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André Gorz était-il un écologiste ?

Françoise Gollain
Dans Écologie & politique 2012/1 (N° 44), pages 77 à 91
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1166-3030
ISBN 9782724632859
DOI 10.3917/ecopo.044.0077
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 25/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 212.239.157.117)

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André Gorz était-il un écologiste ?

Fr a n ç o is e G o l l a in

Résumé André Gorz fut un représentant éminent d’un courant antiproductiviste, antica-
pitaliste et critique de la technoscience. Cependant, son engagement durable envers
l’existentialisme place son œuvre en tension avec certaines prémisses de l’écologie et
lui confère une position unique au sein du marxisme vert contemporain. Cette contri-
bution explore, avec une référence particulière à ses ouvrages moins connus antérieurs
aux années 1970, la nature particulière du matérialisme et de l’antidéterminisme gorziens.
L’influence des thèses phénoménologiques de Husserl et Merleau-Ponty et du concept
sartrien du « pratico-inerte » sur sa conceptualisation des facteurs écologiques est mise
en exergue. L’analyse conduit alors à apprécier la richesse et les limites d’une orienta-
tion anthropocentrique radicale dans le champ de l’écologie, qui se manifeste par une
forte relativisation de la détermination par la nature, et est indissociable d’une définition
du mouvement écologique en termes culturels comme défense du « monde vécu ». En
conclusion, l’auteur, à la suite d’une approche nuancée des écrits gorziens, invite à déve-
lopper une histoire et une pensée complexes de l’écologie politique, en posant la question
toujours ouverte des racines de la crise actuelle du capitalisme.
Mots clés Écologie, marxisme, existentialisme, phénoménologie, déterminisme, natura-
lisme.
Abstract A leading thinker of the French school of thought characterised by a radical anti-
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capitalist critique of productivism and the domination of science, André Gorz’s enduring
commitment to existentialist philosophy leads nonetheless to tensions between his ana-
lyses and some fundamental Green premises, and places him in a unique position within
Green Marxism. This paper explores the nature of Gorz’s materialism and anti-determi-
nism, with reference to his lesser known publications written prior to the 1970s. Attention
is drawn to the influence of Husserl’s and Merleau-Ponty’s phenomenological theses, as
well as of the Sartrean concept of “pratico-inerte” on his theorisation of ecological factors.
The analysis leads to an appreciation of both the richness and the limitations of such a
radically anthropocentric stance in Green philosophy, which is expressed by downplaying
the role of natural determinism, and is related to his definition of the Green movement
primarily in cultural terms as a defence of the “lived world.” The author concludes with an
invitation to develop a complex history of Green thought and a subtle approach to Green
theoretical matters generally, most particularly regarding the unresolved issue of the roots
– ecological, technical, financial, etc. – of the current crisis of the capitalist system.
K eywords Green thought, Green philosophy, Marxism, Existentialism, Phenomenology,
Determinism.

Les termes de cet article sont destinés à provoquer l’interrogation sur la


singularité d’André Gorz et, par implication, sur sa place dans la pensée éco-
logique. Si, sous cette forme, la question est mal posée car simplificatrice, elle
n’est néanmoins pas oiseuse. Les propos d’André Gorz lui-même sur le sujet de
ses héritiers intellectuels me serviront de point d’ancrage pour l’amorce d’une
réponse :
Les Britanniques me considèrent comme un héritier de ­Sartre ; les Allemands,
comme un descendant de l’École de Francfort (Adorno et ­Marcuse) ; en France, je
passe plutôt pour un disciple d’Illich. Je n’ai pas fondé d’école et ne peux prétendre
avoir des héritiers. Contrairement à la légende, je ne suis pas un des fondateurs

Écologie & Politique n° 44/2012


78 Penser l’écologie politique en France au xxe siècle

des Amis de la Terre. J’ai sympathisé avec eux, notamment avec Brice Lalonde
à ses débuts, mais c’est surtout La Gueule Ouverte qui, à mes yeux, exprimait le
mouvement écologiste. À partir de 1980, j’ai préféré traiter d’autres thèmes. Je
n’avais rien de neuf à dire sur l’écologie politique. Elle s’est développée grâce à des
protagonistes dont certains publient de temps en temps dans EcoRev’ (trimestriel)
et dans La Décroissance (bimestriel) de vieux textes de moi qui n’ont pas vieilli.
Ils font partie de l’histoire. J’ai eu de la chance. Ce qui m’intéresse depuis quelques
années est la Nouvelle interprétation de la théorie critique de Marx publiée par
Moishe Postone chez Cambridge University Press 1.

Emprunts de modestie, ces propos ne sauraient dissimuler que Gorz est


tenu pour l’un des théoriciens français importants de l’écologie ; d’une écologie
politique parce qu’enracinée dans un marxisme humaniste et antiproductiviste
dont se réclament aujourd’hui nombre de penseurs, étrangers comme hexago-
naux, y compris dans cette revue. En 1976, il affirme que c’est la maximisa-
tion des flux dictée par la logique du profit qui provoque la crise écologique 2.
C’est pourquoi, à la différence de l’environnementalisme, l’écologie, qui selon
lui ne pouvait être qu’anticapitaliste, « conteste les raisons pour lesquelles un
certain nombre de techniques, de productions et de consommations ont été
développées en premier lieu. Ces raisons sont contenues dans la logique de
l’accumulation capitaliste 3 », répète-t-il quinze ans plus tard. Contre une éco-
logie scientiste et technocratique, mais également écocentriste ou spiritualiste,
l’écologie était donc, pour Gorz, inséparable d’une perspective de transforma-
tion des rapports sociaux visant l’abolition d’une organisation sociale fondée
sur la valeur qui poursuit la croissance pour la croissance.
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Il y a plus cependant. « L’exigence éthique d’émancipation du sujet impli-
que la critique théorique et pratique du capitalisme, de laquelle l’écologie est
une dimension essentielle 4 », précisait-il deux ans avant sa mort, en un rappel
utile de la source première de son souci des questions écologiques. Cette pré-
occupation s’enracine en effet dans l’existentialisme sartrien qui place la ques-
tion du sujet – sa liberté, son expérience vécue, son aliénation – en son cœur,
et qui l’inscrivit dans le champ du marxisme existentialiste d’après-guerre 5.

