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B O N N ES FEUILLES

La prison secrète de Barkhane

Dix ans tout juste après le déclenchement de l’opération Serval au Mali, le


journaliste Rémi Carayol, coanimateur d’Afrique XXI, publie le 5 janvier Le
Mirage sahélien. Ce livre, consacré à la guerre de la France au Sahel, est le
fruit d’observations, d’entretiens et de reportages réalisés au plus près du
terrain. Afrique XXI publie un extrait consacré à une prison secrète mise
en place à Gao.

> MICHAEL PAURON > 4 JANVIER 2023

Depuis le 11 janvier 2013, date du


Rémi Carayol, Le Mirage sahélien. La France en guerre en
lancement par François Hollande de Afrique : Serval, Barkhane et après  ?, La Découverte, 2023,
325 pages, 22 euros.
l’opération militaire française Serval, le
journaliste Rémi Carayol, coanimateur
d’Afrique XXI, a écrit pour de nombreux
journaux sur « cette guerre qui ne dit pas son
nom » et « ses à-côtés ». Le fruit de ce travail
est publié le 5 janvier dans un livre
captivant : Le Mirage sahélien. La France en
guerre en Afrique : Serval, Barkhane et après ?
(éditions La Découverte).

Comme le dit l’auteur lui-même, il ne s’agit


pas d’un travail d’historien mais bien de
celui d’un journaliste. Néanmoins, il nous
plonge par nécessité au cœur de certains
aspects historiques méconnus pour mieux
comprendre le présent : l’héritage colonial
de l’armée française qui a donné naissance,
par exemple, au « mythe de l’homme bleu »,
ou encore les grandes figures des guerres
coloniales encore admirées par les officiers
français (Lyautey, Gallieni...).

Il explique également que certains


raisonnements simplistes, développés
notamment par Bernard Lugan, ont pénétré
l’idéologie de la Grande Muette, qui,
globalement, n’aime pas s’embarrasser des
complexités socio-économiques locales. On
découvre une institution va-t-en-guerre qui
a pris le pouvoir au détriment de la
diplomatie, le tout piloté dans les plus
hautes sphères de l’État par des « néocons »
inspirés par la « lutte antiterroriste »
américaine.

Les quelque 300 pages de cet ouvrage ne


s’intéressent pas qu’à l’armée française. Elles
offrent aussi et surtout les témoignages
indispensables des populations du Mali, du Niger, du Tchad et du Burkina Faso (pays
que l’auteur a souvent parcouru) à travers de très nombreux entretiens de terrain. Au
fil du récit se dessine alors ce qui apparaît inéluctable : les coups d’État de Bamako à
Ouagadougou, en passant par N’Djamena, le départ précipité des soldats français
basés au Mali et le rejet quasi systématique de la présence française dans tous les
pays où son armée a été déployée dans le cadre de cette « lutte antiterroriste ».

Utilisation de drones armés, bavures passées sous silence, soutiens à des autocrates,
absence de débat en France, intrigues dans les coulisses des organisations
internationales... Le journaliste dévoile de nombreux aspects peu ou pas interrogés
dans les médias français. Et il lance un débat : les Français ont-ils leur mot à dire sur
l’action de leur armée ? Les politiques doivent-ils répondre de leurs décisions et les
militaires de leurs actes ?

Afrique XXI publie en avant-première un extrait du chapitre 8 consacré à une prison


secrète, mise en place dans le nord du Mali par l’armée française, et où ont été
détenus des innocents.

AU CŒUR DU «   CHÂTEAU   »

« Au Mali, la force Barkhane a tué des innocents. Elle en a également incarcéré dans
le plus grand secret : un nombre indéterminé de « suspects » ont été expédiés dans
une prison clandestine située à l’intérieur de sa base principale à Gao. Le « château »,
comme on l’appelle… Cette base, qui se trouve dans l’enceinte de l’aéroport de cette
grande ville du nord du Mali, accueillait plus de mille soldats français jusqu’à sa
rétrocession en août 2022. Investi dès la prise de Gao en janvier 2013, l’aéroport a été
transformé au fil des ans en château fort imprenable. L’armée française, qui s’est
installée dans sa partie ouest, le partageait avec l’armée malienne, installée dans sa
partie est. C’est au cœur du dédale de tentes et de préfabriqués que se trouve la
prison.
Officiellement, ce lieu de détention n’existe pas. Les suspects arrêtés par les soldats
français y sont pourtant gardés pendant plusieurs jours, parfois plusieurs semaines,
dans le plus grand secret (peu de militaires y ont accès et le réseau téléphonique est
brouillé à l’intérieur), et ils y sont interrogés, de jour comme de nuit, par des
spécialistes du renseignement, avant d’être remis aux autorités maliennes. Il a fallu
attendre plusieurs années pour que son existence soit éventée. C’est le journaliste de
Libération Pierre Alonso qui l’a mise au jour le 15 février 2021, dans un article
consacré aux prisonniers de guerre 1
.

