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GOLLAIN André Gorz Était Il Un Écologiste 2012 Ecologie Et Politique
GOLLAIN André Gorz Était Il Un Écologiste 2012 Ecologie Et Politique
Françoise Gollain
Dans Écologie & politique 2012/1 (N° 44), pages 77 à 91
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1166-3030
ISBN 9782724632859
DOI 10.3917/ecopo.044.0077
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 25/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 212.239.157.117)
Fr a n ç o is e G o l l a in
Résumé André Gorz fut un représentant éminent d’un courant antiproductiviste, antica-
pitaliste et critique de la technoscience. Cependant, son engagement durable envers
l’existentialisme place son œuvre en tension avec certaines prémisses de l’écologie et
lui confère une position unique au sein du marxisme vert contemporain. Cette contri-
bution explore, avec une référence particulière à ses ouvrages moins connus antérieurs
aux années 1970, la nature particulière du matérialisme et de l’antidéterminisme gorziens.
L’influence des thèses phénoménologiques de Husserl et Merleau-Ponty et du concept
sartrien du « pratico-inerte » sur sa conceptualisation des facteurs écologiques est mise
en exergue. L’analyse conduit alors à apprécier la richesse et les limites d’une orienta-
tion anthropocentrique radicale dans le champ de l’écologie, qui se manifeste par une
forte relativisation de la détermination par la nature, et est indissociable d’une définition
du mouvement écologique en termes culturels comme défense du « monde vécu ». En
conclusion, l’auteur, à la suite d’une approche nuancée des écrits gorziens, invite à déve-
lopper une histoire et une pensée complexes de l’écologie politique, en posant la question
toujours ouverte des racines de la crise actuelle du capitalisme.
Mots clés Écologie, marxisme, existentialisme, phénoménologie, déterminisme, natura-
lisme.
Abstract A leading thinker of the French school of thought characterised by a radical anti-
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des Amis de la Terre. J’ai sympathisé avec eux, notamment avec Brice Lalonde
à ses débuts, mais c’est surtout La Gueule Ouverte qui, à mes yeux, exprimait le
mouvement écologiste. À partir de 1980, j’ai préféré traiter d’autres thèmes. Je
n’avais rien de neuf à dire sur l’écologie politique. Elle s’est développée grâce à des
protagonistes dont certains publient de temps en temps dans EcoRev’ (trimestriel)
et dans La Décroissance (bimestriel) de vieux textes de moi qui n’ont pas vieilli.
Ils font partie de l’histoire. J’ai eu de la chance. Ce qui m’intéresse depuis quelques
années est la Nouvelle interprétation de la théorie critique de Marx publiée par
Moishe Postone chez Cambridge University Press 1.
1. A. Gorz, « Où va l’écologie ? », entretien, Le Nouvel Observateur, 14 décembre 2006. Son vœu
de voir cet ouvrage traduit pour revigorer les débats dans la perspective d’une écologie libératrice fut
réalisé : M. Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique
de Marx, Mille et Une Nuits, Paris, 2009.
2. Après le théoricien écosocialiste Barry Commoner, The Poverty of Power: Energy and the Eco-
nomic Crisis, Random House, New York, 1976 ; cité in Écologie et politique, Seuil, Paris, 1978,
p. 240.
3. A. Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie (orientations, désorientations), Galilée, Paris, 1991,
p. 172.
4. A. Gorz, « L’écologie politique, une éthique de la libération », entretien, Ecorev’, n° 21, automne-
hiver, 2005-2006, reproduit in Ecologica, Galilée, Paris, 2008, p. 9-23. On doit tenir pour significatif
le choix des textes que Gorz lui-même avait souhaité insérer dans cette anthologie publiée à titre
posthume.