1.  A. Gorz, « Où va l’écologie ? », entretien, Le Nouvel Observateur, 14 décembre 2006. Son vœu
de voir cet ouvrage traduit pour revigorer les débats dans la perspective d’une écologie libératrice fut
réalisé : M. Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique
de Marx, Mille et Une Nuits, Paris, 2009.
2.  Après le théoricien écosocialiste Barry Commoner, The Poverty of Power: Energy and the Eco-
nomic Crisis, Random House, New York, 1976 ; cité in Écologie et politique, Seuil, Paris, 1978,
p. 240.
3.  A. Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie (orientations, désorientations), Galilée, Paris, 1991,
p. 172.
4.  A. Gorz, « L’écologie politique, une éthique de la libération », entretien, Ecorev’, n° 21, automne-
hiver, 2005-2006, reproduit in Ecologica, Galilée, Paris, 2008, p. 9-23. On doit tenir pour significatif
le choix des textes que Gorz lui-même avait souhaité insérer dans cette anthologie publiée à titre
posthume.
5.  M. Poster, Existential Marxism in Postwar France: From Sartre to Althusser, Princeton Univ.
Press, Princeton, 1975. Sont cités comme représentatifs de ce courant de pensée des auteurs cruciaux
pour la pensée intellectuelle de la seconde moitié du xxe siècle : Ernst Bloch, Cornelius Castoriadis,
Lucien Goldmann, Henri Lefebvre, Pierre Naville, Herbert Marcuse (et l’École de Francfort), etc.
Pout une introduction succincte à l’œuvre de Gorz dans cette perspective : F. Gollain, « André Gorz,
André Gorz était-il un écologiste ? 79

Je ­souhaite montrer que cet engagement durable le place en tension avec cer-
tains des présupposés des écologistes, à commencer par ceux des marxistes
verts eux-mêmes. Je ferai une référence particulière à ses ouvrages antérieurs
aux années 1970 6 parce qu’ils constituent le socle philosophique de tous ses
écrits et permettent d’éclairer sa position originale dans le champ de l’écologie
politique, mais sont ignorés ou peu connus des écologistes. Au-delà d’un inté-
rêt pour l’histoire de l’écologie, l’exploration de la nature particulière du maté-
rialisme et de l’antidéterminisme gorziens ainsi que de sa conceptualisation
des facteurs écologiques débouche, me semble-t-il, sur la question de la nature
de la détermination de la crise actuelle.

Nature et liberté : une prise de parti culturaliste


Posant que Marx avait assis sa vision du monde sur un matérialisme coé-
volutionniste entre nature et humanité, les marxistes verts se placent dans la
perspective d’un matérialisme naturaliste dans lequel marxisme et écologie se
fécondent l’un l’autre, autorisant à concevoir « le matérialisme comme matrice
conceptuelle de l’écologie 7 ». Nombre d’entre eux ont mis en exergue le fait que
les positions philosophiques de Marx et Engels étaient bien matérialistes et
naturalistes, même si certains continuent à s’accorder avec le Britannique Ted
Benton pour reconnaître l’existence d’un hiatus entre les prémisses matérialis-
tes de Marx et ses thèses économiques de la maturité 8. Depuis, des débats ont
eu lieu sur la question de savoir dans quelle mesure Marx et Engels étaient des
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penseurs de l’écologie.
Or, Gorz ne manifesta aucun intérêt particulier pour cette problématique.
En revanche, il posa d’emblée, puis réaffirma à plusieurs reprises au cours
de son œuvre, sa distance par rapport au matérialisme naturaliste. Cette dis-
tance, liée à une prise de parti résolument culturaliste, se manifeste par une
forte relativisation de la détermination par la nature. Elle ferme d’entrée de
jeu l’option écocentriste selon laquelle l’homme se définit d’abord comme un
membre parmi d’autres d’une équipe biotique. S’il y a en l’homme « une part
de nature en laquelle la vie humaine plonge », ses besoins et instincts occasion-
nent certains comportements sans jamais les déterminer car « je me produis
à l’existence comme reprise de l’acquis 9 ». L’homme ne saurait d’ailleurs « se
supprimer comme transcendance, comme conscience, comme homme, pour

un marxiste existentialiste. L’histoire et le sujet de l’histoire », La Revue du MAUSS, n° 34, 2e semes-


tre, 2009, p. 349-367.
6.  Et notamment le premier : A. Gorz, Fondements pour une morale, Seuil, Paris, 1977 [mais rédigé
de 1946 à 1955].
7.  J.-M. Harribey « Marxisme écologique ou écologie politique marxienne », in J. Bidet et E. Kou-
vélakis (dir.), Dictionnaire Marx contemporain, PUF & Actuel Marx Confrontation, Paris, 2001,
p. 183-200.
8.  T.  Benton, « Marxisme et limites naturelles. Critique et reconstruction écologiques », Actuel
Marx, « L’écologie, ce matérialisme historique », n°  12, 2e  semestre, 1992, p.  59-95, reproduit in
M. Löwy (dir.), Écologie et socialisme, Syllepse, Paris, 2005.
9.  A. Gorz, Fondements..., op. cit., p. 172.
80 Penser l’écologie politique en France au xxe siècle

coïncider avec la facticité de son être-là vital 10 ». Selon cette perspective exis-
tentialiste, le monde des humains est toujours déjà agencé en fonction de leurs
fins et de leurs projets.
Ce parti pris confère à l’éthique gorzienne un contenu, somme toute tradi-
tionnel en philosophie, en ce qui concerne les rapports entre liberté et nature.
Elle est ce champ des actions déterminées en fonction de fins librement posées
par le sujet, en opposition à celui de la nécessité et de la nature. « La Nature,
en ce sens, est inhumaine, ou, mieux, anti-humaine dans l’exacte mesure où
travail
l’humain est anti-naturel et conquis sur la Nature 11 ». Est de toute évidence
d'artificialisation
comme affirmée ici une vision prométhéenne du rapport à la nature qui n’offre de
rapport à la
nature salut que dans le travail infini d’artificialisation. Gorz illustre avec l’exemple
de l’ouragan dévastateur et de l’inondation (emprunté à Sartre) l’assertion selon
laquelle « il est toujours probable que la facticité se retourne contre la trans-
cendance et que le déchaînement stupide des forces naturelles dresse le monde
contre l’homme comme une sorte de négation hypostasiée de l’humain 12 ». Par
son existence naturelle, l’individu voit sa singularité estompée par la généralité
de l’espèce et ne peut dès lors assigner de place à sa nature qu’à condition que
la culture – notamment le travail et les techniques – lui ait permis de s’éman-
ciper de la Nature : « Ce n’est que par un remaniement que la Nature pourra
cesser d’être un dieu cruel, mais sans jamais devenir une alliée de l’homme ;
le monde humain a été prélevé par la Nature et reste menacé d’être englouti par
son inertie envahissante 13. » En bref, « le rapport de la liberté à la Nature reste
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ainsi nécessairement un rapport dramatique 14 ».
Ceci étant, il serait erroné d’en conclure que le discours que tenait Gorz
après-guerre se résumait à celui de l’arrachement de l’homme à la nature, le
prédisposant naturellement aux dérives scientistes et à l’idéal d’artificialisation
dénoncés par la critique écologique, avant qu’il ne devienne –  un peu mys-
térieusement  – pionnier de l’écologie avec la prise de conscience opérée au
tournant des années 1970. Avançons donc.

