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JEFF KOONS, L’ART AU BORD DU VIDE

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décembre 12, 2014 par Ariane Fleury

Si parfois les noms à l’affiche des expositions de Centre Pompidou peuvent laisser une partie
du grand public perplexe, celui de Jeff Koons résonne largement. Ses œuvres « néo-pop » à
l’aspect ludique et monumental, son statut d’artiste vivant le plus cher au monde et une image
savamment contrôlée ont fait de lui une figure mythique qui dépasse largement les frontières
du monde restreint de l’art contemporain.
Cette fois, pas de scandale ou de gros coup de communication comme au Château de Versailles
en 2008 : le Centre Pompidou présente une rétrospective sobre, classique. Cependant, cette
exposition secoue la sphère culturelle française. Malgré ses 35 ans de carrière et surtout son
statut de superstar avérée, Koons continue à questionner et à provoquer le débat.

Pop star
La mise en scène de son personnage en elle-même gêne : Jeff Koons se présente toujours
impeccable, en costume, avec un sourire aussi brillant que ses œuvres en acier soufflé et
l’affabilité d’un PDG du CAC40 devant ses actionnaires. Pas tout à fait l’idée qu’on se fait de
l’artiste contemporain, ou d’un artiste tout court. Bien entendu, être artiste ne veut pas dire se
promener pieds nus avec les mains couvertes d’argile et le regard pénétré, mais chez lui cette
maîtrise et cette volonté du lisse se retrouve dans ses œuvres aussi bien que dans ce qui les
entoure.
Son discours est rôdé et appelle à tous dans la joie et la bonne humeur : « Il y a une forme
d’optimisme dans mon œuvre. Je désire communiquer des sensations au public – qu’il sente
que j’aime la vie, que j’aime participer au monde », explique-t-il à Philippe Dagen dans un
entretien publié dans Le Monde.
Dans une interview donnée cette fois à Bernard Blistène à l’occasion de l’exposition, il
développe à propos du sujet de son travail :

Ce que je veux dire est que tout est là. Toute chose nous entoure. Tout ce qui existe dans l’univers
est là. Tout ce qui vous intéresse est là. Si vous vous concentrez sur vos centres d’intérêt, tout se
présentera de soi-même, de plus en plus proche. Vous vous rendrez compte que tout est
disponible.

En résumé, Jeff Koons veut s’adresser à tous, avec des objets reconnaissables par tous, qui
reflètent tout ce que nous connaissons : un art de l’évidence, du total. Et joyeux, comme le
suggèrent le titre d’une partie de ses séries : Easyfun, Celebration, Made in Heaven… Pour y
parvenir, il reproduit des objets du quotidien, volontiers kitsch (cf. l’incroyable Michael
Jackson et son singe parés d’or).
Il reprend des principes du Pop, mais sans la réflexion qui l’accompagne : son but est de
communiquer avec le spectateur sur la base de ses œuvres, avec des références partagées par
tous et sublimées par ce traitement long et coûteux de l’acier soufflé qui monumentalise ses
sujets.
Bling et dénuement

Cependant, plusieurs éléments posent problème dans cette merveilleuse fable de la recherche
d’une communion totale par le pop. D’abord, les œuvres elles-mêmes, et surtout le besoin de
les justifier.
La rétrospective montre son travail de manière chronologique, en faisant se suivre les
différentes séries : des Inflatables aux Balloon Dogs célébrissimes et si onéreux de la série
Celebration, en passant par ses Popeyes, ou la série plus récente Antiquity basée sur l’Histoire
de l’Art, on se rend compte de la diversité de la production de l’artiste. Cependant, on retrouve
toujours ce principe que l’artiste veut exposer : l’universalité des références pop et le ludique
assumé dans les œuvres.
La preuve que cette volonté est centrale, c’est la difficulté qu’ont les cartels de l’exposition à
donner les explications et références des objets. Par exemple la série Equilibrium, composée
en majeure partie de ballons de baskets flottant dans des aquariums, est censée symboliser à
la fois une métaphore de l’ascension sociale américaine et d’un équilibre difficile à atteindre
dans nos vies.
On a vite l’impression que ce genre de discours n’est qu’une vaine tentative de trouver une
explication un peu trop poussée à une œuvre qui se résume à des moyens frustes (je le répète :
un ballon qui flotte dans un aquarium).
Ces références sonnent comme des justifications, comme pour valider des œuvres dont
l’artiste lui-même dit qu’elles sont avant tout dénuées de toute « fonction critique » (voir plus
loin). L’Histoire de l’Art devient accessoire, une sorte de gadget, comme dans la série The New
centrée sur Dan Flavin et des aspirateurs, une caution pour des œuvres dont le but premier
avoué est de mettre en valeur l’universalité de la pop culture et son côté « fun » ; une nature
compliquée à présenter pour cautionner un artiste si influent et si cher.

Humour noir

Un autre problème est ce jeu que Jeff Koons met en place autour de son personnage. Ces
codifications, pour lui et pour ses œuvres, sont vraiment tangibles, et laissent un net goût
d’artificialité. Son mariage éclair avec l’actrice pornographique italienne la Cicciolina et la
sulfureuse série Made in Heaven qui en découla rappelle l’amour de la provocation du jeune
Koons.
Cette personne bouillonnante, Philippe Dagen la fait ressortir dans son entretien avec lui pour
Le Monde en parlant d’une de ses passions : Gustave Courbet. La faille dans la carapace de
maîtrise absolue que l’artiste se forge laisse alors entrevoir le même tempérament que ses
débuts, friand de références sexuelles dans ses interprétations et idolâtrant la puissance de
ces toiles.
Cette distance entre le Koons originel et les pièces présentées dans ces dernières séries
remettent en perspective leur sincérité bon enfant, et surtout fait ressortir leur problème
majeur : leur vacuité. Dans son interview avec Bernard Blistène, Jeff Koons affirme sa volonté
dans son travail de « [combattre] la nécessité d’une fonction critique de l’art » ; cette prise de
parti contraste fortement avec les grands maîtres pour lesquels ils se passionnent.
Le nœud du problème est là : si, contrairement aux anciens maîtres qu’il respecte, Jeff Koons
considère vraiment que le seul moyen pour l’art d’établir un lien entre l’artiste et le spectateur
est de reproduire de manière froide, scientifique et monumentale des objets du quotidien qu’il
veut dépourvus de sens à part leur aspect ludique, c’est qu’il laisse de côté tous les ressorts
sur lesquels l’Art fonctionne habituellement : la beauté, l’émotion, ou même la réflexion
intellectuelle sur laquelle se basent des œuvres contemporaines qui peuvent justement en
paraître obscures au grand public…
L’optimisme dont se réclame son art serait donc aussi artificiel que le personnage qu’il se crée,
et serait en fait un vide assumé et ironique, une négation de ce que l’art est capable de générer.

Sous-estimer l’intelligence et le travail de Jeff Koons, ou seulement s’arrêter aux problèmes de


spéculation dans l’Art que sa cote pointe du doigt, serait une erreur : ce qui peut nous
perturber, nous fasciner ou nous révulser, c’est la manière dont ce travail assume sa nature de
néant d’art, de cruelle et rentable plaisanterie.

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