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Du même auteur

92 Connection
Les Hauts-de-Seine, laboratoire de la corruption ?
Nouveau Monde éditions, 2013

La Corruption des élites


Expertise, lobbying, conflits d’intérêts
Odile Jacob, 2012

Arnaques
Le manuel anti-fraude
CNRS éditions, 2009

Cols blancs et mains sales


Économie criminelle, mode d’emploi
Odile Jacob, 2006
ISBN 978-2-02-141918-4

© Éditions du Seuil, avril 2021

www.seuil.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À Léa et Arthur
TABLE DES MATIÈRES

Titre

Du même auteur

Copyright

Dédicace

Avant-propos

Introduction - La fraude corrompt tout

Première partie - Une ingénierie pour les fraudes


Chapitre 1. Les paradis fiscaux : une tumeur au cœur de l’économie
et de la finance
Le paradis fiscal : une histoire de pirates
Les paradis fiscaux utilisent assidûment les montages illicites
Chapitre 2. Les outils pour frauder
Les sociétés fictives
L’économie de la commercialisation des montages
Chapitre 3. Le secteur bancaire dans les paradis fiscaux
Une activité rémunératrice pour les grandes banques
Le risque systémique
Chapitre 4. Les rétrocommissions
Commissions et paradis fiscaux
Les « rétrocommissions »
Chapitre 5. Le blanchiment
Blanchiment et noirciment : un mélange détonant
Les techniques de blanchiment
Et si les banques étaient « accros » au blanchiment ?

Deuxième partie - Fraudes et fiscalité


Chapitre 1. Un sujet issu du fond des temps L’évolution d’un délit particulier
Toujours la même histoire
Où en sommes-nous ?
Fraude, optimisation, évasion fiscale
Le verrou de Bercy
Chapitre 2. Qui sont les fraudeurs ?
Le profil des fraudeurs en entreprise
Les fraudes des personnes physiques
Les fraudeurs sociaux
Chapitre 3. Les fraudes dans l’entreprise
L’environnement des fraudes dans l’entreprise
Typologie des montages frauduleux par cycle comptable
Chapitre 4. Les fraudes commises par les élites entrepreneuriales
Les fraudes communes des dirigeants
Les montages complexes
Chapitre 5. Les montages des multinationales et des GAFAM
Les multinationales et l’évasion fiscale
Qui sont les GAFAM ?
Chapitre 6. Les fraudes à la TVA et les niches fiscales
Les fraudes classiques
Chapitre 7. Les dépenses de l’État : les niches fiscales
Un catalogue à la Prévert et à géométrie variable
Ces niches sont critiquées
Typologie des fraudes dans ces niches

Troisième partie - Corruptions


Chapitre 1. Les outils du droit international contre la corruption
Les conventions qui tentent de coordonner les luttes au niveau mondial
Une efficacité limitée
Les services anticorruption
Chapitre 2. La corruption transnationale Les corruptions dans les marchés
internationaux
Des sommes ahurissantes enrichissent les corrompus
Les sanctions américaines : Department of Justice (DOJ)
Chapitre 3. Balade dans la corruption ordinaire
Peu de domaines y échappent
Les requins organisés
Les associations utilisées comme pompes à fric
Les fraudes dans les établissements publics et les détournements de fonds
publics
La corruption des agents publics en France
Chapitre 4. L’état de la corruption dans le monde
Typologie des montages de corruption
Les multinationales de la corruption
La malédiction des pays riches en matières premières

Quatrième partie - Le trucage des marchés publics : visite de la boîte noire


Chapitre 1. Les « études » recèlent des risques multiples et complexes
Copinage, clientélisme et détournement de fonds publics dans les études
L’appel à des « consultants » extérieurs est une pratique très prisée
Une étude peut manipuler toute la chaîne d’un marché
Chapitre 2. Les besoins
Comment manipuler les besoins : des pratiques banales
Les besoins et l’intérêt général
Réflexions sur le dérapage des grands marchés publics
La manipulation des besoins et la preuve
Chapitre 3. Les ententes : une pratique systémique de contournement
L’entente anticoncurrentielle
L’entente : un boulevard vers la corruption
Chapitre 4. L’évitement et les manipulations de l’appel d’offres
Le fractionnement ou le « saucissonnage » des marchés
Avenants et contentieux
Les indicateurs de présence de ces manipulations et la preuve
Chapitre 5. Les fraudes au moment de l’analyse des offres
Le tripotage des délais de remise des offres est efficace
Chapitre 6. L’exécution des travaux : un monde opaque
Contrôler l’exécution des marchés est une entreprise malaisée
Des conséquences dramatiques
Les typologies sont souvent récurrentes
La malédiction des marchés informatiques d’État
Chapitre 7. Retour sur quelques particularités notables
La tentative manquée des partenariats public-privé
Le tropisme des élus pour l’immobilier

Cinquième partie - Organisations criminelles et cybercriminalité


Chapitre 1. Une hybridation réussie
Les États, sources de profit
Les détournements de subventions étatiques
Les entreprises criminelles
Les intermédiaires : un milieu émétique
La criminalité en France se porte bien
Chapitre 2. La cybercriminalité
Qu’est-ce que la cybercriminalité ?
La cybercriminalité, comment ça marche ?
Qui sont les cybercriminels ?
La cyberguerre
Quels moyens de protection utiliser ?

Sixième partie - Les lanceurs d’alerte, un rempart pour la démocratie ?


Chapitre 1. L’alerte : un processus atypique qui éclaire le chaos
Une procédure foncièrement saugrenue au regard des institutions
Chapitre 2. L’opposition entre morale et pragmatisme
L’alerte est présente depuis la plus haute antiquité
Chapitre 3. Une longue marche
Chapitre 4. Une réponse risquée mais nécessaire
Être un lanceur d’alerte n’est jamais un long fleuve tranquille
De l’alerte individuelle à l’alerte de masse numérisée
Les prémices d’une organisation
Pourquoi on a absolument besoin des lanceurs d’alerte
Chapitre 5. Et le diable est dans les détails
La loi sur le secret des affaires

Conclusion - Fraudes, corruptions et pandémie

Notes
Avant-propos

Les couteaux suisses des montages tordus, les sociétés-écrans


« triangle des Bermudes de la transparence des comptes », le trou
noir de la finance, les « sociétés sur étagères », les nominee
directors, beneficied owner, et autres registered agent : bienvenue
dans l’univers de la fraude… face cachée de l’humanité.
Autant d’expressions imagées que n’aurait sans doute pas
reniées Michel Audiard et dont use couramment Noël Pons pour
nous brosser le portrait le plus fidèle possible de ce monde
impitoyable, mais ô combien lucratif. Monde de la rapacité si bien
décrit par certains.
Lorsque Noël Pons m’a fait l’honneur de me proposer de rédiger
ce prologue, je n’ai pas hésité un instant, car je savais que cet
ouvrage ferait date en devenant une référence incontournable pour
les professionnels de l’antifraude et du contrôle.
Il y a quelques années, j’avais apprécié son ouvrage intitulé
La Corruption des élites, si prémonitoire sur les conflits d’intérêts. Il y
développait notamment une théorie, celle de la « corruption douce »,
à laquelle la loi Sapin 2 sur la transparence et la lutte contre la
corruption est venue apporter une réponse législative non ambiguë.
Dans le présent ouvrage, l’auteur ne décrit pas la seule grande
fraude financière des paradis fiscaux et autres trusts ; sa prouesse
est de porter un regard quasi exhaustif sur cet univers à travers les
chapitres d’un ouvrage volumineux : tour à tour seront évoquées la
fraude dans les entreprises, la fraude fiscale, la fraude dans les
marchés publics… Les spécialistes de la fraude et de la corruption
apprécieront sans doute le véritable défi que s’est lancé l’auteur et
qui, à ma connaissance, n’avait jamais été relevé.
La fraude représente un véritable cancer pour les sociétés
modernes. La fraude fiscale, par exemple, prive les États
d’importantes recettes, les contraignant à des politiques publiques
souvent coercitives, parfois injustes et toujours inégalitaires. En
France, le manque à gagner est évalué à près de 100 milliards
d’euros, une bonne part du déficit budgétaire annuel. Éradiquer la
fraude reviendrait à remettre le budget en équilibre ! Osons imaginer
quelques instants la réintégration d’une telle somme dans le budget :
hôpitaux, social, éducation, sécurité…
La fraude dans les marchés publics, avec son corollaire la
corruption, est évaluée à environ 30 milliards d’euros. Elle n’a cessé
de se développer, notamment depuis l’accélération de la
mondialisation. Cette corruption, hormis le fait qu’elle prive souvent
les bons candidats d’accès au marché, est dévastatrice en termes
sociaux, particulièrement dans les pays en voie de développement
où l’on observe qu’une minorité de la population confisque l’essentiel
des ressources du pays, mettant à mal les équilibres démocratiques.
Il ne faudrait évidemment pas oublier dans ce paysage la
cybercriminalité, dont la montée inquiétante ne doit pas masquer les
connexions de plus en plus réelles et visibles avec le crime organisé
sur l’ensemble du spectre frauduleux.
Cet ouvrage arrive donc à point nommé dans un contexte plus
orienté vers la pression sur les fraudeurs quels qu’ils soient. Mais ne
soyons pas naïfs, certains y échapperont, car le fraudeur s’adapte
constamment à son environnement et, si les contrôles augmentent, il
essaiera de passer au-dessous des écrans radar.
Le talent de Noël Pons est d’avoir fait de ce sujet toujours difficile
et délicat, parfois ingrat, un propos finalement accessible au plus
grand nombre sans perdre son objectif : mettre à disposition un outil
performant, technique et professionnel pour les praticiens de la lutte
antifraude, bref un ouvrage de référence qui faisait défaut.
On perçoit aussi chez l’auteur un souci constant de vulgariser ce
qui peut l’être, rendant les descriptions et analyses attractives et
pertinentes. Le nombre de références et d’« affaires » citées est
impressionnant et atteste d’un recul et d’une culture de la fraude
hors du commun.
Les qualités qui transparaissent ne sont de toute évidence pas le
fruit du hasard. L’explication se trouve sans doute dans le cursus de
l’auteur et son vécu professionnel exceptionnel.
Comme il aime à le rappeler, il est « tombé tout petit dans la
fraude ». C’est avant tout un homme de terrain : ayant exercé de
nombreuses années comme inspecteur des impôts, c’est au sein de
cette administration qu’il s’est forgé, chemin faisant, une expérience
à toute épreuve, découvrant au gré des contrôles l’ingéniosité des
fraudeurs.
Un passage au Service central de prévention de la corruption
(SCPC) lui a permis ensuite de prendre le recul nécessaire pour
l’analyse de tous ces phénomènes, mécanismes et manipulations.
La force et l’originalité de ce livre sont, je crois, de tisser des
liens et des connexions entre les différents univers de la fraude et
les nombreux montages, et de montrer que, finalement, si les
périodes changent, on utilise toujours peu ou prou les mêmes
ficelles en augmentant le degré de sophistication.
Pour finir, le lecteur, peut-être impressionné par le volume du
livre, pourra se constituer progressivement des repères qui l’aideront
à pénétrer dans cet univers obscur et occulte. On pourrait craindre
que l’aspect technique ne nuise à l’attractivité du livre. Il n’en est
rien : au contraire, on découvre en tournant les pages une excitation
digne d’un roman policier et cela grâce au talent de narrateur de
Noël Pons qui a cette capacité à transformer un sujet technique en
univers captivant.
Jean-Paul Philippe
Ancien chef de la Brigade centrale de lutte contre la corruption
Expert international antifraude et anticorruption
Directeur pédagogique des certificats fraude et corruption
de l’École supérieure de la sûreté des entreprises (ESSE)
Introduction

La fraude corrompt tout

Le fric, le fric, le fric… Les civilisations précédentes laissaient


coexister les valeurs d’argent avec d’autres valeurs qui les
encadraient, au nombre desquelles l’honneur, la solidarité, parfois la
famille prenaient une large place. Ce monde « managé » par
l’argent, tous les aspects de la société en sont affectés. J’observe
cette évolution et je me souviens de « La controverse de Valladolid »
où la question essentielle est posée : Mais que font-ils de tout cet
or ? Ils le mangent ? Elle entraîne aussi une dégradation des
comportements car tous les coups sont alors permis : fraude,
corruption et refus d’adhérer à l’impôt. Le présent ouvrage décrypte
la manière dont les fraudes diverses et multiples s’installent comme
le fait majeur de l’économie dans laquelle elles s’incorporent et
parfois prennent la main sur l’activité elle-même. De plus, la
complexité des montages, la relative complicité du politique et une
répression aléatoire confortent cette mutation.
Cet ouvrage dépeint un monde complexe fait de camouflages et
de faux-semblants. Comme dans le mythe de la caverne, Platon
présentait des personnages enchaînés dos à la lumière qui ne
voyaient de la réalité que les ombres des passants. C’est la réalité
de ces spectres comptables et organisationnels que je décris et,
même si entrer dans ce monde n’est pas aisé de premier abord,
mieux la connaître permettra de vivre… un peu mieux.
Il décrit aussi l’évolution et la place des fraudes dans le système
libéral actuel. Depuis près de cinquante ans, j’ai observé une
mutation à peine croyable dans cet environnement atypique. Certes,
les montages que j’ai pu découvrir étaient étonnamment proches de
ceux que nous rencontrons aujourd’hui. Les grands comme les petits
fraudeurs utilisaient déjà les fausses factures, les sociétés « taxi » et
leurs hommes de paille, les paradis fiscaux et les banques pour
escroquer l’État, les entreprises et les particuliers. Les éditions du
Seuil documentaient ces manipulations dès 1971 en éditant le
célèbre ouvrage de Jean Cosson Les Industriels de la fraude fiscale,
considéré comme la bible de plusieurs générations de contrôleurs.
Les fripouilles savent depuis toujours que les contrôles valident la
cohérence entre la documentation et les écritures, l’effet de masse
jouant à plein. Qui va soupçonner qu’une opération proprement
comptabilisée fera l’objet d’un retour dans les poches de l’émetteur,
et comment le démontrer, la partie majeure du montage se
déployant hors du cadre de contrôle ? Elles utilisent aussi les
paradis fiscaux et des pays voyous pour asseoir les montages et
camoufler les fonds détournés. Les contrôles que j’ai effectués m’ont
permis de rencontrer des fraudes classiques commises dans un but
d’enrichissement personnel. Les montages utilisant les paradis
fiscaux apparaissaient déjà, la manipulation des valeurs de transfert
prenait de l’importance, ainsi que les transactions entre maisons
mères et filiales dont les responsables répugnaient à nous apporter
la documentation tant elle était peu susceptible de justifier la charge.
J’ai aussi rencontré un fort contingent de ventes en espèces, des
cas de corruption assez nombreux et de fréquentes fraudes relatives
au financement des partis. Les montages lourds me semblaient
exceptionnels et j’avais, peut-être à tort, l’impression qu’il s’agissait
plus d’un jeu et de pratiques individuelles que d’un système. Or,
depuis une trentaine d’années, la fraude est devenue industrielle et
généralisée, elle constitue même l’un des domaines les plus
florissants de l’économie actuelle et crée des masses d’argent
occulte.
Les typologies des montages n’ont guère changé, cependant la
mondialisation et l’Internet ont bien amélioré leur efficacité par le jeu
du saute-frontières, ainsi que leur efficience en découplant le flux
financier du flux documentaire, ce qui permet de décliner les
manipulations à l’infini. C’est un Meccano géant qui s’est informatisé,
et l’Internet le rend extrêmement réactif. La mondialisation et la
dérégulation ont diffusé ces montages urbi et orbi en même temps
qu’elles ont facilité la création de liens avec la grande criminalité,
dans le but de protéger les flux relatifs à la corruption et parfois de
bloquer le développement des affaires.
Jadis, lorsque j’effectuais les contrôles fiscaux, avec mes
collègues nous étions capables de reconnaître par la seule analyse
du montage le tour de main de tel ou tel comptable, de tel ou tel
ancien collègue devenu avocat. Aujourd’hui, ce n’est plus possible.
Le cancer de la fraude a dispersé ses métastases dans l’ensemble
des opérations économiques, tant et si bien qu’un entrepreneur qui
n’utiliserait pas ces pratiques est au mieux considéré comme un
simplet, au pire, c’est le cas le plus fréquent, voit ses clients le
pousser à les accompagner dans leurs magouilles.
L’évolution des comportements économiques a aussi facilité le
développement des montages. Les besoins nouveaux, les
techniques nouvelles apparaissent et modifient le cycle économique
permettant aux plus malins de s’en donner à cœur joie en modifiant
constamment les filières, les contrôles étant en retard par manque
d’anticipation et par le fait de ne jamais « penser truand ».
L’écosystème de la fraude s’est professionnalisé, il ne peut plus
être réduit au comportement de tel ou tel ou au tour de main d’un
métier, il s’est démocratisé, tout le monde dispose de la bonne boîte
à outils. La fraude est souvent enseignée dans des universités et
dans des écoles de commerce. La présentation des montages
« défiscalisants » est accompagnée d’un clin d’œil complice ou d’un
pouce levé vers les plus réactifs lors des travaux dirigés. Pour les
montages plus complexes méritant une plus grande discrétion, des
formations spécifiques offshore sont mises en place.
La généralisation des fraudes ne pouvait plus se contenter d’un
accompagnement rudimentaire ou épisodique, la demande était
immense, trop d’argent était en jeu. C’est un nouveau métier qui
s’est alors développé. Ainsi des cohortes d’avocats d’affaires, de
comptables, de notaires, de conseils fiscaux et de banquiers, dont
beaucoup accompagnaient déjà le blanchiment, ont conçu des
montages sur mesure et sur étagère, sur place ou depuis des
paradis fiscaux. Des réseaux se sont constitués entre les divers
cabinets, les maintenant ainsi au plus près des besoins des clients.
Les fraudes ont affecté tous les domaines du fait de l’activisme de
ces intermédiaires. En effet, ces conseils sont intervenus non
seulement en généralisant l’utilisation de processus favorisant une
fraude généralisée, mais aussi en fluidifiant les montages de
corruption par la mise en place de chaînages corruptifs, et en les
intégrant aux marchés publics locaux. Les entreprises criminelles,
toujours intéressées par les gains rapides, utilisent les mêmes
procédés dans les paradis fiscaux comme ailleurs. Elles ont aussi
mis en place des systèmes de défense et ont conçu des leurres pour
échapper aux sanctions. Un travail froid, professionnel, quasi
scientifique, réalisé sans se soucier des causes ou des
conséquences, voici ce qu’est devenue la pratique des conseils.
Cette évolution s’est accompagnée de la multiplication d’opérations
corruptrices dont la propagation est devenue mondiale, tout comme
elle a affecté l’ensemble des marchés publics européens. En fait,
une telle situation fait encourir un risque majeur à la démocratie telle
que je la conçois. Ce sont les intérêts privés qui mènent la danse
sans qu’il soit possible pour la volonté dite souveraine de s’imposer.
Ce ne sont plus les peuples et leurs représentants qui fixent les
règles sur leur territoire national ou au niveau européen.
Comment en est-on arrivé là ? Comme le soutient Jean de
Maillard, la fraude est désormais vécue comme un paradigme
novateur ; « massive et généralisée », elle est omniprésente. Elle
permet de s’affranchir des lois en les ignorant ou en les violant sans
risque, de créer ses propres lois par le lobbying ou en les
soumettant au système, mais aussi d’en changer si cela s’avère
favorable. C’est ce qui est reproché aux GAFAM et aux
multinationales s’instituant en États de droit. Ces manipulations
affectent directement le système économique lorsque se créent des
pouvoirs hégémoniques donnant l’opportunité aux plus forts
d’écraser les plus faibles.
Les fraudes depuis Adam Smith n’ont jamais été un sujet
d’études pour les économistes, qui ne semblent pas en mesure
d’intégrer les mensonges et les manipulations dans leurs modèles.
Paul Krugman exprime cette carence avec la formule suivante :
« Nous ne voyons pas ce que nous ne parvenons pas à modéliser. »
L’économie est toujours présentée comme une activité propre,
respectueuse du droit, de ses propres principes, objective et
imperméable à l’économie criminelle. Cette fable, rabâchée
ad nauseam, est interprétée de manière standardisée : ce qui est
bon pour l’économie est bon pour tous. L’économie de marché,
malgré les inégalités de revenus, serait le meilleur des mondes
possible. Les effets des fraudes, de la corruption, des manipulations
diverses ne constitueraient que des transactions à somme nulle.
Il existerait aussi, d’après les économistes classiques, une
société respectable et une contre-société criminelle. Cette vision
lénifiante, parfaitement adaptée aux recherches théoriques, présente
cependant une faille conséquente : le problème des fraudes et de la
criminalité économique, pourtant central, est rarement considéré.
Ces économistes sont nos Pangloss à nous. Or les libres marchés et
les entreprises s’apparentent à Janus, le dieu aux deux visages :
« La même ingéniosité qui produit l’abondance peut manipuler et
produire du bon pour moi et du bon pour eux comme du mauvais
1
pour moi et surtout du bon pour eux . » Le mensonge et la
manipulation interviennent systématiquement lorsqu’un profit est en
vue ou s’il faut protéger l’investissement, comme l’affaire du
Médiator le démontre.
On rapporte que Bouddha aurait émis cette sentence « Il ne faut
pas mentir, sauf dans les affaires car il n’y aurait plus d’affaires. » En
effet, les sociétés recèlent des forces obscures, qui s’efforcent de
contourner ou d’adapter les règles à leurs intérêts sans prêter la
moindre attention à l’intérêt général. Déjà, entre les deux guerres,
Edwin Sutherland avait inventé le terme de « délinquance en col
blanc ». Pour lui, le criminel d’affaires était un adepte des fraudes au
terme d’un apprentissage des truandages initié par ses pairs. Les
barons voleurs, les grandes fraudes entrepreneuriales des années
2000, la crise des subprimes de 2008, l’économie actuelle éclairée
par les divers « leaks » ont rendu lisibles ces comportements.
Que constatons-nous ? En premier lieu, le comportement
criminel, au sens américain du terme, ne s’improvise pas, un
apprentissage est nécessaire. Sutherland avait bien raison de
pointer l’intervention d’une élite qui multiplie les brigandages sans
que cela lui pose problème, tout comme à ses affidés. Cependant,
réduire le comportement à une formation par ses pairs implique
encore le constat de la présence d’un monde propre, en opposition
au monde des fraudes et de la corruption, monde criminel qui serait
par définition clos. Or, la criminalité ne fonctionne pas en marge de
la société. Elle se situe au cœur de l’activité économique et est au
mieux ancrée au monde dit « propre » par des liens inéluctables.
Comme cet ouvrage le démontre, elle participe au monde
économique en utilisant des canaux parallèles. Les pratiques
criminelles ont, depuis la chute du mur de Berlin, intégré l’économie,
qui, du fait de la mondialisation, est devenue incontrôlable.
L’exemple des marchés publics en apporte la preuve tout comme
celui du travail clandestin, de la fraude fiscale ou de l’escroquerie
aux subventions. La criminalité ne se réduit plus depuis longtemps à
des activités sur lesquelles on n’a pas de prise, telles que la
prostitution, la contrebande, les trafics de drogue, entre autres, et les
fonds qui en sont issus réintègrent l’économie.
Mon activité professionnelle, pendant quarante-sept ans, m’a
permis de disposer d’un grand nombre d’exemples de montages
frauduleux que j’ai classés par poste comptable et par type d’entité
fraudée. J’ai aussi constaté que chaque montage s’appuie sur un
processus général souvent banal, voire primaire, sur lequel viennent
se superposer des particularités issues de la situation du fraudeur,
du secteur concerné, de la législation, du montant en cause et de la
carence des contrôles. Les opérations de blanchiment consécutives
à cette fraude sont tout aussi variées. J’ai ainsi constaté une
généralisation effective de l’utilisation de la fraude dans tous les
secteurs économiques, dans tous les pays et chez de nombreux
dirigeants.
Cet ouvrage constitue une sorte de médecine légale des fraudes.
Les analyses développées, une fois les routines décryptées, sont
documentées par des exemples réels disponibles en sources
ouvertes dans la presse et par des exemples tirés de situations que
j’ai pu rencontrer. Chaque exemple figurant dans l’ouvrage
correspond à un montage modélisé parmi le millier que j’ai identifié
et décrit. Tous les auteurs cités et non jugés bénéficient de la
présomption d’innocence.
Mon passage dans l’administration fiscale m’a permis de
connaître assez bien les typologies des montages qui affectent six
risques, considérés comme majeurs à ce jour. Cet ouvrage est donc
divisé en six parties dont chacune traite un sujet identifié comme
appartenant à la partie sombre de l’économie.
La première partie est dédiée aux concepteurs et aux
accompagnateurs des montages sans lesquels les opérations
seraient impossibles et risquées. Ces seigneurs de l’ombre, agents
multicartes des manipulations, déploient leur activité dans chacun
des cinq domaines décrits ci-après. Grands créateurs de fictions
juridiques, à l’image des « couteaux suisses », ils organisent
l’installation et le suivi de tous les montages. Il s’agit des paradis
fiscaux, des conseils, des sociétés-écrans, d’un montage propre à
l’oligarchie : la rétrocommission, des banques et banquettes, et enfin
du blanchiment qui officialise les flux douteux un moment invisibles
et réapparaissant purifiés comme l’eau surgissant des résurgences
au flanc des montagnes.
La deuxième partie est dédiée à la fraude fiscale, un sujet
obsédant et complexe, qui nous concerne tous, il est l’objet de
toutes les attentions, utilise allégrement toutes les manipulations
citées dans la première partie et érige en système l’appauvrissement
du bien-être collectif.
La troisième partie est dédiée aux corruptions qui affectent tous
les secteurs et qui devraient être qualifiées d’hyper-corruptions. La
globalisation, un monde multipolaire, de nouvelles hiérarchies
économiques, la criminalisation des économies ont fait de la
corruption un outil universel utilisable dans toutes les opérations,
sans exception aucune. Du fait de ces bouleversements, et dès
après la crise financière et économique de 2008, une nouvelle
séquence s’est ouverte. Elle appelle à reconsidérer les rôles de la
corruption et de la concurrence dans les performances
économiques. Dans un monde globalisé, le développement
économique des pays émergents est concomitant à celui de la
corruption et de la criminalité. La criminalité a presque complètement
intégré l’économie dans la plupart des pays, et la corruption comme
le chantage sont des outils utilisés par les criminels et les mafieux
pour atteindre leurs objectifs. La mondialisation, nolens volens,
constitue un vecteur primordial de l’aggravation de la corruption,
cette dernière devenant non productive, car s’il y a bien
investissement, c’est dans la rente des corrompus qu’il s’accomplit
et jamais dans la redistribution. De plus, les nombreux kleptocrates
ne favorisent pas les dynamismes mais le conservatisme local.
La quatrième partie est dédiée aux marchés publics, cibles de
tous les montages qui restent sans aucun doute un moyen aisé de
détourner l’argent public.
La cinquième partie est dédiée à la criminalité organisée aux
affaires, qui participe à toutes les opérations décrites ci-dessus et au
nouveau risque créé par la cybercriminalité.
La sixième partie est dédiée aux lanceurs d’alerte, qui pourraient
bien constituer le dernier rempart de la démocratie. Paradoxalement,
les États affaiblis sont amenés, souvent à reculons, à protéger les
lanceurs d’alerte qui finalement révèlent ce que les contrôles publics
auraient, en bonne logique, dû mettre en évidence. On assiste
aujourd’hui à une guerre déclarée entre les politiques, les lanceurs
d’alerte et les médias. Les « imbéciles aux mains propres » chers à
Socrate seront-ils suffisamment nombreux pour éclairer les
situations tordues ? L’alerte citoyenne deviendra-t-elle un rempart
pour les épris d’éthique, fût-elle minimale ? Autant de questions
auxquelles j’apporte ici des (mes ?) réponses.
Cet ouvrage décrypte les opacités d’un système dont tous les
promoteurs mettent volontiers en avant le fameux « il n’y a pas
d’alternative » (« There is no alternative »), mieux connu sous
l’acronyme « TINA » cher à Thatcher et à tous les tenants des
« réformes ». Il démontre que ce camouflage est constitué par une
succession de fictions – fiction de propriété, fiction d’éthique, fiction
d’entreprises, fiction de nationalités, fiction de réussite économique –
qu’il serait aisé de réduire ! Les exemples multiples tirés de faits
réels suffiront à écarter l’argumentaire de ceux qui prétendraient que
cette approche relève de la théorie du complot.
Finalement, je m’en remets à Raymond Aron, que j’ai tant
détesté dans ma jeunesse, qui avait compris bien avant tout le
monde que l’économie libérale ne serait pas une promesse de paix,
mais que le monde serait livré à la survivance des mœurs barbares,
des instincts prédateurs, au vol par la propriété et l’enrichissement
injustifié : « Le veau d’or n’a pas accompagné dans la tombe la
propriété privée des instruments de production. »

Je crois que nous y sommes !


PREMIÈRE PARTIE

UNE INGÉNIERIE POUR


LES FRAUDES
Frauder requiert l’utilisation d’instruments, d’outils, de pratiques,
d’entités et de personnes à forte compétence technique pour
accompagner le développement de cette économie. Cette dernière
se compose d’entités fictives, de fausses factures, d’intermédiaires
incertains, de flux douteux, un moment invisibles et réapparaissant
blanchis. Ces supports facilitateurs utilisent leurs compétences
illimitées car non régulées et dûment rémunérées pour enraciner un
monde mystérieux, réservé aux initiés, qui, au mépris de l’humain,
permet tous les comportements que le bon sens et la loi proscrivent.
Ne croyons pas que les artifices utilisés sont complexes, la plupart
d’entre eux sont intemporels. L’innovation continuelle des montages
réside dans l’articulation des entités entre elles et dans les avancées
du support informatique au gré des législations.
La pièce maîtresse de ce dispositif frauduleux est le paradis
fiscal. Avide d’attirer des activités économiques, il offre à des
particuliers ou à des entreprises étrangères à ces pays un cadre
politiquement stable. Il fournit aux privilégiés, clés en main, les
moyens de contourner les règles, les lois et les réglementations
édictées dans d’autres pays. Il monétarise les moyens d’échapper à
ce qui constitue l’essence même de la vie en société. Il offre
l’opportunité juridique de localiser chez eux les droits de propriété
des actifs, sans qu’une migration physique soit nécessaire.
Ces confettis, sans autre force que leur souveraineté exclusive et
la complicité feutrée des autres États tentant de capter la finance
offshore, sont devenus incontournables, ils sont même considérés
comme le poumon de l’économie.
L’utilisation systématique d’« outils-supports » utiles pour frauder,
blanchir et corrompre permet au dispositif de fonctionner. Leur
potentialité de nuisance est incommensurable. La perte de recettes
fiscales attribuée uniquement aux multinationales dans les paradis
1
fiscaux serait de 4,6 milliards d’euros pour la France .
Le système accompagnant ces opérations est structuré autour
de cabinets de contrôle et de conseil pouvant agir dans
l’organisation de montages de défiscalisation. Le métier de
concepteur de montages est un monde à part, tout en discrétion et
en arrangements techniques. Il comprend des conseils, des juristes,
des porteurs de valises, des « représentants placiers »
commissionnés pour débusquer les clients, des banques faisant
fructifier les avoirs issus de la fraude fiscale et de tant d’autres délits.
Cette profession non référencée ne serait rien sans les comptables,
les avocats et les conseils divers qui se chargent de la conception,
de la sécurisation et du clonage des montages. La survie de ces
artistes du faux et de l’occulte, de cette organisation parallèle si
chère aux criminels et aux « premiers de cordée » dépend de
l’utilisation généralisée des montages destinés à dissimuler les
origines, les destinations réelles des fonds et leurs propriétaires.
Leur lobby exerçant par ailleurs une pression exceptionnelle.
Certaines banques sont très présentes dans les paradis fiscaux,
ces « trous noirs de l’économie mondiale ». Les divers guides
proposant d’investir dans ces pays proposent des « solutions
discrètes pour tous les besoins spécifiques de gestion de fortune ».
En fait, ils décrivent la possibilité de faire travailler l’argent sans que
cela soit détectable. Soit directement par leurs filiales dédiées, soit
en tant que banques correspondantes de banques locales. Leur
présence s’explique par la volonté de « faire du chiffre » mais pas
seulement, elle est aussi due au fait que, dans ces territoires bénis
des dieux du capital, il est aisé d’outrepasser les règles prudentielles
des marchés financiers ou d’utiliser des produits spéculatifs risqués,
mais ô combien plus rémunérateurs.
La rétrocommission, kickback chez les Anglo-Saxons, pratique
illégale dans le domaine des contrats internationaux, consiste pour
le vendeur à comptabiliser des montants supérieurs à ceux qui
seront finalement versés par l’intermédiaire à l’acheteur et à
récupérer la différence à titre personnel ou la caisse noire à partir de
laquelle les bénéficiaires finaux seront servis. Cette pratique a
financé le monde politique, enrichi les dirigeants des sociétés et a
été à l’origine des plus grands scandales de corruption.
Mener à bien ces montages éminemment douteux exige le
concours d’intermédiaires souvent liés à la grande criminalité,
certains investissent même la tête des entreprises. La fluidification
des flux illégaux a nécessité l’installation en chaîne d’entités
diverses ingénieusement camouflées. Ces montages font intervenir
des régulateurs, des tiers de confiance, des chefs d’orchestre
locaux, des agents ou des sociétés centralisatrices des flux éclatés
au préalable (« splittés »), mais surtout des actionnaires dormants,
des filiales ad hoc et des trustees. Ces montages sont friables, car
poussés par leur seul intérêt ils ne présentent qu’une sécurité
relative.
Enfin, le blanchiment confère une apparence légale aux
conséquences financières des comportements illicites. Ainsi, peut-on
tirer profit des gains ou des bénéfices illégalement obtenus. Les
outils facilitateurs n’auraient qu’une portée somme toute limitée s’il
n’était pas possible de blanchir les fonds tirés de ces
comportements. Le but recherché par les fraudeurs comme par les
criminels est de bénéficier, en bons pères de famille, des sommes
détournées et des situations acquises sans être imposés en aucune
manière et sans être poursuivis. On verra dans les pages qui suivent
les rapports intimes liant le noirciment et le blanchiment, montages
apparemment antinomiques qui finalement sont parfaitement
complémentaires dans les opérations illicites.
Cet ouvrage décline donc l’aphorisme suivant :
Celui qui fraude ou qui est corrompu doit blanchir ;
celui qui blanchit doit frauder ;
celui qui fraude ou corrompt a besoin d’argent sale !

Les techniques de blanchiment utilisent des processus


commerciaux inversés, le rôle des espèces et celui des opérations
financières ainsi que l’utilisation des cryptomonnaies et de
l’immobilier sont essentiels. Aujourd’hui, la question se pose
de savoir si certaines banques, si l’économie elle-même ne sont pas
« accros » à ce processus.
Le blanchiment est un dispositif majeur pour les fraudeurs et les
criminels de toute nature. Il apparaît incontrôlable à l’instar du trafic
de drogue. C’est ainsi que survivent pendant des années et des
années les chefs d’État corrompus, les financiers véreux et les
criminels méfiants camouflés derrière les trusts, les artifices offshore
et les valises de billets, dans les pays peu transparents. Les failles
dans la répression du blanchiment perpétuent le système, qui est
considéré à mots couverts comme utile au développement
économique. Alors…
Ainsi une organisation maléfique concurrençant les États s’est
créée. Elle le prive des recettes qui lui donneraient les moyens de
réaliser ses politiques tout en aspirant du mieux possible les
subventions qu’il octroie.
Ces comportements semblent communément acceptés, la lutte
prend souvent des formes plus théâtrales qu’efficaces. L’image d’un
Sherwood à l’envers apparaît alors : les fonds issus des classes
moyennes enrichissent les entreprises et les plus riches dûment
2
exonérés. Dans leur ouvrage, Antoine Garapon et Michel Rosenfeld
avancent le fait qu’aucune action publique, qu’elle soit répressive,
préventive ou éducative, ne peut s’échafauder sans une certaine
interprétation du mal. Cet ouvrage devrait apporter, me semble-t-il,
une solide base d’analyse.
CHAPITRE 1

Les paradis fiscaux : une tumeur


au cœur de l’économie et de la finance

L’Organisation de coopération et de développement économique


(OCDE) estime que quatre critères sont nécessaires pour définir les
paradis fiscaux : impôts inexistants ou insignifiants, absence de
transparence, refus d’échanger les informations et présence de
sociétés-écrans ayant une activité fictive.
Ces entités qui ont pris véritablement leur essor au cours des
années 1970 du fait de la masse de dollars qui circulait alors
(eurodollars, pétrodollars, narcodollars et argent criminel) présentent
trois caractéristiques inhérentes à l’économie moderne :
la discrétion – les fonds des fraudes et du recyclage de l’argent
du crime s’investissent sans contrôle et sans risques dans les
dépendances des grandes puissances et financent même
l’économie légale ;
la dissimulation fiscale et pénale ;
le camouflage comptable des montages organisés.
Le paradis fiscal : une histoire de pirates
Échapper aux taxes est une très vieille histoire.
L’histoire des paradis fiscaux est très ancienne, pour certains
e
c’est au XVII siècle que les tax havens ou tax heavens (paradis
fiscaux) se seraient développés. Ces ports établis sur de minuscules
îles étaient utilisés par les pirates qui trouvaient là une protection
rémunérée. Ce comportement de forban existe toujours. Pour
d’autres, c’est dans les îles grecques, Délos en particulier, qui
avaient obtenu d’Athènes des franchises de taxes contre la
participation à la construction de la marine hellénique quatre mille
ans avant notre ère, que se situe l’origine historique de ces paradis
fiscaux.
Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que le
passage par les paradis fiscaux est conçu comme incontournable.
La création d’un impôt développant une conception solidaire a été
mal perçue idéologiquement. La mise en œuvre d’un impôt sur les
successions en 1901 et la possible instauration d’un impôt sur le
revenu progressif voté en 1914 en France ont créé une évasion
fiscale endémique et internationalisée des plus hauts revenus. À
l’Assemblée nationale, le 12 juin 1912, Jean Jaurès déclare : « Les
puissants capitalistes, habitués à des placements extérieurs, ont
beaucoup plus de facilités pour dissimuler une part considérable de
3
leur actif que les gens de qualité moyenne ou très modeste . »
Plus tard, les criminels et les mafieux américains organisés sous
la houlette de Meyer Lansky et de Lucky Luciano ont utilisé les
Caïmans et la Suisse pour mettre leur fortune à l’abri comme ils
utilisaient Cuba pour engranger les recettes illégitimes.
La Suisse au début des années 1930, sous la menace des États-
Unis désireux de récupérer les fonds mafieux détenus chez elle, a
alors créé un nouveau délit pénal en 1934, celui de la violation du
4
secret bancaire, toujours appliqué à ce jour .
La « globalisation économique 5 », développée de concert avec la
création des grandes entreprises internationales a généralisé
l’utilisation des paradis fiscaux. Les principes de souveraineté
exclusive de chaque État sur son territoire et le soutien des pays
industrialisés à leurs entreprises phares et à leur internationalisation
se sont imposés. Il s’est ensuivi la création d’une sorte de droit
international économique plus ou moins écrit traitant de la réalisation
des contrats hors juridiction, du règlement des litiges entre
entreprises et de la création d’espaces fictifs appelés « offshore ».
Cette évolution est ancienne : dès 1880, la concentration des
entreprises dans les États de New York et du Massachusetts prive le
New Jersey de recettes fiscales. Cet État et le Delaware proposent
alors un enregistrement fictif, accompagné d’un plafonnement
d’impôt aux entreprises qui s’installeraient chez eux.
La création des eurodollars en 1954 a généralisé l’utilisation de
ces entités dans lesquelles se réfugiaient jusqu’alors seulement
quelques fortunes, quelques entreprises et les fonds des mafieux.
Les eurodollars étant des dollars déposés et prêtés par des banques
en dehors du territoire d’origine, les multinationales ont obtenu un
accès direct aux opérations financières et une réduction de leur
fiscalité. Pour les établissements financiers qui se sont à leur tour
implantés dans ces pays, un marché libéré de tout contrôle était à
prendre !
6
En fait, comme l’analyse avec humour Éric Vernier : « La
finance mondiale possède un avantage incontestable sur la religion,
elle bénéficie non pas d’un paradis, mais de trois. » En effet, le
premier des paradis est fiscal car exonéré de taxes, le deuxième est
bancaire – le secret bancaire restant incontournable –, le troisième
est judiciaire car aucune réponse n’est faite aux demandes de
coopération internationale.
Cette situation attire à la fois les multinationales qui trouvent là
un levier fiscal intéressant, des États en recherche d’escroqueries
souveraines, des dirigeants politiques cherchant « un nid accueillant
pour l’argent spolié à leurs peuples, des particuliers esquivant l’impôt
ainsi que des mafieux obligés à la discrétion ».
À ce jour, c’est un pan de l’économie mondiale qui transite par
les paradis fiscaux. Ces minuscules confettis génèrent une perte
colossale de recettes fiscales sans aucun gain pour la collectivité.
7
L’économiste Gabriel Zucman l’évalue à 350 milliards par an . Ces
entités limitent les choix démocratiques des divers pays qui ne
disposent plus des recettes fiscales nécessaires pour mener leur
politique. Pire, elles concourent à l’instabilité financière comme on a
pu le constater à l’occasion de la crise des subprimes. Le système
bancaire fantôme utilisé a été développé en partie aux îles Caïmans,
et les paradis fiscaux ont permis de dissimuler des endettements qui
8
ont conduit à l’implosion de certaines structures bancaires .
Toujours à la même source on apprend qu’un tiers des
investissements mondiaux sont fictifs et uniquement enregistrés
pour échapper aux lois fiscales et aux réglementations. Quarante
o
pour cent des flux des multinationales (Alter Eco n 402 de
juin 2020) sont artificiels et concernent des droits de propriété. Le
même constat affecte les placements financiers. Selon eux, les six
pays profitant le plus de ces flux sont les îles Caïmans, Hong Kong,
les Bermudes, l’Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas, et pour une
bonne partie ces flux sont dus à des montages fiscaux. Pour le
reste, ils permettent de contourner les contraintes légales et d’exiger
des rendements plus élevés, donc une prise de risque majeure.
DÉFINIR LA BOÎTE NOIRE
Qu’est-ce qu’un paradis fiscal ? « D’influence clairement
libertarienne, ces territoires de complaisance utilisent la loi de façon
négative. Ils permettent de faire ce qui est interdit dans les autres
9
territoires . » Cette définition, qui a le mérite de la simplicité et de
l’authenticité, n’est pas officiellement retenue. Or, disposer de la
définition officielle d’un ectoplasme a le mérite de fixer les situations
pour les utilisateurs de ces entités et pour ceux qui s’opposent à
leurs manœuvres. Utiliser un pays non qualifié de paradis fiscal ne
peut entraîner d’opprobre, l’inverse pose problème surtout en termes
d’images. Cet argument a été largement utilisé au cours des
auditions du rapport d’information du Sénat portant sur l’évasion
fiscale internationale (rapport no 673). Définir ce que sont les paradis
fiscaux ne pose pas de problèmes qu’en termes techniques, le volet
géopolitique est prépondérant.
Plusieurs définitions existent, les axes d’analyse en apparence
divergents sont cependant complémentaires.
L’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE) fixe les critères suivants :

une imposition inexistante ou très fortement réduite pour les


sociétés étrangères et les particuliers implantés sur leur
territoire ;
un système juridique et fiscal opaque ;
une législation perturbant ou entravant l’échange d’informations
avec les autres pays ;
l’implantation de sociétés offshore est encouragée, ainsi qu’une
grande tolérance envers les sociétés fictives, communément
appelées sociétés-écrans.
À la lumière de ces critères, il apparaît que le nombre de paradis
fiscaux est bien plus important que celui figurant dans les listes
officielles que l’OCDE a publiées. Les îles Vierges britanniques, les
Bahamas, les îles Caïmans, les Bermudes, Maurice, Madère et bien
d’autres destinations idylliques sur papier glacé ou sur Internet sont
bien des paradis fiscaux. Le Panama, l’État du Delaware, les
réserves indiennes, Chypre, Hong Kong, Malte, les Émirats arabes
unis et beaucoup d’autres pays dans lesquels l’offshore est florissant
répondent également à la définition émise par l’OCDE. L’île Maurice
serait aussi le havre de tranquillité financière de l’Afrique en général
et de l’Afrique du Sud en particulier. D’autres pays encore, le
Luxembourg, les Pays-Bas, la Belgique, devraient aussi figurer de
manière officielle dans le palmarès des pique-assiettes. Et enfin de
nombreux pays presque entièrement criminalisés peuvent jouer un
rôle comparable.
Le rapport d’information du Sénat propose une classification
intéressante. Il cite d’abord les « territoires coquilles », les pays
immatriculant des sociétés-écrans qui hébergent des fonds dont les
flux ne restent pas sur place et sont investis sur les marchés. Puis
les « zones d’ombre » offrant un cadre réglementaire solide et
attirant des capitaux en raison de la présence de certains outils, de
procédures et d’une taxation limitée destinés à garantir une opacité
aux propriétaires. Ces zones sont constituées par des pays
européens tels que la Suisse, la City de Londres, le Liechtenstein.
Les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, Malte sont surnommés
les « pique-assiettes de l’Europe ». Les principautés de Monaco et
d’Andorre sont qualifiées de « paradis sélectifs », car ils sont
transparents pour certains États et utilisés par d’autres. Andorre, par
exemple, a été beaucoup utilisée tout au long du scandale
Odebrecht. Elle semble aussi performante pour gérer les fonds de
sportifs et ceux de la fraude fiscale des régions proches.
N’oublions pas non plus que la France peut être considérée par
le Quatar comme un paradis fiscal. Depuis la convention de 1993 et
l’avenant signé par Nicolas Sarkozy, les opérations menées par ce
pays sont exonérées de taxation sur les dividendes, de plus-values
immobilières, et les gains de capital réalisés sur les droits de
mutation ne sont pas taxés.

10
En juin 2008, l’organisation Tax Justice Network UK a élaboré
une classification technique des paradis fiscaux en sept catégories
structurées en fonction de leur activité.
1. Les territoires fournisseurs de sociétés-écrans sans activité
financière. Ces sociétés-écrans sont soit créées, soit fournies sur
« étagère », c’est-à-dire qu’elles vendent la présentation de factures
libellées à leur nom. En fait, tout est fictif, seul le flux est réel !
2. Les territoires dits « secrets » ; aucune information officielle ou
officieuse ne sort de ces pays. Ces territoires offrent des services
particuliers et servent de base arrière à des investisseurs. Les
Panama Papers montrent clairement l’utilisation qui en est faite et en
particulier l’importance des actions de sociétés au porteur.
3. Les « round-tripping » dans les îles Vierges britanniques
permettent aux investisseurs chinois d’utiliser une société offshore
pour investir indirectement. Cela protège un peu des appétits du
pouvoir. Jersey joue un rôle majeur pour Londres, les Vanuatu pour
l’Australie, Maurice pour l’Afrique dont elle fragilise les économies.
4. Les territoires spécialisés : les captives de réassurance
seraient l’apanage des Bermudes, de Guernesey. Les hedge funds
seraient constitués à 80 % dans les îles Caïmans.
5. Les territoires dont les revenus dépendent de leur faible
taxation viennent faire les poches des pays voisins en détournant
vers eux les transactions régulières et souvent irrégulières.
6. Les territoires gérant les fortunes, la Suisse, New York et
Londres, ces trois pays disposant de liens robustes entre eux.
7. Enfin les territoires utilisant la délocalisation fiscale.
Une bonne moitié des pays au monde sont criminalisés, ils ne
proposent pas une sécurité juridique forte, mais peuvent être utilisés
pour lancer des opérations de fraude et de blanchiment à la
condition de disposer d’une structure de repli.

Ces définitions se complètent et donnent une lecture assez


précise des critères utilisés et de l’ensemble du système. Ces entités
évoluent dans leur organisation en fonction des situations et des
entités qu’elles abritent, elles s’adaptent aussi en fonction des
desiderata de leur clientèle et sont connectées. Le démarchage
d’une clientèle moins aisée mais tout aussi intéressée lorsqu’il s’agit
d’éviter l’impôt constitue aussi une source de profits non négligeable.
La qualification de « paradis fiscal » présente un intérêt fort pour
les banques, elle détermine pour elles les opportunités d’installations
des filiales sans encourir de risques d’image.

LA LUTTE CONTRE LES PARADIS FISCAUX


La lutte contre les paradis fiscaux est ancienne. La Société des
Nations (SDN) avait créé en son sein un comité fiscal permanent
qui, en 1929, a proposé une convention fiscale au grand dam de la
Belgique, des Pays-Bas et de la Suisse qui défendaient déjà leur pré
carré.
Les États-Unis, en 1937, ont lancé une campagne moralisatrice
stigmatisant les grandes fortunes échappant à l’impôt. L’OCDE, qui
coordonne les politiques de lutte contre les paradis fiscaux au niveau
mondial, a tenté à son tour de réactiver les travaux de la SDN.
L’Organisation de coopération et de développement
économiques s’appuie sur le Groupe d’action financière (GAFI),
organisme intergouvernemental créé par le G7 en 1989 dont
l’objectif est la conception et la promotion des politiques de lutte
contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
En 1998, elle publie un rapport, « Concurrence fiscale
dommageable : un problème mondial », qui a facilité la mise en
place d’un forum sur ces pratiques et a permis de présenter en 2000
la première liste noire des territoires jugés non coopératifs
comprenant trente-cinq pays. Nous en comptons aujourd’hui
soixante-dix.
L’établissement de listes de pays considérés comme des paradis
fiscaux engendre mécaniquement des conséquences fiscales et
pénales, et bloque les subventions. Il s’agit donc d’une véritable
opération diplomatique. Les évolutions sont lentes : l’installation de
la directive européenne dite « épargne », présentée comme une
avancée dans la lutte contre la fraude, a pris dix-huit ans pour
s’installer.
C’est par la bande que le système a évolué. À la suite de l’achat
d’un CD-ROM comportant des centaines de noms, l’Allemagne a
réalisé des redressements considérables sur plusieurs centaines de
personnes suspectées d’évasion fiscale. Le système utilisait des
fondations liées à la banque Liechtenstein Global Trust (LGT),
propriété de la famille princière. Le patron de la Poste allemande
(Deutsche Post) a été poursuivi, tout comme le doyen des patrons
du DAX (l’équivalent allemand du CAC 40) qui aurait soustrait aux
impôts un million d’euros via une fondation. Des dirigeants
d’entreprises de taille moyenne et des personnalités régionales
figuraient parmi les suspects. La France avait obtenu près de
deux cents noms de fraudeurs. À la suite de cette gigantesque
fraude découverte au Liechtenstein en 2008, la directive a été en
partie révisée afin de renforcer son efficacité.
Le problème posé par les paradis fiscaux est identifié depuis fort
longtemps, des procédures fiscales particulières ont été mises en
place de longue date, je me souviens de la possibilité d’inverser la
charge de la preuve lorsque des factures provenaient ou étaient
destinées à des « entreprises » sises dans des paradis fiscaux.
C’était à l’entreprise de prouver que la facture était justifiée. Mes
collègues et moi-même avions effectué quelques redressements de
cette nature à la fin des années 1970. Très rapidement, les
entreprises ont modifié l’adresse de facturation en utilisant des pays
qui ne figuraient pas sur les listes établies… C’était d’autant plus
facile que le siège social virtuel existait déjà !
Lorsque, le 23 avril 2009, à la suite du sommet du G20 de
Londres, Nicolas Sarkozy déclara : « Nous y sommes arrivés. Les
paradis fiscaux, le secret bancaire, c’est terminé ! », d’aucuns ont pu
se sentir soulagés. Quelques années plus tard, les fichiers du
« offshore leaks » nous laissent tout le loisir de constater que le
système est toujours vivant, il s’est même considérablement
amélioré, seuls les utilisateurs savent réellement ce qui se passe
dans ces territoires.
S’attaquer à ces places serait évidemment un handicap pour les
grandes entreprises et les banques qui y font des affaires légales.
Un autre argument est avancé, la création d’entités offshore serait la
condition imposée par les partenaires installés dans les marchés
émergents en Asie, en Afrique ou en Europe de l’Est.
Les États eux-mêmes peuvent pousser les entreprises à
s’installer dans ces pays : les États-Unis, à partir de 1990,
préconisaient un dispositif autorisant la domiciliation de l’activité
exportatrice dans des places offshore, moyennant un impôt réduit
(les Foreign Sales Corporation – FSC), qui fut abrogé en 2004.
Mais il est un autre motif qui ne sera jamais avoué : les centres
offshore facilitent grandement les rétrocommissions et le passage
des flux de la corruption d’acteurs locaux pour obtenir les marchés.
Les tentatives de régularisation des places financières offshore sont
souvent bloquées par les États qui les accueillent et les défendent
farouchement. C’est d’autant plus irritant qu’une brigade suffirait à
résoudre ce problème.

PARADIS FISCAUX, LISTES ET ENJEUX GÉOPOLITIQUES


Si on exclut les pays criminalisés, le nombre de paradis fiscaux
et de pays qui en appliquent quelques montages excède les
soixante-dix États, soit pratiquement la moitié de la planète.
Historiquement, les plus anciens sont presque tous situés
géographiquement à proximité des grands centres économiques et
financiers, qui disposent ainsi de leurs propres trous noirs. Lorsque
ces confettis sont disséminés loin de ces pôles économiques, ils
sont affectés à des activités spécifiques. Les avancées des
télécommunications sur la planète permettent de se libérer
partiellement du rattachement géographique, à l’origine calqué sur
les grands sites de piraterie et sur le colonialisme.
Outre les paradis fiscaux européens, le réseau de la City de
Londres, la sphère d’influence des États-Unis et la zone africaine,
une zone supplémentaire s’est imposée, celle de la Chine qui intègre
les places asiatiques et Hong Kong en particulier. Les attaques sont
lancées depuis des groupes criminels dans des pays qui n’ont pas
ratifié la convention de Budapest de 2001.
Le réseau britannique est de loin le plus important, Nicholas
Shaxson le décrit comme organisé en trois cercles : le premier est
composé par Jersey, Guernesey et l’île de Man, qui sont en partie
contrôlés par la Grande-Bretagne. Le deuxième par des pays qui ne
sont pas sous le contrôle direct de Londres, mais qui sont très liés à
la City. L’avantage de cette « toile d’araignée » réside dans le fait
qu’elle couvre le globe et qu’elle récupère tous les fonds qui sont à
sa portée. Le troisième cercle comprend Hong Kong, Singapour, les
Bahamas, Dubaï et l’Irlande, qui sont des territoires indépendants.
C’est le réseau postcolonial.
Le réseau américain est tout aussi stratifié. Le niveau fédéral ne
s’oppose pas à la création de textes très souples, les États pour leur
part proposent des services offshore attractifs. La Floride, un temps
havre de paix pour les joueurs de football européens, est très
impliquée dans le blanchiment des fonds sud-américains. Un réseau
d’États satellites tels que les îles Caïmans ou Marshall est aussi
présent.
Les paradis fiscaux remettent donc en cause la souveraineté des
États et le consentement des peuples à choisir le type de société qui
leur convient. Les grandes puissances utilisent, certains contrôlent
indirectement, les territoires qui sont sous leur dépendance. D’autres
se défendent seuls, les îles Caïmans seraient un important créancier
des États-Unis.
L’art de la fraude est difficile, il faut donc simuler une chasse aux
paradis fiscaux dans les instances internationales et de temps en
temps taper du poing sur la table en poursuivant les fraudeurs qui
ont le malheur d’être pris dans la nasse tout en maintenant le
système à flot. De plus, dans ces entités courent des informations
primordiales portant sur les flux financiers et sur les concurrents,
elles intéressent tous les services d’investigation de la planète. Ce
qui fait aussi de ces centres des nids d’espions comme l’ont été la
Suisse et l’Autriche du temps du rideau de fer.
S’il existait une seule véritable volonté de se défaire de leurs
nuisances, ce ne serait guère compliqué tant le rapport de force est
disproportionné : la Suisse ou le Luxembourg ont besoin d’échanger
avec la France ou l’Allemagne, l’inverse est moins évident. Si la
France, l’Allemagne et l’Italie décident de sanctionner le
Luxembourg, les conséquences pour elles seraient infinitésimales
une fois la stupéfaction passée. Le général de Gaulle avait ainsi
trouvé une solution simple pour régler ce problème. Il disait à propos
du paradis fiscal monégasque qui lui faisait du tort : « Pour faire
l’embargo de ce territoire, il suffit de mettre un panneau “Stop” sur la
route et attendre. » Depuis ce jour, les résidents français installés
11
dans la Principauté doivent s’acquitter de l’impôt .

LA CRÉATION DES LISTES NOIRES SEMBLE


UNE « FARCE »

Les instances internationales, dont l’OCDE, la Commission


européenne, et les États ont établi des listes noires démontrant
l’intérêt qu’elles portaient à la lutte. Le nombre de pays inscrits dans
cet index varie suivant la période et les intérêts de chacun. En un
mot, ces listes noires relèvent de la parodie !
Les pays « listés » font l’objet de sanctions : les fonds accordés
par divers programmes comme le Fonds européen pour le
développement durable (FEDD) ou le Fonds européen pour
l’investissement stratégique (EFSI) pourront encore être investis
dans ces nations, mais seulement sous la forme d’investissements
directs et non plus par l’intermédiaire d’entités implantées dans ces
juridictions. La Commission européenne enjoint également les pays
membres d’adopter des sanctions coordonnées contre les
pays présents sur la liste noire.
Elle a utilisé une méthode très contestée pour figer les pays qui
figurent dans la « liste Moscovici ». Cette méthode résulte d’une
compilation des 18 listes noires européennes provenant des 28 pays
membres de l’Union. La liste brute comprenait 85 juridictions non
coopératives. Ensuite ont été retenues les juridictions qui figuraient
sur 10 listes, quel que soit le critère choisi. La liste noire de la
Commission européenne était alors constituée par les pays
suivants : les Samoa américaines, les Samoa, Guam, Trinité-et-
Tobago et les îles Vierges américaines, Aruba, Belize, les
Bermudes, les Fidji, Oman, les Vanuatu, la Dominique, la Barbade,
les Émirats arabes unis et les îles Marshall. Cette liste est
susceptible d’évoluer. Ces pays n’ont à l’évidence pas la capacité de
siphonner les fonds des particuliers comme ceux des entreprises. Ils
n’ont, plus prosaïquement, pas de protecteur suffisamment intéressé
pour les défendre, l’établissement de la liste est donc politique.
La liste française des paradis fiscaux est la suivante : Anguilla,
Bahamas, Fidji, Guan, îles Vierges britanniques, Oman, Panama,
Samoa américaines, Seychelles, Trinité-et-Tobago, Vanuatu, îles
Vierges américaines. L’Europe ne considère plus les Caïmans
comme un paradis fiscal, le conseil de l’UE considère que des
« réformes ont été adoptées pour améliorer leur réglementation
fiscale », il s’agit de modifications portant sur les organismes de
placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM).
Cependant, les pays bénéficiaires des transferts artificiels les
plus élevés seraient les îles Britanniques et les Caïmans, qui ne
figurent pas dans la liste française, cherchez l’erreur…
La Grande-Bretagne gère dans ses fonds spéculatifs ultra-
sophistiqués les capitaux venus de paradis fiscaux satellites de la
Couronne (Global Witness avance le fait que 87 000 propriétés de
luxe seraient détenues par des sociétés-écrans enregistrées dans
des paradis fiscaux).
La constitution des listes génère accessoirement une forte
hausse de prix de l’immobilier. Les entreprises installées dans les
pays « boîtes aux lettres » se ruent sur l’immobilier afin de ne pas
être considérées comme telles.
L’OCDE confère le caractère de paradis fiscal à un État ne
remplissant pas au moins deux critères sur les trois établis par le
Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements
à des fins fiscales. À savoir : respecter les règles de l’échange
d’information à la demande, s’engager à appliquer les standards de
l’échange informatique d’informations et participer à une convention
multilatérale d’assistance mutuelle ou d’un réseau d’échange
« suffisamment large » (sic) pour permettre les échanges à la
demande ou automatiques. Chaque État doit obtenir au moins douze
accords de coopération avec des pays tiers. Qu’à cela ne tienne, un
paradis fiscal peut atteindre son quota grâce à des accords avec
d’autres paradis fiscaux. Il s’agit là d’un bras d’honneur remarquable.
Seuls les États sans aucune influence sont restés sur la liste :
l’Uruguay, la Malaisie, le Costa Rica et les Philippines. Les États-
Unis ou la Russie n’ont pris aucun engagement d’échange
automatique et ils ne figurent pas sur la liste.
L’élaboration des listes résulte donc d’une lutte de pouvoirs entre
États centres de profit et met aussi en évidence la faible volonté
réelle des États encouragés par les lobbyistes du droit et du chiffre
de lutter contre les paradis fiscaux Le commissaire européen
Moscovici a néanmoins déclaré qu’il n’existait plus aucun paradis
fiscal en Europe.
Les paradis fiscaux utilisent assidûment
les montages illicites
La caractéristique principale des paradis fiscaux est d’autoriser et
de protéger l’utilisation de techniques qui ne sont pas admises dans
les pays plus régulés.
La pratique du « découplage » des opérations économiques est
l’une des caractéristiques majeures des montages présents dans les
paradis fiscaux. Si un État désirait s’attaquer avec des moyens
militaires à un paradis fiscal, il ne pourrait pas récupérer les fonds
que ce dernier a permis de camoufler. Il pourrait seulement
récupérer les fichiers de bénéficiaires, ce que réalisent tout à fait
correctement les hackers et les lanceurs d’alerte. La poursuite des
acteurs indélicats n’est possible que si on est en mesure de prouver
l’origine des fonds, et là c’est une autre histoire. En effet, le
fractionnement des opérations rend quasiment impossible la
remontée des opérations.

LE FRACTIONNEMENT OU LE SAUCISSONNAGE
Moyen de fraude efficace, très utilisé dans les marchés publics,
dans les fraudes d’entreprises, au cours de la constitution de caisses
noires, ce montage est aussi ancien que la comptabilité. Il rompt
artificiellement la globalité d’une opération et sa compréhension. Il
est la cause d’une grande perte de temps car chacun des
fractionnements doit être analysé comme une opération unique. Il
fait donc voyager le contrôle dans les entreprises et dans les
contrées les plus diverses. Finalement, en ralentissant les contrôles,
il assure le secret temporaire d’opérations qui nécessitent la
discrétion, il gagne du temps et fatigue les investigateurs. En
quelques jours et quelques clics, les flux chemineront à travers le
monde alors que la justice passera des années à attendre les
réponses. Un magistrat avait dit que la justice allait à la vitesse d’une
diligence alors que les flux voguent à la vitesse du son.
Les montages frauduleux effectués dans les paradis fiscaux
jouent à saute-mouton entre les diverses entités et entre tous les
types de sociétés dont l’utilisation est possible. Ce qui multiplie les
pays et les structures à contrôler pour établir le cheminement réel
des flux. Chaque strate est un leurre. Prenons l’exemple (simplifié)
du propriétaire d’une demeure évaluée 30 millions d’euros dans le
e
VII arrondissement de Paris, qui ne tient pas à ce que ce bien soit
saisi, son conseil va lui proposer le schéma suivant : tout d’abord,
créer une SCI (société civile immobilière) à Paris gérée par un
homme de paille qui détient les droits de propriété de la demeure. Le
prête-nom choisi et rémunéré pour cette activité sera son
majordome. Ensuite, créer deux sociétés, l’une en Belgique, l’autre
au Luxembourg, qui sont propriétaires des parts de la SCI
parisienne. Deux prête-noms sont utilisés, un juriste luxembourgeois
et le majordome, qui revient aux affaires en Belgique sans jamais y
avoir glissé un seul orteil. Enfin faire en sorte que ces sociétés
soient elles-mêmes détenues par une société panaméenne gérée
par un cabinet d’avocats et dont le propriétaire réel détient les titres
au porteur. Le Luxembourg serait le seul pays européen à en
proposer encore.
Le montage utilise donc quatre entités établies dans quatre pays
différents, et l’ayant droit réel doit simplement éviter de se faire
subtiliser les titres. Ce fractionnement est utilisé dans pratiquement
tous les montages, on le retrouvera tout au long de l’ouvrage.
LA MANIPULATION DES PRIX DE TRANSFERT
DES PRODUITS

Les paradis fiscaux ont pour activité essentielle la création d’un


système fictif fondé sur la manipulation des pièces comptables
transcrivant des mouvements de fonds internationaux. Le montage
manipulant les prix de transfert est utilisé. Cette technique, qualifiée
par certains d’optimisation fiscale, est une fraude pure et simple,
utilisée par les entreprises multinationales ou de plus faible
importance, qui permet de délocaliser leurs bénéfices dans les pays
dans lesquels la taxation est moindre.
Le prix de transfert est le prix d’un produit facturé entre des
sociétés du même groupe implantées dans différents pays. À
l’occasion de la vente de marchandises, le prix est sous-évalué de
manière à diminuer les bénéfices de l’entreprise dans un pays et la
taxation qui s’ensuit. Au cours de certains contrôles fiscaux effectués
voici plus de trente années, j’en avais déduit qu’une société qui
vendait du gros matériel destiné aux cabinets dentaires en France
avait organisé le montage suivant :

1. Le produit était fabriqué par une filiale en Allemagne à un coût


d’achat équivalent à 150 000 francs.
2. Le produit était cédé à une filiale autrichienne pour un
montant de 200 000 francs (à l’époque, l’Autriche autorisait
l’utilisation de comptes anonymes et il était difficile d’obtenir des
informations).
3. Le produit était ensuite cédé à un centre européen de
distribution installé dans une domiciliation en Suisse pour une
valeur approchant les 270 000 francs ; une seule personne était
salariée par le centre.
4. La société française achetait le produit 291 000 francs et le
revendait 300 000 francs.
Si la vente avait été effectuée directement, la taxation en France
aurait été assise sur une marge de 141 000 francs alors qu’en réalité
elle l’a été sur 9 000 francs pour chacune des installations.
Pour établir la preuve de ce montage, il a été nécessaire de
disposer des documents douaniers de transport et des documents
d’assurance, qui étaient établis sur la valeur réelle. Un double circuit
était institué : le premier, physique, démontrait que la livraison
provenait directement d’Allemagne, et le second, documentaire,
opérait une promenade facturière. Le redressement avait été
accepté, ce qui ne serait pas le cas aujourd’hui. Ce montage vaut
pour les produits comme pour les services, il est même bien plus
aisé de l’organiser lorsqu’il s’agit de services, car l’évaluation du coût
de la prestation est toujours discutable.

Chacun sait que Jersey est peut-être le plus important


exportateur de bananes au monde, nonobstant le fait que les
plantations de bananiers dans l’île sont limitées à quelques jardins
d’agrément. Le montage complexe qui suit explique cette situation.
Les bananes sont produites dans les plantations costaricaines et
équatoriennes, et récoltées évidemment sur place. Il faut tout de
même relever le fait que le Costa Rica figure sur une liste des
paradis fiscaux et qu’il se fait royalement escroquer par Jersey qui
lui ne figure pas sur la liste.
1. Le premier circuit permet d’expédier les bananes par bateau
vers leurs destinations, les supermarchés européens et leurs
clients.
2. Le second circuit affecte les structures de gestion et les
pièces comptables baladeuses. Il est concomitamment mis en
place : la multinationale bananière peut installer son réseau
d’achat aux Caïmans, ses services comptables aux Pays-Bas,
ses services financiers au Luxembourg, le dépôt de marque en
Irlande, etc.
3. Le cheminement comptable est le suivant :

Les bananes sont vendues par une société basée au Costa


Rica à une société basée à Jersey.
Jersey va ensuite revendre ces bananes à une autre société
du même groupe en France, mais à un prix beaucoup plus
élevé, permettant ainsi de laisser l’essentiel des bénéfices à
Jersey et de ne laisser qu’une faible marge lors de la revente
12
à la société française .

Ce montage est rarement isolé, bien d’autres possibilités de


fraude sont utilisées. Il est le plus souvent accompagné par des
opérations financières. Les services financiers logés dans un holding
accordent un prêt à la filiale costaricaine qui rapporte 15 millions de
dollars d’intérêts, le taux du prêt n’est jamais discuté et peut être très
13
élevé . La filiale déduit les intérêts de ses résultats locaux, et les
intérêts seront imposés dans un pays dans lequel le taux
d’imposition est faible ou nul, suivant les conventions passées avec
divers pays. Finalement, on fait feu de tout bois !
Ce procédé est évidemment à l’origine de solides contentieux
avec les administrations fiscales à l’occasion desquels l’entreprise
doit apporter la preuve que le produit ou le service vendu n’est pas
exactement identique, ou qu’une contrepartie a été obtenue de sa
filiale.
LA MANIPULATION DES FACTURES (SUR OU SOUS-
FACTURATION)

Dans les paradis fiscaux, l’une des manières d’organiser les


montages s’appuie sur la surfacturation, une opération comptable
qui consiste à enregistrer une transaction pour une valeur différente
de celle correspondant à la prestation. Elle est dédiée à la fuite de
capitaux pour les pays africains ou d’Amérique du Sud, à des
transferts de fonds et à l’évasion fiscale.
14
Prenons l’exemple d’un négociant en pétrole basé à Zoug en
Suisse. Il achète à un exportateur nigérian une cargaison de pétrole
de 150 millions, l’exportateur facture 200 millions la vente et
demande que la différence, 50 millions, minorée du pourcentage
prélevé par le négociant, soit virée sur un compte à Zoug. Ce flux est
complètement transparent, il constitue pourtant une fraude. Ce
montage peut être utilisé par tout dirigeant de société pour détourner
des fonds à titre personnel ou pour frauder une entreprise.
Le second exemple met en présence le propriétaire d’une galerie
d’art moderne qui vend un tableau et un acheteur dans une foire
célèbre. Le tableau est officiellement cédé 50 millions alors qu’il en
vaut 40, à livrer dans un port franc. Le virement est effectué vers une
banque dans un paradis fiscal et 10 millions sont récupérés à cette
occasion. Ce montage concerne un tableau dont la valeur est réelle,
cependant avec l’art moderne des tableaux sans valeur peuvent être
artificiellement valorisés, ce qui permet de blanchir confortablement.
Ce même type de montage régit les rétrocommissions versées à
l’occasion des ventes d’armes ou des grands marchés étrangers.

LA DISSIMULATION DE L’IDENTITÉ RÉELLE


DES BÉNÉFICIAIRES
Un moyen de dissimulation relativement simple à mettre en place
est le fait de sociétés-écrans en général dénommées « sociétés
commerciales internationales » (SCI), destinées à occulter l’identité
réelle des clients : les sociétés et les comptes sont empilés dans
d’incroyables puzzles géographico-financiers.
Ces sociétés issues du droit anglo-saxon sont proposées à des
clients et génèrent une véritable industrie du prête-nom, car elles
nécessitent la présence d’actionnaires et d’administrateurs fictifs.
Certaines banques ont créé des filiales spécialisées dans la
fourniture de prête-noms. Ces entités ne sont illégales que
lorsqu’elles sont proposées à des clients de pays dans lesquels ces
sociétés sont interdites. L’un des arguments présentés par les
banques françaises à la suite des informations diffusées par les
« Offshore leaks » est que ces entités sont constituées pour des
clients asiatiques et non européens.
L’agencement de ces entités en cascade rend impossible
l’identification des propriétaires réels de ces SCI.
15
Le trust est un instrument bizarre, qui constitue l’incontestable
coffre-fort de la protection du secret dans les paradis fiscaux. Cet
outil étrange est né après les croisades du mélange entre les droits
romain, germanique et islamique. Comme à l’habitude, on a caché le
côté souvent détestable de l’opération sous une histoire
chevaleresque : les nobles anglais qui partaient combattre les
Sarrazins confiaient leurs biens à un tiers pour être certains de les
retrouver à leur retour. Cet instrument est encore très utilisé par les
riches Américains qui, mariés tardivement avec des jeunesses,
veulent éviter de se faire plumer lors de divorces éventuels, et
toujours par les fraudeurs de grande envergure. Donald Trump
aurait, paraît-il, placé ses avoirs dans un trust géré par ses enfants
après son élection.
Le trust constitue une opération juridique triangulaire par laquelle
un particulier ou une entreprise appelé le constituant (settlor)
transfère irrévocablement la propriété de fonds, de biens ou de
droits à une autre personne appelée le mandataire (trustee), il s’agit
souvent d’un avocat bénéficiant du secret attaché à sa profession,
chargé de gérer ces fonds dans l’intérêt d’un ou de plusieurs
bénéficiaires (bénéficiary). Pour le constituant, l’avantage du trust
est son caractère irrévocable, contrairement au mandat de droit
français, ce qui en fait un mécanisme recherché en matière de
succession. Le propriétaire réalise une opération purement formelle
qui décrète la séparation entre sa personne et ses avoirs, qu’il peut
par ailleurs, moyennant quelques arrangements avec le principe,
continuer à gérer.
Les actifs du trust n’entrent ni dans le patrimoine du constituant
ni dans celui du bénéficiaire. Le trust permet donc de transmettre
des fortunes en franchise de taxation.
Le mandataire est tenu de gérer le trust suivant les termes du
contrat ou des textes légaux. Il est tenu à rendre des comptes et à
respecter les objectifs du trust. Ce dispositif n’est pas condamnable
si l’identité des trois parties prenantes est connue.
C’est évidemment un outil performant pour camoufler son
patrimoine et très utilisé par la criminalité. La particularité du trust, à
la différence des autres structures offshore, est de ne pas être
soumis à l’enregistrement, car il est considéré comme un simple
contrat et non comme une entité juridique, soumise à déclaration, à
l’instar des sociétés et des personnes morales. Aucun texte
n’exigeant l’enregistrement des trusts, l’anonymat des constituants
et des bénéficiaires est ainsi totalement garanti. L’opacité entourant
ces montages juridiques est telle qu’il est impossible de chiffrer leur
nombre et encore moins les sommes qu’ils détiennent, toutefois la
justice locale peut lever l’anonymat du montage. Dans les paradis
fiscaux et judiciaires il existe plusieurs types de trusts qui facilitent le
camouflage de véritables fortunes :
le trust classique met en présence les seules trois parties au
montage, mais comme les autres types de trusts, il est déjà
bardé de protections. Il est créé par des cabinets de conseils
dont les avocats, les comptables et les fiscalistes sont protégés
par le legal professionnal privilege, le secret professionnel local ;
le trust discrétionnaire intègre un second trust qui gère les
bénéfices tirés des biens ou des intérêts issus du premier, qui
sont inscrits dans plusieurs sociétés offshore, et les transmet au
bénéficiaire ;
dans le trust révocable, le contrat peut être rompu et le bien
revient au propriétaire, jusqu’à cette révocation le fisc ne peut
imposer ce bien ;
le trust dont le constituant est le bénéficiaire avec ou sans
montage intermédiaire par le biais de sociétés-écrans et
d’hommes de paille ;
les trusts complexes faisant intervenir des collèges de sub-
trustees, des collèges de bénéficiaires, des sociétés-écrans
intégrées elles-mêmes dans d’autres trusts, ainsi que des
obligations de distribution à chacun des niveaux ;
les trusts avec « clause de fuite », qui transfèrent l’objet fiscal
non identifié dans un autre paradis dès qu’une investigation est
détectée ;
Enfin, ce qui se fait de mieux dans le camouflage, les trusts
16
fictifs créés par la loi à Jersey en 2006. Ils autorisent la création
de trusts « apparents », sortes de simulacres de trusts. Jersey
permet désormais la création de ce qui n’est rien d’autre qu’un
trust fictif, même s’il est toujours qualifié de trust « avec des
pouvoirs réservés pour le constituant ». Dans ce type de
structure, le constituant impose au trustee ses exigences quant à
son activité, le mandataire devenant alors un prête-nom. Le
constituant peut réclamer la restitution de son bien, puisqu’il
conserve les attributs de la propriété. Et puisque l’actif peut être
restitué, il est toujours loisible au constituant d’être (lui-même) le
bénéficiaire du trust. En d’autres termes, le constituant continue
d’avoir le bénéfice intégral de l’actif, et il n’y a en réalité pas de
trust, mais seulement un fantôme de trust.

Ces mécanismes de prête-noms font la fortune des îles anglo-


normandes qui dépendent en partie de la Couronne
britannique, mais aussi de la City de Londres, grande pourvoyeuse
de trusts.
Notons pour mémoire que les fraudes à l’encontre du constituant
ou du bénéficiaire ne sont pas rares : après tout, voler un voleur
n’est pas voler. C’est d’ailleurs à cette fin qu’il est possible de se
protéger en instituant un protector qui surveille les actifs et peut
révoquer les trustees.
Plusieurs multinationales françaises ont été soupçonnées,
parfois à raison, d’y avoir placé 800 millions d’euros pour échapper à
l’impôt. L’ex-P-DG du groupe Dassault a été condamné en 2017
pour avoir dissimulé au fisc les comptes de quatre fondations et
sociétés, basées au Luxembourg et au Liechtenstein. Il a interjeté
appel et son décès a éteint l’action publique. Quant aux fondations,
dont la gestion est confiée à des notaires ou à des avocats, elles
financent la vie de riches familles (scolarités, pensions…) ou des
œuvres caritatives. Elles peuvent être aisément détournées de leur
objet et abriter le produit de fraudes multiples, tout comme elles se
sont appropriées la pratique de la charité inversée.
Ces entités sont désormais tenues sur informatique par des
employés de banque… et c’est une chance, car les fichiers sont plus
aisément atteignables qu’une documentation papier enfermée dans
les coffres.
Ces entités posent pourtant des problèmes insondables en
matière de blanchiment, car si ce dernier est incontrôlable, c’est bien
parce que les entités telles que les trusts prolifèrent. Les banques
n’ouvrent des comptes que si les bénéficiaires sont identifiés, ce qui
n’est jamais le cas. Les comptes sont ouverts au nom des sociétés
offshore qui sont les actionnaires du trust.
Cette situation dans laquelle personne ne sait qui fait quoi ni où
est pourtant essentielle pour la finance internationale. On évalue, en
fonction du peu de données dont on dispose, à plusieurs milliers de
milliards de dollars les fonds détenus en secret. Il faut savoir que la
loi française stipule qu’une entreprise exerçant son activité sur le sol
français, ou possédant une clientèle française, doit payer ses impôts
en France. Ce qui est donc illégal, c’est de constituer une société
offshore et de réaliser une activité commerciale en France. Ainsi, un
entrepreneur français qui possède une société offshore, et qui soit
paie ses impôts en France, car il a déclaré comme il se doit son
activité, soit ne mène pas de commerce sur le sol français, est tout à
fait dans le cadre de la loi.
Les tentatives de réguler ces situations ne sont pas couronnées
de succès, même dans des pays ne se comportant pas comme des
paradis fiscaux. La France, qui désirait exiger des trusts la
transmission du constituant, de l’administrateur et des bénéficiaires,
a été sanctionnée en 2016 par le Conseil constitutionnel au motif
que ces mesures porteraient une atteinte « disproportionnée » au
respect de la vie privée au regard de l’objectif.
Il faut bien comprendre que l’offshoring est passé du stade de
« sport » en vogue chez les entrepreneurs souhaitant économiser
sur le poste de la fiscalité, à celui d’une véritable compétence dont
l’expertise est autant recherchée que d’autres qualités plus
traditionnelles. Un directeur financier de grande entreprise est
souvent engagé pour son expertise dans ce domaine particulier et
pour sa proximité avec les cabinets spécialisés. Il s’agit bien de la
mise en production industrielle de structures opaques.

LE PARADIS TECHNOLOGIQUE
o 17
Le rapport d’information du Sénat n 673 introduit une notion
nouvelle, celle de la « e-évasion ». L’utilisation des technologies de
l’information a modifié la nature de l’évasion, car les manipulations
deviennent plus mobiles, « complexes et instantanées », alors que
les logiques de contrôle restent encore fixées sur les biens et sur le
physique.
La technologie associée à la mondialisation a déjà largement
facilité les fraudes et le camouflage des avoirs criminels, en
accélérant les échanges informatisés : il faut une minute pour que
les transferts bancaires fassent le tour du monde et trois années
pour les pister.
Le problème du cloud ne semble pas avoir encore été identifié
comme une opération à problèmes, pourtant il recèle des risques
majeurs en termes de secrets des affaires, de fournitures de
justificatifs et de pertes d’informations.
L’un des effets essentiels de la mondialisation et de l’Internet
relève du paradoxe : il a conduit à démocratiser la fraude et les
possibilités de camouflage, et il a ouvert une voie royale à la
criminalité financière. Jusque-là, c’était la clientèle des très riches
qui était visée et cela fonctionnait par recommandation. Désormais,
le spectre s’est élargi à toutes les couches de la société. À ce jour,
n’importe quel petit entrepreneur, voire un auto-entrepreneur,
n’importe quel petit malfrat peut créer une société dans un paradis
fiscal, disposer d’un compte et y virer les sommes qu’il ne veut pas
intégrer dans ses comptes en France.
Créer une société offshore est donc aisé pour qui dispose d’un
ordinateur et d’un smartphone ouvert sur le Net. Les bureaux de
défiscalisation situés à Genève, Dubaï, Malte ou Hong Kong ont
créé des sites proposant des services tels que la création de
sociétés dans d’autres paradis fiscaux (Antigua, Belize, îles Vierges,
Seychelles) et ne demandant qu’une copie du passeport pour ouvrir
un compte en banque auquel est rattachée une carte bleue pour un
coût inférieur à 1 000 euros.
J’ai moi-même testé cette possibilité. À partir d’une adresse
Internet, je me suis présenté comme désireux de créer une société
en Suisse, une longue discussion s’est engagée par téléphone et
une proposition m’a été faite : je pouvais créer une société et un
compte bancaire qui permettait de détourner 200 000 euros l’an,
pour des montants plus importants, la nature de la structure serait
modifiée et le coût serait majoré. Le prix proposé était de
2 500 euros l’an, c’est donné !
Il est possible de tracer à très grands traits une synthèse des
manipulations possibles avec les paradis fiscaux :
1. Utiliser des opérations de siphonnage des fonds des
entreprises par la fabrication de faux documentaires destinés à
justifier la sortie de fonds. Il s’agira donc de fausses factures
émises directement ou indirectement par une société offshore à
l’appui du paiement de prestations somptueusement bidonnées
(fausses ventes, fausses études, faux conseils, faux litiges, faux
prêts mais vrais décaissements, etc.). Les montants peuvent être
divers mais on respecte souvent l’adage si souvent vérifié :
« plus c’est gros, plus ça passe ».
2. Payer à des entités offshore des « dépenses personnelles »
en chèque dont la valeur relativement faible n’excède pas les
10 000 dollars et qui n’attirent pas l’attention tant les seuils sont
peu élevés, mais dont la récurrence explique l’intérêt.
3. Investir dans des projets immobiliers ou financiers bidon qui
justifieront la sortie de fonds destinés à être « perdus », enfin pas
pour tout le monde. Les fonds seront ainsi acheminés depuis un
offshore vers d’autres comptes encore plus secrets. Investir dans
l’immobilier dont la revente générera des plus-values non
imposées.
4. Créer des « trust company », sortes de trust comprenant des
sociétés qui permettent de réaliser toutes les opérations
prohibées par ailleurs, ou des trusts discrétionnaires ou fantômes
dans un intérêt plus personnel et utiliser des cartes de crédit
intraçables. Certaines banques ont utilisé des « trust company »
pour sortir du bilan des provisions datant des subprimes.
5. Engager des opérations entre offshore qui génèrent des
escroqueries souvent somptueuses et peu poursuivies. Ces
opérations présentent peu de risques, car les acteurs du contrôle
sont souvent d’anciens financiers locaux.

LES FONDS DE LA CRIMINALITÉ ET DE LA CORRUPTION


La grande criminalité est friande de paradis fiscaux depuis fort
longtemps, elle a débarqué aux îles Caïmans au tout début du
e
XIX siècle, car l’archipel dispose de tous les moyens permettant de
placer l’argent sale et d’en retirer les dividendes sans risques. Elle
recherche le secret bancaire, l’anonymat des propriétaires des
fonds, un revenu maximal et une fiscalité minimale. Évidemment,
l’absence de coopération judiciaire est de rigueur. Ces « trous
noirs » de l’économie mondialisée accueillent les clients désireux de
placer des fonds quelle que soit leur provenance. Les mafieux et les
criminels en tout genre sont des clients intéressants et intéressés,
car les caractéristiques des paradis fiscaux correspondent en tout
point à leur comportement habituel : irrespect total de la loi,
utilisation de tous les moyens possibles pour faire du fric, court-
termisme constant et maîtrise absolue de tous les moyens factices
pour contourner les textes. Ils peuvent ainsi mettre à l’abri le résultat
de leurs délits et crimes, et blanchir les fonds qui, par ce tour de
passe-passe, deviennent légitimes. Les criminels disposent aussi de
tous les conseils utiles pour placer au mieux leurs fonds et ils les
payent grassement. Les paradis fiscaux facilitent grâce aux
intermédiaires et aux conseils l’introduction des criminels dans le
système économique, car les fonds en provenance de ces havres de
tranquillité fiscale et juridique ne présentent aucune différence avec
les fonds plus légitimes. Ce blanchiment permet donc aux trafics de
se développer, mais il fragilise également le système financier
international.
Notons cependant que ces fonds illégitimes n’ont pas toujours
besoin de ces entités pour prospérer. Dans certains États,
l’infiltration mafieuse dans l’économie et la légalisation de biens
illégaux leur sont aisées. En effet, l’État est compréhensif pour les
mafias. Tant que les activités criminelles ne font pas d’ombre au
pouvoir et qu’il peut en tirer profit, il les laisse prospérer. Lorsque les
mafieux apportent des fonds dans les banques, et il existe une
multitude de banques privées (les banquettes), quelle que soit leur
origine, les banquiers ne font pas d’enquête, ce qui du reste est une
façon de se protéger. De plus, certaines mafias des pays de l’Est
contrôleraient plus de la moitié des banques. Connues pour leurs
actions masquées derrière des transactions « propres », elles
brassent plusieurs milliards de dollars par an. Mais cette activité n’a
pas pour but de prendre une place dans l’économie locale, elles en
disposent déjà, mais visent plutôt le marché économique mondial.
La criminalité est telle dans ces pays que les industriels non acquis
au pouvoir politique sont amenés à retirer leurs fonds du pays et à
les transférer en général vers Chypre, afin de les protéger des
détournements possibles.

Ainsi, toute l’économie de la planète passe par les paradis


fiscaux et on peut dire qu’elle utilise un système organisé et installé
aux alentours de 1930 par la criminalité et les mafieux.
Dans la « vraie » vie, une transaction est effectuée dans un lieu
donné, elle est enregistrée, fait l’objet d’un paiement et d’une
taxation, s’il y a lieu, dans ce même espace. Dans la « vraie » vie,
un particulier est l’ayant droit économique d’immeubles, de bateaux,
d’actions, d’entreprises, et il est imposé à ce titre. Cela semble
logique, mais finalement cela ne l’est pas ! Les « paradis fiscaux »,
espaces libres de toute réglementation, donnent les possibilités de
découpler les opérations inscrites dans leurs fichiers. Le propriétaire
d’immeubles est une société détenue elle-même par une autre
société installée dans un pays libre de taxes. L’entreprise est
détenue par des entités qui se cachent sous des cascades de
sociétés-écrans occultant toute information utile. Seuls les initiés
peuvent en connaître les bénéficiaires, les paradis fiscaux ne
détenant que les droits de propriété. De plus, une bonne part des
investissements mondiaux est réalisée dans des structures-écrans
dont le financement et les plus-values sont ailleurs. Les paradis
fiscaux sont des chambres d’enregistrement de valeurs qui circulent
en toute discrétion sur les marchés. Les sociétés coquilles créées
par les criminels sont gérées de la même manière que celles des
structures légitimes. Nous sommes confrontés là à un gigantesque
enfumage ou à une monumentale escroquerie dûment organisée.
CHAPITRE 2

Les outils pour frauder

Les sociétés fictives 1

L’assistance à la fraude frise la perfection lorsqu’on recourt à un


montage faisant intervenir des « sociétés-écrans », véritable couteau
suisse des montages tordus tant elles sont utilisables dans tous les
domaines. Elles sont proposées par des professionnels dans des
opérations relevant de la fraude fiscale, de la fraude sociale, ou dans
des manipulations criminelles et des opérations de blanchiment.
Une société-écran 2 est une société qui, en s’interposant entre
deux structures complices, camoufle les liens qui existent entre les
deux entités signataires d’un contrat et permet une sortie de fonds
illégitime. C’est un montage juridique de dissimulation. On a pu
considérer que la société-écran est « le triangle des Bermudes de la
transparence des comptes, le suivi des opérations s’y perd corps et
3
biens » ! Chacune des sociétés apporte une caution commerciale
et présente une fiction comptable. Elle détient discrètement des
comptes bancaires, des investissements divers et des participations.
En effet, nous disposons là d’une pièce justificative externe, d’un
fournisseur dûment répertorié et d’un virement corrélatif. La « sainte
trinité » du comptable est respectée ! Tout va, alors, pour le mieux
dans le meilleur des mondes, il ne reste plus à Pangloss qu’à nous
fermer la porte au nez…
Ce type de structure est particulièrement efficace pour générer
du faux. Pour frauder, blanchir ou corrompre, disposer d’entités
pouvant à la fois garantir l’anonymat et ralentir la remontée
d’information en cas d’investigations engagées est un avantage
incontestable. L‘objectif poursuivi, rendre crédibles des sorties de
fonds illégitimes depuis une société donnée, est atteint sans peine :
la personne morale existe bien et a été constituée en conformité
avec les règles prévues. Elle reste néanmoins le support d’un
montage artificiel.
L’allégement des formalités de création de sociétés dans les
pays contrôlés a eu incontestablement pour effet direct, non pas tant
de faciliter le développement du commerce que de permettre la
création d’une multitude d’outils au service de la délinquance. Quant
aux possibilités offertes par les paradis fiscaux de créer des sociétés
offshore, elles sont sans limites.
Les sociétés-écrans donnent au fraudeur en entreprise ce que
les faux papiers apportent aux délinquants. Elles leur accordent à la
fois une situation juridique à laquelle elles ne pourraient prétendre,
un camouflage efficace, et génèrent des difficultés au cours des
contrôles. C’est en cela que ces structures constituent d’excellents
supports de fraudes, de corruption et de blanchiment, car elles
présentent toutes les caractéristiques de la réalité comptable.
Pour s’inscrire au registre du commerce, il suffit de donner un
nom, une adresse, une domiciliation, avec, jusqu’à une période
récente une copie de la carte d’identité du gérant. Les sociétés-
écrans acquièrent, du fait de cette seule inscription au registre du
commerce, la possibilité de réaliser une activité commerciale, donc
de facturer, d’embaucher des salariés, de leur faire acquérir des
droits. En contrepartie, ces dernières sont soumises à certaines
réglementations. Mais, dans les faits, elles y échappent : le recours
à la dissolution leur permet de faire disparaître les preuves des délits
et de paralyser les poursuites. Le temps de vie de ces structures
reste un indicateur de la présence de montages.

TYPOLOGIE DES MONTAGES POSSIBLES


Les montages élaborés avec des sociétés-écrans peuvent être
classés en trois catégories.

• Le montage le plus courant est qualifié de « montage direct ». Il


consiste en intercaler une société-écran entre l’entreprise qui verse
les fonds et le bénéficiaire. L’intervention de la société-écran
matérialisée par une facture justifie la réalité de la charge et valide le
paiement. Ce montage est destiné à contourner les méthodes de
contrôle classiques analysant essentiellement la qualité formelle
d’une opération. Il est possible d’utiliser des montages de sociétés-
écrans en cascade, ce qui rend l’analyse encore plus difficile
(fractionnement vertical). Ce montage atteint un degré de
performance maximal lorsque les diverses sociétés-écrans sont
installées dans des pays aux contrôles « allégés ».
La société-écran est largement utilisée dans des opérations de
blanchiment. Elle dissimule l’identité du propriétaire des fonds qui
passent par elle. Une succession de transactions sera nécessaire
avant l’injection des fonds dans le circuit légal.

• Le montage dit « en étoile » utilise le modèle de la structure en


holding des sociétés pour fractionner le montant des sommes
destinées à « sortir » frauduleusement de la société. Bien que plus
onéreux, ce dernier présente une qualité plus élaborée dans
l’échelle des fraudes. Ce montage est basé sur un principe bien
connu des fraudeurs, des blanchisseurs et des corrompus : le
fractionnement des opérations illégales. Ces flux, dont la valeur
unitaire est mécaniquement minorée, peuvent être dirigés dans une
multitude de directions. Ce montage est très efficace pour financer
des corruptions multiples en cascade, pour asseoir des
escroqueries. Il est ensuite évidemment nécessaire de regrouper les
flux éclatés.
Ce montage peut être décliné à l’infini, il est particulièrement
efficace dans les opérations de manipulation des valeurs de
transfert, dans des opérations de corruption ou dans les montages
escroquant les banques, dans les opérations de blanchiment, etc.

• Le troisième montage, dit « enjambeur », est souvent qualifié


de « montage de la maîtresse ». Très utilisé dans le cadre de la
manipulation des marchés publics, il consiste à insérer une société
ad hoc devenant le passage obligé de toute opération commerciale
entre le client et le fournisseur réel. La prestation est évidemment
surévaluée au moment de la revente au dernier client, en général
une collectivité.
Ce montage a été très utilisé dans les pays de l’Est lorsque les
entreprises françaises y domiciliaient leurs filiales et il a aussi été
repéré lorsque les pays exigent la création de joint-ventures. Dans
ce dernier cas, ce type de montage permet de faire participer la
famille ou des membres des partis locaux qui peuvent tirer un
avantage complémentaire de cette situation. Évidemment, il
renchérit les achats effectués du montant de la marge prélevée par
la société intermédiaire. Cet outil, sous couvert de nationalisme
économique, permet au décideur de bénéficier de flux corruptifs
sous la forme de participations directes ou indirectes dans des
sociétés sous-traitantes ou amies.

Ces trois montages peuvent être déclinés à l’infini, chaque


fraudeur s’ingéniant à y intégrer sa touche personnelle.

UN POTENTIEL DE NUISANCE IMMENSE


Le pouvoir de nuisance de ces « coquilles » est réel et
incommensurable. Dans les paradis fiscaux, les sociétés offshore en
cascade protègent le secret des transactions.
Leur utilisation camoufle des virements illégitimes dans le but de
4
remplir la caisse noire . Dès sa création, une société-écran émet
des factures, encaisse des paiements et s’intègre dans le circuit des
relations client/fournisseur. Elle donne à ces opérations un vernis
d’authenticité. Celles-ci apparaissent comme régulières alors que
leur légitimité n’est qu’apparente, elles occultent un temps les
montages, fussent-ils grossiers. La création de chapelets de
sociétés crée un flux de facturations croisées qui rend le contrôle
difficile. La fraude en est grandement facilitée, car démêler
l’écheveau transactionnel est complexe et long.
Un salarié disposant de pouvoirs peut les utiliser avec succès
pour transférer des flux illégitimes (corruption, sorties de fonds,
détournements divers). Faciles à liquider, les traces ou les preuves
des délits se perdent et ralentissent les structures de contrôle. Il
existe pour des opérations particulières, des « sociétés sur
étagère », louées pour une ou pour plusieurs opérations contre
rémunération, intervenant dans une chaîne d’actions douteuses. Ce
type de montage a été très actif dans le financement politique.
Les sociétés-écrans constituent donc un outil particulièrement
adapté aux fraudes :

en cas de fausse facturation ou de surfacturation ;


pour justifier la provenance de fonds acquis par la corruption en
transformant cette opération délictueuse en royalties ou
rémunérations de brevets inexistants ;
pour une utilisation criminelle.

Dans ce cas, quatre domaines sont privilégiés :

entre autres celui de la sous-traitance en cascade, favorisant


ainsi les montages relatifs au travail clandestin et à la
contrefaçon ;
celui des carrousels TVA, qui mêlent avec un grand succès les
entreprises criminelles et celles qui le sont moins ;
celui des « kits Assedic », montage qui n’existerait pas sans la
présence de sociétés-écrans. Ce système permettait de frauder
les Assedic en utilisant un « kit », un ensemble de faux
documents permettant d’obtenir des indemnités de chômage ;
enfin les montages de cavalerie.
Il est assez paradoxal que les gens de bonne foi persistent à
faire semblant de croire à cette fiction juridique. Le bon sens est ici
dépassé par le juridisme abstrait.

LES SOCIÉTÉS OFFSHORE


Ce type de société est un passage obligé pour qui désire rester
discret dans ses montages. Or, une société offshore est un écran,
une personne morale immatriculée dans un paradis fiscal et dirigée
depuis l’extérieur de ce pays. Son propriétaire ne réside pas dans ce
pays. Elle présente toutes les caractéristiques d’une société réelle
(elle est immatriculée), mais l’apparence ne correspond pas à la
réalité. Elle bénéficie d’un régime favorable en matière de fiscalité, et
son activité – car elle peut parfois avoir une activité – est exercée à
l’étranger. Une société offshore peut être légale, c’est l’utilisation qui
en est faite qui définit son caractère légitime ou pas. Sa création est
le fait de comptables, de sociétés spécialisées ou d’avocats, ou
encore de banques établies dans les pays concernés. L’organisation
de montages fiscaux enchaîne le plus souvent une succession de
sociétés intermédiaires de même nature dans le but d’en renforcer
l’opacité.
Elles sont constituées dans un paradis fiscal, par une personne
qui ne souhaite pas que son nom apparaisse. Il est donc impossible
d’identifier l’ayant droit économique de ces structures. Installées
dans des « boîtes à lettres », c’est sur ces « coquilles vides » que
reposent une grande partie des montages financiers offshore.
La holding est également fréquemment utilisée. Il s’agit d’une
société dont la seule activité est, en réalité, de prendre des
participations dans d’autres sociétés et de récupérer les dividendes.
Les sociétés-écrans sont par définitions fictives. Une société-
écran, c’est une société offshore destinée à dissimuler l’identité du
bénéficiaire, à cacher des transactions financières, à tromper les
impôts ou à blanchir des fonds ou de l’immobilier. En revanche,
toutes les sociétés-écrans ne sont pas des sociétés offshore, car
nombre de sociétés-écrans sont utilisées dans des pays normalisés
afin de frauder ou de blanchir. Prenons l’exemple de criminels
fournisseurs d’espèces destinées au travail clandestin, ils créent des
sociétés facturant des prestations qui ne seront jamais déclarées. Ils
fraudent donc les impôts et l’Urssaf, entre autres. Le flux financier
est alors transféré à l’étranger. Après quelques mois, la société est
fermée et le montage se poursuit avec d’autres entités tout aussi
éphémères.
La société-écran est donc une société fictive qui doit son
existence à sa seule immatriculation, elle est en général domiciliée
dans une société de domiciliation. À titre d’exemple, à la fin de 2014,
le nombre de sociétés immatriculées au Delaware était de 1,1 million
pour une population estimée à 945 934 habitants.
La société-écran ne dispose d’aucun local, n’a pas de personnel
et pas de moyens techniques de production. C’est une boîte à lettres
installée là où elle sera plus utile fiscalement ou pénalement et qui
bénéficie du secret bancaire. En fait, elle constitue un écran entre
une société, un individu et la juridiction dans laquelle elle devrait être
imposée. Lorsqu’une société française facture certains de ses clients
à partir d’une société fictive dans un paradis fiscal, les sommes
détournées constituent là-bas sa caisse noire.

LES OFFSHORE À HONG KONG


Les sociétés créées au Delaware, à Jersey ou aux îles Vierges
sont célèbres, on connaît moins les sociétés-écrans de Hong Kong.
5
Si l’on se fie à l’article du Temps , Hong Kong serait devenu le
« hub » mondial pour les sociétés boîtes aux lettres. « Pour ceux qui
souhaitent s’enregistrer à distance, il suffit de remplir un formulaire
en ligne, de désigner un directeur, une personne physique, et de
fournir une copie de son passeport. Cela prend moins d’une
semaine et il n’y a pas de capital minimal requis. » La demande est
telle que de nombreuses sociétés dormantes sur étagère attendent
leur acheteur, des flyers seraient même distribués dans la rue pour
trouver les hommes de paille potentiels, la rémunération atteignant
500 dollars. Pour assister ces créateurs, il existe un vaste
écosystème de sociétés qui s’occupent de tout : incorporer la firme,
lui ouvrir un compte bancaire, recueillir son courrier. Le bénéficiaire
réel de la société doit figurer sur les documents d’incorporation, mais
seules les autorités locales ont accès à cette information. Ces
sociétés seraient liées à des activités illicites, largement utilisées par
la Corée du Nord, de nombreuses sociétés figurent sur une liste
noire dressée par les Nations unies en mars 2020. Cette flotte
permettrait d’exporter du charbon, du fer et des armes depuis la
Corée du Nord ou de fournir du pétrole au régime. Du charbon nord-
coréen aurait ainsi été vendu au Viêtnam. Quant à la gestion de
fortune, la banque UBS serait la plus grande banque active dans ce
domaine à Hong Kong. Sa présence dans la cité portuaire date de
1964 et elle y emploie plus de 1 000 responsables clientèle. Elle a
373 milliards de dollars sous gestion dans la région Asie-Pacifique.
« Et plus de la moitié de cette somme se trouve à Hong Kong »,
indique Amy Lo, qui dirige la division gestion de fortune en Chine
élargie pour la banque. Au total, la ville héberge plus de
800 milliards de dollars et 2 500 gestionnaires de fortune, selon
PricewaterhouseCoopers.
D’autres banques helvétiques ont elles aussi accaparé une part
importante de ce gâteau. La division gestion de fortune de Crédit
Suisse a 197 milliards de francs suisses sous sa houlette dans la
région chinoise, essentiellement à Hong Kong, et y emploie
590 personnes. Julius Baer est un autre acteur de taille, avec
500 employés dans l’ancienne colonie britannique. Tout comme le
Zurichois EFG, le Bâlois J. Safra Sarasin, ainsi que les Genevois
Pictet et UBP. On y trouve même des institutions a priori peu portées
sur l’international, comme la Banque cantonale genevoise.
On peut se demander pourquoi les Chinois choisissent de placer
leur argent à Hong Kong, en offshore ? L’évasion fiscale ne joue
pratiquement aucun rôle dans ce pays où la plupart des gens
fortunés s’arrangent avec les autorités pour ne pas payer trop
d’impôts. Ils cherchent en revanche à diversifier leur portefeuille en
investissant à l’international, souligne Éric Morin, chargé de l’Asie du
Nord pour UBP. Beaucoup possèdent des résidences secondaires à
Londres ou aux États-Unis, ou y envoient leurs enfants pour étudier.
« Ils veulent donc aussi pouvoir y investir », explique Amy Lo.
Plus intéressant, une partie des fonds placés à Hong Kong
arrivent dans la cité portuaire par l’entremise de banques
souterraines, complète Bill Majcher. Les fonds sont déposés auprès
d’une filiale en Chine de l’un de ces bureaux de change illégaux,
puis récupérés dans une autre antenne à Hong Kong, sans qu’ils
aient à passer de frontière.

L’économie de la commercialisation
des montages

Les gains extraordinaires obtenus à la suite des manipulations


décrites ci-dessus ont généré la création d’une profession : les
seigneurs des fraudes. Elle s’exerce dans plusieurs domaines. En
premier lieu, les grands cabinets développent depuis fort longtemps
une activité lucrative de « facilitation » qui consiste à jouer avec les
limites entre l’optimisation fiscale et la fraude, comme l’ont démontré
les « LuxLeaks ». Le second groupe de facilitateurs exerce plutôt
dans les paradis fiscaux autour de cabinets du type de Mossack
Fonseca, Appleby, entre autres, qui ont été, bien contre leur gré,
rendus célèbres par les différents « leaks ». Ces cabinets disposent
de représentations qui essaiment dans les autres paradis fiscaux,
gèrent les dossiers et les problèmes de création et d’implantation de
sociétés. Le schéma général est le suivant : à partir des pays de
contact, Suisse, Luxembourg, Grande-Bretagne, ou d’un cabinet
local, les intermédiaires financiers connaissant les ayants droit font
enregistrer les sociétés par des structures comme Mossack
Fonseca. Les sociétés offshore peuvent être créées sans se
préoccuper de l’identité des ayants droit. La firme panaméenne a
même mis à disposition de ses clients deux fondations : la
Brotherhood Foundation et la Faith Foundation. Ces dernières
pouvant être utilisées par les clients pour détenir les actions de leurs
sociétés offshore. Cinq cents sociétés se cachent derrière ces
fondations qui ont osé inscrire la Croix-Rouge (le CICR) ou le WWF
6
comme ayant droit économique. Une usurpation pure et simple .
Les autres intermédiaires financiers sont des grandes banques,
des cabinets d’audit, des fiscalistes, des avocats. Un autre groupe
est composé par un ensemble de petites mains, porteurs de valises
et chasseurs de clients et de prestations techniques, membres de
professions libérales (avocats, comptables, notaires, conseils
divers). Ils organisent les montages et les adaptent localement à la
situation des clients moins fortunés et font aussi office de rabatteurs
rémunérés. Cette économie s’est imposée comme une véritable
industrie.

L’INTERVENTION DES « BIG FOUR » ET L’OPTIMISATION


FISCALE

L’Américain Deloitte, les Britanniques Ernst & Young et


PricewaterhouseCoopers ainsi que le Néerlandais KPMG, appelés
les « Big Four » et surnommés aux États-Unis les « Fat Four », sont
les comptables incontournables des grandes entreprises. Leur
légende naît en 1849, lorsque la compagnie ferroviaire Great
Western Railway reliant Londres à Bristol fait faillite. William Deloitte,
dont l’activité se limitait jusque-là aux banqueroutes, est choisi pour
expertiser les comptes de la société. L’audit et la comptabilité
moderne étaient nés de la nécessité de certification des comptes
vis-à-vis des investisseurs et actionnaires.
Ces cabinets, outre l’analyse des comptes, se sont engagés
dans le conseil, en particulier pour les multinationales, ce qui
forcément crée des conflits d’intérêts. Ils peuvent avoir aussi une
activité importante en tant que lobbyistes des entreprises.
Chacun de ces trois types d’activités fait régulièrement l’objet de
critiques à la suite des scandales auxquels elles sont liées.

LA PRÉSENCE DE CONFLITS D’INTÉRÊTS LATENTS


Les conflits d’intérêts sont inhérents aux grands cabinets d’audit,
ils tiennent au fait que ce monde est un monde très fermé. On l’a vu
avec Arthur Andersen, on le retrouve dans une chaîne de magasins
7
(TESCO ) qui n’avait pas changé d’auditeur depuis vingt ans. Son
conseil d’administration comprenait un ancien associé de PwC et le
correspondant des cabinets d’audit externe appartenait au même
monde que ces derniers.
Le conflit d’intérêts potentiel est similaire à celui qui avait été
dénoncé lors de la crise de 2008 entre les agences de notation et les
entreprises évaluées : d’une part, les premières exercent une
fonction d’intérêt général sans être soumises à un ré gime particulier
de contrôle ; d’autre part, elles obtiennent des contrats de conseil
auprès des entreprises contrôlées, entretenant de ce fait un biais
notable : celui qui contrôle est payé par le contrôlé. Ainsi, un cabinet
aurait perçu 13 millions d’euros pour son rôle d’auditeur, mais aussi
4,5 millions d’euros pour des travaux supplémentaires (notamment
des conseils fiscaux). Les premiers approuvent les comptes des
seconds, qui leur offrent des contrats supplémentaires, lesquels
parfois permettent de réduire leur facture fiscale… Leurs intérêts
sont donc communs.
De plus, la concurrence est faible. En dehors des « Big Four »,
seuls quelques cabinets disposent de l’expertise nécessaire aux
travaux de contrôle obligatoires. Les quatre plus gros cabinets
détiennent la majorité des mandats et fournissent leurs services à
l’« immense majorité » des entreprises multinationales, les plus
grosses cotations de la Bourse de Londres, selon une récente
enquête de la Commission sur la concurrence. Le même constat
pourrait être effectué auprès des entreprises du CAC 40.
Ces cabinets ne sont pas introduits en Bourse et fonctionnent sur
un modèle très décentralisé d’associés. Au Royaume-Uni, la
8
création de l’avantage constitué par le régime des patent box met
en évidence un conflit d’intérêts manifeste. D’après l’article du
Monde, le conseiller spécial embauché par le fisc britannique pour
mettre au point cette innovation fiscale appartenait à un cabinet ;
une fois ce régime mis au point, il est retourné dans son cabinet
d’origine et ce dernier a assuré la promotion de la patent box. « Un
conseiller fiscal de grandes multinationales aide à rédiger la loi mais
aussi retourne chez ses clients pour l’utiliser au mieux. » Ce n’est
pas un cas isolé.

LA CRÉATION DE PRODUITS D’OPTIMISATION FISCALE


L’une des activités critiquables de ces cabinets est le conseil en
optimisation des entreprises. Le sous-comité permanent aux
investigations du Sénat américain 9 (Permanent Subcommitte of
Investigations) a effectué en 2003 un rapport sur la création et la
commercialisation de schémas d’optimisation fiscale. Il a analysé les
montages vendus par KPMG et appelés FLIP, BLIPS, OPIS ou SC2,
qui n’ont comme objectif que de réduire les obligations fiscales.
Chez les concurrents, des produits de même nature portaient les
noms de Viper ou Cobra. Des brevets avaient même été déposés,
on en comptait une soixantaine. Il s’agit essentiellement de
montages destinés à créer des pertes fictives déduites des résultats
des exercices. Ce type de produits a été aussi vendu par les
banques d’affaires. Le contrôle des montages de l’un des « quatre
grands » a démontré que, entre 1997 et 2001, il aurait vendu de tels
montages à 350 clients, générant des produits évalués à
125 millions de dollars environ. Les impôts des contribuables ont été
allégés de 1,4 milliard de dollars. La justice américaine a prononcé à
son encontre une amende de 456 millions de dollars.
À la suite de la faillite de Lehman Brothers, le cabinet
Ernst & Young a été accusé d’une « fraude comptable consistant à
retirer subrepticement du bilan de Lehman des dizaines de milliards
de dollars de titres financiers liés aux marchés du crédit, afin de
tromper le grand public sur l’état réel de ses liquidités ». Cette fraude
s’est appuyée sur un montage, le « Repo 105 ». Ces « accords de
rachat » (repurchase agreement) permettent de vendre à un
partenaire des actifs, notamment immobiliers, à la veille de la
publication de ses comptes, pour les lui racheter quelques jours plus
tard, une fois les comptes validés. Lehman Brothers a ainsi minoré
de 50 milliards de dollars son endettement. Cette transaction a été
réalisée par la branche britannique de Lehman Brothers et par la
première « firme » d’avocats du Royaume-Uni, Linklaters, car aucun
avocat américain n’avait tenu à valider l’opération. Le cabinet récuse
cependant toute professional malpractice.
Un procédé identique au Repo avait été proposé par Goldman
Sachs à la Grèce lors de son entrée dans l’Europe. En 2001, la
Grèce et « la firme » se sont entendues pour échanger de la dette
grecque à un taux de change fictif afin de réduire de 2 %
l’endettement hellène. Le gouvernement grec doit alors 600 millions
d’euros à Goldman Sachs, en plus des 2,8 milliards empruntés. Ces
600 millions d’euros ont représenté 12 % des 6,35 milliards de
dollars gagnés par Goldman Sachs au titre de ses principaux
investissements en 2001.
Tous ces montages se situent le plus souvent à l’extrême limite
de la légalité. Dès lors, il était indispensable de protéger les
entreprises et surtout les dirigeants du risque pénal en écartant dès
l’abord l’élément moral : l’intention de frauder. Les cabinets et les
avocats anglo-saxons ont alors trouvé une solution de génie ; ils
émettent des lettres d’opinion, sorte d’avis attestant le respect de la
législation. Ces avis sont évidemment très correctement rémunérés.
Ils sont destinés à l’administration fiscale au cas où elle mettrait en
cause le montage.
Ils sont émis par des avocats installés dans des pays censés
combattre les fraudes, en particulier à Londres, au Luxembourg, à
Saint-Martin et à Monaco. Cela fait un peu désordre ! Ils sont
10
souvent « acrobatiques ». Dans ce même article, un avocat
londonien est cité : « J’ai sur mon bureau l’opinion légale d’un avocat
en vue. Il y exprime une opinion tellement éloignée de la réalité
légale que je ne crois pas qu’il puisse vraiment croire ce qu’il dit. Au
mieux, il est incompétent. Au pire, c’est un fraudeur criminel qui
obtient ses honoraires par duperie. » Les sanctions susceptibles de
condamner ces comportements ne sont pas dissuasives, les
amendes étant toujours inférieures aux gains.
Les États-Unis exigent que les avis légaux sur la fiscalité aient au
moins 51 % de chances d’être approuvés par une Cour de justice.
Dans beaucoup d’autres pays aucune norme n’existe.
Cependant l’un des dirigeants britanniques de l’un des cabinets
a, masochiste ou fatigué, annoncé que, sur les schémas proposés,
25 % d’entre eux pourraient être illégaux. Cela implique que ces
cabinets intègrent dans leur système le fait que les services de
contrôle ne sont pas capables de poursuivre. On y reviendra. Il est
même possible de contracter une assurance actionnable en cas de
redressement fiscal.
Dans un autre domaine, des accords fiscaux secrets ont été
signés entre 2002 et 2010, entre le Luxembourg et
548 multinationales. Ils ont été révélés par l’ICIJ, le Consortium
international des journalistes d’investigation. Ces accords, appelés
tax ruling, sont de simples rescrits fiscaux accordés par
l’administration luxembourgeoise aux entreprises désireuses de se
domicilier au Luxembourg, qui réduisent considérablement la
pression fiscale. L’échange automatique d’informations réduit leur
développement en Europe et l’obligation de communication aux
autres pays de l’Union Européenne a forcé le Luxembourg à
restreindre leur utilisation.
Les cabinets mandatés par les entreprises fixent une modalité de
calcul du montant des impôts à payer par avance. L’analyse de l’ICIJ
a porté sur les seules opérations concernant le cabinet de conseil et
d’audit PricewaterhouseCoopers (PwC) et ses clients. Cette
négociation, une fois sa « légalité » validée par les autorités, devient
alors un tax ruling. La situation de l’entreprise, déterminée à
l’avance, permet, par exemple, d’obtenir, qui une TVA réduite, qui un
régime fiscal plus profitable pour l’exploitation de brevets, de
marques ou de royalties liée à la propriété intellectuelle. Le régime
des prêts internes est souvent concerné : une holding établie dans
un semi-paradis fiscal prête de l’argent à une autre filiale du groupe
située dans un autre pays. Les royalties sont souvent concernées.
La multinationale ouvre dans ce pays une entité dédiée à la gestion
de la propriété intellectuelle. Les autres filiales, ainsi que la maison
mère, lui reversent des royalties pour l’utilisation de la marque et des
brevets, et diminuent d’autant leur bénéfice fiscal. Au final, 80 % des
royalties sur cette propriété intellectuelle échappent aux impôts,
selon l’ICIJ. Il ne s’agit pourtant que d’un maillon dans une chaîne
qui intègre de nombreux autres paradis fiscaux.
La Commission européenne estime que le géant américain a
profité d’un tax ruling avec le Luxembourg avec de beaux effets :
« Amazon EU SARL paie une redevance fiscalement déductible à
une société en commandite simple qui est établie au Luxembourg
sans y être assujettie à l’impôt sur les sociétés. Par conséquent, la
plupart des bénéfices européens d’Amazon sont enregistrés au
Luxembourg, mais n’y sont pas imposés. »

DES FAILLES DE CONTRÔLE SONT SOUVENT CONSTATÉES


Certaines fraudes sont facilitées par les carences du contrôleur
externe qui, parfois, n’exerce pas son magistère avec la rectitude
attendue. Cela pose un problème grave comme le démontrent les
quelques exemples énoncés ci-dessous, car s’il met en cause la
qualité du contrôle, il pointe de manière directe la responsabilité des
dirigeants et des conseils censés l’assister.
Le scandale Enron emporta ainsi le cabinet Arthur Andersen, ce
fut un véritable séisme pour la « profession du chiffre ». La notoriété
du cabinet avait déjà été écorchée. En 1999, son bureau de Phoenix
n’avait pas identifié la faillite frauduleuse de la Fondation Baptiste
d’Arizona. En mars 2002, un chèque de 217 millions de dollars
arrêta les poursuites. En avril 2001, le cabinet avait certifié des
comptes falsifiés lors de la faillite de la société Sunbeam et détruit
les documents. Il a dédommagé les actionnaires de 110 millions de
dollars. Accusé de complicité de fraude dans le scandale comptable
de l’entreprise de traitement des déchets Waste Management, le
cabinet a indemnisé les plaignants en 2001, s’est vu sanctionné par
la SEC et a payé une amende de 7 millions de dollars.
Après la faillite d’Enron, le département de la Justice a inculpé le
cabinet qui a été mis en faillite et 2 300 sociétés cotées n’ont pu
publier leurs résultats. Ce fut un scandale mondial.
Les fraudes non identifiées ou conseillées étaient assez
classiques.
– Comptabilisation immédiate des ventes à terme de gaz ou
d’électricité dont la livraison était différée, mais dont les dépenses
afférentes n’ont pas été comptabilisées. Ces revenus générés sans
coût ne pouvaient que conduire à d’énormes profits.
– Vente du gaz à elle-même en créant des milliers de sociétés-
écrans (843 Special purpose entities) dont une petite dizaine dédiée
à l’aménagement fiscal avec la complicité des banques qui
accordaient les prêts sur lesquels tout le système fonctionnait. Ainsi,
Enron leur vendait du gaz qu’elle s’engageait à racheter et
comptabilisait la vente. La dette afférente n’était pas comptabilisée
au bilan, et les dépenses qui allaient être nécessaires à l’achat et à
la livraison de gaz n’étaient pas provisionnées.
– Lors de la consolidation des comptes, les opérations effectuées
avec ses filiales (opérations intragroupe) n’ont pas été
provisionnées.
– Le deal en Inde, pour lequel elle eut recours aux services de
l’administration américaine pour obtenir un contrat d’une valeur de
3 milliards de dollars que la Banque mondiale refusa de financer. La
comptabilisation de la vente fut immédiate, alors que l’usine indienne
n’était pas encore construite.
Cette inventivité comptable avait été facilitée par l’avènement
d’une économie reposant de plus en plus sur l’immatériel, car ce
sont des actifs immatériels des entreprises, les marques, brevets,
les survaleurs (goodwill) qui doivent être évalués… Les opérations
financières pouvant se révéler très complexes. C’est ce qu’on a
appelé la boîte noire.
D’où la quasi-impossibilité pour les partenaires de l’entreprise
d’analyser correctement l’information comptable présentée dans les
états financiers. Enron versait plusieurs millions de dollars chaque
année pour des missions de commissariat aux comptes et de
conseil. Évidemment, on retrouvait des anciens d’Arthur Andersen
dans les postes de décision comptable et financière de l’entreprise.
Cette carence de contrôle porte sur des opérations de
manipulation assez classiques qui sont souvent présentes dans les
comptes.
Fin 2014, Tesco, un géant britannique de la grande distribution, a
surestimé ses bénéfices de 263 millions de livres sterling
(335 millions d’euros). Une enquête pénale pour fraude a été
ouverte pour les autorités britanniques. Huit hauts cadres dirigeants
et son président ont été suspendus. Le cabinet d’audit externe
chargé du contrôle des comptes n’a pas identifié une opération
génératrice de problèmes pourtant identifiée comme le risque majeur
de ce type d’entreprise : la comptabilisation des marges arrières
qualifiées de « gâteries comptables ». L’erreur comptable, classique,
qui portait sur 371 millions de livres, résidait dans la comptabilisation
d’avance sur les ventes ainsi réalisées et sur le décalage sur le ou
les exercices suivants des coûts rattachés.
11
Une plainte de PrivatBank, nationalisée fin 2016 pour éviter
une faillite, a été déposée à Chypre contre les filiales chypriote et
ukrainienne d’un cabinet accusé d’avoir gravement manqué à ses
responsabilités entre 2013 et 2015 pour n’avoir pas repéré une
immense fraude. La banque était alors contrôlée par un oligarque, et
97 % des crédits auraient été accordés à des partenaires d’affaires
des propriétaires, ce qui présentait des risques concernant leurs
remboursements. Le cabinet a été retiré temporairement de la liste
des entreprises autorisées en Ukraine à réaliser des audits
bancaires.
D’après la même source, le gendarme boursier indien, la
Securities and Exchange Board of India (SEBI), a interdit à la
branche locale d’un cabinet d’auditer pendant deux ans les sociétés
cotées et leurs filiales, en raison de négligences dans la vérification
des comptes du géant informatique Satyam, le Enron indien. D’où
une augmentation des résultats par l’émission de fausses factures à
hauteur de 1,7 milliard de dollars. Il a été demandé au cabinet un
remboursement des gains perçus au titre du contrôle des comptes.
Le Financial Reporting Council (PRC) 12, le gendarme des
marchés au Royaume-Uni, condamnait un cabinet à 6,5 millions
d’euros d’amende en raison d’erreurs commises dans la vérification
de l’exercice 2011 de l’entreprise de services RSM Tenon Group.
Enfin, au Grand-Duché, bien que le cabinet ne soit pas directement
poursuivi, la Commission européenne exige d’Amazon le
remboursement au fisc luxembourgeois de 250 millions d’euros non
perçus pour un tax ruling qui aurait été négocié par PwC pour le
géant du commerce en ligne.
En 2018, la faillite de l’entreprise Carillion, deuxième société de
BTP britannique, affecte l’ensemble du système bancaire
britannique. Les plus grandes banques britanniques comme
Barclays, Royal Bank of Scotland et Lloyds Banking avec une
dizaine d’autres établissements ont accordé en 2015 un crédit relais
de 790 millions de livres (889 millions d’euros), constituant l’essentiel
des 835 millions de livres de prêts syndiqués du groupe de BTP
arrivant à maturité en 2020. Cinq banques ont accepté de prêter
140 millions de livres supplémentaires remboursables fin 2018. Au
total, les créanciers de Carillion ont été exposés à environ
1,6 milliard de livres (1,8 milliard d’euros).
Quelques soupçons pouvaient attirer l’attention des auditeurs,
bien qu’il soit plus facile d’analyser après coup : le passif du bilan
recelait une forte augmentation des engagements de retraite et une
baisse consécutive des capitaux propres. En 2017, un avertissement
sur résultat avait été publié en passant une provision sur des
contrats de construction de 845 millions de livres, son directeur
général est parti et le versement des dividendes a été suspendu.
Une revue financière et stratégique a été effectuée avec l’appui
de KPMG, une provision de 200 millions de livres a été annoncée
sur les activités de facility management. Les comptes semestriels au
30 juin 2017 montrent l’ampleur de la dégradation due aux charges
de restructuration. Les dettes financières s’envolent.
D’autres éléments auraient pu être identifiés, les positions short
des investisseurs ont considérablement augmenté depuis juillet,
elles se sont développées depuis le début de l’année 2015 comme
l’indique le site « Walbrock Research » en août 2017. Le cabinet a
déclaré vouloir coopérer et estime avoir agi de manière appropriée
et responsable.