La corporéité et le Lebenswelt contre le cognitivisme et le


transhumanisme
phénoménologie
La nécessité d’un jugement nuancé procède en premier lieu du fait que
Gorz ne cessera jamais d’assumer explicitement sa dette à l’égard de la phéno-
ménologie ; et tout d’abord en la personne d’Edmund Husserl qui avait mis en
exergue les impasses des sciences résultant de leur orientation de plus en plus
empirique et naturaliste. En réaction à une pensée scientifique qui était deve-
nue incapable de se comprendre elle-même, Husserl insistait sur la nécessité

10.  Ibid., p. 168.


11.  Ibid., p. 166.
12.  Ibid., p. 571.
13.  Ibid., p. 552.
14.  Ibid., p. 553.
André Gorz était-il un écologiste ? 81

d’assumer l’expérience vécue qui, écrivait-il, « constitue le sol de toutes nos


évidences, la source de toutes nos élaborations, celle de l’expérience scientifi-
que y compris 15 » et prévient l’opacité de la démarche de connaissance. Cette
filiation est la raison première de la proximité que ressentait Gorz avec Edgar
Morin dont l’enjeu de la réflexion, expliquait-il, était de mettre en évidence
les taches aveugles d’une science qui, déniant toute réalité à l’individu-sujet,
expulse le problème éthique des finalités et des valeurs de la vie 16.
Cette exigence absolue de réflexivité amena d’emblée Gorz, bien avant les
années 1970, à porter un regard critique sur les actions techniques dans les-
quelles je m’abstrais de ce rapport vécu au monde, par le biais d’une distinction
entre efficacité et efficience. Contrairement à l’efficacité, l’efficience ne per-
met pas la réalisation d’une fin librement posée et donc l’affirmation de notre
autonomie. Elle témoigne au contraire d’une emprise purement technique sur
le monde appréhendé en extériorité comme univers objectif et impersonnel.
« Ce rapport ne peut être vécu comme ma manière d’être dans le monde » et est
associé à l’archétype de l’ingénieur 17, ou encore à la pratique des statistiques.
La synthèse opérée par Gorz entre marxisme et existentialisme dans une
écologie humaniste doit non seulement à l’influence de la thèse phénoméno-
logique de l’enracinement dans le « monde vécu » (ou Lebenswelt) husserlien,
mais encore à la philosophie de Maurice Merleau-Ponty. Celui-ci tenait le
corps pour le point d’appui de l’être dans le monde, opérant une réconciliation
avec le concept marxien de la « sensualité » de l’action humaine. Le sujet est
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de prime abord un corps-sujet. Notre corps représente une condition inhérente
corps comme de l’expérience, de l’ouverture perceptive au monde et à son investissement.
chair/-/ corps
comme existence Tandis que le jeune phénoménologue que fut Gorz valorisait le corps « non pas
de ma comme chair, mais comme transcendance incarnée, dépassant son incarna-
transcendance
tion vers l’affirmation souveraine d’elle-même 18 », celui-ci est compris comme
l’existence de ma transcendance.
Ce double primat de la perception et de l’expérience vécue est essentiel à
toute la pensée gorzienne, y compris, comme nous le verrons, à son écologie.
Si les acquis de l’écologie contemporaine rendent avec quelque raison suspecte
la relation du jeune philosophe à la nature, une opposition hiérarchique facile
entre immanence et transcendance ne saurait résumer sa complexité. Dans
Fondements pour une morale, un rapport liberté-nature apaisé procède de la
nécessité de ce qu’il nomme une « naturalisation de la nature » en lui attribuant
la place qui lui revient, celle de l’immanence au sein de la transcendance :
ni destruction, récrimination, révolte, honte, ni fétichisme ou idéalisation. Le
jeune Gorz esquisse ainsi une éthique du milieu qui résulte de sa méfiance

15.  E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Galli-


mard, coll. « Tel », Paris, 2004 [1936], cité par A. Gorz, « Sartre ou la conscience de la praxis », in Le
socialisme difficile, Seuil, Paris, 1967, p. 206.
16.  A. Gorz, Les chemins du paradis, Galilée, Paris, 1983, p. 235-249.
17.  A. Gorz, Fondements…, op. cit., p. 488-489.
18.  Ibid., p. 187.
82 Penser l’écologie politique en France au xxe siècle

face à un rejet de la joie de vivre et de la chaleur des relations, comme de l’en-


