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Illustration

de couverture :
Karina Granda – © Simon & Schuster, Inc.
Ouvrage originellement publié par Simon Pulse,
un département de Simon & Schuster Children’s Publishing Division,
sous le titre : Love & Gelato
©2016, Jenna Evans Welch
©2018, Bayard Éditions pour la présente édition
18, rue Barbès, 92128 Montrouge
ISBN : 978-2-7470-9976-9
Dépôt légal : juin 2018

Loi no 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.


Tous droits réservés. Reproduction, même partielle, interdite.
Pour David, mon histoire d’amour
Table des matières

Couverture

Page de titre

Page de copyright

Prologue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15
Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28
Prologue

Tu as sûrement eu de mauvaises journées, hein ? Genre : ton réveil qui n’a pas
sonné, ton toast qui manque de prendre feu dans le grille-pain et les vêtements
que tu comptais justement mettre ce matin qui marinent au fond du lave-linge.
Alors tu fonces au lycée en priant pour que personne ne remarque que tu es
coiffée comme la fiancée de Frankenstein, mais au moment où tu t’assieds le
plus discrètement possible à ta table, le prof hurle : « Vous avez un quart d’heure
de retard, mademoiselle Emerson ! » Du coup, tous les regards se braquent sur
toi.
Les mauvaises journées, tout le monde connaît. Mais il y a aussi les journées
carrément horribles. Celles qui prennent un malin plaisir à mâchouiller tout ce
que tu aimes pour mieux te recracher les morceaux à la figure.
Le jour où ma mère m’a parlé de Howard appartient clairement à cette
dernière catégorie. Mais à l’époque c’était le cadet de mes soucis.
Je venais d’entrer en seconde, et ma mère était passée me prendre à la sortie
du lycée après son rendez-vous. À part un imitateur d’Arnold Schwarzenegger
qui faisait de la pub pour je ne sais quoi à la radio, c’était le silence dans la
voiture. Il avait beau faire très chaud ce jour-là, j’avais la chair de poule. Le
matin même, j’étais arrivée deuxième à ma première compétition de cross-
country, mais à présent je m’en fichais complètement.
Ma mère a éteint la radio.
« À quoi tu penses, Lina ? » m’a-t-elle demandé d’un ton posé.
Je l’ai regardée et j’ai encore fondu en larmes. Elle était si pâle, si minuscule !
Comment avais-je pu ne pas me rendre compte à quel point elle avait maigri ?
« À rien, ai-je répondu en essayant de maîtriser ma voix. Je crois que je suis
un peu en état de choc. »
Elle a hoché la tête, puis s’est arrêtée à un feu rouge. Le soleil faisait de son
mieux pour nous aveugler. Je l’ai contemplé en face, les yeux brûlants. C’est un
jour à marquer d’une pierre noire, ai-je songé. À partir de maintenant, il y a un
avant et un après.
Ma mère s’est éclairci la gorge et s’est redressée sur son siège, comme si elle
avait quelque chose d’important à me confier.
« Je t’ai raconté la fois où je me suis baignée dans une fontaine ? »
Je me suis tournée vers elle avec ahurissement.
« Quoi ?
– Je t’ai déjà dit que j’ai passé un an à Florence quand j’étais étudiante, non ?
Eh bien, un jour qu’on était de sortie avec ma classe pour une séance de photos –
il faisait une telle chaleur que j’avais l’impression de fondre sur place –,
Howard, un de mes amis, m’a mise au défi de sauter dans une fontaine et… »
Pour info, je te signale qu’on venait d’apprendre la pire nouvelle de notre vie.
La pire des pires.
« … Quand j’ai émergé, j’ai fichu une peur bleue à un groupe de touristes
allemands qui posait juste devant. Il y en a même un qui a failli tomber à la
renverse dans le bassin. Comme ils étaient fumasses, Howard leur a crié que
j’étais en train de me noyer et il a sauté à son tour ! »
Sentant que je la dévisageais avec des yeux ronds, ma mère s’est interrompue
et m’a adressé un petit sourire en coin.
« Euh… Maman ? C’est très amusant, d’accord, mais pourquoi tu me racontes
ça maintenant ?
– Parce que j’avais envie de te parler de Howard. Il était très drôle, tu sais. »
Le feu est passé au vert, et elle a redémarré.
Qu’est-ce qu’elle nous fait, là ? me suis-je interrogée.

Sur le coup, je m’étais dit que cette histoire de fontaine était une sorte de
mécanisme de défense. Qu’en évoquant ce souvenir de jeunesse, ma mère avait
tenté de nous faire oublier les deux blocs de granit suspendus au-dessus de nos
têtes. Inopérable. Incurable. Mais par la suite elle m’a raconté une deuxième
anecdote, puis une troisième, puis une quatrième. Chaque fois qu’elle en
entamait une nouvelle, j’étais sûre qu’au bout de trois mots Howard allait entrer
en scène. Rétrospectivement, j’ai compris qu’elle avait une idée derrière la tête
en me confiant toutes ces aventures howardiennes.
Comme dit le proverbe : « L’ignorance est une bénédiction. »

« Lina, je veux que tu ailles en Italie. »
On était au milieu du mois de novembre. J’étais assise près de son lit
d’hôpital, avec une pile de Cosmo que j’avais raflés dans la salle d’attente. Je
venais de passer dix minutes à faire un test intitulé « Calculez votre potentiel de
séduction » (7/10).
« En Italie ? »
J’étais un peu distraite. La fille qui avait fait le test avant moi avait réalisé un
score de 10/10 et je me creusais la tête pour savoir comment elle s’était
débrouillée.
« Oui. J’aimerais que tu ailles vivre en Italie. Après. »
Ce mot a retenu mon attention. D’abord parce que je n’avais jamais envisagé
d’après. Conformément aux prévisions des médecins, son cancer gagnait du
terrain, d’accord, mais les médecins ne savent pas tout. Ce matin encore, j’avais
lu sur Internet un article au sujet d’une femme qui avait escaladé le Kilimandjaro
après avoir vaincu la maladie. Ensuite, pourquoi l’Italie ?
« Qu’est-ce que j’irais faire là-bas ? » ai-je demandé d’un ton léger.
Rester de bonne humeur, c’était important. Il fallait lui éviter tout stress pour
augmenter ses chances de guérison.
« Je veux que tu ailles chez Howard. L’année que j’ai passée à Florence m’a
beaucoup apporté, et je tiens à ce que tu vives la même expérience. »
Machinalement, j’ai braqué mon regard sur le bouton d’appel relié au poste
des infirmières. Aller chez Howard en Italie ! On lui avait donné trop de
morphine ou quoi ?
« Lina, regarde-moi », a-t-elle repris d’une voix super autoritaire, style « je-
suis-ta-mère-c’est-moi-qui-commande ».
« Howard… le type dont tu n’arrêtes pas de parler ?
– Oui, c’est l’homme le plus merveilleux que j’ai connu. Il saura te protéger.
– Me protéger de quoi ? » ai-je rétorqué en la regardant droit dans les yeux.
Et tout à coup j’ai commencé à manquer d’air. Elle était sérieuse. Est-ce qu’il
y avait des sacs à vomi dans les chambres d’hôpital ?
Ma mère a secoué la tête, au bord des larmes.
« Ça va être… très… dur, Lina. On n’a pas à en discuter maintenant, mais je
veux m’assurer que tu as bien entendu ma décision. Tu auras besoin de
quelqu’un. Pour après. Et j’estime que Howard est la personne idéale.
– Attends, maman, c’est absurde ! Pourquoi j’irais vivre avec un total
étranger ? »
J’ai bondi de ma chaise et contourné le lit pour fouiller dans les tiroirs de la
table de chevet. Il y avait forcément un sac en papier quelque part, non ?
« Lina, rassieds-toi.
– Mais maman…
– Arrête de t’agiter. Tout se passera bien, tu t’en sortiras. Tu as la vie devant
toi, et elle sera formidable.
– Non. C’est toi qui t’en sortiras, maman. Il y a des tas d’exemples de
rémission.
– Lina, Howard est un ami génial, je suis sûre que tu vas l’adorer.
– Ça m’étonnerait. Et puis, s’il est aussi génial que tu le dis, pourquoi tu ne
me l’as jamais présenté ? »
J’ai renoncé à trouver un sac et je me suis écroulée sur la chaise, la tête entre
les genoux.
Ma mère s’est assise avec difficulté et a posé une main sur mon dos.
« Les choses étaient devenues un peu compliquées entre nous. Mais il m’a
affirmé qu’il avait très envie de te connaître et qu’il serait ravi de t’accueillir.
Promets-moi d’essayer, Lina. Au moins quelques mois. »
Quelqu’un a frappé à la porte, et on a vu entrer une infirmière en blouse bleu
ciel.
« Tout va bien ici ? » a-t-elle chantonné, ignorant – ou feignant d’ignorer –
mon visage ravagé. Sur une échelle de 1 à 10, la tension qui régnait dans la pièce
atteignait sans doute le maximum.
« J’essaie de convaincre ma fille d’aller en Italie, a précisé ma mère.
– Ah, l’Italie ! a soupiré l’infirmière en plaquant les deux mains sur sa
poitrine. C’est là que j’ai passé mon voyage de noces. Les glaces, la tour de Pise,
Venise et ses gondoles… Tu vas adorer ! »
Ma mère m’a décoché un sourire triomphant.
« Non, maman. Pas question.
Mais si, mon chou, il faut absolument que tu y ailles, a insisté l’infirmière.
C’est une expérience inoubliable ! »
Elle avait raison sur un point : j’étais obligée d’aller en Italie. Quant à ce qui
m’attendait là-bas, c’était le flou intégral.
Chapitre 1

Une maison brillamment éclairée se dressait au loin, tel un phare au milieu


d’un océan de croix blanches. Ça ne pouvait pas être sa maison, quand même ?
Non. Il m’avait sûrement amenée ici en vertu d’une vieille coutume italienne :
« Si vous recevez des étrangers, commencez par la visite d’un cimetière, c’est la
meilleure façon d’aborder la culture locale. » Ouais, ça devait être ça.
Les mains crispées sur mes genoux, je sentais mon estomac se nouer de plus
en plus à mesure qu’on approchait de cette maison. J’avais l’impression de
regarder Les dents de la mer, juste avant que le requin s’attaque à cette pauvre
fille. Tadaam-tadaam-tadaam ! Sauf que je n’étais pas au cinéma mais dans la
vraie vie. Et qu’il n’y avait plus qu’un virage sur la gauche avant d’être arrivée.
Bon. Pas de panique, Lina. Ta mère ne t’aurait pas expédiée dans un cimetière.
Elle t’aurait avertie, elle t’aurait…
Quand Howard – autrement dit mon père, puisque tout semblait indiquer qu’il
s’agissait de lui – a actionné le clignotant, mes poumons se sont vidés de leur air
d’un seul coup. Ma mère ne m’avait strictement rien dit.
« Ça va ? » m’a demandé Howard, sans doute alarmé par le sifflement
asthmatique que je venais d’émettre.
« C’est là que tu… ? »
Comme les mots me manquaient, je me suis bornée à pointer la maison du
doigt.
« Euh… oui. »
Il a hésité un instant avant de continuer.
« Attends, Lina. Tu n’étais pas au courant de tout ça ? »
D’un geste, il a englobé la maison et le cimetière gigantesque qui l’entourait.
Les rayons blafards de la pleine lune ne faisaient rien pour arranger les choses.
« Ma grand-mère m’a juste dit que j’habiterais en territoire américain… que tu
étais gardien d’un mémorial de la Seconde Guerre mondiale. Je ne pensais pas
que… »
Je sentais l’angoisse couver en moi, elle montait comme du lait sur le point de
déborder. En plus, je n’arrivais même pas à terminer une phrase. Respire, Lina.
Tu as déjà survécu au pire, tu es capable de surmonter ça aussi.
Howard a tendu le bras à travers la vitre.
« Le mémorial, c’est le bâtiment qu’on aperçoit tout au fond. Le reste du
terrain est consacré aux tombes des soldats américains qui sont morts en Italie
pendant la guerre.
– Mais c’est là que tu travailles, pas là où tu vis ? »
Au lieu de répondre, il s’est garé au bout de l’allée. Ma dernière lueur d’espoir
s’est éteinte en même temps que les phares de la voiture. C’était bien une
habitation. Des géraniums rouges bordaient la façade, et une balancelle oscillait
doucement sur la terrasse couverte, comme si son occupant venait juste de se
lever. Une maison normale, en somme. À condition de faire abstraction des
milliers de croix, toutes identiques, qui constituaient son entourage. Et cet
entourage n’avait rien de banal : les voisins ne risquaient pas de se réveiller le
lendemain pour vaquer à leurs occupations. Et pour cause…
« Il fallait un responsable à demeure sur les lieux, alors le gouvernement
américain a fait construire cette maison dans les années 1960. »
Après avoir retiré la clé de contact, Howard s’est mis à pianoter nerveusement
sur le volant.
« Je suis absolument désolé, Lina. Je croyais qu’on t’avait prévenue. Ça doit
te faire bizarre.
– Un cimetière », ai-je lâché d’une voix étranglée.
Il s’est tourné vers moi, mais sans me regarder en face.
« Je comprends. Tu n’as vraiment pas besoin qu’on te rappelle l’épreuve que
tu viens de traverser. Mais tu verras, tu finiras par t’attacher à cet endroit. Il est
très paisible et chargé d’histoire. Ta mère l’aimait beaucoup. Quant à moi, voilà
bientôt dix-sept ans que je suis ici et je ne m’imaginerais pas vivre ailleurs. »
Malgré son intonation pleine d’optimisme, je me suis rencognée dans mon
siège, la tête bourdonnante de questions. Si elle l’aimait tellement, cet endroit,
pourquoi ne m’en a-t-elle jamais parlé ? Pourquoi n’y a-t-elle jamais fait
allusion, même une fois malade ? Et, par tous les saints du ciel et de l’univers,
pourquoi a-t-elle omis le minuscule détail que Howard était mon père ?
Il a respecté mon silence pendant un instant, puis a ouvert la portière.
« Bon. Si on entrait ? Je m’occupe de ta valise. »
Après avoir déplié son mètre quatre-vingt-dix-huit, il a contourné la voiture.
J’en ai profité pour l’observer dans le rétroviseur. C’est ma grand-mère qui avait
rempli les cases vides. Howard est ton père, voilà pourquoi elle veut que tu ailles
vivre avec lui. J’aurais dû m’en douter. Sauf que ma mère avait tout simplement
négligé de me révéler la véritable identité de son cher vieux pote Howard.
Quand il a refermé le coffre, j’ai fait semblant de fouiller dans mon sac à dos,
histoire de m’accorder quelques secondes supplémentaires. Réfléchis, Lina. Tu es
seule dans un pays étranger, ton père vient de se matérialiser sous la forme d’un
géant fou à lier, et ta nouvelle maison pourrait servir de décor au plus horrifique
des films de zombies. Alors fais quelque chose.
Oui, mais quoi ? À moins de me battre avec Howard pour lui arracher les clés
de la voiture, je ne voyais vraiment pas comment m’enfuir d’ici. J’ai fini par
détacher ma ceinture et je l’ai suivi jusqu’à la porte.

L’intérieur de la maison était d’une normalité consternante, comme si la déco
cherchait à compenser la bizarrerie de l’extérieur. Howard a posé ma valise dans
l’entrée et m’a précédée dans un salon meublé d’un canapé en cuir et de deux
fauteuils exagérément rembourrés. Une collection d’affiches de voyages vintage
étalaient leurs couleurs fanées sur les murs, et il flottait partout une odeur d’ail et
d’oignons. Plutôt agréable, à vrai dire.
« Bienvenue chez toi ! » a lancé Howard en allumant le plafonnier.
Nouvel accès de panique. J’ai dû faire une drôle de tête parce que Howard
s’est immédiatement repris.
« Je veux dire, bienvenue en Italie. Je suis très content que tu sois là.
– Howard ?
– Ah ! Salut, Sonia. »
Une femme est entrée avec la grâce d’une gazelle. Elle devait avoir quelques
années de plus que Howard. Grande, mince, la peau couleur café, un tas de
bracelets en or à chaque poignet, elle était carrément sublime. Et totalement
inattendue.
« Lina ! » s’est-elle exclamée, prononçant mon nom correctement (c’est-à-dire
« Lina » et pas « Laïna »). Te voilà enfin. Tu as fait bon voyage ? »
Je me suis balancée d’un pied sur l’autre, attendant en vain que Howard me la
présente ou qu’elle s’en charge elle-même.
« Euh… Oui. Mais le deuxième vol m’a paru interminable.
– Je suis si heureuse que tu sois là ! »
Elle m’a gratifiée d’un sourire éclatant, après quoi un silence de quinze tonnes
s’est installé dans la pièce.
J’ai fini par m’avancer vers elle.
« Vous… vous êtes la femme de Howard ? »
Lui et elle ont échangé un regard avant d’exploser de rire.
Lina Emerson, la reine des comiques.
Finalement, Howard a réussi à se contrôler.
– « Lina, voici Sonia, la surintendante adjointe du cimetière. Elle travaille ici
depuis beaucoup plus longtemps que moi.
– Hé ! Quelques mois seulement, a-t-elle rectifié en s’essuyant les yeux.
Howard adore me faire passer pour un dinosaure. J’habite aussi sur place, pas
loin du mémorial.
– Il y a combien de gens en tout ici ?
– Juste nous deux, m’a répondu Howard. Enfin, nous trois maintenant.
– Et environ quatre mille soldats », a ajouté Sonia avec un grand sourire.
Howard lui a jeté un coup d’œil, et je l’ai surpris en train de se trancher la
gorge avec l’index. Communication par signes. Super.
Le sourire de Sonia s’est effacé d’un coup.
« Tu as faim, Lina ? Il y a des lasagnes pour le dîner. »
C’était donc ça, l’odeur.
« Oui, j’ai un peu faim », ai-je admis.
En réalité, j’aurais mangé un cheval.
« Tant mieux ! Lasagnes et pain hyper-aillé, c’est ma spécialité.
– Yesss ! s’est exclamé Howard en levant les poings comme une ménagère qui
vient de gagner au Juste Prix. Tu nous gâtes, Sonia.
– C’est un grand soir, il fallait bien que je sorte le grand jeu. Lina, tu as
sûrement envie de te laver les mains. Pendant ce temps-là, je vais mettre la table.
Tu n’auras qu’à nous rejoindre dans la salle à manger, d’accord ?
– Les toilettes sont là-bas », m’a informée Howard, geste à l’appui.
J’ai hoché la tête, puis posé mon sac à dos sur le siège le plus proche avant de
quitter la pièce pratiquement en courant. Les toilettes étaient minuscules, il y
avait tout juste la place pour la cuvette des WC et un petit lavabo. J’ai fait couler
l’eau chaude jusqu’à ce qu’elle soit à peine supportable et je me suis frotté les
mains avec le bout de savon.
Pendant que je m’escrimais à gommer la crasse de l’aéroport, je me suis
regardée dans la glace. J’avais exactement la tête de la fille qui vient de traverser
neuf fuseaux horaires. Mon bronzage avait viré au jaune, mes yeux étaient
soulignés de cernes bleuâtres et mes cheveux défiaient les lois de la pesanteur.
J’ai essayé de les aplatir avec de l’eau mais j’ai obtenu l’effet inverse : sans
doute stimulées par l’humidité, mes boucles ont bondi comme des ressorts. Bon.
Inutile d’insister. Et tant pis si je ressemblais à un hérisson dopé au Red Bull.
Après tout, les pères sont censés accepter leurs enfants tels qu’ils sont, non ?
Quand j’ai entendu de la musique s’élever à côté, mon angoisse a monté de
dix crans. Est-ce que j’avais besoin de dîner ? Avec un peu de chance, je pourrais
me faufiler dans un coin, en catimini, le temps de digérer – ou pas – cette
histoire de cimetière. Mais les gargouillis de mon estomac m’ont trahie. OK. Il
fallait vraiment que je mange.
« Ah ! La voilà. »
Howard s’est levé en me voyant entrer dans la pièce. La table était recouverte
d’une nappe à carreaux rouges et blancs, et un vieil air de rock que je connaissais
vaguement s’échappait d’un iPod. Je me suis glissée sur une chaise, face à eux
deux, et Howard s’est rassis.
« J’espère que tu as bon appétit. Sonia est une cuisinière hors pair ! À mon
avis, elle a raté sa vocation. »
Maintenant qu’il n’était plus seul avec moi, il semblait beaucoup plus
détendu.
« Pas du tout ! a protesté Sonia. J’étais vouée à me consacrer à ce mémorial.
– Hmm, ça a l’air bon », ai-je commenté.
« Bon » était un doux euphémisme. J’aurais dû dire « fantastique ». Un plat de
lasagnes fumantes trônait au centre de la table, à côté d’une corbeille remplie de
grosses tranches de pain grillé qui fleuraient l’ail et l’huile d’olive, et d’un
saladier où se mêlaient tomates et feuilles de laitue craquante. Je me suis retenue
pour ne pas me jeter dessus.
Sonia a découpé les lasagnes et en a déposé une part généreuse dans mon
assiette.
« Sers-toi de pain, de salade, et buon appetito, Lina !
– Buon appetito ! a fait Howard en écho.
– Euh… Bounappeto », ai-je marmonné.
Dès que tout le monde a été servi, j’ai empoigné ma fourchette et attaqué mes
lasagnes. Au risque de passer pour un goinfre de la pire espèce, j’ai englouti le
contenu de mon assiette en un temps record. Mais après les plateaux-repas de la
compagnie aérienne, j’avais des circonstances atténuantes. Quand j’ai repris mon
souffle, j’ai remarqué que Sonia et Howard me regardaient avec une expression
légèrement effarée.
« Alors, Lina, quel est ton passe-temps favori ? a voulu savoir Sonia.
– À part effrayer les gens avec mes mauvaises manières, vous voulez dire ? »
Howard a gloussé.
« Selon ta grand-mère, tu adores la course à pied. Il paraît que tu t’entraînes
en moyenne soixante kilomètres par semaine et que tu espères intégrer une
équipe universitaire quand tu seras en fac.
– Alors il faut nourrir la sportive ! a déclaré Sonia en me resservant
copieusement (ce dont je lui ai été reconnaissante). Tu as déjà participé à des
compétitions ?
– Oui. Au lycée, je faisais partie du club de cross-country, mais j’ai abandonné
quand on a appris la nouvelle. »
Comme ils me regardaient sans comprendre, j’ai dû préciser :
« Le cancer de maman. L’entraînement me prenait trop de temps. En plus, on
partait souvent en déplacement pour des rencontres à l’extérieur et je ne voulais
plus m’éloigner de Seattle.
– Je comprends, a dit Howard en hochant la tête. Ici, tu auras tout le loisir de
courir dans le cimetière ; il y a plein d’espace, et le revêtement des allées est
agréable. Avant de devenir gros et paresseux, je faisais un jogging tous les
matins. »
Sonia a levé les yeux au ciel.
« Arrête ! Même si tu voulais grossir tu n’y arriverais pas. »
Elle a poussé la corbeille de pain à l’ail dans ma direction avant d’ajouter :
« Tu savais que ta mère et moi étions très amies ? C’était une femme adorable,
très gaie et extrêmement brillante. »
Eh non, encore une chose que j’ignorais. Du coup, je me suis demandé si je
n’étais pas tombée dans un traquenard, un plan machiavélique visant à me
kidnapper. Mais est-ce que des ravisseurs m’auraient gavée de lasagnes
sublimes ? En admettant que j’insiste lourdement, est-ce qu’ils accepteraient de
me donner la recette ?
Howard s’est raclé la gorge pour me ramener à la conversation.
« Désolée. Non, elle ne m’a jamais parlé de vous. »
Sonia a encaissé ma réponse en silence, le visage impénétrable.
Howard lui a jeté un bref coup d’œil avant de se tourner vers moi.
« Tu dois être épuisée. Tu as envie de téléphoner à quelqu’un ? J’ai envoyé un
message à ta grand-mère juste après ton atterrissage, mais si tu veux l’appeler, je
te prête mon portable. J’ai un forfait international.
– J’aimerais bien appeler Addie.
– L’amie chez qui tu vis ?
– Ouais. Mais j’ai mon ordi, je la contacterai sur FaceTime.
– Ça risque de ne pas marcher. L’Italie n’est pas précisément à la pointe de la
technologie, et notre connexion Internet a ramé toute la journée. Normalement
quelqu’un passera demain pour étudier le problème. Mais en attendant, prends
mon portable, ça ne me dérange pas du tout.
– Merci. »
Il s’est écarté de la table.
« Quelqu’un veut un verre de vin ?
– Avec plaisir, a dit Sonia.
– Et toi, Lina ?
Euh… Je n’ai pas vraiment l’âge. »
Ma remarque l’a fait sourire.
« On n’est pas en Amérique ici, il n’y a pas d’âge limite. Mais je ne veux pas
te forcer.
– Je passe mon tour, merci.
– Je reviens tout de suite. »
Il est parti dans la cuisine. Au bout de dix secondes de silence, Sonia a posé sa
fourchette et m’a regardée droit dans les yeux.
« Je suis ravie que tu sois venue, Lina. Si tu as besoin de quoi que ce soit,
n’hésite pas à venir me voir, j’habite littéralement à un jet de pierre d’ici.
– Merci. »
J’ai fixé un point imaginaire, juste au-dessus de son épaule gauche. Les
adultes en faisaient toujours des tonnes, comme s’ils espéraient contrebalancer la
perte de ma mère par un excès de gentillesse. C’était à la fois touchant et
horripilant.
Sonia a jeté un rapide coup d’œil vers la cuisine, puis repris en baissant la
voix :
« Si ça ne t’embête pas, j’aimerais bien que tu passes chez moi demain. À
l’heure que tu veux. J’ai quelque chose à te donner.
– Quoi ?
– Tu verras bien. Pour le moment, installe-toi tranquillement, on aura tout le
temps de discuter demain. »
Je me suis bornée à acquiescer sans un mot. Je n’avais aucune intention de
m’installer. Même pas de défaire mes bagages.

Après le dîner, Howard a tenu à porter ma valise jusqu’au premier étage.
« J’espère que ta chambre te plaira. Je l’ai entièrement repeinte et redécorée il
y a deux semaines, et j’avoue que je suis assez fier du résultat. En été, on a
l’habitude de laisser les fenêtres ouvertes le soir pour laisser entrer un peu de
fraîcheur, mais si tu préfères les fermer, surtout ne te gêne pas. »
Il a débité ce petit discours à toute vitesse, comme s’il avait passé l’après-midi
à le répéter. Arrivé sur le palier, il a posé ma valise devant la première porte.
« La salle de bains est juste en face. Je t’ai mis un savon neuf et du
shampooing. S’il te manque quelque chose, on s’en occupera dès demain,
d’accord ?
– D’accord.
– Comme je te l’ai dit, l’Internet est plutôt capricieux, mais si tu veux tenter le
coup, le nom du réseau est “cimetière américain”. »
Sans blague.
« Et le mot de passe ?
– “Le mur des Disparus”. En un seul mot, sans majuscules.
– Le mur des Disparus ? C’est quoi ?
– Un grand mur de pierre où sont gravés les noms de tous les soldats dont on
n’a jamais retrouvé le corps. Il se trouve à l’intérieur du mémorial. Je te le
montrerai demain, si tu veux. »
Non, merci !
« Euh, je ne tiens plus debout, alors je crois que… »
J’ai obliqué vers la porte.
Howard a saisi l’allusion et m’a tendu son portable ainsi qu’un bout de papier.
« Je t’ai noté l’indicatif des États-Unis et le code régional. S’il y a un
problème, n’hésite pas à me le dire.
– Entendu. Merci. »
J’ai glissé le papier dans ma poche.
« Bon. Eh bien, bonne nuit, Lina.
– Bonne nuit. »
J’ai attendu qu’il s’éloigne dans le couloir avant d’ouvrir la porte et de
pousser ma valise à l’intérieur de la chambre. J’étais soulagée d’être enfin seule.
Seule avec mes quatre mille nouveaux amis… La porte était équipée d’un verrou
que je me suis empressée de tourner. Clac ! Ensuite je me suis retournée
lentement, m’armant de courage en prévision de la déco dont Howard était si
fier. Et là, j’ai eu un coup au cœur parce que… Waouh !
C’était absolument parfait. Sur la table de nuit, une adorable lampe dorée
diffusait une lumière douce, et le magnifique lit de style ancien était jonché d’un
millier de très jolis coussins imprimés. De part et d’autre de la pièce, un bureau
et une commode en bois peint se faisaient face. À gauche de la porte, un grand
miroir ovale m’a renvoyé ma silhouette. Howard avait même pensé à disposer
des cadres vides un peu partout pour que je les garnisse selon mon goût
personnel.
Je suis restée un bon moment bouche bée. Cette chambre, c’était tout à fait
moi. Comment un homme qui ne m’avait jamais vue avait-il pu taper dans le
mille à ce point ? Finalement, je ne serais peut-être pas si mal ici…
Soudain, un coup de vent a attiré mon attention sur la fenêtre grande ouverte.
J’avais oublié ma règle d’or : quand les choses sont trop belles pour être vraies,
c’est généralement le cas. Je me suis approchée de la fenêtre et penchée au-
dessus de la balustrade. De la pelouse sombre émergeaient des milliers de croix
blanches qui luisaient sous la lune, pareilles à des rangées de dents géantes. Il
régnait un silence absolu. Avec une vue comme celle-là, même la plus belle des
chambres devenait flippante.
Je me suis écartée en toute hâte, après quoi j’ai sorti le papier de ma poche. Il
était temps de préparer mon évasion.
Chapitre 2

Sadie Danes a beau être la pire chipie de la planète, je lui garderai toujours
une place dans mon cœur, parce que c’est grâce à elle que j’ai rencontré ma
meilleure amie.
C’était au début de la cinquième. Addie venait de quitter Los Angeles pour
emménager à Seattle. Un jour, après le cours de gym, Sadie s’est méchamment
moquée des filles qui n’avaient pas besoin de soutien-gorge. C’était le cas pour
neuf élèves sur dix, vu qu’on avait entre onze et douze ans, mais bon. Seulement,
comme j’étais aussi plate qu’une limande, je me suis sentie particulièrement
visée. J’ai joué les indifférentes (traduction : j’ai enfourné ma petite tête dans
mon casier en refoulant mes larmes), mais Addie a rattrapé Sadie à la sortie des
vestiaires et elle s’est chargée de lui remonter les bretelles. Par la suite, elle a
toujours pris ma défense et on est devenues inséparables.
« Va-t’en ! C’est sans doute Lina. »
Addie devait tenir son téléphone loin de sa bouche, car sa voix semblait sortir
d’un tunnel.
« Allô ? » a-t-elle repris, cette fois dans le haut-parleur.
« Addie, c’est moi.
– Lina ! IAN, DÉGAGE ! »
J’ai entendu des cris étouffés, suivis d’une série de sifflements qui évoquaient
une bagarre au couteau. Addie avait trois frères aînés. Au lieu de la chouchouter,
ils la traitaient comme l’un des leurs et lui en faisaient voir de toutes les
couleurs, ce qui expliquait probablement le tempérament fonceur de mon amie.
« Excuse-moi, m’a-t-elle dit après avoir repris le contrôle du téléphone. Quel
crétin, ce Ian ! Quelqu’un a marché sur son portable, du coup les parents
m’obligent à partager le mien avec lui. Mais j’en ai rien à battre, moi ! Il est hors
de question que ses barbares de potes squattent mon numéro.
– Rhôô, tu exagères, ils ne sont pas si terribles que ça !
– Arrête. Tu les connais. Ce matin, j’en ai trouvé un dans la cuisine en train de
dévorer nos céréales. Il avait vidé tout le paquet dans un saladier, et tu sais quoi ?
Il mangeait avec une louche ! Je crois que Ian n’était même pas à la maison. »
J’ai fermé les yeux en souriant. Addie était une sorte de superhéroïne douée
du pouvoir de Remonter-le-moral-de-sa-meilleure-amie-en-toutes-circonstances.
Pendant les semaines sombres qui avaient suivi les obsèques, elle avait été la
seule à me traiter normalement, à m’obliger à sortir, à me nourrir et à me laver.
Le genre d’amie que je n’aurais jamais imaginé, même en rêve.
« Mais pourquoi je perds du temps à parler des copains de Ian, moi ? Allez,
raconte ! Tu as fait la connaissance de Howard ? »
J’ai rouvert les yeux.
« Mon père, tu veux dire ?
– Je refuse de l’appeler comme ça. Je te signale qu’on ne savait même pas
qu’il était ton père il y a deux mois.
– Moins, ai-je précisé.
– Lina, arrête de chipoter. Comment il est ? »
J’ai jeté un coup d’œil en direction de la porte. Il y avait encore de la musique
en bas, mais j’ai jugé plus prudent de baisser la voix.
« Disons juste qu’il faut que je me tire d’ici vite fait.
– Pourquoi ? Il craint tant que ça ?
– Non. En réalité, il est plutôt sympa. Physiquement, il est aussi grand qu’un
joueur de la NBA. C’est assez déroutant, mais ce n’est pas le plus grave… »
J’ai marqué un temps d’arrêt, histoire de ménager le suspense.
« Il est gardien de cimetière. Sa maison est au milieu d’un immense champ de
tombes.
– QUOI ?!! »
Prudente, j’avais éloigné le portable de mon oreille en prévision de sa
réaction.
« Tu habites dans un cimetière ? Howard est genre… fossoyeur ? »
Addie avait prononcé le dernier mot en sourdine.
« Non, ça fait longtemps qu’on n’enterre plus personne ici. Tous les morts
datent de la Seconde Guerre mondiale.
Ah, ouais, c’est nettement mieux ! Écoute, Lina, il faut qu’on te sorte de là.
C’est trop injuste. D’abord tu perds ta mère, ensuite tu pars à l’autre bout du
monde pour vivre avec un inconnu qui prétend être ton père, et en plus il habite
dans un cimetière. Non, mais c’est quoi ce délire ? »
Je suis allée m’asseoir au bureau, mais en prenant soin d’orienter la chaise dos
à la fenêtre.
« Si j’avais su ce qui m’attendait, Addie, inutile de te dire que j’aurais
carrément refusé de venir. Cet endroit est glauquissime. Il y a des croix partout,
on est au milieu de nulle part. En cours de route j’ai aperçu quelques maisons,
mais autour du cimetière il n’y a que de la forêt.
– Arrête. Je viens te chercher. Le billet d’avion coûte combien ? Pas plus de
trois cents dollars, j’espère. Parce que c’est tout ce qu’il me reste après mon
accrochage avec la borne d’incendie.
– Tu l’as à peine touchée !
– Va dire ça au garagiste. Il a fallu remplacer tout le pare-chocs. D’ailleurs,
c’est de ta faute : si tu ne t’étais pas mise à chanter à tue-tête, je n’aurais pas eu
envie d’en faire autant. »
J’ai souri et replié mes jambes en tailleur sur la chaise.
« Tu es gonflée ! Je n’y peux rien si tu n’es pas capable de te contrôler quand
une vieille chanson de Britney Spears passe à la radio. Mais si tu es à court de
fric, je peux t’aider. Mes grands-parents gèrent mon héritage, mais ils me versent
de l’argent de poche chaque mois.
– Non, pas question. Garde tes économies pour ton billet de retour. Je suis
sûre que mes parents seront d’accord pour que tu reviennes vivre à la maison.
D’après ma mère, tu as une bonne influence sur moi. Depuis qu’elle t’a vue
ranger ton assiette dans le lave-vaisselle, elle ne s’en est toujours pas remise !
– Oui, je sais, je suis assez exceptionnelle comme fille.
– Et modeste, avec ça ! Bon, je leur en parlerai bientôt, mais je préfère
attendre que maman décompresse. Elle doit organiser un dîner au profit du club
de foot de Ian, on croirait qu’elle se présente à la finale de Top Chef. Sérieux,
elle est au bord de l’hystérie ! Hier soir, elle a failli piquer une crise parce que
personne n’a voulu goûter à son gratin de pâtes au thon.
– Pourtant il est super bon.
– Berk ! Me dis pas que tu aimes ça. Tu en as mangé juste parce que tu avais
couru neuf cents kilomètres. De toute façon, toi, tu avalerais n’importe quoi.
– C’est vrai. Mais je te signale que c’est ma grand-mère qu’il s’agit de
convaincre avant tout. Elle est à fond pour que je reste ici.
– Ça ne tient pas debout, son truc. Pourquoi elle t’a expédiée en Italie pour
vivre avec un type qu’elle ne connaît même pas ?
– À mon avis, elle n’avait pas le choix. En allant à l’aéroport, elle m’a confié
qu’elle songeait à entrer dans une maison de retraite médicalisée avec mon
grand-père. Ça devient trop dur de s’occuper de lui.
– Raison de plus pour que tu viennes chez nous. T’en fais pas, je me charge de
mamie Rachelle. Je l’emmènerai acheter des caramels mous – tous les vieux
adorent ça – et en chemin je lui démontrerai par a + b que la meilleure solution
pour toi, c’est la famille Bennett.
– Merci, Addie. »
On s’est tues. La musique de l’iPod et le grésillement des insectes ont comblé
le bref silence qui s’est installé entre nous deux. Si seulement les ondes du
portable avaient pu me télétransporter direct à Seattle ! Comment allais-je
survivre, loin d’Addie ?
« Pourquoi tu ne dis plus rien ? Le fossoyeur est dans les parages ?
– Non. Je suis dans ma chambre, mais j’ai l’impression que les murs ont des
oreilles dans cette maison.
– Super. Tu ne peux même pas bavarder librement. Écoute, on va convenir
d’un code, que je sache si tout va bien pour toi ou non. Au cas où ce Howard de
malheur voudrait te retenir en otage, tu n’as qu’à dire “rouge-gorge”.
– J’ai peur qu’il soit un peu dur à caser dans la conversation, ton rouge-gorge.
– Merde ! Je ne sais plus où j’en suis maintenant que tu l’as dit. Il te retient de
force, oui ou non ?
– Non, Addie. »
J’ai poussé un long soupir.
« Je suis juste liée par la promesse que j’ai faite à ma mère, c’est tout.
– Ouais. Mais est-ce que ça compte, une promesse extorquée sous un faux
prétexte ? Sans vouloir te blesser, ta mère n’a pas été d’une franchise
exemplaire, dans cette affaire. Elle ne t’a jamais dit pourquoi elle tenait
tellement à ce que tu ailles en Italie, hein ?
– Non. Mais j’espère qu’elle avait de bonnes raisons.
– Peut-être. »
Par-dessus mon épaule, j’ai regardé vers la fenêtre. Au loin, les rayons
argentés de la lune éclairaient la cime des arbres. Dans un contexte différent,
j’aurais trouvé cette vue follement romantique.
« Je ferais mieux de raccrocher, ai-je dit à mon amie. Je t’appelle sur le
portable de Howard, je ne peux pas le monopoliser des heures.
– OK. Rappelle-moi dès que possible. Et surtout ne t’inquiète pas : je vais te
tirer de là en quatrième vitesse.
– Merci, Addie. J’essaierai de te joindre demain sur FaceTime.
– Je ne quitterai pas mon ordi, promis. Comment on dit au revoir en italien ?
Tcha ? Tchô ?
– Aucune idée.
– Menteuse ! Tu as toujours été douée pour les langues étrangères.
– Bonjour et au revoir, ça se dit “ciao”.
– Ah ! Je savais bien. Ciao, Lina.
– Ciao. »
La gorge serrée, j’ai coupé la communication et posé le téléphone sur le
bureau. La voix d’Addie me manquait déjà.
« Lina ? »
Howard. J’ai failli tomber de mon siège. Est-ce qu’il m’avait espionnée ?
Je me suis levée, j’ai tourné le verrou et entrebâillé la porte de trois
centimètres. Il était dans le couloir, avec sur les bras un paquet de serviettes-
éponges blanches empilées par ordre décroissant. On aurait dit un gâteau de
mariage.
« J’espère que je ne te dérange pas, a-t-il déclaré rapidement. J’avais oublié, je
voulais juste t’apporter ça. »
J’ai étudié son visage. Aussi pâle qu’un bol de blancs d’œufs montés en neige.
De toute évidence, les liens de parenté ne voulaient rien dire. Est-ce qu’il avait
entendu ma conversation avec Addie ? Impossible de savoir.
Après un instant d’hésitation, j’ai ouvert un peu plus la porte et je me suis
emparée des serviettes.
« Merci. Attends, je te rends ton portable. »
J’ai raflé l’appareil sur le bureau et le lui ai tendu.
« Alors… qu’est-ce que tu en penses ? » Je me suis sentie rougir.
« Euh… de quoi ?
– De ta chambre.
– Oh. Je la trouve magnifique. Vraiment. »
Un grand sourire de soulagement s’est affiché sur son visage. Le premier
sourire sincère de la soirée. Un peu de travers, aussi. Ses épaules se sont
détendues, comme si on venait de les délester d’un fardeau de cent kilos.
« Tant mieux. »
Il s’est appuyé contre le chambranle.
« Je ne suis pas le roi de la décoration mais j’avais envie qu’elle te plaise. Un
ami m’a aidé à peindre la commode et le bureau, et avec Sonia, on a trouvé le
miroir dans un marché aux puces. »
Grrr. Je me serais bien passée de cette dernière info. Maintenant, je me
l’imaginais en train de sillonner l’Italie à la recherche de l’objet parfait pour la
chambre de sa fille. Pourquoi cet intérêt soudain ? À ma connaissance, il ne
m’avait jamais envoyé de cadeau ni même une carte pour mon anniversaire.
« Ce n’était pas la peine de te donner tant de mal, ai-je souligné.
– Oh, mais pas du tout ! a-t-il protesté en souriant à nouveau. Au contraire. »
On est restés muets, aussi embarrassés que deux individus n’ayant rien en
commun au cours d’une blind date. Erreur : on avait justement quelque chose en
commun, Howard et moi. Seulement, on refusait d’en parler. Quand allions-nous
aborder le sujet ?
Avec un peu de chance, jamais.
« Bon, eh bien… bonne nuit, Lina.
– Bonne nuit. »
Le bruit de ses pas s’est estompé dans le couloir. J’ai refermé la porte, sans
oublier le verrou. Mes dix-neuf heures de voyage commençaient à se faire
cruellement sentir, j’avais un mal de tête atroce. Il était grand temps que la
journée se termine.
Après avoir posé les serviettes de toilette sur la commode, je me suis
débarrassée de mes chaussures vite fait et j’ai littéralement plongé sur le lit,
envoyant valser une bonne demi-douzaine de coussins dans la foulée. Enfin ! Le
matelas était moelleux à souhait et les draps sentaient divinement bon, comme
quand ma mère mettait les nôtres à sécher au soleil. Je me suis glissée dessous en
me tortillant comme un ver de terre, puis j’ai éteint la lumière.
Toujours sur fond musical, de fréquents éclats de rire montaient du rez-de-
chaussée. De deux choses l’une : soit ils s’éclataient à faire la vaisselle, soit ils
s’étaient lancés dans un rock endiablé. Mais peu importe. Épuisée comme je
l’étais, je me serais endormie dans n’importe quelles conditions.
J’étais dans cette phase trouble de demi-sommeil quand la voix de Howard
m’a brusquement ramenée à la lucidité.
« Elle est très réservée, hein ? »
Mes yeux se sont rouverts d’un seul coup.
« Étant donné le scénario, c’est plutôt normal », a soutenu Sonia.
Je me suis raidie, l’oreille aux aguets. Apparemment, ils ne se doutaient pas
que les sons passaient par les fenêtres.
« Oui, bien sûr, a repris Howard. Mais ça me surprend. Hadley était si…
– Vive et pleine d’entrain ? C’est vrai. Mais attends de connaître Lina.
Personnellement, je ne serais pas étonnée qu’elle ait hérité du peps de sa mère. »
Howard a accueilli cette remarque avec un léger rire.
« “Peps”. Oui, c’est un terme qui convenait bien à Hadley. Mais à Lina…
– Laisse-lui un peu de temps, Howard.
– D’accord. Merci pour le dîner, tout était délicieux.
– De rien. Je compte installer des panneaux d’information au centre d’accueil
demain matin. Tu seras dans ton bureau ?
– Oui et non. J’irai sans doute faire un tour en ville avec Lina en début de
matinée.
– Bonne idée. Alors à demain, patron. »
Sonia s’est éloignée, faisant crisser sous ses pas les gravillons de l’allée. Peu
après, j’ai entendu la porte d’entrée se refermer.
J’ai essayé de me rendormir, mais j’avais comme de l’eau pétillante dans les
veines. Les paroles de Howard me trottaient dans la tête. Il s’attendait à quoi, au
juste ? Que je saute de joie en venant habiter avec lui alors que je ne l’avais
jamais vu ? Que je sois en transe à l’idée de vivre dans un cimetière ? À la base,
je n’avais aucune envie de venir en Italie, ce n’était un secret pour personne. Si
j’avais accepté, c’est uniquement parce que ma grand-mère avait sorti l’artillerie
lourde : « Tu as promis à ta mère. »
Et puis d’abord, pourquoi il me jugeait « réservée » ? Je détestais cet adjectif,
surtout quand il s’appliquait à moi. Je le trouvais péjoratif. Pour moi, quelqu’un
de réservé était quasiment un légume. Mais quoi ? Ce n’est pas parce que je ne
déballais pas tout ce que j’avais sur le cœur et dans la tête que j’étais insensible
ou limitée intellectuellement ! Ma mère l’avait compris, elle. « Tu es comme le
feu qui couve, Lina : une fois que tu t’embrases, tu illumines toute la pièce. »
Les larmes ont jailli de mes yeux. Je me suis tournée sur le ventre et j’ai
enfoui la tête dans l’oreiller. Cela faisait maintenant plus de six mois. J’arrivais
parfois à oublier, l’espace de quelques heures, à donner l’illusion que tout allait
bien. Mais c’était passager. Tout à coup la réalité me revenait en pleine figure,
aussi dure et implacable que la borne d’incendie qu’on avait percutée avec
Addie.
Désormais, il me faudrait apprendre à vivre sans ma mère. Jusqu’à la fin de
mes jours.
Chapitre 3

« Regarde, la fenêtre du premier est ouverte, il doit y avoir quelqu’un ! »


La voix m’a quasiment percé le tympan. Je me suis redressée comme sous
l’effet d’une décharge électrique. Où étais-je ? Ah, oui. En Italie. Dans un
cimetière. Sauf qu’à présent on était en plein jour, le soleil brillait et il faisait
environ trois cents degrés dans ma chambre.
« Ils pourraient quand même mettre des panneaux indicateurs ! »
C’était une voix de femme suraiguë, acidulée comme de la sauce barbecue.
Celle d’un homme, grave, posée, lui a succédé.
« Écoute, Gloria, je crois bien que c’est un domicile privé, on n’a pas le droit
de…
– Hé ho ! Y’ a quelqu’un ? »
Je me suis extirpée du lit, trébuchant sur les nombreux coussins éparpillés sur
le sol. J’avais dormi tout habillée. Hier soir, il ne m’était même pas venu à l’idée
de me mettre en pyjama tellement j’étais crevée.
« Hééé hooo ! s’est encore égosillée la femme. Y’ a quelqu’un ? »
Après avoir attaché mes cheveux à la va-vite afin de n’effrayer personne, je
suis allée à la fenêtre pour voir la tête des deux intrus. Ils avaient exactement le
physique de leur voix. En plus d’une chevelure rouge pompier, la femme arborait
un T-shirt jaune vif et un short à fleurs à taille haute. L’homme, coiffé d’un
chapeau de pêcheur kaki, portait des chaussettes sous ses sandales et un
monstrueux appareil photo autour du cou. Bien entendu, ils étaient tous deux
ceinturés d’une banane. J’ai étouffé un rire. Un jour, avec Addie, on avait gagné
un concours de déguisements sur le thème « Touristes ringards ». Ces deux-là
nous auraient sûrement ravi la première place.
« Bon-jour ! a soigneusement articulé Mme Ringardos en m’apercevant. Vous
par-lez an-glais ?
– Je suis américaine.
– Dieu soit loué ! On cherche Howard Mercer, le directeur. Vous savez où on
peut le trouver ?
– Euh… pas vraiment, je viens juste d’arriver. »
J’ai jeté un coup d’œil au paysage. Les arbres, d’un vert profond et velouté, se
découpaient sur un ciel extraordinairement bleu. Je n’en avais jamais vu de
pareil. Mais j’étais quand même dans un cimetière. Je répète : dans un ci-me-tiè-
re.
Mme Ringardos a lancé un bref regard à son mari avant de se concentrer de
nouveau sur moi. Puis elle a fait passer le poids de son corps d’une jambe sur
l’autre, l’air de dire : « Tu ne te débarrasseras pas de moi si facilement, ma
petite. »
« Je vais voir s’il est à la maison, lui ai-je annoncé.
– Très bonne initiative ! On t’attend devant. »
J’ai ouvert ma valise et adopté une tenue plus appropriée au climat (short et
débardeur). Après avoir déniché mes chaussures de running, j’ai dégringolé
l’escalier. Le rez-de-chaussée était assez petit. À part la chambre de Howard, la
seule pièce que je n’avais pas encore vue était le bureau. J’ai frappé à la porte, au
cas où, puis je suis entrée. Les murs étaient tapissés de pochettes d’albums des
Beatles et de photos encadrées. Sur l’une d’elles, Howard et deux ou trois autres
personnes déversaient des seaux d’eau sur un magnifique éléphant. Avec son
pantalon de treillis et son chapeau à la Indiana Jones, il ressemblait à un
présentateur de documentaire animalier. Howard, le grand défenseur de la faune
africaine. De toute évidence, il n’avait pas passé les seize dernières années à se
morfondre sur l’absence de ma mère et moi.
Alors que je m’apprêtais à informer M. et Mme Ringardos que Howard n’était
pas là, j’ai eu la trouille de ma vie en traversant le salon. Au lieu de m’attendre
sagement devant la maison, la femme m’observait par la fenêtre, le visage collé
à la vitre, telle une énorme mouche. J’ai porté une main à ma poitrine pour
calmer les palpitations frénétiques de mon cœur. Moi qui croyais que la vie dans
un cimetière serait d’un ennui… mortel. Ha ha ! la mauvaise blague.
Quand j’ai ouvert la porte, la femme s’est reculée de quelques centimètres
devant mon air hagard. Elle portait une étiquette avec son nom : BONJOUR, JE
M’APPELLE GLORIA.
« Tu es toute pâle, mon chou, je t’ai fait peur ? Désolée.
– C’est juste que je ne m’attendais pas à vous voir… mater à l’intérieur. Je
regrette, mais Howard n’est pas chez lui. Vous le trouverez peut-être à son
bureau ? »
Gloria a hoché la tête sans conviction.
« Le problème, trésor, c’est qu’on n’a pas toute la journée. Le car doit venir
nous reprendre dans trois heures, et si on se tue à traquer M. Mercer dans tous
les coins, on n’aura jamais le temps de tout visiter ! »
J’ai failli répliquer qu’ils ne pouvaient pas choisir de meilleur endroit pour se
tuer, mais je n’étais pas sûre qu’elle apprécie ce genre d’humour.
« Vous êtes allés au centre d’accueil des visiteurs ? Il y a une dame là-bas qui
pourra sans doute vous renseigner.
– Je t’avais bien dit qu’il fallait commencer par là, a timidement objecté
M. Ringardos.
– C’est quel bâtiment, le centre d’accueil ? a grogné Gloria. Celui à gauche de
l’entrée ?
– Aucune idée, désolée. »
Hier soir, j’avais été tellement paniquée à la vue de cette armada de croix
fantomatiques que tout le reste m’avait échappé.
Gloria a haussé un sourcil dubitatif.
« Écoute, chérie, sans vouloir te contredire, je suis certaine que tu en sais
beaucoup plus sur cet endroit qu’un couple de touristes de l’Alabama.
– Eh bien, non, justement.
– Hein ? »
J’ai soupiré et jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule dans l’espoir de voir
apparaître Howard, mais la maison était aussi silencieuse qu’une tombe. (Aïe !
encore une blague vaseuse.) Puisque je faisais plus ou moins partie du personnel
– du moins aux yeux de Mme Ringardos –, autant me familiariser dès
maintenant avec les lieux.
« Bon, je vais essayer de vous aider, mais je ne vous promets rien.
– Gra-tzié mi-lé », a lâché Gloria, qui n’avait apparemment pas le don des
langues.
Après avoir tiré la porte derrière moi, j’ai descendu les quelques marches de la
terrasse, talonnée par mes deux égarés.
« En tout cas, l’endroit est bien entretenu, a poursuivi Gloria. C’est vraiment
très joli. »
Elle avait raison. Les pelouses étaient si vertes qu’on les aurait crues peintes à
la bombe. Chaque carrefour était orné d’un bouquet de drapeaux italiens et
américains, ainsi que d’un massif de fleurs digne du Magicien d’Oz. Les rangées
de croix blanches, étincelantes de propreté, étaient nettement moins sinistres en
plein jour. Mais qu’on ne se méprenne pas : je les trouvais quand même
flippantes.
« On va prendre par là », ai-je décidé en m’engageant dans l’allée que Howard
avait empruntée la veille.
Gloria s’est glissée à côté de moi et m’a donné un petit coup de coude.
« Hank et moi, on s’est rencontrés au cours d’une croisière. »
Oh, non ! Elle n’allait quand même pas me raconter sa vie ? Eh bien, si. Loin
de la décourager, mon silence l’a poussée à enchaîner.
« Il venait de perdre sa précédente femme, Anna Maria. Très gentille, à ce
qu’il paraît, mais plutôt maniaque question ménage : du genre à protéger les
meubles avec du plastique, tu vois le tableau ? De mon côté, j’étais veuve depuis
plusieurs années. Du coup, on s’était chacun inscrit dans une croisière pour
célibataires. Tout était inclus dans le prix. Entrées, plats et desserts à volonté !
Tu te souviens de ces montagnes de crevettes, Hank ? »
Visiblement, Hank n’écoutait pas. J’ai accéléré l’allure, Gloria aussi.
« Il y avait un paquet de vieux chnoques rasoir comme tout sur ce bateau,
mais heureusement pour moi, Hank était placé à ma table au dîner. Il m’a
demandée en mariage avant même qu’on pose le pied à terre au retour ; c’est
dire s’il était pressé, hein ? On s’est mariés deux mois plus tard. Oh, bien sûr,
j’avais déjà emménagé chez lui, mais on ne tenait pas à faire traîner les choses,
tu comprends… »
Elle a marqué une pause et m’a regardée d’un air entendu.
« Euh… non. Pourquoi ? »
Sa voix a baissé d’une octave.
« Parce qu’on ne voulait pas vivre dans le péché. »
Par pitié, arrêtez-la ! J’ai ratissé le cimetière des yeux à la recherche de
Howard ou d’un coin où je pourrais vomir discrètement.
« La première chose que j’ai faite, ça a été d’enlever tous ces foutus plastiques
des meubles. Avoir le derrière qui colle au canapé, très peu pour moi. Tu es bien
d’accord, Hank ? »
Hank s’est borné à émettre un son guttural.
« Ce voyage, c’est un peu une deuxième lune de miel pour nous deux, tu sais,
a continué l’intarissable Gloria. J’ai toujours rêvé d’aller en Italie, et voilà que
j’y suis ! Tu as de la chance de vivre ici. »
Ouais, une chance dingue.
Au détour de l’allée, j’ai soudain aperçu un petit bâtiment, juste à droite de
l’entrée principale. Sur un grand panneau, on pouvait lire en grosses lettres :
ACCUEIL DES VISITEURS. Difficile à confondre avec : CHERS VISITEURS,
PROMENEZ-VOUS UN PEU PARTOUT ET HURLEZ SOUS LES
FENÊTRES DE LA PREMIÈRE MAISON QUE VOUS RENCONTREREZ.
« Je crois que nous y sommes », ai-je annoncé.
Hank est sorti de son mutisme pour lancer à sa tendre épouse :
« Tu vois ? Je te l’avais bien dit.
– Pff ! Tu ne m’as rien dit du tout, tu m’as suivie comme un toutou, oui ! »
J’ai limite foncé sur le centre d’accueil, mais la porte s’est ouverte au moment
où j’allais la pousser. Howard est apparu en short et en tongs, comme s’il se
préparait à sauter dans le prochain avion pour Tahiti.
« Lina ! Je te croyais encore au lit.
– J’aurais bien voulu, mais ces deux-là sont venus te réclamer à la maison. »
Gloria s’est avancée.
« Monsieur Mercer ? Gloria et Hank Jorgansen, de Mobile, Alabama. Vous
avez sûrement reçu mon mail ? On aimerait une visite guidée du cimetière. Une
visite privée. Vous savez, mon mari est fan de la Seconde Guerre mondiale. Dis-
lui, Hank !
– Un grand fan, oui », a confirmé Hank.
Howard a opiné de la tête, l’air pensif, le coin des lèvres légèrement retroussé.
« Eh bien… Il n’y a pas trente-six sortes de visite, mais Sonia, mon assistante,
sera sans doute ravie de vous piloter. Allez la trouver, elle va s’occuper de
vous. »
Au lieu d’entrer, Gloria a joint les deux mains en s’écriant :
« Monsieur Mercer, j’entends à votre accent que vous êtes du Sud, vous aussi.
D’où venez-vous ? Du Tennessee ?
– De Caroline du Sud.
– Oui, c’est du pareil au même. Et qui est cette charmante jeune fille qui est
venue à notre aide ? Votre fille ? »
Howard a hésité une nanoseconde avant de répondre. Juste le temps que je
m’en rende compte.
« Oui. Elle s’appelle Lina. »
Et j’ai fait sa connaissance hier soir, aurait-il pu ajouter.
« Doux Jésus ! a gloussé Gloria. Je n’ai jamais vu un père et une fille aussi
différents physiquement. Mais les gènes sautent parfois deux ou trois
générations. Pour ma part, j’ai hérité des cheveux roux de mon arrière-grand-
tante maternelle. »
Howard et moi, on a échangé un coup d’œil sceptique. Ses cheveux roux, elle
les devait plutôt à une teinture, mais sa mauvaise foi forçait presque
l’admiration.
Elle m’a dévisagée en plissant les paupières, puis s’est tournée vers Howard.
« Votre femme est italienne ?
– La mère de Lina est américaine. Elle lui ressemble beaucoup. »
J’ai apprécié qu’il emploie le présent, ça simplifiait les choses. Mais en même
temps je me suis rappelé sa conversation d’hier soir avec Sonia. Du coup, j’ai
remballé le regard plein de reconnaissance que j’étais prête à lui adresser.
Gloria s’est de nouveau focalisée sur moi.
« Avec tes yeux noirs et cette magnifique tignasse, tu as tout à fait le type
italien ! Je parie que tout le monde te prend pour une autochtone.
– Je ne vis pas ici. Je suis juste de passage. »
Hank a fini par intervenir.
« Si on s’agitait ? À force de bavarder, on va rater cette fichue visite. »
Gloria nous a décoché une œillade mi-choquée, mi-complice, comme si son
mari était un affreux gamin qu’elle était obligée de traîner partout derrière elle.
« D’accord ! D’accord ! Inutile d’être grossier, Hank, voyons. Allez, suis-
moi. »
Elle s’est enfin décidée à pousser la porte.
« Bonne journée à vous deux et… la-rivière-dère-tchiiii ! »

« Ouah, a soufflé Howard, après que le couple a disparu à l’intérieur.
– Ouais. »
J’ai croisé les bras.
« Je suis désolé pour tout ça, Lina. En règle générale, les visiteurs ne viennent
pas à la maison. Et normalement ils sont un peu moins… »
Faute de trouver un adjectif pas trop blessant pour décrire les Jorgansen, il a
laissé sa phrase en suspens avant de me demander :
« Tu vas courir ? »
Je me suis rapidement inspectée. J’avais tellement l’habitude d’être en short et
en débardeur que je n’avais même pas réfléchi à ma tenue.
« Oui, je commence toujours par ça.
– Comme je te l’ai déjà dit, tu peux t’entraîner dans le cimetière, mais si tu as
envie d’explorer les alentours, tu n’as qu’à sortir par là (il m’a indiqué le grand
portail de l’entrée). Il n’y a qu’une seule route, tu ne risques pas de te perdre. »
La porte du centre des visiteurs s’est rouverte, et Gloria a passé la tête dehors.
« Monsieur Mercer ? D’après la femme de l’accueil, la visite ne dure qu’une
demi-heure. Pourtant j’avais bien précisé dans mon mail qu’on voulait un tour de
deux heures ou plus !
– J’arrive tout de suite, madame. »
Avant de la rejoindre, Howard m’a lancé :
« Bonne course ! »
Machinalement, je me suis décalée pour observer notre reflet dans la porte en
verre. Malgré son ridicule achevé, Gloria avait vu juste : Howard et moi
n’avions aucun trait commun. Il avait les yeux bleus, il était blond comme les
blés et mesurait près de deux mètres. Moi, j’avais le teint mat et j’étais tellement
minus que je m’habillais au rayon fillette. Mais il arrive que les gènes sautent
plusieurs générations, pas vrai ?

