, à partir des dérivés de
l’inconscient, cet inconscient qui a déterminé les idées incidentes du
malade.
Mais si le médecin doit être en mesure de se servir ainsi de son
inconscient comme instrument lors de l’analyse, il doit lui-même largement
satisfaire à une condition psychologique. Il ne doit tolérer en lui-même
aucune espèce de résistance qui tiendrait à l’écart de sa conscience ce que
son inconscient a reconnu, sous peine d’introduire dans l’analyse des choix
et des déformations d’un nouveau type et qui seraient bien plus nocifs que
ceux invoqués par la tension de son attention consciente. Il ne suffit pas
pour cela qu’il soit lui-même une personne à peu près normale, on peut au
contraire émettre l’exigence qu’il se soit soumis à une purification
psychanalytique et qu’il ait pris connaissance de ses complexes personnels
qui seraient propres à le perturber dans la perception de ce que l’analysé lui
présente. On ne peut mettre en doute avec légèreté l’effet discriminant de ce
type de défauts personnels ; tout refoulement non résolu chez le médecin
correspond, selon un mot fort juste de Wilhelm Stekel, à un « point
aveugle » de sa perception analytique.
Voici des années, j’ai répondu à la question de savoir comment on peut
devenir analyste : par l’analyse de ses propres rêves. Cette préparation suffit
certes pour beaucoup de personnes, mais pas pour tous ceux qui aimeraient
apprendre l’analyse. Tous ne parviennent pas non plus à interpréter leurs
propres rêves sans aide extérieure. L’un des nombreux mérites de l’école
analytique zurichoise me semble être d’avoir renforcé cette condition et de
l’avoir fixée en exigeant que toute personne souhaitant pratiquer l’analyse
sur autrui se soumette elle-même au préalable à une analyse auprès d’un
expert. Quand on prend la mission au sérieux, on devrait choisir cette voie
qui promet plus d’un avantage ; le sacrifice consistant à s’être ouvert à une
personne étrangère sans y être obligé par une maladie est abondamment
récompensé. On ne pourra pas seulement réaliser dans un temps beaucoup
plus bref et avec moins de dépense affective son intention de découvrir ce
qu’il y a de caché en soi-même, on y gagnera aussi sur sa propre personne
des impressions et des convictions que l’on s’efforce vainement d’obtenir
en étudiant des livres et en suivant des conférences. Et pour finir, il ne faut
pas sous-estimer non plus le gain de la relation psychique durable qui
s’établit d’ordinaire entre l’analysé et celui qui l’introduit à la psychanalyse.
Une telle analyse d’une personne concrètement en bonne santé restera,
on le comprend bien, inachevée. Quand on sait tenir compte de la grande
valeur de la connaissance de soi et de l’augmentation de la maîtrise de soi
qu’elle permet d’acquérir, on prolongera ensuite l’exploration analytique de
sa propre personne et l’on se contentera volontiers de devoir s’attendre à
trouver toujours du neuf en soi et à l’extérieur de soi. Mais celui qui, dans
son travail d’analyste, a dédaigné cette précaution que constitue l’analyse
personnelle, n’est pas seulement puni par l’incapacité d’apprendre une
certaine quantité de choses sur son malade, il est aussi soumis à un risque
plus sérieux et qu’il peut faire courir à d’autres que lui. Il sera facilement
tenté de projeter vers l’extérieur, dans la science, en tant que théorie
universellement valide, ce qu’il a discerné, sous forme de sourde
perception, des singularités de sa propre personne, il sèmera le discrédit sur
la méthode psychanalytique et induira en erreur des personnes
inexpérimentées.

(g) J’ajoute encore quelques autres règles dans lesquelles on opère la


transition entre l’attitude du médecin et le traitement de l’analysé.
Il est certes attirant, pour le psychanalyste jeune et zélé, d’engager une
bonne partie de sa propre individualité pour entraîner le patient avec lui et
profiter de l’élan pour le soulever au-dessus des barrières de sa propre
personnalité étriquée. On devrait croire qu’il est tout à fait admis que le
médecin, afin de dépasser les résistances existant chez le malade, lui donne
un aperçu de ses propres défauts et conflits psychiques et lui permette de se
mettre sur un pied d’égalité en lui faisant des communications
confidentielles en provenance de sa vie. Après tout, une confiance en vaut
une autre et quand on exige de l’autre de l’intimité, on est bien forcé de lui
en témoigner aussi.
Seulement voilà, dans le rapport psychanalytique, certaines choses se
déroulent parfois autrement que ce que les présupposés de la psychologie de
la conscience peuvent nous faire attendre. L’expérience ne plaide pas en
faveur du caractère avantageux d’une telle technique affective. Il n’est pas
difficile non plus de voir que l’on quitte avec elle le terrain psychanalytique
et que l’on se rapproche des traitements par suggestion. On obtient, par
exemple, que le patient communique plus tôt et plus facilement ce qu’il
connaît lui-même et ce qu’il aurait encore gardé un moment pour lui en
raison de résistances conventionnelles. Cette technique n’apporte rien au
dévoilement, elle ne fait que le rendre encore plus incapable de surmonter
des résistances plus profondes, et, dans les cas plus sérieux, elle échoue
régulièrement sur l’insatiabilité avivée du malade, qui aimerait alors
renverser la relation et trouve l’analyse du médecin plus intéressante que la
sienne propre. La résolution du transfert, l’une des missions principales de
la cure, est, elle aussi, compliquée par l’attitude intime du médecin, si bien
que l’éventuel gain initial est au bout du compte plus que compensé. Je
n’hésite donc pas à juger que ce type de technique est erroné et à le rejeter.
Le médecin doit être opaque pour l’analysé et, comme la surface d’un
miroir, ne rien montrer d’autre que ce qui lui est présenté. Il n’y a du reste
rien de concret à redire au fait qu’un psychothérapeute mélange un morceau
d’analyse avec une portion de travail d’influence par suggestion pour
obtenir des succès visibles dans un délai plus bref, ce qui est par exemple
nécessaire dans les institutions de soins, mais on peut exiger que lui-même
ait les idées claires sur ce qu’il entreprend et qu’il sache que sa méthode
n’est pas la psychanalyse à proprement parler.

(h) Une autre tentation découle de l’activité éducative qui revient au


médecin, sans qu’il en ait particulièrement l’intention, lors du traitement
psychanalytique. Lors de la résolution des inhibitions de développement, il
se fait tout naturellement que le médecin se retrouve en situation d’attribuer
de nouveaux buts aux courants devenus libres. Il ne déploie alors qu’une
ambition compréhensible lorsqu’il s’efforce de faire quelque chose de
particulièrement insigne de la personne pour laquelle il s’est donné tant de
mal afin d’obtenir qu’elle se libère de sa névrose, et prescrit à ses souhaits
des objectifs élevés. Mais, ici aussi, le médecin devrait se contenir et
prendre comme fil directeur moins ses propres souhaits que l’adéquation de
l’analysé avec le fil en question. Tous les névrosés n’ont pas un grand talent
pour la sublimation ; pour beaucoup d’entre eux, on peut supposer qu’ils ne
seraient pas tombés malades du tout s’ils avaient maîtrisé l’art de sublimer
leurs pulsions. Qu’on les pousse outre mesure à la sublimation, qu’on leur
ôte les satisfactions de pulsions les plus immédiates et les plus commodes,
et on leur rendra le plus souvent la vie encore plus difficile qu’ils ne la
ressentent de toute façon. En tant que médecin, on doit avant tout être
tolérant à l’égard de la faiblesse du malade, on doit se contenter d’avoir
regagné, y compris pour une personne qui n’est pas tout à fait à la hauteur,
une fraction de sa capacité de prestation et de jouissance. L’ambition
éducative est tout aussi peu efficace que l’ambition thérapeutique. Il faut en
outre tenir compte du fait que la pathologie de beaucoup de personnes tient
précisément à ce qu’elles subliment leurs pulsions au-delà de ce qu’autorise
leur organisation, et que chez ceux qui ont cette capacité de sublimation, ce
processus s’accomplit généralement de lui-même dès que leurs inhibitions
sont surmontées par l’analyse. Je pense donc que l’effort visant à utiliser
régulièrement le traitement analytique pour sublimer les pulsions est certes
louable, mais nullement recommandable dans tous les cas.
(i) Dans quelles limites doit-on revendiquer la collaboration
intellectuelle de l’analysé lors du traitement ? Il est difficile d’énoncer à ce
propos une règle dont la validité serait universelle. C’est la personnalité du
patient qui décide en tout premier lieu. Mais on doit avant tout faire preuve
ici de prudence et de retenue. Il n’est pas bon de donner des missions à
l’analysé, de lui dire qu’il doit rassembler ses souvenirs, réfléchir à une
certaine époque de sa vie, etc. Il doit plutôt et surtout apprendre ce qu’il
n’est facile à personne de supposer : que l’activité intellectuelle du type de
la réflexion, que l’effort de volonté et d’attention ne résout aucune des
énigmes de la névrose, qui ne le sont que par le respect patient de la règle
psychanalytique qui commande de mettre hors circuit la critique contre
l’inconscient et ses dérivés. On devrait s’en tenir de manière
particulièrement inflexible au respect de cette règle chez les malades qui
pratiquent l’art d’éluder en s’échappant dans l’intellectuel lors du
traitement, réfléchissent alors beaucoup et souvent très sagement sur leur
état, et s’épargnent ainsi de faire quelque chose pour s’en rendre maîtres. Je
n’aime pas non plus avoir recours, chez mes patients, à la lecture d’écrits
analytiques ; j’exige qu’ils apprennent sur leur propre personne et je leur
garantis qu’ils en sauront plus ainsi, et des choses plus précieuses, que ce
que pourrait leur dire la totalité des livres de psychanalyse. Je comprends
toutefois que, dans les conditions qui sont celles d’un séjour en
établissement de santé, il puisse être très avantageux de se servir de la
lecture pour préparer les analysés et pour créer une atmosphère permettant
d’exercer l’influence.
Je voudrais très instamment déconseiller de chercher à obtenir
l’approbation et le soutien des parents ou des proches en leur donnant à lire
une œuvre — d’introduction ou d’approfondissement — de notre corpus.
Le plus souvent, cette démarche accomplie dans une bonne intention suffit
pour provoquer le déchaînement de l’opposition des proches au traitement
psychanalytique — opposition naturelle et à un moment donné
inévitable — en sorte qu’aucun début du traitement n’a jamais lieu.

J’exprime l’espoir que les progrès faits dans l’acquisition des


connaissances chez les psychanalystes mèneront bientôt à un accord sur les
questions de la technique à utiliser pour traiter les névrosés de la manière la
plus efficace. Pour ce qui concerne le traitement des « proches », j’avoue
mon complet désarroi et ne nourris généralement pas grand espoir dans leur
traitement individuel.

1. L’analysé affirme souvent avoir déjà fait auparavant une communication donnée, alors qu’on peut lui affirmer avec une supériorité tranquille qu’il la fait pour la première
fois. Il s’avère alors que l’analysé a eu, une fois, jadis, l’intention de faire une certaine communication mais qu’une résistance encore existante l’a empêché de tenir ce propos. Le
souvenir de cette intention est pour lui indissociable du souvenir de sa mise en œuvre.