gluement dans l’immédiateté et l’extase de l’instant, caractéristiques du consu-
mérisme par exemple. Car, certaines sociétés « plus que d’autres, valorisent,
mettent à profit, “cultivent” et sollicitent l’épanouissement culturel des facultés
corporelles des individus 19 », prévient-il déjà ; d’où sa condamnation radicale
de la société de la marchandise et, rappelons-le maintenant, de certaines impli-
cations des sciences et idéologies informationnelles.
Cette centralité du sujet en devenir, sentant et agissant, affirmée sur la base
d’un triple legs –  Sartre, Husserl, Merleau-Ponty  – explique son opposition
répétée aux conceptions structuralistes qui revenaient à couper la pensée de
l’expérience humaine. Elle permet également de saisir en partie sa posture uni-
que au sein du courant marxiste contemporain duquel il se réclamait à la fin de
sa vie, celui de la critique de la valeur, selon lequel les technologies informa-
tionnelles sont centrales à la conceptualisation du capitalisme contemporain ;
notamment ses différends théoriques clés avec le courant du cognitivisme 20.
Son inquiétude vive face aux développements des sciences cognitives
donna en effet lieu à des écrits qu’on peut tenir comme l’étape ultime de sa cri-
tique de la technoscience, spécifiquement pour son élimination de l’intériorité
de l’homme 21. Gorz s’y livre à une attaque frontale des idéologies du post- et
volonté du
du transhumanisme qui, par leur disqualification de l’humanité, incarnent le
capitalismecogn
itif: une projet ultime du capitalisme cognitif : la création d’une intelligence sans corps,
intelligence
sans corps un corps considéré comme simple épiphénomène de l’évolution. « La sensibi-
lité du vivant est recouverte par le délire autoprogrammable du cyborg reje-
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tant comme obsolète la corporéité naturelle qui l’empêche de “sentir de façon
cosmique”. En disqualifiant l’intelligence manuelle et le travail des sens, la
technoscience abolit et disqualifie “l’humanité de l’humanité”, comme l’appe-
lait Günther Anders 22. » Les différents projets et utopies d’artificialisation du
vivant ne sont en effet pas l’œuvre de la culture mais bien de la technoscience
et du capitalisme. Gorz y dénonce une conception purement informationnelle
de l’humain impliquée par certains développements récents de la « mégama-
chine technico-scientifique » qui ont pour prémisses un rejet des frontières
société de
séparant le vivant du non-vivant et nient l’intelligibilité sensible propre à la culture VS
nature humaine qui lui permet de donner sens au monde. Il oppose au scien- société de travail

tisme et au cognitivisme une « société de l’intelligence », réélaboration de ce


qu’il nommait jadis « société de culture », contre une « société de travail ».
En résumé, Gorz s’inscrit indéniablement dans la droite ligne de la phi-
losophie du sujet née à la Renaissance et qui conduisit au rationalisme des
Lumières, selon laquelle l’homme se définit par sa capacité à s’autodéterminer

19.  Ibid., p. 171.


20.  Représenté notamment par la revue Multitudes. Différences à reconnaître au même titre que les
convergences théoriques essentielles. Sur ce point, voir F. Gollain, « L’apport d’André Gorz au débat
sur le capitalisme cognitif », La Revue du MAUSS, n° 35, 1er semestre, 2010, p. 541-558.
21.  C’est notamment l’objet unique du chapitre IV qui clôt son dernier ouvrage théorique : A. Gorz,
« … Ou vers une civilisation post-humaine », in L’immatériel, Galilée, Paris, 2003, p. 105-150.
22.  A. Gorz, Misères du présent, richesse du possible, Galilée, Paris, 1997, p. 181.
André Gorz était-il un écologiste ? 83

et à se rendre « comme maître et possesseur » de la nature. Mais on voit qu’il


s’insurgea également, au nom même de cet humanisme et de cette visée d’auto-
nomie, contre une forme de prométhéisme ayant mené à la technoscience dans
ses multiples facettes.

La théorisation du pratico-inerte, instrument de la technocritique


Par ailleurs, cette critique de la (techno)science ne se comprend bien qu’en
référence à des positions antidéterministes affirmées, là encore, dès ses pre-
miers écrits et dont il importe de préciser la teneur.
Fondamentalement, la totalité de l’œuvre d’André Gorz est empreinte d’une
conception matérialiste de l’histoire : l’évolution des forces productives maté-
rielles en constitue le moteur, impliquant une attention primordiale aux condi-
tions économiques et sociales. Néanmoins, tandis que pour la vulgate marxiste
c’est l’économie qui détermine en dernière instance l’histoire de l’humanité, il
fut de ceux qui, nombreux dans l’après-guerre, légitimeront le concept philo-
sophique d’aliénation dans un marxisme français rénové 23. Par conséquent, ce
n’est pas un antimatérialisme mais la critique d’un matérialisme déterministe
qui sous-tendra la future critique gorzienne du mode capitaliste de production
et de consommation. Soyons plus précis : posé tôt dans son œuvre, le refus
de la détermination en dernière instance par l’ordre matériel tempérera son
prométhéisme et l’empêchera de souscrire à une vision rédemptrice de la trans-
formation du monde ; ce qui permet d’avancer que cette philosophie disposait
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déjà, de par son engagement existentialiste, d’une assise solide contre le pro-
ductivisme et l’idéologie du progrès, même si les termes de son rapport à la
nature sont susceptibles de mettre mal à l’aise les écologistes. Il les résumait
ainsi initialement : la conquête des moyens de domination de la nature permet-
liberté matérielle tant son appropriation libre par le travail de transformation est une condition
=/= liberté réelle
nécessaire mais non suffisante de l’effectuation des exigences esthétiques et
morales ; ou, en des termes plus acceptables qui fondent véritablement toute sa
critique : liberté matérielle ne signifie pas liberté réelle. Même au plus fort de
son intérêt pour les problèmes environnementaux, Gorz établissait une distinc-
tion entre prométhéen et destructif : « La destruction de ressources naturelles
peut être productive […] pour autant qu’elle permet de produire plus qu’elle ne
détruit et, par exemple, renforce les équilibres dynamiques et les cycles qui,
dans l’écosystème, sont favorables à l’épanouissement des formes supérieures
de vie. La Nature n’est ni bonne ni intangible, la vie est “néguentropie”. En ce
sens, le projet “prométhéen”, commun à la bourgeoisie des xviiie et xixe siècles
et à Marx, de “maîtriser” ou de “domestiquer” la Nature ne devrait pas choquer
les écologistes ni être incompatible avec le souci d’une gestion de l’écosys-
tème qui en ménage les grands équilibres : la domestication des ­ressources

