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Utilisation de drones armés, bavures passées sous silence, soutiens à des autocrates,
absence de débat en France, intrigues dans les coulisses des organisations
internationales... Le journaliste dévoile de nombreux aspects peu ou pas interrogés
dans les médias français. Et il lance un débat : les Français ont-ils leur mot à dire sur
l’action de leur armée ? Les politiques doivent-ils répondre de leurs décisions et les
militaires de leurs actes ?
AU CŒUR DU « CHÂTEAU »
« Au Mali, la force Barkhane a tué des innocents. Elle en a également incarcéré dans
le plus grand secret : un nombre indéterminé de « suspects » ont été expédiés dans
une prison clandestine située à l’intérieur de sa base principale à Gao. Le « château »,
comme on l’appelle… Cette base, qui se trouve dans l’enceinte de l’aéroport de cette
grande ville du nord du Mali, accueillait plus de mille soldats français jusqu’à sa
rétrocession en août 2022. Investi dès la prise de Gao en janvier 2013, l’aéroport a été
transformé au fil des ans en château fort imprenable. L’armée française, qui s’est
installée dans sa partie ouest, le partageait avec l’armée malienne, installée dans sa
partie est. C’est au cœur du dédale de tentes et de préfabriqués que se trouve la
prison.
Officiellement, ce lieu de détention n’existe pas. Les suspects arrêtés par les soldats
français y sont pourtant gardés pendant plusieurs jours, parfois plusieurs semaines,
dans le plus grand secret (peu de militaires y ont accès et le réseau téléphonique est
brouillé à l’intérieur), et ils y sont interrogés, de jour comme de nuit, par des
spécialistes du renseignement, avant d’être remis aux autorités maliennes. Il a fallu
attendre plusieurs années pour que son existence soit éventée. C’est le journaliste de
Libération Pierre Alonso qui l’a mise au jour le 15 février 2021, dans un article
consacré aux prisonniers de guerre 1
.
Quand la France entre en guerre au Mali, elle négocie avec Bamako le cadre
d’intervention de ses soldats. Il s’agit notamment de garantir leur immunité, mais
aussi de déterminer les règles qui encadrent les opérations militaires. Le cas des
prisonniers est abordé à l’article 10 de l’accord de statut des forces signé en
avril 2013 entre la France et le Mali, que l’on appelle également Sofa (pour Status of
Forces Agreement). La France s’engage à « traite[r] les personnes qu’elle pourrait
retenir et dont elle assurerait la garde et la sécurité conformément aux règles
applicables du droit international humanitaire et du droit international des droits de
l’homme », tandis que le Mali, « en assurant la garde et la sécurité des personnes
remises par la Partie française, se conforme aux règles applicables du droit international
2
humanitaire et du droit international des droits de l’homme » .
Ainsi, lorsque des djihadistes présumés sont arrêtés par les militaires français, ils
sont détenus au camp de Gao, avant d’être remis aux autorités maliennes ou
relâchés. Ils y arrivent « conditionnés », explique Pierre Alonso. « On les entrave, on
leur met un masque et des écouteurs pour ne pas qu’ils nous entendent, parce que
certains parlent très bien français », lui explique un officier français. Selon l’état-
major, également cité par Libération, cette détention est censée durer quatre-vingt-
seize heures et peut être reconduite aussi longtemps que nécessaire, par tranches de
quatre jours (les prorogations se décident à Paris).
Certains détenus ont ainsi été gardés pendant plusieurs semaines. Dans sa
remarquable enquête sur la captivité de l’otage française Sophie Pétronin, enlevée à
Gao en décembre 2016 et détenue par le JNIM [Jamāʿat nuṣrat al-islām wal-muslimīn,
NDLA] pendant près de quatre ans, le journaliste Anthony Fouchard évoque le cas
d’un homme, Hamdi Ould Khalifa, qui serait resté au « château » durant vingt-et-un
jours, avant d’être remis aux autorités maliennes, et celui d’un autre, Abou Darda Al-
Chinguetti, qui y aurait été gardé pendant deux mois 3
.
Ceux qui sont alors qualifiés de « Person Under Control » ou « PUC » – un statut
apparu après le 11-Septembre moins contraignant, pour les armées, que le statut de
prisonnier de guerre – font l’objet de prélèvements ADN et sont interrogés, tandis
que leurs téléphones sont passés au peigne fin. Pierre Alonso précise que le Comité
international de la Croix-Rouge (CICR) y exerce un droit de visite et accompagne le
transfert de la partie française à la partie malienne, ce que m’a confirmé une source
au sein du CICR, sans me donner plus de détails.