Je suis sortie de l’enceinte du cimetière à petites foulées. Après avoir traversé
le parking réservé aux visiteurs, j’ai hésité. Droite ou gauche ? Peu importe.
L’essentiel, c’était de m’éloigner de cet endroit sinistre. Allez, à gauche. Non, à
droite.
La route qui passait devant le mémorial n’avait que deux voies. Je me suis
rangée sur la bande herbeuse du bas-côté et j’ai accéléré le rythme
progressivement, jusqu’à finir presque en sprint. Normalement, courir me vidait
la tête. Mais là, une pensée continuait de m’obséder : pourquoi étais-je si
différente de Howard ?
Pourtant c’était assez fréquent. Je veux dire : il y a des tas de gens qui ne
ressemblent pas à leurs parents. À commencer par Addie, qui était la seule
blonde de sa famille. Et aussi ce garçon qui était dans ma classe depuis l’école
primaire. En sixième, il dépassait déjà son père et sa mère d’une bonne tête.
Mais quand même. J’aurais dû avoir un tout petit quelque chose de Howard,
non ?
Tout en gardant les yeux rivés au sol, je me suis souvenue des paroles de ma
grand-mère : « Tu verras, tu t’adapteras sans problème, c’est un homme
charmant. » Pour autant que je sache, elle n’avait jamais rencontré Howard. Pas
en personne, du moins.
Un énorme car bleu m’a doublée, me soufflant au passage un jet d’air brûlant.
J’ai levé la tête brusquement et… soudain je me suis crue dans un tableau
romantique. La route serpentait gracieusement au fond d’une vallée verdoyante,
parsemée de ravissantes maisons aux teintes pastel. Au-delà d’un patchwork de
vignobles s’étageaient plusieurs rangées de collines dorées par le soleil de
Toscane. Une véritable carte postale ! J’ai compris pourquoi tous les gens qui
connaissaient l’Italie en avaient plein la bouche quand ils en parlaient.
De furieux coups de klaxon m’ont tirée de ma rêverie. J’ai fait un écart et je
me suis retournée. C’était une petite voiture rouge vif qui se prenait pour une
Ferrari. En d’autres termes : une bagnole de frimeur. Elle a ralenti en arrivant
près de moi. Le conducteur et le passager, deux bruns d’une vingtaine d’années à
peine, m’ont décoché un sourire de loup, accompagné d’une autre salve
d’avertisseur.
« Du calme ! Je ne vous gêne pas, que je sache », ai-je grogné en sourdine.
Comme s’il m’avait entendue, le conducteur a freiné pile au milieu de la
route. À l’arrière, un autre garçon, qui devait avoir un ou deux ans de plus, a
baissé sa vitre.
« Ciao, bella ! Cosa fai stasera ? »
Je me suis remise à courir, mais le type a redémarré et s’est arrêté quelques
mètres plus loin.
Super. Au bout de quatre ans de running, je connaissais par cœur les individus
de ce genre. Pour eux, « Je cours seule dans la nature » se traduisait par « Tu
m’emmènes faire un tour ? ». J’avais aussi appris qu’un simple refus de ma part
ne suffirait pas à les décourager. Ils s’imagineraient juste que je me faisais prier.
J’ai traversé la route en vitesse, je me suis accordé une seconde pour resserrer
mes lacets, après quoi j’ai inspiré un bon coup, je me suis mise en position de
départ et go ! je suis partie comme une flèche.
Dans la voiture, les trois Italiens ont poussé un cri de surprise.
« Hé ! Dove vai ? »
Je ne me suis pas retournée. Suffisamment motivée, j’étais capable de
distancer n’importe qui, même un mec au volant d’une pseudo-voiture de sport.
Et s’il le fallait, j’étais prête pour le saut de haies.
Le conducteur a fait demi-tour et répété son cinéma deux fois de suite (je te
dépasse, je ralentis, je retente ma chance), mais j’ai continué à filer sans lui
accorder un regard et il a fini par abandonner. Quand j’ai atteint le cimetière,
même mes paupières étaient en sueur. Howard et Sonia tournaient le dos à
l’entrée, mais ils ont fait volte-face en m’entendant arriver, sans doute parce que
je soufflais comme une cocotte-minute au bord de l’implosion.
« Tu n’as pas été longue, s’est étonné Howard. Tout va bien ?
– Je… me… suis… fait… pourchasser.
– Par qui ?
– Une voiture… pleine de… garçons.
– Éblouis par ta beauté, je suppose, a commenté Sonia.
– Attends un peu, a enchaîné Howard. Une voiture pleine de garçons, tu dis ?
Tu pourrais me les décrire ? »
Les mâchoires contractées, il a regardé vers la route comme s’il envisageait
sérieusement de massacrer mes poursuivants avec une batte de base-ball. Sa
réaction m’a touchée, je lui en ai un peu moins voulu de m’avoir traitée de
« réservée ».
Entre-temps, j’avais repris ma respiration.
« Inutile de dramatiser, la prochaine fois je courrai dans le cimetière.
Ou alors par derrière, a suggéré Sonia. Il y a une porte qui donne directement
sur la campagne et les collines. Ça grimpe pas mal, mais ce sera un bon exercice
pour toi, et le paysage est splendide. Et sans aucune voiture. »
Comme Howard avait encore de la fumée qui sortait de ses narines, j’ai
changé de sujet.
« Où sont passés les Jorgansen ?
– On a eu une petite altercation, m’a annoncé Sonia en souriant. Finalement,
ils ont opté pour l’audio-guide. »
D’un geste du menton, elle m’a indiqué le couple. Gloria marchait à fond de
train dans une allée, dix mètres devant Hank.
« Ton père m’a dit qu’il aimerait t’emmener dîner à Florence, ce soir. »
Howard, enfin détendu, a acquiescé.
« On pourrait visiter le duomo et ensuite aller manger une pizza, ça te va ? »
Je me suis balancée d’un pied sur l’autre, sans savoir quoi répondre. Si je
disais oui, j’allais me retrouver en tête à tête au resto avec Howard. Si je disais
non, ce serait le même scénario, mais à la maison. Autant aller en ville. Et visiter
ce duomo, même si je n’avais aucune idée de ce que c’était.
« OK.
– Super ! » s’est-il exclamé.
À l’entendre, on aurait pu croire que j’avais accueilli sa proposition en sautant
de joie.
« Ça nous donnera l’occasion de discuter de certaines choses. »
Ces mots m’ont grave refroidie. Enfin quoi ? Je n’avais même pas droit à un
moment de répit avant de subir ses explications ? J’étais déjà en mode surcharge
rien que d’être ici.
Je me suis détournée pour m’essuyer le front et cacher mon irritation.
« Bon. Je rentre à la maison. »
Je me suis éloignée en vitesse, mais Sonia m’a rattrapée.
« Tu veux bien t’arrêter chez moi un instant ? J’aimerais te donner quelque
chose qui appartenait à ta mère. »
J’ai fait un pas de côté, histoire d’augmenter la distance entre elle et moi.
« Excusez-moi, mais j’ai vraiment besoin de prendre une douche, là. Une
autre fois, d’accord ?
– Ah, a-t-elle lâché, les sourcils en V. Oui, bien sûr. Tu me diras quand ça
t’arrange, alors. En fait, je…
– Merci beaucoup. À plus tard ! »
Et je suis partie au pas de course, sentant la pointe du regard de Sonia entre
mes deux omoplates. Je n’avais pas l’intention d’être désagréable, mais j’en
avais marre que les gens me donnent des trucs en rapport avec ma mère,
généralement des photos dont je ne savais jamais quoi faire. Elles me rappelaient
trop son absence.
J’ai promené mon regard sur le cimetière en soupirant. Non, je n’avais
vraiment pas besoin de tous ces souvenirs.
Chapitre 4

En arrivant à la maison, je suis allée direct dans la cuisine. J’étais sûre que
Howard me servirait le traditionnel discours « mi casa, su casa » (le tout avec un
parfait accent italien) si je demandais la permission de dévaliser le frigo, alors
autant zapper la question.
Les deux étagères du haut étaient bourrées de condiments genre olives,
oignons au vinaigre et moutarde à tous les parfums, des trucs qui donnent du
goût à ce qu’on mange, d’accord, mais pas franchement nourrissants. Une
inspection plus poussée des étages inférieurs m’a permis de découvrir un gros
pot de yaourt à la noix de coco et un sachet de pain de mie en tranches. À mon
immense déception, il n’y avait même pas un petit restant de lasagnes.
Après avoir dévoré la moitié du pain et la totalité du yaourt (de loin le
meilleur que j’avais jamais goûté), j’ai exploré les placards de haut en bas
jusqu’à ce que je trouve un paquet de muesli CIOCCOLATO. Jackpot ! Le
chocolat me parlait dans n’importe quelle langue.
J’ai donc englouti un énorme bol de muesli, puis nettoyé la cuisine comme si
elle avait été le théâtre d’un crime. Bon. Et maintenant, suite du programme ? À
Seattle, je serais sans doute allée à la piscine avec Addie, ou bien on aurait pris
nos vélos pour aller s’offrir un de ces milk-shakes aux trois chocolats qui
constituaient l’essentiel de mon alimentation. Mais ici ? Il n’y avait même pas
Internet.
« Une bonne douche ! » me suis-je écriée à voix haute. Ça m’occuperait, et en
plus ce ne serait pas du luxe.
Je suis montée au premier, j’ai pris des vêtements de rechange et la pile de
serviettes-éponges dans ma chambre, après quoi j’ai filé dans la salle de bains.
Elle était étincelante de propreté. À croire que Howard la passait à l’eau de Javel
toutes les semaines. C’était peut-être pour cette raison que ça n’avait pas marché
entre lui et ma mère. Elle était particulièrement bordélique. Un jour, j’avais
trouvé sur son bureau un Tupperware de pâtes qui étaient là depuis si longtemps
qu’elles étaient devenues bleues. Sans mentir : BLEUES !
Une fois le rideau de douche tiré, je suis restée perplexe. Le pommeau était
microscopique et il y avait deux robinets séparés au lieu du mitigeur habituel.
J’en ai ouvert un, j’ai laissé couler l’eau quelques secondes, elle était toujours
glacée. J’ai répété l’opération avec le second et obtenu le même résultat, peut-
être un demi-degré plus chaud. Howard m’avait avertie que l’Italie n’était pas à
la pointe de la technologie, mais je ne pensais pas que ça concernait aussi la
plomberie. Que faire ? Je n’avais pas le choix. Après un voyage de vingt-quatre
heures et un sprint de malade pour échapper aux dragueurs locaux, une douche
relevait de l’indispensable.
Comme dit le proverbe : « À Rome, il faut vivre comme les Romains. »
Stoïque, j’ai serré les dents, puis je me suis placée sous la pluie maigre mais
glaciale que crachotait le pommeau.
« Aaaaarrh ! Ouououh ! » ai-je hurlé en grelottant.
J’ai attrapé un flacon en espérant que c’était du gel douche, je me suis
frictionné le corps et les cheveux, rincée à toute vitesse, ensuite j’ai bondi sur les
serviettes et j’ai commencé à m’emmailloter comme une momie.
Je me suis figée en entendant soudain frapper à la porte. Comme si je n’avais
déjà pas assez froid comme ça.
« Oui ?
– C’est moi : Sonia. Tout va bien ? »
À l’évidence, mes hululements de chouette n’étaient pas passés inaperçus.
« Euh… oui. Juste un petit problème avec la douche. Il n’y a pas d’eau chaude
dans cette maison ?
– Si, mais elle est longue à venir. Chez moi, je suis parfois obligée de la
laisser couler dix minutes avant qu’elle soit à bonne température.
– Ah bon. Merci pour l’info.
– Excuse-moi de t’ennuyer encore avec ça, mais je voulais simplement te dire
que j’ai déposé le journal sur ton lit. »
Le journal ? Quel journal ? La Repubblica, La Gazzetta dello Sport ? Elle
s’imaginait que je lisais l’italien couramment ? J’avais dû mal comprendre.
« Lina, tu m’entends ? Je t’ai apporté le journal de…
– Oui, oui, une seconde, j’arrive. »
Je ne m’étais pas trompée : elle avait bien dit « journal ». J’ai fini de me
sécher et de m’habiller vite fait. Quand j’ai ouvert la porte, j’ai trouvé Sonia sur
le palier, une plante en pot entre les mains.
« Vous tenez vraiment à ce que je lise les nouvelles ? lui ai-je demandé d’un
ton incertain.
– Des nouvelles plutôt anciennes. Il s’agit du journal que tenait ta mère. »
Je me suis adossée au chambranle.
« Vous voulez dire, ce genre de gros cahier avec une couverture en cuir,
bourré de notes et de photos ?
– Exactement. Tu en as déjà tenu un ? »
J’ai éludé la question.
« Je pensais que vous alliez me donner des photos d’elle ou autre chose.
– J’ai bien une photo qu’elle a faite, mais je l’ai accrochée dans la chambre
d’amis et je n’ai aucune envie de m’en séparer. C’est un gros plan en noir et
blanc du mur des Disparus. Un tirage magnifique, tu devrais passer le voir à
l’occasion. »
Apparemment, ce mur des Disparus était super important dans le coin.
« Pourquoi c’est vous qui avez ce journal, d’abord ? »
Malgré moi, j’avais adopté le ton du méchant flic lors d’un interrogatoire.
Sonia n’a pas eu l’air de s’en offusquer.
« Il est arrivé par la poste en septembre. Ta mère avait juste inscrit l’adresse
du cimetière, sans autre précision. Dès que j’ai ouvert le paquet, j’ai reconnu son
cahier. Elle le promenait toujours avec elle, du temps où elle habitait ici. »
Du temps où elle habitait ici ? Encore un détail qu’elle avait passé sous
silence.
« Sur le coup, j’ai failli le donner à ton père, mais Hadley était un sujet un peu
tabou : chaque fois que je faisais allusion à elle, Howard…
– Quoi ? »
Sonia a lâché un soupir.
« Eh bien… À l’époque, il a eu beaucoup de mal à se remettre du départ de ta
mère. Franchement, ça a été dur pour lui. Même après toutes ces années, j’évite
encore d’aborder le sujet. Finalement j’ai gardé ce cahier chez moi. Le jour où
Howard m’a confié qu’il comptait te faire venir ici, j’ai compris que ta mère
avait envoyé ce journal à ton intention. »
Sonia m’a jeté un drôle de regard. Sans m’en rendre compte, je m’étais
progressivement rapprochée d’elle. Il n’y avait plus que dix centimètres entre
nous. Oups ! Je me suis reculée en toute hâte et j’ai recommencé à la mitrailler
de questions.
« Ma mère a vécu dans cette maison ? Pendant combien de temps ?
– Pas très longtemps… Un mois, environ. Howard venait juste d’être nommé
surintendant du mémorial. Il avait emménagé quelques jours plus tôt.
– Donc ils étaient vraiment ensemble ? Ce n’était pas juste un coup d’un soir
entre deux copains ? »
Là, j’avançais la théorie d’Addie.
Sonia a eu un léger sursaut.
– « Non. Certainement pas. Ils avaient l’air très amoureux. Howard adorait ta
mère.
– Alors pourquoi elle l’a quitté ? Parce qu’elle était enceinte et qu’il n’était
pas prêt à assumer ?
– Non, ce n’est pas ça… À mon avis, Howard aurait été un père merveilleux.
Seulement… »
Elle s’est interrompue et a levé les mains en écarquillant les yeux.
« Attends… Tu n’es pas au courant de ce qui s’est passé ? Ta mère ne t’a rien
expliqué ?
– Non. Rien. C’est seulement après sa mort que j’ai appris que Howard était
mon père. »
J’ai baissé la tête, de nouveau prête à fondre en larmes. La disparition de ma
mère m’avait transformée en robinet humain. Version 2.0.
« Oh, Lina ! Je ne savais pas, je te demande pardon. En réalité, même moi je
ne comprends pas pourquoi leur relation a mal tourné. Ils ont rompu du jour au
lendemain, et par la suite Howard n’a jamais voulu en discuter.
– Est-ce qu’il vous a déjà parlé de moi ? Avant maintenant, je veux dire. »
Sonia a secoué la tête, faisant tinter ses longues boucles d’oreilles.
« Non, jamais. Je suis tombée des nues quand il m’a annoncé que tu allais
venir habiter ici. Mais c’est à lui que tu devrais poser toutes ces questions. Je
suis sûre qu’il y répondra. Et le journal de ta mère t’apportera sans doute pas mal
d’explications aussi. »
Elle m’a tendu le pot de fleurs.
« Sachant que je devais aller au marché tôt ce matin, Howard m’a chargée
d’acheter ça pour toi. Il trouve que ta chambre manque de fleurs, et il paraît que
ta mère adorait les violettes. »
Je me suis emparée du pot et j’ai examiné les délicates petites fleurs avec
suspicion. Elles sentaient bon, mais j’étais sûre à quatre-vingt-dix-neuf pour cent
que ma mère n’avait pas de préférence particulière pour les violettes.
« Si tu ne te sens pas prête à lire ce journal, je peux le garder encore un
moment, m’a proposé Sonia. Je ne veux surtout pas te forcer la main. Et il vaut
peut-être mieux que tu aies une bonne conversation avec ton père auparavant. »
J’ai secoué la tête. D’abord lentement, puis de manière plus énergique.
« Non, je le prends. »
Quelques mois plus tôt, j’avais ressorti tous les cahiers que ma mère avait
remplis au cours de sa vie, mais j’avais vite renoncé à les lire, c’était trop
douloureux. Pourtant, il fallait que je m’attaque à celui-ci. Elle me l’avait envoyé
exprès.
Sonia me considérait avec désarroi, pareille à une apprentie baby-sitter devant
un enfant au bord de la convulsion. Après avoir cligné deux ou trois fois des
paupières, j’ai réussi à afficher un sourire courageux, style « c’est bon, je suis
capable de gérer mes émotions », et j’ai dit d’une voix qui se voulait ferme :
« Je serai contente d’apprendre tout ce qu’elle a fait pendant son séjour en
Italie. »
Les traits de Sonia se sont détendus.
« Absolument ! Tu vas découvrir Florence à travers son regard, ce sera une
belle façon de partager son ressenti.
– Ouais. »
À condition que j’arrive à lire la première page sans m’effondrer.
« Lina, j’espère sincèrement que tu vas te plaire ici. Et si tu veux voir la photo
dont je t’ai parlé, surtout n’hésite pas à passer chez moi, tu seras toujours la
bienvenue. »
Elle s’est dirigée vers l’escalier, puis s’est retournée pour ajouter :
« Au fait, pour les violettes : il ne faut pas les arroser par le dessus, il vaut
mieux placer le pot sur une soucoupe remplie d’eau, comme ça elles boivent la
quantité nécessaire. D’ailleurs je te conseille de le faire tout de suite, j’ai
l’impression qu’elles ont soif !
– Merci, Sonia. Et… euh… excusez-moi pour toutes ces questions.
– Je comprends très bien, rassure-toi. J’aimais beaucoup Hadley, tu sais.
C’était une femme exceptionnelle.
– Oui. C’est vrai. Encore une chose… S’il vous plaît, ne parlez pas de notre
conversation à Howard. Je ne voudrais pas qu’il pense que… je lui en veux ou…
je ne sais quoi. »
Ni que je cherche à me renseigner dans son dos, ai-je complété mentalement.
« Entendu, je ne dirai rien. Mais de ton côté, promets-moi de discuter avec lui.
C’est un type bien, il répondra à toutes les questions que tu veux.
– D’accord », ai-je acquiescé en détournant mon regard. Le silence est
retombé.
« Bon, eh bien, bonne journée, Lina. »
Sur ce, Sonia a descendu les marches et quitté la maison. Je suis restée sur le
palier, les yeux rivés sur le journal, comme si c’était la boîte de Pandore.
Vas-y, ouvre. C’est juste un journal de bord, pas de quoi paniquer.
J’ai commencé à avancer vers la porte avec mes violettes qui piquaient du nez,
mais au dernier moment j’ai obliqué vers l’escalier. D’après Sonia, la plante était
sérieusement déshydratée, il fallait que je m’occupe d’elle de toute urgence.
Arrivée dans la cuisine, j’ai de nouveau inspecté les placards, cette fois à la
recherche d’une assiette assez profonde pour contenir un bon centimètre et demi
d’eau.
« Voilà, mes belles ! Régalez-vous ! »
Elles n’avaient pas l’air d’apprécier tellement ma compagnie, mais je me suis
quand même assise à la table pour les regarder.
Chercher à gagner du temps, moi ? Pas du tout, voyons !
Chapitre 5

Tenir un journal, c’était l’activité préférée de ma mère. Elle s’intéressait à une


quantité incroyable de choses, avec plus ou moins de persévérance : le yoga
Bikram, les tapas, les émissions de téléréalité calamiteuses, et j’en passe. À un
moment, elle s’était passionnée pour les produits de beauté faits maison. Pendant
un mois, on s’était tartiné la figure de purée d’avocat et d’huile de coco.
Mais la rédaction de son journal, c’était une constante chez ma mère. Deux ou
trois fois par an, elle claquait une fortune dans un de ces carnets de dessin hyper
luxueux qu’on trouvait dans notre librairie-papeterie favorite, dans le centre de
Seattle. Ensuite, elle passait des mois à le remplir de sa vie : photographies,
notes, détails du quotidien, listes de courses, idées de projets photo, vieilles
étiquettes de ketchup… tout et n’importe quoi.
Le plus étonnant, c’est qu’elle permettait à tout le monde de lire ses cahiers.
Et encore plus stupéfiant : tout le monde adorait ça. Parce qu’ils étaient
créatifs, hilarants, et qu’en se plongeant dedans on avait l’impression de faire un
voyage au pays des merveilles.
J’ai fini par entrer dans ma chambre et je me suis postée au pied du lit. Sonia
avait placé le journal sur mon oreiller – de crainte que je ne le remarque pas,
peut-être ? –, où il s’enfonçait comme une brique.
« Prête ? » me suis-je questionnée à voix haute.
Non, absolument pas. Je me suis saisie malgré tout de l’épais cahier. La
couverture était en cuir souple, estampillée d’une grande fleur de lys dorée en
plein milieu. Rien à voir avec les carnets habituels de ma mère.
J’ai inspiré un bon coup avant de l’ouvrir, m’attendant presque à voir
papillonner des confettis, mais il ne s’en est échappé qu’une volée de prospectus
et de tickets qui dégageaient une vague odeur de renfermé. Après les avoir
ramassés et mis de côté, j’ai commencé à feuilleter les pages et, laissant tomber
le texte pour l’instant, je me suis concentrée sur les photos.
On voyait ma mère, son appareil en bandoulière, sur le parvis d’une vieille
église. Ensuite devant une assiette de spaghettis gargantuesque, un large sourire
aux lèvres. Et soudain… Howard. J’ai failli lâcher le cahier. Bon. Après tout,
normal qu’il figure dans ce journal, j’aurais pu m’en douter. Mais au fond de moi
je n’arrivais pas à me faire à l’idée qu’ils aient pu former un couple, ma mère et
lui.
J’ai étudié la photo plus attentivement. Ouais, c’était bien Howard. En version
jeune, avec les cheveux longs (et un tatouage en haut du bras ? Mais oui !). Il
était assis sur un escalier en pierre, à côté de ma mère. Elle avait les cheveux
courts, la bouche rouge vif et une expression émerveillée, style « je n’en reviens
pas d’être ici ».
Je me suis écroulée sur le lit. Plonk. Pourquoi ne m’avait-elle rien dit de leur
liaison de son vivant ? Parce qu’elle estimait que je n’étais pas prête à
l’entendre ? Parce qu’elle préférait que ce journal fasse le boulot à sa place ?
Après un instant d’hésitation, j’ai rangé le cahier dans le tiroir de la table de
nuit. Non, décidément, je n’étais pas encore mûre.

Quelque part dans le cimetière, une alarme s’est déclenchée, me vrillant les
tympans de ses trilles suraigus. Ce mal de tête vous est gracieusement offert par
la compagnie Jetlag & Stress. Merci, l’Italie.
J’ai roulé sur le côté pour regarder l’heure. Quinze heures. Autrement dit,
encore un paquet de temps à tirer.
Je me suis levée lentement et, sans enthousiasme, j’ai décidé de mettre de
l’ordre dans mes affaires. Je m’étais donné un mal de chien pour faire ma valise
correctement, mais elle était maintenant dans un fouillis indescriptible et il m’a
fallu un bon moment pour tout réorganiser : T-shirts et débardeurs à droite, sous-
vêtements dans un coin, pantalons et pyjamas à gauche, etc., etc. J’ai glissé
quelques photos de maman et moi dans les cadres vacants, ensuite j’ai enfilé mes
baskets et je suis sortie prendre l’air sur la terrasse.
Faute de savoir où aller, je me suis installée sur la balancelle et je me suis
laissé bercer un petit moment. J’avais une vue imprenable sur le mémorial, un
bâtiment bas, tout en longueur, avec une longue inscription gravée dans la pierre.
J’aurais parié cent dollars qu’il s’agissait du fameux mur des Disparus. Devant
lui s’élevait une immense stèle blanche surmontée d’un ange tenant dans ses bras
des rameaux d’olivier. Deux touristes étaient en train de le prendre en photo. En
m’apercevant, l’un d’eux m’a adressé un grand signe de la main. J’ai mollement
agité la mienne en retour, après quoi j’ai sauté de la balancelle et couru me
réfugier derrière la maison. Je n’avais aucune envie de me coltiner d’autres
Jorgansen.
Comme me l’avait dit Sonia, l’enceinte du cimetière était percée d’une autre
porte côté sud. Je l’ai ouverte sans difficulté et, une fois sortie, j’ai commencé à
grimper la colline au pas de course. Sonia n’avait pas exagéré : la pente était
raide. Au bout de trois minutes, j’étais déjà en nage mais je me suis forcée à
continuer. Pas question de me laisser vaincre par une misérable colline ! Quand
je suis arrivée au sommet, j’avais les mollets et les poumons en feu. Alors que je
m’apprêtais à m’écrouler dans l’herbe, j’ai soudain entendu un drôle de bruit à
répétition dans les parages. Tchoc-tchoc-tchoc-tchoc. Je n’étais pas seule.
À quelques mètres de moi, un garçon s’amusait à faire des jongles avec un
ballon. Il était à peu près de mon âge, peut-être un peu plus vieux. Vu la
longueur de ses cheveux, il ne devait pas aller très souvent chez le coiffeur. Il
était vêtu d’un short et d’un maillot de foot et, tout en faisant rebondir la balle
d’un genou sur l’autre, il chantonnait en italien, sans doute inspiré par la
musique que diffusaient ses écouteurs. J’ai hésité. Est-ce que je pouvais
m’esquiver sans qu’il s’en aperçoive ? Au moment où j’envisageais
sérieusement de dévaler la pente dans le plus pur style « roulé-boulé », il a levé
la tête et nos regards se sont croisés.
Super. Maintenant il fallait que je l’affronte… ou bien que je mette mon plan
culbuto à exécution, au risque de passer pour une cinglée. Optant pour la
première solution, je l’ai salué d’un petit signe de tête et j’ai poursuivi mon
chemin à grandes enjambées, comme si je devais me rendre à une réunion de la
plus haute importance. Hyper naturelle, quoi. Les collines italiennes grouillent
de gens pressés d’arriver à leur réunion, c’est bien connu.
Le footballeur a enlevé ses écouteurs.
« Salut, tu es perdue ? L’hôtel Bella Vista est par là-bas, tu suis la route et tu y
es.
– Tu parles anglais ?
– Zouste oune po, m’a-t-il répondu en souriant.
– Tu es américain ?
– Plus ou moins. »
Je l’ai examiné. Il avait l’accent américain, mais le type on ne peut plus
italien : taille moyenne, cheveux noirs, teint mat et profil de statue romaine.
Qu’est-ce qu’il faisait dans ce coin perdu ? Et moi, donc ? Manifestement, la
campagne toscane abritait un nombre insoupçonné d’ados déracinés.
Il a croisé les bras et froncé les sourcils. Quand j’ai compris que ce malpoli
était en train de m’imiter, j’ai immédiatement changé de posture.
« Plus ou moins américain, ça veut dire quoi exactement ?
– Ma mère est américaine, mais je vis ici depuis que je suis tout petit. Et toi, tu
es d’où ?
– De Seattle. Je suis venue juste pour l’été. Je suis arrivée hier.
Ah ouais ? Où tu habites ? »
J’ai pointé l’index.
« Au cimetière ?
– Ouais. Howard – mon père – est le surintendant du mémorial.
– Ça doit être sinistre, non ?
– Pas vraiment. C’est un cimetière militaire, toutes les tombes datent de la
Seconde Guerre mondiale, ce n’est pas comme s’il y avait des enterrements à
tout bout de champ. »
Mais pourquoi je défendais cet endroit ? Il était réellement sinistre.
Après un hochement de tête, mon interlocuteur a remis ses écouteurs, me
signifiant par là que la discussion était close.
« Bon, ben… à la prochaine, mystérieux Italo-Américain, ai-je marmonné tout
bas.
– Je m’appelle Lorenzo. »
J’ai rougi. Il avait une ouïe hyper développée ou quoi ?
« Enchantée, Lo… »
J’ai voulu prononcer son nom à l’italienne mais j’ai buté dès la deuxième
syllabe.
« Désolée, j’ai toujours été incapable de rouler les R.
– Pas de problème, tu n’as qu’à dire “Ren”. Mais “mystérieux Italo-
Américain”, ça me va aussi. »
Argh ! Voilà que je rougissais encore.
« Et toi ? On doit t’appeler “Carolina” ou tu as un diminutif ? »
L’espace d’une seconde, j’ai cru halluciner. À part ma mère et mes profs,
personne ne m’appelait Carolina.
« Comment tu connais mon nom ? »
J’en étais maintenant à me demander si ce type n’avait pas des dons
d’extralucide.
« Je suis à l’EIF. Ton père est venu se renseigner sur les inscriptions. Les
rumeurs vont vite, dans le coin.
– C’est quoi, l’EIF ?
– L’École internationale de Florence.
– Ah, d’accord. » (Soupir de soulagement.)
Théoriquement, j’étais censée aller dans ce lycée si je décidais de rester à la
fin de l’été. J’ai bien dit : théoriquement. Donc pas du tout dans le domaine du
possible.
« L’école va de la maternelle au lycée, a poursuivi Ren. Mais on n’est pas
nombreux. Dans ma classe on n’est que dix-huit, alors l’arrivée d’une nouvelle
élève déchaîne la curiosité, tu penses bien ! On parle de toi depuis janvier. Tu es
une sorte de légende. Marco veut déjà faire équipe avec toi en biologie. Il a
complètement raté son dernier exposé et il compte sur toi pour booster sa
moyenne.
– C’est dingue !
– Je ne te voyais pas comme ça.
– Pourquoi ?
– Tu es vraiment petite. Et tu as le type italien. » Je croyais entendre cette
chère Gloria.
« Alors pourquoi tu t’es adressé à moi en anglais ?
– À cause de tes fringues. »
Je me suis regardée : leggings et T-shirt jaune. Ce n’était pas comme si j’étais
déguisée en statue de la Liberté !
« En quoi elles sont américaines, mes fringues ?
Couleurs vives, chaussures de running… (Il a agité une main méprisante.) Tu
comprendras dans un mois ou deux. Ici, la plupart des gens s’habillent en Gucci
dès qu’ils sortent de chez eux.
– Visiblement, tu n’es pas en Gucci, toi.
– Les vêtements de foot, c’est autre chose. Plus italien que ça, tu meurs. Et
puis, en tant qu’Italien, j’ai une élégance naturelle. »
Je n’arrivais pas à savoir si c’était une plaisanterie ou de la prétention de sa
part.
« Normalement, tu aurais dû entrer à l’EIF en février, non ? m’a-t-il demandé.
– Je préférais terminer mon année scolaire à Seattle. »
Il a sorti un smartphone de sa poche arrière.
« Je peux te prendre en photo ? »
Il a appuyé sur le déclencheur pile au moment où je disais « non ».
« Désolé, Carolina. Je ne t’avais pas entendue. »
Il n’avait pas l’air désolé du tout.
« On dit Carolina, pas “Caroliiiina”. Contente-toi de Lina tout court, ça vaut
mieux.
– Carolina-Caroliiina… Ça me plaît, ça sonne bien italien. »
Il a remis ses écouteurs et recommencé à jongler avec son ballon. Sérieux, des
cours de bonnes manières ne lui auraient pas fait de mal. Décidée à le planter là,
j’ai tourné les talons, mais il m’a interpellée.
« Attends ! Ça te dirait de passer chez moi ? Ma mère meurt d’envie de
rencontrer des Américaines.
– Non, merci. Je dois rentrer tôt, Howard veut m’emmener dîner à Florence.
– À quelle heure ?
– J’en sais rien.
– Les restaurants n’ouvrent pas avant sept heures. Ça te laisse largement le
temps, crois-moi. »
J’ai contemplé le cimetière de loin et frémi à la pensée de me retrouver face à
Howard ou au journal intime de ma mère.
« C’est loin, chez toi ?
– Non, à cinq minutes. (D’un geste approximatif, Ren a indiqué un bosquet
d’arbres en contrebas.) Rassure-toi, je ne suis ni un violeur ni un tueur en série.
– Je n’y avais pas pensé. Mais maintenant que tu en parles…
– Je suis trop maigrichon. En plus, j’ai horreur du sang. »
J’ai fait la moue. Mentalement j’ai envisagé les deux options qui se
présentaient à moi : rentrer à la maison et me plonger dans un journal
émotionnellement déstabilisant, ou bien rendre visite à la mère d’un goujat
certifié, potentiellement violeur ou assassin. D’un côté comme de l’autre, ça
n’avait rien d’emballant.
« OK. Je te suis, lui ai-je annoncé.
– Super. »
Il a coincé le ballon sous son bras, et on a commencé à descendre l’autre
versant de la colline. Ren me dépassait à peine d’une tête mais il marchait vite.
« Tu es arrivée quand, déjà ?
– Hier soir.
– Alors tu es encore en plein décalage horaire et assez déboussolée, j’imagine.
– J’ai plutôt bien récupéré la nuit dernière, mais ouais, j’ai un peu
l’impression d’être sous l’eau. Avec en prime un mal de tête atroce.
– Attends ce soir ! Le pire, c’est la deuxième nuit. Tu vas te réveiller à trois
heures du mat’, excitée comme une puce, prête à faire n’importe quoi pour
t’occuper la tête et les jambes. Une fois, j’ai même grimpé en haut d’un arbre.
– Pour quelle raison ?
– Mon ordi était en panne, et le seul truc que j’avais sous la main c’était un
vieux solitaire en bois. Je suis nul à ce jeu.
– Moi, je suis super forte.
– Et moi, j’adore grimper aux arbres. Mais je ne te crois pas : à moins de
tricher, on ne gagne jamais au solitaire.
– Faux. Depuis le CP, personne ne veut jouer avec moi à des jeux de société,
alors je passe mon temps devant un plateau de solitaire. Quand je suis en forme,
je suis capable de terminer une partie en six minutes.
– Pourquoi personne ne veut jouer avec toi ?
– Parce que je gagne à tous les coups. »
Ren s’est arrêté et m’a dévisagée en souriant.
« Tu as trop l’esprit de compétition, c’est ça ?
– Non, je gagne tout le temps, voilà tout.
– Hun-hun… Tu veux dire que tu ne joues à rien depuis que tu as six ans ?
Même pas à la bataille, au Uno ou au poker ?
– Non. Juste au solitaire.
– Intéressant. Regarde, voilà ma maison. Je parie que j’arrive au portail avant
toi ! »
Et il est parti en courant.
« Hé ! »
Je me suis élancée à mon tour. J’ai forcé l’allure pour le rattraper, je l’ai
dépassé et je n’ai pas ralenti avant d’avoir atteint le portail.
« Gagné ! » lui ai-je crié d’une voix triomphale.
Ren m’a rejointe au petit trot, toujours avec ce grand sourire stupide aux
lèvres.
« Tu as raison : tu n’as pas du tout l’esprit de compétition !
– La ferme, ai-je grogné.
– La prochaine fois, je te prends à la bataille.
– Pas question.
– Au mah-jong ? Au bridge ?
– Tu es quoi ? Une vieille dame ? »
Il a éclaté de rire.
« C’est bon, comme tu voudras, Carolina. Au fait, ce n’est pas ma maison.
Moi, j’habite là-bas. »
Il m’a montré une allée un peu plus loin.
« Mais on ne va pas faire la course, parce que je suis sûr que tu gagnerais
encore.
– Je t’avais prévenu. »
On a continué en marchant. Je me sentais ridicule.
« Parle-moi un peu de ton père. Ça fait longtemps qu’il est gardien de
cimetière ?
Ouais, environ dix-sept ans, d’après ce qu’il m’a dit. Comme ma mère est
morte, je suis venue vivre avec lui. »
Aïe ! Je me suis mordu la langue en m’engueulant intérieurement. Tu ne peux
pas te taire, Lina ? Faire allusion à ma mère, c’était le meilleur moyen de faire
fuir les gens de mon âge. Si les adultes dégoulinaient de gentillesse, les jeunes
étaient franchement mal à l’aise.
À travers les cheveux qui lui tombaient dans les yeux, Ren m’a regardée
attentivement.
« Elle est morte de quoi ?
– Cancer du pancréas.
– Elle l’avait depuis longtemps ?
– Non. Elle a été emportée en l’espace de quatre mois.
– Ouah… Je suis désolé pour toi.
– Merci. »
Au bout d’un instant, Ren a brisé le silence qui s’était installé entre nous deux.
« C’est bizarre, ce genre de dialogue. Je te dis : “Je suis désolé”, tu me
réponds : “Merci”. »
Je m’étais souvent fait la même réflexion. Au moins une centaine de fois.
« Moi aussi, je trouve ça bizarre. Mais c’est la formule consacrée.
– Ça fait quel effet ?
– Quoi ?
– De perdre sa mère. »
Je me suis figée sur place. Non seulement c’était la première fois que
quelqu’un me posait cette question, mais en plus, ce quelqu’un avait l’air
sincèrement intéressé par ma réponse. J’ai failli lui confier que c’était comme
vivre sur une île au milieu de l’océan, que j’avais beau être entourée d’une
multitude de gens, je me sentais toujours dans une solitude totale, avec des
vagues de douleur qui déferlaient sur moi de tous les côtés. Finalement, j’ai
ravalé mes métaphores cafardeuses et je me suis bornée à hausser les épaules en
lâchant :
– « Ça craint.
Ouais, j’imagine. Désolé.
– Merci. » J’ai souri.
« Ça y est, c’est reparti.
– Désolé.
– Merci. »
Ren s’est arrêté devant un grand portail tarabiscoté. Je l’ai aidé à en pousser le
double battant, qui s’est ouvert dans un grincement sonore.
« Tu avais raison : on n’est vraiment pas loin du mémorial, ai-je remarqué.
– Oui. Ça m’a toujours fait bizarre d’habiter si près d’un cimetière. Et
maintenant je connais quelqu’un qui habite dedans, c’est ouf. »
Il a ponctué ces mots d’un léger rire.
On a remonté une étroite allée bordée d’arbres. Arrivé au bout, Ren a écarté
les bras de façon théâtrale.
« Tah-daaah ! Casa mia ! »
Je suis restée médusée.
« Tu plaisantes ?
– Non, malheureusement, m’a-t-il répondu avec une grimace. Vas-y, moque-
toi, j’ai l’habitude, je ne me vexerai pas.
– Je n’ai aucune intention de me moquer. Je trouve ça très… original. »
Malgré tout, je n’ai pas pu m’empêcher de pouffer. Ren m’a décoché un
regard fulgurant.
« Allez, rigole, ne te gêne pas ! Cela dit, de la part d’une fille qui vit dans un
cimetière, tu es mal placée pour me jeter la première pierre. »
Une fois mon fou rire calmé, je me suis accordé quelques secondes pour
reprendre mon souffle.
« Je te demande pardon, Ren, je n’aurais pas dû. Mais c’est tellement
inattendu. »
De nouveau, je me suis tournée vers la bâtisse, me contenant à grand-peine
pour ne pas encore blesser l’occupant des lieux. Moi qui croyais vivre dans
l’endroit le plus insolite de la planète, j’étais battue à plates coutures : Ren
habitait carrément le palais de dame Tartine ! Pas une construction loufoque
d’inspiration baroque, non, une imitation parfaite de maison en pain d’épices.
J’avais l’impression que, si j’en cassais un morceau, j’allais pouvoir le grignoter,
accompagné d’une tasse de thé au lait. Elle dressait ses fioritures sur deux
étages, et son toit bordé d’une dentelle de bois semblait nappé de sucre glace.
Outre les parterres de fleurs multicolores qui occupaient tout l’espace devant, de
petits citronniers dans des pots bleu cobalt jalonnaient le pourtour de la maison.
La plupart des fenêtres du rez-de-chaussée s’ornaient de vitraux à motifs
végétaux, et une immense canne à sucre était gravée sur la porte d’entrée. En
résumé, imagine une fantasmagorie kitschissime et ajoutes-y une multitude de
sucres d’orge.
« Tu me fais l’historique ? ai-je demandé à mon hôte.
– Ouais, si tu y tiens. C’est un excentrique de New York qui a fait construire
cette maison après avoir gagné des fortunes grâce à la recette de caramel mou de
sa grand-mère. D’ailleurs, il se faisait appeler le “baron Caramel”.
– Je comprends mieux pourquoi elle ressemble à un gâteau grandeur nature.
– C’était un cadeau pour sa seconde femme, qui devait avoir trente ans de
moins que lui. Peu de temps après, elle l’a quitté pour un type qu’elle avait
rencontré dans le Piémont, à la foire aux truffes. Du coup, le baron a mis la
maison en vente. Mes parents en cherchaient justement une à acheter dans la
région, et comme ils ont eux-mêmes des goûts bizarroïdes, ils ont craqué pour
cette horreur.
– Et la sorcière cannibale, vous l’avez fichue dehors ? »
Ren a haussé les sourcils, sans saisir l’allusion.
« Tu sais bien… comme dans Hansel et Gretel ?
– Ah, oui ! »
Il s’est mis à rire.
« Non, elle continue à nous rendre visite de temps en temps. Tu parles de ma
grand-mère, c’est ça ?
– Si je la vois un jour, je lui répéterai ce que tu viens de dire.
– Eh ben, bon courage ! Elle ne comprend pas un mot d’anglais. Et quand elle
reste chez nous, curieusement ma mère oublie tout son italien.
– Elle est d’où, ta mère ?
– Du Texas. Normalement on va passer les grandes vacances là-bas dans sa
famille, mais cette année mon père a trop de boulot.
– Ah, le Texas, d’accord ! Ça explique ton accent.
– Ouaip. Je fais semblant d’être américain tous les étés.
– Et ça marche ? »
Sourire satisfait de Ren.
« Apparemment oui, la preuve : tu m’as pris pour un Américain pur sucre tout
à l’heure.
– Avant de t’entendre parler, non.
– C’est le résultat qui compte, pas vrai ? »
Après avoir traversé le jardin, Ren a ouvert la porte et on est entrés dans la
maison.
« Bienvenue à la Villa Caramella. “Caramella”, ça veut dire “bonbon” en
italien.
– Waouh ! Mais c’est une véritable librairie ! »
Ou plutôt un véritable cauchemar de bibliothécaire. La pièce était blindée de
livres qui s’entassaient par centaines – voire par milliers – sur des rangées
d’étagères montant jusqu’au plafond.
« Mes parents sont de grands lecteurs, a commenté Ren. En plus, on veut se
tenir prêts pour le jour où les robots se révolteront. Si on doit rester planqués, on
aura toujours de quoi allumer un feu avec tous ces bouquins.
– Pas bête.
– Ma mère doit être dans son atelier, suis-moi. »
On s’est frayé un chemin parmi les colonnes de livres instables qui s’élevaient
un peu partout, tels des arbres prêts à s’abattre au moindre souffle. Au fond de la
pièce, une porte à double vantail s’ouvrait sur une véranda dont le sol était
protégé par des bâches. Sur une table apparemment ancienne, j’ai avisé une
quantité de tubes de peinture et des carreaux de céramique.
« Maman ? »
Une version féminine de Ren était roulée en boule sur un divan. Elle avait des
traces de peinture jaune dans les cheveux et l’air d’avoir vingt ans. Trente, à tout
casser.
« Mamma ! »
Ren l’a secouée doucement.
« Elle a le sommeil profond, mais je connais un truc infaillible, m’a-t-il confié
en aparté. Regarde. »
Il s’est penché et lui a murmuré à l’oreille :
« Je viens de croiser Bono à Tavarnuzze. »
Aussitôt, sa mère a ouvert grand les yeux et s’est redressée en un quart de
seconde. Ren a éclaté de rire.
« Lorenzo ! Ne me refais jamais ça !
– Carolina, je te présente ma mère, Odette. C’est une fan de U2. Elle les a
suivis partout pendant leur tournée européenne au début des années 1990. Une
vraie groupie ! Et visiblement elle en pince encore pour Bono.
– C’est toi que je vais pincer, oui ! » a rétorqué Odette.
Après avoir mis ses lunettes, elle m’a examinée de haut en bas.
« Oh ! Où l’as-tu trouvée, Lorenzo ?
– On s’est rencontrés sur la colline derrière le cimetière. Elle est venue passer
l’été chez son père.
– Je suis américaine, ai-je cru bon de préciser.
– Une expatriée, donc ! »
Une otage, ai-je failli rectifier. Mais ce n’est pas le genre de réflexion qu’on
fait en présence d’une personne qu’on connaît depuis trois minutes à peine.
« Attends un peu… J’ai entendu parler de toi. Tu es la fille de Howard
Mercer ?
– Oui. Lina.
– Mais son vrai nom, c’est Carolina, a ajouté Ren.
– Appelez-moi Lina tout court.
Ton arrivée est une bénédiction, Lina ! On est vraiment en manque
d’Américains par ici. D’Américains vivants, de préférence. (Odette a agité une
main dédaigneuse vers le cimetière.) Tu parles italien ?
– Disons que j’ai mémorisé quatre ou cinq phrases dans l’avion.
– Lesquelles ? a voulu savoir Ren.
– Je ne te le dirai pas, je ne tiens pas à me ridiculiser. »
Il a haussé les épaules.
« Che peccato. »
Odette a fait la grimace.
« Lina : promets-moi de ne pas prononcer un seul mot d’italien dans cette
maison. Cet été, j’aimerais me croire ailleurs qu’en Italie.
– Ah ouais ? a répliqué Ren en souriant. Et comment tu vas faire avec ton
mari et tes enfants italiens ? »
Odette a éludé la question.
« Je vais aller nous chercher à boire. Mettez-vous à l’aise, tous les deux. »
Elle m’a tapoté l’épaule, puis est sortie de la pièce d’un pas vif. Ren s’est
tourné vers moi.
« Tu vois ? Je t’avais bien dit qu’elle serait contente de faire ta connaissance.
– Elle a l’air de détester l’Italie.
– Non. Seulement elle est furieuse qu’on n’aille pas au Texas cet été. Pourtant,
chaque fois qu’on va là-bas elle passe son temps à critiquer la nourriture et les
gens qui se promènent en pyjama dans la rue.
– Qui se promène en pyjama dans la rue ?
– Plein de monde ! Je t’assure, c’est comme une épidémie. »
J’ai pointé l’index sur la table.
« Ta mère est artiste ?
– Ouais. Elle peint sur céramique. Essentiellement des paysages de Toscane.
À Florence, il y a un type qui vend ses œuvres dans un magasin. Les touristes les
achètent des milliards de dollars. Ils seraient verts s’ils savaient que c’est une
Américaine qui les a créées ! »
Il m’a montré un carreau de faïence orné d’une maisonnette jaune nichée entre
deux collines.
« Très joli.
– Si tu voyais là-haut ! On a un mur entièrement décoré par ma mère. Petit à
petit, elle a remplacé tous les carreaux d’avant par les siens.
– Et toi, tu as des talents artistiques ?
– Pas du tout !
– Moi non plus. Mais ma mère était photographe.
– Cool. Genre portraits de famille, tout ça ?
– Non, son truc c’était plutôt les photos d’art. Elle exposait dans des galeries,
des salons d’art contemporain, des endroits comme ça. Et elle était aussi prof de
photo à la fac.
– Waouh. Elle s’appelait comment ?
– Hadley Emerson. »
Odette a réapparu avec deux canettes de Fanta orange et un paquet de biscuits,
qu’elle m’a tendu en disant :
« Sers-toi, Lina. Ren les adore, il en engloutit un paquet par jour. »
J’ai pris un gâteau. Il était fourré d’un côté à la vanille, de l’autre au chocolat.
Une sorte d’Oreo, en somme. Dès que j’ai croqué dedans, j’ai cru entendre
chanter des anges. Les Italiens devaient avoir une poudre magique qui
transformait n’importe quelle recette américaine en pur chef-d’œuvre gustatif.
« Donne-lui-en vite un autre, a dit Ren à sa mère. Partie comme elle est, elle
va bientôt manger son bras. »
J’ai voulu protester mais j’avais la bouche pleine. Odette m’a souri.
« J’aime les filles gourmandes. Bon, où en étions-nous ? Oh, mon Dieu, je ne
me suis même pas présentée. Je deviens une vraie sauvage, dans cet endroit. Je
m’appelle Odette Ferrara. Comme “Ferrari”, mais avec un A. »
Elle m’a tendu la main. J’ai rapidement essuyé la mienne avant de la lui serrer.
« Si on parlait d’air conditionné et de fast-food ? Ce sont les deux choses qui
me manquent le plus cet été.
– Tu es gonflée ! a objecté Ren. Tu ne veux jamais qu’on mange de
hamburger quand on est aux États-Unis.
– Ça ne veut pas dire que je n’aime pas ça. Et puis, dans quel camp tu es,
d’abord ? Le mien ou celui du signore ?
– Je refuse de répondre.
– Qui est le signore ? ai-je demandé.
– Mon père. Je ne comprends toujours pas comment ils ont pu se marier, ces
deux-là. Ils me font penser à ces amitiés improbables qu’on voit sur YouTube,
genre un ours et un canard qui sont les meilleurs copains du monde. »
Odette a gloussé.
« Tu exagères, Ren, on n’est pas si différents que ça ! Mais je suis curieuse de
savoir : dans ce scénario, je jouerais le rôle de l’ours ou du canard ?
– Encore une fois, je refuse de répondre. »
Sans doute pour rester dans le registre animalier, Odette a sauté du coq à l’âne
et m’a lancé :
« Alors, comment trouves-tu mon fils, Lina ? »
J’ai avalé ma bouchée de gâteau et tendu le reste du paquet à Ren, qui le
lorgnait avec la même convoitise que Gollum devant son « précieux ».
« Je le trouve très… sympa, ai-je lâché.
– Et beau garçon, hein ?
– Maman ! »
J’étais un peu gênée. Ren était mignon, certes, mais ce n’était pas frappant au
premier regard. Il avait des yeux brun foncé, frangés de cils ridiculement longs,
et les dents de devant légèrement écartées. Mais là encore, ce n’était pas le genre
de chose qu’on confie à quelqu’un qu’on connaît à peine.
Odette a agité la main avec insouciance.
« En tout cas, je suis ravie de ta présence dans le coin, Lina. J’avais peur que
Ren s’ennuie à mourir pendant ces vacances. Pas plus tard que ce matin, je l’ai
encouragé à s’amuser un peu plus.
– Arrête, maman ! À t’entendre, on dirait que je reste enfermé toute la
journée.
– Tout ce que je sais, c’est que depuis le départ d’une certaine ragazza, tu ne
sors plus beaucoup.
– Je sors quand ça me plaît. Mimi n’a rien à voir là-dedans.
– Qui est Mimi ? ai-je glissé.
– Son amoureuse, m’a murmuré Odette sur le ton de la confidence.
– Mamaaaan ! Je n’ai plus huit ans », l’a rabrouée Ren.
Une sonnerie de téléphone a interrompu la discussion. Odette s’est mise à
brasser les papiers et le matériel de peinture qui encombraient la table.
« Où est passé ce f… ? Ah ! Pronto ? »
Une petite fille en culotte bouffante et chaussures vernies noires est apparue
sur le seuil de la porte.
« Maman ! J’ai fait caca ! »
Odette a levé le pouce pour la féliciter, puis a quitté la véranda tout en
continuant à parler à toute vitesse au téléphone.
« Gabriella, a grogné Ren. Tiens-toi un peu mieux, on a une invitée. Retourne
dans la salle de bains, ouste ! »
La fillette a fait la sourde oreille et s’est tournée vers moi.
« Tu chi sei ?
– Elle ne comprend pas l’italien, l’a informée Ren. Elle est américaine.
– Anch’io ! T’es la nouvelle copine de Ren ?
– Non. On s’est rencontrés par hasard sur la colline. Je m’appelle Lina. »
Raide comme la justice, Gabriella m’a examinée sans vergogne avant de
rendre son verdict.
« Tu ressembles un peu à une principessa. Peut-être parce que tu as une
chouvelure bizarre, comme Raiponce.
– Chevelure, pas “chouvelure”, l’a corrigée Ren. Et je te signale que c’est
malpoli de dire à quelqu’un qu’il a des cheveux bizarres.
– Laisse, elle a raison, j’ai vraiment des cheveux impossibles.
– Tu veux que je te montre mon criceto ? »
Gabriella s’est précipitée vers moi et m’a prise par la main.
« Viens, principessa ! Je suis sûre que tu vas l’adorer, il a une fourrure toute
douce.
– D’accord. »
Ren a arrêté sa sœur en plein élan.
« N’embête pas Carolina. Elle doit partir bientôt.
– Elle ne m’embête pas du tout, ai-je contré. J’aime beaucoup les enfants.
– Tu ne sais pas à quoi tu t’exposes, crois-moi. Entrer dans la chambre de
Gabriella, c’est pénétrer dans un autre espace-temps. Sans que tu t’en rendes
compte, tu auras passé cinq heures à jouer aux Barbie et à bavarder avec toute la
tribu des Petits Poneys.
– Non è vero, Lorenzo. Tu es méchant ! »
Ren a répondu en italien, et Gabriella m’a lancé un regard horriblement déçu
avant de sortir en courant et de claquer la porte à toute volée.
« C’est quoi, un criceto ?
– Comment on dit, déjà ? Un hamster, je crois. Tu sais, ces bestioles stupides
qui tournent dans une roue.
– Ouais. Hamster. Elle est mignonne, ta petite sœur.
– Ça dépend des moments. Tu as des frères et sœurs, toi ?
– Non, je suis fille unique. Mais j’ai fait beaucoup de baby-sitting pour une
famille de mon immeuble. Des triplés de cinq ans. Que des garçons.
– Aïe aïe aïe !
– Avant de partir, leur mère me disait : “Contente-toi de les garder en vie, le
reste, je m’en fiche.”
– Comment tu t’y prenais ? Tu les ficelais sur une chaise ou quoi ?
– Non. La première fois, je me suis battue au corps à corps avec eux. Après
ça, ils m’adoraient. Et puis, j’arrivais toujours avec les poches pleines de
bonbons, ça aide. »
À l’enterrement de ma mère, l’un des trois avait demandé pourquoi je ne
venais plus chez eux. « Lina ne peut plus jouer avec nous parce que sa maman
dort pour très longtemps », lui avait répondu son frère. Ma gorge s’est serrée à
l’évocation de ce souvenir.
« Bon, il faut que je me sauve, Howard va se demander où je suis passée.
– Oui, bien sûr. »
Ren m’a raccompagnée jusqu’à la porte d’entrée.
« Au fait, ça te dirait de venir à une fête avec moi demain soir ?
– Euh… »
J’ai détourné les yeux, puis je me suis penchée en vitesse pour resserrer mon
lacet. C’est juste une fête, Lina, me suis-je raisonnée. Tu sais bien, ce truc
auquel participent tous les ados normalement constitués ? Depuis la disparition
de ma mère, n’importe quelle activité sociale équivalait à escalader l’Everest. En
plus, je me livrais de plus en plus souvent à des monologues intérieurs, ça
devenait franchement inquiétant.
« Il faut que je demande à Howard, ai-je fini par répondre en me redressant.
– Entendu. Je passerai te prendre en scooter vers huit heures.
– Oui, enfin… Je t’appellerai pour te dire si c’est d’accord ou pas. »
J’ai ouvert la porte.
« Attends, je te donne mon numéro. »
Ren a attrapé un stylo sur la petite table de l’entrée, puis il m’a pris la main et
a griffonné son numéro de portable sur ma paume. J’ai senti la chaleur de son
souffle sur ma peau. Quand il a eu fini, il a gardé ma main dans la sienne une
seconde de plus.
Oh.
Il a relevé la tête et m’a souri.
« Ciao, Carolina. À demain.
– Peut-être. »
Je suis partie sans me retourner. J’avais trop peur qu’il voie le sourire
étincelant plaqué sur mon visage.
Chapitre 6

L’épisode « main dans la main avec Ren » avait réveillé un petit papillon dans
mon ventre, mais la pauvre bête s’est écroulée raide morte au bout de deux
minutes tellement j’étais mal à l’aise dans la voiture.
Howard avait pris une douche, et on voyait les sillons du peigne dans ses
cheveux encore humides. Il s’était fait chic : pantalon droit et chemise blanche
fraîchement repassée. Personnellement, j’avais zappé le code vestimentaire et
gardé mon T-shirt et mes baskets.
« On y va ? m’a-t-il lancé avant de démarrer.
– On y va.
– Alors en route pour Florence ! Tu vas voir, c’est une ville étonnante. »
Il a enclenché le lecteur de CD (qui utilise encore ce genre d’engin
aujourd’hui ?), et « You shook me all night long », d’AC/DC, a retenti dans la
voiture. Tu sais, la BO officielle de « Essayons de détendre l’atmosphère pour
cette première sortie Fille/Père ».
Selon Howard, Florence n’était qu’à dix kilomètres, mais il nous a fallu une
bonne demi-heure pour y arriver. Aux abords de la ville, la route était bondée de
scooters et de voitures minuscules, et tous les bâtiments qui la bordaient
paraissaient d’un autre âge. Malgré l’ambiance étrange qui régnait dans la
voiture, je sentais mon excitation augmenter de minute en minute. Les
circonstances n’étaient pas idéales, d’accord, mais j’allais découvrir Florence.
Plutôt cool, non ?
Une fois dans le centre, Howard s’est engagé dans une ruelle à sens unique et
s’est garé dans un mouchoir de poche. Je n’avais jamais vu une telle maîtrise du
créneau. S’il n’avait pas été à fond dans son trip mémorial, sûr qu’il aurait fait
un moniteur d’auto-école génial.
« Désolé qu’on ait mis si longtemps, m’a-t-il dit. C’était particulièrement
embouteillé ce soir.
– Tu n’y es pour rien. »
J’avais pratiquement le nez collé à la vitre. La chaussée était dallée de grandes
pierres grises disposées en diagonale et flanquée de chaque côté d’un étroit
trottoir. Les immeubles, de différentes nuances d’ocre, arboraient d’adorables
volets verts à toutes les fenêtres. Un cycliste qui roulait sur le trottoir a failli
décrocher mon rétroviseur au passage.
Howard a tourné la tête vers moi.
« Prête pour la visite guidée ?
– Oui ! »
J’ai détaché ma ceinture et bondi hors de la voiture. Il faisait encore chaud,
une vague odeur de poubelle planait sur la ville, mais tout était tellement
pittoresque à mes yeux que ça ne me gênait pas. Howard a commencé à
remonter la rue et je l’ai suivi, m’imprégnant d’une foule de sensations
nouvelles. J’avais l’impression d’évoluer dans un décor de cinéma. Les
boutiques de vêtements alternaient avec de minuscules cafés et restaurants, les
gens s’interpellaient d’une fenêtre à l’autre, il y avait même du linge qui séchait
sur un fil tendu entre deux immeubles, dont une robe rouge vif, gonflée par la
brise, qui se balançait en plein milieu.
À un moment, un coup de klaxon a retenti et tout le monde s’est écarté pour
laisser passer une famille entière agglutinée sur un scooter. Je m’attendais à
chaque instant à entendre la voix du réalisateur crier : « Coupez ! »
« Nous y voilà. »
Au détour de la rue, Howard a pointé le doigt sur un monument dont on
n’apercevait qu’une maigre tranche, coincée entre les murs rapprochés d’une
venelle.
« Qu’est-ce que c’est ?
– Le duomo. La cathédrale de Florence. »
Le duomo. On aurait dit un vaisseau-mère qui attirait la foule de tous les côtés,
comme un aimant. On avançait de plus en plus lentement à mesure qu’on s’en
approchait. Quand on a enfin débouché sur la grande place, j’ai pu contempler la
cathédrale dans son ensemble, éclairée par les rayons dorés du soleil couchant.
« Waouh ! C’est vraiment… »
Énorme ? Magnifique ? Impressionnant ? C’était tout cela à la fois, et bien
plus encore. Dans une ville américaine, cette construction aurait occupé
plusieurs blocs. Avec ses parois extérieures recouvertes d’une incroyable
décoration de marbre rose, vert et blanc, elle était cent fois plus belle et
majestueuse que tous les bâtiments que j’avais eu l’occasion de voir dans ma vie.
C’était d’ailleurs la première fois que j’employais le mot « majestueux ».
Jusqu’à présent, rien ne m’avait paru digne d’un tel qualificatif.
« En réalité, elle s’appelle Santa Maria del Fiore, “Sainte Marie de la Fleur”,
m’a appris Howard. Mais tout le monde dit le duomo.
– À cause de son dôme ? ai-je demandé, le regard levé vers l’immense
coupole orange qui dominait toute la ville.
– Bien vu, mais non. En italien “duomo” signifie “cathédrale”, d’où la
confusion que beaucoup de gens font. Il a fallu près de cent cinquante ans pour
l’achever. Avant l’arrivée de la technologie moderne, ce dôme était le plus grand
du monde. Dès que j’aurai un après-midi de libre, on grimpera tout en haut.
– Et ça, c’est quoi ? »
En face du duomo se dressait une construction octogonale, nettement plus
petite. Son porche s’ornait de deux grandes portes dorées, magnifiquement
sculptées, devant lesquelles des touristes se prenaient en photo.
« Le baptistère Saint-Jean. Les portes que tu vois s’appellent “les portes du
Paradis” ; c’est l’une des merveilles de Florence. Les bas-reliefs sont l’œuvre de
Ghiberti. Il a mis vingt-sept ans à les sculpter. On visitera l’intérieur un autre
jour. Pour l’instant, cap sur le restaurant ! »
Il m’a désigné une rue, juste derrière le baptistère. Après avoir traversé la
grande place (la piazza, m’a informée Howard), on est arrivés devant le
restaurant en question. Howard m’a tenu la porte, et je l’ai précédé dans une
petite salle assez sombre. À notre approche, l’homme en cravate et tablier qui se
trouvait à l’accueil s’est machinalement redressé de toute sa petite hauteur.
Howard le dépassait au moins de soixante centimètres.
« Combien de personnes, ce soir ? a-t-il demandé d’une voix nasillarde.
– Possiamo avere una tavola per due ? »
L’homme a hoché la tête, puis appelé un serveur.
« Buona sera, nous a dit ce dernier.
– Buona sera. Possiamo stare seduti vicino alla cucina ?
– Certo. »
Bon. De toute évidence, mon père parlait italien couramment. Il roulait même
les R aussi bien que Ren. J’ai évité de le dévisager pendant que le serveur nous
conduisait à notre table. Je ne savais strictement rien de lui. C’était trop bizarre.
« Devine pourquoi j’aime bien venir ici », m’a dit Howard une fois qu’on a
été assis.
J’ai promené mon regard sur la salle. Les tables étaient recouvertes de
modestes nappes en papier, et la cuisine ouverte laissait apercevoir un grand four
à pizza où rougeoyait un feu de bois. En fond sonore, on entendait « She’s got a
ticket to ride. »
Voyant que je séchais, Howard a pointé du doigt le haut-parleur fixé au
plafond.
« Ils passent les chansons des Beatles en boucle, tous les jours de la semaine.
Du coup, je profite à la fois de ma musique et de mon plat préférés. Pizza et Paul
McCartney.
– Ah, d’accord… J’ai remarqué que tu avais une collection de pochettes de
disques des Beatles dans ton bureau. »
Je me suis mordu la langue. Maintenant il allait croire que j’avais fouiné chez
lui. Ce qui était le cas, d’ailleurs.
Il s’est contenté de sourire.
« C’est ma sœur qui me les a offertes il y a quelques années. Elle a deux fils.
Dix et douze ans. Ils habitent à Denver. De temps en temps ils viennent passer
l’été ici. »
Est-ce qu’ils étaient au courant de mon existence ?
Howard a dû lire dans mes pensées parce qu’il y a eu un silence pesant.
Subitement, chacun de nous s’est passionné pour le menu.
« Tu as fait ton choix ? m’a-t-il demandé au bout d’un moment. Je prends
toujours une pizza au prosciutto, mais tout est bon ici. On peut démarrer par des
antipasti ou…
– Pour moi, une pizza toute simple, ce sera parfait. »
Simple et rapide. J’avais envie de voir la ville. Et d’écourter autant que
possible ce dîner en tête à tête.
« Alors je te conseille la margherita. Très basique : tomate, mozzarella,
basilic.
– OK.
– Tu vas voir, les pizzas florentines sont complètement différentes de celles
auxquelles tu es habituée. »
J’ai reposé mon menu.
« Ah bon ? Pourquoi ?
– La pâte est très fine, et la mozzarella fraîche… Hmm !
Je ne connais rien de meilleur. »
Il avait l’air au bord de l’extase. Est-ce que mon goût immodéré pour la
nourriture venait de lui ? Après un instant d’hésitation, je me suis dit que ce
serait quand même bien de le connaître un peu mieux. C’était mon père, après
tout.
« Tu… tu es né où ?
– J’ai grandi dans une petite ville de Caroline du Sud. Due West, pour être
précis. Environ à quatre-vingts kilomètres d’Adrienne.
– C’est là-bas que tu as provoqué un embouteillage monstre en inversant tous
les panneaux indicateurs ? »
Howard m’a regardée avec surprise.
« Ta mère t’en a parlé ?
– Ouais. Elle m’a raconté des tas de choses à ton sujet. »
Il s’est mis à rire doucement.
« Tu comprends, il n’y avait pas beaucoup de distractions à Due West. Les
habitants du coin ont fait les frais de ma mauvaise blague. Qu’est-ce qu’elle t’a
dit encore ?
– Que tu jouais au hockey sur glace et que malgré ton tempérament doux, tu
avais tendance à te castagner avec tes adversaires.
– La preuve. »
Howard a levé la tête et fait courir son index le long d’une fine cicatrice sous
le menton.
« J’ai récolté ça au cours d’un de mes derniers matches. J’étais incapable de
me contrôler. Quoi d’autre ?
– Un soir que vous étiez au restaurant à Rome, maman et toi, il paraît que le
patron t’a pris pour un célèbre joueur de basket. Du coup, il vous a offert le
dîner.
– C’est vrai, j’avais totalement oublié ! Les meilleures côtelettes d’agneau de
ma vie. Et j’ai juste eu à poser au milieu du personnel de cuisine pour quelques
photos. »
Le serveur est venu prendre notre commande et a rempli nos verres d’eau
pétillante. La première gorgée m’a fait frissonner comme si j’avais avalé des
étincelles. Mais qu’est-ce qu’ils mettaient dans leur eau, ces Italiens ?
« Excuse-moi d’enfoncer une porte ouverte, mais ta ressemblance avec
Hadley est absolument sidérante. J’imagine qu’on te l’a souvent dit ?
– Oui. Parfois on nous prenait même pour des sœurs.
– Ça ne m’étonne pas. Tu as aussi les mêmes mains qu’elle. »
J’avais les coudes plantés sur la table, les mains croisées l’une sur l’autre.
Tout à coup, Howard a sursauté comme si on l’avait piqué avec une aiguille. Il
s’est penché en avant, les yeux rivés sur ma bague.
« Euh… Il y a un problème ? lui ai-je demandé avec un mélange de gêne et
d’inquiétude.
– Cette bague… »
Il a allongé le bras et laissé planer sa main juste au-dessus de la mienne.
C’était une bague ancienne, un simple anneau d’or orné de motifs délicatement
ciselés sur le pourtour. Ma mère ne la quittait jamais. Le jour où elle était
devenue trop maigre pour la garder au doigt, elle me l’avait confiée. Depuis, je
la portais en permanence.
« Tu sais que c’est moi qui la lui avais offerte ?
– Non. »
J’ai posé les mains sur mes genoux en rougissant légèrement. Pourquoi ne me
l’a-t-elle jamais dit ?
« C’était quoi… une bague de fiançailles ?
– Non, m’a répondu Howard. Juste un cadeau comme ça. »
Il y a eu un nouveau silence, lequel m’a permis de me livrer à un examen
approfondi de la décoration intérieure. Les murs étaient tapissés de tabliers de
couleurs variées et de photos dédicacées de vedettes – sans doute italiennes – qui
m’étaient parfaitement inconnues. Par le haut-parleur, on entendait maintenant
« Yellow submarine ». J’avais les joues en feu.
Howard s’est raclé la gorge.
« Dis-moi, tu as un copain à qui tu manques cruellement ?
– Non.
– Tant mieux. Tu as largement le temps de briser des cœurs. »
Après une pause de quelques secondes, il a ajouté :
« Ce matin, j’ai hésité à appeler le lycée international pour demander s’il y a
des jeunes de ton âge qui restent ici pendant l’été. Ce serait peut-être bien que tu
les rencontres, histoire de te faire une idée sur l’école ? »
J’ai émis un marmonnement qui n’engageait à rien, après quoi je me suis
plongée dans la contemplation de la photo la plus proche, une femme au torse
barré d’une large écharpe et coiffée d’un diadème. Miss Raviolis 2015 ?
« Je voulais te dire, a repris Howard d’une voix mal assurée. Si tu as envie de
parler à quelqu’un, en dehors de moi ou de Sonia bien sûr, j’ai une amie
psychologue qui parle très bien anglais. Elle m’a assuré qu’elle serait ravie de te
recevoir si jamais tu… Enfin, tu comprends. »
Super. Encore une psychologue. Celle qui m’avait suivie à Seattle n’arrêtait
pas de me demander ce que j’éprouvais et comment je me sentais, le tout
ponctué de « mm-hmm, mm-hmm » qui avaient le don de m’horripiler. Ma
réponse était invariable : j’étais malheureuse sans ma mère. Malheureuse. Point
barre. Cette psy m’avait affirmé que les choses s’arrangeraient peu à peu, mais
jusqu’à preuve du contraire elle avait tout faux.
Je me suis mise à déchirer le bord de la nappe en papier tout en évitant de
regarder la bague.
« Tu te plais ici ? s’est enquis Howard.
– Euh… ouais.
– Tu sais, si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas à me le dire.
– Non, non, c’est bon », ai-je lâché d’une voix enrouée.
Howard a acquiescé en silence.
Le serveur est revenu environ dix heures plus tard et a déposé devant chacun
de nous une grande assiette fumante. Un parfum incroyable m’a rempli les
narines. J’ai découpé un morceau de pizza, puis je l’ai porté à mes lèvres.
Ma sensation de malaise s’est évaporée instantanément. La magie de la pizza.
« C’est le paradis dans ma bouche », ai-je commenté.
Enfin, je comptais m’exprimer en ces termes, mais ce qui est sorti ressemblait
plutôt à « chèlpaadidambouch ».
Howard a écarquillé les yeux.
« Pardon ? »
J’ai enfourné un deuxième morceau.
« C’est. La. Meilleure. Pizza. Du monde.
– Je te l’avais dit, Lina. Rien de tel que l’Italie pour satisfaire l’appétit de loup
d’une sportive ! »
Il avait raison : cette pizza n’avait rien à voir avec les trucs insipides et
spongieux que j’avais l’habitude de manger aux États-Unis.
On a continué à dévorer à pleines dents, avec « Lucy in the sky with
diamonds » en fond sonore.
Je venais juste d’attaquer la dernière part quand Howard m’a lancé :
« Tu dois te demander où j’étais passé durant tout ce temps, non ? »
Je me suis raidie, la fourchette à mi-chemin entre mon assiette et mon gosier.
Qu’est-ce qu’il me fait, là ? Ce n’était vraiment pas le moment du grand
déballage. On n’explique pas à ses enfants pourquoi on a disparu du paysage
pendant seize ans tout en les gavant de pizza.
J’ai risqué un coup d’œil vers lui. Il avait reposé ses couverts et m’observait
avec le plus grand sérieux, visiblement dans l’attente d’une réponse. Oh non,
pitié !
J’ai dégluti avec difficulté.
« Euh… non. Je ne me suis jamais posé la question. »
C’est ce qui s’appelait « Mentir » avec un M majuscule.
« Est-ce que ta mère t’a parlé de notre liaison ? »
J’ai secoué la tête vigoureusement.
« Non. Elle m’a juste raconté quelques anecdotes amusantes, par-ci, par-là.
– Je vois… En réalité, je n’étais pas au courant de ton existence. »
J’ai eu l’impression de recevoir un coup de massue sur la tête. Je n’avais
jamais, mais jamais envisagé cette possibilité.
« Comment ça ? ai-je croassé.
– Eh bien, disons que les choses étaient… compliquées entre nous. »
Compliquées. C’était le mot que ma mère avait employé.
« Hadley a repris contact avec moi à l’époque où on lui a prescrit les
premières analyses. Elle se savait malade, pas à quel point exactement, mais je
suppose qu’elle a eu un pressentiment. Quoi qu’il en soit, je veux que tu saches
que je me serais manifesté avant, si j’avais su. Seulement… »
Il a posé les mains sur la table, paumes en l’air.
« J’aimerais que tu me donnes une chance, Lina. Je n’attends pas de miracle,
je me doute que c’est horriblement dur pour toi. Ta grand-mère m’a dit que tu
n’avais pas du tout envie de venir ici, et je le comprends très bien. Mais de mon
côté je suis vraiment heureux de ta présence… et j’espère qu’on apprendra à se
connaître un peu mieux, tous les deux. »
Nos regards se sont croisés un quart de seconde. En cet instant, j’aurais tout
donné pour me dissoudre dans l’atmosphère. J’ai repoussé ma chaise
brusquement.
« Il faut que… que j’aille aux toilettes. »
J’ai traversé la salle en courant et j’ai réussi à retenir mes larmes jusqu’à la
porte des WC.
J’étais encore plus malheureuse qu’avant, si toutefois c’était possible. Avant
de venir ici, je savais qui était ma mère, et elle ne ressemblait en rien à cette
femme qui adorait les violettes, qui me léguait un mystérieux journal et qui
négligeait d’informer son compagnon qu’elle était enceinte de lui. Au fait, j’ai
oublié de te dire : tu as une fille !
Il m’a fallu toute la durée de « Here comes the sun » pour me ressaisir. Après
une bonne séance de respiration profonde, j’ai entrouvert la porte qui donnait sur
le restaurant. Howard était toujours assis à table, le dos voûté. Je l’ai observé un
moment, jusqu’à ce que je me sente saupoudrée de colère, façon parmesan râpé.
Ma mère nous avait tenus à l’écart l’un de l’autre pendant seize ans. Pourquoi
nous réunir aujourd’hui ?
Chapitre 7

En rentrant ce soir-là, impossible de trouver le sommeil.