23.  A. Gorz, La morale de l’histoire, Seuil, Paris, 1953 (malheureusement épuisé), qui consacre
le passage d’une interrogation philosophique à des analyses socio-historiques, met en question le
marxisme mécaniste de l’époque et sa dimension de prophétie historique.
84 Penser l’écologie politique en France au xxe siècle

renouvelables, notamment de l’énergie solaire, est un projet au moins aussi


“prométhéen” (quoique incomparablement moins destructif) que l’exploitation
de l’énergie nucléaire 24. » En revanche, une production destructive est celle qui
détruit les équilibres écologiques et marchandise les ressources naturelles.
Or, pour comprendre la posture gorzienne, on ne saurait sous-estimer l’ap-
port de Sartre concernant le rôle essentiel de la matière comme médiation
des relations humaines et, tout particulièrement, l’analyse fine des structures
subjectives de l’aliénation qu’elle autorise. Une analyse détaillée qu’on ne peut
mener ici permettrait en effet d’établir que le concept sartrien du pratico-inerte
présenté dans La critique de la raison dialectique 25 sema en Gorz les germes
d’une pensée de l’hétéronomie – et corrélativement de l’exigence de l’autono-
mie – bien avant qu’il ne se trouve ébloui par les écrits d’Ivan Illich 26.
Gorz ne cessera de renvoyer à ce concept sans qu’il ait été généralement
estimé à sa juste valeur par ses commentateurs. Il faut donc y insister. La
praxis d’un individu s’aliène ou devient autre lorsque son inscription dans la
matière la confronte à celle d’autres individus. La multiplicité des actions dis-
persées – par exemple, le déboisement des flancs de montagne par des paysans
cherchant, chacun de son côté, à reconstituer une superficie cultivable – est bue
par la matière, unifiée par elle selon les lois inhumaines de l’inerte et retour-
née contre les hommes comme la négation de leurs fins : comme érosion, que
Sartre nommait « contre-finalité ». « Le premier volume de la Critique […] est
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consacré au retournement antidialectique de la matière ouvrée sur la praxis,
au règne sur les hommes des choses ayant bu des activités humaines. Sartre
appelle pratico-inerte cette puissance passive, ennemie de l’homme, en quoi la
matière synthétise faussement des praxis dispersées 27 », expliquait Gorz en des
termes fort pédagogiques.
Une des premières applications de ce concept apparaît dans son analyse
exemple
de subtile de la circulation automobile conçue comme un phénomène collectif qui
l'automobile
pour
précisément se retourne contre les fins des agents, les automobilistes agissant
expliquer
le
individuellement de plus en plus en fonction de la circulation 28. Cette analyse
retourneme sociologique se réfère aux fins (contrariées) des sujets :
nt
antidialiecti
que de la
matière sur
la praxis 24.  A. Gorz, « Pour une critique des forces productives. Réponse à Marc Rakowski », Les Temps
Modernes, n° 355, 1976, p. 1283. Un texte oublié mais caractéristique de sa « technocritique » dont les
articles de Critique de la division du travail (Seuil, Paris, 1973) et Écologie et politique (op. cit.) sont
les véhicules le plus connus.
25.  J.-P. Sartre, La critique de la raison dialectique, Gallimard, Paris, 1985 [1960].
26.  Cet ouvrage, notait Gorz, « m’a conduit à m’intéresser à Illich et à l’écologie [et] j’y ai trouvé
[…] le fondement d’une technocritique, d’une critique de la division et de la spécialisation du travail,
du marché et des rapports sériels des “grandes sociétés” qui fonctionnent comme des méga-machines,
et déterminent le travail en fonction de leurs besoins (exigences mortes), le rendant hétéronome ».
A. Gorz, « Lettre à François George », Les Temps Modernes, n° 632-634, juillet-octobre, 2005, p. 59
pour ces deux extraits.
27.  A. Gorz, « Sartre ou la conscience de la praxis », op. cit., p. 211.
28.  Cette analyse est l’ancêtre de son article influent : « L’idéologie sociale de la bagnole », in Éco-
logie et politique, op. cit., p. 77-87, reproduit in Ecologica, Galilée, Paris, 2008, p. 71-87.
André Gorz était-il un écologiste ? 85

[…] ils sont faits par elle [la circulation] ces scarabées lourdauds et interchangea-
bles. Or, cet être extérieur de scarabées enfilés le long de la voie c’est précisément
ce qu’ils refusent d’être. […] S’il y a des embouteillages, ce n’est pas d’abord en
vertu des lois statistiques, mais en raison du refus des conducteurs d’accepter ces
lois ou même de croire en elles ; si ces lois existent et se vérifient chaque jour,
c’est en raison des « motifs » (d’ailleurs irrationnels et illusoires) des automobilistes
qui s’acharnent à croire, contre l’évidence, qu’ils peuvent aller plus vite que « les
autres » et gagner du temps et du confort en prenant le volant. Le statisticien se
trompe […] quand il croit que les automobilistes sont unis par la loi qu’ils réalisent.
La vérité, c’est qu’ils sont aliénés par elle. Mais ils ne le sont que dans leur refus
d’avoir quoi que ce soit (et surtout la circulation) en commun 29.

La circulation est bien dans l’unité aliénée des refus individuels qui s’im-
pose comme puissance autonome et extérieure. En revanche, si les conducteurs
s’unissaient sur le problème de la circulation au lieu de subir ses lois, ils substi-
tueraient à l’automobilisme individuel des transports en commun, des pools de
taxis, des coopératives d’usagers, etc. Or, cette union n’est pas concevable car
les usagers de la route n’ont rien en commun car ils sont d’abord intégrés à leur
famille, quartier, classe, profession et syndicat. De par cette qualité marginale
et accessoire d’automobiliste, ils demeurent donc en juxtaposition d’extériorité
dans la circulation et non unis par des liens organiques de solidarité et de
coopération. On reconnaîtra ici en ébauche la dichotomie structurante entre
intégration fonctionnelle (par le marché, le salariat notamment) et intégration
sociale (ou sociabilité vécue) développée dans Métamorphoses du travail 30
à la suite de celle d’hétéronomie-autonomie d’Adieux au prolétariat 31, ainsi
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que la thématique des (biens) communs, centrale dans les écrits de sa der-
nière ­décennie.
Pour nous résumer sur ce point, tandis que Gorz fut certainement influencé
par la critique de Sartre sur la Dialectique de la nature d’Engels 32 qui, selon
lui, revenait à occulter l’histoire en faveur d’une loi transcendante, cette thé-
matique du pratico-inerte permet de cerner au plus près la corrélation entre
son antidéterminisme et son refus de la détermination par l’aliénation dans
la matérialité.
Ma thèse globale est que les choix philosophiques des années 1940-1960
mis en exergue ici – prise de parti culturaliste, défense du « monde vécu » et
de la corporéité, refus de la détermination par la matérialité – ont conditionné
son approche de la question des facteurs naturels et de leur rôle dans la genèse
de la crise du capitalisme et, par conséquent, des termes de son dépassement.
C’est ce que je tenterai d’établir en faisant retour sur ses tâtonnements et sur
son texte définitif sur cette question.