D’AUTRES SCANDALES ONT AFFECTÉ DES CABINETS


D’AUDIT
En 2011, Hewlett-Packard a acheté Autonomy, une entreprise de
logiciels britannique, pour 10,3 milliards de dollars. Or, des
anomalies ont été découvertes lors d’un contrôle interne qui a
amené l’acheteur à provisionner en 2012 une dépréciation de
8,8 milliards de dollars sur la valeur d’Autonomy. L’acheteur estime
que cette acquisition n’a pas fait l’objet d’une sérieuse étude des
bilans et des comptes avant l’acquisition. Sur la provision de
8,8 milliards, 5 milliards sont imputables aux fraudes découvertes et
3 milliards à la dépréciation d’actifs. HP avait « fait confiance à des
données financières auditées » par deux cabinets. HP a saisi le
gendarme boursier américain (SEC) et le Serious Fraud Office
britannique (SFO). Les cabinets déclarent « avoir mené leur travail
d’audit en respectant totalement la régulation et les normes de la
profession ».
L’implosion récente de Thomas Cook à la suite de celle de
Carillion nous ramène à la crise de 2008 tant les comportements
apparaissent comme autant de répliques : une course à la
croissance externe concomitante à un mépris envers l’innovation, ce
qui revient à payer des dividendes et les rémunérations
stratosphériques de dirigeants avec de la dette. Les cabinets d’audit
ont été mis en cause pour n’avoir pas identifié des manipulations
créant des profits apparents. Les fraudes consistaient en la création
de résultats fictifs alors que les « dépenses exceptionnelles »
d’innovation n’étaient pas comptabilisées. L’estimation de la valeur
des contrats présentait, tant ils étaient complexes et opaques, des
marges d’erreur si considérables qu’une faillite brutale était possible,
ce qui s’est produit. On relève encore ici la toxicité d’une
gouvernance profitant exclusivement à l’actionnaire et un
accompagnement fort des cabinets de contrôle dans cette voie.
L’évaluation des contrats est une tâche ardue. Souvent opaques,
excessivement complexes, les marges d’erreurs sont considérables.
Leur rentabilité n’est pas toujours évidente à long terme et a souvent
été calculée à vue approximativement. Les « meilleures pratiques »
n’étant pas établies, la manière de contrôler comporte un biais :
conforter les stratégies fondées sur des dettes croissantes dont le
risque est majeur et sur la protection des portefeuilles.
On peut toutefois se demander si les très grandes entreprises
sont réellement contrôlables ? On les dit too big to fail, mais elles
sont aussi trop grandes pour être contrôlées efficacement. Je me
suis toujours demandé comment les comptes d’une entreprise
détenant 800 filiales peuvent être vérifiés. Je n’ai pas trouvé de
réponse satisfaisante, et cela vaut pour les contrôles
antiblanchiment. En conséquence, la « mort subite » des entreprises
se produira encore.
Ces cabinets ont bien mis en place des standards de contrôle, et
ils sont les seuls en mesure de le faire, mais leur application est
locale et ils s’appuient souvent sur le principe que les documents
transmis sont exacts. En fait, les marchés sont réellement l’image de
l’économie, la machinerie comptable est devenue tellement lourde et
complexe que les entreprises sont les seules à pouvoir la maîtriser
lorsqu’elles la maîtrisent. Le business model peut être incompris ou
incompréhensible, d’autant plus lorsque les résultats proviennent de
zones exotiques. Il leur est difficile d’être alertés par des signaux
autres que ceux des publications de l’entreprise.
Tout récemment, en pleine pandémie, c’est Wirecard, une
société fintech cotée à la Bourse de Francfort, qui implose. Elle
aurait, sans réaction notable des services de contrôle et des
régulateurs, jusqu’à l’extrême limite enregistré des comptes
frauduleux à hauteur de plus de 1,9 milliard en Asie et à Dubaï. Aux
États-Unis, elle fait l’objet d’une enquête dans une affaire de fraude
présumée de plus de 100 millions de dollars liée à un marché en
ligne de marijuana, l’entreprise servant de processeur de paiement
et de banque offshore, d’après le Wall Street Journal, le cabinet
avait lancé une alerte tardive à l’occasion d’un rapport semestriel.
Une star fintech de la Bourse canadienne aurait utilisé un réseau
de pharmacies sous contrôle pour gonfler frauduleusement ses
ventes. Elle a déjà été soumise à l’amende pour d’autres
comportements par le Département de la justice des États-Unis
(DOJ). Le montage est aussi classique !
Une autre société a pu majorer ses ventes, sans réaction
aucune, de 300 millions de dollars sous la forme de coupons
d’opérations à l’appui de clients fantômes.
On constate l’existence de pressions sur les analystes ou sur les
comptables qui ne dépareraient pas dans le domaine criminel. Un
analyste financier a été victime d’intimidations et refuse de couvrir
deux valeurs importantes par peur de représailles, ses analyses
seraient trop négatives. En 2018, des poursuites sont engagées aux
États-Unis contre un milliardaire qui avait causé le retrait d’un
analyste sur ses valeurs. En 2016, c’est sur un analyste de ventes à
découvert que des investigations et des opérations d’espionnage ont
été développées.
La France ne permet pas d’effectuer des missions de conseil
conjointement avec les missions de contrôle. Le Haut Conseil du
commissariat aux comptes effectue des contrôles sur les travaux
effectués, et pour des sociétés disposant de filiales des co-
commissariats sont exigés
On réfléchit cependant à la création d’une sorte de Cour des
comptes sectorielle.
Par ailleurs, ces cabinets financent avec des fondations
américaines l’International Accounting Standard Board (IASB), une
association à qui ont été déléguées la définition et la normalisation
des règles comptables internationales. Indépendante, elle n’a de
comptes à rendre à personne, sinon aux fondations qui la financent
et où l’on retrouve les plus grands établissements financiers et les
principaux cabinets d’audit de la planète. Il est un peu étrange, et
bien peu démocratique, qu’une telle structure élabore des normes
qui ne tiennent aucun compte de l’avis des divers pays.

EXPERTS, COMPTABLES ET AVOCATS LOCAUX


Le bon fonctionnement de ces activités douteuses concernant les
revenus de clients haut de gamme et autres « premiers de cordée »
nécessite aussi l’intervention de techniciens, d’experts fiscaux
locaux des montages financiers sur mesure, d’avocats, de veilleurs
juridiques, de comptables, etc. Ces spécialistes sont organisés en
cabinets et sont installés dans des places offshore, en fonction de
leur spécialisation. Il faut leur reconnaître une excellente maîtrise
des textes due à une veille ininterrompue : leurs montages sont
parfaitement adaptés à l’évolution des régimes fiscaux en vigueur là
où ils officient. Fortement professionnalisés, ils accueillent toutes les
professions et en particulier les conseillers fiscaux, les comptables et
les avocats, constamment formés aux évolutions des législations. Ils
viennent de toute la planète animer des séminaires ou sont
entendus par le législateur pour identifier les failles des systèmes. Il
suffit, muni de ces conseils puisés à la meilleure source, de faire
voter le texte adéquat et le tour est joué. Ainsi, à la suite des
Panama Papers et des Paradise Papers, l’intervention de deux
cabinets a été mise en évidence. D’abord, le Panaméen Mossack
Fonseca, spécialiste de l’installation de montages financiers pour les
entreprises et les particuliers. Contre rémunération, la société crée
des sociétés-écrans et fournit des prête-noms pour ses clients. Elle
est présente dans le monde des paradis fiscaux et dispose de plus
de 40 antennes en Europe, en Chine, ou encore en Amérique du
Sud.
13
Mais aussi les experts fiscaux d’Appleby , spécialistes des
montages financiers sur mesure qui conseillent en priorité des
clients VIP. Grâce à leur connaissance des règles et lois et à une
veille rigoureuse de leur évolution, ils se maintiennent sur le fil de la
légalité, s’adaptant aux différents régimes fiscaux des dix places
offshore dans lesquelles ils sont présents. À chaque bureau son
expertise, en fonction des avantages fiscaux de chaque territoire : à
l’île de Man, on conseille les détenteurs d’avions privés, tandis que
Jersey est le paradis des opérateurs de jeux en ligne. Quant aux
services proposés, du conseil à l’accompagnement sur mesure, la
palette est large : création de sociétés en cascade afin de faire
bénéficier les clients d’accords binationaux particulièrement
avantageux ; montage de sociétés-écrans pour bénéficier
d’exemption de TVA ; constitution de trusts familiaux pour gérer des
fortunes ou des héritages hors impôt ; montage de sociétés
destinées à la perception de droits d’auteur hérités, loin des radars
du fisc.
Ces professionnels partagent, dans la mesure du possible, les
informations avec les paradis fiscaux liés et savent utiliser des
moyens, parfois proches des barbouzeries, pour être avertis de ce
qui se trame dans les autres centres offshore afin d’adapter leur
législation locale et de garder leur attractivité.
Les lobbies jouent un grand rôle dans ces juridictions, tout
comme chez nous, les projets de lois font la navette entre le
14
gouvernement et les groupes de lobbyistes qui remanient le projet
et en valident les termes. La corruption peut aussi y être présente.
On rapporte que le mafieux Meyer Lanski aurait versé 1 million de
dollars pour que les îles Caïmans légifèrent afin que la violation du
secret devienne une infraction pénale. Apparemment, il a réussi.
On peut relever le fait que, dans ce pays, les administrateurs des
hedge funds ou des fonds d’investissement sont à l’abri des
poursuites judiciaires dans un grand nombre de cas, la négligence
en particulier. Le risque pour eux est donc mineur.
Chaque bureau est expert dans un domaine. À l’île de Man, pour
les propriétaires d’avions privés, le montage suivant leur donne la
possibilité d’éviter le paiement de la TVA :
1. Création de deux sociétés-écrans, l’une, personnelle, qui
contrôle la société propriétaire de l’avion et cette dernière.
2. Création d’une troisième société dont l’activité, la location à
des tiers, est exonérée de la TVA. L’avion est alors loué par une
société appartenant au propriétaire. Notons cependant que
lorsqu’ils sont réellement loués, ils peuvent être utilisés dans le
but de transporter de la drogue. Les avions appartenant à des
personnages célèbres ont déjà été utilisés à cette fin. La saisie
de 603 kilogrammes de drogue à l’aéroport de Bâle-Mulhouse et
l’affaire de Saint-Domingue en sont la démonstration flagrante.
Ce montage peut faire l’objet de nombreuses adaptations.

Pour qui voudrait avoir une idée du nombre de personnes qui


vivent de ces conseils, deux évaluations ont été réalisées, elles
recensent 10 000 cabinets aux Pays-Bas et plus de 20 000 à
Chypre. Aucun comptage n’a été fait à ma connaissance dans les
divers paradis fiscaux, pas plus qu’à Londres ou au Luxembourg. Le
PIB chuterait lourdement si cette activité était interdite !
Un groupe de pression particulièrement efficace a été créé et
fonctionne très bien, merci pour eux, dans le but de défendre cette
profession, c’est la Society of Trust and Estate Practitioners au
Royaume-Uni.

CES CABINETS OFFSHORE OFFRENT DES PRESTATIONS


15
TRÈS RECHERCHÉES

Bien évidemment, les activités de ces entités sont exposées ici


de manière générale, chaque paradis fiscal disposant des moyens
techniques correspondant aux prestations particulières proposées
dans le pays. Ces sociétés d’avocats, de financiers et de fiscalistes
proposent des nominee directors (en fait des hommes de paille) pour
les offshore. Les Belges, Français, Russes ou Américains qui
utilisent de telles sociétés au Panama ou ailleurs n’assistent pas aux
réunions du conseil d’administration, ils répugnent encore plus à
apparaître personnellement, car leurs montages exigent le secret.
Des administrateurs locaux sont alors nommés, qui siègent dans
plusieurs milliers de sociétés simultanément, on peut ainsi siéger
dans près de 11 000 sociétés, un travail à plein temps ! Leur activité
consiste à signer les documents transmis ou à les faire viser par
d’autres, ils sont rémunérés, modérément, pour cela. Selon
Lesoir.be, le coût annuel facturé de cette prestation serait de
16
250 euros, auxquels s’ajoute le tarif de base d’environ 600 euros .
Les cabinets sont censés vérifier l’intégrité des ayants droit et les
intermédiaires professionnels (banques, avocats, services
comptables), et ces derniers traitent avec le client final, le beneficial
owner (ou ayants droit économiques). Ce dernier n’est donc jamais
en relation directe avec le cabinet. A-t-on besoin d’un nouveau
compte pour l’offshore, c’est le conseil d’administration de l’entité qui
prend cette décision. En pratique, le propriétaire transmet l’ordre à
son conseiller (banque ou avocat). Ce dernier envoie alors au
cabinet le document type pour l’ouverture du compte, celui-ci fait
signer les administrateurs de paille, renvoie le courrier à la banque
ou à l’avocat, qui procède alors à l’ouverture du compte.
C’est ainsi que sont créées des sociétés souvent agencées en
cascade, ce qui permet, outre la discrétion, de faire bénéficier les
clients d’accords binationaux. Les cabinets exercent aussi une
activité notariale (registered agent). Ils constituent les trusts
familiaux pour gérer des fortunes ou les héritages, montent les
sociétés destinées à la perception de droits d’auteur, etc.
Les Panama Papers ont mis en évidence les liens entre Londres
et des milliers de firmes basées dans ces territoires à la fiscalité
réduite et à la législation laxiste. Les fonds seraient alors investis
dans des actifs britanniques, notamment sur le marché immobilier.
La Grande-Bretagne sous-traite les affaires les plus douteuses
aux territoires d’outre-mer, souvent via des sociétés-écrans
17
anonymes, détaille Nicholas Shaxson . Il explique : « L’évasion
fiscale et ce genre de pratiques ont lieu dans les parties extérieures
de la toile et en général on y retrouve des liens avec la City de
Londres ou avec des firmes britanniques spécialisées dans la
fiscalité ou la comptabilité. » « Ces paradis fiscaux sont tous des
agents de la City, d’où est contrôlé l’ensemble du système », selon
Richard Murphy, professeur à la City University de Londres.
Ces pays ne peuvent vivre en circuit fermé, ils ont constamment
besoin de sang neuf, comme les montages de Ponzi. Le système a
tissé une toile en disséminant les paradis fiscaux et leurs outils
autour des centres de profit, comme l’explique si pertinemment
Nicholas Shaxson dans Les Paradis fiscaux déjà cité, cependant il
ne pourrait pas fonctionner s’il n’avait édifié une base locale solide,
engendrant un réseau dédié à la recherche des clients là où ils se
trouvent, c’est-à-dire près de leur domicile réel, dans leur pays qu’il
soit riche ou pauvre, car la toile est organisée à cette fin. Cette
présence locale est absolument nécessaire, car tout le système est
basé sur la confiance. Un tiers aurait, pour le compte de Jérôme
Cahuzac, le 26 novembre 1992, ouvert le compte 556405 à l’UBS
Genève. Cahuzac ne disposait que d’une procuration sur ce compte
crédité à l’origine de 285 000 francs français, avant d’être débité en
liquide de 125 240 francs un mois plus tard. En 1993, Jérôme
Cahuzac ouvre lui-même le compte 557847 à son nom, toujours à
l’UBS. Le flux des fonds ira chez Reyl à Genève, puis à Singapour
en 2009.
18
La recherche des clients importants intègre nécessairement un
volet local. Il s’agit là d’une pratique ancienne dont l’un des volets
est artisanal et présentiel, l’autre fortement professionnalisé.
Ces juristes et intermédiaires installés dans les pays dont on veut
éviter l’impôt utilisent les multiples pratiques de fraudes individuelles,
souvent utilisées par les professions en affaires avec les criminels.
D’abord les espèces, les enveloppes bourrées de billets récupérées
dans un parking d’autoroute ou à la sortie d’une boîte de nuit, la
mise à disposition de suites dans un hôtel de luxe pendant de
longues périodes, la table ouverte dans de grands restaurants.
Quant aux paiements en nature, je me souviens d’une superbe villa
à Majorque obtenue en remerciement d’une prestation remarquable.
Ensuite, les montages avec des cabinets liés installés dans des
pays moins contrôlés et un « échange » de prestations, appuyés sur
des faux justificatifs Le règlement peut être aussi réalisé dans des
cabinets liés installés dans des pays peu sensibilisés. Et, enfin,
l’utilisation de prêts adossés lorsqu’on a besoin d’effectuer des
achats immobiliers localement, ce qui peut rendre les résultats
imposables déficitaires.
La partie artisanale recourt à des moyens humains et locaux, des
personnes bien implantées dans le tissu local chassent les clients en
recherche de placements non fiscalisés. Ces intermédiaires
remontent les informations par leurs propres circuits, souvent
familiaux, et sont dûment commissionnés. Ils proposent aussi des
facilités pour déplacer des fonds généralement issus des caisses
noires et de la fraude fiscale. Le premier moyen est le passage des
frontières avec du liquide, le montant autorisé est actuellement de
10 000 euros par personne. C’est faisable mais risqué, il existe des
passeurs, bons connaisseurs de la géographie et des douanes
locales qui, contre rémunération, effectueront la livraison à la place
du fraudeur. Cette activité est exercée par diverses catégories de
personnages, en fonction de leur fiabilité.
Il y a bien longtemps, le détournement des produits du paiement
du parking d’un aéroport, effectué avec l’aval du conseil général,
avait nécessité une opération assez complexe utilisant des proches
et des militants locaux : les paiements au parking étant effectués au
moyen de pièces, ces dernières étaient récupérées, comptées,
mises dans des sacs et pour partie emplissaient le coffre d’une DS
Citroën qui les transportait à des banques andorranes dans
lesquelles elles étaient, contre rémunération, changées en billets.
Ces derniers étaient eux-mêmes transportés à Barcelone, d’où un
motard les ramenaient. Le même montage avait été identifié à Paris
sous la magistrature de Jacques Chirac qui, déjà dans la capitale,
privilégiait les circuits courts : une seule banque suffisait alors au
bonheur des politiques du RPR. On connaît, dans le sud-est de la
France, l’utilisation qui est faite de la location de véhicules de place.
Les clients richissimes arrivent à l’aérodrome de Genève, réalisent
quelques affaires et rejoignent leur résidence balnéaire en voiture.
Le chauffeur peut transporter des espèces vers la Suisse à cette
occasion. Le transfert en sens inverse est aussi utilisé par des
oligarques qui aiment dépenser sur place.
Comme le montrent les déboires de deux banques, HSBC et
UBS, en France comme aux États-Unis, certaines entités ont établi
un système professionnalisé de récupération de clients. Sur la base
d’une l’analyse comportementale des cibles, elles encadrent
l’ensemble de l’activité de ces derniers tant dans le domaine des
loisirs que dans leur activité professionnelle. Ainsi les
« représentants » des banques concernées sont présents dans
toutes les manifestations dans lesquelles le gotha des affaires
locales est présent. Mieux, il leur arrive de sponsoriser ou de créer
ces manifestations qui leur permettent de parler « gros sous » en
toute quiétude.
Ces situations exigent des professionnels solides. De nombreux
avocats et d’anciens fiscalistes se sont engagés dans cette voie. La
plupart développent en même temps l’activité de conseiller en
gestion de patrimoine, comme salarié ou sous couvert de l’exercice
d’une profession libérale, et celle de rabatteur de clientèle. Ils sont
rémunérés par des banques en fonction des fonds récupérés. En
fait, l’essentiel de l’activité réside dans la prospection de nouveaux
clients. L’avocat et la banque ou la pseudo-banque sont liés par un
contrat formaté de manière qu’aucun des termes ne puisse laisser
subodorer un doute quant à l’activité réelle développée. La
commission est calculée sur le volume des comptes apportés, elle
est aussi le plus souvent versée sur des comptes offshore. Les
comptes offshore personnels doivent être déclarés (art. 1649A du
code général des impôts). Les comptes offshore détenus par les
personnes morales ne sont pas soumis à déclaration. Les fraudeurs
se cachent alors derrière une société offshore.

LE RECRUTEMENT DES FORTUNES


En plus de cette toile à maille serrée tissée autour des centres de
profit, destinée à attirer les richesses et ceux qui en disposent, une
seconde toile, plus locale celle-là, permet d’aller quérir les clients
près de leur domicile ou de leur lieu de travail ou de loisir. Les
« rabatteurs » appartiennent à la notabilité locale dont ils
connaissent parfaitement les postures et sont rémunérés en
conséquence. Je me souviens d’émissaires utilisant le fait que les
familles étaient proches, et c’est à cause de cette proximité durable
qu’ils se permettaient de proposer un montage susceptible de
rapporter gros. Il fallait cependant que l’opération ne s’ébruite pas,
car le gain est attaché au secret.
Ces intermédiaires sont chargés de récupérer une partie des
espèces générées par l’économie souterraine qui est en forte
augmentation. Encore une fois, les montages destinés à frauder le
fisc sont très proches de ceux utilisés dans les grandes
escroqueries. Les systèmes de Ponzi fonctionnent de la même
manière, ainsi un grand nombre de montages de cette nature se
sont développés et ont concerné des pharmaciens, des dentistes,
des commerçants et des riches agriculteurs, entre autres. D’autres
opérations de cette nature ont généré des pertes faramineuses ; ce
fut le cas de FSB Holding dans les énergies propres, Aristophil ou
France Énergies Finance.
La recherche de clients est souvent réalisée dans des
manifestations de prestige : tournois de golf, opéras, galas, tournois
de tennis, etc. Les clients potentiels, les prospects y sont invités,
c’est là qu’il leur est possible de rencontrer discrètement des
chargés d’affaires de toutes nationalités dans le but d’inviter les
grandes et moyennes fortunes à transférer leurs avoirs vers des
pays plus protecteurs ou de se rendre dans les bureaux des sociétés
recrutant en France. La vente des produits « subprimes » en Europe
était déjà organisée de cette manière. Le tribunal a considéré que,
pour la banque UBS qui s’en défend vigoureusement, ce
« démarchage organisé de façon subtile », cette façon de prospecter
les gens fortunés, de les inciter à venir en Suisse pour placer leurs
fonds, constituait un démarchage illicite. La gestion d’une fortune
rapportait environ 10 000 dollars de commissions et d’honoraires en
moyenne par an. Certains agents disposaient par ailleurs d’un
manuel de comportement qui aurait pu convenir à des agents
secrets.
Il est aussi reproché à la banque d’avoir mis en place une double
comptabilité, s’appuyant sur des cahiers Clairefontaine remplis au
crayon, sur lesquels étaient inscrites les affaires réalisées en France
par les chargés d’affaires. Ces « carnets du lait » et leur « fichier
vache », copies de la comptabilité d’épicier utilisée par les
propriétaires suisses de bovins pour gérer leurs ventes ou les
échanges de lait, ont été abondamment commentés. Considérés
comme les supports de la comptabilisation et de la rémunération des
affaires réalisées et dissimulées en France, ces documents ne
seraient, d’après les banquiers, qu’un outil d’évaluation des
e
performances. La banque UBS a été condamnée par la 23 chambre
à 3,7 milliards d’amende pour démarchage illégal et pour
blanchiment aggravé de fraude fiscale. La banque s’en défend avec
force et a interjeté appel.
Ce type de comptabilité primaire et non informatisé est parfois
utilisé dans la tenue des comptes de certains clients privilégiés. En
effet, un hacker n’a aucune prise sur un cahier enfermé dans un
coffre, c’est une sécurité majeure pour un fraudeur. Finalement on
en est revenu aux pratiques anciennes telles qu’elles apparaissent
dans les cahiers Delcroix dans le cadre du financement du parti
socialiste.
La chasse aux fraudeurs français d’UBS n’est pas terminée pour
autant. Le tribunal fédéral suisse a autorisé vendredi 26 juillet 2019
la communication au fisc français des données personnelles de
40 000 clients français détenteurs d’un compte UBS en Suisse. Le
tribunal fédéral a jugé que les garanties offertes par la France
étaient suffisantes et permettaient d’éviter une double imposition, et
a autorisé l’accès à ces données, contrairement à ce que soutenait
la banque UBS qui s’était opposée à cette demande.
La filiale de la banque HSBC (HSBC Private Banking France) a
19
aussi fait l’objet de poursuites . L’instruction était ouverte pour
« démarchage illicite » et « blanchiment en bande organisée de
fraude fiscale ». Grâce à des prête-noms et des sociétés offshore,
l’argent circulait par des comptes communs au groupe, encore une
pratique classique de blanchiment. Tous les moyens sont bons :
espèces, faux prêts ou encore cartes prépayées pour dissimuler les
bénéficiaires finaux.
La banque a été condamnée à payer 300 millions d’euros à l’État
français pour avoir aidé, en toute connaissance de cause, des
Français à dissimuler leurs avoirs à l’administration fiscale. Cet
accord, dont le montant correspondait à la marge obtenue par la
banque, a été conclu par la signature d’une Convention judiciaire
d’intérêt public (CJIP). Cet arrangement avec la justice est très
pratiqué aux États-Unis. Ce dispositif, instauré dans la loi Sapin II de
décembre 2016, permet à une entreprise, poursuivie pour corruption,
trafic d’influence ou blanchiment de fraude fiscale, de négocier une
amende, sans aller en procès et sans « plaider coupable » en
procédure. De longs et coûteux procès à l’issue incertaine sont ainsi
évités. L’action publique est alors éteinte si la personne morale mise
en cause exécute les obligations auxquelles elle s’est engagée dans
la Convention. On évite un déballage devant le tribunal
correctionnel. Reconnaître sa culpabilité ne remet pas en cause
l’éligibilité aux appels d’offres. C’est une mesure pragmatique, guère
exemplaire mais efficace.
CHAPITRE 3

Le secteur bancaire dans les paradis


fiscaux

Voltaire aurait écrit, dit-on : « Si vous voyez un banquier suisse


sauter par la fenêtre, n’hésitez pas, sautez derrière lui ; vous pouvez
être sûr qu’il y a quelques profits à prendre. » Cette opinion peut-elle
aujourd’hui concerner l’ensemble des banques ? Pour qui s’en tient
à leur comportement dans les paradis fiscaux, ce qui pourrait passer
pour une galéjade ne manque pas de pertinence. Un banquier ne
peut plus sauter par la fenêtre, il travaille dans des buildings de
verre, mais il sait aller quérir des profits dans des soupentes plus
que douteuses. Le cœur des circuits de l’argent sale passe par des
banques « officielles ». D’après les informations transmises par les
FinCEN Files, il apparaît que la lutte antiblanchiment se réalise dans
certaines banques de manière cosmétique. L’importance des
montants et les commissions liées seraient la cause de ces dérives.
Encore faut-il distinguer les différentes catégories de banques dans
lesquelles les flux transitent.
La quasi-totalité des délits financiers ou criminels qui constituent
une source de profits sont blanchis en utilisant le secteur bancaire,
qui est composé par :
les banques internationales, en principe les mieux sécurisées si
elles n’utilisent pas la pratique du zèbre : développer une
attention particulière aux flux en provenance des pays contrôlés
et un laxisme avéré avec les pays non coopératifs ;
les filiales de ces banques dans des pays moins ou peu
contrôlés ;
les pseudo-banques dont l’activité est proche des banques, mais
qui ne sont pas soumises à leur législation ;
les banques locales, parmi elles les banques offshore qui
peuvent détenir des banques locales (utilisation de la
correspondance) ;
les banquettes (banques locales peu regardantes) ;
les banques parallèles, qui permettent de transformer la monnaie
fiduciaire en espèces (espèces de provenance criminelle
échangées contre des chèques et montages plus complexes),
les cryptomonnaies, qui font désormais partie intégrante du
cadre et intègrent nombre de novations technologiques.

Une activité rémunératrice pour


les grandes banques
1
Les vingt plus grandes banques européennes « déclarent 26 %
de leurs bénéfices dans les paradis fiscaux, soit 25 milliards d’euros
en 2015, mais seulement 12 % de leur chiffre d’affaires et 7 % de
leurs employés », un « décalage flagrant », remarque l’ONG
britannique Oxfam, qui a publié une étude avec le réseau Fair
Finance Guide International. Ces mêmes établissements déclarent
« au global, 628 millions d’euros [de bénéfices] dans des paradis
fiscaux où elles n’ont pourtant aucun employé ». Ce type de pratique
peut faciliter la délocalisation artificielle d’une partie des bénéfices,
réduisant ainsi la contribution fiscale, facilitant peut-être l’évasion
fiscale de leurs clients ou contournant leurs obligations
réglementaires, souligne Oxfam. La publication des données « pays
par pays », rendue obligatoire pour les banques par l’Union
européenne à des fins de transparence, a permis aux auteurs de
l’étude de disposer des bases étayant cette analyse.
Le secteur bancaire est très présent dans les paradis fiscaux,
ces « trous noirs de l’économie mondiale » autorisant la réalisation
de gains considérables. Les divers guides proposant d’investir édités
par les banques dans ces pays proposent des « solutions discrètes
pour tous les besoins spécifiques de gestion de fortune », autant
d’opportunités de faire travailler son argent sans que cela soit
détectable. Certaines grandes banques sont présentes parfois
directement par leurs filiales dédiées, parfois indirectement en
œuvrant en tant que banques correspondantes de banques locales.
Toutefois les exigences de la lutte antiblanchiment lorsqu’elles sont
respectées obligent à une certaine mesure. Les Panama Papers ont
démontré que plus de 500 établissements bancaires ont facilité
l’enregistrement de près de 15 600 sociétés-écrans auprès du
cabinet Mossack & Fonseca.
La présence des filiales est due aux opportunités offertes par les
placements, les commissions de correspondance, les financements
structurés ou la gestion d’actifs. Elles présentent un paradoxe
2
majeur relevé par les ONG , 26 % de l’activité internationale des
banques est effectuée dans ces pays, et ces filiales locales seraient
bien plus rentables que les maisons mères exerçant en milieu
contrôlé. Les salariés offshore seraient en moyenne deux fois plus
productifs que les autres, et certaines filiales offrent le paradoxe
exceptionnel d’être très rentables sans aucun salarié.
Les ONG constatent donc que « la nature des activités des
banques dans les paradis fiscaux n’est pas du même ordre que dans
les autres territoires ». Les banques y réalisent en effet trois fois plus
de chiffre d’affaires que dans les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine,
Afrique du Sud). Cependant, la banque, répugnant à « se salir les
mains », peut créer de nombreuses filiales basées dans ces refuges
fiscaux, qui elles-mêmes créent des sociétés offshore.
« Ces chiffres, même partiels, confirment que le recours aux
paradis fiscaux, loin d’être anecdotique, est au cœur du
fonctionnement des banques ayant des stratégies internationales »,
estime Grégoire Niaudet du Secours catholique – Caritas France.
Cette « utilisation abusive des paradis fiscaux permettrait aussi
aux banques de “délocaliser” artificiellement leurs bénéfices pour
réduire leur contribution fiscale, faciliter l’évasion fiscale de leurs
clients ou contourner leurs obligations réglementaires », souligne
Oxfam. En fait, les banques, elles-mêmes entreprises privées, se
comportent comme les autres entreprises, souvent à l’extrême limite,
voire au-delà, de ce qui est légalement autorisé.

QUE PEUT OFFRIR UNE BANQUE OFFSHORE ?


Ces « paradis » sont truffés de banques offshore, il peut s’agir de
pseudo-banques, en fait des établissements financiers non
enregistrés comme tels, des entreprises fantômes disposant d’une
domiciliation. Ces dernières n’ayant qu’une influence limitée dans les
échanges, elles ont fait l’objet en 2001 d’une interdiction de
correspondance dans le Patriot Act. Elles existent toujours si l’on en
croit les propositions qui foisonnent sur Internet.
Il peut aussi s’agir de banques enregistrées et disposant d’une
licence locale, gérant des opérations à l’étranger pour des non-
résidents. Celles-là n’ont jamais fait l’objet de critiques, pourtant
elles ne peuvent travailler que dans un cadre de correspondance. Le
rapport Montebourg-Peillon proposait d’interdire les relations entre
ces dernières et les autres banques, sans succès.
Les banques fantômes (banques-écrans) sont l’une des
spécificités des paradis fiscaux, elles peuvent ne pas avoir de
présence physique dans les lieux de leur enregistrement, ce qui
permet d’échapper aux contrôles de la régulation locale, parfois
assez vaporeuse. Ce type d’établissement est géré par un agent,
installé dans le paradis fiscal ou ailleurs. Il peut aussi s’agir d’une
banque connue offrant une domiciliation, mais n’ayant officiellement
pas de responsabilité dans sa gestion. Ces entités effectuent les
prestations que les banques classiques ne peuvent décemment pas
réaliser.
3
Carl Levin, célèbre sénateur américain , déclare : « En général,
ces banques ne sont pas surveillées par les autorités de régulation
et pratiquement personne, si ce n’est le propriétaire de banque, ne
sait où se trouve la banque, comment elle fonctionne et qui sont ses
clients. Le propriétaire d’une banque-écran nous a dit une fois que
sa banque se trouvait partout où il était. »
Les sites Internet décrivent des activités diverses pour ces
banques offshore, telles que l’ouverture de comptes divers : comptes
marchands, comptes d’épargne, comptes de placement, comptes
fiduciaires et comptes de société. Ces comptes, encapsulés dans
une société offshore elle-même créée par les banques, permettent
de transférer des flux de toute nature.
D’après un connaisseur, le développement du commerce
électronique a désormais une importance majeure et, avec « un
compte offshore dans un paradis fiscal, une société offshore, un
point de vente en ligne et un compte marchand, par exemple, il est
possible d’augmenter ses ventes très rapidement ». Je complète ce
propos : et net d’impôts !
Ces comptes bancaires offshore, à l’origine destinés aux « gros
poissons », peuvent désormais être ouverts par des particuliers et
des petites entreprises, ils sont commercialisés via Internet.
L’ouverture d’un compte est simple et rapide. Certaines banques
offshore n’ouvrent de comptes qu’aux sociétés offshore.
Les actifs déposés dans un compte bancaire offshore sont
exonérés d’impôts et sont investis dans un environnement privé non
réglementé. Aucune taxe sur le revenu n’est applicable aux
dividendes, aux intérêts ou aux plus-values perçues sur les actions
et les différents titres vendus. De simples cartes de débit et de crédit
permettent d’accéder aux comptes avec la banque en ligne.

LA CORRESPONDANCE
Disposer d’avoirs dans des paradis fiscaux ne présente qu’un
intérêt limité si ces derniers sont enkystés localement. Ils doivent
vivre, être utilisables et rapporter des intérêts sans risque fiscal ou
pénal, il est donc nécessaire de disposer d’un processus qui leur
permette d’intégrer l’économie légale. La chaîne financière qui
permet de faire remonter les fonds depuis le lieu où ils se trouvent
vers les « marchés » ouverts est la suivante :

1. la société offshore a été créée avec un compte bancaire dans


une banque locale, elle dispose de fonds à placer, cependant
cette dernière n’a pas d’accès direct au marché.
2. Elle peut avoir recours à une ou à des banques
4
correspondantes , qui sont en général des banques locales ou
des filiales de grandes banques dont une grande partie de
l’activité est honorable. En l’espèce, la banque locale ouvre un
compte à son nom dans une banque correspondante. Cette
dernière perçoit des commissions sans risque, car les fonds ne
font que transiter chez elle. Quant aux infractions relatives au
blanchiment…
3. La banque correspondante ne connaît que la banque locale
comme client, elle agit en fait comme un prête-nom car elle
valide le transfert sans disposer des informations de base, le plus
simple étant de ne pas les demander.
4. L’opération peut comprendre des mécanismes de
correspondance successifs.
5. Le service n’est pas gratuit.

Les fonds, opération après opération, perdent leur nature


illégitime car ils ne peuvent plus être tracés du fait de la
superposition d’écrans officiels. Cette opération, qui est le
5
« corollaire de l’opacité », pose d’ailleurs un problème au regard
des règles antiblanchiment et de l’obligation faite aux banques de
connaître leur clientèle. En effet, les banques locales installées dans
les paradis fiscaux doivent exercer leur « KYC » (Know Your
Customer), or, dans ces pays, l’exécution de ces exigences
permettant de s’assurer de la qualité du bénéficiaire économique est
assez légère, voire inexistante, comme l’ont démontré les Panama
Papers. Les services chargés de ce travail sont eux bien visibles. À
quoi servirait le secret s’il fallait contrôler ? Certaines filiales des
grandes banques installées dans les paradis fiscaux auraient
d’ailleurs opposé ce secret aux maisons mères.
Un exemple de ces utilisations atypiques est celui des « Master
Accounts », des comptes ouverts en leur nom dans plusieurs
banques, qui permettent de gérer sous une seule identité plusieurs
sous-comptes de clients privés, dont les informations personnelles
sont ainsi protégées. Un procédé légal en Suisse, qui pourrait
expliquer pourquoi les autorités fiscales helvètes, saisies par Bercy,
n’avaient pas trouvé de trace d’un compte au nom de Jérôme
Cahuzac depuis 2006 à l’UBS.

6
Le risque systémique
Les paradis fiscaux recèlent, outre la problématique fiscale et
criminelle, un risque systémique dû aux produits qui sont créés et
diffusés dans le monde financier. La crise des « subprimes » de
2008 a été pour partie amplifiée par l’ancrage des banques dans les
7
paradis fiscaux. Un rapport du GAO , la Cour des comptes des
États-Unis, démontre qu’une partie du système bancaire fantôme
établi par les financiers américains l’a été aux îles Caïmans. Les
paradis fiscaux n’ont pas été les principaux responsables de la crise
financière actuelle, mais ils ont largement contribué à alimenter les
bulles spéculatives qui ont précipité la chute des marchés. Comme
le rappelle Christian Chavagneux, « la banque immobilière
britannique Northern Rock a été victime de l’endettement excessif
d’une de ses filiales situées à Jersey ». Granite, la filiale en question,
enregistrée à Jersey, se présentait comme une organisation
caritative, mais elle émettait des titres financiers de court terme sur
les marchés financiers.
Les fonds spéculatifs de la banque d’affaires américaine Bear
Stearns, qui a fait faillite en mars 2008, étaient eux enregistrés aux
îles Caïmans et en Irlande. D’après l’ONG Transparency
International, les paradis fiscaux hébergent plus de 400 banques,
2 millions de sociétés financières et les deux tiers des hedge funds,
ces fonds d’investissement spéculatifs qui ont joué un rôle de
premier plan dans la crise des crédits hypothécaires à risque
(subprimes).
Le rôle de la Suisse et du Luxembourg dans le scandale Madoff,
celui d’Antigua dans le scandale impliquant Allen Stanford, le fait
que la crise de 2008 commence officiellement lorsque BNP Paribas
ferme trois de ses fonds dont le premier, Parvest, de droit
luxembourgeois, donnent du sens au propos. En août 2007, elle a
dû fermer en catastrophe trois fonds de placement hautement
spéculatifs qui avaient fortement investi dans les produits liés au
marché des subprimes (Parvest Dynamic ABS, BNP Paribas ABS
Euribor et BNP Paribas ABS Eonia) dont la valeur a fondu. Or le rôle
des paradis fiscaux dans ces crises est rarement mentionné et le
problème peut se reproduire.

LES MENACES LIÉES AUX COMPORTEMENTS DES FONDS


8
SPÉCULATIFS

Les fonds spéculatifs constituent avec le private equity et


l’investissement immobilier les piliers de la gestion alternative. Leurs
stratégies d’investissement reposent sur des prises de risque
élevées et sur des espérances de gain considérables. Un hedge
fund combine l’utilisation de produits dérivés, de ventes à découvert,
d’achat de titres à crédit, l’investissement dans des produits dérivés
et dans les entreprises en difficulté, et il utilise l’effet de levier.
Aucune publicité n’étant faite sur son activité, il est donc quasiment
impossible de connaître ses positions. Il est le plus souvent domicilié
dans des paradis fiscaux et sur des plateformes offshore. Ses clients
sont des personnes physiques fortunées et leurs fonds, des fonds de
pension, des banques et d’autres institutions financières.
La Commission européenne exige un enregistrement des hedge
funds avant d’agir sur le vieux continent et le respect de nouvelles
règles de prudence, cependant cela ne concerne pas les fonds
immatriculés dans les paradis fiscaux.
La crise du Covid-19 met en évidence le caractère viral des
hedge funds et autres fonds dans le dysfonctionnement du système
financier. En effet, ces entités peu réglementées développent des
activités de marché interdites aux banques et sont devenues autant
de boîtes noires. Leur rôle dans la chute des cours constatée est
majeur, elles ont un besoin immédiat de liquidités pour couvrir les
appels de marge et les ventes à découvert. Dans le but de
maximiser leurs masses financières, ces entités ont lancé des
appels de fonds, assortis de clauses de remboursement immédiat en
cours. De plus, certains de leurs clients peuvent appartenir à des
structures criminelles et la patience n’est pas leur fort.
Certaines grandes entreprises en pleine débâcle boursière
poursuivaient les ventes à découvert. C’est-à-dire qu’elles vendaient
un titre dont elles n’étaient pas propriétaires et dont on supposait
que le cours allait baisser. En revanche, ces titres sont livrables dans
les trois jours. Il faut donc disposer du cash nécessaire en vendant
d’autres titres ou en empruntant. Ce qui est proprement scandaleux.

LES MENACES LIÉES AUX COMPORTEMENTS


DE CES STRUCTURES ÉTRANGES

Imaginons un regroupement de financiers qui s’allient pour


investir pendant un temps donné dans des entreprises, profiter de
prêts bancaires attractifs et revendre avec de fortes plus-values. En
fait, certaines structures, sortes de commandites, simulent une
domiciliation dans un paradis fiscal alors qu’en réalité les décisions
sont prises dans des pays « classiques ». Le montage est organisé
de la manière suivante :

1. l’entité ne doit pas apparaître comme une coquille vide, on lui


fournit une adresse, un ou plusieurs mails et un espace sécurisé
dans lequel sont placés les pièces juridiques et les contrats,
l’ensemble étant mis à jour par des professionnels locaux.
2. Une certaine crédibilité devant être donnée au montage, un
flux documentaire est généré, donnant l’apparence d’une activité
réelle. Des procès-verbaux de réunion et des fausses factures de
prestations sont émis. Ces documents bidon assoient
juridiquement le montage effectué.
3. Et évidemment l’entité bénéficie des moyens de déconnexion
et des interfaces utilisables sans laisser de traces.

Les fonds peuvent être aisément utilisés pour corrompre. Il suffit


que le gestionnaire altère les actifs de la composition du portefeuille
de manière que les gains soient aiguillés vers le compte du
corrompu.
Certains fonds sont friands d’opérations dites de Leverage Buy
Out (LBO) des achats avec effet de levier. Ce montage financier
permet le rachat d’une entreprise par le biais d’une société holding
et il est souvent frauduleux lorsque les pratiques décrites ci-dessous
sont utilisées.
Tout d’abord l’achat de 100 % du capital d’une société pour
1 euro sur la base d’un montage faisant intervenir une holding
qualifiée de « participation » et plusieurs holdings filialisées ; puis le
partage de sommes exceptionnellement élevées par les dirigeants
de la filiale participations en rémunérations et frais divers ou fees
(frais de gestion), vers d’autres filiales du groupe, sommes qui
pourraient difficilement être expliquées si on en faisait la demande ;
ensuite la facturation de location de locaux pour ceux qui
appartenaient auparavant à l’entreprise rachetée ; enfin la prise en
compte de moins-values à la suite d’opérations de fusion entre les
holdings du groupe.
Les fonds d’investissement basés dans les paradis fiscaux sont
des entités qui peuvent être aisément utilisées pour blanchir,
pratiquer l’évasion fiscale, organiser des liquidations frauduleuses.
En bref, contourner les lois.
Un fonds peut essorer une société ayant encaissé plusieurs
millions d’euros en provenance du CICE (Crédit d’impôt pour la
compétitivité et l’emploi) et d’autres subventions. Il s’agit de
la liquidation pure et simple d’une société dont la trésorerie a été
siphonnée vers les paradis fiscaux sans encourir de gros risques.

LES MENACES LIÉES À LA FINANCE DE L’OMBRE


(SHADOW BANKING)
La « finance de l’ombre » est un assemblage disparate et à
géométrie variable, qui regroupe les acteurs dont les activités se
rapprochent de celles des banques, mais qui ne sont pas des
banques et ne sont pas soumis aux mêmes contraintes
réglementaires. C’est une masse immense évaluée à environ
92 000 milliards de dollars par le Conseil de stabilité financière
(FSB). C’est la finance des spéculateurs et des banques d’affaires
enchâssés dans les places offshore. Certains pays dépendent de
cette finance et sont en risque, les Caïmans à près de 70 %, mais
chez nous l’Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas pourraient être
concernés.
La définition du shadow banking, de ses activités, de ses acteurs
et de son montant n’est en définitive pas arrêtée.
Cet « assemblage » d’entités peut comprendre :
les banques d’affaires, les hedge fund, les fonds de titrisation, les
fonds monétaires, les fonds de pension, mutuels, d’assurance-
vie, les fonds négociés en Bourse ;
les entreprises de capital-investissement, les sociétés de
garantie de crédit, les trusts de gestion d’actifs (immobiliers, par
exemple), les sociétés d’affacturage (crédit interentreprises) ;
les établissements de crédit consommation ou de crédit auto, de
microcrédit, les sites de crowdfunding (financements
participatifs), les plateformes de monnaies virtuelles (bitcoins) ;
ils peuvent intégrer des entités déjà régulées telles que des
assureurs, des OPCVM (organismes de placement collectif en
valeurs mobilières), des fonds monétaires, etc.

Leur financement est moins onéreux, l’offre de crédit peut être


réalisée par des opérations opaques et très risquées comme la
titrisation, ou des « opérations de pensions livrées », surnommées
« REPO » dans la finance. Celles-ci permettent de mettre en
pension des titres (généralement des obligations souveraines)
qu’elle détient dans un fonds spécialisé qui lui consent un prêt en
échange. Ces titres permettent d’obtenir un crédit auprès d’un autre
opérateur, l’opération peut être multipliée.
Ces établissements sont liés les uns aux autres par une chaîne
complexe susceptible de propager le risque dans tout le système.
C’est l’effet domino qui a été constaté après la chute de Lehman
Brothers. Les établissements bancaires peuvent être entraînés, tant
les connexions entre eux sont nombreuses.

LA PERMÉABILITÉ ENTRE BANQUES RÉGULÉES


ET LE SHADOW BANKING
En fait, les banques « traditionnelles » financent des prêts avec
les ressources qu’elles collectent auprès de leurs déposants et avec
leurs fonds propres. Les banques font donc ce que les spécialistes
appellent « une transformation d’échéance ». Les crédits qu’elles
consentent sont effectués à des échéances plus longues que leurs
ressources. Le système bancaire ne tient donc qu’à la stabilité de la
confiance des déposants. Si les déposants décident en masse de
retirer leur épargne, tout le système bancaire s’effondre. Le shadow
banking regroupe un ensemble hétéroclite d’institutions non
bancaires qui échappe aux règles du secteur. Cet ensemble réalise
pourtant des activités de crédit et de transformation comparables à
celles des banques, mais il n’a aucun accès à une assurance de
dépôts ni au refinancement des banques centrales, il est donc plus
vulnérable.
De plus, les banques doivent satisfaire aux exigences
prudentielles et en particulier au ratio de fonds propres exigeant de
disposer d’une réserve en capital en fonction des crédits accordés.
Pour diminuer l’importance de la réserve, elles allègent leurs bilans
des prêts les plus risqués. Cette stratégie les a conduites à faire un
usage massif des fameux produits dérivés et des techniques
financières telle la titrisation des créances. « La banque accorde des
prêts et les revend tout de suite à d’autres opérateurs financiers
comme des hedge funds, des sociétés de gestion, des fonds de
pension. C’est ainsi que des crédits bancaires sont transformés en
des titres négociables sur les marchés financiers », explique
François Morin, professeur émérite d’économie à l’université
Toulouse-I. À l’autre bout de la chaîne financière se trouve
l’ensemble des acteurs de la finance parallèle (fonds de pension,
fonds spéculatifs…) qui ont réussi à collecter une épargne en quête
de placements juteux et qui sont prêts à prendre le risque d’acheter
les produits structurés. Le risque peut se poser pour des retraites
par capitalisation à venir.
Enfin, la « Plateforme contre les paradis fiscaux » dénonce un
aspect particulier, scandaleux et peu voire jamais commenté des
paradis fiscaux. Une partie des milliards d’euros et de dollars
distribués par les gouvernements occidentaux pour sauver les
banques y ont disparu. « Si cet argent devait aller aux banques qui
n’y sont pas, seules la NEF (banque solidaire) et le Crédit coopératif
9
pourraient en bénéficier ! » ironise Daniel Lebègue , président de
Transparency International France.
CHAPITRE 4

Les rétrocommissions

La rétrocommission, kickback chez les Anglo-Saxons, est une


pratique illégale dans le domaine des contrats internationaux. Elle
consiste pour le vendeur à comptabiliser des montants supérieurs à
ceux qui seront finalement versés par l’intermédiaire à l’acheteur et à
récupérer la différence à titre personnel ou pour garnir la caisse
noire. Cette pratique a financé le monde politique, enrichi les
dirigeants des sociétés et a été à l’origine des plus grands scandales
de corruption. La rétrocommission est aussi utilisée lors d’opérations
commerciales à l’étranger, elle a même été constatée à l’occasion
d’opérations boursières très officielles.
Les commissions sont inscrites en comptabilité dans un poste
discret portant dans la nomenclature comptable le nom de frais
commerciaux exceptionnels (FCE). C’est là que devraient être
comptabilisés les pots-de-vin ou les commissions versés pour
obtenir les marchés.

Commissions et paradis fiscaux


Jusqu’à l’entrée en vigueur de la convention de l’OCDE contre la
corruption (publiée par décret le 28 septembre 2000), il était
communément admis d’adjoindre des paiements de corruption aux
grands contrats internationaux. Une partie de ces sommes était
reversée aux décideurs politiques (agents publics), les dirigeants et
salariés des entreprises en profitaient aussi. Ils créaient alors des
« industriels » ne disposant comme viatique que l’appartenance à un
réseau, une grande proximité avec les pouvoirs, obtenue on ne sait
trop comment, et la capacité d’effrayer et de fluidifier les flux
financiers. En ces temps, les versements corruptifs étaient
comptabilisés en charges dans les entreprises. C’est toujours le cas,
des pratiques savantes de comptabilisation contournant l’interdiction
ont été installées à cette fin. En France, elles étaient validées par les
services fiscaux : les versements étaient discrètement déclarés au
ministère des Finances, dans une sorte de confessionnal
administratif, de mémoire le bureau CF3, géré par la direction des
douanes. Ce bureau ne figurait alors sur aucun organigramme
officiel.
Cette pratique a été interrompue à la suite de la signature de la
convention de l’OCDE contre la corruption. Le versement de
commissions de corruption est cependant toujours pratiqué, il
emprunte désormais des réseaux parallèles. Les modalités de
paiement se sont adaptées à l’évolution des pratiques de contrôle et
aux opportunités offertes par l’offshore. De plus, les pays émergents,
considérant que la lutte contre la corruption est contraire à leurs
pratiques, refusent la mise en place et l’importation chez eux des
normes OCDE et ONU. Le paiement de commissions corruptrices
reste d’actualité pour obtenir des marchés dans certains pays.
L’intervention du département de Justice des États-Unis rend
l’exercice compliqué.
Ainsi, celui qui propose le versement le plus consistant et qui est
le mieux « conseillé » par l’intermédiaire le plus en vue a la
préférence de l’acheteur. Ces contrats peuvent être le fait d’États
comme d’entreprises privées pour lesquelles la corruption est
sanctionnée depuis 2005 par le délit éponyme.
Corrompre les fonctionnaires ou les acheteurs privés est un
véritable métier. Le montant des sommes versées aux agents et
lobbyistes, bons connaisseurs du tissu local qui facilitent l’accès aux
décideurs et les rétribuent, devrait être proportionnel au montant du
marché, mais ils supportent beaucoup de pertes en ligne.
L’intermédiaire perçoit donc le montant convenu, paye les corrompus
et garde le solde au titre de la prestation fournie.
Le fait que la commission soit proportionnelle au marché pousse
évidemment les partenaires à renchérir les marchés et à les
multiplier. Afin que le système fonctionne correctement, il est
nécessaire de concevoir une architecture complexe de montages
bancaires et de sociétés destinée à assurer la bonne fin de ces
opérations. À titre d’exemple, les paiements de commissions opérés
à l’occasion des contrats conclus avant la convention de l’ONU
étaient en général agencés conformément au dispositif suivant :

1. deux sociétés offshore destinées à jouer le rôle de coupe-


circuit, l’un en aval, l’autre en amont des versements, sont
domiciliées au Luxembourg et en Irlande pour les montages
européens. Les banques qui transféraient les fonds étaient celles
de la place, cependant les paiements étaient fractionnés de
manière à ne pas attirer l’attention et rendaient la traçabilité des
montages difficile.
2. Plusieurs sociétés dont les dénominations sociales étaient
régulièrement modifiées, domiciliées dans divers paradis
fiscaux : l’île de Man, les Bahamas, les îles Vierges britanniques,
les îles Caïmans, etc. Cette typologie, conçue au plus haut
niveau politique avant les années 2000, est assez proche de
celle décrite au chapitre traitant du blanchiment par les
oligarques avec les banques nordiques, rien ne change ou si
peu !
3. Les intermédiaires intervenaient en amont ou en aval du
montage et s’assuraient de sa bonne fin.

D’autres montages utilisent les chambres de compensation,


1
l’ouvrage de Denis Robert, La Boîte noire , le démontre, par
l’utilisation des comptes additionnels aux comptes principaux.
Officiellement, cette pratique a par la suite été abandonnée. Pour
faire simple, des comptes additionnels qui pouvaient ne pas être
publiés pouvaient être attribués aux comptes clients officiels. Un
particulier ou une entité quelconque pouvait donc se faire ouvrir par
sa banque immatriculée chez Clearstream un compte dont l’ayant
droit économique n’était pas connu de la chambre de compensation.
Cette dernière récuse toute responsabilité dans le contrôle de ce
compte. Le particulier faisait alors transiter des fonds en toute
sécurité.

Les « rétrocommissions »
À l’occasion du versement d’une commission consécutive à une
vente, le vendeur majore le montant de cette dernière et récupère le
surplus à titre personnel, ce montage implique une complicité bien
rémunérée des intermédiaires et nécessite surtout une sécurisation
des flux. Il était protégé par le secret Défense en cas de vente de
matériel militaire. Ce montage classique de caisse noire était utilisé
pour financer des hommes politiques ou des cadres d’entreprise
gourmands. Certains salariés d’entreprises d’État, considérant déjà
que leur rémunération était faible en comparaison de celle qui était
versée aux dirigeants du privé au regard de leurs immenses
compétences, ont utilisé ce moyen pour améliorer leur ordinaire.
Quant aux politiques, ils étaient financés par cette voie et en
contrepartie accordaient des marchés hexagonaux aux entreprises.
Ce montage complexe requiert une confiance totale envers
l’intermédiaire, ce qui lui attribue une place incontournable dans le
système. Il crée donc des liens entre les politiques, les entreprises et
la criminalité. La corruption et le crime organisé ont toujours travaillé
de concert dans les marchés internationaux dans lesquels circulent
des sommes gigantesques. Les officines liées au milieu s’activent
pour le compte de dirigeants politiques et d’entreprises afin de
sécuriser et de préserver le caractère occulte des versements
effectués et de leurs bénéficiaires, à l’instar de la sécurisation des
fonds de la drogue. Ces comportements évidemment criminels sont
comparés par Jean-François Gayraud à une « loge P2 à la
2
française ».

QUELQUES EXEMPLES MARQUANTS


DE RÉTROCOMMISSIONS

L’un des plus célèbres montages faisant intervenir des


rétrocommissions est celui qui affecta une joint-venture immatriculée
à Madère (TKSJ) et composée par Kellogs, Brown and Roots (KBR),
une filiale de Halliburton, Technip et deux autres fournisseurs pour
construire un complexe gazier au Nigeria 3.
Une filiale intitulée LNG Services créée à Madère a payé, entre
1995 et 2002, 180 millions de dollars, soit 10 % du contrat de
construction, à une société Tristar sous couvert d’un contrat d’agent
dont les services rendus n’ont pas été évidents et qui n’avait qu’un
seul salarié, un avocat proche du ministre nigérian du pétrole. Les
fonds transmis ont été transférés vers de nombreuses sociétés
offshore dont les ayants droit n’ont pas été identifiés.
L’avocat poursuivi a été très disert, il a expliqué qu’il avait versé,
entre autres, 5 millions de dollars, via un compte ouvert au Crédit
suisse, à l’ancien président de KBR, et 500 000 dollars à un autre
dirigeant de KBR sur un compte numéroté à Jersey. Halliburton s’est
tiré sans trop de dommages de ce mauvais pas, la société
américaine a collaboré en transmettant l’identité des bénéficiaires de
la corruption et a licencié ses salariés qui ont commis les délits. Il y a
gros à parier que les licenciements ont été accompagnés
d’indemnités assorties de clauses de confidentialité sévères. La
société a « assumé les commissions mais pas les
rétrocommissions ». Quant à Technip, il a été dans cette même
affaire poursuivi par le DOJ avant d’être « mangé » par les
Américains.
Les procès du volet financier et celui de la Cour de justice
dévoilent la complexité des montages affectés de rétrocommissions.
Le 8 mai 2002, à Karachi un attentat-suicide fait quinze morts. Parmi
les victimes, onze employés français de la branche internationale de
la Direction des constructions navales (DCNI) qui se rendaient sur le
site d’assemblage de sous-marins achetés à la France par le
Pakistan.
L’attentat fut d’abord attribué aux islamistes d’Al-Qaida. Une
autre thèse issue d’un rapport confidentiel d’experts est apparue : il
s’agirait plutôt d’une vengeance de responsables pakistanais qui
n’ont pas encaissé les commissions promises lors de la vente des
sous-marins. Un système de commissions pour faciliter la conclusion
de contrats d’armement – sous-marins et frégates – avec le Pakistan
et l’Arabie saoudite avait été mis en place lorsqu’Edouard Balladur
était Premier ministre. Le paiement de pots-de-vin était alors
possible et à cette fin deux intermédiaires étaient payés pour faire du
lobbying auprès de ces pays.
Après sa victoire à la présidentielle de 1995, Jacques Chirac a
privé ses ennemis balladuriens d’une source de financement, en
mettant fin à ce système de commissions.
Selon l’accusation, l’intervention de ces intermédiaires imposés
aux deux entités détenues par l’État, la DCNI et la SOFRESA,
étaient « inutiles » dans ces contrats, quasiment finalisés. Une partie
de l’argent reçu par ces intermédiaires aurait été retournée aux
initiateurs. Ces fameuses « rétrocommissions » auraient ensuite
servi à financer illégalement la campagne pour l’élection
présidentielle de 1995.
La défense d’Edouard Balladur, et de François Léotard devant la
Cour de justice de la République plaide la relaxe et estime par
ailleurs que les faits sont prescrits, elle a toujours balayé la « thèse »
d’un financement occulte par cette voie. Une somme de 10,2 millions
de francs, en une seule fois et en liquide, a été versée dans les
comptes de campagne juste après la défaite du premier tour. Elle
proviendrait d’après la défense de la collecte de dons et de ventes
de gadgets ou de tee-shirts lors de meetings.
Le Tribunal correctionnel de Paris dans l’affaire du « volet
financier » a estimé que les anciens proches de l’ex-premier ministre
impliqués ne pouvaient ignorer « l’origine douteuse » des fonds
versés sur le compte de la campagne présidentielle de 1995. Ils ont
été condamnés à de lourdes peines et tous, récusant cette
approche, ont interjeté appel.
Ces rétrocommissions ont été et sont utilisées partout dans le
monde, et fonctionnent aussi dans le secteur privé. En Europe et en
France, elles ont « arrosé » plusieurs générations d’hommes
4
politiques . Tous les partis ont été affectés par ce problème, c’est ce
qui avait été qualifié de « croisement des réseaux en dehors des
clivages politiques » : une opportunité permettant à la fois de
s’enrichir aisément pour les uns et la certitude d’obtenir des marchés
locaux à peu de frais pour les autres.
CHAPITRE 5

Le blanchiment

Le blanchiment permet de donner une apparence légale aux


conséquences financières de comportements illicites. Les outils
décrits dans les chapitres qui précèdent n’auraient eu qu’une portée
limitée s’il n’était pas possible de blanchir les fonds tirés de ces
comportements et de l’utilisation des offshore. Fraudeurs et criminels
désirent bénéficier, en bons pères de famille, des sommes
détournées et des situations acquises. Le détenteur de valeurs dans
des zones offshore ou dans des pays non contrôlés doit alors
blanchir les opérations illégales pour les rendre utilisables.
Le blanchiment est défini à l’article 324-1 du Code pénal comme
le délit qui consiste à faciliter, par tout moyen, la justification
mensongère de l’origine des biens ou des revenus de l’auteur d’un
crime ou d’un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect.
Constitue également un blanchiment le fait d’apporter un concours à
une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du
produit direct ou indirect d’un crime ou délit. C’est une infraction
générale, distincte et autonome. Cette infraction est punie de cinq
ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende.
Les peines sont doublées si le blanchiment est aggravé
(blanchiment commis de façon récurrente ou utilisant les facilités de
l’exercice d’une activité professionnelle ou en bande organisée). La
responsabilité pénale des personnes morales mais également de
l’ensemble des collaborateurs de l’établissement peut être engagée
en cas de blanchiment. La tentative de blanchiment est punie des
mêmes peines que le délit lui-même.
La cellule de coordination Tracfin a été créée en 1990. Service
administratif rattaché aux finances, son activité s’organise autour de
deux départements, celui des analyses et celui des enquêtes, et
d’une division dédiée au financement du terrorisme. Le service
recueille, traite et diffuse les informations relatives aux circuits
financiers clandestins et au blanchiment d’argent, il reçoit et enrichit
les déclarations de soupçon des organismes soumis à cette
déclaration. L’article L 562-2 du code monétaire et financier énumère
les organismes et certaines personnes morales soumises à cette
déclaration : dix-sept catégories d’entités sont concernées. Tracfin
transmet à la justice les dossiers susceptibles d’être poursuivis
pénalement.

Blanchiment et noirciment : un mélange


détonant

Le blanchiment d’argent consiste à dissimuler des fonds de


provenance illicite (trafic de drogue, vol, escroquerie, vente d’armes,
braquage, fraude fiscale) en les réinvestissant dans des activités
légales (immobilier, restauration, etc.). C’est le blanchiment qui
permet aux criminels et aux corrompus qui ne se sont pas fait
prendre de continuer à vivre tranquillement du fruit de leurs méfaits.
Le noircissement, en revanche, consiste à dissimuler la destination
finale de fonds « propres » à l’origine en produisant des fonds
occultes et du liquide.

LE NOIRCIMENT DES FONDS TERRORISTES


Le terme de « noirciment » consiste à utiliser à des fins
terroristes des fonds obtenus légalement. Un rapport d’information
1
sur la lutte contre le financement du terrorisme démontre que
l’argent des cagnottes, des fonds de la solidarité nationale, peut être
utilisé. Les prêts à la consommation, « outils légaux pouvant être
détournés à des fins terroristes », constituent un risque plus concret.
Avant les attentats de novembre 2015, Amedy Coulibaly et sa veuve
Hayat Boumeddiene avaient ainsi pu rassembler 60 200 euros en
utilisant de faux bulletins de paie. Les prestations sociales, comme
d’autres flux d’argent, sont en effet souvent « noircies » par les
réseaux islamistes et financent des opérations de plus en plus
simples et meurtrières.
Le terrorisme est devenu low cost. L’attentat du 11 septembre
2001 a coûté 400 000 dollars. L’attentat de Nice, en 2016, n’avait
coûté que 2 500 euros à son auteur Mohamed Lahouaiej-Bouhlel,
« soit le montant nécessaire pour acheter une arme et louer pour
quelques jours un camion de 19 tonnes ». Les attentats qu’a subis la
France depuis 2018 ont aussi engagé de très faibles financements.
Les attaques du 13 novembre 2015 en France avaient coûté
82 000 euros à leurs auteurs, et les terroristes qui les avaient
précédés en janvier s’étaient entièrement autofinancés pour moins
de 30 000 euros. Un phénomène de « sophistication décroissante »,
selon les termes du rapport, qui risque de rester prédominant, à la
faveur de l’affaiblissement de l’État islamique.
LE NOIRCIMENT DES FONDS DES ENTREPRISES
La grande majorité des fonds du noirciment est issue des flux en
provenance des caisses noires des entreprises et des camouflages
d’avoirs par des particuliers.
Plusieurs pratiques sont utilisées :

le paiement de fausses factures émises à l’occasion d’une


prestation fictive à un fournisseur qui reverse le montant en
prélevant sa commission ;
le paiement d’une prestation réelle mais surfacturée, le solde
étant récupéré par une société-écran ;
la récupération des montants en provenance d’une
rétrocommission ;
les travaux au noir, etc.

Ces fonds récupérés dans la caisse noire, en général une


société offshore, peuvent être utilisés hors contrôle à toutes fins
utiles. Elles permettent alors de « verser des commissions pour
corrompre un nouveau marché, faciliter la vie du dirigeant ou du
directeur, gâter ses maîtresses ou financer un divorce onéreux 2 ».
Nous retrouverons ces manipulations systémiques dans les études
afférentes à la fraude fiscale et à la corruption.

LE BLANCHIMENT DE FRAUDE FISCALE


Le délit de blanchiment de fraude fiscale constitue une infraction
générale, autonome et distincte du délit de fraude fiscale. Ce délit
appréhende les produits de la fraude fiscale, son auteur et ses
complices. Il est déconnecté de la fraude fiscale et bénéficie d’un
cadre de prescription favorable. Ce délit se caractérise par deux
exigences, d’abord l’existence d’une infraction d’origine (sous-
jacente), en l’espèce l’intéressé ne déclare pas tous ses revenus au
fisc, ensuite le placement de ces fonds est réalisé ou ces derniers
sont utilisés pour acquérir des biens. L’argent noir est alors réinjecté
dans le circuit économique ou monétaire avec une apparence légale.
Le blanchiment est défini par l’article 324-1 du code pénal, la
fraude fiscale, quant à elle, est définie par l’article 1741 du code
o
général des impôts. L’instruction fiscale du 26 juillet 2010 (BOI n 13,
L-7-10) a intégré la fraude fiscale dans le champ de la déclaration de
soupçon auprès de Tracfin, ce qui rend le délit pénal de fraude
fiscale et le délit général de blanchiment d’argent indissociables. Un
contribuable convaincu de fraude fiscale peut être poursuivi pour
blanchiment d’argent. Le délit de blanchiment de fraude fiscale
facilite le contournement de la procédure fiscale et permet à la
justice d’enquêter sans délai. Ce délit novateur entraîne des
conséquences considérables.
La fraude fiscale s’est développée de manière exponentielle,
chaque strate de fraude, chaque développement dans chacune des
entreprises est accompagné par des professionnels qui, contre
rémunération, « huilent » le camouflage. Les techniques de
blanchiment suivent le même processus. Les pratiques de
l’ingénierie financière, celles des paradis fiscaux ainsi que les tours
de main dévolus aux fraudes comptables sont exploités en flux
inversé. Et cela concerne les particuliers, les entreprises, les
associations, les fondations, les partis politiques comme les mafias.
Un certain nombre de procédures ont été engagées sur ce
fondement. Certaines affectent des personnes physiques. La plus
emblématique est celle engagée à l’encontre de l’ancien ministre
Jérôme Cahuzac, dont les errements ont accéléré involontairement
le renforcement des textes poursuivant la fraude. Les époux Balkany
ont été condamnés sur la même base. Des affaires moins
symboliques portent sur l’apport de fonds dans des discothèques ou
des casinos ou sur le transport de valises par des complices. C’est
un délit dont l’application est en pleine expansion et dont le
périmètre est vaste, d’autant que les mesures nationales,
européennes et internationales renforcent la lutte contre la fraude
fiscale. Le blanchiment de fraude fiscale est à mon sens une
hybridation réussie qui gagnerait à être accompagnée par la création
d’un nouveau délit, celui de l’enrichissement illicite.

LES VISAS DORÉS


L’octroi de la résidence à des investisseurs étrangers est une
manière très recherchée de déjouer l’échange automatique de
données, d’échapper aux poursuites et de blanchir en toute
quiétude. Le principe des Golden Visas est né il y a une trentaine
d’années dans l’État insulaire de Saint-Christophe-et-Niévès, dans
les Caraïbes. Pour un don d’environ 200 000 euros à une fondation,
on y reçoit un passeport ouvrant les portes de 125 pays. Cette
pratique relève de la compétence exclusive des États ; autour d’elle,
une véritable industrie s’est créée. Des intermédiaires présentent
des dossiers dont le contrôle est souvent allégé, il suffit ensuite de
payer. L’octroi de ces visas dont les processus d’obtention sont
hétérogènes peut ne pas être accompagné d’un contrôle approfondi
de la qualité du demandeur. Les immenses besoins de ces clients
sont très rémunérateurs pour les conseils juridiques, l’immobilier de
luxe et les agences d’investissement spécialisées.
La Commission européenne a constaté que trois pays – Chypre,
Malte et la Bulgarie – vendent directement des passeports, tandis
que dix-sept autres – dont la France et le Royaume-Uni – offrent la
possibilité d’acheter des visas de résident, permettant de séjourner
pour une période allant de quatre à dix ans. Cette politique permet
de vendre à cette clientèle, souvent liée à des réseaux troubles,
voire criminels, un accès illimité à l’UE, quels que soient leurs
antécédents. De plus, la présence de ce type d’individu aux mains
pleines peut à terme généraliser leurs manières de travailler souvent
brutales et corruptrices, alors que nous avons déjà beaucoup de
peine à combattre la corruption, le blanchiment et les pratiques
criminelles.
Ces programmes d’échange de citoyenneté ou de résidence
contre un investissement sont en cours dans treize États membres.
3
Selon le rapport des deux ONG , les programmes ont permis
d’octroyer plus de 6000 nouvelles citoyennetés et environ
100 000 résidences en dix ans. Or l’origine de la fortune de la
plupart des bénéficiaires de ces programmes est pour le moins
douteuse.
Le prix des visas est variable. La corruption est rapidement
intervenue dans le processus. À Lisbonne, par exemple, les Chinois
représentent le plus important contingent de ces investisseurs,
devant les Brésiliens ; les prix de certains immeubles auraient été
gonflés artificiellement pour atteindre les seuils. L’île Maurice
commercialise aussi ses passeports.
Ces visas étranges mettent à mal l’échange automatique de
données. Ils sont aussi un refuge contre les autorités cherchant à
saisir des avoirs détournés. Ils compliquent les extraditions. Ils
facilitent le blanchiment, les banques ouvrent plus facilement des
comptes à un Européen qu’à un ressortissant d’un pays notoirement
corrompu. Ils permettent de voyager sans éveiller les soupçons. Des
pratiques de blanchiment à hauteur de 10 millions d’euros ont été
identifiées dans des agences immobilières finlandaises qui auraient
à leur tête un homme d’affaires russe qui aurait acheté la
citoyenneté maltaise. Le programme de « visas dorés » à Malte et la
façon dont ils étaient accordés étaient l’une des enquêtes sur
lesquelles travaillait la journaliste et blogueuse maltaise Daphne
Caruana Galizia quand elle a été assassinée dans l’explosion de sa
voiture, le 16 octobre 2017.
Pour la députée européenne et ancienne juge anticorruption en
France Eva Joly, « les visas dorés […] sont une porte ouverte à
l’argent sale et mettent à mal tous nos efforts pour lutter contre le
blanchiment, la corruption et la criminalité ».

Les techniques de blanchiment

Les techniques de blanchiment sont multiples, certaines sont


antiques. Éric Vernier 4 fait la différence entre les techniques
« artisanales » et les techniques « financières » dans lesquelles il
inclut les montages commerciaux. Les économies blanches, grises
ou noires sont depuis bien longtemps interconnectées, et la zone
grise s’étend. Ce mélange permet l’utilisation de techniques à
l’origine destinées à des opérations commerciales pour blanchir. Il
suffit d’en inverser les flux, d’émettre des faux documents dans ce
sens et de trouver une banque complice.

LE BLANCHIMENT PAR DES PROCESSUS COMMERCIAUX


Les montages de blanchiment ont permis à des mafias, à des
groupes criminels, à des financiers, voire à des pays criminalisés, de
s’installer dans des situations estimables. Il est apparu assez tôt à
ces délinquants qu’il leur était possible d’exercer une activité
économique classique à côté de leur activité criminelle. Les gains de
certains cartels mexicains tirés de l’économie normale seraient plus
importants que ceux issus de l’activité criminelle. Si l’économie de la
fraude est composée de ventes de produits sans factures, celle du
blanchiment s’appuie sur la comptabilisation d’espèces sans
contrepartie. En fait, la méthode de blanchiment dépend des
opportunités, du secteur et de l’inventivité.

LES BLANCHISSEURS UTILISENT DES MONTAGES


CLASSIQUES

L’émission de fausses factures entre sociétés permet de donner


une crédibilité de façade aux flux lorsqu’ils intègrent les banques. Il
suffit de disposer d’un chapelet de sociétés exerçant une pseudo-
activité et d’émettre des chaînes documentaires falsifiées pour que
le système fonctionne. C’est parfaitement décrit dans les procédés
de blanchiment dans les banques nordiques. Ce montage bien
connu des escrocs à la TVA était préconisé par Franklin Jurado
lorsqu’il avait conçu sa théorie du blanchiment à la fin des années
1970. On peut citer les cas des blanchisseries aux États-Unis, de la
« pizza connection » pour les mafias italiennes, des döner Kebab,
apparemment inventés en Allemagne pour les mafias turques, des
restaurants asiatiques et les importations de vêtements depuis
l’Amérique du Sud et la Chine. Le processus économique est
identique : les sociétés sont immatriculées mais changent souvent
de propriétaire, le plus souvent un homme de paille ou un cousin.
Elles ont parfois une activité réelle accessoire, l’apport d’espèces
issues de divers trafics permet de disposer d’une trésorerie très
positive. Ce montage majorant les ventes sans contrepartie exige en
compensation pour les sociétés destinées à durer la création d’un
flux de faux achats donnant une crédibilité minimale à l’activité.
Les faux contentieux pouvant ou non être accompagnés de
procédures d’arbitrage présentent une efficacité certaine. On peut
relever au passage que les contentieux affectant les apporteurs
d’affaires sont le plus souvent traités par la procédure d’arbitrage,
tant il est essentiel d’éviter d’en appeler à la justice. Ces procédés
constituent des montages classiques très utilisés à des fins
frauduleuses. Ils permettent de rendre crédible la comptabilisation
d’une opération économique non justifiée. Ils peuvent être réalisés
avec « deux faux témoins et un bon avocat » ou dans le cadre d’une
procédure plus complexe. Ce type d’arbitrage a été connu du grand
public par l’affaire concernant Bernard Tapie. Ces procédures sont
aussi utilisées dans le cadre d’ententes autour des marchés publics.
Le montage lorsqu’il est dédié au blanchiment s’organise autour
d’un contrat aux termes léonins dont la prestation est irréalisable. Le
perdant est installé dans un pays dans lequel sont stockées les
valeurs qui doivent être blanchies, le gagnant est domicilié dans un
pays plus respectable. Le montage utilise à la fois des sociétés
connues et des offshore. Le contentieux naît de la non-réalisation
des termes du contrat, et la sanction est le versement d’une
indemnité documentée par des avocats. Juridiquement, le transfert
est indiscutable. L’opération est crédibilisée par masse de faux
documents, de mises en demeure, de lettres d’avocats, de procès-
verbaux de réunions fictives. Quant aux arbitres grassement
rémunérés, il est aisé de les choisir chez des ressortissants des
paradis fiscaux. Ces montages utilisent les pratiques de la lex
mercatoria pour blanchir.
Les prêts adossés permettent de justifier une entrée de fonds par
un prêt accordé par une banque, filiale d’une banque installée dans
un paradis fiscal à laquelle les fonds illégitimes ont été confiés. Les
remboursements du prêt sont effectués pendant quelques années
puis la banque prélèvera directement les sommes sur le magot
caché chez elle. Une partie des rétrocommissions en provenance de
contrats militaires ont permis ainsi d’acheter de beaux appartements
boulevard Saint-Germain. Une opération qui pourrait bien
ressembler à cela a été décrite par Le Canard enchaîné dans son
édition du 3 juillet 2019. Elle concerne la villa ayant appartenu à
Raymond Barre au Cap-Ferrat.
Une villa, évaluée par les impôts à 4 millions d’euros au décès du
meilleur économiste de France, a été cédée en 2013 pour
14 millions d’euros à une société de marchands de biens domiciliée
à Villeurbanne et contrôlée à 100 % par une holding
luxembourgeoise. Les fonds nécessaires provenaient de plusieurs
comptes suisses et le solde, d’un emprunt d’un an souscrit auprès
d’une banque monégasque. Cela rassemble fort à une tentative de
faire réapparaître officiellement des fonds camouflés.
Les Balkany ont été soupçonnés d’avoir utilisé un montage
5
similaire lors de la vente en 1988 de leurs actions dans la société
familiale Laine et soie Réty, pour 31 millions de francs. Une
« cession suspecte », mais prescrite, qui aurait pu s’apparenter à
une opération de blanchiment.
« En juillet 1988, Patrick Balkany obtient un prêt de 3 millions de
deutschemarks de Suez Nederland en nantissant ses actions de la
société familiale. En 1989, il revend, via la Banque générale du
commerce (BGC), ses titres à une société suisse Supo Holding pour
31 millions de francs. […] Le 22 août 1989, premier versement de
16 384 000 francs d’un compte ouvert à l’UBS de Lucerne au nom
de Listime. L’argent ayant crédité ce compte provenait de la banque
du Liechtenstein à Vaduz, sur ordre de Lecaya Anstalt. Le 22 mars
1989, un second versement de 4 096 000 francs, de la société Supo
Holding. Le 5 mars 1991, un troisième versement de
11 024 950 francs de Supo Holding, cette société étant créditée
quelques semaines plus tôt d’une somme équivalente par Lecaya
Anstalt… »
L’auteur du rapport de police avait émis un doute, écrivant que
cette opération commerciale pouvait « avoir servi à masquer le
versement de fonds à M. Patrick Balkany, alors président de
l’Office ».
Ces pratiques sont maintenant très correctement documentées.
Les crédits documentaires, appelés aussi lettres de crédit ou
crédocs, lorsqu’ils constituaient le support des échanges
internationaux ont été très utilisés pour blanchir des fonds. Plusieurs
acteurs sont nécessairement impliqués :
le client acheteur qui importe le produit est « le donneur
d’ordre » ;
la banque du client importateur ou acheteur est dite
« émettrice » ;
le bénéficiaire est l’exportateur ou le vendeur ;
la banque du vendeur est dite « banque intermédiaire » ou
« confirmatrice ».
Ainsi, la banque intermédiaire remet à la banque émettrice des
documents qui prouvent que les prestations ont été effectuées. C’est
une fois ces documents remis que la banque émettrice paie la
banque intermédiaire, qui elle-même paie le bénéficiaire. Le
montage de blanchiment consiste à utiliser une fausse
documentation, les fonds sont ainsi transférés en l’absence de tout
transfert de produit.

LE BLANCHIMENT PAR LES MONTAGES FINANCIERS


Il est utilisé par des entités criminelles parfaitement intégrées
dans le système économique. Les blanchisseurs maîtrisent les
techniques et disposent de complicités dans le secteur. Les dérivés,
contrats de couverture payés au moment de leur création pour
couvrir des risques qui ne se réaliseront pas, sont intéressants. Ces
« modèles » de blanchiment qui sécurisent presque parfaitement les
opérations sont aussi utilisés pour camoufler les flux de la
corruption :

ils dissocient les flux financiers illicites des actes de corruption ou


de l’origine des fonds, la preuve des liens est donc quasiment
impossible à établir ;
les risques sont délocalisés vers des pays « spéciaux » qui,
même s’ils se sont engagés à collaborer, vont difficilement
dénoncer les poules aux œufs d’or ;
les sorties de fonds sont réalisées de manière différée et
aléatoire et ne permettent pas de réaliser des liaisons directes,
pourtant essentielles en matière de preuve ;
ils permettent de « mélanger » les opérations et de déplacer ainsi
des montants très élevés sur une succession d’opérations
normales en apparence.

Ces pratiques font appel à des intermédiaires spécialisés, tels


que des fonds d’investissement souvent adossés à des trusts. Les
fonds d’investissement permettent structurellement de guider les
gains vers tel ou tel bénéficiaire.
LE BLANCHIMENT ET LES ESPÈCES
Un prévenu déclarait il n’y a pas si longtemps « en matière de
preuves il n’y a rien de plus solide que le liquide », et ce n’est pas
faux ! En revanche, lorsqu’il s’agit de l’utiliser, la pratique est plus
complexe. L’excédent d’espèces ne pose guère de problèmes
lorsque le fraudeur est installé dans les pays, majoritaires, dans
lesquels les paiements sont réalisés de cette manière. L’analyse de
l’enrichissement personnel est malaisée, le cadastre est souvent
inexistant, parfois aisément modifiable, et l’utilisation systématique
de prête-noms et de sociétés civiles étrangères limite
considérablement les possibilités d’appréhender le véritable ayant
droit et d’évaluer son train de vie.
Dans ces pays, les espèces en provenance de la corruption, de
fraudes, des divers trafics et de diverses sources criminelles sont
stockées à la maison dans des cantines fermées à double tour chez
les corrompus, dans des sacs-poubelle ou dans des garages loués.
Les banques disposent aussi de coffres imposants pour protéger la
monnaie fiduciaire de leurs clients. Dans les pays criminalisés autour
du trafic de drogues, entre autres, on utilise majoritairement les
espèces et on peut constater leur importance dans les saisies, par
exemple. La chute au Mexique d’un criminel notoire (Le Young) a
permis d’identifier la présence de nombreux garages fermés bourrés
jusqu’au plafond de billets (205 millions de dollars en billets de
100 dollars) parfaitement rangés. Dans un pays d’Amérique du Sud,
un affaissement de terrain a jeté à la rivière un grand nombre de
sacs-poubelle remplis de billets. Ces derniers ont suivi le cours de
l’eau pendant plusieurs jours, les habitants voisins les récupéraient
avec des épuisettes car personne ne les avait réclamés. On rapporte
aussi, plaisanterie ou cas réel, qu’un ancien ministre des Mines
conservait son butin dans des cantines dans un appentis. Son
épouse irritée par le désordre qui y régnait a demandé à deux
ouvriers de s’en débarrasser. Le secret dans la famille présente
parfois des risques, et le corrompu a été obligé de se relancer dans
la politique en créant un parti pour reconstituer ses avoirs. Rien n’est
dit sur les rapports ultérieurs avec son épouse. Ces anecdotes
mettent en évidence les pratiques classiques et les risques qu’elles
présentent, en particulier la situation devant laquelle s’est trouvé
Didier Schuller, ancien directeur de l’office HLM des Hauts-de-Seine,
lorsque les boîtes Tupperware enterrées dans lesquelles il avait
camouflé les espèces avaient été boulottées par les sangliers.
Une fois que les montages de fraude ou de corruption ont permis
de stocker des fonds scripturaux dans des paradis fiscaux, ils
doivent être utilisés par les bénéficiaires dans leurs pays respectifs.
Ce sont alors d’autres pratiques qui sont installées.
La plus en vogue dans la jet society est la récupération
d’espèces par l’utilisation de cartes bancaires. J’ai constaté en
Amérique du Sud que des saisies de cartes de débit avaient été
opérées dans une camionnette, plus de 500 cartes ont été
récupérées, et chaque lot de 10 était entouré d’un élastique. Les
bénéficiaires n’ont pu être identifiés. Ce type de carte est utilisé
depuis fort longtemps par les fraudeurs qui ont installé fictivement
leur domicile en Suisse ou ailleurs pour ne pas payer d’impôts en
France. Ils ne peuvent ainsi être pistés et voir leur domiciliation
remise en cause.
Un système de cartes anonymes ou utilisant des prête-noms
permet de retirer des fonds aisément. Les cartes sont émises par
une « banquette », terme qualifiant une banque faisandée, ou par la
filiale d’une telle banque. Une société-écran de l’entité défiscalisante
ouvre un compte auprès de cette banque qui émet des cartes de
débit ou de crédit pour le compte du client, ce dernier devant créditer
la société-écran à partir de sa propre société offshore. Ce type de
carte est toujours utilisé, mais il perd du terrain car la concurrence et
l’innovation sont rudes.
6
L’aventure des Dubaï Papers permet de comprendre le
fonctionnement d’un groupe amené à protéger les fonds gérés des
évolutions du contrôle. Ce dernier, qualifié de « nébuleuse dans
l’ingénierie de l’opacité » récuse tout comportement frauduleux. Le
Parquet national financier a ouvert une enquête après de nombreux
dépôts de plainte. Trop risquées, les cartes anonymes ont été
remplacées par des cartes prépayées. La combine consiste à
demander plusieurs cartes au nom des membres du groupe et
d’utiliser pour cela des prête-noms… Le niveau de sécurité a été
relevé dans les échanges internes. Dès janvier 2013, la messagerie
traditionnelle a été remplacée par un système de communication
sécurisé via le réseau Tor. Les documents sont désormais transmis
aux clients via des messageries accessibles uniquement avec une
clé USB IronKey et un système de double authentification. Pour les
cartes aussi, le fonctionnement a été sécurisé, les clients ne
connaissent pas l’identité de la personne qui leur remet la carte. Le
nouveau système comprend quatre catégories de cartes prépayées.
La première concerne les membres du groupe qui disposent de ces
cartes « pour des raisons personnelles ». La deuxième s’adresse à
« ceux qui n’habitent pas en France, en Belgique ou en Italie ». La
troisième concerne les cartes servant à la distribution de cash en
main propre par des employés (en Belgique, en France, en Suisse et
au Luxembourg). Enfin, la quatrième et dernière catégorie de cartes
est destinée aux « clients qui ont absolument besoin de cartes
portées », en général les clients les plus riches. Un prête-nom sera
alors utilisé pour l’émission de la carte.
Au printemps 2016, le retentissement des Panama Papers
accélère la mise en place de nouvelles normes internationales de
transparence fiscale, commencée en 2009 par l’OCDE après la crise
financière de 2008. Plus d’une centaine de pays et territoires, dont
les Émirats arabes unis, se sont engagés à respecter la norme
relative à l’échange de renseignements sur les détenteurs de
comptes bancaires. Or c’est là que sont hébergés les comptes
bancaires offshore. Les avocats recherchent le schéma adapté au
niveau de confidentialité demandé. La solution est complexe. Les
sociétés offshore des clients ouvrent un compte dans la Blue Ocean
International Bank, à Porto Rico. La situation de ce territoire non
incorporé des États-Unis lui permet « d’échapper à l’échange
automatique d’informations fiscales, modèle OCDE », explique le
mémo d’un collaborateur datant de 2016. C’est à partir de cette
banque de Porto Rico que l’argent est ensuite investi dans un fonds
commun de placements à l’île Maurice… Fin 2016, de nouvelles
cartes sont mises à disposition, il s’agit de celles émises par la
société suisse YM (Yes Money). Sur son site Internet, le slogan de
cette société a le mérite d’être clair : « Confidentialité, sécurité et
7
accès facile à l’argent . »
Ces structures ne constituent qu’une infime partie d’un réseau
mondialisé dont les systèmes informatiques semblent être mieux
protégés.
La gestion des espèces ne génère pas toujours des montages
aussi complexes dans la distribution des fonds. Il est souvent fait
appel à des mulets qui transportent les fonds. Parmi eux, on a pu
rencontrer des avocats célèbres, des intermédiaires de haut niveau,
Bourgi et Takieddine ont affirmé en faire partie, ils le confirment,
comme quelques retraités qui complètent ainsi leur misérable
pension. Le surnommé Plastic Bertrand était de ceux-là. Ce retraité
transportait des fonds dans des sacs en plastique récupérés chez
Franprix ou ED. C’était le temps où les ventes d’armes étaient
synonymes de rétrocommissions. Un montage à la fois ingénieux et
primaire avait été aménagé qui permettait de distribuer les fonds
issus de ces ventes aux bénéficiaires. Plutôt que de rapporter les
fonds depuis les paradis fiscaux dans lesquels ils se trouvaient sous
une forme scripturale, on allait récupérer les fonds du « black » bien
présents en France au titre des ventes sans factures et des recettes
au noir du Sentier.
Deux problèmes étaient ainsi résolus avec une prise de risque
minimale, par la seule intervention d’un retraité, celui du transfert
des espèces qui était désormais remplacé par un virement de
compte à compte dans un paradis fiscal, et celui du transport des
espèces depuis le paradis fiscal jusqu’à la France. Les corrompus
venaient d’inventer l’économie circulaire.
Ainsi Samuel voyageait-il une fois par semaine entre le Sentier et
l’avenue George-V, amenant des espèces à la société pivot.
L’ensemble du système était codé, ainsi les fonds dès leur réception
étaient ventilés dans des enveloppes kraft et transmis aux
bénéficiaires. La comptabilité de cette distribution était tenue sur des
disquettes et sur un carnet manuel. Les bénéficiaires, outre
quelques « Pasqua boys » souvent fourrés dans ce type
d’opérations, étaient tous des membres importants du monde
politique.
L’opération « Virus » n’est qu’une déclinaison du montage
précédent. Le monde des trafiquants de drogue de banlieue et celui
des notables parisiens adeptes de la fraude fiscale et de l’abus de
biens sociaux, titulaires de comptes en Suisse et gros
consommateurs d’argent liquide « n’avaient aucune raison de se
croiser, si ce n’est pour acheter un peu de poudre blanche ».
Pourtant, dix-sept personnes ont été mises en examen pour
blanchiment en bande organisée, association de malfaiteurs ou trafic
de stupéfiants. Ainsi a été démantelée une filière internationale de
blanchiment organisée par trois frères, financiers d’origine
marocaine, implantée à Paris et à Genève.
En fait, l’argent ne quitte pas Paris. C’est là toute l’originalité de
la « El-Maleh Connection ». La tête du réseau de trafic de résine de
cannabis est installée à Casablanca et à Marrakech. Les El-Maleh
sont présents à Paris (Mardoché), à Genève avec Nessim, salarié
de la Private Bank de HSBC, dans laquelle est domiciliée la GPF
SA, une société de gestion de fonds créée en 1977 et présidée,
depuis son mariage avec la fille du fondateur en 1989, par Meyer El-
Maleh, 48 ans.
Ce système satisfait tous les utilisateurs, la famille, qui prélevait
une « commission » de 8 % ; les fraudeurs fiscaux, qui récupéraient
le cash à domicile ; les trafiquants, qui se débarrassaient d’une
partie des liquidités. Ces dernières étaient disponibles après un
parcours complexe sous la forme de biens immobiliers, à Marrakech,
Dubaï ou en Espagne, et de parts de sociétés.
Les fonds étaient instantanément recyclés, des virements
appuyés par des fausses factures leur font quitter la Suisse, transiter
par deux sociétés fictives à Londres, puis à Madrid pour terminer le
périple au Panama où une centaine de comptes ont été identifiés. Ils
sont ensuite investis. Les flux ont pu atteindre 100 millions d’euros
par an.
Le montage financier pour performant qu’il soit ne permet pas de
livrer la « fraîche ». C’est là qu’intervient le troisième larron, sans
profession connue ni revenu déclaré, il met les fonds à la disposition
des fraudeurs. Les billets une fois comptés sont placés dans des
sacs en plastique et livrés sous le format exigé, en général les billets
de 20 et 10 euros usagés, les plus demandés, aux lieux de rendez-
vous fixés. L’enquête a permis d’établir qu’en sept mois quelque
12 millions d’euros (à raison de « livraisons » allant de 100 000 à
400 000 euros) auraient ainsi changé de poche.
Les livraisons tout aussi sophistiquées et plus discrètes ont
longtemps fonctionné et peuvent encore être utilisées si une chaîne
de transfert s’installe. Cela nécessite l’utilisation des services d’une
société établie dans un paradis fiscal ou dans un pays peu contrôlé,
elle joue alors le rôle d’agent de change et de chambre de
compensation en mesure de livrer du cash un peu partout en
Europe. Un tel montage permet pour qui dispose de fonds dans un
paradis quelconque d’être livré à Paris par un montage discret et
sécurisé tant qu’une banque ne bloque pas le système. Les
opérations de livraison subséquentes aux transferts de banque à
banque ont d’abord été réalisées sous la forme de billets enveloppés
dans du papier journal toujours dans des sacs en plastique, un mot
8
de passe déclenchant la livraison . Désormais des cartes bancaires
spécifiques sont utilisées avec la plus grande discrétion. Les
informations de livraison sont souvent données oralement sans
aucune confirmation écrite.

LE BLANCHIMENT S’ADAPTE AUX ÉVOLUTIONS


EN UTILISANT LES CRYPTOMONNAIES

Le secrétaire au Trésor des États-Unis, Steven Mnuchin, lors


d’une audition au Congrès 9 a annoncé que la lutte contre l’utilisation
des cryptomonnaies pour échapper aux contrôles était une priorité,
et il a cité l’inculpation et la condamnation au civil d’un ressortissant
russe, opérateur d’une société appelée BTC-e. Les services de la
police financière du Trésor américain (Financial Crimes Enforcement
Network, FinCen) ont condamné civilement l’entreprise à payer une
amende de 110 millions de dollars. Le ressortissant devra s’acquitter
d’une amende de 12 millions de dollars. Les deux ont fait part de
leur désaccord. Ce fut une première pour les services du Trésor
américain dans ce domaine.
En France, Alexander Vinnik, jugé pour des extorsions massives
via un logiciel malveillant, a été relaxé à Paris pour ces
cyberattaques, mais condamné à cinq ans de prison pour le
blanchiment d’argent lié à ces attaques sur la plateforme citée plus
haut. Condamné après que 13 chefs d’inculpation sur 14 ont été
abandonnés, à cinq ans de prison et à 100 000 euros d’amende et
maintien en détention pour blanchiment aggravé, il a interjeté appel,
se considérant comme un opérateur « free-lance » de la plateforme.
Le parquet a aussi pour sa part fait appel de cette décision.
Le bitcoin est le précurseur des cryptomonnaies, les
développeurs ont créé de nouveaux protocoles de cryptomonnaie,
tels que Zcash, Monero et Dash, avec des fonctionnalités de
confidentialité qui rendent les transactions plus difficiles à tracer.
Monero, en particulier, progresse sur les marchés du darknet.
Les cryptomonnaies s’invitent dans l’immobilier : acheter dans
les beaux quartiers de Londres avec des sociétés-écrans, c’est fini !
La dernière mode, c’est l’achat en bitcoins. Les autorités
américaines soupçonnent à juste raison les ressortissants de
certains pays sous le coup de sanctions de profiter de la
cryptomonnaie pour blanchir leur argent. L’annonce a été rendue
publique par le réseau immobilier RedFin et reprise par l’AFP : à la
fin de 2017, 75 maisons et appartements de Floride et de Californie
ont été entièrement payés en bitcoins. Certains vendeurs ont même
affiché « bitcoin accepté » sur leur annonce. L’AFP rapporte qu’un
vendeur a même spécifié qu’il n’acceptait que cette cryptomonnaie
pour vendre son appartement estimé à 500 000 dollars. Un risque
d’ampleur au vu de la forte volatilité des monnaies virtuelles. Une
bonne part des acheteurs de biens immobiliers en bitcoins serait
originaire d’Amérique latine, en premier lieu du Venezuela afin de
mettre les fonds détournés de la rente pétrolière en lieu sûr.
Ce processus est bien un moyen de blanchir l’argent en évitant
les sanctions sur les transferts. Certains pensent cependant que le
chaînage des sociétés-écrans est moins risqué car les transactions
en bitcoins sont enregistrées dans le Blockchain, sorte de stockage
public de données. Certes, les noms des vendeurs et des acheteurs
sont des pseudos, mais de telles manœuvres laissent des traces.
Cela peut néanmoins être discuté, car les spécialistes du
10
blanchiment d’argent via la cryptomonnaie utilisent une VPN et des
« mixer » rendant les opérations anonymes. Dans la pratique, il
faudrait une longue procédure judiciaire pour obliger les sociétés
exploitant ce type de serveur à révéler les données privées de leurs
utilisateurs.

LES MONTAGES IMMOBILIERS


Le blanchiment par l’immobilier est un « must » dans ce
domaine. Il contente l’ensemble des participants, les notaires, les
agences immobilières, les hommes de paille qui sont mis à la tête
des sociétés-écrans, et les prestataires divers rémunérés en
espèces. Un dignitaire russe a acquis des propriétés de luxe dans le
sud de la France, avec des fonds occultes. Il a même payé un
dessous-de-table de 92 millions d’euros aux propriétaires français
qui ont sottement omis de déclarer aux impôts le paiement de la
vente. Ces propriétés ont été acquises par des sociétés offshore
gérées par son homme de paille, un financier suisse qui récuse la
qualité de prête-nom et revendique la propriété des immeubles.
L’achat a donc été réalisé par une société suisse qui détient des
sociétés luxembourgeoises, elles-mêmes propriétaires des villas
concernées, rien que de très classique. Cet achat aurait été effectué
pour près de 700 millions d’euros. Le dignitaire russe n’apparaît que
comme le locataire des villas. Quarante millions d’euros ont été
engagés dans des travaux et payés en espèces. Les fonds
provenaient d’une société holding immatriculée aux îles Vierges
britanniques et contrôlée par l’homme de paille. Cette coquille a été
citée dans les Panama Papers et a été liquidée en décembre 2016.
Ces transferts d’argent liquide ont suivi un cheminement classique :
les espèces provenaient de comptes bancaires suisses : 4 millions
d’euros pour l’entreprise qui a réalisé les voiries internes à la
propriété, 3 millions pour l’architecte des jardins, 800 000 euros pour
l’architecte de la villa, 600 000 euros pour l’entretien des espaces
verts. Il ne reste qu’à espérer pour eux que les bénéficiaires ont bien
déclaré ces revenus aux services fiscaux. Le transfert s’opérait par
des valises de billets ramenées de Suisse par le régisseur.
Airbnb permet aussi de blanchir à la petite semaine. Les escrocs
russes utilisent la plateforme pour transformer des sommes en
provenance de cartes de crédit volées grâce à la participation
d’hôtes corrompus. Ces mulets sont recrutés sur des forums
fréquentés par les malfaiteurs, comme le site Web d’information
américain a pu le constater en consultant un certain nombre de
récents « posts » cherchant des internautes volontaires.
La manœuvre est simple : les voleurs simulent la réservation
d’un logement, la transaction a lieu avec les propriétaires complices,
lesquels renvoient la somme une fois la commission déduite.
Pendant ce temps-là évidemment, personne ne se déplace
réellement dans les lieux loués, indique l’expert en cybersécurité
Rick Holland à Daily Beast.
« On fait 50/50 », peut-on lire dans un post de forum russe mis
en ligne par un escroc. « Vous recevrez l’argent deux jours après la
date de réservation », promet un autre. Un troisième post fait
mention d’une recherche de volontaires sérieux et désireux de faire
passer de 1 000 à 3 000 dollars à chaque transaction. Donc un
montage permettant de faire passer des sommes unitairement
faibles à chaque transaction mais sur une longue durée et qui
couvre la planète. Les blanchisseurs s’adaptent à la nouvelle
économie.

Et si les banques étaient « accros »


au blanchiment ?

Le directeur de l’Office des Nations unies contre la drogue et le


crime (ONUDC), Antonio Maria Costa, affirmait dans un article de
The Observer du 13 décembre 2009 11 que « l’argent de la drogue a
sauvé les banques pendant la crise mondiale […], pas une seule
banque internationale n’a été épargnée » par le phénomène. Des
dizaines de milliards de dollars ont été investis dans des
multinationales qui, pour certaines d’entre elles, accueilleraient des
parrains mafieux ou leurs conseillers dans les conseils
d’administration.
Les fonds et leurs propriétaires ont alors intégré le circuit et, de
ce fait, ils ont occulté le délit ou le crime initial. L’appât du bonus et le
fait que le blanchiment soit devenu une activité comme une autre,
génératrice de gains faciles, incitent les banquiers peu scrupuleux à
fauter.
LE BLANCHIMENT N’EST PAS UNE SPÉCIALITÉ
12
MEXICAINE

On est souvent intarissable sur le blanchiment des fonds de la


drogue en Amérique du Sud, en Afrique ou dans les pays asiatiques
et les pays de l’Est, on l’est moins lorsqu’il s’agit de banques
européennes ou américaines. Bloomberg évalue le blanchiment en
provenance des pays de l’Est à 900 milliards d’euros. Les
richissimes oligarques des pays de l’Est ont blanchi à tout rompre
utilisant des schémas intéressants bien qu’assez routiniers… Cette
opération se décline en trois temps.
Le premier temps est celui du concepteur du montage, en
l’espèce une entité domiciliée dans les pays de l’Est organise les
montages avec des avocats, des comptables et des commerciaux.
Elle a créé des sociétés aux Pays-Bas, à Chypre, à Malte, au
Royaume-Uni et en Irlande.
Le deuxième temps est celui des sociétés offshore et d’hommes
de paille, par lesquels les transactions intègrent les banques. En ce
qui concerne le blanchiment russe, trois sociétés britanniques, des
limited liability partnership (sociétés à responsabilité limitée), non
contrôlées en interne, et des sociétés des îles Vierges (75 sociétés
offshore), au final plus de 1000 sociétés ont été utilisées ainsi que
des structures dormantes.
Le troisième temps est celui des banques dans lesquelles les
contrôles sont faibles et dont l’importance est relativement modeste,
des filiales des grandes banques dans les paradis fiscaux ou des
banques locales. C’était le cas des filiales de Wachovia au Mexique
ou dans le montage des fonds russes, les banques dont les
actionnaires étaient russes ou détenues par des capitaux étrangers.
C’est à partir du défaut de contrôle de ces structures appelées à
disparaître rapidement que les fonds sont intégrés dans les comptes
des banques.
Au printemps 2017, les premiers échos identifiant un scandale
13
majeur de blanchiment apparaissent . Nordea, la plus grande
banque de Scandinavie, aurait traité 700 millions d’euros de
transactions suspectes entre 2005 et 2017, a rapporté la chaîne de
télévision finlandaise publique, citant des documents ayant fait l’objet
d’une fuite.
Danske Bank, la première banque danoise, fait l’objet d’une
enquête dans cinq pays, elle aurait laissé transiter plus de
200 milliards d’euros de paiements suspects en provenance de
Russie et d’États de l’ex-Union soviétique par sa branche
estonienne. La banque fait l’objet d’enquêtes au Danemark, en
Estonie, en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
Au moins 40 milliards de couronnes suédoises (près de
3,8 milliards d’euros) auraient été transférées chez Swedbank 14 et
15
Danske dans les pays baltes entre 2007 et 2015 . Les transactions
étaient portées par une cinquantaine de clients, entreprises sans
activité visible représentées par des prête-noms. Deutsche Bank,
JPMorgan et Bank of America auraient payé des transactions en
dollars pour la filiale estonienne de Danske jusqu’en 2015.
Naïveté, laxisme, cupidité ? Comment des institutions telles que
la Danske Bank, la Nordea ou la Swedbank, qui comptent parmi les
principaux établissements bancaires au Danemark, en Finlande et
en Suède, ont-elles pu tolérer de telles pratiques dont elles avaient
été informées ? Pourquoi les autorités de régulation financière, une
fois alertées, ne sont-elles pas intervenues ?
L’association Organized Crime and Corruption Reporting Project
(OCCRP) et le site Internet d’investigation lituanien 15min.lt, en
coopération avec 21 médias internationaux, ont disposé d’une fuite
de données bancaires concernant 1,3 million de transactions entre
16
233 000 entreprises . Ils ont ainsi révélé un autre système de
blanchiment russe, mieux connu sous le nom de « lavomatic
Troika », qui a fonctionné entre 2006 et 2013 et a facilité la sortie
d’environ 4,1 milliards d’euros, dont une bonne partie était de
l’argent sale. Un réseau de 75 entreprises enregistrées dans des
paradis fiscaux avait été mis en place avec des comptes bancaires
dans un établissement financier lituanien. Le système de
blanchiment a été utilisé pour les fonds issus de fraudes majeures.
La plus connue est l’affaire Magnitski, du nom d’un avocat russe
mort en prison après avoir dévoilé une arnaque fiscale vidant le
Trésor russe de 230 millions de dollars. Au moins 130 millions
d’entre eux seraient passés par le « lavomatic Troika », selon
l’OCCRP.
Un violoncelliste a aussi été l’un des bénéficiaires de ce système
de blanchiment. Il aurait perçu 61 millions d’euros et aurait bénéficié
d’un montage bien connu, celui du faux contentieux : 16 contrats ont
été conclus en une semaine, ils ont été aussitôt annulés et il aurait
reçu en compensation 11,6 millions de dollars. En voilà un qui
connaissait la musique.
Les prête-noms utilisés pour les sociétés offshore étaient des
Arméniens pauvres, qui n’étaient au courant de rien. La banque a
été vendue à Sberbank, la première banque nationale russe. En
Lituanie, la banque Ukio a été fermée en 2013 par le régulateur
parce qu’elle ne respectait pas les règles financières.
Le schéma moldave, des prêts fictifs validés par la justice
moldave, a bien fonctionné, toujours avec des fonds en provenance
de Russie. Une société-écran accordait à une autre un prêt fictif, que
celle-ci se disait incapable de rembourser avant de se mettre en
faillite. Grâce à la complicité de juges en Moldavie, la justice
autorisait le remboursement, par des sociétés russes, de cette dette
fictive à des créanciers prête-noms. Les juges moldaves auraient été
choisis d’après la Novaïa Gazeta, « parce que les juges russes sont
devenus trop chers ».
L’argent poursuivait sa « transformation miraculeuse », selon
l’expression du quotidien britannique The Guardian, vers des
banques lettones ou au sein de l’Union européenne, avec toutes les
apparences de la légalité. Enfin, il terminait sa balade dans des
grandes banques au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Suisse, en
Estonie ou aux États-Unis. Ces banques sont suspectées d’avoir été
peu regardantes sur l’origine des fonds ayant transité chez elles,
fonds qui auraient appartenu à l’élite des affaires moscovites –
environ 500 personnes, dissimulées derrière des structures
opaques, mais que les journalistes ont partiellement réussi à
identifier. Une grande partie des milliards blanchis se sont évaporés
dans le monde ténébreux des compagnies offshore.
Les blanchisseurs utilisent aussi un mécanisme de courtage qui
a facilité l’évacuation d’une dizaine de milliards de dollars. Les
clients investissent en monnaie locale dans des actifs auprès de la
filiale d’une banque dans le pays concerné. Au même moment, le
bureau de la même banque à Londres réalise des investissements
identiques en monnaie internationale pour le compte des mêmes
clients représentés par des entités enregistrées dans des paradis
fiscaux. Cette pratique permet de faciliter la sortie de capitaux.
Tout récemment, ce sont les dirigeants de la Scandinaviska
Enskilda Banken (SEB) qui ont admis avoir blanchi 25,5 milliards
dont les clients ne répondent pas aux exigences de la transparence.
On peut paraphraser La Fontaine, « ils n’en mourraient pas tous,
mais tous étaient frappés ». L’institution financière vaticane du
célèbre Institut pour les œuvres de religion (IOR) a aussi été
impliquée dans les plus grands scandales financiers italiens. De la
loge P2 au krach de la banque Ambrosiano en passant par l’affaire
Enimont, ou par les matchs de foot truqués. Plus de 2 000 clients
sont partis ou ont vu leurs comptes fermés et 20 000 comptes ont
été analysés. L’IOR étant la seule banque dont les distributeurs de
billets utilisent le latin pour guider le client.
Les régulateurs ont sanctionné ces banques : La BCE a
prononcé une amende de 13,5 millions d’euros pour blanchiment. La
Swedbank est en négociation avec les États-Unis sur la base de
4,8 millions de dollars. L’Inspection du secteur financier a prononcé
une amende de 50 millions de couronnes à la Nordea Bank. La
Deutsche Bank a écopé pour sa part d’une amende de près de
630 millions de dollars.