2. En français dans le texte. Freud fait allusion à Ambroise Paré. (N.d.T.)


1. « Ratschläge für den Arzt bei der Psychoanalytischen Behandlung », Zentralblatt für Psychoanalyse, vol. 2, no 9, juin 1912, p. 483-489. Repris en 1918 dans les
Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre, 4e série, p. 399-411, puis en 1925 dans les Gesammelte Schriften, tome VI, p. 64-75. C’est cette dernière version que nous traduisons
ici.
Sur l’introduction du traitement
1

(1912)
Qui veut apprendre dans les livres le noble jeu des échecs ne tardera pas
à savoir que seules les ouvertures et les finales autorisent une présentation
systématique et exhaustive, tandis que l’infinie diversité des parties, une
fois passée l’ouverture, s’y refuse. Seule l’étude attentive de parties au
cours desquelles des maîtres se sont affrontés permet de combler cette faille
dans l’apprentissage. Les règles que l’on peut donner pour l’exercice du
traitement psychanalytique sont sans doute soumises aux mêmes
restrictions.
Je tenterai ci-dessous de rassembler quelques-unes de ces règles pour
l’introduction à la cure, à l’usage de l’analyste praticien. On y trouve des
prescriptions qui pourront paraître vétilleuses et le sont sans doute aussi.
Disons à leur décharge que ce sont justement des règles du jeu qui doivent
puiser leur signification dans le contexte du plan de jeu. Mais je fais bien de
présenter ces règles comme des « conseils » et de ne pas revendiquer pour
leur compte un caractère d’obligation absolu. L’extraordinaire diversité des
constellations psychiques envisageables, la plasticité de tous les processus
psychiques et l’abondance des facteurs déterminants s’opposent aussi à une
mécanisation de la technique et font qu’un procédé d’ordinaire légitime
reste occasionnellement sans effet et qu’un autre, généralement fautif, mène
pour une fois au but. Cette situation n’empêche cependant pas de fixer un
comportement du médecin qui atteigne un niveau moyen d’utilité.
J’ai déjà donné voici des années, en un autre lieu1, les indications les
plus importantes pour le choix des malades. Je ne les répète donc pas ici ;
elles ont depuis suscité l’approbation d’autres psychanalystes. J’ajoute
cependant que je me suis, depuis, habitué à accepter des malades sur
lesquels je n’ai que peu d’informations, à titre seulement provisoire dans un
premier temps, pour une durée d’une ou deux semaines. Si l’on interrompt
au cours de cette période, on épargne au malade l’impression gênante d’une
tentative de guérison ratée. On s’est contenté de faire un sondage pour
explorer le cas et pour décider s’il se prête à la psychanalyse. On ne dispose
pas d’autre type de mise à l’épreuve que ce genre d’essai ; même des
entretiens et des interrogatoires pratiqués en consultation n’offriraient pas
de substitut. Mais cet essai préalable est déjà le début de la psychanalyse et
doit en suivre les règles. On peut par exemple le garder isolé en laissant
essentiellement le patient parler et en ne lui communiquant pas plus, en
matière d’informations, que ce qui est tout à fait indispensable à la
poursuite de son récit.
Il y a du reste aussi une raison liée au diagnostic pour introduire le
traitement avec une période d’essai prévue pour durer quelques semaines.
Quand on a face à soi une névrose comportant des symptômes hystériques
ou de contrainte, d’une prégnance non excessive et d’assez courte durée,
c’est-à-dire revêtant cette forme que l’on a voulu juger favorable au
traitement, on est assez souvent forcé de laisser s’insinuer un doute : le cas
ne correspond-il pas à un stade préparatoire de ce qu’on appelle la
dementia praecox (schizophrénie chez Bleuler2, paraphrénie d’après ma
proposition), et ne présentera-t-il pas tôt ou tard un tableau caractérisé de
cette affection ? Je conteste qu’il soit toujours aussi facile de faire la
distinction. Je sais qu’il existe des psychiatres qui varient assez rarement
dans le diagnostic différentiel, mais je me suis convaincu du fait qu’ils se
trompent tout aussi fréquemment. Seulement voilà, l’erreur a de plus graves
conséquences pour le psychanalyste que pour celui qu’on appelle le
psychiatre clinicien. Dans un cas comme dans l’autre, ce dernier
n’entreprend rien de fructueux ; le seul risque qu’il court est celui de
l’erreur théorique, et son diagnostic ne présente qu’un intérêt académique.
Mais le psychanalyste, lui, a commis dans le cas défavorable un choix
pratique erroné, il a été la cause d’une vaine dépense et a discrédité son
procédé médical. Il ne peut pas tenir sa promesse de guérison si le malade
ne souffre pas d’hystérie ou de névrose de contrainte, mais de paraphrénie,
et a donc des motifs particulièrement puissants d’éviter l’erreur de
diagnostic. Au cours d’un traitement expérimental de quelques semaines, il
aura souvent des perceptions suspectes et propres à l’inciter à ne pas
prolonger l’essai. Je ne peux hélas pas affirmer qu’une telle tentative
permette une décision sûre ; ce n’est qu’une bonne précaution
supplémentaire3.
De longues discussions préalables avant le début du traitement
analytique, une thérapie d’une autre espèce suivie auparavant, ainsi qu’une
relation antérieure entre le médecin et la personne à analyser ont certaines
conséquences défavorables auxquelles il faut être préparé. Ce sont elles, en
effet, qui permettent au patient de faire face au médecin dans une attitude de
transfert achevée que le médecin doit lentement dévoiler, au lieu qu’il ait
l’occasion d’observer dès le début la croissance et l’évolution du transfert.
Le patient a ainsi pendant un moment une avance qu’on ne lui accorde qu’à
contrecœur pendant la cure.
Que l’on fasse preuve de méfiance envers tous ceux qui veulent débuter
la cure par un ajournement. L’expérience montre qu’ils ne se présentent pas
après l’écoulement du délai convenu, même si la motivation de cet
ajournement, c’est-à-dire la rationalisation du préliminaire, paraît
impeccable au non-initié.
Des difficultés particulières se sont présentées lorsque des relations
amicales ou sociales existaient entre le médecin et les patients entrant en
analyse, ou leur famille. Le psychanalyste auquel on demande de prendre en
traitement l’épouse ou l’enfant d’un ami peut se préparer à voir l’entreprise,
quelle qu’en soit l’issue, lui coûter cette amitié. Il est pourtant forcé
d’accomplir ce sacrifice s’il ne peut pas fournir un substitut digne de
confiance.

Les profanes, tout comme les malades qui continuent à volontiers


confondre la psychanalyse avec un traitement par la suggestion, attribuent
généralement une valeur élevée à l’attente que le patient nourrit à l’égard du
nouveau traitement. Ils pensent souvent que l’on n’aura pas beaucoup de
mal avec ce malade-là, car il a une grande confiance dans la psychanalyse
et il est pleinement convaincu de sa vérité et de son efficacité. Ils pensent
que, chez un autre, les choses seront sans doute plus difficiles, car il se
comportera avec scepticisme et ne voudra rien croire avant d’avoir vu la
réussite sur sa propre personne. Mais, en réalité, cette attitude des malades a
une signification tout à fait réduite ; sa confiance ou sa méfiance provisoires
sont pratiquement négligeables à côté des résistances intérieures qui ancrent
la névrose. Il est vrai que la crédulité du patient rend fort agréable la
première relation que l’on a avec lui ; on l’en remercie, mais on le prépare à
ce que son préjugé favorable se brise contre la première difficulté qui
apparaîtra dans le traitement. Au sceptique, on dit que l’analyse n’a pas
besoin de confiance, qu’il peut être aussi critique et méfiant qu’il le
souhaite, que l’on ne veut pas du tout mettre son attitude sur le compte de
son jugement, car il n’est justement pas en mesure de se faire un jugement
fiable sur ces points ; que sa méfiance est précisément un symptôme
analogue à ses autres symptômes, et qu’elle ne sera pas un facteur de
perturbation pourvu qu’il veuille suivre consciencieusement ce que la règle
du traitement exige de lui.
Quand on est familier de l’essence de la névrose, on ne sera pas étonné
d’entendre que même celui qui a tout à fait la capacité d’exercer la
psychanalyse sur des tiers peut se comporter comme n’importe quel autre
mortel et qu’il est capable de produire les plus vives résistances dès
l’instant où il se fait lui-même l’objet de la psychanalyse. On a alors une
fois de plus l’impression de la dimension psychique profonde, et l’on ne
trouve rien de surprenant à ce que la névrose s’enracine dans des strates
psychiques jusqu’auxquelles la formation analytique n’est pas descendue.