29.  A. Gorz, La morale de l’histoire, op. cit., p. 97.


30.  A. Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens. Critique de la raison économique, Galilée,
Paris, 1988.
31.  A. Gorz, Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, Galilée, Paris, 1980.
32.  F. Engels, Dialectique de la nature, Éditions sociales, Paris, 1977 [1873-1886].
86 Penser l’écologie politique en France au xxe siècle

L’écologie politique, un mouvement culturel


Au début des années 1970, Gorz fut parmi les premiers à répercuter les
thèmes écologistes qui témoignaient d’une prise de conscience mondiale de
l’impasse de la croissance. Or, la découverte de la finitude des ressources éco-
logiques signifiait pour lui une possibilité nouvelle de motiver la subversion
du capitalisme, dont la rentabilisation rencontre, écrivait-il dans Écologie et
liberté 33, « des limites physiques » qui aggravent les crises d’accumulation
du capital (coût croissant des matières premières, nécessité de dispositifs de
contrôle de pollution). Ainsi postulait-il à cette époque un fondement environ-
nemental à la baisse tendancielle du taux de profit, thèse qui a d’ailleurs donné
lieu à des appréciations contradictoires dans les milieux marxistes verts. C’est
incontestablement l’époque où il est le plus proche d’un matérialisme écologi-
que qu’ils représentent.
Néanmoins, Gorz considéra par la suite que cet essai, qui continue à être
commenté comme un des textes fondateurs de la problématique écologique, se
trouvait en contradiction avec les présupposés existentialistes et phénoménolo-
giques qui sous-tendent la totalité de son œuvre. Il réitéra sa conviction qu’un
mouvement révolutionnaire qui se veut émancipateur ne devrait jamais être
fondé prioritairement sur une nécessité matérielle, sous peine de nier la néces-
sité du débat politique. Ce paragraphe de Métamorphoses du travail synthétise
avec lyrisme l’antidéterminisme dont il pensait s’être éloigné un temps :
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L’histoire peut finir avec l’hiver nucléaire ou avec un Tchernobyl ou un Bhopal
planétaires ; elle peut se poursuivre avec le renforcement continuel de la domina-
tion, sur les individus, des instruments de plus en plus puissants de domination de
la nature ; ou avec le développement de forces de violence de plus en plus barbares
à l’encontre de la masse des exclus, à l’intérieur et à l’extérieur du monde indus-
trialisé. Si nous évitons cela, ce ne sera pas parce que l’histoire a un sens différent
mais parce que nous aurons réussi à lui en donner un. Si le plein développement
des forces productives aboutit à un dépassement de la rationalité économique (et sa
crise) et à un libre épanouissement des individualités grâce à la libération du temps,
ce ne sera pas parce que tel est le sens de l’histoire mais parce que nous aurons
fait l’histoire pour qu’elle prenne ce sens. Tout est en suspens dans notre liberté, y
compris elle-même 34.

Contre le regard sévère de Gorz lui-même, je continue à penser 35, comme


je l’ai soutenu plus haut, que son projet s’était depuis le début défini, au-delà
de l’apport des sciences, comme un projet humaniste d’émancipation, notam-
ment à travers sa critique de la technocratie à laquelle il s’appliqua à oppo-
ser un projet de société et de civilisation. Se méfiant de l’écologie systémique
qui se fonde sur la science au premier chef, il a toujours revendiqué une éco-
logie politique qui, dans le prolongement de ses convictions existentialistes,

33.  A. Gorz, Écologie et liberté, Galilée, Paris, 1977, reproduit in Écologie et politique, op. cit.,
p. 17-60.
34.  A. Gorz, Métamorphoses…, op. cit., p. 124.
35.  Voir F. Gollain, Une critique du travail. Entre écologie et socialisme, La Découverte, Paris,
2000, p. 44-46 en particulier.
André Gorz était-il un écologiste ? 87

p­ hénoménologiques et, partant, antidéterministes, pose la question philosophi-


que du sens en la référant à la qualité de l’expérience vécue d’un sujet et à sa
capacité de juger, c’est-à-dire à poser des fins.
La thèse qu’il défend dans son article « L’écologie entre expertocratie et
autolimitation », qui constitue véritablement son testament écologique, est, de
ce point de vue, exemplaire 36. Il y reprend la question d’Écologie et liberté
–  «  quelle écologie voulons-nous ? » – pour dénoncer une nouvelle fois le
pouvoir technico-bureaucratique qui vise à déterminer des limites écologi-
quement supportables pour le développement de l’industrialisme sans remet-
tre en question l’hégémonie de sa rationalité instrumentale. En revanche, la
racine existentialiste-phénoménologique de sa théorisation apparaît clairement
dans ce texte : cette prise en compte limitée de la contrainte écologique « aura
pour effet de renforcer l’hétérorégulation du fonctionnement de la société. Ce
fonctionnement devra devenir plus ou moins “éco-compatible” indépendam-
ment de l’intention propre des acteurs sociaux 37 », de leur capacité à modifier
leurs valeurs. C’est particulièrement vrai, indique Gorz en renvoyant à Jürgen
Habermas, pour les mesures fiscales et monétaires qui participent de la « colo-
nisation du monde vécu » et comportent toujours un élément de manipulation,
c’est-à-dire d’utilisation à leurs propres fins
par les gérants du système, de motivations individuelles existantes pour leur faire
produire des résultats ne correspondant à aucune intention des individus […]. Or,
cette approche relève d’une conception typiquement prémoderne anti-politique en
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ce qu’elle abolit l’autonomie du politique en faveur de l’expertocratie, en érigeant
l’État et les experts d’État en juges des contenus de l’intérêt général et des moyens
d’y soumettre les individus. L’universel est séparé du particulier, l’intérêt supérieur
de l’humanité est séparé de la liberté et de la capacité de jugement autonome des
individus 38.