PRIVATION DE SOMMEIL
Les Français commettent-ils, dans ces lieux de détention hors contrôle, des actes
pouvant être considérés comme relevant de la torture ? Je n’ai jamais trouvé
d’élément permettant de l’affirmer. Certaines pratiques sont cependant très
contraignantes. Dans son livre, Anthony Fouchard évoque le cas d’un certain
« Zakaria », soumis à des interrogatoires douze heures par jour, par tranches de trois
heures, et celui de Hamdi Ould Khalifa, qui a été « au moins une fois privé de
sommeil » : il était réveillé toutes les dix minutes pendant la nuit.
C’est ici que nous retrouvons Walid (prénom d’emprunt), l’ancien membre de l’unité
antiterroriste du MNLA [Mouvement national de libération de l’Azawad, NDLA] que j’ai
rencontré en 2019 à Bamako et dont je parle dans le chapitre précédent. Comme je
l’expliquais, Walid a été arrêté par les Français (aux côtés desquels il avait combattu
auparavant) en octobre 2017. Il ignore pour quelles raisons. « Il était environ 2 heures
du matin, me raconte-t-il lors de notre entrevue. J’étais chez un cousin. Ils sont
arrivés, en blindés, en hélicos. Ils ont fait exploser la porte de la maison. Ils étaient huit.
On dormait. Ils nous ont tous plaqués au sol, nous ont menottés et nous ont cagoulés. »
Dans un premier temps, Walid est emmené au camp de la force Barkhane à Kidal,
puis il est très vite héliporté vers le camp de Gao. « J’ai été placé dans une petite
cellule, seul [au « château »]. Après, j’ai perdu la notion du temps. » Au bout d’un
moment, un homme est venu le chercher pour l’emmener dans une salle équipée
d’une caméra. « Il m’a interrogé. Il m’a dit : “Tu es un terroriste, nous avons des preuves.”
J’ai répondu : “Montrez-les moi, vous savez qui je suis.” »
Walid a passé douze jours au « château », à l’isolement total, dans une cellule sans
fenêtre, sans lumière, sans table, ni chaise, ni douche, ni toilettes – juste un matelas
posé au sol. Il n’a croisé personne d’autre que ses interrogateurs (« ils étaient parfois
deux, parfois un »), qui lui posaient sans cesse les mêmes questions. Il avait
conscience que d’autres détenus étaient là, dans d’autres cellules, mais il ne les a
jamais vus. Lors de ses déplacements de sa cellule à la salle d’interrogatoire, son
visage était cagoulé.
Walid dit avoir été relativement bien traité : pas violenté ni menacé, bien nourri. Il
avait également la possibilité de se dégourdir les jambes dans une petite cour. Au
bout des douze jours, un lieutenant-colonel est venu le voir. « On n’a pas la justice ici,
les Maliens ont la justice, seuls eux peuvent te juger, on va t’envoyer à Bamako », lui
aurait-il dit. Trente minutes plus tard, il montait dans un avion-cargo, toujours
cagoulé, et, quelques heures plus tard, il était à Bamako, pour être remis à un
gendarme en présence d’un agent de la Croix-Rouge.
Comme tant d’autres, Walid végétera pendant près de deux ans dans les geôles
maliennes, sans savoir ce qu’on lui reprochait exactement et en ne voyant un juge
qu’une seule fois. Il ne sera libéré qu’après avoir soudoyé un magistrat. C’est peut-
être l’aspect le plus scandaleux dans cette histoire de prison clandestine : s’ils
semblent être traités correctement au « château », les prisonniers de Barkhane sont
ensuite livrés à l’arbitraire de la justice malienne. Légalement, la France doit assurer
un suivi des détenus qu’elle remet à Bamako. Selon plusieurs sources, elle s’acquitte
bien de cette tâche, quoique de manière épisodique.
Mais elle ne le peut pas toujours. Ainsi, les prisonniers détenus au sein de la redoutée
Sécurité d’État malienne (les services de renseignement) échappent à son droit de
regard. « C’est un trou noir de notre système pénitentiaire. Personne ne sait ce qu’il s’y
passe », déplore un militant chevronné de la défense des droits humains. Des
individus y disparaissent. D’autres y seraient torturés. Mais la France ferme les yeux.
« Qu’en faisaient-ils, les Maliens, après ? Je pense qu’ils étaient découpés au hachoir et
passés à la moulinette, mais je dirais que ce n’est plus notre affaire », expliquait en 2019
6
un officier français à Florent Pouponneau . »
MICHAEL PAURON
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