LES BANQUES EUROPÉENNES SONT DÉSORMAIS


17
FORTEMENT SANCTIONNÉES

Les scandales nordiques pointent les pratiques de blanchiment


d’argent en Europe, l’agence Moody’s souligne dans un rapport que
les banques européennes ont écopé entre 2012 et 2018 de
16 milliards de dollars d’amendes pour de tels faits. Ce montant
inclut les sanctions pour violation des embargos, et donc l’amende
record de 8,9 milliards de dollars a été infligée à BNP Paribas par les
États-Unis en 2014. Les régulateurs américains sont d’ailleurs à
l’origine de plus de 75 % des sanctions. Des enquêtes sont en cours
contre Danske Bank et Swedbank. « Les régulateurs européens
imposent des amendes plus élevées que par le passé », ajoute
l’agence de notation, en citant la sanction record de 775 millions
18
d’euros à l’encontre d’ING aux Pays-Bas en septembre 2018 . La
décision rapporte des faits troublants. Le dossier « A46 » dans
lequel la banque a laissé se multiplier les débits et crédits sur un
compte d’entreprise pour plusieurs centaines de millions d’euros,
« chiffre non cohérent avec le chiffre d’affaires prévisionnel déclaré,
soit environ 30 000 euros ». Ou le cas « d’un ancien responsable de
haut niveau d’une banque centrale » qui a perçu des virements
provenant d’une société luxembourgeoise sans que soit levé « tout
doute quant à l’origine des fonds ».
Dix-huit des vingt plus grandes banques européennes ont déjà
été condamnées pour des infractions en matière de lutte contre le
blanchiment d’argent ces dix dernières années, selon les
conclusions d’une société de conseil britannique transmises à l’AFP.
« Le blanchiment d’argent est un problème paneuropéen, avec
90 % des plus grandes banques du continent qui ont été
sanctionnées pour des infractions » aux dispositifs de lutte
antiblanchiment, explique le cabinet FortyTwo Data, spécialisé dans
les questions de conformité financière.
Les dix plus grandes banques européennes – les britanniques
HSBC, Barclays, Lloyds, les françaises BNP Paribas, Crédit
Agricole, Société Générale et BPCE, l’allemande Deutsche Bank,
l’espagnole Santander et la néerlandaise ING – ont toutes été
condamnées par des autorités de lutte contre le blanchiment
d’argent, rappelle-t-il.
En France la commission des sanctions de l’ACPR a sanctionné
une banque importante d’une amende de 10 millions d’euros en
2017. Elle avait relevé au cours de son contrôle plusieurs
dysfonctionnements, et en premier lieu, « la faiblesse persistante
des moyens humains consacrés au traitement, au niveau central,
des propositions de déclarations de soupçon », qui a eu pour
conséquence des délais anormalement longs de déclaration des
opérations suspectes. Elle dénonce aussi « la faible efficacité, à la
date du contrôle, des outils de détection des opérations atypiques
réalisées par les clients ». La même banque a tardé à mettre à jour
ses procédures afin qu’elles correspondent à la nouvelle
organisation, pourtant décidée dès 2013. « Des carences dans le
traitement de plusieurs dossiers individuels viennent corroborer ces
constats, en particulier des retards ou des défauts de déclarations
de soupçon », ajoute le superviseur. Elle est toutefois condamnée à
une amende nettement supérieure à celles prononcées en 2016 à
l’encontre d’autres établissements, également épinglés pour des
manquements en matière de lutte contre le blanchiment. Le
28 décembre 2016, la filiale française d’une banque danoise s’est vu
infliger une sanction pécuniaire de 900 000 euros.
Une autre grande banque française s’est vu infliger un blâme
assorti d’une amende de 50 millions d’euros du fait des
manquements dans son dispositif de lutte contre le financement du
terrorisme. « Ces sanctions répriment une carence grave du
dispositif de détection », a souligné l’Autorité de contrôle prudentiel
et de résolution (ACPR). La banque publique française a indiqué de
son côté avoir décidé d’engager un recours devant le Conseil d’État
contre cette sanction.
Les faits reprochés par l’ACPR concernent le fonctionnement des
mandats cash nationaux, qui permettent de transférer très
rapidement des fonds à un tiers, et le gel des avoirs, qui oblige un
établissement à bloquer les actifs de toute personne ou société
sanctionnée par les autorités. L’ACPR reproche à la banque de ne
pas s’être « dotée d’un dispositif lui permettant de détecter, avant
leur exécution, les opérations de mandat cash nationaux (MCN) au
bénéfice de personnes faisant l’objet d’une mesure européenne ou
nationale de gel des avoirs ».
La commission des sanctions de l’ACPR a annoncé avoir infligé
en 2018 un blâme et une amende de 8 millions d’euros à l’encontre
d’assurances en raison de manquements à leurs obligations de
vigilance et de signalements à Tracfin. La lourdeur de la sanction
tient compte de la gravité des faits, mais aussi de l’ampleur des
moyens mis en œuvre pour mettre à niveau le dispositif.
La commission avait condamné l’une des majors françaises à
une amende de 500 000 euros, dans le cadre d’un vaste audit mené
en 2010 et 2011 auprès des grands acteurs de la banque privée en
France. La synthèse de ces 17 contrôles avait révélé des
« insuffisances significatives » aux obligations de lutte contre l’argent
sale, comme des failles entre sociétés mères et filiales établies à
l’étranger, une absence de classification des risques, voire la sous-
traitance des obligations de vigilance.
Les banques ne sont pas les seules à être sanctionnées,
quarante-trois professionnels ayant favorisé le blanchiment d’argent
ont aussi été sanctionnés en 2016, un chiffre en hausse de 24 % par
rapport à 2015, selon un rapport de la Commission nationale des
sanctions (CNS). Cela porte à 79 le nombre de personnes
sanctionnées depuis la mise en place de la commission en
octobre 2014, indique ce rapport.
Dans le détail, 22 dossiers ont été examinés, 11 concernant des
agences immobilières, 9 des entreprises de domiciliation et 2 des
casinos et cercles de jeux.
En 2016, 70 sanctions ont été prononcées, aussi bien à
l’encontre de personnes physiques que de personnes morales.
« Les manquements le plus souvent établis ont porté sur l’obligation
d’identification et de vérification de l’identité du client […], l’obligation
de recueillir des informations et d’exercer une vigilance constante
sur la relation d’affaires […] et l’obligation de formation et
d’information régulière du personnel », indique le rapport.
La CNS a retenu en 2016 pour la première fois des
manquements à l’obligation de déclarer des soupçons à la cellule de
renseignement financier Tracfin. La CNS a été créée pour punir les
professionnels accusés de créer des conditions favorables au
blanchiment d’argent ou au financement du terrorisme,
volontairement ou non.
Les ministres des Finances de l’UE se sont engagés à améliorer
les règles communautaires pour lutter contre le blanchiment,
notamment en renforçant les pouvoirs du régulateur bancaire
européen, l’Autorité bancaire européenne (ABE), fondée en 2010.
L’entité, dont le siège va déménager en 2019 de Londres à Paris,
pourrait voir ses moyens augmenter pour assurer une surveillance
unique plus efficace en matière de lutte contre le blanchiment. Il était
temps. Cependant cette structure semble très en retrait dans ce
domaine car, d’après Europol, les activités suspectes atteindraient
1 % des richesses de l’UE, soit l’équivalent de son budget annuel. Et
l’ABE vient de clôturer l’enquête portant sur le blanchiment de
200 milliards par les banques, décrit plus haut, sans sanctions
claires bien qu’ayant constaté des manquements évidents.
Outre l’appât du gain, un autre phénomène peut expliquer ces
dérives, c’est l’aléa moral produit par l’effet taille. La banque se sait
invulnérable. On passe du too big to fail au too big to manage. Les
banques sont tellement importantes qu’elles ne sont plus gérables,
et il suffit d’un nombre très faible de personnes judicieusement
placées pour créer des problèmes incommensurables. L’un des
exemples, un peu ancien, de cette tendance est celui de la limitation
des bonus des traders par le G20 en 2010. Les banques ont
immédiatement contourné la règle.
En réalité, les sanctions, pour importantes qu’elles soient, même
évaluées en milliards, ne représentent que des broutilles pour des
structures de ce genre. Nous avions, avec quelques-uns de mes
élèves, étudié le coût comparé d’une sanction d’un milliard d’euros
avec celui qui affecterait, toutes proportions gardées, le salaire d’un
cadre, et l’impact pour ce dernier serait de moins d’une centaine
d’euros par mois. Ce comparatif très grossier montre que ces
sanctions ne constituent pas un système préventif suffisant.
L’autocontrôle restant sans effet, il est absolument nécessaire de
renforcer les règles et de sanctionner directement les plus hauts
dirigeants, qui ne seraient plus too big to fail.

Finalement, le blanchiment comme les autres montages


frauduleux ne sont-ils pas une bénédiction pour l’économie telle
qu’elle est conçue aujourd’hui ? Il apparaît que la croissance, quoi
qu’on en pense, n’atteindra plus jamais le niveau attendu, à
l’exception de quelques pays dont on peut penser qu’ils ralentiront
bientôt, et le blanchiment est un moyen d’atteindre fictivement ces
attentes. Cela relève aussi d’une analyse macroéconomique et d’un
constat, celui de l’importance de l’argent gris dans le produit brut
mondial. Le blocage de ce phénomène aurait un effet inflationniste
et limiterait la croissance. Lorsque je travaillais aux impôts, le
discours suivant était rapporté : « La fraude permet le
développement économique car l’économie du black finance la TVA,
avec l’exemple de l’achat d’une voiture de luxe. » Certes, mais il ne
faisait jamais état de la fraude à la TVA ni des dégâts sociaux
causés par la fraude.
Il se passe la même chose avec le blanchiment, le refus de
réduire de manière significative le blanchiment et ses causes est une
politique de gribouille car elle occulte des risques majeurs.
L’absence d’obstacles sérieux au blanchiment facilite le contrôle de
l’activité mondiale par des capitaux non identifiés et la disparition
programmée d’un modèle démocratique. Est-il acceptable qu’une
partie majoritaire du capital d’une grande société soit détenue par un
criminel condamné ou par des personnes poursuivies pour
corruption ?
DEUXIÈME PARTIE

FRAUDES ET FISCALITÉ
CHAPITRE 1

Un sujet issu du fond des temps


L’évolution d’un délit particulier

Toujours la même histoire


e
Au XV siècle, la fraude fiscale est considérée comme un crime
de lèse-majesté, sanctionné par des amendes. Seule la
transposition du refus de l’impôt en acte politique est poursuivie
comme un crime. Le sang pour les « révoltes populaires », l’amende
pour l’évitement. Au XVIIIe siècle, le système répressif fonctionne à
l’identique : « intransigeance pour l’opposition frontale, indulgence
pour la soustraction discrète ».
La Révolution française installe un système de taxes évaluées
sur des bases « visibles et consenties », écartant toute procédure
inquisitoire.
e
Au début du XX siècle, l’impôt progressif sur les successions et
l’impôt sur le revenu sont créés et suivis d’une évasion
extraordinaire.
En 1932, des poursuites judiciaires contre les titulaires des
comptes ouverts à la Commerciale de Bâle sont engagées, l’envoi
des mises en demeure de payer ayant été omis, toutes les
poursuites se soldent par des non-lieux. Les responsables suisses
sont condamnés puis amnistiés.
Après la Seconde Guerre mondiale, la France a besoin d’argent
et affiche des mesures fortes. En 1948, des peines
d’emprisonnement sont édictées. En 1952, des mesures spécifiques
comme l’affichage et le retrait du permis de conduire sont votées. En
1954, le « chiffonnier milliardaire » Joseph Joanovici, inventeur du
« tourniquet », pour frauder la TVA, est condamné par contumace. À
partir de 1960, les peines de suspension du permis de conduire et
d’interdiction de gérer sont affichées.
Au cours des années 1970, des contrôles sectoriels sont
développés et des poursuites contre des personnages importants,
médecins, chanteurs célèbres, sportifs médecins, sont engagées.
Puis l’administration perd le pouvoir de suspendre le permis de
conduire et d’interdire la gestion.
Depuis 1977, le « système fiscal contractuel » a été institué, il
distingue l’erreur et la fraude. La Commission des infractions fiscales
a alors été créée.
La loi ESSOC de juillet 2018 introduit un « droit à l’erreur », les
agents du fisc sont tenus d’être accomodants avec les entreprises
jugées « de bonne foi ». Par expérience, les fraudeurs ne
commettent pas d’erreurs, ils organisent les montages ou en sous-
traitent la mise en place à des professionnels. On peut toutefois
comprendre l’intérêt de ce dispositif : il s’agit de négocier
globalement les droits et pénalités pour éviter un procès. L’adage
populaire le formule si bien : « Mieux vaut un mauvais accord qu’un
bon procès. » Le politique ne s’en plaint pas.
Le ministère des Finances, désireux de sécuriser les rentrées de
fonds, s’ouvre à la négociation. Or une négociation, c’est un rapport
de forces. Face à des négociateurs disposant de moyens illimités,
les agents devraient être pourvus des moyens d’échanger d’égal à
égal. Sinon, c’est une opportunité supplémentaire qui est offerte aux
fraudeurs. De plus, ce choix politique crée des risques sérieux pour
les agents. Le négociateur peut se laisser entraîner par les sirènes
des entreprises et se trouver en situation de conflit d’intérêts, voire
de corruption. Quant au contrôleur, il peut être tenté de relâcher ses
recherches puisque la décision est prise ailleurs. Il est donc
essentiel de renforcer les contrôles des pantouflages dans les deux
sens et cela vaut pour tous les niveaux hiérarchiques.
On est souvent déconcerté par les décisions du monde politique.
Les députés ont proposé un amendement stipulant que l’aide aux
entreprises présentes dans les paradis fiscaux de la liste française
soit refusée. Le Sénat l’a accepté et l’Assemblée a… rejeté
l’amendement ! La buvette était pourtant fermée. Toutefois, cet
amendement ne présentait pas de grands risques pour les
entreprises, seule l’inversion de la charge de la preuve lui donnerait
vie, et encore faudrait-il élargir grandement la liste des paradis
fiscaux : les entreprises devraient alors démontrer qu’elles n’utilisent
pas ces territoires pour des opérations fiscales.
C’est l’affaire Cahuzac qui a relancé la lutte contre la fraude
fiscale. C’est sa faute qui a permis le vote de la « loi panique » de
2013. À la réflexion, les yeux dans les yeux, Jérôme Cahuzac aura
été exceptionnellement utile en créant ce scandale.

Où en sommes-nous ?

UNE VISION BIENVEILLANTE DES CONTRIBUABLES


Le rapport de la Cour des comptes publié le 2 décembre 2019
tombe fort à propos, il a le mérite de faire le point sur la situation et
de mettre en évidence des constats anciens. Le monde politique, le
couteau dans les reins, développe une politique répressive avec des
outils puissants, mais dont les effets sont limités. Le fait de
considérer tous les contribuables comme étant a priori honnêtes
améliore, certes, le service rendu à ces derniers, chacun peut le
constater, mais dissuade peu les autres. La porosité entre les hauts
cadres administratifs, judiciaires, politiques et les entreprises est
forte. Les grands fraudeurs, les gestionnaires d’entreprises et ceux
qui légifèrent, appartiennent au même monde.
Certains actionnaires, certaines entreprises, certaines banques
au-dessus de tout soupçon n’hésitent pourtant pas à édifier et à
diffuser des montages complexes conçus à un très haut niveau
comme les fraudes « CumCum » et « CumEx ». Ces manipulations
financières de tradeurs auraient détourné des caisses publiques
(impôt sur les dividendes) 55 milliards d’euros en quinze ans, alors
que les États finançaient la survie de ces mêmes banques. Le
système fonctionne encore dans les pays qui n’ont pas bloqué
l’hémorragie. La France aurait été impactée à hauteur de 3 milliards.
Le montage concerne les actions d’entreprises détenues par des
étrangers.
1. Avant le versement des dividendes, des actions sont
transférées à un autre actionnaire à Dubaï, où la convention fiscale
ne prévoit pas de taxation.
2. Le dividende est versé à cet actionnaire.
3. Les actions sont ensuite rendues au premier propriétaire et les
gains, évalués entre 15 et 30 % des sommes, sont partagés.

Le système CumEx améliore le montage en intégrant une


succession de transferts extrêmement rapides et des ventes à
découvert. Il devient plus rémunérateur et incontrôlable.
1. X est un propriétaire étranger d’actions, il perçoit son
dividende taxé par l’État et sera remboursé.
2. Y est aussi un actionnaire étranger, il achète des actions à
découvert à Z qui ne les détient pas, ce dernier en demande le
remboursement à l’État alors qu’ils ne sont pas taxés.
3. Z les achète à X pour honorer sa vente à Y avant le
détachement du dividende.
Les députés européens ont demandé à l’Autorité de contrôle des
banques de s’approprier le sujet. J’ai moi-même été confronté à un
système assez proche dans les années 1980. Les entreprises
obtenaient un crédit d’impôt justifié par l’achat de titres. Une foule de
titres étaient achetés au cours des trois derniers jours de l’année et
revendus le 2 janvier, mais le crédit d’impôt était pourtant accordé
sur tout l’exercice. La fraude se poursuit donc comme jamais. Les
révélations des leaks ont rendu publics les noms de contribuables
ayant utilisé des montages complexes et récurrents pour échapper à
l’impôt. En Grande-Bretagne et en Allemagne, les fraudeurs ont
immédiatement écopé de sanctions pénales lourdes. En France,
quelques cas ont fait l’objet de sanctions, il était difficile de faire
autrement. Comme l’expose très clairement l’ouvrage L’Impunité
1
fiscale , il existe toujours un écart entre « les condamnations de
principe et la rareté des sanctions ». Cette contradiction est aussi
due en grande partie au choix de récupérer des fonds rapidement,
une procédure pénale pouvant durer des dizaines d’années sans
garantie de condamnation.

LA POURSUITE DES FRAUDES N’EST PAS SI SIMPLE


Les montages performants sont organisés, diffusés, proposés et
agencés de manière professionnelle, utilisant l’international même
pour des structures de faible importance. Très compliqués à
analyser et à poursuivre, ils nécessitent d’importants moyens
humains et informatiques pour apporter les preuves. La plupart des
fraudes considérées comme occasionnelles sont devenues
récurrentes. Il y a fraude et fraude : une fraude sur amortissement
ou provision embellit certes le carnet de chasse, mais ne présente
qu’un intérêt limité, elle peut même constituer un leurre. Les
fraudeurs d’habitude protègent chaque transaction en créant des
sociétés distinctes et une documentation spécifique appuyée par des
analyses de consultants. Le contrôle numérique auquel on attache
beaucoup d’attention n’est qu’une brique dans l’environnement de
contrôle. Il ne semble pas qu’une augmentation sensible des
effectifs adaptés et formés soit prévue dans ce domaine, pas plus
qu’une coordination entre services faisant fi des problèmes de
chapelles ait été complètement intégrée. En France le traitement de
la grande criminalité financière mériterait un plus grand nombre de
substituts et de fonctionnaires affectés au contrôle ainsi qu’une
formation d’experts. Il ne semble pas non plus que les formations
spécifiques de haut niveau soient en forte augmentation.
La fraude reste en partie impunie, elle conforte un sentiment
d’impuissance des citoyens. Elle renforce l’idée d’une opposition des
classes, un monde existe entre le monde « kérosène/Net » utilisant
les montages organisés et ceux qui, enracinés, ne peuvent échapper
aux taxes, aux contraventions, aux augmentations diverses. Ces
derniers ne disposent plus de la maîtrise démocratique. Le
mouvement des Gilets jaunes trouve là son origine. La fracture
fiscale est d’autant plus marquée qu’elle apparaît clairement chez
les bénéficiaires des niches fiscales. C’est ainsi que se renforcent
les inégalités, ce n’est pas nouveau, François Rabelais l’avait déjà
2
constaté : « Or çà, les lois sont comme les toiles d’aragne, or çà les
simples moucherons et petits papillons sont pris, or çà les gros taons
malfaisants les rompent, or çà et passent à travers. »
Il faut bien comprendre que le contribuable lambda est plusieurs
fois volé dans le système actuel. Il doit d’abord financer par ses
impôts une partie des montants éludés et subir la contraction des
dépenses si chère aux « crétins libéraux ». Celle-ci détruit la
solidarité nationale en opposant le privé au public, les pauvres et les
moins pauvres, et son application pointilleuse dans les hôpitaux a
donné les résultats qu’on sait. Il lui faut aussi ensuite participer au
remboursement de la dette dont une partie peut provenir de sociétés
offshore, passagers clandestins des marchés, recyclant ainsi des
fonds frauduleux ou criminels. Et, enfin, l’évasion fiscale aggrave le
déficit et conduit les gouvernements à accorder des cadeaux fiscaux
dont l’efficacité est parfois douteuse.

LA TENDANCE CROISSANTE À LA NÉGOCIATION PÉNALE


Le recours au plaider-coupable pour résorber le grand nombre
de procédures fait que le marchandage judiciaire se vend bien. Ces
négociations permettent de clôturer une procédure ou d’éviter un
procès en blanchiment de fraude fiscale (HSBC a payé plus de
300 millions d’euros au PNF, le parquet national financier). Cet
accord constituait la première Convention judiciaire d’intérêt public
(CJIP) signée en France. La procédure permet à une entreprise
poursuivie de négocier une amende, sans aller en procès ni en
procédure de plaider-coupable. Le PNF est devenu leader dans ce
domaine, réduisant par ce fait les opportunités d’incursion du DOJ
(Department of Justice) et surtout l’évaluation de la compliance a été
dévolue à l’Agence française anticorruption (AFA) et non aux entités
américaines spécialisées. Cela pourrait à terme réduire l’asymétrie
de traitement constatée lors des poursuites extraterritoriales. Cette
tendance à négocier touche le fiscal comme le pénal, l’impact du
paiement de l’amende pourrait n’être que relatif, car comptabilisé en
3
charges par la grâce d’un montage assez simple .

NOTRE SYSTÈME FISCAL NE COMPTE QUE TROIS IMPÔTS


PROGRESSIFS

L’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP), celui


portant sur les droits de succession (droits de mutation à titre
gratuit), et l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) pèsent
proportionnellement davantage sur les revenus et les patrimoines
des plus riches que sur ceux des pauvres et des classes moyennes,
mais ils sont en régression. Le système fiscal semble
subrepticement tendre vers un système régressif. Comme le
préconisait Alphonse Allais : « Il faut prendre l’argent là où il se
trouve : chez les pauvres. D’accord, ils n’en ont pas beaucoup, mais
ils sont si nombreux ! » En revanche, le fameux ruissellement, tant
attendu pour des allègements, s’il est sans effet des plus riches vers
les plus pauvres et affecte même les dons, fonctionne très bien en
flux inversé.
Quant aux classements internationaux, ils doivent susciter une
grande méfiance. Au cours du mois d’août 2019, un institut de
recherche fiscale américain, la Tax Foundation 4, a publié le
classement des pays de l’OCDE en fonction de leur compétitivité
fiscale. D’après leurs critères, les pays les mieux notés sont ceux qui
sont attractifs pour l’investissement et la production. La France
obtient son meilleur classement pour les taxes sur la consommation
et son plus mauvais classement pour les taxes sur la propriété et sur
celles des entreprises et des ménages. C’est bien dans cette
direction que la fiscalité évolue, suivant en cela les canons libéraux.
Un brin d’ironie peut sourdre de ces classements. Le pays le mieux
classé est l’Estonie.

Fraude, optimisation, évasion fiscale

DÉFINITIONS
La fraude fiscale (art. 1741 du code général des impôts) vise à
contourner illégalement l’impôt par un comportement volontaire et
délibéré. Des sanctions pénales et fiscales s’appliquent aux
délinquants. Sur proposition de la CIF (Commission des infractions
fiscales), un dépôt de plainte peut être déposé par l’administration
fiscale et depuis peu, avec la modification du « verrou de Bercy »,
par les juges d’instruction. Le délit de blanchiment de fraude fiscale
peut aussi être utilisé. La notion de « fraude » est utilisée dans les
situations d’évitement volontaire de l’impôt, elle se distingue alors
des erreurs et des oublis, volontaires ou non.
La fraude est « une infraction à la loi commise dans le but
d’échapper à l’imposition ou d’en réduire le montant ». L’infraction
pénale suppose la réunion de trois éléments : l’élément légal, ne pas
respecter le droit en vigueur ; l’élément matériel, le montant de
l’impôt éludé ; et l’élément moral, l’intentionnalité.
L’infraction pénale comporte plusieurs classes sanctionnées
différemment : la contravention, le délit et le crime. En matière de
fraudes, il peut s’agir d’une « petite » fraude, d’une omission
exceptionnelle de déclaration, d’un montant faible, d’un décalage. Ici
l’évitement de l’impôt se traduit par des pertes limitées pour les
finances publiques. Pour celles dont la perte est importante ou qui
sont récurrentes, le traitement en termes de sanctions fiscales
diffère. Au-delà de la reprise des sommes éludées (rectification) et
de l’intérêt de retard, les sanctions peuvent consister en des
pénalités dites « exclusives de bonne foi » : une majoration de 40 %
si la mauvaise foi est établie, une majoration de 80 % en cas de
manœuvres frauduleuses et éventuellement les sanctions pour
opposition à contrôle fiscal. Le type de sanctions suit la gravité de la
fraude.
L’optimisation fiscale utilise un mécanisme en principe légal qui
permet d’échapper à des impositions. Il s’agit d’un contournement de
la législation fiscale ou de l’exploitation de failles existantes (niches
fiscales ou régimes dérogatoires), ou encore de l’utilisation de
facilités mises à disposition par certains pays. Il n’y a pas d’infraction
à la législation fiscale. En revanche, lorsque le montage est artificiel,
lorsque le but est essentiellement fiscal, l’infraction est constituée.
Lorsque l’optimisation fiscale est considérée comme illégale, les
actes n’ayant d’autre fondement que l’évitement de l’impôt, elle est
passible d’un abus de droit. Le professeur Maurice Cozian définit
l’abus de droit à sa manière : « L’abus de droit est le châtiment des
surdoués de la fiscalité. Bien évidemment, ils ne violent aucune
prescription de la loi et se distinguent en cela des vulgaires
fraudeurs qui, par exemple, dissimulent une partie de leurs
bénéfices ou déduisent des charges qu’ils n’ont pas supportées.
L’abus de droit est un péché non contre la lettre, mais contre l’esprit
de la loi. C’est également un péché de juriste ; l’abus de droit est
une manipulation des mécanismes juridiques là où la loi laisse la
place à plusieurs voies pour obtenir un même résultat ; l’abus de
droit, c’est l’abus des choix juridiques. »
L’évasion fiscale, c’est le mélange de l’optimisation et de la
fraude. Dans les travaux du « paquet de lutte contre l’évasion
fiscale », la Commission européenne a considéré que la fraude et
l’évasion fiscale constituent toutes deux des activités illégales
consistant à se soustraire à l’assujettissement à l’impôt. Les règles
fiscales en vigueur sont appliquées, mais d’une façon jugée non
pertinente.
Les exemples d’évasion fiscale les plus utilisés sont la réalisation
de « montages fiscaux complexes » aux seules fins d’éluder tout ou
partie de l’impôt, ou bien le déplacement de l’activité locale dans un
paradis fiscal, et également le transfert de son patrimoine dans des
pays à fiscalité privilégiée. On qualifie l’acte de partir à l’étranger
pour éviter l’impôt d’« exil fiscal » ou d’« expatriation fiscale ». Le
déplacement de la résidence fiscale en constitue l’acte central :
s’installer véritablement en Belgique, par exemple, implique d’y
déclarer ses revenus.
Finalement, la différenciation entre les malhonnêtes et les malins
se fait par les moyens qui peuvent être engagés dans la réalisation
des montages. Denis Healey, membre du Parti travailliste et ministre
des Finances du Royaume-Uni dans les années 1980, prétendait
que « la différence entre l’optimisation et l’évasion fiscale réside
dans l’épaisseur des murs d’une prison ».

LES MOYENS DE LUTTE


Les scandales des Panama Papers et des Paradise Papers ont
clairement posé le problème de l’évasion fiscale internationale. Les
enquêtes révèlent une multitude de montages d’exemption fiscale.
Du fait de son opacité, le montant de l’évasion fiscale est difficile à
évaluer. Des rapports publics permettent néanmoins d’établir
quelques ordres de grandeurs. La lutte contre la fraude et l’évasion
fiscale est un enjeu majeur de souveraineté. C’est la condition
essentielle du respect du principe d’égalité devant l’impôt. Elle a une
triple finalité : dissuader, sanctionner et budgétiser. Elle répond à un
principe d’équité entre les citoyens et les entreprises, mais c’est
aussi un remarquable support de communication politique.
En France, plusieurs lois et lois de finances rectificatives ont
renforcé la lutte contre la fraude fiscale.

La loi contre la fraude fiscale et la grande


délinquance économique et financière de 2013

La « loi panique » faisant suite au scandale Cahuzac renforce la


répression de la fraude fiscale complexe et de la délinquance
économique et financière. Afin de faciliter la poursuite, l’instruction et
le jugement des affaires complexes, la loi a créé des juridictions
interrégionales spécialisées et attribue au TGI de Paris une
compétence nationale. Un procureur général financier près du TGI
de Paris a été par ailleurs institué. La Haute Autorité pour la
transparence de la vie publique (HATVP) et l’Office central de lutte
contre la corruption et les infractions financières et fiscales
(OCLCIFF) et le Parquet national financier 5 ont été créés à cette
occasion. Ce dernier traque la grande délinquance financière avec
un certain succès. Il a donc beaucoup d’ennemis dans les sphères
politiques et économiques ; il est scandaleusement critiqué par les
justiciables pour ses investigations. Finalement, les tricheurs et leurs
conseils drapés dans leur sombre vertu créent un brouhaha indigne
sans que les plus hautes instances politiques défendent l’institution.
o
La loi n 2018-898 du 23 octobre 2018 relative
à la lutte contre la fraude

Elle consolide les moyens de détection et de caractérisation de la


fraude avec :

la création d’une « police fiscale » au sein du ministère chargé du


Budget, afin d’accroître les capacités d’enquête judiciaire en cas
de fraude fiscale ;
le renforcement des pouvoirs de la douane en matière de lutte
contre les logiciels frauduleux (logiciels dits « permissifs »
conçus pour permettre et dissimuler la fraude) ;
la consolidation des échanges d’informations utiles à
l’accomplissement des missions de contrôle et de recouvrement
entre agents chargés de la lutte contre la fraude.

Le texte renforce également les moyens de sanction de la fraude


avec :

la mise en œuvre d’une logique de publicité plus large des


sanctions, tant pénales qu’administratives, en cas de fraude
fiscale – le naming and shaming. Concrètement, il s’agit
d’appliquer par défaut la peine complémentaire de publication et
de diffusion des décisions de condamnation pour fraude fiscale,
aujourd’hui prononcée de manière facultative par le juge pénal ;
la création d’une sanction administrative complémentaire des
sanctions financières existantes, consistant à rendre publics les
rappels d’impôts et les sanctions administratives pécuniaires
dont ils ont été assortis pour les fraudes les plus graves ;
la création d’une sanction administrative, exclusive des sanctions
pénales, applicable aux personnes qui concourent, par leurs
prestations de services, à l’élaboration de montages frauduleux
ou abusifs, afin de sanctionner aussi les professionnels
complices ;
l’aggravation de la répression pénale des délits de fraude fiscale
en prévoyant que le montant des amendes puisse être porté au
double du produit tiré de l’infraction ;
l’extension de la procédure de comparution sur reconnaissance
préalable de culpabilité (CRPC) dite de « plaider-coupable » en
matière de fraude fiscale pour assurer une réponse pénale plus
rapide et plus efficace ;
le renforcement des sanctions douanières applicables en cas
d’injures, de maltraitance ou encore de troubles à l’exercice des
fonctions des agents des douanes, ainsi qu’en cas de refus de
communication des documents demandés ;
l’extension de la liste française des États et territoires non
coopératifs (ETNC) en matière fiscale à la liste de l’Union
européenne (UE).
Ces dispositions renforcent l’efficacité de l’action des différentes
administrations dans la lutte contre les fraudes fiscales, sociales et
douanières, mission essentielle au maintien du pacte républicain.
Cependant, la lutte contre la fraude ne peut être actuellement
conçue que si elle est mondialisée car elle nécessite une
coopération internationale.
Une procédure édictée par les articles L 80 A et L 80 B modifiés
o
par loi n 2018-727 du 10 août 2018, art. 9, qui introduit la garantie
fiscale, peut générer des problèmes. En effet, « [i]l ne sera procédé
à aucun rehaussement d’impositions antérieures […] si, dans le
cadre d’un examen ou d’une vérification de comptabilité ou d’un
examen contradictoire de la situation fiscale personnelle, et dès lors
qu’elle a pu se prononcer en toute connaissance de cause,
l’administration a pris position sur les points du contrôle, y compris
tacitement par une absence de rectification ». Hélas, vérifier en
quelques mois une société et 85 filiales dans les conditions actuelles
est impossible. Il n’est pas possible au cours d’une vérification
générale de comptabilité de tout voir. Ainsi le paragraphe « y
compris tacitement par une absence de rectification » me semble
relever plus d’une opération de blanchiment d’opérations non
contrôlées, mais pouvant être irrégulières, que d’un élément
contribuant à la sécurité juridique des entreprises et à la rentrée des
fonds.
La lutte contre les fraudes a été assez fondamentalement
modifiée depuis la loi « panique » de 2013. En effet, des moyens
nouveaux permettent de mieux « travailler » le problème :

la reconnaissance préalable de culpabilité et la Convention


judiciaire d’intérêt public ;
le Service d’enquête judiciaire des finances ;
la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale
(BNRDF) ;
le data mining ;
l’utilisation des données publiques (ce service existait en support
papier voici une trentaine d’années) et le renseignement fiscal ;
l’utilisation des dénonciations ;
l’échange de données entre administrations et l’échange
automatique des données entre pays ;
les leaks et désormais « l’Open Lux » qui outre les informations
utiles au contrôle pourraient être utilisées en formation pour
conceptualiser les cheminements d’enquête.

La Cour des comptes dans un rapport de 2019 considère


néanmoins, et tous les ministères sont concernés, que l’impulsion
ministérielle est modeste, que leur communication est limitée, que la
formation est insuffisante et que la programmation n’est pas assez
pertinente.

Il m’apparaît difficile de demander à la même personne d’être à


6
la fois celle qui accompagne et régularise les erreurs et celle qui
poursuit, d’autant plus que les fraudeurs, eux, ne se posent guère de
problèmes. D’un côté, une activité d’audit « processus » et, de
l’autre, un esprit habile à identifier dans les procédures les failles
frauduleuses et une grande capacité à « penser truand ».
Les procédures deviennent de plus en plus complexes, elles
demandent une connaissance fine du droit fiscal, certes, mais aussi
des prescriptions pénales et plus largement du droit pénal, du droit
comptable, et de l’informatique qui gère les processus contrôlés
ainsi que des procédures de la CIF, ce qui constitue une base
minimale et nécessite une mise à jour constante.
Les montages deviennent de plus en plus complexes, il n’est pas
évident d’envoyer une demande ou un droit de communication.
Peut-être serait-il aussi utile de créer un poste de « procédurier » ?
Il est évident aussi qu’une telle capacité, augmentée de « l’œil »,
c’est-à-dire du réflexe qui, par pure réaction, peut identifier un loup
dans une suite d’écritures ou dans un contrat en apparence sans
problème, ne s’acquiert pas immédiatement. Plusieurs années de
pratique sont nécessaires (entre trois et cinq).
Il est aussi nécessaire de former des personnes qui adhèrent et
qui peuvent s’investir plusieurs années dans cette activité. Il faut
donc garantir un suivi de carrière acceptable pour bénéficier
longtemps de ces services.
Peut-être faut-il décliner des formations spécifiques aux
montages complexes, car ils existent à Neuilly comme à l’île de
Labuan (Malaisie).
S’assurer de disposer des historiques des fraudes qui ont été
sanctionnées et de celles qui ne l’ont pas été et pourquoi. Les
fraudes sont sectorielles, elles se reproduisent sous le même format
et évoluent peu.
Il faut s’assurer que le savoir ne se perd pas et imposer un
tuilage à chacun des départs.
Enfin, les cadres, chacun à leur niveau, doivent se situer dans ce
même esprit.

DANS LE CADRE DU G20 ET DE L’OCDE


Un plan de lutte contre l’érosion des bases fiscales et contre le
transfert des bénéfices pour échapper à l’impôt (BEPS : Base
Erosion and Profit Shifting) a été adopté en octobre 2015 par les
35 pays membres de l’OCDE. Ce plan a abouti à la signature, en
juin 2017, d’une convention multilatérale visant à restreindre les
possibilités d’évasion fiscale par les entreprises multinationales.
Pour l’OCDE, les bénéfices doivent être taxés là où ils sont
réalisés, afin de limiter le détournement des conventions fiscales
conclues entre les pays, pour éviter les « doubles impositions »
créant en fait des « doubles exonérations ». L’idée, c’est la
résolution du lieu du siège social des entreprises. Si on considère
qu’une entreprise disposant de plus de 10 000 mètres carrés à
Paris, de centaines de salariés, de milliers d’ordinateurs en France
n’est pas un « établissement stable », il faut trouver un autre
fondement de taxation.
Les ministres des Finances du G20 en octobre 2019 ont validé
des propositions destinées à remettre en cause l’utilisation des
paradis fiscaux par les multinationales. La taxation des entreprises
devrait être possible, même si elles n’ont pas de présence physique
sur un territoire.
Un profit « normal » réalisable sur un territoire et le « surprofit »
acquis par des transferts artificiels doivent être évalués. La
différence étant réattribuée aux pays dans lesquels le chiffre
d’affaires est réalisé. Mais les divergences sont rudes : le fait
d’exclure les sociétés B to B et les industries extractives dont la
problématique est similaire augure mal de l’évolution, et je crains
qu’on n’attende longtemps avant de finaliser ces mesures du fait des
positions américaines toujours évolutives. Le salut viendra peut-être
des multinationales qui semblent préférer se soumettre à des règles
générales que d’être confrontées à une multitude de taxes
nationales. De telles mesures entraîneraient aussi des pertes de
7
recettes considérables pour le Luxembourg (environ 40 %),
l’Irlande, les Pays-Bas, la Belgique, Chypre ou Malte, en fait pour
tous les pays « pique-assiettes » européens qui défendront leurs
avantages.
L’article 223 quinquies C du code général des impôts (CGI) a
introduit une déclaration pays par pays des résultats économiques,
comptables et fiscaux, qui doit être télédéclarée par certaines
entreprises afin de lutter contre l’optimisation et la fraude fiscales.
L’introduction de cette nouvelle obligation est une transposition en
droit interne de la recommandation de l’OCDE sur le « reporting »
pays par pays (CBCR), prévu par le plan Base Erosion and Profit
Shifting de l’OCDE (plan BEPS).
L’application de la directive DAC6 8 créant une obligation pour les
sociétés de communiquer les schémas fiscaux transfrontaliers et
impliquant les conseils est une excellente mesure. Les contre-feux
sont déjà en place : la conception des montages est saucissonnée
entre les divers intermédiaires et fractionnée entre les localisations
des cabinets. Il devient alors difficile de désigner tel conseil comme
étant l’initiateur du montage.
Un élément positif réside dans le fait que les bonus versés à la
direction financière en fonction du taux effectif d’imposition semblent
réduits et remplacés par des primes pour ceux qui ne créent pas
d’embrouilles avec le fisc.
Les informations contenues dans la déclaration pays par pays,
déposée par chaque groupe, sont transmises aux États partenaires
aux échanges ayant au moins une entité sur leur territoire.
La question du dumping fiscal au sein même de l’Union
européenne n’évolue guère. La directive de l’Assiette commune
consolidée pour l’impôt sur les sociétés, (ACCIS), qui vise à
harmoniser les modes de calcul de l’impôt sur les bénéfices, est
toujours en discussion. Enfin, à la suite du scandale des Paradise
Papers, l’Union européenne a établi sa liste noire des paradis
fiscaux. Ce sont 17 juridictions qui ont été identifiées par les
ministres des Finances des 28 pays de l’Union européenne. Il s’agit
de Bahreïn, de la Barbade, de la Corée du Sud, des Émirats arabes
unis ou encore des îles Marshall, de la Mongolie et de la Tunisie.
Bien que les Paradise Papers aient révélé le rôle de certains pays
membres – Malte, Pays-Bas, Irlande – dans les circuits de
l’optimisation voire de l’évasion fiscale, aucun pays de l’Union
européenne ne figure sur cette liste noire, de plus les Caïmans
viennent d’être retirés de la liste, cherchez l’erreur !
En effet, « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du
9
monde ». Les « pique-assiettes » européens doivent donc être
qualifiés de plaques tournantes de l’optimisation fiscale. Pays
prédateurs, ils se délectent de la substance fiscale des autres pays
en facilitant les transferts de bénéfice. Aux Pays-Bas les taxes sur la
propriété industrielle, les plus-values de cession et les dividendes
distribués par les filiales aux holdings sont faibles. Des « rulings »
10
sont proposés aux multinationales désormais admis uniquement
pour les sociétés qui ont une activité sur place.
« La frugalité des bataves n’est donc qu’apparente et cette nation
qui se décrit comme celle des « prédicateurs et des vendeurs »,
parfois arrogante, a négligé dans son approche fiscale au moins un
principe de Calvin « le riche est “ministre – littéralement serviteur –
du pauvre 11”. Le riche doit s’appauvrir pour que le pauvre
s’enrichisse, nous en sommes loin ! Ils découvriraient même les
méfaits de tels comportements, un texte destiné à sanctionner la
fuite des multinationales vers des cieux plus accommodants (La
grande Bretagne de l’après brexit) pourrait être porté au parlement.
L’évasion fiscale fait donc progressivement l’objet d’initiatives
multilatérales tendant à une mobilisation coordonnée des États.
Toutefois, les normes mises en place manquent réellement de
vigueur, et leur application demeure bien souvent défaillante ou
lacunaire.

LA FRAUDE, COMBIEN ÇA COÛTE ?


Le chiffrage de la fraude est complexe et les évaluations sont
très variables. Deux méthodes sont utilisées. L’évaluation directe
s’appuie sur des données micro-économiques disponibles, en
l’occurrence les contrôles fiscaux et sociaux qui sont extrapolés. La
méthode « indirecte » s’appuie sur des données macro-
économiques (agrégats) et évalue l’écart entre un niveau de recettes
attendu et le niveau réel. Le choix de la méthode fait l’objet de
commentaires divergents.
Le lobbying des entreprises dénigre systématiquement les
diverses méthodes utilisées : les estimations seraient hasardeuses
et les travaux d’extrapolation des résultats du contrôle fiscal seraient
biaisés. Aucune méthode plus pertinente n’est proposée. Le total de
la fraude (fiscale et sociale) serait compris entre 100 à 120 milliards
12
d’euros en France . La Commission européenne a repris les
travaux effectués sur la base de l’évaluation indirecte par l’Université
de Londres et l’évalue à 118 milliards d’euros, soit 800 milliards pour
l’Europe.
Le rapport du syndicat Solidaires-Finances publiques 13 évalue la
fraude fiscale, hors la fraude sur les prélèvements sociaux, à
100 milliards d’euros en France. C’est 20 milliards de plus que
l’estimation donnée en 2013 dans son dernier rapport. À titre de
comparaison, l’ONG Oxfam donne un chiffre compris entre 60 et
80 milliards d’euros.
En 2012, un rapport de la Commission européenne évaluait
l’évasion fiscale dans l’Union européenne à 1 000 milliards d’euros
par an, soit 19,2 % du PIB de l’UE.
La sous-déclaration des revenus serait la fraude la plus courante,
elle devrait théoriquement être réduite par le prélèvement à la
source, mais ce dernier ne porte que sur une base déjà connue.
Outre la divine surprise de la première année qui fait apparaître des
nouveaux contributeurs, on ne peut compter sur elle les années
suivantes. Les entreprises comme les particuliers peuvent disposer
d’un patrimoine offshore par le biais de sociétés-écrans et de trusts.
Gabriel Zucman estime que « ce patrimoine représente près de
15 % du total pour la France, soit près de 300 milliards d’euros »,
que le manque à gagner serait de « 10 milliards d’euros annuels » et
qu’environ « 3 500 ménages français détiendraient 50 millions
d’euros chacun en moyenne à l’étranger ». Ainsi, « 3 500 ménages
concentreraient une fraude de 5 milliards chaque année ».
Dans son rapport, le syndicat Solidaires-Finances publiques
conclut également qu’il n’a jamais été aussi simple de contourner le
fisc. Alors que, en 2008, une entreprise soumise à la TVA risquait de
voir sa comptabilité contrôlée tous les quatre-vingt-quatre ans, c’est
désormais tous les cent trente ans, précise Marianne. La situation
est encore plus simple pour les particuliers : les contrôles de la
situation fiscale personnelle sont passés de 4 166 en 2008 à 3 613
en 2017. En cause, une baisse des effectifs : « 3 100 emplois ont
été supprimés dans les services de contrôle fiscal depuis 2010 »,
explique Vincent Drezet, du syndicat Solidaires-Finances publiques.
« Seule une véritable volonté politique en matière de lutte contre la
fraude fiscale doit donc inverser cette logique qui affaiblit le contrôle
fiscal », conclut-il. Le rapport, lui, assure que « les efforts en matière
d’emplois, soutenus dès 2018, ont vocation à se renforcer à partir de
2019 et 2020 dans le cadre du processus Action publique 2022 ».
Ce qu’on peut dire sans grand risque de se tromper, c’est que les
entreprises seraient responsables des deux tiers des fraudes,
essentiellement au titre de l’impôt sur les sociétés et la TVA. Les
particuliers fraudent l’impôt sur le revenu et sur le patrimoine.

Le verrou de Bercy

Le verrou est le monopole accordé au ministère du Budget pour


lancer des poursuites pénales en cas de fraude fiscale.
Contrairement aux grands principes du droit pénal, en matière de
fraude fiscale c’est l’administration qui décidait si, au final, elle
engageait des poursuites au regard des éléments qu’elle avait
recueillis. La justice ne pouvait se saisir elle-même d’une affaire de
fraude fiscale. L’administration fiscale pouvait bloquer les poursuites
pénales pour fraude fiscale en ne déposant pas plainte. En fait, c’est
l’affaire Cahuzac qui a relancé cette ancienne polémique. Le
ministère des Finances avait engagé une démarche auprès de la
Suisse, qui avait amené à la présentation d’un document certifiant
que Jérôme Cahuzac n’avait pas de compte dans les banques de ce
paradis fiscal… Ce qui était faux. Il lui fut reproché de ne pas saisir
la justice pour fraude fiscale, et donc de protéger le fraudeur, en
l’espèce ministre du Budget.

LE VERROU A UNE HISTOIRE


Ce principe si décrié s’est inscrit dans le cadre de la grande
e
réforme fiscale conçue sous la III République au cours de la
Première Guerre mondiale. La loi de finances, promulguée le
15 juillet 1914, contenait la création d’un nouvel impôt général sur le
revenu (IGR), qui entra en vigueur en 1916. En juillet 1917, les taux
d’imposition sont relevés de 10 % à 12,5 %. Les anciens impôts
directs, dits les « quatre vieilles », sont supprimés et remplacés par
deux contributions directes au profit des communes et des
départements : impôt foncier des propriétés bâties et des propriétés
non bâties, impôt sur le revenu des valeurs mobilières, créances,
dépôts et cautionnements. Enfin, quatre nouveaux impôts sont
créés : l’impôt sur les traitements et salaires, l’impôt sur les
bénéfices des professions non commerciales, l’impôt sur les
bénéfices de l’exploitation agricole, et l’impôt sur les bénéfices
industriels et commerciaux.
Une forte opposition à l’impôt s’est manifestée et les fraudes se
sont tellement multipliées qu’une loi du 25 juin 1920 a institué de
fortes amendes et des peines de prison en cas de récidive pour le
contribuable fraudeur. C’est alors que le principe du monopole de
l’administration fut établi. Ce sont donc les grandes difficultés du
franc et le besoin de fonds après la guerre qui expliquent cette
création permettant au pouvoir politique de maîtriser les procédures
judiciaires en matière de fraude fiscale.
Bien installée dans l’histoire, la présence du verrou s’explique
aussi pour une raison bien plus pragmatique. Disposant de la
possibilité d’engager des poursuites pénales, l’administration fiscale
possède là un moyen de pression efficace pour contraindre les
contribuables récalcitrants à payer. Et il ne faut jamais oublier que la
mission première du fisc est de collecter des impôts et non de
poursuivre les auteurs d’infractions.
Jusqu’à la loi du 10 octobre 2018 relative à la lutte contre la
fraude, un procureur ou une partie civile ne pouvait pas porter
plainte pour fraude fiscale. Cette prérogative était cependant
encadrée par l’obligation faite à Bercy de suivre l’avis de la
Commission des infractions fiscales (CIF). Chaque année, environ
1 000 dossiers sur les 15 000 cas de fraudes lourdes sont
poursuivis.
Le régime fixé par cette loi du 10 octobre 2018 est le suivant :
le texte met fin au monopole des poursuites détenues par
l’administration fiscale pour les plus gros fraudeurs. Un
mécanisme de transmission automatique au parquet des affaires
le remplace. Le montant de la fraude déclenchant cette
transmission est fixé à 100 000 euros avec des critères
aggravants et la récidive ;
pas d’examen conjoint des dossiers. Le parquet n’a pas
d’autosaisine et il n’existe pas, officiellement, de possibilité
d’examiner conjointement les dossiers. En fait, je pense que,
comme à l’habitude, l’usage permettra de mettre du liant dans le
texte ;
la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) est élargie à la
fraude fiscale. Pour ma part, j’ai toujours pensé avec de
nombreux collègues que, si le verrou sautait, il ne faudrait pas
attendre bien longtemps avant que la disposition soit réintroduite.
En effet, le problème posé est celui du nombre de personnes
nécessaires pour gérer ces investigations complexes, de leur
qualité pour traiter ce problème, de la durée de formation
nécessaire et de la période de mise en place.

De nombreux professionnels se réjouissaient déjà de cette


situation, certains considérant que ce serait là un débouché pour les
juristes ; d’autres, instruits par le fait que le pouvoir répugne à
augmenter le nombre de magistrats, estimaient que le système
serait rapidement embourbé au profit des fraudeurs. Ce qui n’est pas
faux. Il faut aussi intégrer le fait que, depuis le 20 février 2008, la
chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé que le
blanchiment de fraude fiscale était une « infraction générale,
distincte et autonome » non « soumise aux dispositions de
l’article L. 228 du livre des procédures fiscales » (Cour de cassation,
Chambre criminelle, 20 février 2008). La jurisprudence permet au
parquet, en utilisant l’infraction de « blanchiment de fraude fiscale »,
de poursuivre de manière indépendante et elle l’a fait dans la plupart
des grands procès : Cahuzac, Balkany, etc.

Le verrou de Bercy est maintenu pour les autres cas de fraudes


fiscales lourdes, le nombre de dossiers ouverts s’établirait entre
1 300 à 1 400 par an. Pour ces cas, l’administration conserve le
monopole de la plainte.
La loi a aussi mis en place le « plaider-coupable » en matière
fiscale. Un fraudeur poursuivi peut négocier une amende qui éteint la
poursuite et conservera l’innocence formelle du fraudeur. C’est la clé
de cette réforme du verrou de Bercy. Par ailleurs, la loi élargit le
champ de la négociation et donne aux fraudeurs des chances
supplémentaires d’échapper à la justice en payant rapidement les
impôts éludés et les pénalités.
CHAPITRE 2

Qui sont les fraudeurs ?

Il existe autant de types de fraudeurs que de types de fraudes et


les comportements diffèrent en fonction des opportunités offertes,
des cibles, des moyens mis en œuvre et de l’utilisation des fonds
détournés.

Le profil des fraudeurs en entreprise


Le fraudeur interne type est un homme (dans 68 % des cas) dont
l’âge est compris entre 35 et 60 ans (dans 70 % des cas), un
dirigeant ou un manager (dans environ 35 % des cas) avec des
complices (dans 62 % des cas) et un collaborateur de l’entreprise
victime (dans 65 % des cas) 1. Il dispose d’une connaissance
suffisante de la gestion de l’entreprise, de ses failles et des cadavres
cachés dans les placards, ce qui peut expliquer l’absence de dépôt
de plainte.
Les salariés bien plus jeunes se perdent dans les fraudes, la
multiplication des fraudes chez les tradeurs et dans les banques
après la crise de 2008 en apporte la preuve. L’environnement,
souvent malsain, est un pousse-au-crime pour des jeunes cadres
dans des filiales étrangères. On constate une progression des
fraudes commises par les femmes, les manipulations semblant être
plus solitaires, et c’est peut-être ce qui explique qu’elles font plus
volontiers l’objet de plaintes de la part des directions d’entreprise.
Généralement, le fraudeur dispose de la confiance de la
hiérarchie et de ses collègues. Certains utilisent une forme de
gentillesse, une capacité à « arranger » les problèmes, et surtout
une grande maîtrise du secteur dans lequel la fraude est opérée,
d’autres sont plus brutaux. La gestion informatisée a contribué à
faire entrer dans ce groupe à risque les gestionnaires des systèmes
et à développer une analyse des postes clés. À titre d’exemple, un
gestionnaire des rejets du système informatique dispose de réelles
opportunités s’il s’accorde avec un responsable des écritures. Il est
commun de se méfier de l’employé trop consciencieux.
Les agissements des fraudeurs produisent des « signes
d’anomalies » pouvant être identifiés pour qui connaît la typologie
des montages. Un grand nombre de fraudes sont détectées à
l’occasion d’absences forcées ou lors du départ à la retraite. Le
salarié qui arrive tôt le matin, quitte son travail tard le soir (pensons à
Jérôme Kerviel), qui ne prend jamais de vacances ni de congés
maladie, doit faire l’objet d’une attention particulière. La fraude
commise en collusion augmente régulièrement. Impliquant la
participation de plusieurs salariés ou tiers, elle facilite la commission
du montage et réduit le risque de se faire prendre.
Les montages relatifs à la fraude externe sont similaires à ceux
utilisés dans les cas de corruption privée, avec l’implication
d’anciens collaborateurs chez les clients ou les fournisseurs de
l’entreprise. Les fraudeurs utilisent le système informatique, la
technologie et les faiblesses humaines qu’ils connaissent bien pour
créer des faux documents ou obtenir des informations facilitant
l’installation de leurs montages. C’est une sorte d’ingénierie sociale
interne.
En général, les salariés de niveau moindre commettent plus de
fraudes en nombre, mais au montant réduit. Les fraudes des cadres
évoluent en sens inverse, cependant les typologies utilisées sont
très différentes. Un chef d’entreprise échangeant sur ce sujet m’a
répondu que « c’était normal, lorsqu’on a les clés du camion on
démarre plus facilement ».
Le niveau d’études a peu d’influence sur le comportement
frauduleux, bien au contraire. Les dirigeants installés dans l’élite
suscitent rarement l’opprobre de leurs pairs. Les analyses de
Sutherland le confirment : les fraudes sont considérées par leurs
pairs comme une dérive ponctuelle et sont le plus souvent passées
sous silence. Elles sont aussi bien vite pardonnées. Les montages
complexes de corruption nécessitent un excellent niveau intellectuel
et un réseau solide.
Les fraudes sont motivées par la recherche de gains, mais l’effet
d’opportunité joue aussi. L’expérience montre que de nombreuses
fraudes ont pour origine une erreur initiale, identifiée et parfois
corrigée par son auteur constatant qu’elle est passée inaperçue.
Sous pression, traversant une passe financière difficile et convaincu
de pouvoir régulariser la situation… ce qu’il ne fait pas, le fraudeur
reproduit, volontairement, la même erreur. Comme le sapeur
Camember, il reconduit le montage pour combler les trous
antérieurs. Une fraude se poursuit, en moyenne, pendant une
période comprise entre dix-huit mois et trois ans.
Chez d’autres, c’est une exacerbation du « moi » qui est
constatée : on fraude parce qu’on pense être supérieur aux autres
ou parce qu’on considère les contrôleurs comme étant des
« ringards ». D’ailleurs, j’ai pu constater que les fraudeurs qui se font
prendre ne mettent jamais en cause leur montage, s’ils se sont fait
prendre, c’est à cause du « pas de chance ». Une analyse du surmoi
de certains fraudeurs ne devrait pas être négligée.
La fraude fuit le contrôle. Réfléchie ou résultant de circonstances
fortuites, elle se développe toujours dans des endroits mal contrôlés
ou difficilement contrôlables. Cette observation est constamment
vérifiée. Les fraudes sont plus aisément réalisables dans des filiales
étrangères dans lesquelles le contrôle est fractionné et périodique.
Les fraudes commises comme celles de la corruption sont plus
aisées dans certains types d’activités, dans certains pays, et lorsque
certaines structures s’impliquent.

Les fraudes des personnes physiques

LES FRAUDES DES POLITIQUES : UNE DÉRIVE EXEMPLAIRE


La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique a
transmis un grand nombre de dossiers de responsables publics à la
justice, indique son rapport. Peu de commentaires ont accompagné
cette information. Pourtant la symbolique était flagrante, au moment
de déposer leur déclaration, les Français apprenaient que nombre
de dossiers portant sur la déclaration d’impôts de membres du
gouvernement posaient problème et que si certains « [avaient]
donné lieu à des rectifications », d’autres avaient fait l’objet de
poursuites. L’exemple vient d’en haut ! Seuls quelques journaux ont
relaté l’information alors qu’elle aurait dû créer un scandale, « 60 %
du gouvernement », en 2018, souligne Le Canard enchaîné. Notons
qu’en 2016 cette même Haute Autorité avait transmis 13 dossiers à
la justice et examiné 23 conflits d’intérêts potentiels. Elle a transmis
à la justice le dossier de Jean-Paul Delevoye sous manquement aux
obligations de déclaration, et a exigé que Mme Penicaud quitte son
mandat d’administratrice à Davos, quant au ministre délégué chargé
des petites et moyennes entreprises, il est visé par des enquêtes
pour abus de confiance.
Disposant d’un pouvoir d’injonction, elle a aussi demandé des
« précisions » sur de « possibles conflits d’intérêts » au ministre de
2
la justice .
Laura Flessel a été amenée à démissionner après la découverte
de manquements dans le cadre de la vérification de sa situation
fiscale supervisée par la HATVP.
D’après Le Canard enchaîné, en 2015, au moment du vote de la
partie recette du projet de loi, de nombreux députés et sénateurs
n’auraient pas déclaré à leur juste valeur leur patrimoine à la Haute
Autorité pour la transparence de la vie publique. Les réactions n’ont
pas toujours été aussi modérées que celle de l’un des ténors de la
politique qui admettait une divergence d’appréciation et qui,
questionné, a répondu de la manière suivante : « Si les services
fiscaux estiment que je dois basculer dans l’ISF, je ne vais pas
discuter », « Je vais l’appliquer, je ne saisirai pas la juridiction
administrative. Ce n’est pas un drame. » D’autres personnages tout
aussi importants ont vu leur situation réévaluée après de sévères
échanges.

LES MANŒUVRES DES HÉRITIERS


3
Un remarquable article paru dans Le Monde.fr donne une
lecture précise de la typologie des fraudeurs figurant dans les
dossiers de la banque UBS, condamnée – elle a fait appel – pour
avoir démarché de façon illégale des clients en France. Une
procédure de régularisation a été engagée au 31 décembre 2014
par 2 500 clients de la banque.
« Le montant médian des sommes cachées en Suisse était de
340 000 euros. Les situations patrimoniales sont très variables,
certains comptes affichant 51 millions d’euros et d’autres 400 euros.
En moyenne, chaque fraudeur cache 1,1 million d’euros sur un
compte suisse. L’équivalent de soixante-deux ans de salaire minimal
net en France. » Près de 75 % de ces comptes étaient détenus par
héritage et n’ont pas été déclarés.
Dix pour cent des comptes illégaux appartenaient à des
contribuables issus du monde médical. Le monde de la finance les
talonne avec 8 % des comptes illégaux, à égalité avec ceux du
monde scientifique (8 % des avoirs illégaux), comme des anciens
chercheurs employés auparavant au CERN (Organisation
européenne pour la recherche nucléaire) à Genève, mais résidents
français à la retraite et désormais soumis à la fiscalité française. Les
sportifs constituent environ 4,5 % des profils renseignés. Dans la
liste des évadés, on trouve aussi des chefs d’entreprise (avec une
forte prédominance des secteurs du commerce de gros et du textile),
des avocats, ou encore des commerçants (bouchers, coiffeurs).
Pour dissimuler les avoirs, près d’un client français sur dix d’UBS
se cache derrière une structure offshore (trust aux Bahamas,
fondation au Liechtenstein, société au Panama)…
Dix comptes très garnis sont qualifiés de passifs par Bercy et
sont classés parmi les cas jugés les moins graves : ce sont
généralement des avoirs constitués lorsque les titulaires n’étaient
pas résidents fiscaux français, ou correspondant à un héritage qui
n’a pas subi d’opérations ou de mouvement financier. Une situation
que le ministère distingue des comptes actifs, le résident français
cherchant à échapper à l’impôt. Et ces derniers sont, en moyenne,
plus modestes, avec un montant médian de 320 000 euros.
À UBS, cela les classe d’ailleurs le plus souvent dans la
catégorie la plus faible, distinguée par la division gestion de fortune
de la banque : les « core affluent ». À ces clients étaient surtout
proposées des assurances-vie, le « trust des pauvres », par la filiale
de la banque UBS Life. Un système qui aide à la dissimulation des
avoirs : le titulaire du compte proprement dit étant UBS Life et non le
client.
Concernant l’âge des fraudeurs, on observe la coexistence de
trois générations : la première, née dans les premières décennies du
e
XX siècle ; la deuxième, née pendant ou après la Seconde Guerre
mondiale ; et la troisième, née depuis les années 1970. Les titulaires
des dix plus gros comptes cachés à UBS (entre 23 et 51 millions
d’euros) étaient nés entre 1919 et 1958.
Concernant l’origine sociale, on ne note pas moins de
89 personnes dont le nom contient une particule (« de », « d’ »,
« von ») dans les listes, soit 4,5 % des fraudeurs, une
surreprésentation par rapport à la proportion de noms aristocratiques
dans la population française (moins de 1 %).
Une partie non négligeable des fraudeurs a une histoire liée à
l’exil et aux persécutions. On trouve ainsi beaucoup de familles
françaises juives. L’histoire a montré que la détention d’avoirs en
Suisse était, dans bien des cas, liée à la Shoah et aux spoliations
des années 1940. Ainsi les poursuites contre UBS ont offert aux
analystes une grille de lecture assez précise de la qualité des
fraudeurs et des sommes détournées. Il faut savoir cependant que
nombre d’anciennes grandes fortunes de cette époque avaient
abandonné la Suisse pour se réfugier dans des contrées plus sages.
En fait, la plupart des fraudeurs se terrent près de leur domicile, ce
que facilitent les paradis européens. Les fraudeurs vivant au Nord
sont proches des Îles Anglo-Normandes, de la Belgique, du
Luxembourg, ceux de l’Est, du Luxembourg, du Liechtenstein et de
la Suisse, ceux du Sud et du Lyonnais sont proches de Malte et de
l’Andorre, etc. Cependant, le développement des transmissions a
élargi la cible vers les paradis fiscaux éloignés.
Il est aisé de constater que les héritiers constituent un contingent
important de fraudeurs, du moins en valeur. Les affaires Bettencourt,
Wildenstein, d’abord relaxé en appel (la cour de Cassation a
ordonné un nouveau procès), l’héritière Gucci et son conseil qui,
eux, ont été condamnés, ainsi que tant d’autres familles dont les
noms sont apparus dans les divers leaks, en sont la preuve. Les
professions libérales sont aussi bien présentes, et enfin les élus,
avec le maire de Levallois-Perret, condamné à de la prison ferme à
la suite d’une plainte déposée par le Parquet national financier
(PNF) et le fisc.

LES FRAUDES CONSIDÉRÉES COMME MINEURES SONT


RÉCURRENTES

Des milliers de contribuables fraudent en utilisant des pratiques


désespérément primaires. Des oublis, le travail clandestin, les
locations immobilières au noir dont l’importance est accrue avec
Airbnb : ces montages simples et massifs fonctionnent bien car ils
sont difficiles à détecter. Ces fraudes, que certains considèrent
comme anodines, donnent pourtant l’image de la manière dont un
peuple les appréhende, et les grands utilisateurs d’espèces de toute
origine sont des grands fraudeurs.
Il est possible d’établir une liste approximative des montages de
fraude :

inventer des charges foncières imaginaires ;


éviter de déclarer et payer la nounou au noir ;
omettre de déclarer des revenus pour les artisans et les
professions libérales, les montants peuvent être très élevés ;
sous-estimer ses revenus fonciers ;
ne pas déclarer les travaux réalisés dans sa maison ;
s’inventer une ou des demi-parts supplémentaires ;
sous-évaluer son patrimoine immobilier ;
encaisser un dessous-de-table à l’occasion de ventes
immobilières ;
gonfler ses frais professionnels, pour les médecins, infirmières,
artisans ;
encaisser indûment la prime pour l’emploi.

Pour que la fraude se poursuive sans risques, les fraudeurs


doivent maintenir une certaine cohérence dans ces manipulations.
Toute rupture motivant le contrôle.
Les sommes éludées sont massives, et la réduction du nombre
de fonctionnaires dédiés à ces contrôles ne les facilite pas.

Les fraudeurs sociaux


Le Conseil constitutionnel a reconnu à la lutte contre la fraude
4
sociale une exigence constitutionnelle . Il a constaté la grande
difficulté pour l’évaluer. Les montants de cette fraude sont toujours
difficiles à estimer. Cependant, d’après une note de l’Agence
centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS) récupérée par
Les Échos, le manque à gagner pourrait être compris, en 2019,
entre 7 et 9 milliards d’euros, pour le travail clandestin entre 5,2 et
6,5 milliards d’euros. Quel que soit le biais toujours possible, c’est
considérable !
Trois grands groupes peuvent être distingués : les entreprises,
les professionnels de santé et les assurés.

LES FRAUDES DES ENTREPRISES DANS LE DOMAINE


SOCIAL

Lorsqu’une entreprise ne déclare pas son activité ou lorsqu’elle


en dissimule une partie, la fraude affecte l’ensemble des cotisations
sociales au détriment de l’Urssaf. De plus, elle affecte aussi les
cotisations chômage et les retraites complémentaires. Les plus
grandes fraudes sont le fait du travail dissimulé dont l’incidence
fiscale est forte. Le travail dissimulé peut être partiel et ne concerner
qu’une partie de l’activité.
Les montages frauduleux sont très variés : un magasin de
distribution installe tout un système d’heures supplémentaires non
déclarées, une entreprise utilise un montage transnational pour
domicilier fictivement les ingénieurs au Canada, une entreprise
informatique domicilie fictivement ses salariés les mieux payés à
500 kilomètres de Paris et leur rembourse des « frais de
déplacement » fictifs camouflant des augmentations de salaires non
soumises aux taxes ou aux charges sociales. La fraude consistant à
utiliser des travailleurs clandestins prend des formes diverses et
professionnelles. Pour l’agriculture, elle est organisée par des
sociétés qui prennent en charge la mise à disposition des salariés
payés au noir depuis les pays du Maghreb, voire depuis la Chine. Un
modèle économique ad hoc a même été développé par des
entreprises d’intérim espagnoles organisant le travail dissimulé et
sous-payé de centaines de travailleurs agricoles étrangers.
Certaines entreprises utilisent un système de sous-traitance en
cascade rendant incontournable le paiement au noir des salariés. En
effet, les entreprises obtenant les contrats sous-traitent les
prestations à de sociétés, qui elles-mêmes sous-traitent en cascade.
Cependant, les montants de la prestation sont réduits à chacun des
niveaux. Le prestataire ultime ne peut survivre qu’en éludant les
charges sociales et la TVA, et en rendant des prestations
défectueuses. De plus, les entreprises doivent se fournir en
espèces. Le travail détaché permet à une entreprise européenne de
faire travailler temporairement ses salariés en France, par exemple
sur des chantiers de construction ou dans des services de transport.
L’industrie, le BTP et l’agriculture sont particulièrement concernés, et
les deux derniers sont les plus « fraudogènes », estime le ministère
des Finances, qui rappelle aussi que ce sont souvent les mêmes qui
trichent.
Les condamnations ne font pas rentrer plus d’argent dans les
caisses, car nombreuses sont les sociétés qui disparaissent, et
celles qui sont stables enchaînent les contentieux. Dans certains
secteurs, comme le bâtiment ou la restauration, le travail illégal est
le fait de réseaux organisés. Or, la répression est limitée et affecte
des entreprises éphémères, la sanction moyenne prononcée est une
amende affectée d’un sursis. Le risque pénal est donc faible. Le
salarié peut être sanctionné, mais il peut aussi être considéré
comme une victime.

LES FRAUDES À L’ASSURANCE MALADIE


L’Assurance maladie est concernée à la fois par des fraudes
dues au comportement des professionnels et à celui des assurés.
Les comportements des offreurs de soins (professionnels de santé,
transporteurs et fournisseurs) constituent la majorité du préjudice.
Selon la Délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF), les
fraudes les plus fréquentes à l’encontre de l’assurance maladie sont
les prestations fictives et les facturations multiples frauduleuses, les
fraudes en matière de nomenclature et les facturations non
conformes à la délivrance.
À titre d’exemple, l’Assurance maladie a communiqué les
5
chiffres 2017 des fraudes en Alsace qui sont assez proches des
observations effectuées dans les autres départements. « Les
assurés sociaux participent à hauteur de 30,6 % de ces anomalies,
soit 1,38 million d’euros. Un chiffre en nette hausse par rapport à
l’année précédente, selon l’Assurance maladie, qui l’explique par un
nombre significatif de dossiers de fraudes liées à l’ouverture de
droits à la sécurité sociale sur la base de faux papiers. Vingt-trois ont
ainsi été détectés pour un préjudice s’élevant à 490 000 euros,
principalement dans le Bas-Rhin. Cette fraude serait mieux détectée
grâce à une coopération de plus en plus efficace de l’Assurance
maladie avec les autres administrations et services publics – police,
Urssaf, allocations familiales, etc. »
Le reste des fraudes et abus se partage entre les professionnels
de santé (38,7 % ou 1,75 million d’euros) et les établissements, dont
les EHPAD (30,7 % ou 1,38 million d’euros). Pour ces
établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes,
la quasi-totalité des versements indus concerne des erreurs et des
anomalies de facturation.
Enfin, pour les professionnels de santé, il est constaté de
« mauvaises habitudes », des abus – des surfacturations – et des
fraudes avérées. Les transporteurs (transporteurs sanitaires,
sociétés de taxis, d’ambulances) sont en tête (10 %) et représentent
en 2017 une part importante des fraudes : 460 000 euros, pour huit
dossiers. Dans le Bas-Rhin, les transporteurs épinglés l’ont été
grâce à des contrôles de facturations suite à des ciblages
statistiques. Dans le Haut-Rhin, ce sont les contrôles de terrain qui
ont été « payants » lors de contrôles routiers, avec quatre plaintes
au pénal pour un préjudice total de 156 000 euros. Viennent ensuite
les pharmaciens (8 %) et les infirmiers (7 %). Les médecins
représentent 5 %, de même que les laboratoires.
Les fraudes sont commises majoritairement par l’apport d’une
fausse documentation à l’appui des déclarations déposées ou
télétransmises, par des omissions de transmission des modifications
dans la situation familiale ou par la participation à des montages
organisés.
Les infirmiers utilisent des faux. Un couple d’infirmiers libéraux
de Besançon est soupçonné d’avoir détourné 2 730 486 euros en
cinq ans. Ils ont multiplié les actes médicaux fictifs sur leurs patients
et encaissaient les remboursements de la Caisse primaire
6
d’Assurance maladie du Doubs . Ce cas n’est pas isolé, un infirmier
libéral de l’Ain a été accusé d’avoir escroqué l’Assurance maladie à
hauteur de plus de 880 000 euros en octobre 2016. Il surfacturait et
inventait des actes. Un autre couple d’infirmiers a été condamné par
le tribunal correctionnel de Bordeaux pour avoir détourné près de
1 million d’euros à la Sécurité sociale entre 2012 et 2016. Le tribunal
a demandé la confiscation des biens mobiliers et immobiliers saisis.
Le couple a fait appel. Ils avaient surfacturé des actes infirmiers,
facturé des actes qu’ils n’auraient pas faits, surcoté des actes,
réalisé des actes fictifs et surfacturé des frais de déplacement chez
les patients. Ils travaillaient une moyenne de vingt heures de travail
par jour pendant trois cent soixante-cinq jours. Le couple faisait
500 000 euros de chiffre d’affaires annuel, contre 82 000 en
moyenne pour les infirmiers libéraux, selon France Bleu. Ils
percevaient certains mois 40 000 euros, ce qui leur a permis
d’acheter voitures et montres de luxe, et de voyager.
Les transporteurs sanitaires peuvent multiplier les prestations
fictives : kilomètres imaginaires, promenades ou visites au
supermarché, etc. Autour de certains hôpitaux et cliniques se
trouvent aussi des entreprises organisées avec des filiales multiples
qui bloquent le marché à tout nouveau venu.
Les pharmaciens fraudent aussi en cadence, l’utilisation d’un
logiciel pourri a permis de professionnaliser les montages
classiques, 1 500 pharmacies ont fait l’objet d’un contrôle fiscal. Une
pharmacienne lyonnaise a été mise en examen pour falsification
d’ordonnances et fausses facturations pour plus de
2 millions d’euros. Les poursuites pour des fraudes supérieures à
1 million d’euros ne sont pas rares.
Le montage le plus fréquent chez les médecins généralistes ou
spécialistes est la facturation à un patient bénéficiant d’un tiers
payant de visites qu’il n’effectue pas. Il remplit les papiers,
l’ordonnance mais aussi les feuilles de soins du malade, qu’il signe
lui-même. Comme dans toutes les fraudes, on rencontre des
stakhanovistes. Tel généraliste a fui un département du sud de la
France où le conseil départemental de l’Ordre des médecins du Var
lui avait causé quelques soucis. Sa fraude aurait consisté en l’octroi
d’ordonnances de complaisance, d’arrêts de travail de bienveillance
renouvelés sans l’obligatoire consultation intermédiaire, en la
prescription de médicaments qui auraient ensuite gagné le Maghreb
et la Turquie. Des demandes de saisies patrimoniales auraient été
demandées sur une maison évaluée à, au moins, 1 million d’euros et
sur des appartements. La prescription de médicaments qui
disparaissent vers l’Asie mériterait par ailleurs un contrôle plus strict.
Un médecin a été condamné à trois ans de prison ferme par le
tribunal correctionnel d’Évry et placé en détention à l’issue de
l’audience pour une importante fraude : il déclarait à la Caisse
primaire d’assurance maladie (CPAM) 150 consultations par jour.
Pour ce faire, il utilisait les cartes Vitale de personnes bénéficiant de
la couverture maladie universelle (CMU), qui n’avaient donc rien à
débourser, et facturait des actes les plus onéreux, la nuit, les week-
ends et les jours fériés. Des arrêts maladie prérédigés, des feuilles
de soins présignées et 36 cartes Vitale ont été découverts. En
échange d’arrêts de travail ou d’ordonnances de complaisance, les
assurés lui laissaient leurs cartes Vitale. Il facturait également, à leur
insu, une consultation à l’ensemble des membres de la famille
lorsqu’il se rendait à domicile chez un patient. Ce médecin avait déjà
été sanctionné à plusieurs reprises par l’Ordre des médecins et en
avait été radié.
Les ONG rapportent que certains médecins exigeaient
d’immigrés le paiement de plusieurs centaines d’euros pour établir
des certificats médicaux dont la pathologie peut ouvrir droit à une
demande de titre de séjour sur le territoire national.
Chez les autres professionnels, d’importantes fraudes ont été
7
poursuivies ponctuellement. Deux dentistes marseillais sont
poursuivis pour avoir implanté des prothèses sur des dents saines,
une fraude estimée respectivement à 3,6 millions et 4,7 millions
d’euros sur trois ans au détriment d’organismes sociaux. Les
praticiens avaient accumulé un très gros patrimoine, en biens
immobiliers, avec près d’une centaine d’appartements, plusieurs
véhicules de luxe, un voilier et des sociétés.
Des opticiens ont été poursuivis par les mutuelles car, jusqu’en
2014, ils proposaient une fraude au remboursement en faisant
basculer le prix de la monture sur celui des verres.
Les établissements et professionnels de santé (hôpitaux et
cliniques) peuvent frauder l’Assurance maladie. Le montage le plus
utilisé est la surfacturation d’actes. Depuis 2004, l’Assurance
maladie ne donne plus une dotation globale aux hôpitaux, mais une
dotation selon les actes effectués. Dans le but de récupérer un
maximum de financement, les actes les plus rémunérateurs peuvent
être cochés : face à un patient paralysé suite à un AVC, on déclare
une « paralysie flasque » plus rémunératrice qu’un AVC. À ces
fraudes peuvent aussi s’ajouter des abus de soins dont les
hypocondriaques sont friands. Un service décide de prescrire
automatiquement à tout nouveau patient une recherche de carence
en vitamine D. Il n’en a pas besoin, mais cette prise de sang est
rémunératrice. Certaines entités ont créé une spécialité : le médecin
« cotateur » qui développe une « gratte » maximale. On répertorie
aussi des falsifications d’attestation d’identité et d’ordonnances pour
les patients désireux d’obtenir des soins.
D’après un rapport du Sénat, il faut analyser exhaustivement les
bénéficiaires de prestations et les comptes crédités, car les
comparaisons en masse étonnent : il existerait plus de 2,4 millions
de différences entre les numéros d’inscription au répertoire de
l’INSEE actifs (NIR) et les évaluations de l’INSEE. De même, sur les
plus de 12 millions d’assurés nés à l’étranger selon le ministère de la
Santé, 86 % auraient un droit ouvert aux prestations maladie, 43 %
seraient en situation de recevoir des prestations familiales et 33 %
auraient des droits à la retraite. En confrontant ces pourcentages
aux statistiques des bénéficiaires d’aides sociales en France, 42 %
des bénéficiaires d’allocations familiales et un cinquième des
retraités en France seraient nés à l’étranger. Il faudrait se pencher
aussi sur le nombre de centenaires.
Assez paradoxalement, il est fait un grand silence sur les
accords passés sur les prix des médicaments facturés par les
laboratoires qui pourraient s’accompagner de conflits d’intérêts
majeurs et qui vont se poser si le vaccin anti-Covid est efficace.

LES FRAUDES À L’OBTENTION DES DROITS


Les fraudes des assurés peuvent porter sur l’obtention des droits
à la couverture maladie universelle complémentaire (CMUC) à
l’utilisation frauduleuse de la carte Vitale. Ce sujet, je le connais
assez bien pour avoir formé des dizaines d’auditeurs des entités
sociales aux risques de l’entretien de fraude voici quelques années.
Depuis lors, les contrôles se sont intensifiés et ont détecté nombre
de montages récurrents, mais cela ne suffit pas tant les mauvaises
habitudes sont enracinées. Année après année, les méthodes
restent peu ou prou identiques et affectent les mêmes acteurs.
Les prestations en espèces, indemnités journalières, pensions
d’invalidité s’appuient sur des faux documents et sur des cumuls.
Les faux papiers d’identité sont utilisés pour obtenir des droits, ainsi
que l’omission ou la fausse déclaration quant aux ressources ou à la
composition du foyer… Ces manipulations ne sont pas nouvelles, à
l’orée de l’année 1974, j’ai été fort surpris lorsque j’ai constaté qu’un
pâtissier renommé installé place des Fêtes déclarait quatre enfants
alors que je n’en décomptais qu’un. Une fraude fiscale classique qui
permettait d’obtenir des parts supplémentaires et des allocations
familiales majorées. Le croisement de fichiers facilite les contrôles.
J’avais par ailleurs exposé ces pratiques dans un chapitre de
l’ouvrage Cols blancs et mains sales dès 2006. L’absence de
résidence en France est aussi souvent organisée par des
prestataires qui surveillent les demandes et parfois domicilient
fictivement les intéressés. Un peu plus du tiers des fraudes aux
prestations en espèces sont le fait de fraudes administratives aux
indemnités journalières (IJ). Les fraudes aux AT (accident du travail)
et aux maladies professionnelles (AT/MP) constituent la part la plus
importante des fraudes détectées en santé et se caractérisent soit
par une falsification des avis d’arrêt de travail (modification des
dates par surcharge), soit par l’absence du domicile pendant les
heures de présence obligatoire lors d’un arrêt, soit par l’exercice
d’une activité rémunérée non autorisée pendant l’arrêt de travail. Les
autres fraudes « hors IJ » correspondent principalement à des
fraudes en matière de rentes, d’accidents du travail et de pensions
d’invalidité.
Ces fraudes concernant la gestion des droits (obtention,
renouvellement), comme la CMU ou l’AME, semblent progresser
fortement. Les principaux types de fraudes qui affectent les
allocations familiales prennent la forme de fausses déclarations,
d’absences de déclaration, d’une absence de résidence en France,
de faux et d’usage de faux ou d’escroquerie. On compte aussi les
fausses demandes d’aide au logement ou les enfants inventés qui
s’appuient sur de faux livrets de famille. Une personne ne résidant
pas en France a transmis des bulletins de salaire d’une pâtisserie où
il était censé travailler. Ces montages sont artisanaux et s’appuient
sur des faux, mais qui peuvent être rapidement identifiés si les
recoupements sont effectués avec les services fiscaux.
Quant au RSA, il reste le dispositif social le plus fraudé. Les
montages les plus fréquents concernent l’omission frauduleuse et la
fausse déclaration, quelques cas d’escroquerie ou de faux et usage
de faux ont été répertoriés. En contrepartie, le non-recours au RSA
représente un gain considérable pour l’État. La mission d’évaluation
et de contrôle des lois de financement de la Sécurité sociale sur la
lutte contre la fraude sociale évalue la fraude du RSA (socle) à
263 millions d’euros et du RSA (activité) à 72 millions d’euros.
L’Assurance maladie utilise, pour contrôler ces fraudes, les
actions contentieuses, les pénalités financières, les avertissements
en prévision d’une récidive. Elle saisit aussi les ordres
professionnels pour les activités abusives ou fautives ou pour leurs
pratiques dangereuses. Les décisions prononcées par les ordres
sont des interdictions d’exercice d’une durée comprise entre « un et
six mois », généralement accompagnées d’un sursis partiel. À
l’inverse, les juridictions ordinales ont prononcé peu de blâmes ou
d’avertissements. La détection de ces fraudes se fait par contrôle,
signalement et interrogation des bases de données. Les
dénonciations familiales sont nombreuses, et l’analyse des réseaux
permet de compléter les faisceaux d’indices.
Les groupes criminels créent évidemment des réseaux
d’escroquerie aux allocations sociales. La Voix du Nord a révélé
qu’un réseau a établi près de 1 200 dossiers d’indemnisation auprès
de la caisse d’allocation familiale et du régime social des
indépendants. Le détournement porterait sur 1,7 million d’euros. Les
8
chefs de bande ont été mis en examen .
Un audit a été effectué en 2011 auprès du bureau chargé
d’attribuer un numéro d’identification aux personnes nées à
l’étranger (le fameux NIR, ou numéro de Sécurité sociale). Le
contrôle, effectué sur 2 100 dossiers, avait révélé un « taux de faux
documents » de 6,3 %. Ce qui généra le scandale de la « fraude aux
faux numéros » devenu viral. Depuis, les conditions d’obtention se
sont durcies : deux pièces justificatives sont exigées, le code
d’identification a été refondu, les croisements de fichiers (avec ceux
de la police) sont devenus la règle et les équipes (50 personnes) ont
été formées par les agents des douanes. La fraude coûterait entre
117 et 135 millions d’euros.
Parfois, chez les grands pourfendeurs de fraudes sociales, les
situations peuvent devenir cocasses. En effet, Dominique
e
Tian, député LR (ex-UMP) de la 2 circonscription des Bouches-du-
Rhône, a consacré onze mois de travaux sur « la mission
d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la Sécurité
sociale sur la lutte contre la fraude sociale ». Il considérait que cette
fraude « exaspère tout le monde, notamment la France qui
travaille ». Il a été condamné pour « blanchiment de fraude fiscale »,
pour n’avoir pas inscrit dans sa déclaration de patrimoine ses
comptes en Suisse jusqu’en 2014, et son recours en cassation a été
rejeté.
CHAPITRE 3

Les fraudes dans l’entreprise

Les diverses opportunités de fraudes possibles utilisables par les


entreprises pour minorer frauduleusement leurs résultats seront
1
exposées ci-après . L’analyse décrit les possibilités infinies recelées
par les manipulations comptables. Désormais, l’évitement fiscal et la
fraude constituent un poste de gestion dans les entreprises, car tout
gain réalisé sur ce secteur semble bon à prendre.

L’environnement des fraudes dans


l’entreprise

UNE TYPOLOGIE DES MONTAGES 2


Les fraudes courantes se matérialisent par une majoration de
charges, une minoration de produits, un transfert de droits
concourant finalement à un enrichissement personnel. Pour ce faire,
une manipulation directe ou indirecte du système comptable,
accompagnée de la documentation factice adéquate et d’appuis
internationaux, est nécessaire.
La fraude, interne ou externe, s’organise à l’encontre de
l’entreprise ou à son profit (cas de corruption), elle peut profiter aux
dirigeants et à des criminels.
Les montages frauduleux simples sont souvent le fait d’une
personne seule exploitant une faille de l’entreprise. Les fraudes
complexes et les montages retors sont dans la plupart des cas
effectués en interne ou sous-traités à des professionnels stipendiés.
Quelles que soient sa nature et sa complexité, le montage
frauduleux est le fait d’un technicien, conseillé ou pas, qui maîtrise
parfaitement l’activité et les arcanes comptables. La sortie de fonds
ou la récupération de droits restent l’objectif prioritaire du fraudeur, il
s’agit donc de suivre, encore et toujours, les flux. Très
schématiquement, dans les achats, un flux sortant est détourné ;
dans les ventes, un flux entrant est subtilisé.

LA FAUSSE FACTURATION, LA SURFACTURATION,


LA FACTURATION DE COMPLAISANCE

La fausse facture consigne une sortie ou une entrée de fonds


sans cause dans les écritures comptables. Efficace dans les fraudes
internes entreprises par des salariés ou par des dirigeants à titre
personnel, elle est tout aussi performante dans les fraudes externes
telles que la corruption de salariés ou au cours d’escroqueries
courantes dans les rapports avec les tiers. Elle manipule les
comptes, permet le paiement de rackets criminels ou emplit la caisse
noire. Le blanchiment ne l’effraie pas. Véritable couteau suisse des
fraudes, elle implique l’existence d’une émettrice, personne morale,
ou d’une entreprise individuelle, écran ou pas.
Tous les postes comptables peuvent être affectés. Dans les cas
de fraudes internes, le fraudeur utilise les fichiers comptables dont il
a la maîtrise et s’en tient souvent à des sommes limitées par un
3
seuil, à des valeurs « non significatives ». Le « domaine réservé »
reste alloué au dirigeant fraudeur. Les opérations « interco » entre
filiales et maisons mères permettent d’organiser commodément les
flux de fausses facturations. Ces montages sont perpétrés dans un
entre-soi protecteur.
Les sanctions applicables aux fausses factures sont le rejet des
charges et l’exclusion de la récupération de la TVA. La
comptabilisation de ces factures génère une minoration des
bénéfices imposables et la récupération indue de la TVA facturée.
La surfacturation consiste à émettre une facture dont le montant
est frauduleusement majoré. Il peut s’agir d’une escroquerie
classique, souvent rencontrée au cours de l’exécution des marchés
publics. Le fournisseur et le client peuvent être complices, dans ce
cas, un montage additionnel destiné à « sortir » les fonds issus de
l’opération est nécessaire. Il implique souvent l’utilisation d’une
société-écran et l’intervention de faux facturiers professionnels.
La facturation de complaisance n’est qu’une variante de la
fausse facture. La pièce couvre alors une opération réelle établie par
une autre entité que celle qui a réalisé l’opération.
L’un des exemples les plus instructifs figure dans les écritures
comptables et dans certaines factures de l’affaire Bygmalion
largement diffusées et détaillées par la presse et par les médias. Le
financement électoral de la campagne présidentielle a excédé
largement le plafond légal autorisé. Le montage, d’une grande
originalité facturière, consistait à « charger » l’UMP, donc payer avec
de l’argent public les sommes qui ne pouvaient pas figurer sur les
comptes de campagne, ce dont les prévenus se défendent.
Certaines prestations étaient réelles, cependant de nombreuses
fausses factures ont été émises sous couvert de réunions, de
colloques et de travaux chimériques. Les comptes de campagne du
candidat ont ainsi été très professionnellement maquillés.
La documentation frauduleuse permet de satisfaire la « sainte
trinité des comptables » : un bon de commande, une facture et un
paiement.
Pour les fausses factures destinées à l’obtention d’espèces,
quelques pratiques utilisant les milieux criminels sont
majoritairement utilisées.

o
Modèle n 1 : le fraudeur développe un montage purement
familial à partir d’une filiale, il sort les fonds avec une société-écran
et récupère les espèces auprès d’une banque parallèle locale.

o
Modèle n 2 : plus professionnel, utilisé à l’occasion de
financements politiques illégaux et dans la plus grande partie des
montages de grande envergure, il consiste à créer des myriades de
sociétés à l’étranger destinées à émettre les fausses factures, à
encaisser les virements sur leurs comptes respectifs. Puis des
groupes criminels ou semi-criminels disposant d’espèces sont
4
intégrés au système, les espèces étant reversées aux bénéficiaires .
Des sommes importantes peuvent être échangées par ce type
d’opération. Les entreprises pratiquant le travail clandestin utilisent
ce système. Cette transformation de monnaie fiduciaire en espèces
s’effectue auprès de banques parallèles qui assurent la
compensation.
Certains dirigeants sont friands de ce type de prestation pour
sécuriser leurs sorties de fonds, mais ce n’est jamais gratuit (en
moyenne 20 % sont prélevés). Une proximité certaine est ainsi créée
avec les groupes criminels. Ces fausses factures permettent de
détourner des centaines de milliers d’euros à des fins personnelles.
Cette machine à cash tourne à plein régime et fonctionne avec des
rabatteurs et par le bouche-à-oreille.

Modèle 3 : il consiste en l’utilisation de filiales-« écrans »


installées à l’étranger ou dans les paradis fiscaux facturant des
prestations fictives ou recevant des financements qui ne seront
jamais remboursés, et dont la contrepartie en espèces est retournée
par les moyens classiques usités dans ces contrées (espèces
réintroduites en France ou cartes bancaires).
Un clin d’œil au passage à Jean Cosson qui, dans le courant des
années 1970 dans son remarquable ouvrage Les Industriels de la
5
fraude fiscale , relevait que dans les échanges commerciaux on
trouvait « des produits sans factures, des factures sans produits…
et, parfois, des produits avec factures ». Cet ouvrage mériterait
d’être l’objet d’une analyse dans toutes les écoles de contrôleurs et
devrait être distribué à chacun d’entre eux, car les opérations
décrites correspondent, cinquante ans après, en matière de
TVA comme d’impôt sur les sociétés, assez bien à celles
rencontrées aujourd’hui.

L’ACCOMPAGNEMENT DES FAUSSES FACTURES


PAR LES SOCIÉTÉS-ÉCRANS

L’émission de fausses factures suppose l’utilisation de sociétés-


écrans offshore ou inshore accompagnées d’hommes de paille et de
faux papiers dont on a vu la nocivité. La présence de ces ersatz de
sociétés est très utile aux fraudeurs, elle cache l’identité réelle du
bénéficiaire et ralentit les contrôles. Leur utilisation systématique
exige l’acquisition d’un certain tour de main, les professionnels sont
là pour aider la mise en place des montages.
L’utilisation d’outils informatiques pourrait rendre malaisées ces
6
opérations frauduleuses. Le Fichier national des interdits de gérer
7
(FNIG) et la création du Registre des bénéficiaires effectifs (RBE)
sont des avancées, cependant trois failles existent : l’absence de
déclaration, la clause de confidentialité et l’utilisation de prête noms.
Ce fichier pourrait être connecté aux bases des cartes d’identité, des
passeports, des titres de séjour dans le cadre européen. Il serait
aussi intéressant d’accéder aux comptes de ces sociétés afin de
créer des connexions bancaires qui pourraient aussi être utiles aux
services de régulation.
Les fraudeurs s’organisent de la manière suivante : pour les
fraudes internes ou les fraudes destinées à la caisse noire, il suffit
de créer une société avec son homme de paille recruté dans le
cadre familial pour réduire les risques. Cette structure émet des
fausses factures de faible montant, rarement plus de 50 000 euros,
au détriment de la société escroquée, de manière à rester dans le
cadre non significatif. Certes, il s’agit d’un bricolage local, mais qui
au final permet de bien arrondir les fins de mois. Le même effet peut
être obtenu avec la création d’un faux salarié ou le paiement d’un
salaire fictif.

LA DÉLOCALISATION FICTIVE D’ENTREPRISE


Délocaliser fictivement son activité pour ne pas payer d’impôt en
France n’est pas l’apanage des particuliers. Des entreprises sont
également en cause. Elles déclarent leur siège dans un autre pays
8
et y sont inscrites au registre du commerce . Mais pour le fisc, elles
exercent réellement leur activité en France où « elles disposent de
ses moyens d’exploitation ».
Outre le non-paiement de l’impôt sur les sociétés et de la TVA, ce
procédé permet de réaliser de fausses opérations
intracommunautaires.

LA DISSIMULATION DE RECETTES GRÂCE


À UN « POURRICIEL »

Il fut un temps, cela n’a guère changé, où l’installation d’un petit


commerçant était accompagnée par un processus de détournement
d’espèces pour atteindre le taux de 10 % environ en jouant sur la
marge d’erreur. Les commerçants plus importants s’accordaient
avec les grossistes qui livraient des produits avec une facturation
minorée, la différence étant payée en espèces. Je me souviens
9
d’avoir réfléchi avec des collègues , il y a plus de trente ans, à la
méthode de contrôle des kebabs dont on savait par dénonciation
que le fournisseur allemand livrait plus de pains de viande qu’il n’en
facturait et qu’il assurait le rapatriement en Turquie via l’Allemagne
des fonds ainsi générés. J’ai aussi connu la touche « étoile », touche
magique conçue pour rectifier les erreurs, elle effaçait les
enregistrements. C’était déjà une comptabilisation en mode « test ».
On utilisait la touche « étoile » aussi les « jours sans » dans certains
restaurants, ces jours-là, sortes de happy hours, heureuses heures
fiscales, aucun règlement n’était comptabilisé, et les recettes comme
les pourboires disparaissaient miraculeusement des livres. Les
pannes étaient aussi merveilleuses si elles advenaient au coup de
feu, ou chez les pâtissiers le dimanche à la sortie de la messe. On
remarque aussi que le voisin de table dont le repas est
manifestement payé par l’entreprise se fait rajouter un ou plusieurs
repas sur la fiche, paye par carte et reçoit en espèces la différence.
Qui n’a pas constaté la présence d’un écriteau dans les bars et
restaurants spécifiant « pas de chèques ni de carte bleue », ou
« carte bleue en panne » pendant les périodes estivales. Certaines
grandes surfaces elles-mêmes n’avaient pas résisté à l’appel des
espèces, le lundi, jour des commerçants, de grandes pancartes
guidaient les clients vers des « caisses espèces », ces jours-là il faut
fluidifier le flux. On pourrait aisément écrire un livre sur ce seul sujet,
10
d’ailleurs cela a été fait .
On peut aussi rencontrer des comptabilités parallèles, ou
comptabilités miroir. La fraude est difficilement identifiable lorsqu’une
seconde caisse retraçant les espèces reçues est activée et lorsque
les achats sont effectués sans facture. Quelques précautions doivent
cependant être prises, les achats correspondant aux ventes sans
facture doivent être réglés en espèces et un minimum de
précautions doivent être prises : ne pas oublier le carnet dans un
tiroir, éviter de tenir le tableau Excel sur le même support que la
comptabilité, mais cela devient problématique en cas de divorce
difficile. Ce montage nécessite une présence constante.
L’informatique a « allégé » et a fortement facilité l’industrie du cash.
Les manipulations ont été informatisées.
Quel que soit le système utilisé, une opération de saisie ne doit
pas être annulée ou modifiée sans être tracée, c’est là qu’une
invention miraculeuse accompagne les fraudeurs : les logiciels
permissifs appelés pourriciels. Ces derniers disposent d’une
fonctionnalité permettant la suppression de fichiers sans garder les
traces des données d’origine dans les fichiers « tickets ». Ils
disposent aussi d’une fonctionnalité permettant le changement de
date. « Sur 100 ventes, 50 étaient supprimées, sans traçabilité. C’est
totalement contraire à l’état du marché et à la sécurité des
transactions normalement opérées », explique Alexis Grin, associé
11
chez Grant Thornton . Installés par les éditeurs sur les caisses
enregistreuses, ces logiciels standardisent les fraudes de caisse.
L’éditeur transmet un code au client accompagné de conseils
d’utilisation de l’outil, préconisant de modifier le nom du fichier « date
system » à partir duquel on aurait pu identifier l’existence d’une
modification à une date donnée.
Le rapport du Service central de prévention de la corruption
(SCPC) de l’année 2002 a révélé le montage que personne ne
voulait décrire, bien qu’il ait fait l’objet d’investigations par les
services des impôts. À cette période, un logiciel dédié nommé Merlin
(l’Enchanteur évidemment) était utilisé par une chaîne de coiffure et
fonctionnait à plein. Nous avions aussi été avisés de l’existence d’un
logiciel utilisé dans le Sentier permettant un paiement direct depuis
la carte bancaire d’un client sur un compte suisse sans figurer dans
les comptes de la société.
L’utilisation de ces logiciels minore certes les résultats, mais
concomitamment exige des paiements au noir et des fraudes aux
charges sociales. Ainsi en France un dirigeant d’entreprise peut
« économiser » 100 000 euros par mois pour une fraude totale de
1,9 million d’euros.

L’UTILISATION DE CES LOGICIELS EST MONDIALISÉE


Une opération a cependant particulièrement marqué les esprits,
c’est la vague des contrôles des officines de pharmacie nommée
« Caducée ». Les services des impôts et de la justice ont engagé
des procédures communes à l’encontre de 1 500 officines, cette
fraude générant des pertes importantes pour l’État en matière de
TVA et d’impôt sur le revenu. Les services à partir des données
commerciales détenues par les éditeurs ont effectué des contrôles
sur les clients de ces derniers. Dans ce logiciel, l’une des fonctions,
prévues pour rectifier des erreurs de caisse, permettait d’effacer des
pans entiers de la comptabilité des officines. Il équipait
4 000 pharmacies en France et permettait d’éluder l’enregistrement
de ventes réglées en espèces, et la perte pour l’État était estimée à
400 millions d’euros.
Plusieurs officines ont été poursuivies au pénal et de
nombreuses autres ont été condamnées à des amendes
importantes, parfois à de la prison avec sursis en sus des
redressements fiscaux.
Bien d’autres professionnels, intéressés par l’utilisation de ces
logiciels, ont été contrôlés. Ainsi des gérants de boîtes de nuit, des
chaînes d’habillement, des chaînes de coiffure qui utilisaient le
logiciel « Marlix », nombre de restaurateurs et beaucoup d’autres ont
été poursuivis. Ce moyen a été utilisé pour s’approprier des
espèces, mais aussi pour payer les employés au noir. Ce sont
précisément ces fraudes qui sont visées par la réglementation sur
les logiciels de caisse, dont l’entrée en vigueur est advenue au
er
1 janvier 2018, après des opérations de lobbying exceptionnelles
destinées à retarder sa mise en application.

Typologie des montages frauduleux


par cycle comptable
L’expérience montre que tous les postes comptables sont
devenus des postes à risque, même si certains recèlent des fraudes
récurrentes.
Les typologies des diverses fraudes peuvent être classées
suivant leur objet.
Certaines manipulations sont destinées à améliorer la
présentation des comptes, les résultats, l’état réel des finances, en
fait la situation générale des entreprises. En comptabilité, plus que
dans toute autre matière, la « vérité » peut avoir plusieurs visages et
se décline sous de multiples facettes. Ces opérations affectant la
nature des bilans sont couramment qualifiées de window dressing.
L’une de mes connaissances disposant d’un poste élevé dans la
gestion comptable du Crédit lyonnais transmit un jour les comptes
annuels à sa hiérarchie. Le dossier lui revint immédiatement et l’un
des hauts responsables de la banque lui demanda s’il tenait
vraiment à faire de la peine au président. Puis il lui nomma les
comptes qui devraient être « aménagés » afin d’être plus
présentables. En fait, il s’agissait de refaire la comptabilité en
fonction de ce qui était attendu et non de la réalité. Il refusa, bien lui
en prit !
Ces manipulations modifiant la présentation et la réalité des
comptes peuvent être le fait de la direction. Elles camouflent une
incompétence ou glissent sous le tapis les problèmes majeurs et
protègent leur rémunération, leur crédit et les dividendes. Elles
permettent d’embellir les situations proches de la faillite. Ces
manipulations peuvent aussi servir à éviter ou limiter les taxations
fiscales, ou à masquer les infractions commises dans la gestion de
la structure.
Les fraudes internes élaborées par des salariés lorsque les
processus se délitent, on va le constater après la pandémie,
affectent plutôt les comptes de résultat.

LA MANIPULATION DES POSTES À « LISSAGE »


Par son impact sur les résultats, cette fraude modifie
sensiblement la présentation des comptes. Utilisée depuis toujours,
elle ne génère aucune surprise dans son utilisation. Deux
inconvénients sont cependant présents : d’abord celui, dirimant,
d’être parfaitement lisible puis celui de devoir être poursuivie et
amplifiée d’un exercice sur l’autre sous peine de produire l’effet
inverse à celui attendu. Les postes à « lissage » constituent aussi
des leurres performants.
Les redressements fiscaux sur ces postes à lissage sont souvent
importants, cependant, compte tenu des délais légaux, les
redressements ne seront effectifs qu’après un délai assez long, or
l’entreprise en provisionnant ce risque l’année suivante amortit
immédiatement l’opération.
Les amortissements se définissent comme la constatation
comptable d’une perte de la valeur d’un élément d’actif résultant de
l’usage, du temps, du progrès technique ou de toute autre cause
dont les effets sont jugés irréversibles. L’allongement de la durée
d’amortissement augmente le résultat en limitant la dotation
annuelle ; inversement, le raccourcissement de la durée ou des taux
augmente la dotation annuelle et donc diminue ce résultat.
Le choix de la durée est à la discrétion de l’organisation, les
adaptations à la réglementation fiscale et comptable se faisant par
régularisation extra-comptable.
Les provisions (le coussinage) : le principe de la provision est de
donner la possibilité de comptabiliser en charges des pertes ou
charges non encore effectives à la clôture de l’exercice, mais que les
événements rendent probables. Quel que soit le type de provision, il
a pour effet la diminution du résultat par anticipation au moment de
sa comptabilisation.
L’utilisation de cette « variable de régularisation » est
communément connue sous l’appellation de « coussinage ».
Lorsque l’entreprise a besoin de réduire ses produits, souvent pour
des raisons fiscales, elle « gonfle le coussin ». Lorsqu’elle désire les
augmenter, pour payer des dividendes, augmenter les valeurs
boursières en vue de libérer des stock-options, ou pour retarder une
liquidation proche, elle « dégonfle le coussin » en réintégrant les
provisions exagérées. Traditionnellement, en gestion ordinaire, les
organisations surévaluent leurs provisions en période de croissance
du chiffre d’affaires de manière à constituer pour l’avenir le
« matelas ». Corrélativement, elles diminuent les provisions en
période de baisse du chiffre d’affaires, ce qui leur permet de
présenter une situation améliorée.
Ce type de manipulation est bien connu des dirigeants
nouvellement nommés qui « chargent la barque » à partir de la
gestion de leurs prédécesseurs.
Cette manipulation présente un double intérêt :

le premier effet, la sanction mécanique de la gestion du


« sortant », est la création d’un déficit important, on dit alors que
le nouveau venu « nettoie les comptes » ;
le second effet (effet rebond) donne une marge de manœuvre
supplémentaire au nouveau dirigeant pour les exercices
ultérieurs. La réintégration dans les comptes des montants
provisionnés en masse a pour effet de majorer la valeur des
actions et des éventuelles stock-options qu’il a pu obtenir, tout en
lui conférant une aura de bon gestionnaire.

LA GESTION DES STOCKS


La majoration de la valeur du stock permet d’améliorer la marge
et les résultats, la minoration est le plus souvent expliquée par des
raisons fiscales. Il est possible d’agir sur la quantité, sur les valeurs
ou d’utiliser des provisions discutables de toute nature toujours
bienvenues (l’obsolescence entre autres). Les stocks peuvent être
manipulés et camoufler des fraudes, des fausses ventes de produits
à des sociétés liées, des comptabilisations anticipées de produits qui
ne quitteront jamais les locaux, ou de travaux en cours dont
l’avancement est anticipé. Ils peuvent aussi être utilisés pour
camoufler une baisse des marges et dissimuler une mauvaise
gestion.
Je me souviens d’une fraude à 10 millions d’euros qui consistait
à majorer les participations à recevoir et à minorer les remises, ainsi
la majoration des produits à recevoir (PAR) n’a pas d’incidence sur
le résultat, mais la minoration des remises de fin d’année (RFA)
majore la valeur du stock au bilan. Il est aussi possible de découvrir
des bananes à 5 000 dollars pièce, un unique écrou facturé 1 million
de dollars et tant d’autres farces utilisées.
Le détournement de produits en stocks et les vols « acceptés »
peuvent s’expliquer par la gestion de la caisse noire, par un racket
criminel local ou par une fraude interne.
On peut noter qu’une grande société de distribution a fait l’objet
d’une fraude de plus de 500 millions d’euros à l’étranger, car les
marges arrières avaient été détournées par le directeur.
Les minorations de stocks sont souvent le fait d’« oublis
judicieux » ou de dépréciations conséquentes. Le problème qui se
pose alors est celui du camouflage de l’opération dans la durée car
une variation l’année n, a une conséquence mécanique en n + 1. Il
faudra lisser tout cela en manipulant les quantités, en créant des flux
fictifs ou en enregistrant des retours fictifs de produits défectueux.
Les opportunités de fraude dans les travaux en cours sont à
rechercher dans l’évaluation de la marge d’une prestation non
terminée à la clôture d’un exercice. Cette méthode était d’usage
courant chez Enron, ils étaient allés jusqu’à enregistrer en produit un
contrat qui prévoyait de livrer l’électricité à une usine pas encore
construite, ce qui avait été validé par l’audit externe.

LA MANIPULATION DES COMPTES CLIENTS


Les comptes clients sont l’objet de manipulations récurrentes, les
procédés les plus couramment utilisés sont les suivants :
la facturation anticipée de prestations à venir ;
la facturation de ventes fictives en fin d’exercice qui s’annulent
au début de l’exercice suivant par des avoirs internes ;
l’absence de comptabilisation de remises accordées ;
l’installation d’un système de ventes fictives dans le cas de
carrousel TVA ou pour de tout autres raisons.

La Financière Turenne Lafayette, dont la propriétaire était


surnommée « Mamie cassoulet », entreprise jusque-là discrète, a
créé un scandale affectant 4 200 salariés. La découverte « de
pratiques de présentations trompeuses des comptes », en un mot de
faux bilans, a mis en évidence les défaillances successives des
contrôleurs et des commissaires aux comptes. Une plainte visant
l’ancien commissaire aux comptes et conseil de l’entreprise a été
déposée pour « escroquerie et complicité d’escroquerie » à
l’occasion du rachat d’une autre société. L’endettement caché
atteindrait 300 millions d’euros. Les rachats d’entreprises effectués
par la holding passaient d’abord par la société personnelle de la
gérante, étaient restructurés puis étaient transférés dans le groupe.
Le chiffre d’affaires était gonflé de 30 % en maquillant les comptes
en fin d’année. Le groupe arrangeait depuis longtemps ses comptes
en passant des écritures comptables qui étaient soit des fausses
facturations, soit des fausses avances sur stock. Ces opérations
permettaient de présenter des bilans dissimulant les difficultés
financières afin que les banques continuent à soutenir le groupe.
Les montages passent par des ventes clandestines et la
constitution d’une caisse noire. Mais cela ne fonctionne réellement
bien que lorsque l’utilisation d’espèces est courante ; or de plus en
plus d’espèces circulent. Et la moitié des billets imprimés disparaît,
utilisés ou thésaurisés.
Ces montages nécessitent cependant l’installation d’opérations
complémentaires de camouflage, afin que la marge ne soit pas
altérée ou que le montant des espèces ne soit pas trop faible ou trop
élevé eu égard à la moyenne du secteur.
Autres types de fraudes qui peuvent affecter les ventes :

la sous-facturation, qui nécessite une opération complémentaire


permettant la récupération individuelle des fonds ;
la sous-facturation en faveur de filiales offshore ou dans des
pays peu contrôlés, ou encore le décalage des ventes sur la fin
de l’exercice qui se reporte d’année en année ;
le détournement par les dirigeants au bénéfice d’une société qui
leur appartient en propre ;
les ventes dissimulées lorsque les ventes sont réalisées en
espèces ;
les fraudes internes organisées par un salarié ou par un tiers qui
affectent l’entreprise, mais aussi les services fiscaux.

Les détournements de chèques ou la réalisation de virements sur


le compte du fraudeur sont aussi possibles, mais ils impliquent une
défaillance du contrôle interne et de la séparation des tâches. En
effet, deux manipulations successives sont nécessaires, la première
au moment du détournement et la seconde lorsqu’il faut camoufler la
fraude.

LA MANIPULATION DES COMPTES FOURNISSEURS


Le premier type de manœuvre couramment utilisé est l’utilisation
du décalage. Ainsi, on reporte les charges de la fin d’un exercice
vers le suivant, dans le même ordre d’idée on peut retarder la
comptabilisation des factures jusqu’à la date du paiement.
Cependant, l’effet est limité et doit être régularisé. L’opération proche
de celle affectant la majoration des provisions ou des ventes a un
effet passager.
Les montages décrits dans la partie ventes sont aussi déclinés ici
en flux inversés, on peut constater des surfacturations qui
alourdissent les charges, les valeurs de transfert en constituent le
plus bel exemple. La collusion entre le client et le fournisseur est
aussi fréquente. Le dirigeant d’une société peut surfacturer une
prestation rendue par une société lui appartenant en propre.
Beaucoup seraient surpris s’ils apprenaient que nombre de grandes
fortunes ont commencé par là.
Les fraudes internes affectent particulièrement les comptes
fournisseurs. Tous les postes peuvent être affectés dès l’instant où il
est possible d’établir une fausse facture, de l’intégrer dans le
système et de créer un compte pour encaisser la somme détournée.
Le montage consiste à intégrer des faux documents dans le
système.
Dans les entreprises dans lesquelles il est possible d’engager
directement des dépenses sous le seuil non significatif, la fraude est
plus aisée car l’absence de contrôle ultérieur rend l’opération
possible sans prendre beaucoup de risques.
Une autre catégorie de fraude permet de « solder » au profit d’un
salarié des opérations anciennes déjà provisionnées et
comptabilisées en charges, elles n’ont aucun impact sur le résultat,
tout comme l’appropriation d’un contentieux déjà provisionné. Je me
souviens d’une commission étrange dont la valeur approchait les
80 000 euros. Le contrat stipulait que la prestation était « très
confidentielle », qu’elle ne se matérialisait que par un échange
verbal avec le client, et qu’aucune documentation matérielle ne
serait apportée. C’est une puissante couverture magique.
Les fraudes les plus difficiles à identifier sont celles qui
n’affectent pas le résultat comptable, lors d’une élection
présidentielle une entreprise a payé plusieurs milliers de panneaux
publicitaires, seuls 600 ont été utilisés au bénéfice du groupe, les
autres ont financé les affiches d’un candidat.

LA MANIPULATION DES SALAIRES


Les fraudes les plus classiques relevées dans le cycle des
salaires sont les suivantes :

décaler une partie des rémunérations et des charges afférentes


sur les exercices suivants ;
retarder le paiement des primes ;
majorer artificiellement les charges en provisionnant des primes
qui ne seront jamais payées ;
accepter le paiement de faux remboursements de frais non
chargés et non imposables qui compensent l’absence
d’augmentation de salaires ;
accepter le paiement de primes exceptionnelles sous couvert de
remboursements de frais, non soumis aux charges sociales et
non imposables ;
conclure des transactions portant sur des litiges imaginaires pour
diminuer le coût d’un départ de salariés ;
introduire dans les livres des faux salariés.
Pour les dirigeants, les fraudes les plus fréquentes sont la
rémunération du conjoint ou des enfants, ou des proches pour un
travail fictif, l’utilisation du personnel payé par la société comme
personnel de maison. Ce montage a été rendu célèbre par l’une des
condamnations du couple Balkany. Avec notamment l’utilisation du
personnel de la société à des travaux qui bénéficieront à des
sociétés tierces ou au dirigeant (brevets, etc.).
Il n’est pas rare d’utiliser un stratagème bien connu pour financer
la corruption : il s’agit de verser des salaires supplémentaires ou des
remboursements de frais sans cause à un salarié à qui il
appartiendra de les transformer en espèces et de les livrer au
corrompu. Ce système est aussi utilisé lors d’élections, c’est parfois
le responsable de la sécurité qui paye une partie des agents en
espèces. Son compte personnel étant crédité des sommes
nécessaires au paiement en espèces, il régularise les
remboursements effectués en produisant lui-même les justificatifs.
La présence de ces professionnels n’apparaît pas dans les comptes
soumis à la Commission nationale des comptes de campagne et des
financements politiques (CNCCFP).

LA MANIPULATION DE LA TRÉSORERIE
Les manipulations de trésorerie sont classiques. Conçues pour
cacher des problèmes financiers, elles sont bien connues des
contrôleurs. La première manipulation basique consiste à ne pas
comptabiliser tous les règlements émis ou à anticiper la
comptabilisation de certains règlements. Ce processus diminue les
créances à l’actif et majore les dettes au passif. Le montage est
identifiable par l’analyse des rapprochements bancaires dans
lesquels des écarts apparaissent. On peut aussi émettre les
chèques, comptabiliser les paiements, mais ne rien envoyer aux
créanciers. Les chèques concernés seront placés dans la rubrique
« chèques émis non débités ».
On peut recourir aux fausses créances commerciales. Il s’agit
d’émettre des fausses factures et de les céder à un établissement
financier complice ou peu soupçonneux. Il est aussi possible
d’émettre concomitamment des avoirs ou de comptabiliser les
factures en produits constatés d’avance. Des faux peuvent être
proposés aux contrôles. Pour ma part, au cours de certaines
vérifications de comptabilité, il m’a été présenté des relevés
bancaires fictifs ou encore des rapprochements fictifs pour camoufler
les détournements des dirigeants.
Les pratiques utilisées dans les pays sous contrôle pour
12
« noircir » les fonds consistent d’abord à ne pas comptabiliser les
produits, à émettre ou à recevoir des fausses factures et à utiliser
des sociétés-écrans. On remarque le fait que, pour qui désire
blanchir, les mêmes outils sont utilisables, mais en flux inversé : faux
produits dont la contrepartie en espèces est intégrée au chiffre
d’affaires, fausses factures et chiffre d’affaires incontrôlable depuis
des filiales-écrans.
CHAPITRE 4

Les fraudes commises par les élites


entrepreneuriales

C’est une phrase célèbre du Père Goriot : « Le secret des


grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié car il a
été proprement fait. » Honoré de Balzac était intéressé par la
manière dont ont été créées certaines grandes fortunes. Ce souci
transparaît dans tous ses romans. On dispose maintenant de
suffisamment d’éléments pour décrire les moyens utilisés pour
s’enrichir en utilisant la transgression. D’aucuns prétendaient que,
pour devenir riche, il fallait créer une religion, pour d’autres,
l’entreprise peut y pourvoir.
À la suite de la Théorie de la classe de loisir, de Thorstein
Veblen, les études sociologiques et criminologiques de Sutherland,
Cressey et plus récemment de Pierre Lascoumes, entre autres, ont
identifié le fait que le passage à l’acte pour un délinquant en col
blanc dépend des opportunités proposées, elles-mêmes liées à des
informations, à des réseaux et à des interconnexions plus
1 2
complexes . La théorie portée par William K. Black expose ces
« fraudes de direction » lorsque le dirigeant, lui-même à la tête du
dispositif, est dans une situation d’autocontrôle. Cette culture de la
3
rapine , généralisée dans les banques avant la crise de 2008, avait
été observée dans les grandes entreprises, particulièrement en
Amérique ou à l’occasion des rétrocommissions lors des grands
marchés internationaux.
Les notations excessives des analystes financiers, les
emballements des journalistes économiques, la presse people
comme pour les politiques en rajoutent. On quitte alors l’entreprise
pour le showbiz. C’est lors de l’écriture de cette succes story que la
transgression s’installe. Quant aux actionnaires, leur appréciation est
parfois réduite au montant des dividendes attendus. Se complaire
dans la fraude, ou être aveugle en sa présence en ignorant les
risques d’image, trahit une confiance, une arrogance et un
narcissisme outrancier de la part des intéressés : le sentiment d’être
intouchables.
Les indicateurs les plus fréquemment identifiés dans les cas de
fraudes des dirigeants sont :

l’existence d’un contexte organisationnel propice, l’évolution


technologique le facilite ;
des contrôles absents, défaillants ou inutiles ;
l’exercice d’un pouvoir démesuré dû à l’expérience, à la
connaissance de l’entreprise et à la rigueur du pouvoir
hiérarchique ;
une culture organisationnelle où l’autorité fait loi ;
l’orientation donnée par la direction, la fin justifie les moyens, et
de très fortes pressions sont orientées vers la performance ;
une valorisation boursière reposant sur des attentes de résultats
financiers ;
des incitatifs financiers et des rémunérations fortement orientées
vers des primes tributaires de la performance ;
un conseil d’administration manquant d’expertise sectorielle
(l’exemple des subprimes) et d’indépendance, trop « amorti » ou
trop proche, et des réseaux silencieux (le « capitalisme de la
barbichette ») ;
des justifications faisant référence aux concurrents ou aux autres
entreprises ;
une personnalité ouverte à la fraude par une grande tolérance
face à des situations non éthiques récurrentes accompagnées
par une arrogance et un orgueil exagéré ;
une personnalisation et une centralisation de la stratégie
d’entreprise sur une ou deux personnes ;
enfin une équipe de direction (subordonnés et adjoints) soumise
et sans initiative agissant dans la crainte.