C’est pourquoi, comme il l’indiquait encore à la fin de sa vie, « la résis-


tance des habitants à cet envahissement de leur milieu de vie n’était pas une
simple “défense de la nature”, un environnementalisme. C’était précisément
une lutte contre la domination, contre la destruction d’un bien commun par
des puissances privées, soutenues par l’État, qui déniaient aux populations le
droit de choisir leur façon de vivre ensemble, de produire et de consommer 39 ».
Gorz postulait même une antériorité chronologique et non simplement logi-
que : « […] le mouvement écologique est né bien avant que la détérioration du
milieu et de la qualité de vie pose une question de survie à l’humanité. Il est né
originellement d’une protestation spontanée contre la destruction de la culture
du quotidien par les appareils de pouvoirs économiques et administratifs 40 »

36.  A. Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », Actuel Marx, « L’écolo-
gie, ce matérialisme historique », n° 12, 2e semestre, 1992, p. 15-29, reproduit in Ecologica, op. cit.,
p. 43-69.
37.  Ibid., p. 46. Les italiques sont de Gorz.
38.  Ibid., p. 47.
39.  A. Gorz, « Où va l’écologie ? », op. cit.
40.  A. Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », op. cit., p. 48-49.
88 Penser l’écologie politique en France au xxe siècle

par laquelle il entendait, avec Illich, les normes et conduites habituelles allant
de soi ainsi que les savoir-faire vernaculaires. Ou, exprimé dans des termes qui
rappellent ceux de Fondements pour une morale tout en faisant directement
écho à la conceptualisation habermassienne, ce qui exige protection
c’est fondamentalement le milieu qui paraît « naturel » parce que ses structures et
son fonctionnement sont accessibles à une compréhension intuitive ; parce qu’il
correspond au besoin d’épanouissement des facultés sensorielles et motrices […].
La « défense de la nature » doit donc être comprise originairement comme défense
d’un monde vécu, lequel se définit notamment par le fait que le résultat des acti-
vités correspond aux intentions qui les portent, autrement dit que les individus
sociaux y voient, comprennent et maîtrisent l’aboutissement de leurs actes 41.

Le premier rapport au Club de Rome 42 a fourni à ces exigences de nature


culturelle une justification objective a posteriori car
il est impossible de fonder la politique sur une nécessité ou sur une science sans du
même coup la nier dans son autonomie spécifique et établir une « nécessaire » dic-
tature « scientifique », également totalitaire lorsqu’elle se réclame des exigences de
l’écosystème que lorsqu’elle se réclame (comme faisait le « diamat ») des « lois » du
matérialisme dialectique. Le problème qui se pose à l’écologie politique est donc
celui des modalités pratiques qui permettent la prise en compte des exigences de
l’écosystème par le jugement propre d’individus autonomes, poursuivant leurs pro-
pres fins au sein de leur monde vécu. C’est le problème du couplage rétroactif entre
nécessité et normativité ou, si l’on préfère, de la traduction de nécessités objectives
en conduites normatives correspondant à des exigences vécues, à la lumière des-
quelles les nécessités objectives sont à leur tour mises en forme. Ce n’est là rien
d’autre que le problème de la démocratie 43.
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« L’écologie politique fait ainsi des changements écologiquement nécessai-
res dans la manière de produire et de consommer le levier de changements
normativement souhaitables dans le mode de vie et les relations sociales. La
défense du milieu de vie au sens écologique et la reconstitution d’un monde
vécu se conditionnent et se soutiennent l’une l’autre 44. »

Une pensée de l’écologie complexe : de la nature de la


détermination
On comprend maintenant que l’affirmation surprenante de Gorz selon
laquelle ses écrits sur l’écologie appartiendraient à une période bien déterminée
de sa carrière de philosophe-journaliste (les années 1970) renvoie à la première
expression de son souci écologique, et non à ses nombreux et importants écrits
ultérieurs. La lecture d’Illich en 1971 puis, moins de dix plus tard, de la théorie
critique de Francfort, lui a permis de prolonger son marxisme existentialiste
en développant une réflexion riche sur toutes les modalités – pas seulement
environnementales  – d’un écosocialisme. Nourrie des exigences ­fondatrices

41.  Ibid., p. 49.


42.  Ou rapport Meadows, Halte à la croissance ?, Fayard, Paris, 1972.
43.  A. Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », op. cit., p. 54-55.
44.  Ibid., p. 68.
André Gorz était-il un écologiste ? 89

de l’existentialisme et de la phénoménologie, la philosophie gorzienne était


particulièrement apte à débusquer l’objectivisme et, sur le plan pratique, à met-
tre en garde contre une pensée écologique fondée sur une approche réductrice
de la détermination et de l’efficacité. Au terme de ce bref tour d’horizon, la
réponse à la question posée en intitulé de cet article est donc à de nombreux
égards éminemment positive. Les motifs pour inscrire André Gorz au tableau
d’honneur de l’écologie en France sont nombreux ; et parmi ceux-ci la force de
la mise en exergue de la nature politique et culturelle plutôt que strictement
scientifique du mouvement écologique, ainsi que de son clivage entre des ten-
dances technocratiques et des aspirations fondamentalement démocratiques,
émancipatrices, visant à une souveraineté des sujets sur leur milieu naturel et
social. Cependant, une assimilation problématique de la liberté à une « anti-
physis » et, j’y insisterai en conclusion, une ambiguïté quant à l’importance des
déterminations naturelles sont également apparentes et pourraient mettre en
débat cette inscription.
Ainsi, le portrait qui, je l’espère, émerge comporte un degré d’ambivalence.
Plus généralement, notre connaissance de la pensée d’André Gorz nous incite
à militer en faveur d’une histoire de la pensée écologique rendant compte de
sa complexité intrinsèque en resituant constamment celle-ci dans l’héritage
riche et contradictoire de la philosophie occidentale. Une histoire qui, par
conséquent, ne saurait cautionner ni des lectures trop hâtives ni la pratique de
l’anathème, tant il est vrai que toute pensée s’élabore avec les outils théoriques
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d’une époque, comporte toujours des impensés qu’il faut examiner comme tels
et, ce sera notre conclusion, laisse ouvertes des questions qui restent à penser.
Mentionnons dans cette optique des critiques légitimes adressées aux der-
nières thèses – technophiles – de Gorz : son idéalisation des technologies de
l’information (sous la figure des « dissidents du numérique ») ignorerait leurs
effets de déréalisation, d’intrusion, de pouvoir et, last but not least, leur impact
écologique. Certes, l’internet (n’)était pour lui (qu’)un instrument performant
d’extension des communs au service d’une fin – une économie de la gratuité ;
mais son utopie de l’artisanat high-tech pose la question concrète de l’appro-
priation autonome d’un tel système technique centralisé ; question qui n’a pas
reçu de réponse précise 45. Car, de fait, les multiples utilisations des technolo-
gies de l’information obéissent à des logiques antagoniques : résistance, par-
tage et réappropriation, mais également pénétration accrue de la marchandise,
privatisation et dépossession.
Plus largement, on peut repérer une tension dans la pensée gorzienne sur
la question de la détermination par la technique. D’une part, le rôle poten-
tiellement libérateur attribué aux technologies –  automation d’abord, puis
­informatisation – porte la marque indéniable de la conception marxienne du