Les points importants, au début de la cure analytique, sont les règles


fixées à propos du temps et de l’argent.
Pour ce qui concerne le temps, je respecte exclusivement le principe
d’une heure attribuée avec précision. Chaque patient se voit assigner une
certaine heure de ma journée de travail disponible ; c’est la sienne et il en
reste redevable même s’il ne l’utilise pas. Cette assignation, qui va de soi,
dans notre bonne société, pour l’enseignant de musique ou de langue,
apparaît dure, voire indigne de son rang, quand il s’agit du médecin. On
aura tendance à insister sur les nombreux hasards susceptibles d’empêcher
le patient de se présenter chez le médecin chaque fois à la même heure, et
l’on exigera que l’on tienne compte des nombreuses pathologies
intercurrentes qui peuvent intervenir au cours d’un traitement analytique de
quelque longueur. Mais voilà, je réponds : il ne peut en aller autrement.
Quand on emploie une manière plus douce, les annulations
« occasionnelles » deviennent tellement fréquentes que le médecin voit son
existence matérielle menacée. Quand on respecte rigoureusement l’horaire
fixé, il s’avère en revanche que les aléas susceptibles de faire obstacle
n’interviennent pas du tout, et les affections intercurrentes très rarement. On
n’est pratiquement jamais en mesure de jouir d’une période d’oisiveté dont
on devrait avoir honte en tant que personne gagnant sa vie ; on peut
poursuivre le travail sans perturbation et l’on évite l’expérience, source de
gêne et de confusion, du fait que le moment où une pause dont on n’est pas
responsable doit interrompre le travail est toujours celui où ce dernier
promettait de devenir particulièrement important et substantiel. On ne se
fait une véritable conviction de l’importance de la psychogenèse dans la vie
quotidienne des gens, de la fréquence des « maladies diplomatiques4 » et du
rôle insignifiant joué par le hasard que quand on a pratiqué la psychanalyse
pendant quelques années en respectant rigoureusement le principe de
l’attribution fixe des heures. Dans le cas d’affections organiques
indubitables, que l’intérêt psychique ne permet tout de même pas d’exclure,
j’interromps le traitement, je m’estime en droit d’attribuer à quelqu’un
d’autre l’heure ainsi libérée, et je reprends le patient dès qu’il est rétabli et
que j’ai une autre heure de libre.
Je travaille quotidiennement avec mes patients, à l’exception des
dimanches et jours de grande fête, c’est-à-dire d’ordinaire six fois par
semaine. Pour les cas légers ou les prolongements de traitement déjà
largement avancés, trois heures hebdomadaires sont suffisantes. Autrement,
des limitations de temps ne profitent ni au patient, ni au médecin ; pour le
début, on doit les rejeter totalement. De brèves interruptions suffisent pour
que le travail soit à chaque fois un peu enseveli ; nous avions l’habitude de
parler en plaisantant d’une « croûte du lundi » quand nous reprenions après
le repos dominical ; quand on travaille rarement, il existe un risque de ne
pas pouvoir rester au fait de ce que vit le patient, un risque que la cure perde
le contact avec le temps présent et soit refoulée sur des chemins latéraux. Il
arrive aussi que l’on rencontre des patients auxquels on doit consacrer plus
de temps que l’heure moyenne, parce qu’ils en utilisent la majeure partie
pour se dégeler et, simplement, commencer à communiquer.
L’une des questions que le médecin n’aime pas entendre et que le
malade lui pose au tout début est la suivante : « Combien de temps le
traitement va-t-il durer ? De combien de temps avez-vous besoin pour me
délivrer de ma souffrance ? » Quand on a proposé un traitement d’essai sur
quelques semaines, on se dérobe à la réponse directe à cette question en
promettant de donner un avis plus fiable une fois écoulée la période
probatoire. On répond en quelque sorte comme l’Ésope de la fable, lequel
ordonne « Marche ! » au promeneur qui l’interroge sur la longueur du
chemin, et l’on commente cette injonction en expliquant qu’il faut d’abord
apprendre à connaître le pas du promeneur avant de pouvoir calculer le
temps que prendra sa promenade. Ce renseignement permet de venir à bout
des premières difficultés, mais ce n’est pas une bonne comparaison, car le
névrosé peut facilement changer son tempo et, pendant un moment, ne faire
que de très lents progrès. En vérité, on ne peut pratiquement pas apporter de
réponse à la question de la durée prévisible du traitement.
L’incompréhension des malades et l’absence de sincérité des médecins
se combinent pour produire cet effet, à savoir que l’on émet à l’égard de
l’analyse les exigences les plus démesurées et qu’on lui accorde un délai
extrêmement court pour y satisfaire. Je prendrai pour exemple ces données
figurant dans la lettre d’une dame vivant en Russie, qui m’est parvenue
voici quelques jours. Elle est âgée de cinquante-trois ans, souffrante depuis
vingt-trois, incapable d’exercer durablement un métier depuis dix. Un
« traitement dans plusieurs maisons de repos » ne lui a pas permis d’avoir
une « vie active ». Elle espère être totalement guérie par la psychanalyse, à
propos de laquelle elle a lu des textes. Mais son traitement a déjà tellement
coûté d’argent à sa famille qu’elle ne peut s’offrir un séjour à Vienne allant
au-delà des six semaines ou deux mois. À cela s’ajoute la complication
qu’elle veut dès le début ne se « faire comprendre » que par écrit, car
approcher directement ses complexes provoquerait chez elle une explosion
ou la « ferait taire momentanément ».
Personne ne s’attendrait, dans d’autres domaines, qu’on soulève une
lourde table avec deux doigts comme s’il s’agissait d’un tabouret léger, ou
bien que l’on puisse construire une grande maison dans le délai que
requerrait une cabane en bois ; mais dès qu’il s’agit des névroses qui ne
paraissent pas encore intégrées dans le contexte de la pensée humaine,
même des personnes intelligentes oublient la proportionnalité nécessaire
entre le temps, le travail et la réussite. C’est, du reste, une conséquence
compréhensible de la profonde ignorance qu’ont les gens de l’étiologie des
névroses. Grâce à cette ignorance, la névrose est pour eux une sorte de
« jeune fille de l’étranger5 ». On ne saurait dire d’où elle est venue et l’on
s’attend donc à ce qu’elle se soit volatilisée un jour ou l’autre.
Les médecins entretiennent cette crédulité ; souvent, même les sachants
parmi eux n’évaluent pas correctement le poids des pathologies
névrotiques. Un collègue et ami que j’estime beaucoup pour s’être converti
et avoir appris à prendre la psychanalyse au sérieux, après plusieurs
décennies de travail scientifique fondé sur d’autres présupposés, m’a écrit
un jour : « Ce dont nous avons besoin, c’est d’un traitement ambulatoire
bref et commode pour les névroses de contrainte. » Je n’ai pu lui être utile
sur ce point, j’ai eu honte et j’ai tenté de me trouver une excuse en
remarquant que les spécialistes des maladies internes seraient eux aussi
probablement très satisfaits de disposer d’une thérapie de la tuberculose ou
du carcinome qui associerait ces avantages.
Pour le dire plus directement : en psychanalyse, il est toujours question
de périodes longues, de semestres ou d’années pleines, des laps de temps
plus étendus que ne le voudrait l’attente du malade. On a par conséquent
l’obligation de révéler cet état de fait au malade avant qu’il se décide
définitivement en faveur du traitement. D’une manière générale, je
considère qu’il est plus digne, mais aussi plus utile, d’attirer tout de même
son attention — sans viser toutefois à le dissuader — sur les difficultés et
les sacrifices liés à la thérapie analytique, en lui ôtant ainsi toute
justification qui lui permettrait d’affirmer plus tard qu’on l’a attiré dans un
traitement dont il ne connaissait ni l’ampleur ni l’importance. S’il se laisse
dissuader par de telles informations, il se serait de toute façon révélé
inutilisable par la suite. Il est bon d’entreprendre une sélection de ce type
avant le début du traitement. Le progrès de l’information parmi les malades
permet tout de même d’augmenter le nombre de ceux qui franchissent cette
première mise à l’épreuve.
Je refuse d’engager les patients à rester en traitement pendant une durée
déterminée, j’autorise chacun à interrompre la cure quand cela lui plaît mais
je ne lui cache pas qu’une interruption après une brève période de travail ne
permettra pas de réussite, et pourra facilement, comme une opération
inachevée, le placer dans une situation insatisfaisante. Au cours des
premières années de mon activité psychanalytique, j’ai eu les plus grandes
difficultés à inciter les malades à rester ; cette difficulté s’est déplacée
depuis longtemps, je dois à présent m’efforcer anxieusement de les forcer
aussi à arrêter.
Mettre un terme précoce à la cure analytique reste un vœu justifié dont
nous verrons qu’on s’efforce de l’exaucer par différentes voies. S’y oppose,
hélas, un élément très significatif, la lenteur avec laquelle s’accomplissent
de profondes transformations psychiques, et sans doute en premier lieu
l’« atemporalité » de nos processus inconscients. Quand les malades sont
placés devant la difficulté que représente la grande quantité de temps qu’il
faut consacrer à l’analyse, il n’est pas rare qu’eux-mêmes sachent proposer
un expédient bien précis. Ils répartissent leurs maux entre ceux qu’ils
décrivent comme insupportables et d’autres qu’ils qualifient d’accessoires,
et disent : « Pourvu que vous me libériez de l’un (par exemple de la
migraine, d’une angoisse bien précise), je me débrouillerai bien de l’autre
moi-même. » Mais ils surestiment, ce faisant, le pouvoir électif de
l’analyse. Le médecin analyste a certes beaucoup de pouvoirs, mais pas
celui de définir précisément ce à quoi il va parvenir. Il lance un processus,
celui de la dissolution des refoulements existants, il peut le surveiller,
l’encourager, écarter des obstacles du chemin et certainement aussi y gâter
beaucoup de choses. Mais globalement, le processus, une fois lancé, suit sa
propre voie et ne se laisse prescrire ni sa direction, ni la succession des
points auxquels il s’attaque. Il en va donc à peu près de même du pouvoir
de l’analyste sur les phénomènes morbides, et de la puissance sexuelle
masculine. L’homme le plus fort peut certes engendrer un enfant entier,
mais il ne peut pas générer dans l’organisme féminin une tête seule, un bras
ou une jambe ; il ne peut même pas décider du sexe de l’enfant. Il ne dirige
justement, lui aussi, qu’un processus extrêmement embrouillé et déterminé
par des événements anciens, processus qui s’achève par la séparation entre
l’enfant et la mère. La névrose d’un être humain a elle aussi les
caractéristiques d’un organisme, les phénomènes qui la composent ne sont
pas indépendants les uns des autres, ils se conditionnent mutuellement et
ont l’habitude de se soutenir ; on ne souffre jamais que d’une seule névrose,
pas de plusieurs qui auraient coïncidé par hasard au sein d’un même
individu. Le malade que l’on a libéré à sa demande d’un premier symptôme
insupportable pourrait vite faire l’expérience du fait qu’un autre symptôme
jusqu’alors bénin s’intensifie jusqu’à devenir insupportable. Qui veut, d’une
manière générale, dissocier autant que possible le succès de ses conditions
suggestives (c’est-à-dire de transfert) ferait bien de renoncer aussi aux
traces de l’influence élective exercée sur le succès de la guérison et qui
peuvent revenir au médecin. Pour le psychanalyste, les patients préférés
doivent être ceux qui lui réclament la pleine santé, pour autant qu’on puisse
en disposer, et mettent à sa disposition autant de temps que le processus de
rétablissement en a besoin. Bien entendu, on ne peut espérer des conditions
aussi favorables que dans un petit nombre de cas.
Le point suivant, sur lequel il faut trancher au début d’une cure, est
l’argent, les honoraires du médecin. L’analyste ne conteste pas que l’argent
doit être considéré en premier lieu comme un moyen de conservation de soi
et de gain de pouvoir, mais il affirme que de puissants facteurs sexuels
participent à l’estime que l’on voue à l’argent. Il peut invoquer le fait que
les gens civilisés traitent les affaires d’argent d’une manière tout à fait
similaire à ce qu’ils font pour les choses sexuelles : avec la même
ambivalence, la même pruderie et la même hypocrisie. Il est donc d’emblée
décidé à ne pas participer à ce mouvement, mais à traiter les relations
d’argent avec cette sincérité toute naturelle à l’égard du patient, sincérité à
laquelle le psychanalyste veut l’éduquer en matière de vie sexuelle. Il lui
prouve qu’il s’est lui-même départi d’une pudeur déplacée en l’informant,
de son propre chef, de la valeur qu’il attribue à son temps. L’intelligence
humaine commande alors de ne pas faire converger de grosses sommes,
mais de réclamer des règlements à bref intervalle (mensuel, par exemple).
(Il est notoire que brader le traitement n’augmente pas la valeur que lui
attribue le patient.) On le sait, ce n’est pas la pratique ordinaire du médecin
des nerfs ou de l’interniste dans notre société européenne. Mais si le
psychanalyste peut se placer dans la situation du chirurgien franc et
onéreux, c’est qu’il dispose de traitements qui peuvent apporter une aide. Je
pense qu’il est tout de même plus digne et moins problématique sur le plan
de l’éthique de reconnaître ses véritables prétentions et besoins que de jouer
le philanthrope désintéressé, comme c’est encore l’usage aujourd’hui entre
médecins, alors que cette relation ne lui est pas permise, et de s’irriter
bruyamment, au contraire, du manque d’égards des patients ou de la
manière dont ils exploitent les autres. Pour justifier sa prétention à être
payé, l’analyste fera encore valoir que la lourdeur de son travail
l’empêchera toujours de gagner autant que d’autres médecins spécialistes.
Pour les mêmes raisons, il sera aussi en droit de refuser de traiter sans
honoraires, et pourra ne pas faire d’exception non plus en faveur des
collègues ou de leurs proches. Cette dernière exigence semble certes
s’opposer à la collégialité médicale ; mais que l’on se rende compte que,
pour le psychanalyste, un traitement gratuit représente bien plus que pour
quiconque, à savoir la perte d’une fraction notable du temps de travail dont
il dispose pour gagner sa vie (d’un huitième, d’un septième, etc.) et ce pour
une période qui dure de nombreux mois. Un deuxième traitement gratuit
simultané le prive déjà d’un quart ou d’un tiers de son pouvoir d’achat, ce
que l’on pourrait comparer à l’effet d’un grave accident traumatique.

On se demande alors si l’avantage pour le malade contrebalance à peu


près le sacrifice du médecin. Je peux sans doute me permettre un jugement
sur ce point car pendant une dizaine d’années j’ai consacré une heure
quotidienne, et parfois même deux, aux traitements gratuits, parce que je
voulais travailler avec aussi peu de résistance que possible pour me donner
des points de repère dans la névrose. Je n’y ai pas trouvé les avantages que
je cherchais. Le traitement gratuit intensifie énormément certaines des
résistances des névrosés, par exemple, chez la jeune femme, la tentation
qu’implique la relation de transfert, chez le jeune homme la lutte, issue du
complexe du père, contre l’obligation de gratitude, qui compte au nombre
des obstacles les plus défavorables à l’aide médicale. La disparition de la
régulation qu’apporte tout de même le paiement au médecin se fait sentir
de manière très gênante ; toute la situation sort du monde réel ; et cela ôte
au patient une bonne raison de s’efforcer de mettre fin à la cure.
On peut être à cent lieues d’une attitude ascétique de condamnation de
l’argent et regretter tout de même que la thérapie analytique soit presque
inaccessible aux pauvres, pour des motifs externes et internes. Il n’y a pas
grand-chose à faire pour y remédier. Peut-être a-t-on raison d’affirmer,
comme on le fait très souvent, que celui que la nécessité de la vie force à
travailler durement succombe moins facilement à la névrose. Mais il est une
autre expérience tout à fait incontestable : le pauvre, une fois qu’il a produit
une névrose, se la laisse très difficilement arracher. Elle lui rend de trop
bons services dans le combat pour l’affirmation de soi ; le bénéfice
secondaire de la maladie qu’elle lui apporte est trop important. La
miséricorde que les gens ont refusée à sa détresse matérielle, il la
revendique à présent au titre de sa névrose et peut s’acquitter lui-même de
l’exigence de combattre sa pauvreté par le travail. Quand on attaque la
névrose d’un pauvre avec les moyens de la psychothérapie, on fait donc en
règle générale l’expérience que, dans ce cas, il réclame une thérapie actuelle
d’une tout autre nature, une thérapie telle qu’avait coutume, selon la
légende bien connue chez nous, d’exercer l’empereur Joseph II6. On trouve
bien entendu parfois, tout de même, des gens de valeur, qui ne sont pas
responsables de leur désarroi, chez qui le traitement gratuit ne se heurte pas
aux obstacles mentionnés et obtient de belles réussites.
Pour la classe moyenne, la dépense d’argent exigée par la psychanalyse
n’a que l’apparence de l’excès. Sans même parler du fait que la santé et la
capacité de performance, d’une part, une dépense modérée, de l’autre, sont
absolument incommensurables : quand on additionne le compte des
dépenses incessantes pour les cliniques et le traitement médical et qu’on les
compare à l’augmentation de la productivité et de revenus après une cure
analytique terminée avec succès, on peut dire que les malades ont fait une
bonne affaire. Il n’est rien de plus coûteux, dans la vie, que la maladie et…
la bêtise.