Les fraudes communes des dirigeants

LES SALAIRES ET LES AVANTAGES EN NATURE


Je ne décris ici que les opportunités de fraudes utilisées par ceux
qui pratiquent le principe suivant lequel la voracité est une bonne
chose et qui, comme Lazarillo de Tormes, supportent de grandes
contrariétés pour ne pas payer d’impôts.

DES SALAIRES STRATOSPHÉRIQUES


Le versement de salaires élevés ne constitue pas une fraude s’ils
sont soumis à l’impôt et s’ils ont été validés par le conseil
d’administration. Ils créent cependant des scandales récurrents
lorsque leur importance devient stratosphérique. La fraude est
présente lorsque la taxation est éludée pour tout ou partie à la suite
d’arrangements divers édifiés à partir des holdings ou de filiales
installées dans des paradis fiscaux. L’agencement des entreprises
avec une société holding installée à Amsterdam est un modèle
organisationnel répandu dans les groupes internationaux désireux
d’optimiser leur situation fiscale. L’entité installée dans la holding
bénéficie d’une taxation réduite et certaines rémunérations
bénéficient d’un abattement considérable lorsque le salarié apporte
la preuve de sa domiciliation. En outre, des sociétés, peu contrôlées
ou réduites au bon vouloir d’un dirigeant, peuvent effectuer dans
certaines filiales ad hoc, des versements furtifs de rémunérations
diverses et complémentaires à l’état-major, payer des honoraires ou
des virements discrets à des tiers peu désireux d’apparaître dans les
fichiers contrôlables des entreprises. Ces entités se transforment
alors en caisses noires. Le PNF a ouvert une enquête préliminaire
sur certains contrats de la filiale néerlandaise RNBV, après une
plainte déposée par une actionnaire de Renault. Les intéressés se
défendent avec fougue et récusent toute manipulation.
La justice japonaise a jeté Carlos Ghosn en prison sans
ménagement, elle l’accuse d’avoir dissimulé la moitié de son salaire
de P-DG de Nissan aux autorités boursières et au fisc japonais
pendant cinq ans pour un montant de… 38 millions d’euros. Elle a
largement diffusé ses motifs d’accusation. Il est soupçonné, et s’en
défend, d’avoir « conspiré pour minimiser sa rétribution entre
juin 2011 et juin 2015 » avec l’aide d’un complice lui aussi poursuivi.
Une rémunération de plus de 7 millions d’euros aurait été versée
depuis une deuxième filiale néerlandaise NMBV codétenue par
Nissan et Mitsubishi Motors, autre allié japonais de Renault.
Décalage, manipulation, nous le saurons un jour peut-être. Son bras
droit chez Nissan, est aussi soupçonné d’avoir minoré ses
émoluments sur la période 2015-2018, pour un montant de
4 milliards de yens et il s’en défend. Le décalage de la date de
clôture de l’entreprise pour bénéficier d’un bonus plus élevé ou d’une
situation favorable n’est guère novateur, en revanche il affecte les
investisseurs.
Carlos Ghosn s’est ensuite enfui du Japon de manière
rocambolesque. Il réfute vigoureusement ces accusations et dit
pouvoir en apporter la preuve.

DES AVANTAGES EN NATURE DÉMESURÉS ?


En France, cette affaire feuilletonne, Carlos Ghosn est
soupçonné d’avoir obtenu la location du château de Versailles et du
Grand Trianon pour l’organisation de son mariage, en contrepartie
d’une convention de mécénat signée avec l’établissement public, ce
dont il se défend avec force.
À la suite d’un audit commun entre Nissan et Renault, le conseil
d’administration de Renault a saisi la justice néerlandaise du fait des
« surcoûts de déplacement de M. Ghosn par avion qui atteindraient
les 11 millions d’euros et qui pourraient être des trajets personnels ».
Cette manipulation, s’il s’agit bien de trajets personnels, est
classique. Je pense à une organisation qui, œuvrant dans un
secteur non lucratif, a acheté un avion bimoteur au Canada,
immatriculé en Grande-Bretagne pour éviter la taxation en matière
de TVA, presque exclusivement utilisé pour le plus grand bonheur
des dirigeants de l’organisation et de leurs familles.
Une enquête interne aurait fait apparaître le versement de plus
de 30 millions d’euros, qualifiés de primes de performance à un
distributeur commercial des marques de l’Alliance à Oman.
Nissan soupçonne sa filiale régionale d’avoir payé des dépenses
de marketing qui auraient pu être utilisées pour des dépenses
personnelles sans aucun lien avec l’activité de l’entreprise.
La justice japonaise fait état d’éventuelles malversations de sa
part à la tête de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi. Elle lui
reproche de la dissimulation fiscale et s’intéresse à divers
financements immobiliers personnels qui auraient transité par les
4
comptes de la société .
D’après l’enquête interne de Nissan, largement diffusée, une
somme de 35 millions de dollars issue de la « réserve du P-DG 5 »
aurait été versée à une société qui vend les véhicules de Nissan
dans un pays du Golfe. L’un des employés est soupçonné d’avoir
transféré les fonds à une compagnie libanaise, gérée par des
associés de Carlos Ghosn. L’intéressé récuse le fait que ce transfert
a financé l’existence d’achats et d’investissements dans un fonds
aux États-Unis.
Ce type de montage est néanmoins connu, il peut être identifié
lorsque la comptabilisation de commissions ne suit pas le
cheminement comptable attendu. L’un des représentants de Ghosn
a réagi vertement : « Aucune somme versée par Renault aux
distributeurs d’Oman n’a été détournée de ses objectifs
commerciaux et en aucun cas tout ou partie de cette somme n’a
profité à Carlos Ghosn ou à sa famille. »
Enfin, le parquet japonais le soupçonne d’avoir « failli à sa
fonction de P-DG et d’avoir causé un préjudice à Nissan ». Il aurait
fait couvrir par Nissan « des pertes sur des investissements
personnels » au moment de la crise financière d’octobre 2008, ce
qu’il nie. La somme incriminée s’élèverait à 1,85 milliard de yens
(14,5 millions d’euros). Un ami d’Arabie saoudite se serait porté
garant et aurait fait effectuer des virements d’un montant équivalent
sur le compte de ce dernier depuis un compte d’une filiale de
Nissan. Ce que nie fougueusement l’intéressé qui considère que
toutes ces accusations constituent un véritable complot ourdi contre
sa personne et ses choix stratégiques.
Les avanies de Carlos Ghosn, les juges diront si elles constituent
des délits ou si certaines d’entre elles relèvent de l’opportunisme
directorial, créent un cadre de contrôle remarquable qui pourrait être
utilisé par les commissaires aux comptes et les auditeurs externes.
Cela conforte l’idée que la surveillance des activités d’un
dirigeant ne peut se limiter à un comportement digne des trois
singes de la sagesse ou plutôt au conte d’Andersen Les Habits
neufs de l’empereur. Finalement quoi qu’il advienne, on retiendra
une forte carence du contrôle.

UNE INTERVENTION DE LA SEC 6


Le gendarme américain de la Bourse, la Securities and
Exchange Commission (SEC), s’était déclarée compétente car « les
tromperies induisaient en erreur les investisseurs, y compris les
investisseurs américains ». Elle a clôturé son enquête en validant le
fait que la société Nissan, Carlos Ghosn et Greg Kelly, qui s’en
défendaient, avaient bien dissimulé aux investisseurs 140 millions de
dollars (130 millions d’euros). Un accord à l’amiable a mis fin aux
poursuites. Les trois prévenus ont payé ensemble 16 millions de
dollars. Le montage décelé était le suivant : « le président fixait
chaque année un montant total de rémunération pour lui-même, dont
une partie était déclarée et payée et une partie non déclarée et non
payée. M. Kelly devait trouver des moyens de verser le montant non
déclaré dans le futur par divers montages et artifices (contrats
secrets, lettres antidatées pour pouvoir bénéficier d’actions,
performances indues, modification du calcul du montant de la
retraite future) ». La SEC ajoute que ces actions ont induit en erreur
le directeur financier de Nissan et conduit l’entreprise à valider des
déclarations trompeuses. Elle souligne par ailleurs que les
140 millions de dollars dissimulés n’ont jamais été perçus par Carlos
Ghosn ».
Les procès à venir diront le droit et si c’était « happy hours »
chez Nissan. À cette occasion, une plaisanterie a fait le tour des
agences : « Savez-vous quelle est la différence entre un P-DG
français et Dieu ? Dieu ne croira jamais qu’il est un P-DG français ! »

LES RÉMUNÉRATIONS EXCEPTIONNELLES NE SONT


PAS SI RARES

« Le problème qui se pose n’est pas tant l’importance de la


rémunération que la taxation de cette dernière et la possible
utilisation de ces versements pour effectuer des retours vers des
tiers. Prenons le cas d’un dirigeant qui reçoit, en plus de son salaire,
une rémunération secrète au titre de travaux de consulting payés par
une société écran installée au Luxembourg. Les versements, plus de
vingt millions d’euros, auraient été effectués sur le compte à
Singapour d’une société offshore panaméenne. Ce montant n’a été
soumis à l’impôt qu’à la marge, en utilisant une résidence fiscale
douteuse.
Un autre consultant a exercé une activité domiciliée dans une
société boîte aux lettres luxembourgeoise détenue par son client.
Plus de 10 millions d’honoraires ont été payés à sa société
panaméenne elle-même détenue par des prête-noms.
Un autre encore a reçu une indemnité de licenciement, de plus
de 10 millions d’euros, payée à une société panaméenne, sur un
compte à Singapour.
Ces comportements sont dans la ligne directe des dérives des
dirigeants impliqués dans les affaires de type ENRON et dans la
crise des subprimes. On peut se poser la question de savoir ce
qu’est un dirigeant. Sont-ils des êtres exceptionnels ? Des stars
inégalables ? Évidemment ils ont tout intérêt à dérouler cette story
telling, cela permet de justifier les rémunérations et les avantages
obtenus. Quant aux administrateurs, ils occupent ou ont eux-mêmes
occupé ces postes.
Les chasseurs de têtes développent la même analyse : leur
paiement est fixé sur la rémunération. Il ne faut cependant pas
oublier que le pouvoir et la démesure rendent ivre et qu’il faut
toujours méditer l’adage romain : « Il n’y a pas loin du Capitole à la
roche Tarpéienne ».
Cette personnalisation pose problème, car les résultats d’une
entreprise relèvent certes de la politique menée par le « top
management », mais aussi de l’effort collectif et de la capacité à
accompagner les services.

Les montages complexes

Nous entrons ici dans le domaine de l’ingénierie comptable,


quelques exemples décrits dans la section précédente démontrent la
dextérité des conseils pour enfumer les contrôles, ici nous allons
encore élever le niveau.

LES MONTAGES DESTINÉS À CAMOUFLER DES PERTES


Lorsqu’une entreprise a des problèmes, les dirigeants peu
scrupuleux sont amenés à manipuler les bilans dans le but de se
maintenir à flot. Les raisons pouvant expliquer ces manipulations
sont diverses, il peut s’agir d’une manifestation classique de l’hubris
du dirigeant, il peut s’agir aussi de tenir encore un peu pour
récupérer les stock-options ou parfois dans l’attente d’un
retournement de situation.
La société Carillion employant 43 000 personnes était
spécialisée dans la construction, elle était numéro deux du secteur
outre-Manche et dans la sous-traitance de services de gestion ou de
restauration. Le groupe détenait plus de 1,7 milliard de livres
(1,91 milliard d’euros) de contrats du secteur public ou en partenariat
public-privé. Elle traitait plus de 450 projets, en particulier la
construction d’hôpitaux, de prisons ou de sites militaires. Elle en
assurait la maintenance, gérait des bâtiments ou des infrastructures
pour le compte de l’État (autoroutes…) et fournissait des services,
tels que la livraison quotidienne de repas à 32 000 écoles
britanniques. Cette entreprise vieille de deux cents ans et pesant
5,2 milliards de livres de chiffre d’affaires a été mise en faillite.
Vanitas vanitatum et omnia vanitas !
Comme Enron qui a disparu en quinze jours, Carillion s’est
volatilisée d’un coup. Cette faillite met en évidence les limites d’une
sous-traitance en masse du public au privé. Les auditeurs externes
n’ont pas subodoré de risque majeur en contrôlant les comptes de
2016. L’entreprise semblait en situation de croissance et annonçait
une augmentation des dividendes. Seule sa marge avait un peu
baissé.
L’analyse du passif et de l’environnement aurait permis
d’identifier des risques majeurs. The Guardian a identifié, après
7
coup, les signes d’avertissement qui auraient pu être remarqués :
trois avertissements sur les bénéfices en cinq mois ont donné le
signal le plus évident de la présence de problèmes, ainsi qu’une
réduction de valeur de 845 millions de livres sur les contrats et le
fait que le directeur général a démissionné brutalement ;
les fonds spéculatifs avaient échangé à découvert des actions de
Carillion, intuitivement ils avaient senti les difficultés, 25 % des
actions ont été vendues à découvert ;
les dettes ont augmenté de moitié et le déficit des pensions a
atteint 580 millions de livres ;
la société avait imposé à ses fournisseurs un paiement à cent
vingt jours. Elle doit de l’argent à environ 30 000 petites
entreprises ;
elle utilisait des méthodes de plus en plus inhabituelles pour se
financer, car elle n’avait plus accès aux banques et aux
obligations. Elle avait levé 112 millions de livres via une
obligation Schuldschein, un marché plus souple. Elle avait aussi
utilisé le reverse factoring : contre rémunération, les banques ont
payé directement les fournisseurs. La construction de l’hôpital
universitaire Royal Liverpool posait de gros problèmes. Le projet
d’abord retardé est inachevé.
Le groupe a vu sa dette passer à 1,5 million de livres liés
notamment aux 580 millions de livres de déficit de son fonds de
retraites, au moment même où le report de plusieurs chantiers et
des retards dans l’exécution de certains contrats fragilisaient son
activité.
Cette faillite devrait servir de leçons à nos élites : réfléchissons à
la qualité des contrôles interne et externe qui n’ont manifestement
rien vu venir. Peut-on croire à leur efficacité ? Et pourquoi ?
Questionnons la politique du gouvernement sur le mode de gestion
des services publics. Peut-on confier des activités essentielles à des
acteurs aussi indélicats que fragiles ? Peut-on gérer des services
publics comme des entreprises privées ?
La majoration frauduleuse des ventes a atteint des niveaux
considérables chez Wirecard, qui a gonflé ses produits de
1,9 milliard d’euros en majorant des ventes, en inventant des clients
asiatiques et en achetant des entreprises à une valeur majorée en
Inde ou aux Philippines.
Cette litanie depuis Enron ne s’arrête jamais !

LES MONTAGES DESTINÉS À ÉVITER L’IMPÔT


L’utilisation de sociétés offshore à des fins d’optimisation fiscale
offre d’immenses opportunités. Les montages sont industriels,
empilés et corrélés aux divers types d’organisations. L’activité est
parfaitement huilée et intéresse fortement les entrepreneurs, les
hommes d’affaires et les professions libérales, sans oublier le
secteur immobilier. Comme les grandes entreprises, ils utilisent les
moyens offerts par la caisse noire pour enrichir leur patrimoine. Les
grands ou petits cabinets de conseil, les intermédiaires locaux
comme les mini-sociétés de conseil en ligne sont des acteurs
performants et rémunérés tournant à plein. D’autant plus que le
secteur évolue sans cesse, les montages se compliquent, les
localisations pertinentes évoluent, la profession de « conseil » est
taillée pour le temps long.

LES ENTREPRISES MOYENNES PRENNENT


LES MULTINATIONALES COMME EXEMPLES
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Mediacités a effectué une analyse intéressante portant sur des
entreprises moyennes : « De plus en plus, on voit des PME suivre
l’exemple des multinationales. » Le journal a recensé une trentaine
de sociétés, près de la moitié sont immatriculées à Malte. « L’île
présente le double intérêt d’être dans l’Union européenne tout en
offrant de sérieux avantages fiscaux aux investisseurs étrangers.
Elle est riche en niches fiscales de toutes sortes, pour les bateaux,
mais aussi pour les assurances ou les jeux en ligne. »
C’est là toute la subtilité. Pour qu’une société offshore soit légale
du point de vue du droit français, elle doit avoir une activité réelle
dans le paradis fiscal dans lequel elle est implantée. Autrement dit :
elle ne doit pas avoir été créée dans un but exclusivement fiscal.
Sans quoi la justice peut estimer qu’il s’agit d’un abus de droit. Voilà
pour la théorie. En pratique, l’existence de cette activité n’est pas
toujours évidente à démontrer.

DES PROFESSIONNELS LOCAUX ACCOMPAGNENT


DES MONTAGES MOINS COMPLEXES

La société France-Offshore proposait de l’évasion fiscale en kit.


Elle organisait les montages adaptés à chacun de ses clients, fort
divers par ailleurs. Elle adaptait des montages destinés aux
moyennes et petites structures, patrons de petites PME, artisans ou
indépendants échappaient au fisc à travers des comptes hébergés
dans une banque en Lettonie. Les montages étaient primaires mais
redoutablement efficaces, ils ont duré dix années. La société
proposait à ses clients de créer des sociétés dans des pays aux
contrôles allégés. Les sociétés écrans et leurs hommes de paille
réduisaient ainsi le chiffre d’affaires réalisé en France en émettant
des fausses factures. Les paiements atterrissaient sur les comptes
des sociétés écrans logées dans une filiale d’une banque lettonne.
Les fonds étaient récupérés par les fraudeurs au moyen de cartes
bancaires. C’est le concours de la banque qui a permis à France
Offshore de passer d’un « artisanat » limité à une dimension
« industrielle » entre 2008 et 2012, malgré les avertissements du fisc
français. La banque a été mise en examen pour blanchiment de
fraude fiscale en bande organisée, elle a été condamnée à une
9
amende de 40 millions d’euros . L’initiateur a été condamné à 5 ans
de prison, dont 3 avec sursis et le port d’un bracelet électronique. Il
n’a pas fait appel. »

DEUX MONTAGES ASSEZ CLASSIQUES POUR DE PLUS


GROS POISSONS

Le premier montage permet un enrichissement personnel en


organisant une surfacturation peu risquée, car n’affectant pas les
contrats et les prestations des clients. Cette opération nous rappelle
les fraudes constatées dans l’Association pour la recherche sur le
cancer (ARC), de triste mémoire. C’est l’entreprise qui supporte
l’entière charge du détournement :
1. les échanges entre l’entreprise et les clients sont propres, ils
ne sont pas affectés par les manipulations, ce qui évite les
dénonciations.
2. Les montages interviennent au niveau de la sous-traitance
réalisée par des entreprises du groupe ou par des tiers dont le
chiffre d’affaires est en majorité réalisé avec l’entreprise
principale.
Ces sociétés sont actives dans le pays d’exercice de cette
dernière. Il s’agit dans la plupart des cas de surfacturations ou de
fausses factures émises au titre de prestations rendues.
Une fois que ces gains sans cause sont devenus effectifs,
plusieurs possibilités sont ouvertes.
Les filiales, les filiales des filiales et les entreprises tierces sous-
traitantes réalisent directement ou indirectement avec les fonds
récupérés les prestations demandées : travaux immobiliers à Uccle,
Néchin, sur l’île de Ré ou dans un riad à Marrakech, voire dans une
villa en Floride ou dans les cantons suisses. Une société offshore,
établie de longue date dans un paradis fiscal, peut être aussi
abondée dans le but de garnir une caisse noire. Elle financera la
corruption ou le train de vie du dirigeant.
Le second montage constaté est un copier-coller du premier,
mais il est mis en place par les cadres de second niveau lorsque
l’entreprise est peu contrôlée par la direction.
Je me souviens d’un dirigeant d’une petite entreprise qui s’était
fait construire une maisonnette sur l’île de Ré en la finançant de la
manière suivante : lors de la construction d’un immeuble excédant
les limites du droit à construire, deux étages ont été rajoutés, dont le
penthouse a été offert au prix de l’appartement témoin. L’entreprise
générale a autorisé le sous-traitant à surfacturer les travaux contre
l’obtention de la moitié d’un terrain sur l’île de Ré. Les factures ont
été émises par une filiale néerlandaise. Les fonds détournés ont
permis de construire les deux maisons. Les deux dirigeants en sont
devenus propriétaires au travers d’une SCI détenue par des entités
panaméennes.

LA CAISSE NOIRE
Garnir une caisse noire exige l’utilisation d’un montage
frauduleux permettant d’extraire en catimini des fonds de
l’entreprise. Les moyens de remplir la caisse noire sont liés aux
possibilités de l’entreprise, à l’utilisation qui en sera faite, au montant
nécessaire et à l’opportunité. Des complicités sont souvent
nécessaires avec les risques y afférents.
Pour une utilisation locale et personnelle dans une entreprise
moyenne, il suffit d’organiser un montage interne sur la base de faux
documents et de concevoir un cadre pour encaisser les fonds
(société-écran ou banque parallèle). J’ai constaté des
détournements de salaires, des remboursements de frais
directement récupérés, des fausses factures fournisseurs et des
ventes en espèces. Il s’agissait de montages domestiques ou liés à
une seconde famille, ou encore à des jeux et des paris, ou au train
de vie.
Lorsque les besoins sont plus importants (travail clandestin,
ventes non déclarées) dans des entreprises plus importantes, des
montages plus professionnels seront organisés. En effet, les circuits
sont agencés avec les clients, les fournisseurs et les sous-traitants,
entraînant une organisation plus complexe (surfacturation en
cascade) dont le développement est décrit plus haut. J’ai pu
identifier la présence de sociétés, au chiffre d’affaires déjà
considérable (30 millions d’euros), dont l’activité consistait à émettre
des fausses factures aux clients intéressés et à reverser les espèces
aux bénéficiaires. Si les faux sont intégrés dans une chaîne de
fausse facturation, aucune régularisation n’est nécessaire, il n’existe
pas de contrepartie (achat des produits sans facture et vente
correspondante). Si les biens sont inscrits en comptabilité, une
régularisation comptable est nécessaire (des faux avoirs, des faux
contentieux, des faux retours, des fausses provisions pour perte,
pour vol, pour mise au rebut, pour destruction par le feu et l’eau,
10
sont utilisés ).
On fait feu de tout bois, création de faux fournisseurs, activation
de fournisseurs dormants, émission de faux documents par des
fournisseurs ou des clients complices, utilisation de doublons sont
autant de supports acceptables.
Pour les plus grandes sociétés, ce sont les filiales et les paradis
fiscaux qui sont utilisés, dont les pratiques sont décrites dans la
première partie de cet ouvrage.
J’ai poursuivi des montages primaires : dans une société BAT
dont le dirigeant était M. Baton, le « on » était rajouté au libellé du
chèque et celui-ci créditait son compte personnel.
Des montages plus subtils ont aussi été conçus. Un logiciel
buggé 11, par exemple.
Le logiciel de gestion d’une centrale d’achats avait été mis en
place par un salarié de la structure. Les clients triés sur le volet, en
fait, les actionnaires fondateurs, avaient accès à une boîte de
commandes avec un code spécifique. Les commandes étaient
enregistrées, mises en palettes immédiatement puis livrées.
L’application informatique permettait, lorsque deux commandes
identiques provenaient d’un même client dans la même demi-
journée, d’écraser la première commande par la seconde. Ainsi,
après l’envoi d’une première commande de 50 000 euros, par
exemple, une seconde commande identique valorisée à 10 euros
était relancée et annulait la première. Les marchandises étaient
alors livrées et facturées 10 euros.
Ce montage permettait, moyennant une légère manipulation des
valeurs d’inventaire, de générer une trésorerie occulte.

L’UTILISATION DE LA CAISSE NOIRE


Une caisse noire peut être tenue sur place pour les petits
montants, dans les pays attachés au paiement en espèces ou
encore dans des filiales à l’étranger, le plus souvent dans les paradis
fiscaux. Elle peut être aussi tenue chez le fournisseur qui assure à la
fois la surfacturation et la distribution des sommes. Les fonds qui y
figurent permettent le paiement des travaux non déclarés, de la
corruption ou, dans des cas plus complexes, des retours sur
commission. C’est par la caisse noire que des liens peuvent être
tissés avec la criminalité pour disposer d’espèces.
Les sommes contenues dans la caisse noire peuvent être un
instrument confortable de blanchiment. Les fonds détournés peuvent
être réinjectés dans les comptes de l’entreprise sous la forme de
prêts, d’avances, d’opérations de partenariat ou de montée dans le
capital. L’utilisation de prêts adossés est aussi fréquente. Les
possibilités sont incommensurables, il s’agit d’un « tourbillon des
fraudes ».
La caisse noire concrétise l’allégorie des trois comptabilités.
La première comptabilité d’une entreprise est destinée aux
contrôleurs, aux régulateurs ou aux banquiers. La seconde est
destinée au dirigeant et à sa gestion personnelle, elle représente la
comptabilité réelle. Enfin, la troisième est celle qui est retraitée dans
l’optique d’une vente, d’une cessation ou d’une demande de prêt.
Cette dernière mouture est, en général, surévaluée.
CHAPITRE 5

Les montages des multinationales


et des GAFAM

Les multinationales, numériques ou classiques, utilisent


l’optimisation fiscale et les opportunités offertes par diverses
législations, le secret des paradis fiscaux et la complaisance de
certains pays européens pour réduire leur imposition.
Ces multinationales se constituent en État face aux États. Les
institutions politiques élues sont dépassées par les évolutions
économiques et leur réaction, modérée, est récente. Dans
l’environnement mondialisé, de nouveaux espaces s’insinuent entre
les espaces nationaux. Les États tentent de concevoir des
régulations protectrices des intérêts nationaux. Pour cela, il faut
inclure les multinationales dans ce cadre en gestation. Une nouvelle
diplomatie commerciale émerge difficilement, qui doit intégrer les
relations des entreprises entre elles, les relations entre les États et
les relations entre les États et les firmes. Il existerait plus de
100 000 multinationales et elles détiendraient plus de 1 million de
filiales. Les rapports entre les États et les multinationales sont
étranges. Ces dernières se renforcent grâce aux États qui protègent
leurs champions, aux agences de notation souvent en situation de
conflit d’intérêts leur permettant de s’endetter à moindre coût et par
leur activité mondiale. D’après le FMI, les montages leur
apporteraient un gain de plus de 300 milliards de dollars. Le Conseil
d’analyse économique évalue à 3,3 milliards l’évitement fiscal des
groupes français et à 1,3 milliard celui des entreprises étrangères,
soit 4,6 milliards de perdus. De plus, les États ne s’irritent pas plus
devant les multinationales que devant les paradis fiscaux, car il se
dit que ces entités seraient les plus grands acheteurs de dette
publique, alors… Et pourtant, des économistes estiment que 40 %
des profits des multinationales échappent à l’impôt, soit un
cinquième des recettes de l’Union européenne.

Les multinationales et l’évasion fiscale

LA TYPOLOGIE DES MONTAGES DÉVELOPPÉS


PAR LES MULTINATIONALES

Les multinationales, tout en bénéficiant d’avantages fiscaux


notables, utilisent des montages hybrides savants et tous les
mécanismes juridiques utiles à la réduction de leur taxation. Les
gains obtenus créent une concurrence déloyale vis-à-vis des
entreprises assumant une charge fiscale plus lourde. Le siège social
de la majeure partie des multinationales est, formidable surprise,
situé dans des pays dans lesquels on ne paye guère d’impôt ou
disposant de régimes singuliers. Les multinationales installent leur
siège dans ces pays au climat fiscal serein, comme l’Irlande, le
Luxembourg, les Pays-Bas ou plus récemment à Malte. Elles y font
leur marché et choisissent, avec l’appui de leurs conseils en
optimisation fiscale, les législations mieux-disantes installées en
1
plein cœur de l’Union européenne. Dans ces États , véritables
paradis fiscaux, se rassemblent la plupart des multinationales, ainsi
que les filiales européennes des multinationales américaines. Des
milliards d’euros sont ainsi détournés. Trente milliards de dollars de
recettes seraient perdus du fait des Pays-Bas, du Luxembourg de la
2
Suisse et du Royaume-Uni . Les Pays-Bas ont une législation
facilitant l’évitement d’imposition dans les autres pays. Les holdings
et leurs dépendances permettent de frauder sans grand risque en
utilisant des coquilles créées aux Pays-Bas ou ailleurs. Les
opportunités ne manquent pas ! Les entreprises y trouvent une
réduction de la fiscalité sur les dividendes, sur les intérêts et sur les
royalties, et des réductions sur l’imposition de certains salaires. Des
rulings sont, comme au Luxembourg, signés avec les
administrations. Tax Justice Network considère les Pays-Bas comme
le quatrième territoire favorisant le plus au monde les stratégies
d’évitement fiscal des multinationales, après les îles Vierges
britanniques, les Bermudes, les îles Caïmans et juste avant la
Suisse et le Luxembourg.
Ces pays détournent des recettes fiscales qui seraient bien utiles
pour lutter contre la pandémie, et certains ont renâclé à toute action
solidaire avec leurs voisins européens pour faire face à la crise. Les
Pays-Bas travaillant à plus de 60 % dans le marché unique, il serait
aisé d’évaluer la perte qu’ils subiraient si l’Union européenne
éclatait.
Le régime spécial du droit de la propriété intellectuelle facilite la
réduction de la base imposable. Microsoft, après l’enquête menée
3
par le Sénat américain , Apple, Google, mais aussi Starbucks, entre
autres, font payer à leurs filiales basées en Europe des
« redevances » pour l’utilisation de brevets ou de la marque. Le
financement de ses propres filiales s’effectue parfois à un taux deux
fois supérieur à celui auquel elle a elle-même emprunté. Les filiales
s’accordent des prêts entre elles pour limiter les bénéfices réalisés
localement. Les intérêts sont ensuite délocalisés dans un pays qui
ne les taxe pas ou qui autorise leur déduction.
Les multinationales ne répugnent pas non plus à utiliser toutes
les acrobaties rendues possibles par la manipulation des prix de
transfert. Les investissements à l’étranger des multinationales
représenteraient, à hauteur de 40 %, des transferts fictifs à des fins
fiscales.
La filiale est le support principal des montages des
multinationales. Domiciliées dans les territoires à faible imposition,
elles reçoivent des flux financiers depuis la maison mère et
permettent d’éluder les taxations.

EXEMPLES DE MONTAGES
Les conclusions d’une commission présidée par l’ancien
4
sénateur démocrate Carl Levin publiées en avril 2014, ont décrit
comment les maisons mères d’entreprises américaines affectaient
les bénéfices réalisés sur le marché extra-américain à sa filiale
Suisse, afin de réduire son revenu imposable aux États-Unis. « Les
produits étaient fabriqués aux États-Unis, ils étaient vendus et livrés
à partir des États-Unis, mais les revenus étaient affectés à une filiale
en Suisse… La société ne fabrique aucune pièce en Suisse et ne
dispose d’aucun entrepôt dans ce pays ».
La commission d’enquête avait aussi révélé le fait qu’une
entreprise avait négocié un taux d’imposition de 4 à 6 % à Genève,
alors qu’elle aurait été taxée à hauteur de à 35 % aux États-Unis.
Ainsi, sur une dizaine d’années, plus de 8 milliards de dollars de
revenus avaient été transférés à Genève. Résultat pour le fisc
américain : un manque à gagner de 2,4 milliards de dollars. Durant
cette période, cette dernière aurait recouru aux services d’un cabinet
de conseil en optimisation fiscale célèbre qui aurait facturé une
cinquantaine de millions de dollars d’honoraires.
Cette opération a coûté 110 millions de dollars l’économie est
donc rondelette et les actionnaires en ont bien profité. Ces derniers
ne remboursent jamais les dividendes résultant de montages
frauduleux.
Kering, géant français du luxe, aurait économisé 2,5 milliards
5
d’euros d’impôt . Sa filiale suisse installée dans le canton du Tessin
et en particulier dans la Fashion Valley de Lugano 6, où sont offerts
des rulings intéressants pour les groupes du textile, et en particulier
ceux du luxe. La filiale employait 600 salariés environ et contrôlait
les entrepôts dans lesquels transite l’intégralité des produits des
marques de luxe du groupe. Cette entité logistique facture les
clients, encaisse les revenus et traite 70 % des profits du groupe
taxés à 8 %. Elle aurait permis d’éluder 2,5 milliards d’euros d’impôt.
La justice milanaise a considéré que ce montage n’était pas
légal, car ce sont les transactions intragroupes et leurs prix qui
déterminent les lieux où sont localisées les recettes et leur taxation.
Or, la multinationale avait facturé pour le compte de LGI, sa
plateforme logistique située en Suisse, des activités en fait réalisées
en Italie. Le fisc italien et Kering ont conclu un accord fiscal qui
amènera la société à payer 1,25 milliard d’euros, pénalités et intérêts
de retard inclus.
La société « reconnaît que les réclamations soulevées par l’audit
fiscal concernaient, d’une part, l’existence d’un établissement stable
en Italie sur la période 2011-2017, avec les profits associés et,
d’autre part, les prix de transfert intragroupe appliqués pour la même
période entre Luxury Goods International (LGI) [l’une de ses filiales
suisses], et Guccio Gucci. »

Qui sont les GAFAM ?

Les entreprises numériques sont appelées GAFAM, les initiales


de Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft, n’oublions pas
les entreprises chinoises. Elles pèsent 4 000 milliards de dollars en
Bourse, sont friandes de dettes publiques, disposent d’une solide
base mondiale d’utilisateurs, de réserves de trésorerie massives, et
leurs activités peuvent se développer à distance, en opposition aux
États, en défiant constamment les réglementations existantes dans
tous les domaines. Elles sont les grandes gagnantes du confinement
avec les vidéos de groupe, le divertissement et les ventes en ligne.
L’organisation de l’activité est, pour elles comme pour les autres
entités numériques, grosso modo, la suivante :
un centre de décision ;
des entreprises développant les logiciels utilisés ;
les plateformes ;
la commercialisation ;
les entreprises externes.

Ce sont des monopoles à qui on reproche des pratiques jugées


malhonnêtes, peu éthiques et anticoncurrentielles combinées avec
des menaces sur les libertés individuelles, un véritable « cauchemar
technologique ».
Ces plateformes disposent de plusieurs moyens de pression
vigoureux à l’encontre des fournisseurs, les termes du contrat et les
algorithmes d’évaluation manquent singulièrement de transparence.
Elles bloquent la concurrence par le rachat d’entreprises, plus de
660 entreprises depuis 2001. Un autre moyen est le
déréférencement. Il permet de retirer certains produits ou de résilier
un compte sans explications. De plus, la possession de données
permet de créer de nouveaux services, de nouveaux produits et de
nouvelles dépendances mettant en cause la vie privée des
utilisateurs, contre laquelle on ne peut réagir que par la
marginalisation. Un auteur a qualifié cette situation de
technoféodalisme.

LE NUMÉRIQUE CONTRE LES ÉTATS 7 ?


Jusqu’à l’avènement du digital, les États ont répondu au besoin
de stabilité de la population en construisant des infrastructures
matérielles. Ils ont, sur des fonds publics, construit des routes, des
voies d’eau, ils ont conçu et construit le service postal, l’adduction
d’eau, le téléphone. Ils ont produit de l’énergie et l’ont distribuée, ils
ont construit des chaudières, et tout cela était bien visible. Lorsqu’il
n’était pas le maître d’œuvre, l’État subventionnait l’activité. L’action
des États a rendu le système cohérent, dans chacun des pays et au
niveau international, en instillant des règles générales permettant
une gestion homogène des rapports commerciaux. Ce n’est plus le
cas aujourd’hui et cela peut d’ailleurs expliquer les problèmes
politiques actuels. Les entreprises numériques utilisent des
infrastructures qu’elles n’ont jamais financées et qu’elles refusent de
financer si on ne leur tord pas le bras, en participant à l’impôt. Elles
utilisent même tous les moyens susceptibles d’éviter son paiement.
8
Prenons le cas de l’invasion des trottinettes , des Vespa ou encore
des vélos dans les villes. Ils sont déposés sur l’espace public,
utilisés sans permis ni formation et troublent la circulation,
nécessitant la prise de mesures de contrôle, sans que les
entreprises concernées avancent un sou. Or, tous ces éléments
relèvent de l’utilisation privative du domaine public.
Le cas de Waze est significatif, cette application de navigation
appartenant à Google oriente les flux routiers. Si elle guide le flux
vers une route départementale traversant un village, la voie se
détériore rapidement, les accidents et la pollution s’amplifient dans
ce périmètre. Les habitants, devenus les otages de ces choix,
s’adressent au maire et à l’État qui ne maîtrisent pas l’application.
L’État perd le contrôle et doit financer les dégâts. De plus, lorsqu’un
trajet est proposé, les données utilisées ne sont pas produites mais
uniquement recueillies. Ces dernières ne seraient-elles pas bien
mieux utilisées dans le cadre d’un partage avec d’autres acteurs ou
avec des collectivités ?
Les pouvoirs publics n’ont réagi que très récemment et tentent
de réguler le secteur, car il s’agit d’un enjeu économique global. La
réactivation des lois antitrust prend forme, le marché ne pourvoirait
donc plus à tout ? L’initiative tentant de casser les monopoles
devient de plus en plus prégnante. Aux États-Unis, le sous-comité
antitrust de la Chambre des représentants propose dans un rapport
récent de fractionner ces entités par des « séparations
structurelles ». Ces entreprises seraient en conflits d’intérêts
lorsqu’elles sont à la fois « intermédiaires dominants » et
concurrentes d’entreprises dépendant d’eux.
Les GAFAM font l’objet d’enquêtes multiples de la part des
autorités locales antitrust et du ministère de la Justice américaine,
48 États sur 50 investiguent sur les pratiques anticoncurrentielles
dans le secteur de la publicité en ligne, ainsi que sur la définition du
travailleur indépendant.
Les plateformes numériques font éclater le modèle
entrepreneurial traditionnel. À l’inverse des multinationales dont le
but est de reverser un maximum de dividendes, elles n’en versent
pratiquement pas et réinvestissent la majorité de leur rente dans des
projets grandioses et discutables. Investir des milliards pour que
quelques vieillards cacochymes et milliardaires puissent espérer
acquérir l’éternité ou pour faire voyager les mêmes autour de la
Terre est un objectif étrange.
Elles ont conquis un pouvoir sans contrôle à l’encontre des
entreprises qui dépendent d’elles, en leur offrant l’accès à un
marché mondial. Le petit hôtel près de la Loge à Perpignan est
connecté à des millions de touristes. Pour lui, la plateforme est un
instrument, gratuit en apparence, de développement économique.
Sa dépendance est cependant totale, car c’est la plateforme qui fixe
les prix et les conditions commerciales. Il est lié par les supports, par
les changements de version des systèmes d’exploitation (OS), des
interfaces de programmation (API), des conditions générales
9
d’utilisation (CGU) de ces acteurs. Benoît Thieulin considère que
« les géants du numérique deviennent le cœur d’un écosystème sur
lequel ils ont le droit de vie ou de mort », car on ne sait plus à qui
s’adresser en cas de litige.
Ces entreprises font aussi éclater le système salarial en utilisant
les auto-entrepreneurs et des systèmes de sous-traitance dans
lesquels les prestataires facturent une misère l’heure de travail sans
payer de cotisations sociales, en ayant la possibilité de mettre fin
aux contrats sans aucune procédure face à une main-d’œuvre
pauvre et mondialisée. En effet, toutes ces avancées qui nous
facilitent la vie, en particulier dans le domaine de l’intelligence
artificielle, n’existeraient pas sans le travail de ces petites mains,
qualifiées de « premiers de corvée », dont on a enfin compris l’utilité
lors de la grande pandémie de la Covid-19.

CES ACTIVITÉS VIRTUELLES PRÉSENTENT DES RISQUES


NON NÉGLIGEABLES

Les GAFAM ont disposé de vingt années de liberté totale qui les
ont rendus monopolistiques. Ils se sont insinués dans notre vie
politique, personnelle et économique. Ils ont créé une véritable
fracture numérique dans la société entre ceux qui sont éduqués au
numérique et ceux qui ne le sont pas. Il faut donc recréer un cadre,
d’autant plus que les GAFAM n’ont pas agi de manière spontanée.
Selon Andy Grove ancien P-DG d’Intel, « la high tech court trois fois
plus vite que les affaires normales, le gouvernement court trois fois
moins vite que les affaires normales, nous avons donc un écart de
neuf fois. Et ce dont nous voulons nous assurer, c’est que le
gouvernement ne nous fasse pas obstacle et ne ralentisse pas les
choses ».
Les États ne semblent pas en mesure de réguler ces entités,
dont certaines d’entre elles exercent des activités de service public.
Il faut donc les ramener dans le cadre. La problématique désormais
n’est plus celle du contrôle opéré par un État démocratique, mais par
des puissances économiques dont le degré de transparence et de
légitimité est largement discutable.
10
Selon Marc Chevalier , le moment du retournement, celui où
l’intérêt des utilisateurs n’est plus aligné sur celui des plateformes,
est atteint : « La phase où elles rendent un service puissant et très
utile est terminée. Les effets de réseau protègent désormais leur
domination de la concurrence et des innovations. Les nouveaux
services que développent ces acteurs pourraient être mieux rendus
aux consommateurs dans un marché libéré de leur domination. »
Les scandales de la dernière campagne présidentielle, les fake
news et la manipulation de l’opinion, le scandale Cambridge
Analytica, l’évitement fiscal, l’étouffement de l’innovation, la crise du
logement en Californie, la création d’une armée de précaires payés
à la tâche… La liste des griefs contre la Silicon Valley grandit et
structure de plus en plus le débat politique, malgré les dizaines de
millions de dollars dépensés par le secteur en lobbying à
Washington.
Les États-Unis sont familiers du pas de tango, ils ont engagé une
sorte de reprise en main et ont en cela suivi l’exemple de l’Europe et
de certains pays européens, avant d’inverser la politique. Le
Department of Justice (DOJ) et la Federal Trade Commission (FTC),
le régulateur chargé de la concurrence aux États-Unis, ont placé
sous surveillance Amazon, Facebook et Apple. De plus, une task
force entièrement dédiée au secteur de la high-tech aurait été créée.
Les autorités judiciaires des États américains, du District of
Columbia et de Porto Rico ont ouvert une enquête antitrust visant
des grands groupes du secteur des hautes technologies. Elle
concerne les pratiques de Google dans le domaine de la publicité.
Le géant de la technologie est soupçonné de profiter de la position
dominante de son moteur de recherche sur Internet pour orienter à
leur insu les consommateurs vers ses propres produits et services,
au détriment de ceux de ses concurrents. Son service de vente
d’espaces ou de liens publicitaires est en outre soupçonné de
pratiques anticoncurrentielles.
Nombre d’entreprises ou de professionnels s’estimant lésés ont
porté plainte contre les GAFAM. Une action de groupe a été lancée
aux États-Unis par deux développeurs d’applications contre Apple à
qui ils reprochent d’avoir accaparé le marché des applis sur iPhone
avec son magasin en ligne l’App Store. Chaque plainte met en
cause le modèle de la plateforme numérique : la recherche en ligne
pour Google, l’e-commerce pour Amazon, le réseau social pour
Facebook, les applications mobiles pour Apple. Cet écosystème
construit sur mesure fonctionne d’abord à leur profit, les plaçant en
position de juge et parti.
Le tribunal de commerce de Paris vient de condamner Amazon à
une amende de 4 millions d’euros pour avoir inclus des clauses
contractuelles « manifestement déséquilibrées » envers les
entreprises utilisant sa plateforme.
La commissaire européenne à la concurrence a infligé une
amende de plus de 4 milliards d’euros à Google pour abus de
position dominante avec son système d’exploitation pour mobiles
Android. Elle a sanctionné Apple, poursuit Amazon qui avait
bénéficié d’aides illégales du Luxembourg et a exigé la restitution de
250 millions d’euros au Luxembourg qui a refusé cette manne.
L’Irlande a fait appel de la condamnation d’Apple à lui rembourser
13 milliards d’euros d’impôts pour aides d’État illégales. La décision
récente de la justice européenne, en première instance, désavouant
la procédure faute d’avoir apporté la preuve de l’existence d’un
avantage sélectif, souligne le défaut d’harmonisation fiscale en
Europe. Un appel a cependant été déposé par la Commission.
Amazon est aussi poursuivie pour abus de position dominante, la
plateforme améliorerait son offre commerciale grâce aux données
des commerçants qu’elle héberge.
L’approche européenne vise pour sa part certaines de leurs
activités. Le Règlement général de la protection des données
(RGPD) a été conçu comme une réponse politico-juridico-
géostratégique à l’hégémonie des GAFAM au regard des données
personnelles. Les entreprises offrant des services dans l’Union
européenne ou qui s’adressent à des personnes résidant en son
sein doivent s’y conformer. La Commission européenne a dévoilé les
« Digital Services Act » (DSA) et « Digital Market Act » (DMA). Ils
sont structurés autour de deux grands principes : « ce qui est interdit
hors ligne doit aussi l’être en ligne » et « plus une plateforme est
importante, plus elle doit avoir de responsabilités ». Ils sont destinés
à établir une concurrence équitable, à installer des règles dans une
approche de conformité, à éliminer les contraintes techniques
limitant la compatibilité et à réduire l’asymétrie d’information qui
majore le coût de sortie d’un écosystème. Les contrevenants
pourront être poursuivis. Ces règlements seront examinés par le
Parlement européen et le Conseil, où siègent les États. Ces
discussions feront l’objet d’un lobbying désespéré des géants du
numérique auprès des États.
Les autorités chinoises de régulation enquêtent sur des
« pratiques monopolistiques » du géant chinois de la vente en ligne,
ainsi que sur des pratiques déloyales de sa filiale Ant Group de
paiement en ligne. L’argument selon lequel les numériques
américains sont un rempart contre l’interventionnisme chinois prend
l’eau.
La situation devenant compliquée pour les GAFAM devant une
telle levée de boucliers, certaines multinationales numériques
donnent des gages. Ainsi des accords fiscaux sont passés avec
divers pays, la Grande-Bretagne, l’Italie et la France. Après Amazon,
Apple et Microsoft et Google ont signé deux accords transactionnels
avec les autorités françaises. Une convention judiciaire d’intérêt
public pour un montant de 500 millions d’euros a été signée avec le
Parquet national financier (PNF). Une transaction confidentielle avec
la Direction générale des finances publiques (DGFIP), d’un montant
de 465 millions d’euros, a été aussi signée. Les montants payés ne
correspondent sans doute pas au montant réel de l’évasion,
cependant, tant qu’un cadre juridique et fiscal clair et international ne
sera pas mis en place, c’est bon à prendre.

LEUR ORGANISATION CRÉE UN PROBLÈME FISCAL


D’IMPORTANCE

Le développement de ces plateformes s’est réalisé


concomitamment ou grâce à leur organisation fiscale, elles ont dès
l’origine utilisé les multiples opportunités offertes pour éluder les
taxations. Le ruling de Google avec l’Irlande lui permet d’être
contrôlé et géré depuis les Bermudes. Google est donc
essentiellement imposé dans ce paradis fiscal, y compris pour les
bénéfices provenant des utilisateurs français. L’optimisation fiscale
devient alors une alchimie artistique, bien aidée par le dumping fiscal
d’États européens cités plus haut : le ver est dans le fruit !
Les montages s’articulent entre la domiciliation fiscale dans des
pays ou des territoires à fiscalité faible ou inexistante, l’utilisation de
sociétés filiales s’interposant dans le but d’éviter toute retenue à la
source sur les redevances versées à la société mère, et le statut
d’apporteur d’affaires des filiales européennes.
Elles créent des sociétés hybrides utilisant une double nationalité
avec la complicité des pays qui les abritent, et enfin il est toujours
possible de « fignoler » en reprenant quelques pratiques relevant de
la gestion des prix de transfert par le biais de la fixation du montant
des redevances de marque intragroupe (entre la maison mère et
l’Europe). 60 % du commerce mondial seraient constitués par des
opérations de transfert. L’utilisation des prêts entre filiales déplace
les charges financières.
Rien de très nouveau donc, mais une efficacité redoutable
lorsque les États laissent faire, or voici plus de vingt années que ces
montages sont regardés avec envie par ceux qui ne peuvent les
utiliser et avec une stupéfaction souvent feinte par les États se
laissant berner par les « pique-assiettes » européens.
L’un des montages les plus élaborés me semble être celui qui a
été concocté par Google : le président UMP de la commission des
finances du Sénat, Philippe Marini, a décrit ce mécanisme utilisé par
11
des entreprises détentrices de brevets .
1. Google Inc. USA concède ses droits de propriété intellectuelle,
comme les brevets et les marques, à une société irlandaise basée
aux Bermudes.
2. Cette société, Google Ireland Holding, verse à Google Inc.
USA, en contrepartie de ces droits, une redevance « dont le prix est
fixé le plus bas possible pour limiter la charge fiscale aux États-
Unis ».
3. De droit irlandais, Google Ireland Holding est la maison mère
d’une filiale dénommée Google Ireland, installée à Dublin. Cette
filiale emploie près de 2 000 personnes et réalise l’ensemble du
chiffre d’affaires de Google pour l’Europe (dont la France), le Moyen-
Orient et l’Afrique. Les droits de propriété intellectuelle détenus par
« sa mère » lui ont été concédés en contrepartie d’une redevance.
« Le paiement de la redevance permet de renvoyer le bénéfice
réalisé à la mère installée aux Bermudes », écrit M. Marini. Google
Ireland Holding, de droit irlandais, échappe à l’impôt sur les
bénéfices irlandais, car son centre de management effectif est basé
aux Bermudes. Quant à Google Ireland, elle paie sa redevance à sa
société mère, ce qui devient une charge déductible de son impôt.
4. Google « maximise les possibles » en utilisant un texte
irlandais selon lequel les redevances liées à l’exploitation d’un droit
de propriété sont totalement exemptées d’imposition si elles sont
transférées à l’intérieur de l’Union européenne. Le groupe américain
a intercalé entre les deux sociétés irlandaises une société
néerlandaise, Netherland Holding BV, c’est sa composante du
« sandwich hollandais », par laquelle transite le paiement des
redevances. M. Marini conclut ainsi sa description : « Au total, près
de 99,8 % des bénéfices réalisés à Dublin sont perçus par Google
Ireland Holding sise aux Bermudes… où l’imposition sur les
bénéfices n’existe pas. »
Cependant, les entreprises doivent en 2020 régulariser leur
situation. Ne rêvons pas, un autre régime fiscal prend sa place, la
patent box, conçu sur mesure pour attirer les sociétés utilisant la
propriété intellectuelle. Le principe est de taxer très légèrement tous
les revenus tirés de la propriété intellectuelle.
Dans sa lutte contre les régimes fiscaux déloyaux, l’OCDE n’a pu
intervenir sur les régimes de la patent box. « Sur ce point, on est en
échec, il n’y a pas de solution », reconnaissait un négociateur
auprès de Mediapart. La Grande-Bretagne, le Luxembourg, les
Pays-Bas et Chypre ont réussi à s’opposer aux 40 pays engagés
dans les discussions pour que ce régime ne soit pas supprimé.

CES RÉGIMES ABERRANTS DEVRAIENT ÊTRE REMIS


EN CAUSE

Le système fiscal, dont les principes ont été élaborés par la


Société des nations en 1924, repose sur une approche traditionnelle
de l’activité économique, basée sur la notion d’« établissement
stable » (présence durable et physique), facilement contournée, et
considère les filiales des entreprises multinationales comme des
entités séparées qui échangeraient au prix du marché, suivant un
prix « de pleine concurrence ». Ce système permet aux entreprises
multinationales de transférer artificiellement leurs bénéfices d’une
filiale à une autre, d’une juridiction à une autre, dans le seul but
d’échapper à l’impôt. Les révélations des Paradise Papers ont
démontré que des entreprises de tous les secteurs peuvent jouer
avec ces règles inadaptées au virtuel. Si une notion
d’« établissement stable virtuel » était intégrée dans la loi fiscale,
elle serait confrontée aux conventions fiscales internationales,
supérieures aux droits nationaux, qui n’ont pas encore intégré la
notion d’« activité numérique ». Les multinationales annoncent des
résultats imposables faibles ne correspondant pas à la réalité, les
actionnaires en revanche, eux, disposent du montant réel des
bénéfices.
Cependant, l’étude de la fiscalité des multinationales dont ces
groupes font partie a ouvert la boîte de pandore. L’OCDE vient de
présenter le format technique de son projet de taxation incluant les
multinationales recourant aux mêmes moyens d’évasion.
Le premier pilier du projet établit les critères permettant d’installer
un mode de taxation autre que la présence physique sur un
territoire. Les bénéfices distribués entre pays seraient alors imposés
sur une fraction du « bénéfice résiduel » réalisé.
Le second pilier viserait à instaurer une taxation (12 ou 13 %) au
niveau mondial, chaque État récupérant sa part. L’avantage majeur
serait d’éviter l’évaporation des taxes lors du passage par les
paradis fiscaux et lors de l’utilisation des champions du dumping
fiscal européens et autres.
Les gains sont évalués à 85 milliards pour le premier pilier et à
80 milliards pour le second, ce n’est pas rien, surtout dans la période
actuelle. Le montage technique est finalisé, l’accord politique sera
plus délicat à mettre en place, car il concerne les États. Il faudra,
encore là, jouer avec les arrière-pensées. Les Américains défendent
une position liée au volontariat des entreprises, alors que d’autres
États pencheraient vers une taxation générale. Pour le second pilier,
d’autres pays dont la France s’accrochent à une taxe nationale qui
rapporterait moins, ce qui ne génère pas un enthousiasme excessif
des multinationales.
Néanmoins on touche à la géopolitique, les Américains ayant
déjà « taxé » ces structures, la mise en place effective du projet ne
se fera pas avant la Saint-Glinglin !
Une élue démocrate aux États-Unis, E. Warren, propose une
taxation de 7 % des valeurs transmises aux actionnaires qui affecte
les têtes de groupe, mais cette mesure efficace impliquerait aussi
une volonté internationale. Cette proposition est simple, n’exige pas
de différencier les GAFAM des multinationales et ne remet pas en
cause les traités bilatéraux.
12
Le texte français appelé à tort la « taxe GAFA » ne modifie pas
la situation, la taxe est symbolique et ne rapporterait pas plus de
500 millions d’euros par an. L’objectif est politique, il est censé servir
d’exemple et montre qu’une voie de taxation est possible. Le texte
est par ailleurs très large, outre les GAFA, d’autres entreprises du
numérique seront touchées et se verront appliquer une taxe fixe de
3 % sur leur chiffre d’affaires à partir de 2019. Ce texte, présenté de
manière exagérée comme la « taxe du XXIe siècle », permettrait
d’installer une forme de justice fiscale entre les entreprises, alors
que le taux d’imposition effectif des géants du numérique est
aujourd’hui inférieur de 14 points à celui des PME. C’est bien une
taxe destinée à déjouer les stratégies d’optimisation fiscale des
géants de l’Internet. Cette solution a vocation à n’être que
temporaire, dans l’attente d’un aboutissement de négociations
internationales. Il n’empêche, ces entités présentent deux types de
dangers, celui de l’automatisation qui rejette l’homme et multiplie les
inégalités, et la menace des libertés individuelles par l’usage qui
peut être fait des données. La confiance des consommateurs reste
importante et le problème ne pourra être traité que dans un débat
citoyen.
D’autres secteurs, les Mogul du médicament, par exemple,
présentent des risques systémiques qu’il faudra bien traiter un jour.
CHAPITRE 6

Les fraudes à la TVA et les niches


fiscales

En 1967, le régime suspensif de la TVA fut adopté par de


nombreux pays et par l’Union européenne. Cet impôt est sans doute
celui à l’occasion duquel se développent les fraudes les plus
massives. Les montages frauduleux basés sur des fausses
facturations et sur des chaînages de sociétés-écrans ont
automatiquement affecté le système. Le montant de la TVA inscrite
sur les fausses factures comme sur les factures de complaisance
n’est pas déductible, c’est mécanique. De plus, dans ces opérations,
la dernière société, la « société taxi », ne déclare jamais la TVA
collectée liée aux opérations fictives. C’est la double peine.

Les fraudes classiques

QUELQUES MONTAGES LOCAUX


Pendant vingt ans, j’ai été confronté aux diverses typologies
frauduleuses comme à des montages organisés. Les opportunités
de fraude sont multiples et se développent au fil de l’eau et des
circonstances. La fraude la plus massive que j’ai rencontrée était
mise en place dans la filiale d’une société américaine qui, autre
étrangeté, tenait une comptabilité de trésorerie. Elle consistait à
commettre, lorsque la trésorerie battait de l’aile, des « erreurs en
toute bonne foi », autrement dit à comptabiliser régulièrement la TVA
collectée dans le poste de TVA déductible et le montant de la TVA
déductible dans celui de la TVA collectée, ce qui donnait lieu à des
remboursements de crédits importants jamais régularisés. J’ai aussi
poursuivi des décalages déclaratifs avec ou sans régularisation, des
omissions diverses. Dans les situations difficiles, c’est souvent sur le
poste TVA qu’on récupère la trésorerie manquante, même si les
sanctions sont fortes.
Les taux applicables étant nombreux, les taux les plus faibles
étaient systématiquement choisis, ce qui générait des gains
considérables. Nous avions, avec le collègue qui gérait le service
des contrôles informatisés, conçu des contrôles qui, à partir du
repérage des trous figurant sur les cartes perforées, permettaient
d’identifier des inversions de taux.
Il m’est aussi arrivé de rencontrer des contribuables déposant
systématiquement des demandes de remboursement de crédit de
TVA faisant apparaître des minorations de la TVA collectée ou des
majorations de TVA déductible. Le moyen le plus simple d’éluder le
paiement de la taxe reste tout de même la vente sans facture. Si la
transaction n’est pas enregistrée et la vente payée en espèces, il
sera simplement nécessaire d’adapter les stocks aux détournements
afin de présenter des documents comptables cohérents. Si le
paiement est réalisé en liquide, il suffit de ne pas utiliser les caisses
enregistreuses ou de les utiliser en passant par la touche « étoile ».
De plus, l’émission de tickets n’était obligatoire que pour les ventes
excédant un certain montant. Avant d’être mis à la disposition de la
justice au Service central de prévention de la corruption (SCPC),
notre brigade avait commencé à travailler sur les importations de
produits informatiques en provenance d’Asie. Le prix de vente, qui
était formulé TTC, était très bas du fait de l’achat en masse et des
crédits récupérés par des sociétés éphémères. Le montant de la
taxe n’était jamais reversé à l’État. De cette « manière », on
embourbait l’État à la fois par le remboursement des crédits et par
l’omission de paiement. D’autres systèmes constituent de véritables
appels au crime. L’autoliquidation, par exemple, en supprimant les
obligations déclaratives, a rompu la traçabilité des opérations. En
excluant certaines prestations ou des ventes du régime, elle pousse
à les intégrer frauduleusement dans le système.
Certains réseaux criminels ont utilisé le système soit pour
garantir l’arrivée à bonne fin des espèces, soit pour fluidifier les
opérations en mettant à la disposition des entreprises des
prestataires sûrs. En l’espèce, les produits sont vendus TTC et le
montant de la TVA n’est jamais reversé. Certaines entreprises
collectent normalement la TVA auprès de leurs clients, mais
« oublient » de la reverser au Trésor public en ne déposant pas de
déclaration ou en déposant des déclarations incomplètes ou
inexactes. Certaines entreprises n’hésitent pas à inscrire la créance
de TVA au passif de leur bilan, ce qui prouve, selon Bercy, la volonté
délibérée de frauder le fisc.
Les envois postaux et la vente en ligne ont causé des pertes
importantes dans le recouvrement de la TVA. Les modes de contrôle
n’ont à l’évidence pas suivi l’évolution du commerce en ligne. Le
calcul des droits et des taxes à l’importation reposant sur un régime
purement déclaratif, il facilite les fraudes puisque la masse de colis
ne permet pas un contrôle efficace. Les fraudeurs disposent donc
d’opportunités immenses, dont l’une des plus utilisées est la
minoration de la valeur du produit. Les professionnels se font passer
pour des particuliers sur les sites de vente hébergés à l’étranger. En
fait, les importateurs omettent sciemment, puisqu’on leur en donne
l’opportunité, de payer la TVA dans le pays de destination.
L’entreprise étrangère dont le chiffre d’affaires excède 100 000 euros
(seuil applicable aux ventes à distance) ne s’identifie pas auprès du
service concerné.
Le problème du déclaratif revient à faciliter les omissions ou les
fausses déclarations. Le prestataire doit déclarer et payer la TVA
dans chaque État membre de consommation. Or une fraude
« MTIC », ou fraude intracommunautaire à l’opérateur défaillant,
fonctionne déjà. Un fournisseur, appelé l’« entreprise relais », établi
dans un État membre, fournit des marchandises (exonérées de la
TVA) à une deuxième entreprise appelée l’« opérateur défaillant »,
établie dans un autre État membre. Cet opérateur utilise
l’exonération de TVA sur cette livraison intracommunautaire pour
revendre les mêmes marchandises sur le marché de l’État membre
à des prix très compétitifs, car la TVA n’est pas restituée. L’opérateur
défaillant disparaît ensuite sans laisser de traces, ce qui rend
impossible la perception de la taxe dans l’État où les biens ou les
services sont consommés. Il apparaît que 98 % des vendeurs
enregistrés sur des plateformes de e-commerce ne sont pas
immatriculés à la TVA en France.
Les douanes démantèlent régulièrement des systèmes de ce
type. Ainsi, en janvier 2016, une fraude excédant 4 millions d’euros a
été identifiée : une entreprise « importait en France des articles de
bazar supposés être acheminés vers les Pays-Bas. Elle ne payait
ainsi pas la TVA en France puisqu’elle était censée la payer aux
Pays-Bas, alors que les marchandises étaient en réalité revendues
au marché noir en région parisienne », selon le communiqué de la
Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières
(DNRED), qui a enquêté deux ans sur l’affaire. On constate que la
durée de l’enquête ne permet pas sans augmentation de personnel
de réprimer de manière forte et de réduire le risque de fraude.

LES PARADIS FISCAUX INTERVIENNENT AVEC


DES MONTAGES SUR MESURE

Nous sommes avec l’île de Man, Malte et les jets privés en


présence d’une manipulation assez ancienne, dont les Paradise
Papers ont pointé le caractère récurrent. Un simple passage dans
l’île escamote le paiement de la TVA pour les acheteurs d’avions et
de jets. Ce sont des millions d’euros qui s’évaporent. Les montages
s’appuient encore une fois sur l’utilisation de sociétés-écrans et sur
des opérations de leasing. En effet, les avions deviennent la
propriété de sociétés-écrans qui contractent des leasings simulant
une activité commerciale, alors qu’elle est purement privée. Les
sociétés propriétaires du jet sont ainsi exonérées de la TVA.
D’après le gouvernement local, 231 sociétés de leasing d’avions
auraient récupéré 894 millions d’euros depuis 2011. De plus, les
clients peuvent obtenir le remboursement de la TVA à la fin de
l’année de l’achat en apportant la preuve de l’usage professionnel.
Dans l’île de Man, l’exonération semble être accordée d’entrée et les
contrôles sont rares.
Les montages sont mis en place par des cabinets spécialisés et
1
les spécialistes en TVA de cabinets d’audit. Ils consistent en
l’utilisation de plusieurs sociétés offshores organisées de la manière
suivante : la première, souvent logée aux îles Vierges, achète
l’avion, le loue à une autre société basée sur l’île de Man qui l’a elle-
même loué à un opérateur réel. Ce dernier le propose alors au
propriétaire réel qui doit tout de même payer une soixantaine d’euros
à l’aéroport de Man.
Le propriétaire réel n’a pas versé un centime de TVA, le montant
a été avancé par le cabinet organisateur puis remboursé. À
l’occasion de certains achats effectués par des personnages
célèbres, plus de 4 millions d’euros et 120 000 euros de droits de
douane auraient été éludés.
Dans le cas, possible, où le cabinet concepteur du montage,
conseillerait « en même temps » la Commission européenne et
quelques États majeurs sur des problèmes fiscaux, ne devrait-on
pas crier au scandale ?
Ces montages identifiés sur l’île de Man, parfois dans d’autres
pays européens, devraient être remis en cause pour deux raisons :
en premier lieu si ces avions sont utilisés à titre personnel, la TVA ne
peut être remboursée qu’à concurrence de l’utilisation
professionnelle. De plus, par principe, la TVA ne peut être
remboursée qu’au propriétaire or les sociétés écrans ne détiennent
pas les avions. Le développement de l’obtention de renseignements
obtenus en sources ouvertes devrait permettre d’identifier ces
montages.

LES MAFIEUX ET LES FRAUDES À LA TVA


Criminels et mafieux détournent à leur profit plus de 50 milliards
d’euros au budget européen en organisant la fraude au
« carrousel ». Pendant une longue période, les États n’ont pu réduire
ces fuites et les ont regardées partir, tant il est difficile de lutter
contre le crime organisé avec des moyens normaux. Les
« carrousels » et les « quotas carbones » constituent ce qui se fait
de mieux en tant que fraudes « pures ».

LA FRAUDE AU « CARROUSEL »
Elle permet d’obtenir le remboursement par un État de l’Union
européenne (UE) d’une taxe qui n’a jamais été acquittée en amont.
Elle utilise des entreprises fictives situées dans plusieurs pays de
l’UE, qui vont acheter et vendre, le plus souvent fictivement et en
boucle, des marchandises de forte valeur. La répétition de ces
opérations dans un temps très court permet de démultiplier
l’escroquerie.
1. Les fraudeurs créent ou utilisent une société existante
(société A), en Grande-Bretagne pour acheter un produit, en général
informatique taxé à 20 %.
2. L’entreprise A vend ce bien à l’entreprise-écran B, la
transaction n’est pas soumise à TVA (exportation).
3. L’entreprise B cède le bien à l’entreprise C, c’est une
transaction intérieure soumise à taxation, cependant l’entreprise B
disparaît sans s’acquitter de la taxe.
4. L’entreprise C demande le remboursement de la TVA afférente
aux achats et l’obtient. Elle revend le bien à l’entreprise A, la cession
n’est pas soumise à taxation.

Ne manquant pas d’humour, certains d’entre eux ont même établi


un carrousel avec des ventes de pommes de terre.

Dans un premier temps, l’entreprise A doit disposer d’un


financement considérable pour amorcer la manipulation. Pour ce
faire, elle en appelle à des financeurs atypiques souvent liés à la
criminalité, mais des mécènes bien sous tous rapports y participent
aussi. Des structures exotiques, banques et des banquettes, des
personnes privées accordant des prêts personnels à des taux
usuraires (un fraudeur d’habitude de mes connaissances a avancé
1 million d’euros et il lui en a été remboursé 2 à la fin de l’année
suivante) se battaient pour participer. Il faut reconnaître que le taux
est intéressant et formulé en franchise d’impôts. À l’occasion,
certains conseils, des hommes du chiffre en particulier, ont sollicité
leurs propres clients pour le compte des organisateurs. Ces
entreprises constituent le premier maillon d’un système délinquant.
Dans un second temps ou concomitamment des sociétés-écrans
ont été créées dans plusieurs pays de l’Union européenne. La
société de tête (A) vend alors le produit à une société française
(société B), le « taxi » qui est censé importer le produit. Aucune taxe
n’est due, il s’agit d’une exportation, en revanche la société B a droit
à la déduction de la TVA.
C’est alors une armée d’ombres de sociétés défaillantes qui
s’active dont les caractéristiques principales sont les suivantes :

sociétés nouvelles à durée de vie limitée ;


un chiffre d’affaires très important réalisé en un temps record, qui
passe de 0 à 5 ou 6 millions d’euros ou plus pendant quelques
mois, avec un même fournisseur et les mêmes clients dans la
même banque ;
le chiffre d’affaires subit ensuite une chute brutale et les sociétés
disparaissent sans laisser de traces ;
une rotation extrêmement rapide de la trésorerie entre les achats
et les ventes pour un même produit. La journée et parfois l’heure
pour les structures organisées constituent l’élément de référence
et au final il ne reste rien dans les comptes ;
l’existence constante de financements permettant de payer
l’achat avec la vente précédente ou avec celle qui suit, le besoin
en fonds de roulement ne pose jamais de problème. Ce type de
gestion de trésorerie, sauf quelques cas particuliers, est l’un des
indicateurs les plus évidents de la présence d’un montage
frauduleux.

Ce type de fraude à la TVA est très présent dans les secteurs du


commerce, de la téléphonie mobile, des composants électroniques
ou encore du textile, et sous une forme différente dans la vente
d’automobiles, il a fait perdre des milliards d’euros par an à la
France.
Les circuits de « carrousel » fonctionnent toujours et ont été
rendus plus complexes encore par le recours aux plateformes
logistiques et par des évolutions constantes. Les contrôles sont
toujours difficiles malgré les échanges d’informations et de données
en provenance d’Eurofisc, la structure fiscale commune aux pays de
l’Union européenne conçue pour lutter contre les fraudes à la taxe
sur la valeur ajoutée (TVA).

L’ESCROQUERIE AU CARBONE
Les sommes détournées sont monstrueuses, elles atteindraient
pour la France selon la Cour des comptes entre 1,6 milliard et
3 milliards d’euros et ont affecté tous les pays de l’Union
européenne.
Le Bluenex est un grand marché des quotas carbone destinés à
limiter les gaz à effet de serre, l’État français l’a créé en 2007.
Chaque année, des quotas étaient attribués aux entreprises
polluantes, celles-ci pouvaient revendre la part non consommée ou
racheter ceux des entreprises qui n’avaient pas utilisé les leurs. Le
marché était ouvert à toutes les sociétés, pollueuses ou non, sans
que personne ait réfléchi aux risques qu’un tel système présentait
dès sa création pas plus qu’à l’esquisse de l’esquisse d’un contrôle
possible. Ce comportement est malheureusement assez habituel
chez ceux qui conçoivent les textes et qui créent de telles usines à
gaz. Ce problème est assez général : ceux qui gèrent ne maîtrisent
pas et ceux qui maîtrisent ne gèrent pas !
En comptabilité, ces quotas sont inscrits à l’actif du bilan ; ils
impactent donc la présentation des comptes, ce qui n’est pas sans
conséquences. La TVA a été appliquée sur les quotas achetés hors
taxe et revendus taxes comprises. L’État a fait l’avance du montant
de la taxe aux intermédiaires qui vendent taxes comprises et attend
que l’intermédiaire reverse la TVA collectée : tous sont partis avec la
caisse. Or au moment de la création de ce marché, les escroqueries
au « carrousel » fonctionnaient à plein, et personne, à ma
connaissance, dans l’aréopage concepteur n’a eu un seul instant de
clairvoyance pour faire le lien avec le montage précédent dans un
système où les opérations sont entièrement immatérielles.
Les escrocs financiers proches de la criminalité ont, après avoir
testé la fragilité du système, brillamment adapté les montages du
« carrousel » au carbone, enclenché la machine à détourner les
20 % de TVA sur chaque transaction. La plaisanterie durera jusqu’en
juin 2009. Lorsque les ventes de quotas carbone ont été exonérées
de TVA, le marché s’est immédiatement effondré.
Un problème comptable s’est alors posé, les entreprises avaient
acheté des quotas et les avaient inscrits à l’actif de leur bilan. Or, la
valorisation de ces actifs était exceptionnellement élevée et ne
correspondait à rien. Il aurait donc fallu les provisionner et diminuer
d’autant la valeur de l’actif. Ce n’était pas possible, les sociétés
concernées ont donc gardé ces valeurs au bilan.
On avait constaté une véritable course à l’achat de quotas à des
entreprises anciennes extrêmement polluantes. Les mafieux flairant
le bon coup avaient préempté à vil prix des entreprises polluantes
dans les pays de l’Est et les ont revendues à prix d’or.
L’escroquerie des quotas s’appuie sur une organisation
classique : création de multiples sociétés bidon dans de nombreux
pays européens, recherche d’hommes de paille et identification des
pays présentant les contrôles les plus insignifiants. Comme à
l’habitude dans ces montages colossaux, souvenons-nous de
l’épopée du Sentier, le recrutement est communautaire et privilégie
la famille au sens large ! Des clochards sont devenus gérants de
sociétés contre quelques billets ou de bonnes bouteilles.
Quelques techniciens ont été recrutés. Utiles dans la gestion des
achats, dans le contrôle des encaissements, dans le transfert des
fonds sur les comptes offshore, dans la sécurisation des banques
parallèles qui aident à la transformation en espèces. On rencontre
des banquiers de Dubaï, des familles de la communauté en Tunisie
qui ont déjà participé à des escroqueries antérieures utilisées
comme des banquiers parallèles, la diaspora chinoise à
Gennevilliers déjà rompue aux pratiques fluidifiant la « décaisse ».
Ce type de montage n’est encore une fois pas nouveau, il a été
identifié maintes fois lors des escroqueries concoctées autour des
« régies publicitaires ».
Les versements de centaines de millions d’euros, fractionnés il
est vrai, se sont poursuivis vers des destinations étranges. Ces
virements sans contrôle, malgré les lois antiblanchiment, sans la
moindre analyse sur les sociétés figurant dans les dossiers et sans
la moindre méfiance, peuvent apparaître absurdes de la part de
cadres d’un tel niveau. Certains pensaient même qu’il pouvait s’agir
du financement occulte d’une guerre dormante au Moyen-Orient !
Le montage a été réalisé par des personnes appartenant en
grande majorité au milieu juif séfarade du quartier parisien du
Sentier et de Marseille, rompues aux « arnaques tunisiennes » car
elles étaient déjà présentes sur les carrousels, dans les montages
du Sentier entre autres.
Ces modèles frauduleux se répètent et ne semblent pas faire
l’objet d’une réaction réelle au premier signal, fût-il faible. Il faudrait a
minima que les services disposent de processus de blocage
pertinents. Seuls les scandales font évoluer la répression, mais des
sommes énormes ont disparu.
Les hommes présents dans ces montages m’ont aussi intéressé.
Pour certains, j’avais contrôlé leurs grands-pères. Il leur fallait
d’abord dépenser les fonds détournés, certains escrocs gagnaient
jusqu’à 500 000 euros par jour ! Sans complexe, ce furent des
locations ou des achats d’immeubles magnifiques dans les beaux
quartiers (beaucoup ont été saisis), plusieurs jeeps de type Hummer,
des Lamborghini, des Ferrari, parfois des Rolls plus bourgeoises, y
étaient garées en permanence. Les petits Falcon ont aussi été
largement utilisés pour se rendre à Las Vegas dans les casinos à
l’occasion de parties de poker endiablées. Nombre d’entre eux ont
été proches du showbiz. Cependant, la concurrence s’est
rapidement installée et nombre de financeurs ont constaté que leurs
gains étaient faibles au regard des fonds qu’ils avaient engagés et
cela a asséché les commandites. Le milieu qui n’avait pas eu la
présence d’esprit de se lancer dans la curée commençait à trouver
que cette mini-mafia en faisait décidément trop et qu’elle troublait
leur business.
Beaucoup d’escrocs réfugiés en Israël ont irrité par leur
comportement, d’autant plus qu’ils créaient des problèmes avec la
population et qu’ils faisaient grimper le prix de l’immobilier. Certains
d’entre eux se sont acoquinés avec des groupes criminels locaux et
auraient participé au financement des chemins de la drogue lorsque
ces derniers se sont détournés de la Libye, une faute grave à leurs
yeux. Les criminels étant des gens sérieux, s’accommodant mal des
écarts, et pour lesquels la protection est synonyme de chantage et la
discrétion de principe moral, quelques assassinats sont advenus
pour fermer les portes.
Nombre de participants ont été jugés et condamnés, ce qui
restait des fonds détournés, les appartements, les bijoux, les
montres, les voitures, a été saisi. On a rapporté des situations
atypiques : les juges ont demandé à l’un des escrocs marseillais
contre une remise en liberté provisoire une caution de 45 millions
d’euros… Il les a versés !
Mais les choses étant ce qu’elles sont, les héritiers des fraudeurs
à la TVA sur les quotas de carbone, eux-mêmes héritiers des
« carrousels » s’en sont pris aux télécoms, au marché des changes,
et au Forex en particulier, le deuxième marché financier mondial
après celui des taux d’intérêt. Ainsi, il a été proposé à des
particuliers de « parier » sur l’évolution d’une monnaie ou d’un indice
boursier en laissant croire à la réalisation de gains importants. Or,
une étude de l’Autorité des marchés financiers (AMF) estime que
90 % des investisseurs perdent leur mise, les sociétés ayant recueilli
les fonds disparaissant aussitôt.

Une arnaque relativement novatrice affectant les bonus


écologiques présente les caractéristiques suivantes :
1. un concessionnaire déclare une vente à un client français
(société de location, par exemple) et perçoit le bonus à la place
du client, puis il livre au client final, hors Union européenne.
2. Une société de location déclare effectuer une location dans
l’UE et récupère le bonus écologique, elle vend ensuite à une
société de négoce dans l’UE. Cette dernière vend sans respecter
les délais à une société de négoce qui revend à un client final
hors UE.

Un seul flux physique a eu lieu, vers le pays hors UE.


Gageons que la pandémie nous fera goûter à quelques
montages bien sentis de la même veine !

LES FRAUDES DES PARTICULIERS SUR INTERNET


Les revenus réalisés par des particuliers sur Internet sont soumis
à l’impôt. Ces revenus qui explosent ne sont le plus souvent pas
déclarés, donc ne sont pas imposés. Les fraudes générées par les
« market places » sont massives. Les produits sont expédiés en
Grande-Bretagne au tarif « chinois » et vendus dans ces structures,
les acheteurs sont soumis à la TVA, mais ne la payent pas. En
Europe, des plateformes achetant directement à prix d’usine les
produits et les revendant sur Internet concurrencent les distributeurs
classiques. Les recettes de l’État sont réduites et des inégalités de
traitement sont créées entre les acteurs traditionnels qui paient leurs
taxes et ceux qui relèvent de l’économie numérique qui n’en paient
pas.
Les e-commerçants utilisent le fait que le système fiscal est
fondé sur des obligations déclaratives et sur des contrôles
a posteriori peu efficaces en l’espèce. L’éclatement des acteurs en
une multitude de petits vendeurs difficiles à identifier et onéreux à
poursuivre, la complexité des régimes de TVA et les fraudes aux
douanes pour la livraison des colis facilitent le développement d’une
fraude massive. D’après la commission du Sénat, seuls
979 vendeurs étrangers sont inscrits auprès de l’administration
fiscale française, alors que l’Europe abrite 715 000 sites de e-
commerce. La fraude aux douanes est aussi particulièrement
criante. Les e-commerçants indiquent une valeur inférieure à
22 euros, ce qui les exonère de toute taxe…
Les sénateurs proposent d’instaurer un prélèvement à la source
de la TVA sur les achats en ligne. Lors de chaque transaction, la
banque du client prélèverait par défaut le taux normal de TVA, 20 %,
et le reverserait automatiquement sur un compte du Trésor. De quoi
libérer le vendeur de ses obligations et garantir à l’État son dû.
L’UE envisage une modification des règles de TVA
intracommunautaire afin de lutter contre ces fraudes massives. Dans
le nouveau schéma, l’entreprise qui livre la marchandise paierait une
TVA, mais au taux en vigueur dans le pays où le bien est livré. Les
autorités fiscales reverseraient la somme au pays du client. Dans
cette configuration, la livraison intracommunautaire ne serait plus
exonérée, ce qui limite l’intérêt de la fraude.
Le principe est cohérent, cependant une telle mesure est une
négation du marché commun qui s’oppose aux traités européens
affirmant que, s’il n’y a pas de frontières, il n’y a pas à payer
d’impôts sur la marchandise. L’obstacle peut être politique. Bien que
le manque à gagner soit indéniable pour les États membres, il est
difficile de réunir les consentements de tous les partenaires. L’échec
de l’harmonisation des taux de TVA le démontre. Le manque à
gagner pour les caisses de l’Europe est faramineux, 50 milliards (soit
environ 100 euros par citoyen) seraient détournés par la fraude à la
TVA transfrontalière. Et en France, le manque à gagner pour les
comptes publics serait estimé à 20 milliards d’euros, selon une étude
de l’Institute for Advanced Study réalisée pour la Commission.
CHAPITRE 7

Les dépenses de l’État : les niches


fiscales

En matière de fiscalité, deux méthodes d’imposition existent :


une fiscalité à taux réduit sur une base large, ou une fiscalité à taux
élevé dont l’impact est réduit par la création de niches ou compensé
par des dépenses de l’État. La France est le pays du G7 qui compte
le plus grand nombre de dépenses fiscales. Ce que nous évitons de
payer dépasse ce que nous payons. Ce qui explique cet étrange
paradoxe, c’est la place occupée par les niches fiscales, définies
comme des dérogations prévues par le législateur autorisant les
contribuables à réduire le montant de leurs impôts sous certaines
conditions. Elles recouvrent des réductions de bases taxables sous
la forme d’exonérations, d’abattements, de réductions du barème, du
taux ou encore d’un crédit d’impôt. Elles peuvent être actives et
poussent le contribuable à engager une politique d’investissement,
l’État prend alors à sa charge une partie du risque encouru. Elles
sont passives, lorsque le dispositif s’applique à la situation de
chaque contribuable.
Les niches sont adorées par ceux qui en bénéficient et honnies
par ceux qui en sont exclus. Outils de politique fiscale, elles
dérogent évidemment au principe d’égalité devant l’impôt.

Un catalogue à la Prévert et à géométrie


variable

Au projet de loi de finances de 2019 figurent 473 niches couvrant


une multitude de domaines, et dont le montant est évalué à
100 milliards d’euros environ. Il excède donc le montant de l’impôt
sur le revenu récolté (79 milliards) et correspond à peu de chose
près au montant estimé de la fraude. Il est impossible de les citer
toutes.
Les niches bénéficiant aux entreprises représentent depuis les
années 2000 un coût exceptionnel pour l’État, et les entreprises ainsi
biberonnées semblent ne plus pouvoir se passer de cette aubaine.
Nous vivons dans un libéralisme subventionné.

LA DÉFISCALISATION FRANÇAISE AU TITRE DE L’IMPÔT


SUR LE REVENU PASSE D’ABORD PAR L’INVESTISSEMENT

La défiscalisation Girardin, créée en 2003, facilite


l’investissement dans les DOM-TOM.
Le fonds d’investissement de proximité outre-mer est aussi
ouvert aux contribuables métropolitains avec une réduction d’impôt
élevée (38 %).
Adoptée en 1962, la loi Malraux est destinée à financer la
préservation du patrimoine historique et la restauration immobilière.
Le dispositif Pinel a été introduit en septembre 2014. Il a pour but
de favoriser l’investissement dans l’immobilier locatif. L’investisseur
s’engage à louer pour une période de six à neuf ans.
Le dispositif Censi-Bouvard bénéficie aux loueurs de meublés
non professionnels. Les investissements dans les Sofica s’adressent
aux sociétés de financement de l’industrie cinématographique et de
l’audiovisuel.
Les Fonds communs de placement dans l’innovation (FCPI) sont
des organismes de placement collectifs en valeurs mobilières
(OPCVM) donnant la possibilité d’investir dans le capital-
investissement.
Le crédit d’impôt travaux permet aux ménages effectuant des
travaux de rénovation énergétique dans leur maison de bénéficier
d’un remboursement à hauteur de 30 % des frais de rénovation.
L’investissement forestier encourage les investisseurs privés à
financer l’entretien des forêts. L’exonération de la plus-value lors de
la vente d’une résidence principale est elle-même une niche fiscale.
Une partie des dons, des cotisations ou des versements à des
organismes précisés par la loi donne lieu à une réduction d’impôt. Le
montant des dons pris en compte étant plafonné, l’excédent peut
être reporté sur les cinq années suivantes.
L’emploi d’un salarié à domicile permet de bénéficier d’une
réduction de l’impôt sur le revenu. Etc.

NICHES LIÉES À LA PROFESSION EXERCÉE


Certaines professions bénéficient de régimes particuliers.
Souvent, elles ont aidé les réélections : les limeurs de cadres de
bicyclette du département de la Loire, brodeurs de la région
lyonnaise, ou les tailleurs de pipes de Saint-Claude, chers à Edgard
Faure, générant nombre de blagues potaches. Certaines existaient
depuis 1928, d’autres depuis 1934, elles furent abolies, car elles
étaient « devenues sans rapport avec la réalité des frais
professionnels ». Nombre d’entre elles ont été retirées, en particulier
celles qui concernaient les journalistes dont le salaire mensuel
excédait 6 000 euros par mois. Les députés ont procédé à la
suppression de leurs avantages les plus visibles, ce que les
sénateurs dans leur grande sagesse n’ont pu se résoudre à réaliser.
Ils continuent sereinement à profiter de primes, passe-droits et
réductions en toute exemplarité.

NICHES LIÉES AUX ÉNERGIES FOSSILES


Onze milliards d’euros pour 2019, c’est le montant des
remboursements et des exonérations de taxes qui concernent la
consommation des énergies fossiles. Les écologistes le rappellent
régulièrement au gouvernement qui ne semble guère entendre.
Les entreprises bénéficient directement ou indirectement de
diverses niches souvent qualifiées de dépenses de l’État.

Le régime mère-fille des entreprises

Les plus-values constatées lors de la cession de titres de


participation par une société soumise à l’IS sont exonérées après la
réintégration d’une quote-part de frais et de charges. En outre, les
produits de participation (dividendes, bonus de liquidation…) versés
aux sociétés mères sont également exonérés d’IS au niveau de
celles-ci, après la réintégration d’une quote-part de frais et de
charges.

Le crédit impôt recherche


Le crédit d’impôt recherche concerne les entreprises qui réalisent
des opérations de recherche et de développement.

Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi


(CICE)

Cette niche fiscale, qui bénéficie à toutes les entreprises


imposées selon un régime réel d’imposition, est assise sur toutes les
rémunérations qui n’excèdent pas 2,5 SMIC (le Smic brut annuel est
fixé à 17 982 euros par an). Son taux est de 6 % en 2018, il sera
supprimé pour 2019 et remplacé par des baisses de charges
1
sociales .

Le crédit d’impôt pour la formation du chef


d’entreprise

L’assiette de ce crédit d’impôt est constituée des dépenses de


formation professionnelle continue, au profit des chefs d’entreprise
(gérants, présidents, entrepreneurs individuels…).

Le crédit d’impôt intéressement

Le crédit d’impôt intéressement concerne les primes


d’intéressement versées par des entreprises de moins de 50 salariés
soumises à un régime réel d’imposition.

Autres niches fiscales intéressant les entreprises

Les entreprises bénéficient de nombreuses autres niches


fiscales, telles que le régime des jeunes entreprises innovantes, le
crédit impôt Corse, le crédit d’impôt pour la reprise d’une entreprise
par ses salariés, etc. Un régime spécial de TVA est appliqué pour la
Guadeloupe, la Martinique et La Réunion et un crédit d’impôt
« Corse » (déduction de 20 à 30 % des investissements des
entreprises réalisées sur l’île), ces avantages locaux participent à
l’égalité territoriale. Quant aux crédits pour les investissements
d’avenir, il faudra quand même analyser sérieusement les projets.

On est donc en présence d’un nombre considérable de dépenses


qui sont pour la plupart le résultat de visées électoralistes et/ou de
pressions exercées par le lobbying des bénéficiaires. En 2018, c’est
le CICE qui a causé la plus importante dépense fiscale. Désormais
considéré comme une baisse de charges, il ne figure plus dans les
niches car il a été pérennisé.

Ces niches sont critiquées

Ces niches ne répondent qu’en partie à un objectif économique,


elles constituent un mécanisme d’incitation destiné à influencer les
comportements. En fait, les logiques économiques qui semblent les
régir relèvent de l’apparence et camouflent pour partie des logiques
politiques dont les conséquences sont parfois contraires au but
officiellement recherché. La Cour des comptes, l’Inspection des
finances ainsi qu’une commission parlementaire ont réalisé nombre
de rapports résolument négatifs sur elles. Ces rapports mettent en
évidence, en 2017 par exemple, que « parmi les 94 niches relatives
au développement durable, celles qui ont un réel impact baissent, et
certaines ont pour objectif le soutien à certains secteurs
économiques, sans aucun effet, bien au contraire, sur l’objectif
formulé. Il s’agit d’un prétexte pour bénéficier des mesures fiscales
ayant un impact néfaste pour l’environnement ». Leur efficacité
économique reste donc à prouver.
Certains dispositifs n’atteignent pas l’effet escompté. Les niches
fiscales en faveur de l’investissement locatif ne dirigent pas la
construction vers les quartiers en manque. Elles favoriseraient
davantage les propriétaires bailleurs, privés comme publics, que les
propriétaires occupants. Leur contrôle est aussi mis en cause. La
Cour des comptes met en évidence la quasi-absence d’analyse et
de contrôle sur l’efficacité réelle des différents dispositifs : « aucune
étude sérieuse » n’aurait été faite sur le taux réduit de TVA sur les
travaux réalisés dans les logements de plus de deux ans, et qui
représente 3 milliards d’euros dans le budget de l’État. Le dispositif
Pinel en faveur de l’investissement locatif (351 millions d’euros) ou le
prêt à taux zéro (746 millions d’euros) auraient dû être évalués en
2018… Ce qui n’a pas été fait.
La Cour des comptes estime que ces dépenses fiscales ne sont
plus pilotées. Elle relève aussi un défaut d’évaluation et l’insuffisante
articulation des dispositifs avec les objectifs des politiques publiques
auxquelles ils sont rattachés. Les critères permettant de s’assurer de
leur efficience ne sont donc pas réunis : « Au-delà des seuls
chiffrages, qui demeurent imparfaits, les dépenses fiscales doivent
faire l’objet d’évaluations afin de s’assurer de leur efficacité et de
leur efficience. Or, à l’exception du suivi annuel du CICE, celles-ci
sont quasi inexistantes et incomplètes. » Sur les 474 dépenses
fiscales répertoriées, l’identification des bénéficiaires ne serait
disponible que pour 252 d’entre elles.
Certaines apparaissent comme autant de cadeaux pour les plus
riches. Les données transmises à la commission des finances de
l’Assemblée nationale permettent de comprendre que les cent foyers
qui profitent le plus de toutes les niches ont réduit, en moyenne, leur
impôt sur le revenu (IR) de 400 019 euros en utilisant les dispositifs
outre-mer (investissement dans le logement, dans le logement social
et dans les entreprises). Cela représente une ristourne de 39 % sur
leur facture.
L’analyse de la niche Malraux dont bénéficient les propriétaires
d’un bien ancien à rénover situé dans un quartier historique montre
que près de 70 % de ses bénéficiaires font partie des 10 % de
Français les plus riches. Ils prélèvent 95 % du montant global de la
niche.
2
L’Opinion, dans un article très intéressant , commente certains
dispositifs : « D’abord, ne peuvent s’adonner à la défiscalisation que
des personnes suffisamment… fortunées pour le faire ! Car avant de
profiter d’un avantage fiscal, encore faut-il engager un minimum
d’argent. Le ticket d’entrée démarre à 1 000 euros pour un FIP ou un
FCPI, à 1 500 euros pour les SCPI Pinel ou plus souvent à
5 000 euros pour les SCPI déficit foncier ou Malraux, à 5 000 euros
aussi pour les Sofica, à 10 000 euros pour le Girardin industriel, à
15 000 euros pour le Girardin social, à 100 000 euros pour acheter
un appartement à mettre en location dans le neuf (Pinel), à
130 000 euros pour un appartement en régime déficit foncier et
même à 200 000 euros au minimum pour un logement dans l’ancien
avec les dispositifs Malraux ou Monuments historiques…
Heureusement, l’immobilier a cet avantage de pouvoir s’acheter à
crédit, de même que les SCPI. »
Un responsable de l’offre immobilière dans une banque privée
explique : « Aux taux actuels, il est tout à fait recommandé d’acheter
son immobilier locatif ou ses SCPI à crédit. Outre que cela permet à
des personnes qui n’ont pas d’économies de se constituer un
patrimoine pour plus tard, le crédit a aussi un avantage fiscal. Les
intérêts d’emprunts sont en effet déductibles des revenus fonciers
(les loyers) générés par le bien immobilier, ce qui mécaniquement
réduit l’assiette finale d’imposition et cela, quel que soit le dispositif
visé (Malraux, Pinel, déficit foncier, etc.). »
Par ailleurs, les contribuables moins fortunés, ceux qui font partie
des 100 000 foyers utilisant le plus les niches, profitent
comparativement moins des dispositifs ultramarins. Grâce à ces
derniers, ils n’ont diminué leur IR que de 21 % (9 149 euros de
réduction pour un impôt avant niches de 43 553 euros). À l’exception
des crédits d’impôts, ils bénéficient essentiellement aux plus riches.
3
Le même constat peut être effectué pour les dons aux partis
politiques. Les modalités de la niche avantagent les plus riches, pour
80 % des foyers moins riches le coût est nul pour l’État, mais pas
pour le contribuable. Cela contribue à favoriser les préférences des
plus riches et sans doute le maintien des niches.
Les magistrats de la Cour des comptes évoquent l’efficacité
« incertaine » de ces mesures privilégiant la rentabilité sur les
besoins réels des populations locales. L’excès d’investissement
défiscalisé se traduit par l’accroissement inutile du parc des camions
aux Antilles, l’apparition de cimetières d’hôtels et d’une offre
excédentaire de bateaux de plaisance lorsqu’ils existent. Il a aussi
renchéri le coût du foncier et, en facilitant la construction
d’appartements neufs inadaptés, a réduit la construction de
logements sociaux : la cible a été ratée sauf pour les aigrefins.
Elle préconise aussi l’étude des petites niches, 11 d’entre elles
rassemblent moins de 15 millions d’euros chacune, et 21 ne peuvent
être chiffrées. Cependant, « 10 niches à 15 millions supprimées, ce
sont 150 millions d’euros d’économisés ». Un rabotage des niches
pourrait selon la Cour faire économiser 1,5 milliard d’euros par an.
De nombreux dispositifs n’ont pas été modifiés depuis des
décennies, alors que les conditions économiques et sociales du
modèle français ont changé : « Ainsi, plus de 110 dépenses fiscales
recensées dans l’annexe “Voies et moyens” du PLF pour 2019 n’ont
pas été actualisées depuis 2000. Parmi elles, trois dépenses fiscales
créées avant 1940 n’ont ainsi pas été modifiées depuis plus de vingt
ans, l’exonération d’IS des Chambres de commerce maritime, par
exemple. »
Il n’est politiquement pas aisé de s’attaquer aux niches, car,
comme le formule Gilles Carrez, ex-président (LR) de la commission
des Finances, « dans chaque niche fiscale, il y a un chien qui
aboie », et il peut mordre !

Typologie des fraudes dans ces niches

La réalité de la situation ou de l’engagement dans le processus


exigé pour bénéficier de certaines niches ne serait même pas
contrôlée par l’État : « L’administration fiscale et plus encore celle du
logement sont dans l’incapacité de contrôler raisonnablement,
compte tenu de leur nombre et de leur dispersion, le respect des
engagements demandés (localisation du logement, plafond de loyer
ou plafond de ressources du locataire) […]. Une telle lacune
contribue encore à atténuer l’utilité sociale de ces mesures. » Il est
vrai qu’une telle situation peut favoriser des fraudes considérables.
Les justificatifs demandés pour bénéficier de la remise ne seraient
pas non plus contrôlés.
Les contrôles des services fiscaux sur la réalité de certaines
déductions ont donné lieu à des redressements considérables
a posteriori. Elles avaient fait l’objet d’escroqueries généralisées, en
particulier sur certaines niches dans les DOM-TOM et sur des
investissements dans le locatif. Je pense qu’une session de contrôle
exhaustif serait profitable au budget de l’État.
Les types de fraudes les plus fréquentes ici s’appuient sur des
faux documentaires et des glissements de charges rendues
fictivement déductibles. Les niches les plus lucratives ont vu
intervenir les mêmes fraudeurs que d’habitude. Des intermédiaires
ont été poursuivis et condamnés.
L’exemple des fraudes aux dons est marquant. Évidemment, la
plupart des personnes qui utilisent la niche déclarent correctement,
les autres, fraudeurs d’habitude, déclarent des faux dons. Le risque
de se faire prendre est mineur, l’effet de masse joue et il est aisé
d’élaborer des faux justificatifs. J’ai moi-même constaté que le
groupe dirigeant d’une ONG connue établissait des faux justificatifs
à la famille et aux amis, bricolage de gagne-petit mais scandaleux.
Un autre problème se pose, celui des fondations « affectataires »
qui permettent de soutenir des buts d’utilité publique qui
« s’abritent » sous une fondation existante. Elles entrent
évidemment dans une stratégie de défiscalisation, voire de fraude
lorsque les partenaires profitent in fine de l’opération.
Le mécénat permet (loi Aillagon de 2003) d’obtenir une réduction
de l’impôt sur les sociétés de 60 % du montant engagé sans
justificatif. Or, la Cour des comptes, qui a analysé plusieurs
fondations, a demandé « un encadrement législatif des contreparties
aux dons », car des surfacturations sont possibles. En l’absence de
toute reddition de comptes, il n’est pas très compliqué de majorer
fictivement les charges et l’importance de la réduction d’impôt.
Le gouvernement reconnaît que sa « connaissance de l’usage
que font les entreprises de ce type de dispositif fiscal est trop
imparfaite, elle n’est pas à la hauteur des enjeux financiers en cause
[…]. La création de l’obligation déclarative […] va combler ce
manque, elle va permettre à l’État de mieux connaître les institutions
et organismes bénéficiaires de ces dons ».

L’INVESTISSEMENT GIRARDIN
Certaines niches, outre les montages classiques, ont permis de
mettre en place des fraudes de type Ponzi. L’investissement
Girardin, par exemple, voté en 2003 et destiné à relancer
l’investissement productif outre-mer, est une niche très recherchée,
et les carences dans son encadrement ont permis à des conseillers
en patrimoine véreux et à des aigrefins de mettre en place des
systèmes de Ponzi. Près de 20 000 personnes auraient été flouées
dans ces montages. L’une des plus belles manipulations utilisant
l’investissement Girardin, portant sur des panneaux solaires et sur
les éoliennes aux Antilles, a été jugée en février 2017 par le tribunal
correctionnel de Paris. Le principal animateur a été condamné à six
ans de prison ferme pour « escroquerie en bande organisée ». À
cette occasion, 56 millions d’euros se sont envolés. Les rares
panneaux solaires achetés n’ont jamais été connectés à EDF. Un
haut fonctionnaire de Bercy a été condamné depuis pour corruption.
Le même montage a été décliné dans un cadre similaire pour des
éoliennes. D’importants redressements ont été effectués à ce titre.
J’ai le souvenir précis d’un sénateur qui, avec un cabinet comptable
normand, aidait à l’achat de bateaux fictifs, la prescription est
intervenue.

LE CRÉDIT D’IMPÔT RECHERCHE (CIR)


4
Le CIR est aussi une source de fraudes inépuisable. On
comprend qu’il soit plébiscité, d’autant plus que ce dispositif est
assez obscur. Il faut savoir que les travaux de la commission
d’enquête menée par la sénatrice Brigitte Gonthier-Maurin n’ont pas
été publiés, cas unique, et que les entreprises répugnent également
à publier le montant de l’aide obtenue. Pour ma part, lors d’anciens
contrôles, j’ai relevé plusieurs types de montages : des
« recherches » qui n’avaient rien à voir avec ce crédit, des
intercontrats, des tâches administratives, l’aménagement d’un
module sur un logiciel ancien, la présentation de faux rapports dont
on n’avait même pas retiré les références, et des articles recopiés.
Toute cette documentation était savamment retraitée, même pas
réécrite. Puis sont arrivés des conseils, souvent d’anciens collègues
qui se faisaient rémunérer au pourcentage et qui n’hésitaient pas à
harceler les vérificateurs après avoir monté de toutes pièces des
dossiers, disons, discutables. Les cabinets se rémunéraient en
pourcentage du crédit d’impôt décroché par l’entreprise. Il est
impossible de connaître le nombre d’entreprises qui trichent, ce
crédit est devenu une aubaine, et beaucoup de dépenses pourraient
être remises en cause.
On n’a pas constaté d’augmentation sensible des brevets liés à
ces dépenses considérables. Si des licences ont été déposées dans
des paradis fiscaux, ce n’était pas le but. Il serait désolant de
constater que, lorsque des brevets ont été développés grâce au CIR,
le déménagement ou la création d’une filiale à l’étranger est
organisé pour les exploiter. J’ai aussi appris incidemment que des
jeunes doctorants en premier emploi étaient employés pour
permettre à l’entreprise d’obtenir le crédit, et lorsque ces doctorants
devaient entrer dans un centre de coût, on s’en séparait, et on
recommençait avec leurs remplaçants.
Ce sont plus de 6 milliards d’euros qui sont jetés dans la nature
sans véritable contrôle. Il serait utile de comparer les crédits et leur
utilisation par les laboratoires bénéficiaires dans la recherche des
vaccins anti covid.

LE CRÉDIT D’IMPÔT POUR LA COMPÉTITIVITÉ ET L’EMPLOI


(CICE)
Le CICE était un dispositif à 20 milliards d’euros par an, ouvrant
droit à un crédit d’impôt de 6 % sur la masse salariale, qui
s’appliquait aux salaires jusqu’à 2,5 smic et qui a coûté, de 2013 à
2018, 48 milliards d’euros. Il a fait l’objet d’évaluations sur la
demande de l’Assemblée nationale par l’Institut des politiques
publiques (IPP) dont les résultats laissent dubitatifs. Ces analystes
constatent : « Jusqu’ici, les évaluations du CICE n’ont pas trouvé
d’effet sur l’investissement [des entreprises], la recherche et le
développement (R&D) et les exportations. Elles ont conclu à un effet
probablement positif sur les marges, mais faible et incertain sur
l’emploi. Enfin, elles ont noté une hausse du salaire moyen au sein
des entreprises les plus concernées. » Le comité de suivi a émis des
hypothèses : « Une interprétation possible serait que des effets
importants du CICE ont transité […] par des ajustements de prix, soit
entre entreprises, soit au profit des ménages. » Les entreprises qui
ont proportionnellement touché le plus de CICE auraient donc
répercuté ces baisses de coût sur leurs clients. Mais le CICE aurait
tout aussi bien pu faire baisser les prix de vente.

LA SUPPRESSION DE L’IMPÔT SUR LES GRANDES


FORTUNES
La première grande mesure d’Emmanuel Macron après son
élection a été la suppression de l’impôt sur les grandes fortunes. Elle
a été accompagnée par une communication enchaînant les
calembredaines. Destinée, avec la flat tax, à aider les « premiers de
cordée » à réussir, l’avenir deviendrait radieux. Cette mesure
symbolique réduit encore la progressivité de l’impôt.
Elle devait réduire l’hémorragie des patrimoines hors de France,
or cette fuite semble discrète, 500 sorties nettes environ, et le
manque à gagner serait de 170 millions d’euros. On aurait donc
abandonné 3,5 milliards d’euros pour récupérer 170 millions… Il ne
semble pas avoir été tenu compte de la hausse des patrimoines en
nombre et en montant. Entre 1990 et 2017, les recettes de l’ISF sont
passées de 1 milliard à 4 milliards, elles auraient encore augmenté.
Ce sont des recettes nettes qui ont été perdues, sans contrepartie.
Cet impôt n’était pas agressif, un nombre important
d’allégements, d’exonérations et de plafonnements limitaient sa
portée. Le contrôle était lui-même peu inquisiteur et sa déclaration
manuelle, alors que des déclarations préremplies avec les données
des banques auraient pu être utilisées. Il n’était détaillé qu’au-
dessus de 3 millions d’euros. Quant au ruissellement, personne ne
l’a encore rencontré, les économies réalisées sont parties pour les
5
deux tiers à la consommation et à l’épargne. La niche ISF-PME
créée à cet effet a été dissoute et avec elle la disparition des
business angels qui l’utilisaient. Les mesures de sauvetage taxant
les signes extérieurs de richesse n’ont rien rapporté du tout. Et les
dons aux associations ont chuté de moitié. En pleine pandémie, le
ministère des Finances a engagé une campagne de dons, sans
grand effet, plutôt que de rétablir l’ISF. Il fallait beaucoup haïr cet
impôt ou être bien enchâssé dans les lobbies pour abandonner une
telle manne !
Les niches fiscales ou les « dépenses » de l’État présentent la
caractéristique de n’être contrôlées que de manière fort légère, voire
pas du tout, par manque de personnel ou par principe. Elles sont
« semées à tout vent » sans qu’aucune analyse des détournements
possibles ait été réalisée au préalable en s’appuyant sur la moralité
des entreprises. Or, une entreprise, un particulier bénéficiaire ne
sont pas moraux, celui-ci s’enrichit illégitimement, celle-là fait du
business, on ne peut le lui reprocher.
Ce comportement génère des gesticulations à chaque plan
social, car depuis des décennies les gouvernements successifs ont
« détricoté » le cadre législatif du licenciement et se trouvent
maintenant Gros-Jean comme devant, incapables de s’opposer à
ces pratiques.
On constate que, bien avant les financements Covid, le
néocapitalisme français est biberonné aux dépenses publiques dont
je ne suis pas certain qu’il pourrait se passer, quant à son
efficacité… On a pendant des décennies favorisé les désirs des
lobbies d’entreprise, cela apparaît comme une évidence dans la loi
d’accélération et de simplification de l’action publique (Asap) en
pleine pandémie. Les gouvernements successifs ont « détricoté »
consciencieusement tous les cadres législatifs au profit d’une
libéralisation dont on attend avec impatience les résultats. Cette
politique explique les gesticulations éplorées ou guerrières avec un
sabre de bois qui apparaissent à chaque plan social.
On peut désormais, dans la période prépandémie, avancer le fait
que la France est bien un « pays d’assistés » et qu’il est aussi vrai
que cela coûte « un pognon de dingue », mais cette assistance est
aussi la chose la plus partagée.
TROISIÈME PARTIE

CORRUPTIONS
Il n’existe pas une, mais des myriades de corruptions. Elles
peuvent être blanches, grises ou noires. On peut corrompre ad
majorem dei gloriam, pour le bénéfice d’un État, d’une entreprise
ou/et dans son propre intérêt. Elles sont le fait aussi bien des élites,
de fonctionnaires, du secteur privé, de criminels que du gardien
d’immeuble. On qualifie de « corruption douce » celle qui sourd des
lobbyings.
Le musée de la corruption au Caire en détiendrait l’un des
premiers écrits : la condamnation par un pharaon d’un intendant qui
aurait trafiqué la qualité des pierres lors de la construction d’un
mausolée.
La corruption n’existe pas en l’absence de demande ou de
proposition de contrepartie. Pour corrompre, il faut être deux ! La
corruption, c’est d’abord une affaire de personnes accaparant une
richesse qui devrait être partagée. Elle est intimement liée à la
liberté humaine et à la détention du pouvoir.
La corruption est un délit ancien, il entre en 1810 dans le Code
d’instruction criminelle, mais son champ d’analyse économique est
récent. L’explication tient au fait que la corruption était perçue
jusque-là comme une question essentiellement morale ou politique.
Au début des années 1960, l’analyse de la corruption intègre une
variable pouvant influer sur la concurrence et le développement
économique. Toutefois, certains auteurs (Leff, 1964 ; Huntington,
1968) jugent cette influence positive : elle piloterait la concurrence
vers les plus malins et les plus « efficaces », et de ce fait faciliterait
le développement économique. La Fable des abeilles, de
1
Mandeville , est souvent évoquée, cet argument est développé avec
bonheur par les criminels et les affairistes. D’autres considèrent que
l’État appelé au secours de l’économie dans les pays industrialisés,
dont les préoccupations de compétitivité et de création d’emploi sont
majeures, pourrait aggraver le phénomène de la corruption. Elle
faciliterait aussi la modernisation et jouerait un rôle d’intégration
sociale en évitant les révolutions brutales. On comprend donc que
les sorties de fonds de l’Union des industries et métiers de la
métallurgie (UIMM) permettaient aux exclus de profiter du système !
La corruption ne serait donc pas un problème, et il n’y aurait pas lieu
de s’en préoccuper. Cette analyse est une foutaise !
Au milieu des années 1990, les premières démonstrations de
l’effet de la corruption sur la concurrence et le développement
économique (Mauro, 1995 ; Susan Rose-Ackerman, 1999 ; Méon et
2
Sekkat, 2005 ) la transforment en un objet d’études et en un sujet
pénal. Elle est devenue une préoccupation des organisations
internationales. À l’occasion de la création du Service central de
prévention de la corruption (SCPC), Pierre Truche avait fort bien
synthétisé l’évolution de cette problématique : « La corruption, ce
comportement couramment admis, est désormais devenue
intolérable. »
Parallèlement à ces séquences analytiques, de profonds
bouleversements ont radicalement changé la donne politique et
économique mondiale : la globalisation, un monde multipolaire, la
libéralisation des transferts financiers sans contrôle, de nouvelles
hiérarchies économiques et politiques pour qui la loi n’existe pas, la
criminalisation des économies ont fait de la corruption un outil
universel utilisable dans toutes les manipulations. La crise financière
et économique de 2008 a ouvert une nouvelle séquence appelant à
reconsidérer les rôles de la corruption et de la concurrence dans les
performances économiques. Dans un monde globalisé, le
développement économique des pays émergents est concomitant de
celui de la corruption et de la criminalité. En réalité, la
mondialisation, nolens volens, constitue le vecteur primordial de
l’aggravation de la corruption, car s’il y a bien investissement, c’est
dans la rente des corrompus qu’il s’accomplit et jamais dans la
redistribution. De plus, les kleptocrates, ils sont nombreux, ne
favorisent pas les dynamismes mais le conservatisme local. On
constate aussi le fait que la quasi-totalité des révoltes contre les
pouvoirs en place sont générées par la corruption des élites locales.
En matière pénale, le spectre corruptif recouvre les délits portant
atteinte à la probité. Il s’agit évidemment de la corruption, mais aussi
de la concussion, du favoritisme, de la prise illégale d’intérêts, du
trafic d’influence, j’y ajoute le détournement de fonds publics. L’abus
de biens sociaux chez le corrupteur pallie la prescription.
La corruption a un coût, le rapport du Fonds monétaire
international (FMI) évalue les méfaits de la corruption à 2 % de la
richesse mondiale, la Banque mondiale pour sa part estime qu’ils
avoisinent 3 % des échanges mondiaux. Pour le BTP, ils seraient
proches de 300 milliards d’euros, soit 10 % du montant des marchés
du secteur.
« La corruption est un phénomène extraordinairement complexe
qui a tendance à résister au temps », indique le rapport du FMI. Les
pots-de-vin versés chaque année pourraient être évalués dans une
fourchette comprise entre 1 500 et 2 000 milliards de dollars.
Cependant, cette évaluation n’est que partielle, car « le coût général
économique et social de la corruption est sans doute encore plus
élevé », ajoutent les auteurs du rapport. Toujours d’après ce rapport,
les plus pauvres sont les plus durement touchés et la culture de la
corruption encourage évidemment l’évasion fiscale et peut même,
quand elle est généralisée, mener à des « violences, à des troubles
civils avec des implications sociales et économiques dévastatrices ».
Il faut constater le fait que tous les pays touchés par le Printemps
arabe, et aujourd’hui l’Algérie ou le Liban, ont au moins une cause
commune : la corruption de leurs dirigeants. Les pays riches et les
pays en développement sont concernés, et les populations les plus
défavorisées en sont les premières victimes. « Les pauvres sont
affectés de manière disproportionnée parce qu’ils dépendent
davantage de services publics rendus plus coûteux par la
corruption », affirme la directrice générale du FMI, Christine
Lagarde.
Près de 1 000 milliards d’euros. C’est ce que représente l’impact
de la corruption à l’échelle européenne, soit 6,3 % du PIB du bloc,
selon la fourchette haute des chiffres du Parlement européen.
A minima, cet impact est évalué à 179 milliards d’euros chaque
année. Un rapport du think tank Le Club des juristes plaide pour la
mise en place de nouvelles mesures afin de pallier ce problème et
3
d’améliorer le droit européen en matière de corruption .
Nous avions émis le constat et exposé les conséquences et les
moyens de limiter les poursuites de corruption et plus largement les
condamnations financières voici sept années 4. Entre 2006 et 2017,
le nombre de condamnations pour des infractions financières
prononcées a baissé de 27 %, et 0,002 % des affaires de corruption
seraient seulement judiciarisées. Or mandatées par les ministères
des Finances, de la Justice et de l’Intérieur, plusieurs inspections ont
remis un rapport confidentiel, qui relève une absence de stratégie
globale, une organisation inadaptée, un manque de formation, des
outils informatiques limités…
Ugo Bernalicis (LFI) et Jacques Maire (LaREM) ont rendu public
leur rapport d’information sur « l’évaluation de la lutte contre la
délinquance financière ». Ils constatent aussi une organisation trop
morcelée, voire illisible, des moyens largement insuffisants et une
crise des vocations. Ils réclament notamment la hausse des effectifs
du parquet national financier.
Les montages de corruption s’établissent dans le secret, souvent
facilités par l’acceptation tacite des pouvoirs. Je décris dans les
pages qui suivent l’arrière-boutique de la corruption et j’en décrypte
des manipulations courantes.
CHAPITRE 1

Les outils du droit international contre


la corruption

Les conventions qui tentent


de coordonner les luttes au niveau
mondial
Si un seul bienfait peut être reconnu à la corruption, c’est bien la
création d’une sorte de droit international dédié, créant pour les
États signataires une obligation de traiter le sujet ou au moins d’en
simuler le traitement.

LES CONVENTIONS ET LEUR SUIVI


Le traitement international de la corruption s’est constitué, à
petits pas, mais surtout entre arrière-pensées. Certains ont
accompagné le mouvement pour rester dans la norme espérant que
ces conventions ne seraient qu’un document formel, sans efficacité
réelle, laissant travailler as usual. D’autres poussaient à la roue,
discernant dans ces conventions un moyen utile de limiter
l’expansion économique d’États concurrents. D’autres encore, très
optimistes, ont pensé qu’avec le temps ces premiers petits pas
constitueraient le support de mesures efficaces. D’autres enfin, et
non des moindres, ont refusé de signer les conventions.
Le premier instrument pénal de lutte contre la criminalité
organisée transnationale est la Convention de Palerme en 2000.
Cette convention des Nations unies est appelée Convention des
Nations unies contre la criminalité transnationale organisée. Cette
convention, comme des suivantes, établit un cadre universel pour
diverses incriminations :

la participation à un groupe criminel organisé, le blanchiment des


produits du crime, la corruption et l’entrave au bon
fonctionnement de la justice ;
la coopération policière et judiciaire dans le but de permettre une
amélioration de la prévention et de la répression de ces
phénomènes ;
l’entrave au bon fonctionnement de la justice.
Cette convention place au même niveau la corruption et la
criminalité organisée. Les institutions européennes ont été très
actives en matière de corruption. Le Conseil de l’Europe a produit la
« convention pénale » en janvier 1999 et la « convention civile » en
novembre 1999. Les cibles étaient clairement désignées : les agents
publics étrangers.
Ces conventions prévoient une « procédure d’autoévaluation et
d’évaluation mutuelle » : le « suivi ». Le contrôle du respect des
standards a été dévolu au Groupe d’États contre la corruption
er
(Greco). L’article 1 du Statut adopté en 1999 stipule que le Greco a
« pour objet d’améliorer la capacité de ses membres à lutter contre
la corruption en veillant à la mise en œuvre des engagements qu’ils
ont pris dans ce domaine, par le biais d’un processus dynamique
d’évaluation et de pression mutuelles ». Afin de réaliser cet objectif,
le Greco est chargé de :

suivre l’application des principes directeurs pour la lutte contre la


corruption tels qu’adoptés par le Comité des ministres du Conseil
de l’Europe le 6 novembre 1997 ;
suivre la mise en œuvre des instruments juridiques
internationaux qui seront adoptés en application du Programme
d’action contre la corruption, conformément aux dispositions
contenues dans ces instruments (art. 2 dudit Statut).