45.  J’ai sur ce point suggéré qu’un travail d’évaluation et de discrimination de ces technologies res-
tait à faire, en poursuivant justement le fil de la distinction illichienne-gorzienne entre technologies
hétéronomes et conviviales : F. Gollain, « Penser la question des outils avec André Gorz », Ecorev’,
n° 33, automne, 2009, p. 62-67.
90 Penser l’écologie politique en France au xxe siècle

rôle révolutionnaire de l’évolution de la structure de la production. D’autre part,


le terme de « technicisme » défini comme foi excessive en l’évolution techno-
logique dotée d’un sens intrinsèque, en son pouvoir rédempteur, ne saurait lui
être appliqué sans ignorer sa technocritique, ainsi que son antidéterminisme
qui a donné lieu, à travers son œuvre, à de nombreux énoncés dont l’un des
premiers est qu’« il ne suffit pas que le capitalisme soit parvenu au sommet
de ses contradictions pour qu’une révolution socialiste s’accomplisse 46 ». Cette
tension explique à mon sens que, des deux revues citées par Gorz et qui se
réclament de son héritage, l’une – Ecorev’ – affiche un a priori favorable aux
technologies de l’information tandis que l’autre – La Décroissance – s’attache
à valoriser la tradition luddite, les résistances à la technoscience en général
et à l’informatisation en particulier, et s’inscrit dans la tradition de la critique
radicale de la technique.
De manière tout à fait importante c’est fondamentalement la question
théorique de la nature de la détermination qui continue à travailler l’écologie
politique par le biais et au-delà des débats sur la technique. Elle s’y mani-
feste notamment par une plus ou moins grande proximité de ses différentes
composantes par rapport à une approche matérialiste pure de la crise actuelle,
illustrée, par exemple, par l’explication en termes de raréfaction des ressources
fossiles proposée par l’Américain Richard Heinberg 47 et, en France, par Yves
Cochet 48. Au contraire, dans ses derniers textes, Gorz se montrait convaincu
de la vraisemblance d’un effondrement du système monétaire international et
attribuait les causes de la crise à la dématérialisation du travail et du capital, et à
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l’impossibilité croissante de leur mesure par la valeur résultant de la révolution
informationnelle ; en d’autres termes, à la dynamique interne du capitalisme
comme système. La croissance est depuis une bonne dizaine d’années por-
teuse de sa critique interne puisque l’économie de la connaissance est la crise
du capitalisme, avançait-il 49, se fondant sur des analyses fines de mutations
souvent négligées par les écologistes. Puisant dans une lecture hétérodoxe de
Marx tout au long de sa vie, Gorz n’a eu de cesse de disséquer la dynamique
d’un mode de production. Pour cette raison, articulée à son souci démocrati-
que, il tenait pour prémodernes les théorisations de l’avènement d’une société
postindustrielle qui ne résulterait pas « d’un développement par lequel le capi-
talisme se dépasserait lui-même » mais uniquement d’une destruction due à
des facteurs externes, du type effondrement écologique ramenant à un ordre
prétendument naturel et bon par définition 50.
Cette approche de l’effondrement et, plus généralement, de l’historicité
marque une différence avec le mouvement pour la décroissance dont il saluait

46.  A. Gorz, Fondements…, op. cit., p. 502.


47.  R. Heinberg, Pétrole, la fête est finie. Avenir des sociétés industrielles après le pic pétrolier,
Éditions Demi-Lune, Plogastel Saint-Germain, 2008.
48.  Y. Cochet, Pétrole apocalypse, Fayard, Paris, 2005.
49.  Voir notamment A. Gorz, « Crise mondiale, décroissance et sortie du capitalisme », Entropia,
n° 2, printemps, 2007, p. 51-59, reproduit in Ecologica, op. cit., p. 107-122.
50.  A. Gorz, Capitalisme..., op. cit., p. 27-28.
André Gorz était-il un écologiste ? 91

par ailleurs le développement. Mes propres échanges avec Gorz me permettent


d’affirmer qu’il se posait justement le problème de la jonction entre, d’une part,
l’écologie radicale et, d’autre part, l’anticapitalisme passant par une critique de
la valeur. On peut regretter que ceci ne l’ait pas conduit à interroger la place
secondaire – ou au moins imprécise – attribuée dans ses derniers textes aux
déterminations naturelles de la crise. Car, l’écologie a en effet sur l’anticapita-
lisme historique l’avantage d’être un « nouveau matérialisme » au sens où les
écologistes ont mis au cœur de leur théorisation et de leurs pratiques la question
de la « politique des procédures physiques 51 ». Mais, il convient également d’in-
sister, elle doit de ce fait même exercer une constante vigilance quant au risque
d’un énergétisme et d’analyses s’interdisant une approche multifactorielle de
cette crise et des modalités de son dépassement vers une société conviviale.
Pour ce qui est des cercles du marxisme écologique dans lesquels se construit
et se cherche le paradigme d’une écologie socialiste, dans un dépassement de
la dichotomie anthropocentrisme-écocentrisme, j’espère avoir rappelé que les
écrits d’André Gorz mettent au défi d’une intégration de la question du sujet.
Ils incarnent, de manière originale, à la fois la richesse et les limites d’une
orientation anthropocentrique assez radicale.
Il reste par conséquent un vaste champ à labourer dans ses différentes ten-
dances par l’écologie, indubitablement pluridisciplinaire et située au carrefour
des sciences humaines et des sciences de la nature.
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F r a n ç o i s e G o l l a i n est docteur en sociologie et enseignante associée à l’Open Uni-
versity en Grande-Bretagne. Spécialiste d’André Gorz, elle travaille actuellement à un
ouvrage d’introduction à sa pensée.

51.  F.  Flipo, « L’écologie politique est-elle réactionnaire ? L’enjeu des choix technologiques chez
John Bellamy Foster », Sens Public, juin, 2010, <www.sens-public.org/article.php3?id_article=754>.

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