5. M. Poster, Existential Marxism in Postwar France: From Sartre to Althusser, Princeton Univ.
Press, Princeton, 1975. Sont cités comme représentatifs de ce courant de pensée des auteurs cruciaux
pour la pensée intellectuelle de la seconde moitié du xxe siècle : Ernst Bloch, Cornelius Castoriadis,
Lucien Goldmann, Henri Lefebvre, Pierre Naville, Herbert Marcuse (et l’École de Francfort), etc.
Pout une introduction succincte à l’œuvre de Gorz dans cette perspective : F. Gollain, « André Gorz,
André Gorz était-il un écologiste ? 79
Je souhaite montrer que cet engagement durable le place en tension avec cer-
tains des présupposés des écologistes, à commencer par ceux des marxistes
verts eux-mêmes. Je ferai une référence particulière à ses ouvrages antérieurs
aux années 1970 6 parce qu’ils constituent le socle philosophique de tous ses
écrits et permettent d’éclairer sa position originale dans le champ de l’écologie
politique, mais sont ignorés ou peu connus des écologistes. Au-delà d’un inté-
rêt pour l’histoire de l’écologie, l’exploration de la nature particulière du maté-
rialisme et de l’antidéterminisme gorziens ainsi que de sa conceptualisation
des facteurs écologiques débouche, me semble-t-il, sur la question de la nature
de la détermination de la crise actuelle.
coïncider avec la facticité de son être-là vital 10 ». Selon cette perspective exis-
tentialiste, le monde des humains est toujours déjà agencé en fonction de leurs
fins et de leurs projets.
Ce parti pris confère à l’éthique gorzienne un contenu, somme toute tradi-
tionnel en philosophie, en ce qui concerne les rapports entre liberté et nature.
Elle est ce champ des actions déterminées en fonction de fins librement posées
par le sujet, en opposition à celui de la nécessité et de la nature. « La Nature,
en ce sens, est inhumaine, ou, mieux, anti-humaine dans l’exacte mesure où
travail
l’humain est anti-naturel et conquis sur la Nature 11 ». Est de toute évidence
d'artificialisation
comme affirmée ici une vision prométhéenne du rapport à la nature qui n’offre de
rapport à la
nature salut que dans le travail infini d’artificialisation. Gorz illustre avec l’exemple
de l’ouragan dévastateur et de l’inondation (emprunté à Sartre) l’assertion selon
laquelle « il est toujours probable que la facticité se retourne contre la trans-
cendance et que le déchaînement stupide des forces naturelles dresse le monde
contre l’homme comme une sorte de négation hypostasiée de l’humain 12 ». Par
son existence naturelle, l’individu voit sa singularité estompée par la généralité
de l’espèce et ne peut dès lors assigner de place à sa nature qu’à condition que
la culture – notamment le travail et les techniques – lui ait permis de s’éman-
ciper de la Nature : « Ce n’est que par un remaniement que la Nature pourra
cesser d’être un dieu cruel, mais sans jamais devenir une alliée de l’homme ;
le monde humain a été prélevé par la Nature et reste menacé d’être englouti par
son inertie envahissante 13. » En bref, « le rapport de la liberté à la Nature reste
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23. A. Gorz, La morale de l’histoire, Seuil, Paris, 1953 (malheureusement épuisé), qui consacre
le passage d’une interrogation philosophique à des analyses socio-historiques, met en question le
marxisme mécaniste de l’époque et sa dimension de prophétie historique.
84 Penser l’écologie politique en France au xxe siècle
[…] ils sont faits par elle [la circulation] ces scarabées lourdauds et interchangea-
bles. Or, cet être extérieur de scarabées enfilés le long de la voie c’est précisément
ce qu’ils refusent d’être. […] S’il y a des embouteillages, ce n’est pas d’abord en
vertu des lois statistiques, mais en raison du refus des conducteurs d’accepter ces
lois ou même de croire en elles ; si ces lois existent et se vérifient chaque jour,
c’est en raison des « motifs » (d’ailleurs irrationnels et illusoires) des automobilistes
qui s’acharnent à croire, contre l’évidence, qu’ils peuvent aller plus vite que « les
autres » et gagner du temps et du confort en prenant le volant. Le statisticien se
trompe […] quand il croit que les automobilistes sont unis par la loi qu’ils réalisent.