La Convention de Dublin (1995) est relative à la protection des


intérêts financiers des communautés européennes et la Convention
de Bruxelles (1997), relative à la lutte contre la corruption de
fonctionnaires des communautés européennes ou des États
membres.
Une décision-cadre du 22 juillet 2003 de la Convention de l’ONU,
relative à la corruption dans le secteur privé, vise à harmoniser les
incriminations et les sanctions dans les pays membres sur la
corruption privée.
L’instrument mondial dédié à la lutte contre la corruption est la
Convention des Nations unies contre la corruption, ou Convention de
Mérida de 2003, entrée en vigueur en 2005 après la trentième
ratification. Elle a été créée par la résolution de l’Assemblée
générale des Nations unies 58/4 du 31 octobre 2003. Le 9 décembre
2003, 114 pays signaient la convention à Mérida, au Mexique. En
fin 2017, 186 pays l’avaient ratifiée, y compris la France et l’Union
européenne. Elle décline quatre types de mesures :
des dispositions portant sur la prévention de la corruption, cet
aspect est nouveau et fondamental ;
des règles organisant la coopération internationale dans ces
domaines ;
des normes procédurales ;
la restitution des avoirs illicites.
Cet aspect est majeur car il modifie les stratégies judiciaires en
portant le fer sur le patrimoine.
Pour certains pays disposant déjà de mesures appropriées,
l’ajustement ne s’est fait qu’à la marge, pour d’autres c’est
l’ensemble du code qu’il a fallu reconsidérer. Ainsi, les pays
signataires disposent de textes cohérents, ce qui facilite l’entraide
internationale essentielle dans cette matière. Dans ces conventions
figuraient en bonne place des préconisations concernant le contrôle
des marchés publics, intégrées à juste titre dans le corpus de
contrôle. Ainsi de nombreux pays se sont, bon gré mal gré, dotés
d’un cadre légal et conforme aux normes internationales pour lutter
contre la corruption.

Une efficacité limitée

Les États qui n’ont pas ratifié ces conventions gardent, pour leur
part, les mains libres et certains sont très actifs au plan international.
Certains grands pays récusent les conventions considérées comme
une lecture occidentale des affaires ne correspondant en rien à leur
modèle. Le corpus juridique théorique occidental est alors rejeté en
bloc. Les comportements sont dominés par des préoccupations
géostratégiques. L’efficacité prend le pas sur les préoccupations
éthiques, le conflit d’intérêts reste l’un des fondements des rapports
de solidarité entre les divers groupes et la collusion sous-tend les
relations personnelles et commerciales.
Pour les autres, l’application de ces conventions n’est effective
que dans les États disposant de la volonté, des moyens en hommes
et en financements pour poursuivre la corruption. Certains États se
sont empressés de se soumettre au régime, mais avec la ferme
intention d’en limiter l’application. En l’absence de volonté et
d’autorités efficaces (police et services d’enquête, procureurs et
tribunaux), le plus robuste arsenal légal est inefficace. Les textes
restent « hors sol ».

LA RÉTICENCE DES ÉTATS


Les États signataires représentent environ deux tiers des
exportations mondiales et près de 90 % des flux d’investissements
directs étrangers, les principales nations exportatrices ont cependant
quelque peine à lutter contre la corruption dans le commerce
5
international. Dès 2014, l’ONG Transparency constate que plus de
la moitié des pays signataires d’un traité anticorruption ne
l’appliquent pas. Utilisant le « Name & Shame », elle cite 22 pays
signataires qui ne feraient que peu d’efforts, voire aucun, pour faire
respecter la convention. Le Japon, les Pays-Bas, la Corée du Sud, la
Russie, l’Espagne, la Belgique, le Mexique, le Brésil, l’Irlande, la
Pologne, la Turquie, le Danemark, la République tchèque, le
Luxembourg, le Chili et Israël font partie des pays où la convention
est très peu, voire pas respectée. D’autres pays, parmi lesquels se
trouvent la France, la Suède, l’Afrique du Sud et la Nouvelle-
Zélande, n’ont appliqué la convention que de manière « limitée ».
L’organisme estime que seuls quatre pays de l’OCDE l’ont appliquée
rigoureusement : les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la
Suisse. La virginité de ces quatre pays me laisse toutefois très
dubitatif. Au Royaume-Uni, pourtant considéré comme un bon élève,
le gouvernement Blair avait enterré en 2006 une enquête du SFO
sur le très sulfureux contrat Al-Yamamah avec l’Arabie saoudite,
sous couvert d’une « relation stratégique essentielle » et du fait que
l’enquête serait nuisible pour la sécurité nationale. À la suite de quoi
un très important contrat militaire était signé avec Ryad. Perfide
Albion ou bal des hypocrites ! Lorsqu’il s’agit de gagner de l’argent
ou de renforcer les entreprises nationales, l’éthique reste à l’écart.
Le Conseil de l’Europe a publié les observations du Groupe
d’États contre la corruption issues de l’évaluation de la situation
6
française . Les analyses ont porté sur les hautes fonctions
de l’exécutif et les carences constatées dans ce domaine, il trace un
constat qui devrait prendre la forme d’un programme applicable aux
plus hautes strates de l’État. En particulier parmi les douze mesures
de bon sens, j’en retiens deux qui sont indispensables :
« L’exigence d’un contrôle préalable d’intégrité pour tout poste de
conseiller ministériel ou de la présidence de la République, dans le
cadre du processus de sélection et avec le concours de la Haute
Autorité à la transparence de la vie publique, soit prévue par la loi »,
ce qui élimine le risque de rencontrer des « conseillers » particuliers
bardés de casseroles, et que des moyens supplémentaires, plus
particulièrement en personnel, soient alloués au Parquet national
financier. Enfin, que son indépendance par rapport à l’exécutif soit
assurée.
Il traite aussi de la problématique des systèmes répressifs. Il
émet six préconisations assez classiques, dont trois apparaissent
comme étant fondamentales : le principe de la rotation dans les
secteurs à risque, l’évaluation du régime des lanceurs d’alerte et le
renforcement de la formation.
J’avais, avec Jean-Paul Philippe, dans l’ouvrage 92
CONNECTION, exposé les moyens usités afin de limiter les
poursuites. Ils sont utilisables partout dans tous les pays, il convient
7
d’en rappeler quelques-uns :

ne pas ouvrir de poursuites ;


ne pas ouvrir de poursuites à l’encontre de certains dirigeants
lorsque le parquet est aux ordres ou lié aux personnages en
situation de risque pénal ;
utiliser la procédure de l’enquête préliminaire pour canaliser
l’enfumage.

Un certain nombre de procédures sont utilisées : refuser


d’entendre des personnes qui ont des choses à dire, entendre
d’autres personnes qui n’ont rien à dire, travailler en vitesse lente, ou
choisir des enquêteurs de faible niveau, etc. Finalement
l’investigation ne donnera rien, mais la forme sera respectée, fors
l’honneur.
On compte également d’autres formes de procédures afin de
limiter les proursuites :

ouvrir une procédure, mais saisir un juge d’instruction peu fiable


ou très proche d’un parti intéressé, il en existe aussi ;
fractionner une procédure, ce qui rend incohérente une situation
à l’origine très claire, mais qui doit être utilisée avec précaution,
car d’autres fronts peuvent s’ouvrir à cette occasion ;
refuser l’ouverture de supplétifs utiles ;
utiliser la mutation des magistrats est un bon moyen pour casser
une procédure, elle peut être conduite de plusieurs manières.
Une promotion attendue depuis longtemps peut constituer un
bon moyen de ralentir sensiblement une enquête, surtout si on
met un certain temps pour trouver un remplaçant afin de
reprendre le dossier. Il peut aussi exister des mutations
paradisiaques ou des mutations sanctions.
Pour qui voudrait protéger discrètement la délinquance
financière, la meilleure pratique consiste à voter des lois à vocation
clairement répressive, constituant un support solide de
communication, et, en même temps, de diminuer le nombre
d’investigateurs et leur qualité technique. La matière exige en effet la
présence de fonctionnaires aguerris, suffisamment nombreux et
disposant de qualités techniques et juridiques exceptionnelles pour
décrypter les montages complexes, internationaux, et pour répondre
aux bataillons d’avocats. Ces investigateurs devraient être soutenus
par un cadre hiérarchique tout aussi motivé, et ce n’est pas toujours
le cas. La réduction du nombre de fonctionnaires certes, mais aussi
le fait de ne pas favoriser l’évolution de carrière et l’absence de
valorisation de l’expérience acquise permettent de limiter plus
sûrement les investigations téméraires.

DES FILIÈRES DE CONTOURNEMENT


Dans son rapport de 2001, le Service central de prévention de la
corruption (SCPC) avait identifié plusieurs montages susceptibles de
contourner la législation anticorruption consécutive aux conventions
OCDE dans sa lutte contre la grande corruption d’affaires. Les
filiales y tiennent une place centrale. Utilisées comme autant
d’écrans interposés, elles embourbent les contrôles. Cette analyse
est plus que jamais actuelle. Les moyens utilisés pour payer des
commissions interdites après la mise en place des législations
instaurées à la suite de la convention de l’OCDE suivent l’évolution
des organisations économiques et les effets de la mondialisation. On
constate une adaptation aux grands marchés à l’exportation et au
paiement de corruption. L’architecture globale est peu ou prou
comparable dans toutes les entreprises et dans tous les pays
exportateurs.
Concomitamment à la création de dispositifs censés lutter contre
les pots-de-vin, une ingénierie financière très sophistiquée, facilitant
le contournement des textes, a été édifiée. Il s’agit bien là de la
« schizophrénie d’entreprise » prompte à édicter des normes
internes (soft law) destinées à protéger leur image et à ne pas les
respecter lorsque cela les arrange. Ces montages mis en place
progressivement se sont largement inspirés des pratiques
américaines auxquelles leurs entreprises ont dû faire face depuis
1977 lors de l’entrée en vigueur du FCPA (Foreign Corrupt Practices
Act).

LE MONTAGE ORGANISÉ AUTOUR DES FILIÈRES


RÉGIONALES

Il s’articule entre les agences régionales et les unités


opérationnelles proches des clients et des marchés, les filiales
« multidomestiques » et les fournisseurs locaux (external services
providers), les prestataires et sous-traitants. Ainsi s’établit un
« découplage » entre l’opérationnel (filiales opérationnelles) et les
sorties de fonds réalisées depuis des pays peu contrôlés. Ces
modèles, variations apportées aux montages classiques de
corruption, permettent de diluer fortement les liens entre les entités.
La surfacturation, la fausse facturation, les manipulations
comptables permettant de blanchir la sortie des fonds sont toujours
présentes. Les points faibles résident dans la nécessité de multiplier
les écritures, les échanges écrits (mails) et de faire intervenir des
tiers de confiance.
En premier lieu, il faut installer des agences régionales dans des
lieux où la coopération judiciaire est difficile, voire inexistante. Ces
agences sont créées dans chacune des zones géographiques, elles
sont détenues majoritairement par le groupe. Leur localisation est
choisie dans des pays qui ne sont pas susceptibles d’adhérer à la
convention anticorruption. Singapour en Asie, Dubaï, l’Uruguay en
Amérique du Sud ont été des territoires très prisés.
La filiale exerce une activité réelle et utilise la sous-traitance
locale et par des surfacturations nourrit la caisse noire locale. En
deuxième lieu, interdiction formelle est faite aux filiales
opérationnelles de payer des prestations illégitimes de manière à
éviter tout risque pénal sur ce point. Puis des filiales non consolidées
en dehors du champ de la convention constituent un second niveau
de camouflage. La maison mère n’est plus majoritaire et un certain
nombre d’investisseurs amis, des « affiliés », entrent en jeu et ne
disposent pas de pouvoir de décision. On rencontre là des tiers de
confiance robustes, parfois très proches de la grande criminalité.
Ces entités centralisent les divers flux et sont souvent en déficit
afin qu’une absorption soit possible sans frais. Ce qui résout certains
problèmes. L’utilisation de ces entreprises locales en tant que
prestataires ou lobbyistes permet de transférer les sommes
affectées à la corruption en facturant sur place.
Enfin il faut payer des agents à qui incombe la distribution des
fonds. L’agent principal regroupe les fonds, les distribue et utilise
d’autres agents dont il est responsable. En général, comme le
démontrent les investigations actuelles, les commissions des agents
sont « maximisées ». Elles sont en général constituées par les
management fees payés mensuellement et officiellement
nécessaires à la bonne gestion de l’entreprise. Les proches du
bénéficiaire peuvent être rémunérés chez cet agent. Les success
fees sont ensuite délivrées, les fonds étant virés dans un offshore ou
un trust. Enfin, la rémunération de travaux de prospection bidon
vient compléter le flux. Il est aussi possible de payer des sous-
contractants localisés dans des places offshore qui seront utilisés
comme prestataires de services.
Il a aussi été constaté l’existence d’opérations frauduleuses
purement comptables telles que des lignes de crédit ou des avances
de trésorerie, mais une moindre utilisation d’abandons de créances
considérés à juste titre comme trop risqués. Les offsets, obligations
d’investir localement en corollaire à un contrat, peuvent être
largement surfacturés, permettant de financer une partie des
commissions. Enfin, le paiement d’indemnités, à la suite de fausses
ruptures de contrat ou de contentieux fictifs, intervient pour régler les
queues de commission.
La mise en place de montages de cette nature a pour
conséquence essentielle la rupture de la chaîne de responsabilité
entre la maison mère et la filiale créant des difficultés dans
l’identification des preuves du délit. Par le jeu des délégations,
lorsqu’elles existent, et par le jeu de l’autonomie des responsables
de la filiale, il est difficile de démontrer la responsabilité de la maison
mère dans le domaine juridique comme dans le domaine financier
par des moyens classiques.

LE MODÈLE FAISANT INTERVENIR DES PLATEFORMES


FINANCIÈRES DE GESTION DE TRÉSORERIE
L’utilisation de plateformes financières localisées dans les
paradis fiscaux constitue aussi une opportunité pour payer les
commissions sans encourir de risques majeurs. Elles peuvent
cependant poser un problème en interne, la direction générale se
voyant alors retirer une partie de ses attributions.
Ces plateformes présentent un avantage très sérieux, la preuve
du versement de la corruption ne pourra quasiment jamais être
apportée par des moyens classiques du fait du « découplage » entre
les flux financiers par ailleurs fractionnés et l’opération commerciale
qui donne lieu à corruption.
La justification de sorties de fonds, dont la contrepartie est
différée et aléatoire, est aisée et ne peut faire l’objet d’une
vérification directe, il s’agit là d’une opération de noircissement. De
plus, la masse des transactions est telle que les versements relatifs
à la corruption, noyés dans des opérations licites, sont peu
identifiables.
L’utilisation d’un fonds d’investissement est aussi possible, il suffit
de placer des fonds dans un fonds lié à la chaîne de corruption et de
l’utiliser comme cela a été exposé dans la partie blanchiment. La
qualité du general partner lui permet de faire en sorte que le
rendement ou la plus-value soient redirigés vers le bénéficiaire
attendu. La manipulation est quasi impossible à démontrer.

LE MODÈLE DES CAPTIVES D’ASSURANCE


ET DE RÉASSURANCE

Les captives de réassurance peuvent être aussi utilisées pour


garnir la caisse noire et payer les corrompus. Elles présentent
plusieurs avantages : installées dans des paradis fiscaux, elles ne
sont pas soumises au contrôle prudentiel et appartiennent en propre
aux entreprises intéressées par les manipulations. Ces captives,
permettant de s’auto-assurer lorsque le risque ne peut être couvert
ou lorsqu’il est trop élevé pour le sous-traiter, abritent un pactole
dormant. Ces opérations diluent le risque de perte et partagent le
risque entre un grand nombre d’assureurs et de réassureurs.
Les captives sont moins réglementées que les sociétés
d’assurance classiques. Elles négocient des accords de fronting qui
consistent à s’assurer fictivement auprès d’un courtier ou d’un
assureur qui transfère le contrat à la captive, pour atteindre la même
fin. Le flux illégitime est créé par une surfacturation du risque assuré,
il suffit par la suite de donner aux fonds une destination atypique.

LE PAIEMENT DE LA CORRUPTION EN ACTIONS


OU EN PARTS SOCIALES

Ce montage est assez peu documenté, il pourrait constituer le


système résistant le mieux aux contrôles, tout en étant assez friable
du fait des alertes qu’il peut susciter. Il facilite, dans certains milieux,
le secteur des matières premières par exemple, ou l’intrusion de la
criminalité organisée. Le modèle permet de se passer
d’intermédiaire dans les comptes de la société qui paye les
commissions ou les rétrocommissions. Le montage est camouflé
sous une opération d’investissement classique, et la répartition des
fonds n’intervient qu’en fin d’opération depuis des entreprises
situées dans des paradis fiscaux. Il n’est guère novateur, il a été
souvent utilisé dans l’Hexagone avec quelques variantes.
À ma connaissance, le premier cas concernait la concession
d’une déchetterie dans la région parisienne. La société qui a obtenu
le marché était une grande entreprise qui, pour remercier le
fonctionnaire de sa compréhension, a utilisé un délit d’initié jamais
poursuivi. Le fonctionnaire, avisé de l’imminence d’une opération
boursière engagée par une société du groupe, a acheté pour
60 000 francs d’actions, et lorsque l’opération a été réalisée il a pu
céder ses actions en multipliant par dix sa mise. C’était simple,
mécanique et très difficilement contrôlable.
La seconde opération « coup de chapeau » aurait été réalisée au
bénéfice d’un homme politique important qui, du fait de ses multiples
dérives, a été poussé à se retirer un temps de la politique pour ne
pas nuire à son parti. À l’occasion d’une entrée en Bourse, deux
sociétés offshore logées dans plusieurs paradis fiscaux ont acheté
les actions juste avant l’opération à un prix dérisoire et les ont
revendues aussitôt après. La plus-value aurait approché les
20 millions de francs. Ledit homme politique se serait par la suite
vanté dans les restaurants voisins de l’Assemblée nationale d’avoir
fait le meilleur « coup » de sa carrière, ce que je veux bien croire.
Au cours des années 1990, lorsque les marchés de distribution
de l’eau étaient passés sous la forme des marchés d’entreprise de
travaux publics (METP), les grandes entreprises qui obtenaient les
marchés des villes soldaient les comptes pourris des entreprises
locales, qui les précédaient en rachetant ces sociétés. La
comptabilité de ces entreprises contenait tellement de cadavres que
le risque de poursuites pénales était immense et avec lui celui de la
mise en cause des édiles.

Les services anticorruption

Une fois toutes les modifications apportées au corpus pénal


local, les États ont été amenés à créer des services singuliers à
portée préventive. Trois formules peuvent être choisies : un service
de prévention, un service répressif, et un mélange des deux. Il a
souvent été jugé nécessaire d’intégrer dans ces services des
experts issus de la société civile.
Les compétences et la composition même de ces services sont
un indicateur de la duplicité de l’État qui les installe, ainsi, le
caractère du chef de service, l’origine des membres, sa capacité à
investiguer lorsque le service en a la compétence, sa capacité à
communiquer, les luttes qu’ils génèrent entre les services qui les
composent les rendent efficaces ou somnolents. J’ai connu le
fonctionnement de nombreux services et je puis émettre quelques
constats sur la manière de les rendre inopérants.
Certains services sont composés d’employés supérieurs de
bonne foi, mais ayant eu peu de contacts avec la truanderie, c’est
d’ailleurs souvent le cas, ils seront remarquables sur le plan du
rapportage, mais l’efficacité…
Certains services sont organisés de manière qu’ils ne puissent
pas fonctionner, j’ai le souvenir d’une structure dans laquelle le
numéro deux était un colonel de gendarmerie qui avait sous ses
ordres l’ancien directeur de la police judiciaire, des anciens
ministres, des généraux et fonctionnaires de très haut rang…
Certains services ont vu là l’occasion de trouver une place
intéressante à des rejetons du régime qui bénéficient de fonds
importants, de véhicules, de salaires élevés, et dont la lutte contre la
corruption n’est certainement pas la priorité.
Certains services ont été organisés comme une confortable
maison de retraite pour hauts fonctionnaires amortis.
On passe ici, facilement, de l’affichage à l’enfumage !
LE SERVICE CENTRAL DE PRÉVENTION DE LA CORRUPTION
(LOI SAPIN)
Dans le discours de politique générale du Premier ministre Pierre
Bérégovoy du 12 avril 1992, la volonté du gouvernement de
renforcer la lutte contre la corruption a été soulignée. À cet effet, une
commission de prévention de la corruption a été réunie le 23 avril
1992. Composée par un groupe de personnalités, elle avait pour
mission l’étude des mécanismes économiques dans les domaines
les plus exposés à la corruption. Cette commission a rendu son
rapport, appelé le rapport Bouchery, du nom de son président, au
mois de décembre 1992. Ce rapport propose 86 mesures dont la
création du Service central de prévention de la corruption (SCPC),
o
ce qui a été acté par la loi n 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la
prévention de la corruption et à la transparence de la vie
économique et des procédures publiques (loi Sapin 1).
Cette structure, je l’ai bien connue, ayant été mis à sa disposition
en tant que chargé de mission pendant seize années. Dirigée par un
magistrat et placée auprès du ministre de la Justice, elle avait une
composition interministérielle. Le pouvoir d’enquêter a été refusé à
ce service depuis l’origine par une décision du Conseil
constitutionnel du 20 janvier 1993 8. Il était chargé de centraliser les
informations nécessaires à la détection et à la prévention des faits
de corruption et des autres atteintes à la probité. La situation
centrale du service et l’activité de la plupart de ses membres ont
permis un collationnement de données en masse, qui ont facilité le
décryptage des montages utilisés dans une soixantaine de secteurs
économiques.
Le service a proposé nombre de mesures de nature à améliorer
le système préventif comme le répressif. Le SCPC, dont l’exposition
médiatique était limitée, exerçait son influence sur les autorités
publiques à travers son travail d’analyse et de propositions. Ce
service a décrypté le fonctionnement d’une économie dont le citoyen
n’aperçoit que les ombres, et a permis à celui qui veut bien faire
l’effort de se pencher sur le problème de disposer d’une cartographie
des risques potentiels. Nous avions mis en exergue cette évidence :
celui qui ne sait pas ce qu’il cherche est sûr de ne pas le trouver !
Le service, parmi ses nombreuses activités, a exercé une
importante action internationale en développant des relations
bilatérales à la demande d’États qui souhaitent obtenir l’expertise et
l’appui de la France pour définir une politique efficace de prévention
de la corruption. Il a aussi participé aux travaux du Greco, du
Conseil de l’Europe, de l’Organisation des Nations unies contre la
drogue et le crime (ONUDC), de l’Organisation pour la coopération
et le développement économiques (OCDE), de l’Union européenne
ou encore du G20. En outre, il a fait partie de l’Association
internationale des autorités anticorruption (IAACA). Il a développé de
nombreuses formations et des « renforcements des capacités »
dans les universités et auprès des entreprises. Depuis sa création
en 1993 jusqu’en 2013, il a été la principale autorité française de
lutte contre la corruption.
Le SCPC était une structure indépendante, on a souvent tenté de
la faire disparaître : l’affaire Juppé, le faux audit du juge Thierry
Jean-Pierre, les visites de parlementaires dont certains, les plus
critiques, ont été ultérieurement poursuivis pour des atteintes à la
probité. Nous avons souvent craint le cavalier législatif qui, à
l’occasion d’un projet de loi voté à des heures avancées de la nuit,
pourrait nous faire disparaître, mais nos défenseurs à l’Assemblée
ont bien fait leur travail.

LA LOI SAPIN 2 9
Cette loi comporte de nombreux volets, afin de renforcer la
transparence, le statut des lanceurs d’alerte et le répertoire
numérique public des représentants d’intérêts auprès des personnes
publiques. Le volet permettant de mieux lutter contre la corruption
10
est composé par la création de l’Agence anticorruption (AFA) qui
se substitue au SCPC, avec une organisation, des pouvoirs plus
étendus et des moyens plus importants. Elle est dirigée par un
magistrat hors hiérarchie, très expérimenté dans la lutte contre les
délinquants en col blanc. Placée auprès des ministères de la Justice
et du Budget, l’agence interministérielle exerce des missions de
conseil et de contrôle pour prévenir et détecter la corruption, le trafic
d’influence, le détournement de fonds publics, ou encore les cas de
prise illégale d’intérêts.
Ce volet comprend aussi la mise en place d’un dispositif de
prévention de la corruption pour les grandes entreprises qui introduit
dans le droit positif les programmes de conformité qui ne relevaient
que des bonnes pratiques (soft law). Il existe toutefois encore une
zone grise pour les entreprises qui ne disposent pas de contrôle
interne.
Il instaure une convention judiciaire d’intérêt public, facilite la
poursuite de faits de corruption des agents publics étrangers et crée
une peine complémentaire de mise en conformité dans les
procédures de prévention et de détection de la corruption pour les
entreprises, entre autres mesures. L’article 41-1-2 du Code de
procédure pénale prévoit, en cas de convention judiciaire d’intérêt
public (CJIP), l’obligation de se soumettre pour une durée de trois
ans, sous le contrôle de l’Agence française anticorruption (AFA), à
un programme de mise en conformité. C’est le cas de la validation
par le tribunal de Paris de l’accord par lequel Airbus accepte de
payer une amende de 3,6 milliards d’euros afin d’éviter des
poursuites pénales pour des faits de corruption, reconnus par le
groupe lui-même. L’enquête a duré trois ans et demi et a associé les
justices française, britannique et américaine. Les équipes d’avocats
et d’enquêteurs payés par le groupe ont effectué les investigations.
Finalement, la CJIP établit la justice en centre de profit.
CHAPITRE 2

La corruption transnationale
Les corruptions dans les marchés
internationaux

Des sommes ahurissantes enrichissent


les corrompus
Le Fonds monétaire international (FMI) évalue le montant des
pots-de-vin annuels à près de 2 % du PIB mondial. Et « les coûts
économiques et sociaux de la corruption sont potentiellement plus
élevés ». L’impact social est tout aussi élevé : les inégalités se
creusent, la pauvreté s’accentue, l’éducation et la santé sont
touchées. Les femmes – plus exposées à la corruption sexuelle – et
les enfants en sont les principales victimes. « Les pauvres sont
affectés de manière disproportionnée parce qu’ils dépendent
davantage de services publics rendus plus coûteux par la
corruption. »
Les marchés internationaux sont affectés par des manipulations
comparables à celles qui sont décrites dans la première partie de ce
livre, cependant ils intègrent une autre dimension due à l’importance
des montants engagés et aux tendances clairement kleptocrates des
dirigeants des États clients.
1
Le rapport de l’OCDE , même s’il est un peu ancien, permet de
mieux comprendre les travers de la corruption transnationale.
L’analyse a porté sur 400 affaires impliquant des personnes morales
ou physiques appartenant à l’un des 41 pays ayant signé la
Convention anticorruption de l’OCDE, et des agents publics
étrangers. Ces affaires étaient survenues entre 1999 (année
d’entrée en vigueur de la convention) et 2014.
Les constats sont les suivants : les entreprises corruptrices sont
des entreprises majeures, les affaires affectent plutôt des agents de
pays au niveau de développement élevé. « Un pot-de-vin sur cinq a
été versé dans un pays dont l’indice de développement était “très
élevé”. » Les pays où les agents publics ont reçu des propositions
ou des pots-de-vin incluent 15 des 19 membres du G20.
Dans 41 % des affaires, des membres de la direction de
l’entreprise ont autorisé le paiement du pot-de-vin, voire l’ont versé
eux-mêmes.
Et dans 12 % des cas, le P-DG de l’entreprise a lui-même été
impliqué, « ce qui réfute les présomptions selon lesquelles la
corruption serait le fait de salariés sans scrupule », note avec raison
l’OCDE.
Trois affaires sur quatre ont impliqué des intermédiaires, 41 %
d’entre eux étaient des agents, tels que des agents commerciaux,
des distributeurs et des courtiers locaux ; 35 % étaient des
structures sociétaires : des filiales d’entreprise, des entreprises
situées dans des centres financiers ou des paradis fiscaux
extraterritoriaux, ou des entreprises dont la propriété effective
appartenait à l’agent public ayant perçu le pot-de-vin.
Dans la majorité (57 %) des affaires, l’objectif était de remporter
des marchés publics. Les pots-de-vin ont été versés pour faciliter
des procédures de dédouanement (dans 12 % des cas) ou afin
d’obtenir un traitement fiscal favorable (dans 6 % des cas).
Dans 80 % des cas, les pots-de-vin étaient proposés à des
salariés d’entreprises publiques. Ceux-ci représentent en revanche
« seulement » 27 % des agents ayant accepté les pots-de-vin, suivis
par les agents des douanes (dans 11 % des cas), les agents
d’organismes de santé publique (dans 7 % des cas) et de la défense
(dans 6 % des cas).
Des chefs d’État et des ministres ont perçu 11 % du montant total
des pots-de-vin versés. En termes de volumes, ceux-ci en ont
toutefois accepté dans « seulement » 5 % des cas analysés.
Quatre secteurs concentrent deux tiers des cas de corruption.
Les industries extractives représentent 19 % des cas, la construction
15 %, ainsi que le transport et l’entreposage, 15 % également, et le
secteur de l’information et de la communication 10 %.
Dans les 224 affaires où il était connu, le montant des pots-de-vin
a atteint au total la somme de 3,1 milliards de dollars. « Le montant
le plus élevé offert dans le cadre d’un unique schéma de corruption
transnationale a été de 1,4 milliard de dollars et le moins élevé de
13,17 dollars », écrit l’OCDE. L’institution note néanmoins qu’il ne
s’agit que du sommet de l’iceberg, les transactions entachées de
corruption étant occultes par nature.
Les pots-de-vin versés ont représenté en moyenne 34,5 % des
bénéfices découlant de la transaction concernée. Ce montant
correspond à 10,9 % de la valeur totale du contrat. Puisque, dans
41 % des affaires, les sanctions cumulées ont atteint le montant de
100 % à 200 % des bénéfices réalisés par la transaction corrompue,
« la non-rentabilité de la corruption est claire », souligne
l’organisation. Et puis c’est assez peu risqué : on se fait rarement
prendre. L’OCDE regrette ainsi que le délai nécessaire à la
répression de l’infraction soit passé de deux ans en moyenne à un
peu plus de sept ans à l’heure actuelle.
Il faut aussi intégrer le fait que de nombreux pays sont totalement
criminalisés, illibéraux ou dictatoriaux, et que, chez eux, la corruption
y est entendue comme une évidence, et ses bénéficiaires ne
semblent guère traumatisés par les mesures répressives. La
corruption internationale est en effet l’un des moyens commodes,
rapides et délictueux d’emporter des marchés à l’étranger.
La corruption destinée à détourner la concurrence figure dans la
liste des risques majeurs des sociétés. Ce procédé, qui cumule un
risque pénal, un risque d’image et un risque individuel pour les
acteurs, engendre pourtant pour le « business » l’attrait d’une
opération gagnant-gagnant. Le corrupteur assure sa vente
moyennant une surfacturation du marché payée par le client, le
corrompu, agent public étranger, s’enrichit à titre personnel. Les
seuls perdants sont l’État client et la concurrence. Le comportement
d’un corrupteur est aisé à comprendre dans ce monde dans lequel la
morale est devenue un art mineur et où le court terme prévaut.
Une forme de schizophrénie est d’ailleurs présente chez les
commerciaux chargés de réaliser ces affaires. Avec l’aval silencieux
de la haute hiérarchie de l’entreprise bardée de codes éthiques et de
compliance officers, ces salariés sont poussés à la faute, comme à
l’insu de leur plein gré. Ces commerciaux sont en première ligne et
ils en sont conscients. En fait, au sein du groupe, tout le monde est
au courant des pratiques de vente et ils savent bien qu’ils seront les
premiers à être « lâchés » en cas de problème. De plus, leur
rémunération même n’est pas atteignable dans des conditions
normales, et les primes s’apparentent à un pousse-au-crime car
elles sont calculées sur des objectifs fantaisistes et la part variable
sur les contrats obtenus. Les agents du Department of Justice (DOJ)
américain en sont bien conscients, ils ciblent ces personnages, les
poursuivent et les incarcèrent jusqu’à ce qu’ils obtiennent un
« plaider coupable » dénonçant l’entreprise. Par ailleurs, certains
cadres n’ont pas hésité à utiliser le processus du retour sur
commission pour eux-mêmes ou pour un réseau ami ou politique.
Le corrompu financiarise son pouvoir décisionnaire (politique,
financier ou d’acheteur) et monétise l’opération non en fonction de
l’intérêt de l’État ou de son entreprise dans les cas de corruption
privée, mais dans le sien propre. Il utilise son pouvoir discrétionnaire
pour obtenir subsides et cadeaux, comme l’a si bien exprimé
l’épouse d’un maire nouvellement élu dans une ville du 92 :
« Maintenant il faut que ça crache ! » Pour eux, il faut bien dire que
le risque de se faire prendre est mineur. La corruption se nourrit des
atypismes entre législations et différences de comportements, entre
les pays qui poursuivent ce délit et ceux qui font semblant ou qui
l’ignorent.
Il faut cependant relever le fait que certains pays, déjà
particulièrement puissants ou désireux d’atteindre le niveau des
puissances majeures, utilisent des moyens autres, qui en définitive
auront les mêmes conséquences que la corruption pour les peuples.
Je pense à des investissements grandioses : ponts, barrages,
immeubles, dont le paiement repose sur un prêt qui ne pourra jamais
être remboursé et qui est cautionné par l’accaparement des terres
ou l’appropriation des infrastructures. Il en va de même pour nombre
de partenariats public-privé dont le continent africain est si friand.

LA TYPOLOGIE DES MONTAGES


La corruption transnationale nécessite l’aménagement d’une
organisation complexe dans les entreprises corruptrices, chez les
intermédiaires comme dans la mise en place du financement des
corrompus. Cette organisation devra composer avec quelques
passages obligés. En effet, les opérations doivent présenter des
situations compatibles avec les réglementations comptables lors de
la passation des écritures, des sorties de fonds, avec la législation
antiblanchiment, et tous sont sous la menace des interventions du
Department of Justice américain. Il faudra donc naviguer au plus
près entre ces divers écueils et laisser libre cours à l’inventivité
comptable et organisationnelle des gestionnaires si chacun veut jouir
en bon père de famille du fruit de ces magouilles.
Comment camoufler ou rendre éligible une sortie de fonds
illégale, c’est tout le problème. La solution se niche dans la qualité
des artifices utilisés. Les montages peuvent être organisés à
l’intérieur même du groupe. Les entreprises corruptrices ont
beaucoup « travaillé » les modes de manipulation affectant la
comptabilisation des produits et des charges, l’utilisation des
entreprises liées, les rapports avec les fournisseurs, la gestion
internationale, les moyens de gestion de la caisse noire et des
intermédiaires.
Les faux investissements constituent des leurres remarquables,
acheter une mine d’or sans intérêt au Mali pour plus de 10 millions
d’euros ou une mine d’uranium en Centrafrique à des sociétés
atypiques ou à des personnages patibulaires autorise un transfert de
fonds serein. Financer un projet bidon, un pipeline en mer
Caspienne par exemple, ou surfacturer allégrement le coût de
2
« compensations » industrielles peuvent conférer un semblant de
crédibilité à des pots-de-vin. Le fiasco viendra avec la disparition des
fonds comptabilisés en pertes, on ne gagne pas à chaque fois ! Ces
manœuvres impliquent la complicité de fournisseurs et de faux
facturiers qui se chargeront de transférer les fonds à qui de droit, si
3
un achat de produits, des écrous par exemple, fait l’objet d’une
surfacturation, il pourra n’être jamais livré ou sera mis au rebut après
avoir été provisionné. Chez le corrupteur, cela apparaît comme une
majoration de stocks.
Les fraudes se superposent et la palette est large ! Ces mêmes
mécanismes sont souvent utilisés pour rendre crédibles les
opérations camouflant les escroqueries de cadres de filiales.
Quelques exemples démontrent l’inventivité prodigieuse de mise
dans ce domaine.
Une société multinationale est bénéficiaire d’un contrat assorti du
versement d’une commission affectée à la corruption. L’une de ses
multiples filiales, non consolidée, établie dans un pays disposant de
régimes juridiques et fiscaux favorables, réalise des études diverses
sans grand intérêt. La multinationale achète à sa filiale une
prestation technique fortement surfacturée. Le produit de l’opération
n’est pas affecté par l’impôt et le surplus de marge permet à la filiale
de payer les intermédiaires. Des chaînages de sociétés-écrans
peuvent être créés sur ce même schéma.
Une société, amenée à payer des commissions, ne désirait pas
utiliser des intermédiaires douteux, c’est tout à son honneur. Elle
avait donc imaginé un montage assez performant. L’une de ses
filiales, installée dans un pays de l’Est européen, vendait à toutes les
autres filiales des études portant, il fallait oser choisir ce type de
prestation, sur l’organisation éthique des entreprises. L’analyse était
par ailleurs très bien conçue. En fait, cette étude avait été réalisée
par le service compliance de la maison mère. Il s’agissait
simplement d’un circuit de factures de complaisance dont le chiffre
d’affaires réalisé permettait de disposer des fonds utilisés au
paiement de commissions sans passer par des tiers et sans croiser
les réseaux du grand banditisme ou de la mafia.
Les montages sont organisés avec des fournisseurs : dans ce
cas les factures émises par ces derniers sont majorées, à charge
pour eux d’assurer directement ou indirectement la « distribution »
des fonds. Il faudra cependant disposer d’un moyen de contrôle sur
la bonne destination des sommes. Il sera alors fait appel à des
structures locales parfois criminalisées.
Plusieurs cas de ce genre ont été constatés, en particulier lors
d’une livraison de chars de combat. La surfacturation a été assumée
par un sous-traitant qui a construit les aménagements portuaires
nécessaires au déchargement des engins trop lourds pour les
installations existantes.
Le contrat prévoyant l’informatisation par IBM de
597 succursales de la banque publique argentine, Banco Nación, est
4
un autre exemple de cette pratique . Sur le montant total
(249 millions de dollars), il y aurait eu surfacturation et pots-de-vin
(37 millions de dollars) versés par la filiale argentine d’IBM au Banco
Nación. Une société censée fournir à IBM un système de sécurité et
de backup aurait servi de façade à l’opération.
Le paiement de pots-de-vin peut prendre des chemins de
traverse. Il s’agit d’opérations dans lesquelles le montant convenu,
en apparence légitime, n’est pas utilisé en totalité, la différence étant
consacrée à la livraison de produits qui n’ont rien à voir avec
l’opération d’origine. À titre d’exemple, on peut citer une vente
d’armes de plusieurs millions d’euros dont les trois quarts seulement
sont liés au contrat, le solde ayant été affecté à l’achat de produits
ou à la création d’entreprises sans lien aucun avec la transaction
d’origine, livrés en nature et dont les corrompus ont bénéficié.
L’utilisation de fausses créances, de fausses dettes, de faux
contentieux est toujours aussi appréciée.

L’INSTALLATION DE FILIALES DÉCENTRALISÉES


Afin de s’adapter à la situation créée par les conventions
internationales, nombre de sociétés ont mis en place une ingénierie
très sophistiquée, constituée principalement par la création
d’agences régionales permettant le « découplage » entre
l’opérationnel et le paiement des prestations illégitimes, et enfin
l’utilisation d’entreprises locales agissant comme prestataires ou
lobbyistes. Comme nous l’avons exposé dans le premier chapitre, la
mondialisation, les contraintes du reporting, le besoin de se
rapprocher des centres de décision et les restructurations ont
conduit à un regroupement des filiales en sous-groupes au sein de
structures régionales. Les moyens utilisés pour payer des
commissions ont suivi l’évolution des structures économiques et les
effets de la mondialisation. Cette organisation est justifiée par les
soucis de s’installer au plus près du client pour réagir rapidement en
cas d’opportunités ou en cas de problèmes affectant les opérations
en cours. Dans ce paysage, les vides juridiques constituent autant
d’obstacles auxquels sont confrontés les contrôleurs.
« La muraille de Chine » est une forme d’organisation qui est
censée assurer une parfaite étanchéité entre les différents services
quant à la circulation d’informations sensibles ainsi qu’aux regards
des contrôles extérieurs. Ainsi, il est parfois créé un service chargé
de rémunérer des intermédiaires officiels afin d’utiliser leur entregent
local et de profiter de leur influence dans les pays « à risques »,
c’est-à-dire dans les pays corrompus. L’entreprise ne dispose
officiellement d’aucun pouvoir de contrôle sur ces intermédiaires. La
distribution de pots-de-vin devient leur problème et non celui du
groupe, qui n’est pas censé en avoir connaissance et ne devrait pas
voir sa responsabilité engagée. Le problème revient en boomerang
lorsque ces agents commerciaux se rebellent ou lorsque le DOJ
s’intéresse au dossier.
Quoi qu’il en soit, les sociétés, les représentants des États, voire
les États eux-mêmes qui ne désirent pas respecter les
réglementations n’hésitent pas à utiliser des montages plus simples
et correspondant à une exigence des États clients. Il suffit de créer
une filiale ou une société commune, joint-venture, avec une
entreprise dans un pays qui n’a pas ratifié la Convention de Mérida,
ne l’a pas transposée ou ne l’a transposée que de manière
incomplète, ou encore qui l’a transposée dans sa législation, mais
sans créer les moyens de l’appliquer. Les versements illégaux
peuvent alors être effectués à partir de ces structures sans grand
risque, d’autant plus facilement que les États ou leurs représentants
détenant la majorité des parts dans ces structures utilisent cette
situation pour exiger du partenaire minoritaire des sommes de plus
5
en plus élevées pour continuer à exercer cette activité . Les
premiers contentieux afférents sont en train de poindre.

LES INTERMÉDIAIRES : UNE FULGURANCE DE MONTAGES


Les sociétés œuvrant dans ce domaine ont créé des services
dédiés, destinés à gérer les « balourds 6 » des contrats à
l’exportation. En fait, c’est dans ces boîtes noires qu’on élabore un
bouquet de montages afin de « sortir » les fonds nécessaires. Ces
entités traitent la sélection, le suivi et la rémunération des agents
commerciaux. En général placés sous la responsabilité d’un
responsable de très haut niveau, ayant le contact direct avec la
7
présidence. Le cas d’Airbus est exemplaire sur ce point . L’analyse
de la CJIP d’Airbus fait la lumière sur les pratiques existant dans
cette société, mais ces dernières sont déclinées dans nombre
d’autres entreprises. L’avionneur avait, dès les années 2000, créé
une entité, la SMO (Strategy and Marketing Organisation) en charge
de ces problèmes. Ce service était isolé des autres services. Il a été
dissous en 2017. Il était chargé d’élaborer « des montages
sophistiqués », selon les termes du procureur, afin de dissimuler des
versements de plusieurs millions de dollars, via des paradis fiscaux.
La convention détaille les montages avec une certaine
gourmandise. Les voyages étaient privilégiés, « plusieurs voyages
en Chine et hors de Chine composés principalement, voire
exclusivement, d’activités de loisirs […], outre des cadeaux luxueux
et des invitations pour divers événements » au profit de
fonctionnaires chinois. Airbus a également versé, « par le biais d’un
contrat d’engagement fictif avec une société libanaise »,
10,3 millions d’euros à un intermédiaire commercial chinois, dont
une partie « était destinée à être remise à des agents publics
chinois ».
Pour « remercier » un ancien dirigeant de Korean Air pour son
rôle dans trois commandes, 15 millions de dollars sont payés. Le
groupe a racheté des parts d’une structure détenue par une société
appartenant au fils d’un intermédiaire. Les fonds sont virés depuis
des comptes ouverts au Liban par une filiale d’Airbus ayant son
siège aux Émirats arabes unis. Un autre virement est effectué à des
établissements universitaires en Corée et aux États-Unis, dans
lesquels l’ancien dirigeant avait des intérêts.
Cinquante millions de dollars ont été versés à une « équipe
sportive » de Malaisie, dont les deux propriétaires sont désignés
sous l’appellation de « AirAsia executive 1 » et « AirAsia executive ».
Ils étaient des « décideurs clés chez AirAsia et AirAsia X [la filiale
long-courrier d’AirAsia, NDLR] et ont été récompensés pour la
commande de 180 appareils à Airbus », précise le rapport du SFO.
Certains paiements mettent en évidence une forte inventivité
comptable dans l’urgence. Un intermédiaire a été engagé
rétroactivement et a perçu 8,7 millions de dollars, mais « le siège de
[sa] société ne pouvait être identifié, aucun compte financier n’était
disponible et sa capacité à fournir les prestations proposées était
discutable ». De même pour certains intermédiaires, « leurs contrats
ont été signés postérieurement à la conclusion de la campagne de
vente et mentionnent des rémunérations substantiellement
inférieures à celles promises ».
En Russie, l’avionneur a financé un fonds de coopération à
hauteur de 24,2 millions d’euros entre 2012 et 2017, dont une partie
a été utilisée « au bénéfice d’agents de l’administration et de
dirigeants de compagnies aériennes ou d’entités publiques chinoises
qui jouaient un rôle dans le processus d’achat ».
Airbus a également versé, « par le biais d’un contrat
d’engagement fictif avec une société libanaise », 10,3 millions
d’euros à un intermédiaire commercial chinois, dont une partie était
destinée à être remise à des agents publics chinois.
Mais tout ne se passe pas toujours bien, le négociateur a
menacé par courriel l’un de ses interlocuteurs pour obtenir la
finalisation d’une commande, qui a déjà donné lieu à 5 millions
d’euros de versement à plusieurs intermédiaires, dont un ancien
acteur de la TV britannique et un dirigeant de club de football.
Des banques demandent parfois des explications sur l’origine de
fonds (1,3 million de dollars) transférés depuis les îles Vierges
britanniques. L’intermédiaire désigné par Airbus a récupéré l’argent
sur son compte.
Airbus entretenait des liens avec AirAsia qui a été le troisième
meilleur client d’Airbus, aux côtés des patrons d’Emirates et de
Qatar Airways, ce qui a pu donner lieu à des situations
croquignolettes, en particulier la signature d’un contrat dans une
boîte de nuit.

L’ACHAT DES AVIONS RAFALE PAR L’INDE 8


L’Inde a acheté 36 avions Rafale à la France. Après les louanges
conventionnelles et les félicitations réciproques, un problème est né :
Reliance Group, la société choisie par Dassault Aviation, selon les
termes du contrat, n’avait absolument aucune expérience préalable
de l’univers aéronautique et a, par ailleurs, servi en partie de
mécène pour un film de Julie Gayet, compagne de François
Hollande, alors président de la République. L’ancien chef de l’État
s’est défendu de tout conflit d’intérêts, le choix étant le fait du
gouvernement indien, qui a proposé ce groupe de services, et de
Dassault, qui a négocié avec l’entreprise. « Nous n’avons pas eu le
choix, nous avons pris l’interlocuteur qui nous a été donné », a
affirmé l’ex-chef de l’État français. L’opposition indienne accuse le
gouvernement Modi d’avoir favorisé le conglomérat privé d’un
industriel qui serait proche du Premier ministre. Le but aurait été de
bénéficier d’une partie des « compensations » (ou offsets)
contractuelles de Dassault, au détriment de l’entreprise publique
Hindustan Aeronautics Limited (HAL). Décidément, les voies des
ventes d’armes sont impénétrables !

LES PAIEMENTS DE FACILITATION


Les paiements de facilitation sont des paiements de faible
montant, faible peut être relatif, destinés à des agents publics des
pays dans lesquels les marchés sont effectués dans le but de
faciliter la réalisation de tâches à caractère non discrétionnaire. Ils
peuvent évidemment être utilisés pour rémunérer indirectement des
corrompus.
Ces paiements visent en général à accélérer le délai d’action des
agents publics locaux, mais ne devraient pas affecter l’opération
initiale (paiements pour obtenir la délivrance rapide d’un visa ou le
dédouanement des marchandises). Ils sont, en principe, constitués
par des sommes récurrentes, engagées pour qu’un fonctionnaire
s’acquitte de ses obligations lors de démarches relatives aux
marchés internationaux sur place. Une étude effectuée en 2008
situe, pour l’Afrique, le montant de ces dépenses entre 2,5 et 4,5 %
du montant du marché. Il apparaît aussi que ces paiements peuvent
être assimilés à des chantages des administrations fiscales et
douanières, en particulier et de petits fonctionnaires qui jouent ainsi
le jeu du « dessus de la pile ».
Une liste non exhaustive des paiements de facilitation peut être
établie :
le paiement à des douaniers locaux pour accélérer les livraisons
ou éviter les contrôles ;
les paiements aux services des impôts de taxes fiscales indues
avant ou après contrôle fiscal ;
le paiement aux autorités locales afin d’éviter tout blocage
mineur ;
le paiement aux fournisseurs de fuel ou d’électricité pour éviter
les coupures ;
le paiement aux services des impôts locaux pour une taxe qui
n’existe pas (cas de concussion) ;
le paiement au capitaine des bateaux pour accélérer les
livraisons ou pour « rémunérer » les contrôles allégés ;
le paiement à certains auditeurs environnementaux corrompus ;
le paiement à certains auditeurs de la sécurité maritime ;
le paiement à certains auditeurs comptables ou à des banquiers
locaux, etc.
Tout cela ne constitue qu’une partie du faisceau de paiements
destinés à la petite ou à la grande corruption locale. Mais les
montants peuvent être plus élevés et présenter un risque majeur
lorsque la criminalité organisée locale entre dans la danse. Ce type
de paiement peut aussi être utilisé pour camoufler de véritables et
importants versements de corruption.

LA CORRUPTION INTERNATIONALE UTILISÉE COMME


UN MOYEN DE POLITIQUE INTÉRIEURE

L’impact pour une entreprise d’une crise liée à la corruption est


exceptionnellement lourd, qu’il s’agisse d’une corruption avérée ou
imaginaire. Les processus de déstabilisation sont engagés par des
concurrents sur un marché précis, mais ces processus sont souvent
initiés par les États eux-mêmes. Certains pays souvent réputés pour
leur corruption endémique ont, par ailleurs, élaboré une stratégie
dynamique d’exploitation de la lutte anticorruption mettant les
entreprises étrangères sous pression. Dans ces pays souvent
qualifiés d’illibéraux, ceux dans lesquels l’État de droit est faible, où
la corruption a été généralisée, les entreprises étrangères
deviennent des cibles d’autant plus fragiles qu’elles n’ont pas les
mains très propres. Comme le résume un cadre d’un grand groupe
pharmaceutique en Chine, « le milieu n’est pas parfait et tu ne peux
pas entrer dans la piscine sans te mouiller ». Un grand nombre
d’entreprises qui ont effectué des paiements pour corrompre ont été
poursuivies, et leur personnel expatrié est resté longtemps en
prison. Les types de corruption le plus souvent mis en évidence
dans ces poursuites, quels que soient les montants et les pratiques,
sont assez classiques. Il peut s’agir de paiements indirects en
utilisant des sociétés-écrans ou des intermédiaires, d’embauches de
fils, filles, épouses ou maîtresses et amants des notables locaux, de
paiements d’études à la progéniture des hommes politiques en vue,
rien que du très classique.
Ces paiements facilitent l’obtention de droits de forage,
d’utilisation, de passage ou d’exercice d’une activité. Nous
connaissons bien ces typologies, elles appartiennent à l’arsenal de
« magouilles » classiques. Les premiers affectés ont été les grands
laboratoires multinationaux, accusés d’avoir acheté à coups de pots-
de-vin et de voyages des fonctionnaires chinois de la santé. Leurs
dirigeants chinois ou étrangers ont été arrêtés ou ont été interdits de
sortie du territoire. Les agences locales qui ont organisé des
conférences « bidon » et des voyages pour des officiels et des
médecins influents sont fermées. Certains sont accusés d’offrir des
massages, des bijoux et des cadeaux à des médecins employés par
le gouvernement. D’autres auraient invité des médecins influents à
des prétendus séminaires dans des clubs de vacances et créé un
système de bonus fondé sur des points gagnés par les médecins à
chaque fois qu’ils prescrivent un produit du laboratoire. Rien de bien
nouveau donc ! En revanche, on peut parier sur le fait que la Chine a
récupéré par ce moyen nombre de brevets.
Ces poursuites ont d’abord affecté le luxe. J’étais récemment en
Suisse à l’occasion d’un colloque à Interlaken au pied du
Jungfraujoch, un bijoutier bavard m’a expliqué qu’il tenait en garde
des montres de prix appartenant à des riches chinois. Ces derniers
ne désiraient pas les porter en Chine, elles auraient été considérées
comme des indices de corruption. Ce serait bien triste si on
s’apercevait que le chiffre d’affaires du luxe est optimisé par la
corruption. Aucune analyse n’a à ce jour été effectuée sur les
marchés de l’escort, qui devraient, en principe, être affectés par des
problèmes similaires.
Ce comportement vis-à-vis des entreprises étrangères et des
corrompus n’est pas nouveau. Il permet de « liquider » une strate de
corrompus, ce qui renforce le pouvoir en place et donne à une
génération nouvelle l’accès au pouvoir. Il permet d’encaisser des
amendes, de saisir les biens, de déstabiliser des entreprises
étrangères qui auraient trop de succès sur leur marché national, et
d’obtenir ainsi quasi gratuitement les brevets en compensation de la
poursuite de l’activité.
Finalement la Chine, experte en manipulations, a bien compris la
manœuvre, et son comportement est assez proche, toutes choses
restant égales par ailleurs, de celui du Department of Justice
américain.

Les sanctions américaines : Department


of Justice (DOJ)

L’extraterritorialité s’exerce au détriment du droit international et


de la souveraineté des autres États. Le principe de
l’extraterritorialité, qui se joue du droit international, est une véritable
arme de guerre économique conçue par les États-Unis qui ont saisi
plus de 10 milliards aux entreprises françaises depuis 2010. Les
amendes sont payées à 70 % par les entreprises européennes 9.
C’est autant de base imposable qui disparaît des comptes de ces
sociétés. Comme me le confiait un chef d’entreprise, « avec nos
amis américains entre les écoutes et le FCPA [Foreign Corrupt
Practices Act], nous n’avons désormais plus besoin d’ennemis ».

UN MONTAGE JURIDIQUE PATIEMMENT ÉLABORÉ


Le droit pénal d’un État s’applique sur les faits commis sur son
territoire, mais les compétences de sa juridiction peuvent être
élargies à des délits commis à l’étranger. Ces situations sont
souvent justifiées par des atteintes à la sécurité nationale ou à des
embargos. Les États-Unis ont considérablement durci et amplifié
l’application élargie de ces réglementations affectant les entreprises
étrangères après la crise des subprimes, dans laquelle ces dernières
10
n’étaient absolument pas impliquées .
Les juristes américains apportent l’appui juridique à ces
nouvelles compétences en tissant des liens complexes entre divers
textes dans le but de « connecter » juridiquement l’élargissement de
l’extraterritorialité à la législation américaine. Ces derniers ont dû
prendre un intense plaisir à combiner et à accommoder les textes
après le scandale causé par l’avionneur Lockheed et le vote du
Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) en 1977. Il faut savoir qu’à
l’origine ce texte n’imposait qu’une déclaration des commissions
versées, c’est plus tardivement qu’une portée générale lui a été
attribuée.
Le Department of Justice, dans une magnifique envolée, estime
que leur loi anticorruption pénalise les États-Unis, car les « autres »
corrompent à leur détriment. Quelques textes présentant chacun une
forte complexité permettent aux États-Unis de se comporter comme
le gendarme du monde, alors même que dans les années 1990 des
sociétés américaines corrompaient joyeusement en Amérique du
11
Sud et ailleurs .
En 1977, le FCPA est créé, il traite de la lutte contre la corruption.
Ce texte a été suivi d’une intense opération de lobbying auprès des
instances internationales, qui a engendré les conventions
anticorruption. En 1998, il est élargi aux entreprises étrangères.
Le Patriot Act (2001), puis la loi Dodd-Frank (2010) confèrent à la
Securities and Exchange Commission (SEC) le pouvoir de réprimer
toute conduite qui, aux États-Unis, concourt à l’infraction, lorsque la
transaction financière a été réalisée hors du territoire et ne fait
intervenir que des acteurs étrangers. Les lanceurs d’alerte sont
rémunérés entre 10 et 30 % du montant des sanctions, ce qui est
tentant. De plus, le Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA)
donne au fisc des pouvoirs extraterritoriaux.
Le 29 septembre 2016, le Justice Against Sponsors of Terrorism
Act (JASTA) permet à toute victime du terrorisme aux États-Unis de
poursuivre un État lié directement ou indirectement à des actes de
même nature perpétrés sur le sol américain.
Enfin le Cloud Act a été élargi. À l’origine, il exigeait des GAFA la
transmission de toutes les données figurant sur les serveurs
américains. Cette obligation porte désormais sur l’ensemble des
serveurs où qu’ils se trouvent, les clients affectés n’étant pas avisés
de la transmission.
Et n’oublions pas la norme ITAR (International Traffic in Arms
Regulations) dont l’efficacité est redoutable.
Le Département du Trésor américain recommande désormais de
sanctionner les entreprises payant une rançon aux groupes
cybercriminels après une attaque de ransomware 12. Ces paiements
sont considérés comme un contournement des sanctions
américaines à l’égard de certains groupes cybercriminels. Les
entreprises victimes mais aussi leurs partenaires « cybersécurité »
sont concernés. De plus, les groupes cybercriminels ont des
contours tellement flous que la marge est vaste pour engager la
responsabilité d’entreprises ciblées.
Ajoutons à cela l’élément à mon sens le plus important du
dispositif, car il permet au DOJ de disposer des indicateurs et de la
cartographie de risque la plus pertinente pour « taper » à coup sûr.
C’est la récupération systématique des données et les informations
transmises par les agences de renseignement. En effet, toutes les
transactions officielles étant enregistrées, elles sont analysables
pour qui maîtrise le « big data » et dispose de la possibilité de
réaliser des traitements de masse. Les services des États-Unis
disposent des moyens de récupérer et d’analyser 95 % des
transactions bancaires mondiales.
13
Les sanctions américaines sont applicables à tous ceux qui
relèvent de la compétence juridictionnelle américaine, à tout acte
accompli sur le territoire américain, effectué par une personne
américaine (morale ou physique), c’est-à-dire : les citoyens
américains, et les détenteurs d’une « carte verte », où qu’ils se
trouvent, les sociétés constituées selon la loi américaine, ainsi que
toute personne présente aux États-Unis, y compris les filiales et les
succursales de sociétés étrangères. Dans le cas de l’Iran, les
sanctions étaient également applicables aux succursales et filiales
étrangères de sociétés américaines depuis 2013. En effet, toute
transaction effectuée en dollars, soit environ 78 % des transactions
mondiales, tombe sous le coup d’une loi américaine.
En fait, la procédure américaine déroge au droit commun et
marque les divergences entre le droit américain et le droit français
ou européen 14. Le système inquisitoire français établit une
responsabilité à partir d’une succession de constats (auditions,
analyses et avis d’experts), effectués par une autorité
(institutionnelle et scientifique), qui entraînent la conviction de juges
professionnels. Le système accusatoire américain tire une vérité
d’un spectacle : l’institution judiciaire monte un spectacle vivant,
destiné à permettre à un jury de désigner le vainqueur. Dans un cas,
la vérité se déduit de l’analyse de documents par des
professionnels ; dans l’autre, elle repose sur la crédibilité accordée à
des personnes par d’autres personnes ordinaires. Selon Antoine
Garapon : « Là on doit être crédible, ici il faut convaincre par la
rhétorique ; là on juge sur une impression, ici par une opération
déductive ; donc là-bas il faut des citoyens, ici des clercs. »
Les États-Unis présentent un argumentaire simple : personne ne
fait « le job » contre la corruption, eux, ils s’y attellent. Leur outil
répressif est efficace et il rapporte gros, bien que ne respectant
aucun code juridique classique. Le principe est simple : la justice se
négocie et les entreprises soupçonnées mènent elles-mêmes les
enquêtes à l’issue desquelles elles seront incriminées. Les
entreprises sont intéressées car elles se débarrassent d’une
menace, et le Trésor public encaisse les amendes sans qu’à aucun
moment on jase sur la pression fiscale. À l’inverse de la CJIP
(convention judiciaire d’intérêt public), la direction des entreprises
est préservée. Le système est évidemment critiquable, la
prescription n’existe plus, pas plus que la présomption d’innocence
15
ou que le principe du non bis in idem , le formalisme des
procédures encore moins. Les pénalités sont calculées « au doigt
mouillé », elles ne profitent pas aux victimes, mais à « Zorro »,
justicier madré : délations, écoutes illégales, autodénonciations
quasi masochistes sont utilisées. Il s’agit là d’un basculement vers
une justice privée qui permet de raccourcir les délais et de stopper
toutes les mesures dilatoires destinées à faire durer les procédures.
Ce système sanctionne surtout l’échec de la justice traditionnelle à
qui on refuse les moyens d’être efficace.

EN PRATIQUE, IL S’AGIT D’UNE ARME DÉDIÉE


À LA GUERRE ÉCONOMIQUE

Derrière cet arsenal juridique patiemment construit transparaît


une volonté hégémonique. Aux États-Unis, beaucoup se vivent
comme membres d’un peuple élu chargé de diffuser la bonne parole
et de faire le bien. Ils estiment avoir une compétence universelle, au
nom d’une vision universelle. Dès lors, les instruments de cette
idéologie – la monnaie (le dollar), la langue (l’anglais), le droit (la
common law) par opposition au droit écrit continental européen – ont
vocation à s’imposer à tous.
L’évolution des technologies et la financiarisation de l’économie
donnent à Washington les moyens techniques de mener à bien cette
e
offensive. « Il suffit, écrit M Paul-Albert Iweins, bâtonnier et ancien
président du Conseil national des barreaux, qu’une opération
contestée ait été libellée en dollars ou qu’un échange de courriels ait
transité par un serveur américain pour que la juridiction américaine
se reconnaisse compétente. »
Ce processus s’applique en particulier à trois domaines
éminemment sensibles :
les régimes américains des sanctions internationales ;
la corruption d’agents publics à l’étranger ;
l’application de la fiscalité personnelle américaine aux citoyens
américains non résidents.
La spécificité des poursuites américaines réside dans l’utilisation
de textes au profit de la seule économie américaine. Il s’agit pour
eux d’une lutte contre la concurrence « malsaine » des entreprises
corruptrices. Les États-Unis ont « une politique juridique
16
extérieure ». Ils s’en expliquent clairement par ailleurs, dans le
rapport no 4082, déjà cité, « [e]n 1996, le Trade Commission
Coordination Commitie (TCCC) estime que 11 milliards de dollars de
contrats avaient été perdus par les exportateurs américains en deux
ans à cause de la corruption des entreprises étrangères ». Les
décisions des tribunaux américains ne s’appliquent que sur leur
territoire, cependant les entreprises poursuivies ont toutes une
activité aux États-Unis, faute de quoi elles perdraient l’accès au
premier marché mondial et leurs dirigeants y seraient interdits.
De plus, les États-Unis chassent en meute. Ils ont créé une
machine de guerre juridico-administrative, regroupant la SEC, le
Trésor, la Réserve fédérale et le FBI, partageant la base
d’information des agences. Sortes de chasseurs de primes qui se
répartissent les amendes obtenues. Ces mesures constituent un
véritable moyen pour les États-Unis de maîtriser le cadre de
l’économie mondiale en édictant des décisions auxquelles tous les
autres pays doivent se soumettre.
À mon sens, les États-Unis ne se comportent pas mieux que les
autres nations dans le domaine de la corruption. Il est aussi vrai que,
du fait de leur puissance économique et du dollar, ils disposent d’une
stratégie d’influence rendant parfois la corruption superfétatoire.

UNE MÉTHODE BRUTALE PARFAITEMENT RODÉE


La méthode utilisée par le Department of Justice est simple, les
services élaborent en premier lieu des règles claires applicables
aisément dans la conduite des affaires (commissions, cadeaux, etc.)
et déclinent des formations aux managers et aux salariés des
entreprises, ainsi que l’obligation qui est faite à toutes les entreprises
de faire remonter les informations sur la concurrence.
Concomitamment, ils dressent une cartographie de leurs propres
risques, qu’ils soient stratégiques, géographiques ou sectoriels. Sur
cette base constamment enrichie par les informations en
provenance de leurs services de recherches, les cibles sont
identifiées et les preuves de l’utilisation du dollar, du passage des
mails par les serveurs situés aux États-Unis entre autres, sont
recherchées ainsi que les points faibles des cibles. L’entreprise visée
est alors avertie de la violation sans autres précisions, à elle
d’apporter la preuve ou non de la corruption. Elle peut coopérer ou
prendre le risque d’un procès. Dans le premier cas, elle apporte elle-
même, à ses frais, des centaines de millions de dollars, les preuves
de sa culpabilité, avec l’appui d’avocats spécialisés et
d’investigateurs dûment stipendiés, au gendarme américain. Ce
dernier négocie avec l’entreprise une amende dont le paiement
suspend l’interdiction de travailler aux États-Unis.
Si l’entreprise se refuse à passer sous ces fourches caudines,
les cibles, en général les dirigeants des filiales aux États-Unis, sont
alors incarcérées et amenées à dénoncer les entreprises qui les
emploient. Nombre d’informations sensibles auront été récupérées.
Cette procédure est redoutable, car exiger des entreprises
d’apporter elles-mêmes, sous contrôle, la preuve de leur
comportement délictueux résout le problème de l’accès aux preuves
rencontré par les investigateurs. La masse documentaire,
l’inventivité des montages et la multiplicité des intermédiaires à
l’évidence non coopératifs au fractionnement des flux, rendent la
localisation des preuves quasiment impossible sans l’appui d’un
« souffleur ». De plus, les procédures peuvent durer au-delà du
raisonnable, et les informations ne peuvent provenir que de canaux
officiels, ce qui exclut les paradis fiscaux. Les services judiciaires
pauvres, mal servis ou encombrés sont rarement en mesure de
poursuivre leur tâche dans des conditions correctes.
Une fois le « plaider coupable » acquis et le risque du procès
évacué, le processus se poursuit par la phase de monitoring, un
« contrôleur interne » est alors nommé pour trois ans afin de
s’assurer du fait que la conformité aux standards de la
réglementation américaine est respectée, si elle ne l’est pas il
contribue à sa mise en place. Les Américains sont des petits malins,
la procédure utilisée par le DOJ porte souvent sur des marchés
anciens, l’infraction a été commise parfois depuis plus de dix
années, ils en tirent donc un gain financier. Cependant, en termes
d’intelligence économique, l’intérêt est faible. C’est alors que le
contrôleur intervient. Il est destinataire des informations relatives aux
affaires en cours et aux projets à venir (brevets, pays démarchés,
types de produits, environnement commercial et intervenants). Or,
tout cela peut relever du secret des affaires et devrait en principe
être protégé de la voracité américaine. Ces éléments figurent dans
un rapport annuel au ministère de la Justice américain. C’est open
bar pour les services américains et in fine vers les entreprises
américaines.
De plus, le coût est extrêmement élevé et même ruineux, car on
a recours à des cabinets spécialisés américains dont les honoraires
atteignent des sommets. La conformité pourrait coûter plusieurs fois
le montant de l’amende.
Entre 2008 et 2018, sur les 26 plus lourdes condamnations pour
corruption prononcées au titre du FCPA (Foreign Corrupt Practices
Act), 14 concernent des entreprises européennes, pour un montant
total de 5,34 milliards d’euros, soit 60 % du total des amendes, et 5
seulement des sociétés américaines.
L’option d’engager le fer contre la justice américaine est rarement
retenue.

DEUX EXEMPLES SIGNIFICATIFS

La corruption et la Fédération sportive en charge


de l’organisation mondiale du football (FIFA)

La corruption dans la FIFA était pour certains une évidence, une


sorte de pléonasme surveillé par les États-Unis depuis longtemps.
En 2011, un membre du comité exécutif de la FIFA, en délicatesse
avec ses obligations fiscales, a coopéré. Accusé par la justice
d’évasion fiscale, il a été amené à enregistrer ses conversations
avec des responsables de la FIFA. Une fois ces données
récupérées, sept hauts responsables ont été arrêtés dès potron-
minet à Zurich. Le 65e congrès de l’instance sportive se tenait le
lendemain, la perquisition a été menée par la justice helvétique au
siège de la FIFA. Le « FIFAgate » était lancé !
D’après le Département de la justice, outre l’attribution de la
Coupe du monde 2010 et l’élection à la présidence de la FIFA
en 2011, « la plupart de ces pots-de-vin et commissions occultes »
sollicités et reçus par les dirigeants de la FIFA concernent « la
commercialisation des droits média et marketing » de matchs ou de
compétitions. Cela ne surprendra personne.
Cette enquête a donné lieu à des condamnations par la justice
américaine après de nombreux plaider-coupables, à de nombreuses
et significatives sanctions et à de lourdes amendes prononcées par
la FIFA. Des présidents de fédérations, des anciens secrétaires
généraux d’associations, un membre du comité exécutif de la FIFA,
ancien président de fédération, ainsi que le responsable des tournois
olympiques et des professionnels du marketing ont été sanctionnés,
parfois exclus à vie. Quelques recours ont été engagés contre ces
mesures. Une banque israélienne et sa filiale suisse ont admis avoir
participé au blanchiment de 20 millions de dollars de pots-de-vin
versés à des responsables de la plus haute instance du football, et
ont accepté de payer 30 millions de dollars à cette occasion.
Cependant la lecture pénale n’est pas simple. Pour partie, l’obtention
de « commissions » n’étaient pas délictuelles en Suisse au moment
où elles ont été perçues, des recours et bien d’autres chausse-
trappes juridiques sont présentes dans ce dossier.
La justice américaine s’est attaquée à « un système vieux de
24 ans destinés à s’enrichir grâce à la corruption dans le football
international », selon les mots de Mme Lynch. Colère et rancœur de
ne pas avoir été choisi ou communication efficace, les motivations
de ces poursuites ne sont pas évidentes, néanmoins elles ont eu un
effet positif car de multiples investigations ont été engagées dans de
nombreux pays et en France en particulier.

L’affaire Alstom, un poker menteur ?

Alstom n’a plus la taille critique 17, le P-DG d’Alstom, Patrick Kron,
cherche des alliances, et son actionnaire de référence pourrait se
désengager. L’offre de General Electric (GE) dame le pion à
Siemens. Alstom fait l’objet d’une enquête du DOJ pour corruption.
La direction plaidera coupable après maintes tergiversations,
convaincue de stopper la procédure judiciaire. Cette thèse est
défendue par son ancien cadre Frédéric Pierucci, emprisonné
pendant plus de deux ans aux États-Unis pour la corruption par
Alstom d’un intermédiaire en Indonésie, et libéré en
septembre 2018. Patrick Kron dément. Finalement, l’amende a été
réduite à 772 000 dollars. GE aurait été associée pendant quelques
mois au DOJ, en fait jusqu’au paiement de l’amende.
Alstom n’était pas une oie blanche : « Au total, Alstom a
déboursé plus de 75 millions de dollars pour s’assurer de la
réalisation de projets valant 4 milliards de dollars dans le monde,
avec un bénéfice pour la société de l’ordre de 300 millions de
dollars. Alstom et ses filiales ont également tenté de dissimuler le
système de pots-de-vin en retenant les services de consultants
censés fournir des services de conseil au nom des sociétés, mais
qui ont en fait servi de canaux pour les paiements corrompus aux
18
fonctionnaires du gouvernement . »
La vente d’Alstom à GE a, elle aussi, été accompagnée par de
nombreux consultants, qui auraient engrangé plus de 165 millions
d’euros à cette occasion. Pour Alstom, plusieurs cabinets d’avocats,
deux banques conseils (Rothschild & Co, Bank of America Merrill
Lynch) et deux agences de communication (DGM et Publicis). Selon
l’avant-propos du rapport de la commission d’enquête parlementaire,
GE avait, quant à lui, au moins fait appel à la banque Lazard, au
Crédit Suisse, à l’agence de communication Havas et à de
nombreux cabinets d’avocats. Le rachat des activités énergie a été
bouclé en deux mois, délai extrêmement réduit, pour 12,3 milliards
d’euros. Avec le recul du temps, tout semble avoir été organisé dans
le but de bloquer toute marche arrière.
Alstom a rapidement récompensé ses cadres par une
rémunération majorée, ses actionnaires et son groupe dirigeant. Il a
versé un dividende exceptionnel de 3,5 milliards d’euros. Notons ici
que le P-DG détenait de nombreuses actions gratuites et un nombre
substantiel d’options de souscription lorsque l’action est passée de
30 à 70 euros. Il ne faut pas s’étonner de telles situations… Pour
que les opérations turbulent, il faut aligner les intérêts des managers
et ceux de l’acheteur. Le denier de Judas, certes, mais quel denier !
Il ne semble pas qu’une protection des intérêts français ait été
intégrée au processus :
Alstom devait être à parité dans les co-entreprises, or le groupe
français n’obtient que 49 % du capital et aucun pouvoir, c’est
ballot ;
l’option d’achat détenue par l’État, qui aurait permis de garder un
droit de regard sur la filière nucléaire, n’a pas été levée ;
la surveillance des accords sur les créations d’emploi a été
écartée, on en constate maintenant les conséquences avec les
licenciements annoncés ;
le groupe américain a racheté à bon prix les activités d’énergie,
par ailleurs l’utilisation systématique d’intérimaires a posé de
sérieux problèmes de maintenance à ses clients ;
tous ceux qui ont participé à la liquidation ont bénéficié
d’avantages financiers notables, voire exceptionnels et, pour qui
19
fouille un peu , il est aisé d’identifier leur présence dans ces
aréopages dans lesquels on a coutume de « se tenir par la
barbichette ». Quant à certains hauts fonctionnaires qui ont été
en charge, on espère qu’ils n’ont pas privilégié leur situation
future au détriment des intérêts stratégiques de l’entreprise
d’État.
Or, les conséquences ont été dramatiques, car il ne s’agit plus
d’une alliance mais de la vente d’une entreprise stratégique
fabriquant les turbines de nos centrales nucléaires et le réacteur du
Charles-de-Gaulle. Alstom, acteur incontournable du nucléaire,
pesait 30 % du parc mondial. Il avait le monopole de la fourniture de
turbines pour notre flotte et des contrats avec la Russie et la Chine.
Nos centrales fournissent 75 % de notre électricité et le porte-avions
supporte toute notre défense. Alstom a cédé aussi le système de
repérage par satellite. À ceux qui penseraient que nous sommes
alliés des États-Unis, il faut rappeler deux faits. Lors de la seconde
guerre du Golfe, les Américains avaient bloqué la fourniture de
catapultes pour le Charles-de-Gaulle, et à l’occasion d’un litige
commercial entre GE et EDF, la livraison de pièces de rechange
avait été bloquée, et Trump n’était pas encore président. Le risque
de blocage n’est donc pas une vue de l’esprit.
Le rapport de la commission d’enquête chargée d’examiner les
décisions de l’État en matière de politique industrielle, au regard des
fusions d’entreprises d’Alstom, d’Alcatel et de STX, ainsi que les
o
moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels (n 897
rect.) ont fait remonter à la surface quelques comportements
originaux semblant démontrer que l’opération a bénéficié soit d’une
remarquable incompétence, soit de multiples intérêts individuels et
d’une indifférence générale aux intérêts stratégiques nationaux.
Olivier Marleix, président de la commission d’enquête
susmentionnée, a déposé une plainte contre X 20 le 18 janvier 2018
devant le procureur de la République. Il notait que les autorités
judiciaires françaises n’ont « jamais ouvert d’enquête » sur Alstom,
alors que l’entreprise avait notamment versé une amende à la justice
21
américaine en 2014 pour des faits de corruption .
Il relevait le fait qu’Emmanuel Macron avait « formellement
donné l’autorisation » de la vente d’Alstom énergie et avait
« également autorisé » d’autres cessions d’actifs d’« entreprises
stratégiques françaises », citant Alcatel Lucent à Nokia ou Technip à
l’entreprise américaine FMC technologies, ou la vente de l’aéroport
de Toulouse-Blagnac à des Chinois, avec le succès que l’on sait.
22
Désormais GE décide à qui et comment vendre les turbines à
vapeur et aura le dernier mot sur la maintenance de nos centrales
sur le sol français. Avec Arabelle, il déstabilise la filière française.
C’est GE qui dispose du monopole de la fourniture des turbines à
notre flotte de guerre. Alstom Satellite Tracking Systems, spécialisée
dans les systèmes de repérage par satellite, équipe nos armées et la
défense, c’est GE qui en devient le propriétaire. À titre purement
comparatif et sans doute prémonitoire, on se souvient des
problèmes connus par Technip qui a été amené à fusionner avec
FMC Technologies après l’intervention du DOJ. La fusion s’est faite
entre une société qui réalisait 13,5 milliards d’euros de chiffre
d’affaires avec un carnet de commandes quatre fois plus important
et FMC, 6,5 milliards, et cette fusion devait se faire en principe à
égalité de valeur. Or les promesses n’engageant que ceux qui y
croient, à ce jour 80 % des résultats du groupe sont réalisés par
l’activité Technip, dont le P-DG est américain.

COMMENT SORTIR DU PIÈGE DU DOJ ?


En principe et dans le meilleur des mondes les procédures et la
conformité sont respectées lorsque les concurrents respectent tous
la « compliance », et lorsque les marchés ont lieu dans des pays qui
ont les moyens et la volonté de faire respecter les textes… Il n’en va
pas de même lorsqu’il s’agit de grands contrats dans l’aéronautique
et la défense, l’énergie, le transport et l’extraction de ressources
minières et énergétiques. Dans les pays dans lesquels l’État de droit
est inexistant et où la concurrence utilise tous les moyens pour
obtenir ces marchés, il est impossible d’acquérir des commandes
publiques sans « se payer » le soutien de proches du pouvoir.
La loi Sapin 2 introduit une disposition extraterritoriale qui élargit
23
les poursuites de la corruption à l’étranger . Cette arme
d’extraterritorialité doit permettre la poursuite par la justice française
d’une entreprise qui aurait commis des actes de corruption. Ce
dispositif est destiné à dissuader les Américains de poursuivre la
déstabilisation des entreprises européennes. Le système devrait
donner le signal que le « travail » a déjà été effectué et que
l’engagement des poursuites ne concernerait plus la lutte contre la
corruption, mais des opérations de déstabilisation.
Une tentative de contourner les embargos américains a été
expérimentée sans succès. Paris, Berlin et Londres ont annoncé la
création d’un mécanisme de troc permettant aux entreprises
européennes de commercer avec l’Iran malgré les sanctions
américaines portant sur le nucléaire iranien. Ce mécanisme, baptisé
Instex (Instrument in Support of Trade Exchanges), consiste en un
partenariat avec une société miroir, STFI, basée en Iran, filiale de la
Banque centrale iranienne. Cela fonctionnerait comme une chambre
de compensation. Les Américains ont traité le problème à leur
manière : les entreprises qui travaillent avec l’Iran ne travailleront
pas avec eux. Tout était dit !
En France, les phénomènes de corruption constituent, à
l’évidence, l’une des problématiques à prendre en compte très
sérieusement par les professionnels de l’intelligence économique. La
vision stratégique actuelle semble encore limitée. Puisse le
Coronavirus inverser les tendances ! Je n’y crois pas trop, notre élite
semble borner son devenir à la mondialisation et, biberonnée dans
cette idéologie, elle est peu à l’aise dans un paysage différent. Les
exemples sont pourtant bien présents. L’Allemagne dont on nous
rebat les oreilles, les États-Unis, la Grande-Bretagne, dont
l’attachement au libéralisme ne peut être contesté, ont installé des
mécanismes de protection solides. Nous avons laissé partir Technip,
Alstom, plus récemment Latécoere, Photonis sera racheté par
Teledyne sous condition… La Covid-19 met en évidence l’absence
de réflexion sur les problématiques médicales, Luxfer va-t-elle
fermer ? Les bouteilles monoblocs ne sont pas des cylindres d’acier,
comme le pensent certains décideurs.
Il semble cependant que le vent ait un peu tourné, le seuil exigé
pour le dépôt d’une demande préalable au rachat d’une entreprise a
été abaissé, et l’Europe prépare un texte autorisant les États à
recapitaliser les entreprises et à entrer au tour de table de groupes
stratégiques. Mieux vaut tard que jamais, mais les prédateurs
étrangers aiguisent leurs armes, et je crains qu’une fois la pandémie
passée on ne revienne au business as usual.
CHAPITRE 3

Balade dans la corruption ordinaire

La corruption est endémique, elle reste présente en dépit de


contrôles répressifs fonctionnant à peu près correctement. Elle s’y
complaît discrètement, dans des secteurs propices, organisée en
réseaux. Seul le scandale la fait jaillir hors de sa bauge.
Sa culture, c’est le secret, c’est l’esprit de solidarité ou de corps
destiné à échapper au regard de ceux qui seraient susceptibles de
s’opposer, de dénoncer ces comportements ou qui ne tiennent pas à
participer à ces opérations. Elle se produit souvent dans des
situations dans lesquelles les fonctionnaires et des délinquants
locaux sont en contact prolongé. Ces derniers « payent » ainsi une
tranquillité essentielle pour l’exercice de leur activité.
La petite corruption cible souvent les populations qui ne sont pas
susceptibles de porter plainte (saisie systématique et revente des
produits en surcharge sur des véhicules se dirigeant vers le
Maghreb, racket des taxis dont la rotation rapide vers les grands
aéroports est une nécessité et qui ne peuvent se permettre aucun
retard, proposition d’aménager une sanction ou un redressement
contre un défraiement en liquide, liens avec des trafiquants,
obtention d’un appartement, etc.).
Ces situations sont souvent dues à la volonté, à l’absence ou à la
légèreté du contrôle exercé par la hiérarchie, laissant les agents
esseulés au contact de populations à risque, disposant d’une
trésorerie hors norme ou disposés à payer un service.
La petite corruption est la forme la plus visible et la plus facile à
détecter. Très régulièrement, des fonctionnaires corrompus, quel que
soit leur niveau hiérarchique, sont poursuivis et condamnés, créant
un scandale mais apportant aussi la preuve que le problème est
traité.
L’une des contreparties de la corruption, c’est la plupart du temps
l’argent et les espèces peu traçables, ou l’utilisation d’offshore. Pour
les montants conséquents, les manipulations décrites dans les
première et deuxième parties de ce livre sont largement utilisées, car
il ne peut exister de corruption sans fraude préalable et blanchiment
ultérieur. Pour le reste, il s’agira de dons, d’avantages indus ou
d’échanges tels qu’ils sont décrits ci-après dans ce chapitre.
Cet état des lieux de la corruption ordinaire en France montre
combien la corruption imprègne nos mœurs et la vie courante.
Rigoberta Menchu met en évidence le fait que, dans toutes les
strates de la société, l’attrait de l’interdit et la recherche du fric se
moquent de l’éthique attendue des fonctionnaires, des élus et des
agents privés.

Peu de domaines y échappent

Je décrirai ici quelques montages, les plus significatifs ou les


plus originaux, organisés à des fins corruptives, qui méritent d’être
connus afin de mieux les identifier.
Chaque groupe d’individus comprend des membres dont la
probité ne peut être discutée, des personnes dont l’honnêteté est
aléatoire, flottant au gré des vents, et de véritables aigrefins. En
matière de fraudes, 20 % des personnes confrontées à un dilemme
frauderont toujours, 20 % ne frauderont jamais, et les 60 % restants
basculeront en fonction du comportement des meneurs.
Le montage naturel développé en matière de corruption consiste
à soumettre l’obtention d’un marché ou d’une autorisation
quelconques à une contrepartie personnelle. C’est simple et
efficace, il peut s’agir d’une sorte de chantage de la part du
corrompu en position de force ou d’une offre de la part du corrupteur
cherchant la sécurisation de ses activités, ou d’une entente si les
deux s’accordent.
La première conséquence de ce montage est la majoration du
coût de l’opération à hauteur du montant de la corruption. Le
corrupteur surfacture sa prestation au détriment de son client et
rémunère ainsi le corrompu. Il n’y a guère de risques à réduire la
qualité de la prestation, car il est peu probable que le corrompu
fasse grief des dérives au corrupteur, les deux parties se « tiennent
par la barbichette ». Lorsque les opérations se poursuivent dans le
temps, c’est dans la récurrence de l’attribution de marchés,
d’avenants plus ou moins bidonnés ou de contentieux faussés que la
manipulation aura le loisir de se développer dans les meilleures
conditions. Cependant, comme c’est souvent le cas avec les
criminels, au fil du temps les précautions sont moindres, et le risque
naît des fournisseurs écartés du festin et des tiers lorgnant la place.
Une fois le marché obtenu et son paiement encaissé pour tout ou
partie, la sortie des sommes convenues ou le financement individuel
ou familial devra être organisé. À très gros traits, on peut regrouper
ces avantages constitutifs de délits sous quatre rubriques :
1. Les avantages concernant la famille directe ou indirecte, des
salaires versés par des satellites à des proches, à des épouses
dont la demande en réparation à la suite de divorces pourrait
1
devenir lourde , des études payées pour le petit dernier, entre
autres.
2. Les avantages en nature, voyages, habits, montres de prix,
véhicules 2, cadeaux, parts ou actions de sociétés, postes
honoraires confortablement rémunérés.
3. Les apports d’espèces nécessitant une manipulation
comptable pour camoufler l’opération et réduire les risques
pénaux liés à la corruption, et cela vaut pour les plus gros
montants comme pour la corruption locale.
4. 4. Le financement pourra être assuré par un intermédiaire, et
un jeu de fausses factures qui pourvoit à l’achat de biens ou
transforme le flux financier en espèces. Ces charges sont bien
sûr déduites des bénéfices des entreprises corruptrices.

La deuxième conséquence affecte l’État, les montants sujets à


manipulation seront déduits des charges et ne seront pas soumis à
la TVA, les gains du corrompu ne seront pas non plus déclarés à
l’impôt sur le revenu.
Le montage décrit ci-dessus est générique, chaque utilisateur
l’adapte à sa situation propre, à son activité, aux pratiques de ses
fournisseurs et à la sécurité du taxi utilisé. Il se perpétue au fil des
ans et ne fait l’objet de modifications qu’à la marge. Je n’en veux
pour preuve que la découverte du « Manuel de la corruption » de
l’Essonne saisi par la police judiciaire à Montgeron en 1983. Le
feuillet manuscrit développe et détaille les multiples opportunités du
mécanisme permettant alors au RPR de ponctionner 2,5 % sur les
marchés publics accordés à une dizaine d’entreprises dans le
département. Il porte la signature de « Xavier Dugoin », alors
sénateur et président du conseil général et secrétaire départemental
de la fédération RPR en Essonne, il a été condamné depuis. Une
3
perquisition au domicile d’Alain Josse a permis de retrouver le
document qui peut être considéré comme le vade-mecum de la
corruption politique. Il propose un « mécanisme de financement clé
en main ». Dix entreprises sont mentionnées, avec les noms des
responsables à contacter et leurs numéros de lignes directes. Pour
la voirie et la construction de bâtiments, sept sociétés sont citées,
dont un « chef de file ». Le pacte présumé donnait encore les noms
de trois autres sociétés, aux domaines d’activités divers (entretien,
gardiennage, etc.), chargées de collecter l’argent à reverser au RPR.
Le mécanisme est détaillé en quelques lignes : le Manuel propose
pour les maires un versement de « 0,5 % en liquide », plus « 1 % en
factures ». Pour la fédération, il préconise de prélever encore 1 %
sur chacun des contrats, toujours en factures. Le rédacteur précise
en outre qu’il est « déjà en contact » avec ces entreprises pour le
département, et qu’il peut donc se charger de la négociation. Il s’agit
donc d’une sorte d’entente gérée de concert entre les décideurs et
les entreprises qui ont installé un écran supplémentaire et protecteur
en séparant la gestion comptable (surfacturation et obtention des
marchés) et la fonction de gestion de trésorerie dévolue à des
entités dont l’activité est contrôlée par l’organisateur. Le montage
correspond en tout point à celui des lycées d’Île-de-France ou plus
récemment à celui utilisé par les mafieux à Montréal. Il ne peut plus
à ce jour être employé en l’état, car le financement des partis est
officiellement encadré. Cependant, comme tous les systèmes
frauduleux en déshérence, il fonctionne toujours dans un cadre plus
individualisé ou criminel et rend les corrompus en manque de
technicité heureux, moyennant quelques améliorations.
L’archéologie judiciaire a toujours du bon, elle permet de mieux
comprendre les comportements frauduleux actuels.

LA CONSTANCE DANS L’ENTRETIEN DES RÉSEAUX


NOURRIT LA CORRUPTION

L’entretien des réseaux est une préoccupation vitale pour les


entreprises prospectant les marchés. L’activité n’est pas aisée, il faut
bien le reconnaître, les « sachants » sont rares et les réseaux
multiples, ils s’entrecroisent, peuvent s’opposer, s’accorder, et il n’est
pas question de fâcher quelqu’un. Dans ce milieu clos, on se
retrouve toujours.
Ces attentions, ces cadeaux, ces services font en général l’objet
d’une comptabilisation indirecte dans les charges et peuvent aussi
être payés en espèces depuis la caisse noire, ou être comptabilisés
dans une filiale, chez un prestataire ou chez un fournisseur.
Pour ma part, il y a bien longtemps que mes collègues et moi-
même avions découvert la partie cachée du montage. Ces frais et
dépenses étaient comptabilisés en charges, avec l’aval de la chaîne
de commandement, et faisaient l’objet d’une réintégration extra-
o
comptable (ancien imprimé n 3970) dans le bénéfice fiscal,
accompagnés d’une majoration de taxe. Le bénéficiaire
n’apparaissait plus, il était blanchi par l’impôt.
Les postulants aux marchés participent activement à la création
et à l’approfondissement de liens particuliers avec les décideurs. Les
relations publiques tempèrent alors la rigidité des processus. Pour
ce faire il faut disposer d’un budget… Ces frais constituent des coûts
annexes, légitimes ou non suivant l’espèce, mais utiles à l’exercice
de l’activité. L’ensemble de ces opérations peut être sous-traité à
des sociétés dédiées, qui refacturent les prestations sous un vocable
neutre. Ce phénomène est apparu lorsque certains laboratoires ont
sous-traité la fidélisation des médecins rentables à des sociétés
prestataires.
La recension de divers scandales montre que la pratique qui
consiste à « arroser » les élus, que nous avions identifiée au cours
des contrôles, est toujours présente. On peut soupçonner, dans les
filiales de certaines entreprises, la mise à disposition discrète d’un
confortable budget récréatif destiné à fluidifier l’extrême rigidité du
Code des marchés publics. Il permet, par exemple, d’offrir un week-
end de découverte des vignobles au président ou aux cadres d’un
donneur d’ordres pour la somme modique de 50 000 euros.

COMMENT ÊTRE AUX PETITS SOINS DES DÉCIDEURS


Les entreprises peuvent entretenir les besoins des décideurs et
dépensent des dizaines de milliers d’euros pour manger une fois
avec un maire, un conseiller général, un ministre, ou un apporteur
d’affaires autodéclaré, afin de promouvoir leur activité ou d’obtenir
un marché. La dépense peut être chargée dans l’entreprise elle-
même, il est alors établi un contrat localement, ou depuis l’étranger,
et le « salaire » tombe tous les mois. Tout le problème résidera dans
la recherche de la preuve du travail effectué. Nombre de politiques
se laissent aller avec enthousiasme à ce jeu dangereux, quitte à se
lamenter lorsque la facétie est découverte.
La dépense peut être chargée dans un compte à part ou chez
une filiale, les billets de train, d’avion, l’achat de pierres bleues, de
tableaux, les déjeuners, les dîners sont contrôlés, mais cette
pratique est un coupe-circuit acceptable si le dirigeant de la filiale ne
se retourne pas contre la maison mère. Il est même des cas dans
lesquels c’est une société tierce qui règle rubis sur l’ongle et en
liquide le volet de prostituées qui a accompagné les agapes. Les
fonds de la caisse noire sont souvent utilisés à cette fin.
Les pratiques manipulatrices sont variées, certains rapports de
Chambres régionales des comptes (CRC) dénoncent des dérives
chez certains bailleurs sociaux. Un groupe dirigeant qui ne lésine
pas sur les frais de bouche. Les repas sont « pris dans le même
restaurant réputé », sans respecter les barèmes de frais fixés par la
société. Des agapes auxquelles sont conviés des élus locaux lui
ayant confié des marchés. Des conflits d’intérêts sont aussi identifiés
à l’occasion d’opérations immobilières. Deux montages sont
récurrents : le premier consiste à acheter un terrain et à le revendre
pour un prix bradé à une société immobilière, le second à acheter un
immeuble ou un terrain à un prix majoré à un proche. Du reste, les
montages sont assez inventifs.
Ces opérations friendly peuvent aussi concerner le monde de
l’intime. C’est public depuis l’ouvrage de Christine Deviers Joncour,
paru en 1999, qui a obtenu un certain succès : La Putain de la
République. L’affaire du Carlton entre aussi dans ce cadre. Des
agences ont été souvent citées pour organiser des opérations de ce
genre, mais il me semble important de rapporter une anecdote
ancienne mais édifiante. Nous avions obtenu les références d’une
entreprise qui mettait à disposition des escort girls ou des escort
men. Elle était domiciliée en Suisse. L’entreprise semblait très
professionnelle, elle proposait une liste de prestations à la nuit, à la
journée ou à la semaine, mais sa proposition majeure, c’était de
s’engager à l’année dans ce type d’entertainment en versant
d’avance une somme comprise entre 200 000 francs (suisses) et
500 000 francs, dûment facturée sous un libellé passe-partout. Les
prestations seraient débitées depuis ce compte d’avances. En fin
d’année, si les débits dépassent la réserve, le client paye la
différence. En revanche, si le compte est encore créditeur, il est
possible soit de transférer sur l’année suivante, soit de virer la
somme sur le compte choisi par le client. C’est une belle opération
gagnant-gagnant avec un blanchiment possible à la clé.

Les requins organisés

Les corrupteurs sont tenus d’accepter ou proposent le


financement des exigences financières à des décideurs corrompus.
Pour ce faire, ils utilisent des pratiques bien connues des contrôleurs
fiscaux, elles s’organisent autour de surfacturations, de fausses
factures, de charges non engagées pour l’entreprise, et nécessitent
l’intervention de sociétés « taxi » lorsqu’il faut disposer d’espèces.
Les quelques exemples qui suivent, pour simples qu’ils soient, sont
très fréquemment utilisés pour corrompre.

LES AMÉNAGEMENTS IMMOBILIERS


Je me souviens d’une demeure dans le Sud, qui a été construite
et aménagée par les salariés d’une entreprise qui avait obtenu des
marchés de la collectivité, dont le propriétaire était l’adjoint aux
travaux. Ainsi, l’énorme bâtisse a été construite grâce à la
« générosité » de l’entreprise privée. Les salariés de l’entreprise
travaillaient à plus de mille kilomètres de leur entreprise et les
dépenses n’étaient pas détaillées dans les travaux en cours de cette
dernière. Ils y ont passé des semaines et, une fois la construction
terminée, des livraisons régulières de fuel domestique ont été
effectuées ainsi que des caisses de vin. Ce type de montage assez
fréquent chez les jeunes corrompus utilise une documentation
frauduleuse pour justifier les dépenses.
Le processus utilisé par l’entreprise pourrait être le suivant :
1. Comptabilisation des charges relatives à ces travaux
(salaires, remboursements de frais, matériel, déplacement et
sous-traitance éventuelle) dans la société ou dans une filiale. Le
détail des charges doit figurer dans la comptabilité analytique du
chantier si elle n’a pas opportunément disparu.
2. La récupération des frais engagés et de la perte de marge
s’établit par une surfacturation des travaux effectués dans les
collectivités. Il est aussi possible de lisser ces coûts indus par le
biais des factures de sous-traitance ou dans des prestations
ultérieures. Ce qui crée des écrans supplémentaires ou étale les
coûts dans la durée.

La réfection de la toiture d’un château, une autre


déclinaison du précédent montage

À l’occasion de l’enquête qui a démontré que plusieurs partis


politiques percevaient 2 % du montant des marchés de la part des
entreprises attributaires, principalement les grands groupes du BTP,
une perquisition a été menée au domicile d’un homme politique
ayant eu un rôle de décideur dans l’opération.
Les enquêteurs remarquant que la toiture de la bâtisse avait été
refaite ont demandé la facture des travaux. Elle correspondait à une
prestation de 350 000 francs émise par la filiale d’un major du BTP,
spécialisée dans la restauration des bâtiments historiques.
La société mère était attributaire de nombreux marchés de
lycées et très impliquée, dans les ententes qui ont émaillé cette
affaire, avec les autres groupes du BTP. Une perquisition au sein de
l’entreprise qui a effectué les travaux a permis de saisir le document
analytique du chantier, qui aurait coûté à l’entreprise
1 000 000 francs, soit environ trois fois le montant hors taxes de la
facture.
À ce stade, les enquêteurs subodorent que ce différentiel de
700 000 francs pourrait constituer pour tout ou partie l’avantage indu
perçu par le président de la région dans le cadre de l’affaire de
corruption et d’entente des lycées.
Le collaborateur de l’entreprise ayant traité ce dossier confirme
dans son audition que ce « cadeau » lui a été demandé par sa
direction répondant elle-même à une sollicitation des dirigeants de la
société mère.
Cette perte chez la filiale (700 000 francs hors marge) sera plus
tard compensée par une refacturation fictive à la société mère,
apparaissant alors comme sous-traitant de sa filiale.
La mécanique est un peu plus complexe que celle qui a été citée
précédemment. La filiale utilisée intervient comme faux facturier
partiel, le retour de marge et la perte étant compensés par une
refacturation fictive comptabilisée dans la masse des factures
mère/filiale (Interco).

LA PLAGE, LES TABLEAUX, LES EM… PROBLÈMES


Il est des affaires locales même anciennes qui suscitent des
scandales gigantesques car elles agrègent une grande variété de
montages et ciblent les points clé de l’organisation corruptrice. Il
s’agit d’un élu avec qui il est impossible d’échanger et de vassaux
qui magouillent gaiement tant qu’ils ne s’opposent pas à lui. L’élu
aujourd’hui décédé a été élu maire pendant 19 ans, conseiller
général pendant 14 ans, président d’une communauté de communes
pendant 16 ans ; l’édile disposait d’une véritable mainmise sur le
domaine culturel. Il avait aussi bien intéressé son réseau. Le
jugement fut exemplaire, 10 des 15 prévenus ont été condamnés. Il
a été soupçonné d’avoir initié un système de corruption avec des
proches collaborateurs, des fonctionnaires et des élus, dès le début
de son premier mandat, qui visait à obliger les artisans ou les
entrepreneurs à verser des pots-de-vin pour obtenir un marché, un
permis de construire ou une autorisation de lotir dans le cadre de
projets immobiliers. L’un des participants aux opérations, condamné
définitivement à ce titre, a détaillé la maille des comportements. Il
expose dans ce qu’il appelle le « Système B » certaines dérives, au
demeurant classiques, mais aussi, et c’est particulièrement
intéressant, ce qui constituait un frein à toute dénonciation et
contribuait au sentiment d’impunité. Il décrit l’édile comme un
notable, titulaire d’un poste important dans un réseau localement
bien implanté et adhérent à un parti politique majeur. Les autorités
politiques, administratives, judiciaires et financières venaient à sa
table qui n’était pas médiocre. L’un des plus hauts responsables du
parti lui a même remis la Légion d’honneur. Il aurait en outre été
averti de son arrestation imminente, mais cela n’a pas été démontré.
Ainsi, par paresse intellectuelle, par crainte de s’opposer à l’ire du
monarque considéré comme disposant d’un pouvoir immense, par
intérêt aussi car ces situations facilitent le ruissellement de la
corruption qui dans ce cas fonctionne parfaitement, ceux qui
auraient pu s’opposer ou démissionner sont restés inertes. La vie du
lanceur d’alerte lorsqu’il a appartenu à la camarilla devient
impossible dans un milieu fermé. Le responsable respecté,
ostensiblement salué, devient le chien galeux à qui on jette les
pierres.
LES MONTAGES À DOUBLE DÉTENTE
Parmi les montages identifiés dans un milieu clos, il en est un qui
peut être considéré comme un classique du genre : le décideur est
aussi dirigeant d’entreprise, il utilise son pouvoir pour développer sa
propre entreprise. On identifie la présence de favoritisme ou de prise
illégale d’intérêt voire de corruption au fait que l’entreprise est dans
une situation monopolistique ou qu’elle est choisie pour chaque
opération à forte marge. Cette situation peut affecter à la fois les
marchés des collectivités, ceux des agglomérations et ceux des
sociétés d’économie mixte et des divers syndicats liés aux
collectivités.
Ce montage est une sorte de chantage bloquant qui est très usité
dans les opérations criminelles : le marché ne sera obtenu que si
telle ou telle société est intégrée à un titre quelconque dans
l’opération. Ainsi, on peut rencontrer cette dérive chez un décideur
assureur, auquel cas les sociétés choisies s’assurent dans la société
de courtage, chez un décideur dirigeant une entreprise de BTP ou
d’éclairage. J’ai en mémoire l’exemple de la participation à la
construction et au carrelage d’une piscine. De nombreuses autres
activités sont concernées telles que la sous-traitance, la fourniture
de produits, le gardiennage. Le même type d’opération a été identifié
chez des responsables dont les épouses ou des proches géraient
des entreprises dans le domaine de l’art, des antiquités, ou de
l’événementiel. Le marché n’étant obtenu qu’une fois la condition
préalable accomplie, c’est-à-dire lorsqu’un achat avait été effectué
chez le proche. Des entreprises avaient rapporté le fait que, ayant
obtenu le marché officiellement, il leur était demandé un paiement
complémentaire en espèces pour obtenir le bon de travail, et cela
pouvait durer des mois jusqu’à ce que l’entreprise paye.
Dans le même ordre d’idées, un homme politique important,
dirigeant une instance administrative, se trouvait fort dépourvu,
l’entreprise dirigée par son épouse ne fonctionnait pas bien, ses
dettes s’élevaient même à près de 1 million de francs, et il ne
disposait plus du moindre fifrelin pour combler ce passif. Et pourtant
l’âge arrivant, il fallait vendre.
La corruption était sa seule planche de salut, il la saisit sans
barguigner. La période était propice aux grands engagements
publicitaires destinés à vivifier la province, il choisit donc un
communicant de ses connaissances et lui confia dans des conditions
étranges le marché de publicité de son « pays » pour 2 millions de
francs, et une grande campagne de publicité fut engagée… aux
États-Unis, il s’agissait de panneaux publicitaires. Concomitamment,
l’agence de publicité investit 1 million de francs dans l’entreprise de
l’épouse, ce qui facilita grandement la vente, sans aucune mise de
fonds de sa part.
On n’a pu contrôler l’existence ou le nombre de panneaux
facturés aux États-Unis, et au cours des années suivantes on ne
constata aucun engouement des Américains pour la province. Un
coup bien monté.

Les associations utilisées comme


pompes à fric

Les pouvoirs publics ont fréquemment recours à la gestion


associative, cette modalité peut être un moyen d’assouplir la gestion
ou de contourner les règles de la comptabilité publique, en particulier
lorsque le contrôle est inexistant. Les fonds publics peuvent être
dilapidés à titre individuel, dans un cadre clientéliste ou dans celui
d’une escroquerie, comme le démontrent les exemples qui suivent.
Le montage est classique, il s’agit d’un chaînage de manipulations
autour de l’association qui est utilisée d’abord comme le réceptacle
de fonds publics et/ou de fonds privés. Une fois ces fonds crédités
dans les comptes associatifs, ils sont retirés en espèces ou
acquittent des charges qui n’entrent en rien dans l’objet de
l’association. Ces dernières peuvent être utilisées pour recevoir des
versements consécutifs à l’obtention de marchés ou destinés à un
arrosage clientéliste ou personnel.

LE CHOCOLAT DU 3 ÉTAGE, LES ÉPINGLES


4
ET LES ÉPINARDS

La mise en place de certains montages peut être assez


complexe lorsqu’il s’agit d’une entente entre des politiques, des
agents municipaux et des entrepreneurs. Ces derniers, en
contrepartie de versements, obtiennent des marchés publics de la
ville ou de la communauté d’agglomération. Le but est la
récupération d’espèces qui permettent d’assurer un train de vie
intéressant. Pour ce faire, le montage suivant a été conçu : plusieurs
associations sont créées, destinées à développer et à valoriser
l’image locale. Il est rapidement apparu que ces associations
n’avaient aucune activité et pas de membres mais elles avaient en
revanche reçu de confortables subventions de la mairie et de
l’agglomération. Les collectivités n’étaient pas les seules à financer
les associations qui recevaient aussi des « dons » de sociétés du
BTP et du traitement des déchets. Si les prestations étaient nulles,
les financeurs étaient connus. L’analyse des comptes des
associations a laissé apparaître un fait étonnant, mais bien connu
car utilisé dans les magouilles entre sociétés écrans : aussitôt
reçues, les sommes étaient prélevées en espèces par un membre
de l’agglomération. D’autres entreprises bénéficiaires de marchés
publics de la communauté d’agglomération finançaient les besoins
personnels de certains fonctionnaires territoriaux et élus, soit
directement, soit par le biais de comptes ouverts dans des
commerces. Il était aussi question de prestations fictives dont le
paiement était immédiatement suivi de retraits en espèces. Comme
je l’ai déjà écrit, rien de plus solide que le liquide.
On peut penser que les retraits en espèces sont utilisés aux
remboursements de frais électoraux. Ils peuvent aussi financer des
dépenses personnelles, des cadeaux de baptêmes, des veillées, des
réceptions et des cadeaux de fin d’année aux élus, aux personnels,
aux anciens, etc. Ce montage est bien un racket consenti, une
entente joviale : vous désirez le marché, il faut payer ! Ce qui est
plus étonnant, c’est le fait que des sommes aient pu sortir
impunément des comptes de l’association : la banque a-t-elle bien
respecté ses obligations envers TRACFIN ? Mais peut-être que,
comme pour l’UIMM, ces espèces fluidifiaient vraiment les rapports
sociaux, qui sait ?
Toutefois il est amusant de constater que, lorsqu’il s’agit
d’espèces, les bénéficiaires utilisent toujours des vocables qu’on a
plutôt coutume d’entendre chez les voyous qui se savent écoutés.
Ainsi, il est question de chemises, de montres, du chocolat du
troisième étage, des épingles et parfois des épinards, peut-être
parce que ce légume un peu fade mérite bien un accommodement
puissant.

LE SYSTÈME ANDRIEUX 5
La députée socialiste Sylvie Andrieux de la troisième
circonscription des Bouches-du-Rhône a définitivement été
condamnée en novembre 2016 à quatre ans de prison dont trois
avec sursis, 100 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité pour
détournement de fonds publics. Elle a distribué près de
740 000 euros de subventions régionales à des associations fictives
pendant la période 2005-2008, elle était alors vice-présidente du
conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur. Le montage est
typique d’un clientélisme à l’ancienne, les mauvais esprits racontent
même qu’un sénateur important aujourd’hui décédé avait l’habitude
de prendre ses repas dans une brasserie où les mallettes emplies
de billets lui étaient apportées dans la plus grande discrétion.
Mais pour en revenir à Sylvie Andrieux, une vingtaine
d’associations recevaient des subventions du conseil général PACA.
En l’espèce, certaines associations étaient fictives, les dossiers de
subvention étaient préparés, « lissés » par un complice, puis
distribués par les présidents en achats de véhicules,
d’électroménager et d’enveloppes de manière à assurer les votes.

L’ASSOCIATION DÉTOURNE DES SUBVENTIONS


L’inspection du travail découvre parfois des opérations étranges
dans certaines associations dont le but est de lutter contre la
violence ou dont l’objet est divers. Elle effectue alors des
signalements sur la base de l’article 40 du Code de procédure
pénale. Il est évident que ces associations ne sont pas majoritaires
mais elles génèrent une fuite considérable de fonds car les
subventions obtenues, souvent importantes, ne sont pas utilisées
conformément à leur objet.
Certaines fonctionnent uniquement au bénéfice d’une famille ou
d’un réseau local, d’autres peuvent être gérées indirectement par
des proches de la criminalité et des réseaux de distribution de
drogue. Prenons le cas d’une association qui aurait reçu plus
de 500 000 euros au titre de son activité pendant trois ans (contrats
d’accompagnements à l’emploi). Elle présente une documentation à
peu près correctement falsifiée et fait état de l’organisation de
séjours de loisirs, de la formation d’animateurs et de l’embauche
d’un nombre important de salariés. En cas de problème, ces entités
ferment et les gestionnaires s’égaillent comme une volée de
moineaux effrayés.
En cas de contrôle, les éléments permettant de démontrer la
réalité des emplois et des travaux effectués ont disparu ou ne sont
plus utilisables. On constate aussi que les cotisations sociales ont
été omises. L’analyse des réquisitions bancaires permet de
découvrir des virements au profit de la famille, des sorties en
espèces importantes, des liens avec d’autres associations ou avec
des sociétés commerciales parfois fictives. On constate alors
l’existence d’une « usine à gaz » dont l’objet est le pompage de
fonds publics par tous les moyens imaginables.

Les fraudes dans les établissements


publics et les détournements de fonds
publics

À l’instar du secteur privé, les administrations peuvent faire


l’objet de fraudes internes dues à une carence de contrôle ou au fait
qu’une bride molle a été laissée au gestionnaire. Dès lors, le
montage se poursuit tant qu’un contrôle sourcilleux n’est pas réalisé.
C’est de l’argent public qui est détourné.

PORT-LA-NOUVELLE : SOUPÇONS DE DÉTOURNEMENT


6
DE BIENS PUBLICS AU SERVICE DU PORT

Les investigations de la section de recherche de Montpellier de la


gendarmerie nationale et la brigade de recherche de la compagnie
de Narbonne ont porté sur de possibles « détournements de fonds et
de biens publics ». Les enquêteurs ont longtemps travaillé sur le
dossier, puis plusieurs interpellations ont eu lieu parmi les
fonctionnaires exerçant dans les services portuaires de Port-la-
Nouvelle. Il est reproché à trois salariés des services portuaires
dépendant de la Région « d’avoir bénéficié personnellement de
biens et de matériaux facturés sur le compte client dont dispose le
service portuaire chez un fournisseur », a confirmé le procureur de la
République de Narbonne.
Ils auraient aussi « utilisé à des fins personnelles les employés
du port sur leur temps de travail et auraient bénéficié de la vente de
matériaux et rebuts générés par l’activité de ce service public ».
Les auditions des personnes mises en cause et les perquisitions
au sein de leur domicile auraient permis de « confirmer l’existence
de ces pratiques illégales », toujours selon le magistrat du parquet
de Narbonne. La région Occitanie a confirmé ne pas connaître
l’ampleur du détournement de fonds présumés, « raison pour
laquelle nous allons nous constituer partie civile ». Également,
« nous ne savons pas comment les personnes impliquées
procédaient ». Le parquet de Narbonne a fait remarquer que le
détournement présumé « est à la hauteur de l’activité » des mis en
cause, « en aucun cas il ne s’agit de millions d’euros ».
LE CONTRÔLE DÉFAILLANT AU CNRS
Le contrôle interne du Centre national de la recherche
scientifique (CNRS) n’est pas toujours au point, il est même parfois
défaillant : entre 2009 et 2016, une gestionnaire d’un laboratoire
s’est offert, avec la carte du laboratoire, des voyages en famille et
des commandes personnelles en ligne. Le contrôle de l’utilisation de
la carte du service est pourtant une tâche à la fois simple et à fort
pouvoir préventif qui devrait être récurrente. La personne a été
révoquée (c’est-à-dire licenciée sans pouvoir bénéficier de ses droits
à la retraite) le 19 juillet 2017 du CNRS pour avoir détourné
214 000 euros.
Un cas plus complexe a encore affecté le CNRS, le responsable
administratif et financier du laboratoire de météorologie dynamique
7
(LMD) a été interpellé , et il a reconnu les faits. Avec sa compagne,
ce fonctionnaire est soupçonné d’avoir détourné près de 1,6 million
d’euros d’argent public. Or cette structure, gérée par le CNRS, est
soumise à la tutelle partagée de Polytechnique, de l’École normale
supérieure et de l’université Pierre-et-Marie-Curie. Utilisant
« l’éparpillement des responsabilités », faille évidente d’une telle
situation, il a utilisé sa « délégation pour les écritures comptables »
pour détourner 1,1 million d’euros au CNRS dont le siège est basé à
Paris, 35 000 euros à l’École polytechnique, près de 150 000 euros
à l’École normale supérieure et à l’université Pierre-et-Marie-Curie. Il
avait également créé un emploi fictif pour sa compagne au sein du
CNRS et aurait empoché par ce biais près de 200 000 euros.
Cette fraude est un classique du genre, elle a duré onze années
avant d’être découverte.
La corruption des agents publics
en France
La corruption des fonctionnaires sévit en France comme partout
ailleurs, cependant la lutte contre cette dernière a été engagée
depuis des lustres, le décret de Philippe Le Bel en faisant foi, et il
m’apparaît qu’il ne s’agit que d’un type de corruption individuel. Les
quelques exemples cités ici mettent en évidence la disparité des
situations. Ils démontrent que les comportements délictueux sont
générés par des situations individuelles et des pressions
personnelles.

« HAURUS » VENDAIT DES INFORMATIONS


Sur le dark Net, lieu de trafics en tout genre, le fonctionnaire se
faisait appeler « Haurus ». Il est soupçonné d’avoir vendu des
Informations personnelles, des « doublettes », des identifiants de
comptes bancaires, des éléments de géolocalisation, des
informations protégées. Sur ce Web parallèle, « Haurus » vendait de
quoi satisfaire de sombres aspirations criminelles. Affecté à la
Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), il pouvait accéder
à des fichiers protégés. Pour obtenir ces informations, il rattachait
ses recherches à des commissions rogatoires existantes, il fouillait
dans les procédures de ses collègues en utilisant des recherches
par mots clés. Il devait pour cela utiliser son identifiant personnel.
Les dérives n’ont pas duré bien longtemps, quelques mois
seulement. Ces informations, vendues en échange de paiements en
bitcoins ou en carte prépayée Neosurf, ont peut-être causé
l’assassinat d’au moins deux membres du milieu à Marseille, et fait
une victime collatérale. Selon le Ouest-France du 26 novembre
2020, il a déclaré devant la chambre de l’instruction de la cour
d’appel d’Aix-en-Provence : « J’ai manqué totalement à la moralité,
j’ai conscience à quel point je me suis fourvoyé », reconnaissant
avoir dévoyé son service et ses collègues qui font un travail
extraordinaire. Il veut désormais aider les avocats à mieux défendre
leurs clients.
La pression des criminels pour obtenir des informations détenues
dans les fichiers de la police est constante. Ainsi, on a appris de
source judiciaire que deux policiers dont un Niçois ont été mis en
examen pour « extorsion en bande organisée et avec arme »,
« association de malfaiteurs » et « détournements de données » et
placés en détention provisoire. Ils étaient soupçonnés d’avoir aidé
8
un réseau de racket en entrant dans les fichiers de la police . Ils ont
été écroués conformément aux réquisitions du parquet de Paris. Ces
deux policiers, l’un en fonction à la brigade anticriminalité (BAC) de
nuit à Paris et l’autre à la police aux frontières (PAF) à Nice, « se
seraient servis de leur qualité de policier pour entrer dans les fichiers
afin d’aider un réseau de racketteurs », lié à une famille du milieu
parisien opérant jusque sur la Côte d’Azur. D’après le site internet de
l’hebdomadaire Le Point, l’un des fonctionnaires aurait reconnu sa
participation active depuis 2015 dans un réseau mafieux niçois.