D’abord j’ai entendu le parquet craquer quand Howard a longé le couloir pour
aller dans sa chambre, qui se trouvait aussi au premier étage. Ensuite, ça a été le
tic-tac exaspérant de la pendule. Je n’y avais pas fait attention la nuit précédente,
mais là, ce bruit m’est vite devenu insupportable. Je me suis mis un coussin sur
la tête, mais ça n’a servi à rien à part m’étouffer. Mes violettes dodelinaient de la
tête à cause de la brise qui entrait par la fenêtre ; on se serait cru à un concert des
Deadheads.
OK. Inutile d’insister. J’ai allumé la lampe de chevet. Après avoir enlevé
l’anneau de mon doigt, je l’ai examiné pensivement. Ma mère était restée plus de
seize ans sans voir Howard, et pourtant elle portait la bague qu’il lui avait
offerte. Tous les jours, sans exception.
Pourquoi ? S’ils étaient aussi amoureux que Sonia le prétendait, qu’est-ce qui
avait pu les séparer ?
Avant de perdre les pédales, j’ai ouvert le tiroir de la table de nuit et sorti le
journal.


Voilà ce qu’elle avait écrit au marqueur noir sur la page de titre. Ces mots
m’ont donné froid dans le dos. Ils s’étalaient sur le papier blanc comme une
armée d’araignées. S’agissait-il d’un message ? D’une sorte de prélude à ce que
j’allais lire ?
Prenant mon courage à deux mains, j’ai tourné la page.
C’était maintenant ou jamais.

Le 22 MAI
Question : En sortant du bureau des admissions de l’université de
Washington (pour informer le secrétariat que tu renonces à
poursuivre ta formation d’infirmière à l’automne), tu décides de :

A : Rentrer chez toi annoncer la nouvelle à tes parents
B : Te mordre les doigts et retourner dare-dare dans le susdit
bureau en invoquant une crise de folie temporaire
C : Sortir et t’offrir un beau cahier

Réponse : C

En réalité, il faudra bien que tu annonces la nouvelle à tes parents
tôt ou tard – en omettant de leur dire que tu avais choisi de te
pointer exprès juste avant l’heure de fermeture du secrétariat afin de
ne pas pouvoir faire machine arrière. Une fois les choses calmées, je
suis sûre que tu te souviendras toujours des nombreuses raisons qui
t’ont poussée à prendre cette décision. Mais pour l’heure, tu fonces
vers la papeterie la plus proche et tu exploses ton budget pour
acheter un de ces sublimes cahiers de luxe qui te servira de journal
de bord. Parce que tu as beau flipper un max, tu sais que ta vie
commence vraiment maintenant.

Cher journal, c’est officiel : depuis une heure trente-six minutes,
j’ai cessé d’être une future infirmière. Changement radical
d’orientation : dans trois semaines, je préparerai mes affaires (du
moins ce qu’il en restera après que ma mère aura piqué sa crise à
l’annonce de la nouvelle) et je prendrai l’avion direction Florence,
en Italie (AH, L’ITALIE !) pour faire ce dont j’ai toujours rêvé (de
la PHOTOGRAPHIE !) à l’Académie des beaux-arts de Florence
(ABAF !).

Pour l’instant, il me reste à trouver la meilleure façon d’annoncer
la nouvelle à mes parents. À part passer un coup de fil anonyme du
fin fond de l’Antarctique, j’avoue que je suis à court d’idées.
Le 23 MAI
Ça y est, je leur ai dit. Ils ont réagi encore plus mal que prévu.
Pour l’observateur lambda, la discussion s’est présentée à peu près
de la façon suivante :
Moi : Maman, papa, j’ai quelque chose à vous dire.
Maman : Doux Jésus ! Tu es enceinte ?
Papa : Voyons, Rachelle, elle n’a même pas de petit ami.
Moi : Merci de le souligner, papa. Quant à toi, maman, je ne vois
pas vraiment pourquoi c’est la première chose qui te vient à l’idée.
(Elle se racle la gorge.) Je tiens à vous faire part d’une décision qui
engage mon avenir personnel (phrase directement inspirée d’un
manuel intitulé Tactique de communication : comment rallier les
autres à votre opinion).
Maman : Doux Jésus, Hadley ! Est-ce que tu es gay ?
Papa : Enfin, Rachelle, elle n’a même pas de copine.
Moi (abandonnant tout espoir de conversation civilisée) : NON !
Je veux juste vous dire que je ne poursuivrai pas mes études
d’infirmière. Je viens d’être admise dans une école d’art à Florence,
en Italie. J’y resterai six mois pour apprendre la photographie. Les
cours commencent dans… trois semaines.
Maman/papa : (Bouche bée comme deux truites hors de l’eau.)
Moi : Par conséquent…
Maman/papa : (Toujours en apnée.)
Moi : Dites quelque chose, enfin !
Papa (d’une voix faible) : Mais voyons, Hadley, tu n’as même
pas d’appareil photo digne de ce nom.
Maman (recouvrant l’usage de la parole) : COMMENT ÇA, TU
NE POURSUIVRAS PAS TES ÉTUDES D’INFIRMIÈRE ????
(Le chien des voisins se met à hurler à la mort.)

Je t’épargnerai la suite, mais en résumé : je suis en train de foutre
ma vie en l’air. Je vais perdre mon temps, bousiller mes études et
gaspiller l’argent durement gagné par mes parents, tout ça pour
passer six mois à m’amuser dans un pays où les femmes ne se rasent
pas les aisselles. (Ce dernier scoop vient de ma mère, j’ignore si
c’est vrai ou pas.)

Je les ai assurés qu’ils n’auraient rien à débourser, que je
m’assumerais financièrement et que, promis, je continuerais à faire
ma toilette quotidienne. Ensuite, je suis montée dans ma chambre et
j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Parce que je suis
absolument TERRIFIÉE. Mais je n’ai pas d’autre choix. À la
seconde même où j’ai tenu en main cette lettre d’admission à
l’Académie des beaux-arts, j’ai compris que j’étais faite pour ça. Et
je serais encore plus terrifiée si je n’y allais pas.


Sentant l’arrivée imminente d’une tornade émotionnelle, j’ai reposé le journal.
Les mots continuaient à défiler à toute vitesse dans ma tête et formaient une
masse sombre et confuse. Voilà pourquoi j’avais autant de mal à lire les cahiers
de ma mère : chaque fois j’avais l’impression de l’entendre bavarder au
téléphone avec une amie, mais quand je levais la tête elle n’était pas là…
Allez, courage, Lina. Je me suis frotté les yeux furieusement. Ma mère
m’avait envoyé ce journal dans un but précis, il fallait que je découvre lequel.

Le 13 JUIN
C’est peut-être un mauvais présage de partir un vendredi 13, mais
tant pis. Après des adieux plutôt froids avec ma mère, papa m’a
déposée à l’aéroport. À moi l’aventure !

Le 20 JUIN
Ça y est. Je pourrais écrire cinquante pages sur ma première
semaine à Florence, mais ces deux mots suffisent : j’y suis. L’ABAF
correspond exactement à ce que j’avais imaginé. Un bâtiment
minuscule où règne un joyeux bazar artistique. L’appartement que
j’habite se trouve juste au-dessus d’une bruyante boulangerie. Mon
matelas est en carton, mais je m’en fiche : ma fenêtre donne sur la
plus belle ville du monde !

Ma colocataire s’appelle Francesca. Elle est photographe de mode
et vient du nord de l’Italie. Elle s’habille tout en noir, passe avec une
facilité déconcertante de l’italien au français ou à l’anglais, et elle
fume comme un pompier. Je l’adore.

Le 23 JUIN
Premier jour de liberté. Je comptais aller m’acheter du pain frais à
la boulangerie d’en bas, entamer un pot de Nutella et flemmarder
toute la matinée, mais Francesca en a décidé autrement. Dès que je
suis sortie de ma chambre, elle m’a dit de m’habiller en vitesse,
ensuite elle est restée une demi-heure à bavarder comme une pie au
téléphone pendant que je poireautais sur une chaise. Après avoir
enfin raccroché, elle m’a ordonné de changer de chaussures. (« Pas
de sandales avant onze heures. ») Puis de pantalon. (« Pas de jean
foncé à partir du mois d’avril. ») Puis de sac. (« On ne porte jamais
de sac assorti à ses chaussures. ») Épuisant.

Une fois ma tenue validée, on est descendues dans la rue et
Francesca s’est lancée dans l’histoire de la ville en version
accélérée. « Florence est le berceau de la Renaissance. La
Renaissance, ça te dit quelque chose, hein ? » J’ai eu beau lui
affirmer que oui, elle a quand même tenu à développer. « Au XIV e
siècle, la peste bubonique a tué un tiers de la population. Après ça,
l’Italie a connu un regain d’activité culturelle. Dans tous les
domaines : peinture, sculpture, architecture, etc. Cette explosion
artistique s’est peu à peu répandue dans toute l’Europe, mais elle a
démarré ici. Florence était l’une des cités les plus prospères de tous
les temps… » Et blabla, et blablabla.

Francesca sillonnait les rues à toute allure, sans prendre la peine
de vérifier si je la suivais ou pas. Et tout à coup je l’ai vu. LE
DUOMO. Énorme, surchargé, coloré, ébouriffant de beauté. Si je
n’avais pas été déjà hors d’haleine, j’en aurais eu le souffle coupé.

Sitôt sa cigarette éteinte, Francesca m’a conduite vers une entrée
latérale et m’a annoncé qu’on allait monter jusqu’en haut. Et on l’a
fait. Quatre cent soixante-trois marches super raides, qu’elle
grimpait avec une facilité sidérante malgré ses talons aiguilles.
Arrivée au sommet, je n’ai pas pu m’empêcher de prendre des
milliards de photos. J’avais Florence à mes pieds. Florence qui
étalait de tous côtés sa mosaïque de toits orangés et déroulait sa
verte campagne environnante sous le bleu parfait du ciel. Francesca
a fini par se taire en voyant à quel point j’étais émerveillée. Elle n’a
même pas bronché quand j’ai écarté grand les bras face au vide et au
vent, éprouvant une sensation de liberté sans précédent. Avant de
redescendre, je l’ai serrée très fort contre moi, mais elle s’est
dégagée rapidement en grognant : « Hé, ho, calme-toi ! Il n’y a pas
de quoi en faire tout un plat. Bon. Maintenant, on va aller faire un
peu de shopping. Désolée de te dire ça, Hadley, mais ton pantalon
est triste à pleurer. »



« Ça suffit », ai-je déclaré à mi-voix. Pourquoi fallait-il que je tombe sur ce
passage, pile le jour où j’avais moi-même vu le duomo pour la première fois ?
C’était trop. J’ai caressé la page du bout des doigts, imaginant ma mère de vingt
ans et des poussières en train de crapahuter derrière ce tyran hystérique de
Francesca. Est-ce que c’était en partie pour cette raison que maman m’avait
envoyé ce cahier ? Pour qu’on découvre Florence ensemble ?
Après avoir marqué ma page, j’ai éteint la lumière, le cœur lourd. Oui,
entendre la voix de ma mère à travers ses souvenirs, c’était l’équivalent
émotionnel d’une croisière à bord d’un navire qui prend l’eau. Et en même
temps ça me faisait du bien. Maman adorait Florence. Peut-être que la lecture de
son journal me permettrait de partager son expérience.
Il fallait juste que je l’absorbe à petites doses.
Chapitre 8

Je dois absolument parler à Addie de ce journal.


J’ai dégringolé l’escalier en pyjama. Ren avait tout faux à propos de cette
histoire de décalage horaire. Après avoir lu les premières pages et glissé le cahier
sous mon oreiller, j’avais dormi treize heures d’affilée. À présent, je me sentais
aussi frétillante qu’un colibri !
Juste avant que je monte comme une flèche dans ma chambre la veille au soir,
Howard m’avait dit qu’il laisserait son téléphone à ma disposition sur la table du
salon. C’est bête, mais cette attention m’avait touchée. Au moins, il m’épargnait
l’humiliation d’avoir à le lui demander.
Si le retour en voiture avait été un livre, il aurait pu s’intituler « Le trajet le
plus long, le plus silencieux et le plus triste du monde ». Inutile de dire que je
n’avais aucune envie de lire le deuxième tome. Moins il y aura d’interaction
entre nous deux, mieux ce sera.
De nouveau dans ma chambre, j’ai tiré le verrou et allumé le portable.
Indicatif du pays ? Code régional ? Où avais-je mis ce papier ? Ah oui, dans la
poche de mon jean. Au bout de trois sonneries, c’est Ian qui m’a répondu.
« Allô ?
– Salut, Ian, c’est Lina. »
Derrière on entendait hurler un jeu vidéo.
« Tu sais… la fille qui a habité chez toi pendant cinq mois ? ai-je précisé.
– Ah, ouais. Salut, Lina. T’es où déjà, en France ?
– En Italie. Tu peux me passer Addie ?
– Nan. Chais pas où elle est.
– Euh… Il est dans les deux heures du matin chez vous, elle devrait être à la
maison, non ?
– Nan, je crois qu’elle dort chez une copine. On se partage le portable.
– Oui, je suis au courant. Tu peux lui dire que j’ai appelé ?
– Sûr. Mange pas d’escargots, hein ! »
Clic.
Grrrr ! Connaissant Ian, je savais qu’il y avait environ 0,01 % de chances
pour qu’il transmette le message à Addie. J’avais trop envie de lui parler, du
journal, de ce que Howard m’avait dit hier soir au restaurant, de… de tout. Je me
suis mise à faire les cent pas dans ma chambre, semblable au chat obsessionnel-
compulsif de ma grand-mère. Je n’étais pas prête à me replonger dans le cahier
de ma mère. D’un autre côté, je ne pouvais pas continuer à tourner en rond tout
en ruminant mes problèmes. J’ai enfilé ma tenue de running et je suis sortie.
« Bonjour, Lina ! Bien dormi ? »
Piégée. Howard était assis sur la balancelle de la terrasse, une pile de papiers
sur les genoux. Il avait les yeux cernés.
« Très bien. Je viens juste de me réveiller. »
J’ai posé un pied sur la rambarde et accordé un intérêt excessif au laçage de
ma chaussure.
« Ah, si seulement je pouvais redevenir ado ! a soupiré Howard avec
nostalgie. Je crois que je n’ai pas assisté à un lever de soleil avant d’approcher la
trentaine. »
Il a cessé de se balancer, puis a amorcé la suite en butant quelque peu sur les
mots.
« Comment tu te sens après notre conversation d’hier, Lina ? J’ai peur d’avoir
été maladroit.
– Ça va, je ne suis pas traumatisée. »
Il a tenté de capter mon regard.
« Tu sais, j’ai encore plein de choses à te dire sur ta mère et moi. J’ai
l’impression qu’elle a oublié certains…
– Une autre fois, d’accord ? l’ai-je interrompu en reposant brusquement le
pied par terre. Il faut que j’aille m’entraîner, là. »
Et j’aimerais bien avoir la version de ma mère d’abord.
« Entendu, comme tu voudras, on ira à ton rythme. »
Je me suis dépêchée de descendre les marches.
« Au fait, m’a lancé Howard. Il y a eu un appel pour toi ce matin. »
J’ai fait volte-face.
« Addie ?
– Non. Un garçon. Un certain Red… ou Rem. Il m’a dit qu’il t’avait
rencontrée hier, pendant que tu courais. »
Des petites fleurs ont éclos dans ma tête. Il a téléphoné !
« Ren. Le diminutif de Lorenzo.
– Ah oui, ça semble plus logique. Il paraît que vous devez aller à une fête
ensemble ce soir ?
– Euh… ouais. Peut-être, je ne sais pas encore. »
Les révélations paternelles et le journal maternel avaient réussi à occulter tout
le reste. Est-ce que j’aurais le courage d’aller à cette soirée ?
Howard a froncé les sourcils.
« C’est qui, ce garçon ?
– Un voisin, à peu près de mon âge. Sa mère est américaine. Il va au lycée
international.
– Ah, très bien ! »
Son visage s’est détendu, puis assombri de nouveau.
« Aïe, aïe, aïe…
– Quoi ?
– J’ai cru qu’il s’agissait d’un des types qui t’ont harcelée quand tu es allée
courir sur la route. Du coup, je lui ai passé un sacré savon. Je crois même que je
lui ai fichu une frousse bleue.
– Ren habite près du cimetière. Je l’ai croisé sur la colline, il jouait au foot
tout seul.
– Bon, je crois que je lui dois des excuses. Tu ne connaîtrais pas son nom de
famille, par hasard ?
– Ferrari, ou un truc dans ce genre. Ils ont une maison incroyable, on dirait
qu’elle est en pain d’épices. »
Howard a éclaté de rire.
« D’accord, je vois ! Les Ferrara. J’ignorais qu’ils avaient un fils de ton âge,
sans quoi je me serais arrangé pour que vous vous rencontriez. Mais puisque les
présentations sont déjà faites, tout va pour le mieux. Revenons à cette soirée : il
y aura des gens de ta classe ?
– De mon éventuelle future classe, ai-je cru bon de souligner. Quant à la fête,
j’hésite encore à y aller. »
Howard m’a décoché un sourire extra-large, comme si ma remarque lui était
passée complètement au-dessus de la tête.
« Ren m’a chargé de te dire qu’il ne pourrait pas passer te prendre avant huit
heures et demie, ça nous laissera largement le temps de dîner. Et puis, il faudrait
qu’on te trouve un portable, que tes amis puissent te joindre directement au lieu
de passer par le standard du mémorial.
– Merci, mais ce n’est vraiment pas la peine. Je connais une personne en tout
et pour tout.
– Après ce soir, tu en connaîtras beaucoup plus ! Pour l’instant, tu n’as qu’à
donner mon numéro personnel, ça ne me dérange pas du tout. Ah, j’oubliais la
bonne nouvelle : la connexion Internet est enfin rétablie, tu vas pouvoir utiliser
FaceTime autant que tu le souhaites. »
Il a rassemblé ses papiers et s’est levé en ajoutant :
« On m’attend au centre d’accueil, je te verrai un peu plus tard. En attendant,
bonne course ! »
Je l’ai regardé s’éloigner en sifflotant. Est-ce que Howard était le « mauvais
choix » de ma mère ? Et cette soirée, j’y allais ou pas ? Est-ce que j’avais
vraiment envie de rencontrer un tas d’étrangers ?

« Alors, comment tu me trouves ? »
Je me suis postée devant mon ordi et j’ai tourné sur place pour qu’Addie ait
un aperçu de ma tenue.
Elle s’est penchée, remplissant tout l’écran de son visage bouffi de sommeil.
À voir ses yeux de panda, elle avait sûrement oublié de passer par la case
démaquillage avant de se coucher.
« Hmm… Tu veux que je sois gentille ou sincère ?
– Les deux, si possible.
– Non. Ta chemise, on dirait qu’elle est restée en boule au fond de ta valise
pendant trois jours.
– C’est exactement ça.
– Alors si j’étais toi, j’opterais pour un T-shirt et ta jupe noir et blanc. Tu as
des jambes mortelles et cette jupe est ta seule fringue mettable.
– À qui la faute ? C’est toi qui m’as forcée à regarder Top Model du début à la
fin au lieu de m’occuper de ma lessive !
– Écoute, Lina, dans la vie il y a des priorités. Le jour où je mesurerai deux
mètres douze, je m’inscrirai à l’émission et c’est moi qui gagnerai, tu verras. »
Après un soupir à fendre l’âme, Addie s’est frotté les paupières pour enlever
son trop-plein de mascara.
« J’arrive pas à croire que tu vas à une fête. Et en Italie, en plus ! Moi,
pendant ce temps-là, je moisirai chez Dylan.
– Tu adores aller chez Dylan.
– Faux. On passe des heures à discuter de tout ce qu’on va faire, et on finit par
jouer au baby-foot. Tu parles d’une fiesta !
– Essaie de positiver. Il y a toujours plein de burritos et de churros dans son
congélateur, c’est super bon !
– Ouais, t’as raison. Se gaver de bouffe industrielle, c’est vachement mieux
que d’aller à une fête en Italie. »
Je me suis allongée sur le lit, mon ordi sur le ventre.
« Sauf que, moi, je n’aime pas les fêtes, je te signale.
– Tu ne les aimes plus, nuance. Avant, tu adorais ça.
– Jusqu’au jour où ma mère est tombée malade et que plus personne n’osait
me parler. »
Addie a pincé les lèvres.
« Si tu veux mon avis, c’est dans ta tête. Les gens avaient peur de gaffer, voilà
tout. Sans compter que tu avais le chic pour les rembarrer.
– Comment ça ? Je n’ai jamais rembarré qui que ce soit !
– Ah ouais ? Et Jake, alors ?
– Qui ça ?
– Jake Harrison, le mec de terminale super canon. Il voulait sortir avec toi
depuis deux mois.
– Il ne me l’a jamais demandé.
– Parce que tu n’arrêtais pas de l’éviter.
– Addie, à l’époque, j’étais incapable de tenir plus de trente minutes sans
parler de maman et fondre en larmes, tu crois qu’il aurait apprécié ?
– Excuse-moi, a répondu Addie en fronçant les sourcils. Je sais que ça a été
hyper dur pour toi. Mais je pense que tu as dépassé ce stade maintenant.
D’ailleurs, je fais un pari : ce soir, tu vas tomber amoureuse du garçon le plus
sexy d’Italie. Mais attention, pas au point de vouloir rester là-bas, hein ? Je viens
déjà de passer les trois jours les plus longs de ma vie.
– Moi aussi. Alors c’est décidé : la jupe noir et blanc ?
– Absolument. Tu me remercieras plus tard. Et rappelle-moi vite pour me
parler du journal de ta mère, j’ai vachement envie de savoir la suite. Je crois que
je vais engager une équipe de tournage qui te suivra partout. Ta vie ferait une
super série télé ! »

« Lina ! À table ! »
Je me suis regardée dans le miroir. Contrairement aux conseils d’Addie,
j’avais finalement opté pour mon jean préféré. Et, une fois n’est pas coutume, je
me sentais incapable d’avaler une miette.
« Tu as entendu ?
– J’arrive ! »
Je me suis mis un peu de gloss sur les lèvres et j’ai encore aplati mes cheveux.
Au bout de cinquante-cinq minutes de fer à lisser, j’avais réussi à me faire une
tête à peu près normale. Mais il ne fallait pas crier victoire trop vite : si
quelqu’un regardait mes cheveux de travers, sûr qu’ils exploseraient dans la
seconde même. « Tu ressembles un peu à Méduse », m’avait dit Addie un jour.
Merci du compliment.
Howard m’attendait au bas de l’escalier. Il m’a tendu une énorme assiette de
pâtes. Il faisait beaucoup d’efforts pour alléger l’atmosphère, je m’en rendais
compte, et jusque-là ça marchait assez bien.
« Tu es très jolie.
– Merci.
– Excuse-moi d’être en retard pour le dîner, mais on a eu un problème de
maintenance. J’ai cru que j’allais y passer toute la nuit !
– Ce n’est pas grave. N’importe comment, je n’ai pas faim du tout.
– Tu as couru combien de kilomètres aujourd’hui ?
– Dix.
– Tu n’es pas malade, au moins ?
– Non. En fait, je suis plutôt nerveuse.
– Je comprends. Ce n’est pas évident de rencontrer de nouvelles personnes.
Mais je suis persuadé que tout le monde te trouvera très sympa. »
BIIIP ! Par la fenêtre, on a aperçu Ren qui arrivait sur un scooter rouge vif.
Mon angoisse a grimpé d’un cran. Pourquoi avais-je accepté d’aller à cette
soirée ? Il était peut-être encore temps de me défiler.
« C’est le jeune Ferrara ?
– Ouais.
– Il est en avance. Il ne compte quand même pas t’emmener en scooter ?
– Si, sans doute. »
Je lui ai jeté un coup d’œil plein d’espoir. Pourvu qu’il m’interdise d’y aller !
Ça résoudrait le problème. D’un autre côté, est-ce qu’un père flambant neuf était
censé me dicter ma conduite ?
Il a traversé le séjour en trois enjambées et ouvert la porte en grand.
« Lorenzo ? »
J’ai rejoint Howard en quatrième vitesse.
« Bonjour, monsieur. Salut, Lina. »
Ren portait un jean et des baskets hors de prix. Après avoir mis son scooter
sur la béquille, il a grimpé les marches d’un pas souple et tendu la main à
Howard.
– « Enchanté de vous connaître.
– Moi de même. Désolé d’avoir été un peu brusque au téléphone, tout à
l’heure. Je t’ai confondu avec quelqu’un d’autre.
– Pas de problème. Ravi de voir que vous n’avez plus l’intention de me
découper à la tronçonneuse. »
La vache ! Howard prenait vraiment son rôle de protecteur au sérieux.
« Tu es prête ? m’a demandé Ren.
– Euh… Oui, je crois. Howard, tu es d’accord ? »
Pendant que je croisais les doigts pour qu’il dise non, il a lorgné le scooter
avec hostilité.
« Ça fait longtemps que tu conduis cet engin ?
– Depuis que j’ai quatorze ans. Je suis très prudent.
– Tu as un deuxième casque ?
– Bien sûr. »
Howard a hoché la tête lentement.
« Bon. Mais ne roule pas trop vite, hein ? Surtout au retour. »
Il m’a désignée d’un geste du menton et ajouté :
« È nervosa. Stalle vicino.
– Si, certo.
– Euh, vous parlez de quoi, là ?
– Simple conversation entre hommes, m’a répondu Ren. Allez, en route ! »
Howard m’a tendu son portable et un billet de vingt euros.
– « Prends ça, au cas où. J’ai entré le numéro du cimetière. Si ce n’est pas moi
qui réponds, ce sera Sonia. Vous pensez rentrer à quelle heure ?
– Je ne sais pas. Mais je ramènerai Lina à l’heure que vous voudrez.
– Alors, disons une heure. »
Je l’ai regardé avec étonnement. Une heure du matin ? Il tenait vraiment à ce
que je me fasse des amis.
Il s’est installé sur la balancelle, sans doute pour assister à notre départ. Ren a
soulevé la selle du scooter et m’a tendu un casque, après quoi je suis montée
derrière lui, plutôt maladroitement, je dois dire.
« Prête ?
– Ouais. »
J’ai passé les bras autour de sa taille. Dès qu’il a démarré, je me suis mise à
sourire comme une idiote. On filait sur la route, visage au vent, il faisait une
température idéale, j’avais l’impression d’être dans un fauteuil motorisé super
rapide.
« Pourquoi tu l’appelles Howard ? m’a crié Ren par-dessus le bruit du moteur.
– Parce que c’est son nom. Tu voudrais que je l’appelle comment ?
– Papa.
– Hors de question. Je le connais depuis trop peu de temps.
– Ah bon ?
– C’est… une longue histoire. »
J’ai vite changé de sujet.
« On va où exactement ? »
À la sortie du cimetière, il a tourné à droite, dans la direction opposée à
Florence.
« Chez Elena. On va toujours là-bas parce que c’est elle qui a la plus grande
villa. Sa mère est une descendante des Médicis. Quand Elena est soûle, on s’en
rend compte tout de suite : elle dit aux gens qu’à une autre époque, ils auraient
été ses serviteurs. Tu vas voir, elle habite un endroit délirant !
– C’était qui, les Médicis ?
– Une famille florentine hyper puissante. En gros, c’est eux qui ont fondé la
Renaissance. »
Je me suis imaginé une jeune fille vêtue d’une somptueuse robe longue.
« Je suis assez habillée, tu crois ?
– Quoi ? »
J’ai répété ma question.
Ren s’est arrêté à un feu rouge et s’est tourné vers moi.
« Tu es parfaite. Moi aussi, je suis en jean.
– Oui, mais…
– Mais quoi ?
– Sur toi ça fait plus chic.
– Oh, merci ! »
Quand il a redémarré, nos casques se sont entrechoqués.
Chapitre 9

Le trajet a duré une éternité. Sérieux. Une é-ter-ni-té. Au moment où Ren a


mis son clignotant pour quitter la grande route, je ne sentais plus mes jambes
tellement j’étais engourdie.
« On y est presque.
– Ouf ! J’ai cru que tu m’emmenais en France ou je ne sais où.
– C’est pas du tout la bonne direction. Accroche-toi. »
Il a accéléré et remonté à toute allure une longue allée bordée de cyprès. Où
diable étions-nous ? Je n’avais pas vu une seule construction depuis dix minutes.
« Attention. Trois… Deux… Un ! »
Au détour de l’allée, j’ai poussé un cri.
« C’est totalement fou, hein ? m’a lancé Ren.
– Personne n’habite dans un endroit normal dans ce pays ?
– Pourquoi ? Il n’y a pas de châteaux ni de maisons en pain d’épices dans ton
coin ? »
La « villa » d’Elena était un véritable palais. Haute de plusieurs étages, avec
des tours de chaque côté et une entrée monumentale. J’ai commencé à compter
les fenêtres, et puis j’ai renoncé. C’était carrément gigantesque.
Ren a ralenti pour contourner un grand bassin circulaire orné en son centre
d’une superbe fontaine en marbre blanc. Après avoir cahoté sur les pavés d’une
allée plus large qu’un terrain de tennis, il s’est garé à côté d’une armée de
scooters. J’avais la bouche aussi sèche que le Sahara. Manger des churros chez
Dylan, c’était nettement plus mon truc.
« Ça va ? » m’a demandé Ren.
J’ai répondu par le hochement de tête le moins convaincant du monde. Après
avoir longé une muraille de haies probablement sculptées par Édouard-aux-
mains-d’argent, on s’est dirigés vers une porte en bois colossale, que des paysans
en colère, brandissant torches, fourches et fléaux, avaient dû assaillir au Moyen
Âge. J’étais à deux doigts de vomir.
Ren m’a donné un petit coup de coude.
« Tu es sûre que ça va ?
– Oui, oui. »
J’ai inspiré à fond.
« Euh… Ils sont combien à habiter ici ?
– Trois : Elena, sa mère et sa sœur aînée, quand elle rentre du pensionnat.
Elena prétend qu’il y a des pièces où elle n’a jamais mis les pieds. Sa mère et
elle passent parfois plusieurs jours sans se voir. Quand elles ont quelque chose à
se dire, elles communiquent par interphone pour éviter de faire des kilomètres.
– Sérieux ?
– Je t’assure ! Je n’ai jamais vu sa mère. Selon certaines rumeurs, elle
n’existerait même pas. En plus, cet endroit est hanté. Elena croise environ un
fantôme par jour. »
Il a appuyé sur une antique sonnette en laiton, qui a émis une vibration
métallique retentissante.
« Tu crois aux fantômes, Ren ? »
Il s’est contenté d’un haussement d’épaules accompagné d’une moue
ambiguë.
« En tout cas, Elena y croit dur comme fer. Le fantôme de son arrière-arrière-
grand-mère Alessandra lui apparaît tous les soirs dans l’escalier. »
Personnellement, je trouvais ces histoires ridicules. Depuis que ma mère avait
disparu, eh bien, elle n’était plus là, point final. Pourtant j’aurais donné
n’importe quoi pour qu’elle revienne sous une forme ou une autre.
Tout à coup, des sons inquiétants se sont fait entendre. J’ai reculé en poussant
un cri.
« Calme-toi, c’est juste la porte, m’a rassurée Ren. Il faut du temps pour la
déverrouiller. »
Trois semaines plus tard, le lourd battant s’est ouvert dans un grincement
sinistre. Je m’attendais presque à être accueillie par mamie Alessandra. Au lieu
de ça, une fille de mon âge, bien foutue et habillée tout à fait normalement, s’est
matérialisée sur le seuil. Elle avait un diamant dans le nez et une abondante
chevelure noire.
« Ciao, Lorenzo ! »
Elle lui a passé les bras autour du cou et piqué un baiser sonore sur la joue.
« Dove sei stato ? Mi sei mancato.
– Ciao, Elena. Mi sei mancata anche tu. »
Ren s’est écarté et m’a montrée du doigt.
« Devine qui c’est ? »
Comme lui, Elena a aussitôt embrayé en anglais.
« J’en sais rien, dis-moi vite !
– Carolina. »
Sa bouche a formé un O parfait.
« Sans blague, tu es vraiment Carolina ?
– Lina tout court, si tu veux bien.
– Non è possibile ! Entre ! »
Elle m’a prise par la main et attirée à l’intérieur avant de refermer la porte et
ses innombrables verrous. Le hall d’entrée ressemblait à un décor de Scooby-
Doo (le film). Quelques appliques diffusaient une lumière jaunâtre, les murs
étaient entièrement recouverts de tapisseries et de tableaux anciens et… non, ce
n’était pas une hallucination de ma part : il y avait même une vieille armure qui
montait la garde dans un coin.
Elena guettait ma réaction.
« C’est franchement…
– Oui, je sais. Flippant. Glauquissime. Viens ! »
Elle m’a crocheté le coude et on a traversé le hall, bras dessus, bras dessous.
« Tu vas voir, ils vont être sciés ! »
Après avoir ouvert une double porte, Elena m’a poussée dans une vaste pièce
d’un style beaucoup plus moderne, avec un canapé long comme un porte-avions,
un immense écran télé, un baby-foot et… une bonne vingtaine de personnes qui
me regardaient comme si j’étais un animal échappé du zoo.
Gloups.
« Euh, salut, tout le monde. »
Elena m’a attrapé la main et l’a levée triomphalement.
« Vi presento, Carolina. Ragazzi, elle existe ! »
Un chœur d’acclamations a salué cette annonce. En un rien de temps, tout le
monde s’est précipité sur moi.
« Te voilà enfin ! m’a dit un garçon à l’accent français. Je m’appelle Olivier.
Bienvenue.
– J’ai gagné mon pari ! Ils disaient tous que tu ne te pointerais jamais.
– Mieux vaut tard que jamais.
– Che bella sorpresa !
– Moi, c’est Valentina. Ravie de te connaître.
– Livi.
– Marcello. »
La plupart d’entre eux me donnaient de petites tapes, sans doute pour
s’assurer que je n’étais pas un hologramme.
J’ai reculé, vacillante.
« Arrêtez, vous allez l’étouffer ! s’est écrié Ren en les repoussant. On dirait
que vous n’avez jamais vu une nouvelle tête.
– Ben, non », a crachoté un garçon avec des bagues plein les dents.
Ils ont commencé à me bombarder de questions.
« Tu es arrivée quand ?
– Tu iras à l’EIF à la rentrée ?
– Pourquoi tu n’es pas venue plus tôt ?
– Ce type hyper grand, c’est vraiment ton père ? »
J’ai encore reculé d’un pas.
« Euh… Par qui je commence ? »
Éclat de rire général.
À ma gauche, une fille rousse a cessé de mastiquer son chewing-gum pour
lancer :
« Tu habites où ? À Florence ? »
Vu son accent, elle devait être du New Jersey.
« Non. À côté de chez Ren.
– Dans le cimetière américain », a-t-il précisé.
Je l’ai foudroyé du regard. Merci de me désigner comme la zarbi du coin.
« T’inquiète, on vit tous dans des endroits improbables. »
Chacun a ajouté son grain de sel.
« Mes parents louent un château médiéval à Chianti.
– Les miens, ils ont choisi une ferme !
– Quant à William, il crèche au consulat américain. Tu te souviens, quand sa
petite sœur a roulé avec sa patinette sur le pied d’un haut dignitaire étranger ? »
Tout le monde s’est esclaffé.
« Ragazzi ! est intervenu un Italien aux cheveux longs jusqu’aux épaules.
Lâchez-la un peu, elle va nous prendre pour des tarés !
– Non, non, pas du tout, ai-je tempéré.
– Si, il a raison, a soutenu sur ma droite une fille de type hispanique. À force
de tourner en circuit fermé, on devient un peu dingues. On en a marre de rester
entre nous, on n’a pas souvent l’occasion de se faire de nouveaux amis, tu
comprends. »
Soudain, j’ai senti une paire de bras se refermer sur moi par derrière et me
soulever de terre.
« Hé !
– Marco ! Couché ! a crié Ren.
– Au pied ! » a ajouté la mâcheuse de chewing-gum. Qui était ce Marco ? Un
rottweiler ? Après m’être tortillée pour me libérer, je me suis retrouvée face à un
grand costaud aux cheveux noirs.
« Ren, dépêche-toi de nous présenter !
– Lina, voici Marco. Un bon conseil : oublie-le tout de suite.
– Ah ! Te voilà ! a enchaîné Marco avec un grand sourire. J’étais sûr et certain
que tu arriverais un jour.
– Attends. Tu ne serais pas mon partenaire de biologie ?
– Gagné ! »
Il a brandi le poing, puis m’a de nouveau serrée dans ses bras façon boa
constricteur.
« Arrête, t-tu tu m’étouffes.
– Lâche-la », lui a ordonné Ren.
Marco a obéi et secoué la tête d’un air penaud.
« Pardon. D’habitude je ne suis pas comme ça.
– Oh, si ! a rétorqué la brune.
– Non, c’est à cause de cette bière. Je ne sais pas ce qu’ils ont mis dedans,
mais… (il m’a mis sa canette sous le nez) elle sent un peu la pisse, non ?
– Non.
– C’est pas grave. J’aurais bien été t’en chercher une, mais elle est trop
dégueu. Tu sais, je te trouve super mignonne. Nettement plus que ce que j’avais
imaginé.
– … Merci ?
– Hé ! Margo ! C’est qui ton papa ? » a lancé Marco à une autre fille.
Sur ce, il m’a tourné le dos et s’est éloigné à grands pas.
« Waouh ! » ai-je soufflé.
Ren m’a regardée en grimaçant.
« Désolé pour ça. J’aimerais pouvoir dire que c’est parce qu’il est soûl, mais il
est encore pire quand il est sobre.
– Ouh là là, oui ! a approuvé un petit à lunettes.
– Ah, te voilà enfin, Ren. »
Je me suis tournée en direction de cette voix douce qui tranchait sur les autres
et j’ai aperçu une fille superbe. Grande, mince, avec de grands yeux bleu lagon
et des cheveux d’une blondeur incroyable.
« Salut, Mimi, content de te revoir », a déclaré Ren.
Sa voix avait brusquement baissé de trois octaves.
« J’avais peur que tu ne viennes pas, a-t-elle continué. D’après ce qu’on m’a
dit, tu ne te montres plus beaucoup ces derniers temps. »
Je n’arrivais pas à situer son accent. Suédois ? Norvégien ? En tout cas, elle
venait d’un pays où les filles avaient une peau impeccable et des cheveux raides
et soyeux.
« Eh bien, si, tu vois, je suis là.
– Tant mieux. Tu m’as manqué. »
Elle m’a désignée d’un petit mouvement de menton, sans quitter Ren du
regard.
« Qui est-ce ?
– Carolina. Elle est arrivée il y a deux jours.
– Salut. Lina, pour les intimes. »
Après m’avoir accordé un millième de seconde d’attention, elle s’est penchée
sur Ren et lui a murmuré quelque chose dans le creux de l’oreille.
« Si, certo. »
Ren m’a jeté un coup d’œil avant d’ajouter :
« Donne-moi juste cinq minutes, Mimi, d’accord ? »
Elle s’est éloignée sous les regards admiratifs de tous les mâles.
« La reine des Glaces, a exhalé l’un d’eux.
– Elle est absolument ravissante, ai-je dit à Ren.
– Ah ouais ? J’avais pas remarqué. »
Il souriait comme s’il venait de gagner son poids en bonbons. Je m’étais fait
des illusions quand il avait retenu ma main à la maison en pain d’épices : s’il
était habitué à des canons comme Mimi, je n’avais pas l’ombre d’une chance.
« Viens, je veux te montrer quelque chose.
– OK. À plus tard, alors ? ai-je lancé à la cantonade.
– Ciao, ciao », m’a répondu quelqu’un de la bande.
Ren était déjà au milieu du salon.
« Où on va ?
– C’est une surprise. Suis-moi. »
Il m’a tenu la porte, l’a refermée derrière lui, puis m’a précédée dans un hall
obscur où s’élevait un escalier monumental.
« Oh, non. Ne me dis pas qu’on va croiser l’arrière-arrière-grand-mère
d’Elena ?
– Non, rassure-toi, c’est dans l’aile opposée. »
Il a commencé à monter les marches, mais je suis restée sur place.
« Euh, Ren ? C’est carrément sinistre ici.
– Oui, je sais. Allez, viens. »
J’ai jeté un coup d’œil en arrière. L’escalier flippant ou le salon bondé de
polyglottes ultra conviviaux ? Je préférais encore l’escalier. Je me suis dépêchée
de rattraper Ren, l’écho de mes pas résonnant lugubrement sous la haute voûte.
Arrivé sur le palier, Ren a poussé une porte et disparu à l’intérieur d’une pièce.
Je l’ai suivi à contrecœur.
« C’est totalement fou ! » ai-je soufflé.
La pièce était encombrée d’un invraisemblable fatras de meubles et d’objets,
comme si on y avait entreposé le contenu de plusieurs appartements. Les sièges
recouverts de draps poussiéreux laissaient supposer que personne ne s’y était
assis depuis des lustres. Au-dessus de la cheminée, un portrait d’homme
m’observait d’un œil sévère.
« Quelqu’un de la famille ? ai-je demandé à voix basse.
– Oui, sûrement.
– On dirait un tableau ensorcelé. J’ai l’impression que ce type va changer de
position dès que j’aurai le dos tourné.
– Et c’est quelqu’un qui vit dans un cimetière qui dit ça ! a ironisé Ren.
– Quarante-huit heures, je n’appelle pas ça “vivre” quelque part, je te signale.
– C’est par là », a-t-il repris en se dirigeant vers une porte-fenêtre à double
battant.
Il l’a ouverte et m’a fait signe d’avancer sur le balcon.
« Je voulais te montrer les jardins… mais surtout te permettre d’échapper à la
foule de tes adorateurs.
– Ouais, je les trouve un peu trop enthousiastes à l’idée de me connaître.
– C’est normal : on est ensemble depuis l’école primaire, alors dès qu’on a
l’occasion de rencontrer quelqu’un de nouveau, on est surexcités. Il faudrait
qu’on se montre un peu plus réservés, je suis d’accord avec toi.
Oh ! Mais c’est un labyrinthe ! »
Les haies que j’avais aperçues en arrivant formaient en réalité un dédale
d’allées étroites, agrémentées ici et là d’un banc ou d’une statue, et qui se
croisaient selon un dessin complexe.
« Cool, hein ? Le vieux jardinier de la famille a dû passer la moitié de sa vie à
tailler ces trucs.
– On a l’impression qu’on pourrait s’y perdre.
– Ce n’est pas une impression : un jour, Marco s’y est aventuré, on l’a cherché
pendant trois heures. On a fini par monter ici avec un projecteur. Il s’était
endormi, la tête sur ses chaussures.
– Pourquoi sur ses chaussures ?
– Aucune idée. Tu veux que je te raconte une histoire vraiment flippante ?
– Non, merci.
– Manuela, la sœur aînée d’Elena, refuse d’habiter ici parce qu’une de ses
ancêtres lui apparaît régulièrement depuis qu’elle est toute petite. Le pire, c’est
qu’à chaque fois le fantôme a le même âge qu’elle.
– Pas étonnant qu’elle préfère aller en pension. »
Je me suis accoudée à la rambarde.
« En comparaison, ce n’est pas si mal d’habiter dans un cimetière, finalement.
– Alors, on se raconte des histoires de fantômes ? » a lancé une voix
caverneuse.
J’ai failli basculer par-dessus bord.
« Lina ! C’est dingue, un rien t’effraie ! m’a reproché Ren.
– Désolé, je ne voulais pas te faire peur. »
Un garçon a émergé d’un canapé et s’est étiré paresseusement.
« Salut, Thomas. Tu joues les espions maintenant ?
– Non, j’avais mal à la tête, je suis monté me reposer un moment loin du bruit.
Avec qui tu es ? »
Il s’est levé, il s’est approché de moi lentement et… WAOUH !
Thomas était d’une beauté à couper le souffle. Grand, mâchoire carrée, yeux
de velours, sourcils arqués à la perfection, cheveux brun foncé qui donnaient
aussitôt envie d’y glisser la main, et une bouche… Aaah, cette bouche ! J’en suis
restée sans voix.
« Lina ? »
Ren me regardait avec insistance. Hein ? Quoi ? On m’a parlé ?
« Désolée, qu’est-ce que tu disais ?
– Simplement que je m’appelle Thomas et que je suis enchanté de faire la
connaissance de la mystérieuse Carolina. »
Il avait l’accent britannique. Un Anglais de pure souche.
« Euh, Lina. Enchantée. »
Quel euphémisme !
Je lui ai serré la main, essayant tant bien que mal de rester debout. Les jambes
flageolantes, ce n’était pas un mythe.
« Tu es américaine ?
– Oui. De Seattle. Et toi ?
– D’un peu partout. Je suis ici depuis deux ans. »
Soudain, Elena et Mimi ont fait irruption dans la pièce.
– « Ragazzi, dai. Ma mère va péter un câble si elle vous trouve ici ! La
dernière fois elle m’a engueulée pendant une heure parce qu’un crétin avait
laissé un bout de pizza sur une crédence du XVIIIe. Redescendez, per favore.
– Désolé, El, ont dit Thomas et Ren d’une seule et même voix.
– Je voulais montrer le jardin à Lina, s’est justifié Ren.
– Et moi, je faisais un petit somme, a précisé Thomas.
– Tu es là pour faire la fête, pas pour roupiller ! a rétorqué Elena.
Heureusement pour toi que tu es beau comme un dieu, parce que tu es veramente
strano. Sérieux. »
À l’évidence, je n’étais pas la seule à être sensible au physique de Thomas. Je
l’ai regardé à la dérobée. Ouais. On l’imaginait très bien en train de se prélasser
sur le mont Olympe.
Mimi a pris Ren par le bras, et tout le monde est sorti, sauf Thomas et moi. Je
rêve ou il me dévore des yeux, lui aussi ?
« Avec d’autres, on avait parié sur ton arrivée, m’a-t-il dit. Je crois que je
viens de perdre vingt euros.
– J’étais censée venir plus tôt mais j’ai préféré finir mon année scolaire à
Seattle.
– N’empêche que tu me dois quand même vingt euros.
– Je ne te dois rien du tout ! À l’avenir, peut-être que tu me feras un peu plus
confiance. »
Il a haussé un sourcil en souriant.
« D’accord, je veux bien passer l’éponge pour cette fois. »
Mes os avaient grosso modo la consistance de la gelée de fraise. J’étais
totalement sous le charme.
« Il paraît que tu vis dans un cimetière ?
– Mon père est le surintendant du mémorial américain de Florence, j’habite
chez lui pendant les vacances.
– Tout l’été ?
Oui. »
Les lèvres de Thomas se sont étirées dans un sourire communicatif.
« Thomas ! a crié Elena depuis le palier.
– Oui, on arrive. »
On a quitté la pièce pour rejoindre les autres.

Ça y est : je redeviens normale. Enfin, plus ou moins.
« Et ton premier concert ? »
Presque tout le monde s’était rassemblé au bord de la piscine. Thomas et moi,
on était assis côté grand bain, les pieds dans l’eau turquoise. Les étoiles étaient
descendues à notre niveau, ou alors il y avait des lucioles partout.
« Jimmy Buffet.
– Sans blague ! Celui de Margaritaville ?
– Je m’étonne que tu le connaisses. C’est ma mère qui m’avait emmenée à ce
concert. Il y avait un nombre affolant de chemises hawaiiennes dans le public ! »
On a baissé la tête ensemble pour éviter de se faire asperger. Une moitié
passablement alcoolisée du groupe jouait à une variante de water-polo rebaptisée
Marco-polo, et Marco, bien entendu, était déchaîné. C’était beaucoup plus drôle
que ça n’aurait dû.
« Bon. Ton film préféré ?
– Tu vas te moquer de moi.
– Non, promis.
– OK. Dirty Dancing.
– Dirty Dancing… »
La tête renversée en arrière, Thomas a fouillé sa mémoire.
« Ah oui, ce truc stupide avec Patrick Swayze en prof de danse. »
Je l’ai éclaboussé.
« Ce n’est pas stupide du tout. Et puis qu’est-ce que tu en sais, d’abord ?
– J’ai deux grandes sœurs. »
Il s’est rapproché de moi, si bien que nos deux corps sont entrés en contact de
l’épaule jusqu’à la hanche. Lécher une pile de neuf volts m’aurait fait le même
effet.
« En résumé, tu aimes courir, tu es la fille la plus cool des États-Unis, tu as des
goûts cinématographiques déplorables, tu es restée KO après une chute de
snowboard et tu n’as jamais mangé de sushis.
– Ni escaladé l’Everest, ai-je ajouté.
– Ni escaladé l’Everest. OK. »
Tu avais raison, Addie. J’ai agité les pieds dans l’eau joyeusement et jeté un
bref coup d’œil à Thomas. Un garçon aussi canon n’existait même pas dans mes
rêves les plus fous. Info de dernière minute : il venait de m’enlacer la taille.
Comme si de rien n’était.
« Pour quelle raison tu es venue ici, au juste ? a-t-il voulu savoir.
– Pour voir mon père. Il est… euh… entré dans ma vie depuis peu.
– Pigé. »
J’ai entendu fourrager dans les buissons derrière moi, et tout à coup Ren a
surgi des ténèbres.
« Lina, il est minuit et demi !
– Déjà ? »
J’ai sorti les pieds de l’eau, Thomas a retiré son bras, je me suis levée à
contrecœur.
« Il faut qu’on se sauve, sinon je suis mort. Il va me TUER ! »
Ren a fait semblant de recevoir une balle en pleine poitrine et s’est écroulé
dans l’herbe.
« Mais non, il ne va pas te tuer.
– Vous parlez de qui, là ? a demandé Thomas.
– Du père de Lina. La première fois qu’on s’est parlé, il m’a dit qu’il avait une
balle de revolver gravée à mon nom.
– Tu délires ! »
Voyant sa mine, j’ai ajouté avec une pointe d’inquiétude :
« Attends… Il a vraiment dit ça ?
– Tout comme. »
D’un bond, Ren s’est remis debout.
« Allez, viens vite.
– Tu as de la paille dans les cheveux, lui ai-je fait remarquer.
– Oui. Je me suis roulé dans le foin. »
Il s’est ébroué comme un chien.
« Du foin suédois ? a ironisé Thomas.
– Je ne lui ai pas demandé sa nationalité.
– Tu es sûr qu’il est minuit et demi ? ai-je gémi. On pourrait peut-être rester
encore un quart d’heure, vingt minutes ? »
Ren m’a jeté un regard consterné.
« Mais enfin, Lina ! Ma vie n’a donc aucune importance pour toi ?
– Bien sûr que si. Seulement, je n’ai pas envie de partir. »
Thomas s’est levé à son tour et m’a enveloppée de ses bras, sa tête lourdement
posée sur mon épaule.
« Il est encore tôt, Lina. Je vais tellement m’ennuyer sans toi. Tu ne peux pas
obtenir une petite prolongation ? »
Ren a écarquillé les yeux.
« Eh bien ! En deux heures, les choses ont drôlement évolué, à ce que je
vois. »
J’ai essayé en vain de refréner un sourire et tourné la tête vers Thomas.
« Désolée, je dois vraiment m’en aller.
– Entendu, a-t-il soupiré. De toute façon, on se reverra.
– Ciao, tutti ! a crié Ren au reste de la bande. Il faut que je raccompagne Lina,
c’est l’heure du couvre-feu. »
Il y a eu un concert de « Ciao, Lina ».
« Ciao ! ai-je lancé en retour.
– Minute ! a hurlé Marco en émergeant de la piscine. Et ton initiation, alors ?
– Quelle initiation ?
– Tu dois sauter du plongeoir. »
Ren a poussé un grognement.
« Marco, c’est ridicule. On a arrêté de faire ça en cinquième.
– Hé ! a protesté Olivier. Je te rappelle que vous m’avez obligé à plonger pas
plus tard que l’an dernier. Et c’était en novembre, je me suis gelé les couilles !
– C’est vrai, elle doit le faire, c’est la tradition, a appuyé une fille.
– Elle est en jean, c’est vache, a objecté Elena.
– Tant pis ! Le règlement, c’est le règlement. »
Thomas est venu se ranger à mes côtés.
« Si tu sautes, je saute aussi. »
Brève image mentale de son corps ruisselant d’eau.
Je me suis tournée vers Ren.
« Tu m’en voudras à mort si je monte trempée comme une soupe sur ton
scooter ?
– C’est surtout toi qui t’en mordras les doigts, je te signale. »
Après avoir enlevé mes sandales, je me suis dirigée vers le plongeoir.
« Elle va le faire, elle va le faire ! » a braillé Marco.
Je suis montée sur la planche sous un tonnerre d’applaudissements et j’ai salué
la foule. C’est vraiment moi, là ?
Trop tard pour ce genre de question. J’ai pris mon élan, j’ai rebondi bien haut
et, le corps ramassé en boule, j’ai heurté la surface de l’eau dans une bombe
parfaite.
Je ne m’étais jamais sentie aussi vivante depuis un an. Peut-être même depuis
ma naissance.
Chapitre 10

Effectivement, rentrer en scooter après mon plongeon n’était pas une idée de
génie. Quand on est arrivés chez moi, je grelottais comme un chien mouillé. En
plus, l’eau avait réactivé l’extravagance naturelle de mes cheveux : sitôt mon
casque enlevé, mes boucles folles ont pris un malin plaisir à s’égailler dans tous
les sens.
« Tu trembles de froid ou de peur ? m’a demandé Ren.
– De froid, évidemment. On a une heure de retard, ce n’est pas un drame. »
La porte d’entrée s’est ouverte brusquement et la haute silhouette de Howard
s’est découpée à contre-jour dans l’encadrement.
À présent, on était deux à trembler.
« Tu veux que je reste ? » a murmuré Ren.
J’ai secoué la tête.
« Merci de m’avoir raccompagnée. Je me suis vraiment bien amusée.
– Moi aussi. À demain. Et bonne chance. »
J’ai pataugé vers la maison, mon jean collant très désagréablement à mes
jambes.
« Excuse-moi pour le retard, on n’a pas vu l’heure passer. »
Howard m’a regardée en plissant les yeux.
« Tu as les cheveux mouillés ?
– Ils m’ont fait sauter du plongeoir.
– En pleine nuit ?
– Une sorte de rituel initiatique. »
L’ombre d’un sourire a adouci la sévérité de son expression.
« Si je comprends bien, tu as passé une bonne soirée.
– Oui.
– Tant mieux. »
Il a jeté un coup d’œil par-dessus ma tête.
« Bonne nuit, Ren !
– Bonne nuit, monsieur… le père de Carolina. »
Ren a effectué un rapide demi-tour et s’est enfui dans une gerbe de gravillons.
« Bonsoir, bonsoir ! » a claironné une femme quand je suis entrée dans la
maison.
Sonia et quatre autres personnes étaient assises dans le salon, un verre de vin à
la main. Du jazz passait en fond sonore, et ils avaient tous l’air un peu pompette.
Manifestement, Howard donnait une soirée de son côté. Tendance croque-morts.
Plus tard, ils iraient peut-être barboter dans le bassin devant le mémorial.
« Je vous présente Lina, a annoncé Sonia au petit groupe.
– Bonsoir, ai-je lancé à la cantonade.
– Che bella. Elle est ravissante », a déclaré une quinquagénaire avec des
lunettes papillon.
Howard a souri de toutes ses dents.
« N’est-ce pas ?
– Nous sommes de vieux amis de ton père, a précisé un homme dans un
anglais résolument britannique. On a fait les quatre cents coups ensemble dans
notre jeunesse.
– Ah, ça oui ! a renchéri son voisin. J’espère qu’il ne t’a pas disputée pour ton
retard parce que, à l’époque de notre virée en Hongrie, je peux te dire qu’il…
– Ça suffit, George, l’a coupé Howard. Lina s’est offert une petite baignade, je
suis sûr qu’elle a hâte d’aller se changer.
– Dommage, a lâché Mme Papillon.
– Bonne nuit à tous, ai-je dit.
– Bonne nuit », m’ont-ils répondu en chœur.
J’ai monté les marches quatre à quatre. J’étais frigorifiée.
« C’est la fille de la photographe ? »
Encore la voix de Mme Papillon. J’ai tendu l’oreille.
« Hadley. Oui, c’est sa fille. »
Et la tienne par la même occasion, ai-je complété intérieurement. J’ai attendu
qu’il fasse de même, mais la conversation s’est orientée sur un autre sujet.
Bizarre…

Juste après avoir enfilé des vêtements secs, j’ai appelé Addie sur FaceTime.
« Prépare-toi à me répondre : “Je te l’avais dit.”
– Ben oui, comme d’habitude. Oh, punaise ! C’était bien ? Raconte,
raconte ! »
Elle s’est mise à faire du trampoline sur son lit. J’ai baissé le son de l’ordi.
« C’était fan-tas-tique !
– Tu as rencontré l’Italien le plus sexy de toute l’Italie ?
– Oui. Sauf qu’il est anglais.
– Encore mieux ! Tu l’as cherché sur Internet ?
– Non, je n’ai pas eu le temps, je viens juste de rentrer.
– Comment il s’appelle ? Je suis trop curieuse de voir sa tête.
– Thomas Heath.
– Waouh ! Même son nom est torride. » Addie a pianoté sur son clavier.
« Thomas… Heath… Florence… OH, LA VAAACHE ! Jamais vu des
cheveux aussi beaux. On dirait un top model. Peut-être même spécialisé dans les
sous-vêtements masculins. Tu l’as vu torse nu ? Dépêche-toi de mater ces
photos. Bon. J’ai compris : avec un mec comme lui, tu ne reviendras jamais à
Seattle.
– Du calme, Addie. Peu importe qu’il soit sexy ou non, je n’ai aucune
intention de m’installer ici.
– Comment ça, « peu importe » ? Une aventure d’été, ça ne se refuse pas !
Surtout avec un beau gosse pareil, et je m’y connais. Et ton autre copain, il
s’appelle comment, déjà ?
– Ren. Son nom complet, c’est Lorenzo Ferrara.
– Ouh là ! Va falloir que tu me l’épelles.
– Comme Ferrari, mais avec un « a » à la fin.
– D’accord. Ferrar… a. »
Elle s’est tue quelques secondes, puis m’a demandé en souriant :
« Cheveux bouclés ? Passionné de foot ?
– C’est lui.
– Veinarde ! Tu en as deux pour le prix d’un. Il est adorable, ce Ren. Si ça ne
colle pas avec le top model, tu pourras toujours te rabattre sur lui.
– Non, Ren est hors concours. J’ai fait la connaissance de sa copine à la fête.
C’est Taylor Swift, version suédoise. Et photoshoppée.
– Arrête ! Tu es partie en courant ?
– Oui, d’autant plus qu’elle n’avait pas l’air très contente que Ren m’ait
amenée à cette soirée. »
Addie s’est écroulée sur son lit en soupirant.
« Je vais passer l’été à vivre par procuration à travers toi. J’avoue que c’est
pas marrant de vivre dans un cimetière, mais je suis prête à m’embarquer dans
cette galère avec toi. Il faut absolument que tu restes encore un peu là-bas, Lina.
Tu veux bien faire ça pour moi ? S’il te plaît !
– On verra. Comment va Matt ?
– Bof… Il n’a toujours pas compris qu’il me plaisait. Mais on s’en fiche, de
Matt. Dis-moi, ça te paraîtrait bizarre si j’imprimais la photo de Thomas en
grand et si je la faisais encadrer ? »
J’ai éclaté de rire.
« Oui, super bizarre. Même venant de toi.
– Je pourrais aussi fabriquer un calendrier spécial Thomas. Douze mois de
sex-appeal britannique, le pied ! Tu voudrais bien lui demander d’autres photos
de lui, torse nu ? Au besoin, tu l’asperges de coca la prochaine fois que tu le
vois.
Même pas dans tes rêves, Addie. »
Nouveau soupir.
« Ouais, tu as raison, ce serait franchement louche. Et le journal de ta mère, tu
en es où ?
– Je vais lire quelques pages avant de dormir. Hier soir, j’ai eu un peu de mal,
mais en même temps c’était bien. Elle adorait la vie ici.
– Toi aussi, tu vas l’adorer. Et moi aussi. Par procuration.
– Hum. Pas évident.
– Bon, replonge-toi vite dans ta lecture. J’ai hâte de savoir quel mauvais choix
elle a fait. Ce suspense me tue !
– Bonne nuit, Addie.
– Bonjour, Lina. »

Le 2 JUILLET
Florence est telle que je l’avais imaginée, et en même temps
complètement différente. Cette ville est magique – les vieux pavés,
les vieux immeubles, les vieux ponts – mais assez déroutante par
certains aspects. Tu te promènes dans une ruelle charmante, et tout
d’un coup un relent d’égout te prend à la gorge, ou bien tu marches
dans des immondices. On passe sans cesse de l’enchantement à la
réalité la plus triviale. Je n’ai jamais vu une ville qui me fasse un tel
effet. J’ai envie de tout capturer. Même si je passe un temps fou à
photographier des détails pittoresques – le linge pendu aux fenêtres,
les géraniums plantés dans de vieilles boîtes de sauce tomate – ce
sont surtout les gens qui m’intéressent. Les Florentins sont très
expressifs, on devine immédiatement leur état d’esprit.

Ce soir, j’ai assisté au coucher de soleil sur le Ponte Vecchio. Je
crois pouvoir affirmer que j’ai enfin trouvé l’endroit qui me
convenait. Dire que j’ai parcouru la moitié de la planète avant d’y
arriver !