Quand la France entre en guerre au Mali, elle négocie avec Bamako le cadre
d’intervention de ses soldats. Il s’agit notamment de garantir leur immunité, mais
aussi de déterminer les règles qui encadrent les opérations militaires. Le cas des
prisonniers est abordé à l’article 10 de l’accord de statut des forces signé en
avril 2013 entre la France et le Mali, que l’on appelle également Sofa (pour Status of
Forces Agreement). La France s’engage à « traite[r] les personnes qu’elle pourrait
retenir et dont elle assurerait la garde et la sécurité conformément aux règles
applicables du droit international humanitaire et du droit international des droits de
l’homme », tandis que le Mali, « en assurant la garde et la sécurité des personnes
remises par la Partie française, se conforme aux règles applicables du droit international
2
humanitaire et du droit international des droits de l’homme » .

PRÉLÈVEMENTS ADN ET INTERROGATOIRES

Ainsi, lorsque des djihadistes présumés sont arrêtés par les militaires français, ils
sont détenus au camp de Gao, avant d’être remis aux autorités maliennes ou
relâchés. Ils y arrivent « conditionnés », explique Pierre Alonso. « On les entrave, on
leur met un masque et des écouteurs pour ne pas qu’ils nous entendent, parce que
certains parlent très bien français », lui explique un officier français. Selon l’état-
major, également cité par Libération, cette détention est censée durer quatre-vingt-
seize heures et peut être reconduite aussi longtemps que nécessaire, par tranches de
quatre jours (les prorogations se décident à Paris).

Certains détenus ont ainsi été gardés pendant plusieurs semaines. Dans sa
remarquable enquête sur la captivité de l’otage française Sophie Pétronin, enlevée à
Gao en décembre 2016 et détenue par le JNIM [Jamāʿat nuṣrat al-islām wal-muslimīn,
NDLA] pendant près de quatre ans, le journaliste Anthony Fouchard évoque le cas
d’un homme, Hamdi Ould Khalifa, qui serait resté au « château » durant vingt-et-un
jours, avant d’être remis aux autorités maliennes, et celui d’un autre, Abou Darda Al-
Chinguetti, qui y aurait été gardé pendant deux mois 3
.

Ceux qui sont alors qualifiés de « Person Under Control » ou « PUC » – un statut
apparu après le 11-Septembre moins contraignant, pour les armées, que le statut de
prisonnier de guerre – font l’objet de prélèvements ADN et sont interrogés, tandis
que leurs téléphones sont passés au peigne fin. Pierre Alonso précise que le Comité
international de la Croix-Rouge (CICR) y exerce un droit de visite et accompagne le
transfert de la partie française à la partie malienne, ce que m’a confirmé une source
au sein du CICR, sans me donner plus de détails.
PRIVATION DE SOMMEIL

La Division des droits de l’homme de la Minusma (DDHP) et les associations


maliennes de défense des droits humains s’irritent de n’avoir pas accès à ce lieu de
détention. Plusieurs sources onusiennes m’ont affirmé que les enquêteurs de la
DDHP interpellent régulièrement les représentants de la force Barkhane sur ce sujet
lors de réunions à huis clos. En vain. Cette frustration est perceptible dans les
rapports qu’ils produisent – même s’il faut avoir l’œil grand ouvert pour en trouver
trace. Ainsi peut-on lire dans un rapport du Conseil des droits de l’homme de l’ONU
datant de 2016, que l’Expert indépendant chargé du Mali « rappelle que la Division des
droits de l’homme doit avoir accès à tous les centres de détention de tous les acteurs
militaires, y compris ceux de la force Barkhane pour observer les droits et le bien-être
des détenus de tous les côtés 4
 ».

L’année suivante, nouveau rapport et nouvelle mise en cause : « L’une des


préoccupations majeures de l’Expert indépendant est le nombre croissant d’individus
détenus au secret par les services de sécurité de l’État malien et les forces
internationales. Le nombre total de ces détenus à la fin de septembre [2016] était de
104 personnes. L’Expert indépendant est très préoccupé par le fait que la DDHP se voit
refuser l’accès aux locaux de ces deux entités – la force Barkhane et les services de
renseignement [maliens] – en dépit de ses appels réitérés dans des rapports précédents
pour qu’un tel accès soit accordé 5
. »

Les Français commettent-ils, dans ces lieux de détention hors contrôle, des actes
pouvant être considérés comme relevant de la torture ? Je n’ai jamais trouvé
d’élément permettant de l’affirmer. Certaines pratiques sont cependant très
contraignantes. Dans son livre, Anthony Fouchard évoque le cas d’un certain
« Zakaria », soumis à des interrogatoires douze heures par jour, par tranches de trois
heures, et celui de Hamdi Ould Khalifa, qui a été « au moins une fois privé de
sommeil » : il était réveillé toutes les dix minutes pendant la nuit.