LE PACTE DE CORRUPTION DE LA SOUS-PRÉFÈTE 9


L’ancienne haute fonctionnaire et son mari, ont été condamnés
pour avoir passé un pacte de corruption avec le propriétaire d’un
hôtel-restaurant de grand luxe. Elle était intervenue pour accélérer la
création d’une piste de « défense de la forêt contre les incendies »,
ce qui aurait donné des droits à construire supplémentaires au
propriétaire, l’un de ses amis. Une plus-value de plusieurs millions
d’euros aurait pu être obtenue en cas de vente. Une commission de
200 000 euros devait être versée, via une société londonienne, à
son époux se présentant comme un intermédiaire dans la vente. Un
faux facturier a contribué à l’habillage d’une facture de même
montant, depuis sa société installée à Londres. L’opération ne s’est
pas faite mais en matière de corruption, l’intention suffit à qualifier le
délit.
Dans leur décision, les juges observent que l’intéressée a
« dévoyé les devoirs de sa charge en donnant à ses interlocuteurs
l’image d’une personne complaisante, ce dont certains se sont
évidemment servis, et jusqu’à gérer pour de l’argent – au prix d’un
montage offshore – un dossier d’aménagement public au profit d’un
homme d’affaires déjà condamné pour corruption, chez lequel elle
avait table ouverte ». Ils notent qu’elle avait été « formée dans l’une
des plus prestigieuses de nos grandes écoles [l’École nationale de
l’administration, ENA], aux frais de la République ». La
condamnation a été confirmée par la Cour d’appel. Poursuivie pour
« corruption passive », elle a été condamnée à trois ans de prison
ferme et 20 000 euros d’amende. Elle récuse la condamnation.
D’après elle, tout s’est effectué dans la transparence totale, rien ne
s’est fait sous le manteau. Avec son époux ils se sont pourvus en
cassation.
Elle a été aussi jugée pour avoir bénéficié des largesses du chef
de l’une des plus importantes entreprises de BTP de sa
circonscription, qui avait réglé des dépenses engagées dans une
boîte de nuit et participé à l’achat d’un cadeau d’anniversaire de
valeur.
Elle avait travaillé dans une entreprise privée à l’étranger puis
réintégré la fonction publique en 2008. Elle l’avait encore quittée
en 1990 pour le privé, notamment dans une grande société française
en Asie. En termes de prévention et de probité, il semble évident
que la tendance actuelle cherchant à favoriser le cadre contractuel
doit susciter une réflexion, il ne suffit plus de sortir de la même école
pour apporter des garanties suffisantes. Certaines habitudes sont
peut-être déjà prises.

QUEL QUE SOIT LE NIVEAU HIÉRARCHIQUE,


LES COMPORTEMENTS SONT SIMILAIRES

Le fonctionnaire corrompu qui court, enfin, qui est censé courir,


après les trafiquants de drogue comme le très haut fonctionnaire,
familier du pouvoir et affecté aux postes les plus recherchés, qui
dévoie les devoirs de sa charge et dont la puissance s’accroît au fur
et à mesure de son ascension, pourront être poursuivis sur la base
des mêmes délits. Leurs mises en examen seront fondées suivant
les cas sur les délits suivants : corruption active et passive, prise
illégale d’intérêts, recel d’abus de biens sociaux, détournements de
fonds publics, abus d’autorité, faux et usage de faux et parfois
détention illicite d’arme. Il est reproché à l’un une trop grande
proximité avec les délinquants qu’il poursuit, à l’autre une trop
grande proximité avec les chefs d’entreprise du secteur dont il est
chargé du contrôle.
Les deux, à des niveaux différents, sollicitent des avantages en
contrepartie de leur diligence. Celui-ci se contente d’espèces, il
n’effectue aucun paiement personnel identifiable bien que des
dépenses considérables aient été engagées en voyages, en
aménagements, en achats et en réparations immobilières. L’autre
affiche un esthétisme plus recherché. Les avantages gratuits lui sont
dispensés : des voyages, des billets d’avion et de train, des mises à
disposition de maisons de vacances et de voitures (séjours en
Grèce, au Portugal et en Corse, invitations à Dubaï, en Hongrie…). Il
bénéficie d’invitations au restaurant, de places au concert, aux
matchs de football et de rugby où il faut être vu, de cadeaux :
vêtements (l’exemple vient d’en haut), téléphone portable, meubles.
Les acquisitions immobilières sont effectuées à prix d’ami, tout
comme leur entretien et les réparations, on lui offre même
l’installation d’une alarme d’appartement.
Les deux rejettent les accusations et leurs avocats estiment que
les expertises futures justifieront le patrimoine car tous deux ont
acquis une petite fortune immobilière.

LES DÉRIVES DU COMMISSAIRE DE POLICE


ET DE SES « TONTONS »
10

Le commissaire Neyret, le policier légendaire, lui aussi qualifié de


« grand flic », a été condamné pour corruption et trafic d’influence.
La transmission de renseignements confidentiels, couverts par le
secret professionnel, à deux personnages peu recommandables qui
lui retournaient cadeaux et libéralités, constituait un pacte de
corruption. Ce dernier prétendait entretenir avec eux une relation
professionnelle. Il n’aurait reçu aucune information en échange et
n’a pas mesuré les conséquences de ses violations du secret, faute
de se renseigner sur les réelles activités des deux escrocs patentés.
Le corrupteur principal a été condamné à cinq ans de prison
ferme, 100 000 euros d’amende, en fuite il a été arrêté récemment.
Son cousin, impliqué dans des fraudes à la taxe carbone, lui aussi
en fuite, a été condamné à deux ans de prison ferme, 250 000 euros
d’amende et mandat d’arrêt. L’épouse de l’ex-commissaire a pour sa
part été condamnée à huit mois de prison avec sursis pour recel de
corruption, principalement pour avoir accepté une montre de luxe
Cartier et effectué des démarches à Genève pour l’ouverture d’un
compte bancaire offshore.
Ce procès traite en creux du statut de l’informateur et du trafic de
drogue inscrit dans la loi en 1995, le texte est complété par une
charte des bonnes pratiques en 2002, et en 2004 la loi Perben exige
une inscription des informateurs au fichier central des sources. Ces
règles ne seront appliquées qu’en 2012, sous peine de sanctions
pénales ou administratives. Le processus mis en place exige la
présence de deux personnes lors des rencontres, et le supérieur
hiérarchique doit être prévenu avant chaque rencontre. L’informateur
est rémunéré par l’État, contre émargement et en fonction d’un
barème fixé. Ce statut était censé mettre fin à la pratique suivant
laquelle le policier rémunérait le « tonton » en produit ou en liquide
en provenance de la saisie.
Le problème avec la drogue, c’est que les délinquants disposant
de sommes phénoménales inversent le schéma classique. Ce sont
eux qui peuvent rémunérer les policiers pour les informations qu’ils
peuvent leur fournir, on l’a vu avec Haurus, et là on entre de plain-
pied dans la corruption et dans l’enrichissement personnel facile
lorsqu’il s’agit des moyens les moins agressifs. Les criminels usent
aussi du chantage, des menaces. Au Mexique par exemple on sait
qu’un magistrat peut toucher 500 000 dollars, voire 1 million de
dollars pour « planter » un dossier, c’est le procédé qui est nommé
« plata o plomo », l’argent ou le plomb. Nous n’en sommes pas là,
cependant le risque se rapproche.

LES DÉRIVES DES INSTITUTIONS FINANCIÈRES


L’existence d’une masse considérable d’espèces entraîne
forcément des tentations et des dérives. Le groupe de douaniers qui
s’appropriait les valises chargées de liquide à l’aéroport allaient au
plus facile et ils ont pu s’enrichir longtemps avant d’être pris.
Certains agents ont pu tenter de minorer les reprises fiscales
contre rémunération ou ont été corrompus, ils ont entravé
des contrôles, demandé un paiement contre des conseils,
protégé des entreprises ou des groupes d’entreprise contre une
embauche ou encore créé une entreprise familiale dans laquelle tout
achat significatif était suivi d’une analyse compréhensive. L’un
d’entre eux a même réussi à détourner plusieurs centaines de
milliers d’euros en utilisant une méthode pourtant basique : il
intégrait dans les fichiers des entreprises fictives ou utilisait des
entreprises en sommeil qu’il liait à son compte bancaire et il
encaissait des faux crédits TVA. Il aurait utilisé plus de cent fois ce
stratagème.
Voici bien longtemps, c’est la liste de la programmation annuelle
d’un département qui est tombé entre les mains d’un juriste dont je
me rappelle le ravissant assortiment entre les chaussures et la
serviette… en peau de crocodile. Nous avions aussi constaté
la même année qu’un contribuable détenait la liste des contrôleurs
de son secteur assorti de leurs comportements faillibles. Se voir
attribuer le terme d’intouchable, c’était brandir son bâton de
maréchal. Il existe aussi, mais c’est devenu exceptionnel, des
collègues qui sont poursuivis pour avoir engagé des manipulations
au profit d’un politique ou d’un parti à l’encontre d’un opposant.
Ces quelques exemples ont été choisis pour leur caractère
routinier et la participation de membres de l’élite qui éclot dans
l’ombre de personnages importants et de sociétés complices.
Cette corruption des têtes se complaît dans les montages
complexes, se développe dans les réseaux et apparaît dans des
moments de trouble à l’occasion de scandales majeurs. Elle est en
général poursuivie quel que soit le niveau de celui qui la commet,
sans prendre trop de précautions lorsque les écarts deviennent trop
visibles. Tout agent d’État, tout responsable du monde privé, dans
un monde qui perd son sens, peut tomber dans la corruption prise
dans son sens le plus large, certains privilégient le train de vie,
d’autres la carrière, d’autres leur égo, d’autres encore ne peuvent
pas s’échapper. La France diffuse une image étrange avec le renvoi
de son ancien Président de la République en correctionnelle dans
plusieurs affaires financières, il a été blanchi dans d’autres et récuse
avec véhémence toute responsabilité, attribuant ces « tempêtes » à
l’agressivité des magistrats, peut-être même à un complot ourdi
contre lui. On peut aussi penser qu’il n’a pas eu la main heureuse à
l’occasion du choix de ses proches collaborateurs, car nombre
d’entre eux ont suscité l’attention de la justice, toutefois ils
contestent toute commission de délit. On devrait méditer la maxime
attribuée à tort à Voltaire : « Que Dieu me protège de mes amis, de
mes ennemis je m’en charge » !
Il est donc absolument nécessaire de développer, à tous les
niveaux, à la fois des formations fortes, pérennes et accompagnées
de fréquentes piqûres de rappel, qui détaillent chaque nouveau
scandale et qui tracent le chemin à suivre pour y échapper, car de
tels comportements agressent l’image d’un service, parfois celle
d’une nation.
Cependant, en raison de la multitude des recours, ces poursuites
sont longues ! Les routines corruptrices ne sont pas rares dans
l’ensemble de l’administration. Elles se développent plus
particulièrement dans le cadre des marchés publics et lorsque les
corrupteurs appartiennent à des groupes mafieux et semi-mafieux
locaux, et également chez les trafiquants de drogue installés.
Je crains cependant que la tendance à intégrer dans
l’administration des contractuels ayant déjà l’expérience du privé, ce
pantouflage inversé pourrait-on dire, ne suscite une dynamique
nouvelle se matérialisant par des conflits d’intérêts majeurs. Ainsi, ce
mélange des genres et des pratiques est susceptible de rendre plus
fréquent l’accomplissement de délits mettant en cause la probité. En
effet, comme je l’ai démontré, le privé n’est guère exemplaire dans
ce domaine, certains fonctionnaires semblent, peut-être à raison,
plus intéressés par leur situation future que par le service public.
CHAPITRE 4

L’état de la corruption dans le monde

Typologie des montages de corruption


Comprendre la corruption exige une approche concrète des
manipulations nécessaires à sa réalisation et des malversations
rencontrées en amont comme en aval de la réalisation du délit. La
corruption comme la fraude et le blanchiment relèvent d’abord de
problématiques et de comportements humains et d’un conflit entre la
course au fric et le respect de la loi. Les grandes thématiques
traitées ici seront les suivantes : la petite corruption, ce qu’il est
convenu d’appeler la grande corruption ou la corruption des riches et
des kleptocrates, et enfin le caractère endémique de la corruption
organisée par les majors locaux.

LA PETITE CORRUPTION

Les « pots-de-vin » des pays en développement


La petite corruption, qualifiée de routinière, est très visible.
Apparaissant comme inévitable, elle est très mal ressentie par un
visiteur étranger qui se cogne aux pratiques quotidiennes. À
l’aéroport, c’est le montant de la taxe de sortie du pays, payée en
liquide, qui s’amoncelle dans des sacs à provisions à la vue de tous ;
à l’occasion du barrage illégal d’un axe de communication, on est
soulagé d’une dizaine d’euros. Dans un service des finances, lors du
renouvellement d’un permis quelconque, auprès des douanes, dans
un service de police, à l’hôpital, et surtout à l’école, elle-même
gangrénée par des faux diplômes, on est forcé de se soumettre au
paiement de la corruption. Cette corruption correspond à une sorte
de privatisation des services administratifs dont l’utilité n’est
reconnue que lorsqu’ils apportent une rente individuelle.
Fonctionnaires et administrés ont la certitude que l’administration
n’est qu’un nid de corrompus puisqu’elle n’évolue pas et que les
« réformes » sont financées par l’extérieur.
La « petite » corruption est très présente dans les pays peu
structurés, ceux dans lesquels la criminalité est bien implantée ou
dans lesquels les élites la laissent se développer. Et pour cause, elle
accompagne et justifie en mode mineur leurs propres dérives. C’est
une corruption de situation qui se matérialise par des espèces, des
petits cadeaux, de la nourriture (poulets ou chevreaux), des services
ou encore des vols d’opportunité (le stylo qu’on « oublie » sur la
table). Il s’agit de pratiques routinières contournant les
réglementations administratives tolérées, peu sanctionnées et
considérées comme légitimes ou inévitables.
Ce type de corruption joue, à l’évidence, un grand rôle dans la
perception de l’image donnée par ces pays, toujours répertoriés au
1
plus bas dans le classement de Transparency International .
Elle s’explique pour partie, sans que cela puisse la justifier pour
autant, par la pratique culturelle d’acceptation des dons et du
favoritisme à l’occasion de l’activité administrative normale. Elle se
développe toujours dans un contexte de pauvreté générale.
Qualifiée de « corruption de survie » ou encore de « corruption du
ventre », elle se manifeste chez le corrupteur sous la forme d’une
aide, d’un coup de pouce pour faire avancer un dossier, pour
échapper à une obligation légitime ou bénéficier d’une protection.
L’effet cumulatif des sommes perçues par le corrompu peut atteindre
des montants considérables nets de toute taxation. Les corrompus
organisent les lenteurs, rendant indispensable l’obtention de ce
« coup de pouce » en ralentissant volontairement le traitement des
dossiers, par les absences, les travaux complémentaires plus
rémunérateurs (le « gombo » en Côte d’Ivoire) qui nécessitent
l’utilisation de supplétifs. Ce système est couramment appelé le
système de la « pile » ou de la « rachoua » en Tunisie. La corruption
fait passer le dossier en haut de la pile. Je me souviens avoir vu un
haut fonctionnaire glisser l’équivalent de 50 euros dans le dossier
apporté pour obtenir un visa.
La notion d’« intérêt général » étant pratiquement absente des
préoccupations administratives dans les pays pauvres ou dans de
nombreux pays de l’Est, d’Asie et d’Amérique latine, l’administration,
la magistrature, la police et l’armée sont le plus souvent considérées
comme un moyen de survie ou d’enrichissement personnel.
La corruption trouve aussi sa cause dans la politisation de
l’administration qui en fracture la cohérence en créant un système
de rémunération-récompense. Cette situation donne l’image d’une
administration qui serait un lieu de rente et de privilèges toujours
dénoncé par les organisations de lutte contre la corruption, très
présentes dans ces pays lorsqu’elles ne sont pas bâillonnées.
Les systèmes partisans distribuent les postes à leurs affidés, il
faut « caser » les militants soit dans des postes administratifs, soit
dans des projets plus larges dans lesquels ils peuvent se « servir »
copieusement. En contrepartie, le parti les protège des poursuites
éventuelles et facilite leur carrière. Il n’est pas rare de constater que
certains postes administratifs particulièrement lucratifs sont achetés,
comme s’il s’agissait d’une ferme générale ou d’une avance sur
recettes. L’appui politique est incontournable pour obtenir les postes
les plus lucratifs dans la police, l’armée, les douanes, les impôts ou
encore les meilleurs postes médicaux. Les postes les plus
recherchés sont des postes urbains ou des postes particuliers en
brousse, près des mines d’or ou des implantations des entreprises
étrangères.
Il faut souligner aussi l’importance donnée aux commerçants qui
ont financé les élections dans le choix des directeurs qui
« surveillent » leur secteur. Certains pays n’étant en mesure de
récupérer que 30 % des droits de douane qui leur seraient dus, c’est
une manne que les financeurs des campagnes ne tiennent pas à
perdre.
La corruption se criminalise aussi chez les fonctionnaires. La
corruption est alors organisée de manière hiérarchique dans les
secteurs les plus lucratifs. Ainsi, il se crée une sorte d’administration
bis qui centralise les amendes ou les prélèvements en principe
justifiés par des infractions fictives ou réelles, lesquelles, dans tous
les cas, feront perdre un temps considérable.
Ce type d’organisation, appelé mordida, au Mexique est présent
dans les services traitant les infractions réelles ou supposées à la
circulation, dans la police urbaine ou le long des corridors où les
services corrompus sont nombreux : la police, la gendarmerie, les
douanes, les militaires, etc. Il est souvent constaté le fait que divers
services réalisent des actions coordonnées sur certains checkpoints.
Il s’agit là d’une criminalité officielle, puisque les chauffeurs qui
empruntent ces voies anticipent la contrainte et préparent dès le
départ les enveloppes dont le montant correspond aux demandes
successives.
La corruption aide dans de nombreux pays au financement du
terrorisme. À titre d’exemple, un fonctionnaire a validé 2 500 faux
documents d’identité qui ont permis à des membres de Boko Haram
de se déplacer tranquillement dans des zones de combat.
Cependant, souvent, des prélèvements corruptifs sont destinés à
faire fonctionner le service. Ils financent les carences de
l’administration, par exemple l’essence nécessaire aux
déplacements dont la dotation a été détournée en amont.
L’excuse tirée de la faiblesse de la rémunération est aussi
avancée. Comment peut-on estimer qu’il est possible de faire vivre
2
correctement sa famille avec 300 dollars ? Les plus honnêtes
exercent plusieurs métiers, les plus débrouillards peuvent se laisser
aller à accompagner les criminels, et les autres attendent derrière
leur bureau leurs « épingles ». Il faut cependant retenir le fait que les
sommes récupérées par les corrompus sont parfois considérables.
J’ai rencontré des fonctionnaires subalternes, notamment un
douanier en Amérique du Sud qui avait réussi à acquérir des
châteaux, dont les deux enfants utilisaient un coupé BMW et
disposaient de plusieurs millions sur leurs comptes bancaires. Ces
dérives sont grandement facilitées par une forte carence de
l’encadrement, souvent absent ou occupé à d’autres tâches plus
rémunératrices, telles que les postes dans les agences
internationales. Les agents sont alors laissés libres de tout contrôle
hiérarchique. Il s’agit là d’une corruption de « petits et moyens
agents » tolérée par la population qui ne peut que subir. Elle
appauvrit les faibles et réduit les ressources publiques.
Cette corruption peut être présente dans tous les services, dans
toutes les administrations, depuis les finances jusqu’à la
magistrature, elle est particulièrement présente dans le secteur de la
santé. Elle est facilitée par l’analphabétisme et la méconnaissance
des procédures par la population. Quelle peut-être la portée
d’affiches placardées dans un hôpital et portant la devise « Payez ce
que vous devez » lorsque les gens ne savent pas lire ? Le corrompu
se trouve dans une position de force par rapport au demandeur, et
l’impunité le conforte dans ses positions. Ce comportement peut être
identifié par la présence systématique de phénomènes de queue,
d’absences, de retards considérables dans le traitement des
dossiers ou de concussions dans les services fiscaux. Ces situations
poussent l’administré à accepter le paiement comme une
malédiction parmi d’autres. Il n’existe aucun recours ! L’informatique
ne résoudra pas le problème car il est toujours possible de
contourner les sécurités des fichiers.
Ce type de corruption est très préjudiciable pour le citoyen, car il
limite l’accès aux services publics et constitue un impôt
supplémentaire. Il résulte de cette situation une insécurité juridique
constante et une grande réticence à l’investissement dans ces pays.
La législation pénale anticorruption existe bien, mais elle n’est pas
appliquée en l’absence de volonté et par manque de techniciens.
C’est une législation « hors sol », à qui, même si elle était appliquée,
il manquera toujours les bases matérielles telles que, entre autres,
un cadastre à jour, afin de poursuivre par exemple les bénéficiaires
d’enrichissements illicites.
Par ailleurs, j’ai aussi constaté que les sommes versées par les
instances internationales et les ONG au titre des divers projets font
aussi l’objet de détournements, et il ne s’agit pas ici de pays en
guerre. Ces vols peuvent être effectués par les élites, comme ce fut
le cas des moustiquaires devant être distribuées gratuitement pour
lutter contre le paludisme qui ont été détournées et vendues sur les
marchés pour le plus grand bénéfice de la belle-mère d’un satrape
aujourd’hui écarté du pouvoir. Certains membres des ONG
participent aussi à la corruption en acceptant les cadeaux avec
lesquels on tente d’attirer les projets sur le village. Des fraudes
locales affectent aussi les distributions, il s’agit de détournements
basés sur des faux salariés, sur des surfacturations des frais de
déplacement et de gestion. Le système étant quasiment généralisé,
certains prestataires sont mandatés par les donateurs pour contrôler
la bonne affectation des sommes engagées. Décidément, en matière
de corruption, on fait feu de tout bois !

LA CORRUPTION DES ÉLITES LOCALES :


LES « KLEPTOCRATES »

Il s’agit d’une corruption d’enrichissement éhontée des élites


et/ou de leurs intermédiaires, les élites corrompues s’engageant
dans une dynamique d’accumulation de richesse en se souciant peu
des moyens utilisés et de la pauvreté des peuples. Ce
comportement affecte aussi bien les élites publiques que les élites
privées, elles sont souvent complices. En fait, c’est l’ensemble de la
classe dirigeante locale qui est concernée, qui fonctionne en réseau
et peut intégrer une dimension ethnique.
Le système consiste en une prédation organisée des flux
internes et externes du pays. La corruption dans les marchés publics
est un moyen privilégié d’enrichissement, mais il n’est, hélas, pas le
seul. Les dirigeants de ces pays ont souvent institué un système de
prédation dans les organismes publics destinés au fonctionnement
de l’État.
Prenons le cas d’un service postal destiné à la distribution du
courrier et de colis dont les comptes sont sans cesse négatifs et
toujours abondés par l’État. Une analyse simple permet d’identifier
les points de fuite, ils sont politiques :

de nombreux salaires sont fictifs, les absences sont nombreuses


et le nombre de supplétifs affectés à la distribution est en
augmentation. Ces derniers survivent avec la corruption ;
l’entreprise investit des sommes importantes dans des sociétés
privées qui n’ont aucun lien avec son activité, mais qui
appartiennent à des proches du pouvoir ;
des sommes élevées sont virées sans justification sur des
comptes privés ;

Etc.

Mais cela n’est qu’une billevesée au regard du détournement


majeur qui a été organisé par un proche du pouvoir.
Ce détournement se décline de la manière suivante :

1. Un pays riche en pétrole (le pays A) vend au-dessous du


cours le pétrole nécessaire à la fabrication d’électricité d’un pays
voisin (le pays B).
2. Une société est créée dans le pays donateur (pays A), elle
achète le pétrole à un prix bas, centralise les transferts et facture
les livraisons à l’établissement public du pays utilisateur (pays B).
Les dirigeants de cette société appartiennent à la camarilla du
pays bénéficiaire.
3. Les facturations sont majorées et les produits disparaissent
dans les paradis fiscaux.
4. Une fois le pétrole livré aux consommateurs, il est plus cher
de 30 % à celui du marché.

Il a donc été créé une station de « pompage », si l’on peut dire,


en amont de l’entreprise d’État qui bénéficie aux proches du pouvoir.
Et le pays manque d’électricité.

Dans les pays de l’Est, outre les manipulations décrites ci-dessus


qui sont bien présentes, les privatisations ont été l’une des périodes
les plus fastes de la corruption du monde politique, l’exemple le plus
marquant est à rechercher lors de la privatisation des structures des
pays de l’Est après la chute du mur de Berlin.
L’implication de ces corrompus est patente dans l’immobilier
local, d’autant plus intéressant que le cadastre (l’état civil des biens)
n’est qu’approximativement servi et permet des appropriations
intéressantes tout en ne donnant pas la possibilité d’identifier les
vrais propriétaires.
La corruption des dirigeants entraîne une longue succession de
dérives, qui fonctionnent par ruissellement. Les règles régissant les
marchés ne sont plus respectées, les « éléphants blancs » se
multiplient, les concessions d’exploitation des matières premières
sont obtenues par la corruption, et une minorité s’approprie les
richesses locales écartant les entrepreneurs intègres. Ces dérives
se déclinent par strates, depuis les élites jusqu’au niveau le moins
élevé. Les entreprises, les banques étrangères, des pays étrangers
utilisent ce comportement qui leur permet de capter les richesses
locales sans encombre.
Je fais parfois un rêve étrange et merveilleux, celui d’un dirigeant
corrompu qui utiliserait 20 % de ses revenus illégaux pour construire
des écoles, former des professeurs intègres, améliorer l’organisation
de la santé, et réduire la corruption avec l’aide de citoyens décidés.
Il serait réélu à vie, ou promptement assassiné !

Les multinationales de la corruption

Les métastases de la corruption se développent de manière


exponentielle lorsque les conditions sont favorables, une croissance
en apparence sans limites, des régimes dictatoriaux Rapetou, des
pratiques de conflit d’intérêts très laxistes, et c’est un pays, voire un
continent, qui peut être touché.

L’AMÉRIQUE DU SUD EST SECOUÉE PAR LE SCANDALE


ODEBRECHT 3
L’un des exemples majeurs de l’emprise de la corruption sur le
politique affecte toute l’Amérique du Sud avec la tentaculaire affaire
Odebrecht. La société de travaux publics éponyme avait organisé un
cartel pour se partager les appels d’offres de Petrobras, l’entreprise
pétrolière brésilienne. Les marchés obtenus et surfacturés
permettaient de distribuer des contreparties aux cadres du groupe
pétrolier et de financer les politiques locaux. Cette multinationale a
généralisé les pratiques brésiliennes à l’ensemble du continent sud-
américain.
Ce type de corruption est engendré par les relations étroites et la
promiscuité entretenue par le monde politique et les entreprises, ce
qui devrait en Europe, en France en particulier, faire réfléchir, car un
lobbying trop appuyé se transforme inévitablement en corruption.
L’organisation du système politique brésilien explique en partie cette
dérive. Une trentaine de partis sont en lice pour les élections se
déclinant sur trois échelons, municipal, étatique et fédéral, et le coût
des campagnes, non régulé, est exceptionnellement élevé. De plus,
après une élection, le gouvernement peine à conserver une majorité,
dont le ciment est la distribution d’espèces, d’où l’importance des
maletin, les porteurs de mallettes, petites mains besognant à la
constitution et à la pérennité des majorités, et qui eux aussi
négocient dans les vestibules. Les énormes sommes qui permettent
de remporter les élections et stabilisent les majorités proviennent
des grandes entreprises nationales ou privées, ou de groupes
criminels. Les partis en jouent à l’évidence et la corruption est érigée
en système par le biais des caisses noires.
Ce scandale mondial est né d’un fait minuscule, un battement
d’ailes, qui s’est transformé en tremblement de terre. Née d’un
soupçon de blanchiment dans un bureau de change installé dans
une station-service de Brasília, la plus vaste campagne
anticorruption de l’histoire du Brésil, l’opération « Lava jato »
(« Lavage express ») s’est développée. La « grippe espagnole » des
gouvernements avait infecté l’Amérique latine.
En un peu plus d’une décennie, Odebrecht a versé pour près de
800 millions de dollars de dessous-de-table, a estimé récemment le
ministère américain de la Justice. Près de la moitié de ce montant a
été versé à des décideurs brésiliens (349 millions de dollars). Le
reste a fini dans les poches de responsables latino-américains et
africains, soit, par ordre décroissant d’importance, à des
Vénézuéliens (98 millions de dollars), des Dominicains (92 millions
de dollars), des Panaméens (59 millions de dollars), des Angolais
(50 millions de dollars), des Argentins (35 millions de dollars), des
Équatoriens (33,5 millions de dollars), des Péruviens (29 millions de
dollars), des Guatémaltèques (18 millions de dollars), des
Colombiens (11 millions de dollars), etc.
Ces investigations ont été rendues possibles par la décision des
patrons d’entreprise de collaborer avec les policiers et les
magistrats. Soixante-dix-sept cadres de l’entreprise ont aussi livré
des noms, des dates et des montants versés. Un déballage que l’on
a qualifié de « confession de fin du monde ».

L’entreprise brésilienne Odebrecht, dans cette constellation


corruptrice, fut accompagnée entre autres par le leader de
l’agroalimentaire mondial. La multinationale José Batista Sobrinho
(JBS) et ses dirigeants ont transmis à la justice les noms de plus de
2 000 politiques corrompus, ainsi qu’une documentation mettant en
cause 1 829 hommes politiques, 16 gouverneurs d’État et
167 députés élus. Le groupe JBS aurait aussi « financé » le vote
d’une centaine de lois le favorisant. Ironie du sort, l’ancien président
par intérim Michel Temer, artisan de la destitution de la présidente
Dilma Rousseff, a fait lui-même l’objet de poursuites. C’est l’arroseur
arrosé !
Avertis par un procureur sans doute stipendié, les frères Batista
ont, juste à temps, échappé à la menace judiciaire en se retirant aux
États-Unis. Ils écopent d’une amende de 60 millions de dollars à titre
personnel, l’entreprise devra payer 3 milliards de dollars. Une partie
de l’amende a été amortie par l’achat en masse de dollars, spéculant
sur sa hausse après le scandale, et cela a marché. Dix-sept partis
politiques ont demandé l’annulation de la délation, dénonçant le
« crime parfait ».
Le développement de « Lava Jato » a franchi les frontières du
Brésil. Il a affecté presque tous les pays du sous-continent, et il
rattrape aujourd’hui un marché de sous-marins nucléaires au Brésil
conclu par la France. Quarante millions d’euros de commissions
4
auraient été versés à un intermédiaire appelé « Champagne ».
En Colombie, une enquête est ouverte sur un possible
financement illégal de la campagne électorale 2014. Un ancien
sénateur emprisonné témoigne avoir remis 1 million de dollars, sur
un pot-de-vin de 4,6 millions, au directeur de campagne du chef de
l’État.
Au Pérou, pays traditionnellement affecté par la corruption, un
ancien président est incarcéré. Il aurait reçu 20 millions de dollars
après avoir obtenu le marché de la « Route interocéanique » entre le
Pérou et le Brésil. La justice américaine évalue à 29 millions de
dollars les dessous-de-table versés à des hauts fonctionnaires
péruviens entre 2005 et 2014, entachant la réputation de trois
présidents.
Les deux fondateurs du cabinet d’avocats Mossack Fonseca,
devenus célèbres depuis les Panama Papers, sont poursuivis pour
blanchiment de capitaux dans le cadre de ce scandale. Pour la petite
histoire, l’un d’eux a accusé le président du Panama d’avoir reçu des
dons de l’entreprise brésilienne.
L’Argentine, déjà rompue à ces pratiques, s’est engagée avec
Odebrecht sous le mandat de Cristina Kirchner. D’anciens cadres de
la société ont avoué avoir versé 35 millions de dollars de dessous-
de-table à des fonctionnaires entre 2007 et 2014. La justice de
Buenos Aires enquête sur huit contrats d’importants travaux publics
que la compagnie s’est vu adjuger sous la présidence de Cristina
Kirchner, pour 278 millions de dollars.
Au Mexique, entre 2010 et 2014, 10,5 millions de dollars de pots-
de-vin auraient été encaissés par de hauts fonctionnaires permettant
à Odebrecht de réaliser quelque 40 millions de dollars de bénéfices.
Les soupçons se portent vers Pemex, l’entreprise pétrolière
publique. Un contrat de plus de 602 millions d’euros lui a été attribué
pour assurer le conditionnement d’une raffinerie à Tula.
Après le Brésil et le Venezuela, la République dominicaine serait,
avec 92 millions de dollars, le troisième récipiendaire des pots-de-vin
distribués. Pourtant, aucun bénéficiaire n’a été révélé, aucune
arrestation n’a été effectuée et aucune action judiciaire n’a été
engagée.
Au Panama, Odebrecht a versé 59 millions de dollars entre 2009
et 2014 à de hauts fonctionnaires, en échange de contrats évalués à
175 millions de dollars. Dix-sept personnes ont été inculpées pour
blanchiment d’argent et corruption. Parmi elles figureraient, selon la
presse, les deux fils d’un ancien président, titulaires de comptes en
Suisse crédités de 22 millions de dollars.
À Cuba, l’entreprise a obtenu sans appel d’offres l’élargissement
du port de Mariel, à 40 km de La Havane et à 160 km de la Floride.
Les travaux gigantesques ont été financés par la Banque nationale
de développement économique et social (BNDES) à hauteur de
682 millions de dollars (sur un coût total de 957 millions). Tous les
documents bancaires concernant les crédits liés auraient été classés
secret-défense.
À Caracas, la justice américaine évalue à 98 millions de dollars
les dessous-de-table versés à des hauts fonctionnaires entre 2006
et 2015.
Dans l’ancienne colonie portugaise, cliente historique
d’Odebrecht, le groupe aurait versé 50 millions de dollars entre 2006
et 2013 à des représentants gouvernementaux pour obtenir des
contrats de travaux publics et empoché 262 millions de dollars de
profit. Le rapport est acceptable. Au Mozambique, 900 000 dollars
de pots-de-vin auraient été distribués entre 2011 et 2014.
Les enquêtes judiciaires au Brésil sont appuyées par la
coopération internationale depuis la Suisse, pays dans lequel les
corrompus ont caché leurs avoirs illégaux. Une équipe
d’investigation conjointe a permis d’accélérer les procédures en
Suisse et 830 millions de CHF (753 millions d’euros) dont l’origine
est suspecte ont été bloqués dans les banques helvétiques.
Dans un tel montage, la présence d’une banque était
indispensable. C’est la banque brésilienne BNDES qui a joué un rôle
pivot dans ce montage systémique en octroyant des prêts pour
réaliser des opérations internationales et, à un moindre degré,
nationales. Elle a aussi contribué à ce système corruptif dans le
cadre de l’opération dite des « Champions nationaux ». Elle a
accordé des prêts à tort et à travers à de nombreuses entreprises
qui ont détourné les fonds. Celles qui en ont tiré un bénéfice ont
quitté le Brésil. De plus, nombre des bénéficiaires ont financé le parti
des Travailleurs et les autres partis de droite. Une commission
d’enquête parlementaire (CPI) a tenté d’identifier les problèmes, elle
s’est « terminée en pizza », comme on dit au Brésil.

La malédiction des pays riches


en matières premières

LA CORRUPTION AU VENEZUELA
Les événements du Venezuela montrent comment la corruption
peut ruiner un pays, des précédents existaient en Argentine, mais
dans ce pays richissime en pétrole, l’incompétence et la corruption
ont œuvré de concert. L’étatisation des secteurs clés a été confiée à
des militaires souvent incompétents et voraces, la corruption
gangrénant tous les domaines de l’économie. La moitié de la rente
pétrolière des vingt dernières années a disparu sans laisser de
traces, ce qui démontre que le détournement était bien organisé et
que la lutte antiblanchiment présentait quelques trous dans sa
raquette.
De plus, l’État semble être désormais fortement criminalisé, car
nombre de trafics passent par ce pays sans réaction aucune. Il est
devenu la plateforme principale de la livraison de drogue vers
l’Europe. Les ventes d’armes utilisent aussi ses structures, et les
militaires disposent de nombreux ministères et d’une grande partie
de l’économie qu’ils gèrent avec la même virtuosité. Ils ont réalisé de
superbes opérations financières en jouant avec le contrôle des
changes, par exemple.

LA CORRUPTION DANS LES PAYS PÉTROLIERS


Les systèmes sont bien rodés, un industriel allemand du secteur
5
de la construction de pipelines a décrit son expérience de la
corruption dans les pays pétroliers. Pour lui « les grands noms de
l’industrie comme Siemens, Daimler, Man ont eu à pratiquer la
corruption pour bénéficier de marchés publics ». Selon lui « il y a des
pays où cela ne marche pas autrement », citant surtout l’Algérie,
l’Égypte, le Nigeria et la Russie.
Il décrit la procédure suivie, un grand classique : « Le
responsable de l’octroi des marchés, cité le plus souvent comme un
agent public, perçoit une commission sur facture représentant une
partie de la somme du contrat. Un compte en Suisse est désigné,
sur lequel l’argent est viré, et le tour est joué », lit-on dans cet article.
À la question : la marge de l’entrepreneur en souffre-t-elle ? La
réponse de Eginhard Vietz est « Non ». Car il se trouve que la
somme, qui peut représenter 10 % du contrat, est réintégrée dans le
prix du devis. Le coût est supporté par le contribuable.

LES INTERMÉDIAIRES DU PÉTROLE NIGÉRIAN 6


Le président du Nigeria s’est aussi attaqué en 2016 aux
compagnies pétrolières étrangères qui opèrent sur son sol. Le
français Total, l’italien ENI, l’américain Chevron, le brésilien Petrobas
et Shell sont concernés. Ces compagnies sont accusées d’avoir
exporté illégalement plusieurs milliards de barils de pétrole. Elles
auraient réduit leur base taxable de 12,7 milliards de dollars. Pour
avoir le droit d’extraire et de vendre, elles sont amenées à mettre en
place un partenariat avec la compagnie pétrolière nationale
nigériane, la NNPC, qui appliquait une taxe sur le pétrole exporté.
Or, les quantités de pétrole vendues ont été sous-évaluées. Les
détournements dans les régions de production sont massifs. Ils
pouvaient atteindre 20 % de la production totale. Par ailleurs, 75 %
du brut est destiné au marché international et les navires utilisent
des faux permis. Cette fraude ne peut être réalisée que si des
corrompus facilitent l’opération en la couvrant. Ces derniers auraient
été identifiés dans l’environnement présidentiel, au ministère du
Pétrole et à la NNPC, on compte aussi quelques traders véreux.
L’ancienne ministre du Pétrole a été arrêtée à Londres en
octobre 2015 pour blanchiment d’argent. L’ex-directeur général de la
NNPC a été inculpé de blanchiment d’argent et de fraude lors de sa
comparution devant un tribunal à Abuja, 10 millions de dollars en
espèces avaient été retrouvés dans l’une de ses propriétés dans le
nord du pays.
Une juge de Milan a prononcé les deux premières
condamnations dans un dossier de corruption présumée au Nigeria
impliquant les compagnies pétrolières Shell et ENI. Les
intermédiaires ont été condamnés pour « corruption internationale »
à quatre ans de réclusion et à la confiscation de 98,4 millions de
dollars pour le premier et de 21 millions de francs suisses pour le
second. En définitive, il leur reste encore de quoi vivre. Ces deux
personnes avaient demandé à bénéficier d’une procédure de
jugement accéléré se déroulant à huis clos et ouvrant droit à une
réduction de peine.

LES MATIÈRES PREMIÈRES


L’un des montages majeurs dans ce secteur est structuré sur
plusieurs niveaux. La première strate s’appuie sur la corruption. Des
intermédiaires proches du pouvoir local bénéficient d’un pouvoir de
décision sur la dévolution des permis octroyés dans tous les
domaines, forestier, or, cobalt, métaux rares, en fait sur toute la
panoplie des matières premières. Ces personnages au profil assez
sulfureux arrosent les politiques et organisent l’installation des
multinationales du secteur. Ces dernières contractent avec les
services locaux et créent des sociétés de type joint-venture avec
l’intermédiaire.
La deuxième strate est dédiée à la comptabilisation des
redevances perçues par l’État concerné. L’intérêt de la
multinationale est de limiter au minimum le montant de la redevance.
Pour ce faire, elle utilise le modèle du montage des prix de transfert
qui permet de réduire sensiblement la taxation locale (en général un
impôt sur les bénéfices et diverses autres taxes) et qui peut être
encore minorée lorsque des investissements en matériel lourd sont
effectués.
La troisième strate consiste à aider les locaux à faire sortir les
fonds du pays. Ainsi une société avait en comptabilité acheté une
quinzaine de machines, évaluées à une trentaine de millions
chacune, dont la moitié seulement avait été livrée. Cette opération
permettait à la fois de minorer monstrueusement le bénéfice et aidait
certains dirigeants politiques à échapper au contrôle des sorties de
fonds du pays.
L’autre manipulation est organisée en minorant les quantités
exportées. La mécanique comptable est identique, elle exige
cependant le recours à la corruption douanière qui pourrait atteindre
dans certains pays 70 % du montant estimé des droits.
Certains grands opérateurs œuvrant dans les matières premières
sont soumis au contrôle de la justice américaine qui enquête, entre
autres, sur les pratiques de Glencore en République démocratique
7
du Congo, au Nigeria et au Venezuela .
Ce géant suisse des mines et du négoce a annoncé son
assignation par le Department of Justice (DOJ) dans une enquête
pour corruption. Son action a chuté de plus de 10 % à la Bourse de
Londres à l’annonce de la nouvelle. Il doit donc produire les
documents et les enregistrements en application du FCPA (Foreign
Corrupt Practices Act) et des textes poursuivant le blanchiment
d’argent. La documentation demandée concerne les activités
commerciales de la société au Nigeria, en République démocratique
du Congo et au Venezuela de 2007 à 2018. Or, il s’agit de l’une des
activités les plus sensibles dans les pays considérés comme les plus
corrompus de la planète.
Cette procédure est liée aux poursuites engagées à l’encontre de
Dan Getler, qui, selon le Trésor américain, servait d’ouvreur aux
multinationales minières auprès du président Joseph Kabila, dont les
contrats seraient « opaques et corrompus ». Entre 2010 et 2012
uniquement, la République démocratique du Congo aurait perdu
environ 1,36 milliard de dollars de revenus miniers en raison des
contrats préférentiels accordés à ce personnage.
Les intermédiaires des traders suisses de Glencore et le
8
représentant de Trafigura au Brésil sont aussi poursuivis pour avoir
effectué des paiements de nature corruptrice à des employés de la
compagnie pétrolière d’État et à des intermédiaires pour 31 millions
de dollars. « Les preuves indiquent qu’il existait un schéma à travers
lequel les entreprises sous enquête payaient des pots-de-vin à des
fonctionnaires de Petrobras pour obtenir des faveurs, des prix plus
avantageux et réaliser des contrats avec plus de fréquence »,
détaille le procureur de l’État du Parana dans un communiqué. Ils
sont suspectés d’avoir versé respectivement 6,1, 4,1 et 5,1 millions
de dollars de pots-de-vin. Les paiements se seraient échelonnés
entre 2011 et 2014 et sont liés à 160 opérations de vente et d’achat
de dérivés pétroliers.
Dans le cadre de ce « raid », le cinquante-septième de
l’opération « Lava Jato », la Cour fédérale de Curitiba (Brésil)
annonce avoir émis 11 mandats d’arrestation et une assignation à
comparaître, et effectué 27 recherches et perquisitions.
QUATRIÈME PARTIE

LE TRUCAGE DES MARCHÉS


PUBLICS : VISITE DE LA BOÎTE
NOIRE
On ne traitera pas ici – un ouvrage n’y suffirait pas – de
l’utilisation des fonds des collectivités finançant le train de vie, la
table ou la préparation des élections. La Cour des comptes, les
chambres des comptes et les investigations autres en apportent tous
les jours la preuve : ici, des salariés sans travail depuis des dizaines
d’années ; là, les collaborateurs royalement payés en grand
nombre ; là encore, on bénéficie de postes peu épuisants donnant
accès à des avantages non négligeables ; ailleurs, les contrats
accordés à des collaborateurs chargés de mission semblent
préparer des échéances futures. Le propos sera ici limité aux
risques afférents aux marchés.
Les marchés publics, donc, sont des contrats conclus à titre
onéreux destinés à répondre aux besoins de l’acheteur public en
matière de travaux, de fournitures et de services. L’objet du marché
doit satisfaire un besoin réel de la personne publique, et c’est de
notre argent qu’il s’agit. L’initiative appartient à l’acheteur public, trois
principes essentiels doivent être respectés : la liberté, l’égalité
d’accès et la transparence.
L’impact économique des marchés publics est considérable, il
représente près de 15 % du PIB de chacun des États de l’Union
européenne, ce qui pour la France représenterait plutôt 100 milliards
d’euros annuels d’après l’observatoire économique de la commande
publique, et 70 % des marchés sont le fait des collectivités. Les
marchés ont un effet régulateur pour l’économie. On constate, lors
des périodes de crise, une bagarre intense pour obtenir ces
derniers, même si le concert de jérémiades reste d’actualité, alors
qu’en période de croissance les entreprises préfèrent se tourner vers
le privé.
L’OCDE évalue les « pertes » dans la commande publique entre
10 et 30 % du montant des opérations. Elles comprennent les
fraudes, la corruption et la mauvaise gestion. Le montant des achats
publics européens avoisine les 1 500 milliards d’euros, soit un
montant de dépenses indues compris entre 150 et 450 milliards
d’euros.
Les principes régissant les marchés pourraient même engendrer
de magnifiques exemples de gestion respectueuse et raisonnée…
s’ils étaient respectés, or ce n’est pas le cas ! Les fraudes dans les
marchés publics défrayent inlassablement les chroniques, des
infractions pénales graves sont commises et donnent lieu à des
enrichissements personnels. Il ne se passe pas de mois sans qu’un
scandale directement ou indirectement lié aux marchés publics ne
1
mette en cause des agents publics . Et la réalité est bien plus
sombre.
Les marchés publics ont toujours présenté une forte réceptivité
aux atteintes à la probité, car on connaît l’adage « qui vole l’État ne
vole personne », et les victimes ne sont pas identifiables !
Les marchés publics représentent un chiffre d’affaires considéré
comme sûr par les entreprises. La communication programmatique
en fait un sujet de réélection pour les édiles, quant à l’État, il doit
bien montrer qu’il investit, même à contresens. Ainsi, au fil du temps
et de l’évolution technique, chacune des phases du marché se voit
affectée d’un type de montage parfaitement conçu et adapté à la
procédure et au cycle de contrôle. Les manipulations ont été
réfléchies, les artifices huilés et agencés dans leurs moindres
détails, dans le but de ponctionner aisément les caisses publiques.
Chaque fraudeur sait exactement quel chemin suivre pour
contourner les contrôles désespérément légers et souvent
inopérants. Depuis les études effectuées en amont de la passation
du marché jusqu’aux contentieux engagés lors de leur conclusion,
des manipulations sont possibles. Les artifices mis en place aux
divers stades de la procédure présentent une apparente régularité :
c’est du bon travail de professionnel.
Pour les collectivités, à la complexité des travaux effectués
viennent se joindre la complexité des textes et l’opacité des
comptes. En effet, on manque souvent d’informations traçables sur
les dépenses. La loi portant sur la nouvelle organisation territoriale
de la République (loi NOTRe) a intégré en 2015 des principes de
transparence, mais n’a pas prévu de sanctionner les manquements.
Les comptes des structures qui gravitent autour des municipalités,
s’ils ne sont pas agrégés, rendent leur image insaisissable. Rares
sont les comptabilités analytiques qui permettraient de détailler les
coûts, et la volonté de les mettre en place est très modérée.
Au manque de formation des soumissionnaires, acheteurs,
comptables, s’oppose la technicité des bureaux d’études et des
entreprises qui vivent des marchés publics. Ces fraudes sont
difficilement décelables, les manœuvres permettant d’outrepasser
les règles sont parfaitement dissimulées. De plus, l’effet de masse
joue. Dans les grandes collectivités, les contrats sont innombrables,
et les marchés truqués présentent des caractéristiques proches de
celles des marchés corrects. Les analyses effectuées sur une base
documentaire n’identifient pas aisément les signaux faibles passés
dans l’urgence et sous une forte pression. Les pratiques clientélistes
engluent les collectivités, toute dénonciation déstabilise les
situations personnelles et l’ensemble du réseau. L’insuffisance des
contrôles indépendants facilite les dérives. Le marché public reste
l’un des secteurs dans lesquels les fonds de l’État et des collectivités
sont le plus aisément dilapidés.
La décentralisation a favorisé les notables, des « leaders
urbains », « techno-notables », hauts fonctionnaires ou petits
marquis aux chausses enrubannées. Le cumul se recompose par
l’exercice simultané de plusieurs mandats locaux. Les véritables
enjeux ne sont pas ceux de l’élection elle-même, mais ceux du
troisième tour qui élimine ou limite les contre-pouvoirs et se passe à
l’abri des regards. La participation aux « interco » est obligatoire si
on veut asseoir son financement, mais tout se décide au cours de
ces réunions aux portes closes précédant les séances publiques.
Finalement on embrouille deux notions essentielles, celle de
l’imputabilité (le comportement est-il volontaire ?) et celle de la
redevabilité (qui doit rendre compte ?) des décisions dans ces
négociations discrètes menées par le « super-maire ».
La crise de la Covid-19 met en évidence le fait que ce sont les
maires qui sont en première ligne et qui font vivre le lien social, à la
différence de ces diverses structures peu lisibles. Ce qui est décrit ici
ne les met pas en cause, ce sont les atteintes au corps social qui
sont décrites, atteintes d’autant plus intolérables qu’elles sont
commises par des élus, incarnations de l’intérêt général. En fait,
c’est la « génération Balkany » que je décris et l’indélicatesse de
certains responsables bien aidés par les corrupteurs. Ils ne sont
évidemment pas majoritaires, mais leur comportement jette
l’opprobre sur l’ensemble des donneurs d’ordres déjà malmenés par
Paris. Et je comprends la tristesse qui étreint lorsqu’on apprend que,
dans le superbe village ensoleillé voisin, le maire a fait refaire son
mas avec des fonds publics.
Je propose d’analyser le paradoxe d’une transparence présentée
officiellement comme incontournable dans l’utilisation des fonds
d’État, sans cesse contredite par les non-dits, la mauvaise foi, les
faux documentaires, les fraudes, les pratiques corruptrices et toutes
ces manipulations qui portent atteinte à la probité et aux finances.
Cette partie permettra au lecteur de pénétrer le monde secret de
l’achat public et d’éclairer la boîte noire.
Les cinq étapes nécessaires et incontournables pour truquer les
2
marchés publics décrites par Louise Fessard constituent une mise
en bouche schématisée des développements qui vont suivre.
Première étape – Disposer d’un moyen d’action puissant sur les
prestataires pour « travailler » les besoins et la présentation du
dossier.
Deuxième étape – Disposer d’un maître d’œuvre conciliant. Ce
dernier rédige le cahier des clauses techniques et classe les
réponses des entreprises à l’appel d’offres. Il reste, en cas de
problème, la possibilité de travailler en amont de l’appel d’offres,
ce qui n’est pas très compliqué lorsque les réseaux locaux
fonctionnent.
Troisième étape – L’entreprise désignée doit présenter un projet
moins-disant, quitte à se « refaire » avec des avenants ciblés,
des compléments de chantier ou encore en réalisant des
prestations ne correspondant en rien à ce qui est prévu au
contrat. Elle doit présenter une offre qui tienne compte des offres
concurrentes, des précisions non explicites, ou organiser un
système d’offres de couverture. Il sera aussi possible de la
rendre mieux-disante en faisant œuvrer les bureaux d’étude
privés ou ceux des collectivités. À ce stade, un marché
apparaissant irréprochable peut être totalement perverti.
Quatrième étape – Dans le cas où un candidat intrus présenterait
réellement le risque d’être choisi, utiliser les grands moyens est
parfois nécessaire, des études d’avocats amis seront alors
pertinentes pour écarter la candidature. Ce n’est qu’en dernier
recours que des grèves millimétrées seront engagées ou que
des incendies ciblés affecteront les locaux ou les machines de
l’heureux gagnant, et cela ne constitue pas qu’une particularité
de Montréal ou de Naples.
Cinquième étape – Le contrôle de l’exécution reste le point faible
de la loi sur les marchés comme celui du contrôle du service fait
et des avenants. Cette situation rend aisées les demandes
contentieuses permettant de se « refaire » comme au casino.
3
Le Service central de prévention de la corruption estimait que
« les contrôles existants peuvent, pour peu qu’ils soient
correctement effectués, contribuer à mettre au jour certaines
fraudes. Mais ils se heurtent aussi, dans leur configuration actuelle,
à des limites qui peuvent en freiner l’efficacité ».
Ces contrôles sont rarement exercés de manière systématique et
approfondie. Le contrôle de légalité pratiqué par les services
préfectoraux est limité par les moyens humains, par l’effet technicité,
l’effet volume et la pression du politique local. Les autres contrôles
sont conçus comme des contrôles de conformité, conformité aux
textes, aux procédures, aux règles budgétaires… Dans ce dispositif,
un montage savamment organisé reste indécelable. C’est une
cartographie des fraudes et des corruptions affectant les marchés
publics qui est développée ici.
CHAPITRE 1

Les « études » recèlent des risques


multiples et complexes

Les marchés de prestations intellectuelles, aussi appelés


marchés d’études, sont des marchés de services faisant appel à des
opérations de l’esprit. Leur cadre juridique est complexe, il concerne
à la fois le Code des marchés, celui de la propriété intellectuelle et le
Cahier des clauses administratives générales (CCAG) applicable
aux marchés publics intellectuels.
Le domaine d’application est extrêmement vaste, il peut s’agir de
prestations d’études, de conception, de conseil, d’expertise et de
maîtrise d’œuvre. La maîtrise d’ouvrage ne disposant pas de
compétences universelles, les études, rapports et autres documents
comblent les carences et dispensent les informations nécessaires à
la gestion publique. Cette source d’informations est d’autant plus
nécessaire que l’évolution technique rend très rapidement obsolète
le corpus de connaissances, et le respect des normes nécessite une
mise à jour permanente. L’utilité des études est évidente au cours de
la définition d’un besoin ou d’un arbitrage par la maîtrise d’ouvrage.
Ces expertises facilitent la prise de décision.
Or, ces prestations immatérielles sont particulièrement
vulnérables. Pour qui sait les manipuler, elles peuvent être utilisées
dans la plupart des situations requérant un besoin urgent et peu
honorable de trésorerie, la satisfaction d’un comportement
clientéliste, le téléguidage du choix d’un prestataire potentiel au
détriment d’un autre ou plus largement la commission d’un
détournement de fonds publics. Les études sont produites en amont
des procédures engagées, un archivage approximatif rend
malaisées la reconstitution historique des opérations et leur
articulation entre les divers marchés. Des études peuvent être
demandées dans des domaines les plus divers, voire farfelus. Leur
montant peut n’être pas très élevé, le risque encouru est alors faible,
mais le contrôle absent.

Copinage, clientélisme et détournement


de fonds publics dans les études

L’énergie créative est incommensurable lorsqu’il s’agit de


s’approprier ou de distribuer des fonds publics dans un cadre
clientéliste, mode de fonctionnement hérité de l’Ancien Régime et
fondé sur le rapport de suzeraineté. Tout soutien du vassal méritant
protection et prébende utilise le don et le contre-don. Ainsi, lorsque
le besoin de trésorerie est pressant, lorsque le décideur désire se
« mettre bien » avec le calife, remercier un parent, un ami politique
ou couvrir une magouille, le paiement d’une étude opportune ou un
salaire de circonstance consolident le lien. Certaines études peuvent
blanchir en urgence une activité salariée fictive. Ces dernières sont
souvent comptabilisées dans les entités dépendant des collectivités
rendant leur identification difficile.
Quelques études sont passées à la postérité et ont créé un
scandale spectaculaire. Deux d’entre elles, bien que clôturées par
un non-lieu, aucun délit n’étant identifié par la justice, ont généré un
raffut énorme. Il s’en suivit une prise de conscience de la
dangerosité des études en termes de fraude.
Le très remarqué rapport sur « La francophonie et la coopération
décentralisée », rédigé pour le conseil général de l’Essonne, n’est
certes pas le plus instructif ni le plus technique, mais il est resté
délicieusement célèbre. L’auteur avait jusque-là bien caché ses
compétences dans ce domaine. De parfaites mauvaises langues ont
même prétendu que des fautes d’orthographe et des erreurs de
plume auraient été rajoutées dans le document car un rapport trop
lissé aurait perdu de sa crédibilité. Pour notre part, nous n’en
croyons pas un mot car l’auteur a dit avoir consulté nombre de
documents incontournables et sérieux pour étayer ses écrits, et la
procédure engagée a été annulée en son temps pour vice de forme.
Ce document de 36 pages a coûté 200 000 francs au conseil
général de l’Essonne et aurait nécessité huit mois de travail à son
auteur. »
L’étude portant sur la vidéosurveillance et sur un système de
lecture automatique de plaques d’immatriculation, commandée à
Roland Dumas par Gilbert Baumet, maire de Pont-Saint-Esprit, ne
4
manque pas d’intérêt . Cette facette innovante de son immense
talent était restée confidentielle, peu de gens connaissaient la
connexion du grand avocat aux évolutions de son temps. Il est
vraiment dommage que la diffusion de cette étude soit restée
discrète, nous aurions sans doute beaucoup appris sur l’état de la
matière. Les policiers, mauvais esprits sans doute, estimaient qu’elle
aurait permis de rémunérer la défense d’un édile dans une affaire de
malversations jugée en 2006, ce dont les prévenus se défendaient.
L’ex-édile a d’abord été condamné par le tribunal correctionnel
de Nîmes. L’ancien ministre socialiste des Affaires étrangères et
ancien président du Conseil constitutionnel, a quant à lui été
condamné à une amende pour recel. Les deux ont par ailleurs
été condamnés à verser à la commune, partie civile dans cette
affaire, chose rare, plus de 8 348 euros. Ils ont été ensemble relaxés
en appel en octobre 2017. Procédure, quand tu nous tiens !
Les instances locales ne sont pas les seules à pratiquer ces jeux
discutables et ruineux pour les finances publiques. Dans un domaine
proche, un scandale d’une toute autre ampleur a éclaté en 2010.
Mme Boutin après avoir quitté le gouvernement, fut employée au
er
ministère du Travail à compter du, n’y voyez aucune ironie, 1 avril,
en « qualité de chargée de mission » avec une « rémunération
5
mensuelle » de 9 500 euros net . Le Canard enchaîné ajoute que la
présidente du Parti chrétien-démocrate (PCD, allié à l’UMP), démise
du gouvernement en juin 2009, dispose d’une « voiture avec
e
chauffeur », de « bureaux dans le 15 arrondissement de Paris » et
d’un « secrétariat particulier ». Par ailleurs, elle bénéficiait d’un
montant mensuel de revenus notable. Pour contenir la « tourmente
médiatique », elle a, elle-même, décidé de ne pas recevoir ces
émoluments, comme on a pu le lire dans la presse… Deo gratias.
Ces études benoîtement demandées à des proches nécessiteux
permettent d’affirmer l’importance de l’influence partisane aux
dépens des fonds publics, même lorsqu’on ne leur reconnait pas de
caractères délictueux. René Dosière 6, député apparenté PS de
l’Aisne qui met à mal les accommodements des élus, commentait
alors : « C’est au premier abord une mauvaise pratique. Mais c’est
aussi un classique du copinage. Le rapport proprement dit n’est que
le support pour donner un peu d’argent à quelqu’un.
L’appel à des « consultants » extérieurs
est une pratique très prisée
La communication politique, dont l’essor est devenu l’essence du
discours politique, peut être une source de risques majeurs. L’appel
à des consultants extérieurs, à des « communicants », a généré
nombre de délits.
7
France Télévisions a, sous la présidence de Patrick de Carolis,
fait appel à un nombre considérable de consultants extérieurs dont
la société Bygmalion 8. Le président qui soutenait que le régime des
marchés publics ne s’appliquait pas dans son cas a été condamné
pour favoritisme dans l’enquête sur des marchés publics octroyés à
la société de communication éponyme. Celle-ci et son ancien
9
dirigeant, ont été aussi condamnés au chef de recel de favoritisme .
L’enquête portait sur des missions de communication passées sans
mise en concurrence et sur l’application du délit de favoritisme. La
Cour de cassation a statué sur le principe en déclarant que les
marchés passés par ce type d’établissements étaient soumis aux
régimes des marchés publics depuis une ordonnance de 2005. Les
condamnations ont été confirmées en appel.
Ce procès permet de préciser les responsabilités du délégant et
du délégataire. Celui qui délègue ne peut rejeter la faute sur les
collaborateurs qui ont géré les contrats, car il est tenu à un contrôle
de leur activité d’autant plus nécessaire lorsque des liens personnels
unissent les parties.

Mathieu Gallet, lorsqu’il était dirigeant de l’INA, a engagé


entre 2010 et 2014 plusieurs cabinets de consultants. Deux contrats
ont été visés en particulier par la justice. Le premier avait fait l’objet
d’un fractionnement, le second avait été passé sans appel d’offres.
Le tribunal a condamné Mathieu Gallet, le 15 janvier 2018, à un an
de prison avec sursis et 20 000 euros d’amende pour favoritisme. La
cour d’appel a réduit sa peine à une amende, et il ne s’est pas
pourvu en cassation.
Il avait été amené à démissionner du poste de P-DG de Radio
France.

10
L’affaire des « sondages de l’Élysée » est suivie par un renvoi
en correctionnelle de six proches de Nicolas Sarkozy et de quatre
sociétés et instituts de sondages pour favoritisme, détournement de
fonds publics et recel de ces délits. Les problèmes juridiques sont
intéressants car la plainte s’appuie sur un rapport de la Cour des
comptes de juillet 2009 faisant état du non-respect du Code
des marchés publics et de l’inutilité de certaines dépenses au regard
de la fonction de président de la République, au bénéfice de
cabinets d’études. Le problème de l’immunité présidentielle du chef
de l’État s’appliquait-elle au seul chef de l’État ou à tous ses
conseillers ? La bataille fut rude, le parquet de Paris, puis la Cour
d’appel défendaient une lecture élargie de l’immunité, la Cour de
cassation a considéré que seul le Chef de l’État devait en bénéficier.
La tradition historique du traitement de ce type de contrat a aussi
dû être résolue. Le Parquet national financier estime « qu’il ne
revient pas aux autorités exécutives ni à ceux qui les servent […] de
décider de s’exonérer du droit commun de la commande publique au
nom d’une tradition à la légitimité incertaine ». De plus, il s’agissait
de hauts fonctionnaires rompus à ces problèmes. Deux autres points
juridiques devront être examinés lors du jugement, celui du
caractère intuitu personæ de l’intervenant et celui de la notion de
détournement de fonds publics par négligence.
Les exemples cités mettent en évidence l’opposition qui peut
exister entre le fait, courant dans le secteur privé, d’utiliser des
proches ou des entreprises familières au titre de consultants
extérieurs afin de développer des stratégies, d’accompagner des
projets ou de dispenser des conseils en communication, et les
procédures des marchés publics, soucieuses du coût et de
l’encadrement de ces interventions. Les procédures sont lourdes,
mais il s’agit d’argent public.
Les prestations de publicité peuvent aussi n’être pas très claires.
La gestion des panneaux publicitaires ou des pendules a permis de
solides manipulations. Dans l’une d’entre elles que j’ai traitée, une
société de publicité s’engageait à gérer un grand nombre de
panneaux pour un montant largement majoré. Une partie de la
surfacturation, il faut bien vivre, finançait un club sportif et/ou des
associations proches de la mairie, ainsi que des publications dont on
n’a jamais trouvé trace.

Une étude peut manipuler toute la chaîne


d’un marché

Les prestations intellectuelles peuvent aisément mettre en forme


un contournement des procédures 11. Les études, sur la base
d’informations falsifiées, partiales et partielles, manipulent le besoin,
orientent les appels d’offres vers une structure amie, font état de
données inexactes, bénéficiant du privilège des sachants. Elles
savent favoriser une entreprise candidate à l’appel d’offres, proche
d’un maître d’ouvrage dévoyé, ou protéger leur propre intérêt. Dans
certaines régions, le bureau d’études peut aussi être menacé, dans
le cas où ses options techniques ne correspondraient pas aux
attentes, il se verrait privé de prestations dans le secteur
géographique concerné.

L’ÉTUDE PEUT AIDER À LA CRÉATION DE BESOINS


EXAGÉRÉS

Un décideur prêtant peu d’attention à la bonne utilisation des


fonds publics, ou qui veut être reconnu comme un « maire
bâtisseur », est une cible de choix pour les entreprises. Rappelons-
nous les années 1980, chaque établissement départemental ou
régional était construit par des architectes connus et chers, avec des
matériaux nobles. La construction symbole de la région se devait
d’être plus précieuse que celle de la région voisine. Des études ou
des successions d’études ont validé techniquement la conception
ou la réalisation de projets défiant le bon sens. Dans une ville du
centre de la France, les trottoirs ont été pavés de pièces de marbre,
qu’il a fallu garnir de clous car la population âgée était décimée les
jours de verglas. Il est aussi vrai qu’il n’appartient pas aux
entreprises de se soucier des deniers publics.
Ces pratiques relèvent soit de l’hubris des élus locaux ou d’une
stratégie corruptrice, quelques belles demeures particulières ont
d’ailleurs été construites concomitamment à cette débauche
constructrice. La période a changé, les budgets sont limités,
finalement sur ce point c’est une bonne chose.

LORSQUE LE BESOIN EXISTE, IL POURRA ÊTRE MANIPULÉ


EN AMONT DE L’APPEL D’OFFRES
Lorsque l’entité dispose d’un budget important, lorsque le
paiement peut être étalé sur des dizaines d’années et que le
contrôle peut être aisément contenu, l’étude embellit les avantages
sans trop tenir compte du coût des difficultés. L’accord est aisément
obtenu.
La surestimation des risques permet de survaloriser l’opération
au détriment de la collectivité. Cela peut porter sur la qualité de la
prestation, sur la quantité ou sur les délais.
À titre d’exemple, on peut citer l’aménagement d’une route de
montagne, l’étude a identifié une fragilité de la roche sur l’ensemble
du projet. Or il est apparu que la nécessité de renforcement, très
onéreuse par ailleurs, n’était nécessaire que sur une partie du tracé.
L’évaluation des travaux de soutènement a porté sur l’ensemble du
tracé, les coûts étant largement surfacturés.
Il arrive aussi que des besoins superflus soient intégrés au
projet ; à l’inverse, des besoins manifestes peuvent être omis. À titre
d’exemple, on peut citer le projet de construction d’une école sur une
route nationale dans lequel l’intégration des barrières de protection
ou des ralentisseurs destinés à protéger les élèves a été « oubliée ».
Ce type de besoin est prévisible et incontournable, il fera l’objet de
demandes de modifications des travaux ou d’avenants.
Certaines études sont aussi réalisées sans tenir compte de la
situation locale. À l’occasion d’un projet d’installation et d’exploitation
d’une centrale d’enrobage à chaud sur une commune catalane,
présenté par une société de travaux publics normande, l’étude
d’impact ne tenait aucun compte du fait que le site d’implantation
excluait toute exploitation industrielle, que le terrain, instable par
ailleurs, était classé comme inondable dans le document
d’urbanisme. L’impact économique, agricole, touristique et les
risques sanitaires de l’implantation n’étaient pas analysés pour cette
zone exclusive de productions agricoles biologiques, pas plus que
les effets de la tramontane, consubstantielle à la vie de la région, qui
auraient renvoyé les émissions d’oxyde de soufre et d’oxyde d’azote
sur les villages avoisinants. Le projet a été abandonné devant
l’opposition très forte de la population.

LES ÉTUDES SONT UN MOYEN UTILE POUR JOUER AVEC


LES PROCÉDURES

Les prestations intellectuelles sont susceptibles de


manipulations, les typologies des montages les plus fréquentes sont
les suivantes :

Préparer le fractionnement des marchés pour que le prix soit


inférieur au seuil à partir duquel des obligations plus sévères
s’appliquent.
Omettre la production d’une étude générale d’impact, qui seule
permet de disposer d’une vision globale du projet. Cela facilite la
validation des opérations fractionnées.
Se laisser mener, par incompétence ou par intérêt, par les
propositions d’un bureau d’études particulièrement bien implanté.
N’étant pas comptable des deniers publics, ce dernier propose
des solutions permettant d’augmenter son chiffre d’affaires au
détriment de la collectivité. Le donneur d’ordre est ainsi conforté
dans son désir de réaliser un projet pharaonique et inutile, par
exemple l’édification d’une piscine olympique dans une ville de
3 000 habitants.
LA SURFACTURATION DU COÛT DES ÉTUDES, LE FAUX
DOCUMENTAIRE ET L’USINE À « FRAÎCHE »

Les études et les marchés d’études peuvent aisément être


surfacturés. Majorer l’un de ces postes, voire l’ensemble des postes,
est aisé lorsque le contrôle du service fait n’est pas efficient ou
qu’une complicité existe entre le responsable dans la collectivité et le
bureau d’études.
On a pu rencontrer des prestations non réalisées, mais payées
par la collectivité ou l’une de ses dépendances. On a trouvé aussi
des surfacturations qui portaient sur les heures de consultants ou
d’ingénieurs expérimentés, alors que les travaux ont été réalisés par
des débutants. De même, du temps d’architecte était facturé alors
que le travail était effectué par des étudiants en architecture.
La valeur réelle d’une prestation intellectuelle est difficile à
chiffrer avec exactitude. En effet, comment évaluer le temps passé à
réaliser une prestation ? Comment évaluer la qualité même de la
prestation ? Comment évaluer le risque de surfacturation ?
Comment évaluer son intérêt ou sa nécessité pour une
organisation ?
Les contrôles internes comme externes ne s’exercent souvent
que sur l’aspect purement formel de la prestation. La masse de
documents justificatifs est considérable et il n’est pas possible, sauf
à utiliser des procédés informatisés, de réaliser des contrôles
exhaustifs. De plus, la pression locale des édiles et de
l’administration constitue une limite à l’approfondissement des
contrôles. Ainsi les études peuvent constituer une opportunité
acceptable pour qui désire garnir une caisse noire ou corrompre.
Les manipulations concernant la maîtrise d’ouvrage déléguée
e
étaient connues lors de la construction de Notre-Dame au XII siècle.
Les contrats dits « de fabrique » étaient assortis de clauses
élaborées qui recensaient les « obligations de bonne foi » du
fabricant.
CHAPITRE 2

Les besoins

Tout marché public procède de l’expression d’un besoin dont


l’accomplissement contribue à la bonne marche de l’entité qui
l’exprime. Cette étape est déterminante dans le processus d’achat,
or elle est aisément manipulable. Les besoins sont définis, en
principe, dans les collectivités par les services techniques et par le
directeur général des services. Ce fonctionnaire territorial est un
salarié souvent lié au mandat du maire. Une fois les besoins établis,
il définit précisément les marchés en fonction d’aspects ou de choix
techniques. Cette définition peut être sous-traitée à un bureau
d’études. C’est une étape décisive. Si le fraudeur ou le corrompu
agit à ce stade de la prise de décision, afin d’initier l’opération
conformément aux intérêts des lobbyistes locaux, dans le but
d’assouvir son ego ou dans son intérêt personnel, il dispose d’une
marge de manœuvre considérable. Une fois la décision « forcée »,
l’opération suit son cours sans anicroche.
Comment manipuler les besoins :
des pratiques banales
L’acheteur public formalise l’expression du besoin dans le cahier
des charges. Sa juste définition doit permettre une bonne
compréhension de la demande et la définition des produits ou de
services conformes.
Le fraudeur ou le corrompu, pour sa part, s’adapte parfaitement
aux opportunités qui lui sont offertes et aux pratiques sectorielles
frauduleuses. Ces manipulations sont volontaires ou « surfent » sur
des carences béantes dont l’origine réside moins dans les
comportements fautifs et délictueux que dans une conjonction
d’errements divers pouvant être rencontrés chez le maître
d’ouvrage. On peut citer une propension à éviter la règle, des
carences dans la formation technique, dans les compétences
juridiques, parfois une négligence due à la routine et à un « je-m’en-
foutisme » local. On rencontre aussi une forme de transgression
particulière camouflée sous une apparente efficacité rationalisée.
L’évitement de l’appel d’offres est justifié par la réactivité ou par la
reproduction de pratiques anciennes tolérées au plus haut niveau.
Les failles existent et, avec le temps, elles se convertissent en
autant de tentations pour laisser s’installer la corruption à tous les
niveaux. Les marchés passés avec les banques ne suivent pas les
procédures normales. Dès lors, dans certaines collectivités, on
constate que les mêmes banques qui ont accordé des prêts à des
entreprises locales en voie de liquidation ont obtenu des marchés
avec la collectivité. Ainsi, l’entreprise n’est tombée en faillite
qu’après l’élection.
Les montages le plus souvent identifiés sont récurrents,
disparates et conçus en fonction de l’opportunité, de l’aubaine et de
la qualité du contrôle.
Le fractionnement, développé par ailleurs, est incontournable. Ce
montage multitâche peut être utilisé pour tous les marchés, quelle
que soit leur importance. Il est adapté aux petits marchés comme
aux ententes ou aux contournements des seuils dans les opérations
complexes. Il facilite aussi la prise de décision des commissions
d’appel d’offres et des conseils qui pourraient être effrayés par des
montants élevés.
Il est possible d’intégrer dans le dossier des informations
fausses, tronquées ou modifiées, ce qui est souvent le cas pour
l’engagement de travaux importants, par exemple voter la
construction d’une nouvelle école en se basant sur des statistiques
tronquées ou falsifiées qui mettent en évidence une augmentation
du nombre d’élèves, alors qu’en réalité la fréquentation baisse. Ou
proposer la construction d’une route ou d’une zone industrielle sur
une zone inondable dont un élu est propriétaire.
Ainsi la manipulation des avantages et des inconvénients d’un
projet, exagérer ses atouts à court ou à long terme ou sous-estimer
les risques attachés à ce dossier, ou minorer le coût n’est pas très
compliquée. L’un des exemples le plus fréquemment rencontrés lors
d’opérations immobilières est l’absence d’évaluation des risques en
matière de sécurité ou d’hygiène et dont le coût devra être supporté
par la collectivité. Seuls les gains estimés de taxe foncière sont mis
en exergue.
La minoration du coût rend le budget acceptable, alors qu’une
juste évaluation aurait pu bloquer l’acceptation du projet. Certaines
omissions, qu’il eût été intéressant de connaître pour juger de la
faisabilité de l’opération, peuvent, on l’a décrit, affecter le dossier.
L’Europe a reproché, lors de l’analyse du dossier de Notre-Dame-
des-Landes, à la France de ne pas avoir fourni un document général
essentiel lors de la transmission des dossiers. Finalement, la
rétention d’informations permet de faire « passer » un marché.
Le projet peut aussi être exposé de manière fallacieuse, ne
faisant pas apparaître de solution alternative et requérant une
source unique, dans ce cas c’est de favoritisme qu’il s’agit.
Les erreurs ou omissions le plus souvent constatées dans
l’évaluation du besoin sont les suivantes :

Le truquage volontaire du détail estimatif en balisant le choix vers


un matériau spécifique vendu de manière quasi exclusive par
une société, ce qui est proscrit par le Code des marchés.
La détermination arbitraire d’un procédé de réalisation précis
exigeant une complicité entre le technicien et l’entreprise.
En l’espèce, un marché public de mise à disposition d’un
hélicoptère particulier spécifiait que l’entreprise devrait disposer d’un
second hélicoptère : « La flotte devra comprendre au moins deux
appareils destinés à la défense des îles… dont un seul sera pris en
compte dans la note technique… » Une seule entreprise,
appartenant à un proche du maître d’ouvrage, répondait à ces
spécificités, elle obtint le marché. Le montage était évidemment
délictueux.
Certaines collectivités présentent une large palette de
montages : une collectivité est poursuivie par sept procédures : le
versement de primes à hauteur de 2,4 millions d’euros, les
conditions de passation de marchés et le déclassement de terres
devenues constructibles, un circuit parallèle de ramassage
d’ordures, des voyages en Europe, l’utilisation de subventions, des
employés mis au service des dirigeants, etc.
Pour qui désirerait rapporter le dixième des montages affectant le
besoin dans les marchés publics, il lui serait possible d’écrire un
ouvrage aussi épais que la Bible et tout aussi symbolique… des
dérives du secteur. Ce sont les intérêts particuliers et personnels qui
motivent la manipulation de ces besoins. Ils sont destinés à accroître
l’avantage et les gains de certains fournisseurs au détriment de
certains autres, à limiter ou à éliminer la concurrence sur ce point
précis. Une fois ce premier objectif atteint, de tels montages
suscitent maintes opportunités, ouvrant la voie à l’émission d’ordres
de modifications, de marchés complémentaires ou d’avenants très
rémunérateurs, qui, au mieux, hypothèquent la trésorerie des
collectivités et, au pire, permettent au fournisseur de disposer de
marges non causées et des fonds nécessaires au paiement du
corrompu ou à sa rémunération en nature si nécessaire.

Les besoins et l’intérêt général

L’« intérêt général » et l’« utilité publique » sont des notions


essentielles 1 et récurrentes dans le domaine des marchés publics,
qui permettent de justifier la « dépense publique ». Cette dernière
notion, « notamment en matière d’expropriation ou d’urbanisme,
apparaît comme la condition de la légalité de l’intervention des
pouvoirs publics. Une fois cette condition satisfaite, elle fournit les
moyens spécifiques d’intervention en fondant les principales
prérogatives de puissance publique […] elle permet de limiter, au
nom des finalités supérieures qu’elle représente, l’exercice de
certains droits et libertés individuels, au nombre desquels on peut
ranger notamment le droit de propriété et la liberté d’entreprendre,
ainsi que certains principes fondamentaux, tels celui d’égalité et
celui de sécurité juridique »… Deux principes doivent cependant être
respectés : « En premier lieu, il convient que le choix des fins
considérées comme étant d’intérêt général puisse, en permanence,
faire l’objet d’une discussion. […] La seconde garantie concerne le
contrôle des modalités de mise en œuvre, par l’administration, des
finalités d’intérêt général. C’est à ce stade que le rôle du juge se
révèle décisif. »

DE NOMBREUSES CRISES LOCALES TROUVENT LEURS


CAUSES DANS UN DÉFICIT DE TRANSPARENCE

L’arsenal de mesures existant autour de l’enquête publique – les


concertations, les commissions, un grand nombre de réunions
officielles – semble participer à une dépolitisation du débat.
Cependant, tout aussi nombreuses, des réunions discrètes, des
rencontres furtives à l’occasion des nombreuses manifestations
locales, des manipulations dans la présentation des projets existent
aussi. En fait, les décisions sont souvent prises à l’écart de la
population. Alors, nombre de grands travaux inutiles et imposés
créent des litiges avec les associations locales lorsqu’on comprend
que les échanges officiels ne sont qu’illusions destinées à faire
valider des décisions prises en amont. Le critère démocratique n’est
pas respecté et on peut penser, souvent à juste titre, que l’intérêt
général est à rechercher dans des intérêts particuliers, qui ne
doivent surtout pas transparaître. L’argent public est alors
cannibalisé au détriment des besoins utiles.
Dès 2011, la Cour des comptes dans un rapport spécial sur la
2
vidéosurveillance a constaté qu’elle n’a fait l’objet « d’aucune étude
d’impact fiable », elle a constaté que l’absence, en France, de toute
évaluation rigoureuse de l’efficacité de la vidéosurveillance de la
voie publique est une lacune dommageable, notamment au regard
du montant des dépenses publiques engagées. Ce rapport déplorait
que « les modalités d’autorisation de l’installation des systèmes de
vidéosurveillance de la voie publique ne sont pas toujours conformes
au texte en vigueur ». De même, « faute de moyens », les
commissions départementales de vidéoprotection ne peuvent pas
non plus exercer leur pouvoir de contrôle a posteriori prévu par la loi.
La CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés)
3
constate des « manquements » de la part des collectivités locales .
Face au recours de plus en plus fréquent à ce système, elle
s’inquiète de l’utilisation de nouvelles technologies, très intrusives.
Elle appelle d’urgence à un débat démocratique, afin que la loi
française pose un cadre clair à cet usage, dans le respect de nos
droits et de nos libertés.
Les projets de stockage d’eau, dont l’objectif est la rétention
hivernale pour une utilisation en période de sécheresse, se sont
multipliés sans que les problèmes d’étiage soient résolus. C’est leur
utilité qui est discutée. Ainsi le barrage de Sivens et celui de
Fourogue ont posé des problèmes. Toujours selon Hervé
Jouanneau, « ils appartiennent à la “même fratrie, aux mêmes
maîtres d’œuvre et d’ouvrage, la Compagnie d’aménagement des
coteaux de Gascogne (CACG), pour le compte du conseil
départemental du Tarn, avec à sa tête le même président ; avec les
mêmes objectifs affichés, soutenir le débit d’une rivière et répondre
aux besoins des cultures en aval évalués par la même chambre
d’agriculture, et même modèle, doté d’une capacité de stockage de
1,3 million de mètres cubes pour Fourogue et 1,5 million pour
Sivens” ». Les deux ouvrages ont, en outre, connu des déboires
juridiques comparables et essuyé les mêmes critiques sur leur
surdimensionnement, sur les destructions d’hectares de bonnes
terres agricoles pour l’un, de zones humides boisées pour l’autre.
Bref, tous deux ont été vilipendés pour engager des dépenses
publiques importantes dans des projets dont l’intérêt général était
discutable.
Le projet de Notre-Dame-des-Landes, lancé depuis plus de
quarante ans, engagé sous la forme d’un partenariat public-privé,
dont l’utilité était peu évidente, présentait des caractéristiques
proches. Les grands projets inutiles, en particulier ceux qui affectent
les contournements des villages, présentent des aspects similaires.
Un redoutable lobby local s’est souvent installé dans la plus
grande discrétion, il recouvre les services de l’État, les mairies, les
propriétaires des terrains susceptibles d’être expropriés qui pouvent
exercer des responsabilités à la mairie, les communautés de
communes. Ce lobby s’appuie sur les entreprises locales qui seront
intéressées dans l’opération. Ces discrets « arrangements »
s’appuient sur des « idiots utiles », en général une association
défendant ce projet, qui permettent au maire de se camoufler
derrière eux. Tout ce qui fait le sel de la théorie de l’engagement est
présent. Les techniques de manipulation qui en découlent sont la
base du marketing et sont pratiques lorsque l’intérêt de l’opération
n’est pas évident. La position du maire peut être fluctuante et
fuyante, variant en fonction des personnes concernées, il faut bien
se faire réélire. Il apparaît souvent comme étant inféodé à la
communauté de communes. Tout cela ne clarifie en rien la situation.
Ceux qui demandent des explications deviennent dès lors des
opposants.

Réflexions sur le dérapage des grands


marchés publics
LES DÉRAPAGES DES MARCHÉS
Un grand nombre de marchés publics, grands ou petits, sont
affectés de dérapages qui touchent les deniers de l’État. Le rapport
4
de la Cour des comptes portant sur « La Société du Grand Paris
(SGP) » a mis en évidence de nombreuses dérives susceptibles de
générer des dépassements de budget considérables pour les
finances publiques. Un problème sérieux de gouvernance dans la
gestion des marchés serait constaté, le cadre des achats est bien
structuré, il est externalisé, mais cela implique une surveillance
particulière, car le risque de fraude et de corruption est majeur en
cas d’urgence. La Cour poursuit en observant que « cette fonction
serait aussi insuffisamment professionnelle et rigoureuse quant à
l’exécution ».
La Cour constate aussi le fait que les coûts prévisionnels ne
cessent de dériver, d’une première évaluation fixée à 19 milliards
d’euros, ils passent à 38 milliards d’euros environ, ce qui n’est pas
mal, de plus il met en évidence le risque constitué par les frais
financiers. À la décharge des gestionnaires du Grand Paris, la
proximité des jeux Olympiques affecte sans doute les procédures de
passation des marchés rendant leur « respect inégal ».
Soixante-cinq dossiers ont été contrôlés et les constats de la
Cour sont les suivants :

La définition des besoins est inégale, très faiblement formalisée,


de nombreux avenants sont conclus et les bases de commande
sont très larges. Les règles de procédure sont régulièrement
contournées, en particulier le recours à des procédures sans
publicité et sans mise en concurrence.
L’évaluation initiale était très faible et il existe des suspicions de
pratiques anticoncurrentielles qui ont été signalées.
Un recours peu contrôlé aux bons de commande dans les
marchés structurés et la présence de bons de commande sans
maximum dans les prestations intellectuelles qui pourraient
devenir un « point de fuite financier ».
Une pratique extensive des avenants.
Il est aisé de constater l’analogie de ces observations avec celles
qui résultent des dérapages dans les marchés informatiques.
Le rapport met en exergue le fait que « [l]a gouvernance de la
Société du Grand Paris est désormais trop tournée vers la
dimension politique du projet et pas assez vers la maîtrise des
enjeux, en particulier les objectifs de coûts ». Il préconise une
réforme de la gouvernance de la SGP, chargée de réaliser le Grand
Paris Express pour le compte de l’État.
Il précise aussi que « [l]e coût du projet doit désormais être
stabilisé [et] ce nouveau coût doit s’imposer à la SGP », en appelant
également à « revoir le calendrier » pour éviter « d’accroître
l’instabilité de la maîtrise des risques et des coûts ».
Plusieurs maux affectent ce projet immense et monstrueux : la
difficulté de gestion d’une structure de ce type, le nombre et
l’importance des problèmes techniques devant être résolus en
urgence, et la décision politique exigeant une réalisation avant les
jeux Olympiques dont la préparation pose de sérieux problèmes.
La plupart des éléments facilitant le dérapage des marchés
semblent être présents ici. Cependant, il ne faut jamais éluder
l’importance du fait politique et des raisons cachées présentes dans
la décision. Le décideur public est toujours amené à arbitrer entre
des solutions dont aucune n’est parfaite et qu’il faudra peut-être
abandonner en cours de réalisation car les faits sont têtus. Il doit
arbitrer entre la pression des élus, celle des entreprises et la
situation électorale.
Plus généralement, le système fonctionne sans possibilité de
retour, il n’existerait pas de marche arrière, lorsqu’une opération est
lancée on poursuit et on paye, quels que soient les risques et les
pertes. Ce principe est connu sous le nom du « biais des
ingénieurs ». Le trio infernal souvent générateur de dérives est
composé par l’association des élus, des lobbyistes et des
techniciens. On peut objecter que, si des commissions destinées à
valider les projets sont prévues, leur action n’est pas toujours
efficace. Les élus fonctionnant souvent sur un principe de
suzeraineté, il n’est guère évident de s’opposer dans une
communauté de communes à la présidence, alors que beaucoup de
subventions dépendent de cette dernière. La décentralisation et le
cumul des mandats ont paradoxalement renforcé une féodalité qui
réduit les pouvoirs des commissions à ceux d’une chambre
d’enregistrement. Ce fait peut être vérifié en comparant le nombre
de projets analysés par session et la durée de la session. Le
système est fort bien encadré, cuirassé de procédures dont le
contournement est facile, cet ouvrage le démontre aisément.
Il peut être constaté l’existence de présentations biaisées, de
réticences dans les réponses aux questions concernant la globalité
de l’opération, certains projets peuvent être présentés de manière
partielle, éparpillée « façon puzzle », ce qui permet d’éviter les
critiques générales. De plus, le périmètre des enquêtes et la
technicité des dossiers rendent malaisée la compréhension du
dossier dans son ensemble.
L’impact environnemental peut n’être analysé que
postérieurement à la déclaration d’utilité publique, ce qui crée
inévitablement des différends parfois agressifs qui ne trouveront un
dénouement que dans les procédures administratives.
Les avis consultatifs écartent systématiquement les avis
contraires et le plus souvent le choix est fait en dernier ressort, sans
avoir à se justifier. Certains projets, parfaits sur le papier, se soldent
alors par une déroute financière payée par le contribuable.
Il apparaît aussi que les conflits d’intérêts potentiels, liés à
l’emprise immobilière et aux plus-values potentielles qui en
découlent, ne sont guère analysés. Les lobbyistes intéressés au
projet disposent, souvent de manière indirecte, d’informations
précises, alors que des rétentions d’informations affectent les
opposants sur des points souvent essentiels.
Ces derniers sont systématiquement décrédibilisés, car ils sont
considérés comme ne « poursuivant qu’un intérêt personnel », alors
que les personnes favorables au projet défendraient objectivement
l’intérêt général. Ce moyen de communication par ailleurs efficace,
très utilisé par les économistes libéraux, est celui de l’objectivité et
de l’apolitisme. Ces mantras, accompagnés d’éléments de langage,
sont développés sans autre formalité, afin que la répétition devienne
une vérité première dans les médias.
En fait, l’analyse de certains projets permet d’adhérer pleinement
à la citation attribuée à des personnes aussi différentes que
Coluche, Woody Allen, Sempé, Fréderic Dard et Jean-Louis
Barrault : « La dictature, c’est “ferme ta gueule”, la démocratie, c’est
“cause toujours” ! »

La manipulation des besoins et la preuve

La manipulation des besoins est découverte à l’occasion de


contrôles généraux effectués a posteriori, bien après que
l’engagement et la réalisation des travaux ont eu lieu. La preuve
n’est apportée, sauf dénonciation, que par un faisceau d’indices
agrégeant les indicateurs démontrant la manœuvre frauduleuse. Ce
sont souvent les conséquences apparaissant sous des formes
diverses, dérapages financiers, fonctionnement incohérent, délais
sans cesse reconduits et absence de sanctions corrélées à ces
problèmes, qui permettent d’identifier les dérives. Il est alors
possible, lorsque la documentation utile est disponible, de
reconstituer les causes du montage dans chacune des phases du
marché.
Des investigations simples sont à même de faire naître le
soupçon, ainsi faut-il identifier :
Les marchés récurrents dévolus à un même fournisseur dans la
collectivité et ses dépendances (égouts, eau, entretien des voies,
immobilier, communication, formations diverses et associations).
Les constats de la présence d’une dérive financière par rapport à
l’estimation initiale lors de la réalisation, et en particulier
lorsqu’elle est due à une inflation des coûts provenant de fausses
exigences, à des spécifications discutables et à l’absence de
réaction à l’occasion de dépassements du budget.
La fréquence élevée d’ordres de modifications envers un
fournisseur particulier qui, bien que ne constituant pas un
indicateur exclusif de manipulation, accompagne le marché
générant une inflation des coûts.
L’utilisation de procédures d’urgence écartant l’appel à la
concurrence et favorisant un fournisseur particulier ou ses
filiales, ainsi que le constat de la faible qualité de la prestation se
matérialisant par un nombre élevé de rejets des prestations pour
des raisons techniques ou par des réclamations des utilisateurs.
L’absence de réaction face à des retards de livraison ou la
présence de besoins prévisibles non inclus dans le projet initial
figurant dans les demandes de modification des travaux.
La surestimation des avantages et la sous-estimation des
risques.
CHAPITRE 3

Les ententes : une pratique systémique


de contournement

Foncièrement corporatistes, les ententes conduisent les


entreprises à adopter, entre elles, un modus vivendi qui peut soit
satisfaire le décideur s’il est complice, soit majorer le prix du marché
lorsque le maître d’ouvrage ne participe pas au montage sans se
lancer dans une concurrence sauvage. L’entente peut être qualifiée
de comportement gagnant-gagnant pour le bénéficiaire du marché
comme pour le corrompu. Les entreprises se répartissent au
1
préalable les marchés à tour de rôle , évitant les combats fratricides
destructeurs de marges. Cette pratique, prohibée par le Code de
commerce, renchérit le coût du marché lorsqu’elle n’ouvre pas la
voie à la corruption.
Dans un tel schéma, le dépouillement des offres devient
purement formel. Les devis présentés par les « concurrents » sont
2
inexploitables ou trop élevés . L’entreprise choisie en amont est
alors la mieux-disante et obtient le marché. Lorsque le maître
d’ouvrage se trouve confronté à une collusion d’entreprises dont
toutes les offres sont supérieures à l’estimation fixée par ses
3
services, il déclare l’appel d’offres infructueux et négocie avec l’un
des membres de l’entente. Si le maître d’ouvrage organise
l’opération, il choisit l’entreprise après avoir émis une estimation
prévisionnelle basse qui sera compensée par des avenants. Dans
tous les cas, le coût de l’opération finalement pris en charge par le
contribuable sera majoré.
L’un des exemples caractéristiques d’une telle mesure figure
o
dans la décision n 13-D-09 du 17 avril 2013 relative à des pratiques
mises en œuvre sur le marché de la reconstruction des miradors du
centre pénitentiaire de Perpignan. « Le groupe français de
construction et de concessions Eiffage a été condamné par l’Autorité
de la concurrence à payer une amende de 960 000 euros pour
entente, dans le cadre de l’obtention d’un marché de reconstruction
des miradors de la prison de Perpignan… » L’Autorité de la
concurrence explique avoir « majoré la sanction » d’Eiffage dans la
mesure où il s’agit d’une récidive, le groupe ayant déjà été
sanctionné en 2005 et en 2007. Elle justifie sa décision par les
résultats d’une enquête qui a « permis d’établir l’existence d’un
faisceau d’indices graves et concordants attestant que les
entreprises Eiffage Construction Roussillon (filiale d’Eiffage) et
Vilmor Construction ont échangé des informations avant d’envoyer
leur réponse à l’appel d’offres ». Elle estime qu’il y a eu de fait
« concertation », dont les modalités « en l’espèce ont consisté en
l’attribution du marché à Eiffage Construction Roussillon en échange
d’une compensation financière à Vilmor Construction ». Ces
dernières ont ainsi « faussé la concurrence » pour l’obtention du
marché public prévoyant la reconstruction des tours de surveillance
du centre pénitentiaire du chef-lieu des Pyrénées-Orientales pour un
montant estimé au départ à 660 000 euros. Elle rappelle que l’appel
d’offres avait été lancé en 2008 par la Direction régionale des
services pénitentiaires de Toulouse. Au final, les deux entreprises
étaient seules en lice. Eiffage avait remporté la mise et effectué les
travaux, tandis qu’une enquête était ouverte par l’Autorité de la
concurrence en décembre 2009. Cette dernière a constaté une
grande similitude entre les deux offres, l’amenant à estimer que les
deux sociétés « ont trompé le maître d’ouvrage quant à l’existence et
à l’intensité de la concurrence entre ces entreprises ». Elle a par
ailleurs pu établir qu’Eiffage Construction Roussillon avait accepté
de payer un loyer 300 fois supérieur au prix du marché « pour la
location d’un terrain adjacent au lieu des travaux », qui appartenait à
une société civile immobilière « dont le dirigeant de Vilmor
Construction était l’un des principaux associés ». « De telles
pratiques, très graves par nature, portent in fine atteinte aux deniers
4
publics », a insisté l’Autorité de la concurrence .

L’entente anticoncurrentielle

LE PRINCIPE : UNE OBSCURE TRANSPARENCE


La mise en œuvre de pratiques anticoncurrentielles est
consubstantielle aux marchés publics et entre dans le champ de
l’article L.420-1 du Code de commerce. Elles sont interdites quel que
soit le type de contrat conclu par les personnes publiques.
L’entente peut affecter un marché particulier comme un secteur
donné. La cour d’appel de Paris a confirmé qu’il est alors possible de
sanctionner « les pratiques anticoncurrentielles affectant chacun des
marchés publics en cause, ainsi que l’entente organisée à un
échelon plus vaste que chacun des marchés considérés et
produisant des effets sur ces marchés, en ce qu’elle conduit les
entreprises qui y sont présentes à s’en répartir illicitement
5
les parts ».
C’est sur ce principe que le Conseil de la concurrence a
sanctionné plusieurs groupes de travaux publics pour une entente
6
généralisée concernant l’Île-de-France en 2006 . « Le fondement de
la sanction se situe au niveau de l’incertitude dans laquelle sont
tenues les entreprises au regard de l’obtention du marché. C’est la
seule contrainte qui incite les concurrents à faire le maximum
d’efforts en termes de qualité et de prix pour obtenir le marché.
L’entente affaiblit la concurrence et pénalise l’acheteur public, obligé
à payer un prix plus élevé que celui qui aurait résulté d’une
7
concurrence non faussée . » L’entente se caractérise par une
véritable organisation calquée sur les méthodes mafieuses mise en
place pour contourner les principes essentiels de la commande
publique.
Tout échange d’information avant le dépôt des offres est interdit,
« qu’il s’agisse de l’existence de compétiteurs, de leur nom, de leur
importance, de leur disponibilité en personnel ou en matériel, de leur
intérêt ou de leur absence d’intérêt pour le marché considéré ou des
prix qu’ils envisagent de proposer 8 ». De même, dans une affaire de
2006, il a été considéré que « de simples échanges d’informations
portant sur l’existence de compétiteurs, leur nom, leur importance,
leur disponibilité en personnel ou en matériel, leur intérêt ou leur
absence d’intérêt pour le marché considéré ou les prix qu’ils
envisagent de proposer, altèrent également le libre jeu de la
9
concurrence en limitant l’indépendance des offres ».
Une entente s’organise comme une opération criminelle, elle ne
vit que par le secret. Les organisateurs se réunissent, souvent dans
un restaurant huppé car il faut bien joindre l’utile à l’agréable. On
comprend pourquoi ces réunions fixant les conditions de l’entente
sont appelées « tables ». Les décisions prises au cours de ces
agapes industrieuses étaient inscrites sur des cahiers jalousement
gardés par le secrétaire général de l’une des entreprises de tête. Les
ententes lorraines récemment condamnées donnent une idée assez
précise de leur organisation. Lors de l’audience, les 11 prévenus ont
tous reconnu les faits. « Au début ces fameuses “tables” se tenaient
dans les locaux d’un syndicat, puis elles ont été délocalisées pour
plus de discrétion dans les entreprises ou au Novotel du coin… La
note était réglée à tour de rôle. Parfois, les intéressés, tous les
patrons des sociétés qui font un gros chiffre d’affaires, déjeunaient
10
ensemble. On s’entend mieux le ventre plein … » Le procès-verbal
du lanceur d’alerte permet de préciser trois points : « Les tables se
tenant de manière très fréquente, nous nous répartissions peu de
marchés à chaque réunion, ainsi nous n’avons pas besoin de
prendre des notes et de laisser ainsi des traces de nos échanges
d’informations. De plus, régulièrement, nous étions sensibilisés aux
perquisitions que la DGCCRF [Direction générale de la concurrence,
de la consommation et de la répression des fraudes] est susceptible
de réaliser et on nous demandait de ne laisser aucune preuve de
notre concertation… Les participants aux tables ont connaissance
du caractère illicite des pratiques de répartition des marchés 11. » Ce
système a permis de « gonfler » l’addition, les prix auraient été
majorés de 50 à 60 % par rapport aux prix habituellement pratiqués.
Il pourrait exister des programmes confidentiels permettant à grande
échelle de truquer l’attribution des marchés publics ou privés et à en
gonfler artificiellement le prix. Les plus anciens se souviennent, lors
de la procédure engagée à l’occasion d’un logiciel Drapo, de la lettre
saisie opportunément dans le bureau de l’un des responsables d’un
groupe, prouvant une entente autour de la construction de l’une des
stations du futur métro Éole, ce qui calma instantanément les
esprits.

DÉCRYPTAGE DES MANIPULATIONS ET PRÉSENTATION


D’OFFRES FAUSSEMENT CONCURRENTES

Le bon fonctionnement du système exige la connaissance des


appels d’offres, de la nature des opérations et de leur coût
prévisionnel. Les fuites depuis la maîtrise d’ouvrage sont donc
indispensables pour que l’association de malfaiteurs puisse disposer
de toutes les informations et de tous les détails susceptibles de
12
favoriser les discussions internes . Les marchés sont répartis en
fonction de critères spécifiques (plan de charge, difficulté de la
tâche, délais…), de la liste des marchés ouverts aux offres et des
détails recelés par chaque marché. L’aide d’agents publics est
souvent nécessaire, car le mode de consultation utilisé, la liste des
candidats sélectionnés et les contraintes techniques doivent rester
stables.
Les modalités d’organisation sont plus aisées lorsque l’entente
est entérinée par le maître d’ouvrage en amont, les informations
utiles sont alors disponibles. Au cours de ces « tables », les
membres évitent les échanges téléphoniques et les mails, a fortiori
les lettres présentant un risque majeur en cas d’investigations ou
d’écoutes intempestives. Le cahier contenant les décisions
jalousement gardées est désormais remplacé par une tablette
dédiée à cette activité.
Les agendas peuvent aussi receler des preuves accablantes
pour leurs propriétaires. Un entrepreneur avait noté dans son calepin
une série de conseils pour ne pas attirer l’attention sur une entente.
Ainsi un petit nombre de personnes, à un niveau élevé dans
l’entreprise, connaissent parfaitement la procédure à suivre.
Les ententes fixent donc les règles à observer sur les projets en
cours ou à venir, consignent les opérations et discutent les offres qui
seront présentées. Les réunions peuvent se réaliser à plusieurs
niveaux, national, régional et/ou local. Elles regroupent les membres
par corps de métiers, ce qu’exige souvent la technicité des
opérations.
Un tel montage exige non seulement la désignation de l’heureux
gagnant, mais aussi les compensations des perdants, qui ne
peuvent accepter le système que s’ils en tirent un profit. Ainsi est
fixée, parfois dans le détail, la manière dont ces derniers seront
rémunérés. Il peut s’agir de la promesse d’obtenir un autre marché,
parfois à l’étranger, ou de participer en sous-traitance à l’opération
concernée, ou encore d’obtenir une rétrocession de la marge perdue
sous la forme d’une fausse facturation, d’un faux contentieux ou de
tout autre montage comptable. Sur le marché des lycées déjà cité,
une PME a, en compensation de la perte d’un marché, émis une
facturation libellée « perte en industrie » de 2 millions de francs. On
imagine le gain de la société qui a obtenu le marché.
L’enfumage administratif fonctionne grâce à des offres de
couverture. Déposées sans intention d’emporter le marché, elles
donnent l’illusion d’un processus correct. Elles sont plus élevées que
celles du gagnant putatif. L’offre de couverture peut être
inappropriée, injustifiée ou inacceptable, parfois aucune offre n’est
remise, c’est risqué. Mais une étude, même bidon, coûte cher ; c’est
donc le futur bénéficiaire qui se charge de réaliser ces variantes et
de les remettre ensuite aux intéressés. Un ancien cadre de la
Société auxiliaire d’entreprises électriques et de travaux publics –
SAE (aujourd’hui fusionnée au sein du groupe Eiffage) – se
souvient de l’époque où il jouait les « dispatchers ». « Pendant la
journée, nous faisions normalement notre travail d’étude pour des
centraux téléphoniques ou des hôpitaux. Le soir, je restais seul au
bureau pour travailler sur des offres bidon. Ensuite, je partais faire la
distribution, dans un bistrot quand mon interlocuteur était prudent ou
13
carrément au siège de mes concurrents . » L’évolution
technologique jouant à plein son rôle, il existe des logiciels de
présentation des offres qui permettent d’éviter le souci et la perte de
temps consécutifs à la fabrication des offres de couverture et
accessoirement aux contreparties éventuelles.
Finalement, c’est le contribuable qui paye tous ces suppléments,
et la multiplication de ces ententes renchérit considérablement le
coût des marchés. Les entreprises qui ne jouent pas le jeu sont
persona non grata dans ces marchés. Les moyens de dissuasion
peuvent être brutaux.

L’entente : un boulevard vers


la corruption
14
Mediapart rapporte dans un article de Karl Laske des éléments
tirés de procès-verbaux d’enquête de ce qui est appelé l’entente de
l’Essonne. Ces extraits méritent l’attention car ils explicitent la
méthode utilisée. « C’est au siège d’une entreprise qu’ont été
découverts, dans l’ordinateur d’une secrétaire, les “documents
Mylène” prouvant le trucage des appels d’offres par les
entreprises. » Effectivement, la secrétaire recopiait le détail
quantitatif estimatif (DQE) [des réponses aux appels d’offres] pour
les différentes sociétés de l’entente et le leur adressait ensuite, a
expliqué le président de la société. « C’est moi qui préparais ces
chiffres du DQE. Certaines entreprises acceptaient de nous couvrir à
condition que nous leur préparions des bordereaux de prix car elles
ne voulaient pas perdre du temps. » Ces documents concernant les
cinq sociétés constituent bien une « entente », concède le dirigeant.
« Je téléphonais aux représentants de ces sociétés pour savoir
s’ils avaient retiré un dossier pour le marché qui m’intéressait », a-t-il
poursuivi. Il faisait « part de l’intérêt de [sa] société » à ses
concurrents, « et en contrepartie » ceux-ci lui indiquaient les
marchés qui les intéressaient « pour que je ne leur fasse pas
concurrence ». « Ensuite, soit ils ne répondaient pas, soit je leur
communiquais mon montant d’offre HT pour qu’ils fassent une offre
dont le montant était supérieur. »
Dans sa déposition du 8 février 2016, il détaille la cartographie
des zones protégées. « Je souhaite préciser que la concurrence
n’existe pas dans les marchés publics en Essonne, conclut-il. Depuis
cinq, six ans, cela est amplifié par la crise. Je ne réponds même plus
à certains marchés. Cela se passait de la même manière pour tous
les marchés publics. »
La méthode féodale ou quasi mafieuse exposée correspond en
tout point à l’un des quatre processus frauduleux les plus utilisés
dans les ententes que nous avons identifiés, on le retrouve dans les
dérives qui ont affecté l’éclairage des autoroutes ou dans les
montages qui ont facilité la corruption à Montréal cité ci-après :

une société de tête dispose d’un mémorandum et organise


l’ensemble du schéma ;
les autres sociétés, complices, respectent les injonctions sous
peine d’être exclues de l’ensemble des opérations tant que leur
marge n’en souffre pas ;
toutes respectent les zones protégées.
LES ENTENTES ONT FINANCÉ LES POLITIQUES
ET LA CORRUPTION

Les ententes ont souvent permis jusqu’en 1995 de financer les


politiques et la corruption. Ce financement se poursuit sous des
formes discrètes en utilisant l’international.
L’un des montages hexagonaux les plus élaborés a été
15
sanctionné par le Conseil de la concurrence en 2007 . Il s’est agi
d’une entente générale de répartition des marchés entre les grands
groupes du BTP et leurs filiales, concernant le programme de
rénovation des lycées d’Île-de-France, portant sur 88 marchés
d’entreprises de travaux publics passés de 1989 à 1997, en sept
vagues successives, pour un montant total de 10 milliards de francs.
L’entente a été conclue dès le lancement du programme. Elle a
fonctionné pendant sept ans sous l’égide de Patrimoine Ingénierie,
société assistant le maître d’ouvrage, et du conseil régional, présidé
à cette époque par Michel Giraud (RPR), selon un mode opératoire
toujours identique. Ce système, baptisé par les initiés la « règle de
Krieg », du nom du président du conseil régional de 1988 à 1993,
fixe un principe de répartition officieux selon lequel les six grands
majors du BTP emportent les deux tiers des marchés publics, le
reste revenant aux PME.
Chaque entreprise présélectionnée faisait en sorte soit d’obtenir
l’attribution du marché en indiquant à ses « concurrents » les
marchés sur lesquels ses choix s’étaient portés et en leur
communiquant ses prix, soit d’y renoncer en déposant une offre de
prix délibérément majorée (offre de couverture). L’exécution de
l’entente ne peut se poursuivre que si, lors de la commission d’appel
d’offres, les élus des quatre principales formations politiques suivent
les consignes de vote. La contrepartie était la rétrocession, sur
chacun des marchés, de 2 % du prix aux formations politiques,
proportionnellement à leur représentation, soit 1,2 % pour le RPR et
le PR et 0,8 % pour le PS.
Les chefs d’entreprise se sont défendus en dénonçant les partis,
qui les rackettaient, le versement de cette « dîme » de 2 % étant « la
condition sine qua non de l’attribution des marchés ».
Il n’a pas été constaté ou pas recherché dans l’affaire des
enrobés bitumineux du département de Seine-Maritime de racket
politique, toutefois une forme de corruption individuelle était bien
présente. Deux fonctionnaires en poste à la Direction
départementale des infrastructures avaient constaté que les mêmes
lots étaient attribués aux mêmes groupements et que les prix étaient
reconduits d’un appel d’offres à l’autre. L’exigence d’une caution
couvrant 100 % du marché défavorisait les petites entreprises
susceptibles de venir concurrencer les majors déjà en place, tout
comme l’insertion d’une clause exigeant des candidats la possession
d’une centrale opérationnelle à la date de remise des offres. Les
fonctionnaires ont bénéficié de recouvrements d’enrobés bitumineux
à titre gratuit dans leur propriété. Ils se sont vu également offrir des
voyages d’agrément pour eux-mêmes et leur famille, des prêts
gratuits de véhicule et le financement d’heures de vol nécessaires
au maintien d’une qualification.
Cette affaire s’est poursuivie pendant dix années et a généré un
surcoût, dans l’hypothèse basse, de plus de 24,8 millions d’euros de
1992 à 1998 (soit un peu plus de 10 % du montant du marché).
Ces montages intéressants et techniquement complexes se
16
poursuivent encore comme le montre le « système Léon » qui
prend fin avec la condamnation de Léon Bertrand rendue définitive
par la haute juridiction. Le rejet du pourvoi de l’ancien ministre,
validant ainsi la peine infligée par la cour d’appel de Basse-Terre en
Guadeloupe le 7 mars 2017 : trois ans de prison ferme avec mandat
de dépôt, trois ans d’inéligibilité et 80 000 euros d’amende pour
favoritisme et corruption passive. Une enquête est lancée en 2007,
sur douze marchés couvrant la période où Léon Bertrand cumule les
fonctions de maire de Saint-Laurent, président de la communauté de
communes de l’Ouest guyanais (CCOG), conseiller régional et
secrétaire d’État, puis ministre du Tourisme jusqu’en 2007. L’un des
condamnés a détaillé le « système Bertrand », avec une « liste de
sociétés » rentrant dans le « système de financement occulte des
campagnes électorales » et des marchés « attribués illégalement et
de façon prédéterminée », selon un arrêt de la cour d’appel de Fort-
de-France de 2014.
Le procès des marchés publics truqués en Lorraine s’est tenu, le
17
15 mars 2018, au tribunal de grande instance de Metz . Le système
bien rodé aurait pu durer encore de nombreuses années si un
entrepreneur de Behren-lès-Forbach n’avait dénoncé ce système
d’entente et de corruption à la Répression des fraudes de Metz en
mars 2009. Il dénonce d’ailleurs des faits de corruption en marge
des municipales de Woippy en 2008, mais l’enquête sur l’aspect
politique du dossier n’a pas eu de suite 18. Les politiques locaux n’ont
pas, semble-t-il, fait l’objet d’investigations, et ce choix a surpris tous
les observateurs.
Les ententes peuvent évidemment donner lieu, lorsque les
conditions s’y prêtent, à une manipulation boursière. Une société,
filiale d’un groupe et cotée en Bourse, obtient un gros marché après
entente, les quelques personnes initiées utilisent ces informations
pour leur bénéfice propre. Il est alors aisé d’acheter, avant la
publication du résultat, des actions de la société bénéficiaire dont la
valeur augmentera automatiquement lors de l’annonce de cette
« bonne nouvelle ». Il ne restera plus qu’à revendre avec un
bénéfice immédiat.
De la même façon, la vente d’actions d’une société, avant
l’annonce de sa mise à l’écart dans un grand contrat, permet de
prévenir la baisse de valeur qui interviendra mécaniquement après
cette annonce.
Si la situation le permet, utiliser ces deux leviers apporte un
double gain. En outre, dans la mesure où l’opération ne porte que
sur un nombre limité d’actions, elle devient difficile à déceler. Ces
pratiques ne peuvent pas être négligées, car elles peuvent donner
lieu à des gains substantiels et, si les conditions sont réunies,
matérialiser un délit d’initié.

L’ENTENTE INITIÉE PAR LA CRIMINALITÉ ORGANISÉE


Certaines ententes relèvent d’un comportement mafieux, la
présence de structures criminelles y est identifiée, comme dans le
scandale de Montréal traité par la commission Charbonneau, qui a
mis en exergue des faits de corruption généralisée et surtout les
liens avec la mafia locale. Il s’agissait de malversations à l’occasion
de travaux routiers : le « cartel des égouts » avait ainsi organisé une
surfacturation des contrats. La commission Charbonneau sur l’octroi
et la gestion des contrats publics dans l’industrie ainsi que l’Unité
permanente anticorruption ont identifié une situation effrayante, qui
existe dans de nombreux pays d’Europe. Ces manipulations ont été
qualifiées de « corruption des ingénieurs », car c’est par l’activité
criminelle de ces derniers que les surfacturations et la corruption
étaient rendues possibles. Les auditions ont été rendues publiques
et ont fait apparaître un comportement singulier de la part de ce
personnel corrompu.
De nombreux « ingénieurs » de la ville de Montréal ont ainsi
reconnu et exposé devant la commission leurs pratiques au bénéfice
des entreprises qui avaient obtenu des marchés. À Montréal, un ex-
ingénieur des travaux publics a détaillé le système devant la
commission : « en dix ans il a reçu des cadeaux, invitations dans les
restaurants à des voyages, tournois de golf, matchs de hockey et
pots-de-vin totalisant 736 000 dollars en échange de contrats
d’égouts ». L’un des éléments les plus marquants dans la situation
québécoise réside dans l’omniprésence de la mafia locale et du
financement politique dans ce domaine : « L’incroyable mainmise de
la mafia sicilienne sur la Belle Province. Construction de routes, de
ponts, de tunnels, d’universités, d’hôpitaux, réfection des chaussées
et des trottoirs, égouts, approvisionnement en eau, dépollution,
déneigement… » Il ressort des témoignages produits devant la
commission d’enquête que « l’industrie du bâtiment et une bonne
partie de la classe politique de Montréal sont de mèche avec la
mafia ».
À Montréal, les entreprises auraient versé 3 % au parti du maire,
en plus de ces 3 % elles versaient 2,5 % à la mafia et 1 % aux
fonctionnaires véreux sans lesquels l’opération n’aurait pu se
réaliser. Une quinzaine d’entreprises se partageaient le marché et
organisaient les tarifs et les surcoûts, elles écartaient ceux qui ne
voulaient pas entrer dans le schéma par la menace.
CHAPITRE 4

L’évitement et les manipulations


de l’appel d’offres

Certains maîtres d’ouvrage ne tiennent pas du tout à soumettre


leurs marchés à des procédures d’appel d’offres. Utiliser le
fractionnement des marchés, l’urgence et, dans un domaine
particulier, le secret-défense constitue des procédés pertinents de
manipulation. D’autres moyens existent qui permettent de favoriser
des entreprises moyennant quelques manipulations au demeurant
assez simples, en particulier les partenariats d’innovation,
l’allotissement, la sous-traitance…

Le fractionnement
ou le « saucissonnage » des marchés
Le « saucissonnage » se dit de la manière de fractionner
illicitement les achats publics et toute autre catégorie de charges et
de produits. Pour qui désire garder la maîtrise de l’opération et éviter
ainsi les contrôles d’une procédure plus encadrée, les opportunités
sont multiples. L’une des justifications les plus souvent apportées
face à de tels comportements est la lourdeur administrative. Un
conseiller général poursuivi pour prise illégale d’intérêts a avancé cet
argument pour se défendre : « Je veux bien qu’on rentre dans la
légalité, mais cela va compliquer les choses à cause de la
paperasse. » Cette pratique est d’utilisation générale, car elle est
présente dans les secteurs publics comme dans le domaine
commercial. Identifier ce « saucissonnage » est aisé.

UNE MANIPULATION AU MODUS OPERANDI SOMMAIRE


Le « saucissonnage » est une violation délibérée des principes
de mise en concurrence et de publicité. Il peut être mis en place
directement par la maîtrise d’ouvrage ou par un bureau d’études. La
complicité du ou des fournisseurs bénéficiaires est inévitable. Il peut
être utilisé chaque fois qu’un seuil est affecté à une procédure, quel
que soit son montant. Les procédures de passation de marchés
1
publics varient en fonction de leur objet et de la valeur estimée du
marché. Pour les marchés d’une valeur inférieure à
40 000 euros HT, l’organisme public a pour seule obligation de
choisir une offre pertinente, de faire une bonne utilisation des
deniers publics et de ne pas contracter systématiquement avec le
même fournisseur. Le franchissement d’un seuil modifie aussi les
modalités de la publicité à donner à l’avis de marchés. Il devrait être
proposé de rendre publics la liste des marchés inférieurs à
40 000 euros (portés à 100 000 euros jusqu’au 31 décembre 2022)
par collectivité, leur montant et le bénéficiaire. Cela constituerait une
grande avancée de la transparence 2 pour les collectivités de faible
importance. Cette avancée, attendue, ne verra sans doute jamais le
jour tant on s’échine à l’éviter. Limiter la publicité sur ces opérations
me semble douteux, le coût est négligeable, et si le fait d’écarter la
publicité ne cache rien, pourquoi ne pas le révéler ?