La vérité, c’est qu’ils sont aliénés par elle. Mais ils ne le sont que dans leur refus
d’avoir quoi que ce soit (et surtout la circulation) en commun 29.
La circulation est bien dans l’unité aliénée des refus individuels qui s’im-
pose comme puissance autonome et extérieure. En revanche, si les conducteurs
s’unissaient sur le problème de la circulation au lieu de subir ses lois, ils substi-
tueraient à l’automobilisme individuel des transports en commun, des pools de
taxis, des coopératives d’usagers, etc. Or, cette union n’est pas concevable car
les usagers de la route n’ont rien en commun car ils sont d’abord intégrés à leur
famille, quartier, classe, profession et syndicat. De par cette qualité marginale
et accessoire d’automobiliste, ils demeurent donc en juxtaposition d’extériorité
dans la circulation et non unis par des liens organiques de solidarité et de
coopération. On reconnaîtra ici en ébauche la dichotomie structurante entre
intégration fonctionnelle (par le marché, le salariat notamment) et intégration
sociale (ou sociabilité vécue) développée dans Métamorphoses du travail 30
à la suite de celle d’hétéronomie-autonomie d’Adieux au prolétariat 31, ainsi
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33. A. Gorz, Écologie et liberté, Galilée, Paris, 1977, reproduit in Écologie et politique, op. cit.,
p. 17-60.
34. A. Gorz, Métamorphoses…, op. cit., p. 124.
35. Voir F. Gollain, Une critique du travail. Entre écologie et socialisme, La Découverte, Paris,
2000, p. 44-46 en particulier.
André Gorz était-il un écologiste ? 87
36. A. Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », Actuel Marx, « L’écolo-
gie, ce matérialisme historique », n° 12, 2e semestre, 1992, p. 15-29, reproduit in Ecologica, op. cit.,
p. 43-69.
37. Ibid., p. 46. Les italiques sont de Gorz.
38. Ibid., p. 47.
39. A. Gorz, « Où va l’écologie ? », op. cit.
40. A. Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », op. cit., p. 48-49.
88 Penser l’écologie politique en France au xxe siècle
par laquelle il entendait, avec Illich, les normes et conduites habituelles allant
de soi ainsi que les savoir-faire vernaculaires. Ou, exprimé dans des termes qui
rappellent ceux de Fondements pour une morale tout en faisant directement
écho à la conceptualisation habermassienne, ce qui exige protection
c’est fondamentalement le milieu qui paraît « naturel » parce que ses structures et
son fonctionnement sont accessibles à une compréhension intuitive ; parce qu’il
correspond au besoin d’épanouissement des facultés sensorielles et motrices […].
La « défense de la nature » doit donc être comprise originairement comme défense
d’un monde vécu, lequel se définit notamment par le fait que le résultat des acti-
vités correspond aux intentions qui les portent, autrement dit que les individus
sociaux y voient, comprennent et maîtrisent l’aboutissement de leurs actes 41.
45. J’ai sur ce point suggéré qu’un travail d’évaluation et de discrimination de ces technologies res-
tait à faire, en poursuivant justement le fil de la distinction illichienne-gorzienne entre technologies
hétéronomes et conviviales : F. Gollain, « Penser la question des outils avec André Gorz », Ecorev’,
n° 33, automne, 2009, p. 62-67.
90 Penser l’écologie politique en France au xxe siècle
51. F. Flipo, « L’écologie politique est-elle réactionnaire ? L’enjeu des choix technologiques chez
John Bellamy Foster », Sens Public, juin, 2010, <www.sens-public.org/article.php3?id_article=754>.