Avant de conclure ces notes sur l’introduction du traitement analytique,


encore un mot sur un certain cérémonial de la situation dans laquelle la cure
est mise en œuvre. Je m’en tiens au conseil de faire s’allonger le malade sur
un divan, tandis que l’on prend place derrière lui, où il ne peut nous voir.
Cette disposition a un sens historique, elle est le reste du traitement
hypnotique à partir duquel s’est développée la psychanalyse. Mais elle
mérite d’être préservée, et ce pour plusieurs raisons. D’abord pour un motif
personnel, que d’autres peuvent toutefois partager avec moi. Je ne supporte
pas que d’autres me regardent fixement pendant huit heures (ou plus) par
jour. Comme, pendant l’écoute, je m’abandonne moi-même au fil de mes
réflexions inconscientes, je ne veux pas que mes mimiques donnent au
patient matière à interprétation ou l’influencent dans ses communications.
Le patient conçoit généralement la situation qui lui est imposée comme une
privation et s’insurge contre elle, notamment lorsque la pulsion du voir (le
voyeurisme) joue un rôle important dans sa névrose. Mais je tiens à cette
règle qui a pour intention et pour résultat d’éviter l’amalgame imperceptible
du transfert avec les idées du patient, d’isoler le transfert et de le faire surgir
en temps utile, fortement réécrit, sous forme de résistance. Je sais que de
nombreux analystes ont une autre pratique, mais j’ignore si la manie de ne
pas faire comme tout le monde, ou un avantage qu’ils y ont trouvé, tient la
plus grande part dans leur divergence.
Une fois que les conditions de la cure sont ainsi réglées se pose la
question de savoir à quel point et avec quel matériau l’on doit engager le
traitement.

Le matériau avec lequel on engage le traitement est globalement


indifférent, qu’il s’agisse de la biographie, de l’anamnèse ou des souvenirs
d’enfance du patient. Mais on doit en tout cas procéder en laissant le patient
raconter et en lui permettant de choisir le point de départ. On lui dit donc :
« Avant que je puisse vous dire quelque chose, je dois en avoir beaucoup
appris à votre sujet ; informez-moi, je vous prie, de ce que vous savez sur
vous-même. »
On ne fait une exception que pour la règle fondamentale de la technique
psychanalytique, que le patient doit observer. On la lui fait connaître dès le
tout début : « Encore une chose avant que vous ne commenciez. Votre récit
doit se distinguer sur un point d’une conversation ordinaire. Alors que
d’habitude vous essayez à juste titre de maintenir dans votre présentation le
fil qui assure la cohésion et que vous rejetez toutes les idées perturbatrices
et autres réflexions incidentes pour ne pas vous perdre dans les détails,
comme on dit, vous devez, ici, procéder autrement. Vous constaterez qu’au
cours de votre récit vous viendront différentes réflexions que vous aimeriez
rejeter au moyen de certaines objections critiques. Vous serez tenté de vous
dire : ceci ou cela n’a rien à faire ici, ou bien c’est tout à fait sans
importance, ou bien c’est absurde, on n’a donc pas à le dire. Ne cédez
jamais à cette critique et dites-le tout de même, mieux : dites-le justement
parce que vous sentez une aversion contre cela. Vous découvrirez et
comprendrez plus tard la raison de cette règle — la seule, en réalité, que
vous deviez respecter : dites donc tout ce qui vous passe par la tête.
Comportez-vous par exemple comme un voyageur qui, assis côté fenêtre
dans le wagon du train, décrirait à celui qui est installé à l’intérieur
l’évolution du tableau qui s’offre à lui. Enfin n’oubliez jamais pour autant
que vous avez promis une sincérité complète7 et ne passez jamais sur
quelque chose parce que sa communication vous est désagréable pour une
raison ou pour une autre. »
Des patients qui font débuter leur état pathologique à un moment
déterminé partent d’ordinaire de la cause de la maladie ; d’autres, qui ne
méconnaissent pas eux-mêmes le lien de leur névrose avec leur enfance,
commencent souvent par présenter toute leur biographie. Que l’on n’attende
en aucun cas un récit systématique, et que l’on ne fasse rien pour
l’encourager. Chaque petit fragment de l’histoire devra être raconté de
nouveau ultérieurement, et seules ces répétitions feront apparaître des
suppléments qui livreront des contextes importants et inconnus du malade.
Il existe des patients qui, dès les premières heures, se préparent
soigneusement à leur récit, en prétendant vouloir ainsi assurer la meilleure
utilisation du temps de traitement. Ce qui se drape ainsi sous le manteau du
zèle, c’est la résistance. On déconseillera pareille préparation, qui n’est
mise en œuvre que pour se protéger contre l’apparition d’idées non
désirées8. Aussi sincèrement le malade puisse-t-il croire à ses intentions
louables, la résistance réclamera sa part du type de préparation prévue et
imposera que le matériau le plus précieux échappe à la communication. On
ne tardera pas à noter que le patient invente encore d’autres méthodes pour
ôter au traitement ce qui est exigé. Il discutera par exemple
quotidiennement de la cure avec un ami intime et placera dans la
conversation toutes les réflexions qui devraient s’imposer à lui en présence
du médecin. La cure est alors affligée d’une fuite par laquelle s’écoule
justement le meilleur. L’heure ne tardera pas, où l’on devra conseiller au
patient de traiter sa cure analytique comme une affaire entre son médecin et
lui-même et d’exclure toutes les autres personnes, aussi proches ou
curieuses soient-elles, du partage de son savoir. À des stades ultérieurs du
traitement, le patient n’est en règle générale pas soumis à de telles
tentations.
Je ne mets pas d’obstacles sur le parcours de malades qui veulent garder
leur traitement secret — souvent parce qu’ils veulent aussi garder leur
névrose secrète. Il n’en est bien entendu pas question si cette réserve fait
manquer à quelques-uns des plus beaux succès de guérison leur effet sur
leur entourage. La décision que prennent les patients de garder le succès
met bien entendu déjà au jour un trait de leur histoire secrète.
Quand on insiste auprès des patients pour qu’ils informent aussi peu de
personnes que possible, on les protège aussi quelque peu des nombreuses
influences hostiles qui tenteront de les détourner de l’analyse. L’exercice de
ce type d’influence peut avoir un effet funeste au début de la cure. Plus tard,
il est le plus souvent indifférent, voire utile pour faire apparaître des
résistances qui veulent se dissimuler.
Si le patient a provisoirement besoin, pendant le traitement analytique,
d’une autre thérapie, généraliste ou spécialisée, il est bien plus efficace de
faire appel à un collègue non analyste que d’apporter soi-même cette autre
prestation secourable. Les traitements combinés destinés à traiter une
souffrance névrotique à fort étayage organique sont le plus souvent
impossibles à mener. Les patients détournent leur intérêt de l’analyse dès
qu’on leur indique plus d’un chemin censé mener à la guérison. Le mieux
est de repousser le traitement organique jusqu’à la fin du traitement
psychique ; si l’on commençait par le premier, il échouerait dans la plupart
des cas.
Revenons à l’introduction du traitement. Il arrivera que l’on rencontre
des patients qui commencent leur cure par un rejet, en assurant qu’il ne leur
vient rien à l’esprit qu’ils puissent raconter, bien que tout le territoire de la
biographie et de l’anamnèse s’étende, intact, devant eux. À leur demande de
leur indiquer tout de même de quoi ils doivent parler, on ne cédera ni cette
première fois ni les fois suivantes. Que l’on garde pour soi ce à quoi l’on a
affaire dans de tels cas. Une forte résistance s’est avancée là en première
ligne pour défendre la névrose ; qu’on relève aussitôt le défi et qu’on se
pende aux basques de la résistance. L’assurance, répétée avec énergie,
qu’une telle absence de toute idée incidente n’existe pas au début et qu’il
s’agit d’une résistance à l’analyse force bientôt le patient à faire les aveux
supposés, ou dévoile un premier pan de ses complexes. Il est fâché quand il
doit avouer qu’il s’est fabriqué sa réserve pendant qu’il entendait la règle
fondamentale, et qu’il gardera tout de même pour lui ceci ou cela. Moins
agacé lorsqu’il lui suffit de dire quelle méfiance il oppose à l’analyse ou les
choses dissuasives qu’il a entendues à propos de celle-ci. S’il conteste telle
ou telle des possibilités qu’on lui avance, on peut le forcer, par pression, à
reconnaître qu’il a tout de même négligé certaines réflexions qui le
préoccupent. Il a lui-même pensé à la cure, mais à rien de déterminé, ou
bien c’est le tableau accroché dans la pièce où il se trouve qui l’a accaparé,
ou bien il ne peut s’empêcher de penser aux objets de la salle de traitement,
et au fait qu’il est allongé ici, sur un divan, toutes choses qu’il a remplacées
par l’expression « rien ». Ces allusions sont sans doute compréhensibles ;
tout ce qui se rattache à la situation actuelle correspond à un transfert sur le
médecin, transfert qui se révèle adapté à une résistance. On est ainsi forcé
de commencer par le dévoilement de ce transfert ; depuis celui-ci, on trouve
rapidement le chemin d’entrée au matériau pathogène du malade. Des
femmes qui, d’après le contenu de leur biographie, sont préparées à une
agression sexuelle, des hommes avec une homosexualité refoulée d’une
force démesurée seront ceux qui feront le plus précéder l’analyse d’un tel
refus des idées incidentes.
Comme la première résistance, les premiers symptômes ou actes
fortuits des patients peuvent prétendre à un intérêt particulier et révéler un
complexe dominant leur névrose. Un jeune philosophe plein d’esprit,
défendant des positions esthétiques de premier ordre, se hâte de rajuster son
pantalon-culotte9 [la ceinture de son pantalon] avant de s’allonger pour le
premier traitement ; il se révèle être un ancien coprophile du plus haut degré
de raffinement, comme on pouvait s’y attendre de la part du futur esthète.
Dans la même situation, une jeune fille tire hâtivement l’ourlet de sa jupe
sur la cheville qu’elle avait dévoilée ; elle a ainsi révélé le meilleur de ce
que l’analyse ultérieure révélera, la fierté narcissique qu’elle a de sa beauté
corporelle, et ses tendances à l’exhibition.
Un nombre particulièrement important de patients se rebelle contre la
position allongée qu’on leur propose, celle où le médecin se tient assis à
l’arrière, hors de vue ; ils demandent l’autorisation de suivre le traitement
dans une autre posture, le plus souvent parce qu’ils ne veulent pas se priver
de la vue sur le médecin. Cela leur est régulièrement refusé ; mais on ne
peut pas empêcher qu’ils se débrouillent pour prononcer quelques phrases
avant le début de la « séance » ou après la fin annoncée de celle-ci,
lorsqu’ils se sont levés du divan. Ils divisent ainsi le traitement en une
section officielle pendant laquelle ils ont le plus souvent un comportement
très inhibé, et une section « douillette » dans laquelle ils parlent de manière
vraiment libre et communiquent toutes sortes de choses qu’eux-mêmes ne
décomptent pas dans le traitement. Le médecin ne tolère pas longtemps
cette division, il relève ce qui a été prononcé avant ou après la séance et, en
l’exploitant à la première occasion, il abat ce mur de séparation que le
patient voulait dresser. Ce mur est lui aussi construit avec le matériau d’une
résistance de transfert.
Tant que les communications et idées incidentes du patient se déroulent
sans blocage, que l’on n’aborde pas le sujet du transfert. Que l’on attende,
pour mener cette procédure, la plus délicate de toutes, le moment où le
transfert sera devenu une résistance.
La question suivante à laquelle nous sommes confrontés est une
question de principe. La voici : quand devons-nous commencer les
communications à l’analysé ? Quand le temps est-il venu de lui révéler la
signification secrète de ses idées incidentes, de l’initier aux présupposés et
aux procédures techniques de l’analyse ?
La seule réponse possible est la suivante : pas avant qu’un transfert
viable, un rapport en bonne et due forme, se soit construit chez le patient.
Le premier objectif du traitement demeure de l’attacher à la cure et à la
personne du médecin. On n’a besoin de rien faire d’autre que de lui laisser
du temps. Si l’on témoigne à son égard d’un intérêt sérieux, si l’on élimine
soigneusement les résistances qui apparaissent au début et si l’on évite
certains faux pas, le patient produit de lui-même un attachement de ce type
et rattache le médecin à l’une des imagines de ces personnes dont il était
habitué à recevoir de l’amour. On peut toutefois gâcher ce premier succès
en adoptant d’emblée un autre point de vue que celui de l’empathie, par
exemple un angle moralisateur, ou bien en se comportant comme le
représentant ou le mandataire d’une partie, de l’autre membre du couple par
exemple, etc.
Cette réponse implique naturellement la condamnation d’un procédé qui
voudrait que l’on communique au patient les traductions de ses symptômes
dès qu’on les a soi-même devinées, ou qui verrait même un triomphe
particulier dans le fait de lui jeter à la figure ces « solutions » lors de la
première rencontre. Il ne sera pas difficile à un analyste ayant un peu
d’expérience de percevoir déjà clairement les souhaits contenus d’un
malade à partir de ses plaintes et de son rapport de malade ; mais quelle
dose de suffisance et d’irréflexion faut-il pour dévoiler, dès que l’on a fait
très brièvement sa connaissance, à un inconnu qui n’est pas familier de tous
les présupposés analytiques, qu’il a un attachement incestueux pour sa
mère, qu’il nourrit des désirs de mort à l’encontre de sa femme qu’il
prétend aimer, qu’il porte en lui l’intention de tromper son patron, et
d’autres choses du même genre ! J’ai entendu dire qu’il existe des analystes
qui se rengorgent de ce type de diagnostics instantanés et de traitements
rapides, mais je déconseille à quiconque de suivre de tels exemples. On
perdra ainsi tout crédit pour soi-même et pour sa cause, et l’on suscitera les
plus vives oppositions, que l’on ait deviné juste ou non — mieux : une
opposition en vérité d’autant plus vive que l’on aura deviné juste. En règle
générale, l’effet thérapeutique sera dans un premier temps égal à zéro, mais
on aura définitivement dissuadé le patient de suivre une analyse. Même à
des stades ultérieurs du traitement, on devra faire preuve de précautions
pour ne pas communiquer une solution du symptôme et une traduction du
souhait avant que le patient lui-même se trouve à leur seuil, si bien qu’il
n’aura plus qu’un petit pas à faire pour s’approprier lui-même cette
solution. J’ai eu assez souvent l’occasion, dans les premières années, de
constater que la communication prématurée d’une solution met également
un terme prématuré à la cure, aussi bien en raison des résistances qui ont
ainsi, soudain, été éveillées, que du soulagement qui a été apporté en même
temps que la solution.
Ici, on émettra une objection : est-ce donc notre mission que de
prolonger le traitement, et non pas au contraire de le mener à son terme
aussi vite que possible ? Le malade ne souffre-t-il pas en raison de son
ignorance et de son incompréhension, et n’est-ce pas un devoir de le rendre
sachant dès que possible, c’est-à-dire dès que le médecin lui-même est
devenu sachant ?
Pour répondre à cette question, il faut faire une petite digression sur la
signification du savoir et le mécanisme de la guérison en psychanalyse.