LE CONSEIL GÉNÉRAL DES HAUTS-DE-SEINE


ET LE MARCHÉ DES ORDINATEURS

Ce marché somptueusement truqué est exemplaire, car il met en


évidence jusqu’à l’absurde le caractère quasi mafieux de la
manœuvre. En fait, on rencontre là deux types de dérives, celle
relative à la corruption des marchés, somme toute classique, un
corrupteur, un corrompu, des directions aveugles, complaisantes ou
incompétentes, et celle d’hommes politiques importants dans
l’environnement de contrôle qui ne veulent « surtout pas
3
d’histoires », sans oublier un lanceur d’alerte qui ne sera pas
reconnu.
Les faits ont été dénoncés au cours de l’année 2000 par une ex-
employée du conseil général après qu’elle a découvert la présence
de fausses factures. « Florence est une jeune fonctionnaire recrutée
en 1998 pour contrôler les factures. Elle ne tarde pas à découvrir
que les règles les plus élémentaires des marchés publics sont
4
bafouées . » Elle a été victime de fortes « pressions », en fait des
menaces, pour la faire taire.
Les manipulations en cause ont été effectuées entre 1995 à
2000, époque où Charles Pasqua présidait l’assemblée
départementale. Isabelle Balkany, qui était conseillère générale en
charge des affaires scolaires à l’époque, a été interrogée dans cette
affaire, mais elle n’a pas été inquiétée. Les protagonistes ont été
jugés en décembre 2012, soit dix-sept ans après les faits. Ce
marché est intéressant car il démontre très clairement que ce
montage ne déparerait pas à Catane ou Naples.
Deux articles, l’un, de Valérie Mahaut, paru dans Le Parisien le
12 novembre 2012, et l’autre, de la même date, diffusé par France
Inter dans un dossier de Sara Ghibaudo, suffiront à exposer
clairement les problèmes.
Le Parisien : « L’informatisation des collèges des Hauts-de-Seine
a rapporté gros à un chef d’entreprise douteux et à un fonctionnaire
du conseil général indélicat. Elle pourrait aussi leur coûter cher… en
peines de prison. Plus de dix ans après les faits, tous deux, ainsi
que trois autres fonctionnaires du département, sont convoqués
devant le tribunal correctionnel de Nanterre. À la fin des années
1990 et au début des années 2000, l’équipement informatique des
87 collèges du département a fait l’objet d’une arnaque chiffrée à
plus de 2 millions d’euros. » Au cœur du système se trouve le gérant
de sociétés, qui était chargé très discrètement des commandes
d’ordinateurs et des contrats de maintenance.
Au conseil général, le directeur des services informatiques
apparaît comme le personnage clé de l’arnaque. Il aurait été gratifié
de près de 250 000 euros en espèces – depuis les comptes des
sociétés –, sans compter les week-ends offerts, la rénovation de sa
maison, une voiture, etc. Pour contourner la procédure d’appel
d’offres, obligatoire pour ces marchés, la facturation était
« saucissonnée ». En clair, ils la répartissaient sur une dizaine de
sociétés gérées ou cogérées par l’homme d’affaires. En outre, celui-
ci surfacturait ses prestations.
Le responsable de la Direction de l’action scolaire et éducative
ainsi que le patron du Service d’organisation et de programmation
dont dépend la Direction des services informatiques ont été
renvoyés devant le tribunal correctionnel pour avoir fermé les yeux
ou validé les paiements. Le chef d’entreprise était même devenu le
consultant de ces responsables peu regardants.
L’employée du conseil général qui a révélé l’affaire en 1998 était
chargée des relations avec les principaux de collèges pour le suivi
de l’informatisation, elle a relevé un nombre étonnant de factures
« hors marchés » pour plus de 615 000 euros (4 millions de francs).
Les commandes étaient toujours passées à des entreprises gérées
par le corrupteur. L’employée s’en est ouverte à sa hiérarchie. Un
audit interne a été mené, confirmant les soupçons. Puis le directeur
général de l’administration a fait un signalement au parquet. C’était
le début d’une très longue procédure. L’information judiciaire n’a été
ouverte que quatre ans plus tard. La juge a enquêté pendant quatre
ans, le parquet a demandé des investigations supplémentaires pour
« blanchiment ». Finalement, l’ordonnance de renvoi a été signée en
janvier 2011.
Les protagonistes ont été condamnés par le jugement rendu par
e
la 15 chambre correctionnelle le 22 décembre 2012.
Il n’est d’ailleurs pas exclu que d’autres personnes que celles qui
ont été poursuivies aient reçu des fonds. La surfacturation portait sur
plus de 2 millions d’euros et les encaissements identifiés chez les
bénéficiaires se sont élevés à 400 000 euros. Les bénéficiaires du
solde sont restés inconnus.
Notons aussi que, pour la partie qui pourrait être camouflée dans
des paradis fiscaux, le versement dans d’autres mains a pu être
effectué à la fois à partir de la caisse noire de l’entrepreneur et des
comptes cachés du fonctionnaire.
Dans une telle situation, le jeu des fraudeurs consiste en premier
lieu à scinder les prestations ou les achats de manière que le
montant de chacun des marchés apparaisse comme étant inférieur
au seuil fixé. Le « saucissonnage » engendre la création fictive d’une
pluralité de marchés affectés à plusieurs prestataires différents.
Dans la plupart des cas, c’est la même entreprise proche des élus
qui en bénéficie ; le camouflage, nécessaire, consiste à utiliser des
filiales ou des sociétés tierces complices. La manipulation est parfois
tellement développée qu’il faut aller chercher des entreprises chez
les amis, les partenaires et les connaissances plus éloignés ou plus
lointains. On peut ainsi avoir la surprise de constater qu’un
commerçant en voilages réalise une grande partie de son chiffre
d’affaires avec des prestations informatiques. Il s’agit bien sûr d’un
simple jeu d’écritures et de l’émission de factures de complaisance.

LES POINTS DE CONTRÔLE


Le principe, lorsque plusieurs marchés se rattachent à une
même opération, est de ne pas considérer les divisions sectorielles,
mais de prendre en compte la valeur de l’ensemble. Le principe de
l’appréciation des seuils en unité fonctionnelle est appliqué. Ce
dernier est effectué en additionnant toutes les fournitures et tous les
services poursuivant un même objectif, et en comparant le montant
estimatif aux seuils. Il s’agit alors d’appréhender une pluralité de
fournitures et de services qui concourent à la réalisation d’un même
projet. Si le montant total de cette évaluation est supérieur aux seuils
de procédures formalisées, l’acheteur devra s’y conformer. Dans le
cas contraire, il pourra recourir aux procédures adaptées.
Par exemple, l’achat et la mise en place d’un nouveau logiciel
spécifique impliquent d’additionner des prestations de services
accessoires telles que des compléments d’étude, la formation des
utilisateurs ou encore la maintenance pendant la période de
garantie, alors même qu’il s’agit de prestations ne relevant pas de
familles homogènes.
Ainsi le contrôle du saucissonnage qui sera développé une fois
que les indicateurs de risque seront identifiés nécessite dès l’abord
des analyses spécifiques de l’opération concernée : analyse
technique de l’achat ou de la prestation concernés, analyse de
l’évaluation de l’opération, analyse de l’évaluation de la valeur du
marché. L’opération doit être indépendante du nombre de
prestataires utilisés et doit aussi être calculée sur la valeur totale du
marché et non sur la valeur annuelle.

Avenants et contentieux

Un avenant modifie un marché public et s’applique dans un


cadre précis. Le montant de la modification doit rester inférieur aux
seuils européens et à 10 % du montant du marché initial pour les
marchés publics de services et de fournitures ou à 15 % du montant
du marché initial pour les marchés publics de travaux.
L’existence d’avenants est justifiée par la difficulté de réaliser un
marché dans l’enveloppe fixée, cependant l’avenant peut être un
support intéressant de fraudes. En effet, un montage affectant un
marché est scindé en plusieurs temps, dont l’origine se situe lors de
la préparation technique du dossier et la fin lors de la réception des
travaux effectués. Dans les foires, un vieux principe prévaut : « C’est
à la fin du marché qu’on compte les bouses. » En matière de fraudes
aux marchés, il en va de même ! Un marché frauduleusement sous-
évalué dès l’origine devra être régularisé soit par des prestations
complémentaires, soit par des avenants qui ne devraient pas
modifier substantiellement le marché, soit par des contentieux, or
des constats de ce type permettent de remonter à l’origine de la
manipulation et de reconstituer le fil des opérations. De même, dans
les montages de corruption, une surfacturation des opérations est
nécessaire car le corrupteur tient avant tout à garder ses marges ;
les avenants peuvent alors être utilisés pour produire le flux financier
indispensable au paiement des corrompus. Lorsque le marché est
obtenu à vil prix, l’entreprise peut également se refaire grâce aux
avenants.
Ces rallonges budgétaires ne doivent pas dépasser 20 % du prix
du marché pour ne pas en bouleverser l’économie. « Mais on a déjà
vu une affaire en Corse, où un avenant de 5 % a été considéré
comme un délit de favoritisme », précise l’avocat Florian Linditch.
Dans une europole, satellite d’un département du sud de la France,
une société, poursuivie pour bien d’autres délits, a ainsi obtenu trois
avenants d’un montant de 80 000 euros pour compenser… son
propre retard sur les chantiers. C’est-à-dire qu’au lieu de pénaliser
l’entreprise il a été décidé de lui accorder des rallonges.

Les indicateurs de présence


de ces manipulations et la preuve

Les indicateurs le plus fréquemment identifiés pouvant faire


naître le soupçon sont appréhendés lors des études systématiques
des avenants en liaison avec les bénéficiaires, afin d’en relever les
récurrences, et lors des analyses des contentieux récurrents qui
peuvent aussi être détournés de leur objet pour de mauvaises
raisons. Il n’est pas rare que le prestataire, accompagné de ses
avocats, ouvre une procédure fictive ou quasi fictive, mais
parfaitement motivée, afin de disposer d’un élément de discussion
face à un contentieux, justifié celui-là, engagé à son encontre.
L’absence de contentieux à l’encontre d’un prestataire qui n’a
pas réalisé correctement la prestation, ou lorsque les délais n’ont
pas été respectés, le refus de prononcer une amende prévue au
contrat, entre autres constats, peuvent constituer des indicateurs
précieux de collusion. Encore faut-il en apporter la preuve !
Dans un marché de maîtrise d’œuvre conduit sous la forme de
groupement, un dérapage très important de près de dix millions des
coûts prévisionnels a été constaté. Après moultes discussions, la
ville renâcle à allonger l’enveloppe budgétaire et décide finalement
de résilier le marché. Ses services techniques font alors appel à un
cabinet d’avocats expert en urbanisme qui préconise une résiliation
aux torts exclusifs du maître d’œuvre sans indemnité. Curieusement,
ce n’est pas la solution choisie par le maire, qui préféra régler le
litige à l’amiable, en versant une indemnité de 3 millions d’euros à
l’architecte. Cela mérite une analyse. Dans la même région, un
marché a pris un retard important qui a causé des frais
supplémentaires à la collectivité. Contre toute attente, cette dernière
a versé 80 000 euros au prestataire qui a finalement terminé son
marché avec plus d’une année de retard.
CHAPITRE 5

Les fraudes au moment de l’analyse


des offres

Une fois les besoins identifiés, les organisations publiques sont


tenues d’appliquer une procédure organisée faisant respecter le
principe d’égalité entre les prestataires possibles et dont la
transparence protège les fonds publics : l’appel d’offres. Les
marchés doivent faire l’objet d’une publicité permettant le libre accès
à la commande publique. Ce point de procédure peut être manipulé
directement par le maître d’ouvrage ou indirectement, on l’a vu, en
utilisant les études de la maîtrise d’œuvre. Remarquons tout de
même que la meilleure manière de « fluidifier » les achats publics,
c’est de se passer d’appel d’offres, c’est illégal certes, mais
tellement pratique et cela ne concerne pas que des marchés de
faible montant.
Ainsi, lorsque le carrelage d’une piscine est confié à l’entreprise
dont un élu de l’agglomération était le P-DG, et le gros œuvre à la
filiale d’une major dans laquelle l’épouse de l’élu est directrice
commerciale, nous côtoyons la prise illégale d’intérêts. De même, le
maire qui confie le marché nécessité par la création d’un jardin
d’enfants à son beau-frère architecte sans respecter les procédures
de mise en concurrence entre dans le favoritisme. Ce dernier est
condamné à six mois avec sursis et reste éligible. Autre exemple,
une mairie facturait du bitume 650 % plus cher que le prix habituel
via une société monégasque. Cette commande d’enrobés à froid
portait sur plus de 1 million d’euros et n’a pas fait l’objet d’appel
d’offres. Une centaine de tonnes d’enrobés à froid ont été
commandées durant la période 2011-2014 et une vingtaine de
tonnes seulement livrées. Cette affaire vient d’être réactivée, car un
montage similaire, avec des enrobés à chaud cette fois, semble
avoir cours dans une commune voisine avec les mêmes
intermédiaires en Suisse, à Monaco et dans les paradis fiscaux.
Ainsi, une patinoire de 420 000 euros peut être installée avec le
visa du conseil municipal en escamotant la procédure de l’appel
d’offres dans un village de 400 habitants hors touristes.

Le tripotage des délais de remise


des offres est efficace

Les entreprises sont tenues de soumettre une offre à la


collectivité dans le délai fixé. Jouer sur ce délai afin d’écarter ou de
rendre la conception de l’offre particulièrement malaisée pour les
fournisseurs importuns se révèle efficace. Un délai particulièrement
« serré » ne permet pas de répondre de manière complète à l’offre,
alors que l’entreprise choisie au préalable prépare le dossier depuis
plusieurs mois. Il arrive même que la modification de l’échéance ne
soit pas communiquée aux postulants mal aimés… La faute à pas
de chance.
Par ailleurs, en termes de contrôle, l’analyse des délais de
remise des offres est souvent très instructive. En effet, « malgré
toutes les précautions figurant dans la réglementation, les délais de
diffusion de l’information peuvent être trop courts pour que des
entreprises non informées à l’avance du lancement de la procédure
puissent présenter une offre crédible ou même étudier le projet.
Parfois, d’ailleurs, même les délais minimaux réglementaires sont
insuffisants pour une étude de prix sérieuse : qui, en moins de
cinquante jours, entre juillet et août, peut faire une offre bien étudiée
pour un projet routier de vingt kilomètres comportant plusieurs
ouvrages d’art non standards ? Le décideur justifie souvent les
délais réduits par l’urgence, voire l’urgence impérieuse, alors que
ces notions, bien définies par la jurisprudence, sont inapplicables
dans le cas d’espèce et que seule compte la possibilité d’éliminer
1
certains candidats non souhaités ».

DE SAVANTES MANŒUVRES
Une fois les dossiers déposés, la commission d’appel d’offres
étudie ces derniers sur la base de critères objectifs concernant les
prix, les délais, la qualité technique, afin d’adopter la proposition la
plus favorable pour la collectivité. La composition de la commission
rassemble des membres des majorités élues (des conseillers
municipaux) et certains tiers dont la présence n’est plus obligatoire.
Il arrive aussi que des représentants de l’opposition soient membres
de la commission, ce qui donne une apparente transparence. Cela
n’est pas très contraignant, car il est extrêmement difficile lorsqu’on
n’appartient pas au cercle manipulateur de déceler les montages.
Prenons le cas où une offre plus intéressante et moins-disante
est présentée par une entreprise ne faisant pas partie du groupe
ligué, il faut alors trouver rapidement une solution pour évacuer
l’intruse. L’une des manœuvres possibles consiste à demander une
« analyse technique ». Cette dernière permet de comparer en
seconde analyse les coûts, les techniques en présence et la nature
des propositions formulées. Des justifications sont demandées à
l’entreprise « élue ». Cette dernière présente un dossier aménagé
assorti d’explications évidemment pertinentes qui mettent en
évidence les qualités spécifiques nouvelles de l’offre. On passe ainsi
du moins-disant au mieux-disant. L’enfumage de la commission est
réel, les membres peuvent n’avoir aucune idée de ce qui a été
fomenté, surtout lorsque dans la commission une majorité de
membres sont peu compétents dans ce domaine.
Une manipulation similaire dans les dossiers à haute technicité
est possible. Dès qu’une difficulté est identifiée, l’analyse technique
est confiée au directeur des services techniques. En général, ce
dernier est un proche du pouvoir à qui il doit un certain nombre de
facilités, des avantages directs ou indirects et son avancement. Il ne
sera pas tenté de mordre la main qui le nourrit !
L’entreprise ainsi cornaquée aménage son offre en fonction des
observations et de moins-disante va devenir mieux-disante, il lui
suffit de réduire le montant de son offre, de présenter des
« explications » qui n’avaient pas été données, d’embaucher
quelques demandeurs d’emploi, ce que la presse rapportera en
détail.
La manipulation des critères de sélection constitue un moyen
pratique de biaiser les procédures. À titre d’exemple et parmi
d’autres, on peut citer l’utilisation de critères non standard ou
l’appréciation subjective de critères additionnels justifiés par l’objet
du marché ou par ses conditions d’exécution, en particulier lorsque
le cadre est imprécis. On peut citer aussi l’introduction de
modifications non autorisées ou de critères d’évaluation après
l’ouverture des offres ou encore la non-utilisation des critères
existants.
Lors d’une procédure qui a duré dix-sept années, deux élus qui
votaient en commission d’appel d’offres avouent qu’ils ont menti lors
de la première investigation et déclarent que le maire leur a
téléphoné, leur demandant comme un service de voter pour
l’entreprise choisie par lui en commission. Cette demande était
intéressée, car l’architecte et l’entreprise choisie titulaire du marché
en cause (construction de la maison des associations, de la crèche
municipale et de bâtiments sociaux de la ville) construisaient au
même moment une villa pour le maire. Lors du procès, on découvre
que le coût de la construction de la villa était inférieur de 40 % au
prix du marché.
On glisse aisément vers la corruption pure : un adjoint au maire a
été condamné pour atteinte à l’égalité dans les marchés publics,
corruption passive et trafic d’influence, la sentence ayant été
confirmée par la Cour de cassation pour avoir reçu, entre 2003 et
2006, 300 000 euros en liquide en échange d’informations sur un
marché public de collecte de déchets.
Les investigations qui ont été engagées autour de l’attribution du
grand stade de Lille donnent à réfléchir. Selon Libération, « une
charge en règle, clinique, édifiante, mais qui n’aura peut-être pas de
suite. Pour le procureur de la République de Lille (Nord), l’obtention
en 2008 par Eiffage du marché de la construction du Grand Stade
de la métropole (aujourd’hui baptisé Pierre-Mauroy) a été affectée
2
de plusieurs irrégularités ». Le procureur constate « une atteinte
majeure à l’objectivité et à la transparence de la procédure ayant
abouti à la désignation d’Eiffage » et valide ainsi les soupçons de
favoritisme pesant sur ce gigantesque contrat. Mais les faits seraient
prescrits.
Lors de la phase dite de “dialogue compétitif”, les services
techniques de la métropole rendent leur verdict : le projet du
groupement Norpac (Bouygues) est en tête devant celui d’Eiffage,
tandis que Vinci, le troisième candidat, est largement distancé. Un
rapport de 75 pages sanctifiant ce classement est signé le 2 janvier
er
puis validé en commission. Or, le jour du vote final, le 1 février, c’est
une délibération désignant le projet Eiffage, pourtant beaucoup plus
coûteux, qui est approuvée à une écrasante majorité 3.
Deux élus auraient, d’après le réquisitoire, sans compétences
techniques particulières dans ce domaine, inversé le classement de
moins-disant à mieux-disant. Ils ont reçu des cadeaux et un faux a
été transmis à la préfecture.

DISPOSER D’INFORMATIONS
Le rédacteur du cahier des charges, le décideur ou encore son
âme damnée peuvent communiquer, à l’avance, à certains
fournisseurs, des éléments déterminants ou des informations
complémentaires sur le contenu de l’appel d’offres, aux dépens des
candidats.
Des pratiques redoutables peuvent être instaurées : le vice-
président d’un conseil général en charge de la commission des
appels d’offres disposait d’une martingale « agile » pour distribuer
les marchés. La veille de la réunion des commissions d’appel
d’offres, les tarifs retenus étaient communiqués aux entreprises afin
qu’elles se situent dans la « fourchette des prix ». Les entreprises,
les fonctionnaires et les élus étaient complices du montage. La
contrepartie consistait en des repas pantagruéliques, des travaux
personnels et des enveloppes.
Si les organisateurs des montages se méfient désormais des
conversations téléphoniques, c’est à cause d’un appel donné
pendant une réunion de la commission d’appel d’offres au cours de
laquelle le rapport de cette dernière avait été « révisé » et avait fait
passer l’entreprise bénéficiaire du marché de la quatrième place à la
première. Les informations circulent vite !
Et pour terminer, il est aussi possible de contourner les règles
relatives à la passation des marchés après qu’un appel d’offres a été
déclaré infructueux. Cette opération consiste à établir dans un
premier temps une proposition avec des caractéristiques techniques
élevées et un prix très bas. En l’absence de postulants, l’appel
d’offres sera déclaré infructueux. Le marché passe alors au statut de
marché négocié, et au cours de la « négociation » il est alors
nécessaire de réduire les prestations pour les ramener au niveau
des normes habituelles et/ou de majorer l’enveloppe financière
initiale pour pouvoir, moyennant « compensation financière »,
octroyer le marché à l’entreprise la plus accommodante.

LA SÉCURITÉ DES OFFRES


Il s’agit ici de protéger les données papier ou informatiques.
Omettre ou négliger l’installation d’une sécurité minimale dans les
bureaux, les armoires ou sur le site Internet, ou encore dans les
fichiers dans lesquels les offres sont stockées, ouvre la voie à toutes
les opportunités. Ces données, inestimables pour la concurrence,
valent de l’or et sont souvent monnayées. De même, il a été relevé
la présence d’attaques informatiques de certains sites de
collectivités, destinées à obtenir les informations contenues dans les
offres de la concurrence.
De nombreux cas ont été identifiés dans ce domaine :
les armoires et les vitrines contenant les offres étaient ouvertes à
tout vent lors de la dévolution d’un marché de plusieurs milliards ;
l’ouverture non autorisée d’enveloppes scellées ;
l’altération du dossier d’offres ou la falsification de registres
concernant la réception des offres ;
l’omission des signatures sur une ou des offres reçues ;
l’absence de témoins indépendants lors de l’ouverture des
offres ;
l’acceptation d’offres incomplètes.
CHAPITRE 6

L’exécution des travaux : un monde


opaque

Après l’exécution des travaux, la prestation doit être rendue. Le


contrôle se transforme alors en une analyse du service fait, destinée
à s’assurer de la conformité de la réalisation, et c’est là que le bât
blesse.

Contrôler l’exécution des marchés


est une entreprise malaisée
Les textes relatifs aux marchés publics ont été conçus pour être
appliqués par des entreprises de bonne foi. Le contrôle de
l’exécution du service fait et celui des avenants ont été à mon sens,
volontairement ou pas, totalement négligés. Le contrôle de
l’exécution du marché constitue une faille importante dans cet
environnement. Il n’a pas été prévu ou si peu dans les textes, les
dispositions dédiées à l’exécution peuvent être évaluées à moins de
10 % du montant total des mesures. Cette carence est confortée par
le fait que les collectivités peuvent difficilement recruter les
techniciens et les contrôleurs de travaux.
Ainsi, on l’a remarqué dans le domaine informatique, les
collectivités, acheteurs généralistes, sont souvent désarmées face
aux commerciaux hautement spécialisés sur leur métier. « Le
favoritisme se fait surtout lors de l’exécution, confirme un employé
du département, sous couvert d’anonymat. Si on retient une
entreprise qui propose des prix très bas, derrière, si on ne contrôle
pas, elle va se rattraper sur les quantités et sur la qualité. Or le
conseil général des Bouches-du-Rhône compte un nombre
étonnamment faible de techniciens pour contrôler les travaux (deux
1
fois moins par collège que son voisin du Var par exemple) . »
Le contrôle de la bonne exécution des marchés par le donneur
d’ordre nécessite, pour certains travaux, une présence sur place afin
de valider la matérialité de la prestation et, pour d’autres, une
expertise particulière. Or certains donneurs d’ordres ne tiennent pas
du tout, mais alors pas du tout à ce que le contrôle sur place soit
performant, car ils savent bien, ils en bénéficient, que leur rétribution
2
procède d’une carence du contrôle .
Une telle situation favorise incontestablement les manipulations
matérielles et comptables. Les entreprises peuvent alors aisément
se « refaire » d’un manque à gagner consenti au préalable. Les
fraudes rencontrées présentent des caractéristiques particulières,
les précédentes étaient juridiques, celles-ci sont plus rustiques
(facturation de trois toupies de béton alors qu’une seule a été livrée
effectivement), et relèvent de la catégorie des fraudes « métier » et
des fraudeurs d’habitude. La preuve de l’existence de ces dernières
s’établit en étudiant les données de la comptabilité du fournisseur et
en particulier de la comptabilité analytique de chantier – encore faut-
il y avoir accès. Seules quelques enquêtes peuvent développer
l’investigation jusqu’à la comptabilité matière de l’entreprise, les
autres se limitent à une recherche formelle faute de moyens, de
temps et de compétences techniques.
De plus, le camouflage des fraudes est grandement facilité par
l’organisation des travaux sur la base d’une sous-traitance en
cascade. Lorsque ces montages sont découverts, c’est le rang des
sous-traitants qui sera poursuivi en premier, la structure mise en
cause est liquidée et se régénère tel le phénix dans une entreprise
nouvelle.

Des conséquences dramatiques

Les fraudes vont affecter la qualité, la nature même et le montant


de la prestation. La présence de « nids de cailloux » dans une
structure en béton réduit le coût par deux, la modification du dosage
de sable et de ciment génère un gain analogue. Le fait de ne pas
respecter les mesures de sécurité minimales peut avoir des
conséquences dramatiques. Ainsi un tunnelier allemand avait réduit
sensiblement le ferraillage du béton nécessaire à la bonne
résistance du tunnel, les voussoirs restants étaient revendus au noir
à destination de pays de l’Est. Le tunnel s’est effondré, entraînant
l’écroulement d’un immeuble et faisant des victimes.
Lors d’un dramatique tremblement de terre en Italie, les
immeubles quasiment neufs se sont effondrés alors que les
constructions anciennes n’ont pas bougé. Les catastrophes se
répètent : effondrement de ponts et de viaducs, d’immeubles et de
hangars à l’occasion de tremblements de terre, leur construction
n’avait pas respecté les normes minimales de sécurité. Ainsi à
l’Aquila, en Italie, 32 étudiants sont morts dans leurs logements
construits six ans auparavant avec des fausses certifications. On
identifie les constructions truquées et celles pour lesquelles les
termes du contrat ont été respectés au moment des sinistres !
Le pont Corleone, entre Palerme et Agrigente, a commencé à se
fissurer puis est tombé dix jours seulement après son inauguration,
du fait, semble-t-il, de travaux mal réalisés. Il peut constituer un
exemple de ces dérives techniques ou matérielles peut-être dues au
comportement d’entreprises quasi mafieuses. Et que dire de
l’effondrement du pont de Gênes…
Le maître d’ouvrage doit disposer d’une technicité suffisante et
des moyens rendant possible une surveillance des travaux
impartiale et sourcilleuse. Il ne doit pas tremper dans un conflit
d’intérêts avec le prestataire, et enfin ne pas être affecté par la
corruption. Or les manipulations réalisables sont à la fois multiples et
techniques, rendant tout contrôle malaisé.

Les typologies sont souvent récurrentes

Les chapitres précédents ont permis de décrypter


essentiellement des dérives « fines », disons plus intellectuelles ; il
s’agissait alors de montages affectant des prestations, des
contournements de textes, des faux projets, des commissions
illégales et des montages destinés à faciliter les truquages lors de
l’exécution du contrat. Dans la phase de réalisation du marché, le
contrôle, lorsqu’il est effectif, est confronté à des prestations
matérielles non réalisées ou mal exécutées, à du travail clandestin 3,
à des maîtres d’ouvrages délégués complices de détournements,
ainsi qu’à un ensemble de pratiques, de tours de main profondément
intégrés dans la tradition du métier concerné. Ces « artifices »,
évidents pour certains et insoupçonnés pour d’autres, génèrent, au
détriment de l’État, les flux financiers permettant de regonfler les
marges ou de rémunérer un pacte corrupteur.

LES DÉMOLITIONS, CREUSEMENTS ET RECYCLAGE


DES DÉCHETS

Les marchés de démolition ou de la préparation des sols


(dessouchage) sont traités au forfait ou à prix unitaires fixés souvent
arbitrairement ou totalement négligés… Si la concurrence existe, il
est toujours possible de multiplier les unités (le nombre d’arbres à
abattre, par exemple) ou d’invoquer des difficultés imprévisibles
(nécessité d’utiliser du matériel plus puissant…) afin d’obtenir le
versement de sommes complémentaires qui permettront à
4
l’entreprise attributaire de ne pas réduire son résultat au cas où le
décideur exigerait un paiement personnel. En l’absence de marché,
les produits qui peuvent être vendus (le bois de chauffage, par
exemple) le seront, et cela constitue un manque à gagner pour la
collectivité. Il serait intéressant de savoir quel traitement a été
appliqué au bois coupé à la suite des travaux du barrage de Sivens
ou de Notre-Dame-des-Landes.

En 2008, le président du conseil général des Hauts-de-Seine


révèle la « disparition » d’une livraison de sable sur l’un des
chantiers départementaux dont la SEM 92 est maître d’ouvrage,
celui de la construction de l’IUT de Gennevilliers. Sur ce point Le
Parisien du 28 juillet 2008 titre : « Mais où est donc passé le sable
de la SEM 92 ? » Il poursuit : « Le feuilleton a démarré après les
fêtes du 14 Juillet. Le président du conseil général en personne
faisait allusion à une facture irrégulière de 400 000 euros de sable,
dont on ne trouverait plus trace à la SEM 92, société d’économie
mixte pour l’aménagement et le développement des Hauts-de-Seine,
dont le conseil général est actionnaire à 70 %. » Elle a porté plainte
pour détournement de… sable. Avec, à la clé, un préjudice de
1 million d’euros au détriment de la SEM 92.
Le détournement de sable, produit de première nécessité dans la
construction, n’est pas rare. On se souvient de la disparition du
sable extrait pour construire les marinas dans le sud de la France,
qui avait en son temps créé un fort scandale, car les fonds avaient
5
financé un parti centriste .
Le transport des déblais peut, notamment à l’occasion de grands
chantiers en milieu urbain, constituer un enjeu fondamental pour la
collectivité. De tels marchés, payés à l’unité (mètre cube ou tonne
transportés) peuvent générer des dérives corruptrices ou un
enrichissement personnel. De plus, déversés dans une décharge
sauvage, ces déblais constituent une atteinte à l’environnement.
Cette activité nécessite un contrôle appuyé, car la criminalité s’est
installée dans ce secteur. Si les dérives mafieuses comme
l’enfouissement des déchets dangereux près de Naples sont
connues de tous, l’implication criminelle en région parisienne est
ignorée 6. Un réseau criminel d’enfouissement de déchets dangereux
a été démantelé près de Paris. Deux figures du grand banditisme ont
été mises en examen et écrouées.
Pendant plusieurs mois, à quelques kilomètres de Paris, un ballet
incessant de camions a apporté des tonnes de déchets et de
gravats. Une société proposait à des entreprises du BTP de prendre
en charge leurs déchets à des prix sans concurrence. Ces gravats
n’étant, semble-t-il, pas recyclés. Cette entreprise était liée à une
famille associée depuis longtemps au grand banditisme et qui aurait
diversifié son activité dans le traitement illégal des déchets. L’activité
semblait lucrative : voitures de luxe, nuits dans des palaces,
plusieurs membres du clan menaient grand train.
Lorsque les travaux de démolition sont moindres, ces déblais
sont trop souvent jetés dans des décharges illégales par les sous-
traitants.

LES TYPES DE MANIPULATIONS TRADITIONNELS


Il s’agit de montages courants dans les rapports entre clients et
fournisseurs s’adossant sur la réalisation de prestations moindres,
sur la fourniture de produits moins onéreux, moins performants que
ce qui figure dans les prescriptions techniques. Ces « révisions à la
baisse » non contractuelles sont en général opérées sans l’aval du
donneur d’ordre. En cas de complicité de ce dernier, il pourra s’agir
de corruption.
Ainsi, un contrat de nettoyage et d’entretien de bureaux exigeait
un nettoyage complet et quotidien. En fait, seules les poubelles et
7
les cendriers étaient vidés chaque jour , le nettoyage et l’entretien
étaient réalisés deux fois par semaine. En contrepartie, le directeur
des achats a bénéficié d’un revenu net d’impôt régulier pendant trois
années.
Dans un autre marché de nettoyage, assez perméable aux
fraudes, le contrat prévoyait une prestation valorisée sur un bâtiment
de trois étages alors que l’immeuble n’en comptait que deux. Les
deux tiers des gains non causés ont disparu dans les flux d’une
filiale luxembourgeoise du prestataire et dans une société civile
immobilière, puis chez un antiquaire très proche de l’épouse du
donneur d’ordre. La farce a duré près de cinq années.
Des travaux supplémentaires peuvent être nécessaires en cours
d’exécution. Ils sont, en principe, le fait d’événements imprévisibles
ou résultent d’une estimation erronée, il faut alors reconsidérer la
situation. Ces situations bloquantes sont diverses : la quantité de
remblais à mettre en œuvre est insuffisante pour soutenir un édifice,
le volume des purges à effectuer est plus important que prévu, la
mauvaise qualité du sous-sol, non identifiée lors de l’évaluation des
coûts, impose la réalisation de fondations plus profondes, des pieux
plus longs ou plus nombreux. Lors de la création d’une voie, il n’a
pas été tenu compte de la fragilité du sous-sol et du fait que les
tunnels creusés lors de la Grande Guerre n’avaient pas été comblés.
Un terrain est pollué par des hydrocarbures sur une profondeur plus
importante que celle envisagée, etc. Le prestataire doit alors
effectuer les travaux supplémentaires. Ces travaux comme les
ordres de service et les avenants sont sujets à réclamation et à
contentieux, en particulier dans les marchés conclus à un prix
forfaitaire.
De telles situations peuvent aussi résulter d’une manipulation
préalable. On aurait alors volontairement escamoté ou mal calculé
un risque dont l’apparition permettrait de reconstituer des marges ou
de disposer d’un financement corruptif.
On relève aussi des travaux supplémentaires sans lien avec le
marché, proposés ou exigés par le maître d’ouvrage en contrepartie
de l’attribution du marché. Parfois réalisés au bénéfice de la
collectivité (le goudronnage d’une place, par exemple), ils le sont
souvent au bénéfice personnel du décideur : la construction d’une
piscine privée, la restauration d’un bâtiment, entre autres.
L’existence de faux documentaires est alors nécessaire.
Au cours des études effectuées au Service central de prévention
de la corruption (SCPC), nous avons tout de même identifié un
marché pour la construction d’une route de plusieurs kilomètres
jamais édifiée mais payée.
Dans toutes ces opérations, on retrouve les mêmes acteurs : le
chef de chantier, les conducteurs de travaux, le représentant du
bureau d’études qui pilote l’opération. Ces derniers, dans un état de
subordination vis-à-vis du titulaire du marché ou du donneur d’ordre,
ne peuvent s’opposer à la « manipulation » dont ils sont témoins.

La malédiction des marchés


informatiques d’État

S’il est un domaine dans lequel l’État cache un cygne noir, c’est
bien celui de l’informatisation. En effet, le développement de
progiciels destinés à améliorer sa gestion a acquis la notoriété
certaine et emblématique d’une organisation approximative et
coûteuse. Il est aussi vrai que gérer la comptabilité publique, les
hôpitaux, les soldes militaires n’est pas une mince affaire 8, et
les projets de masse, engagés au long cours, comportent souvent
des risques majeurs.
En 2010, Bercy a fait développer le progiciel Chorus afin de
moderniser la comptabilité publique. Son développement a été plus
onéreux que prévu et aurait provoqué des retards de paiement de
plusieurs mois des fournisseurs de l’État. La Cour des comptes,
dans son rapport de juin 2017, estime que, « s’il assure bien sa
fonction de gestion au jour le jour de la dépense publique, il ne
permet toujours pas de certifier avec certitude les comptes de
l’État ». Ce progiciel est implémenté auprès de 50 000 utilisateurs. Il
automatise une grande partie des écritures comptables, mais des
saisies manuelles subsistent. Or, selon la Cour, le progiciel ne
propose pas des contrôles automatiques permettant de prévenir des
erreurs, ni même un système de traçabilité permettant de garder en
mémoire les écritures concernées à des fins de régularisation : « Les
modalités actuelles d’utilisation de Chorus font peser un risque
significatif sur la fiabilité des enregistrements comptables, non
compensé par des contrôles automatiques ou manuels suffisants. »
Or il s’agit là de l’irrespect d’un principe fondamental du contrôle des
opérations informatisées forcées et des rejets.
Les bugs d’Orbis auraient causé la perte de près de 100 millions
d’euros de factures aux Hôpitaux de Paris, d’après le rapport de la
9
chambre régionale des comptes . Cette perte serait définitive.
Le programme ONP (Opérateur national de paie) est aussi cité
en bonne place. Ce logiciel de gestion des paies du ministère du
Budget a été abandonné en 2014. Il a coûté 290 millions d’euros et
la perte pourrait atteindre 600 millions d’euros. Lancé en 2007, il
devait gérer les salaires de 2,5 millions de fonctionnaires à partir de
2017, l’objectif était la réalisation de 190 millions d’euros d’économie
par an. Or, il n’est pas possible d’évaluer le montant total des
dépenses engagées dans la conception du « super logiciel ». En
effet, « SI Paye », le cœur du réacteur, initialement estimé à
170 millions d’euros, est affecté de retards importants. Certains
coûts indirects, les travaux effectués dans les ministères pour se
mettre en conformité avec le système, sont difficilement évalués.
L’engagement aurait coûté 760 millions d’euros jusqu’en 2018. De
plus, l’État a anticipé les économies de postes de son futur super
logiciel, si bien que les services des ressources humaines de
certaines administrations sont déjà « dans un relatif sous-effectif ».
Le programme Sirhen (système d’information et de gestion des
ressources humaines du ministère de l’Éducation nationale, de
l’Enseignement supérieur et de la Recherche) est un autre gouffre
financier lancé en 2007, qui devait être raccordé à l’ONP.
Le progiciel Louvois est une « vraie usine à gaz ». Conçu pour
gagner en efficience, il assurait la paye de 200 000 militaires. Or les
retards de paiement ont été considérables et 70 000 dossiers de
trop-perçus ont été recensés dont il a fallu demander le
remboursement. Tous n’ont pu être recouvrés, de nombreux
militaires ayant quitté l’armée. Le délai de récupération est estimé à
sept ans. La correction des moins-perçus a occasionné des coûts
indirects élevés : des centaines de personnes auraient été
embauchées pour rétablir les situations.
Quelques autres progiciels de moindre importance ont intéressé
la presse : le logiciel des cartes grises est de ceux-là. La plateforme
en ligne, lancée en novembre 2017 et destinée à fluidifier les
opérations d’attribution, affectée par des bugs informatiques, a
bloqué l’ensemble du système. Le délai d’obtention des cartes grises
a atteint six semaines, mais aussi pour les permis, les changements
d’adresse et les cessions de véhicules. En mars 2018, selon le
Conseil national des professionnels de l’automobile (CNPA), plus de
400 000 dossiers étaient en souffrance, interdisant l’utilisation des
véhicules nouvellement acquis et la livraison des commandes.
Nous ne serions guère étonnés si le progiciel tant vanté par les
publicités, le DMP (Dossier médical partagé), n’atteignait pas les
résultats escomptés. En effet, ce projet, issu d’une initiative du
ministre Douste-Blazy en 2004 pour une mise en application en
2007, a été relancé en 2018 par la Caisse nationale d’assurance
maladie (CNAM).
Chaque personne devrait être en mesure d’ouvrir son dossier
soit en ligne, soit auprès des agents des caisses d’assurance
maladie, lesquelles comportent « votre historique de soins des vingt-
quatre derniers mois automatiquement alimenté par l’Assurance
maladie, vos résultats d’examens [radios, analyses biologiques…],
les coordonnées de vos proches à prévenir en cas d’urgence, vos
antécédents médicaux [pathologies, allergies…] et vos comptes
rendus d’hospitalisations ».
Le premier problème posé est celui de la sécurité de l’information
contenue chez l’hébergeur unique, les sécurités d’Internet étant
constamment contournées. Ces données sont susceptibles
d’intéresser les assurances privées. En effet, si ces données sont
hébergées à l’étranger, la réglementation française ne s’applique
pas et les fuites sont probables ! De plus, l’intégration facile et rapide
des documents dans les dossiers des patients exige des logiciels
adéquats.
Les causes de ces dérapages sont comparables à celles
rencontrées dans les grands projets des autres domaines d’activité,
surtout s’ils sont démesurés et urgents. Et cela n’est pas propre au
public, le privé est pareillement affecté.
L’une des causes de dérive et de surcoût est due à la qualité de
la conception du projet. Les effets négatifs peuvent aussi provenir de
l’accompagnement de ces projets par les cabinets de conseil
extérieurs. Si le cahier des charges est flou, les besoins mal
formulés, les bureaux d’études tâtonnent et peuvent ne pas être
exempts de conflits d’intérêts. Les dérives peuvent être dues aux
classiques biais cognitifs, qui amènent les donneurs d’ordre à se
renfermer sur leur propre lecture, souvent restrictive.
De plus, l’énormité des projets et leurs délais à rallonge sont
essentiellement dus au fonctionnement en silo, conséquence du
pilotage « en mode tour d’ivoire » et à la « comitologie » : réunions
interminables devant rapprocher des points de vue inconciliables
dans lesquelles personne n’accorde à un participant la qualité de
disposer d’une vision exhaustive du projet, des enjeux, des risques
et des décisions à prendre. Rajoutons à cela la conviction folle et
chimérique que le logiciel est en mesure de traiter tous les
problèmes, et que tous les biais affectant l’origine des projets
comme leur réalisation sont identifiés. Ils ne sont pas nouveaux ni
inconnus, mais impossibles à réduire.
Ces problèmes laissent des opportunités infinies aux prestataires
qui deviennent rapidement les véritables maîtres du projet, le
donneur d’ordre perdant la maîtrise de l’ensemble. Ces erreurs
deviennent monstrueuses lorsque le recours massif à la sous-
traitance est présent.
Les carences dans la relation et le pilotage entre le donneur
d’ordre et la maîtrise d’œuvre sont problématiques. L’absence de
suivi des prestataires génère des surcoûts, la multiplication des
demandes de modifications en dehors du cahier des charges étant
facturée au prix fort. Le risque existe aussi du fait de prestataires
travaillant sur place ou à l’extérieur et du secret des affaires.
Les alertes sont lentes, partielles, rares et n’apparaissent que
comme des signaux faibles de risque. Le porteur de mauvaises
nouvelles n’est jamais bienvenu. En fait, le problème devient
tellement ingérable qu’il doit être poursuivi, c’est le célèbre « biais
10
abscons ».
Rajoutons dans ces projets une division du travail outrancière,
des structures qui ne communiquent pas entre elles, une dilution des
responsabilités, l’urgence qui ne peut se faire qu’en utilisant des
composants « sur étagère », des objectifs fixés sans consulter les
utilisateurs, et la catastrophe devient inéluctable.
Les problèmes persistent pendant la pandémie, on a raté les
marques, le traçage et la vaccination prennent l’eau.
CHAPITRE 7

Retour sur quelques particularités


notables

La tentative manquée des partenariats


public-privé
Les contrats de partenariats public-privé (PPP) sont un mode de
financement dans lequel une autorité publique fait appel à des
prestataires privés pour financer et gérer un équipement assurant un
service public. Les délégations de service public, les baux
emphytéotiques, les occupations temporaires, autres formules assez
proches qui sont utilisées depuis longtemps. Les marchés
d’entreprises de travaux publics (METP), ancêtres du PPP, avaient
été exclus des procédures des marchés publics du fait des multiples
manipulations qu’ils recelaient, dont celle des « marchés truqués
d’Île-de-France ».
Les partenariats public-privé relèvent d’une opinion suivant
laquelle les entreprises privées sauraient faire mieux et moins cher
que l’État ou les collectivités. On sait maintenant qu’ils sont plus
chers, mieux… ça peut se discuter !
Cette pratique venue d’Angleterre est un exemple de
manipulation qui s’ourdit dans l’ombre, bien que présentée comme
objective et apolitique. L’engagement de fonds publics dans ces
opérations est souvent qualifié de « gestion pure », détachée des
choix politiques, or ce n’est pas le cas. Elle s’appuie sur la
complexité, le juridisme pointilleux, le secret des affaires et le
dépeçage des biens publics entre soi. Une mission d’appui aux
partenariats public-privé (MAPPP), créée en 2014, était chargée de
faciliter ces partenariats, et son impartialité a toujours été discutée.
o
L’ordonnance n 2004-559 du 17 juin 2004 sur les contrats de
partenariat 1 a suspendu tout débat public. Si certaines personnalités
politiques ont rusé pour imposer la pratique, le Conseil
constitutionnel ayant envisagé une censure de la procédure, il eût
été sage d’écouter M. Arthuis, l’un des meilleurs connaisseurs des
manipulations comptables en tout genre au Sénat, qui avait émis
des réserves.
Cette procédure augmente in fine l’endettement public. Elle
transfère par ailleurs les gains au secteur privé et aux banques sur
des opérations ayant un impact considérable sur les comptes
publics. Une analyse de simple bon sens tendrait à montrer que
finalement les grands bénéficiaires sont les grands groupes sur un
2
fond de pantouflage, de conflit d’intérêts et de corruption douce .
Ces opérations, en apparence indolores, ne s’activent que lorsque
certaines conditions sont réunies, notamment l’imbrication des élites
dans les plus hautes sphères publiques et dans la direction des
grandes entreprises. Fruit d’un lobbying exceptionnel, « en à peine
neuf ans d’existence, les PPP ont connu un emballement
spectaculaire : de 146 millions d’euros en 2007, le montant des
investissements programmé dans ce cadre a atteint près de
5,6 milliards en 2011, plaçant la France au premier rang européen ».
On y relève les dérives déjà présentes dans les METP, soit :

des mécanismes de surcoût, d’absence de contrôle,


d’endettement massif, d’engagements très contraignants sur le
très long terme pour le seul profit du privé ;
des contrats opaques et ficelés de manière à donner tout pouvoir
au privé ;
des surcoûts non contrôlés ;
un endettement massif à des taux beaucoup plus élevés que si la
puissance publique avait assuré elle-même le financement et,
sur un très long terme, une surcharge financière qui ôte toute
marge de manœuvre à l’utilisateur.

Ce type de montage a pu pousser les services, selon l’Inspection


générale des finances (IGF), « à investir dans des ouvrages
“manifestement surcalibrés”, bien au-delà de ce que leurs
ressources leur permettaient d’envisager », ou « de surpayer un
investissement ». Ce processus facilite la manipulation des besoins.
La mise en place de ces projets et les réalisations surdimensionnées
flattent naturellement l’ego des décideurs. Les risques ne s’inscrivant
que dans le futur, ces derniers se sont lancés dans des projets
aberrants et parfois inutiles. On relève quelques analogies avec les
prêts Dexia : même complexité des opérations, même implication
des élites, une grande place laissée à l’ego des dirigeants « à la
mode », même manière d’occulter ou de décaler la dette effective.
Le Sénat, dans le rapport « Les contrats de partenariats : des
bombes à retardement ? » du mois de juillet 2014 effectué par la
Commission des lois, a identifié les risques importants pour la
collectivité dans ce secteur. Dans leur rapport annuel de 2014, la
Cour et les chambres régionales des comptes ont émis des
observations sévères : « des évaluations préalables biaisées et des
lacunes dans la mise en concurrence ont souvent facilité la
signature ; sur le long terme, l’équilibre économique du contrat est
souvent défavorable aux collectivités territoriales qui ont rarement la
capacité d’en assurer le suivi ». Les procédures ont été engagées de
manière précipitée, les avantages attribués aux partenariats public-
privé ont été mal exploités, leurs enjeux financiers ont été
insuffisamment pris en compte et tout cela contribue à la création de
dettes dont on aurait bien pu se passer dans un grand nombre de
cas.
o
La Cour des comptes européenne (n 9, rapport spécial Les
partenariats public-privé dans l’UE) relève de multiples insuffisances
et des avantages limités. Après avoir examiné de nombreux contrats
de partenariat privé-public passés dans toute l’Europe, celle-ci a
constaté un « manque considérable d’efficience, qui s’est traduit par
des retards de construction et par une forte augmentation des
coûts », une opacité comptable qui compromet « la transparence et
l’optimisation des ressources », une inadaptation de ces contrats de
long terme à suivre « l’évolution rapide des technologies ». Sa
première recommandation est qu’en l’état du droit et de la pratique il
faut cesser de recourir aux partenariats public-privé, tant que tous
les problèmes juridiques et financiers n’auront pas été résolus.
Il faut relever aussi le fait que seules quelques rares grandes
entreprises peuvent gérer de telles structures, et que le principe de
l’égalité devant la commande publique est donc écarté, ce n’est que
tardivement que le délit de favoritisme a pu s’appliquer à cette
procédure.
Il a cependant suffi d’une révolte de bonnets rouges, d’un
aérodrome mal aimé et de la résiliation d’un contrat au centre
hospitalier sud francilien pour que cette procédure de passation des
marchés, encensée par un lobbying débridé, soit vouée aux Érinyes.
D’aucuns prétendraient même que ces partenariats public-privé
pourraient créer, à terme, des dégâts proches de ceux des
subprimes sur les comptes des entités.
Une lecture, même superficielle, des contrats dévoile les grandes
typologies de risques inhérents à cette procédure. En premier lieu, la
clause de dédit mal analysée peut rendre financièrement impossible
3
tout retrait de la puissance publique. L’État et les collectivités
semblent démunis face à cette clause. Cela peut s’expliquer par un
4
manque de compétences juridiques, par un vice commercial , par
l’intense communication, et plus sûrement par un défaut de volonté
pour s’opposer aux grandes entreprises.
Présentés comme un partenariat entre égaux, les PPP génèrent
des rapports souvent violents, parfois corrupteurs et le plus souvent
liés à des conflits d’intérêts entre entreprises et politiques.
Finalement, ils sont défavorables à l’État, souvent incapable de
produire une expertise technique et juridique solide. Il s’agit de
« contrats secs » sans renégociation possible, assortis de charges
exceptionnelles comme les indemnisations. Dans ce jeu où pile je
gagne, face tu perds, l’endettement des États et des collectivités se
poursuit.
Un autre problème posé est celui du conflit d’intérêts de hauts
5
fonctionnaires , qui, après avoir piloté localement, seraient
embauchés par une filiale de l’heureux gagnant.
Notons que les oppositions aux PPP ont généré nombre de
saillies humoristiques : au Canada ATTAC-Québec nomme le PPP
« Privatisation du Patrimoine Public », le PFI britannique (Private
Finance Initiative) est aussi qualifié de « Perfidious Financial
Idiocy ».
Le tropisme des élus pour l’immobilier
La gestion des collectivités est souvent affectée par des
manipulations liées à l’immobilier. Ce n’est guère étonnant, la
pression immobilière est très forte et, pour les propriétaires de
terrains, la cession sous la forme de terrains à bâtir est l’ultime
occasion d’obtenir des plus-values.

COMMENT CONTOURNER LES TEXTES ENCADRANT


LE PERMIS DE CONSTRUIRE

Depuis des lustres, le permis de construire est considéré comme


une entrave à l’investissement immobilier, qu’il soit individuel ou
collectif. Quelques astuces sont couramment utilisées dans le but de
contourner efficacement les règles.
Il n’est pas rare de bâtir sans permis en jouant sur la discrétion.
Pour ce faire, il est nécessaire de se trouver dans une situation
géographique favorable, à l’abri des regards, de l’indiscrétion ou de
l’ire des voisins, cependant cela n’est réalisable qu’avec la
complicité du constructeur.
Les bâtisseurs du dimanche vont utiliser une « gratte »
systématique afin de transformer un garage en appartement, de
construire un hangar dont la surface sera majorée de dix mètres
carrés ici, de cinq là, et vogue la galère. Quant aux services
municipaux, ils peuvent se demander, au moment de viser le
certificat de conformité, s’il est bien raisonnable de se mettre à dos
une famille qui vote… C’est un grand classique du
microdéveloppement immobilier. Dans un village des Pyrénées-
Orientales, excédée par les litiges entre voisins, une mairie a pris
une décision redoutable. Pour chaque saisine, elle diligente une
inspection préalable des locaux de chacune des parties. Le prurit
vicinal a baissé de manière spectaculaire.
Un soupçon d’habileté peut être instillé dans le rouage
frauduleux ! La manipulation affecte alors la demande de permis de
construire, majorant la surface de la construction à agrandir ou sa
destination. L’absence de contrôles systématiques ou l’appartenance
à une coterie facilitent la manipulation. Des personnages célèbres se
sont fait prendre à ce jeu. Un ancien ministre avait obtenu le droit de
rénover dans un site protégé un petit mas en majorant la surface
initiale. L’emballement de la contestation l’a amené à y renoncer.
Une « people » célèbre aurait tenté de maquiller en abri de piscine
une maison de cent mètres carrés construite dans une pinède
inconstructible. Condamnée à détruire la construction, elle a fait
appel de la décision. De nombreuses bergeries à l’abandon ont été
subrepticement transformées en villas somptueuses ou sont
devenues des gîtes touristiques courus ; comme on dit dans l’île de
Beauté, c’est « brocciu et fiadone ».
Les contrôles sont parfois efficaces, ils génèrent alors un concert
de pleurs et de gémissements. La démolition d’un local construit
sans autorisation a été prononcée par le tribunal correctionnel. Il
appartient à l’épouse d’un maire et il était destiné à devenir un gîte.
Des travaux non autorisés avaient été réalisés par deux fois sur le
même bâtiment. En 2012, en possession d’un hangar sur un terrain
agricole (non constructible), une demande de changement de
destination de ce bâtiment afin d’y abriter un gîte touristique aurait
été déposée et aurait obtenu cette autorisation, toute démolition est
alors exclue. Or, le « casot » aurait été rasé de manière illégale,
dans l’optique de rebâtir.
En 2013, curieusement, un second permis, dit « de
régularisation », a été obtenu de la communauté de communes, à la
stricte condition que le hangar agricole soit reconstruit à l’identique.
Ce qui n’a pas été le cas. Un mas aurait bien été érigé, mais agrandi
par un sous-sol afin d’y accueillir notamment une chaufferie.
L’extension ne figurait pas sur les plans. Sans compter une piscine
semi-enterrée qui ferait l’objet d’une autre procédure et pour laquelle
des investigations seraient en cours.
De surcroît, la famille y aurait élu domicile, selon les déclarations
de la propriétaire lors de l’audience. Celle-ci a plaidé l’ignorance.
Elle aurait sans doute gagné à poser la question à son époux, qui a
été maire de la commune, son conseil eût été profitable, on ne se
parle jamais assez en couple ! Le tribunal a prononcé une amende
de 10 000 euros à son encontre et a ordonné la démolition de la
construction sous peine d’astreinte. Le jugement a été pris
conformément aux réquisitions de la procureure. La commune
victime d’une construction illégale sur son territoire ne s’est
finalement pas constituée partie civile.
Le Canard enchaîné a apporté son concours, évidemment
humoristique, au corpus juridique en créant le « permis tacite ». Il
consiste pour l’élu à ne pas répondre dans le délai imparti à la
demande, la règle du « qui ne dit mot consent » s’applique alors, et
le permis est accordé de manière tacite. C’est une manière de
resserrer les amitiés et d’assurer des votes potentiels.

LES DÉRIVES IMMOBILIÈRES


L’immobilier présente de nombreux avantages pour un édile dont
l’éthique est fluctuante, et ses décisions, qui devraient être
marquées du sceau de l’intérêt général, ne constituent parfois
qu’une pratique destinée à privilégier son intérêt personnel. De plus,
le choix absurde qui a été fait du développement immobilier
horizontal a entraîné une concurrence malsaine entre les
collectivités et des coûts d’aménagement de plus en plus élevés
pour les finances communales. On peut craindre que ce type de
développement périurbain, qui a pour partie été la cause de la
révolte des Gilets jaunes, ne crée des problèmes similaires à ceux
constatés dans les grandes barres des banlieues. Cependant, cette
course au développement génère des flux financiers qui attirent les
convoitises.

AUTANT EN APPORTE LE VENT


Le SCPC (Service central de prévention de la corruption) a été
destinataire de nombreuses procédures engagées par des
associations, qui font état de dérives graves concernant les
implantations d’éoliennes. Il a aussi été consulté sur cette
problématique par l’autorité judiciaire qui sollicitait son analyse à
l’occasion d’une affaire en cours. Cette dernière a pu relever le fait
qu’il ne s’agissait pas toujours de simples négligences, mais parfois
d’agissements délibérés, leurs auteurs étant motivés par les revenus
substantiels tirés de l’implantation d’éoliennes sur des terrains leur
appartenant et par un régime fiscal favorable.
Il a pu être également constaté une très forte pression exercée
sur les élus par les investisseurs. Certains auraient même été invités
à soutenir la société dans l’élaboration du projet. Or, cela n’est pas
cohérent avec le principe de neutralité de la décision prise au nom
de la collectivité publique, principe destiné à éviter, en toute
circonstance, la confusion entre l’intérêt privé de celui qui prend,
participe ou prépare la décision, et l’intérêt public dont il a la charge
6
en qualité d’élu .
Ce principe n’est en rien théorique. Entre 2010 et 2013, le maire
d’une commune, son premier adjoint, et un conseiller municipal ont
participé aux délibérations sur une zone de développement éolien,
lesquelles ont permis de créer un parc de huit machines. Or, ils
étaient propriétaires d’une partie des terrains concernés. Plusieurs
d’entre eux avaient en outre signé des promesses de bail
emphytéotique au bénéfice du constructeur des éoliennes.
La présidente du tribunal a rappelé que la loi obligeait à se retirer
quand le conseil municipal évoquait ce dossier qui allait leur
« rapporter un peu d’argent », en l’espèce 6 500 euros de loyer
annuel par éolienne pendant vingt-cinq ans, pour des terrains ne
rapportant que 1 000 à 1 200 euros à l’hectare lorsqu’ils sont
7
cultivés .

LA SPÉCULATION SUR LES CESSIONS OU LES ACHATS


DE TERRAINS

Les exemples dans ce domaine sont légion et chacun d’entre


nous a connu un montage de ce type. Quelques exemples
significatifs seront seulement cités ici.
Un maire adjoint est condamné pour avoir spéculé sur des
terrains. Il avait acheté une surface de 5 000 m2 et participé à deux
ventes autorisant l’aménagement du quartier dans lequel était situé
le terrain. Un compromis de vente avait été passé et la valeur du
terrain avait été multipliée par cinq. Le maire lui a retiré ses
délégations et a porté plainte. Il a été condamné à 6 mois de prison
8
avec sursis et son terrain lui a été confisqué .
Le député et maire de Royan, pour sa part, a rendu
constructibles des terrains appartenant à sa famille, il est condamné
à 7 500 euros d’amende et a utilisé la procédure de reconnaissance
9
préalable de culpabilité .
Le maire de Tignes en Savoie, accusé d’avoir revendu un terrain
quinze fois sa valeur initiale en modifiant le plan local d’urbanisme, a
été condamné à huit mois de prison avec sursis par le tribunal
d’Albertville. Poursuivi pour prise illégale d’intérêts, il a été
condamné par le tribunal à une amende de 60 000 euros, à trois ans
d’inéligibilité et à six mois de prison avec sursis. « On peut s’enrichir,
mais pas avec son mandat d’élu », a réagi l’ancien maire de Tignes.
En janvier 2005, lors d’une vente aux enchères, la société
immobilière SCI L’Ancolie, dont le maire de Tignes et l’épouse
étaient cogérants, a acquis un terrain de 4 000 m2« inconstructible »
pour un peu plus de 80 000 euros qu’elle a revendu cinq ans plus
tard à une agence immobilière pour 1,2 million d’euros après avoir
modifié le plan local d’urbanisme. Le compromis de vente, signé dès
2007 entre la société et MGM, suspendait la transaction à l’obtention
d’un permis de construire, qui sera accordé par la mairie en 2008,
prévoyant des logements sociaux pour les saisonniers et une
résidence touristique quatre étoiles. Mais en 2010, une nouvelle
modification du permis de construire, qui inclut l’aménagement d’un
2
magasin de location de skis de 300 m dont le maire deviendra le
propriétaire, est signée. « C’est plus qu’une excellente affaire, c’est
du jamais-vu », avait lancé au prévenu l’un des avocats des parties
civiles, après avoir rappelé que la valeur du commerce pouvait « être
estimée à 2 millions d’euros ». « Vous avez été aveuglé par l’appât
du gain », avait renchéri le deuxième avocat des parties civiles, lors
de l’audience. L’édile a démissionné de son mandat et a stoppé la
procédure de son pourvoi en cassation. Il avait été condamné par le
tribunal correctionnel d’Albertville à huit mois de prison avec sursis,
60 000 euros d’amende et trois années de privation de droits
civiques pour « prise illégale d’intérêts ». La cour d’appel de
Chambéry a confirmé le jugement, qui est devenu définitif après
l’annulation de la procédure engagée auprès de la Cour de
10
cassation .
Avec la création des communautés de communes, les montages
sont facilités car apporter la preuve de l’élément moral est plus
difficile, la décision étant collective. À titre d’exemple, prenons le cas
d’un terrain inconstructible car attenant à une route départementale.
Le prix du terrain agricole avoisinait 2 000 euros l’hectare, or la
communauté de communes l’a acheté au prix du terrain
constructible majoré de dix pour cent, soit près de 70 000 euros
l’hectare. Les liens de proximité entre le vendeur et le conseil
municipal ont ainsi été discrètement camouflés.

LES ORGANISMES « SOCIAUX » DESTINÉS À L’HABITAT


L’effondrement de plusieurs immeubles à Marseille, qui a causé
la mort de huit personnes, outre l’horreur engendrée par ce drame, a
mis au jour quelques manipulations intéressantes qui démontrent,
s’il en était besoin, qu’il est possible de s’enrichir en manœuvrant
autour d’immeubles vétustes, voire inhabitables.
L’hebdomadaire Marianne, dans son édition du 14 au
19 décembre 2018, titre « Marseille : plus laide la ville ? » et
rapporte l’existence d’un montage complexe qui pourrait être utilisé
dans de nombreuses autres villes. Une société d’économie mixte,
Marseille Aménagement, acteur majeur de la réhabilitation, a
racheté des centaines d’immeubles. Elle en aurait revendu à la
découpe à des sociétés civiles immobilières composées
d’investisseurs privés. Les ventes auraient été réalisées à perte. La
ville a installé une « garantie locative » accompagnée d’une
promesse d’achat par ailleurs critiquée par la chambre régionale des
comptes.
Ainsi, les heureux acheteurs auraient utilisé les subventions de
l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) et effectué des travaux, puis
revendu les locaux avec une plus-value significative.
Nombre de propriétaires appartiendraient à des « chapelles »
locales. Ces derniers, informés de la préemption d’un immeuble, se
portent alors acquéreurs, effectuent des travaux rapides, et un
expert à la vue basse les valide. Les propriétaires de ces logements
sont défiscalisés pendant neuf années. Laissant un peu passer le
temps, ils déclarent alors l’immeuble en péril du fait des locataires, et
la ville rachète cher l’immeuble qu’elle revendra par la suite.
L’opération peut alors se perpétuer.

Le cumul des mandats a eu des conséquences majeures dans


les manipulations des marchés publics, car la maîtrise des réseaux
et des circuits financiers, des subventions et des places nécessaires
permet d’asseoir le clientélisme. La mainmise sur les circuits de
financement des dépendances des collectivités aggrave la situation.
La décentralisation a créé des collectivités gigantesques, dont la
culture éthique est parfois limitée. Elles gèrent des marchés
colossaux, en nombre comme en montant, des subventions tout
aussi importantes, et sont souvent l’un des rares fournisseurs
d’emplois locaux. L’existence d’un système féodal de baronnies
locales fonctionnant sur le principe de la suzeraineté et de la
vassalité n’a pas disparu, loin de là, et les réseaux s’activent dans
l’ombre. Il est difficile pour tout un chacun de comprendre qui fait
quoi et surtout qui décide. L’existence des métropoles, des
communautés d’agglomérations ou de communes peut sembler
pertinente au regard de l’action publique, encore que… Néanmoins,
l’opacité est grande, et le clientélisme ou la corruption sont présents.
Les contrôles externes apparaissent particulièrement fragiles. Les
contrôles internes, eux, semblent assez limités, à l’exception de
quelques grandes régions qui ont intégré cette procédure. Les
préfectures ne disposent pas de moyens suffisants pour exécuter le
contrôle de légalité, qui a été qualifié par un sénateur de « véritable
passoire ».
La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique
11
(HATVP) , en contrôlant les obligations de déclarations d’intérêts,
contribue à limiter les dérives primaires dans ces domaines.
L’Agence française anticorruption (AFA), qui développe les plans de
prévention de la corruption adaptés aux collectivités, poursuit son
ouvrage 12 et introduit un début d’analyse du risque de corruption
dans ces entités. Il serait sage de lui accorder un véritable pouvoir
de sanction dans ce domaine.
Quelques propositions dont l’efficacité est certaine pourraient
être formulées :

Autoriser l’AFA à sanctionner les manquements constatés.


Renforcer les commissions d’appels d’offres locales en créant
des jurys tirés au sort et en rendant obligatoire la convocation
d’un représentant de l’État, ce qui a longtemps été le cas.
Instaurer la transparence du recrutement et de la promotion des
agents publics locaux.
Prévoir une sanction pénale en cas de non-exécution d’une
décision de la commission d’accès aux documents administratifs.
Toutefois, que faire lorsqu’on savonne gaiement la planche des
contrôles en se moquant manifestement des directives
européennes ? En effet, la loi du 7 décembre 2020 d’accélération et
de simplification de l’action publique (ASAP), appelée aussi « As
soon as possible » lorsqu’elle est considérée comme une mauvaise
manière en termes d’atteintes à la probité, a été, comme souvent
avec ces lois fourre-tout affublées d’acronymes ridicules, l’occasion
d’un bel enfumage. Initialement, elle contenait exclusivement des
mesures de simplification administrative pour les particuliers, les
entreprises et les collectivités territoriales. Elle est devenue le
support de mesures en faveur de la relance économique, et…
modifie profondément le régime des marchés publics, procédure
déjà engagée par divers décrets. On profite donc d’une loi présentée
comme raisonnable pour manipuler les marchés publics, largement
soumis à la corruption, et mettre, de facto, en risque les décideurs.
Aucune étude d’impact, aucun argument juridique, autre que le
lobbying prônant depuis longtemps un libéralisme total, n’a été
apporté, le texte étant adopté en urgence accélérée.
Cette loi permet au préfet d’organiser une consultation
électronique à la place d’une enquête publique, lorsque le projet
concerné n’est pas soumis à évaluation environnementale. Ce qui
élimine tous ceux qui ne sont pas férus d’Internet. Même si l’enquête
publique est parfois critiquable, elle permet néanmoins de faire
participer l’ensemble des personnes concernées à la discussion.
Le seuil de dispense de publicité et de mise en concurrence pour
la conclusion des marchés publics de travaux jusqu’au 31 décembre
2022 a été relevé à 100 000 euros. Ce seuil chatouille réellement les
esprits, de 25 000 euros il est passé à 40 000 euros, maintenant à
100 000 euros. Cette modification permettrait aux acheteurs de
« contracter plus rapidement avec des entreprises, et notamment
13
des PME , grâce au maintien de l’obligation d’allotissement ». Le
problème n’est pas la rapidité de l’acte, qui n’est que l’éjaculation
précoce de lobbyistes intéressés, mais l’utilité réelle du projet et du
besoin, car c’est de l’argent de l’État qu’il s’agit, et donc de nos
impôts.
Il devient possible désormais de recourir à la passation de
marché sans publicité ni mise en concurrence lorsque l’intérêt
14
général est censé justifier l’opération. Donc il n’existe plus de
seuil ! De plus, la notion d’« intérêt général » est particulièrement
floue car elle peut varier, être admise ou rejetée, suivant celui qui
l’utilise ou qui la subit. Le bénéficiaire du marché, l’association ou le
maire qui ont lancé l’affaire, n’aura pas la même approche que celui
qui a été écarté ou qui va subir des nuisances, ou que les instances
de contrôle (préfecture, juge administratif, chambre régionale des
comptes…). Cela va forcément multiplier les contentieux mettant en
évidence le risque de favoritisme et le surcoût pour la communauté.
De plus, le Code des marchés dispose d’un grand nombre
d’exceptions prévues lorsque le processus normal ne peut
s’appliquer (urgence impérieuse, première procédure
infructueuse, etc.). Pour bien connaître le domaine, cette référence à
l’intérêt général facilite la signature de contrats opaques, on l’a
constaté lors de l’achat de masques après le premier confinement.
Finalement, un tel texte destiné à réduire la « paperasse »
contribue à donner des pouvoirs exceptionnels aux préfets, tant et si
bien qu’on peut se demander si la décentralisation existe encore !
Ce texte a été voté alors même que les premières analyses
portant sur les achats de masques dans la période
d’assouplissement des contrôles des marchés publics étaient
diffusées 15. Il faut croire que le législateur était sourd, aveugle ou
bien peu informé en matière de fraudes aux marchés publics. On
constatait alors des achats de masques à des prix fous réalisés avec
des entreprises en liquidation auxquelles des avances considérables
étaient accordées, ce qui est une bonne manière de jeter l’argent
public par les fenêtres. On a aussi relevé des propositions de
surblouses à 12 euros pièce, ou des avances sur commandes
versées à des sociétés figurant dans les listes des Panama Papers.
En fait, les entreprises locales ont été largement choisies, ce qui
n’est pas critiquable lorsque les prix sont corrects et les livraisons
effectives. En revanche, en faire un principe d’action développe un
clientélisme forcené qui facilite la corruption. Favoriser
systématiquement les entreprises locales bloque le marché aux
autres entreprises ; qui sont alors dépendantes de leur propre
territoire et mécaniquement soumises à la corruption.
De même, l’article 44 quater renforce l’accès aux marchés
publics des entreprises en redressement judiciaire. Les entreprises
qui bénéficient d’un plan de redressement peuvent candidater à ces
contrats, là cela peut avoir un impact sur la bonne fin du projet.
Je comprends et partage pleinement les analyses de
Transparency International et d’Anticor après la validation de
certains articles par le Conseil constitutionnel : « La loi ASAP
pérennise les modifications exceptionnelles prévues dans le Code
des marchés publics. Elle va également pérenniser les risques
accrus d’escroquerie, de favoritisme ou de corruption que ce recul
de la transparence implique. Sous le prétexte de la simplification et
de la relance, la transparence dans l’attribution de marchés publics
recule. Reste à savoir comment ces dispositions vont pouvoir être
appliquées concrètement. En effet, pour le motif d’intérêt général qui
devra être défini par décret, la définition a des chances d’être
fortement contrainte par le droit européen qui énumère de façon
exhaustive les motifs dérogatoires possibles aux règles des marchés
publics. Quoi qu’il en soit, le signal envoyé est inquiétant compte
tenu de la quasi-disparition du contrôle de légalité. Avec une
commande publique qui représente près de 90 milliards d’euros de
contrats par an et qui risque de gonfler sous l’effet du plan de
relance, le risque juridique potentiel est énorme et ne semble pas
avoir été évalué. »
On ne peut mieux dire !
CINQUIÈME PARTIE

ORGANISATIONS CRIMINELLES
ET CYBERCRIMINALITÉ
CHAPITRE 1

Une hybridation réussie

Les organisations criminelles s’intègrent dans le monde


économique car leurs disponibilités financières sont à la fois
exceptionnelles et liquides. Elles ne rechignent pas à s’impliquer
dans des activités plus saines, en particulier dans les secteurs
touristique et immobilier, tout en développant leur business
historique. Elles ont besoin d’entreprises officielles à des fins
stratégiques, organisationnelles, financières, et surtout dans leur
approche des pouvoirs. L’exemple du gang de la Brise de mer le
démontre. La plupart des gains étaient réintégrés dans des
entreprises propres. Quant au système bancaire, il facilite le
blanchiment des gains illégaux. Souvenons-nous de la « parenthèse
divine » pour le crime autour de la crise de 2008, pendant laquelle
nombre de grandes banques ont facilité le blanchiment des flux
criminels pour se refinancer, certaines ont parfois été sanctionnées.
Ces organisations n’hésitent pas non plus à créer des entreprises
1
déconnectées du crime , car les activités criminelles et
économiques sont complémentaires. Les criminels disposent de
fonds à foison, ils ont les moyens de se faire respecter, mais sont en
manque de reconnaissance. Les entreprises disposent de la
reconnaissance, mais peuvent manquer de trésorerie ou de moyens
pour se développer. L’articulation de ces caractéristiques constitue
évidemment une opération « gagnant-gagnant » pour qui, poussé
par l’obligation de majorer ses profits, ne dispose pas d’une éthique
solide. De plus, de nombreux pays, on l’a vu, sont criminalisés, et le
modèle mondialisé facilite ces rapprochements.
Les entreprises criminelles ont adopté les codes du monde
économique, elles en ont créé certains, modifié d’autres. Leur
modèle reste, toutes choses étant égales par ailleurs, celui de
l’économie classique. Elles utilisent les services des paradis fiscaux
pour protéger leur pécule et pour tirer le plus grand profit des gains
au détriment des États. Elles ont les mêmes conseils et utilisent les
mêmes pratiques. Les escroqueries fiscales constituent aussi pour
elles une source de revenus considérable. L’exemple du groupe
criminel qui, tout récemment, a escroqué des clients pour plus de
100 millions d’euros en vendant du vin additionné de sirop l’illustre
bien. L’isoglucose provenait des Pays-Bas, les soixante entreprises
commercialisaient depuis les Pays-Bas, la Belgique, la France, la
Moldavie et la Russie. Il existe bien une symbiose entre acteurs
légaux et illégaux qui répondent à des mécanismes d’offre et de
demande, car on est bien en présence d’acteurs conventionnels.
« Les acteurs légitimes ne font que tirer profit des activités
criminelles des autres. Les banques et autres institutions financières
occidentales peuvent recevoir de l’étranger des fonds importants qui
sont le produit d’activités criminelles. Dans ce cas, le blanchiment a
eu lieu ailleurs et les transactions intermédiaires ont caché les traces
de l’illégalité. Dans l’industrie chimique, les entreprises tirent profit
des activités de réseaux qui éliminent illégalement des déchets
toxiques. S’il y a entente, il s’agit d’une externalisation ; sinon […],
2
on parle de synergie . »
Les acteurs légaux et illégaux peuvent travailler de concert à la
commission d’un même délit. Des avocats, des politiciens, des
comptables, des banquiers proposent leurs services en toute
connaissance de cause aux opérateurs criminels ou aux entreprises
désireuses de se comporter ainsi. Les intérêts sont alors
réciproques, il se crée une sorte de collaboration sous-tendue par
des avantages mutuels. Ils s’enrichissent mutuellement alors qu’ils
poursuivent leurs activités de manière indépendante en promouvant
leurs intérêts et leurs objectifs. Il n’y a pas ici d’entente entre acteurs
légaux et illégaux, ni de relation directe de client à fournisseur. Si
cette forme de symbiose est possible, c’est en raison de l’existence
de facteurs structurels.
Certaines entreprises qualifiées de non criminelles ne se
comportent pas de manière très différente des premières : les
campagnes agressives de vente de médicaments antidouleur de
certains grands laboratoires pharmaceutiques ont causé plus de
70 000 morts aux États-Unis en pleine connaissance de cause. Ces
entreprises cotées ne se différencient pas de celles qui ont contrefait
les médicaments antipaludisme en Afrique ou qui vendent des
contrefaçons d’hydroxychloroquine. De même, une société a
accordé de gros rabais à ses distributeurs pour les paiements
anticipés sur les ventes d’anhydride acétique au Mexique avant son
introduction en Bourse. Une partie des produits a été acquise par les
trafiquants de drogue, car ce produit est recherché pour la
fabrication de l’héroïne, en particulier le « China white », la forme la
plus pure d’héroïne.

Dans les paradis fiscaux, les organisations criminelles disposent


aussi d’une possibilité d’adaptation extraordinaire et savent tirer parti
des bonnes pratiques de l’économie. En matière de vente de
drogue, les criminels ont compris qu’il était nécessaire de protéger
leurs clients. Ils ont mis en place des mini-plateformes, des
abonnements et un service de livraison sur place. Ainsi les
utilisateurs reçoivent le produit dans la demi-heure chez eux, et leurs
achats sont accompagnés de bonus et de remises.
Les GAFAM ne font guère mieux. Les trafiquants ont aussi
amélioré les plants et ont utilisé des processus chimiques
performants. Ils ont su s’entourer de spécialistes dans tous les
domaines et ont intéressé les entreprises de chimie par l’achat de
précurseurs. Ils ont su également échanger les bonnes pratiques
technologiques entre eux, comme ils ont su le faire dans le domaine
financier. Ils peuvent attaquer certains pays, les Pays-Bas par
exemple, qui sont menacés par le crime organisé. Les mafias y sont
nombreuses et apportent chacune leur produit privilégié. La « Mocro
Mafia » marocaine, les gangs de motards, la mafia turque, les
mafias russes, entre autres, utilisent le positionnement stratégique
des ports et les territoires des Antilles et du Surinam, créant une
sorte de « narco-hub ».
Les entreprises criminelles, grandes ou petites, sont gérées
comme des entreprises. Les zones de chalandise sont protégées.
Parmalat utilisait bien les nervis de la mafia pour s’assurer de
l’exclusivité de la vente de ses packs de lait. Le management par la
motivation fonctionne aussi chez eux, plus brutalement. La
recherche de nouveaux marchés, la répartition des tâches sont des
business plans criminels. La concurrence n’échappe pas aux
standards en vigueur. Les flux financiers sont correctement
protégés, et cela depuis l’origine. Les points forts de la criminalité
sont l’adaptation et la fluidité.
Lors de la guerre des Balkans, à aucun moment les passages de
produits contrefaits, de cigarettes, d’êtres humains, de l’immigration
clandestine, entre autres, n’ont été interrompus. Bien au contraire,
des « gentleman’s agreement », si l’on peut dire, ont été passés
entre les divers groupes mafieux et les combattants. Les uns
fournissant des armes, les autres créant des corridors protégés
3
temporairement. En Colombie, les FARC et les milices
paramilitaires, financées par de nombreuses entreprises
internationales, qui étaient censées se combattre, se sont partagé le
travail : aux FARC la culture de la cocaïne et la préparation des
pains de drogue, aux milices l’acheminement des précurseurs vers
les lieux de production et celui des pains de drogue vers les ports.

La criminalité s’est évidemment adaptée aux nouvelles


technologies et aux crypto-monnaies concomitamment à leur
évolution. Les supermarchés du darknet, les escroqueries, les liens
entre les organisations mafieuses et les hackers se sont développés
sans encombre. La criminalité a aussi pénétré la finance : elle
disposait de masses financières qui ne pouvaient qu’intéresser les
financiers, et les diverses crises démontrent leur présence. Cette
intégration a été d’autant plus facile que le système bancaire, après
la crise de 2008 jusqu’à ce jour, a blanchi la manne criminelle. Il faut
savoir que ce n’est que début 2020 que l’Allemagne a fait du
blanchiment une priorité 4.
La criminalité a ajouté à ses activités traditionnelles d’autres
métiers. Les criminels jouent aussi un rôle de mandataire, de
récupérateur de créances, et ils suppléent les banques dans un rôle
de prêteur aux PME lors des crises. On assiste finalement à une
stratification des activités de la criminalité ; d’une part, les méthodes
anciennes éprouvées, et, d’autre part, les activités nouvelles
affublées de nouveaux oripeaux. La mondialisation et la globalisation
ont permis un développement international sans limites et sans
contrôle. Les organisations criminelles se sont diversifiées en
utilisant toutes les opportunités offertes en bénéficiant d’aubaines
telles que la lutte antiterroriste et… la pandémie. En effet, les
investigations les concernant ne sont plus une priorité si elles savent
rester discrètes.

Les États, sources de profit

Les organisations criminelles, très réactives, se sont adaptées


instantanément aux évolutions car elles avaient, depuis longtemps
déjà, investi des pans entiers d’une économie à qui elles avaient
offert le moyen de gagner de l’argent sans se salir les mains. Dans
les pays développés, les stratégies des criminels consistent à gérer
leur fonds de commerce en coordonnant et en rentabilisant
l’utilisation de l’immigration clandestine, en mettant en place et en
finançant des circuits de contrefaçon, et enfin en investissant dans
des secteurs délaissés ou complexes à gérer avec des moyens
traditionnels. Les groupes criminels organisés constituent la face
cachée de l’économie de marché. Ils se fondent dans les circuits
économiques dont ils utilisent les points faibles qui alimentent
l’économie souterraine.

LES BANQUES PARALLÈLES


L’analyse qui suit 5 synthétise en décrivant dans le détail
l’organisation de ces entités aux activités multiples qui sont
destinées à blanchir les flux frauduleux des « passants honnêtes ».
Elles constituent le trait d’union entre l’économie criminelle et les
caisses noires de l’économie « légitime ». Cela mérite réflexion. En
six ans, plus de 400 millions d’euros principalement issus
d’escroqueries auraient été blanchis. En enquêtant sur des
escroqueries, des gendarmes ont pénétré un système international
de blanchiment brassant des milliards d’euros. À l’échelle d’une
petite succursale du crime, ils ont découvert plus de 120 millions
d’euros de flux suspects : « On parle beaucoup des circuits de
blanchiment du crime organisé, de leur imbrication dans l’économie
légale. Notre enquête a démontré l’existence de ce système
bancaire parallèle. Nous l’avons physiquement trouvé. » Les
gendarmes ont repéré, décrypté et démantelé l’une des succursales
de cette « banque du crime ». « Un simple rouage, avec un noyau
dur de cinq personnes seulement. Mais à l’échelle de cette
microcellule spécialisée dans la collecte de l’argent issu
d’escroqueries, les chiffres donnent le tournis : en dix-huit mois, près
d’un millier de sociétés bidon et 120 millions d’euros de flux d’argent
suspect sont détectés ! » Les autorités slovaques ont facilité les
investigations. Les sommes d’argent sont colossales : en un an,
40 millions d’euros ont transité dans les caisses de la société
slovaque. Surtout, celle-ci n’est pas alimentée par une, mais par
25 autres sociétés, toutes immatriculées en France !
Un système bancaire parallèle était organisé autour de créateurs
de sociétés et des gestionnaires. « Des dizaines de sociétés sont
créées puis des centaines. Près d’un millier au final. » C’est un
classement par thématique qui a été découvert : « Les raisons
sociales où apparaissent les termes “web” ou “pub” correspondent
aux escroqueries liées à Internet (faux encarts publicitaires, faux
ordres de virement, fausses créations de sites). Un nom avec
“optique” cache souvent une fraude à la Sécurité sociale. Les
dénominations “école” ou “formation” pointent vers des fraudes à la
formation professionnelle. “Climatisation”, “informatique”, “négoce”,
“dépannage” ou autres activités du bâtiment masquent de fausses
ventes de produits, pour dégager du cash issu des trafics
(stupéfiants, etc.). »
Les utilisateurs sont divers : « Ici, un patron d’entreprise qui,
grâce à ces fausses factures, détourne plusieurs centaines de
milliers d’euros. Ou cet autre qui paie de la même manière un bijou à
son épouse. Ou encore ce salarié d’un grand groupe qui fait sortir
600 000 euros via de faux achats d’ordinateurs… Grâce aux
rabatteurs et au bouche-à-oreille, la machine à billets tourne à plein
régime. Autre exemple : un patron a un besoin ponctuel de main-
d’œuvre. Il ne veut pas la déclarer. Il fait un chèque de
100 000 euros à une société bidon d’informatique ou de bâtiment.
Celle-ci prélève 20 % (c’est le forfait moyen constaté) et reverse
80 000 euros en cash qui serviront à payer discrètement les salariés
au noir. L’organisation criminelle, elle, a blanchi 100 000 euros et
récupéré 20 000 euros qui servent à payer les salariés non déclarés
de sa “banque”. Un système de compensation entre groupes
criminels alimenté par l’argent liquide est utilisé, offrant un double
avantage : éviter les déplacements risqués avec de grosses
sommes d’argent en cash, et couper tout lien traçable entre
l’acheteur et le vendeur. Les enquêteurs ont également pu établir
des liens avec d’autres microcellules sur lesquelles travaillaient
d’autres services d’enquête. »
Rappelons que les services d’investigation ne sont pas formatés
pour poursuivre ce type de délinquance de masse à forte
implantation étrangère, et cela vaut pour tous les services de
contrôle : carence en temps, en personnel, en qualification, en
appui. De plus, des affaires de ce type, elles existent par centaines,
bloquent les autres investigations et les procès pendant une longue
période.
LE MONTAGE DES « KITS ASSEDIC »
On est passé d’une fraude interne classique conçue à des fins de
financement politique à une professionnalisation du montage par la
criminalité organisée. En l’espèce, elle était utilisée pour récupérer
des indemnités chômage non dues. Les groupes organisés qui s’en
chargeaient étaient composés de quelques locaux, mais aussi de
criminels d’origines diverses (Balkans, Pakistan, Turquie, Asie) et qui
combinaient cette activité avec du blanchiment local d’espèces, de la
fausse facturation et parfois des ventes d’armes.
La méthodologie était simple : elle consistait à inscrire auprès
des Assedic une société éphémère. Cette dernière déclarait des
salariés fictifs qui recevaient après la liquidation de cette dernière
une indemnité de chômage et étaient admis à faire valoir des droits
sociaux.
Cette fraude à l’assurance chômage s’est poursuivie bien après
que les mises en garde ont été effectuées et que la Commission
parlementaire de 2007 a conduit à l’adoption de mesures
susceptibles de faciliter le contrôle de ces opérations. Elle a coûté
plusieurs milliards.
Cette fraude était organisée ainsi : ces sociétés étaient présentes
dans les secteurs économiques dans lesquels la rotation de la main-
d’œuvre était importante : la restauration rapide, la confection. Elles
déclaraient des faux salariés que des rabatteurs recrutaient. Les
personnes convoitées étaient souvent dans le besoin, en situation
irrégulière, et appartenaient à des groupes communautaires. Le
bénéficiaire achetait le « kit » vendu généralement entre 1 500 et
3 000 euros et percevait l’assurance chômage. Il était possible
d’acheter ces kits à tempérament.
Ce type de fraude était aussi utilisé aux fins d’obtention
d’indemnités par la voie judiciaire.
Le mécanisme mis en place est le suivant : un organisateur crée
une société fictive. Six mois plus tard, il la déclare en faillite. Les
salariés, munis de faux documents, vont devant les tribunaux. Ils
affirment devant le juge ne pas avoir été payés depuis quatre mois.
La société est condamnée, mais ne peut honorer ses dettes car elle
se trouve en liquidation. Les supposées victimes s’adressent alors à
l’Association pour la gestion du régime de garantie des créances des
salariés (AGIRC) pour percevoir les montants fictifs.
On relève la parenté entre le « kit Assedic » et le montage décrit
précédemment, même typologie, même approche communautaire,
même manière de faire disparaître les fonds. Finalement, c’est un
modèle délinquant généralisé et efficace qui s’est longtemps
développé sans contrôle, protégé par un effet de masse. Il semble
aujourd’hui moins utilisé du fait de la possibilité de croiser les
fichiers.

LES ESCROQUERIES FINANCIÈRES


Le milieu « affairiste » franco-israélien, sans doute le groupe le
plus performant dans ce domaine, est composé d’escrocs
professionnels dont l’origine remonte à la décolonisation et au milieu
pied-noir, et qui ont utilisé la « loi du retour » en Israël de 1950. À
cette occasion, ils ont acquis une double nationalité, certains ont pu
changer de nom. Ce type d’activité a été initié et testé dans les
fausses factures des arnaques aux encarts publicitaires. Puis il a été
développé dans les circuits de fraude à la TVA ou à la taxe carbone,
en utilisant des fausses factures accompagnées de sociétés-écrans,
ainsi que dans les « arnaques au président » avec des pratiques
d’ingénierie sociale. Parfois allié aux triades chinoises, il prospérait
doucement à l’abri des poursuites jusqu’à ce que le comportement
soit considéré comme insupportable et qu’il soit devenu la cible de
criminels plus déterminés encore.
Trois exemples mettent en évidence la grande inventivité des
criminels capables d’adapter leurs montages à toute situation
nouvelle.
Le vieil exemple du Sentier est remarquable. Vaste circuit de
blanchiment, il permettait à des commerçants ou à des particuliers
français de dissimuler un « délit initial » (fraude fiscale, abus de
biens sociaux, chèques volés) en échangeant, moyennant une
commission, des chèques contre de l’argent liquide. Les chèques
étaient présentés dans des bureaux de change en Israël, il y était
possible de les faire endosser contre le versement de sommes en
espèces par une autre personne que son destinataire. Les chèques
étaient ensuite adressés par les différentes banques à une banque
correspondante en France. Le président de la Société générale avait
été mis en examen à cette occasion, créant un scandale sans
précédent. Ainsi, six filières distinctes de blanchiment ont été
identifiées et quatre banques n’ignorant pas l’existence du système
ont été poursuivies au pénal.
Le montage financier qui le précédait, dit du Sentier I,
excellemment analysé par Libération, est un cas d’école mettant en
évidence une phénoménale carence dans le contrôle. Trois cents
officiers de police ont entendu près de 80 personnes, perquisitionné
dans une soixantaine d’entreprises et produit une synthèse
monstrueuse. Les personnes déférées ont été mises en examen
pour « escroquerie, faux et usage, recel, escroquerie en bande
organisée », voire « banqueroute » et « travail clandestin ». Le
montage financier a fait se propager des traites fictives, à hauteur de
1 milliard de francs. Il utilisait une multitude d’entreprises de
e
confection du quartier du Sentier, dans le II arrondissement de
Paris. L’escroquerie est un système classique de « cavalerie »,
s’appuyant sur des traites fictives escomptées auprès des banques.
Ces traites ne reposant sur aucune prestation n’ont jamais été
honorées. Tournant d’entreprise en entreprise, elles donnaient lieu à
des facilités de crédit illimitées et injustifiées. Des centaines de
petites et moyennes entreprises du Sentier en auraient profité. À la
cavalerie s’est ajoutée une fraude classique au Sentier, la
« carambouille », qui consiste à acheter des marchandises sans les
payer et à disparaître après leur vente. Le montage s’est clôturé par
une escroquerie aux assurances, les stocks fictifs ont été déclarés
comme incendiés.
Les véhicules de prix et les 4x4 Range Rover propriétés de
RMIstes ont pendant cette période occupé les trottoirs du
e
II arrondissement et ceux de Deauville en fin de semaine. Des
techniques originales de blanchiment ont aussi été testées : l’argent
a été recyclé dans des bons au porteur, par des opérations de
change ou par l’achat de devises. Quelques sociétés-écrans ont été
identifiées, notamment britanniques. C’était le prélude aux pratiques
de blanchiment développées par la suite. Comme pour le « kit
Assedic », c’est le croisement des fichiers clients des banques qui a
bloqué le système.

L’escroquerie au président associe les méthodes traditionnelles


de l’imposture téléphonique et les techniques sophistiquées de
l’espionnage industriel. Elle consiste à convaincre la cible de verser
des sommes importantes hors procédure dans des pays peu
contrôlés en prétextant une opération secrète et en se faisant passer
pour le président de la société.
La première étape, de l’ingénierie sociale pure, consiste à
recueillir le plus possible d’informations de toute nature sur
l’entreprise par un travail approfondi sur les sources ouvertes
disponibles sur Internet, dans les registres de commerce ou sur les
réseaux sociaux. Les rapports annuels d’entreprises, documents
publics, permettent d’appréhender la politique générale de la
société, de scanner la signature du P-DG, et l’écoute des discours
identifie les caractéristiques de son expression qui seront imitées
ultérieurement.
La deuxième étape, souvent réalisée grâce à un « cheval de
Troie », est destinée au siphonnage de données internes du
système. Elle s’attache à récupérer des éléments tels que
l’organigramme détaillé, les contenus des mails des cibles, les
fournisseurs, les coordonnées bancaires, les dates de congés, etc.,
qui seront utilisés ultérieurement. Enfin, l’analyse des réseaux
sociaux finalise les recherches, c’est par eux que les criminels ont
appris qu’une comptable était en admiration et secrètement
amoureuse de son patron. Ils ont alors utilisé cette information pour
arriver à leurs fins. Au final, 8 millions d’euros se sont envolés.
Ces informations, souvent stratégiques et parfois très
personnelles, sont triées et approfondies, parfois partagées avec
d’autres groupes. Les indications qui en ressortent permettent de
peaufiner le montage mis en place et améliorent les pratiques.
L’escroc peut se faire passer pour un directeur, un fournisseur, le
chargé d’affaires d’un cabinet d’audit ou même un gendarme. Cette
phase crédibilise les opérations qui vont suivre, mais, surtout, elle
met en évidence, en creux, la fragilité des sociétés face à la
protection de leurs données. Au fur et à mesure de son
développement, cette arnaque fonctionne toujours, avec un taux de
réussite étonnant, et affecte les très grandes sociétés comme les
PME plus faciles à duper.

LA GESTION DES DÉCHETS


Les mafias ont toujours vénéré les déchets, à Naples ou ailleurs,
elles évitent ou minorent le paiement des taxes aux entreprises
tenues de les recycler.
Courant 2011, 14 tonnes de déchets automobiles de faible valeur
ont été découverts sur la zone portuaire de Port-Vendres. La
cargaison était destinée à la Côte d’Ivoire, où elle devait être enfouie
afin d’échapper aux taxes de recyclage françaises, évaluées à
environ 10 000 euros. Le trafic se poursuivait depuis 2009. La
« marchandise » saisie avait été déposée la veille de sa découverte
sur l’aire de stockage de Port-Vendres. Plusieurs dizaines d’essieux,
des batteries de voitures usagées, des carcasses et une grande
quantité d’huile de moteur ont été répertoriés. Les auteurs du
transport clandestin avaient utilisé un prête-nom et une fausse
adresse.
L’éco-mafia n’est pas cantonnée à Naples. Fort discrète, elle
s’active dans diverses régions et tout près de Paris. Un clan œuvrant
dans le trafic de drogue s’est impliqué dans l’enfouissement de
déchets parisiens. Ainsi, un agriculteur endetté aurait « vendu » au
clan une entreprise d’aménagement paysager et un terrain utilisé
comme une décharge sauvage. Pour ce faire, une société-écran et
une société spécialisée dans l’évacuation des chantiers BTP ayant
accès aux marchés publics ont été utilisées.
Des gravats pouvant contenir de l’amiante ont été disséminés
tout près de l’autoroute de l’Est. En bonne logique frauduleuse, des
« carrousels » TVA peuvent compléter le dispositif. Les sociétés
productrices de déchets encourent un risque majeur, car le Code de
l’environnement (art. L542-2) prévoit que « tout producteur ou
détenteur de déchets est responsable de la gestion de ces déchets
jusqu’à leur élimination ou valorisation finale, même lorsque le
déchet est transféré à des fins de traitement à un tiers ».
LA CORRUPTION ET LES CHANTAGES AUTOUR
DES MARCHÉS PUBLICS OU PRIVÉS

La corruption affecte les agents publics et privés, et constitue


l’une des dérives majeures des marchés publics nationaux et
internationaux. Elle se matérialise par des montages organisés en
amont des grands marchés (on paye pour obtenir un marché) et par
des paiements de facilitation destinés à « huiler » l’exécution des
travaux. Elle se manifeste aussi par un racket à l’encontre des
entreprises qui ont obtenu des marchés. Elle affecte aussi bien les
« vieilles démocraties » que les pays émergents ou criminalisés. Les
collectivités locales ne sont pas toutes protégées du risque de
corruption.
La corruption affecte les activités commerciales privées dans
certains pays. Le risque lié à la corruption est conséquent pour les
petites et moyennes entreprises exportatrices ou se développant sur
place. Des paiements de facilitation sont exigés de manière
récurrente ; il s’agit d’un pillage externe assez classique (transport,
vols, chantages au blocage de l’activité et au paiement des droits
fiscaux et douaniers, etc.). Le flou dans les contrats, l’obligation de
payer pour obtenir des marchés, le racket local, lorsque la corruption
est endémique et facilite la création de réseaux criminels étanches
aux structures d’État, constituent des risques majeurs. Dans ces
pays, les « raiders noirs », spéculateurs féroces, utilisent les failles
juridiques avec l’aval de juges véreux. Ces criminels activent leurs
réseaux de corrompus (policiers, agents des impôts, avocats,
magistrats et gros bras) pour donner une apparence juridique au
dépouillement des investisseurs locaux ou étrangers, sans que l’État
s’émeuve de la situation. Ces raids hostiles sur les entreprises, les
expropriations, les falsifications de documents, les jugements
iniques, la corruption, les intimidations, les chantages et parfois les
assassinats affectent les personnes et les biens. Il s’agit à chaque
fois de s’emparer d’immeubles, d’usines, de commerces, de
restaurants ou d’appartements.
Le racket affecte aussi l’activité économique, il faut payer pour se
protéger d’un risque qui n’existerait pas sans la présence criminelle.
Il se matérialise, entre autres, par des vols de métaux, de matériel,
des prêts usuraires, des chantages à l’embauche fictive, ou par
l’obligation d’utiliser tel ou tel sous-traitant proche des criminels. Les
vols divers sur les chantiers (câbles, etc.) sont tels que, pour éviter
l’arrêt des travaux, les produits à risque (le cuivre) sont livrés en plus
grand nombre que nécessaire. Plus de 150 millions d’euros seraient
perdus par an en France pour ce seul motif.
Les constructions sociales et l’aménagement des parcs HLM
endurent la pression des caïds locaux désireux de « taxer » les
entreprises sur leur territoire. Cette forme de racket, récurrente, peut
être très violente ; des salariés ont même été blessés à Paris par
des armes à feu. Certaines sociétés travaillent désormais bien avant
potron-minet et ferment le chantier avant le réveil, tardif, des
apprentis mafieux pour éviter tout contact. L’enjeu est important pour
les petits caïds : faire embaucher quelques jeunes ou prélever leur
dîme sur le chantier leur octroient une polyvalence criminelle et des
fonds utiles pour gravir les échelons de la pègre.

Les détournements de subventions


étatiques

Les détournements à la TVA et à la taxe carbone ont été exposés


dans la deuxième partie de cet ouvrage, ils constituent une facette
importante des gains de la criminalité. Mais celle-ci est ingénieuse et
s’est attaquée aussi aux subventions. Le détournement de
subventions est toujours d’actualité, il est le fait de personnes
« honorables » comme d’organismes mafieux.
6
L’affaire de l’entreprise Blue Dragon 2000 témoignait voici vingt-
cinq ans de ce qui pouvait être « construit » autour d’un
détournement de subventions européennes. Des entrepreneurs
perpignanais ont créé une société de fabrication de pompes
hydrauliques à Figueras, en Espagne. Ils ont intégré un groupe
d’action local (GAL), une société d’économie mixte chargée de
choisir les bénéficiaires des aides européennes. En juin 1999, la
société est créée et le patron part en Asie pour s’occuper de l’achat
de son parc de machines. À son retour, le propriétaire du terrain
assujetti aux primes européennes refuse de le vendre, ou alors
exige une partie du versement au noir, un classique local. Le devis
pour la construction des bâtiments est passé du simple au double.
Une fois que les machines arrivent sur place, il n’y a pas d’eau sur le
terrain. La société est victime d’une surfacturation de travaux au
bénéfice d’entreprises espagnoles appartenant à des membres du
groupement d’action local et 700 000 euros ont ainsi été détournés.
Les fonds européens n’ont jamais été encaissés par celui qui devait
en bénéficier. Cette affaire s’est accompagnée d’intimidations, de
faux en écriture, d’usurpations d’identité et de détournement de
subventions européennes à la création d’emplois. Tels sont les
éléments clés de ce dossier.

En Italie, 94 personnes ont été arrêtées en Sicile et


151 exploitations agricoles ont été mises sous séquestre, affectant
considérablement la mafia dei pascoli (la mafia des pâturages). La
justice française investigue un processus similaire de détournements
d’aides européennes, au profit de familles d’éleveurs corses
soupçonnées de déclarer fictivement de vastes surfaces de terres
sans les exploiter réellement. Les aides communautaires allouées à
la Corse sont miraculeusement passées de 13,9 à 36 millions
d’euros par an. Il serait bon que l’exemple italien soit suivi.

LAMAS ET VIGOGNES DANS LES MONTAGNES CORSES ?


L’île de Beauté, lorsqu’on touche aux subventions, est rarement
l’île d’amour chantée par les poètes. Hélène Constanty, qui a écrit un
article dans Mediapart sur ce sujet sensible, en a fait l’expérience,
7
elle a été amenée à porter plainte à la suite de menaces sévères .
Selon l’association Anticor, qui a déposé plainte contre X auprès
du Parquet national financier, 36 millions d’euros auraient été
détournés par des agriculteurs, entre 2015 et 2018, avec
« l’accompagnement de personnes très bien informées de la
complexité et des failles du système de distribution des aides ». La
plainte porte sur le détournement, le recel et le blanchiment de
subventions européennes.
Le montage est assez simple. En Corse, un agriculteur peut
bénéficier d’aides sur des terrains dont il n’est ni propriétaire ni
locataire. Les dossiers se sont multipliés sans que la production soit
augmentée. De plus, ces aides étant dégressives, certains petits
malins ont fractionné les surfaces ; ainsi chacun des membres de la
famille a été servi « plein pot ».
Voici plus de trente années, des subventions étaient versées à
des bergers ; lors des contrôles, le même troupeau était transporté
par camion de village en village et le contrôleur validait une
documentation falsifiée. On a même pu subventionner un troupeau
de vaches domicilié sur les Champs-Élysées à Paris…
Actuellement, trois leaders européens ou des membres de leur
entourage familial sont impliqués dans des dossiers de fraude aux
fonds européens dans des pays où la justice locale est sérieusement
contrainte. L’escroquerie aux subventions serait-elle encore un sport
européen ?
Notons cependant que la Cour des comptes, dans une
communication au Sénat consacrée à la « chaîne de paiement des
aides agricoles », a précisé que la France était l’État membre qui
avait enregistré entre 2007 et 2016 le plus de corrections financières
(2,36 milliards d’euros). Or ces corrections sont compensées par
l’État, donc par les contribuables. Il est alors légitime de se
demander si des procédures de remboursement des montants
détournés chez les fraudeurs ont été engagées. Dans le cas
contraire, les fraudeurs se pavanent toujours dans leurs 4x4 ou leurs
voitures de luxe pendant que les agriculteurs dans le besoin sont
exclus de ces subventions. C’est le contribuable qui paiera
finalement l’amende, qui pourrait être évaluée à 1,4 milliard d’euros.

AU PLAN NATIONAL, LES GÎTES RURAUX PEUVENT


8
RAPPORTER GROS

L’ancien président du conseil départemental de Haute-Corse


avait ou aurait été forcé d’organiser, entre 2007 et 2010, le
détournement de près de 500 000 euros de subventions du
département destinés à la création de gîtes ruraux dans les villages
de l’intérieur de l’île, des gîtes qui n’ont jamais vu le jour. Trois ans
de prison, cinq ans d’inéligibilité et 100 000 euros d’amende : la
condamnation du député Paul Giacobbi, ancien président de
l’exécutif de Corse, a été prononcée au palais de justice de Bastia.
Conformément aux réquisitions du procureur, l’ancien président du
conseil départemental de Haute-Corse a été jugé coupable de
détournement de biens publics, pour avoir mis en place entre 2007
et 2010 « un système claniste et clientéliste dont il était le seul et
unique bénéficiaire », selon les mots utilisés par le procureur dans
son réquisitoire le 29 novembre 2016. Un demi-million d’euros de
subventions du département ont été détournés de leur objet. Les
hébergements prévus n’ont jamais été réalisés et l’argent a été
empoché par une petite clique de 16 personnes, toutes membres du
premier cercle de Paul Giacobbi. La géographie des aides fait
apparaître clairement qu’elles ont été versées exclusivement dans la
deuxième circonscription électorale de Haute-Corse, le fief du
député, après sa réélection à l’Assemblée nationale pour un
deuxième mandat en 2007.
Lors de son procès en appel, Paul Giaccobi a reconnu que tous
subissaient des pressions de la part de ses « conseillers ». Son
pourvoi en cassation a été rejeté. En Corse, les problèmes étant
parfois résolus par des assassinats, son conseiller proche a été tué
en 2011, et l’ex directeur des services du Conseil général de Haute-
Corse en mars 2014 ; ils ne lui auraient pas signalé le risque.

LA RÉNOVATION ÉNERGÉTIQUE : UN ASPIRATEUR


À SUBVENTIONS

La rénovation énergétique des logements est l’un des points


majeurs de la relance. Ces mécanismes complexes ont aspiré tous
les escrocs du marché et la criminalité.
Les certificats d’économie d’énergie (CEE) concentrent le plus
grand nombre de fraudes. Dès leur création, les dossiers frauduleux
ou carrément fictifs ont permis d’embourber des fonds
immédiatement transférés en Europe de l’Est. On relève d’abord des
démarchages agressifs, des factures gonflées, des travaux bradés
ou non réalisés. Ce n’est qu’en septembre 2020 que la prospection
téléphonique sera interdite, et des contrôles sont depuis peu mis en
place.
Pourtant, dès 2016, Tracfin a identifié sur cette seule
année 80 millions d’euros potentiellement détournés et, en 2019,
100 millions. Comment croire que 2017 et 2018 aient été des
années blanches ?

Les entreprises criminelles

L’histoire récente met en évidence le comportement criminel de


certaines entreprises, ce qui démontre bien qu’une digue a sauté, si
tant est qu’elle n’ait jamais existé que dans l’esprit. La recherche de
profits a définitivement écarté les comportements éthiques. On l’a
constaté, et J.-F. Gayraud l’a parfaitement démontré dans ses
ouvrages, que dans les grandes crises la criminalité était présente
dans les fraudes. La « récession Yakuza » des années 1980 a été
causée par la multiplication d’emprunts falsifiés obtenus par les
criminels. Tout comme les « Savings and Loan » américaines de la
même période et le trucage systématique de leur comptabilité pour
dissimuler les pertes abyssales.
Cette fraude a coûté autant que la Seconde Guerre mondiale et
les fonds ont disparu dans les paradis fiscaux. Près des deux tiers
des caisses d’épargne ont fait l’objet de faillites frauduleuses. Le
Mexique, la Russie ou la Thaïlande ont suivi. Une série de crises
financières à dimension criminelle s’est développée avant que la
magnifique crise des subprimes n’éclate.
Cette crise, mondiale, présentait des caractéristiques similaires
aux précédentes : les banques sont directement ou indirectement
alimentées en demandes de prêts par des courtiers spécialisés
(mortgage broker), qui proposent des rendements très attractifs.
Nombre de dossiers sont qualifiés de « non documentés », en fait ils
ont été truqués et relèvent à la fois de l’escroquerie, de l’abus de
confiance et du faux en écritures. Nombre de ces documents ont
« disparu ». Avaient-ils jamais existé ? Nul ne sait. Ces courtiers
adossés aux prêteurs hypothécaires (mortgage lender) ont distribué
des prêts douteux, dits « prédateurs », consistant à prêter à des
populations vulnérables (pauvres, minorités) dont on savait qu’elles
ne pourraient être en mesure de les rembourser. Le tout était
emballé dans des mille-feuilles de valeurs risquées et revendues à
l’encan.
L’économie devrait être déstabilisée par les flux criminels, mais
les flux licites et illicites sont tellement mêlés qu’il est difficile de les
distinguer. Certains criminels développent donc une propension à
l’entrisme dans les sociétés légales, aux côtés de la création de
leurs propres entreprises. Une part de l’économie est donc irriguée
et contaminée par différentes formes de criminalité dont la corruption
et la fraude sont les supports essentiels, ainsi que par des flux
financiers d’origine criminelle.
Certaines entreprises n’ont pas besoin de se lier avec la
criminalité, elles développent seules des comportements hautement
critiquables. Que penser des laboratoires qui mettent sur le marché
des médicaments causant des crises sanitaires graves, de ceux qui
retardent le plus possible le retrait de médicaments nocifs avec des
arguments spécieux mais efficaces pour rentabiliser
l’investissement ? Que penser également d’autres laboratoires, dont
les stratégies industrielles de rationalisation à outrance des coûts de
production les conduisent à produire à flux tendus et délocalisés en
Chine, en Inde, pays dans lesquels la qualité des travaux est faible
et les rejets de fabrication importants ? Que penser aussi de ces
entreprises qui ne s’émeuvent guère par les ruptures de stocks de
médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) ? Cette
industrie délaisse les produits peu rentables et concentre ses
recherches sur des produits plus lucratifs. On peut relever le fait que
les ruptures de stock des médicaments chers sont assez rares. Aux
États-Unis, pays libéral, des hôpitaux se sont regroupés et ont créé
une entreprise pharmaceutique à but non lucratif. À quand
l’organisation d’une telle structure en France, pays qui dispose d’une
base technique suffisante pour cela et dont les carences ont été
mises en évidence avec l’intrusion de la pandémie ?
Que penser aussi des entreprises qui ont poursuivi les activités
dans les enclaves avec Daesh ou de pays criminalisés et qui ont
finalement contribué à leur financement ?
Et que penser aussi des trucages des moteurs Diesel qui ont
affecté en premier Volkswagen puis pratiquement tous les autres
constructeurs automobiles, des fabricants de raviolis au cheval
polonais, ou des boîtes de lait en poudre pour nouveau-nés non
rappelées alors qu’elles auraient pu être contaminées par les
salmonelles ?
Que penser d’un franchisé du Sud-Est qui a payé 25 000 euros
un faux témoignage pour licencier un salarié ?
Les « Monsanto Papers », déclassifiés au cours de l’été 2017,
pointent une activité étrange de la multinationale : le ghostwriting –
9
littéralement « écriture fantôme ». Selon Le Monde , « cette
pratique, considérée à juste titre comme une forme grave de fraude
scientifique, consiste, pour une entreprise, à agir en “auteur
fantôme” : alors que ses propres employés rédigent textes et études,
ce sont des scientifiques sans lien de subordination avec elle qui les
endossent en les signant, apportant ainsi le prestige de leur
réputation à la publication. Ces derniers sont bien entendu
rémunérés pour ce précieux service de “blanchiment” des messages
de l’industrie. Si la pratique du ghostwriting est notoirement
répandue dans le secteur pharmaceutique, la lecture des “Monsanto
Papers” pose désormais la question de son ampleur dans l’industrie
chimique et agrochimique. Elle semble en effet si prégnante dans la
culture de la société que ses employés eux-mêmes ont recours à ce
terme sulfureux, à plusieurs reprises et sans retenue, dans leurs
correspondances internes. Dans le plus grand secret, Monsanto a
eu recours à ces stratégies. ».

Les intermédiaires : un milieu émétique

La nécessaire utilisation des intermédiaires dans les montages


hautement pervertis leur concède la maîtrise de l’opération dans les
zones grises et conduit parfois à un rapprochement avec la
criminalité qui affecte la tête des entreprises et de l’État. Nombre
d’entre eux ont par ailleurs souvent fréquenté le plus haut niveau de
l’État. Ces personnages révèlent, selon Pierre Péan, et je partage
pleinement cette opinion, les activités occultes et délictuelles des
puissants. Le versement de commissions et la pratique du retour sur
commissions, pourquoi se gêner, a nécessité l’installation en chaîne
d’entités diverses, ingénieusement camouflées et fonctionnant en
réseau. Ces montages font intervenir des régulateurs, des tiers de
confiance, des chefs d’orchestre locaux, des agents ou des sociétés,
qui centralisent les flux éclatés au préalable (splittés), des teneurs
de caisse noire mais aussi des actionnaires dormants, des filiales ad
hoc et des trustees. La présence de telles masses officieuses de
fonds attire les escroqueries, les chantages et tous les malfrats de
haut niveau. Certains d’entre eux sont incontournables car ils
sécurisent physiquement et usent souvent gratuitement de la
violence ou pour garantir la bonne fin. De plus, opérations et acteurs
sont rassemblés dans le même ensemble géographique offshore, ou
ponctuellement à Paris dans le « triangle d’or ».
Le marché du noircissement d’argent illicite et de son
blanchiment ne peut être géré efficacement que par des agents
proches ou issus de la criminalité, dont ils appliquent les méthodes
au demeurant fort efficaces.
Un bref retour historique démontre la véracité de ces propos,
sans remonter au déluge, la liste de ces personnages étranges
murmurant à l’oreille des patrons et des présidents est longue.
À tout seigneur… Étienne Léandri a longtemps conseillé les plus
grandes sociétés françaises par l’entremise de Nadhmi Auchi
(milliardaire et actionnaire de Paribas). Ces dernières le
connaissaient, car l’une de ses maîtresses, une Américaine épouse
d’un richissime entrepreneur, lui avait expliqué par le menu les
pratiques frauduleuses utilisées par les entreprises américaines pour
échapper au fisc, qu’il s’empressa de revendre. Bien lui en prit, ce
personnage, mis en cause à la Libération, a été recyclé par la CIA
au moment de la guerre froide. Conseiller occulte de Charles
Pasqua, il n’éprouvait aucune animosité envers François Mitterrand.
Ses faits d’armes ne furent pas minces.
André Guelfi, surnommé « Dédé la sardine », a géré les
commissions pour les plus grandes entreprises pendant une bonne
dizaine d’années. Il fut condamné à la suite du jugement de l’affaire
ELF. Haut personnage de l’olympisme, son entregent facilita l’entrée
de petits pays au CIO, dont il était l’une des personnalités
marquantes.
Ziad Takieddine participe au banquet des montages générés par
les grands contrats internationaux. Il est présent dans de
nombreuses affaires troubles de la droite balladurienne française.
Pièce essentielle des négociations sur les contrats d’armement,
Takieddine disposait d’un entregent certain au Liban, en Arabie
saoudite et en Syrie. Il exerçait la profession d’intermédiaire et de
consultant pour l’État français, et d’importantes sociétés le
rémunéraient en commissions encaissées dans des offshore, qu’il a
omis de déclarer. Il est donc poursuivi par le fisc. Il a perdu son
dernier recours porté contre la procédure fiscale. Il a été condamné
dans l’affaire de Karachi, mais a fait appel puis s’est réfugié au
Liban. Il apparaît aussi dans l’affaire du financement libyen. Il serait
aussi poursuivi au Liban dans le cadre d’un litige avec un avocat.
Alexandre Djouhri, résident suisse, entré dans les affaires par
l’entremise des dirigeants de feu ELF, est devenu le conseiller
influent de grands groupes industriels français et d’hommes
politiques de tout premier plan. « Il est la preuve vivante que
10
l’ascenseur social n’est pas en panne … » Il dispose d’un tissu
relationnel hors normes et a même atteint le sommet de l’État du fait
des relations amicales avec des hommes politiques visités
régulièrement. Il est aussi proche de très hauts fonctionnaires. Son
domaine d’intervention serait l’Arabie saoudite, l’Algérie et la Libye.
Proche des réseaux de la droite française, les réseaux ELF
régénérés, il œuvre plutôt dans les contrats secret défense.
D’aucuns prétendent qu’il dirigerait un groupe de sociétés
internationales extrêmement discret, mais sans preuves concrètes.
Son activité serait celle d’un intermédiaire sans contrat officiel entre
l’exécutif, certains États, et des dirigeants d’entreprises majeures. Il
a été mis en examen sur la base présumée de la commission de
nombreux délits dont « fraude fiscale en bande organisée » et
« corruption ». Il a dénoncé plusieurs fois vertement une justice
« politique » et une « persécution ». Il conteste la validité des
11
poursuites engagées à son encontre par la justice française .
Les amis intimes interviennent aussi dans la diplomatie
officieuse. Sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007-2012),
Patrick Balkany était très proche des Tchadiens, Levallois-Perret,
dont il était maire, disposait d’un contrat de 5,7 millions d’euros pour
héberger dans des locaux communaux les membres de l’ambassade
du Tchad, le temps de réhabiliter les locaux de l’ambassade à Paris.
Il est intervenu pour le compte d’Areva en Centrafrique. Il est apparu
que 5 millions de dollars ont été virés sur un compte à Singapour en
liaison avec l’opération précitée. Le compte crédité appartiendrait à
la fiduciaire suisse Gestrust SA, dont l’ayant droit serait l’ancien chef
de cabinet du maire de Levallois. Le milliardaire George Forrest
aurait approvisionné ce compte.
On peut citer aussi Robert Bourgi, avocat, porteur de valises, il
l’a déclaré lui-même au Journal du dimanche. Au cours des années
2000, entre Paris et les capitales africaines, il aurait été porteur de
messages « confidentiels ». Son dernier coup d’éclat fut asséné à
François Fillon lors de la dernière campagne électorale. Il offrit des
costumes de prix que l’autre accepta sans rechigner.
Enfin, l’affaire B. vient, en creux cette fois-ci, compléter le
tableau. Son cas à lui est particulier, car ce n’est pas tant ce qu’il a
fait que ce qu’il aurait pu faire qui a donné des sueurs froides aux
services de contrôle. La situation ne manque pas d’intérêt, ce
personnage aurait pu être une bombe à fragmentation. Dans leur
rapport d’enquête sur l’affaire, les sénateurs ont estimé que l’affaire
des contrats russes marquait « d’importants dysfonctionnements au
plus haut de l’État ». Ils n’ont pas hésité à parler de « fragilisation de
la sécurité présidentielle et des intérêts nationaux ». « Il ne fait nul
doute que les relations entretenues avec un oligarque russe par un
collaborateur de l’Élysée directement impliqué dans la sécurité de la
présidence de la République seraient de nature, en raison de la
dépendance financière qu’elles impliquent, à affecter la sécurité du
chef de l’État, et, au-delà, les intérêts de notre pays. » Les sénateurs
le considèrent donc comme un cheval de Troie.
De plus, une fois extirpé de l’Élysée, il faisait du « business » en
Afrique et en Israël, avec un certain nombre de personnages et des
réseaux assez étranges. Pour ce faire, il utilisait ses passeports
diplomatiques. Audiard aurait pu écrire : « B. ose tout. »
On est toujours surpris de ces interférences entre l’officiel et
l’officieux, le normal et l’atypique, l’intervention de réseaux, et le fait
d’entretenir des rapports aussi directs avec les présidents en
exercice, avec des entourages présidentiels. Les grands marchés
internationaux et les ventes d’armes ont toujours été marqués par la
présence d’intermédiaires à la réputation douteuse. Les
commissions et les rétrocommissions nourrissent les personnes
politiquement exposées (PPE) et tout un ensemble de personnages
vivant aux limites du monde économique et de la criminalité. Il est
assez cocasse de retrouver dans la base de données des
propriétaires de sociétés luxembourgeoises de nombreuses
personnes compromises dans des affaires de corruption, de
blanchiment, de fraude ou de crime organisé. On répondra sans
doute que chacun a droit à la présomption d’innocence, mais alors
que font les services antiblanchiment ?