Le 9 JUILLET
Francesca m’a officiellement présentée à son cercle d’amis. Ils
sont tous aux Beaux-Arts depuis un semestre et brillent par leur
intelligence et leur humour. Au fond de moi, je les soupçonne
d’avoir été sélectionnés par une équipe de téléréalité. Comment
peut-on réunir autant de talents au sein d’un seul et même groupe ?
Voici la liste des personnages :

HOWARD : Le parfait gentilhomme (Francesca l’appelle le
Géant du Sud). Physique agréable, attentionné, du style à te
défendre en toute circonstance. Il prépare une thèse sur l’histoire de
Florence. Quand il n’enseigne pas, il assiste à bon nombre de cours
avec nous.

FINN : Natif de Martha’s Vineyard, il rêve d’être le futur
Hemingway de sa génération ; prétend que sa grosse barbe et son
penchant pour les cols roulés n’ont rien à voir avec le célèbre
écrivain, mais tout le monde sait qu’il passe la moitié de son temps à
lire Le soleil se lève aussi.

ADRIENNE : Française ; sans doute la plus belle fille qu’il m’ait
été donné de rencontrer dans la vraie vie. Très discrète,
incroyablement douée.

GIANNI et ALESSIO : Je les regroupe parce qu’ils sont
inséparables. Ils ont grandi ensemble dans les environs de Rome et
se bagarrent en permanence : dès qu’une fille sort avec l’un des
deux, l’autre en tombe systématiquement amoureux.

Et enfin…

MOI : Américaine assez terne. Future photographe. Du moins
l’espère-t-elle. Sur un nuage depuis qu’elle a posé ses valises à
Florence.

Notre appartement, à Francesca et moi, est devenu le lieu de
rendez-vous officiel de la bande. On se tasse sur le minuscule
balcon et on discute des heures durant de vitesse d’obturation et de
temps d’exposition. Le rêve !

Le 20 JUILLET
Je viens de comprendre qu’on n’apprend pas une langue par
osmose, quel que soit le nombre de fois où on s’endort avec
L’italien pour les nuls sur le ventre. Francesca a beau prétendre que
l’apprentissage d’une langue est la chose la plus facile du monde,
comme elle est capable de réviser un cours sur l’ouverture du
diaphragme tout en fumant d’une main et mitonnant un pesto de
l’autre, elle a sans doute une notion de la facilité légèrement
faussée. Par conséquent, j’ai commencé à prendre des cours du soir
d’italien, niveau débutant. Trois fois par semaine. Les cours ont lieu
dans la salle multimédia de l’académie. Finn et Howard s’y sont
inscrits eux aussi. Ils sont nettement plus avancés que moi, mais je
suis contente d’être avec eux.

Le 23 AOÛT
Je suis restée un mois sans écrire mais j’ai une bonne excuse : je
suis AMOUREUSE ! Oui, je sais, ça fait vraiment cliché. Mais
essaie un peu de vivre à Florence, de manger de succulentes pasta,
de te promener à la tombée de la nuit et de ne pas tomber amoureuse
du type que tu reluques depuis ton arrivée. Autant te le dire tout de
suite : c’est impossible. J’adore être amoureuse en Italie. Mais, en
vérité, j’aurais craqué pour X n’importe où. Il est beau, intelligent,
charmant, cultivé… Bref, il a tout pour plaire. En plus, notre histoire
doit rester secrète. J’avoue que ça le rend encore plus attirant à mes
yeux. (Je ne pense pas que quiconque irait lire mon journal, mais par
prudence je préfère l’appeler X.)


QUOI ? J’ai lâché le cahier avec stupéfaction. En l’espace de trois pages,
Howard était passé de l’irréprochable « Gentleman du Sud » au mystérieux
amoureux surnommé X. Apparemment, je m’étais trompée sur son compte.
J’ai attrapé mon ordi et rappelé Addie. Deux secondes plus tard, elle est
apparue sur l’écran, les cheveux enveloppés d’une serviette-éponge, une gaufre à
moitié dévorée dans la main.
« Il y a du nouveau ?
– Oui. Leur liaison devait rester ultra secrète. »
Je parlais à voix basse. Les invités de Howard étaient sur le départ, mais je les
entendais qui s’attardaient dans l’entrée, se donnant de grandes claques dans le
dos et se lançant de joyeux « Faudra qu’on remette ça ! ».
« Tu parles de ta mère et Howard ?
– Ouais. Elle commence par dire qu’ils font partie de la même bande d’amis,
et puis ils sortent ensemble, et tout d’un coup elle l’appelle X pour protéger son
anonymat, au cas où quelqu’un tomberait sur son journal.
– Scandaleux ! s’est exclamée gaiement Addie. À ton avis, il était dans la
mafia ou un truc de ce genre ?
– Pour l’instant, aucune idée.
– Rappelle-moi dès que tu en sauras plus. Oh, non, merde ! Je ne serai pas à la
maison, je dois aller chez le garagiste. Je vais enfin récupérer ma voiture !
– Je suis contente pour toi.
– Ouais, il était temps. Hier soir, Ian m’a fait plier tout son sale linge propre
en échange de me conduire chez Dylan. Tu m’appelles demain ?
– Promis. »

Le 9 SEPTEMBRE
Maintenant que j’ai amorcé le récit de ma storia d’amore, autant
reprendre depuis le début. X est l’une des premières personnes que
j’ai rencontrées en arrivant à Florence. Il était chargé de la
conférence inaugurale du second semestre. Je l’ai tout de suite
trouvé super talentueux et d’une beauté à te faire bafouiller rien que
pour dire « bonjour » ou « au revoir ». Mais il avait aussi quelque
chose de plus : une profondeur que je mourais d’envie d’explorer. Je
n’ai pas cessé de penser à lui depuis ce jour-là.
Heureusement pour moi, on avait souvent l’occasion de se voir,
en classe ou en dehors des cours. L’ennui, c’est qu’on n’était jamais
seuls. Jamais. Francesca était toujours en train de papoter au
téléphone dans un coin, ou bien Gianni et Alessio nous demandaient
d’arbitrer une de leurs éternelles chamailleries. Du coup, nos
conversations étaient assez limitées. Et moi, je n’arrêtais pas de me
poser cette question cruciale : EST-CE QUE JE LUI PLAIS ?
Certains jours j’en étais persuadée ; à d’autres moments j’avais des
doutes. Peut-être que j’analysais un peu trop les choses.

En cours, je le surprenais souvent en train de me regarder, et
chaque fois qu’on parlait ensemble je sentais que le courant passait
entre nous. Mais cette situation a continué plusieurs semaines sans
qu’il se passe rien. Et puis, alors que je commençais à désespérer, on
s’est rencontrés à l’Espace. Francesca soutient que c’est le club
officiel de l’ABAF, mais X n’y était encore jamais venu avec nous.
Bref, j’étais sortie un instant prendre l’air ; quand je suis rentrée, il
était là, adossé au mur. Seul.

C’était maintenant ou jamais, j’en étais consciente. Mais quand
j’ai avancé vers lui, j’ai réalisé que je ne savais pas du tout quoi
dire. « Salut, j’espère que tu ne vas pas me prendre pour une folle,
mais tu as remarqué cette étrange alchimie entre nous ? »
Heureusement, je n’ai pas eu le temps d’ouvrir la bouche. Dès qu’il
m’a aperçue, il m’a pris la main en disant : « Hadley. » J’ai compris
à son intonation que tous les espoirs m’étaient permis.

Le 15 SEPTEMBRE
Retrouvé X au jardin de Boboli. Enfin seuls ! C’est un immense
parc datant du XVIe siècle, une véritable oasis de calme qui domine
Florence. Au milieu de toutes ses statues, ses fontaines, ses grottes,
ses pavillons Renaissance et ses allées verdoyantes, on oublie
immédiatement l’agitation de la ville. Après avoir pris des dizaines
et des dizaines de photos (chacun de nous avait apporté son
appareil), on s’est assis sous un arbre pour bavarder. X est un puits
de connaissances. En art. En histoire. En tout. Peu avant la
fermeture, alors que je commençais à rassembler mes affaires, il m’a
attirée à lui et m’a embrassée jusqu’à ce qu’un gardien nous fasse
décamper.

Le 20 SEPTEMBRE
La seule chose qui m’ennuie dans cette histoire d’amour, c’est de
ne pouvoir en parler à personne. Je sais pertinemment que l’école
verrait notre liaison d’un mauvais œil, mais je trouve quand même
dur de devoir garder le secret à ce point. Quel supplice de passer la
moitié de la journée à trois mètres l’un de l’autre sans pouvoir
s’effleurer !

Apparemment la discrétion n’est pas mon fort : tout le monde se
doute que je suis amoureuse. Mon nouvel emploi du temps y est
sûrement pour quelque chose. X me donne toujours rendez-vous
tard le soir, et je rentre rarement avant trois ou quatre heures du
matin. Quand j’ai raconté à Francesca que je travaillais sur un projet
de photos de nuit, elle a levé les yeux au ciel et m’a rétorqué qu’elle
savait très bien ce que ça voulait dire. En revanche, j’ai l’impression
que nos amis n’ont pas encore deviné l’identité de mon mystérieux
amant. Ils sont aveugles ou quoi ?
Le 9 OCTOBRE
Avec X, on devient super créatifs question lieux de rencontre.
Sachant que les autres devaient bosser toute la soirée à la maison, on
s’est retrouvés à l’Espace (eh oui, encore !). On a dansé jusqu’à
épuisement, ensuite on est allés se promener. X m’a alors annoncé
qu’il avait une surprise pour moi et il m’a entraînée dans un dédale
de ruelles ténébreuses. Au bout d’un moment, j’ai senti une odeur
pour le moins inhabituelle à cette heure tardive. Un mélange de
beurre, de sucre et d’autres arômes impossibles à définir. En tout
cas, c’était divin.

Après avoir tourné à l’angle d’une rue, on a aperçu un petit
rassemblement devant la porte d’un magasin brillamment éclairé :
une des rares « boulangeries clandestines » de Florence, ainsi que X
me l’a appris. Ces grandes boulangeries travaillent toute la nuit et
fournissent exclusivement les restaurants de la ville. Bien que ce
soit illégal, on peut leur acheter des pâtisseries pour quelques euros.
Seuls les initiés le savent, mais ceux qui apprennent la combine
deviennent vite des animaux nocturnes !

Les gens faisaient la queue en silence, un peu nerveux. Quand
notre tour est venu, X a acheté un cornetto fourré au chocolat, un
croissant et deux cannoli à la crème. On s’est assis au bord du
trottoir… et on a tout dévoré.
À mon retour, j’ai trouvé Francesca, Finn, Gianni et Alessio
écroulés sur le canapé du minuscule salon. Avec une ironie non
dissimulée, ils m’ont demandé si j’étais contente des photos que
j’avais prises. Si seulement j’avais pu leur raconter !


Waouh. Si jamais on me propose d’aller faire un tour dans une boulangerie
clandestine, je signe tout de suite !
J’ignorais ce qu’était un cornetto ou des cannoli, mais rien qu’à lire ces
lignes, j’avais presque l’eau à la bouche. Mais par-dessus tout, je m’interrogeais
sur les raisons de ces cachotteries.
Les écoles italiennes interdisaient-elles vraiment toute relation amoureuse
entre une étudiante et un chargé de cours ? Avec un prof titulaire, d’accord,
c’était compréhensible, mais avec un thésard !
En tout cas, ma mère était raide dingue de ce type à l’époque. Comment
pouvait-on avoir été amoureuse à ce point de son copain et lui cacher pendant
seize ans qu’on a eu un enfant de lui ?
Après avoir marqué ma page, je suis allée à la fenêtre. La nuit était
magnifique. Des bandes de nuages, pareils à des bateaux fantômes, défilaient
devant la lune, et maintenant que les amis de Howard étaient partis, tout était
calme et silencieux.
Soudain, j’ai perçu un mouvement du coin de l’œil. Je me suis d’abord figée,
puis penchée par-dessus la rambarde, le cœur battant à mille à l’heure. Une
silhouette blanche descendait l’allée qui longeait la maison. On aurait dit un être
humain, mais il se déplaçait beaucoup trop vite, comme si… J’ai plissé les yeux.
Howard sur un skateboard ? Je rêve ou quoi ?
« Qu’est-ce que tu fabriques ? » ai-je murmuré.
Il s’est redonné de l’élan d’un vigoureux coup de semelle et a poursuivi sa
glisse avec élégance, comme s’il s’adonnait quotidiennement à cet exercice.
Décidément, ce type était une énigme. À moi de la résoudre.
Chapitre 11

Toc-toc.
« Lina, tu es réveillée ? Il y a un appel pour toi. »
Quand Howard a poussé la porte de ma chambre, je me suis dépêchée de
glisser le cahier sous le lit. Je venais de relire les pages de la veille. Sans aller
plus loin. Parce que, oui, je voulais connaître la suite, mais j’avais aussi envie de
faire durer les chapitres heureux de cette histoire. Comme quand j’avais arrêté
Titanic à la moitié du film et obligé Addie à visionner la première partie une
seconde fois.
« Qui est-ce ?
– Ren. Il faut vraiment que je t’achète un portable. Garde le mien en attendant,
j’utiliserai la ligne fixe.
– Merci. »
Je me suis levée et je l’ai rejoint. Il était frais comme un gardon et tout le
contraire de X. Aucune trace de ses acrobaties nocturnes ou de son penchant
bizarre pour les liaisons secrètes.
Il m’a tendu le portable.
« S’il te plaît, dis à Ren que je ne suis pas un tueur en puissance. Il vient de
battre le record des “monsieur” en l’espace de trente secondes.
– D’accord, mais je crois que c’est perdu d’avance : tu l’as terrorisé à vie dès
votre première conversation.
– J’avais de bonnes raisons, je te rappelle. »
Il m’a souri.
« On se voit plus tard ? Je devrais avoir fini vers cinq heures.
– Entendu. »
J’ai collé le portable à mon oreille, et Howard s’est éloigné. Ciao, mystérieux
X.
« Salut, Ren.
– Ciao, Lina. Ravi de te savoir encore en vie. »
Appuyée contre le chambranle, j’ai regardé Howard descendre l’escalier. Dire
qu’il avait peloté ma mère dans un jardin public ! Ce n’est franchement pas le
genre de vision qu’on tient à avoir de ses parents. Et cette histoire d’intonation
quand il avait prononcé son nom à l’Espace ! On se serait cru dans une de ces
séries à l’eau de rose ringardes que la mère d’Addie prétend ne pas regarder.
« Tu es toujours là ?
– Oui, pardon, j’avais la tête ailleurs. »
J’ai refermé la porte et je me suis assise au bord du lit.
« Alors, il t’a engueulée ?
– Non. Il avait invité des amis, je crois qu’il ne s’est même pas rendu compte
de l’heure.
– Fortunato. Tu es déjà allée courir ?
– Non, mais j’allais le faire. Tu veux venir avec moi ?
– Je suis déjà en route. On se retrouve devant l’entrée du cimetière, OK ? »
Une fois habillée, je suis partie en petites foulées rejoindre Ren. Il trottait sur
place en soufflant comme un vieux. Comme d’habitude, il avait les cheveux dans
les yeux.
« Ce n’est pas un look américain, ça, peut-être ? me suis-je moquée en tirant
sur son T-shirt orange vif.
– Sur un Italien, ça ne fait pas américain.
– Tu n’es qu’à moitié italien, je te rappelle.
– C’est largement suffisant. »
On s’est lancés sur la route.
« Alors comme ça, ta mère a gagné un grand concours de photographie ? »
Je l’ai regardé avec étonnement.
« Comment tu sais ça ?
– Grâce à un truc nommé Internet. Super pratique.
– Ah oui, ça me dit vaguement quelque chose. Je m’en servais souvent avant
de revenir à l’époque du Moyen Âge. »
Ce matin, j’avais essayé dix fois de contacter Addie sur FaceTime pour la
tenir au courant des derniers rebondissements du journal, mais l’écran affichait
systématiquement NO SERVIZIO. Merci, l’Italie. Heureusement, maintenant
j’avais le portable de Howard.
« J’ai trouvé un tas d’articles sur elle, a continué Ren. Je ne savais pas qu’elle
était aussi célèbre !
– Le prix LensCulture a lancé sa carrière. À partir de là, elle a pu se consacrer
à plein temps à la photo.
– Il y en a une que j’aime beaucoup, je crois qu’elle l’a intitulée
“L’effacement”. Tu vois laquelle ? »
Ren a pris quelques mètres d’avance sur moi, puis il a replié les bras sur son
thorax et tourné la tête, le regard fixé sur son épaule.
« Bien imité ! » ai-je dit en riant.
La photo dont il parlait représentait une femme qui venait de se faire enlever
un tatouage sur l’épaule.
« J’ai aussi vu ses autoportraits quand elle était malade. Ils sont d’une
intensité incroyable.
– J’ai un peu de mal à les regarder, ai-je lâché en baissant les yeux.
– Ouais, je comprends. »
La route a commencé à descendre. J’ai automatiquement accéléré la cadence,
Ren aussi.
« Alors… tu vas bientôt revoir tes potes ? lui ai-je demandé, mine de rien.
– Thomas, tu veux dire ? »
J’ai rougi.
« Entre autres. »
Mon objectif numéro un, c’était de découvrir ce qui s’était passé entre
Howard et ma mère, mais je n’allais pas gâcher mes chances avec Thomas pour
autant, hein ?
« En fait, je parie que c’est Marco qui te branche le plus. »
J’ai éclaté de rire.
« Oui, sûr !
– Tu as donné ton numéro à Thomas ?
– Je n’ai pas de numéro. Au cas où tu aurais oublié, c’est celui du cimetière
que tu composes chaque fois que tu veux me parler. »
De plus, Thomas ne me l’avait pas demandé. Probablement parce qu’il était
furieux de s’être souvenu de sa très chère montre après m’avoir rejointe dans la
piscine.
« Je t’ai aussi appelée sur le portable de ton père, et pourtant ça me terrifiait.
– Comment tu as eu son numéro ?
– Par Sonia. J’ai hésité au moins une heure avant d’avoir le courage de le
taper. »
J’ai poussé un soupir d’exaspération.
« Écoute, Ren, il serait temps de tourner la page. Howard est très sympa, je
t’assure qu’il ne te fera aucun mal, surtout maintenant qu’il sait qu’on est amis.
– Tu t’es déjà fait hurler dessus par un ogre alors que tu n’avais rien à te
reprocher ?
– Un ogre ? ai-je pouffé.
– Parfaitement. Les gens d’ici ne font pas deux mètres de haut. Je parie que
tout le monde se retourne sur son passage.
– C’est un peu vrai. »
Le plus petit camion du monde nous a doublés en klaxonnant frénétiquement.
Ren a agité une main désinvolte.
« Si on allait en ville ce soir ? On pourrait aller manger une glace, ou bien se
balader ou… ce que tu veux.
– Tu crois que Miss Suède sera d’accord ? »
J’avais dit ça sur le ton de la plaisanterie, mais il m’a regardée avec sérieux.
« Oui, pas de problème. On dit huit heures et demie ? »

Quand Ren est venu me chercher, Howard et moi finissions de dîner. Menu du
soir : spaghettis aux tomates fraîches et à la mozzarella. Tout en mangeant, je ne
pouvais m’empêcher de dévisager mon père avec des yeux ronds, comme une
débile profonde. X est beau, intelligent, charmant. Sauf quand tu lui annonces
que tu es enceinte de lui ? Sa réaction est si terrible que tu t’enfuis à l’autre bout
du monde et que tu coupes les ponts pendant seize ans ? J’avais essayé de me
replonger dans le journal de maman à trois reprises cet après-midi, et chaque fois
j’avais abandonné. C’était trop écrasant.
« Tout va bien ? s’est enquis Howard.
– Oui. Je… je réfléchissais. »
Depuis qu’on était convenus de ne pas parler de ma mère, je me sentais un peu
plus détendue. En réalité, Howard était plutôt facile à vivre, dans le genre ex-
routard-décontracté-mordu-d’histoire.
« C’est délicieux, ai-je commenté tout en enroulant les spaghettis sur ma
fourchette.
– Je n’ai aucun mérite. Difficile de rater un plat quand on a des produits de
super qualité à la base. Bon, et pour demain ? J’ai toute ma journée de libre, ça
nous laissera le temps de visiter plein de choses.
– Parfait.
– Tu vas où avec Ren ce soir ?
– Juste faire un tour en ville.
– Lina ? »
Ren a passé la tête par la porte.
« Quand on parle du loup, ai-je murmuré.
– Désolé, je suis un peu en retard. »
Il s’est raidi en apercevant Howard.
« J’aurais dû frapper, excusez-moi, monsieur.
– Salut, Ren, a éludé Howard en souriant. Tu as faim ? J’ai préparé des
spaghetti con pomodori e mozzarella.
– Buonissimo. Mais non, merci, j’ai déjà dîné. Ma mère a voulu rivaliser avec
Kentucky Fried Chicken et j’ai du mal à m’en remettre.
– Ehrk ! » ai-je grimacé.
Howard a éclaté de rire.
« J’ai déjà fait l’expérience du KFC. Une fois de temps en temps, ce n’est pas
si mal. »
Là-dessus, il est parti dans la cuisine avec son assiette. Ren s’est assis à côté
de moi et a pêché un de mes spaghettis.
« Alors, tu veux aller où ce soir ?
– Je n’en sais rien, tu connais Florence mieux que moi.
– C’est vrai. Mais il n’y a pas un truc que tu as envie de voir en particulier ?
– Euh… La tour penchée ?
– Linaaa ! Cette tour, elle est à Pise.
– Rassure-toi, je blague. Mais oui : il y a un endroit où j’aimerais bien aller.
Suis-moi, je vais te montrer. »
J’ai rapporté mon assiette dans la cuisine, après quoi on est montés au
premier.
« C’est ta chambre ? m’a demandé Ren, l’air étonné.
– Ouais. Pourquoi ?
– Tu n’as toujours pas défait tes bagages ? »
Il a pointé l’index sur ma valise, d’où débordaient un tas de vêtements en vrac.
« Tu es ici pour un moment, quand même, a-t-il souligné.
– Juste pour l’été.
– À peu près deux mois, donc.
– Beaucoup moins, j’espère. »
J’ai jeté un coup d’œil vers la porte restée grande ouverte. Argh. C’était moi,
ou on m’avait entendue jusqu’à l’autre bout du cimetière ?
J’ai traversé la pièce, je me suis agenouillée pour attraper le cahier sous mon
lit et j’ai rapidement parcouru les premières pages.
« Une seconde, j’essaie de retrouver le nom… Ah, ça y est : ponte Vé-shio.
– Le Ponte Vecchio ? »
Ren m’a dévisagée avec stupéfaction.
« Tu rigoles ?
– Ça va ! Je sais que j’ai un mauvais accent.
– Un accent calamiteux, c’est vrai. Mais je veux dire : tu ne connais pas le
Ponte Vecchio ? Tu es ici depuis combien de temps ?
– Depuis mardi soir.
– Alors tu aurais dû y foncer dès mercredi matin !
Habille-toi, on y va. »
Je me suis inspectée rapidement, craignant soudain d’être nue comme un ver.
« Je suis habillée, je te signale.
– Pardon. Simple façon de parler. Prends ton sac ou n’importe quoi, et on file.
Ce pont fait partie de mes dix endroits favoris sur Terre.
– Ce sera encore ouvert ? Il est presque neuf heures. »
Ren a levé les yeux au ciel.
« Bien sûr que ce sera ouvert ! Allez, on se dépêche. »
J’ai raflé le billet de vingt que Howard m’avait donné la veille et l’ai fourré
dans mon sac avec le journal de ma mère. Ren était déjà en train de dévaler
l’escalier. Arrivé en bas des marches, il a pilé net, si bien que je lui suis rentrée
dedans.
Howard était sur le canapé, son ordi sur les genoux.
« Où courez-vous comme ça, les jeunes ?
– Euh… J’emmène Lina au Ponte Vecchio, elle ne l’a pas encore vu. Enfin…
avec votre permission, monsieur.
– Permission accordée. Très bonne idée. Tu vas adorer, Lina !
– J’espère. Merci. »
On s’est dirigés vers la porte et, juste au moment où Ren allait sortir, Howard
lui a lancé :
« Attention, Ren, je t’ai à l’œil ! »
De dos, j’ai vu Ren tressaillir comme sous l’effet d’une décharge de quinze
mille volts. Je me suis retournée vers Howard, qui m’a adressé un clin d’œil
agrémenté d’un sourire malicieux. Bravo. Maintenant, Ren allait flipper dix fois
plus.
La route était bien plus encombrée que la dernière fois avec Howard. On
avançait un peu plus vite en deux-roues parce que Ren arrivait à se faufiler entre
les voitures à l’arrêt, mais il nous a quand même fallu un bon bout de temps
avant d’atteindre Florence. Je ne m’en plaignais pas : ce trajet en scooter me
ravissait. Le souffle de l’air sur mon visage et mon corps était comme une
récompense bien méritée après la chaleur accablante de cette longue journée.
Quand Ren a garé son scooter, j’ai eu l’impression de sortir d’un agréable bain
de fraîcheur.
– « Pourquoi il y a autant de monde ? ai-je demandé en lui tendant mon
casque pour qu’il le range sous la selle.
– C’est l’été, les Italiens aiment sortir le soir. Et les touristes aussi. Des hordes
de touristes ! Attends un peu, tu vas comprendre.
– Tu m’intrigues, Ren. Où m’emmènes-tu exactement ?
– Au pont le plus visité de Florence. Ponte Vecchio, ça signifie le “vieux
pont”. Il enjambe l’Arno. Viens, c’est par là. »
De rue en rue, je l’ai suivi tant bien que mal à travers la foule. Peu après, on a
débouché sur un large quai éclairé sur toute sa longueur par un chapelet de
lumières, et au bord duquel les eaux noires et mystérieuses de l’Arno
s’écoulaient tranquillement. Je me suis accordé quelques secondes pour
contempler la beauté de cette vue.
« C’est… c’est magnifique, Ren. J’envie les gens qui ont la chance de vivre
ici.
– Toi, par exemple ? m’a-t-il renvoyé, non sans ironie.
– Oui, bon. Peut-être.
– Attends un peu. Quand tu verras la suite, tu voudras rester jusqu’à la fin de
tes jours. »
Comme le flot des promeneurs n’arrêtait pas de nous séparer, Ren m’a prise
par le bras et on a continué à remonter le quai, enjambant au passage un type aux
cheveux longs, assis dos à l’Arno, qui grattait une vieille guitare et chantait
« Imagine » avec un accent à couper au couteau.
« Iii-madgine aull ze piiipolll ! l’a imité Ren. À la maison, on a un bouquin
censé apprendre les paroles des chansons anglaises aux Italiens. À mon avis, ce
mec en aurait bien besoin !
– Hé, au moins le ton est juste. On sent qu’il y met tout son cœur. »
La peau me picotait agréablement à l’endroit où nos bras se touchaient, mais
au moment où j’en ai pris conscience, Ren m’a lâchée et s’est placé devant moi
en disant :
« Maintenant, prépare-toi à avaler ton chewing-gum.
– Hein ?
– Tu es prête à découvrir le Ponte Vecchio ? »
Il s’est écarté et a pointé l’index.
« Regarde ! »
Nous étions arrivés à l’entrée d’un petit pont couvert d’asphalte. Les touristes
se massaient autour des nombreux étalages de lunettes et de sacs de contrefaçon
exposés sur des couvertures. Vraiment pas de quoi s’extasier.
« C’est ici ? » ai-je demandé en m’efforçant de cacher ma déception.
L’endroit était peut-être plus séduisant au coucher du soleil.
Ren s’est esclaffé.
« Mais non, ce n’est pas ce pont-là ! Fais-moi confiance, quand tu le verras, tu
comprendras. »
Au milieu du pont, un vendeur au teint mat nous a barré le chemin et montré
sa marchandise d’un geste théâtral.
« Jeune homme, un joli sac Prada pour la demoiselle ? Cinq cents euros en
magasin, seulement dix euros pour vous, et elle vous aimera pour la vie !
– Non, merci », a répondu Ren.
Je lui ai donné un petit coup de coude.
« Tu as tort : dix euros pour un amour éternel, c’est une super affaire. »
Il m’a souri, puis s’est arrêté.
« Tu ne vois rien ?
– Qu’est-ce que… Oh ! »
Je me suis précipitée vers la balustrade. Un peu plus loin en amont se dressait
un pont qui semblait tout droit sorti d’un conte de fées. Ses trois arcs de pierre
enjambaient gracieusement le fleuve, et une succession de maisons colorées le
couvrait sur toute la longueur, à l’exception de trois mini-arches à claire-voie qui
se découpaient en plein centre. L’ensemble, baigné d’une lumière dorée, se
reflétait avec une myriade de scintillements dans les eaux sombres de l’Arno.
Effectivement, si j’avais eu un chewing-gum dans la bouche je l’aurais avalé
tout rond.
Ren m’observait en souriant.
« Waouh ! » ai-je soufflé, faute de trouver les mots justes pour exprimer mon
émotion.
« Pas mal, hein ? Attends. »
Après avoir regardé à gauche, puis à droite, il a pris appui sur la rambarde et
s’est élancé par-dessus bord.
« Ren ! »
Je me suis penchée avec angoisse, m’attendant à le voir emporté par le
courant, mais il se tenait accroupi sur un large rebord en surplomb, environ un
mètre cinquante plus bas. De toute évidence, il était ravi de la frayeur qu’il
m’avait faite.
« Tu es fier de toi ?
– Oui, très ! Viens vite me rejoindre, mais sois discrète. »
J’ai jeté un coup d’œil autour de moi. Les gens étaient trop occupés par les
faux Prada et compagnie pour s’intéresser à ma petite personne. J’ai enjambé le
parapet et je me suis laissée tomber à côté de Ren.
« On a le droit de se mettre là ?
– Absolument pas. Mais c’est d’ici qu’on a la plus belle vue. »
Ren n’exagérait pas. Maintenant qu’on était isolés de la foule et du bruit, le
Ponte Vecchio m’apparaissait dans toute sa splendeur. J’ai éprouvé une curieuse
sensation de solennité, un peu comme dans une église. J’aurais voulu rester là
éternellement.
« Alors, qu’est-ce que tu en dis ?
– Ça me rappelle la fois où j’ai vu d’immenses champs de pavots de
Californie avec ma mère. Ils étaient tous en fleur, on aurait dit du feu. C’était
magique.
– Comme maintenant ?
– Ouais. »
Ren s’est glissé à côté de moi et, la tête contre le mur, on a tous les deux
contemplé le pont en silence. J’ai enfin trouvé l’endroit qui me convenait. C’était
comme si ma mère m’adressait un signe au ras de l’eau. En plissant les
paupières, j’arrivais presque à la voir. À travers mes yeux embués de larmes, les
lumières se transformaient en grands halos dorés. Il m’a bien fallu trente
secondes pour surmonter mon envie de pleurer. Une fois le danger écarté, je me
suis tournée vers Ren qui, contrairement à son habitude, n’avait pas ouvert la
bouche depuis un moment.
« Pourquoi on l’appelle le “vieux pont” ? Tout est vieux à Florence, non ?
C’est le seul pont qui n’a pas été détruit pendant la guerre, et il est vraiment
très, très vieux, même selon les critères italiens. Il date du Moyen Âge, je crois.
À l’époque, les boutiques étaient tenues par des bouchers et des tanneurs. C’était
pratique : ils déversaient le sang des bêtes et toutes leurs tripailles dans le fleuve.
– Charmant ! Et maintenant ?
– Il n’y a plus que des bijouteries et des joailleries. Tu vois ce long bâtiment
qui surmonte les maisons d’un bout à l’autre ? »
J’ai hoché la tête.
« C’est quoi ?
– Le Corridor de Vasari. Il est relié au Palazzo Pitti, l’ancienne demeure des
Médicis. Ça leur permettait de traverser Florence sans passer par les rues.
– Les Médicis… les ancêtres d’Elena ?
– Esattamente. Ces gens-là n’aimaient pas beaucoup se mêler au commun des
mortels. C’est Cosimo Medici qui a chassé les bouchers. Il voulait rendre le pont
un peu plus chic, tu comprends. »
Ren a marqué une pause.
« Au fait, c’est quoi le livre que tu as pris sous ton lit avant de partir ? »
Vas-y, dis-lui. Cette réflexion m’est venue spontanément à l’esprit. J’en ai été
la première étonnée. Je ne connaissais Ren que depuis deux jours, mais je sentais
qu’il était digne de confiance.
J’ai sorti le cahier de mon sac.
« C’est le journal intime de ma mère. Elle y raconte son séjour en Italie. Elle
était à Florence quand elle est tombée enceinte de moi. Avant de mourir, elle me
l’a envoyé à l’adresse du cimetière. »
Le regard de Ren s’est posé un bref instant sur le cahier avant de se focaliser
de nouveau sur moi.
« La vache. C’est lourd. »
Lourd. Oui, c’était le terme exact. J’ai ouvert le journal et contemplé la phrase
de mauvais augure sur la page de titre.
« J’ai commencé à le lire le lendemain de mon arrivée ici. J’essaie de
comprendre ce qui s’est passé entre Howard et ma mère.
– Comment ça ? »
J’ai hésité, ne sachant comment résumer en quelques mots une relation aussi
compliquée.
« Ma mère a rencontré Howard à l’époque où elle était étudiante aux Beaux-
Arts de Florence. Quand elle s’est retrouvée enceinte, elle a quitté l’Italie et n’a
plus jamais fait la moindre allusion à lui.
– Sérieux ?
– Il a fallu qu’elle tombe malade pour qu’elle se décide à me parler de
Howard. Ensuite, j’ai dû lui promettre de venir habiter ici pendant un certain
temps. Elle ne m’a jamais expliqué la raison de leur séparation. Je suppose que
ce journal est censé me l’apprendre.
– Alors hier soir, quand tu m’as dit que tu ne le connaissais pas très bien,
c’était un énorme euphémisme.
– Ouais. En réalité, je le connais depuis… (j’ai compté sur mes doigts…)
quatre jours.
– C’est dingue ! »
Ren a secoué la tête vigoureusement, faisant danser ses boucles folles.
– « Si j’ai bien compris, tu es américaine, tu vis en Italie, dans un cimetière
militaire, avec un père dont tu viens de découvrir l’existence. Tu es vraiment un
cas à part.
– Oh, ça va ! »
Il m’a donné un léger coup d’épaule.
« Pardon, je ne voulais pas te vexer. On est tous les deux différents des autres,
chacun dans son genre.
– En quoi tu es différent, toi ?
– Eh bien, je suis moitié américain, moitié italien, mais quand je suis en Italie
je me sens plus américain, et quand je vais aux États-Unis je me sens plus
italien, alors je suis un peu schizo. En plus, je suis le plus vieux de ma classe.
– Tu as quel âge ?
– Dix-sept. Quand j’étais tout petit, mes parents vivaient au Texas. Ensuite ils
sont venus s’installer ici. J’ai pris du retard à l’école dès le début parce que je ne
parlais pas bien italien. Du coup, j’ai redoublé. Ils ont fini par m’inscrire à
l’École internationale quelques années plus tard, mais je n’avais pas le niveau,
alors on m’a mis dans la classe d’en dessous.
– Quand est-ce que tu auras dix-huit ans ?
– En mars. »
Il m’a regardée dans les yeux.
« Tu retourneras chez toi après les vacances d’été, c’est sûr ?
– Ouais. Howard et ma grand-mère aimeraient bien que je reste plus
longtemps, mais la situation est trop bizarre. Je le connais à peine.
– Tu apprendras à le connaître petit à petit. À part la tronçonneuse, je le trouve
plutôt sympa.
Oui, mais ça me trouble. Sans la maladie de ma mère, je ne serais même pas
au courant de l’existence de Howard. Je savais juste qu’elle m’avait eue très
jeune et qu’elle avait décidé de laisser le père en dehors de l’histoire.
– Jusqu’à maintenant.
– Oui. Jusqu’à maintenant.
– Tu iras habiter où, après ?
– Chez mon amie Addie, normalement. Ses parents m’ont hébergée jusqu’à la
fin de la seconde, j’espère qu’ils seront d’accord pour m’accueillir l’année
prochaine. »
De nouveau, Ren a posé les yeux sur le journal.
« Alors, qu’est-ce que tu as appris en le lisant ?
– Pour l’instant, j’en suis au début de leur relation. Une relation qu’ils
voulaient garder secrète, parce que Howard était chargé de cours et que la faculté
n’aurait pas apprécié qu’il sorte avec une étudiante. Ma mère tenait tellement à
préserver leur liaison qu’elle surnommait Howard X, au cas où quelqu’un serait
tombé sur son journal.
– En tout cas, tu trouveras sûrement la réponse au fil des pages. La plupart des
mystères finissent par s’éclaircir.
– Oui, sans doute. Le plus troublant, c’est que Sonia m’a appris que ma mère
avait vécu avec Howard pendant un moment, donc leur secret n’était pas
tellement bien gardé. Et, toujours d’après Sonia, ma mère est partie du jour au
lendemain, sans même dire au revoir.
– Waouh. Il a dû se passer un truc. Un truc grave.
– Genre, une grossesse ?
– Par exemple. »
Ren s’est mordillé la lèvre, l’air pensif.
« Je suis super curieux de connaître la suite. Tu me tiendras au courant ?
– Promis.
– À part le Ponte Vecchio, ta mère cite d’autres endroits ? »
J’ai feuilleté le cahier.
« Elle parle d’une boîte à une ou deux reprises. L’Espace, ça te dit quelque
chose ?
– L’Espace Electro ? Tu rigoles ! J’y suis allé il y a deux semaines avec Elena
et les autres. Comme elle connaît un des DJ, on entre gratuitement la plupart du
temps. Quoi encore ?
– Le duomo, le jardin de Boboli… et aussi une boulangerie clandestine.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? » Je lui ai tendu le journal.
« Lis ce passage-là. »
Il l’a parcouru rapidement.
« Je n’en ai jamais entendu parler, mais ça a l’air dément. Dommage qu’elle
ne donne pas l’adresse, je me damnerais pour un cornetto tout chaud ! »
Soudain, son téléphone s’est mis à sonner. Il l’a tiré de sa poche et, après une
seconde d’hésitation, il a refusé l’appel. La sonnerie a recommencé. Nouveau
refus de la part de Ren.
« Qui est-ce ? lui ai-je demandé.
– Personne. »
Avant qu’il range son portable, j’ai eu le temps de voir le nom sur l’écran.
Mimi.
« Tu veux une gelato ?
– Une quoi ?
Rhôô ! Faut vraiment tout t’apprendre, Lina. Gelato, ça veut dire “glace”. Et
une glace italienne, c’est le bonheur suprême. Tu n’en as jamais goûté ? Mais
qu’est-ce que tu fiches depuis ton arrivée ?
– Je me balade avec toi. »
Il a secoué la tête, puis s’est levé brusquement.
« Et dire que je n’ai qu’un été pour combler toutes tes lacunes ! Allez, viens,
on a du boulot. »
Chapitre 12

Les glaces italiennes sont carrément… divines. Succulentes. Exquises. Un


délice. Un régal. Un enchantement. Le plaisir à l’état pur. Bref : à mourir. Ren
m’a arrêtée après mon quatrième cornet. J’aurais pu en manger un million.
Quand je suis rentrée à la maison, Howard regardait un vieux James Bond,
pieds nus, les jambes allongées sur la table basse, un seau de popcorn format
industriel à portée de main sur le canapé.
« Le film vient juste de commencer, tu veux regarder ? »
J’ai jeté un coup d’œil à l’écran : Sean Connery s’approchait à la nage d’un
bâtiment, un canard empaillé fixé sur la tête en guise de camouflage. En général
je marchais à fond dans ce genre de films, mais ce soir-là j’avais l’esprit ailleurs.
« Non, merci. Je suis fatiguée, je vais monter. »
Monter lire et en découvrir un peu plus sur ma mère et toi. Du moins j’espère.

Le 9 NOVEMBRE
J’ai passé la plus belle soirée de ma vie, et je la dois à une statue.
J’étais avec X sur la piazza della Signoria, devant L’enlèvement
des Sabines, une sculpture de Giambologna : un homme soulevant
une femme, et un autre, accroupi, en train de la regarder. Cette
œuvre m’a troublée, car le thème est traité d’une manière très
étonnante. Malgré le drame qui se joue, l’ensemble dégage une
grâce admirable, voire une harmonie entre les trois personnages.
Pour moi, cette femme semblait portée délicatement, non pas
brutalisée par son ravisseur. J’en ai fait part à X, qui connaissait bien
entendu les tenants et les aboutissants de l’histoire :
« Peu après la fondation de Rome, les hommes se rendent compte
qu’il leur manque un ingrédient très important : les femmes. Mais
où en trouver ? Les seules des environs appartiennent à la tribu des
Sabins. Les Romains rendent donc visite à leurs voisins, leur
demandent la permission d’épouser leurs filles et essuient un refus
catégorique. La ruse n’étant pas la moindre de leurs qualités, les
Romains échafaudent alors un plan : ils invitent les Sabins à une
grande fête. Au cours de la nuit, ils se débarrassent des hommes,
enlèvent les femmes et les ramènent chez eux. Quand les Sabins,
quelque temps après, reviennent à Rome pour réclamer leurs
femmes, celles-ci les repoussent, préférant nettement leur nouveau
mode de vie à l’ancien. » Il était tard, j’ai dit à X que je devais
rentrer.
Il s’est alors tourné vers moi et il m’a dit « Je t’aime. » Mine de
rien, comme si ces mots n’avaient rien d’inhabituel pour lui. Pour
moi, si. Mon cerveau a mis un moment à les enregistrer. Je lui ai
demandé de répéter. Il M’AIME. Enlève-moi, X, je suis ta Sabine !

Le 10 NOVEMBRE
Allée en cours après deux heures de sommeil. X est arrivé en
retard. Sa nuit avait sûrement été aussi courte que la mienne, mais il
avait l’air dans une forme éblouissante. Contrairement à la règle
qu’on s’est fixée (en public, afficher une attitude strictement
amicale), il m’a décoché un sourire à exposer au musée de la
séduction. J’aurais voulu fixer cet instant à tout jamais.

Le 17 NOVEMBRE
Parfois j’ai l’impression que mon temps est partagé en deux : il y
a les moments où je suis avec X et ceux où j’attends d’être avec lui.
Depuis le soir de la piazza della Signoria, il y a des hauts et des bas
entre nous. Certains jours on s’entend à merveille, et le lendemain il
me traite réellement comme une simple amie. Par ailleurs, j’ai
remarqué que le secret de notre liaison tourne presque à l’obsession
chez lui. Ce serait vraiment un drame si la vérité éclatait au grand
jour ? À mon avis, nos copains seraient plutôt contents pour nous.

Le 21 NOVEMBRE
Quand j’ai quitté les États-Unis, passer six mois en Italie me
paraissait une éternité. À présent, le temps file comme du sable
entre mes doigts. Plus qu’un mois ! Le directeur de l’académie, le
signore Petrucione, m’a informée qu’il me garderait volontiers un
semestre de plus. Je serais prête à tuer pour prolonger mon séjour et
rester avec X, mais financièrement c’est inenvisageable. Sans
compter que mes parents seraient anéantis. Chaque fois que je leur
téléphone, ils remettent mes études d’infirmière sur le tapis. Je sens
bien que mon changement d’orientation les déçoit horriblement.

Aujourd’hui, en rentrant chez moi après les cours j’ai trouvé une
lettre de mes parents. Ils y avaient joint deux avis de l’université
disant grosso modo que je serais rayée de la liste si je ne me
présentais pas au semestre prochain. Je les ai enfouis dans un tiroir.
Si seulement je pouvais tirer un trait définitif sur tout ça !


Oh-oh. Premiers signes de tension. Je les avais perçus à la lecture des derniers
paragraphes, un peu comme ces mini-secousses annonciatrices d’un tremblement
de terre. Il disait qu’il l’aimait, mais il lui interdisait de parler de leur relation à
leurs amis. Pourquoi tenait-il tant à entretenir le mystère autour d’eux ?
Apparemment ma mère elle-même avait du mal à se l’expliquer.
Je me suis allongée sur le lit, un bras replié sur les yeux. Le jeune Howard
avait l’art de souffler le chaud et le froid. Cette histoire de secret était-elle un
prétexte pour ne pas s’engager ? Ma mère était grave amoureuse, c’était évident.
Mais lui ? Pauvre maman. C’était trop déprimant. D’un autre côté, ça ne collait
pas avec la version de Sonia : « Howard adorait ta mère. »
Je me suis redressée sur un coude et, tout en regardant la photo sur ma table
de nuit, j’ai repensé à l’étrange émotion que j’avais eue devant le Ponte Vecchio.
À l’enterrement, un paquet de gens m’avaient dit que ma mère serait toujours
près de moi. Je n’y avais jamais cru. Jusqu’à ce soir.
Je me suis levée pour prendre le portable de Howard sur la commode.
« Pronto ? a émis Ren sur un ton vaseux.
– Désolée, tu dormais ?
– Maintenant je suis bien réveillé, merci. J’ai frôlé la crise cardiaque en
voyant s’afficher le numéro de Howard. »
Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire.
« J’ai réquisitionné son téléphone. Avec sa bénédiction, bien entendu. Dis, j’ai
une question à te poser.
– Tu veux savoir quand on ira à l’Espace ? »
Là, j’ai ouvert des yeux grands comme des soucoupes.
« Comment tu as deviné ?
– Simple intuition masculine. Et j’ai même une longueur d’avance sur toi : j’ai
envoyé un SMS à Elena en rentrant tout à l’heure. Normalement, son pote DJ
travaille à l’Electro toute la semaine, du coup on pourra entrer gratos. On
pourrait y aller demain soir ? Je vais voir si les autres sont libres.
– Euh… oui, d’accord, parfait. Merci de m’avoir emmenée au Ponte Vecchio,
Ren.
– Et aussi de t’avoir initiée aux glaces italiennes ? Tu as dû battre le record
mondial de consommation à la minute !
– Je suis tout à fait prête à recommencer demain. C’est quoi, le dernier parfum
que j’ai pris ? Avec des éclats de chocolat.
– Stracciatella.
– OK. Ma première fille, je l’appellerai comme ça.
– Je lui souhaite bien du courage ! »

Le 6 DÉCEMBRE
Reçu un mail de l’école d’infirmières : je suis officiellement
rayée de la liste des étudiants. Après les deux avertissements que
m’avaient fait suivre mes parents, j’ai tenté de plaider ma cause
pour obtenir une prolongation de validité, mais en toute honnêteté,
je n’ai pas tellement insisté. Mes parents sont furieux, moi je suis
soulagée. Maintenant, plus rien ne me retient. X a paru surpris
quand je lui ai annoncé la nouvelle. Il ne devait pas me prendre au
sérieux quand je disais vouloir rester ici.

Le 8 DÉCEMBRE
Grande nouvelle ! L’ABAF me propose une réduction de 50 %
sur les frais de scolarité. Petrucione prétend que je suis l’une des
étudiantes les plus prometteuses qu’il a rencontrées (!!). Ses
confrères et lui estiment qu’un second semestre serait bénéfique à
ma future carrière. MA FUTURE CARRIÈRE. Comme si c’était
une chose acquise. J’ai hâte d’en parler à X. J’ai failli le lui dire par
téléphone, mais finalement je préfère lui annoncer ça de vive voix.
L’ennui, c’est qu’on ne se verra pas avant demain soir. Espérons que
je pourrai patienter jusque-là.

Le 9 DÉCEMBRE
Ça y est, je lui ai dit. J’ai l’impression que la nouvelle l’a pris au
dépourvu, parce qu’il m’a dévisagée un instant sans rien dire.
Ensuite il m’a soulevée de terre et m’a fait tournoyer. Je suis si
heureuse !

Le 27 DÉCEMBRE
X est allé passer les fêtes dans sa famille. Francesca m’a évité les
vacances de Noël les plus longues et les plus tristes de ma vie en
m’invitant à l’accompagner à Paris, dans un appartement prêté par
des amis.
Pour des photographes, Paris est un rêve ! Quand on ne mitraille
pas aux quatre coins de la ville, on sort sur le balcon et,
emmitouflées dans une couverture, on dévore les énormes boîtes de
chocolats qu’on comptait offrir à nos parents. La veille de Noël, j’ai
réussi à entraîner Francesca à la patinoire installée au premier étage
de la tour Eiffel. Pendant qu’elle restait à grelotter de froid sur un
banc, j’ai patiné plus d’une heure, totalement étourdie par la magie
de l’endroit.

La seule ombre au tableau, c’est l’absence de X. Francesca a fait
allusion à lui à une ou deux reprises, et il m’a fallu des trésors de
volonté pour ne pas tout lui révéler. J’en ai assez de cette double
vie : amis en public, amants en privé. Ce Noël sans lui m’a
déprimée. J’avoue que je suis inquiète. Comment notre relation
peut-elle évoluer si on ne peut dire à personne que nous sommes
ensemble ? Est-ce que je supporterai encore six mois de
clandestinité ?

Le 20 JANVIER
Les cours ont redémarré à toute allure et, maintenant passé
l’excitation d’un second semestre, je dois affronter la dure réalité,
laquelle consiste essentiellement en savants calculs. Chaque soir, je
sors mon petit carnet et j’envisage différents scénarios. Combien de
temps tiendrai-je encore si je supprime certains cours ? Si je ne
mange que des spaghettis-sauce tomate ? Les réponses ne sont guère
encourageantes. Je croise les doigts pour que ma demande de prêt
étudiant soit acceptée. Pour l’instant, mon budget me permet de
survivre, sans plus.

Le 4 FÉVRIER
J’ai enfin obtenu mon prêt. OUF ! Donné une soirée pour fêter
l’évènement. Le temps était parfait (frais, sans un nuage) et le dîner
délicieux. Même Gianni et Alessio se sont tenus de façon
exemplaire : ils ne se sont disputés qu’une seule fois (un record) et
c’était pour savoir lequel des deux s’attribuerait le dernier morceau
de fromage de chèvre. Finalement, Finn ne s’est pas réinscrit à
l’ABAF. Après bien des hésitations, il a décidé à la dernière minute
d’accepter un poste d’enseignant à l’université du Maine. Pour
symboliser sa présence, Francesca avait posé un exemplaire du Vieil
homme et la mer sur la chaise qu’il occupait habituellement. Je
trouve encore bizarre que nos amis ne soient toujours pas au courant
de ma liaison avec X, mais je commence à m’y faire. Lui, ça ne
semble pas le gêner. De toute manière c’est comme ça, je n’y peux
rien.

Le 15 MARS
Il s’est passé un drôle de truc ce soir.
Depuis quelque temps, Adrienne se montre distante. Elle ne sort
pratiquement plus en bande avec nous, et même à l’école on dirait
qu’elle nous évite. Du coup, quelques-uns d’entre nous sont allés la
débusquer chez elle pour l’emmener au restaurant. Après le dîner,
on a décidé de terminer la soirée à la maison. Une fois dans
l’appartement, je me suis rendu compte qu’on avait perdu Adrienne
en cours de route, alors je suis sortie sur le palier et je l’ai vue dans
la cage d’escalier. Elle était au téléphone et sanglotait comme si elle
venait de perdre père et mère. J’ai voulu me retirer discrètement,
mais le plancher a craqué. Quand elle m’a aperçue, elle m’a jeté un
regard qui m’a glacée jusqu’à la moelle. Elle est partie sans un au
revoir.
Le 20 MARS
Par une cruelle ironie du sort, Adrienne et moi devons faire
équipe pour le projet « Florence à travers ses habitants ». Si je dis
« cruelle », c’est parce qu’il y a un certain malaise entre nous deux
depuis l’autre soir. Personnellement j’avais dans l’idée de
photographier les pêcheurs au bord de l’Arno, mais Adrienne a
déclaré qu’elle avait déjà le sujet idéal, et ce sur un ton qui ne
laissait aucune place à la discussion. Mon appareil autour du cou, je
l’ai donc suivie dans la rue. Je lui ai tendu la perche pour savoir si
elle avait des problèmes, mais elle m’a fait clairement comprendre
qu’elle ne tenait pas à parler de l’épisode de la semaine dernière. Ni
d’ailleurs de quoi que ce soit d’autre. Du coup, j’ai renoncé à
entretenir la conversation.

Au bout de dix minutes de marche silencieuse, Adrienne s’est
engagée dans une ruelle, puis elle est entrée dans une boutique de
souvenirs. En la voyant, les deux hommes qui jouaient aux cartes
dans un coin lui ont adressé un signe de tête. Adrienne s’est dirigée
sans hésitation vers l’arrière du magasin et a franchi une porte
occultée par un rideau de perles. De l’autre côté se trouvait un
studio équipé d’une kitchenette et d’un lit à une place. Une femme
âgée, vêtue d’une blouse à fleurs, était assise face à une télé en noir
et blanc. « Aspetta. Cinque minuti », nous a-t-elle dit en levant une
main. (Traduction : « Attendez cinq minutes. » Tu vois, je fais des
progrès en italien.)
Alors que je me demandais ce qu’on faisait là, Adrienne a sorti
son appareil et a commencé à prendre des photos de la pièce et de la
vieille dame, totalement indifférente à notre présence. Finalement,
Adrienne s’est tournée vers moi et m’a dit d’une voix plate : « Anna
est médium. Elle tire les cartes pendant que ses deux fils tiennent le
magasin dans la journée. Personne n’aura l’idée de photographier
une voyante florentine. C’est un sujet unique. »

Un sujet exceptionnel, oui. Force m’était d’en convenir. On
n’aurait pas pu rêver de cadre plus intéressant : le rideau de perles,
l’arrière-boutique miteuse, la fumée de cigarette d’Anna qui montait
en volutes jusqu’au plafond bas. J’ai rivé mon œil à l’objectif et, à
mon tour, je me suis mise à prendre quantité de clichés. À la fin de
son émission, la voyante s’est levée pour éteindre la télé, puis elle a
traîné ses pantoufles jusqu’à une petite table collée contre le mur et
nous a fait signe de nous asseoir en face d’elle. Ensuite elle a pris un
paquet de cartes qu’elle a étalées une par une tout en marmonnant
dans sa barbe. Adrienne a posé son appareil sans un bruit et je l’ai
imitée. Après quelques minutes, Anna a relevé la tête et nous a dit
avec un fort accent : « L’une de vous trouvera l’amour. Mais vous
aurez toutes les deux le cœur brisé. »
Je suis restée abasourdie. Je n’avais pas compris qu’on aurait
droit à une consultation. Mais ma réaction n’était rien comparée à
celle d’Adrienne : elle avait l’air complètement dévastée. Une fois
remise de ses émotions, elle a bombardé Anna de questions en
italien. Fatiguée par cet interrogatoire, la médium a fini par
l’interrompre. Adrienne lui a donné de l’argent et on est parties. Elle
n’a pas ouvert la bouche une seule fois sur le chemin du retour.

Le 23 MARS
On est allés tous ensemble à la galerie des Offices, le plus grand
musée de Florence, pour assister à une conférence. Ensuite, Howard
m’a proposé de me raccompagner chez moi. Tout en marchant, je lui
ai parlé d’Adrienne et de notre visite chez la cartomancienne. Il est
resté silencieux un instant, puis a accéléré le pas, disant qu’il voulait
me montrer quelque chose. Arrivé sur la piazza del Duomo, il m’a
entraînée sur la gauche de la cathédrale et m’a demandé de lever les
yeux. Le soleil se couchait et la moitié de la place baignait dans
l’ombre. J’ai admiré la beauté du marbre et la finesse des sculptures,
sans savoir exactement où concentrer mon regard. Finalement,
Howard m’a pris le doigt et l’a guidé sur la paroi. « Là », m’a-t-il
dit. Au milieu des anges et des saints, j’ai soudain distingué une tête
de taureau à la gueule grande ouverte, braquant des yeux furieux en
direction du sol.

Howard m’a alors raconté la légende de ce taureau :
« À l’époque de la construction du duomo, les nombreux ouvriers
qui travaillaient sur le chantier avaient coutume d’acheter leur pain
chez un boulanger établi en face de la future cathédrale. La femme
du boulanger tomba bientôt amoureuse d’un tailleur de pierre.
Quand il découvrit leur liaison, le boulanger les traîna devant le
tribunal. Après avoir été humiliés en public, les deux amants furent
obligés de rompre. Fou de rage, le tailleur de pierre décida alors de
sculpter une tête de taureau au-dessous du dôme. Cet animal, par ses
cornes, est symbole d’infidélité. Il regarde en direction de la maison
du boulanger afin de lui rappeler l’amour que sa femme portait à un
autre homme. »
J’adore toutes ces anecdotes que Howard connaît au sujet de
Florence, et celle-là a immédiatement chassé Adrienne de mon
esprit. Mais avec le recul, j’en viens à me demander s’il n’y aurait
pas un lien entre les deux. Est-ce qu’il essayait de me faire passer un
message ?


Howard. Son nom, cité à quatre reprises, semblait clignoter sur la page.
Pourquoi ne l’appelait-elle plus X ? Est-ce que c’était une étourderie ou bien le
signe que leur relation était en bonne voie d’officialisation ? Et quel rapport
pouvait-il y avoir entre Adrienne et la légende du taureau ?
Je me suis levée et je suis allée à la fenêtre. Dehors il faisait encore chaud –
très chaud, même – et la lune éclairait le cimetière comme un projecteur. J’ai
poussé mon pot de violettes pour m’accouder sur le rebord. Curieusement, la vue
de toutes ces tombes ne me dérangeait plus. En moins d’une semaine, je les avais
intégrées dans le paysage, un peu comme ces inconnus qu’on croise dans la rue
sans les voir réellement. Ou un bruit de fond auquel on ne fait plus attention.
Au loin, les phares d’une voiture ont balayé la route, disparaissant et
ressurgissant au gré des virages. Je les ai suivis du regard, songeuse. Pour quelle
raison Adrienne avait-elle emmené ma mère chez une voyante ? Est-ce qu’elle
s’intéressait à Howard, elle aussi ? Est-ce que c’était à lui qu’elle téléphonait
dans la cage d’escalier ?
Soupir. Jusqu’à présent, le journal ne faisait qu’embrouiller les choses au lieu
de les clarifier.
Chapitre 13

« Tu sais, Lina, il y a tellement d’endroits à voir que je ne sais pas par où


commencer. »
J’ai regardé Howard à la dérobée. On était de nouveau en route pour Florence,
et il me déconcertait toujours autant. Peut-être parce que j’avais du mal à me le
représenter sous les traits de ce mystérieux X pendant qu’on roulait toutes vitres
baissées, avec Aerosmith à fond, et qu’il fredonnait « Sweeeeeeeet
emooooooootion » tout en battant le rythme sur le volant. Sans compter qu’il
chantait affreusement faux.
Je me suis appuyée contre la portière et j’ai fermé les paupières. L’histoire de
ma mère et de Howard m’obsédait tellement que je m’étais couchée hyper tard,
et dès l’aube une meute de scouts italiens particulièrement enthousiastes avait
envahi le cimetière. J’avais dû dormir environ quatre minutes.
« Ça t’embête si on retourne au duomo ? On pourrait monter tout en haut,
comme ça tu aurais une vue d’ensemble de la ville. »
J’ai rouvert les yeux brusquement.
« Oui, d’accord. »
Et si je faisais allusion à la légende du taureau et du boulanger, est-ce qu’il
s’en souviendrait ?
« Je pensais que tu aurais invité Ren à se joindre à nous.
– J’ignorais que c’était une option.
– Il est toujours le bienvenu.
– Ouais. Sauf que tu le terrifies. »
Ce qui était totalement ridicule. Mis à part son passé nébuleux, Howard
incarnait le père modèle des années 1950 : rasé de près, T-shirt blanc impeccable
et sourire extra-large.
Nickel sur toute la ligne.
Il a accéléré pour doubler un semi-remorque.
« J’avoue que je n’aurais pas dû le taquiner hier soir. On sent que c’est un
gentil garçon, je suis content de le savoir avec toi quand tu sors. »
Je me suis soudain rappelé notre dernière conversation téléphonique.
« Justement, il m’a encore proposé de sortir ce soir.
– Pour aller où ? »
Je me suis agitée sur mon siège, hésitante.
« Dans une espèce de boîte. Ceux de la fête d’hier y seront aussi.
– Eh bien ! Pour quelqu’un qui est ici depuis moins d’une semaine, tu as un
agenda drôlement chargé ! Si ça continue, je vais être obligé de limiter tes
sorties. »
Il m’a jeté un regard en souriant.
« À vrai dire, je suis ravi que tu te familiarises avec les élèves de ta classe. J’ai
appelé la principale quelques jours avant ton arrivée, elle ne demande pas mieux
que de te faire visiter l’école. Tu n’as qu’à demander à Ren de venir avec nous, il
sera sûrement…
– Rien ne presse, ai-je coupé.
– Entendu, on en reparlera. »
Après avoir contourné un rond-point, Howard s’est garé devant une rangée de
magasins.
« Où on va ?
– T’acheter un portable, Lina.
– Vraiment ? »
Nouveau sourire.
« Oui. Le mien me manque terriblement. Allez, suis moi. »
La vitrine de la boutique était toute poussiéreuse. Quand on est entrés, un
vieux bonhomme qui devait descendre en ligne directe du nain Tracassin a levé
les yeux de son livre.
« Signore Mercer ? a-t-il chevroté.
– Si. »
Le vendeur a sauté de son tabouret avec une agilité stupéfiante, puis s’est mis
à farfouiller sur une étagère derrière le comptoir. Finalement, il a tendu une boîte
à Howard.
« Prego.
– Grazie. »
Howard lui a donné sa carte de crédit et m’a remis la boîte.
« Je leur ai dit de tout installer, normalement il est prêt à l’emploi.
– Merci beaucoup, Howard. »
J’ai sorti le portable et l’ai contemplé avec joie. Maintenant, j’allais pouvoir
donner mon numéro à Thomas. En admettant qu’il me le demande. Par pitié,
faites qu’il soit là ce soir ! Parce que franchement, en dépit des démêlés
sentimentaux de X et ma mère, je n’arrêtais pas de penser à lui.