Aux tout premiers temps de la technique analytique, nous avons


cependant, dans une optique intellectualiste, tenu en haute estime le savoir
du malade et ce qu’il avait oublié, en faisant à peine la différence entre
notre savoir et le sien. Nous considérions comme une chance singulière le
fait de parvenir à obtenir sur le traumatisme d’enfance oublié du patient des
informations passant par d’autres canaux, par exemple les parents, les
personnes qui s’occupaient de lui ou le séducteur lui-même, ce qui fut
possible dans certains cas, et nous nous hâtions de donner la nouvelle au
malade et de lui apporter les preuves de sa véracité, certains de mener ainsi
névrose et traitement à une fin rapide. La déception fut rude quand la
réussite attendue n’eut pas lieu. Comment était-il donc possible que le
malade, qui connaissait désormais son expérience traumatique, se soit tout
de même comporté comme s’il n’en savait pas plus qu’auparavant ? Même
le souvenir du trauma refoulé ne voulut pas apparaître après que celui-ci eut
été communiqué et décrit.
Dans un cas donné, la mère d’une jeune fille hystérique m’avait révélé
l’expérience homosexuelle qui avait eu une grande influence sur la fixation
des crises de la jeune fille. La mère avait elle-même surpris cette scène,
mais la malade l’avait entièrement oubliée, bien qu’elle eût déjà atteint à
cette date les années de la prépuberté. Je pus alors faire une expérience
instructive. À chaque fois que je répétais le récit de la mère devant la jeune
fille, celle-ci réagissait par une crise hystérique, et après celle-ci la
communication était de nouveau oubliée. Il ne faisait aucun doute que la
malade exprimait la plus vive résistance à un savoir qui lui était imposé de
l’extérieur ; elle finit par simuler la débilité et une perte totale de mémoire
pour se protéger contre mes communications. Il fallut donc se décider à ôter
au savoir en tant que tel l’importance qu’on lui avait attribuée et à mettre
l’accent sur les résistances qui, en leur temps, avaient provoqué cette
ignorance et, à présent, étaient encore prêtes à la défendre. Mais le savoir
conscient était impuissant contre ces résistances, même quand il n’était pas
de nouveau repoussé.
Le comportement déconcertant des patients qui s’entendent à associer
un savoir conscient à l’ignorance reste inexplicable pour ce que l’on appelle
la psychologie normale. Pour la psychanalyse, du fait qu’elle reconnaît
l’inconscient, cela ne soulève pas de difficulté ; mais le phénomène décrit
compte au nombre des meilleurs piliers d’une conception qui présente les
processus psychiques dans une différenciation topique. Les malades
connaissent à présent l’expérience refoulée dans leur pensée, mais il
manque à celle-ci le lien avec l’emplacement où le souvenir refoulé est
contenu d’une manière ou d’une autre. Une transformation ne peut se
produire qu’au moment où le processus de pensée conscient a avancé
jusqu’à ce point et y a dépassé les résistances au refoulement. Tout se passe
comme si quelqu’un, au ministère de la Justice, avait promulgué un décret
stipulant qu’il faut traiter avec une certaine clémence les délits commis par
la jeunesse. Tant que ce décret n’a pas été porté à la connaissance des
différents tribunaux d’instance, ou dans le cas où les juges d’instance n’ont
pas l’intention de le respecter et prononcent au contraire des jugements
selon leurs propres critères, on ne peut rien changer, dans chaque cas
particulier, au traitement des délinquants juvéniles. Ajoutons encore cette
correction que la communication consciente au malade de ce qui a été
refoulé ne peut tout de même pas rester sans effet. Elle ne produira pas
extérieurement l’effet souhaité, mettre un terme aux symptômes, mais aura
d’autres conséquences. Elle commencera par susciter des résistances, mais
ensuite, quand leur dépassement aura eu lieu, elle provoquera un processus
de réflexion au cours duquel s’effectuera enfin la prise d’influence sur le
souvenir inconscient.

Il est temps de se faire une idée globale du jeu de forces que nous
mettons en mouvement au moyen du traitement. Le moteur suivant, pour la
thérapie, est la souffrance du patient et le souhait de guérison qui en résulte.
De l’ampleur de cette force de pulsion découlent certaines choses qui ne
seront dévoilées qu’au cours de l’analyse, notamment le gain de maladie
secondaire, mais la force de pulsion proprement dite doit être conservée
jusqu’à la fin du traitement ; toute amélioration provoque une diminution de
cette force. Reste qu’à elle seule, elle est incapable d’éliminer la maladie. Il
lui manque deux choses pour cela : elle ne connaît pas les chemins qu’il
faut emprunter pour arriver à ce terme, et elle ne trouve pas les quantités
d’énergie nécessaires pour faire face aux résistances. Le traitement
analytique aide à combler ces deux manques. Il met à disposition les
dimensions d’affect exigées pour surmonter les résistances en mobilisant les
énergies disponibles pour le transfert ; par le biais des communications
faites en temps utile, il montre au malade les chemins sur lesquels il doit
conduire ses énergies. Le transfert peut assez souvent éliminer à lui seul les
symptômes de souffrance, mais il ne le fait alors que provisoirement,
pendant le temps où lui-même a une existence. Il s’agit alors d’un
traitement par suggestion, et non d’une psychanalyse. Le traitement ne
mérite ce dernier nom que lorsque le transfert a utilisé son intensité pour
dépasser les résistances. Alors seulement, l’état pathologique est devenu
impossible, même lorsque le transfert a lui aussi été dissous, comme l’exige
sa destination.
Au cours du traitement, on éveille encore un autre élément de
stimulation, l’intérêt intellectuel et la compréhension du malade. Mais
voilà, cet élément entre en considération contre les autres forces en lutte les
unes contre les autres ; il est constamment menacé de dévalorisation en
raison de la perturbation du jugement qui émane des résistances. Restent
ainsi transfert et instruction (par communication), en tant que sources
d’énergie nouvelle que le malade doit à l’analyste. Mais celui-ci ne se sert
de l’information que dans la mesure où il y est incité par le transfert, la
première communication doit donc attendre le moment où un puissant
transfert s’est établi, et nous ajoutons : où toute résistance est éliminée par
les résistances au transfert qui apparaissent les unes après les autres.

1. « De la psychothérapie » (1905), traduit par Anne Berman, in La Technique analytique, Paris, PUF, 1981.

2. Eugen Bleuler (1857-1939), psychiatre et psychanalyste suisse, a introduit les termes « schizophrénie » et « autisme » dans la psychiatrie. Jung, Abraham et Binswanger
travailleront un temps sous ses ordres. Il est notamment l’auteur de Dementia Praecox oder Gruppen der Schizophrenien, Leipzig et Vienne, Franz Deuticke, 1911. (N.d.É.)

3. Il y aurait beaucoup à dire sur cette incertitude du diagnostic, sur les chances offertes à l’analyse dans les formes légères de paraphrénie et sur l’explication de la similitude
des deux affections, ce que je ne peux développer dans ce contexte. Reprenant la démarche de Jung, j’inclinerais à opposer l’hystérie et la névrose de contrainte, considérées comme
des névroses de transfert, aux affections paraphréniques, considérées comme des névroses d’introversion, si dans cet usage la notion d’« introversion » (de la libido) n’était pas
détournée de son unique sens légitime. [C’est à Jung que l’on doit la notion d’introversion. Voir « Über Konflikte der kindlichen Seele », Jahrbuch für psychoanalytische und
psychopathologische Forschungen, vol. II, 1910, p. 33-58. (N.d.É.)]

4. L’allemand dit Schulkrankheiten, les « maladies d’école », c’est-à-dire celles que l’on s’invente pour ne pas aller en classe. (N.d.T.)

5. « Das Mädchen aus der Fremde » (1797), poème de Schiller dans lequel une jeune fille venue d’on ne sait où apparaît chaque année à des bergers. (N.d.T.)