«   TU ES UN TERRORISTE, NOUS AVONS DES PREUVES   »

C’est ici que nous retrouvons Walid (prénom d’emprunt), l’ancien membre de l’unité
antiterroriste du MNLA [Mouvement national de libération de l’Azawad, NDLA] que j’ai
rencontré en 2019 à Bamako et dont je parle dans le chapitre précédent. Comme je
l’expliquais, Walid a été arrêté par les Français (aux côtés desquels il avait combattu
auparavant) en octobre 2017. Il ignore pour quelles raisons. « Il était environ 2 heures
du matin, me raconte-t-il lors de notre entrevue. J’étais chez un cousin. Ils sont
arrivés, en blindés, en hélicos. Ils ont fait exploser la porte de la maison. Ils étaient huit.
On dormait. Ils nous ont tous plaqués au sol, nous ont menottés et nous ont cagoulés. »

Dans un premier temps, Walid est emmené au camp de la force Barkhane à Kidal,
puis il est très vite héliporté vers le camp de Gao. « J’ai été placé dans une petite
cellule, seul [au « château »]. Après, j’ai perdu la notion du temps. » Au bout d’un
moment, un homme est venu le chercher pour l’emmener dans une salle équipée
d’une caméra. « Il m’a interrogé. Il m’a dit : “Tu es un terroriste, nous avons des preuves.”
J’ai répondu : “Montrez-les moi, vous savez qui je suis.” »
Walid a passé douze jours au « château », à l’isolement total, dans une cellule sans
fenêtre, sans lumière, sans table, ni chaise, ni douche, ni toilettes – juste un matelas
posé au sol. Il n’a croisé personne d’autre que ses interrogateurs (« ils étaient parfois
deux, parfois un »), qui lui posaient sans cesse les mêmes questions. Il avait
conscience que d’autres détenus étaient là, dans d’autres cellules, mais il ne les a
jamais vus. Lors de ses déplacements de sa cellule à la salle d’interrogatoire, son
visage était cagoulé.

DES PRISONNIERS DÉCOUPÉS AU HACHOIR   ? «   CE N’EST PLUS


NOTRE AFFAIRE   !   »

Walid dit avoir été relativement bien traité : pas violenté ni menacé, bien nourri. Il
avait également la possibilité de se dégourdir les jambes dans une petite cour. Au
bout des douze jours, un lieutenant-colonel est venu le voir. « On n’a pas la justice ici,
les Maliens ont la justice, seuls eux peuvent te juger, on va t’envoyer à Bamako », lui
aurait-il dit. Trente minutes plus tard, il montait dans un avion-cargo, toujours
cagoulé, et, quelques heures plus tard, il était à Bamako, pour être remis à un
gendarme en présence d’un agent de la Croix-Rouge.

Comme tant d’autres, Walid végétera pendant près de deux ans dans les geôles
maliennes, sans savoir ce qu’on lui reprochait exactement et en ne voyant un juge
qu’une seule fois. Il ne sera libéré qu’après avoir soudoyé un magistrat. C’est peut-
être l’aspect le plus scandaleux dans cette histoire de prison clandestine : s’ils
semblent être traités correctement au « château », les prisonniers de Barkhane sont
ensuite livrés à l’arbitraire de la justice malienne. Légalement, la France doit assurer
un suivi des détenus qu’elle remet à Bamako. Selon plusieurs sources, elle s’acquitte
bien de cette tâche, quoique de manière épisodique.

Mais elle ne le peut pas toujours. Ainsi, les prisonniers détenus au sein de la redoutée
Sécurité d’État malienne (les services de renseignement) échappent à son droit de
regard. « C’est un trou noir de notre système pénitentiaire. Personne ne sait ce qu’il s’y
passe », déplore un militant chevronné de la défense des droits humains. Des
individus y disparaissent. D’autres y seraient torturés. Mais la France ferme les yeux.
« Qu’en faisaient-ils, les Maliens, après ? Je pense qu’ils étaient découpés au hachoir et
passés à la moulinette, mais je dirais que ce n’est plus notre affaire », expliquait en 2019
6
un officier français à Florent Pouponneau . »

MICHAEL PAURON

Journaliste passé par l’hebdomadaire Jeune Afrique, il a collaboré à divers


journaux, dont Mediapart et Libération.… (suite)

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