Howard s’est garé dans le quartier de la pizzeria où il m’avait emmenée
l’autre soir. En approchant du duomo, je l’ai entendu grogner.
« Il y a encore plus de foule que d’habitude. À croire qu’ils distribuent des
Ferrari gratuites au sommet. »
J’ai suivi du regard la file d’attente qui menait à l’entrée. Environ dix mille
touristes en sueur, dont la moitié semblait au bord de la crise de nerfs. Ensuite
j’ai levé les yeux et examiné les sculptures de la paroi. Pas l’ombre d’un taureau.
J’avais peu de chances de le trouver toute seule.
« Et si on allait manger une glace d’abord ? m’a proposé Howard. La queue
aura peut-être diminué d’ici là, il y a souvent plus de monde en tout début de
matinée.
– Tu connais un endroit où ils ont de la stracciatella ?
– Toute gelateria digne de ce nom en vend, Lina ! Quand est-ce que tu as
goûté une stracciatella ?
– Hier soir, avec Ren.
– Je me disais bien que tu avais changé. On n’est plus pareil après ça, hein ?
Bon. On va aller s’acheter un cornet, histoire de démarrer la journée en beauté,
ensuite on reviendra affronter la queue.
– Ça me paraît un bon plan.
– Ma gelateria préférée est assez loin, ça ne t’ennuie pas de marcher un peu ?
– Pas du tout. »
Il nous a fallu un bon quart d’heure pour arriver chez ce fameux marchand de
glaces. Le magasin était à peine plus grand que la voiture de Howard. Même si
c’était encore l’heure du petit-déjeuner, un tas de gens dévoraient ce qui, je
l’avais récemment découvert, était l’aliment le plus délicieux du monde. Ils
avaient tous l’air euphorique.
« Apparemment l’adresse est connue, ai-je remarqué.
– Tu vas voir, ce sont les meilleures glaces de Florence.
– Buon giorno ! »
Derrière le comptoir, une femme aux formes généreuses nous a fait signe. Je
me suis avancée au premier rang, face à des montagnes de glaces de toutes les
couleurs, parsemées à l’occasion de petits morceaux de fruits ou de copeaux de
chocolat. Chacune d’elles semblait capable d’améliorer ma journée de neuf cents
pour cent. Fraise, mangue, framboise, noisette, pistache… Cruel dilemme.
Howard s’est glissé à côté de moi.
« Tu veux bien que je commande à ta place ? Si tu n’aimes pas le parfum que
je choisis, je t’offre un autre cornet, promis. »
Ça résolvait le problème.
« D’accord. De toute façon, tous les parfums doivent être sublimes, non ?
– Exact. Chez eux, je parie que même une glace à la boue te paraîtrait
bonne. »
Il s’est adressé à la vendeuse :
– « Un cono con bacio, per favore.
– Certo. »
Armée d’une grosse cuillère en métal, la femme a attrapé un cornet et l’a
coiffé d’une énorme boule couleur chocolat. Elle l’a tendu à Howard, qui me l’a
tendu à son tour.
« Rassure-moi : ce n’est pas une glace à la boue ? lui ai-je demandé, un poil
inquiète.
– Non ! Goûte. »
J’ai donné un coup de langue. Onctueuse, crémeuse : un véritable velours.
« Hmmm ! Chocolat et… noix ?
– Chocolat-noisette, m’a corrigée Howard. En italien, bacio. C’était le parfum
préféré de ta mère, je crois qu’on est venus ici une centaine de fois. »
Sans me laisser le temps de le rattraper, mon cœur a fait une chute
vertigineuse, me creusant un grand vide dans la poitrine. Il me faisait souvent le
coup : j’allais de l’avant, tout se passait bien, et brutalement, BAM ! ma mère
me manquait tellement que j’en avais mal jusqu’au bout des ongles.
J’ai regardé ma boule de bacio en refoulant mes larmes.
« Merci, Howard.
– De rien. »
Il s’est commandé un cornet à je ne sais quel parfum, et quand on est ressortis
dans la rue j’ai respiré un bon coup. D’accord, l’allusion de Howard m’avait
bouleversée. Mais c’était l’été et j’étais à Florence, en train de manger la
meilleure glace du monde. Ma mère n’aurait pas voulu me voir triste.
Howard m’a regardée, l’air songeur.
« J’aimerais te montrer quelque chose au Mercato Nuovo. Tu as déjà entendu
parler de la fontaine du porcellino ?
– Non. C’est celle où ma mère s’est baignée ? »
Il a ri.
« Non. C’était ailleurs. Elle t’a raconté l’histoire des touristes allemands ?
– Oui.
– Je n’ai jamais autant ri de ma vie ! Je t’y emmènerai une autre fois. Mais je
t’interdis de sauter dedans. »
On a descendu la rue lentement. Le Mercato Nuovo était surtout destiné aux
touristes, une succession d’échoppes à touche-touche qui vendaient toutes sortes
de souvenirs, notamment des T-shirts à messages moyennement drôles, du
genre :
JE SUIS ITALIEN, JE NE SAIS PAS RESTER CALME JE SUIS ITALIEN,
DONC JE PARLE AVEC LES MAINS LES ITALIENS SONT DES
FRANÇAIS DE BONNE HUMEUR

Ou, mon préféré personnellement :
JE NE CRIE PAS, JE SUIS ITALIEN !
Je me serais bien arrêtée, histoire d’en trouver un bien ridicule pour Addie,
mais Howard a traversé le marché à grandes enjambées et s’est dirigé vers un
groupe de gens qui faisaient cercle autour d’une fontaine en bronze. Celle-ci
représentait un sanglier qui crachait de l’eau par la gueule. L’extrémité de son
long groin brillait comme de l’or, comme si on l’avait astiquée.
« “Porcellino”, ça veut dire sanglier en italien ? ai-je demandé.
– Non. Les Florentins l’ont surnommé “le porcelet” par dérision. La statue
originale, en marbre, se trouve au musée des Offices, mais cette copie en bronze
est ici depuis le XVIIe siècle. Selon la légende, si on lui caresse le museau, on
reviendra forcément à Florence un jour ou l’autre. Tu veux essayer ?
– Bien sûr ! »
J’ai attendu qu’une mère et son petit garçon me cèdent la place, après quoi j’ai
tendu la main et frotté vigoureusement le museau de la bête. Ensuite, je suis
restée figée sur place. À la vue de ce sanglier qui me regardait de ses petits yeux,
ses deux grandes canines pointées vers le ciel, j’ai eu soudain la certitude que ma
mère avait fait le même geste que moi, qu’elle s’était tenue exactement au même
endroit, les jambes éclaboussées d’eau sale, et qu’elle avait souhaité de tout son
cœur rester à Florence pour toujours. Son vœu n’avait pas été exaucé.
Je me suis tournée vers Howard. Il m’observait avec une expression
mélancolique, comme s’il avait eu la même pensée que moi, négligeant sa glace
qui commençait à couler le long du cornet.
Est-ce que je lui pose la question ?
Non. La réponse, j’aurais voulu l’entendre de la bouche de ma mère.
Au duomo, la situation ne s’était pas améliorée, bien au contraire. La file
d’attente s’était encore allongée, et les enfants étaient carrément ingérables. De
plus, Florence avait décidé d’augmenter sa température de quelques degrés. Le
maquillage et les crèmes solaires dégoulinaient sur tous les visages.
« Je veux rentrer à la maisooooooon ! » gémissait sans cesse le gamin derrière
nous.
« Fa CALDO ! » se plaignait la femme qui nous précédait.
Inutile de parler italien pour comprendre : oui, il faisait CHAUD.
Howard a croisé mon regard. On ne s’était presque rien dit depuis la fontaine
du porcellino, mais c’était un silence plus triste qu’embarrassant.
« Je t’assure que ça vaut le coup, Lina. Encore dix minutes de patience et tu
seras récompensée. »
J’ai acquiescé de la tête tout en essayant d’avaler la grosse boule coincée au
fond de ma gorge. Pourquoi leur histoire d’amour s’était-elle si mal terminée ?
Ils auraient mérité un heureux dénouement. L’un comme l’autre.
Finalement, on a réussi à pénétrer dans la cathédrale. Grâce à je ne sais quelle
propriété magique, la pierre dégageait une fraîcheur incroyable, et je me suis
retenue de m’allonger sur les dalles en pleurant de bonheur. Quand j’ai aperçu la
foule qui piétinait devant l’entrée de l’escalier, j’ai failli pleurer vraiment, mais
pour une autre raison. Dans son journal, ma mère parlait du nombre incalculable
de marches à monter avant d’arriver à la coupole, mais elle avait oublié un
détail : l’étroitesse de la cage d’escalier. Genre, large comme une gaufre.
« Ça va ? » m’a demandé Howard en me voyant soudain livide.
Non. J’ai hoché la tête.
L’escalier avalait les humains petit à petit. Quand mon tour est venu, je me
suis arrêtée net sur la première marche. Rien à faire. Mes pieds refusaient
d’avancer.
Howard s’est retourné. Il était obligé de se plier en deux, faute de quoi il serait
assommé au bout de deux secondes.
« Tu n’es pas claustrophobe au moins ? »
À ma connaissance, non. Seulement, je n’avais encore jamais eu à affronter un
tunnel de pierre vertical bourré de touristes en sueur.
Derrière moi c’était l’embouteillage, les gens commençaient à râler. D’après
ma mère, la vue était stupéfiante là-haut. Je me suis forcée à grimper d’un cran.
Et s’il y avait le feu ? Ou un tremblement de terre ? Et madame, là, derrière,
vous pourriez arrêter de renifler et de me coller comme un chewing-gum ?
« Au fait, Lina, je ne t’ai pas raconté toute l’histoire du porcellino. »
J’ai levé les yeux. Howard avait redescendu quelques marches et il tentait de
faire diversion.
Bien joué, Howard, bien joué.
« OK. Raconte. »
Les prunelles rivées sur mes baskets, j’ai commencé à monter en me
concentrant sur ma respiration. Quelques applaudissements ont éclaté dans mon
dos.
« Il était une fois un couple de paysans qui n’arrivait pas à avoir d’enfant. Ils
avaient essayé pendant des années, sans aucun succès, et le mari en rejetait la
faute sur son épouse. Un jour que la pauvre femme pleurait à sa fenêtre après
une de leurs nombreuses disputes, un troupeau de sangliers vint à passer devant
la maison. “Ah ! Si seulement je pouvais être mère, moi aussi”, se lamenta-t-elle
à la vue des femelles entourées de leurs marcassins. Une fée qui se trouvait dans
les parages l’entendit et décida d’exaucer son vœu. Quelques semaines plus tard,
la femme comprit qu’elle était enceinte. Mais le jour de l’accouchement, son
mari et elle découvrirent avec stupeur que l’enfant ressemblait davantage à un
porcelet qu’à un petit humain. Ils étaient néanmoins si heureux d’avoir un fils
qu’ils l’aimèrent de tout leur cœur.
– N’importe quoi », a soufflé la femme qui me suivait.
Je l’aurais giflée. Encore quatre cents marches ?
Chapitre 14

L’ascension valait vraiment la peine. La vue de Florence était aussi


époustouflante que dans la description de ma mère : une mer de toits rouges sous
un ciel uniformément bleu, et des collines verdoyantes qui formaient comme un
écrin de douceur tout autour de la ville. Sous le gril du soleil, Howard m’a
indiqué les principaux monuments et bâtiments pendant une bonne demi-heure,
sans doute dans le cadre d’une préparation psychologique à la redescente. Celle-
ci s’est révélée beaucoup plus facile que la montée. Ensuite on est allés déjeuner
dans un café et on est rentrés à la maison. Cette journée m’avait laissé un drôle
de sentiment : en dépit de tout ce que j’avais appris sur lui à la lecture du journal,
j’aimais bien Howard. Était-ce une trahison de ma part ?
Ren est arrivé sur le coup de neuf heures.
« Lina ! Ton chevalier servant est là ! m’a crié Howard pendant que Ren garait
son scooter.
– Je ne suis pas encore prête, dis-lui de patienter cinq minutes. Mais ne lui
fiche pas la trouille, si possible.
– Je ferai de mon mieux. »
Je me suis regardée dans la glace. En revenant de Florence, j’avais réussi à
faire tourner le lave-linge arthritique de Howard, puis étendu mon linge à
l’extérieur. Comme il faisait encore une chaleur caniculaire, les vêtements
avaient séché en un clin d’œil. Fini les chemises et les T-shirts froissés ! Si
Thomas devait se pointer à l’Espace, je tenais à être éblouissante, même si ma
coiffure laissait à désirer. J’avais de nouveau tenté le fer à lisser, mais mes
boucles, d’humeur ultra rebelle, lui avaient quasiment craché à la face.
Pourvu qu’il soit là, pourvu qu’il soit là ! J’ai tournoyé devant le miroir.
J’avais opté pour une robe que ma mère m’avait trouvée dans une friperie un an
plus tôt. Comme elle était assez classe, je n’avais jamais eu l’occasion de la
porter. Jusqu’à ce soir.
« Tu m’as l’air en pleine forme, Ren ! » ai-je entendu Howard tonitruer.
Ren a balbutié un vague « merci » en retour, mais je n’ai pas saisi le reste de
la conversation hormis quelques « oui, monsieur ».
Cinq minutes plus tard, on a frappé à la porte de ma chambre.
« Lina ?
– J’arrive tout de suite ! »
Après un dernier coup d’œil dans le miroir, je me suis appliqué une nouvelle
couche de mascara. Je n’avais pas mis autant de temps à me pomponner depuis
des siècles. Tu as intérêt à venir, Thomas Heath.
J’ai ouvert la porte. Ren avait les cheveux aussi mouillés que s’il sortait de la
douche, mais sa chemise vert olive mettait ses yeux en valeur.
« Salut, Lina, tu… ? »
Il s’est tu brusquement, puis :
« Waouh !
– Waouh quoi ? » lui ai-je renvoyé en rougissant.
« Tu es…
– Je suis quoi ?
– Bellissima ! J’adore ta robe.
– Merci.
– Tu devrais te mettre en robe plus souvent, tu as des jambes absolument… »
J’ai cru que mes joues allaient prendre feu.
« Laisse mes jambes tranquilles, OK ? Et arrête de me regarder comme ça !
– Pardon. »
Il a tourné la tête à quarante-cinq degrés, comme un automate en mode pause.
« Je te préfère avec les cheveux bouclés.
– Ah oui ?
– Ouais. Hier soir, ils étaient trop aplatis, ce n’était pas toi.
– Hmm. »
Maintenant mes joues étaient carrément en flammes.
Ren s’est éclairci la gorge.
« Alors, le journal… tu avances ? Ils s’aiment au grand jour ou ils ont explosé
en vol ?
– Chuuut !
– T’inquiète, Howard est allé vérifier un truc au bureau d’accueil, il ne peut
pas nous entendre. »
Je l’ai tiré à l’intérieur de ma chambre et j’ai refermé la porte.
« Ni l’un ni l’autre. Leur liaison est toujours secrète. Il y a des hauts et des
bas, mais dans l’ensemble ça se passe plutôt bien. Ils en sont encore au stade
amoureux.
– Ça t’embête si je le lis ?
– Le journal ?
– Ouais. J’arriverai peut-être à y voir plus clair. Et à trouver d’autres endroits
sympas où t’emmener. »
J’ai hésité trois dixièmes de seconde. Je ne pouvais pas laisser passer une offre
pareille.
« D’accord. Mais jure-moi que tu n’en parleras à personne. Surtout pas à
Howard. Je veux tout lire jusqu’à la dernière page avant d’en discuter avec lui.
– Promis-juré. Je peux commencer maintenant ? L’Espace n’ouvre pas avant
dix heures.
– Bonne idée. »
J’ai sorti le cahier de la table de nuit.
« C’est moitié texte, moitié photos, tu n’en auras pas pour longtemps. J’ai
marqué la page où je me suis arrêtée, ne va pas au-delà, s’il te plaît. »
En me retournant, je me suis rendu compte que Ren avait le regard braqué sur
mes jambes.
« Arrête un peu !
– Désolé. »
J’ai ouvert le journal avant de le lui tendre.
« Regarde ce qu’elle a écrit sur la page de titre.
– “J’ai fait le mauvais choix” ? »
Il a émis un long sifflement avant d’ajouter :
– « Ça s’annonce mal.
– Oui. Je pense qu’elle voulait m’adresser un message. »
Il a feuilleté le journal jusqu’à ma marque.
« Ça ne devrait pas me prendre plus d’une demi-heure, je lis vite.
– Tant mieux. Et sinon… tu sais qui vient à l’Espace ce soir ?
– Tu veux dire, est-ce que Thomas sera de la partie ?
– Euh… Lui ou d’autres, quoi.
– Aucune idée. Je sais juste qu’Elena a envoyé un mail groupé à toute la
bande. Et je crois que Mimi sera là.
– Super. »
On s’est tus et on a détourné notre regard en même temps.
« Bon. Je te laisse, je t’attends sur la terrasse. »
J’ai pris mon ordi et quitté la pièce en toute hâte. Depuis le début, je n’avais
pas cessé de le dévorer des yeux, moi aussi.
Bizarre.

J’espérais que les dieux romains d’Internet seraient avec moi et que je
pourrais consulter mes mails ou regarder des vidéos de chats sur YouTube, mais
non, pas de chance. Je me suis donc vautrée sur la balancelle, repoussant
mollement la rambarde du pied pour entretenir le mouvement.
« Ta mère me fait penser à toi », m’a annoncé Ren en apparaissant sur la
terrasse.
Je me suis redressée.
« Dans quel sens ?
Eh bien… elle a de l’humour et du courage. Il en faut pour lâcher des études
d’infirmière et s’installer dans un pays où on ne connaît personne. En plus, ses
photos sont vraiment bonnes. Même si elle n’en était qu’à ses débuts, on se rend
compte qu’elle avait un regard très aiguisé.
– Tu as vu sa série de portraits de femmes italiennes ?
– Ouais. J’ai adoré. Physiquement, je trouve que tu lui ressembles beaucoup.
– Merci. »
Il a jeté un coup d’œil à sa montre.
« Neuf heures et demie. On y va ?
– Allons-y.
– J’ai dit à Howard que je klaxonnerais pour le prévenir de notre départ. On a
bien discuté tout à l’heure. Je crois qu’on est en progrès.
– Je lui avais demandé d’être gentil.
– Alors c’est pour ça qu’il n’arrêtait pas de me sourire ? J’avoue que j’ai
trouvé ça un peu flippant quand même. »


1. N’en fais jamais quand tu es trempée comme une soupe.
2. Ne porte jamais de jupe courte.
3. Surveille les feux : quand le conducteur freine, tu te retrouves
plaquée contre lui. C’est d’autant plus gênant qu’il pourrait
croire que tu le fais exprès.
4. Au cas où tu aurais oublié la règle no 2, évite absolument de
croiser le regard des autres conducteurs, sinon tu te feras
copieusement klaxonner chaque fois que ta jupe se soulève.

Ren a pris une rue à sens unique et s’est garé en face d’un bâtiment d’un
étage, devant lequel s’étirait une longue file d’attente.
« C’est là. »
Même de la rue on entendait pulser la musique.
« Mais c’est un club genre… clubbing ? ai-je demandé, la boule au ventre.
– Ben, ouais.
– Il va falloir que je danse ?
– Ren ! »
Elena a voulu traverser la rue en courant, mais ses talons de dix lui donnaient
une démarche à la Frankenstein.
« Pietro nous a mis sur la liste. Ciao, Lina ! Sympa de te revoir. »
Elle m’a claqué un baiser sur la joue.
« J’adore ta robe !
– Merci. Et merci aussi pour l’invitation. J’ai très envie de découvrir cet
endroit.
– Ah, oui ! Ren m’a dit que tes parents y venaient souvent. Ils ne sont pas là
ce soir, j’espère ? »
J’ai réussi à rire.
« Non, aucun risque.
– Il y aura qui, à part nous ? a voulu savoir Ren.
– Tout le monde a répondu présent, mais on verra bien qui se pointera. Je te
rassure tout de suite, Lorenzo : il y en a une qui viendra à coup sûr. Vieni, Lina. »
Elle m’a prise par le bras et m’a pilotée jusqu’au début de la queue. Cette fille
adorait me cornaquer.
« Dove vai ? » a protesté un type en voyant qu’on le doublait.
Elena a rejeté ses cheveux en arrière.
« Ignore-le, on est au-dessus de lui. Ciao, Franco ! »
Franco, crâne rasé et T-shirt noir moulant, avait un torse disproportionné par
rapport à ses jambes (il avait dû zapper les cours de muscu du bas). Après avoir
décroché la grosse chenille en velours qui pendait entre deux poteaux, il nous a
fait signe de passer.
L’entrée de l’Espace était plongée dans une quasi-obscurité. Sur la droite, on
distinguait vaguement une rangée de portants. C’était le vestiaire, ça ?
« Continue tout droit », m’a dit Elena.
J’ai obéi, les bras tendus devant moi comme une aveugle. Il faisait vraiment
noir comme dans un four. Finalement j’ai débouché sur une salle rectangulaire
un peu mieux éclairée, avec un long bar sur le côté. On entendait un mix de deux
chansons – une en anglais, l’autre en italien – et, tout au fond de la pièce, un
groupe de karaoké en massacrait une troisième d’origine indéterminée. La
musique était super forte. Il fallait soit se taire, soit hurler pour se faire
comprendre.
« Tu veux un verre ? » m’a donc hurlé Elena.
J’ai secoué la tête de droite à gauche.
« On va attendre les autres ici ! Une fois dans le club, impossible de se
retrouver !
– Parce que ce n’est pas le club, là ? »
Elle m’a regardée en souriant avec indulgence, l’air de se dire « elle est
mignonne ».
J’ai balayé la salle des yeux. Alors c’était ici que Howard avait susurré ce
maudit « Hadley… » qui était à l’origine de tout ? Je m’attendais presque à le
voir, nonchalamment adossé au mur, dépassant tout le monde de deux têtes. Sauf
que cet endroit ne lui correspondait pas du tout. Et que Franco ne l’aurait
certainement pas autorisé à entrer avec des tongs aux pieds.
Ren m’a donné un coup de coude.
« Un petit karaoké en duo, ça te dit ? On choisira une chanson en italien et je
ferai semblant de le parler aussi mal que toi, ce sera marrant, non ? Ou alors… »
Il n’a pas terminé sa phrase. Mimi et Marco avançaient vers nous, Mimi dans
une jupe microscopique, avec une longue tresse dont pas un cheveu ne dépassait.
Tout le contraire de mon style Méduse. J’ai jeté un coup d’œil à Ren. Est-ce qu’il
était en train de reluquer ses jambes ?
Ouais. Carrément. La discrétion n’était vraiment pas son fort.
« Salut, tout le monde ! nous a lancé Marco, la voix toujours réglée au
maximum de son volume. Linaaa ! »
Il s’est approché, les bras grands ouverts, mais j’ai eu le temps d’esquiver.
« Ha-ha ! Tu es une rapide, toi !
– Tu comptes me soulever de terre chaque fois que tu me vois ?
– Oui. Demande à Elena. »
Il s’est tourné vers elle et l’a fait virevolter dans les airs.
« Marco, basta ! Pose-moi immédiatement, sinon je te donne en pâture à une
meute de chiens sauvages !
– Je ne la connaissais pas, celle-là. »
Il m’a regardée, sourire aux lèvres.
« Elena est très inventive, question menaces. »
Par-dessus la musique, j’ai entendu Mimi crier à Ren :
« Pourquoi tu ne m’as pas rappelée ? Je me demandais si tu viendrais ou
pas ! »
Je n’ai pas entendu la réponse, mais Mimi lui a souri, puis elle s’est mise à
jouer avec les boutons de sa chemise. Normalement j’aurais dû m’en moquer,
mais ça m’a tapé sur les nerfs. Elle était peut-être amoureuse de Ren, mais ce
n’était pas une raison pour étaler son affection aux yeux de tout le monde.
« Lina ? »
Par pitié, faites que ce soit…
« Thomas ! »
Il portait un T-shirt bleu roi marqué INTERDIT DE SÉJOUR À
AMSTERDAM et était encore plus canon que dans mon souvenir. En admettant
que ce soit possible. J’ai aussitôt oublié Mimi et son tripotage de boutons.
« Elena m’a dit que tu viendrais. J’ai essayé de joindre Ren pour…
– Salut, dragueur », l’a coupé Ren en lui donnant un coup d’épaule un peu
trop appuyé.
Thomas a vacillé.
« Ça va pas, non ?
– J’ai eu au moins dix appels manqués de toi.
– Il suffisait de répondre à un seul. »
« Désolé, mec, j’étais occupé. »
Mimi s’est glissée à côté de lui et m’a toisée de toute sa hauteur de Suédoise,
comme si elle ne m’avait jamais vue.
« Salut, Mimi, ai-je lâché.
– Salut. »
Elle a plissé les paupières.
« Je suis Lina, on s’est rencontrées à la soirée d’Elena.
– Oui, je m’en souviens. »
Elena a surgi au milieu de notre petit cercle un brin tendu.
« Ragazzi, arrêtez de bavarder, j’ai envie de danser !
– Tu aimes ça, toi ? m’a demandé Thomas.
– Pas trop, non.
– Moi non plus. Si on allait faire un tour, plutôt ? Au bord de l’Arno ou
ailleurs. Je connais un endroit hyper cool où…
– Pas question ! s’est interposé Ren en me prenant par la main. Thomas, tu
n’as pas le droit de la priver de cette expérience. Quand on est à l’Espace, c’est
dance-floor obligatoire.
– Tu sais, je ne suis pas très bonne danseuse.
– Je suis sûr que si. Et puis… n’oublie pas que c’est ici que tout a commencé.
Allez, viens ! »
Je me suis tournée vers Thomas.
« Je ferais mieux de rester. Ce serait dommage de rater l’occasion de me
ridiculiser en public, hein ?
– Au pire, tu pourras toujours t’en tirer avec une choré de Dirty Dancing. On
ne laisse pas Bébé dans un coin.
– À mon avis, tu l’as regardé un peu trop souvent, ce film.
– Ragazzi ! a crié Elena. Vous êtes vraiment pénibles, venez ! »
Pendant qu’elle nous précédait vers une porte étroite, Thomas a posé la main
au creux de mes reins et déclenché en moi une rafale de frissons délicieux. Une
fois la porte franchie, une rampe nous a permis d’accéder à une immense salle au
premier étage. Tout d’abord, je n’ai pas saisi, tout était sombre et mouvant. Et
puis soudain, un projecteur a balayé la totalité de l’espace et… OH MON
DIEU !
Une salle gigantesque, au moins huit mètres de hauteur sous plafond,
grouillante de monde. Une véritable fourmilière, mais avec des fourmis en
vêtements de créateur. Des danseurs juchés sur des plateformes dressées ici et là
s’agitaient au-dessus de la foule en mouvement. Car tout le monde dansait. Sans
exception. Et quand je dis « danser », je ne parle pas de la chenille ou de la danse
des canards. Non, ils étaient à fond. Genre, sex-on-the-dance-floor.
« Bienvenue à l’Espace ! m’a crié Ren. Jamais vu autant de monde. Sans
doute parce que c’est la saison touristique.
– Suivez-moi ! » a hurlé Marco.
Les bras tendus devant lui comme un plongeur, il a commencé à fendre la
foule, entraînant notre petit groupe dans son sillage.
« Ciao, bella », m’a soufflé un type au creux de l’oreille.
J’ai écarté la tête en vitesse. Tous ceux que je frôlais étaient en sueur. Assez
répugnant.
Finalement Marco nous a trouvé une zone pas trop surpeuplée, et aussitôt
chacun s’est mis à danser. J’étais la seule à avoir besoin d’un petit échauffement
ou quoi ?
J’avais les mains moites et le cœur en panique. Il était grand temps de m’auto-
encourager. Lina, tu es une femme sûre de toi, tu vas y arriver, c’est pas
compliqué. Tente une version sexy du hokey pokey : mets le pied droit devant,
mets le pied droit derrière, mets le pied droit devant et remue-le dans tous les
sens… Bouge-toi, ne reste pas plantée là, tu as l’air ridicule. C’est alors que j’ai
commis l’erreur fatale de regarder Mimi : super à l’aise, les bras en l’air, elle
avait le rythme dans la peau. La sensualité européenne à l’état pur. J’avais envie
de rentrer sous terre.
« C’est bon, vas-y ! » m’a crié Ren en brandissant un pouce.
J’ai rougi jusqu’à la racine des cheveux. OK. Maintenant tu te lâches, Lina.
Balance-toi, déhanche-toi, n’importe quoi, mais arrête de jouer les idiotes
effarouchées. J’ai risqué un œil du côté de Thomas. Il oscillait d’avant en arrière
avec une maladresse confondante. J’en ai eu honte pour lui. Et pourtant, qu’est-
ce qu’il était craquant ! Empotés comme on l’était tous les deux, j’étais à deux
doigts de lui proposer une petite balade nocturne dans Florence.
Soudain il s’est produit un truc dingue. La musique était si forte que les
vibrations m’électrisaient le corps, comme si mes os s’entrechoquaient et que
mes membres remuaient à mon insu. J’ai réalisé que je dansais. Que je dansais
réellement. Et que je m’amusais. Pas autant que Ren et Mimi, qui se
trémoussaient lascivement face à face, mais quand même. Le DJ s’est penché sur
son micro et a dit quelques mots en italien qui ont déclenché des clameurs
hystériques.
« C’est mon ami ! È mio amico ! a claironné Elena.
– Tu déchires, Lina ! » m’a dit Ren.
Mimi était concentrée à mort sur son ondulé-déhanché, mais en entendant Ren
prononcer mon prénom, elle m’a décoché un regard plus froid que l’Antarctique.
Je commençais à croire que cette fille ne m’aimait pas beaucoup.
Thomas m’a donné un petit coup de coude.
« Tu as déjà été dans un endroit pareil ?
– Non ! Ça me fait bizarre, aux États-Unis il faut avoir vingt-et-un ans pour
entrer dans une boîte. »
On était si près l’un de l’autre que je discernais les minuscules gouttes de
sueur qui perlaient dans ses cheveux. Le pire, c’est que j’ai trouvé ça sexy. Lina,
tu me dégoûtes.
Ren s’est décollé de Mimi, puis il est venu se glisser à côté de moi.
« Alors, tu t’amuses bien ? »
Il était hors d’haleine.
« Oui !
– Tant mieux. Je reviens tout de suite. »
Mimi l’a attrapé par la main et ils ont disparu au milieu de la foule.
« Il se prend pour ton ange gardien ou quoi ? a commenté Thomas avec une
légère grimace.
– C’est à cause de mon père, il n’arrête pas de l’asticoter. Du coup, Ren a la
trouille de se faire accuser s’il m’arrive quelque chose.
– Avec moi il ne peut rien t’arriver, Lina. »
Même ce cliché m’a fait sourire bêtement. Face à Thomas, je ne contrôlais
plus du tout mes muscles faciaux.
Menton levé, il parcouru la salle du regard.
« Tiens, je le vois là-bas. On dirait que Mimi est en pleine conversation avec
lui. »
Je me suis haussée sur la pointe des pieds, ce qui m’a fourni l’occasion de
poser une main sur son épaule. Ren et Mimi étaient adossés à un mur ; elle, les
bras croisés et la mine renfrognée. Mais après tout, peut-être n’était-elle pas très
souriante de nature ?
« Alors ils sont ensemble, hein ? ai-je demandé.
– Oui. Ren lui court après depuis deux ans. La persévérance a fini par payer.
– Ouais, apparemment.
– Écoute, il faut que j’aille téléphoner à mon père, tu veux que je te rapporte
un verre en revenant ?
– Oui, merci. »
Il m’a adressé un de ses sourires ravageurs avant de s’éloigner.
« Lina ! Danse avec moi ! »
Elena m’a entraînée dans une sorte de rock.
« Alors, qu’est-ce qui se passe entre Thomas et toi ? C’est l’amore ?
– Je ne sais pas encore, ai-je répondu en riant. On ne s’est vus que deux fois.
– Oui, mais tu lui plais, c’est clair. Thomas ne s’intéresse jamais à personne, et
l’autre soir, après ton départ, il m’a demandé si j’avais ton numéro.
– Ouh là là ! Thomas et la petite nouvelle ! » a ricané Marco.
Elena a roulé les yeux.
« On croirait un enfant de six ans.
– Ah ouais ? Et un enfant de six ans, il sait faire ça peut-être ? »
Marco s’est lancé dans la danse du robot façon Michael Jackson.
« Basta ! Tu es archi-nul, a protesté Elena.
– Tu préfères que je fasse le ver de terre ?
– Noooon ! »
Le DJ a enchaîné sur un tempo plus rapide, et bientôt on s’est retrouvés à
sauter tous les trois sur place en se tenant par la main comme des gamins. Pas
étonnant que ma mère ait aimé cet endroit, il y avait une super ambiance. Sauf
qu’il faisait de plus en plus chaud. Ils ne connaissaient pas l’air conditionné ici ?
« Mais où est Thomas ? » a soudain lancé Elena.
Sa frange lui collait au front.
« Il est allé chercher à boire.
– Eh bien, il en met un temps ! »
Elle s’est éventée.
« Fa troppo caldo. Je transpire comme un cochon. »
Tout à coup, j’ai senti le sol se dérober sous mes pieds. Elena m’a saisi le bras
en me voyant vaciller.
« Ça va ?
– J’ai un peu le tournis, je crois que c’est la chaleur.
– Quoi ?
– J’ai trop chaud.
– Moi aussi ! a hurlé Marco. Je suis chaud bouillant, même !
– Je vais aller m’asseoir cinq minutes.
– Il y a des canapés là-bas, m’a informée Elena, le doigt pointé vers le coin où
Ren et Mimi s’étaient retirés tout à l’heure. Tu veux que je t’accompagne ?
– Non, merci, ça ira.
– Je dirai à Thomas que tu es partie te reposer.
– OK. »
Petit à petit, je me suis frayé un chemin à travers la marée humaine.
Vu leur aspect, les canapés devaient héberger des colonies de microbes de tout
poil, mais je ne pouvais pas me permettre de faire la fine bouche, j’étais au bord
de l’évanouissement.
Un maigrichon au look de rappeur, lunettes noires et grosses chaînes en or
autour du cou, était avachi sur le premier canapé. Il tressaillait toutes les deux
secondes, comme sous les assauts répétés d’une mouche chatouilleuse. Assis à
l’autre bout, un type plus âgé, cigarette au bec, a souri en me voyant et m’a dit
quelque chose en italien.
« Désolée, je ne comprends pas. »
Toujours en quête d’un siège, j’ai continué à avancer tant bien que mal, le
cœur battant au rythme de la techno. J’ai enfin repéré une place sur un autre
canapé, mais alors que je fonçais vers elle, je me suis arrêtée net en sentant deux
mains sur mes fesses. Ça n’avait rien d’un geste accidentel. J’ai fait volte-face.
C’était le fumeur du canapé numéro un. En plus de ses cheveux longs et gras, il
sentait le rat musqué mariné dans de la vodka. C’est du moins l’image qui m’est
venue à l’esprit en respirant son odeur.
« Dove vai, bella ?
– Laissez-moi tranquille. »
Il a caressé mon épaule nue. J’ai fait un bond en arrière.
« Ne me touchez pas !
– Perche ? Non ti piaccio ? »
Une de ses incisives était toute grise, et il était nettement plus vieux qu’à
première vue. Environ dix ans de plus que la moyenne générale.
Tant pis pour le canapé. J’ai voulu m’éloigner en vitesse, mais l’homme s’est
jeté sur moi et m’a agrippé le bras avec une force incroyable.
« Ça suffit ! »
Quand j’ai tenté de me dégager, il a raffermi sa poigne.
« Elena ! Marco ! »
De là où je me trouvais, ils ne pouvaient pas m’entendre. Et Ren, où était-il ?
Nouvelle tentative pour me libérer. L’homme m’a saisie par la taille et m’a
plaquée contre lui.
« Lâchez-moi ! »
Que faire ? Coup de boule ? Coup de genou dans l’entre-jambe ? Il me serrait
tellement que je n’avais aucune marge de manœuvre.
Je sentais monter la panique. Il y avait du monde partout, mais personne ne
faisait attention à moi.
« Au secours ! »
Tout à coup, quelqu’un m’a empoignée par les épaules et tirée brusquement en
arrière. L’homme a lâché prise, j’en ai profité pour lui échapper et me ranger à
côté de mon sauveur. En l’occurrence, Mimi, aussi belle et altière qu’une
walkyrie en colère.
« Vai via, fai schifo ! a-t-elle crié à mon agresseur. Vai ! »
Toujours son affreux sourire aux lèvres, l’homme a levé les mains en signe de
capitulation, puis il est parti.
« Lina, pourquoi tu ne lui as pas dit de dégager ?
– C’est ce que j’ai fait, mais il ne voulait pas me lâcher.
– La prochaine fois, mets-y un peu plus de conviction. Traite-le de stronzo et
repousse-le de toutes tes forces. Normalement, ça marche. Crois-en ma vieille
expérience.
– Stronzo ? »
Je tremblais comme une feuille. J’avais l’impression de sortir d’une benne à
ordures tellement je me sentais salie par le contact de ce pervers.
Mimi a croisé les bras.
« Qu’est-ce qui se passe entre Ren et toi ? »
J’avais du mal à me sortir Dent-grise de la tête.
« Euh… excuse-moi, Mimi. Qu’est-ce que tu viens de dire ?
– Que se passe-t-il entre toi et Lo-ren-zo ? a-t-elle répété en détachant les
syllabes avec lenteur, comme si elle s’adressait à une débile mentale.
– Je ne vois pas de quoi tu parles. »
Où était Ren, d’ailleurs ?
« Tu sais qu’on est ensemble, hein ? S’il s’occupe de toi, c’est juste parce
qu’il te plaint à cause de la mort de ta mère. »
C’était peut-être un restant d’adrénaline, mais j’ai lâché les premiers mots qui
me sont venus à l’esprit.
« Alors c’est pour ça qu’il n’a pas répondu à tes appels hier soir ? »
Mimi a écarquillé les yeux et s’est avancée, une lueur meurtrière dans le
regard.
« Il m’a dit qu’il était chez lui, avec sa petite sœur.
– Non, il était au Ponte Vecchio avec moi », ai-je rectifié sur un ton posé, en
priant pour qu’elle ne le prenne pas mal.
« Ah ! Te voilà ! »
Thomas s’est glissé entre nous, un verre dans chaque main. Son sourire s’est
flétri quand il a vu la mine que tirait Mimi.
« Houlà. J’ai raté quelque chose ?
– Ta gueule, Thomas. »
Sur ce, Mimi a tourné les talons.
« Qu’est-ce qu’il lui prend ?
– Je ne sais pas.
– Lina ! »
Jouant des coudes, Ren nous a rejoints.
« Je te cherchais partout. Tu n’as pas envie de partir ? Il fait deux mille degrés
ici, la clim doit être cassée. »
J’étais si soulagée de le voir que j’ai refoulé un océan de larmes.
« Mais où étais-tu passé, Ren ?
– Je viens de te le dire : je te cherchais. »
Il s’est penché sur moi, l’air soucieux.
« Tu vas bien ?
– Je veux m’en aller. Tout de suite.
– Moi aussi, il faut que je me sauve, a embrayé Thomas. Je pars avec vous. »
Il nous a fallu une heure, m’a-t-il semblé, pour atteindre la sortie. Une fois sur
le trottoir, on a tous aspiré une longue goulée d’air frais, comme après une
plongée en apnée.
« Enfin libres ! s’est exclamé Thomas. J’avais l’impression d’étouffer à petit
feu, là-dedans. »
Je me suis adossée au mur et j’ai fermé les paupières. Plus jamais je ne
remettrais les pieds dans cet endroit. Jamais. Jamais. Jamais.
Ren m’a effleuré l’avant-bras.
« Lina, tu es sûre que ça va ? »
J’ai répondu par un vague mouvement de tête, mi-oui, mi-non. Je sentais
encore cette immonde odeur de rat musqué.
« Alors, qu’est-ce que tu penses de l’Espace ? Parfait pour amorcer une
relation, non ?
– Une relation entre qui et qui ? a voulu savoir Thomas. Lina et moi ? »
Il m’a lancé un regard appuyé, j’y ai à peine fait attention.
« Ren parle de mes parents. »
J’ai marqué un temps d’arrêt avant d’ajouter :
« Un vieux mec m’a agressée.
– Hein ? Où ça ? À l’intérieur ? » s’est écrié Ren en se tournant comme s’il
pouvait voir à travers le mur. Quand ?
– Juste avant que tu arrives. C’est Mimi qui m’a sauvée.
– Ah, je comprends tout maintenant, a dit Thomas. Quel salaud !
– Il t’a fait mal ? a poursuivi Ren.
– Non. Mais c’était vraiment horrible. »
Ren bouillait de rage.
« Pourquoi tu ne m’as pas appelé ? Je l’aurais défoncé !
– Tu étais introuvable. »
Le portable de Thomas s’est mis à sonner. Il lui a jeté un coup d’œil en
grognant.
« Encore mon père. On a de la famille chez nous, et j’ai promis de rentrer pas
trop tard. Mais je ne partirai pas avant d’avoir ton numéro, Lina.
– Oui, bien sûr. »
Je m’étais entraînée en prévision de ce moment, mais j’ai eu un trou de
mémoire, si bien que j’ai dû sortir le papier où j’avais noté le numéro.
« Super. Je t’appelle demain. »
Thomas m’a serrée dans ses bras, puis il s’est tourné vers Ren et lui a donné
une tape dans le dos.
« À plus.
– Ouais. »
Ren l’a regardé s’éloigner. J’en ai profité pour m’essuyer les yeux et me
tartiner de mascara par la même occasion.
« Il est ridicule, son T-shirt, tu ne trouves pas ?
– Pardon ?
– “Interdit de séjour à Amsterdam”, ça ne veut rien dire.
– Ah bon.
– Écoute, Lina, je suis désolé pour ce qui s’est passé, je n’aurais pas dû te
laisser seule. »
Il m’a observée en fronçant les sourcils.
« Attends… Tu pleures ?
– Non. »
Une larme géante a roulé sur ma joue. Puis une autre.
« Oh, non, arrête ! »
Il a posé les mains sur mes épaules et m’a regardée dans les yeux.
« Je ne veux pas te voir triste, Lina. Je te promets qu’on ne reviendra jamais
ici.
– C’est moi qui suis stupide. Mais ce type était si répugnant… »
Pour être franche, je ne pleurais pas uniquement à cause de ça.
J’ai essayé de me ressaisir.
« Ren, pourquoi as-tu dit à Mimi que ma mère était morte ? »
Il a eu l’air surpris.
« Je n’en sais rien, c’est sorti tout seul. Elle m’a demandé ce qui t’amenait en
Italie, alors je lui ai donné la raison, c’est tout. Pourquoi ? Elle t’a fait une
réflexion ?
– Je ne veux pas que tu restes avec moi par pitié, Ren. Tu n’es pas obligé de
me promener partout ou de m’aider à y voir plus clair dans ce journal. Je peux
me débrouiller toute seule. Tu as ta vie, c’est normal, je le comprends très bien.
– Holà, qu’est-ce que tu racontes ? Je n’ai pas pitié de toi. Enfin… je trouve ça
triste que tu aies perdu ta mère et tout, mais si je te vois, c’est parce que ça me
plaît. Tu es tellement… différente.
– Comment ça ?
– Tu sais bien, on en a parlé hier soir. On est des spécimens à part, tous les
deux. »
J’ai grimacé un sourire et je me suis passé les mains sur le visage, ce qui a
grave amélioré l’état de mon maquillage.
« C’est vrai ? Tu ne dis pas ça pour me faire plaisir ?
– Non, je te jure. Qui t’a mis ça dans la tête ?
Mimi. Elle… »
Je me suis tue. À quoi bon ? Elle était jalouse comme une tigresse, mais Ren
avait l’air d’avoir gagné à la loterie dès qu’il la voyait.
« Continue !
Non, aucune importance. Si on allait à la piazza della Signoria ? J’aimerais
bien voir la statue. »
Chapitre 15

On a roulé en silence jusqu’à la place en question. Il était onze heures passées


et la ville était transfigurée. Vidée. Un peu comme moi après mon festival de
larmes post-Espace. Ren a garé son scooter le long du trottoir et on a tous les
deux mis pied à terre.
« C’est là ?
– Ouais. La piazza della Signoria. »
Il me regardait comme si j’étais un bibelot de porcelaine hyper fragile. Étant
donné que j’avais la figure barbouillée de morve et de mascara, c’était assez
justifié.
La première chose qui m’a frappée en avançant sur cette place, c’était
l’imposante construction aux allures de forteresse, avec sa haute tour de guet, qui
en occupait tout un côté, ainsi qu’une fontaine ornée d’une statue de géant
entouré de chevaux et de plusieurs personnages. À part quelques touristes qui
déambulaient ici et là, la place était quasiment déserte.
« C’est quoi, ce bâtiment ?
– Le Palazzo Vecchio, m’a appris Ren.
– Le… vieux… palais ?
– Esattamente. Tu fais des progrès.
– Oui, d’ici peu je parlerai couramment italien. »
On s’est souri. J’avais les yeux gonflés comme des bombes à eau, mais au
moins je ne reniflais plus. Fffiou. Encore une chance que Ren ne m’ait pas
abandonnée à la première station de taxis.
« Alors, qu’est-ce qui s’est passé ici ? a-t-il voulu savoir.
– C’est ici qu’il lui a dit “Je t’aime” pour la première fois. Devant une statue
dont je ne me souviens plus du nom. Il y avait le mot “enlèvement” dedans.
– Ah ! L’enlèvement des Sabines. Je crois qu’elle est là-bas, sous la loggia. »
Après avoir traversé la place et croisé d’autres statues au passage, on est
entrés sous une longue galerie voûtée qui abritait encore des statues.
Je l’ai reconnue immédiatement.
Juché sur un haut piédestal, L’enlèvement des Sabines représentait deux
hommes et une femme sculptés dans un bloc de marbre blanc. J’en ai fait le tour
lentement. Ma mère avait raison. Aucun des personnages n’avait l’air heureux en
soi, mais à la façon dont ils étaient entremêlés, ils se complétaient
admirablement. Ils étaient tous les trois nus, on distinguait chaque muscle,
chaque tendon. Giambologna était un pro.
Ren a pointé l’index sur la femme.
« Tu as vu son regard ? Elle n’a vraiment pas l’air d’accord pour le suivre.
Quant au type accroupi, il est carrément terrifié.
– Oui, c’est vrai. »
Bras croisés, j’ai continué à contempler la statue, un brin perplexe.
« C’est quand même un drôle de contexte pour une déclaration d’amour, non ?
– Bah ! On ne choisit pas forcément l’endroit. Il y avait peut-être un clair de
lune très romantique ce soir-là.
– Ouais, mais il était étudiant en histoire de l’art, il lui a expliqué l’origine de
cette scène. Ça m’étonnerait qu’il l’ait fait innocemment. »
Ren m’a lancé un coup d’œil hésitant.
« À propos de Howard… il faut que je te dise un truc.
– Je t’écoute. »
Il a respiré à fond.
« Je lui ai parlé de la boulangerie clandestine. »
J’ai fait un bond.
« Quoi ? Tu l’as mis au courant de ce journal !
– Non, bien sûr que non. »
Il a écarté ses cheveux tout en évitant soigneusement mon regard.
« C’était pendant que tu te préparais. Rassure-toi, j’ai pris toutes les
précautions : je lui ai raconté que ma mère avait découvert une de ces
boulangeries secrètes au tout début de son installation ici, et je lui ai demandé
s’il en connaissait une. Je comptais te faire la surprise et t’y emmener après
l’Espace. »
Ren a fini par relever la tête et il m’a regardée avec de grands yeux
attendrissants. J’ai soupiré. Comment en vouloir à un bébé phoque ?
– « Il t’a donné l’adresse ?
– Non. C’est ça qui est bizarre. Il m’a dit qu’il n’avait jamais été dans une de
ces boulangeries.
– Attends… Tu lui as décrit l’endroit ?
– Oui, tout en restant dans le vague pour qu’il ne fasse pas le rapprochement
avec ta mère. Mais ça ne lui disait rien du tout.
– Il ne se rappelle pas l’avoir emmenée là-bas ?
– Pire que ça. Apparemment, il n’a jamais entendu parler des boulangeries
secrètes de Florence.
– Nooon ! Pourtant ce n’est pas le genre de chose qu’on oublie.
– Oui, je sais.
– Tu crois qu’il ment ?
– Peut-être. Mais je ne vois pas pour quelle raison. J’ai eu beau me creuser la
tête, je ne comprends pas. Sans vouloir te vexer, tes parents sont assez chelous. »
Je me suis adossée à une colonne et laissée glisser jusqu’au sol avec un bruit
feutré.
« Je suis bien placée pour le savoir. À ton avis, pourquoi je lis ce journal ? »
Ren s’est assis à son tour et s’est rapproché de moi, si bien que nos bras se
touchaient.
« Je suis vraiment désolé, Lina.
– Non, ne t’excuse pas, tu as raison. Depuis le début, je sens qu’il y a un truc
qui cloche dans cette histoire.
– Tu devrais peut-être le tester sur d’autres endroits que ta mère cite dans son
cahier.
– L’enlèvement des Sabines, par exemple ? »
On a levé les yeux vers la statue.
« Ouais, tu verras bien sa réaction.
– Bonne idée. »
J’ai baissé la tête. Maintenant c’était moi qui hésitais.
« Tu sais, Ren… Il faut que je t’avoue un truc.
– Quoi ?
– Tout à l’heure à l’Espace, on s’est un peu disputées, Mimi et moi… Je lui ai
dit qu’on était ensemble au Ponte Vecchio quand elle t’a téléphoné trois fois de
suite et que tu n’as pas répondu. »
Ren a écarquillé les yeux.
« Cavolo ! Je comprends pourquoi elle est partie fumasse.
– Je te demande pardon, j’aurais dû me taire. Thomas m’a dit que tu es
amoureux d’elle depuis longtemps, j’espère que je n’ai pas tout fichu en l’air.
– Non, t’inquiète, je l’appellerai en rentrant à la maison, tout s’arrangera »,
m’a-t-il répondu d’un ton faussement convaincu.
J’ai inspiré à fond.
« Écoute, Ren, si tu préfères qu’on arrête de se voir, pas de problème. Je me
rends compte que ça te complique les choses.
– J’adore les complications, Lina. »
Il a sorti son portable.
« Bientôt onze heures et demie. On rentre au cimetière ?
– Ouais. Je vais retrouver ma lecture.
– Et M. Mystère. »

Curieusement, M. Mystère était en train de sortir un plat du four quand je suis
arrivée à la maison.
« Tu fais la cuisine ?
– Ouaip.
– Il est presque minuit, je te signale.
– Les catastrophes culinaires nocturnes, c’est ma spécialité, Lina ! En plus, je
me suis dit que tu aurais peut-être faim en rentrant, et mes muffins aux myrtilles
sont légendaires. Par “légendaires”, j’entends “mangeables”. Assieds-toi. »
C’était un ordre. J’ai obéi.
« Alors, qu’est-ce que vous avez fait de beau ce soir ? »
Après une seconde d’hésitation, je me suis jetée à l’eau.
« Ren m’a emmenée à l’Espace. Un club près de l’Arno. »
Howard a gloussé.
« Cet endroit existe encore ? »
Ouf. Au moins il s’en souvenait.
« Tu y es déjà allé ?
– Oui, un paquet de fois. Ta mère aussi. »
Je me suis penchée en avant.
« Vous y alliez ensemble ?
– Oui. Souvent. Généralement les soirs où on était censés bosser. Je ne sais
pas à quoi il ressemble aujourd’hui, mais à l’époque c’était le rendez-vous des
étudiants étrangers. Beaucoup d’Américains. »
Il a posé deux muffins sur une assiette, puis a tiré une chaise et s’est assis en
face de moi.
« J’ai trouvé ça un peu glauque, ai-je commenté.
– Je n’ai jamais tellement aimé l’Espace non plus. Sans compter que je danse
très mal. »
Donc j’avais hérité de ses gènes de danseur pourri. Merci, Howard.
J’ai pris un muffin et je l’ai ouvert en deux. C’est maintenant ou jamais, ai-je
songé tandis que la vapeur me léchait le visage.
« J’ai une question à te poser… Tu t’y connais en histoire de l’art, non ?
– En effet. Sans me vanter, je peux dire que j’en connais un rayon.
J’enseignais cette matière quand j’ai rencontré ta mère.
– Oui, je sais. »
J’ai examiné mon muffin un instant avant de lâcher d’un ton désinvolte :
« Après l’Espace, on est allés faire un tour en scooter jusqu’à une jolie place.
Piazza… della Signoria, je crois. Il y a une statue qui m’a intriguée, mais Ren
n’a pas été capable de me donner des explications.
– Hmm. »
Howard s’est levé pour prendre le beurrier sur le plan de travail, après quoi il
s’est rassis.
« Les statues, ce n’est pas ce qui manque sur cette place. Tu connais le nom du
sculpteur ?
– Non. Elle était dans une espèce de galerie ouverte à tous les vents.
– Ah, d’accord. La loggia dei Lanzi. Là aussi, il y a plusieurs statues : celle de
Cellini, les lions des Médicis… Tu pourrais me la décrire ?
– Elle représente trois personnages : une femme et deux hommes. »
J’ai retenu mon souffle.
« L’un est accroupi, l’autre soulève la femme dans ses bras ?
Oui. »
Howard a souri.
« L’enlèvement des Sabines. Effectivement, c’est une œuvre très intéressante.
Au départ, l’artiste – Giambologna – voulait seulement prouver sa virtuosité en
montrant qu’il était possible de sculpter une composition complexe à partir d’un
seul bloc de marbre. Il ne lui a même pas donné de titre, et pourtant c’est grâce à
cette statue qu’il est devenu célèbre. »
Bon. Instructif, mais pas vraiment ce qu’il avait raconté à ma mère. Je lui ai
tendu une autre perche :
« Tu sais si ma mère la connaissait ? »
Il a incliné la tête sur le côté.
« Aucune idée. Je ne me souviens pas qu’on ait discuté de Giambologna.
Pourquoi ? Elle t’en a parlé ? »
Aucune idée. Son visage était aussi lisse qu’un pot de Nutella pas entamé. De
toute évidence, il était sincère. Mais comment avait-il pu oublier cet épisode ?
Est-ce qu’il souffrait d’une perte partielle de mémoire à la suite d’un
traumatisme, ou bien d’un blocage psychologique dès qu’il s’agissait de sa
relation avec ma mère ?
Une troisième hypothèse s’est insinuée dans un coin de ma cervelle. Et si ce
n’était ni de l’amnésie ni du déni mais… ?
J’ai bondi de ma chaise.
« Il faut que j’aille là-haut. »
Je me suis ruée vers l’escalier avant que Howard ait le temps de me demander
pourquoi.

Les mots de ma mère me tournaient dans la tête pendant que je montais les
marches : Je ne pense pas que quiconque irait lire mon journal, mais par
prudence je préfère l’appeler X.
Sitôt dans ma chambre, j’ai fermé la porte à clé, j’ai été chercher le cahier et je
l’ai feuilleté à la lumière de la lampe de chevet.

Howard : Le parfait gentilhomme (Francesca l’appelle le Géant


du Sud). Physique agréable, attentionné, du style à te défendre en
toute circonstance.

J’adore être amoureuse en Italie. Mais en vérité, j’aurais craqué
pour X n’importe où.

Howard m’a proposé de me raccompagner chez moi. Tout en
marchant, je lui ai parlé d’Adrienne et de notre visite chez la
cartomancienne.

« Incroyable ! » ai-je soufflé d’une voix sourde.
Tout s’expliquait. Ma mère n’avait pas écrit « Howard » au lieu de « X » par
étourderie. Si Howard n’était pas au courant de la boulangerie clandestine, s’il
m’avait livré une version totalement différente à propos de L’enlèvement des
Sabines, c’est parce qu’il n’était pas X.

« Addie, réponds, je t’en supplie ! » ai-je murmuré, mon portable collé à
l’oreille.
« Bonjour ! Vous êtes sur le répondeur d’Addie, laissez-moi un message et
je… »
« Argh ! »
Où était-elle, punaise ? De rage, j’ai balancé le téléphone sur le lit et je me
suis mise à tourner comme un ours en cage. Ma mère avait été amoureuse d’un
type qui n’était pas Howard. Un type avec qui elle avait vécu une passion
débordante, exclusive. Et pour finir, elle avait eu un bébé avec un autre. C’était
ça, son « mauvais choix » ? Tomber enceinte de Howard alors qu’elle aimait
encore X ? Est-ce que c’était pour cette raison qu’elle avait fui l’Italie ?
Je me suis laissée tomber sur la chaise du bureau pour me relever aussitôt. J’ai
plongé sur mon lit, repêché mon portable et composé le numéro de Ren.
Il a répondu à la deuxième sonnerie.
« Lina ?
– Ouais. J’ai suivi ton conseil : je lui ai parlé de la statue.
– Alors ?
– Alors il la connaît, bien sûr, mais quand je lui ai demandé s’il était allé la
voir avec ma mère, il m’a dit qu’il n’en avait aucun souvenir.
– C’est quoi, son problème ? Soit il a la mémoire la plus lamentable du
monde, soit…
– Il n’est jamais allé là-bas avec ma mère, ai-je complété avec impatience.
– Hein ?
– Réfléchis deux secondes. S’il ne se rappelle pas sa déclaration d’amour
devant L’enlèvement des Sabines, c’est tout bêtement parce que X, ce n’est pas
lui.
– Oh.
– Tu me suis ?
– Euh… ouais. Mais explique-toi un peu mieux.
D’après moi, voici grosso modo le scénario : ma mère débarque en Italie et se
fait un tas d’amis, dont Howard. Quelques semaines plus tard, elle tombe folle
amoureuse de X. Mais les choses se gâtent. Trop de disputes, trop de pression
pour garder le secret de leur liaison à cause d’un stupide règlement d’école, bref,
ils se séparent. Ma mère rebondit alors sur le Géant du Sud, qui en pince pour
elle depuis longtemps. Elle lui donne sa chance, mais X continue à l’obséder. Un
beau jour, elle découvre qu’elle est enceinte. À l’idée de vivre avec un homme
dont elle n’est pas amoureuse, même si c’est le père de son bébé, elle panique et
saute dans le premier avion pour les États-Unis.
– Oui, ton scénario tient debout.
– Et il expliquerait pourquoi Howard est resté hors champ si longtemps.
D’autant plus qu’il est sympa et que, d’après toutes les histoires qu’elle m’a
racontées, ma mère l’aimait beaucoup. Mais en tant qu’ami. Elle ne pouvait pas
faire semblant d’être amoureuse de lui, ç’aurait été trop dur, pour elle comme
pour lui.
– Pauvre Howard-la-terreur ! a soupiré Ren.
– C’est sans doute pour cette raison qu’elle a écrit “J’ai fait le mauvais choix”,
ai-je poursuivi. Je pense que c’est le grand regret de sa vie. Avoir un bébé d’un
homme dont elle n’était pas amoureuse.
– Sauf que c’est toi, ce bébé. Tu crois vraiment qu’elle regrettait de t’avoir
mise au monde ?
– Oh. Non, sûrement pas. »
Je me suis assise.
– « C’est trop triste, Ren ! Quand Howard parle d’elle, on sent qu’il l’adorait.
Et d’après ce que ma mère m’a dit, ils s’amusaient comme des fous ensemble.
Mais ça ne suffisait pas, elle en aimait un autre.
– Comme dans la chanson « Love stinks ».
– Connais pas.
– Sans blague ? On l’entend dans plein de films. Un type aime une fille, qui
aime un autre type, qui lui-même en aime une autre, et ainsi de suite. C’est le
cycle infernal de l’amour.
– Carrément déprimant.
– Ouais. »
Ren s’est tu un instant avant de me demander :
« Tu vas dire à Howard que tu es au courant ? À propos de X.
– Non. J’aborderai sans doute la question un jour ou l’autre, mais pas avant
d’avoir terminé le journal. Je veux m’assurer que ma théorie est juste. »

Le 5 AVRIL
Encore un drame. Gianni avait des entrées gratuites pour une
boîte qui vient d’ouvrir près de la piazza Santa Maria Novella. Notre
bande et quelques nouveaux étudiants s’y sont retrouvés vers onze
heures, mais comme j’avais encore des tirages à terminer au studio,
je les ai rejoints plus tard. En arrivant j’ai aperçu Adrienne et
Howard à quelques mètres de la boîte. Adrienne était dos au mur, et
Howard, penché sur elle, lui parlait à voix basse. L’intimité de cette
scène m’a troublée. C’était la première fois que je les voyais
discuter en tête à tête. Curieux.
Je suis entrée dans la boîte discrètement et j’ai retrouvé les autres.
Peu après, Howard et Adrienne sont entrés à leur tour, mais
séparément, comme si de rien n’était. Ensuite la situation a dérapé.
À un moment donné, Adrienne a traité Alessandro de menteur (une
histoire de promesse non tenue à propos de l’expo qu’elle prévoyait)
et, va savoir pourquoi, Howard est sorti de ses gonds. Il a dit à
Adrienne qu’elle était mal placée pour traiter les autres de menteurs
et que, s’il lui restait un milligramme de dignité, elle avouerait la
vérité. Adrienne lui a vertement rétorqué que ce n’était pas ses
affaires. Gianni a dû intervenir pour calmer le jeu.
Manifestement, je ne suis pas la seule à avoir des secrets.

Le 19 AVRIL
X est absent de Florence depuis une semaine mais il revient
demain. DEMAIN. Je ne pense qu’à ça. Après les cours, j’ai confié
à Francesca que je devais me trouver La Robe. La robe de ta vie,
celle qui fait craquer tous les garçons. (Ou, dans mon cas, qui me
rendra éblouissante aux yeux de X quand je lui annoncerai la grande
nouvelle.)

Francesca est la conseillère idéale. Dès qu’il s’agit de shopping,
elle est d’une patience d’ange. Ça nous a pris cinq heures, mais au
bout du compte on a trouvé La Robe. Tissu fluide, blanc cassé,
coupe simple, juste au-dessus du genou. Francesca a même réussi à
m’amener chez le coiffeur. Je n’aurais jamais cru que quelques
centimètres de cheveux en moins mettraient mes pommettes en
valeur.

Et cette grande nouvelle, te demandes-tu ? Eh bien, voilà : en
début de semaine, Petrucione m’a proposé une place d’assistante
pour le second semestre. Je serai payée, j’obtiendrai une
prolongation de visa, du coup je resterai jusqu’à la fin de l’été !

Le 20 AVRIL
Me suis réveillée ce matin, délirante de joie à la pensée de revoir
X. Et puis il y a eu ce message téléphonique. Le séminaire auquel il
participe durera plus longtemps que prévu, il ne rentrera pas avant
lundi. C’est alors que j’ai eu une idée de génie : aller à Rome lui
faire la surprise ! Même si les conférences et autres colloques
monopolisent ses journées, au moins nous serons dans la même
ville. De jour je jouerai les touristes, et on passera les soirées
ensemble. Les trains express ne mettent qu’une heure et demie, si
j’attrape celui de seize heures, il me trouvera à son hôtel en rentrant.
J’ai hâte de voir sa tête !
Le 21 AVRIL
Troisième fois que je m’assieds pour essayer de décrire ce qui
s’est passé à Rome. Je n’arrive pas à y croire, mais c’est FINI.

Comme je n’arrivais pas à joindre X par mail, je l’ai appelé sur
son portable pour lui dire que j’étais à la gare et que j’avais une
grande nouvelle à lui annoncer. Juste en même temps, une annonce
par les haut-parleurs m’a empêchée d’entendre sa réponse, mais j’ai
compris qu’il y avait un problème. Le silence revenu, X m’a
demandé de ne pas bouger.

Il est arrivé à la gare une demi-heure plus tard, à bout de souffle,
la mine défaite. De toute évidence, quelque chose clochait. Je lui ai
proposé d’aller dans un café, et pendant vingt minutes je me suis
contentée de l’écouter parler. En résumé : X estime qu’il stagne dans
son métier, il a besoin de laisser libre cours à sa créativité, en
conséquence de quoi il a décidé de quitter l’école afin d’exercer une
activité plus épanouissante à Rome. Et au fait… c’est terminé entre
nous.

Terminé.

Je suis restée prostrée, sans rien dire, le cerveau en panne, mes
neurones refusant de traiter les informations. Et tout à coup, la
lumière s’est faite dans ma tête. C’était la fin. X était en train de
rompre.

Il a continué de se justifier, mais je ne l’écoutais plus. Maintenant
j’étais en mesure d’analyser les choses avec lucidité et d’affronter la
dure réalité. J’avais menti à mes amis pendant neuf mois, je m’étais
plus ou moins brouillée avec mes parents, j’avais totalement changé
mes habitudes de vie pour voir X le plus souvent possible. Mais en
réalité je m’étais beaucoup plus investie que lui dans notre relation.
J’ai vaguement été tentée de m’accrocher, de le dissuader, de lui
annoncer que je m’étais débrouillée pour rester à Florence jusqu’en
août. Mais j’avais beau être en plein déni, je savais que c’était
inutile. Tu ne peux pas retenir un homme qui ne veut plus de toi.

J’ai abrégé son discours en me levant. Je lui ai dit au revoir d’une
voix calme, même si j’étais en mille morceaux à l’intérieur, puis je
suis allée acheter un billet de retour pour le train suivant. Je ne suis
restée à Rome qu’une heure. Et je n’ai même pas pu étrenner ma
robe.

Le 22 AVRIL
Ce matin à mon réveil, j’ai eu l’impression d’émerger d’un
cauchemar. Comme la veille, la réalité a attendu que je reprenne
mes marques pour frapper de nouveau un grand coup. J’avais les
yeux bouffis à force d’avoir pleuré jusqu’à l’épuisement. Je me suis
mis un gant froid sur la figure pour être à peu près présentable.
Pendant tout le week-end j’ai nourri l’infime espoir que X vienne en
cours. Bien entendu il n’était pas là. Est-ce que c’est vraiment fini
entre nous ? Je n’ai jamais autant souffert de ma vie. Jamais.

Le 25 AVRIL
Francesca savait tout depuis longtemps. Hier soir, elle est venue
s’asseoir à côté de moi après le dîner et a passé un bras autour de
mes épaules en me disant que X ne valait pas la peine, qu’il n’était
vraiment pas un type intéressant. Je suis tombée des nues. Est-ce
que tout le monde était au courant de notre liaison ?

Le 2 MAI
Ce matin, Petrucione nous a fait part de la démission de X. J’en ai
éprouvé un énorme soulagement. Pas parce qu’il est officiellement
parti, mais parce qu’on a prononcé son nom à voix haute. J’ai
toujours tenu les autres à l’écart de notre relation ; à présent, je dois
garder mon chagrin pour moi. Je me sens horriblement seule.
Discuter avec Francesca ne m’aide pas beaucoup. Chaque fois que
je fais allusion à X, elle dit du mal de lui et je finis par être encore
plus triste. Florence est le cadre idéal pour tomber amoureuse. En
toute logique, c’est le pire endroit du monde pour un cœur brisé.
Parfois l’envie me prend de rentrer chez moi. Je ne sais pas si
j’arriverai à tenir tout l’été ici.


« Maman… », ai-je murmuré. Son chagrin s’étalait sur la page comme une
tache de peinture qui n’aurait jamais séché. Dire qu’elle s’était fait larguer au
milieu de la gare de Rome et qu’elle ne m’en avait jamais parlé ! J’en venais à
croire que je ne connaissais pas cette femme.
J’ai relu les derniers paragraphes. X s’était avéré un beau salaud, aucun doute
là-dessus. Monsieur voulait laisser « libre cours à sa créativité » ! Je détestais ce
genre de posture. Le pire, c’était la naïveté de ma mère. Elle n’avait rien vu venir
alors que, de l’extérieur, il était clair que leur relation allait droit dans le mur. En
parcourant ces lignes, j’avais l’impression d’assister à un déraillement de train
au ralenti.
Sans compter le cas de Howard. Je suis revenue sur cette scène de dispute
entre Adrienne et lui. Il y avait forcément anguille sous roche. Est-ce qu’ils
sortaient ensemble et qu’ils avaient rompu juste avant que ma mère et X cassent
de leur côté ? Est-ce que mes parents s’étaient rapprochés, chacun à cause de son
échec sentimental ? Était-ce pour cette raison que leur couple n’avait pas tenu ?
Et X ? Qu’avait-il de si extraordinaire, à la fin ?
J’aurais voulu continuer ma lecture, mais mes paupières s’évertuaient à
s’abaisser comme des mini-rideaux de plomb. Finalement j’ai glissé le cahier
dans le tiroir de la table de nuit et j’ai éteint la lumière.
Chapitre 16

Le lendemain, je me suis réveillée avec une brillante idée. J’ai patienté jusqu’à
une heure humainement raisonnable, mais j’ai eu du mal à démouler Ren de son
lit.
« J’ai un service à te demander, lui ai-je annoncé.
– Ça ne peut pas attendre ?
– Non. »

À présent on était assis sur les marches de sa maison, et il paraissait encore
dans un état semi-comateux.
Il portait un pantalon de jogging noir et un T-shirt délavé et, comme
d’habitude, il n’arrêtait pas de repousser ses cheveux. C’était peut-être la clarté
matinale, mais je le trouvais vraiment craquant. Enfin, autant qu’on peut l’être
avec une tête de zombie.
Il a remarqué que je le regardais.
« Quoi ? »
J’ai détourné les yeux.
– « Rien. J’ai juste besoin de ton aide une dernière fois, après je te fiche la
paix, promis.
– Écoute, Lina, le mystère Howard-Hadley me passionne, mais tu ne veux pas
me laisser dormir un peu pour l’instant ?
– Non ! Pourquoi tu es si fatigué ?
– Je suis resté jusqu’à trois heures du matin au téléphone avec Mimi. »
Subitement, le soleil est devenu trop fort.
« Toujours à cause de ce que je lui ai dit hier soir ?
– Ouais. C’était rude. Enfin, passons. C’est quoi, ce service ?
– Tu pourrais me conduire à l’ABAF ?
– L’école où était ta mère ?
– Oui. J’ai appelé le secrétariat tout à l’heure. Ils ont changé d’adresse il y a
quelques années, mais j’aimerais y passer, voir s’ils peuvent me renseigner au
sujet de Francesca.
– Francesca, la terroriste de la mode ?
– À mon avis, c’est par elle que j’ai le plus de chances de retrouver X. Elle le
connaissait depuis longtemps.
– Holà, du calme ! On se lance sur la piste de X ? C’est quoi, cette histoire ?
– Cette tranche de vie de ma mère est comme un trou noir, Ren. J’aimerais
voir à quoi ressemble l’homme qui lui a fait tourner la tête au point qu’elle ne
puisse pas l’oublier et qu’elle s’enfuie en brisant le cœur de Howard.
– Attends, c’est juste une hypothèse. Elle a peut-être quitté l’Italie pour une
autre raison. »
Malgré la justesse de cette remarque, j’ai insisté.
« Allez, Ren ! Tu n’as pas envie de démasquer X ? Quand je pense à la façon
dont il s’est séparé d’elle, c’était ignoble, ça l’a complètement démolie. Je veux
savoir ce qu’elle lui trouvait, ça m’aidera à mieux comprendre le reste.
– Hmm… »
Après un long bâillement, Ren a laissé tomber sa tête sur mon épaule.
« Alors, tu vas m’aider ? lui ai-je demandé.
– Évidemment ! Tu veux y aller quand ?
– Le plus tôt possible. »
Sa peau était chaude et dégageait une odeur de chiot ensommeillé.
« Tu sens bon, m’a-t-il dit, comme en écho à mes pensées.
– Non, sûrement pas. J’ai couru dix kilomètres et je n’ai pas encore pris ma
douche.
– N’empêche, tu sens bon quand même. »
Apparemment le petit papillon était toujours en vie. Il était même en pleine
forme. Je me suis vite écartée.