6. Sans doute une allusion à la « légende », citée comme telle dans la correspondance de Freud avec sa fille Anna, selon laquelle l’empereur Joseph II aurait un jour guidé
lui-même la charrue d’un paysan qui se plaignait. Voir Sigmund Freud et Anna Freud, Correspondance 1904-1938, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Fayard, 2012,
p. 176 et note 7. (N.d.T.)
7. Il y aurait beaucoup à dire sur les expériences faites avec la règle fondamentale de la psychanalyse. On rencontre parfois des personnes qui se comportent comme si elles
s’étaient fixé cette règle à elles-mêmes. D’autres pèchent contre elle dès le début. Sa communication est indispensable aux premiers stades du traitement, elle est aussi profitable ; plus
tard, sous le règne des résistances, l’obéissance à son égard ne fonctionne plus et chacun voit un jour venir le temps de se placer au-dessus d’elle. Il faut se rappeler, pour l’avoir vécu
dans son autoanalyse, comment se présente, irrésistible, la tentation de céder à ces prétextes critiques pour céder au rejet des idées incidentes. On peut se convaincre régulièrement de
la faible efficacité de ce type de pactes que l’on conclut avec le patient en exposant la règle fondamentale de la psychanalyse, quand se porte à la communication pour la première fois
quelque chose d’intime concernant des tierces personnes. Le patient sait qu’il doit tout dire, mais il transforme la discrétion envers d’autres en nouvelle protection. « Dois-je vraiment
tout dire ? Je croyais que cela valait seulement pour les choses qui me concernent moi-même. » Il est bien entendu impossible de mettre en œuvre un traitement analytique dans lequel
on exclut les relations des patients aux autres personnes et ses réflexions à leur propos. Pour faire une omelette il faut casser des œufs. [En français dans le texte. Freud fait suivre ce
dicton de sa traduction allemande (N.d.T.).] Un honnête homme oublie volontiers ce qui ne lui paraît pas digne d’être su dans ce type de secrets concernant des gens qui lui sont
étrangers. On ne peut pas non plus renoncer à la communication de noms ; les récits du patient prennent autrement quelque chose de vague, comme les scènes de La Fille naturelle de
Goethe, et cela ne veut pas s’accrocher dans la mémoire du médecin ; les noms que l’on retient masquent en outre l’accès à toutes sortes de relations importantes. On peut par exemple
faire mettre des noms en réserve jusqu’à ce que l’analysé soit plus en confiance avec le médecin et le procédé employé. Il est très notable que toute cette mission devient impossible
dès qu’on a autorisé la réserve ne fût-ce qu’en un seul point. Mais que l’on se demande s’il existait chez nous un droit d’asile limité, par exemple, à une seule place de la ville,
combien de temps il faudrait avant que toute la canaille de la cité se retrouve sur cette place-là. J’ai jadis traité un haut fonctionnaire que son serment de service forçait à garder pour
lui-même certaines choses considérées comme des secrets d’État, et j’ai échoué avec lui en raison de cette limitation. Le traitement psychanalytique doit faire fi de tous les égards,
parce que la névrose et ses résistances n’ont pas d’égards.

8. On n’admettra d’exceptions que pour des données comme les arbres généalogiques, les séjours, les opérations, et ainsi de suite.

9. Hosenstreif, vêtement ancien où le pantalon et le sous-vêtement ne faisaient qu’un. (N.d.T.)


1. « Zur Einleitung der Behandlung », Internationale Zeitschrift für (ärztliche) Psychoanalyse, vol. 1, no 1, 1911, p. 1-10 et no 2, 1912, p. 39-146. Repris à l’identique
en 1918 dans la Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre, 4e série, p. 412-440. La version définitive, qui comporte de légères modifications, a été publiée par Freud en 1925
dans le tome VI des Gesammelte Schriften, p. 84-108. C’est cette version que nous traduisons ici.
Remarques sur l’amour de transfert
1