Arrête de penser à Ren !
Je suis rentrée au cimetière en courant à toute allure. J’avais assez de soucis
en tête sans aller m’enticher bêtement d’un de mes meilleurs amis. Lequel sortait
avec une top model suédoise passablement jalouse. Sans oublier que je venais de
donner mon numéro de portable au garçon le plus sublime de la Terre.
En arrivant à la maison, j’avais le cœur prêt à exploser. Howard était assis sur
la terrasse, une tasse de café à la main, l’incarnation même du type sympa. Je
trouvais trop injuste que le cercle vicieux à la « Love stinks » l’ait amené à finir
au milieu d’un champ de tombes, seul avec ses terribles muffins et sa vieille
musique. J’avais de la peine pour lui.
« Bonjour, Lina !
– Bonjour, Howard. »
Il m’a lancé un drôle de regard. Probablement parce qu’il lisait dans le mien la
pitié que m’aurait inspirée un grand cormoran mazouté.
« J’étais chez Ren, ai-je précisé.
– Vous avez des projets pour aujourd’hui ?
– Ouais, il va passer me chercher.
– Pour aller où ?
– Euh… Sans doute déjeuner quelque part ou autre chose, je ne sais pas. »
Est-ce que je l’invite ? Non. D’autant plus qu’on n’a pas l’intention d’aller au
resto.
« Parfait, amusez-vous bien ! Et ce soir, si vous êtes partants, on pourrait aller
au cinéma ? Il y en a un en plein air pas très loin d’ici. Ils ne passent que des
films en version originale, et celui de cette semaine fait partie de mes préférés.
– Super ! » me suis-je exclamée, outrageusement enthousiaste.
Manquait plus qu’un mégaphone et un déguisement de pom-pom girl. Arrête
d’en faire des tonnes, son affreux chagrin d’amour ne date pas d’hier.
« Content que cette idée te mette tellement en joie, m’a-t-il dit, toujours en me
lorgnant d’un air perplexe. J’en parlerai à Sonia, elle voudra sûrement venir.
– Oui, d’accord. Super. »
Je suis vite rentrée dans la maison. Avant de refermer la porte, j’ai encore jeté
un regard à Howard et les larmes me sont montées direct aux yeux. Il aimait ma
mère. Ç’aurait été trop demander qu’elle l’aime en retour ?

« Piazzale Michelangelo, c’est bien ça ? m’a crié Ren.
– Ouais ! Ils m’ont dit qu’on pouvait se garer sur le parking et continuer à
pied, ce n’est pas loin. »
Le trajet n’avait pas duré longtemps. J’avais pris soin de m’asseoir presque au
bout de la selle, de sorte que je ne sois pas collée à lui. Du moins, pas en
permanence.
« Tu es sûre qu’on va nous recevoir ? m’a demandé Ren.
– Oui. Je n’ai pas de rendez-vous, mais il paraît qu’il y a toujours quelqu’un
au service des inscriptions. »
Ren a suivi une file de cars de touristes, certains aussi gros que des paquebots
de croisière. La place Michelangelo était noire de monde, on sentait que les
étrangers en voulaient pour leur argent.
« Pourquoi il y a autant de gens ? ai-je voulu savoir.
– Parce que c’est la plus belle vue de la ville. Dès que ce car aura dégagé, tu
comprendras. »
Le car a ralenti, Ren l’a doublé, et Florence m’est apparue en mode
panoramique. J’ai reconnu le Ponte Vecchio, le Palazzo Vecchio et le duomo. Je
me suis félicitée in petto. Au bout de cinq jours, j’avais déjà de solides repères.
Ren a obliqué vers un parking de la taille de ma valise et s’est trouvé une
place minuscule.
« C’est par où ? » m’a-t-il demandé, une fois sorti du dédale de voitures.
Je lui ai montré le papier où j’avais noté l’adresse.
« La secrétaire m’a dit que c’était très facile à trouver. »
Très facile, tu parles ! On a sillonné les rues du quartier, souvent les mêmes,
pendant une demi-heure, parce qu’à chaque fois qu’on demandait notre chemin,
on nous envoyait dans la direction opposée.
« Première règle avec les Italiens : ils adorent donner des renseignements,
surtout quand ils n’ont aucune idée de l’endroit que tu cherches », a grogné Ren,
qui avait tendance à se désolidariser de la population locale quand ça
l’arrangeait.
« Ils aiment bien les gestes, aussi, ai-je ajouté. Le dernier qui a voulu nous
expliquer, j’ai cru qu’il dirigeait un orchestre !
– Tu sais comment on empêche un Italien de parler ?
– Non.
– En lui ligotant les bras.
– C’est ici ! »
Je me suis arrêtée net. On avait dû passer devant à plusieurs reprises, mais
c’était la première fois que je remarquais la discrète plaque dorée à gauche de la
porte. ABAF.
« Ils auraient dû l’écrire encore plus petit, tant qu’à faire.
– Arrête de râler, Ren.
– Pardon. »
J’ai appuyé sur la sonnette. Un tintement métallique a résonné à l’intérieur,
bientôt suivi d’une voix de femme dans l’interphone.
« Pronto ? »
Ren s’est penché.
« Buon giorno. Abbiamo un appuntamento.
– Prego. Terzo piano. »
L’ouverture de la porte s’est déclenchée.
Ren s’est tourné vers moi.
« C’est au troisième étage. On fait la course ? »
D’un commun élan on s’est rués vers l’escalier, chacun essayant de pousser
l’autre au passage. Trois étages plus haut, on a débouché sur un espace d’accueil
vaste et bien éclairé. Une femme en robe bleu lavande a sursauté en nous voyant,
puis elle s’est levée de son bureau.
« Buon giorno.
– Buon giorno », ai-je renvoyé.
Après avoir jeté un coup d’œil à mes baskets, elle a embrayé en anglais.
« C’est vous qui avez téléphoné pour un entretien avec le responsable des
inscriptions ?
– J’ai gagné, m’a glissé Ren à voix basse.
– Pas du tout. »
J’ai repris ma respiration et avancé d’un pas.
« Oui, c’est moi qui ai appelé. J’aurais aimé avoir des renseignements sur une
de vos anciennes élèves.
– Pardon ?
– Ma mère a suivi ses études ici il y a environ dix-sept ans, et j’essaie de
retrouver la trace d’une de ses amies de classe.
– Je regrette, je ne peux communiquer aucune information personnelle, a
répliqué la dame, l’air offusqué.
– J’ai juste besoin de son nom de famille.
– Je vous le répète, je ne peux rien pour vous. »
Argh.
« Et le signore Petrucione ? s’est risqué Ren. Pourrait-il nous aider ?
– Signore Petrucione ? (La femme a croisé les bras.) Vous le connaissez ? »
J’ai hoché la tête.
« Ma mère le connaissait bien, c’est lui qui était directeur de l’académie à
l’époque. »
Après nous avoir toisés de toute sa hauteur, elle a tourné les talons et disparu
dans un couloir.
« Un vrai rayon de soleil, a commenté Ren. Tu crois qu’on va la revoir ?
– Espérons-le. »
Quelques minutes plus tard, elle est effectivement revenue, suivie d’un vieux
monsieur à la démarche énergique. Son costume bien coupé et sa cravate
rivalisaient d’élégance avec sa chevelure blanche. Quand il m’a vue, il a pilé net.
« Non è possibile ! »
J’ai coulé un regard à Ren.
« Euh, bonjour. Vous êtes le signore Petrucione ? »
Il a cligné des paupières.
« Oui. Et vous êtes…
– Lina. Ma mère a fait ses études ici et…
– La fille de Hadley !
– … Oui.
– Pendant un bref instant, j’ai cru voir un mirage. »
Il m’a tendu la main.
« Quelle surprise ! Violetta, savez-vous qui est la mère de cette jeune fille ?
– Non, a rétorqué d’une voix plate ladite Violetta, peu disposée à se laisser
impressionner.
Hadley Emerson. »
Sa bouche s’est arrondie en un « O » parfait.
« Suis-moi, Lina, m’a dit le signore Petrucione. Et toi aussi, bien entendu », a-
t-il ajouté en se tournant vers Ren.
Il nous a précédés dans le couloir, puis introduits dans un bureau encombré de
milliers de photographies. Il s’est assis et nous a invités à faire pareil. J’ai failli
m’asseoir sur une boîte de négatifs.
« Je suis profondément peiné pour ta mère, Lina. C’est une perte tragique. Pas
seulement pour le monde de l’art. C’était une femme merveilleuse.
– Merci, ai-je murmuré en inclinant la tête.
– Qui est ce jeune homme ? m’a-t-il demandé en désignant Ren.
– Mon ami Lorenzo.
– Enchanté, Lorenzo.
– Moi de même, monsieur. »
Petrucione s’est penché en avant, les coudes plantés sur son bureau.
« C’est formidable que tu sois venue visiter Florence. Et encore plus
formidable de te voir à l’ABAF. Violetta m’a dit que tu voulais te renseigner sur
une ancienne amie de Hadley ?
– Oui. Je… Je sais que ma mère s’est beaucoup plu dans cette école, et
j’aimerais en savoir davantage sur sa vie d’étudiante. J’espérais qu’une amie de
classe pourrait…
– Mais bien sûr ! Tu as quelqu’un en tête ?
– Une certaine Francesca. Elle était en section “mode”.
– Francesca Bernardi. Je me souviens de tous mes élèves. Elle aussi s’est fait
un nom dans la photographie. Vogue Italia lui a consacré une double page au
printemps dernier ! »
Il a marqué une pause, tout en pianotant sur le bois verni de la table.
« Je vais demander à Violetta de consulter les dossiers des anciens étudiants,
je reviens tout de suite. »
Il est sorti en trombe, laissant la porte légèrement entrouverte.
« Il a quel âge, ce type ? a chuchoté Ren. D’après ta mère, il avait déjà deux
cents ans quand elle était ici.
– Ouais, c’est vrai. Alors ça doit lui faire dans les deux cent dix-sept ans ?
– Au moins ! Et super dynamique en plus ! Il ferait mieux de freiner sur les
expressos.
– Est-ce que je lui parle de X ? L’école n’est pas au courant de leur aventure,
mais je pourrais demander si quelqu’un a démissionné au cours du second
semestre, cette année-là ?
– Oui. Bonne idée. »
En parcourant les murs, mes yeux se sont arrêtés sur le portrait d’une vieille
femme qui regardait droit dans l’objectif. Je m’en suis approchée.
« C’est ma mère qui a pris cette photo.
– Comment tu le sais ?
– Je le sais, c’est tout. »
Petrucione a déboulé dans le bureau.
« Ah ! Tu as trouvé la photo de ta mère, à ce que je vois.
– Je connais bien son travail. »
Petit pincement au cœur en prononçant ces mots.
« Effectivement, son style est unique. Elle avait un véritable don pour les
portraits. »
Il m’a tendu une feuille, et on s’est rassis.
« Je t’ai noté le nom complet de Francesca ainsi que son numéro de téléphone
professionnel. Je suis sûr qu’elle sera ravie de te parler.
– Vous m’êtes d’une grande aide, merci infiniment.
– De rien, Lina », m’a-t-il répondu avec un sourire bienveillant.
Au lieu de prendre congé de lui maintenant que j’avais l’info désirée, j’ai
soudain eu envie de m’attarder un peu.
« Comment était ma mère quand elle était ici ?
– Un point d’exclamation personnifié, m’a appris le directeur en élargissant
son sourire. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi enthousiaste. Cette école est très
sélective, mais il nous arrive souvent d’avoir des “corps flottants” : c’est ainsi
que nous appelons les étudiants assez doués pour avoir été sélectionnés, mais qui
manquent cruellement d’ardeur. Ta mère était tout le contraire. Elle était douée –
incroyablement douée, même – mais elle était aussi très motivée. La motivation,
c’est une partie essentielle de l’équation. Même avec moins de talent, ta mère
aurait réussi grâce à sa seule motivation. (Il s’est interrompu, un sourire songeur
aux lèvres.) Elle faisait l’unanimité, tout le monde l’aimait. Un jour, elle m’a
joué un sacré tour. J’avais donné un thème de devoir à mes étudiants tout en les
avertissant qu’ils auraient zéro illico s’ils choisissaient le Ponte Vecchio. Ce
pont, je l’ai vu si souvent qu’il me sort par tous les pores de la peau. Bref, ta
mère a pris une photo du Ponte Vecchio sous un angle très abstrait. Quand elle
me l’a montrée, j’ai trouvé cette photo magnifique, bien entendu. C’est
seulement après qu’elle m’a dit de quoi il s’agissait. »
Il s’est mis à rire en secouant la tête.
J’ai senti monter en moi une délicieuse bulle de chaleur. J’adorais écouter les
anecdotes de ceux qui avaient bien connu ma mère. C’était un peu comme si je
lui avais tenu la main, l’espace d’une infime seconde.
Ren a capté mon regard et articulé : « X ».
Ah oui. J’ai pris mon courage à deux mains.
« Monsieur Petrucione, je peux vous poser une dernière question ?
– Prego.
– Ma mère m’a dit que… qu’un professeur ou qu’un membre de l’académie
avait démissionné au cours du deuxième semestre, quand elle était ici. Vous
voyez de qui elle parlait ? »
Les bonnes ondes qui circulaient dans la pièce se sont évaporées
immédiatement. Pffff ! Petrucione a pris un air dégoûté, comme si on lui avait
présenté une assiette de crottes de chien.
« Non… Ça ne me dit rien. »
Avec Ren, on a échangé un coup d’œil.
« Vous êtes sûr ?
– Absolument. »
J’ai changé de position avant de pousser le bouchon un peu plus loin.
« Il n’est peut-être pas resté très longtemps dans cette école ? J’ai entendu dire
qu’il avait trouvé un autre poste à Rome et… »
Le directeur m’a interrompue d’un geste autoritaire.
« Les universitaires vont et viennent en permanence, je ne peux pas tous les
mémoriser, tu comprends ? En tout cas, j’ai été content de faire ta connaissance,
Lina. Si tu repasses à Florence, n’hésite pas à venir me dire bonjour. »
Son ton était encore aimable mais ferme. Ferme et définitif.
Il ne lâcherait pas un mot sur X.
« Entendu, merci encore », ai-je répondu en me levant.
Quand on est repassés devant le bureau d’accueil, Violetta s’est quasi mise au
garde-à-vous.
« Je suis très honorée de votre visite et ravie d’avoir pu vous être utile, nous a-
t-elle dit avec un sourire aussi large que l’Arno. Très bonne journée à vous deux.
– Euh… À vous aussi. »
Sitôt la porte refermée derrière nous, Ren a haussé un sourcil.
« C’était quoi, ce cinéma ? »
Chapitre 17

« Petrucione a très bien compris de qui je parlais. Tu l’as remarqué, non ?


– Oui, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure, a renchéri Ren.
D’autant plus qu’il s’était vanté cinq minutes plus tôt de ne jamais oublier un
nom. Il ne veut rien dire, voilà tout.
– Espérons qu’on aura plus de chance avec Francesca. » J’ai tapé son numéro,
puis plaqué la main sur le haut-parleur.
« Ça sonne.
– Pronto ? »
Une voix d’homme.
« Euh… Francesca Bernardi ? »
Il a répondu à mille à l’heure en italien.
« Fr… Francesca Bernardi ? » ai-je répété.
Il a émis un claquement de langue agacé avant de me transférer sur une autre
ligne. Cette fois, une femme à la voix enrouée par le tabac m’a répondu.
« Pronto ?
– Bonjour. Francesca ?
– Si ?
– Je m’appelle Carolina. Vous ne me connaissez pas, mais vous étiez amie
avec ma mère. Hadley Emerson. »
Gros silence. J’ai tourné la tête vers Ren en faisant la grimace.
« Carolina…, a-t-elle enfin soufflé lentement. Quelle surprise. Oui, ta mère et
moi, on était très amies. »
Mon pouls s’est accéléré.
« J’aimerais en apprendre un peu plus sur son passé, son séjour à Florence…
Vous étiez sa colocataire, n’est-ce pas ?
– Oui. Et je n’ai jamais vécu avec quelqu’un d’aussi désordonné ! J’ai cru que
j’allais finir étouffée dans tout son bazar.
– Oui… je connais le problème. Est-ce que je peux vous poser quelques
questions sur elle et sa vie ici ?
– Bien sûr. Mais je ne pense pas être la bonne personne, je ne suis plus en
contact avec elle depuis des lustres.
– Oui, mais… »
J’hésitais. Je ne savais jamais comment annoncer la nouvelle aux gens. C’était
comme ouvrir un barrage, impossible de prévoir ce qu’on allait déclencher.
« Elle est décédée. Il y a un peu plus de six mois. »
J’ai entendu Francesca étouffer un cri.
« Non ci posso credere. De… de quoi est-elle morte ?
– Cancer du pancréas. Ça a été rapide.
– Oh, la pauvre chérie. Era troppo giovane, veramente. À la fin de ses études,
elle a quitté le Vieux Continent pour rejoindre le Nouveau Monde et aucun de
nous ne l’a revue par la suite.
– Est-ce que… (nouvelle hésitation, nouvelle grimace)… vous vous rappelez
si elle avait un amoureux ?
– Oh là là, la vie sentimentale de Hadley ! Un véritable roman. Ta mère était
amoureuse, en effet, et la moitié de Florence devait être amoureuse d’elle. J’ai
toujours su, et les autres aussi, quel homme lui aurait convenu à merveille. Mais
c’est Matteo qui lui a fait tourner la tête. Il a tout fichu en l’air.
– Matteo ? » ai-je croassé, totalement éberluée.
Je n’avais même pas eu à finasser pour que Francesca lâche le nom.
Ren m’a lancé un regard vif.
« Oui, un de nos profs, a poursuivi Francesca avec amertume. Il a causé
beaucoup de dégâts. Après leur séparation, Hadley était complètement paumée.
Et elle n’était pas la seule victime… »
Elle a laissé sa phrase en suspens.
« J’ai l’impression de sortir de vieux secrets du placard.
– Et le nom de famille de Matteo, vous vous en souvenez ?
– Attends un peu. Rossi, je crois. Oui, c’est ça. Matteo Rossi. Mais je ne vois
pas pourquoi je te parle de lui, c’est un type sans intérêt. J’aurais voulu sauver ta
mère de ses griffes, mais elle était totalement sous le charme. D’ailleurs il était
charmant, bel homme, cultivé. Mais manipulateur en diable. Capable de
s’approprier le talent des autres sans aucun scrupule. Le scandale a éclaté quand
il a été viré de l’ABAF.
– Viré ! »
C’est ce qu’il appelait « laisser libre cours à sa créativité » ?
« Oui, m’a confirmé Francesca. Mais c’est du passé, tout ça. Tu sais qui tu
devrais aller voir ? Howard Mercer. Il faisait partie de notre bande, et ta mère et
lui étaient très proches. Il travaille au cimetière militaire près de Florence. Tu
veux son numéro de téléphone ?
– Non, c’est bon, ai-je refusé en toute hâte. Ce Matteo Rossi, vous savez où il
habite maintenant ?
– Absolument pas. Et c’est aussi bien. Mais parle-moi de toi, Carolina. Quel
âge as-tu ? J’ai une fille, moi aussi.
– J’ai seize ans.
– Seize ans ! Hadley était trop jeune pour avoir une fille aussi grande. Attends,
tu serais donc née en… »
Ses mots se tarirent.
« Aspetta. Seize ans ?
– Euh, oui. »
Sa voix s’est durcie.
« Est-ce que tu m’appelles pour…
– Excusez-moi, il faut que je parte, l’ai-je interrompue. Merci de votre aide. »
J’ai vite appuyé sur la touche « raccrocher ».
Ren, qui s’était penché sur moi pour essayer de capter la discussion, a reculé
en me lançant un « Alors ? » impatient.
« Elle a fini par se douter de l’identité de mon père. Apparemment, elle est
toujours en contact avec Howard, je n’ai pas envie que notre conversation lui
revienne aux oreilles.
– Et X, c’est qui ?
– Le professeur Matteo Rossi ! ai-je annoncé d’une voix triomphale. Il ne
reste plus qu’à le trouver. »

J’ai eu un choc en entrant dans un café Internet du quartier. Je m’attendais à
trouver des cappuccinos sur toutes les tables ainsi qu’une corbeille géante de
cannoli dans un coin, mais l’endroit était juste équipé de quelques ordinateurs
antiques devant lesquels des gens avides d’effacer leur courrier indésirable
faisaient la queue en tirant la tronche. Bonjour l’ambiance.
Ren s’est balancé d’un pied sur l’autre.
« Tu ne crois pas qu’on ferait mieux de rentrer et de regarder ça sur mon
ordi ?
– Non. Je préfère m’en occuper tout de suite. » Mon téléphone s’est mis à
sonner.

Demain : soirée chez une amie qui fête son diplôme. Musique,
boissons, feu d’artifice… Ça te dit de venir avec moi ?
Thomas


Contrairement à ce que je pensais, ce message n’a pas déclenché une envolée
de papillons dans mon ventre. À peine le volettement d’un moucheron. J’ai
observé Ren à la dérobée. Ressaisis-toi, Lina ! Pourquoi est-ce que je le trouvais
aussi craquant aujourd’hui ? Juste parce qu’il était le seul à me soutenir dans
cette stupide chasse au dahu ?
« C’est qui ? a-t-il vouloir savoir.
– Personne.
– Écoute, Lina… »
Sa bouche s’est incurvée en un pli soucieux qui l’a rendu encore plus mignon.
Non, non, pas mignon du tout.
« … Manifestement, Petrucione ne veut rien dévoiler au sujet de Matteo, et
Francesca ne peut pas le sentir. On continue les recherches, tu es sûre ?
Attention : tu risques de tomber sur un connard.
– Je ne me fais aucune illusion, rassure-toi. Mais je tiens à le voir. Il a joué un
rôle important dans la vie de ma mère et je suis persuadée qu’elle voulait que je
découvre ce mystérieux personnage. Sinon, pourquoi elle m’aurait envoyé son
journal ? La clé de l’histoire, c’est lui. »
Ren a hoché la tête sans conviction.
« Soit. Mais Matteo Rossi, c’est un nom très fréquent. Un peu comme si tu
recherchais Steve Smith aux États-Unis.
– On y arrivera, ai-je affirmé avec confiance. C’est notre jour de chance :
d’abord on trouve l’école…
– Un miracle.
– … et une fois sur place, tu as un trait de génie en mentionnant Petrucione.
Sans ça, Violetta nous aurait jetés dehors, c’est évident. Oh, regarde ! »
Un ordinateur venait de se libérer. Je me suis précipitée dessus, et on s’est tous
les deux tassés sur la chaise.
« Tu veux que je lance une recherche en italien ? m’a proposé Ren.
– D’accord. Aux dernières nouvelles, il vivait à Rome. Il y est peut-être
toujours ?
– Je formule ça comment ? »
J’ai sorti le cahier de mon sac et je l’ai feuilleté rapidement.
« Matteo Rossi Académie des beaux-arts Florence ? Photographe Rome
Italie ? Tu n’as qu’à faire un mix de tout ça. »
Après avoir entré ces indications, Ren a fait défiler la liste des résultats
obtenus. J’ai tenté d’y comprendre quelque chose mais, sur les cinq phrases
d’italien à ma disposition, pas une n’est apparue sur l’écran.
« Rien. Rien. Rien… Ah ? Intéressant.
– Quoi ? »
Il a cliqué sur un lien.
« On dirait une pub. En anglais. »

Le célèbre photographe et galeriste, Matteo Rossi, vous propose


des circuits « Découverte de Rome » qui bouleverseront votre vision
du monde. Ateliers photo toute l’année. Avec Rossi, votre hobby
s’élèvera au rang de l’art.


« Génial, Ren ! C’est lui, c’est forcément lui.
– Allons sur son site. »
La connexion ramait, ça n’en finissait pas.
« Allez ! Dépêche ! ai-je râlé.
– Pazienza, Lina. »
La page est enfin apparue. Un fond monochrome, barré dans le haut d’une
large bande dorée où s’inscrivaient la devise de la maison : L’ITALIE À
TRAVERS L’OBJECTIF.
Je me suis emparée de la souris et j’ai déroulé des kilomètres de texte, chaque
paragraphe étant offert en version anglaise et italienne. Un baratin prétentieux
promettant bonheur et succès à tous ceux qui auraient payé une blinde pour avoir
le droit de s’asseoir aux pieds de Matteo Rossi. Ce type était imbuvable.
Ren a pointé l’index sur un lien en bas de page.
« Biographie. Va voir. »
J’ai cliqué, on a de nouveau attendu des siècles, des années-lumière.
Finalement, une photo en noir et blanc du personnage a fait surface. Je me suis
penchée pour l’examiner de plus près.
Et c’est là que j’ai failli m’étrangler.
Chapitre 18

J’avais l’impression d’avoir sur le dos un de ces pulls en laine tricotés main
que m’envoyait ma grand-tante à chaque Noël. J’avais trop chaud, ça me grattait,
j’étouffais.
D’une main tremblante, j’ai réussi à cliquer pour agrandir l’image. Peau mate.
Yeux foncés. Cheveux courts et copieusement enduits de gel afin de dompter
leur nature rebelle.
Ça m’a tout de suite parlé.
« Oh mon Dieu. OmonDieuomonDieuomonDieu ! Je crois que je vais
vomir. »
J’ai voulu me lever, mais la pièce s’est mise à tourner. Ren m’a retenue de
justesse et m’a reposée sur la chaise.
« Tout va bien, Lina, tout va bien. »
J’ai cru qu’il parlait sous l’eau.
« C’est juste une coïncidence. Tu es le portrait de ta mère, tout le monde le dit.
– Ren, elle ne m’a jamais dit qu’il était mon père.
– Quoi ?
– Ma mère ne m’a jamais dit que Howard était mon père. D’après ce qu’elle
m’a raconté, elle le considérait comme son meilleur ami, point barre.
– Davvero ? s’est exclamé Ren en écarquillant les yeux. Alors qu’est-ce qui
t’a mis cette idée en tête ?
– Ma grand-mère. C’est elle qui m’a dit que j’étais la fille de Howard. Ma
mère n’en a jamais parlé, sans doute pour que je ne sois pas remontée contre lui
et que je lui laisse une chance. »
J’ai posé une main sur mon cœur, qui cognait dans ma cage thoracique comme
pour tenter d’en sortir.
« Je ne lui ressemble pas du tout, ça crève les yeux. Par contre, regarde,
Ren. »
Nos deux regards se sont focalisés sur l’écran.
« Il y a sûrement une explication. Peut-être que… »
Il n’a pas achevé sa phrase. Pas de place pour un « peut-être ».
« Depuis que je suis ici, tout le monde me dit que j’ai le type italien. Et toi
aussi, le jour de notre rencontre. Punaise, je suis italienne, Ren. Je suis italienne !
– À moitié seulement. Et puis calme-toi, ce n’est quand même pas la honte !
– Tu crois qu’il sait ? Tu crois que Howard sait la vérité ?
– Sans doute… Le contraire serait étonnant, non ?
– Alors pourquoi il me présente toujours comme sa fille ? Oh, noooon… »
Je me suis pris la tête à deux mains.
« Le soir de la fête chez Elena, il a reçu de vagues amis et j’en ai entendu un
demander si j’étais la fille de la photographe. Howard a répondu “oui”. Sans
préciser que j’étais aussi la sienne par la même occasion.
– Mais la première fois, il s’est présenté à moi comme étant ton père. Et c’est
aussi le sentiment de Sonia, non ?
– Conclusion : soit ils mentent, soit ils en sont vraiment convaincus. Ren, tu
crois que ma mère le savait ? C’est pour ça qu’elle m’a envoyé son journal ?
Pour que j’apprenne la vérité à l’insu des autres ? »
Ren a fait la moue.
« Quel intérêt ? Ça me paraît un peu… »
Tordu ? Égoïste ? Au choix.
« Je ne sais plus quoi penser. Depuis que je lis ce journal, je me dis souvent
que je ne la connaissais pas du tout, en fait. »
De nouveau, la photo a attiré mon regard.
« Hier soir, je me suis fait la réflexion que Howard et elle avaient dû se mettre
en couple assez vite, parce que je suis née en janvier. En réalité, elle devait déjà
être enceinte quand elle s’est installée chez lui.
– Bon. Et maintenant, on fait quoi ?
– On téléphone à Matteo. Je tiens absolument à le rencontrer.
– Ouh là ! Ça ne me paraît pas une bonne idée, Lina. Tu ferais peut-être mieux
d’aller parler à Howard d’abord. Ou du moins de terminer le journal.
Ren, s’il te plaît ! Je pense que ma mère approuverait cette démarche. En plus,
je ne me vois pas affronter Howard tout de suite. Laisse-moi un peu de temps.
C’est le numéro de Matteo, là ? »
J’ai attrapé mon portable mais j’étais si nerveuse que je n’ai pas pu taper les
chiffres.
« Laisse, je m’en charge, m’a proposé Ren. J’appelle la galerie ?
– Oui. Voir si elle est ouverte. Comment on va s’y rendre ? En scooter ?
– Non, en train. Il y en a plusieurs par jour. »
Il a collé le téléphone à son oreille. Ça sonnait.

Ren a foncé vers la gare pendant que je m’accrochais à lui comme un singe
tétanisé. On avait consulté les horaires en ligne et trouvé un express qui partait
vingt-six minutes plus tard. On a fait le trajet en vingt-quatre.
« Ouf ! On y est », ai-je haleté, à bout de souffle.
Ren s’est écroulé sur une place libre.
« Je… je n’ai j… jamais couru aussi vite de ma vie.
– Et… et si on l’avait raté ?
– On aurait pris le suivant, mais celui-ci est plus rapide. Et on a intérêt à faire
vite : si mes parents apprennent que je t’ai emmenée à Rome pour rencontrer un
type venu de nulle part, je suis mort. Et Howard me jettera dans une cuve d’huile
bouillante.
– Matteo ne sort pas de nulle part. Quant à Howard… Oh, c’est trop affreux !
Non seulement ma mère lui a brisé le cœur, en plus il va découvrir qu’il n’a plus
de fille ! »
Une annonce à fracasser les tympans a retenti dans la gare. On s’est bouché
les oreilles le temps que ça passe et, peu après, le train s’est ébranlé. On y est.
On y est presque.
« Tu as le cahier, hein ? m’a demandé Ren.
– Oui. Je vais en profiter pour le lire. On arrive dans combien de temps ?
– Une heure et demie. Dépêche-toi. »
Il a posé les pieds sur le siège d’en face, puis s’est avachi sur le sien en
fermant les yeux.
« Ren ?
– Ouais…
– Je t’assure qu’en temps normal je suis plus calme.
– Ça m’étonnerait. »

Le 9 MAI
Bientôt la fin du semestre. Gianni et Alessio sont déjà partis. Ils
ont tous les deux trouvé un job à Naples. Dans le même musée.
Heureusement qu’ils n’ont pas eu à se séparer. Avec qui ils se
seraient chamaillés, sinon ? Adrienne s’en est allée aussi. Sans dire
au revoir.

Maintenant que notre bande se résume à trois personnes, on passe
tellement de temps ensemble, Francesca, Howard et moi, qu’on a
même proposé à Howard d’économiser son loyer et de venir habiter
chez nous. (On plaisantait, bien sûr.) Les cours sont terminés, mais
on a encore deux semaines devant nous pour boucler notre mémoire.

J’ai l’impression d’être arrivée à la fin d’une époque. Cette année
m’a offert les plus beaux moments de ma vie, mais aussi les pires.
Aucune nouvelle de X depuis nos adieux à la gare. Les cicatrices se
referment, mais je continue à me poser la même question : comment
notre relation a-t-elle pu compter autant pour moi et si peu pour lui ?

Le 12 MAI
Ces dernières semaines, Howard et moi avons loué une voiture et
entraîné Francesca à nous suivre dans les collines toscanes. On a
chacun notre spécialité : Howard fait office de pilote et de DJ,
j’assure la lecture à voix haute d’un récit de voyage, et Francesca
passe son temps à râler sur la banquette arrière. Je suis contente
d’être avec eux, on s’amuse bien. Parfois, j’en arrive même à
oublier X.

Le 13 MAI
Un photographe de mode très connu a proposé un poste
d’assistante à Francesca. Si elle accepte (et elle acceptera), elle
partira pour Rome dans moins d’un mois. Howard s’est rendu à
plusieurs entretiens d’embauche, lui aussi. Il se déclare prêt à
accepter presque n’importe quoi pour pouvoir rester en Italie. Un
gardien d’immeuble agrégé d’histoire de l’art, ça tente quelqu’un ?
On a toujours été sur la même longueur d’onde, Howard et moi.
Alors que les autres se plaignaient du nombre de touristes et du coût
de la vie à Florence, on était les seuls à remarquer les vitraux d’une
église tout en testant les parfums de glace les plus bizarres au fil de
nos déambulations.

Je l’avoue, j’aime profondément Florence, mais elle est devenue
pour moi une ville triste. Chaque fois que je passe devant un endroit
où nous étions allés, X et moi, j’ai l’impression d’entendre l’écho de
nos conversations. La soudaineté de cette rupture me sidère encore.
L’école avait-elle découvert le pot aux roses ? Peu importe.

Le 14 MAI
Plus qu’une semaine avant l’examen. Petrucione m’a conseillé
deux ou trois écoles d’art spécialisées dans le portrait photo. Selon
lui, je suis sûre d’être acceptée si je me constitue un book solide.
J’essaie de me montrer aussi enthousiaste que je devrais l’être. Je
me sens prête à aller de l’avant, et en même temps je n’ai pas envie
de quitter Florence.

Le 15 MAI
Howard doit en avoir marre que je le néglige pour bosser sur mon
book, parce qu’il m’a kidnappée à la sortie du studio et m’a
emmenée au cimetière américain où il travaille en tant que bénévole
depuis quelques mois (ajouter la Seconde Guerre mondiale à son
CV) et dont il pourrait bien devenir le surintendant si sa candidature
est validée. L’ancien directeur, victime d’une crise cardiaque, a
laissé le poste vacant et les autorités sont impatientes de lui trouver
un successeur. À mon avis, Howard est parfait pour l’emploi, et un
cimetière parfait pour lui. Il prétend qu’il a peu de chances d’être
pris, il s’efforce de jouer les désinvoltes, mais je sens que cette place
le tente énormément.

Le 18 MAI
Qu’est-ce qui m’arrive ? Il y a des jours où je suis en pleine
forme, et d’autres où je suis tellement émotive que je pleure pour un
oui ou pour un non. En général je travaille tard le soir, et malgré tout
je n’arrive pas à trouver le sommeil. Dès que je ferme les yeux je
repense à X et je me revois sur le quai de la gare de Rome. Je sais
que je devrais tourner la page mais j’aurais aimé qu’on ait une
dernière conversation. J’ai tenté de l’appeler dans un moment de
faiblesse, il n’a pas répondu. C’est sans doute mieux ainsi, mais sur
le coup j’ai été horriblement déçue.

Le 20 MAI
Howard a décroché le poste ! Pour fêter ça, Francesca et moi
l’avons emmené dans sa pizzeria préférée. Après le dîner, il nous a
raccompagnées chez nous. Francesca s’est engouffrée dans la cage
d’escalier, me laissant seule sur le trottoir avec Howard. Au lieu de
me dire au revoir il s’est mis à bafouiller, puis il m’a proposé à
brûle-pourpoint de venir habiter chez lui jusqu’à la fin de l’été. Pour
lui, le plan est simplissime : je m’installe dans la chambre d’amis, je
finalise mes demandes d’inscription dans le supérieur et je profite
encore à fond de Florence. Une offre pareille, ça ne se refuse pas !

Le 22 MAI
Dernière journée d’étudiante à l’ABAF. Je vais m’accorder un
week-end de détente avant d’attaquer mon boulot d’assistante lundi
matin.
Avec Francesca on a passé l’après-midi à faire nos bagages. C’est
bête à dire, mais mon matelas en carton va me manquer et les
bruyants clients de la boulangerie aussi. Tant de bons souvenirs me
rattachent à cet appartement !

Francesca est partie il y a une heure. Son stage débute dans deux
semaines, mais elle va voir ses parents avant. Je l’ai aidée à
descendre ses neuf sacs et on s’est embrassées devant la porte. Elle
prétend qu’elle ne pleure jamais, mais j’ai remarqué que son
mascara bavait un peu quand on s’est séparées. J’espère qu’elle
tiendra parole et qu’elle viendra bientôt nous rendre visite, à
Howard et moi.

Le 24 MAI
Ça y est, c’est officiel : je suis désormais résidente du Cimetière
et Mémorial américain de Florence. Lestress de fin de semestre m’a
épuisée car j’ai eu du mal à sortir du lit. Comme l’ex-surintendant a
laissé la maison entièrement meublée, Howard a pu se mettre
immédiatement au travail. La chambre d’amis est parfaite et mon
colocataire ne voit pas d’inconvénient à ce que je tapisse les murs de
photos.

Le 26 MAI
Ce cimetière est fabuleux. À mes heures perdues, je me promène
au milieu des tombes. Le mur des Disparus est très impressionnant.
Tous ces hommes qui ont vécu, combattu, aimé, maintenant réduits
à de simples noms sur une plaque de marbre. Pendant que je le
prenais en photo sous tous les angles, Sonia, l’assistante de Howard,
est venue me rejoindre et on a bavardé un bon moment. C’est une
femme charmante. Fine, intelligente, impliquée à fond dans son
boulot. À l’image de Howard.

Le 30 MAI
Semaine divine. Avec Howard, on se retrouve après le travail et
on se fait la cuisine, ensuite on regarde un vieux film ou on va se
balader. Le rêve. Sonia vient passer la soirée à la maison de temps
en temps. On joue aux cartes ou on discute tout simplement. C’est
curieux. Pendant longtemps j’ai eu le sentiment d’être en quête de
quelque chose, je ne saurais pas expliquer quoi. La vague
impression de ne pas être à ma place. À présent je crois que je l’ai
trouvée. J’ignore si c’est dû au calme environnant, à la présence de
Howard ou à tout le temps libre que je peux consacrer à la photo,
mais je ne me suis jamais sentie aussi détendue. Cet endroit est
incroyablement apaisant.

Le 31 MAI
Ce matin j’ai montré quelques photos du cimetière à Petrucione.
De l’angle nord-ouest, on a une vue d’ensemble magnifique. Je l’ai
prise à différents moments de la journée. Les variations de lumière
et de couleurs à mesure que les heures s’écoulent sont étonnantes.

Vivre dans un cimetière me fait souvent penser à la mort. C’est
logique, j’imagine. Il y règne un ordre, une sérénité qui n’existent
pas dans la vraie vie. Je trouve ça très réconfortant. La beauté de la
mort, peut-être. Il n’y a plus rien qui traîne. Tout est scellé.
Définitivement.


Scellé définitivement.
J’ai grogné tout haut. C’était faux. Quand on s’en va en laissant des secrets, ça
n’a rien de définitif.
« Qu’est-ce qui se passe ? s’est enquis Ren en ouvrant un œil. Du neuf ?
– Elle est venue habiter au cimetière avec Howard. En tout bien tout honneur.
Elle devait déjà être enceinte à ce moment-là. Enceinte de Matteo.
– Je peux lire ? »
Je lui ai tendu le cahier, après quoi je me suis carrée dans mon siège et j’ai
regardé le paysage par la fenêtre. On roulait au milieu d’une véritable carte
postale : du vert partout, des collines qui moutonnaient à perte de vue. C’était
beau à pleurer.
Pourquoi me révéler les choses de cette façon ?
Chapitre 19

Quand le train est entré en gare, j’étais si nerveuse qu’à moi seule j’aurais pu
alimenter une île en électricité. Les autres voyageurs prenaient gentiment leur
temps pour ranger leurs magazines ou leurs petites affaires, enfiler leur veste,
refaire un lacet de chaussure. Moi, je trépignais d’impatience dans l’allée
centrale.
Ren m’a donné un petit coup d’épaule.
« Tu es toujours décidée ?
– Plus que jamais.
– Bon. Dès qu’on sera descendus, on fonce pour dépasser les autres. Si on
arrive à choper un taxi, on y sera en dix minutes. »
Dix minutes.
Les traînards ont fini par avancer et on a sauté sur le quai. La gare était
gigantesque, encore plus bondée que celle de Florence.
« Par où ? » ai-je demandé à Ren.
Il a pivoté à cent quatre-vingts degrés.
« Euh… par là, je crois… Ouais, c’est ça. Prête à courir ?
– Oui. »
Il m’a prise par la main et entraînée à toute allure, zigzaguant entre les gens
comme pour éviter une succession de pièges dans un jeu vidéo. Dix minutes.
Dans dix minutes, ma vie allait changer. Encore une fois. À quand des jours
normaux, bien barbants ?
Une file de taxis attendait devant la gare. On a pris le premier de libre. Notre
chauffeur avait une grosse moustache et une grave addiction à l’eau de Cologne.
Ren lui a lu l’adresse.
« Dieci minuti, a évalué le bonhomme.
– Dix minutes », m’a traduit Ren.
Respire, Lina. Respire. Respire. Il me tenait encore la main.

Conseil de sagesse : sauf en cas d’extrême nécessité – par exemple, si tu es
pourchassée par une armée de singes-araignées enragés ou si tu as fugué afin de
retrouver ton mystérieux père – ne monte jamais, jamais dans un taxi italien.
Jamais.
« Ren, ce type va nous tuer, ai-je chuchoté sur la banquette arrière.
– Tu crois ? Jusqu’à maintenant on n’a évité que deux collisions frontales et
trois accrochages.
– Dove hai imparato a guidare ? » a aboyé le moustachu à un autre
conducteur.
Il a passé le bras au dehors et fait un geste que je n’avais jamais vu mais dont
j’ai tout de suite saisi l’essentiel.
« Toute ma vie est en train de défiler devant mes yeux, ai-je lâché.
– C’est bien ?
– Ouais, super excitant.
– La mienne aussi. Surtout depuis que tu m’as poursuivi jusqu’en haut de la
colline il y a cinq jours.
– Je ne t’ai pas poursuivi, j’essayais de t’éviter au contraire !
– Ah oui ? Pour quelle raison ?
– De peur qu’on soit gênés. D’ailleurs, on l’était. »
Grand sourire de Ren.
« Et regarde-nous maintenant. Nos dernières secondes de vie sur Terre, on les
passe ensemble ! »
Après un virage sur les chapeaux de roues, le chauffeur s’est engagé dans une
rue, puis a freiné brusquement. Ren a roulé sur le plancher, je me suis écrasée sur
le dossier du siège avant.
« Aïïïïeee ! J’ai encore un nez ?
– Un peu aplati, ouais.
– Siamo arrivati ! » a claironné Moustache.
Il nous a regardés dans son rétroviseur en pointant le compteur.
« Diciasette euro. »
J’ai pêché un billet au fond de mon sac. À la seconde même où on a claqué
nos portières, le taxi a redémarré dans un crissement de pneus, puis s’est
propulsé dans la circulation, obligeant quatre autres voitures à piler net et ajouter
leur contribution au grand orchestre de klaxons.
« On devrait lui retirer son permis, ai-je soufflé, encore sous le choc.
– Oh, ils sont tous pareils, a modéré Ren. Je dirais même que celui-là était
plutôt mieux que les autres. Tiens, voici la galerie. »
J’ai examiné les caractères dorés sur la porte d’un immeuble en pierre grise :

ROSSI GALLERIA E SCUOLA DI FOTOGRAFIA GALERIE ET ÉCOLE DE
PHOTOGRAPHIE ROSSI

Rossi. Lina Rossi. C’était ça, mon vrai nom ? Merde, il y avait un R, je ne
serais même pas fichue de le prononcer correctement.
« Allez. »
Avant que mes nerfs lâchent, je me suis avancée et j’ai sonné.
« Prego », a répondu une voix d’homme (Matteo ?) dans l’interphone.
La porte s’est ouverte avec un déclic sonore.
« Prêt ? ai-je demandé à Ren.
– Ce n’est pas moi qui compte. Tu te sens prête, toi ?
– Non. »
Machinalement j’ai poussé la porte et pénétré dans un grand hall d’accueil
circulaire, entièrement carrelé, et éclairé par un lustre monumental qui évoquait
une étrange méduse dotée de filaments lumineux. Un homme en cravate et
chemise à manches longues trônait derrière un bureau argenté très design. Blond,
physique d’Américain. Tout le contraire de Matteo.
« Buon giorno. Anglais ? s’est-il enquis d’un ton blasé.
– Oui. »
Ma voix s’est répercutée dans toute la pièce.
« Désolé, mais vous avez raté le cours. Il a commencé il y a plus d’une demi-
heure. »
Ren a fait un pas en avant.
« On ne vient pas pour le cours. J’ai téléphoné ce matin pour prendre rendez-
vous avec M. Rossi. Je suis Lorenzo.
– Lorenzo Ferrara ? »
Il nous a détaillés un moment.
« Je ne vous imaginais pas si jeunes. Malheureusement,
M. Rossi est en plein cours là-haut. Ses horaires sont assez fantaisistes, je ne
sais pas s’il aura le temps de vous recevoir ensuite.
– On va quand même attendre », ai-je déclaré d’une traite.
M. Rossi. Dire qu’il était juste au-dessus de ma tête !
« Et vous êtes ? m’a questionnée l’homme.
– Lina… »
Hésitation. Est-ce que Matteo reconnaîtrait mon nom de famille ?
« Lina Emerson. »
Ren m’a décoché un regard alarmé, mais j’ai haussé les épaules. J’étais
justement venue dans le but de tirer les choses au clair, non ?
« Très bien. Je ne vous promets rien mais je lui dirai que vous êtes ici. »
Son téléphone a émis une sonnerie stridente qu’il a interrompue illico.
« Buon giorno. Rossi galleria e scuola di fotografia. Bonjour, galerie et école
de photographie Rossi.
– Viens, on va faire un tour », m’a dit Ren.
Oui, ça me calmerait un peu, j’avais sérieusement besoin de me changer les
idées.
« D’accord. »
Une grande ouverture cintrée nous a conduits dans la première salle. Quatre
murs en brique apparente, tous tapissés de photos encadrées. Un grand format a
attiré mon attention. On y voyait un vieil immeuble couvert de graffitis, parmi
lesquels se détachait la phrase : LE TEMPS N’EXISTE PAS, SEULES LES
PENDULES EXISTENT. Et en bas à droite, une signature en grosses lettres
rondes : M. ROSSI.
« C’est cool, a commenté Ren.
– Oui, ma mère aurait adoré. »
Rectification : elle adorait le style de Matteo. Mes glandes salivaires se sont
mises en mode hyper productif.
Ren a continué à se promener de son côté, moi du mien. La plupart des tirages
étaient de Matteo, et ils étaient vraiment bons. Genre, vraiment vraiment.
« Lina, tu veux bien venir voir une seconde ? »
J’ai senti que Ren s’efforçait de parler posément, comme quand on veut
avertir quelqu’un, sans l’effrayer, qu’il a une mygale sur l’épaule. Je me suis
précipitée vers lui.
« Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
– Regarde. »
Il m’a fallu une seconde pour reconnaître ce que j’avais sous les yeux. J’en
suis pratiquement tombée à la renverse. C’était une photo de moi. De dos. Je me
rappelais très bien quand ma mère l’avait prise. Je devais avoir cinq ans. J’avais
empilé des livres sous la fenêtre pour regarder le chien de nos voisins, un animal
aussi grand qu’un poney qui m’inspirait autant de peur que d’affection. Je portais
ma robe préférée. J’ai jeté un œil au cartouche : Carolina, Hadley Emerson.
« Comment il a eu cette photo ? ai-je murmuré, stupéfaite. Il connaît mon
existence ? Moi qui voulais lui faire la surprise, c’est raté.
– Tu veux toujours rester ?
– Je ne sais pas. Tu crois qu’il s’attend à ma visite depuis longtemps ?
– Excusez-moi. »
C’était le blond. Il m’a lorgnée comme si j’envisageais de glisser une des
œuvres de la galerie dans mon sac (la plus petite faisait soixante centimètres sur
quarante).
« Vous avez des questions ? »
Environ un milliard, oui.
« Euh… oui, ai-je pataugé en cherchant l’inspiration autour de moi. … Est-ce
que ces photos sont à vendre ?
– Pas toutes. Certaines font partie de la collection privée de M. Rossi.
– Avez-vous d’autres photos de Hadley Emerson ? ai-je demandé en désignant
Carolina.
– Hmm. »
Il s’est approché de la photo.
« Je n’en suis pas certain, mais je crois que c’est la seule. Vous connaissez le
travail de cette artiste ?
– Assez bien, oui.
– Veuillez patienter un instant, je vais vérifier. » Il a quitté la pièce.
« Pas très perspicace, le type, a critiqué Ren.
– Qu’est-ce que je vais dire à Matteo ? “Bonjour, je suis ta fille” ?
– Attends d’abord de voir s’il te reconnaît. »
Une porte s’est ouverte au premier étage. Un brouhaha de voix et de pas s’est
fait entendre : le cours était terminé. Je me suis mise à respirer en accéléré. Je
n’aurais pas dû venir, c’était une erreur. Trop de précipitation. Et s’il ne voulait
pas faire partie de ma vie ? Ou au contraire, s’il voulait s’impliquer, est-ce qu’il
se révélerait aussi nul que dans les confidences de ma mère ?
J’ai agrippé Ren par le bras.
« J’ai changé d’avis, je ne veux pas le voir. Tu as raison : il faut que je parle à
Howard d’abord. Au moins je sais que ma mère lui faisait confiance.
– Tu es sûre de toi ?
– Oui. On s’en va. »
On a traversé la salle rapidement. Une douzaine de personnes se dirigeaient
vers la sortie, mais on a réussi à les devancer.
« Hep, vous deux ! Attendez ! » ai-je entendu crier au moment où j’allais
pousser la porte.
Ren et moi, on s’est figés. Oh, non. J’étais tentée de m’en aller mais j’avais
encore plus envie de me retourner. Et c’est ce que j’ai fait. Lentement.
Du haut de l’escalier, un homme d’âge mûr, portant barbe et moustache
soigneusement taillées, braquait son regard sur moi. Il était élégamment vêtu
d’une chemise en lin et d’un pantalon droit, et plus petit que je l’avais imaginé.
« Viens, Lina, m’a pressée Ren.
– Carolina ? Tu veux bien monter dans mon bureau ?
– Rien ne t’oblige à lui obéir, a soufflé Ren. On n’a qu’à partir et puis voilà. »
J’avais les oreilles bourdonnantes, le cœur qui battait à quatre cents à l’heure.
Non seulement il m’avait appelée « Carolina », mais en plus avec l’accent
tonique au bon endroit.
J’ai attrapé la main de Ren.
« Viens avec moi, s’il te plaît. »
Il a acquiescé sans un mot, et on a marché vers l’escalier.
Chapitre 20

« Asseyez-vous, asseyez-vous, je vous en prie. »


Matteo s’exprimait d’un ton poli, sans la moindre pointe d’accent. Il s’est
dirigé vers un bureau en demi-lune tout en nous désignant deux sièges qui
ressemblaient étrangement à des œufs durs. Tout bien réfléchi, chaque objet de
cette pièce se prenait pour autre chose. Une grande pendule en forme de roue
dentée cliquetait bruyamment dans un coin, et les motifs du tapis évoquaient la
carte du génome humain. Ou ce qu’on voudra. Cette décoration moderne, voire
avant-gardiste, correspondait mal à l’homme qui se tenait devant nous.
Je me suis posée sur un œuf dur (horriblement inconfortable).
« Que puis-je pour vous ? »
OK. Lui dire carrément ? Par quoi commencer ?
« Je… »
J’ai commis la grave erreur de croiser le regard de Ren. Mes cordes vocales se
sont aussitôt fermées comme un zip. Matteo m’a regardée d’un air inquiet.
« Vous parlez anglais, n’est-ce pas ? Benjamin m’a dit que vous souhaitiez me
rencontrer, je suppose que c’est pour me poser des questions sur le programme
des cours ? »
Me voyant incapable d’assurer, Ren s’est jeté à l’eau.
« Euh, oui… Le programme. Vous donnez des cours débutants ?
– Bien sûr. Nous proposons des sessions de différents niveaux tout au long de
l’année. Pour les photographes en herbe, la prochaine commence en septembre,
mais je crois qu’elle est déjà complète. Vous trouverez toutes les informations
sur notre site. »
Il s’est carré dans son fauteuil.
« Vous voulez qu’on vous mette sur la liste d’attente ?
– Oui, volontiers.
– Très bien. Benjamin s’en occupera avec vous. »
Quand Matteo a posé les yeux sur moi, j’ai senti grésiller toutes mes
terminaisons nerveuses. Est-ce qu’il faisait semblant de ne rien savoir ou est-ce
qu’il était aveugle ? J’avais l’impression d’être face à un miroir. Un reflet de moi
plus vieux, masculin, mais à part ça une réplique quasi identique. Son regard
s’est attardé un instant sur mes cheveux.
« Quel appareil nous conseillez-vous pour débuter ? s’est enquis Ren, parfait
dans son rôle.
– J’ai une préférence pour les Nikon. Je vous donnerai deux ou trois adresses
où en trouver à Rome.
– Merci. »
Matteo a incliné la tête. Il y a eu un long silence, que Ren a brisé d’un
toussotement gêné.
– « Euh… J’imagine que ça coûte assez cher, non ?
La gamme de prix est large, vous aurez le choix. »
Matteo a croisé les bras et lancé un œil en direction de la pendule.
« À présent, si vous voulez bien m’excuser…
– Est-ce que vous collectionnez les photos de vos confrères ? » ai-je fini par
lâcher.
Ils m’ont regardée tous les deux.
« Non, pas tellement. Au cours de mes voyages, je visite automatiquement les
studios et les galeries, et si je trouve une œuvre particulièrement émouvante, je
l’achète pour l’exposer ici, à côté des miennes et celles de mes étudiants.
– Et celle de Hadley Emerson, où l’avez-vous achetée ?
– Ah, celle-là, c’est un cadeau.
– De qui ?
– De Hadley en personne. »
Il m’a fixée droit dans les yeux. Avec un air de défi.
J’ai expiré tout l’air que contenaient mes poumons. Matteo s’est écarté du
bureau.
« Lorenzo, si on allait demander à Benjamin de vous inscrire ? Avant ton
départ, Carolina, je serais content de te montrer une autre photo d’Emerson. »
Le voyant quitter la pièce, je me suis levée avec maladresse.
Ren m’a agrippé le bras.
« C’est dingue ! Il ne fait pas le rapprochement ?
– Si. Il connaît mon prénom et il le prononce parfaitement, ça n’arrive jamais.
Sauf si on l’a déjà entendu. »
On a rejoint Matteo Rossi dans l’escalier. Une fois en bas, il est passé par la
réception.
« Benjamin, Lorenzo voudrait s’inscrire en cours débutants, tu l’ajoutes à la
liste d’attente, s’il te plaît ?
– Avec plaisir.
– Viens, Carolina, la photo est dans la salle d’à côté. On te retrouve ici dans
deux minutes, Lorenzo. »
On s’est regardés. OK ? a-t-il articulé en silence.
OK. OK, OK, OK.
« Par ici. »
D’un pas vif, Matteo s’est dirigé vers la salle du fond. Je l’ai suivi, mon
cerveau ramant comme une connexion Internet défectueuse. C’était quoi, ce
mauvais scénario ? Un prétexte pour me parler en privé ?
Il a traversé la pièce, puis m’a désigné une photo sur le mur. Le portrait d’une
jeune femme, le visage à moitié dans l’ombre. J’ai immédiatement reconnu le
style de ma mère.
« Alors, tu vois ?
– Oui. »
J’ai inspiré à fond, cherchant à puiser du courage dans la photo que j’avais
sous les yeux.
« Matteo, en fait, je suis venue pour…
– Je sais qui tu es. »
J’ai tourné la tête comme si j’avais reçu une gifle. Il me considérait avec
mépris, pour ne pas dire avec dégoût.
« Tu es ta mère en jean skinny et Converse. Reste à savoir ce que tu es venue
faire ici.
– Ce que… je fais ici ? »
J’ai reculé d’un pas tout en cherchant le cahier dans mon sac.
« Ma mère parle de vous dans son journal intime.
– Et alors ?
– Elle… elle était amoureuse de vous. »
Il a eu un rire amer.
« Amoureuse ! Une gamine stupide qui s’entiche de son professeur. Elle
n’était jamais sortie de sa petite ville natale, elle ne connaissait rien à la vie.
Quand elle est arrivée à Florence, elle s’est crue dans un conte de fées. Mais
malgré son imagination débordante, je n’étais que son prof, rien de plus. J’ignore
les idées qu’elle t’a mises dans la tête, mais tu ferais mieux de les effacer
immédiatement, Carolina. »
Il a craché mon prénom comme un morceau de fruit pourri. J’ai senti monter
la colère.
« Ce n’était pas des affabulations ! Vous êtes sortis ensemble, votre liaison est
restée secrète et vous avez rompu quand elle est venue vous voir à Rome. »
Il a secoué la tête avec lenteur.
« Ce ne sont que des mensonges. Ta mère a tellement fantasmé sur notre
relation qu’elle a fini par y croire. »
Ses lèvres se sont retroussées en un vilain sourire.
« Elle était déséquilibrée. Complètement mythomane.
– C’est faux ! »
Ma voix a résonné dans la salle.
« Ma mère ne délirait pas, elle n’a rien inventé.
– Ah oui ? Eh bien, renseigne-toi auprès des gens qu’elle fréquentait à
l’époque. L’un d’eux nous a-t-il vus ensemble, ne serait-ce qu’une seule fois ?
Quelqu’un peut-il confirmer son histoire ?
– Oui. Francesca Bernardi. » Il a levé les yeux au ciel.
« Francesca. C’était la meilleure amie de ta mère, bien sûr qu’elle la croyait !
Mais, encore une fois, est-ce qu’elle nous a réellement vus ensemble ? Est-ce
qu’elle peut s’appuyer sur autre chose que sur le conte de fées ridicule imaginé
par ta mère ? »
Je ne savais plus qui croire. Une tempête de pensées s’agitait sous mon crâne.
Francesca avait eu l’air si sûre de ce qu’elle avançait…
« Non, c’est n’importe quoi, a décrété Matteo. Mais puisque tu as fait l’effort
de venir jusqu’ici, je vais t’expliquer ce qui s’est passé exactement. Comme elle
avait du mal à suivre les cours, ta mère m’avait demandé de lui donner des
leçons particulières. Au début j’ai été ravi de l’aider, mais elle a commencé à
m’appeler à des heures bizarres. En classe, elle ne me lâchait pas du regard ; elle
laissait des petites choses à mon intention sur mon bureau, parfois un poème,
parfois une photo d’elle. J’ai cru à une amourette sans conséquence, je me suis
dit que ça lui passerait. Mais elle s’est faite de plus en plus pressante. Une nuit,
elle est venue frapper à ma porte et m’a annoncé qu’elle était amoureuse de
moi ; que, sans moi, sa vie n’avait plus aucun sens. J’ai essayé d’être gentil, je
lui ai dit qu’en tant que professeur je n’avais pas le droit d’avoir une liaison avec
elle, qu’elle ferait mieux de sortir avec quelqu’un de son âge. Un type comme
Howard Mercer, par exemple. »
Howard. J’ai tressailli mais Matteo ne s’en est pas aperçu. Il fixait un point
derrière moi, comme s’il voyait ces souvenirs défiler sur un écran géant.
« C’est là qu’elle a piqué sa crise. Elle s’est mise à hurler, menaçant d’aller
trouver le directeur de l’école pour lui dire que j’avais profité d’elle. Je lui ai fait
remarquer que personne ne la prendrait au sérieux. C’est alors qu’elle a exhibé
un journal : celui que tu as entre les mains, je suppose. Elle m’a informé qu’elle
y racontait tout en détail et qu’il constituait une preuve accablante. Tu parles !
Des pages truffées de fantasmes, une vision de l’amour idéal qu’elle nourrissait
pour nous deux et auquel elle promettait une triste fin. Le lendemain, j’ai
réclamé une entrevue avec le directeur de l’ABAF. Même si je n’avais rien à me
reprocher, nous sommes convenus qu’il valait mieux que je présente ma
démission. Par la suite, j’ai appris que Hadley couchait avec tous les hommes
qui s’intéressaient un tant soit peu à elle. Tu es sans doute le fruit d’une de ces
rencontres. »
Quand son regard a croisé le mien, j’ai senti un courant d’air glacé me
traverser.
« Il ne s’est strictement rien passé entre ta mère et moi, et je n’ai strictement
rien à voir avec toi.
– Menteur ! (Ma voix tremblait.) Vous n’êtes qu’un menteur et un lâche.
Regardez-moi : je suis votre portrait craché. »
Il a secoué la tête lentement, avec un petit sourire peiné.
« Non, Carolina, tu ressembles à ta mère. Et au pauvre amant de passage
qu’elle a entraîné dans ses délires passionnels. »
D’un geste vif, il m’a retiré le journal des mains.
« Hé ! »
J’ai voulu le reprendre, mais Matteo a pivoté d’un quart de tour et m’a
bloquée avec son coude.
« Ah, le fameux journal ! »
Il a commencé à le feuilleter paresseusement.
« J’imagine que j’y suis désigné par X. Malin, hein ? “La seule chose qui
m’ennuie dans cette histoire d’amour, c’est de ne pouvoir en parler à
personne…” “Parfois j’ai l’impression que mon temps est partagé en deux : il y a
les moments où je suis avec X et ceux où j’attends d’être avec lui…” »
Matteo s’est tourné vers moi tout en continuant à survoler les phrases de ma
mère.
« Écoute, Carolina, tu as l’air intelligente. Est-ce que ça te semble plausible ?
Franchement, tu crois que cette liaison aurait pu rester secrète à ce point ?
– Ma mère ne l’a pas inventée ! »
Il s’est arrêté sur la phrase de la page de titre, qu’il m’a montrée avec un
sourire triomphant.
« “J’ai fait le mauvais choix.” Tu vois ? Même du fond de sa folie, ta mère
avait conscience que la rédaction de ce faux journal était une erreur. Elle avait
énormément de talent mais elle était mentalement dérangée, Carolina, je regrette
de te le dire. C’est d’ailleurs scientifiquement prouvé : la créativité et la folie
occupent les mêmes zones du cerveau. Enfin, tu peux toujours te consoler en te
disant qu’elle n’était pas responsable de ses actes. Ta mère avait du génie, mais
elle était totalement déséquilibrée. »
Tout à coup, j’ai vu rouge. Rouge vif. Je me suis jetée sur lui, je lui ai arraché
le journal des mains et je suis partie en courant vers le hall d’entrée.
« Lina ? »
Ren a levé les yeux. Il était au bureau, devant un bloc-notes à pince.
« Ça va ? »
Sans lui répondre, j’ai ouvert la porte, bondi sur le trottoir et descendu la rue
au pas de course. Ren s’est lancé à ma poursuite. J’avais les jambes comme des
sacs de plomb. Totalement déséquilibrée. Ren m’a rattrapée et saisie par le bras.
« Lina, que s’est-il passé ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ? »
J’ai senti monter la nausée. Je me suis précipitée vers le caniveau et j’ai vomi
à sec. Une fois les haut-le-cœur calmés, je me suis écroulée à genoux sur les
pavés.
Ren s’est accroupi à côté de moi.
« Raconte, Lina. »
Je me suis appuyée contre lui, le visage au creux de son épaule, et je me suis
mise non pas à pleurer mais à sangloter, les vannes grandes ouvertes. Les dix
derniers mois que je venais de vivre m’écrasaient de tout leur poids, je n’en
pouvais plus.
J’ai pleuré, pleuré, pleuré comme jamais je n’avais pleuré devant quelqu’un.
Des larmes brûlantes, explosives, dévastatrices, qui ne se souciaient pas d’être
exposées au regard des autres.
« Tout va bien, Lina, tout va bien », ne cessait de répéter Ren en me berçant
doucement dans ses bras.
Non, ça n’allait pas bien. Ma mère était morte ; elle me manquait tellement
que je ne comprenais pas comment j’arrivais encore à respirer. Howard n’était
pas mon père. Et Matteo… J’ignore combien de temps j’ai pleuré, mais j’ai fini
par toucher le fond du chagrin et évacuer mes derniers sanglots, tremblante
d’épuisement.
J’ai rouvert les yeux. J’étais toujours collée à Ren, la joue contre la peau
douce et tiède de son cou. Je me suis écartée. La chemise de Ren était à moitié
trempée. Il avait l’air affligé.
Il ne s’attendait sûrement pas à un tel débordement.
« Je suis désolée, ai-je hoqueté.
– Que s’est-il passé avec Matteo, Lina ? »
Après m’être essuyé la figure, je me suis relevée, Ren aussi.
« Il m’a dit que ma mère avait tout inventé, qu’elle était complètement
obsédée par lui et qu’elle avait écrit un faux journal rien que pour lui attirer des
ennuis avec l’ABAF.
– Che bastardo. Il n’a rien trouvé d’autre comme histoire ? C’est nul ! »
Ren m’a regardée de plus près.
« Attends… Ne me dis pas que tu l’as cru ? »
J’ai hésité un instant, puis secoué la tête vigoureusement, les cheveux collés à
mes joues encore humides.
« Non. Au début j’ai eu des doutes, mais ça ne ressemble pas du tout à ma
mère. Elle n’aurait jamais fait de mal à quelqu’un qu’elle aimait. Ni à personne,
d’ailleurs.
– Ouf, tu m’as fait peur, a soupiré Ren.
– Ce qui me tue, c’est qu’elle soit tombée amoureuse de lui. Il est ignoble.
Alors que Howard est si… »
Le visage de Ren était à quinze centimètres du mien. On s’est regardés au
fond des yeux, et je n’ai plus pensé à Matteo ni à Howard.
Chapitre 21

Ce n’était pas un petit baiser. Pas le genre premier bisou que tu échanges avec
ton copain du collège au coin d’un cinéma. C’était un baiser plein de fougue et
de sel, mes bras autour de son cou, mes doigts enfoncés dans ses cheveux et une
seule pensée en tête : pourquoi on a attendu si longtemps ? Ren m’a enlacé la
taille, et pendant cinq secondes tout a été parfait. Et puis, il m’a repoussée.
Il
M’a
Repoussée.
J’aurais voulu disparaître sous le trottoir.
Ren fuyait mon regard.
Sérieux, pourquoi ce trottoir ne m’a pas déjà avalée ?
« Ren… Je ne sais pas ce qui m’a pris. »
Il m’avait rendu mon baiser, hein ? Non ?
« C’est bon, pas de problème, a-t-il dit, toujours les yeux baissés. Je trouve
juste que le moment est mal choisi, tu comprends ? »
MAL CHOISI. Mes joues se sont enflammées. Non seulement il avait
carrément été obligé de me décoller de lui, mais en plus il se montrait plein de
tact.
Lina, rattrape-toi. Les mots ont jailli de ma bouche.
« Oui, tu as raison. Parfaitement raison. Je me suis laissé un peu emporter
après ce qui s’est passé là-bas… Ça m’a vraiment secouée et quand j’ai voulu
me recentrer, je… »
J’ai fermé les yeux à bloc.
« On est amis, c’est tout, je le sais très bien. Et je n’ai jamais, jamais, jamais
pensé à toi autrement. »
Est-ce que ça compte pour un mensonge quand on renie ce à quoi on a cru une
minute plus tôt ?
Et aussi : beaucoup trop de « jamais ». Mais c’était pour renforcer ma
crédibilité.
Ren a levé les yeux et m’a offert l’expression la plus hermétique de la planète.
Puis il a remis ça :
« Tout va bien, ne t’en fais pas. »

Pourquoi, pourquoi, pourquoi j’ai fait ça ? J’étais écroulée contre la portière
du taxi. Ren, assis à l’autre bout de la banquette, physiquement aussi loin de moi
que possible, regardait par la fenêtre comme s’il cherchait à mémoriser le plan
de la ville ou je ne sais quoi.
Est-ce que je pourrais avoir droit à un deuxième essai ? Revenir vingt minutes
en arrière, juste avant que je perde la tête et que j’embrasse mon meilleur ami,
lequel est déjà doté d’une copine et ne veut clairement pas de moi ? Juste avant
que je me rende compte que j’adore ses cheveux en bataille, son sens de
l’humour et le fait de me sentir incroyablement à l’aise avec lui, au point de
l’entraîner dans mes histoires de dingue alors qu’on se connaît depuis une
semaine à peine ?
Oh mon Dieu. J’étais tellement amoureuse que ça me faisait mal.
J’ai appuyé les doigts sur ma poitrine. Lina, en toute logique tu ne peux pas
tomber amoureuse d’un garçon que tu connais depuis cinq jours. C’est
totalement hors de question.
Et totalement faux. Bien sûr que j’étais amoureuse de Ren ! Quand j’étais
avec lui, j’étais moi-même, naturelle, détendue. Le tableau du bonheur parfait…
si seulement Ren avait ressenti la même chose de son côté. Malheureusement, ce
n’était pas le cas. Je l’ai regardé à la dérobée, et une douleur fulgurante m’a
traversée. Est-ce qu’il m’adressera encore la parole après ça ?
Le chauffeur nous observait dans son rétroviseur.
« Tutto bene ?
– Si », lui a répondu Ren.
Cinq minutes plus tard, on arrivait devant la gare. Ren a tendu quelques billets
au chauffeur avant de descendre du taxi et de s’éloigner en toute hâte. Et moi qui
trottais lamentablement derrière lui.
Maintenant il fallait revenir à Florence. Une heure et demie de train, plus le
trajet en scooter, et ensuite… Oh, non. Ensuite, retour au cimetière. Avec
Howard. Je refusais de me projeter jusque-là. Rien que d’y penser, je sentais
pointer la crise de panique.
Ren a ralenti pendant une seconde pour me permettre de le rattraper.
« Notre train part dans cinquante-cinq minutes. »
Cinquante-cinq minutes. Autant dire une éternité.
« On s’assied quelque part ? »
Il a secoué la tête.
« Je vais aller nous chercher quelque chose à manger. » Seul.
Il ne l’a pas dit tout haut, mais je l’ai entendu.
J’ai acquiescé bêtement, après quoi je me suis dirigée vers une rangée de
sièges et je me suis laissée tomber sur l’un d’eux. Qu’est-ce qui clochait chez
moi ? Primo, tu ne sanglotes pas sur l’épaule de quelqu’un pour l’embrasser dans
la minute qui suit. Secundo, tu n’embrasses pas quelqu’un qui a déjà une copine.
Et, qui plus est, une copine super canon. Même si tu penses que ce quelqu’un
n’est peut-être pas insensible à tes charmes.
Est-ce que je m’étais trompée sur toute la ligne ? Est-ce que Ren avait passé
tout ce temps avec moi uniquement par amitié ? Et toutes ces fois où il m’avait
pris la main, où il m’avait dit que je lui plaisais parce que j’étais différente, ça
comptait pour du beurre ?
Et Matteo ? Mon père biologique était carrément la pire personne que j’aie
jamais rencontrée. J’étais convaincue que ma mère m’avait éloignée de lui
exprès. Par contre, je ne comprenais pas pourquoi elle avait semé autant
d’indices afin que je puisse retrouver sa trace.
Bon. J’avais besoin de m’occuper l’esprit. J’ai sorti le journal de mon sac,
mais quand je l’ai ouvert les mots se sont mis à grouiller sur la page comme des
fourmis. Dans ces circonstances, impossible de me concentrer.
Après dix minutes d’insupportable solitude, j’ai vu Ren revenir avec une
grande bouteille d’eau et un sac en plastique. Il m’a tendu le tout.
« Sandwich. Au prosciutto.
– C’est quoi ?
– Du jambon en très fines tranches, tu vas voir, c’est très bon. »
Il s’est assis sur le siège d’à côté, j’ai déballé le sandwich et croqué dedans.
Délicieux, en effet. Mais moins bon que Ren.
Eh oui, je venais de comparer le seul garçon qui me donnait des frissons à un
sandwich au jambon.
Ren s’est à moitié affalé sur sa chaise, les jambes allongées devant lui, les bras
croisés sur la poitrine. J’ai tenté de capter son regard, mais il était fasciné par ses
baskets.
J’ai fini par lâcher un long soupir.
« Écoute, Ren, je ne sais pas quoi dire. Je regrette de t’avoir mis dans cette
situation. J’ai été nulle.
– Ne t’en fais pas, c’est pas grave.
– Si. Je savais que tu avais une copine et…
– Lina, arrête de te prendre la tête, je t’assure que tout va bien. »
Je ne pouvais pas en dire autant, vu le cyclone intérieur qui m’agitait. À mon
tour, je me suis renversée sur mon siège, puis j’ai fermé les yeux et tenté la
télépathie : Ren, désolée de t’avoir entraîné à Rome. Désolée de t’avoir
embrassé. Désolée d’avoir tout gâché.