(1915)
Tout débutant en psychanalyse commence sans doute par redouter les
difficultés que lui posent l’interprétation des idées incidentes du patient et la
mission de reproduire du refoulé. Mais il attachera bientôt fort peu
d’importance à ces difficultés et acquerra en revanche la conviction que les
seules difficultés réellement sérieuses se posent à propos du maniement du
transfert.
De toutes les situations qui se présentent dans ce domaine, je veux en
mettre une seule en exergue, aux contours nettement dessinés aussi bien par
sa fréquence et son importance réelle que par son intérêt théorique. Je veux
parler du cas où une patiente féminine laisse deviner par des allusions sans
ambiguïté, ou bien exprime directement qu’à l’instar de n’importe quelle
femme mortelle, elle est tombée amoureuse du médecin qui l’analyse. Cette
situation a ses aspects gênants et bizarres, mais aussi des côtés sérieux ; elle
est en outre tellement embrouillée et conditionnée par tant d’aspects,
tellement inévitable et si difficile à résoudre que sa discussion aurait depuis
longtemps satisfait à un besoin vital de la technique analytique. Mais
comme nous ne sommes nous-mêmes pas toujours libres, nous qui nous
moquons des erreurs des autres, nous ne nous sommes jusqu’ici pas
vraiment pressés d’accomplir cette mission. Nous nous heurtons toujours ici
à cette obligation de discrétion médicale à laquelle on ne peut renoncer dans
la vie mais qui est inutilisable dans notre science. Dans la mesure où les
ouvrages de psychanalyse relèvent aussi de la vie réelle, on se trouve ici
face à une contradiction insoluble. Récemment, dans un texte, j’ai fait fi de
cette discrétion et j’ai laissé entendre que la situation de transfert en
question a retardé dans sa première décennie la thérapie psychanalytique2.
Pour le profane bien éduqué — un être de ce type est sans doute
l’homme civilisé idéal à l’égard de la psychanalyse — les données
amoureuses sont incommensurables avec aucune autre ; elles sont
pratiquement écrites sur une feuille à part qui ne supporte pas qu’on y
inscrive autre chose. Celui-ci croira que lorsque, donc, la patiente est
tombée amoureuse du médecin, il ne peut y avoir que deux issues, l’une,
assez rare, dans laquelle toutes les circonstances autorisent l’union légitime
des deux personnes concernées, et l’autre, plus fréquente, dans laquelle
médecin et patiente se séparent et abandonnent le travail entrepris, qui
devait servir au rétablissement, en considérant que ce travail a été détruit
par un événement primaire. Une troisième issue est certainement aussi
envisageable, elle semble même compatible avec la poursuite de la cure, à
savoir de nouer des relations amoureuses illégitimes et qui ne sont pas
destinées à durer éternellement ; mais cette issue-là a sans doute été rendue
impossible aussi bien par la morale bourgeoise que par la dignité médicale.
En tout cas, le profane demanderait à être tranquillisé par le fait que
l’analyste garantisse aussi clairement que possible que ce troisième cas est
exclu.
Il est évident que le point de vue du psychanalyste ne peut qu’être
différent.
Prenons le cas de la deuxième issue à la situation dont nous parlons,
celle où médecin et patiente se séparent après que la patiente est tombée
amoureuse du médecin ; la cure est abandonnée. Mais l’état de la patiente
rend bientôt nécessaire une deuxième tentative analytique auprès d’un
deuxième médecin ; il s’avère alors que la patiente se sent aussi amoureuse
de ce dernier, et de la même manière du troisième quand elle interrompt et
recommence, etc. Ce fait, qui intervient à coup sûr et constitue on le sait
l’un des fondements de la théorie psychanalytique, autorise deux
exploitations, l’une pour le médecin analysant, l’autre pour la patiente qui a
besoin d’analyse.
Pour le médecin, le fait en question représente un précieux
éclaircissement et un bon avertissement à l’égard du contre-transfert qui
pourrait se trouver en lui. Il doit reconnaître que le fait que la patiente
tombe amoureuse est induit par la situation analytique et ne peut pas, par
exemple, être attribué aux avantages de sa personne, qu’il n’a donc aucune
raison d’être fier d’une telle « conquête », comme on l’appellerait en dehors
de l’analyse. Et c’est toujours une bonne chose de se l’entendre rappeler.
Mais, pour la patiente, il en résulte une alternative : ou bien elle doit
renoncer à un traitement psychanalytique, ou bien elle doit accepter cet
amour pour le médecin comme un destin inéluctable3.
Je ne doute pas que les parents de la patiente se déclareront en faveur de
la première des deux possibilités avec la même détermination que le
médecin analysant le fera en faveur de la seconde. Mais il me semble que
c’est un cas dans lequel on ne peut pas laisser la décision au souci tendre
— ou plutôt égoïstement jaloux — des parents. Seul l’intérêt des malades
devrait être décisif. Mais l’amour des proches ne peut pas guérir une
névrose. Le psychanalyste n’a pas à s’imposer, mais il est en droit de se
rendre indispensable pour certaines prestations. Qui, en tant que parent, fait
sienne la position de Tolstoï4 sur ce problème, peut rester tranquillement en
possession de sa femme et de sa fille et doit chercher à supporter que celle-
ci conserve aussi sa névrose et la perturbation de sa capacité amoureuse qui
y est associée. C’est après tout un cas analogue à celui du traitement
gynécologique. Le père ou l’époux jaloux se trompe du reste grandement
quand il croit que la patiente échappera au risque de tomber amoureuse du
médecin s’il lui faut entamer, pour lutter contre sa névrose, un autre
traitement que le traitement psychanalytique. La seule différence sera en
fait qu’un tel amour, destiné à rester non exprimé et non analysé,
n’apportera jamais au rétablissement de la malade la contribution que
l’analyse lui arracherait.
Il a été porté à ma connaissance que certains médecins qui pratiquent
l’analyse préparent souvent les patients à l’apparition du transfert amoureux
ou les invitent même à « tomber amoureux du médecin pour que l’analyse
aille de l’avant ». J’ai peine à imaginer technique plus absurde. On prive
ainsi le phénomène du caractère convaincant que lui confère la spontanéité,
et l’on se dresse à soi-même des obstacles difficiles à éliminer.
Il ne semble pas toutefois, dans un premier temps, que le fait de tomber
amoureux au cours du transfert puisse apporter quelque chose de bénéfique
à la cure. La patiente, même la plus docile jusqu’alors, a tout d’un coup
perdu compréhension et intérêt pour le traitement, elle ne veut ni parler ni
entendre parler de rien d’autre que de son amour, dont elle réclame qu’on y
réponde ; elle a abandonné ses symptômes ou les néglige, mieux, elle se
proclame guérie. Il y a un changement de scène total, comme lorsqu’un jeu
a été remplacé par une réalité qui a fait subitement irruption, ce qui se
produit par exemple quand l’alerte à l’incendie retentit pendant une
représentation théâtrale. Quand on vit cela pour la première fois en tant que
médecin, on a du mal à fixer la situation analytique et à éviter l’illusion que
le traitement est réellement arrivé à son terme.
Puis, avec un peu de réflexion, on revient à soi. On pense surtout au
soupçon que tout ce qui perturbe la poursuite de la cure peut être une
expression de résistance. La résistance joue indubitablement un grand rôle
dans la survenue de cette violente exigence amoureuse. On avait, il est vrai,
remarqué depuis longtemps chez la patiente les signes d’un transfert tendre
et l’on pouvait certainement mettre sur le compte d’une telle attitude envers
le médecin sa docilité, la manière dont elle intégrait les explications de
l’analyse, sa compréhension remarquable et l’intelligence élevée dont elle
faisait preuve à cette occasion. Or voilà que tout cela est balayé, la malade
ne comprend strictement plus rien, elle semble se dissoudre dans son état
amoureux, et de manière très régulière ce changement survient au moment
où l’on allait justement la confronter à la difficile nécessité d’avouer ou de
rappeler un moment particulièrement gênant et lourdement refoulé de sa
biographie. Cet état amoureux était donc présent depuis longtemps, mais à
présent la résistance commence à se servir de lui pour entraver la poursuite
de la cure, détourner tout intérêt à l’égard du travail et pour mettre le
médecin analysant dans l’embarras.
Si l’on y regarde de plus près, on peut aussi discerner dans la situation
l’influence de motifs créateurs de complication, en partie de ceux qui sont
rattachés à l’état amoureux, mais aussi, pour l’autre partie, des expressions
particulières de la résistance. L’effort accompli par la patiente pour
s’assurer de son caractère irrésistible, pour briser l’autorité du médecin en
le rabaissant au niveau de l’amant et tout ce qui peut promettre un gain
annexe à la satisfaction amoureuse, est de la première espèce. De la
résistance, on peut supposer qu’elle utilise occasionnellement la déclaration
amoureuse comme moyen pour mettre à l’épreuve l’analyste sévère, sur
quoi il devrait s’attendre à des reproches s’il se montrait complaisant. Mais
surtout, on a l’impression que la résistance, en tant qu’agent provocateur5,
augmente l’intensité de l’état amoureux et exagère la propension à se
donner sexuellement, pour justifier ensuite avec d’autant plus d’énergie, en
invoquant les dangers d’un comportement aussi débridé, l’action du
refoulement. On le sait, tous ces ajouts, qui peuvent aussi, dans les cas plus
purs, ne pas se présenter, ont été considérés par Alfred Adler comme
l’essentiel de tout le processus.
Mais comment l’analyste doit-il se comporter pour ne pas échouer face
à cette situation quand il est clair à ses yeux que la cure doit se prolonger en
dépit de ce transfert amoureux, et en traversant celui-ci ?
Il me serait facile à présent, en insistant avec force sur la morale
généralement valable, de postuler que l’analyste ne doit jamais accepter la
tendresse qui lui est proposée ou y répondre. Il doit au contraire considérer
comme venu le moment de défendre face à la femme amoureuse l’exigence
morale et la nécessité du renoncement, et obtenir d’elle qu’elle renonce à
son exigence et prolonge le travail analytique en dépassant la part animale
de son moi.
Mais je ne répondrai pas à ces attentes, ni à leur première partie, ni à la
seconde. Pas à la première, parce que je n’écris pas à l’attention de la
clientèle, mais de médecins confrontés à de sérieuses difficultés, et parce
que je peux en outre, ici, faire remonter la règle morale à son origine, c’est-
à-dire à l’utilité. Je suis cette fois dans l’heureuse situation de remplacer,
sans changer le résultat, l’octroi moral par les considérations liées à la
technique analytique.
Mais je démentirai plus radicalement encore la seconde partie de
l’attente à laquelle il est fait allusion. Appeler à la répression de la pulsion,
au renoncement et à la sublimation dès que la patiente a reconnu son
transfert amoureux, reviendrait à agir non pas de manière analytique, mais
de manière absurde. Comme si l’on voulait, en usant d’invocations
raffinées, forcer un esprit du monde souterrain à monter pour le renvoyer
ensuite vers le bas sans avoir posé de questions. Il aurait alors suffi
d’appeler le refoulé à la conscience, pour le renvoyer ensuite avec effroi
vers le bas. On ne doit pas se faire d’illusions non plus sur la réussite d’un
tel procédé. Il est notoire que, face aux passions, les tournures locutoires
sublimes ne servent pas à grand-chose. La patiente ne ressentira que la
honte et ne manquera pas d’en faire payer le prix.
Je suis tout aussi peu en mesure de conseiller une voie médiane que
certains jugeraient particulièrement avisée et qui consiste à affirmer que
l’on répond aux tendres sentiments de la patiente tout en évitant toutes les
confirmations physiques de cette tendresse, jusqu’à ce que l’on parvienne à
remettre la relation sur des rails plus tranquilles et à l’élever à un palier
supérieur. À cet expédient, je dois objecter que le traitement
psychanalytique est construit sur la véracité. Cela constitue une bonne
partie de son effet éducatif et de sa valeur éthique. Il est dangereux
d’abandonner cet élément fondamental. Qui a intégré la technique
analytique n’utilise absolument plus le mensonge et l’illusion qui sont pour
le reste indispensables au médecin, et a coutume de se trahir lorsqu’il s’y
essaie, pour une fois, et dans la meilleure intention qui soit. Comme on
exige du patient la plus stricte véracité, on met toute son autorité en jeu
quand on se laisse soi-même prendre en flagrant délit de distance avec la
vérité. Par ailleurs, la tentative de se laisser glisser dans des sentiments
tendres à l’égard de la patiente n’est pas tout à fait dénuée de danger. On ne
se maîtrise pas au point de ne pas se retrouver tout d’un coup au-delà de ce
dont on avait l’intention. Je veux dire que l’on n’a pas le droit de nier
l’indifférence que l’on a acquise en contenant le contre-transfert.
J’ai aussi déjà laissé deviner que la technique analytique commande au
médecin de refuser à la patiente ayant besoin d’amour la satisfaction qu’elle
réclame. La cure doit être menée dans l’abstinence ; je n’entends pas
seulement par là la privation physique, ni la privation de tout ce que l’on
convoite, car peut-être aucun malade ne le supporterait-il. Je veux poser le
principe que l’on doit laisser le besoin et le désir exister chez le malade en
tant que forces poussant au travail et à la transformation, et que l’on doit se
garder de les apaiser par des substituts. On ne pourrait pas offrir autre chose
que des substituts, dans la mesure où la malade, en raison de son état et tant
que ses refoulements ne sont pas levés, n’est pas capable de connaître une
véritable satisfaction.
Admettons-le, le principe selon lequel la cure analytique doit être
menée dans la privation dépasse largement le cas particulier considéré ici et
appelle une discussion détaillée au cours de laquelle on devra jalonner les
limites de sa faisabilité. Mais nous devons éviter de le faire ici et nous tenir
aussi près que possible de la situation dont nous sommes partis. Que se
passerait-il si le médecin procédait autrement et si l’on utilisait par exemple
la liberté des deux côtés pour répondre à l’amour de la patiente et assouvir
son besoin de tendresse ?
Si, ce faisant, il devait se laisser guider par le calcul selon lequel une
telle prévenance lui permettrait de s’assurer le contrôle sur la patiente et
l’inciter à remplir les missions de la cure, c’est-à-dire d’obtenir sa libération
durable de la névrose, l’expérience lui montrerait nécessairement qu’il s’est
trompé dans ses calculs. La patiente atteindrait son objectif, lui n’atteindrait
jamais le sien. Il se serait seulement rejoué entre le médecin et sa patiente
ce que raconte une histoire drôle sur le pasteur et l’agent d’assurances.
Auprès de ce dernier, incroyant et gravement malade, on fait venir un
homme pieux qui doit le convertir avant sa mort. La discussion dure
tellement que les personnes qui attendent commencent à prendre espoir.
Enfin, la porte de la chambre du malade s’ouvre. L’incroyant n’a pas été
converti, mais le pasteur repart avec un contrat d’assurance en poche.
Ce serait un grand triomphe pour la patiente si sa cour amoureuse était
payée de retour, et une défaite complète pour la cure. La malade aurait ainsi
atteint ce que tous les malades s’efforcent d’obtenir dans l’analyse : mettre
quelque chose en acte et répéter dans la vie ce dont ils doivent seulement se
souvenir, ce qu’ils doivent seulement reproduire sous forme de matériau
psychique et conserver dans le domaine psychique6. Elle ferait apparaître,
dans la suite de la relation amoureuse, toutes les inhibitions et réactions
pathologiques de leur vie amoureuse, sans qu’une correction de celles-ci
soit possible, et mettrait fin à cette expérience gênante avec des remords et
une grande amplification de la tendance au refoulement. La relation
amoureuse met en effet un terme à la possibilité d’exercer une influence par
le biais du traitement analytique ; une union des deux est une monstruosité.
Apporter une réponse positive à l’exigence d’amour de la patiente est
donc tout aussi funeste pour l’analyse que la répression de cette exigence.
Le chemin de l’analyste est différent, c’est un chemin pour lequel la vie
réelle n’offre pas de modèle. On se garde de faire diversion du transfert
amoureux, de l’effaroucher ou de le gâcher à la patiente ; on s’abstient tout
aussi fermement d’y apporter quelque réponse que ce soit. On fixe le
transfert amoureux, mais on le traite comme quelque chose d’irréel, comme
une situation qui doit être parcourue autour de la cure, ramenée à ses
origines inconscientes, et qui doit aider à faire revenir à la conscience ce
qu’il y a de plus dissimulé dans la vie amoureuse des malades. Plus on
donne l’impression d’être soi-même armé contre toute tentation, plus on va
pouvoir ôter à la situation sa teneur analytique. La patiente, dont le
refoulement sexuel n’a tout de même pas été annulé mais simplement
repoussé à l’arrière-plan, se sentira ensuite certainement en sécurité pour
faire apparaître toutes les conditions amoureuses, toutes les productions
imaginaires de son désir sexuel, tous les caractères individuels de son état
amoureux, et révéler ensuite, depuis ceux-ci, la voie qui mène aux
justifications infantiles de son amour.
Pour une catégorie de femmes, cette tentative de maintenir sans le
satisfaire le transfert amoureux pour le travail analytique n’aboutira
cependant pas. Ce sont des femmes d’un caractère passionné élémentaire
qui ne supporte aucun substitut, des enfants de la nature qui ne veulent pas
prendre le psychique pour le matériel et qui, pour reprendre les mots du
poète, ne sont accessibles qu’à la « logique de la soupe avec des arguments
aux knoedels7 ». Avec ces personnes, on est placé devant le choix suivant :
ou bien répondre à leur amour, ou bien charger sur soi toute l’hostilité de la
femme dédaignée. Dans aucun des deux cas on ne peut percevoir les
intérêts de la cure. On est forcé de se retirer sur un échec et l’on peut par
exemple se garder en réserve le problème de savoir comment la faculté de
névrose s’associe avec un besoin d’amour aussi intraitable.
La manière dont on force progressivement d’autres amoureuses, moins
violentes, à adopter progressivement la conception analytique, pourrait être
apparue de la même manière à de nombreux analystes. On souligne surtout
la part évidente que la résistance prend dans cet « amour ». Un véritable état
amoureux rendrait la patiente docile et augmenterait sa propension à
résoudre les problèmes liés à son cas, du seul fait que l’homme aimé le
réclame. Une telle femme choisirait volontiers le chemin de l’achèvement
de la cure afin d’accroître sa valeur aux yeux du médecin et de préparer la
réalité dans laquelle le penchant amoureux pourrait trouver sa place. Au
lieu de cela, dit-on, la patiente se montre capricieuse et désobéissante,
récuse tout intérêt pour le traitement et n’a manifestement aucun respect
non plus pour les convictions, profondément justifiées, du médecin. Elle
produit donc, selon eux, une résistance sous la forme phénoménale de l’état
amoureux et ne voit en outre aucun problème à le mettre dans la situation
de ce que l’on appelle la « clef d’étranglement ». Car s’il refuse, ce à quoi
le contraignent son devoir et son entendement, elle pourra jouer la délaissée
et pourra, par esprit de vengeance et amertume, échapper à la guérison qu’il
est capable de lui apporter, comme elle le fait à présent à la suite de ce
prétendu état amoureux.
En guise de second argument contre l’authenticité de cet amour, on
affirme que celui-ci ne porte en lui aucun trait nouveau surgissant de la
situation actuelle, mais est entièrement composé de répétitions et de
répliques d’anciennes réactions, y compris infantiles. On se fait fort de le
prouver par l’analyse détaillée du comportement amoureux de la patiente.
Si l’on ajoute à ces arguments la dose de patience nécessaire, on arrive
le plus souvent à dépasser cette situation difficile et à poursuivre le travail
avec, ou bien un état amoureux modéré ou bien l’état amoureux
« renversé », travail dont le but est alors le dévoilement du choix d’objet
infantile et des fantasmes qui se tissent autour de lui. Mais j’aimerais porter
sur les arguments mentionnés un regard critique et demander si, en les
utilisant, nous disons la vérité à la patiente ou si, dans la détresse où nous
nous trouvons, nous avons recours aux dissimulations et aux déformations.
En d’autres termes : ne doit-on vraiment pas qualifier de réel l’état
amoureux qui devient manifeste dans la cure analytique ?
Je pense que nous avons dit la vérité à la patiente, mais quand même
pas toute la vérité, celle qui ne se soucie pas du résultat. De nos deux
arguments, le premier est le plus fort. La part de la résistance dans l’amour
de transfert est incontestable et très considérable. Mais la résistance n’a tout
de même pas créé cet amour, elle le trouve, s’en sert et exagère ses
extériorisations. L’authenticité du phénomène n’est pas désactivée non plus
par la résistance. Notre second argument est beaucoup plus faible ; il est
vrai que cet état amoureux est constitué de rééditions de traits anciens et
répète des réactions infantiles. Mais c’est le caractère essentiel de tout état
amoureux. Il n’en existe pas qui ne répète pas des modèles infantiles. Ce
qui constitue leur caractère de contrainte, laissant penser au pathologique,
est précisément ce qui découle de leur lien aux conditions infantiles.
L’amour de transfert a peut-être un degré de liberté de moins que celui qui
survient dans la vie, celui que l’on appelle normal, il fait apparaître plus
distinctement la dépendance à l’égard du modèle infantile, il se montre
moins souple et moins accessible aux modifications, mais cela s’arrête là et
ce n’est pas l’essentiel.
À quoi d’autre doit-on reconnaître l’authenticité d’un amour ? À son
efficacité, à sa faculté d’être utilisé pour imposer le but amoureux ? Sur ce
point, l’amour de transfert semble ne rien avoir à envier à aucun autre. On a
l’impression que l’on pourrait tout obtenir de lui.
Résumons donc : on n’a aucun droit de contester à l’état amoureux
apparaissant dans le traitement analytique le caractère d’un amour
« authentique ». S’il paraît si peu normal, cela s’explique suffisamment par
le fait que l’état amoureux ordinaire, en dehors de la cure analytique,
rappelle plus lui aussi les phénomènes psychiques anormaux que les
normaux. Il se distingue tout de même par quelques traits qui lui assurent
une place particulière. Il est : 1. provoqué par la situation analytique ;
2. poussé vers la hauteur par la résistance qui domine cette situation et ; 3. il
lui manque à un haut degré la prise en compte de la réalité, il est moins
avisé, plus insouciant de ses conséquences, plus aveuglé dans l’évaluation
de la personne aimée que nous n’aimerions le reconnaître à un état
amoureux normal. Mais nous ne devons pas oublier que ces traits
divergeant de la norme constituent justement l’essentiel d’un état amoureux.
Pour l’activité du médecin, la première des trois qualités mentionnées
pour l’amour de transfert est décisive. Il a suscité cet état amoureux en
introduisant le traitement analytique pour guérir la névrose ; cet état est
pour lui le résultat inévitable d’une situation médicale, tout comme le fait
qu’un malade soit physiquement dénudé ou comme l’annonce d’un secret
ayant une importance vitale. Il est ainsi clair, pour lui, qu’il ne peut en tirer
aucun avantage personnel. La bonne volonté qu’apporte la patience n’y
change rien, elle fait simplement basculer toute la responsabilité sur sa
propre personne. La malade, il le sait forcément, n’était, il est vrai, préparée
à aucun autre mécanisme de guérison. Après avoir heureusement dépassé
toutes les difficultés, elle reconnaît souvent le fantasme d’attente avec
lequel elle était entrée dans la cure : si elle se comporte gentiment, elle sera
récompensée à la fin par la tendresse du médecin.
Pour le médecin, des motifs éthiques s’associent alors aux motifs
techniques afin de le retenir d’accorder son amour à la malade. Il doit
garder à l’œil le but à atteindre : la femme entravée dans sa capacité
amoureuse par des fixations infantiles doit pouvoir accéder à la libre
disposition qui a pour elle une importance inestimable ; elle ne doit
cependant pas la dépenser dans la cure, mais la mettre de côté pour la vie
réelle quand les exigences de celle-ci se présenteront à elle après le
traitement qu’elle aura suivi. Il ne doit pas jouer avec elle la scène de la
course de lévriers, dont l’enjeu est une couronne de saucisses et qu’un
plaisantin gâche en jetant l’une de ces saucisses sur la piste de course : les
chiens s’abattent sur elle, oublient la compétition et la couronne qui, au
loin, semble faire signe au vainqueur. Je ne veux pas affirmer que le
médecin aura toujours la tâche facile pour respecter les limites que lui
auront fixées l’éthique et la technique. L’homme assez jeune, en particulier,
qui n’a pas encore d’attache, peut avoir l’impression qu’il s’agit d’une rude
mission. L’amour sexuel est indubitablement l’un des contenus centraux de
l’existence, et l’union de la satisfaction psychique et physique dans la
jouissance amoureuse en est littéralement un apogée. Tous les hommes, mis
à part un petit nombre de fanatiques extravagants, le savent et orientent leur
vie en fonction de cela ; il n’y a que dans la science que l’on s’enorgueillit
de le reconnaître. D’autre part, c’est un rôle gênant pour l’homme que de
jouer à celui qui repousse et manque à sa tâche quand la femme cherche à
obtenir l’amour, et d’une noble femme qui reconnaît sa passion émane un
charme incomparable. Ce n’est pas l’exigence grossière de la patiente qui
fait naître la tentation. Pareille demande a un effet plutôt repoussant et il
faut toute la tolérance du monde pour le considérer comme un phénomène
naturel. Ce sont peut-être les motions de souhait plus subtiles de la femme,
les motions inhibées quant au but, qui font courir le risque de faire oublier
la technique et la mission médicale au profit d’un beau résultat.
Et pourtant, pour l’analyste, il est exclu de céder. Quelle que soit
l’estime qu’il porte à l’amour, il doit placer à un niveau supérieur le fait
qu’il a l’occasion de faire franchir à sa patiente un palier décisif de sa vie.
Elle doit apprendre de lui le dépassement du principe de plaisir, le
renoncement à une satisfaction tentante au profit d’une satisfaction plus
éloignée, peut-être généralement incertaine mais impeccable du point de
vue psychologique et social. Pour obtenir ce dépassement, elle doit être
guidée à travers les temps primitifs de son développement psychique et, sur
ce chemin, acquérir ce surcroît de liberté psychique par lequel l’activité
psychique consciente — au sens systématique — se distingue de l’activité
inconsciente.
Le psychothérapeute analyste doit ainsi mener un triple combat, à
l’intérieur de lui-même contre les puissances qui aimeraient le faire
descendre de son niveau analytique, en dehors de l’analyse contre les
adversaires qui lui contestent l’importance des forces de pulsion sexuelles
et lui interdisent de s’en servir dans sa technique scientifique, et dans
l’analyse contre ses patients qui, au début, se comportent comme des
adversaires, mais admettent ensuite la surévaluation de la vie sexuelle qui
les domine et veulent prendre le médecin dans leurs filets en utilisant leur
caractère passionné et dépourvu d’inhibitions sociales.
Les profanes, dont j’ai évoqué au début de ce texte l’attitude à l’égard
de la psychanalyse, profiteront certainement aussi de ces propos sur l’amour
de transfert pour attirer l’attention du monde sur le caractère dangereux de
cette méthode thérapeutique. Le psychanalyste sait qu’il travaille avec les
forces les plus explosives et qu’il a besoin de faire preuve de la même
prudence et de la même conscience que le chimiste. Mais a-t-on jamais
interdit au chimiste l’usage des substances explosives en raison de leur
dangerosité, alors que l’on ne peut se passer de l’effet qu’elles produisent ?
Il est étrange que la psychanalyse doive commencer par reconquérir toutes
les licences que l’on a accordées depuis longtemps aux autres activités
médicales. Je ne suis certes pas partisan d’un abandon des méthodes de
traitement inoffensives. Elles suffisent dans bien des cas, et après tout la
société humaine ne sait pas plus manier la furor sanandi [fureur de guérir]
qu’aucun autre fanatisme. Mais ce serait sous-estimer les névroses
psychiques quant à leur origine et à leur signification pratique, de croire que
ces affections devraient être vaincues par des opérations usant de petits
moyens inoffensifs. Non, dans la pratique médicale, il restera toujours à
côté de la medicina un espace pour le ferrum et pour l’ignis8, et l’on ne
pourra donc pas non plus renoncer à une psychanalyse conforme aux règles
de l’art et sans faiblesse, qui ne redoute pas de manier les motions
psychiques les plus dangereuses ni de les maîtriser pour le bien des
malades.

1. « Bemerkungen zur Übertragungsliebe », Internationale Zeitschrift für (ärztliche) Psychoanalyse, vol. 3, no 1, 1915, p. 1-11. Repris à l’identique en 1918 dans les
Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre, 4e série, p. 453-469. Après l’avoir légèrement modifié, Freud a publié la version définitive de cet essai en 1925 dans les Gesammelte
Schriften, tome VI, p. 120-135.

2. Voir Sigmund Freud, « Contribution à l’histoire du mouvement analytique » (1914), in Cinq leçons sur la psychanalyse, traduction de Yves Le Lay et Samuel Jankélévitch
révisée par Gisèle Harrus-Révidi, préface de Frédérique Debout, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010.

3. Que le transfert puisse s’exprimer dans d’autres sentiments, moins tendres, est un fait connu et n’a pas à être traité dans cet essai.

4. Tolstoï n’aimait pas les médecins. Voir notamment le chapitre XIV de La Sonate à Kreutzer (1889). (N.d.É.)

5. En français dans le texte. (N.d.T.)

6. Voir Sigmund Freud, « Remémoration, répétition et perlaboration » (1914).

7. Freud reprend ici, de façon approximative, un vers du poème posthume « Die Wanderraten » de Heinrich Heine. (N.d.É.)

8. Allusion à Hippocrate, aphorisme VII : « Ce que les médicaments ne guérissent pas, le fer le guérit ; ce que le fer ne guérit pas, le feu le guérit ; ce que le feu ne guérit pas
doit être regardé comme incurable. » (N.d.T.)
Neuf autres textes sur le transfert
et le contre-transfert
BALINT Michael, « Transfert et contre-transfert » (1939), in Amour
primaire et technique psychanalytique, traduit par Judith Dupont, René
Gelly et Suzanne Kadar, Paris, Payot, 2001 [1re éd. 1972].
DENIS Paul, Rives et dérives du contre-transfert, Paris, PUF, 2010.
FERENCZI Sándor, Transfert et introjection (1909), traduit par
Judith Dupont et Philippe Garnier, préface de Simone Korff-Sausse,
Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2013.
KLEIN Melanie, Le Transfert, et autres écrits, traduit par Claude Vincent,
Paris, PUF, 1995.
LACAN Jacques, Le Séminaire, livre VIII : Le transfert (1960-1961), édité
par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2001 [1re éd. 1991].
NEYRAUT Michel, Le Transfert : étude psychanalytique, 5e éd., Paris,
PUF, 2004 [1re éd. 1973].
ROUSTANG François, Un destin si funeste, Paris, Payot, coll. « Petite
Bibliothèque Payot », 2009 [1re éd. 1976].
SEARLES Harold, Le Contre-transfert, traduit par Brigitte Bost, Paris,
Folio, 2005.
WINNICOTT Donald W., La Haine dans le contre-transfert, traduit par
Jeannine Kalmanovitch, préface de Sébastien Smirou, Paris, Payot,
coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2014.
SIGMUND FREUD
AUX ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES

Les incontournables :
Cinq leçons sur la psychanalyse, suivi de : Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique
Psychopathologie de la vie quotidienne
Totem et tabou
Introduction à la psychanalyse
Malaise dans la civilisation

Les grands textes théoriques :


Trois essais sur la théorie sexuelle
Au-delà du principe de plaisir
Psychologie des foules et analyse du moi, suivi de : Psychologie des foules (Gustave Le Bon)
Le Moi et le Ça
Pulsions et destins des pulsions
L’Inconscient
Deuil et mélancolie
Pour introduire le narcissisme
Inhibition, symptôme et angoisse
L’Amour de transfert, et autres essais sur le transfert et le contre-transfert
Essais de psychanalyse

Les cas cliniques :


Cinq psychanalyses
Dora. Fragment d’une analyse d’hystérie
Le Petit Hans, suivi de : Sur l’éducation sexuelle des enfants
L’Homme aux rats. Un cas de névrose obsessionnelle, suivi de : Nouvelles Remarques sur les
psychonévroses de défense
Le Président Schreber. Un cas de paranoïa
L’Homme aux loups. D’une histoire de névrose infantile
Le Rêve de l’injection faite à Irma
Névroses, sexualité, société :
Sur le rêve
Névrose et psychose
Le Roman familial des névrosés, et autres textes
Mémoire, souvenirs, oublis
Psychologie de la vie amoureuse
La Féminité
La Sexualité infantile
Du masochisme. Les aberrations sexuelles ; Un enfant est battu ; Le problème économique du
masochisme
Trois mécanismes de défense : le refoulement, le clivage et la dénégation
L’Inquiétant familier, suivi de : Le Marchand de sable
L’Homme Moïse et la religion monothéiste
Notre relation à la mort
Le Président T.W. Wilson. Portrait psychologique (avec W. C. Bullitt)
Pourquoi la guerre ? (avec A. Einstein)

Textes divers :
Sur les névroses de guerre (avec S. Ferenczi et K. Abraham)
Une névrose diabolique au XVIIe siècle, précédé de : La Peau de chagrin
Correspondance avec Stefan Zweig
À propos de cette édition
Cette édition électronique du livre L’amour de transfert de Sigmund Freud
a été réalisée le 22 septembre 2017 par les Éditions Payot & Rivages.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 978-2-228-
91913-5).
Le format ePub a été préparé par Facompo, Lisieux.

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