Trente-cinq minutes de silence. Non, trente-et-une. Parce qu’après cet épisode
horrible, j’étais allée aux toilettes et je m’étais regardée avec haine dans la glace
pendant deux bonnes minutes. J’avais les yeux bouffis et l’air dévasté. Non.
J’étais véritablement dévastée. Je venais de perdre Ren et j’allais perdre Howard
aussi. Pas le choix. Je devais annoncer à Howard qu’il n’était pas mon père,
même si j’aurais tout donné pour qu’il le soit.
« Le train est là », a dit Ren en se levant brusquement.
Il a marché en direction du quai, je l’ai suivi. Encore quatre-vingt-dix minutes,
tu arriveras à tenir, hein ?
Le train était bondé, il nous a fallu un bon moment avant de trouver deux
places assises, en face d’un homme et d’une grosse mémé qui avait étalé ses
paquets à ses pieds. Ren leur a adressé un signe de tête et s’est glissé sur le siège
côté fenêtre, après quoi il a fermé les yeux.
J’ai ressorti le cahier de mon sac et je l’ai essuyé sur mon jean, au cas où
Matteo y aurait laissé traîner quelques poux. Il était temps de me replonger dans
ce journal, histoire de chasser Ren de mes pensées.

Le 3 JUIN
Ce soir, Howard m’a confié avec sa délicatesse habituelle qu’il
était au courant de ma liaison avec X depuis le début. Je me suis
sentie ridicule. Moi qui nous croyais super rusés, c’était raté : en
fait, presque tout le monde le savait. J’ai tout raconté à Howard,
tout, même les épisodes pénibles. Et il y en a eu pas mal. L’ennui,
c’est que quand ça se passait bien avec X, c’était tellement GÉNIAL
que j’en oubliais le reste.
Parler de tout ça avec Howard m’a fait un bien fou. Ensuite on est
sortis sur la terrasse et on a continué à bavarder de choses et
d’autres jusqu’à ce que les étoiles apparaissent. Cela fait longtemps
que je n’ai pas ressenti une telle paix intérieure.

Le 5 JUIN
J’ai vingt-deux ans aujourd’hui. Quand je me suis réveillée ce
matin, je n’espérais rien de particulier, mais Howard m’attendait
avec un cadeau : une bague en or, très fine, qu’il avait achetée dans
une brocante un an plus tôt. Sans savoir pourquoi, m’a-t-il dit. Juste
parce qu’il la trouvait belle.

Ce qui me touche le plus, c’est que cette bague a une histoire.
Elle appartenait à la tante de l’homme qui l’avait vendue à Howard.
Celle-ci aimait un jeune homme, mais pour d’obscures raisons, ses
parents l’avaient forcée à entrer au couvent. Jusqu’à son dernier
jour, elle avait porté en secret la bague que son amoureux lui avait
offerte. Howard affirme que le brocanteur a inventé cette histoire
pour ajouter de la valeur à la marchandise, mais la bague est
vraiment jolie. En plus, elle me va parfaitement. Comme j’étais
épuisée, on a regardé un vieux film à la maison au lieu de sortir
dîner comme prévu. J’ai eu du mal à garder les yeux ouverts jusqu’à
la fin.

Le 6 JUIN
Ce soir, alors que j’étais allongée sur la balancelle, les pieds sur
ses genoux, Howard m’a posé une question : « Si tu avais la
possibilité de photographier ce que tu veux, n’importe quoi, ce serait
quoi ? »
La réponse a fusé spontanément : « L’espoir. »
Oui, d’accord, c’est ringard. Mais l’espoir dans le sens
immobilité, cet instant suspendu où tu sens que les choses vont
s’arranger. Pour moi, c’est l’image exacte de ma vie ici. J’ai
l’impression d’avoir appuyé sur le bouton « pause » du réveil, je
m’accorde un répit avant d’affronter la suite. Je sais que mon séjour
touche à sa fin mais je n’ai pas envie qu’il se termine.

Le 7 JUIN
Je tiens à raconter minute par minute ce qui s’est passé
aujourd’hui.
Howard m’a réveillée peu avant cinq heures du matin en me
disant qu’il voulait me montrer quelque chose. On est sortis du
cimetière par la porte de derrière et on a commencé à marcher, moi
en pyjama, à moitié endormie. Il faisait encore gris dehors. On a
marché pendant des heures, m’a-t-il semblé. Finalement, j’ai
compris où il m’emmenait : au loin, une vieille tour ronde et
solitaire paraissait attendre notre visite.
Une fois sur place, Howard m’a guidée vers l’entrée. Il y avait
une petite porte en bois, sans doute placée là pour décourager les
intrus, mais les années et les intempéries l’avaient sérieusement
délabrée. Howard a écarté ce qu’il en restait, on s’est courbés en
deux pour passer sous le linteau, puis on a emprunté l’escalier en
colimaçon qui montait jusqu’au sommet de la tour. Elle n’était pas
bien haute, juste assez pour nous offrir un vaste panorama incluant
la cime des arbres du cimetière et la route qui menait à Florence.
Quand j’ai demandé à Howard ce qu’on était venus faire ici, il m’a
dit d’attendre. Alors j’ai attendu. On est restés silencieux pendant
que le soleil se levait dans de somptueux tons d’or et de rose. Peu à
peu, toute la campagne environnante s’est trouvée inondée de
couleurs. Le contraste avec le gris d’avant m’a presque fait mal aux
yeux. Lorsqu’il a fait plein jour, je me suis tournée vers Howard.
Ilm’a regardée, et j’ai eu le sentiment de le voir pour la première
fois. Je me suis approchée de lui, et soudain on s’est embrassés
comme si on s’était déjà embrassés un million de fois. Comme si
c’était la chose la plus évidente du monde. Quand on s’est écartés
l’un de l’autre, on n’a pas dit un mot. Je l’ai pris par la main, et on
est rentrés à la maison.

Le 8 JUIN
Je repense souvent à ma relation avec X. Quand j’arrivais à
retenir son attention, j’avais l’impression d’avoir un projecteur
braqué sur moi et c’était fantastique. Mais dès qu’il se détournait, je
me retrouvais dans une solitude glacée. J’ai essayé de trouver
l’équivalent de « versatile » en italien ; le terme le plus approchant
serait « volubile », c’est-à-dire changeant, inconstant, volage. Ce
côté fantasque qui me séduisait chez X était en même temps très
déstabilisant. Je croyais avoir envie d’aventure et de feu, mais ce
qu’il me faut en définitive, c’est un homme capable de me réveiller
à l’aube pour ne pas rater un somptueux lever de soleil. Celui que je
veux, c’est Howard. Et maintenant je suis comblée.

Le 10 JUIN
Hier, Francesca m’a rendu visite. C’est peut-être parce qu’on ne
se voit plus souvent, mais en l’espace de trois semaines, elle est
devenue une exagération d’elle-même. Ses talons sont encore plus
hauts, ses vêtements, encore plus branchés et sa consommation de
cigarettes bat tous les records.

Après le dîner, on s’est assis dans le salon pour bavarder. Je nous
croyais très bons comédiens, Howard et moi, mais dès qu’il est allé
se coucher Francesca m’a lancé : « Alors, ça y est ! »
J’ai joué les ingénues.
« S’il te plaît, Hadley, m’a-t-elle dit. Ne me prends pas pour une
idiote. J’ignore pourquoi tu tiens à faire un secret d’État de toutes
tes relations, mais je peux te dire qu’à la seconde même où je suis
entrée dans cette pièce, j’ai deviné qu’il y avait quelque chose entre
vous deux. Maintenant raconte-moi tout en détail. Subito ! »

Je lui ai décrit les dernières semaines, combien elles m’avaient
été apaisantes et salutaires. Et puis je lui ai parlé de la promenade à
l’aube jusqu’à la vieille tour, de l’état de grâce où j’étais depuis ce
jour-là. À la fin de mon récit, Francesca a poussé un soupir de
tragédienne.
« On croirait un roman à l’eau de rose, Hadley. Ou un conte de
fées. Tu es gravement amoureuse, c’est clair. Qu’est-ce que tu
comptes faire ? Tu ne devais pas retourner en Amérique ? »
Bien entendu, je n’avais aucune réponse à lui donner.
J’ai présenté mon book à plusieurs écoles dont j’attends des
nouvelles avant la fin de l’été. Hier, sur un coup de tête, j’ai
demandé à Petrucione s’il m’accepterait comme professeur
auxiliaire, mais il m’a fait taire d’un regard sévère avant de me dire
que j’avais trop de talent pour perdre du temps.

C’est alors que Francesca a lâché : « Il m’a contactée. »
Je lui ai demandé qui, mais rien qu’à la façon dont battait mon
cœur, je savais déjà de qui elle voulait parler.
« On s’est rencontrés à Rome, sur un plateau photo où je
travaillais. Il m’a dit qu’il tenait à me féliciter pour mon stage, mais
c’était une excuse bidon, bien sûr. En fait, il te cherchait. »
Pendant un instant, je suis restée muette. (Il me cherchait, moi ?)
« Il m’a dit que tu avais changé de numéro et que, comme tu
n’étais plus étudiante, on ne pouvait plus te joindre via ton adresse
mail de l’école. »
Je n’avais jamais envisagé que je puisse être aussi inaccessible.
Pendant que Francesca m’observait attentivement, j’avais le cerveau
étourdi par un million de pensées.
« Je ne lui ai donné aucun renseignement sur toi, mais il m’a
laissé ses coordonnées. Écoute, Hadley, à mon avis ce serait une
erreur, mais tu es trop grande pour que je te fasse la leçon : si tu
veux le contacter, j’ai son nouveau numéro de portable. Il m’a
affirmé qu’il avait changé. Qu’il avait quelque chose à te dire. »
Elle m’a tendu une carte de visite. Le nom de X y était gravé en
grosses lettres, son numéro de téléphone et son adresse mail écrits
en tout petits caractères, comme une traînée de miettes.

Je n’ai pratiquement pas fermé l’œil de la nuit, mais pas parce
que j’étais en conflit avec moi-même. Parce que j’étais archi-sûre,
au contraire. X aurait pu arriver sur un cheval blanc avec des
douzaines de roses et des excuses parfaitement tricotées, je n’aurais
pas voulu de lui. Celui que j’avais choisi, c’était Howard.


« Alors, ce journal ? »
J’ai levé les yeux. Ren avait l’air plus cool qu’à la gare, et une minuscule
paire d’ailes m’a poussé autour du cœur. Pardonnée ? J’ai essayé en vain de
capter son regard.
« Ça avance. Mais je m’étais totalement trompée sur un truc.
– Quel truc ?
– Howard n’était pas un pis-aller, ma mère était vraiment amoureuse de lui. »
J’ai montré à Ren la page que je venais de lire.
Après le paragraphe sur la visite de Francesca, ma mère avait couvert la page
suivante de ces deux mots répétés en boucle : sono incinta.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? ai-je demandé à Ren.
– Ça veut dire : je suis enceinte.
– Ouais, c’est bien ce que je pensais. »
J’ai contemplé cette page avec tristesse. Même si ça impliquait une forme
d’autodestruction, j’aurais presque souhaité qu’elle n’ait pas été enceinte.
Son conte de fées avait explosé en vol.
Chapitre 22

Le 11 JUIN
Sono incinta. Sono incinta. Sono incinta. Est-ce que ça changerait
quelque chose si je le disais dans ma langue maternelle ? JE SUIS
ENCEINTE. Voilà. J’arrive à peine à raisonner. Ce matin, comme
chaque jour depuis une semaine, j’ai vomi mon petit-déjeuner. En
tirant la chasse d’eau, il m’est venu une idée horrible. J’ai essayé de
la refouler, mais c’était plus fort que tout : il fallait que je sois fixée.
J’ai toujours eu des règles irrégulières. Est-ce qu’elles étaient plus
en retard que d’habitude ? Je suis allée à la pharmacie. Comme
j’avais oublié mon dico anglais-italien, j’ai été obligée de mimer ce
que je voulais. Super. Ensuite je suis rentrée à la maison à toute
allure pour faire le test. Positif. Je suis retournée en acheter deux
autres. Positif. Positif.

Tous positifs.

Le 13 JUIN
Je n’ai pour ainsi dire pas quitté ma chambre depuis deux jours.
Francesca est partie hier. Quand Howard vient frapper à ma porte, je
fais semblant de dormir. Je sais que je ne peux pas rester ici.
Howard m’aime. Et je l’aime. Mais ça n’a plus d’importance parce
que j’attends le bébé d’un autre. Je dois en parler à X, c’est évident,
mais j’en tremble d’avance. Quelle sera sa réaction ? D’après
Francesca, il a envie de me revoir. Une chose est sûre : il est loin de
s’attendre à ça. Cette concordance de temps est tout de même
incroyable. Serait-ce le signe que X et moi sommes faits l’un pour
l’autre ? Et tous ces moments de bonheur passés avec Howard,
alors ? Il y a trois jours, j’écrivais que c’était l’homme de ma vie. Et
aujourd’hui, voilà où j’en suis.

Je dois parler à Howard, mais comment trouver les mots ? J’ai
appelé ma mère à deux reprises et raccroché à chaque fois. Je
n’arrête pas de composer le numéro de X mais je ne dépasse jamais
les trois premiers chiffres. Je vais m’accorder jusqu’à demain soir et
je me déciderai, promis. Pour l’instant, j’ai le cerveau en bouillie.

Le 14 JUIN
J’ai enfin appelé Matteo. (Pourquoi continuer à l’appeler X ?) Il
travaille à Venise, on va se rencontrer là-bas. Je ne peux pas lui
annoncer ça par téléphone.

Le 15 JUIN
Me voilà dans le train. Howard a insisté pour m’accompagner à la
gare, et même si je ne lui ai pas précisé où j’allais, je pense qu’il a
deviné. Je lui ai dit au revoir, en larmes, et la dernière chose qu’il
m’a dite, c’est : « Ne t’en fais pas. Sois heureuse. »

Dès le démarrage du train, je me suis remise à pleurer comme une
Madeleine. Autour de moi, tout le monde me regardait. J’y ai pensé
et repensé mille fois : tout désigne Matteo. Cet enfant est le sien. Je
dois me sortir Howard de la tête. J’ai choisi Matteo. Le destin a
choisi Matteo. Mon bébé a choisi Matteo. Ce sera donc lui.

Le 15 JUIN – PLUS TARD
Venise est le pire endroit du monde pour une femme enceinte.
D’accord, c’est beau. Cent dix-sept îles reliées par bateaux et
bateaux-taxis, avec ces gondoliers en marinière qui promènent les
touristes le long des canaux. Venise, la Cité flottante. L’ennui, c’est
que l’air y sent affreusement mauvais, et cette eau qui clapote
partout me donne le mal de mer. Peu avant l’arrivée du train, j’ai
séché mes larmes et je me suis forcée à avaler un morceau de
foccacia. Plus qu’une heure avant de retrouver Matteo. Plus qu’une
heure avant qu’il apprenne la nouvelle. J’ai lu que Venise
s’enfonçait dans les eaux de trois centimètres et demi par siècle. Et
si je sombrais avec elle ?

Le 16 JUIN
On avait rendez-vous piazza San Marco. Je m’y suis rendue
directement en sortant de la gare. Comme il était tôt, je me suis
promenée autour de la basilique Saint-Marc. Si différente du duomo,
avec son style byzantin, toutes ses arches et ses mosaïques aux
couleurs éclatantes. Une partie de la place étant totalement inondée,
les touristes roulaient le bas de leur pantalon et pataugeaient dans
l’eau.

Cinq heures ont enfin sonné. Je me suis rendu compte qu’on
n’avait pas convenu d’un endroit précis, alors je me suis postée au
centre de la place. Il y avait des pigeons partout, mais je me suis
amusée à regarder les enfants. Un petit garçon aux cheveux bruns
est passé près de moi en courant et en criant quelque chose, et je me
suis dit : C’est fou comme il parle bien italien. Est-ce que mon fils
ou ma fille parlera une langue que je comprends à peine ?

Et puis Matteo est arrivé. Il avançait vers moi, la veste de son
costume dans une main, un bouquet de roses jaunes dans l’autre. Je
l’ai observé, consciente de l’importance de ce moment. Et soudain,
sans me laisser le temps d’ouvrir la bouche, il m’a soulevée dans ses
bras et a enfoui son visage dans mes cheveux en répétant : « Tu
m’as manqué, tu m’as manqué. » J’ai fermé les yeux et je me suis
détendue pour la première fois depuis la découverte de ma
grossesse. Cet homme n’est pas parfait mais c’est le mien.

Le 17 JUIN
Je ne lui ai toujours rien dit, j’attends que le ton redevienne
naturel entre nous. Matteo s’est montré d’une gentillesse incroyable,
on s’est promenés très longtemps dans les rues de Venise. Il loue un
petit appartement avec vue sur un canal ; à peu près toutes les demi-
heures, on entend passer un gondolier qui chante pour ses passagers.
Matteo m’a avoué qu’il avait compris son erreur dès le départ de
mon train, à Rome. Il m’a dit qu’il me voyait partout ; une fois, il
avait même suivi pendant un bon moment une femme qui me
ressemblait, avant d’admettre que ça ne pouvait pas être moi. Il
n’arrivait plus à se concentrer, a-t-il ajouté. Il passait des heures à
étudier les photos qu’il avait prises quand on était ensemble.
D’après lui, je lui ai inspiré ses meilleurs clichés.

Il m’a proposé de dormir chez lui, mais j’ai préféré aller à l’hôtel.
Un hôtel bon marché, comportant trois chambres en tout et pour tout
et une salle de bains commune. Il y a des napperons en dentelle dans
tous les coins, j’ai l’impression de loger chez une vieille tante. Voilà
plus de trois jours que je n’ai pas pris une seule photo, ça frôle la
prouesse. Je n’ai pas l’esprit assez libre. Demain je lui annoncerai la
nouvelle. Demain.

Le 18 JUIN
Il faut que j’écrive ça noir sur blanc. C’est moche et brutal, mais
c’est la réalité et je ne peux pas la passer sous silence.

J’ai emmené Matteo dans un merveilleux petit restaurant près de
mon hôtel. Un dîner aux chandelles parfait, dans une atmosphère
agréable et calme. Quand le moment est venu de tout lui dire, les
mots ont refusé de franchir la barrière de mes lèvres. Après qu’on
nous a apporté l’addition, je lui ai proposé de rentrer à l’hôtel avec
moi.

Ma chambre était en désordre – il y avait des vêtements et du
matériel photo éparpillés un peu partout – mais au moins on était en
privé. Je l’ai invité à prendre un siège, il s’est assis sur le lit et m’a
attirée près de lui. Il m’a dit qu’il avait longuement réfléchi à nous
deux et qu’il était temps, à son avis, de passer à l’étape suivante.
Mon cœur s’est mis à battre la chamade. Allait-il me demander en
mariage ? C’est alors que j’ai paniqué en regardant ma main : je
portais encore la bague de Howard. Est-ce que je devais l’enlever
discrètement ? Il me semblait déplacé de dire oui en ayant la bague
d’un autre au doigt. Mais au lieu de sortir un diamant, Matteo m’a
exposé son projet, lequel n’était ni plus ni moins qu’un business
plan. Il m’a dit qu’il en avait marre d’enseigner dans des écoles en
échange d’un salaire de misère et qu’il avait l’intention de démarrer
sa propre affaire, proposer des cours et des stages à des amateurs de
photo anglophones désireux de passer un certain temps en Italie. Il a
déjà bouclé deux circuits de visite et estime que ma présence lui
serait très utile. Dans un premier temps, je m’occuperais de
l’organisation du transport et de l’hébergement des clients et, après
un peu plus d’expérience, je pourrais aussi donner des cours de
photo. Puis il m’a enlacée, disant qu’il était idiot de m’avoir laissée
partir et qu’il était temps d’unir nos deux vies.

On ne s’était pas encore embrassés. Quand ses lèvres se sont
posées sur les miennes, je me suis surprise à penser à Howard. Je
n’avais que lui en tête. C’est là que j’ai compris que ça ne
marcherait jamais avec Matteo. Enceinte ou pas, j’aimais Howard.
Alors je me suis écartée de Matteo et j’ai lâché les mots que j’étais
venue lui dire.
Ces mots ont plané lourdement dans l’air jusqu’au moment où
Matteo a bondi comme s’il était assis sur un lit de charbons ardents.
« Comment ça : enceinte ? Comment c’est possible ? On a rompu il
y a deux mois ! » Je lui ai expliqué que ça avait dû se produire juste
avant qu’on se sépare et que je m’en étais rendu compte seulement
en début de semaine.

Il a piqué une crise terrible. Il s’est mis à hurler, m’a traitée de
menteuse, protestant que ce bébé ne pouvait pas être de lui. Il a
affirmé que j’étais enceinte d’un autre – probablement Howard – et
que j’essayais de lui faire porter le chapeau. Il a commencé à
prendre mes affaires et à les jeter aux quatre coins de la pièce : mon
appareil photo, mes papiers, mes habits, tout. J’ai tenté de le calmer,
mais il a attrapé une bouteille qu’il a fracassée contre le mur.
Ensuite, il s’est tourné face à moi, il m’a regardée… et tout à coup
j’ai eu très peur.

Alors j’ai menti. Je lui ai dit qu’il avait raison, qu’en effet le bébé
n’était pas de lui mais de Howard, et que je ne voulais plus jamais le
revoir. Je croyais que c’était ce qu’il avait envie d’entendre, mais ça
n’a fait qu’aggraver les choses. Il a juré que Howard regretterait de
m’avoir connue et menacé de nous pourrir la vie à tous les deux.
Finalement, il est passé en trombe devant moi et a disparu en
claquant la porte.



La bague. Le déni. Le mensonge.
J’avais enfin une vision claire de la vie de ma mère, comme si je l’avais
regardée jusqu’ici à travers une vitre pleine de buée, sans le savoir. J’ignorais
qu’elle avait autant souffert, qu’elle avait eu le cœur déchiré à ce point.
Franchement, elle était toujours d’une gaieté surprenante. La fois où notre
appartement avait été inondé à cause du voisin du dessus qui avait laissé
déborder sa baignoire et qu’une bonne partie de nos meubles et de nos affaires
avait été bousillée, ma mère avait tout simplement sorti des serpillières en disant
que c’était l’occasion rêvée de faire du vide et de repartir à zéro.
Est-ce que cet optimisme forcené dans lequel j’avais été élevée était une
forme de bourrage de crâne, ou plutôt une campagne de désinformation, de peur
que je découvre ce que sa grossesse l’avait forcée à abandonner ?
J’ai refermé le cahier. Si je continuais à lire, c’était la crise de larmes assurée.
Et cette fois, à mon avis, même Ren n’arriverait pas à me sauver de la noyade.
D’ailleurs, inutile d’en savoir plus. Quoi que ma mère aurait pu tenter par la
suite – retourner à Florence en montgolfière, écrire HADLEY AIME HOWARD
en ÉNORME sur la piazza del Duomo, lui envoyer des lettres d’amour via les
multiples pigeons de Venise – ç’aurait été voué à l’échec. Point. Elle allait passer
sa vie à neuf mille kilomètres, avec une fine bague en or pour seul rappel de ce
qu’elle avait perdu.
Oh, et moi. Alias le souvenir le plus encombrant du monde.
Je me suis laissée aller contre le dossier et j’ai fermé les yeux, bercée par les
minuscules à-coups du train sur les rails. Je me trouvais grosso modo à cent
soixante kilomètres d’un homme dont la vie allait voler en éclats, et à quinze
centimètres d’un autre qui ne voulait plus rien avoir à faire avec moi.
Pour l’instant, j’étais très bien là où j’étais.

Il était seize heures passées quand le train est entré en gare de Florence. Ren
s’était assoupi ; son portable n’arrêtait pas de vibrer spasmodiquement sur le
siège d’à côté, on aurait dit un insecte géant. Finalement, je me suis penchée
pour y jeter un coup d’œil. Message de Mimi. Aïe. Est-ce qu’il allait lui dire que
je l’avais embrassé ? Si oui, j’avais intérêt à perfectionner mes mouvements
d’auto-défense.
Ren a soulevé une paupière.
« On est arrivés ?
– Oui. Tu as reçu des appels.
– Ah. Merci. »
Il a consulté ses messages, les yeux cachés derrière ses cheveux. Voyant les
autres voyageurs rassembler leurs affaires, j’ai pris le journal et je l’ai gardé
serré entre les mains. Ç’avait été une des plus longues journées de ma vie et je
me sentais comme enveloppée dans un gros cocon de tristesse. Et par-dessus le
marché, il fallait maintenant que j’annonce le scoop du siècle à Howard.


Le trajet jusqu’au cimetière s’est déroulé dans le silence. Un silence atroce.
Tous les gens qu’on croisait semblaient avoir des discussions animées, ce qui
rendait notre mutisme encore plus pénible. J’étais une véritable épave. Mais
j’avais quand même la rage. D’accord, j’avais tout fichu en l’air, mais on pouvait
rester amis, non ? Rencontrer Matteo et perdre Ren dans la même journée, c’était
un peu beaucoup. Pour la plupart des gens, les drames s’étalent gentiment sur un
ou deux ans. Quel luxe !
Quand Ren s’est garé, un énorme car déchargeait sa cargaison de touristes sur
le parking du cimetière. Ils nous ont tous regardés comme si on était une
attraction locale. Howard est sorti du centre d’accueil et nous a fait signe.
À sa vue, j’ai eu le cœur tout retourné mais j’ai réussi à lui rendre son coucou.
Et même à sourire. Comment allait-il réagir ?
« On va chez toi ? m’a demandé Ren.
– Ouais. »
Il s’est engagé dans l’allée centrale et, quelques secondes plus tard, a freiné
devant la maison avant d’éteindre le moteur.
Je suis descendue du scooter et je lui ai tendu mon casque.
« Merci de ton aide, Ren. C’était pas super, mais au moins j’ai obtenu
quelques réponses.
– Tant mieux. »
Nouveau silence. On s’est regardés un moment, puis Ren a baissé les yeux et
redémarré son scooter.
« J’espère que ça se passera bien avec Howard. Ne t’en fais pas, ça ira. Il
t’aime beaucoup. »
Ça sonnait comme un au revoir. J’ai senti ma gorge se serrer.
« On peut peut-être aller courir ensemble demain matin ? »
Au lieu de répondre, il a fait demi-tour, puis il m’a adressé un petit signe de
tête.
« Ciao, Lina. »
Et il est parti.
Chapitre 23

« Bon, explique-moi ça encore une fois. Howard n’est pas ton père mais il
croit qu’il l’est ?
– Oui. Enfin… je crois qu’il croit qu’il est mon père.
– Tu crois qu’il croit qu’il est ton père ?
– Oui. Ou alors il ment. Mais je pencherais plutôt pour la première hypothèse.
En général, les gens ne sont pas super excités à l’idée de se retrouver avec une
ado totalement paumée sur les bras. Même après avoir été amoureux fou de sa
mère.
– Donc Howard n’est pas ton père. C’est ce Matteo ?
– Exact. »
Je me suis affalée sur mon lit, le téléphone toujours collé à l’oreille. On parlait
depuis vingt minutes.
« Addie, je ne sais pas comment mieux t’expliquer les choses.
– C’est vrai, c’est moi qui suis bouchée, c’est tellement facile à comprendre,
tout ça !
– D’accord, excuse-moi. »
Je me suis couvert les yeux avec la main.
« Et je ne t’ai pas encore raconté le pire.
– Pire que ta rencontre avec ton odieux crétin de père ?
– Ouais. »
J’ai pris une profonde inspiration.
« J’ai embrassé Ren.
– Hein ? Ton ami Ren ? Tu l’as embrassé ?
– Ouais.
– Et alors, où est le problème ?
– Il ne m’a pas rendu mon baiser.
– Tu rigoles ! Pourquoi ?
– Il a déjà une copine. C’était juste après avoir vu Matteo, j’étais en ruine, en
larmes, et c’est à ce moment-là que j’ai réalisé ce que j’éprouvais pour Ren.
Très, très mauvais timing. Je lui ai carrément sauté dessus et il m’a… (j’ai
grimacé à ce souvenir) repoussée.
– Il t’a repoussée ?
– Ouais. Et comme on était encore à Rome, il a fallu qu’on prenne le train
pour retourner à Florence. Il ne m’a pas adressé la parole de tout le trajet. Bref,
je me retrouve seule en Italie, je dois annoncer à Howard qu’il n’est pas mon
père et j’ai perdu mon meilleur ami.
– Oh, ma pauvre ! Dire qu’il y a dix minutes j’étais jalouse de toi… »
Addie a soupiré avant d’ajouter :
« Et l’autre ? Le top model pour sous-vêtements masculins, comment il
s’appelle, déjà ?
– Thomas ? »
Merde. Son texto.
« L’autre jour, il m’a envoyé un SMS pour m’inviter à une grande fête chez
une fille qui vient d’avoir son bac.
– Tu vas y aller ?
– Non, sûrement pas. Quand j’aurai lâché mon scoop, il y a de fortes chances
que Howard me jette dehors.
– Mais non, il ne va pas te jeter dehors ! C’est ridicule.
– Je sais. Mais ça m’étonnerait qu’il soit fou de joie. Quelle histoire de
dingues. Franchement, j’aimerais bien qu’il soit mon père. »
Jamais je n’aurais imaginé prononcer ces mots.
Addie est restée muette un instant.
« Tu vas lui annoncer ça quand ?
– J’en sais rien. Pour le moment il bosse, mais il avait l’intention d’aller au
cinéma ce soir. Si j’ai le courage, je lui dirai dès qu’il rentrera à la maison.
– Bien. Voilà mon plan : je vais immédiatement monter demander à mes
parents si tu peux revenir chez nous. Non, je vais leur dire que tu dois
absolument revenir chez nous. T’en fais pas, ils seront d’accord. »

J’ai passé l’heure suivante à tourner en rond dans ma chambre. Je n’arrêtais
pas de prendre le journal pour examiner les quelques pages qu’il me restait à lire,
mais dès que je l’avais entre les mains je renonçais à l’ouvrir et je le lâchais
comme si c’était une patate chaude. Une fois ses dernières notes lues, je n’aurais
plus rien à apprendre de ma mère. Et je serais fixée sur le dénouement de cette
navrante histoire.
Toutes les dix secondes j’allais à la fenêtre guetter l’arrivée de Howard, mais
son groupe de visiteurs et lui se traînaient comme des limaces dans les allées du
cimetière. Ils étaient vraiment obligés de s’arrêter devant chaque statue ? Qu’y
avait-il de si intéressant dans ce coin par rapport à celui d’avant ? À ce train-là,
le temps qu’ils aient fini de tout apprendre sur la Seconde Guerre mondiale, la
troisième aurait certainement éclaté. Alors que je n’en pouvais plus d’attendre,
Howard s’est enfin décidé à reconduire ses moutons au parking. Il les a regardés
monter un à un dans le car, puis a regagné le centre.
« Prête ? » me suis-je murmuré.
Non, évidemment.
Peu après, Howard est ressorti du centre en compagnie de Sonia. Je les ai vus
se diriger ensemble vers la maison.
Oh, non ! En présence de Sonia, impossible de parler. Est-ce que j’allais
ronger mon frein toute la soirée ? Quand ils se sont engagés dans l’allée, j’ai
descendu les marches deux par deux et je me suis précipitée à leur rencontre.
« Ah, te voilà ! m’a dit Howard. Tu as passé une bonne journée ? »
Non, épouvantable.
« Oui, merci. »
Il portait une chemise bleue aux manches retroussées et avait pris un coup de
soleil sur le nez. Un truc qui ne m’est jamais arrivé. Normal : je suis italienne.
« J’ai essayé de te joindre, mais tu n’as pas répondu. Si on ne veut pas rater la
séance de cinéma, on a intérêt à partir tout de suite.
– Là, maintenant ?
– Oui. Ren vient avec nous ?
– Non. Il… il n’est pas libre. »
Comment allais-je m’en sortir ?
Sonia m’a souri.
« C’est un très vieux film avec Audrey Hepburn, un grand classique. Vacances
romaines, ça te dit quelque chose ?
– Non, pas du tout. »
On pourrait arrêter de parler de Rome, s’il vous plaît ?

Dans d’autres circonstances, j’aurais sûrement adoré Vacances romaines. Ce
film en noir et blanc raconte l’histoire d’une jeune princesse qui fait la tournée
des capitales européennes. Elle est soumise à un emploi du temps et un protocole
hyper stricts, si bien qu’arrivée à Rome, elle s’échappe de sa chambre par la
fenêtre dans l’intention de s’amuser un peu. L’ennui, c’est que son médecin lui a
administré un sédatif en début de soirée. La voyant endormie sur un banc, un
journaliste américain la prend sous son aile, puis il lui fait découvrir la ville en
scooter. Bien entendu, ils tombent amoureux l’un de l’autre mais ils ne finissent
pas ensemble parce qu’ils n’appartiennent pas au même monde.
Oui, je sais, c’est déprimant.
Je n’ai suivi le film que d’un œil parce que je surveillais Howard de l’autre. Il
explosait souvent de rire et n’arrêtait pas de se pencher sur moi pour me citer les
lieux qu’Audrey et son journaliste visitaient. Il m’avait acheté un énorme paquet
de bonbons. Je les ai tous mangés sans même savoir quel goût ils avaient. C’était
peut-être les deux plus longues heures de ma vie.
Sur le chemin du retour, Sonia a insisté pour que je m’asseye à l’avant.
« Alors, le film t’a plu ?
Oui, c’était sympa. Mais triste. »
Howard a lancé un coup d’œil à son amie.
« Tu as toujours rendez-vous avec Alberto ce soir ?
– Argh ! Oui.
– Pourquoi “argh” ?
– Tu le sais très bien, j’ai renoncé aux blind dates depuis longtemps.
– Dis-toi que tu vas juste boire un verre avec quelqu’un que je trouve vraiment
admirable.
– Si ça ne venait pas de toi, j’aurais refusé. »
Sonia a soupiré avant d’ajouter :
« Mais comme je le dis toujours : il vaut mieux un rendez-vous pourri à
Florence qu’un chouette rendez-vous partout ailleurs. »
Tout à coup, je me suis rendu compte que je ne connaissais absolument rien
d’elle.
« Sonia, comment avez-vous atterri à Florence ?
– Eh bien, je suis venue en vacances ici après l’obtention de mon diplôme et je
suis tombée amoureuse d’un garçon. Ça n’a pas duré, mais je me suis
enracinée. »
J’ai grogné intérieurement. Manifestement, c’était le schéma classique, sans
doute vanté par tous les sites de voyages : partez en Italie, tombez amoureux et
assistez à l’explosion finale.
Sonia a croisé mon regard dans le rétroviseur.
« Tu sais, Lina, on vient en Italie pour un tas de raisons, mais quand on reste,
c’est toujours pour deux choses.
– Lesquelles ?
– L’amour et les glaces.
Amen », a conclu Howard.
Je me suis tournée vers la fenêtre en essayant de retenir mes larmes. Les
glaces, d’accord, mais ça ne me suffisait pas. Je voulais aussi l’amour.
Arrivé au cimetière, Howard a déposé Sonia devant chez elle avant d’obliquer
vers chez nous. À la lueur des phares, les pierres tombales avaient l’air encore
plus sinistres que d’habitude. La combinaison bonbons-nervosité me tordait
l’estomac.
Enfin seuls. L’heure de la Révélation avait sonné. J’ai pris une grande bouffée
d’air et commencé le compte à rebours. Trois… deux… deux et demi…
Howard a brisé le silence.
« Je tiens à te redire combien je suis heureux que tu sois là, Lina. Je sais que
ce n’est pas facile, mais je te remercie de tenter le coup, même à titre provisoire.
Je te trouve formidable. Vraiment. En venant à Florence, tu n’as pas eu peur de
te lancer dans l’inconnu. Tu as l’esprit d’aventure, comme ta mère. Je suis fier de
toi. »
Il m’a adressé un sourire, comme si j’étais la fille qu’il avait toujours rêvé
d’avoir, et le peu de courage qu’il me restait a fondu comme un glaçon au soleil.
J’étais incapable d’aborder le problème. Plus tard.
Peut-être jamais.
Sitôt à la maison, j’ai prétexté un mal de tête. Je suis montée dans ma chambre
et je me suis jetée sur le lit, chose que je fais un peu trop souvent ces derniers
temps. J’étais en plein dilemme : je n’arrivais pas à dire la vérité à Howard, mais
je ne pouvais pas ne pas la lui dire non plus.
Ce serait vraiment mal de rester jusqu’à la fin de l’été et de rentrer aux États-
Unis sans être passée aux aveux ? Mais par la suite, quand approcherait le jour
de la fête des Pères, il s’attendrait à recevoir une carte de moi, non ? Et plus tard,
quand je me marierais, il estimerait forcément que ce serait à lui de me conduire
à l’autel.
La sonnerie du téléphone m’a arrachée à mes réflexions. J’ai traversé la pièce
en deux bonds. Pourvu que ce soit Ren. Pourvu que ce soit Ren. Pourvu que…
« Allô ?
– Salut, Lina. C’est Thomas. »
Thomas.
« Salut. »
Je me suis regardée dans le miroir. Je ressemblais à un poisson-globe
dépressif.
« Tu as reçu mon SMS ?
– Oui. Excuse-moi, je ne t’ai pas répondu, j’ai eu une journée… de dingue.
– Pas de problème. Alors, tu viens à cette fête avec moi ? »
Il parlait d’un ton insouciant, avec le détachement caractéristique des Anglais.
Une fête ! Comme si ça me branchait. Je me suis passé la main dans les cheveux.
« C’est quoi au juste ?
– Les dix-huit ans d’une fille qui vient d’avoir son bac. Elle habite une maison
super cool, presque aussi grande que celle d’Elena. Tout le monde sera là. »
Tout le monde, c’est-à-dire Ren et Mimi aussi ?
J’ai fermé les yeux.
« Merci, Thomas, mais je crois que ça ne va pas être possible.
– Oh, allez ! Ce serait trop bête. D’autant que j’ai aussi un truc à fêter : je
viens de passer mon permis de conduire. Mon père me prête sa BMW, je
viendrai te chercher. Ça va être dément, il y aura même un groupe indé qui
viendra jouer sur place ; un groupe que j’adore, je l’écoute depuis plus d’un an. »
J’ai coincé mon portable entre l’oreille et l’épaule pour me frotter les yeux.
Après cette journée plutôt riche en évènements, une fête me paraissait d’une
normalité ridicule. Et puis, y aller avec Thomas alors que je venais de craquer
pour quelqu’un d’autre, c’était carrément bizarre. Mais puisque ce « quelqu’un
d’autre » ne voulait clairement pas de moi, j’étais en pleine hésitation. Au moins,
Thomas me parlait, lui.
« Je vais réfléchir.
– OK, réfléchis bien, a soupiré Thomas. Au cas où tu te déciderais, je passerai
te prendre à neuf heures. C’est une soirée habillée, alors il faudra te faire chic,
mais je t’assure qu’on s’amusera bien.
– Soirée habillée. Compris. Je te rappelle demain, d’accord ?
– Parfait. »
Après avoir raccroché, j’ai jeté mon téléphone sur le lit et je suis allée à la
fenêtre. La nuit était claire, la lune me fixait de son gigantesque œil rond,
comme si elle assistait depuis le début à mes mésaventures et qu’elle se
réjouissait du spectacle.
Stupide lune. J’ai voulu baisser le store, mais il était bloqué.
Super.
Chapitre 24

Le lendemain, je me suis réveillée avant l’aurore. Je m’étais endormie tout


habillée et il y avait une assiette de spaghettis figés dans leur sauce tomate sur
ma commode, probablement déposée là par Howard pour mon dîner. Une
lumière grise et vaporeuse filtrait par la fenêtre.
Je suis allée fouiller dans ma valise afin de trouver des affaires de running
propres. Ensuite j’ai pris le journal et je suis sortie de la maison à pas de loup.
J’ai longé le mur du fond. Les oiseaux n’étaient même pas réveillés et la rosée
recouvrait tout comme un immense voile diaphane. Ma mère avait raison : le
cimetière était complètement différent selon les heures du jour. Avant le lever du
soleil, il baignait dans une grisaille uniforme qui semblait avoir absorbé toutes
les couleurs.
Après avoir franchi le portail de derrière, je me suis mise à courir à petites
foulées et je n’ai pas tardé à dépasser l’endroit où j’avais rencontré Ren pour la
première fois. Ne. Pense. Pas. À. Ren. C’était mon nouveau mantra. J’allais
peut-être le faire imprimer sur un autocollant.
J’ai donc chassé Ren de mon esprit et je suis passée à la vitesse supérieure.
L’air était vif et sentait le propre, comme ces lessives qui annoncent « Fraîcheur
printanière » sur leur étiquette. Courir me faisait un bien fou. Au moins, il n’y
avait pas que ma tête qui était en surrégime.
Un kilomètre. Deux. Trois. Je suivais un étroit sentier qu’un habitué du trajet
avait tracé dans l’herbe, mais j’ignorais s’il me conduirait à l’endroit voulu. Pour
l’instant, tout portait à croire que j’étais dans la mauvaise direction. Et tout à
coup, BAM ! La tour. Saillant de la colline tel un champignon sauvage. Je me
suis arrêtée une minute pour la regarder. J’avais l’impression d’avoir découvert
quelque chose de magique, un coffre plein d’or ou une maison en pain d’épices
au milieu de la Toscane.
Ne pense pas aux maisons en pain d’épices.
J’ai repris ma course, le cœur battant de plus en plus fort à mesure que
j’approchais de la sombre silhouette de la tour. C’était un cylindre de pierres,
haut d’une dizaine de mètres. Un lieu enchanté, hors du temps, qui avait dû
attirer bon nombre d’amoureux.
Une fois arrivée au pied, j’ai laissé ma main courir le long du mur jusqu’à ce
que je trouve l’entrée. À la place de la porte en bois que Howard avait écartée
pour ma mère, il ne restait plus qu’une ouverture voûtée, si basse que j’ai dû me
baisser pour passer dessous. À l’intérieur, il n’y avait rien hormis d’épaisses
toiles d’araignée et un tas de feuilles qui avaient certainement survécu à l’arbre
dont elles provenaient. En plein milieu, l’escalier en colimaçon vermoulu qui
montait jusqu’en haut de la tour formait comme un puits de lumière tamisée. Je
m’en suis approchée, espérant trouver au sommet la réponse à toutes mes
questions.
J’ai grimpé les marches avec prudence – la moitié d’entre elles semblaient
attendre une bonne excuse pour céder – et comme la dernière était inexistante,
j’ai été obligée de faire des acrobaties avant d’émerger à l’air libre, sur une
plateforme circulaire bordée par un muret d’un mètre de haut. Il faisait encore
assez sombre, mais la vue était époustouflante. Digne d’une carte postale. À ma
gauche s’étiraient des rangées de vignes parfaitement parallèles, tels des rubans
argentés. Partout ailleurs, c’était la campagne toscane dans toute sa splendeur,
avec quelques maisons disséminées ici et là comme des navires échoués au
milieu d’un océan de collines.
Pas étonnant que ma mère ait fini par craquer sur Howard dans un endroit
pareil. Quand bien même elle n’aurait pas déjà été séduite par son sens de
l’humour et ses goûts délirants en matière de glaces, il aurait suffi d’un seul
regard du haut de cette tour pour tomber folle amoureuse. Vu d’ici, même un
troupeau de buffles en pleine débandade aurait été romantique.
J’ai posé le journal par terre et fait lentement le tour de la plateforme,
cherchant du regard la moindre trace de ma mère (H + H gravés sur une pierre,
ou bien une feuille de cahier cachée quelque part), mais je n’ai déniché que deux
araignées qui m’ont regardée avec autant d’intérêt que des soldats de la Garde
royale britannique.
J’ai renoncé à ma course au trésor et je suis revenue vers le centre de la tour,
les bras repliés sur ma poitrine. J’avais besoin d’une réponse, et cet endroit
semblait idéal pour poser la question.
« Maman, pourquoi m’as-tu envoyée en Italie ? »
Ma voix a troublé le silence qui m’environnait de toutes parts. J’ai attendu, les
yeux fermés.
Rien.
J’ai fait une seconde tentative.
« Pourquoi m’as-tu envoyée chez Howard ? »
Toujours rien.
Le vent s’est levé brusquement. Il s’est mis à siffler dans les herbes et les
arbres, et soudain toute la solitude et la sensation de vide que je portais en moi
ont enflé au point de m’avaler tout entière. J’ai plaqué les paumes sur mes yeux,
le corps irradié de chagrin. Et si ma mère, ma grand-mère et ma psy s’étaient
trompées ? Et si j’allais souffrir comme ça jusqu’à ma mort ? Et si chaque
seconde de chaque jour m’apportait moins que ce que j’avais perdu ?
Je me suis effondrée sur le sol, submergée par d’immenses vagues de
désespoir. Ma mère m’avait dit et redit que ma vie serait formidable. Qu’elle
était fière de moi. Qu’elle regretterait de ne pas être à mes côtés, non seulement
pour les grands moments mais aussi pour les petits. Elle m’avait affirmé qu’elle
trouverait le moyen de rester près de moi. Mais jusqu’à présent, elle brillait par
son absence. Une absence vertigineuse qui s’étendait devant moi comme un
horizon sans fin, décourageant, vide. J’avais parcouru l’Italie pour essayer de
percer le mystère du journal, pour essayer de comprendre les raisons qui avaient
poussé ma mère à agir ainsi, mais en réalité c’est elle que je cherchais. Et je ne
l’avais pas trouvée. Je ne la retrouverais plus jamais.
« C’est trop dur, ai-je gémi à voix haute. Je ne peux pas vivre sans toi. »
C’est alors que j’ai reçu une gifle. Enfin non, pas vraiment une gifle, plutôt un
petit coup de coude qui m’a poussée à me remettre debout en même temps qu’un
mot s’insinuait dans mon cerveau.
Regarde.
La main en visière, j’ai alors vu le soleil se lever au-dessus des collines,
embrasant le dessous des nuages, éclaboussant le paysage de rose et d’or. Autour
de moi tout était beau, étincelant d’une clarté soudaine.
Ma mère me manquerait toujours, c’était évident. Le sort avait voulu que
j’hérite de ce fardeau et, aussi lourd soit-il, je le porterais à vie. Mais cela ne
m’empêcherait pas forcément d’aller bien. Voire d’être heureuse. J’avais encore
du mal à l’envisager, mais un beau jour peut-être que ce vide laissé par ma mère
deviendrait moins douloureux. Alors je pourrais penser à elle sereinement, me
rappeler sans pleurer les moments de bonheur que nous avions partagés. Et tout
irait bien. Ce jour-là me semblait à des années-lumière, mais pour l’heure j’étais
au sommet d’une tour de Toscane, face à la splendeur d’un lever de soleil.
Et ce n’était pas rien.
J’ai ramassé le journal. Il était temps de le terminer.

Le 19 JUIN
Tout nouveau départ succède à la fin d’un autre départ. J’avais
recopié ces paroles de chanson sur un bout de papier que j’avais
punaisé au-dessus de mon bureau un an plus tôt, et c’est seulement
aujourd’hui qu’elles prennent tout leur sens. J’ai passé l’après-midi
à errer dans les rues tout en réfléchissant, et j’ai réussi à éclaircir
certains points.

Premièrement, je dois quitter l’Italie. En septembre dernier j’ai
rencontré une Américaine qui se retrouve coincée avec un mari
horrible, tout ça parce que la loi italienne dit que les enfants sont
confiés à la garde de leur père en cas de divorce. Je suis quasiment
sûre que Matteo ne voudrait pas s’encombrer d’un bébé mais je ne
tiens pas à courir le risque.

Deuxièmement, je ne peux pas avouer à Howard ce que j’éprouve
pour lui. Il est persuadé que j’ai déjà choisi quelqu’un d’autre, et il
vaut mieux qu’il continue à le croire, sinon il renoncerait à tout ce
qu’il a construit ici pour redémarrer une nouvelle vie avec moi.
C’est ce que je souhaite ardemment, bien sûr, mais pas au point de
lui faire abandonner son travail et cet endroit merveilleux. Il mérite
de vivre son rêve à fond.

Donc, voilà où j’en suis. Malgré mon amour pour Howard, je dois
le quitter. Et pour protéger ma fille (oui, j’attends une fille !), je dois
mettre le plus de distance possible entre elle et son père.
Si je pouvais remonter le temps, juste une fois, je choisirais le
moment où Howard m’a amenée à la vieille tour. Et même si mon
cœur souffre comme jamais il n’a souffert, je n’échangerais ni ce
lever de soleil ni ce bébé pour rien au monde. J’entame un nouveau
chapitre de ma vie, j’y cours les bras grands ouverts. Tout le reste
serait du gaspillage.


FIN. Les dernières pages du journal étaient blanches. Je suis revenue à la page
de titre et l’ai relue une fois de plus.


Sonia s’était trompée. Ce n’est pas à moi que ma mère avait envoyé ce journal
au cimetière, c’était à Howard. Afin qu’il sache ce qui s’était réellement passé et
qu’elle n’avait jamais cessé de l’aimer. Même si elle ne pouvait pas revenir en
arrière et changer le cours de leur histoire, elle avait agi pour le mieux.
Elle m’avait envoyée, moi.
Chapitre 25

Je suis revenue au cimetière presque en volant tellement je me sentais légère.


Très nerveuse aussi. Mais quelle que soit la réaction de Howard, je savais
maintenant que tout irait bien. Ce journal lui était destiné, il fallait qu’il le lise.
Sans tarder.
La lumière du jour avait complètement transformé le cimetière, et la grisaille
avait cédé la place aux couleurs. J’ai traversé le terrain en diagonale, courant
entre les rangées de tombes, sans me soucier d’un début de point de côté. Je
voulais absolument attraper Howard avant qu’il parte au travail.
Il prenait le café sur la terrasse. Quand il m’a aperçue, il s’est levé aussitôt, le
front plissé par l’inquiétude.
« Ne me dis pas qu’on t’a encore agressée ? »
J’ai secoué la tête tout en m’efforçant de reprendre mon souffle.
« Ah, ouf ! »
Il s’est rassis.
« Tu cours toujours aussi vite ? Je croyais que tu étais une coureuse de fond. »
De nouveau, j’ai secoué la tête avant de prendre une profonde inspiration.
« Howard, j’ai une question à te poser.
– Vas-y, je t’écoute.
– Est-ce que tu sais que tu n’es pas mon père ? »
Pendant quelques longues secondes, mes paroles ont flotté entre lui et moi
comme des bulles de savon. Puis Howard a souri.
« Qu’entends-tu au juste par “père” ? »
Je me suis avancée sur la terrasse, les jambes flageolantes.
« Holà, ça va ? m’a-t-il demandé en tendant la main pour me stabiliser.
– Oui. J’ai juste besoin de m’asseoir. » Je me suis écroulée sur une marche.
« Tu sais très bien ce que je veux dire, Howard. Mon père, c’est celui qui m’a
transmis la moitié de son ADN.
– Alors, dans ce cas, non, je ne suis pas ton père, a-t-il déclaré en étendant ses
longues jambes. Mais si on prend comme autre définition “un homme qui a
envie de faire partie de ta vie et d’assurer ton éducation”, alors oui, je suis ton
père.
– Écoute, ai-je lâché avec lassitude. C’est très gentil de ta part, mais explique-
toi un peu mieux. Parce que j’angoisse depuis vingt-quatre heures à l’idée de te
blesser. Tu le savais depuis le début ?
Excuse-moi, Lina. Je ne me doutais pas que tu avais deviné la vérité. »
Il m’a regardée en silence pendant un instant, puis m’a dit en soupirant :
« Bon. D’accord. Je vais tout t’expliquer. Tu es prête ?
– Oui. »
Il s’est installé confortablement, comme s’il se préparait à raconter cette
histoire pour la millionième fois.
« Quand j’avais vingt-cinq ans, j’ai rencontré une femme qui a changé ma vie.
Elle était vive, brillante, et je me sentais capable de tout lorsque j’étais avec elle.
– Tu parles de ma mère, là, c’est ça ?
– Laisse-moi finir. Donc, j’ai fait la connaissance de cette femme et je suis
tombé raide dingue amoureux d’elle. Ça ne m’était encore jamais arrivé. J’avais
l’impression que je l’attendais depuis toujours, sans m’en rendre compte. J’ai
compris que je devais faire tout mon possible pour l’amener à éprouver les
mêmes sentiments à mon égard, alors j’ai commencé par devenir son ami. Je me
suis inscrit en cours d’italien alors que je parlais déjà couramment cette langue,
rien que pour être avec elle…
– Niveau débutant ?
– Chut, Lina. Écoute bien. On allait donc en cours d’italien ensemble,
j’assistais en auditeur libre à ses autres cours et, petit à petit, j’ai intégré sa bande
de copains. Mais chaque fois que j’essayais de lui déclarer ma flamme, le
courage me manquait et je me transformais en bloc de Jell-O.
– En bloc de Jell-O ?
– Tu sais, ces desserts à base de gelée qu’on…
– Oui, je connais, merci ! »
Howard avait beau être un « parfait gentleman », c’était un très mauvais
conteur.
« Ce que je veux dire, c’est que je l’aimais tellement que j’en restais muet. Et
le jour où j’ai recouvré l’usage de la parole, c’était trop tard. Pendant que je
ramais comme un idiot, portant ses livres de classe, prétendant aimer danser
alors que je détestais ça, un autre homme s’est pointé et m’a coupé l’herbe sous
le pied.
– Matteo Rossi. » Howard a tressailli.
« Comment sais-tu son nom ?
– Je t’expliquerai plus tard. »
Après un temps d’hésitation, il a poursuivi :
« Bref, je me suis dit que si ce type était quelqu’un de bien, quelqu’un qui
l’aimait vraiment et qui saurait la rendre heureuse, je n’avais plus qu’à
m’effacer. Mais quand j’ai appris qu’il s’agissait de Matteo, j’ai eu des doutes.
Car je connaissais le personnage. Malheureusement, ta mère était complètement
aveuglée par lui, et malgré l’amorce de liaison qu’il y a eu entre elle et moi, c’est
lui qu’elle a choisi en définitive. Tu es donc le fruit de leur relation, Lina. Mais
quand ta mère est tombée malade, c’est à moi qu’elle a fait appel. Et j’ai accepté.
Par amour pour elle. »
Il m’a donné un petit coup de coude.
« Et j’ai l’impression que je commence à t’aimer aussi. » J’ai émis un
grognement.
« D’accord, c’est une belle histoire mais elle n’est pas entièrement exacte. Et
puis d’abord, pourquoi vous m’avez raconté que tu étais mon père, toi et ma
grand-mère ?
On a eu tort, je m’en rends compte à présent et je te demande pardon. Au
départ, ce n’était pas mon intention. J’ai commencé à communiquer avec ta
grand-mère après la disparition de Hadley, et au bout de quelques semaines j’ai
compris qu’elle me prenait réellement pour ton père. Comme il était déjà
convenu que tu viennes ici, j’ai eu peur qu’elle change d’avis si je lui disais la
vérité. Ta mère m’avait fait promettre de t’accueillir chez moi, et j’estimais que
c’était ce qu’il y avait de mieux pour toi. Je pensais que si je me faisais passer
pour ton père, tu serais mieux disposée à me donner une chance.
– Sauf que je me suis comportée comme une sale gosse.
– Non. Étant donné les circonstances, je trouve que tu as été formidable.
– Menteur. »
Il a souri.
« De toute façon, je ne voyais pas d’autre solution. Ta grand-mère avait
visiblement du mal à s’en sortir, et je ne savais pas à quoi m’en tenir avec la
famille d’Addie. Je craignais que tu te retrouves à la rue. Alors, quand ta grand-
mère m’a demandé si elle pouvait te révéler que j’étais ton père, j’ai dit oui. Je
comptais t’avouer la vérité assez vite, mais après cette soirée à la pizzeria, j’ai
préféré te laisser le temps de te poser et de t’adapter. Sauf que tu n’es pas du
genre à te poser. J’aurais dû me douter que tu y verrais clair.
– Tu es blond et deux fois plus grand que moi. On ne se ressemble pas du
tout !
– Exact. »
Il a gardé le silence un instant.
« Bon, a-t-il repris. À mon tour, maintenant. Tu le sais depuis combien de
temps ?
Environ un jour.
– Et tu l’as appris comment ? »
Je lui ai tendu le cahier que j’avais posé à côté de moi sur la marche.
« Grâce à ça.
– Ton journal intime ?
– Non, celui de ma mère. Elle en a tenu un pendant qu’elle vivait ici.
– C’est son journal ? J’avais remarqué que c’était le même cahier, mais je
pensais que c’était une coïncidence. »
Il l’a retourné entre ses mains.
« Elle a noté tout ce qui s’est passé avec Matteo. Sauf qu’elle l’appelait
toujours X, si bien qu’au début j’ai cru qu’elle parlait de toi. Mais comme tu ne
connaissais pas de boulangerie secrète…
– Attends un peu. La boulangerie secrète ? Ren m’a demandé si je savais où
elle était.
– Ouais. Il voulait m’y emmener pour me faire la surprise.
– Alors il est au courant de tout ?
– Oui. Il m’a même aidée à retrouver Matteo. »
J’ai baissé les yeux.
« Parce qu’on l’a rencontré. »
Howard a lévité de dix centimètres.
« Tu l’as vu ? »
J’ai continué à fixer le sol.
« Hun-hun.
– Où ça ?
– À Rome. »
Howard m’a dévisagée comme si j’étais une créature des abysses. « Quand es-
tu allée là-bas ?
– Hier…
– Hier ?
– Ouais, en train. Ren est passé me prendre ici. Avant ça, j’étais allée à
l’ABAF pour avoir les coordonnées de Francesca. Je l’ai appelée et…
– Francesca Bernardi ? Mais comment as-tu appris son existence ?
– Par le journal. Elle m’a donné le nom de famille de Matteo, ensuite on a
cherché sur Internet et on est allés le voir à sa galerie. Ça a été… un vrai
désastre. »
La mâchoire de Howard était sur le point de se décrocher.
« Lina, tu plaisantes, j’espère ?
– Non, désolée. »
Il s’est frotté le menton.
« Bon. Donc, tu t’es pointée chez Matteo. Et ensuite ? Tu lui as dit qui tu
étais ?
– Oui, mais il a tout nié en bloc. Il m’a affirmé que ma mère était folle et
qu’elle avait écrit n’importe quoi dans son journal. C’était grotesque : on se
ressemble comme deux gouttes d’eau, mais il prétend qu’il n’y a jamais rien eu
entre ma mère et lui ! J’ai fini par partir en courant. »
Howard a relâché son souffle.
« Hadley me tuerait. Quand je pense que je te croyais sagement partie manger
une glace avec Ren, alors que tu pistais ton père jusqu’à Rome !
– Je ne le referai plus, promis. C’était juste une impulsion. À moins que tu me
caches autre chose ?
– Non, rien. J’ai abattu toutes mes cartes.
– Tant mieux.
– Mais comment es-tu tombée sur ce journal ? Tu l’as trouvé après la mort de
Hadley ?
– Non. C’est Sonia qui me l’a donné.
– Sonia Sonia ? Ma Sonia ?
– Ouais. Maman l’avait envoyé au cimetière par la poste en septembre. Quand
il est arrivé, Sonia a eu peur que sa lecture te bouleverse, alors elle a jugé
préférable d’attendre un moment avant de te le remettre. Quelques jours plus
tard, quand tu lui as appris que j’allais venir ici, elle a cru que ce journal m’était
destiné. Mais en fait il était pour toi. »
Howard a serré le cahier entre ses mains, comme si c’était un oiseau prêt à
s’envoler.
« Tu devrais le lire.
– Ça t’ennuie si je commence tout de suite ?
– Non, au contraire. »
Il l’a ouvert à la première page et s’est arrêté sur la fameuse phrase.
« Oh.
Bon. Je te laisse tranquille. »
Chapitre 26

Deux heures plus tard, Howard est venu frapper à la porte de ma chambre, le
journal à la main et les yeux rougis.
« J’ai fini.
– Tu as fait vite.
– On va dehors ?
– D’accord. »
Je l’ai suivi dans l’escalier et on s’est assis sur la balancelle.
« C’est dur pour moi d’avoir lu tout ça, m’a-t-il dit. Je ne connaissais cette
histoire que par bribes. Quand je pense à tous ces malentendus, toutes ces
correspondances ratées… »
Il a promené son regard sur le cimetière.
« Mais Hadley s’est trompée sur plusieurs points. Premièrement, je ne suis
jamais sorti avec Adrienne.
– Ah bon ?
– Non. Mais Matteo, oui. » J’ai ouvert de grands yeux.
« Ta mère n’était pas la seule étudiante avec qui il s’amusait.
– Ohhhh. »
Une autre pièce du puzzle s’est mise en place.
« Alors c’est pour ça que tu lui as raconté la légende du taureau et du
boulanger ? Pour la mettre en garde, sachant que Matteo la trompait ?
– Oui. Mais j’ai raté mon coup, elle n’a pas fait le rapprochement.
– Je la comprends, ce n’était pas évident. C’est toi qui as inventé cette
histoire ?
– Non, je t’assure. C’est une de ces anciennes légendes florentines que
j’adore. Bref, je savais très bien que ta mère avait une liaison avec Matteo. Elle
gardait le secret pour qu’il n’ait pas d’ennuis avec la faculté, mais lui, il
s’entourait de toutes les précautions parce que c’était un salaud. Il avait déjà eu
plusieurs aventures avec des étudiantes, et d’après ce que j’avais entendu, il
fallait s’en méfier comme de la peste. Un jour, je l’ai surpris dans la chambre
noire en compagnie d’Adrienne. Le soir où Hadley m’a vu avec Adrienne devant
le club, j’étais en train de discuter de ce problème avec elle. Je voulais qu’elle
tire les choses au clair avec Hadley et qu’elle lui ouvre les yeux sur Matteo.
– Tu aurais pu t’en charger, non ? »
Howard a secoué la tête avec tristesse.
« Tout le monde savait que j’étais amoureux de ta mère, sauf elle. Je ne
voulais pas être celui par qui le scandale arrive. En plus, j’étais persuadé que
Matteo aurait joué les innocents, et j’aurais perdu la confiance de Hadley. Après
leur rupture, je n’ai pas jugé utile de la mettre au courant. C’était un peu lâche de
ma part, je l’avoue. D’autant que c’est à cause de moi qu’ils se sont séparés.
– Comment ça ?
– Hadley était de plus en plus renfermée, de plus en plus critique envers son
travail, elle perdait confiance en elle. Alors un soir, j’ai appelé Matteo et je lui ai
dit que s’il ne la laissait pas tranquille, j’alerterais le directeur de l’école.
– Du coup, il a lâché l’affaire ?
– Oui. Mais j’ai quand même tenu à avertir l’ABAF de ses agissements et il a
été viré. Hadley était tellement anéantie par cette rupture qu’elle n’était plus que
l’ombre d’elle-même. Pendant plusieurs semaines, je me suis demandé si j’avais
bien fait… »
Il s’est interrompu un instant et, d’un brusque coup de talon, a mis la
balancelle en mouvement.
« Mais peu à peu, elle a commencé à aller mieux. Je l’ai convaincue de
s’installer ici jusqu’à la fin de l’été. On est restés ensemble un moment, et puis je
l’ai reperdue.
– À cause de moi.
– Si elle m’avait dit qu’elle était enceinte, j’aurais tout plaqué pour elle, a
poursuivi Howard en balayant le cimetière d’un grand geste.
– C’est justement pour ça qu’elle ne t’a rien dit.
– Je sais. Mais je regrette qu’elle ne m’ait pas laissé libre de ma décision. Un
jour avec ta mère valait plus que toute une vie en Italie. »
Je l’ai observé en silence. Cet homme avait aimé ma mère d’un amour
inconditionnel. Elle lui manquait depuis beaucoup plus longtemps qu’à moi. J’ai
eu envie de le serrer dans mes bras.
Au lieu de ça, j’ai tourné la tête en retenant mes larmes. Est-ce que mes yeux
allaient sécher un jour ? Dans le cas contraire, j’avais toutes les chances de
décrocher un poste de représentante chez Kleenex.
« Tu n’as jamais tenté de renouer avec elle ?
– Non. Dans mon esprit, elle avait choisi Matteo. Si j’avais su la vérité,
ç’aurait été différent. Mais ce n’est que bien des années plus tard que j’ai appris
qu’ils n’étaient plus ensemble, et tout récemment que j’ai découvert ton
existence. Je pensais très souvent à elle, évidemment, mais chaque fois que
j’étais sur le point de lui faire signe, quelque chose m’en empêchait. La fierté,
sans doute.
– Ou la peur de souffrir encore. Parce qu’elle t’a quand même brisé le cœur en
mille morceaux.
– Oui, c’est vrai, a admis Howard avec un rire désabusé. Avec le temps, bien
sûr, j’ai fini par tourner la page. Mais quand tu es arrivée, tout le passé est
remonté à la surface. »
On s’est tus pendant une minute. Il faisait grand jour maintenant et le soleil
tapait déjà fort. Mes cheveux grésillaient presque.
« Je ne m’attendais pas du tout à avoir cette discussion avec toi, mais je suis
content que les choses se soient passées ainsi, a repris Howard. En tout cas, on
n’a plus à s’inquiéter de Matteo. Ta mère a eu raison de couper les ponts et de te
protéger de lui, surtout après le succès qu’elle a connu par la suite. Elle m’a dit
qu’elle avait toujours eu envie de te faire découvrir l’Italie, mais elle avait trop
peur de lui. Ses craintes ont dû s’apaiser, du fait que tu approchais de tes dix-huit
ans.
– Et puis, elle ne s’imaginait pas que je me lancerais à sa recherche.
– Non, c’est sûr ! a ri Howard. À mon avis, elle t’a sous-estimée. Et moi aussi.
Je n’en reviens pas que tu sois allée à Rome !
– C’était stupide.
– Oui, cela va sans dire. Mais c’était quand même sacrément courageux de ta
part.
– Je n’étais pas seule, Ren m’a beaucoup aidée. »
Je me suis assombrie. Ren.
« Qu’est-ce que tu as, Lina ?
– Eh bien… Ren ne me parle plus. Je l’ai contrarié.
– Comment ça ? Vous vous êtes disputés ?
– Plus ou moins.
– Écoute, quoi qu’il se soit passé entre vous, je suis sûr que vous trouverez le
moyen de vous réconcilier. Il t’aime beaucoup, crois-moi.
– Hmmm. »
Le silence est retombé. On a continué à se balancer doucement, jusqu’à ce
qu’une idée me traverse la tête.
« Dis-moi, Howard, tu essayais de me faire passer un message quand tu m’as
raconté la légende de cette femme qui a accouché d’un sanglier ?
– Ha-ha ! Le porcellino… Il faudrait peut-être que j’arrête avec mes sous-
entendus, ça ne marche jamais.
– Non.
– Bon, d’accord, je vais t’expliquer. Quand on est allés voir cette statue, j’ai
réalisé qu’elle symbolisait parfaitement notre situation. On a beau être mal
assortis tous les deux, je tiens sincèrement à faire partie de ta vie. Nous n’avons
aucun lien de parenté, mais si tu veux bien de moi, je suis prêt à faire office de
père. »
Je l’ai regardé, prête à exploser sous un trop-plein d’émotion. Ma mère avait
vu juste. Jamais personne ne la remplacerait, mais Howard était assurément la
meilleure personne pour m’accompagner dans la vie.
« Alors, qu’en dis-tu, Carolina ? »
J’ai hésité quelques secondes avant de répondre. Je ne voulais pas précipiter
les choses, mais au fond de moi je savais que c’était la bonne solution. Et pour
l’instant, ça me suffisait largement.
« D’accord. Si tu es partant, moi aussi. »
Il m’a adressé un sourire en coin, puis s’est calé contre le dossier de la
balancelle.
« Bon. Eh bien, maintenant qu’on a fait le tour du problème, si tu
m’expliquais un peu ce qui se passe avec Ren ? »
Chapitre 27

Howard m’a encouragée à ne pas baisser les bras. Selon lui, il fallait que je
mette les choses au point avec Ren, histoire de m’assurer qu’il n’y avait pas eu
un déplorable malentendu entre nous deux.
Voilà les mots exacts qu’il a employés : « déplorable malentendu ».
J’ai donc mis un mouchoir sur le peu de dignité qu’il me restait et j’ai appelé
Ren sur son portable. À deux reprises. Chaque fois je suis tombée direct sur la
messagerie. J’ai vite chassé cette horrible image de lui appuyant sur la touche
« refuser ».
Finalement, Howard m’a aidée à trouver le numéro fixe des Ferrara.
« Ciao, Lina ! » s’est exclamée la mère de Ren avec entrain.
De toute évidence, elle n’était pas au courant de l’affaire.
« Bonjour, Odette. Est-ce que Ren est là ?
– Oui. Attends une minute, je te le passe. »
Elle a posé l’écouteur, j’ai entendu des bruits étouffés à l’arrière-plan, puis
elle est revenue vers moi.
« Lina ?
– Oui ?
– Ren n’est pas libre pour l’instant. »
Aïe aïe aïe.
« Vous voulez bien lui poser une question de ma part ?
– Vas-y, je t’écoute.
– Est-ce que je peux passer le voir maintenant ? Il faut absolument que je lui
parle. »
Il y a eu un blanc.
« Ren, pourquoi tu secoues la… »
Elle a dû mettre la main sur l’appareil car je n’ai pas saisi la suite, mais j’ai
très bien visualisé la scène.
C’était l’humiliation totale.
Quand Odette m’a reprise en ligne, elle m’a dit d’un ton gêné :
« Je suis désolée, Lina. Ren me dit qu’il n’a vraiment pas le temps, il est en
train de se préparer pour la soirée de Valentina. »
Ça m’a redonné un coup de fouet.
« Ah bon, il y va ?
– Oui, Valentina fête à la fois son bac et ses dix-huit ans.
– Très bien, merci, Odette.
– De rien, Lina. »
Au moins, j’aurais la possibilité de le voir là-bas. C’était mieux que rien.
J’ai vite envoyé un SMS à Thomas, après quoi j’ai couru jusqu’au centre
d’accueil du cimetière. J’avais un service à demander.
Lorsqu’ils m’ont vue débouler dans le bureau, Howard et Sonia, qui étaient en
train d’examiner un tas de papiers, ont levé la tête d’un air affolé. Avec sa
chemise à carreaux et ses minuscules lunettes-loupes sur le nez, Howard
ressemblait à un bûcheron bigleux. Ça m’a fait rire.
« Lina ! Un de ces jours, tu vas me filer une crise cardiaque.
– C’est tes lunettes, elles sont trop…
– Trop quoi ? »
Il s’est redressé de toute sa hauteur et je me suis de nouveau esclaffée.
« Rien, laisse tomber. J’ai juste besoin d’un coup de main. Je suis invitée à
une fête ce soir, et il faut absolument que je déchire si je veux rattraper le coup
avec Ren. Bref, je dois me trouver une super robe. »
Il a ôté ses lunettes.
« Tu veux dire, La Robe ? Le genre à faire craquer n’importe quel garçon ?
– Oui, tu as tout compris. Comme celle que maman avait achetée. Sauf que
moi, j’espère avoir une chance de la mettre et qu’elle fera son job.
– De quoi vous parlez ? a demandé Sonia en nous regardant tour à tour avec
de grands yeux. J’avoue que j’ai du mal à suivre. »
Howard s’est tourné vers elle.
« Écoute, Sonia, on va fermer le cimetière. Une robe, c’est relativement facile
à trouver, mais La Robe, ça peut prendre un certain temps. (Il m’a fait un clin
d’œil.) Je me souviens d’avoir aperçu Hadley dans la sienne, elle était à tomber
par terre ! »
Sonia a secoué la tête, l’air perplexe.
« Je ne comprends toujours rien, mais je te rappelle qu’on n’a absolument pas
le droit de fermer les portes en pleine journée.
– Exact. Alors on les laisse ouvertes et on abandonne notre poste pendant une
heure ou deux pour partir tous les trois en mission shopping à Florence ! »
J’ai fait des bonds de joie.
« Merci ! C’est génial ! »
De son côté, Sonia restait ferme sur sa position.
« Écoute, Howard, je préfère rester ici au cas où des visiteurs se pointeraient.
– Pas question, on a besoin de toi, a répliqué Howard. Tu sais très bien que je
suis complètement nul en matière vestimentaire. Il nous faut l’œil avisé d’une
femme.
– C’est vrai, tu as un goût lamentable. Tu te souviens quand je t’ai obligé à
jeter cet affreux pantalon en velours ? Tu ressemblais à un clochard !
– S’il te plaît, Sonia, l’ai-je suppliée en joignant les mains. Je ne connais
aucun magasin, je serais totalement perdue sans toi. Il faut que tu nous
accompagnes. Tu veux bien ? »
Elle a continué à hésiter, partagée entre le sens du devoir et l’envie de céder à
mes prières. Finalement, elle a haussé les épaules.
« À mon avis vous avez tous les deux perdu la tête, mais c’est d’accord. Je
passe chez moi en vitesse, venez me prendre dans cinq minutes.
Super ! »
Avec Howard, on s’est frappé les mains. J’ai attendu dehors pendant qu’il
fermait le centre, ensuite on a foncé à la maison.

En cours de route, on a briefé Sonia sur nos faux-vrais liens de parenté. Elle
est tombée des nues.
« Attendez… Vous voulez dire que vous n’êtes pas père et fille ?
– Techniquement, non », ai-je répondu.
Elle s’est éventée avec sa pochette.
« Il n’y a qu’en Italie qu’on voit ça ! »
Howard lui a lancé un bref regard.
« À l’avenir, s’il te plaît, évite de détourner les colis qui me sont adressés.
Même si ça s’est avéré une bonne initiative dans le cas présent.
– Je ne le referai plus, promis-juré. »
Sonia s’est tournée vers moi.
« Ren passe te chercher à quelle heure ?
– À neuf heures. Mais je n’y vais pas avec Ren. J’y vais avec Thomas.
– Ah. Je croyais que toi et Ren… »
Elle a laissé sa phrase en suspens.
« Eh bien, quoi, moi et Ren ? »
Howard a capté mon regard dans le rétroviseur.
« Quand le visage d’une personne exprime très clairement ses sentiments, les
Anglais disent qu’elle a “le cœur dans sa manche”. Les Italiens, eux, disent
“avere il cuore in mano”. Chaque fois que Ren te regarde, je pense à cette
expression. De toute évidence, il est fou de toi.
– Mais non.
– Mais si ! a riposté Sonia. Regarde-toi : comment pourrait-il résister, le
pauvre ?
– Il a déjà une copine.
– Ah oui ? a lâché Howard avec désinvolture.
– Oui.
– Et toi, qu’est-ce que tu éprouves pour lui ? »
J’ai réussi à me taire environ trois secondes avant d’exploser comme un
volcan.
« Bon. D’accord. Je suis amoureuse de lui. Totalement amoureuse. À part
Addie, Ren est la seule personne avec qui je me sens à l’aise. Il est original,
hyper marrant et j’adore ses dents du bonheur. L’ennui, c’est qu’il est déjà pris.
Et hier, dans un moment d’égarement, je l’ai embrassé. Ça l’a fait flipper grave.
Surtout que sa copine a l’air de sortir d’un magazine de mode, alors que moi, je
suis toujours en sueur ou en pleurs quand il me voit. Mais ce soir, je veux être
éblouissante. J’espère juste qu’il voudra bien m’accorder quelques minutes, que
je puisse m’expliquer et au moins sauver notre amitié. Voilà. Vous savez tout. »
Howard et Sonia en sont restés bouche bée.
Je me suis affalée contre le dossier de la banquette arrière.
« C’est pourquoi je dois absolument trouver la robe parfaite. »
Voyant que je n’ajoutais plus rien, Sonia s’est adressée à Howard.
« Le prix, c’est un problème ?
– Non.
Alors tourne à gauche, je connais une adresse. »
Obéissant aux directives de Sonia, Howard s’est garé à proximité d’une
boutique de vêtements dans le centre-ville. Quand on est entrés, la vendeuse
nous a demandé d’un ton un peu hautain :
« Cos’è successo ?
– Stiamo cercando il vestito più bello nel mondo per la signorina », a répondu
Howard.
Puis il m’a traduit :
« Nous voulons la plus belle robe du monde pour cette demoiselle. »
Après m’avoir étudiée de haut en bas, la femme a frappé dans ses mains.
« Adalina ! Sara ! Venite qui. »
Deux vendeuses ont émergé de l’arrière-boutique. Après que Howard leur a
répété ce qu’on cherchait, elles ont sorti leur mètre à ruban et ont commencé à
prendre mes mesures. Tour de taille, tour de poitrine, tour de hanches, tout y est
passé. J’étais affreusement mal à l’aise.
Finalement elles sont allées décrocher des robes aux quatre coins du magasin,
puis elles m’ont escortée vers une cabine d’essayage où elles nous ont fourrées,
les robes et moi. J’ai enlevé ma tenue de running et passé la première. Elle était
rose barbe-à-papa et m’a aussitôt rappelé la fois où j’avais vomi dans la grande
roue d’une fête foraine. La deuxième, taillée dans un tissu duveteux jaune canari,
me faisait ressembler à Titi (sans Grosminet). La troisième me plaisait assez,
mais les bretelles étaient deux fois trop longues et je n’avais pas le temps de la
faire retoucher d’ici ce soir. Je me suis regardée sévèrement dans le miroir. Pas
de panique, Lina. Mais mes cheveux, eux, paniquaient déjà. À moins qu’ils ne
soient toujours aussi hystériques.
« Comment ça se passe ? m’a demandé Sonia de l’autre côté de la porte.
– Pas terrible pour l’instant.
– Essaie celle-ci. »
Elle m’a lancé une robe bouffante blanche. Dedans, j’avais l’air d’une
meringue. Ou d’un marshmallow piqué sur une brochette. Au choix.
« Oh, non ! ai-je gémi. Il n’y en a aucune qui me va. Qu’est-ce que je vais
devenir ?
– Écoute, je vais voir si la fille aînée de la patronne est là. C’est pour ça que je
t’ai amenée ici, c’est un génie du look. Ne bouge pas, je reviens tout de suite. »
Je me suis de nouveau examinée dans le miroir. Avec une touche pareille,
j’avais peu de chances de me faire pardonner par Ren. Et encore moins de
conquérir son cœur.
« Lina, on peut entrer ? » m’a demandé Sonia en frappant à la porte de la
cabine.
J’ai ouvert. La femme qui accompagnait Sonia, une petite quarantaine
d’années et un chignon haut maintenu par un crayon, avait l’air d’une vraie pro.
D’un petit mouvement circulaire de l’index, elle m’a fait signe de pivoter sur
moi-même.
« No. Tutto sbagliato.
– D’accordo, a enchaîné Sonia. Elle dit que cette robe ne te va pas du tout, et
je suis bien de son avis.
– Mais aucune robe ne me va !
– Ne t’inquiète pas, elle va t’en trouver une parfaite, fais-lui confiance. »
La femme s’est avancée, m’a saisi le menton entre deux doigts, puis m’a
orienté le visage de droite à gauche pour m’étudier de profil. Elle s’est ensuite
reculée d’un pas et m’a de nouveau invitée à tourner sur moi-même. Finalement,
elle a hoché la tête d’un air décidé.
« Ho il vestito perfetto. Aspete. »
Je l’ai vue revenir quelques minutes plus tard avec une robe rose poudré. Le
haut était en dentelle et le bas uni, court et légèrement évasé.
« Vous êtes sûre ? lui ai-je dit.
– Oui. Yé souis sour », a-t-elle répliqué avec aplomb.
Elle est ressortie de la cabine et a refermé la porte derrière elle.
J’ai ôté la robe marshmallow et enfilé la nouvelle par la tête. Le tissu était
léger, doux comme de la soie et si fluide qu’il a glissé sur mon corps avant de
retomber parfaitement sur mes hanches.
Je n’ai même pas eu à me regarder dans la glace pour savoir que c’était La
Robe.

Le temps que Thomas débarque dans la voiture de son père – une décapotable
BMW gris métallisé – j’étais totalement métamorphosée. Sonia avait réussi à
dompter ma chevelure de Méduse et m’avait prêté une paire de stilettos ainsi que
des petites boucles d’oreilles en diamant. Je m’étais maquillée, parfumée, et
j’avais répété cent fois mon discours. Ren, j’ai quelque chose à te dire… Quand
je me suis regardée dans la glace, j’ai failli tomber à la renverse tellement j’avais
l’air d’une Italienne.
« Il est là ! m’a crié Howard depuis le salon.
– J’arrive ! »
J’ai inspiré à fond, histoire de me calmer les nerfs, puis j’ai amorcé la
descente de l’escalier. Les escarpins de Sonia étaient sublimes mais d’une
hauteur vertigineuse. Par miracle, j’ai atteint le rez-de-chaussée sans trop me
contorsionner. Une véritable prouesse.
Howard m’a détaillée, les yeux écarquillés comme des soucoupes.
« Tu es magnifique. Je ne sais pas à quoi ressemble la copine de Ren, mais
elle n’a aucune chance.
– Ce serait bien, mais je m’estimerais déjà heureuse qu’il m’adresse la parole.
– On parie ? »
Entendant frapper à la porte, Howard est allé ouvrir.
« Bonsoir. Thomas, je présume ?
– Oui. Enchanté de vous rencontrer. »
J’ai gagné l’entrée dans un cliquetis de talons.
« Waouh ! Lina, tu es… »
Thomas s’est littéralement décroché la mâchoire. Quand il s’est rendu compte
que Howard le regardait comme un chasseur qui tient un cerf au bout de son
fusil, il s’est éclairci la gorge et repris en vitesse.
« Désolé. Jolie robe. Tu es ravissante.
– Tu es très beau, toi aussi. »
Et c’était vrai. Costume gris perle, cheveux artistiquement décoiffés…
J’entendais presque Addie ronronner d’admiration malgré la distance qui nous
séparait.
« On y va ? m’a lancé Thomas.
– OK. »
Je me suis tournée vers Howard.
« Je dois rentrer à quelle heure ?
– Comme tu veux. Enfin, dans la limite du raisonnable. »
Il m’a adressé un clin d’œil avant d’ajouter :
« Ça va marcher.
– Merci. »
J’ai suivi Thomas jusqu’à la voiture.
« Tu es vraiment éblouissante, Lina, m’a-t-il glissé en ouvrant la portière.
– Merci.
– Pourquoi ton père a dit : “Ça va marcher” ?
– Euh, je ne sais pas trop. »
J’ai consulté mon portable pour la milliardième fois. J’avais espéré tout
l’après-midi que Ren me rappellerait. Et il s’était évertué à ne pas me rappeler de
tout l’après-midi.
Thomas s’est assis au volant et a mis le contact.
« Pas mal comme voiture, hein ?
– Ouais, super.
– Mon père a aussi une Lamborghini. Il m’a dit que si je ne perdais pas de
point pendant un an, il me la prêterait de temps en temps.
– Dommage que ça ne tombe pas ce soir.
– Oui, dommage ! »
Il a effectué une marche arrière, puis s’est engagé dans l’allée principale du
cimetière à vitesse réduite.
« En Italie, on n’a pas le droit de conduire avant dix-huit ans, tu savais ça ? Je
crois que je suis le seul de l’école à avoir le permis.
– Ren le passera l’année prochaine.
– Il est seulement en première.
– Oui, mais il aura dix-huit ans en mars prochain.
– Ah. »
Arrivé sur la route, Thomas a accéléré et mis la musique à fond, si bien qu’on
ne s’entendait plus parler.
Normalement, j’aurais dû être aux anges de rouler à travers la Toscane dans
une décapotable de luxe en compagnie d’un aspirant James Bond, mais ça me
laissait froide. J’étais trop obsédée par ce que j’allais dire à Ren. Et trop occupée
à repousser les mains baladeuses du jeune 007.
« Le père de Valentina travaille dans la même boîte que le mien, mais il est
encore plus haut placé. J’ai été à un tas de fêtes chez eux et elles sont toujours
dingues. Une année, ils avaient commandé un buffet japonais. Il y avait des
femmes allongées sur les tables et on devait manger les sushis sur leurs corps.
– Beurk… C’est vrai ?
– Oui. C’était trop cool ! »
Une fois encore, il a posé la main sur mon genou et, une fois encore, j’ai
croisé-décroisé les jambes pour l’éjecter. Je l’ai regardé en coin. N’importe
quelle fille aurait troqué tous les cornets de glace de Florence pour être à ma
place. Mais je n’étais pas cette fille-là, et elle ne connaissait pas Ren.
J’ai eu un choc en arrivant chez Valentina. Pas parce que la maison
ressemblait au château de Dracula – et pourtant c’était le cas – mais à cause du
monde qu’il y avait. Une file ininterrompue de voitures et de taxis s’étirait dans
l’allée tandis que des ribambelles d’invités extatiques se dirigeaient vers
l’impressionnante demeure. Il nous a fallu pas moins de dix minutes et trois
croisements-décroisements de jambes, rien que pour accéder au service du
parking.
Quand notre tour est enfin venu, Thomas a lancé ses clés au voiturier puis,
avec un empressement frôlant le ridicule, il a contourné la BM paternelle pour
venir m’ouvrir la portière et m’aider à descendre. On avait déroulé un tapis
rouge sur l’imposant escalier de pierre qui conduisait à la porte d’entrée, par
laquelle s’engouffraient des tonnes de gens. Moi qui avais peur d’être trop bien
habillée, j’ai été vite rassurée : chacun s’était mis sur son trente-et-un, on se
serait cru à l’ouverture du festival de Cannes. Bref, c’était l’occasion ou jamais
de porter La Robe.
Je me suis accrochée au bras de Thomas afin de monter les marches le plus
dignement possible.
« C’est encore plus grandiose que je croyais, lui ai-je glissé à voix basse.
– Je te l’avais dit. Attends de voir la suite.
– Est-ce que tous tes amis habitent des maisons pareilles ?
– Non, seulement ceux qui donnent de grandes réceptions. »
Le hall d’entrée était éclairé par un lustre en verre coloré complètement
extravagant, et occupé en son centre par un grand escalier tournant. Un homme
muni d’une liasse de papiers nous a arrêtés sur le seuil.
« Vos noms, s’il vous plaît, a-t-il dit avec un accent aussi costaud que ses
biceps.
– Thomas Heath et… sa cavalière », a annoncé Thomas en me gratifiant d’un
sourire charmeur.
Après avoir rapidement feuilleté ses papiers, l’homme a coché le nom de
Thomas.
« Benvenuti.
– Est-ce que je peux consulter votre liste ? lui ai-je demandé. J’aimerais savoir
si mon ami est là. »
Il m’a regardée, sourcils en V, tout en cachant la fameuse liste de sa grosse
paluche.
« Non. Privato. »
Bon, on n’était quand même pas invités à une soirée au Pentagone !
J’ai insisté.
« Écoutez, j’en ai juste pour une sec…
– Laisse tomber », m’a coupée Thomas.
Il m’a prise par la main et entraînée dans un immense salon, très haut de
plafond, illuminé par cinq lustres encore plus délirants que celui de l’entrée. Les
gens s’y entassaient comme des sardines et on a dû jouer des coudes pour se
frayer un chemin parmi les multiples robes longues et smokings. Tout le mobilier
avait été repoussé contre les murs. Dans un angle, une scène pleine
d’instruments attendait l’arrivée du groupe, mais la play-list diffusée par les
enceintes atteignait un niveau sonore qui aurait sûrement tué des petits oiseaux.
Comment allais-je trouver Ren dans cette cohue ?
« Lina ! Thomas ! »
Émergeant de la foule, Elena m’a agrippé le bras. Elle portait une courte robe
grise et s’était fait une queue-de-cheval haute.
« Waouh ! Comme tu es bella, Lina ! Ce rose te va à merveille.
– Merci, Elena. Tu as vu Ren ?
– Ren ? Non. Je ne sais même pas s’il va venir, Mimi le tuerait.
– Pourquoi ?
– Hé, les filles, regardez Selma ! » a dit Thomas en riant.
Il désignait une femme qui venait de monter sur scène et farfouillait dans les
câbles. Grande, la cinquantaine, coiffée d’un diadème, elle était vêtue d’une
mini-robe rose vif qui menaçait de craquer d’une seconde à l’autre au niveau de
la poitrine.
« Pff ! a soupiré Elena, l’air réprobateur. C’est la mère de Valentina, un top
model des années 1990. Elle a accroché des photos sexy d’elle dans toute la
maison. Personnellement, je préférerais mourir plutôt que de voir les seins de ma
mère à tout bout de champ.
– Les seins bioniques de ta mère, tu devrais dire, a ironisé Thomas. Bon, si on
veut être bien placés, on ferait mieux de se rapprocher de la scène. D’après
Valentina, le concert commence à dix heures.
– Allez-y, moi, j’attends Marco », a déclaré Elena.
Thomas a haussé les sourcils.
« Marco ? Oh-ho ! »
Elena l’a foudroyé du regard.
« Dai. J’ai promis de l’attendre, c’est tout, ça ne veut rien dire.
– Hun-hun.
– Elena, si tu aperçois Ren, tu veux bien lui dire que j’aimerais lui parler ?
– Bien sûr, Lina, pas de problème. »
Elle m’a attirée à l’écart et m’a glissé à voix basse :
« Thomas est vraiment super canon. Bon choix. Presque toutes les filles que je
connais ont tenté leur chance avec lui, mais tu es l’heureuse élue, bravo. Ça
craint que Ren ait cassé avec Mimi à cause de toi, mais je te comprends
parfaitement, Thomas est troppo sexy. »
Huit cents points d’exclamation ont explosé sous mon crâne.
« Ren a rompu avec Mimi ? Depuis quand ? Aujourd’hui ?
– Je n’en sais rien. Hier, peut-être. Mimi m’a dit qu’elle était plutôt soulagée.
Je ne voudrais pas critiquer, mais Ren est quand même bizarre comme type. Il dit
tout ce qui lui passe par la tête.
– Oui, mais c’est ça qui est chouette.
– Mmmouais…, a fait Elena sans grande conviction. Bon, on se retrouve plus
tard ? Je retourne près de l’entrée.
– OK. N’oublie pas de dire à Ren où je suis, hein ? »

« Ça va ? s’est enquis Thomas après le départ d’Elena.
– Oui, très bien. »
Beaucoup mieux que bien, même. Ren avait quitté Mimi pour moi ? Mais
alors pourquoi tout ce cirque à Rome ? J’avais tellement envie de le voir que
j’étais en ébullition.
« On va prendre un verre et on s’approche de la scène, d’accord ? m’a proposé
Thomas.
– D’accord. »
Les deux heures de concert m’ont paru durer deux siècles. C’était un groupe
espagnol. À la fin de chaque morceau, le batteur, dans son enthousiasme, jetait
ses baguettes dans le public. Évidemment, il mettait un temps fou avant de les
récupérer et d’attaquer le morceau suivant.
Thomas s’échappait de plus en plus souvent pour aller se chercher à boire et
Ren continuait à ne pas se montrer. Où était-il ? Et s’il ne venait pas ? Et si La
Robe me portait la poisse ? Je commençais à me dire que j’aurais dû garder mes
fringues de running.
N’en pouvant plus, j’ai trouvé un prétexte pour m’esquiver.
« Thomas, il faut que j’aille aux toilettes, je reviens dans cinq minutes.
– OK », a-t-il lâché d’une voix pâteuse.
Tout en naviguant tant bien que mal à travers la foule, je scrutais la pièce pour
tenter de repérer Ren. Introuvable, aussi bien dans le salon que dans le hall
d’entrée. Tant qu’à faire, j’ai décidé d’aller aux toilettes. Comme il y avait un
monde pas possible, j’ai continué à me dévisser le cou pendant que je faisais la
queue.
Lorsque mon tour est arrivé, j’ai verrouillé la porte et je me suis examinée
dans le miroir en soupirant. Ma robe était toujours impeccable. C’était son
contenu qui laissait à désirer : j’étais rouge, en sueur et mes cheveux au bord de
la mutinerie. Après les avoir attachés, j’ai consulté mon portable. Toujours
aucune nouvelle de Ren. Mais que faisait-il, punaise ?
Thomas m’attendait devant la porte.
« Ah, te voilà ! Viens vite, on doit tous aller dehors, côté jardin. Il paraît qu’il
y a une surprise ! »
Fatiguée d’être perchée sur mes talons de douze, j’ai pris mes escarpins à la
main et suivi Thomas, emportée par le flot des autres invités. Quand on a enfin
débouché dehors, je n’ai pu m’empêcher de pousser un cri d’étonnement. Des
dizaines et des dizaines de couvertures blanches étaient disposées en damier sur
une pelouse aussi grande qu’un terrain de foot, le tout éclairé par une multitude
de bougies chauffe-plat. À tous les coups, la moitié des couples ici présents
allaient succomber au romantisme ambiant et se jurer un amour éternel. J’étais
trop dégoûtée.
« Thomas, tu n’aurais pas vu passer Ren pendant que j’étais aux toilettes, par
hasard ?
– Non, non. »
Il s’est arrêté au bas des marches et a posé les mains sur mes épaules.
« Faisons un pacte, Lina : à partir de maintenant, on ne s’occupe plus de Ren.
Juste de toi et de moi, OK ? Allez, viens. »
Il m’a prise par la main.
« Où tu m’emmènes ?
– Je te le répète, c’est une surprise. »
On a enfin trouvé une couverture libre en bordure de pelouse. Aussitôt assis,
Thomas a enlevé sa veste et desserré sa cravate. Avec ses cheveux en bataille et
sa chemise en lin blanc, il était carrément torride. Encore une fois, j’ai regretté
qu’Addie ne soit pas là pour en profiter.
« Allonge-toi, m’a-t-il dit.
– Hein ?
– Allonge-toi, a-t-il répété en tapotant la couverture.
– Écoute, Thomas…
– Relax, je ne vais rien te faire. Je te demande juste de t’allonger. Je ne
bougerai pas d’un poil, promis. »
Après une légère hésitation, j’ai cédé.
« Et maintenant ? ai-je demandé tout en arrangeant ma robe.
Ferme les yeux. Je te dirai quand les rouvrir. »
Je l’ai dévisagé un instant. Pourquoi fallait-il qu’il soit aussi craquant ? Ça me
compliquait vraiment la vie. J’ai fini par fermer les paupières en soupirant.
Thomas a commencé à compter lentement à rebours.
« Vingt… dix-neuf… dix-huit… »
Trois semaines plus tard, il est enfin arrivé à « zéro ». Une immense clameur
collective m’a fait ouvrir les yeux.
Tout autour de nous, des lanternes de papier blanc éclairées par des bougies
s’élevaient peu à peu dans les airs. Il y en avait des centaines !
Thomas a souri devant mon émerveillement.
« Valentina m’avait mis dans le secret. C’est cool, hein ?
– Oui. Carrément. »
On est restés silencieux, à regarder les lanternes dériver vers les étoiles, telles
de gracieuses méduses. La nuit était magnifique et pfff… j’avais envie de pleurer
tellement je me sentais malheureuse. J’étais là, en Italie, dans un décor de conte
de fées, et je ne pensais qu’à Ren. Est-ce que j’allais finir comme Howard, le
cœur brisé jusqu’à la fin de mes jours ? Condamné à me balader en pleine nuit
sur mon skate après avoir préparé une fournée de muffins aux myrtilles ?
« Je savais que ça te plairait, a murmuré Thomas. Plus tard, il y aura aussi un
feu d’artifice. »
Il s’est appuyé sur un coude et a approché son visage du mien. Les bougies se
reflétaient dans ses yeux et, l’espace d’un instant, j’ai oublié qu’il me laissait de
glace. Et puis la mémoire m’est revenue.
« Thomas, j’ai quelque chose à te dire.
Chuuut ! Plus tard. »
Avant que j’aie pu réagir, il a roulé sur moi, plaquant son corps sur le mien et
ses lèvres sur les miennes. Sur le moment, ç’a été à la fois Noël, mon
anniversaire et la Saint-Valentin. Mais je suis vite retombée sur Terre. Après
m’être tortillée pour me dégager, je me suis assise.
« Non, Thomas, c’est impossible.
– Pourquoi ? »
Il s’est assis à son tour, l’air dérouté. C’était sans doute la première fois qu’il
se prenait un râteau. Pauvre chou.
« Écoute, je te trouve génial, super attirant et tout, mais je ne peux pas sortir
avec toi.
– À cause de Ren ?
– Ouais.
– Alors pourquoi tu as accepté de venir ici avec moi si c’est lui qui te plaît ?
– Oui, je sais, je suis nulle, j’aurais dû t’en parler avant. »
Il s’est levé, a chassé quelques brins d’herbe de son pantalon et m’a lancé :
« Tu as de la chance, ton beau gosse est justement là.
– Où ça ? »
J’ai pivoté comme une toupie. Ren était à quelques mètres, il nous tournait le
dos. D’un bond, je me suis remise debout.
« Bon, ben, salut, a lâché Thomas.
– Je suis vraiment désolée », ai-je cru bon d’ajouter.
Mais il s’éloignait déjà à grands pas en direction du château de Dracula.
J’ai ramassé mes chaussures et couru vers Ren. Il portait un costume bleu
marine et quelqu’un avait réussi à le maintenir en place assez longtemps pour lui
couper les cheveux.
Je lui ai effleuré le dos.
« Ren ? »
Il a fait volte-face, et j’ai senti mon cœur se réduire en poussière. Il était mais
trop, trop beau.
« Salut, Lina. »
Même pas l’ombre d’un étonnement.
« Je suis contente de te voir. On peut se parler ? »
Tout à coup, Mimi s’est détachée d’un groupe de filles pour se matérialiser
devant nous, moulée dans une robe noire avec des découpes au niveau de la cage
thoracique. Avec ses paupières surlignées d’eye-liner noir, elle avait tout d’une
tigresse. Je n’avais jamais rien vu d’aussi terrifiant.
Elle a immédiatement passé son bras sous celui de Ren.
« Bonsoir, Lina. Comment va Thomas ?
– Très bien, ai-je répondu d’un ton neutre.
– On rentre, Ren ? Je crois que le groupe va recommencer à jouer.
– Ren, tu veux bien m’accorder une minute ? »
Il a fixé son regard au-dessus de mon oreille droite.
« Je ne suis pas très disponible, là.
– S’il te plaît… Je n’en ai pas pour longtemps, j’ai juste un truc à te dire.
– Tu n’as pas entendu ? Il est occupé », m’a renvoyé Mimi en le serrant
encore plus.
Ren lui a jeté un coup d’œil, puis a tourné la tête vers moi.
« OK. Une minute.
– Tu plaisantes ? a rugi la tigresse.
– Vas-y, je te rejoins tout de suite. »
Avec une expression offusquée, Mimi a tourné les talons et s’est éloignée de
façon théâtrale. Cette fille avait l’étoffe d’une grande tragédienne.
« Bon. Alors ? m’a demandé Ren sans se départir de son calme.
– Si on marchait un peu ? »
Le temps qu’on traverse la pelouse, les lanternes n’étaient plus que de
minuscules points dans le ciel. J’étais sûre à cent pour cent que Ren n’avait pas
oublié l’épisode de Rome. Il me suivait comme un robot bien habillé, et je
perdais de plus en plus confiance.
Comme la pelouse était en surplomb, on a descendu une volée de marches
pour accéder au jardin. On a croisé un couple qui se pelotait sous un arbre et un
groupe de garçons qui galopaient, chevauchant des maillets de croquet en guise
de cheval. En temps normal, on aurait éclaté de rire. Mais là, non.
Finalement, on a trouvé un banc dans un coin calme. Ren s’est assis, moi
aussi.
« Quelle soirée incroyable ! » ai-je émis dans un louable effort pour briser la
glace.
Ren a haussé les épaules.
Bon. Il n’allait pas me faciliter la tâche.
« Écoute, je vais aller droit au but, ai-je poursuivi d’une voix tremblotante. Tu
es le garçon le plus intelligent, le plus drôle et le plus cool que j’aie jamais
rencontré. Depuis la mort de ma mère, tu es la seule personne avec qui je n’ai
pas à jouer la comédie. Je regrette beaucoup ce qui s’est passé à Rome. Je
n’aurais pas dû t’embrasser étant donné que tu as… ou avais une copine… »
J’ai marqué une pause, dans l’espoir qu’il allait clarifier les choses, mais il est
resté muet.
« Jusque-là, je n’avais pas conscience de ce que j’éprouvais pour toi. J’aurais
dû t’en parler au lieu de te sauter dessus comme une sauvage. Bref, ce que je
veux dire, c’est que tu me plais. Beaucoup. Mais si ce n’est pas réciproque, tant
pis. Parce que tu comptes énormément pour moi, et j’espère qu’on continuera à
être amis. »
Soudain, une nouvelle clameur s’est élevée de la foule massée sur la terrasse.
Il y a eu un sifflement strident suivi d’un grand boum !, et une fusée rouge a
explosé dans le ciel.
Le moment idéal pour que Ren me prenne dans ses bras et me jure un amour
éternel.
Sauf qu’il ne l’a pas fait.
Gênée, j’ai changé de position. D’autres fusées sont parties, Ren n’a même
pas levé les yeux.
« Ce serait sympa que tu dises quelque chose. »
Nouveau haussement d’épaules.
« Que veux-tu que je te dise, Lina ? En effet, tu aurais dû m’en parler plus tôt.
Et pour en revenir à Rome, pourquoi tu m’as dit que tu me considérais juste
comme un ami ? »
Merde. J’aurais mieux fait de me taire, ce jour-là.
« Pour sauver la face. Tu n’avais pas du tout envie de m’embrasser, c’était
clair. Et moi, je ne savais plus où me mettre. Du coup, j’ai voulu réparer les
dégâts. »
Il s’est décidé à lever les yeux.
« Eh bien, tu te trompes. J’avais super envie de t’embrasser, justement. Mais
je t’ai repoussée parce que j’avais peur d’abuser de la situation. Après ta
rencontre avec Matteo, tu étais en pleine Bérézina émotionnelle. Et comme tu
m’as dit ensuite que tu regrettais ton geste…
– Mais c’était faux ! Je me tue à t’ex…
– Écoute, Lina, j’ai été longtemps amoureux de Mimi. Genre deux ans. Je
pensais à elle en permanence, et quand elle a enfin accepté de sortir avec moi, je
me suis dit que j’étais le garçon le plus veinard du monde. Mais ensuite je t’ai
rencontrée. Je me suis mis à éviter les appels de Mimi et à chercher toutes les
occasions de te voir. Le soir où on est allés à l’Espace, je lui ai téléphoné pour
lui dire que tout était fini. Je ne savais pas si ça marcherait avec toi mais j’étais
fermement décidé à tenter ma chance. »
Il a secoué la tête avant de poursuivre :
« Ensuite, il y a eu Rome. Et ce soir… »
Il s’est levé.
« Comment tu oses m’annoncer que tu es prête à craquer pour moi alors que
tu continues à faire du charme à Thomas ? »
Un feu d’artifice d’une tout autre nature s’est déclenché en moi.
« Ça te va bien ! Comment tu oses dire que je te plais alors que Mimi est
toujours pendue à ton cou ? Je te rappelle que c’est vous qui étiez ensemble
pendant tout ce temps.
– Tu l’as dit : on était ensemble, on ne l’est plus. Et ce n’est pas moi qui me
roulais dans l’herbe avec quelqu’un d’autre tout à l’heure. Qu’est-ce que je suis,
au juste ? Une roue de secours ? »
Ces derniers mots m’ont révoltée.
« Si tu avais bien regardé, tu aurais remarqué que j’ai repoussé Thomas en lui
expliquant que c’était impossible à cause de toi. Mais laisse tomber, ça n’a plus
aucune importance.
– Entièrement d’accord. Je retourne à la fête. Et toi, va vite rejoindre ton
soupirant. »
Ren m’a plantée là.
« Stronzo ! » lui ai-je crié.
Une fusée en forme de cœur s’est dessinée dans le ciel, juste au-dessus de sa
tête.
Chapitre 28

Howard a mis près d’une heure avant de trouver la maison. D’une part
j’ignorais le nom de famille de Valentina, et d’autre part personne de ma
connaissance ne savait l’adresse exacte. Selma et ses seins bioniques avaient
disparu du paysage, de même qu’Elena, Marco et les autres. En désespoir de
cause, je me suis adressée au videur, mais il parlait mal l’anglais et continuait à
protéger sa précieuse liste d’invités, sans doute de crainte que je louche dessus.
J’ai fini par lui coller mon téléphone dans la main pour qu’il explique le chemin
à Howard, en direct et en italien.
Le temps que Howard débarque, toute ma colère était retombée. J’étais aussi
guillerette qu’une nouille trop cuite. Je me sentais chiffonnée. Non : en loques.
Quand je suis montée dans la voiture, Howard ne m’a même pas demandé
comment ça s’était passé. Il suffisait de me regarder pour comprendre.
Une fois à la maison, j’ai jeté ma robe par terre et enfilé un T-shirt et un bas de
pyjama. J’étais au bord des larmes mais je ne supportais pas l’idée de sangloter
toute seule dans ma chambre. Côté pathos, j’avais atteint le point de saturation.
Je suis donc redescendue.
« J’ai de la glace ou du thé à te proposer, m’a dit Howard en me voyant
apparaître sur le seuil de cuisine. Qu’est-ce que tu préfères ?
– La glace.
– Excellent choix. Va t’asseoir dans le salon, je t’apporte ça tout de suite.
– D’accord. Merci. »
Je me suis installée en tailleur sur le canapé et j’ai basculé la tête en arrière,
les yeux fermés. J’avais passé la soirée à chercher Ren, et il m’avait trouvée pile
au moment où Thomas me sautait dessus. Comme manque de chance, on ne
pouvait pas faire mieux. Le destin était-il contre nous ? Est-ce que j’avais
réellement traité Ren de stronzo ? Je ne savais même pas ce que ça voulait dire,
mais ça sentait quand même l’insulte grave.
Howard est arrivé avec deux coupes de glace.
« J’ai choisi fraise et noix de coco. Dommage que je n’aie plus de
stracciatella, j’ai dans l’idée que ça t’aurait remonté le moral.
– C’est parfait comme ça, merci. »
J’ai pris une coupe et l’ai posée en équilibre sur un genou.
« Dure soirée ? a amorcé Howard.
– Plutôt, oui. Un fiasco total. Je crois que c’est fini entre Ren et moi, même au
plan strictement amical.
– Vous n’avez pas réussi à vous parler ?
– Non. On s’est crié dessus comme des idiots et je l’ai injurié en italien. Enfin,
je pense que c’était une injure.
– Tu l’as traité de quoi ?
– De stronzo. »
Howard s’est assis sur une chaise en face de moi et a hoché la tête avec
sérieux.
« Bon. Il s’en remettra. Et rappelle-toi que rien n’est jamais fini tant que ce
n’est pas complètement fini. Pendant longtemps, j’ai cru que tout était terminé
entre ta mère et moi, et pourtant on a recommencé à se parler avant qu’on lui
annonce le diagnostic.
– Ah bon ?
– Oui. Un jour elle m’a envoyé un mail, et à partir de là on a correspondu
régulièrement. Comme si on avait repris une conversation exactement là où on
l’avait interrompue en se quittant. On discutait de tout et de rien, sans aborder les
sujets douloureux, sans se poser de questions, on plaisantait, c’était léger,
totalement naturel.
– Vous vous êtes revus ?
– Non. Elle devait se douter que, si je la revoyais, je l’enlèverais pour de bon.
– Comme les Sabines ? »
J’ai pris une cuillerée de glace, mais elle s’est comme coincée en travers de
ma gorge.
« Je n’ai jamais entendu d’histoire aussi triste que la vôtre.
– Tu te trompes, a argué Howard. Il y a eu beaucoup de bon. »
J’ai poussé un long soupir.
« Comment je peux faire pour rattraper le coup avec Ren ?
– Je suis mal placé pour te donner des conseils, moi l’éternel amoureux
transi ! Mais je peux t’assurer que ça vaut la peine. Une vie sans amour, c’est
une année sans été.
– Mouais. Pour moi, l’été touche à sa fin.
– Sois patiente, Lina, m’a dit Howard en souriant. Tu verras, ça s’arrangera. »

Il était très tard. Quand j’ai regardé mon portable, j’ai vu qu’Addie m’avait
envoyé un SMS qui tenait en trois mots : ILS SONT D’ACCORD !!! Avec
Howard, on a donc discuté de mon éventuel retour aux États-Unis. Il a même
sorti un bloc sur lequel il a dessiné deux colonnes : celle des « pour » et celle des
« contre ». J’ai mis une heure à dresser la liste de toutes les raisons qui me
poussaient à rester ou à partir. Je n’y ai pas ajouté Ren parce que je ne savais pas
dans quelle colonne le mettre. Rester à Florence et le croiser chaque jour ? Ou
bien partir le cœur brisé et ne plus jamais le revoir ? Dans un cas comme dans
l’autre, c’était pitoyable.
Finalement, je suis montée me coucher et j’ai passé le reste de la nuit à faire la
crêpe dans mon lit. J’ai compris pourquoi on dit « tomber amoureux ». Parce que
quand ça t’arrive, c’est exactement la sensation que tu éprouves : une chute
vertigineuse. Et quoi que tu fasses, tu dégringoles en espérant que quelqu’un sera
là pour te rattraper au vol, sinon tu finiras en mille morceaux. Crois-moi, j’en
sais quelque chose.
J’ai dû m’assoupir, car je me suis réveillée en sursaut vers quatre heures du
matin avec la nette impression d’avoir été heurtée par quelque chose. Je me suis
levée, le cœur battant, l’angoisse au ventre. Comme d’habitude, ma fenêtre était
grande ouverte et des myriades d’étoiles scintillaient au-dessus du cimetière.
Tout était calme comme un lac. Pas le moindre souffle de vent.
« Bon, ce n’était qu’un rêve », ai-je tenté de me convaincre à voix haute.
Pourtant, je sentais encore le point d’impact d’un objet froid et dur sur ma
jambe gauche.
C’est absurde, me suis-je raisonnée intérieurement. Tu débloques à plein tube,
Lina.
J’ai regagné mon lit, prête à me recoucher comme toute personne raisonnable,
mais au moment de soulever le drap, j’ai poussé un cri et fait un bond de quinze
centimètres. Il y avait des pièces de monnaie partout. Carrément partout.
Sur le lit, autour du lit et même sur La Robe, qui gisait encore sur le parquet,
tel le petit tas le plus misérable du monde. J’ai allumé ma lampe de chevet d’une
main tremblante et je me suis penchée pour examiner les pièces de plus près,
tout en me gardant bien d’y toucher. C’était en majeure partie des pièces d’un ou
deux centimes, mais il y en avait aussi quelques-unes de vingt et cinquante
centimes, et même une de deux euros.
Il pleuvait de l’argent dans ma chambre !
« C’est quoi, ce délire ? » ai-je crié.
Une autre pièce a décrit un arc de cercle par la fenêtre et m’a frappée en pleine
figure, me faisant aussitôt adopter la stratégie « tous aux abris » apprise à l’école
primaire en cas de tremblement de terre. Mais à peine la pièce a-t-elle atterri par
terre que j’ai cessé de paniquer. Ce phénomène n’avait rien de surnaturel,
quelqu’un lançait de l’argent dans ma chambre, voilà tout. De deux choses
l’une : soit j’avais gagné mon poids en petite monnaie, soit Ren essayait d’attirer
mon attention. D’un côté comme de l’autre, c’était déjà plus réjouissant.
Je me suis remise debout et j’ai couru à la fenêtre.
Environ à deux mètres de la maison, le bras tendu en arrière, Ren s’apprêtait à
envoyer une autre pièce.
« Hé, fais gaffe ! »
De nouveau, je me suis jetée à terre, les mains sur la tête.
« Désolé ! »
Je me suis relevée lentement. Ren avait abandonné sa veste et sa cravate dans
l’herbe, et il tenait un petit sac en papier blanc au creux d’une main. J’étais
tellement contente de le voir que j’avais envie de le cogner.
Oui, je sais, c’est assez contradictoire.
« Salut, Lina.
– Salut. »
On s’est regardés en chiens de faïence. J’hésitais entre lui balancer ma Robe à
la face ou bien laisser pendre ma chevelure de Méduse pour qu’il puisse grimper
jusqu’à ma chambre. Tout dépendait en fait de la raison qui l’avait amené ici.
Ren a traîné les pieds un moment, il semblait en plein dilemme, lui aussi.
« Tu veux bien descendre ? » m’a-t-il finalement demandé.
J’ai attendu exactement neuf dixièmes de seconde avant d’enjamber la
rambarde et d’entamer une lente descente le long du mur. Heureusement, les
briques offraient de nombreuses prises.
« Fais attention », m’a murmuré Ren en tendant les bras pour m’attraper.
Arrivée à un mètre du sol, je me suis laissée tomber. Ren est parti à la renverse
et on a tous les deux effectué une sorte de roulé-boulé dans l’herbe. On s’est
démêlés et relevés en vitesse. Ren a reculé d’un pas et m’a regardée avec une
expression indéchiffrable.
« Tu aurais pu prendre l’escalier, m’a-t-il dit sur un ton de reproche.
– Les escaliers, c’est pour les stronzos. »
Son visage s’est fendu d’un sourire.
« Tu as quitté la fête assez tôt.
– Ouais. »
Tout à coup, une lumière s’est allumée au premier étage.
« Howard ! » a soufflé Ren, comme s’il craignait de voir surgir le yéti en chair
et en os.
Décidément, il ne se remettrait jamais de leur première conversation.
« Viens. »
Je l’ai pris par la main et on a couru vers le mur du fond en essayant, sans
succès, de ne pas trébucher tous les trois mètres. Si on versait un jour dans la
criminalité, sûr qu’on serait les fugitifs les plus empotés du monde.
« Il nous a forcément entendus, a gémi Ren, hors d’haleine, quand on a atteint
le bout du cimetière.
– Mais non, il est retourné se coucher, regarde : sa chambre est éteinte. »
Pieux mensonge. Bien sûr que Howard nous avait entendus. Mais il avait
décidé de glisser sur mon escapade nocturne. Il était vraiment trop sympa. Je me
suis tournée face à Ren mais j’étais d’une telle nervosité que je n’arrivais pas à
le fixer droit dans les yeux. Il semblait avoir le même problème.
« Alors, de quoi tu veux me parler ? »
Il a shooté dans une touffe d’herbe.
« Euh… Je… je ne te l’ai pas dit, mais tu étais absolument magnifique ce soir.
C’était ta version de “La Robe”, hein ?
– Oui. Mais ça n’a pas marché.
– Si. Crois-moi. Mais pour en revenir à ce soir… Quand je t’ai vue avec
Thomas, ça m’a… grave énervé. »
J’ai acquiescé en silence, essayant d’ignorer la fragile lueur d’espoir qui
s’éveillait en moi. Et… ?
« Et à Rome, quand tu m’as dit que tu ne m’avais jamais, jamais, jamais,
jamais considéré autrement que comme un ami, ça m’a vraiment blessé.
– Il n’y avait que trois “jamais”, ai-je rectifié.
– OK. Jamais, jamais, jamais. N’empêche que j’ai eu l’impression de recevoir
une claque. Mais je tiens à m’excuser pour Thomas. Je suis totalement crétin.
Comment rivaliser avec lui, ses airs de pop star et son faux accent anglais ?
– Son faux accent ?
– Ouais. En réalité, il a grandi à Boston. Mais quand il est bourré, il oublie son
rôle de British et il parle comme un supporter des Red Sox. Tu sais, les types qui
se peignent des trucs sur leur gros ventre plein de bière ?
– Berk ! »
J’ai respiré à fond avant d’ajouter :
« Écoute, Ren, je regrette sincèrement d’avoir dit que je ne t’avais jamais,
jamais…
– Jamais…
Considéré autrement que comme un ami. C’est faux. (Je me suis éclairci la
gorge.) En plus, tu n’es pas un stronzo. »
Le timide sourire qui s’est dessiné sur ses lèvres a aussitôt déteint sur les
miennes.
« Qui t’a appris ce mot, d’ailleurs ? a-t-il voulu savoir.
– Mimi.
– Ah. Alors, c’est bien vrai, il n’y a rien entre toi et Thomas ?
– Rien du tout. Et toi, tu n’es plus avec Mimi, c’est sûr ?
– Oui. Je suis entièrement libre. »
Cette fois, mon sourire a atteint la taille extra-large.
On est restés face à face une bonne minute. J’aurais juré que les quatre mille
tombes se penchaient vers nous pour tendre l’oreille et observer la suite. Bon…
On allait rester plantés là encore combien de temps ? Nous autres, Italiens, étions
pourtant réputés pour notre tempérament fougueux, non ?
Finalement, Ren a fait un minuscule pas en avant.
« Tu as terminé le journal de ta mère ?
– Oui.
– Alors ?
– À mon avis, Howard et elle étaient faits l’un pour l’autre, mais le destin leur
a mis des bâtons dans les roues. Howard a toujours su qu’il n’était pas mon père,
mais il tient à faire partie de ma vie.
– Ce cher et terrifiant Howard ! » a commenté Ren.
Il m’a tendu le petit sac en papier blanc qu’il n’avait pas lâché depuis le début.
« Qu’est-ce que c’est ?
Un truc pour me faire pardonner. Après la fête, je suis allé à Florence et j’ai
sillonné les rues en demandant aux gens s’ils connaissaient une boulangerie
secrète. Finalement, des femmes qui rentraient d’une soirée m’ont donné une
adresse. Pour info, c’est via del Canto Rivolto. Un endroit génial. »
Dès que j’ai ouvert le sachet, une divine odeur de pâte feuilletée au beurre
m’est montée au nez, et j’ai aperçu une sorte de croissant saupoudré de sucre
glace.
« C’est quoi ?
– Cornetto con Nutella. J’en avais acheté deux mais j’ai mangé l’autre en
cours de route. Et j’ai utilisé la monnaie qui me restait pour te réveiller. »
J’ai sorti le cornetto avec respect, puis j’en ai croqué un gros bout. C’était un
condensé de tout ce que tu peux rêver de mieux. L’Italie, l’été, le premier amour,
le chocolat. J’en ai pris une autre bouchée.
« Ren ?
– Ouais ?
– La prochaine fois, s’il te plaît, ne mange pas le deuxième. »
Il a ri.
« Je n’étais pas sûr que tu acceptes de me parler, mais je savais que j’avais
mes chances en te prenant par la gourmandise. Si je suis assez bête pour te
planter encore une fois en pleine nuit, promis, je t’offre une douzaine de cornetti.
– Au moins ! »
Maintenant que j’avais du Nutella dans les veines, je me sentais invincible.
– « Tu sais, ce que je t’ai dit tout à l’heure chez Valentina, c’était vrai : je
t’aime énormément. Peut-être même que je t’aime tout court.
– Ah oui ? Ça tombe bien, parce que je crois que je t’aime tout court aussi. »
On s’est souri, et une délicieuse sensation de chaleur m’a envahie des pieds à
la tête. Ren a dû éprouver la même chose, parce qu’on s’est soudain retrouvés si
près l’un de l’autre que je pouvais compter ses cils. Embrasse-moi. Embrasse-
moi. Embrasse-moi.
Il a plissé les yeux.
« Tu as du chocolat autour de la bouche. » J’ai grogné.
« Au lieu de t’occuper de ça, si tu m’emb… »
Je n’ai pas eu le temps de terminer. Ren s’est penché et il m’a embrassée.
Genre vraiment, vraiment embrassée. J’ai soudain compris que j’avais attendu
toute ma vie d’être embrassée par Lorenzo Ferrara dans un cimetière américain
perdu au beau milieu de l’Italie. Ça paraît fou, mais c’est la vérité, tu peux me
croire.
On a fini par se décoller et atterrir dans l’herbe, je ne sais pas trop comment.
On a chacun roulé sur le dos, les yeux dans les étoiles, avec ce sourire béat
qu’affichent les enfants en découvrant leurs cadeaux le matin de Noël. L’image
est un peu ringarde, mais on était franchement extatiques.
« On peut considérer que c’était notre premier baiser officiel ?
– Le premier d’une longue série, m’a répondu Ren. Mais personnellement, je
trouve que celui de Rome compte aussi. Avant que je l’interrompe, en gros
balourd que je suis, c’est ce qui m’est arrivé de plus beau jusqu’à présent.
À moi aussi. »
Il s’est appuyé sur un coude et m’a regardée avec une légère appréhension.
« Euh… J’ai une question à te poser, Lina.
– Vas-y.
– Est-ce que tu as déjà envisagé la possibilité de… de rester en Italie pour de
bon ? Maintenant que tu as un amoureux et tout ? »
Un amoureux. Quel mot merveilleux !
Je me suis redressée à mon tour.
« Justement, j’y ai déjà réfléchi. Addie m’a envoyé un SMS pour me dire que
je peux revenir habiter chez elle à la rentrée. Avec Howard, on en a longuement
discuté.
– Et… ? »
J’ai pris une profonde inspiration.
« Je reste ici, Lorenzo. »
Il a étouffé un petit cri.
« Je rêve ou quoi ? Tu viens de rouler le R, non ? Répète un peu, pour voir ?
– Lo-rrren-zo. Après tout, je suis à moitié italienne, normal que je sois capable
de rouler les R. Mais dis donc, je t’annonce que j’ai décidé de rester à Florence,
et toi tu t’excites parce que je prononce bien ton nom ?
– Je n’ai jamais été aussi excité de ma vie ! »
Nouvel échange de sourires jusqu’aux oreilles. Je me suis tournée pour
l’embrasser encore. Parce que plus rien ne m’en empêchait.
« Bon, résumons : tu viens de me dire que non seulement tu m’aimes
énormément mais que tu m’aimes peut-être tout court, et qu’en plus tu restes ici
définitivement ?
– Oui, je confirme.
– C’est la notte più bella della mia vita !
– Je ne sais pas trop ce que ça veut dire mais je suis d’accord.
– Fais-moi confiance, dans peu de temps tu parleras italien couramment. »
Il a entrecroisé ses doigts avec les miens.
« Alors, qu’est-ce qu’on va faire maintenant qu’on n’a plus à pourchasser
l’ex-copain de ta mère ? »
J’ai haussé les épaules.
« Tomber amoureux pour de bon ?
– Pour ça, je suis très en avance sur toi. »
Il a déplié l’index et l’a collé contre le mien, formant ainsi un petit clocher.
« Hé, je pense à un truc.
– Quoi ?
– À nous deux, on est cent pour cent italiens. »
En regardant nos mains, j’ai senti mon cœur gonfler si vite que j’ai fermé les
yeux de peur qu’il explose.
« Hé, qu’est-ce que tu as ? Tu pleures ? s’est inquiété Ren.
– Non, c’est rien », ai-je répondu en soulevant lentement les paupières et en
affichant de nouveau un sourire radieux.
Je ne voulais pas rompre le charme en lui expliquant que je venais d’effectuer
comme un zoom arrière sur nous deux, souhaitant que cet instant dure à tout
jamais, jamais (jamais). J’étais barbouillée de Nutella, mon premier grand amour
était allongé près de moi, et bientôt les étoiles allaient s’éteindre, cédant la place
à un jour nouveau. Pour la première fois depuis longtemps, j’avais hâte de savoir
ce que ce jour m’apporterait.
Et ça, ce n’était pas rien.

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