La criminalité en France se porte bien

On a longtemps pensé que la France était à l’abri des influences


criminelles, un trait humoristique ne prétendait-il pas que « la mafia
n’existe pas en France, l’ENA suffit ». On rencontre des groupes
criminels comme le démontrent les exemples qui précèdent. Les
clans communautaires hexagonaux, italiens, les triades chinoises,
les mafias turques, les organisations qualifiées de russophones ou
albanophones en lien avec les Turcs et les groupes criminels des
Balkans sont parfaitement implantés. Les plus importantes
structures criminelles sont bien présentes dans le sport, les jeux,
dans le football, le spectacle et les paris clandestins.
Il existe donc bien en France un milieu mafieux, depuis les
milieux marseillais de Sabiano, la lutte contre l’OAS et la French
Connection. Les groupes criminels en Corse, dans la région
marseillaise et dans quelques cités sensibles ont la mainmise sur les
territoires, sur les entreprises locales qui sont rackettées, sur
certains fonctionnaires, et leur périmètre s’étend aux structures de
moindre importance, sur les marchés publics en exigeant
l’intervention de tel sous-traitant, de tel bureau d’études, de tel
service de sécurité.
Les criminels utilisent alors les entreprises comme leur bien
propre, les véhicules de qualité font l’objet de prêts sans retour, les
villas en location et les bateaux peuvent être utilisés comme s’il
s’agissait de leur bien propre, des prêts leur sont accordés qui ne
seront jamais remboursés. C’est utile en cas d’évaluation du train de
vie, rien ne leur appartient en propre.
Des relais existent dans tous les secteurs, cependant les liens
avec les maires et les membres des diverses communautés de
communes sont ravageurs. Les modifications des plans d’urbanisme
sont à leur main. Obtenir la gestion du fret dans les aéroports est
recherché pour qui distribue la drogue.
Si on dispose d’informateurs au sein de la police, des impôts,
des notaires pour faire disparaître des pièces, ou de fonctionnaires
judicieusement placés, la province devient mafieuse et l’État
impuissant.
L’un des indicateurs de présence de la grande criminalité dans
un territoire, c’est le nombre de voitures blindées achetées. Certes, il
existe toujours des personnages qui se donnent un peu
d’importance avec ce type de véhicules, cependant l’accroissement
de leur nombre indique un dérapage du système. De plus, pour avoir
travaillé épisodiquement au Mexique et en Colombie, je sais que ces
voitures sont utilisées par des truands, mais aussi par des chefs
d’entreprise par crainte des enlèvements et d’un racket généralisé.
Ceux qui ne disposent pas des fonds pour acquérir ces véhicules les
blindent eux-mêmes, avec les moyens du bord. Il faut savoir que la
Corse compterait entre 80 et 100 véhicules de ce type, soit un
véhicule blindé pour 3 000 habitants, quatre fois plus qu’au Brésil…
Car le monde du crime s’est depuis longtemps rapproché de la
politique, d’abord dans les colonies puis dans l’Hexagone. Une
12
bourgeoisie criminelle semble exister. « La question de la
pénétration de certains milieux influents par des individus issus de la
pègre a toujours été entourée dans notre pays d’un flou sémantique
arrangeant (on utilise le terme de barbouzes voire d’agents d’officine
pour éviter les mots qui fâchent), généralement reléguée au
traitement des faits divers, elle n’a pas droit de cité dans les grands
débats sur la démocratie alors qu’elle constitue un pan ignoré de
notre vie politique. »
Or, on peut identifier la présence de la criminalité dans tous les
domaines de l’économie, les marchés nationaux et locaux sont
touchés. Une nouvelle menace est entrée dans le jeu, celle des
caïds des banlieues qui peuvent exercer une influence sur la vie
politique locale. Disposant de réserves financières exceptionnelles,
ils n’hésiteront pas à instrumentaliser les droits des minorités, le
combat antiraciste, par ailleurs légitime, ainsi que les religions pour
devenir incontournables, si cela présente pour eux une utilité
quelconque. La criminalité s’est substituée dans les périodes de
crise aux banques et à l’État, comme elle l’a fait en 2008. La Covid-
19 lui permet de renforcer son pouvoir dans des zones auxquelles
elle n’avait pas encore accès, en pratiquant l’usure et en infiltrant le
marché des produits sanitaires. Beaucoup d’entreprises en difficulté
ont contracté des prêts auprès des organisations criminelles à des
taux approchant les 1 000 %. Ces « perfusions » d’argent sale sont
estimées à 30 milliards d’euros en Italie. Cette pratique permet aux
mafias de s’approprier directement les entreprises ou de les utiliser
en tant que prête-nom pour blanchir des fonds ou comme support
logistique de transferts illégaux. Il ne faut pas omettre leur utilisation
à des fins électorales.
La France a jusqu’ici été un peu protégée d’une invasion
criminelle par la qualité de son administration, son statut solide, et
surtout son maillage lui permettant de résister aux pressions. Cette
présence et les contrôles croisés limitaient les opportunités
criminelles. Or, tout cela est remis en cause par les réformes en
cours, l’installation de services hors sol en province n’a pas d’utilité
sur ce point. Chaque fois qu’une structure administrative disparaît,
les criminels se réjouissent et colonisent la place. La disparition de
ce maillage, l’affaiblissement de cette administration, c’est l’ultime
barrage, susceptible de limiter l’avancée criminelle, qui s’effondre.
La pandémie actuelle démontre s’il en était besoin cette capacité
d’adaptation phénoménale de la criminalité, les milliards d’euros
versés par les pouvoirs publics ont immédiatement fait l’objet de
fraudes par l’usurpation de la raison sociale et du numéro
d’identification d’entreprises, alors que ces dernières n’ont effectué
aucune demande. Les fraudeurs sont aussi intervenus en jouant le
rôle d’intermédiaire lors de la passation de contrats d’achats de
masques et de respirateurs comme lors de leur acheminement.
CHAPITRE 2

La cybercriminalité

Qu’est-ce que la cybercriminalité 1 ?

La cybercriminalité est une infraction pénale commise par un


système informatique ou par Internet, elle est constituée d’infractions
traditionnelles transposées dans cet espace et d’infractions qui lui
sont propres. Les infractions les plus fréquentes dans le
cyberespace sont les infractions au droit de la presse, la
pédopornographie, le piratage, l’escroquerie, la contrefaçon, la vente
de drogue, etc. Le terme « cyber » est accolé à l’activité d’Internet et
provient du mot grec kubernân (gouverner). Ainsi, toutes les activités
criminelles utilisant l’Internet sont désormais affectées de ce préfixe.
Les criminels ont toujours aimé la technologie, Pablo Escobar
était déjà très fier d’utiliser le meilleur de la téléphonie, ce qui l’a
perdu. Ils l’ont démontré en utilisant en masse les capacités de la
cryptologie et l’immense réseau téléphonique Encrochat dont le
décryptage a permis récemment des poursuites sur le monde
criminel.
Ils utilisent aussi des Blackberry modifiés. Plus de caméras, de
micros et de GPS : en somme des téléphones à la papy. Seule
différence : sur les terminaux, une messagerie chiffrée de type PGP.
En cas de problème, le contenu peut être effacé à distance. Au
procès de Guzmán (El Chapo), on a appris qu’il avait engagé un
ingénieur pour créer son propre logiciel espion afin de surveiller ses
collaborateurs.
Le support technologique ne les effraie pas, Les criminels
commettent des infractions génériques, escroqueries, fraudes,
usurpations d’identité, et des infractions dites de contenu (droits
d’auteur, vies privées, mineurs…). L’utilisation du cybermonde est
une circonstance aggravante pour ces délits. Ces infractions sont
poursuivies par le code dont elles relèvent : Code pénal, Code de la
presse, Code de la propriété intellectuelle, etc.
Le développement de l’utilisation du cyberespace génère une
spécificité : l’utilisation massive des montages. Il s’agit de la collecte,
du traitement non autorisé, de la divulgation des données
personnelles, des appropriations des correspondances
électroniques, des atteintes aux systèmes, etc. Ces infractions sont
aggravées lorsqu’elles sont commises en bande organisée. La lutte
contre la radicalisation sur Internet se traduit par des dispositions
spécifiques sanctionnant l’apologie du terrorisme et la consultation
régulière de certains sites. Le système répressif a évolué, suivant en
cela les « avancées » de la cybercriminalité. « La caractérisation du
délit de vol de données immatérielles a vu sa définition élargie à
l’extraction, la détention, la reproduction et la transmission de
données en 2014. Il accompagne les évolutions techniques
constantes, dans une certaine mesure, tout en étant respectueux
des exigences de garanties en matière de libertés publiques et de
libertés individuelles. »
Les moyens d’investigation ont accompagné l’évolution. Les
spécificités du cyberespace nécessitant l’utilisation de procédures
inhabituelles, comme l’introduction dans les procédures des
dispositifs de captation de données ou d’infiltration de réseaux sous
pseudonyme. Il a fallu peser sur les fournisseurs d’accès (FAI),
chose compliquée lorsqu’ils sont à l’étranger. Ces derniers sont
soumis à l’obligation de bloquer, sur demande du juge, des sites
pour des faits d’apologie du terrorisme, de traite des êtres humains,
de proxénétisme ou de prostitution de mineurs. La police et la
gendarmerie disposent de plateformes qui reçoivent des internautes
les signalements de contenus illicites.
L’un des problèmes réside dans le fait que les infractions sont
transnationales. Nombreuses sont donc les failles causées par
l’incohérence de certaines législations, et nombre de pays ne
disposent pas des moyens de les faire appliquer. Comme tous les
criminels classiques, les cybercriminels utilisent ces failles pour
échapper aux poursuites. Ils tirent aussi parti du volume de données
échangées et de l’utilisation des moyens de cryptage et
d’anonymisation. Leur identification est malaisée et ils en profitent.
Dans ce cybermonde coexistent des infractions de grande
ampleur touchant de grandes entreprises ou des structures étatiques
(piratage de Sony, virus Stuxnet dans une centrale nucléaire
iranienne) avec des attaques à faible spectre affectant les
particuliers. La plupart des infractions commises par Internet sont
des escroqueries classiques, dont les formats ont été transférés sur
Internet et qui ont multiplié les cibles. Cependant, ces escroqueries
ne fonctionnent que lorsque l’attaqué est mené par la peur, la sottise
ou l’appât du gain. Finalement, c’est une escroquerie qui utilise la
technicité. Le caractère massif des opérations fait que leur poursuite
requiert aussi des moyens considérables.
La cybercriminalité recouvre des infractions très variées, entre
autres :
le piratage informatique, l’intrusion dans des ordinateurs, dans
des serveurs informatiques ou dans des sites Internet, plus
couramment appelés les atteintes aux systèmes automatisés de
données dont le coût est très onéreux ;
la destruction à distance de données informatiques ;
les fraudes à la carte bancaire et les abus de confiance par
Internet constituent le fonds de commerce de groupes criminels.
Multiples, elles peuvent être scindées en trois typologies.

De nombreuses escroqueries nécessitent un engagement de la


cible, soit par sottise, les phishings, soit par crainte.

les fraudes issues de vols, de pertes de cartes, de


détournements de données ou de copies de cartes magnétiques,
d’une part. D’autre part, celles relatives aux montages
développés autour des distributeurs automatiques et du manque
de sécurisation lors des paiements à distance ;
les traitements automatisés de données personnelles non
autorisés ou non déclarés ;
la création de faux sites Internet imitant des sites connus (par
exemple un faux site Internet d’une enseigne) ;
la pédopornographie qui prend beaucoup d’ampleur ;
l’incitation à des délits contre les personnes ou contre les biens,
par le biais d’Internet.

Trois pays majeurs dans ce domaine n’ont pas signé à ce jour


l’appel de Paris 2 : les États-Unis, la Russie et la Chine.

La cybercriminalité, comment
ça marche ?
LES ATTAQUES
En 2018, l’Agence nationale de sécurité des systèmes
d’information (ANSSI) a mis en évidence l’exfiltration de données
stratégiques, dirigée vers des secteurs d’activité d’importance vitale
et vers des infrastructures critiques. Les attaquants font ainsi preuve
d’une grande discrétion et mettent à profit « une véritable
sophistication technique en procédant à des attaques très ciblées ».
L’ANSSI constate la présence d’attaques indirectes. Le pirate
cible un intermédiaire comme un prestataire ou un fournisseur, de
façon à « exploiter la relation de confiance qui l’unit à la cible finale
pour toucher cette dernière ». En fait, la sécurisation de la cible
finale entraîne un déport vers les tiers. Les attaques ont aussi pour
but la déstabilisation et l’influence. « À la portée de groupes ou
d’individus isolés, ces hacks peuvent aller de la simple indisponibilité
du service touché au sabotage en bonne et due forme. » Organisés
en réseaux, les cybercriminels se jouent des failles de sécurité de
systèmes d’information pour compromettre des équipements par le
biais d’un dépôt discret de « mineurs » de cryptomonnaie. Les
hackers ciblent les entités insuffisamment protégées dans le but de
voler des données personnelles revendues sur le darknet, de
demander une rançon, ou de s’appuyer sur l’ordinateur pour
engager des attaques « rebond ».

LES TYPES D’ATTAQUES SONT VARIÉS


Dans un ouvrage de 2006, Cols blancs et mains sales (éd. Odile
Jacob), j’avais consacré un chapitre aux fraudes développées sur le
support numérisé que j’avais appelé « les cybermafias », le terme
n’était pas encore à la mode, mais il était déjà aisé d’identifier les
pratiques dont les principes sont identiques, leur technicité s’est en
revanche nettement améliorée.
L’attaque par déni de service (DoS) ou par déni de service
distribué (DDoDS) surcharge les ressources d’un système au-delà
de sa capacité maximale. Ainsi, le système visé ne peut plus
répondre aux demandes de service des utilisateurs autorisés.
L’attaque est lancée sur les ressources du système à partir d’un
grand nombre d’autres machines hôtes infectées par des logiciels
malveillants contrôlés par l’attaquant (botnet).
L’attaque TCP SYN Flood utilise l’espace tampon à l’initialisation
d’une session TCP (Transmission Control Protocol). Le dispositif
inonde la file d’attente du système cible de demandes de connexion
(SYN). Mais lorsque le système cible répond à ces demandes, le
dispositif de l’attaquant ne réagit pas. Le système cible se trouve
alors bloqué en attente de la réponse. Cela génère un déni de
service.
L’attaque « Teardrop » (fragmentation) consiste à envoyer des
paquets TCP qui se recouvrent en jouant sur le champ de
fragmentation dans les paquets du protocole Internet séquentiel (IP)
sur l’hôte attaqué. Le système attaqué tente de reconstruire les
paquets pendant le processus, mais il échoue et, désorienté, il
« plante ».
3
L’attaque « Smurf » est un ping flooding particulier, une attaque
axée sur les réseaux. Ce procédé comporte deux étapes, la
première consiste à récupérer l’adresse IP de la cible par spoofing
(faux mails), et la seconde envoie un flux maximal de packets ICMP
ECHO (ping) aux adresses de Broadcast.
L’hameçonnage, phishing, est la pratique consistant à envoyer
des courriels qui semblent provenir de sources fiables. Le but est
l’obtention de renseignements personnels ou d’inciter les utilisateurs
à se comporter d’une certaine manière. Il combine l’ingénierie
sociale et la supercherie technique, et peut prendre la forme d’une
pièce jointe à un mail qui charge un logiciel malveillant sur votre
ordinateur. Un lien vers un site Web pourri qui peut amener à
télécharger des logiciels malveillants ou à communiquer des
renseignements personnels. Les attaques « Drive by-download »
sont une méthode courante pour propager des logiciels malveillants.
Les cybercriminels recherchent les sites Web non sécurisés. Ils y
implantent alors un script malveillant dans le code HTTP ou PHP sur
l’une des pages. Ce script, invisible, peut installer des logiciels
malveillants directement sur l’ordinateur d’une personne qui visite le
site. Il peut aussi rediriger la victime vers un site contrôlé par les
cybercriminels. Les « Drive by-download » peuvent se produire lors
de la visite d’un site Web ou de l’affichage d’un message
électronique ou d’une fenêtre contextuelle.

LES LOGICIELS MALVEILLANTS INTRODUITS DANS


LES SYSTÈMES

Un logiciel malveillant est un logiciel conçu pour endommager le


système d’un ordinateur ou pour y exécuter des actions non
souhaitées. Voici quelques exemples de types de logiciels
malveillants :

les virus propagent des logiciels qui peuvent se transformer et


évoluer une fois intégrés dans les systèmes ;
les vers n’ont pas besoin de programme hôte pour se propager ;
les chevaux de Troie ;
les logiciels espions collectent des informations ;
les logiciels de sécurité non autorisés.
Les attaques portent aussi bien sur les données privées que sur
les infrastructures vitales d’une entreprise ou d’une administration. À
l’origine le risque provenait des mafias qui utilisent le numérique
pour s’enrichir : rançons, blanchiments, trafics divers, ventes
d’armes. Les criminels bloquent ainsi la démocratie, infox
électorales, ou l’économie (blocage d’activités, l’énergie, les
transports et les hôpitaux).

LES QUATRE CAVALIERS DE L’APOCALYPSE


DES CYBERATTAQUES

Les fuites de données se définissent comme des incidents de


sécurité ou des violations de données à caractère personnel dont la
conséquence est la fuite, intentionnelle ou non, d’informations
sensibles. Les exemples les plus fréquents sont : la mise en boucle
d’une personne tierce lors d’une transmission par mail d’une
information protégée ou d’un rapport financier aux clients et
actionnaires, ou une erreur de destinataire au moment de l’envoi. La
perte ou le vol de l’ordinateur d’un collaborateur contenant des
données confidentielles lors d’un déplacement professionnel ou
privé. L’utilisation par les salariés de leurs propres outils dans leur
activité professionnelle peut présenter des risques majeurs. Un
salarié peut aussi subtiliser et faire fuiter volontairement des
données stratégiques.
L’hameçonnage (phishing), en usurpant l’identité d’un tiers de
confiance, des informations confidentielles (mots de passe,
informations personnelles ou bancaires) sont récupérées pour
financer des achats, à des fins de revente ou d’accession aux
systèmes d’information des organisations.
Les agressions par rançongiciel (ransomware) se multiplient.
Après l’introduction d’un agresseur sur le réseau de l’entreprise par
4
des entrées à distance ou par l’équipement d’un collaborateur ,
l’accès aux données est bloqué. Suit une demande de rançon à
l’entreprise empêchée de travailler, c’est un racket banal qui draine
au profit de la criminalité des sommes exceptionnellement
importantes. Il affecte les entreprises, les administrations, parfois les
particuliers. Lorsqu’un ransomware est découvert en France, on peut
penser que la même mécanique fonctionne urbi et orbi, multipliant
les montants détournés. Le paiement demandé qui devrait donner
lieu au décryptage des données se situe entre 10 et 1 000 BTC
(bitcoin), ce qui est considérable.
Les faux ordres de virement (FOVI/BEC) sont légion, l’usurpation
de l’identité d’un dirigeant ou de l’un de ses mandataires, d’un
fournisseur ou d’un prestataire, voire d’un collaborateur, permet
d’obtenir un virement exceptionnel et confidentiel, ou un changement
des coordonnées de règlement (RIB) d’une facture. Là aussi on
compte en millions. Les criminels ont affiné leur attaque en utilisant
sur le site Internet de La Poste le service payant de la lettre
recommandée en ligne. Le compte, créé sous une fausse identité ou
une identité d’emprunt et payé par une carte prépayée anonyme,
permet de rassurer les cibles.

LE DARKNET ET LES CRYPTOMONNAIES


Détourner les fonds est une chose, encore faut-il pouvoir les
utiliser. Ce n’est pas très difficile dans les pays incontrôlés, c’est plus
délicat lorsque les réglementations antiblanchiment sont présentes.
Internet, c’est pour une majorité de personnes Facebook, Youtube,
Google ou Bing, cependant toutes les données et toutes les bases
ne sont pas accessibles. Peu d’utilisateurs accèdent au « Deep
Web » ou Web caché. Ce darknet, donc, est constitué par un
ensemble de pages non indexées, non accessibles depuis les
moteurs de recherche classiques. Ce sous-ensemble permet de
communiquer et d’échanger de façon anonyme du fait du cryptage.
Or ce supermarché de la criminalité, du terrorisme, des échanges
illégaux et interdits représente la majorité de la surface Internet.
L’un des passages vers ce monde secret est l’utilisation du
5
logiciel appelé TOR qui, en lui-même, n’est pas illégal. Ce
navigateur utilise la cryptographie rendant difficile la localisation de
l’adresse IP. Il donne la possibilité d’accéder à des sites (les
supermarchés du Web) dans lesquels s’échangent des biens et des
services interdits (ventes de drogues, armes, pédophilie, tueurs à
gages, etc.). Il permet aussi de communiquer lorsque les pouvoirs
bloquent les libertés et facilite le travail des lanceurs d’alerte. Pour
naviguer sur ce darknet, des réseaux privés virtuels (VPN) sont
utilisés 6.
L’utilisation de TOR exige un moyen de paiement adéquat, en
général les cryptomonnaies, le bitcoin (BTC) ou le Monero, les
dollars et euros n’étant pas acceptés.
La criminalité a depuis longtemps investi ce monde caché dans
lequel un tiers serait dédié à la pornographie et à la pédophilie, un
tiers à des ventes illégales (drogue, négationnisme, vente de codes
de cartes bancaires, édition de fausses cartes d’identité de belle
facture, vente de données personnelles, vente de données
professionnelles, ventes d’armes et fournitures d’explosifs). Le tiers
restant est inclassable. Les groupes qui pratiquent le ransomware
utilisent donc en priorité ces supports, et on peut en dessiner, à gros
traits, le cadre pourtant évolutif. Une fois les données bloquées, les
entreprises attaquées peuvent préférer payer, ce n’est pas toujours
une bonne solution, surtout si l’extraterritorialité américaine s’en
mêle, car le décodage peut ne pas être effectué. Les hackers
7
transmettent alors les références d’un intermédiaire qui sera
mandaté pour récupérer les fonds. Ces sociétés ou personnes
privées, sans doute appariées au groupe criminel, négocient et
encaissent les fonds du chantage. Ces fonds proviennent de la
caisse noire de l’entreprise. Ces « intermédiaires » achètent alors
des bitcoins à due concurrence, mais doivent parfois stratifier ces
achats. Une fois les achats effectués, il faut les transférer
moyennant une commission. Or ces transactions ne sont pas
anonymes. La blockchain BTC enregistre toutes les activités dans
un « grand livre », on a besoin d’une identification pour livrer. Le
camouflage du camouflage consiste à utiliser un prémélangeur
(bitcoin mixer) ou plusieurs successivement pour fractionner les flux,
rompre la transmission directe, et les mélanger avec d’autres clients.
Hormis le serveur de mixage, il est difficile d’identifier une connexion
entre les adresses de portefeuille entrantes et sortantes. Et on peut,
pour plus de sécurité, interposer des écrans bénéficiant des
règlements. Le bitcoin est utilisé lors de menaces d’enlèvements,
d’attentats, il est un bon support de blanchiment. Parmi les
5 140 cryptomonnaies existantes, BTC et Monero à un degré
moindre autorisent la liquidité de très gros montants sans altérer
l’équilibre du système. Toutefois, malgré la difficulté, l’identification
reste possible dans le système 8, les criminels utilisent alors les
« mulets ». Ils se procurent sur TOR des cartes d’identité, ma foi fort
bien imitées, qui permettent de créer une société-écran ou une
fausse identité, c’est ainsi qu’ils déposent ou encaissent des fonds
sans risque. Un autre moyen tout aussi classique est privilégié, c’est
l’échange des bitcoins contre des espèces « de la main à la main »
dans le pays où ces fonds peuvent être utilisés.
Ce type d’attaque s’accompagne souvent d’un vol de données et
d’une destruction préalable des sauvegardes. Les criminels œuvrant
dans ces activités sont organisés en groupements flexibles dont les
stratégies divergent. Les données volées seront revendues ou
diffusées pour nuire. On commence à identifier des montages
complexes dans lesquels l’ensemble de typologies frauduleuses et
criminelles se regroupent et s’articulent de par le monde.
Les groupes criminels ont conçu des montages extrêmement
compliqués et satisfaisants pour les divers groupes malfaisants à
partir d’une fraude au FOVI, par exemple, ce qui pourrait devenir
désormais un grand classique du blanchiment de ces fonds :

1. Le virement est effectué vers un compte « rebond » en


9
Europe sous une fausse identité .
2. Les virements sont transférés et centralisés dans les pays
d’origine des malfrats ou des pays non coopératifs dans lesquels
une partie est décaissée en espèces.
3. Une partie des sommes revient en Europe ou ailleurs par le
biais de « mules ».
4. L’autre partie finance, dans certains pays d’Asie, de grands
fournisseurs de produits destinés à la contrebande. Cette somme
permet l’achat de tissus ou de matériaux qui, une fois fabriqués,
reprendront le chemin des grands centres et des ports dans le
monde (Naples, Anvers, Pays-Bas et les grossistes distributeurs
locaux). Une grande partie du textile n’est pas déclarée à
l’importation du fait d’une corruption endémique et contribue à
générer des flux d’espèces considérables.
5. Les ventes génèrent des espèces qui proviennent des ventes
clandestines.
6. Ces espèces sont compensées et permettent aux entreprises,
qui en sont friandes pour financer le travail clandestin et la
corruption, d’en disposer. Une partie de ces espèces pouvant
être retournée dans les pays en utilisant des mulets, ce qui
perpétue le cycle.

LE COÛT DE CES ATTAQUES EST EXCEPTIONNELLEMENT


ÉLEVÉ

Le coût causé par l’attaque NotPetya en 2017 atteindrait les


10 milliards de dollars, cette attaque à l’origine analysée comme un
rançongiciel était en fait une opération de sabotage contre l’Ukraine.
Elle a infecté et a paralysé pendant plusieurs jours des serveurs et
des ordinateurs des grands groupes. WannaCry aurait coûté entre 4
et 5 milliards de dollars. Saint-Gobain a déclaré avoir perdu
25 millions de chiffre d’affaires et 80 millions de résultat.
Facebook a vu 50 millions de comptes affectés par une faille de
sécurité. En effet, à partir d’un bug inscrit dans le code informatique
de la société, et en combinant trois défauts dans ce code, les pirates
ont eu accès aux « jetons » qui évitent à l’utilisateur de saisir son
mot de passe à chaque visite. Tout récemment l’entreprise belge
Picanol, qui a fait l’objet d’un rançongiciel, a dû mettre ses salariés
au chômage technique et suspendre sa cotation en Bourse pendant
deux semaines. Elle a déclaré avoir perdu 1 million d’euros.
10
Le jeudi 30 janvier 2020 , les employés du site de Guyancourt
(Yvelines) ont reçu un SMS annonçant « une alerte virale avec une
coupure générale du Datacenter Challenger », le nom du siège
social de Bouygues. Le message précisait que toutes les
messageries et applications étaient inaccessibles pour une « durée
inconnue ». Selon les informations du Parisien, « les employés à
l’étranger du groupe sont aussi au chômage technique sans accès à
leur email professionnel ».
Depuis la Corée du Nord, en fait depuis la Chine, certaines
entreprises servent de façade aux opérations de cyberespionnage
coréennes. Tous les ordinateurs du studio Sony ont ainsi été
paralysés par un virus, et toutes les données ont été publiées en
ligne. Il s’agissait d’une réponse au film The Interview, qui parodiait
le chef d’État coréen.
Les hôpitaux français ont fait l’objet d’un chantage informatique
par le logiciel CryptoLocker dont le programme chiffre et rend
illisibles les données d’un PC tant qu’un code de déblocage n’est
pas saisi. Il a fallu se résigner à payer 40 bitcoins pour libérer les
postes. L’ANSSI préconise de ne pas payer, car il n’est absolument
pas certain de recevoir la clé de déblocage une fois le paiement
effectué. Des entreprises importantes en ont fait l’expérience.
Plusieurs administrations ont fait l’objet de telles attaques : le
ministère des Transports aurait été attaqué par un logiciel
CryptoWall. Il en va des logiciels comme des tornades, on leur
donne un nom pour les rendre moins détestables. Il faut savoir aussi
qu’une clé USB abandonnée sur le parking de l’entreprise ou sur
une table lors de réunions internationales a de bonnes chances
d’introduire un virus dans le réseau, car le participant est tenté, s’il
n’est pas formé, de l’introduire sur son PC pour voir ce qu’elle
contient.
La présidente de la CEE a accusé la Chine d’avoir développé
des cyberattaques contre les hôpitaux pendant la pandémie.

LA PANDÉMIE A CRÉÉ DES RISQUES MAJEURS


La fraude survit à tout, elle se délecte des situations de crise. Les
pandémies, les guerres, loin d’en réduire le potentiel, en décuplent
les opportunités. Les fraudes en tout genre se multiplient autour de
la corruption et de l’engeance criminelle. Nous assistons à l’éclosion
de la « Corona-fraude » dans laquelle la criminalité est clairement à
la manœuvre, elle dispose des moyens de professionnaliser les
montages et de les mondialiser.
Elle s’attaque aux particuliers en multipliant la diffusion de
montages classiques sur Internet, prospérant sur une baisse de
surveillance relationnelle causée par le confinement, sur l’angoisse
et sur le rejet des solutions d’État. À partir de sites hébergés en
France et de pages Web légales piratées, les fraudeurs sont bien
référencés et peuvent tromper les visiteurs. La pénurie et l’urgence
leur facilitent le travail. Après une solide recherche en ingénierie
sociale, les bandes criminelles contactent les cibles en leur
proposant l’achat de masques, de gel, de produits miracles, de
médicaments qui ne seront jamais livrés. D’autres sites vendent les
contrefaçons de ces mêmes produits. Les cagnottes bidon ne sont
pas en reste, ainsi que les inévitables plateformes de courtage
proposant des placements dont le rapport laisse rêveur.
Les plateformes sont installées chez des hébergeurs dans des
pays non contrôlés. Les protocoles de connexion garantissent
l’anonymat. L’effet de masse permet de récupérer des fonds sans
grande fatigue, d’autant qu’il n’y a guère de plaintes. Le démarchage
téléphonique existe aussi, il porte sur des désinfections, des fausses
aides à domicile. Quelques faux agents publics sévissent encore,
visant les réserves d’espèces constituées par les personnes âgées.
La criminalité se taille la part du lion sur la Toile en multipliant les
cyberattaques sur des thématiques sanitaires, des centaines de
millions sont en jeu. Sont visés les hôpitaux, les EHPAD, des
grossistes et les collectivités locales peu sensibles à ces fraudes et
travaillant dans l’urgence, avec des services désorganisés et
manquant de tout. Les escroqueries se ressemblent : on prétend
disposer d’un produit en manque, mais la pression est forte, il faut se
décider vite et payer d’avance. L’acheteur stressé valide, paye et les
fonds disparaissent. Les escrocs usurpent l’identité d’une entreprise
connue pour passer des commandes auprès de fournisseurs dans
un autre pays. La livraison se fera dans un troisième pays et le
règlement ne sera évidemment jamais effectué. Les données de la
première entreprise sont détournées par opération d’ingénierie
sociale (Kbis, bons de commande, tampons, etc.). On constate que
ces montages sont le fait d’une même filière d’escrocs. La création
de sites factices est fréquente, les paiements disparaissent dans une
série de comptes rebond. On rencontre aussi des livraisons de
cargaisons non conformes et non utilisables aux trois quarts et
livrées avec des documents de certification falsifiés. Plus de
30 000 fausses pharmacies ont été identifiées et les contrefaçons de
médicaments explosent.
L’intensification du télétravail est une opportunité promptement
saisie. La pandémie a forcé les entreprises à délaisser
l’environnement de bureau sécurisé au profit du travail à distance, ce
qui crée si l’on n’y prend garde des risques majeurs de sécurité. Les
pirates ont déjà investi le domaine afin d’en utiliser les déficiences
pour piéger et récupérer les mots de passe et toutes les autres
11
données utiles .
Les hackers et autres trolls à la solde de puissances étrangères
ont utilisé la pandémie pour multiplier les piratages et les opérations
de propagande. Ainsi la Russie, la Chine et la Corée du Nord dans
un but de désinformation ou de propagande. Ces activités sont
destinées à montrer que ces régimes sont plus efficaces que les
démocraties et utilisent massivement les réseaux utilisés par
l’Occident. Cette propagande fait aussi oublier les erreurs qui ont pu
être commises. Les pratiques utilisent des faux comptes ou des
comptes hackés pour diffuser des messages favorables, il peut
même être proposé à des abonnés de « twitter » leurs messages
contre rémunération. Il s’agit de l’une des plus vastes campagnes de
cyberespionnage observées au cours des dernières années. On a
relevé la forte augmentation de campagnes d’agression lancées par
divers pays dans le but de s’approprier les recherches de divers
laboratoires et États dans les études portant sur le vaccin de la
Covid-19.

Qui sont les cybercriminels ?

Les personnes qui s’attaquent aux systèmes sont nombreuses,


on peut les classer en fonction de leur type d’activité.
Les menaces viennent d’abord de l’extérieur et des hackers. En
général, on distingue plusieurs catégories de hackers : ceux qui ne
sont pas malveillants, mais qui sont dans un jeu. Dans la
démonstration de leur qualité, ils espèrent ainsi être reconnus et
embauchés par les entreprises. On peut y rattacher les scipt kiddies,
des as de la bidouille.
Les hackers techniquement brillants mettent souvent leur qualité
technique exceptionnelle au service d’une cause et au détriment de
l’entité à laquelle ils s’attaquent. C’est d’eux que proviennent en
général les divers leaks, et on peut les considérer comme des
lanceurs d’alerte lorsqu’ils œuvrent dans l’intérêt général, en
particulier contre la corruption et la fraude fiscale. Si on a pu
autrefois scinder les types d’activités entre les bons et les méchants
hackers, les attaques étatiques ou financières, il semble que,
désormais, la majorité des cybercriminels a intégré l’enrichissement
à ses motivations. La Corée du Sud semble être l’État qui a le plus
développé la sous-traitance de tout ou partie de ces activités. Elle
profiterait aussi des gains qui en sont retirés et n’est pas la seule.
Les hackers de compétition se font rares, désormais on court après
le fric, assez facile à obtenir. Les seuls « techniciens » œuvrant dans
12
ce secteur sont les « développeurs d’attaques » et les analystes .
La présence de tutoriels et l’achat ou la location de moyens
d’attaques permettent à des délinquants primaires de passer au
cyber.
Une supply chain a été créée, qui assure un gain maximal à
chaque participant. « Les criminels se sont organisés comme des
PME, autour d’un écosystème de plateformes d’attaques
structurées. Ils ont adopté des modèles de franchise, de licence,
d’affiliation dans lesquels les vendeurs d’attaques, clés en main, se
rémunèrent au pourcentage sur les résultats 13. » Ce type
d’organisation est une constante criminelle qui ressemble trait pour
trait au commerce le plus légitime.
Les concurrents constituent une catégorie non négligeable
d’attaquants, leur objet est l’appropriation des secrets de l’entreprise,
mais comme d’habitude, afin de ne pas être identifiés, ils sous-
traitent à la criminalité internationale les attaques et les
rémunéreront en conséquence. Les criminels sont très présents
dans ces attaques, elles rapportent gros et les risques de se faire
prendre sont pratiquement nuls. Le but des « cybervoleurs » est
l’enrichissement et, organisés comme le sont toutes les structures
criminelles, ils fractionnent et sous-traitent les travaux, d’autant que
dans ce domaine ils sont pratiquement intouchables.
Le dernier groupe d’attaques est le fait de « cybersoldats », liés à
un État, qui s’approprient par ce moyen les données stratégiques
des secteurs concurrents ou menacent de représailles des pays, ou
encore réalisent des coups, comme sur le système de gestion
iranien.
L’entreprise subit aussi des attaques internes, et ce sont les
employés de l’entreprise et souvent les prestataires ou les
fournisseurs, volontairement ou pas, qui créent le danger.
Un employé malveillant a compris que ces données ont une
valeur exceptionnelle, disposant d’un accès à ces dernières il l’utilise
pour frauder, c’est la catégorie de fraudeurs la plus développée. La
vengeance est présente aussi en cas de manque de
reconnaissance. Les audits de sécurité surveillent particulièrement
ce risque. À l’évidence, il est plus aisé à analyser que le risque
externe, mais sa protection n’est pas plus aisée.
Cette situation, en apparence paradoxale, est due au fait que
l’information est disséminée et que les attaques sont tellement
rapides et diversifiées que les positions défensives ne sont pas en
mesure de les stopper. Internet recèle tous les tutoriels, toutes les
astuces, tous les supports facilitant les attaques. De plus, les
hackers sont organisés en communautés et disposent d’une
connaissance très complète des vulnérabilités, en tout cas bien plus
que les cibles.
Dans tous les cas, les attaquants ont et auront toujours un coup
d’avance, pour une raison simple à comprendre et il est quasiment
impossible de s’en protéger : une entreprise est une structure dont
les systèmes sont complexes et dont les serveurs se comptent par
milliers. Ils ne peuvent pas tous être mis à jour constamment. Des
failles résiduelles pouvant être utilisées par des hackers existent
même dans l’entreprise la plus protégée. D’où la nécessité de
connaître précisément le degré d’importance stratégique des
systèmes et de protéger ceux qui sont les plus sensibles, comme
lorsqu’on stocke des données dans un cloud. Lorsque ce travail,
nécessaire par ailleurs, est effectué, tout risque n’est cependant pas
écarté.
Le développement du Bring your own device, en français PAP
pour « Prenez vos appareils personnels », crée une vulnérabilité
supplémentaire, les appareils personnels parfois plus performants
que les postes de travail peuvent perturber la sécurité du système
d’information de l’entreprise, car ils sont moins bien protégés. Les
failles des appareils peu protégés et l’imprudence des utilisateurs
facilitent l’intrusion des virus, les attaques de trackers : le
détournement des actifs immatériels est devenu un risque majeur.
On constate cependant une grande proximité entre les groupes
de hackers et les divers pays qui leur sous-traitent certaines
investigations. Certains États en manque de financement laissent
faire les mafias « Internet » locales, mais exigent des contreparties
réactivant sur la Toile la « guerre de course ». Ces attaques
informatiques pourraient, à terme, faire l’objet de représailles
conventionnelles.

La cyberguerre

Lorsqu’un pays investit dans l’armement, c’est en général dans le


but de ne pas l’utiliser. L’investissement en cyber n’est en rien un
élément de dissuasion, il est destiné à être utilisé. Or cette guerre
menace les individus et les infrastructures critiques afin de causer
des dommages. Le domaine « cyber » est depuis longtemps
l’épicentre des rivalités entre États.
Les scandales des écoutes électroniques par les États-Unis, le
Royaume-Uni ou encore la France font apparaître les rivalités entre
États en matière d’espionnage et de conflits « en ligne », pour
lesquels les gouvernements se préparent. Les attaques
informatiques impliquant un État ou une infrastructure vitale sont
régulièrement décrites comme relevant de la « cyberguerre ». Il
s’agit d’opérations menées pour interdire à l’ennemi l’utilisation
efficace des systèmes du cyberespace et des armes au cours d’un
conflit. Cela inclut les cyberattaques, la cyberdéfense et les « actions
cyber ».
Contrairement aux armes conventionnelles, les « cyberarmes »
des logiciels malveillants agissent longtemps sans être repérées.
Stuxnet, un malware qui a permis de saboter pendant des mois les
installations nucléaires iraniennes, ralentissant le programme de
plusieurs années, a rendu les États soucieux. Il aurait été développé
par les États-Unis et par Israël. Un autre programme visant l’Iran,
Flame, aurait permis aux deux pays de collecter silencieusement
des données. L’Internet mondial a été en 2019 visé par une vague
d’attaques informatiques d’une ampleur inédite, consistant à modifier
les adresses des sites Internet pour les pirater. Ces attaques
consistent « à remplacer les adresses des serveurs autorisés par
des adresses de machines contrôlées par les attaquants ». Ils
peuvent alors fouiller dans les données (mots de passe, adresses
14
mail, etc.) et au passage dériver le trafic vers leurs serveurs .
En cette fin d’année 2020, une attaque d’espionnage
informatique de grande envergure a été lancée contre les États-Unis
et une dizaine d’autres pays. Il s’agirait de l’installation d’un cheval
de Troie, « Sunburst », indécelable dans une mise à jour d’un
logiciel de gestion de réseaux. Les pirates peuvent ainsi consulter et
récupérer des informations sensibles. L’attaque serait le fait du
groupe russe Cozy Bear, alias APT29, lié aux services secrets
russes (FSB), et a affecté les départements américains du
Commerce et des Finances, peut-être la gestion du nucléaire. Les
services ont identifié un certain nombre d’entreprises et
d’administrations affectées et ont créé un coupe-circuit pour bloquer
le malware. Il ne protège cependant pas les entités déjà infectées et
il faudra beaucoup de temps pour les rendre inopérantes. Les
conséquences de cette attaque se feront sentir pendant plusieurs
années. Il faudra envisager l’intégration dans la doctrine de
cyberdéfense d’une possibilité de riposte à ces attaques affectant les
infrastructures.
Les attaques d’État se développent dans tous les domaines : le
site Internet de la Cour européenne des droits de l’homme a été la
cible d’une « cyberattaque de grande ampleur qui l’a rendu
temporairement inaccessible » dès qu’un arrêt condamnant la
Turquie pour la détention d’un opposant a été prononcé. La
production de ces armes numériques est moins onéreuse que les
armes classiques, et les attaques sont aisément dissimulables. Le
défi de la cyberguerre est de connaître le véritable attaquant et de
viser la bonne cible lors des représailles.
Il peut s’agir aussi de créer des dommages politiques comme les
attaques attribuées aux services d’espionnage russes lors des
élections américaines ou du Brexit.
« Cambridge Analytica », bien que de nature différente, à
l’époque Facebook, autorisait à des applications tierces l’accès
à des données personnelles dont l’organisation peut modifier une
élection. En effet, sur la base d’informations individuelles siphonnées
depuis Facebook, le profil des votants est identifiable et il permet de
cibler la publicité lors des élections. Ce système aurait été utilisé lors
de l’élection américaine de 2016 et lors du référendum sur le Brexit.
De même en France, lors de l’élection de 2017, les courriers
électroniques de six responsables d’En Marche ont été divulgués.
Qualifiés de « Macron leaks », ils révèlent aussi et surtout que
certains reproches faits à Macron sont des fake news issues d’un
piratage, qui vise moins à révéler des malversations imputables au
mouvement En Marche ou à Emmanuel Macron qu’à les stigmatiser.
L’escalade est exceptionnelle, les attaques sont plus violentes, plus
dévastatrices, les hackers ne risquent rien, les gouvernements non
plus, et souvent les premiers attaquent pour le compte des seconds.
La cyberguerre se poursuit dans le but d’obtenir des informations
et des éléments de propriété industrielle dans le cadre de la
recherche sur les vaccins Covid-19. Les États-Unis, le Canada et la
Grande-Bretagne accusent le groupe de cyberespionnage russe
APT29 de mener des cyberattaques dans ce but. Les États-Unis
poursuivent deux Chinois qui auraient agi de la même manière au
profit de la Chine.
Tout récemment, des attaques ont été portées contre les
laboratoires et contre les entreprises qui transporteront les vaccins.
Ces intrusions dans les réseaux semblent destinées à récupérer des
informations qui permettraient de paralyser le système ou de bloquer
la distribution des vaccins. Les fishings liés devraient faciliter
l’inscription sur les listes, le contournement du prépaiement ou la
commande d’un vaccin. Les soupçons se portent sur le groupe
AP3 chinois, sur la Russie qui a elle-même été attaquée ou sur la
Corée du Nord.
L’Agence européenne du médicament a annoncé que de la
documentation a été volée dans une cyberattaque au cours de
l’homologation des vaccins. L’intérêt de l’attaque porterait sur la
chaîne du froid.

Quels moyens de protection utiliser ?


LA PRÉVENTION DANS LES ENTREPRISES
Le rapport annuel Risk in Focus (RiF21) estime que la
cybercriminalité et la sécurité des données seront l’un des trois
15
risques majeurs des entreprises en 2021 . Malgré les
investissements de plus en plus importants effectués par les
organisations, les cyberattaques sont de plus en plus complexes et
sophistiquées, et entraînent de graves dommages aux actifs les plus
précieux des compagnies. Elles créent des risques nouveaux et
amplifient les risques existants.
Devant ce problème, les entreprises doivent mettre en place des
procédures de prévention et de protection susceptibles de réagir en
cas de problème. Les moyens mis en place pour se protéger ne se
limitent pas à une simple opération technique sous-traitée. Connaître
les risques présents dans le système, les failles liées au système et
à son utilisation permet de disposer d’alertes pertinentes et de
réagir. La mise en place d’outils d’analyse peut aussi créer un casse-
tête pour les directeurs de la sécurité des systèmes informatiques
(DSSI), du fait du nombre élevé des alertes sans suite et de la
difficulté à trouver des compétences. L’activité peut être polluée par
des alertes dont 70 % ne sont pas justifiées, les outils fournissant
des données brutes qu’il faut corréler manuellement.
Les entreprises doivent tout d’abord identifier ce qui est vital pour
elles. En effet, parmi les entreprises qui ont intégré le « cloud »,
rares sont celles qui ont évalué auparavant les éléments dont la
privation pourrait les tuer et la manière de les protéger. C’est
pourtant indispensable, car les « cloud’s » présentent des
caractéristiques de sécurité très différentes. Souvent située
physiquement à l’étranger, l’application des textes locaux peut
générer des difficultés en cas de problème. Quant aux éléments
vitaux, fallait-il les glisser dans le cloud et risquer, comme le formule
la fleur de pissenlit de Larousse « je sème à tout vent », de livrer ses
secrets, ou les garder en interne ? Qui protège les cloud’s des
interventions des États ? Est-on sûr de tous leurs fournisseurs et de
tous leurs sous-traitants ? Les mesures de sécurité sont-elles
suffisantes ? Finalement on peut se demander s’il était nécessaire
de faire voter la directive du secret des affaires si on laisse les États
étrangers et les concurrents venir faire leur marché.
S’est-on jeté sur l’innovation sans en analyser les risques
pourtant évidents ? Les entreprises doivent savoir si toutes les
situations susceptibles de leur créer des problèmes sont protégées,
et cela concerne les fournisseurs et tous les autres prestataires, les
avocats et les fiscalistes en particulier. Les problèmes sont souvent
créés par une carence de formation de ces tiers. De plus, les codes
sources des programmes évoluent constamment, on peut donc être
protégé à un moment donné et faillible lors de l’évolution suivante.
Il faudrait donc :
Connaître ce qui doit être protégé en priorité et effectuer des
évaluations régulières.
Disposer d’outils de surveillance, savoir gérer les alertes et tester
régulièrement le dispositif.
Analyser les alertes, et pour cela disposer d’éléments spécifiques
adaptés à sa situation.

Les risques engendrés par la cybercriminalité entraînent la mise


en place d’une organisation spécifique qui se rapproche des
meilleurs systèmes antifraudes, car il faut savoir que quatre-vingt-
quatorze jours environ s’écoulent avant de s’apercevoir qu’une
16
attaque APT a eu lieu, ce qui laisse beaucoup de temps aux
hackers pour se balader tranquillement dans les systèmes.
Ainsi, il semble que le responsable de la gestion des risques de
la cybercriminalité doit être, dans les entreprises importantes,
nécessairement un membre de la direction, et le plus élevé possible,
de manière à disposer des moyens d’intervenir et de prévenir sans
perdre du temps dans les validations successives.
Son rôle consiste d’abord à s’assurer et à mettre en place les
éléments technologiques nécessaires à l’activité, il doit disposer des
moyens humains indispensables, ces derniers sont rares, onéreux,
et le bon choix s’effectue souvent hors procédure.
Il doit aussi assurer la formation du personnel, module essentiel
de la prévention. Il semble opportun, à l’instar des systèmes
organisés de prévention des fraudes, de mettre en place des
référents en mesure de porter le message de la direction et de faire
remonter les soucis depuis la base. Il est sans doute pertinent
d’intégrer ce responsable au comité d’audit ou de créer un comité de
l’information, comme l’ont fait certaines entreprises, ce qui permet de
disposer à tout moment d’un état de la situation. Le responsable de
cette activité deviendra rapidement le chef de file de la sécurité
générale.
Pour les PME, c’est à la fois plus simple et plus complexe, un
chef d’entreprise se doit de savoir quels sont les éléments vitaux de
l’entreprise. Il s’agit là du premier point de protection. Ces éléments
doivent être particulièrement protégés. Peut-être faut-il copier
certaines banques qui ont transféré les informations de leurs plus
gros clients sur un support papier enfermé dans un coffre ?
Un disque dur crypté, isolé des réseaux, peut suffire dans la
majorité des situations, ou l’utilisation d’un cloud sûr. Il faut aussi
prendre garde aux informations transmises aux sous-traitants, aux
fournisseurs et aux prestataires. Cela complique sans doute la vie,
mais cela en vaut la peine.
L’ORGANISATION DE L’ÉTAT
Il est vital pour un pays de résister et de se protéger de ce type
de criminalité. L’État s’est organisé à la fois pour se défendre, pour
poursuivre et pour participer à ce type de criminalité. Le Secrétariat
général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et
l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information
(ANSSI), par leur positionnement interministériel et le caractère des
responsabilités qui sont les leurs, se voient confier de nombreuses
missions par le président de la République et le Premier ministre.
L’ANSSI participe ainsi, en collaboration avec d’autres services de
l’État, à divers projets liés à la sécurité numérique promus par les
plus hautes autorités. Cet engagement démontre la volonté de la
France de faire de la sécurité, gage de confiance, la condition sine
qua non de la réussite de la transformation numérique.
L’ANSSI a publié un guide « hygiéniste » de la gestion des
systèmes pour les entreprises. Elle a aussi publié la liste des
organismes certifiés pour la détection des cyberattaques. Les
entreprises dites d’importance vitale (OIV) sont tenues de s’équiper
de systèmes de sécurité certifiés sous peine de sanction. Au nombre
de 250 environ, elles évoluent dans divers secteurs : la banque, la
santé, l’énergie, l’alimentaire, les télécoms. Leur nom est classé
secret-défense. Il leur est fait obligation, par la loi de programmation
militaire, de protéger leurs réseaux en s’équipant de dispositifs
certifiés. La France est le premier pays au monde à obliger les
entreprises à protéger leurs services numériques.
La cybercriminalité est aussi entrée dans les cadres des services
d’investigation. L’Office central de lutte contre la criminalité liée aux
technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC) a
été créé en 2001. La police et la gendarmerie ont chacune des
enquêteurs spécialisés. La police judiciaire dispose aussi d’une
division spéciale, la sous-direction de lutte contre la cybercriminalité
(SDLC). Le champ d’action de la SDLC est plus large que celui de
l’Office. Elle référence aussi les attaques subies par les entreprises
et les particuliers. Auparavant, les PME dont les systèmes
informatiques étaient attaqués, par exemple, n’avaient pas de
correspondants.
Comme le disait Mireille Ballestrasi, qui occupait la fonction de
directrice centrale de la police judiciaire et présidait le comité
17
exécutif d’Interpol, dans une interview à La Tribune : « La
e
cybercriminalité est clairement la nouvelle menace du XXI siècle.
Elle force les polices à repenser leurs moyens d’action, à se mettre
au niveau techniquement et à développer des outils transnationaux,
car l’échelle devient mondiale. Le cybercrime est d’autant plus
difficile à appréhender qu’il prend des formes diverses et n’a, par
définition, pas de frontières. Il peut s’agir d’apologie du terrorisme,
de réseaux de pédopornographie ou de proxénétisme, ou encore
d’attaques contre des systèmes de données, comme celle qu’a
connue récemment TV5 Monde. […]. Et ce n’est que le début :
toutes les études tablent sur une augmentation significative du
nombre de crimes liés à Internet dans les années et décennies à
venir. Il s’agit d’un vrai défi pour les États et les polices du monde
entier. »
Les États membres de l’Union européenne se sont mis d’accord
pour renforcer la lutte contre le blanchiment d’argent. Un rapport
estimait notamment que certains actes terroristes avaient pu être
financés via des plateformes de monnaie virtuelle. Parmi les
mesures prises, figure la fin de l’anonymat des transactions sur ces
plateformes, y compris avec des cartes prépayées. De tels moyens
de paiement avaient pu être utilisés pour financer des attentats.
Pour Tracfin, le bitcoin constitue une triple bulle : « une bulle
spéculative, une bulle d’opacité et une bulle criminelle ». La cellule
de Bercy s’inquiète surtout du côté criminel des cryptomonnaies qui
seraient utilisées pour masquer et financer des activités criminelles.
Dans le collimateur de Tracfin, notamment, le blanchiment d’argent
rendu plus facile par les cryptomonnaies. Mais c’est aussi un
problème pour les impôts : les plus-values liées aux bitcoins et
notamment à l’explosion de leur valeur doivent être déclarées au
fisc. Gérard Darmanin, ministre des Comptes publics, l’a rappelé le
12 décembre 2017. « Dans le cas contraire, le redressement fiscal
serait évidemment à la hauteur de la fraude. »
Les particuliers, notamment, sont invités à être transparents :
jusqu’à 33 200 euros de plus-value, les revenus des bitcoins
peuvent être considérés comme des bénéfices non commerciaux. Ils
sont donc imposables. Au-delà, l’activité passe dans le domaine des
activités commerciales et nécessite des autorisations et des
déclarations différentes.
SIXIÈME PARTIE
LES LANCEURS D’ALERTE,
UN REMPART POUR
LA DÉMOCRATIE ?
Les parties précédentes décrivent des forfaits en série. Les
États, le secteur économique, tous les systèmes politiques,
financiers et religieux dissimulent des failles, des secrets et des
dysfonctionnements inacceptables inhérents aux pouvoirs. Les
manipulations, l’actualité le confirme, la fraude et la corruption sont
couramment pratiquées pour s’enrichir, conquérir le pouvoir et s’y
maintenir. Ceux qui sont en charge du problème ne se bousculent
pas vraiment pour prévenir et sanctionner ces dérives mondialisées.
Le lanceur d’alerte trouve aisément sa place dans un tel milieu,
lui qui cherche à faire reconnaître, souvent à contre-courant,
l’importance d’un danger ou d’un risque en lien avec l’intérêt général.
Cette définition, assurément restrictive, est due au sociologue
Francis Chateauraynaud, créateur du concept de « lanceur d’alerte »
1
en 1996 . Les lanceurs d’alerte dénoncent les manipulations d’une
organisation et devraient bénéficier d’une protection particulière, ce
que la loi Sapin 2 tente de réaliser, sans vraiment y parvenir.
La presse en général, les diverses ONG, les différents
consortiums lorsqu’ils analysent la société au regard de la
criminalité, de la corruption et de la transparence des pouvoirs, ont
un rôle essentiel en diffusant des informations sur des
comportements qui ne peuvent être acceptés dans un cadre
démocratique. Les journalistes, du fait de la protection du secret des
sources et de leur appartenance au quatrième pouvoir honni par les
puissants, s’ils ne sont généralement pas considérés comme des
lanceurs d’alerte sont des porteurs d’alerte institutionnels. La
protection dont ils bénéficient n’est réelle que dans les pays
démocratiques. Plus de 56 journalistes ont été assassinés en 2019,
dont trois dans l’Union européenne.
Les alertes se propagent dans tous les domaines. Hétéroclites,
elles révèlent la prolifération des pratiques illégales ainsi que les
systèmes de camouflage édifiés pour les protéger. Ces alertes
peuvent être considérées comme des actions de « désobéissance
2
civile » au sens où l’entend Hannah Arendt .
Le lanceur d’alerte est un partenaire incontournable de la
démocratie 3. À ce titre, sous réserve du respect de certaines
conditions, une protection générale lui est allouée, destinée à le
protéger de persécutions infondées. Ainsi, pour la France, la loi
o
n 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la
lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique,
faisant suite à nombre d’autres lois traitant des lanceurs d’alerte, est
une avancée considérable, même si elle ne suffit pas. Les avocats
Clara Gandin et Xavier Sauvignet, dans un article paru le jeudi
26 avril 2018 sur le site « Village de la justice », estiment que
« Cette protection, encore fragile, épouse les contours du dispositif
de lutte contre les discriminations : désormais, au même titre que le
genre, l’origine, le handicap ou l’activité syndicale, le lancement
d’alerte est considéré comme un motif discriminatoire prohibé ».
Les lanceurs d’alerte contribuent assurément à transmettre une
meilleure information aux citoyens, ils ont dénoncé des scandales et
prévenu nombre de tragédies initiées par les pouvoirs en place. Ils
apportent un contrôle et une certaine transparence au
fonctionnement démocratique. Leur rôle est fondamental dans la
lutte contre la corruption et la fraude fiscale, ainsi que dans le
domaine médical.
CHAPITRE 1

L’alerte : un processus atypique


qui éclaire le chaos

Une procédure foncièrement saugrenue


au regard des institutions
Les États produisent des normes, installent des contrôles et… ne
les respectent pas ; les ministres se moquent des réglementations.
La négociation de l’affaire Alstom s’est opérée en secret, dans le dos
du Parlement et de certains membres du gouvernement. La crise du
coronavirus a mis en évidence les failles d’une gestion centrée sur la
communication plutôt que sur l’exécution. Les administrations qui
devraient surveiller l’application des textes et sanctionner les dérives
s’en désintéressent. Une inspectrice du travail est convoquée par le
directeur départemental du travail qui lui reproche de « vouloir
mettre le feu » en voulant renégocier un accord qu’elle juge illégal.
C’est contre les dérives étatiques que ces alertes ont été utiles.
Cependant, dans cet ouvrage, je ne porte d’analyse que sur la
criminalité en col blanc. Les entreprises aussi se moquent des
législations, et les religions ont vocation à s’autoprotéger. Or, lorsque
plus de la moitié des États sont criminalisés, lorsque les réseaux
maléfiques devenus les maîtres du monde se soucient comme d’une
guigne de l’éthique et du respect des textes, lorsque l’autorégulation
est devenue une chimère, lorsque certains services spéciaux sont
hors contrôle, seule l’alerte peut limiter ces dérives.
Les services répressifs nationaux courent après les fraudes
systémiques, l’hybridation entre les montages d’habitude et les
montages criminels, l’internationalisation et l’inventivité des
nouvelles fraudes. Ils sont aussi affectés par l’idiotie libérale
exigeant la réduction des fonctionnaires de contrôle. Ceux qui
restent courent désespérément après les évolutions techniques et
ne sont plus à même de réaliser correctement leur mission. De plus,
ces situations déplorables sont présentées comme des exceptions
relevant d’une faillite individuelle dans le monde clos d’une élite et
n’apportant qu’un préjudice marginal aux institutions. C’est
intellectuellement reposant ! Les scandales récurrents permettent
périodiquement de simuler un contrôle effectif. Ils sont hélas
considérés comme des verrues et non comme des facteurs
consubstantiels affectant la vie économique, politique et religieuse.
La société a dorénavant besoin de systèmes d’alarme atypiques
pour prévenir des situations néfastes ou scandaleuses qui se
propagent insidieusement dans le domaine de la probité et des
libertés individuelles. L’alerte devrait être une exception, elle se
banalise. Elle devient l’aiguillon et l’auxiliaire déterminé des services
de contrôle lorsqu’ils s’en saisissent. Concomitamment, l’ouverture
sur le monde et Internet facilitent l’accès à des informations jusque-
là bien cachées, et un besoin irrépressible de transparence se
développe.
L’ALERTE EST PERTINENTE AU REGARD
DE LA CRIMINALITÉ EN COL BLANC

Les agissements de la « criminalité en col blanc » engendrent un


gisement infini de scandales à la portée des lanceurs d’alerte.
Atteintes à la probité, à la libre concurrence, irrespect des textes,
contournement des règles fiscales et camouflage savant des
manipulations, tels sont les comportements habituels. Le « crime
d’entreprise » prolifère car le risque est faible. La criminalité
financière, complexe, « hypertechnique » et internationale est mal
identifiée et se dissimule dans l’entre-soi protecteur d’une élite. En
France, les grands scandales décrits par la presse affectaient
essentiellement les délits d’initiés, jusqu’à ce que quelques
magistrats, accompagnés par l’incontournable Canard enchaîné,
aient clairement qualifié la criminalité d’affaires, « cet abîme
insoupçonné » selon le mot du président Rolland.
L’environnement favorable de la mondialisation, les évolutions
techniques et les carences éthiques facilitent les manipulations,
alors que le développement du numérique permet à la fois un
camouflage et une opportunité de transparence. La criminalité
d’affaires s’appuie sur l’opacité structurelle juridique, comptable et
géographique créant une économie de l’ombre prospérant dans les
niches qui a rendu l’arsenal juridique classique quasiment inopérant.
Cette situation a été accompagnée par la perte de toute lecture
éthique des situations, puisque le risque est nul, seule compte la
recherche du profit. Le système bancaire a ainsi développé un
montage frauduleux dont les gains portaient sur plus de 15 milliards
de dollars ; ce système a fonctionné pendant plus de trente années,
il a perduré lors de la crise de 2008. Comme sait le faire le crime
organisé, le montage est le fruit d’une collusion entre les tradeurs,
les courtiers, les fonds, les avocats et les banques.
Frauder n’est pas un dérapage ponctuel, il résulte d’une volonté
délibérée du monde des affaires de se comporter de la sorte et
d’utiliser tous les moyens possibles pour atteindre les objectifs.
Diminuer les bénéfices taxables, rentabiliser l’investissement
constituent les rouages essentiels de la gestion des entreprises pour
ceux qui en ont l’opportunité. Que les moyens utilisés soient
légitimes ou pas est sans importance. La « truandaille financière »
s’enracine !
Les « barons voleurs », nous dit-on, sont rentrés dans le rang et
ont été « utiles » à leur nation, certes, nos barons eux s’empressent
de fuir le pays sans rien lui apporter. Je n’en veux pour preuve que
la baisse des dons aux associations qui a immédiatement suivi la
disparition de l’ISF. Ils n’avaient plus aucun effet sur la base
imposable.
4
La tromperie des entreprises – gangrène affectant l’ensemble
des activités commerciales, industrielles et bancaires – est devenue
une activité autonome. Les manipulations fonctionnent en meute, les
logiciels manipulant l’optimisation des résultats de tests d’émissions
de particules le démontrent. Cela reste profondément choquant et
alarmant 5. L’accumulation des inégalités et la multiplication des
scandales réduisent la croyance selon laquelle le seul profit des
6
associés garantirait l’intérêt collectif au rang de propagande .
Un métier peu connu car extrêmement discret facilite le
contournement des textes, fournit des « kits » de fraudes, édifie des
montages sophistiqués, disperse les preuves dans divers pays, et
vend des montages à la technique irréprochable mêlant le juridique
et le comptable, on l’a vu dans la première partie. Il organise une
protection maximale pour les fraudeurs, rendant presque
impossibles les poursuites. Comme on a su le faire pour combattre
les réseaux mafieux, la seule opportunité réside dans l’utilisation de
repentis bien au fait des opérations ou des lanceurs d’alerte.

LE MODE DE GESTION ENTREPRENEURIAL EN QUESTION


Une entreprise, une administration, une ONG ne se développent
que dans un univers utilitariste, la morale « n’imprime » pas lorsqu’il
faut ajuster des moyens à des fins : ces entités sont amorales.
L’éthique « métier », essentielle pour le salarié, est souvent en conflit
avec les pratiques managériales et les processus des organisations.
Pour respecter le processus, il faut jongler avec la sécurité, avec la
réalité, multiplier les approximations, se mettre en concurrence avec
les collègues. Cela, les salariés en sont conscients car ils le vivent.
L’alerte surgit d’un conflit entre la moralité d’un individu et l’amoralité
de l’entité.
L’entreprise s’est concomitamment engagée dans une sorte de
croisade éthique, elle établit entre autres des chartes anticorruption,
se convertit à l’écologie, accompagne des organisations non
gouvernementales, et communique ardemment sur ces sujets. Cet
engagement, aussi porté par la loi Pacte, comporte un risque
majeur. Si l’entreprise ne respecte pas ses engagements, qui,
forcément, limitent la réalisation de profits majeurs, elle aura créé
des instruments de comparaison et de mesure qui pourront aisément
lui être opposés.
En présence d’une dérive, les comportements des salariés sont
divers. Le mercenaire sait que l’entreprise ne se gênera pas pour le
licencier, alors, disciple de Machiavel, il en tire tout ce qui est
possible et change de mangeoire. Le pragmatique, conscient du fait
que le monde ne changera pas, accompagne le mouvement. C’est
une vision à court terme et une conscience morale brisée. Cette
vision affecte tous les acteurs, les dirigeants d’abord, « court-
termistes », avec pour tout horizon les bilans et leur carrière. Les
salariés conscients de l’existence d’un problème restent silencieux,
ils tiennent à leur travail, ce qui peut se comprendre. Un salarié de
Mossack Fonseca critiquait dans un entretien télévisé le lanceur
d’alerte à ce jour inconnu, car les salariés du groupe panaméen
perdraient de son fait des salaires importants, les avantages pour le
suivi scolaire des enfants et leur train de vie.
Les lanceurs d’alerte estiment que les dérives sont
insupportables au regard de leur éthique et des engagements de
l’entreprise, et veulent faire cesser la bouffonnerie ! De plus, ils sont
confrontés à un dilemme. S’ils ne font rien, leur responsabilité
morale ou pénale est engagée ; s’ils bougent… ils perdent leur
poste. Un savoir, une technicité élevée et un œil exercé sont souvent
nécessaires pour déceler les dérapages, tant ils peuvent être
7
élaborés et les techniques utilisées complexes . L’alerte devient une
affaire de spécialistes particulièrement courageux pour qui la
moralité est essentielle, mais qui seront sanctionnés pour leur
outrecuidance.
L’intégration des lanceurs d’alerte dans un cadre législatif
apportant une protection à certains d’entre eux est donc positive.
Elle protège en partie un particulier, individu, salarié, scientifique ou
simple citoyen, qui, confronté à une situation criminelle ou
délictuelle, dans tous les cas portant atteinte à l’intérêt général, la
dénonce de manière officielle. Intégrer dans la loi un tel
comportement est nécessaire, car l’alerte opérée en pleine
conscience des risques encourus n’est pas sans danger. Une
surveillance citoyenne est donc indispensable. C’est à eux et à eux
seuls qu’il appartient de défendre leur éthique et leur liberté !
La formule d’Albert Einstein, ciselée, est particulièrement
adaptée à la situation des lanceurs d’alerte : « Le monde ne sera
pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent
sans rien faire. »
CHAPITRE 2

L’opposition entre morale


et pragmatisme

L’alerte est présente depuis la plus haute


antiquité
Le lanceur d’alerte a toujours accompagné la vie politique et
religieuse. Il n’affectera la vie économique que plus tardivement,
lorsque ses imperfections seront devenues moins obscures. Il est
garant d’une vision morale. Le dialogue de Platon, dans Gorgias,
entre Socrate, dont la célèbre anaphore « oui certes, mais » a
démoli Calliclès, le sophiste contestant les lois de la cité, en apporte
le témoignage. Antigone, idéaliste, désobéit à la loi de Créon et se
comporte comme un lanceur d’alerte. D’autres se sont opposés à
l’intolérance de la religion protestante, Castellion en Suisse à propos
de la condamnation au bûcher de Michel Servet en 1553 ; Martin
1
Luther en 1517 s’opposa à la vente d’indulgences des catholiques .
Voltaire face à l’intolérance catholique à l’occasion de la
condamnation de Jean Calas. Leur efficacité est avérée dans la
dénonciation de la pédophilie dans les milieux religieux, des abus
sexuels avec le collectif « #MeToo ». Très récemment Boualem
2
Sansal s’élève contre le développement de l’islamisme. D’autres
lanceurs d’alerte célèbres ont pris leurs responsabilités dans le
domaine politique : Victor Hugo et Napoléon le Petit, Émile Zola et
3
son célèbre « J’accuse », article publié dans L’Aurore . Fabien
Albertin, député socialiste, le 10 novembre 1932 à l’Assemblée
4
nationale dénonce déjà les bénéficiaires d’un vaste réseau
d’évasion fiscale organisé par une banque helvétique. Martin Luther
King Jr et Nelson Mandela peuvent aussi être considérés comme
des lanceurs d’alerte d’envergure, peut-être les plus grands. Ces
quelques figures parmi tant d’autres constituent des exemples
mémorables de l’opposition constante qui existe entre le respect des
lois qui structurent la vie en société et la nécessité d’évolution de
cette même société. Les dérives apparaissent sans fard, et le
proverbe, aux origines incertaines, Lorsqu’on monte aux arbres, il
faut avoir les braies propres trouve là une application universelle.
e
Les systèmes d’alerte ont été utilisés dès le XIV siècle à Venise,
avec les boca di leone, un moyen de flicage efficace au regard du
fisc et de la santé, qui a existé à Gênes et à Rome jusqu’au
e
XVIII siècle. Les services des Douanes, des Impôts, les services de
police utilisent des aviseurs. La dénonciation est alors reconnue
comme un devoir civique. La loi exige des citoyens la dénonciation
d’actes terroristes, les atteintes aux personnes vulnérables, aux
femmes, etc. Il faut cependant distinguer l’action citoyenne de la
réaction intéressée. Les réticences à la procédure d’alerte découlent
du fait qu’elle est souvent assimilée à la délation, elle ferait revivre la
période noire de Vichy.
La terminologie utilisée est aussi révélatrice d’un malaise, les
vocables sont neutres – alerte, signalement, révélation – et sont à
l’évidence destinés à dédramatiser.
Le droit français s’est engagé très précautionneusement dans ce
domaine, au contraire les systèmes anglo-américains, devant la
multiplicité des dérives, développent depuis longtemps le
name & shame (nommer et faire honte) et la démarche citoyenne du
5
wistleblowing . Les partisans de la divulgation totale se rencontrent
plutôt sur Internet.

LE CADRE DE L’ALERTE ÉVOLUE CONSTAMMENT


ET SE GÉNÉRALISE

Dans certains domaines, les États n’ont pas hésité à utiliser


l’alerte pour obtenir des informations en matière fiscale et dans le
domaine économique. L’US False Claims Act est voté en 1863
pendant la guerre de Sécession (1861-1865). L’objectif était de
dénoncer, déjà, les entreprises sous contrat avec le gouvernement,
soupçonnées de vendre de la poudre mélangée à de la sciure.
Organiser un système d’alerte est une obligation des entreprises
et sa propagation est due au Sarbanes Oxley Act de 2002 6. Au
cours des années 2000, un grand nombre de sociétés américaines
ont été mises en faillite du fait de décisions managériales aberrantes
et notamment pour des faits de fraude. Or, nombre d’employés au
fait de ces dérives frauduleuses n’ont rien dit par crainte d’un
licenciement immédiat. La même observation pourrait être apportée
aux montages « subprimes » et aux « CumEX ». Le Sarbanes Oxley
Act est la première loi majeure à portée internationale qui a exigé
l’intégration du whistleblowing, l’alerte professionnelle dans les
7
entreprises . Cette loi a une portée extraterritoriale, notamment pour
les groupes cotés aux États-Unis. La « loi de sécurité financière »
er
(LSF) du 1 août 2003 intègre l’obligation pour certaines entreprises
françaises d’installer un cadre permettant d’alerter en cas de fraude.
Les sociétés concernées doivent adopter un code d’éthique et un
mécanisme de protection pour les lanceurs d’alerte. Les employés
qui relèvent la présence d’une faute commise dans leur société
doivent avoir la possibilité d’informer une autorité interne ou externe
qui mène alors une enquête et qui, si cela est nécessaire, prendra
des mesures disciplinaires ou pénales à l’encontre de la ou des
personnes qui ont commis une faute. Le système d’alerte a une
force obligatoire et le lanceur d’alerte dispose d’un statut et d’une
protection légale, tout cela est toutefois bien théorique.
À ce jour, en France, de nombreuses entreprises sont tenues de
disposer d’une ligne d’alerte au regard des textes suivants :

la loi sur la sécurité financière (LSF) ;


la loi Sapin 2 (articles 6 à 15 et 17) ;
le devoir de vigilance ;
les textes de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution
(ACPR) pour les banques.

8
L’Autorité de la concurrence utilise la procédure de clémence
qui permet à une entreprise de révéler une entente à laquelle elle a
participé auprès de l’Autorité de la concurrence, en contrepartie :

d’une exonération totale d’amende pour la première entreprise


qui demande la clémence ;
d’une exonération partielle d’amende pour les suivantes.

Cette procédure permet à l’acteur d’un cartel de dénoncer ses


complices et d’obtenir une remise sur l’amende à venir. Les
soupçons dans l’enquête du cartel de la compote sont venus d’une
société néerlandaise qui a dénoncé le cartel. La révélation devient
alors une arme stratégique pour les entreprises comme pour les
autorités. « La clémence peut devenir un moyen de pression pour
faire la police dans le cartel, en dénonçant celui qui défie les autres
participants », remarque un avocat habitué de cette procédure. Seul
le premier qui a fourni à l’Autorité de la concurrence des éléments de
preuve n’écopera pas d’une amende. D’où une course à l’échalote
pour être le premier dénonciateur.
Ralph Nader, célèbre militant des droits des consommateurs, a,
dès 1972, communiqué sur l’importance du whistleblower (lanceur
d’alerte), adoubé en dernier ou en premier défenseur des droits :
« La volonté et la possibilité des employés de siffler une faute
criminelle est la dernière ligne de défense des citoyens ordinaires
contre le déni de leurs droits et de leurs intérêts par des institutions
secrètes et puissantes. »
Ce système fonctionne correctement pour les petites fraudes, les
vols, le harcèlement et dans les filiales, mais son efficacité est
incertaine pour les montages de grande envergure et concernant les
managers. Le dénonciateur appartient inévitablement au groupe
initiateur. Il est donc rapidement identifié et serait immédiatement
« blacklisté » par l’ensemble de son environnement professionnel.
La numérisation des données pallie en partie cette carence. Elle
facilite l’alerte de masse qui se déploie grâce aux fuites (les célèbres
leaks) depuis les paradis fiscaux. Les informations de toute nature
sont partagées et analysées concomitamment par plusieurs grands
médias. Elles « harponnent » le blanchiment des montages
managériaux et l’immensité des fraudes dont nous n’avions qu’une
9
image réductrice . Les leaks ont permis de comprendre que les
pratiques de fraude, de corruption et de blanchiment sont aussi
globalisées.
La définition de l’alerte éthique s’est élargie en trente ans, au fil
des crises. Depuis l’alerte professionnelle, elle est passée à l’alerte
citoyenne, et depuis les fraudes comptables, financières et
médicales, à la notion de risque pour autrui. La multiplication
exceptionnelle des alertes et des scandales engendrés par le
comportement d’entités publiques, commerciales et religieuses
suscite une réflexion sur les causes de cette situation. Le statut de
protection du lanceur d’alerte est devenu un sujet majeur de société.

UNE LONGUE LISTE DE SCANDALES


Les plus grands scandales des cinquante dernières années ont
éclaté, pour la plupart, après l’intervention d’un lanceur d’alerte. Ils
se sont développés aux États-Unis où le Whistleblower Protection
Act de 1989 assure la défense de toute personne apportant la
preuve « d’une infraction à une loi, à une règle ou à un règlement »
ou encore « d’une mauvaise gestion évidente, d’un flagrant
gaspillage de fonds, d’un abus de pouvoir ou d’un danger significatif
et spécifique en ce qui a trait à la santé et à la sécurité du public ».
Cette loi a été consolidée, en 2000, par le No-FEAR Act, le bien
nommé, puis en 2012 par le Whistleblower Protection Enhancement
Act. Aux États-Unis, depuis 1970, les alertes majeures ont divulgué
des exactions gouvernementales :
les « Pentagon Papers », des mensonges d’État entourant la
guerre du Vietnam ;
la « gorge profonde » du Watergate, sous la mandature de
Richard Nixon qui démissionna le 9 août 1974 pour éviter sa
destitution ;
un soldat de deuxième classe fut la principale source des
10
documents publiés par WikiLeaks ;
la fuite de documents de la NSA en 2013 révèle le système de
surveillance massive d’Internet ;
les révélations sur l’organisation par la banque UBS de systèmes
d’évasion fiscale entraîne le Département de la Justice des
États-Unis à condamner UBS à payer une amende de
780 millions de dollars. Le lanceur d’alerte a reçu une
récompense d’une trentaine de millions de dollars du Bureau des
lanceurs d’alerte de l’IRS (les services fiscaux américains) ;
diverses industries ont aussi été mises en cause : l’industrie du
tabac, l’extraction du gaz de schiste, la NRA pour la promotion
des armes, le montage Madoff, etc.
En France, les scandales initiés par des lanceurs d’alerte
concernent plutôt des dérives d’entreprises et la fraude fiscale, ils
présentent une grande diversité :

le risque présenté par l’amiante ainsi que celui des polluants


cancérigènes dès 1973 ;
l’affaire du sang contaminé en 1991 apporte la preuve que des
lots de sang contaminés ont été distribués à des malades
hémophiles lors de transfusions. L’hépatite C et le virus du VIH
ont infecté des milliers de personnes ;
en 1994, un toxicologue à l’INRS (Institut national de recherche
et de sécurité), discernant les effets nocifs des solvants utilisés
dans les peintures et les détergents, a été licencié pour « faute
grave » par l’Institut ;
en 2008, la collusion entre des « abatteurs » des enseignes et
les services vétérinaires est dénoncée dans la pratique de la
« remballe » ;
l’ouvrage Mediator 150 mg. Combien de morts ? met au jour les
risques de ce produit ;
l’ouvrage Révélations a révélé les dérives d’une chambre de
compensation dont le courant n’était pas si limpide. Il a donné du
corps à la méfiance envers les structures financières ;
le lanceur d’alerte licencié pour « faute lourde » et « avoir
manqué à ses obligations de loyauté et de confidentialité », a
gagné son procès aux prud’hommes cinq années après avoir
dénoncé l’implication de son entreprise dans les systèmes
d’espionnage des régimes libyen et syrien ;
le domaine de la fraude fiscale est propice à l’action des lanceurs
d’alerte, un grand nombre d’évadés fiscaux de la banque
11
HSBC , les dérives d’UBS ont été poursuivis à la suite de
l’alerte lancée par les salariés des banques ;
les administrations aussi sont mises en cause, l’inspecteur des
impôts qui avait identifié un dysfonctionnement sur le patrimoine
de Cahuzac n’a pas été écouté, dans ce même dossier, un agent
a été poursuivi pour violation du secret professionnel, il a
dénoncé la lenteur avec laquelle Tracfin traitait l’affaire ;
les salariés de Price Waterhouse & Coopers qui ont dénoncé les
arrangements des grandes entreprises avec le Luxembourg (Lux
Leaks) ont provoqué des modifications législatives (légères) dans
le corpus luxembourgeois.
CHAPITRE 3

Une longue marche

o
La loi n 2013-316 du 16 avril 2013, relative à l’indépendance de
l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection
des lanceurs d’alerte, stipule : « Toute personne physique ou morale
a le droit de rendre publique ou de diffuser de bonne foi une
information concernant un fait, une donnée ou une action, dès lors
que la méconnaissance de ce fait, de cette donnée ou de cette
action lui paraît faire peser un risque grave sur la santé publique ou
sur l’environnement. L’information qu’elle rend publique ou diffuse
doit s’abstenir de toute imputation diffamatoire ou injurieuse. » Ce
texte, inclus dans le Code du travail, s’imposait, car des études
mettent en évidence le fait que le tiers des substances chimiques en
Europe ne respectent pas la réglementation protégeant la santé et
l’environnement.
Les agents publics disposent d’une procédure spécifique relative
à la dénonciation des conflits d’intérêts dans la fonction publique. Ils
disposent depuis longtemps de l’article 40 du Code de procédure
pénale qui impose à tout fonctionnaire ayant connaissance, dans
l’exercice de ses fonctions, d’un crime ou d’un délit d’en aviser, sans
délai, le procureur de la République et de lui transmettre tous les
documents relatifs. À ma connaissance, aucune sanction n’est
1
prévue pour celui qui ne respecterait pas cette injonction. Un agent ,
ayant connaissance d’un conflit d’intérêts, peut en aviser sa
hiérarchie. Si cette information préalable n’a pas été exécutée, la
mauvaise foi de l’agent est présumée et il ne peut bénéficier du
régime de protection des lanceurs d’alerte.
Aucune mesure concernant notamment le recrutement, la
titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion,
l’affectation et la mutation ne peut être prise à son égard pour avoir
relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou
d’un crime, dont il aurait eu connaissance, dans l’exercice de ses
fonctions. Seuls les agents ayant relaté des faits auprès des
autorités judiciaires ou administratives sont protégés. La divulgation
publique, ou la transmission à un journaliste de faits, n’octroie
aucune protection.
Le processus de conciliation de cette obligation avec les autres
obligations auxquelles les agents publics sont soumis, la
déontologie, le devoir de réserve et de discrétion, le secret
professionnel ou fiscal, n’est pas clairement explicité.

o
La loi dite Sapin 2 – loi n 2016-1691 du 9 décembre 2016
relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la
modernisation de la vie économique – crée un statut des lanceurs
d’alerte (titre 1 chapitre II) : « […] celui qui révèle ou signale, de
manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une
violation grave et manifeste d’un engagement international
régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral
d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel
engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un
préjudice grave pour l’intérêt général, dont il a eu personnellement
connaissance… ». Le spectre est donc très large.
La protection du lanceur d’alerte est renforcée contre les
représailles possibles. Ainsi, les entreprises de plus de
50 personnes, les administrations de l’État et les communes de plus
de 10 000 habitants sont tenues de mettre en place des procédures
de recueil des alertes qui garantissent une stricte confidentialité de
l’identité des auteurs du signalement, des personnes visées par
celui-ci et des informations recueillies. La procédure de signalement
prévue à l’article 8 est organisée en trois phases successives,
précisément fixées par la loi. Ainsi, dès qu’une personne constate un
dysfonctionnement ou un abus, elle a le devoir d’alerter tout d’abord
le « déontologue de l’entreprise ou de l’administration concernées, à
défaut le supérieur hiérarchique ». Cette phase prévoit que le
signalement est adressé au supérieur hiérarchique, à l’employeur ou
au référent que celui-ci a désigné. Il ne concerne qu’une personne
employée par l’organisme mis en cause ou un collaborateur
extérieur ou occasionnel de cet organisme. En l’absence de
diligences de la personne destinataire de l’alerte « dans un délai
raisonnable », le lanceur d’alerte s’adresse à l’autorité judiciaire, à
l’autorité administrative ou aux ordres professionnels. En dernier
ressort, à défaut de traitement par l’un des organismes dans un délai
de trois mois, le signalement peut être rendu public.
Ce n’est qu’en cas de danger grave et imminent ou en présence
d’un risque de dommages irréversibles que le signalement peut être
porté directement à la connaissance de l’autorité judiciaire, de
l’autorité administrative ou aux ordres professionnels.
2
Les employeurs sont soumis à l’obligation de garder le lanceur
d’alerte dans l’entreprise. La nouvelle législation instaure également
une nouvelle sanction afin de protéger le lanceur d’alerte : est ainsi
puni de deux ans de prison et de 30 000 euros d’amende le fait de
révéler l’identité de l’auteur du signalement. Dans le sens inverse, un
lanceur d’alerte peut également être poursuivi en cas de faux
signalement. La loi prévoit une amende civile dont le montant peut
atteindre 30 000 euros.
Transparency International considère que « c’est une législation
très complexe et visant sur le fond à une alerte responsable ». Elle
ne protège pas seulement les lanceurs d’alerte car les employeurs
aussi ont leurs garde-fous. En cas de doute sur la procédure à
3
suivre, le salarié peut contacter le défenseur des droits qui
l’orientera vers l’organisme approprié. Il est aussi prévu des
exclusions à l’alerte : les faits, informations ou documents, quels que
soient leur forme ou leur support, couverts par le secret de la
défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre
un avocat et son client.
À ce jour, une soixantaine de pays ont mis en place un
processus de protection. La loi adoptée en 1998 par le Royaume-
Uni, qui protège les lanceurs d’alerte des secteurs publics et privés,
le Public Interest Disclosure Act, est communément considérée
4
comme le texte le plus équilibré au monde . Ce dernier comprend
« un signalement gradué par paliers, une protection en amont – avec
un référé conservatoire d’emploi jusqu’au procès et en aval – et un
dédommagement intégral de la perte de revenus (incluant les
années de retraite) et de la souffrance morale. Soit un double
mécanisme de prévention et de réparation, mais ni rétrocession ni
récompense. En 2013, cette loi a été amendée, en recentrant la
définition du signalement sur le concept d’intérêt général, et en
ajoutant une protection, avec des sanctions pénales, contre les
représailles de tierces parties (par exemple les collègues de
travail) ».
Plusieurs reproches peuvent être apportés au texte :

le recours à la justice ne peut être effectué directement ;


la saisie des médias n’est admise que lorsque les voies internes
ou administratives sont épuisées, or c’est pendant la période
initiale que les risques sont les plus élevés ;
le texte n’est pas applicable à l’activisme actionnarial.
La transposition de la directive (UE) 2019/1937 du 23 octobre
5
2019 doit être effective, si les procédures ne traînent pas trop,
avant le 17 décembre 2021. Elle devrait pouvoir améliorer très
fortement la situation des lanceurs d’alerte, et il serait bon d’initier
une analyse de fond sur l’activisme actionnarial.
CHAPITRE 4

Une réponse risquée mais nécessaire

Le lanceur d’alerte est un citoyen qui s’engage, un particulier


prenant des risques certains et en toute connaissance pour ce qu’il
considère être une atteinte à l’intérêt général. Il sait aussi qu’il n’en
tirera aucun bénéfice matériel si ce n’est une publicité passagère
chèrement payée. Il n’est pas exagéré d’établir un parallèle avec les
1
personnes qui sont entrées en résistance . Ce comportement est
parfaitement décrit par Edward Snowden caché en Russie : « Mais
je peux vous dire ceci : je n’ai pas peur. Il y a des choses qui doivent
être dites, peu importent les conséquences 2. » D’autres lanceurs
d’alerte questionnés sur les raisons qui les ont amenés à dénoncer,
nonobstant les risques encourus, répondaient qu’il fallait le faire, qu’il
en allait de leur dignité. Il est déraisonnable de comparer le lanceur
d’alerte à un espion infiltré dans le milieu qu’il observe et à qui il peut
nuire. Il n’est pas plus à la solde d’une organisation, il ne répand pas
non plus de fausses nouvelles. Il n’est pas un dénonciateur, pas plus
qu’un délateur, un cafard ou un mouchard, termes dont il est souvent
affublé. Nous vivons dans un monde dans lequel ce n’est pas le
fraudeur qui est poursuivi, mais celui qui dénonce la fraude, et ce
personnage atypique constitue la réponse inévitable aux
comportements illégitimes dont le hasard a permis l’observation.

Être un lanceur d’alerte n’est jamais


un long fleuve tranquille

« Celui qui dit la vérité doit monter un cheval rapide » dit le


proverbe afghan. Les organisations confrontées à une alerte
s’appuient d’abord sur le « complexe de Cassandre » : elles ignorent
l’avertissement. Puis, vexées d’être mises en cause, elles s’en
prennent au lanceur d’alerte. Elles se comportent comme les
politiques accusés de corruption, d’ailleurs ce sont souvent les
mêmes « communicants » et avocats qui portent leur défense.
Nier contre toute évidence, faire diversion en invoquant le
« système », discréditer le lanceur d’alerte par un lynchage
personnel, s’appuyer sur les médias favorables qui « portent »
l’information et gagner du temps, gagner du temps, gagner du
temps ! Dans les cas les plus graves, lorsque les effets en termes
d’image, de baisse des objectifs, de rentabilisation des
investissements engagés, et si les dirigeants vexés en font une
affaire personnelle, on peut recourir à des pratiques
« barbouzardes ». Dans tous les cas, la guerre sera longue et l’oubli
jouera au profit de l’organisation. Alors, nonobstant les chartes
éthiques inscrites au frontispice des sites et les engagements
citoyens, on se résout à utiliser les moyens permettant d’étouffer le
scandale. Le lanceur d’alerte est un mouton noir, à ce titre il a
attaqué « la famille », et à l’instar des systèmes mafieux il faut le
briser.
Les décisions sont en général prises au niveau le plus élevé des
organisations au cours des réunions de crise convoquées en
urgence. Tant que le problème n’est pas rendu public, il est possible
d’utiliser des clauses pouvant figurer dans le code d’éthique de la
3
structure et exigeant des arbitrages privés confidentiels ou la
soumission des motifs d’alerte à un médiateur. La résolution sera
pacifique avec un licenciement agrémenté d’une indemnité
conséquente, ce n’est pas la situation la plus fréquente.
Il n’est pas, et c’est heureux, fait un usage systématique des
pratiques qui sont décrites ci-dessous tant elles peuvent être
brutales.
Lorsqu’une action en « défense » est envisagée, des mesures
« conservatoires » sont d’abord prises. Il s’agit de suspensions, de
licenciements immédiats ou de pressions dans le cadre
professionnel. Des formes de harcèlement millimétrées,
l’organisation d’un isolement, l’obstruction et le blocage des projets
professionnels en cours, la multiplication d’humiliations parfois
assorties de menaces sont perpétrés. Les collègues, pour sauver
leur travail, prennent leurs distances, le sentiment de solitude est
omniprésent dans l’expérience de chaque lanceur d’alerte. Ainsi un
cordon sanitaire est tracé autour de ce dernier générant un climat
délétère qui naît de la mise à l’écart. Ces mesures rendent
rapidement l’activité insupportable et la présence sur place
insoutenable.
Le harcèlement n’est que le premier degré de l’agression. Le
lanceur d’alerte peut être mis à pied ou licencié pour faute lourde,
une communication parfaitement ciblée suit. Il l’emportera aux
prud’hommes, mais cinq ou six ans après. Encore faudra-t-il
attendre les appels que l’organisation ne manquera pas d’interjeter.
Pendant ce temps il devra vivre, payer les avocats. Les lanceurs
d’alerte devenus célèbres ne retrouvent que rarement du travail, car
ils sont « blacklistés » dans leur secteur.
Concomitamment à cette « tambouille » interne, la
communication de crise est déclenchée afin de bloquer ou de limiter
les risques de diffusion incontrôlée de l’information auprès des
4
médias et indirectement auprès d’éventuelles structures de
contrôle, ce qui permet de gagner du temps. Une rumeur se propage
parmi les oreilles attentives ; il s’agit d’un incompétent, instable, sans
doute un déséquilibré, il aurait demandé à être rémunéré pour son
silence. Fort heureusement, les juges se laissent rarement prendre
au jeu.
Le salarié d’une banque a été licencié pour « insuffisance
professionnelle » et « comportement inapproprié » envers ses
collègues. Il conteste les raisons officielles de son renvoi. Il assure
avoir été mis à la porte après avoir dénoncé, auprès de sa
hiérarchie, des faits de manipulation des cours effectués par l’un de
ses collègues. La cour d’appel 5 a admis la véracité de ses
arguments et « ordonné à la société de le réintégrer dans son emploi
ou dans un emploi équivalent » et le paiement d’une importante
somme pour compenser le préjudice, son licenciement étant déclaré
« nul ».
Si l’opération ne prend pas, quelques procédures nauséabondes
peuvent accompagner l’opération. Les officines spécialisées activent
alors leurs réseaux pour obtenir contre rémunération des
informations couvertes par le secret professionnel.
6
Leur besogne consiste d’abord à « googliser » l’individu. Un
grand nombre d’informations peuvent être tirées de cette recherche
ainsi qu’une multitude de pistes. Elles engagent des filatures afin de
renseigner les habitudes, les horaires de départ et de rentrée du
travail, les usages familiaux (sport, école des enfants, secrets
d’alcôve, etc.) et les contacts. Toutes ces situations seront
photographiées et consignées dans un rapport, la personne a fait
l’objet d’un « criblage ». Il n’y a pas si longtemps, alors que
j’exerçais au SCPC, nous avions conçu une formation destinée à
certains inspecteurs de feu l’Unedic, afin de protéger les entretiens
relatifs aux fraudes dites des « kits-Assedic ». En effet, les
inspecteurs faisaient l’objet de menaces de ce type de la part des
fraudeurs organisés.
Ces officines peuvent fignoler le travail, en recourant à des
informations administratives soumises au secret professionnel. La
7
« tricoche » consiste en une consultation illégale des fichiers
administratifs soumis au secret. Actuellement, plusieurs « grands
policiers » sont poursuivis pour avoir utilisé les moyens de l’État au
profit de sociétés privées, ils bénéficient évidemment de la
présomption d’innocence. L’accès illégal aux fichiers sécurisés de
l’administration n’est pas gratuit. Excepté en cas d’implication de
réseaux il sera rémunéré en espèces. Les informations
administratives sont très recherchées et ces fichiers permettent de
disposer des adresses, d’éléments relatifs à la situation bancaire : la
copie d’une déclaration fiscale, c’est de l’or ! Nous sommes là dans
la zone noire du renseignement. Toutefois, ces fichiers disposent
d’un système de gestion sécurisée des habilitations, toute
interrogation est traçable à partir du code personnel de chacun des
fonctionnaires. Certains fichiers privés présentent aussi un grand
intérêt, celui des opérateurs téléphoniques étant particulièrement
recherché.
S’appuyant sur des réseaux, l’obtention de toutes ces
informations permet de compléter un dossier dont la facturation
journalière est variable suivant les travaux demandés. Facturé à la
pige pour les affaires simples, il peut atteindre des montants
extraordinaires… en franchise d’impôts. Un gérant d’officine me
chuchotait, tout sourire : « Dans ce domaine, les honoraires sont
libres et le paiement se fait au black. » La comptabilisation dans
l’organisation figure souvent dans le « domaine réservé », depuis
une entité camouflée dans un pays contrôlé lorsque les facturations
sont effectuées, ou depuis la caisse noire pour les paiements en
espèces. Dans ce milieu équivoque, il est essentiel de disposer des
réseaux pertinents. Ainsi, les officines mutualisent leurs contacts et
sous-traitent ces activités, ce qui retarde les investigations officielles
du fait de la cascade des prestataires.
C’est heureusement plus rare, les exécuteurs de basses œuvres,
parfois dénommés « fixers », peuvent se comporter comme des
sicaires mafieux. La pression téléphonique nocturne est
systématique, seule une respiration profonde est audible, très usitée
dans les films d’horreur, une collection d’insultes ou de menaces
peut suivre. C’est encore une voix doucereuse qui vous susurre que
l’école de votre enfant est bien notée, que ses boucles blondes sont
ravissantes. Elle questionne…, êtes-vous content de votre
véhicule ? Il en est fait une description précise, ou encore votre
maîtresse vous satisfait-elle pleinement ? Et la description suit. Il
s’agit là d’une façon de vous faire savoir que vous êtes dans la
nasse. Des techniques plus modernes peuvent être utilisées, se
procurant on ne sait où vos données de sécurité, la domotique peut
rendre fou. On peut aisément jouer sur le chauffage, l’électricité, la
fermeture des portes, suivre vos conversations téléphoniques, entre
autres. Ces pratiques de harcèlement, courantes lors des divorces,
sont redoutablement efficaces.
Les appels téléphoniques vespéraux et matutinaux, je les ai moi-
même subis au cours d’un contrôle fiscal « sportif ». Il m’a été aussi
proposé, très discrètement, de mettre à disposition de ma fille, alors
cavalière chevronnée, pendant une durée indéterminée, un cheval
de compétition correspondant très exactement à ses besoins. La
proposition était cousue de fil blanc !
Des rats crevés, il est aisé de s’en procurer dans Paris, gisant
sur le pare-brise du véhicule ou sur le tapis de porte, aident à la
mise en forme matinale ! La porte de l’appartement entrebâillée sans
que rien soit dérobé, le véhicule affecté de pannes étranges, les
pneus crevés, un à l’avant et l’autre à l’arrière, entraînant l’achat de
quatre pneus et tant d’autres pratiques tout autant dissuasives
qu’extrêmes ont pu être utilisées. La victime pourra être aussi suivie
en extérieur de manière systématique, juste pour faire monter la
pression. La réalité de ces pratiques dépasse le cinéma, d’autant
plus que ces officines n’hésitent pas à voler les dossiers détenus par
les administrations qui les poursuivent. Le 10 mai 2018, trois
ordinateurs et une tablette ont été dérobés lors d’un cambriolage
dans une annexe parisienne de la DGCCRF (répression des
fraudes), a révélé Le Canard enchaîné dans son édition du 29 août
2018. Des travaux avaient été effectués sur une porte du service
administratif, et le système de sécurité n’avait pas été réactivé, c’est
ballot ! Cela n’explique cependant pas pourquoi ces éléments
8
n’étaient pas protégés alors même que toute la presse traitait le
sujet. Des documents d’enquête concernant un secrétaire d’État ont
été opportunément volés dans le coffre de la voiture de
l’investigateur. Le journaliste de l’Obs 9, Matthieu Aron, qui enquêtait
sur les conditions dans lesquelles le groupe français Alstom a vendu
sa branche énergie à l’américain General Electric (GE), au
printemps 2014, a été cambriolé pendant le week-end. L’ordinateur
sur lequel figuraient les fichiers de l’ouvrage a été volé… et
seulement lui. Cette étrangeté permet de penser qu’une action en
défense était initiée.
Ces méthodes d’intimidation peuvent conduire les lanceurs
d’alerte solitaires à la dépression, voire au suicide. Une fatigue
10
morale éprouvante comme en témoigne Stéphanie Gibaud : « Il
faut gérer sa tristesse, son dégoût de son monde professionnel. La
déception au quotidien. C’est aussi dire à sa famille qu’on ne peut
pas tourner la page. » Sauver sa vie de famille dans ce type de
situation n’est jamais aisé.
Un autre moyen très usité consiste à instrumentaliser la justice
de manière à entraver les recherches en utilisant le volet judiciaire,
civil ou pénal. En général, les plaintes sont déposées de manière
très large, dans certains cas plus de cinquante personnes ont été
visées. Il ne sera pas donné suite à toutes les plaintes, la plupart
d’entre elles ne feront pas l’objet de condamnation, mais chacune
entraîne des frais de justice et une perte de temps pendant une
longue période. Des procédures pourront, si la situation s’y prête,
être engagées à l’étranger. Ces pressions judiciaires se révèlent le
plus souvent inappropriées.
Denis Robert qui, dans l’affaire Clearstream, en a subi les
foudres explicite la pratique de manière fort pertinente : « Comme on
ne pouvait pas attaquer le message, puisque mon enquête était
solide, on a attaqué le messager. »
Ces procédures sont définies comme des « poursuites-
bâillons 11 », destinées à faire peur de manière préventive au lanceur
d’alerte. D’autres procédures, plutôt désignées par le qualificatif de
« procès homéopathiques », sont utilisées comme un supplice
chinois. D’autres encore sont engagées à des fins de vengeance et
dans le but de faire des exemples. L’éventuel lanceur d’alerte est
prévenu qu’il ne sortira pas indemne de cette procédure. Ces procès
s’étalent en général sur plusieurs années, appels et cassation inclus,
et exigent l’engagement de sommes importantes dont ne dispose
pas le lanceur d’alerte. Les entités mises en cause peuvent
entretenir des procédures ad vitam aeternam, car elles ne sont
limitées ni par le temps ni par l’argent, et les montants sont
provisionnés sur leurs comptes. L’instrumentalisation judiciaire a
pour objectif de ruiner, d’épuiser moralement ou de pousser à
l’autocensure le lanceur d’alerte, elle relève de l’intimidation
permanente.
L’autorité judiciaire fait cependant respecter la liberté
d’expression et l’intérêt général, en prononçant la relaxe
d’associations ou de particuliers attaqués en diffamation sur cette
base. Les jugements réaffirment la primauté de la liberté
d’expression et l’intérêt général sur les « poursuites-bâillons » de
certaines multinationales.
Le lanceur d’alerte n’hésite pas à prendre des risques financiers,
souvent familiaux, parfois physiques, toujours juridiques, pour
défendre ce qu’il considère relever de l’intérêt général. Ces risques,
il les connaît, ce qui rend son engagement encore plus fort.
L’analyse des multiples situations dans lesquelles apparaissent les
lanceurs d’alerte démontre que le rapport de force n’est jamais
favorable entre le lanceur d’alerte épris d’intérêt général et
l’organisation mise en cause.
Il obtient, lorsque l’alerte devient publique, un niveau d’audience
exceptionnel dans les médias, cependant cette célébrité temporaire
ne le protège pas longtemps de la nuée de maux qui vont s’abattre
sur lui parfois pendant de longues années. Ceux qui sont amenés à
se poser en défenseur de l’intérêt général à visage découvert sont le
plus souvent à la merci d’un « chantier » dont la nature est exposée
plus haut, aspect perverti de la gestion souterraine des entreprises.
La prise de risques du lanceur d’alerte fait éclater au grand jour les
informations cadenassées ainsi que les manipulations des
« communicants », en fait elle ouvre le chemin de la transparence et
présente en creux les dérives d’une société.

De l’alerte individuelle à l’alerte de masse


numérisée

L’alerte a été longtemps caractérisée par une action individuelle :


un lanceur d’alerte solitaire, parfois accompagné de quelques
porteurs d’alerte, rend publique une information cachée. L’alerte
subit une évolution profonde avec l’arrivée des leaks. Depuis une
12
décennie, les « fuites » de documents confidentiels en provenance
des paradis fiscaux ont créé une alerte massive divulguant une
accumulation de données confidentielles, rejetant définitivement
l’idée lénifiante du caractère exceptionnel des dérives. Ces
informations communément appelées les leaks, les fuites, ont
permis de mettre en évidence le caractère organisé, professionnel et
mondialisé des manipulations installées en toute opacité. La
succession des « fuites », les « Panama Papers », les « Football
13
Leaks », les « Bahamas Leaks », les « Malta Files », les « Swiss
Files », les « Lux Leaks », les « Paradise Papers », les « Fincen
Files », entre autres, ont révélé le rôle capital des places offshore et
des banques dans les processus d’évasion et d’optimisation fiscales
des multinationales et le comportement des « premiers de cordée ».
Ces données sont analysées par de nombreux journalistes dans un
cadre international, ce qui protège l’alerte. La diffusion mondiale des
dérives par plusieurs médias le même jour à la même heure est
redoutable, car elle déjoue toute manipulation ultime. Cette alerte
permet la poursuite de maints fraudeurs et a aussi tordu le bras de
certaines administrations qui ont dû être poursuivies malgré elles.
Elle a provoqué des modifications législatives profondes. On peut
citer la décision du Royaume-Uni exigeant, à partir de 2021, la
transparence eu égard aux propriétaires des sociétés dans ses
confettis ultramarins qui iront désormais se cacher en Asie. Les
Américains ont voté la loi FATCA, qui exige des acteurs financiers la
transmission au fisc des données de leurs ressortissants. L’échange
automatique d’informations est une avancée notable, et les rescrits
fiscaux sont mis en cause. La France a créé une cellule de
14
dégrisement fiscal récemment fermée .
Ces avancées sont évidemment compensées par l’inventivité des
intermédiaires qui font sans cesse évoluer les montages, en
particulier ceux qui sont utilisés par les multinationales et les
« numériques » (GAFAM). Certains opposent la pratique
d’investigation journalistique classique aux alertes de masse. Celle-
là serait obsolète car limitée à un cas d’espèce. Or, si la solitude
fragilise et peut altérer la révélation elle-même, elle reste essentielle
dans la découverte des manipulations en tout genre. Cette alerte
n’est pas obsolète, pas plus que le chemin de croix qui
l’accompagne désormais. La numérisation des supports a certes
rendu possible une alerte de masse disposant de millions de pages
tirées d’un support informatisé, mais elle n’a pas définitivement
écarté les informations portant sur une cible unique. Ces alertes de
masse, d’une efficacité avérée dans certains domaines, ne
remplacent pas l’enquête classique, elles évoluent vers une
procédure de groupe à l’instar des activités développées par les
intermédiaires des fraudes. Finalement, ces alertes se complètent et
c’est de la coordination entre les pratiques que se manifeste un
début de globalisation professionnalisant les recherches.
Les prémices d’une organisation
15
Sans critiquer le dispositif prévu par la loi Sapin 2 , qui reste une
avancée dans ce domaine et dont le principe est manifestement
destiné aux personnes de bonne foi engagées par un lien de
subordination avec les entreprises et agissant dans le respect des
règles, il faut cependant tenir compte du caractère retors des
personnes ou des organisations mises en cause. Pour ce faire,
quelques mesures préventives devraient être prises par les lanceurs
d’alerte ayant identifié ce risque.
Le premier principe est de ne jamais courir seul à la guerre, tant
il est problématique de s’opposer, isolé, à des entités organisées. Il
faut donc se faire accompagner. Un certain nombre de structures ont
aménagé des procédures protectrices pour les lanceurs d’alerte.
Ainsi, il est possible de contacter des ONG à l’instar de
Transparency International, Anticor, le Mur des Insoumis, French
16
Leaks , et tant d’autres qui ont créé un département « Alerte
éthique » ou le groupe écologique européen (EELV), avec sa
plateforme sécurisée « UE Leaks », pour assurer l’anonymat des
lanceurs d’alerte. Certains médias se sont regroupés dans le but de
mutualiser et de protéger les lanceurs d’alerte, le site
« sourcesure.eu » permet de divulguer des informations à des
médias sans compromettre leur identité. Quatre médias
francophones, Le Monde, La Libre Belgique, Le Soir de Bruxelles et
la RTBF (radio-télévision belge), rejoints par L’Obs et France
Télévisions pour la France, la RTS pour la Suisse et L’Avenir pour la
Belgique, ont créé ce site Internet sécurisé. Le site fonctionne de la
manière suivante : le lanceur d’alerte disposant de preuves et
désirant rester anonyme dépose des documents sur le site, il peut se
connecter à un site sécurisé et intraçable, utilisant le navigateur Tor
ou bien sur un site classique, plus risqué. Il choisit alors le ou les
médias à qui il désire transmettre des documents. Ces documents
intègrent alors une plateforme sécurisée, « Global Leaks », qui
extrait les métadonnées pouvant faciliter l’identification, elles seront
chiffrées, seul le média destinataire des documents pourra les lire.
Par ailleurs, les journalistes ne pourront pas remonter eux-mêmes
jusqu’à l’identité de leur source. Un identifiant sera attribué à la
source qui pourra joindre le journaliste par la messagerie sécurisée
intégrée au site.
Pour la première fois dans le monde, une Maison des lanceurs
d’alerte (MLA) est créée, sous l’égide d’un collectif de
17 associations et syndicats, dont Anticor. Les lanceurs d’alerte
permettent la détection, la prévention et la révélation des failles, et
des dysfonctionnements dans nos États, nos économies, nos
systèmes financiers et sanitaires, et contribuent ainsi à une meilleure
gouvernance citoyenne. Alors qu’ils jouent un rôle essentiel dans la
prévention de tragédies ou la préservation de nos vies, ils sont trop
souvent licenciés, poursuivis, arrêtés, menacés ou même tués.
La MLA, en les accompagnant, permettra de faciliter l’alerte et
son traitement, tout en protégeant les personnes. Elle accueillera
tous types d’alertes d’intérêt général. En outre, pour aider
financièrement les lanceurs d’alerte, la MLA se dote d’un fonds de
dotation. Celui-ci fera régulièrement appel à divers types de
contributions : financement participatif, dons, legs, etc.

Pourquoi on a absolument besoin


des lanceurs d’alerte
La dénonciation justifiée, quelle que soit sa nature, dessine en
creux la géographie des dérives et pointe pour les États l’incapacité
patente de ces derniers à contrôler les manipulations, les fraudes, et
met en évidence les problèmes posés par ses propres institutions et
par du lobbying.
Pour ma part, je pense que l’alerte est primordiale, même et
surtout lorsque les forces en présence sont disproportionnées. Son
efficacité peut n’être que ponctuelle, peu importe : les lanceurs
d’alerte font leur part du travail, ils sont devenus les vigies d’un
monde perverti, c’est pourquoi il est vital de les protéger.
CHAPITRE 5

Et le diable est dans les détails

La loi sur le secret des affaires


La directive européenne du 8 juin 2016 sur le secret des affaires,
destinée à protéger les entreprises contre « le vol de leurs secrets
industriels ou leur divulgation à des concurrents ou au grand
public », a été transposée dans le droit français le 30 juillet 2018.
Les multinationales ont effectué un lobbying intense pour obtenir le
même arsenal juridique que la Chine et les États-Unis. Cette
directive a été mise en chantier à la fin de 2013. Ces entreprises
n’étaient pas, selon elles, en mesure de faire valoir leurs droits
1
contre ceux qui récupèrent illégalement les données .
La proposition de loi insère 9 nouveaux articles (L. 151-1 à
L. 151-9) au sein du livre premier du Code de commerce, sous un
titre V intitulé « Du secret des affaires ». Ainsi seront passibles de
sanctions au titre du secret des affaires, indépendamment de son
incorporation à un support, toute information :

qui ne présente pas un caractère public en ce qu’elle n’est pas,


en elle-même ou dans l’assemblage de ses éléments,
généralement connue ou aisément accessible à une personne
agissant dans un secteur ou un domaine d’activité traitant
habituellement de ce genre d’information ;
qui, notamment en ce qu’elle est dénuée de caractère public,
s’analyse comme un élément à part entière du potentiel
scientifique et technique, des positions stratégiques, des intérêts
commerciaux et financiers ou de la capacité concurrentielle de
son détenteur et revêt en conséquence une valeur économique ;
2
qui fait l’objet de mesures de protection raisonnables , compte
tenu de sa valeur économique et des circonstances, pour en
conserver le caractère non public.

L’entreprise confrontée à une situation dans laquelle ces


conditions sont réunies peut saisir la justice afin de faire cesser le
préjudice ou à des fins de prévention. Les sanctions sont diverses et
peuvent se matérialiser par la destruction des disques durs de
stockage, l’interdiction préventive des disques sur lesquels
l’information serait stockée, jusqu’à l’interdiction préventive de
divulguer ledit secret ou par une réparation financière proportionnelle
à la perte subie et au préjudice moral.
Ce texte n’apporte qu’une protection symbolique aux entreprises
françaises face au problème majeur posé par le principe
d’extraterritorialité du droit américain, gigantesque système de
récupération de données décrit dans la troisième partie de cet
ouvrage. Il ne résout pas plus le problème des logiciels créés aux
États-Unis, en Chine ou ailleurs qui pourraient dissimuler des portes
dérobées dans le code source.

Le débat de fond qui portait sur la protection des entreprises


contre l’espionnage industriel, le harcèlement juridique, le vol de
données confidentielles de brevets, l’atteinte à l’image et le
détournement de savoir-faire a été complètement escamoté par
l’atteinte possible aux lanceurs d’alerte. En effet, même si la
protection de la liberté de la presse est un acquis généralement bien
protégé dans le droit français, même si l’amende pouvant atteindre
60 000 euros est censée dissuader les entreprises de multiplier les
« procédures-bâillons », et même s’il est, dans cette loi, fait
référence à la loi Sapin 2, et que la loi prévoit que le secret des
affaires ne saurait être opposé aux personnes qui révèlent « de
bonne foi une faute, un acte répréhensible ou une activité illégale
dans le but de protéger l’intérêt public général », les doutes
subsistent.
En effet, le monde des affaires pourrait trouver dans ce texte
l’opportunité de poursuivre ceux qui dénonceraient des
comportements illégitimes, et en particulier les journalistes, en
bloquant les investigations qui pourraient lui nuire. Le problème qui
se posait était de savoir si la protection des secrets d’affaires pouvait
se concilier avec la liberté d’investiguer. Il était aisé de donner
satisfaction aux protagonistes. Pour ce faire, la limitation de ladite
protection aux milieux d’affaires (les acteurs économiques) aurait
suffi. Cette solution, logique et raisonnable, n’a pas eu l’heur de
plaire aux parlementaires. Il est donc possible d’engager des
poursuites contre les journalistes, les lanceurs d’alerte, les
syndicalistes ou les associations. Cette loi ouvre la voie au
3
déclenchement de « procédures-bâillons » au civil et devant le
tribunal de commerce. Cette situation crée une forte inquiétude, car
le risque de conflit d’intérêts ou de prise de décisions étranges est
souvent identifié dans les tribunaux de commerce, l’affaire Tapie est
4
exemplaire sur ce point . Les lanceurs d’alerte seront amenés à
devoir démontrer que leurs travaux relèvent de l’intérêt général et
que les informations ne relèvent pas du secret des affaires, or toute
information interne à une entreprise est susceptible d’en faire partie.
Les recherches pourraient donc être bloquées dès le début des
enquêtes.
Un autre problème réside dans la définition du lanceur d’alerte.
Lorsque les faits dénoncés sont illégaux, le problème ne se pose
pas. En revanche, quelle sera la position des tribunaux lorsqu’ils
seront confrontés à la divulgation de faits légaux mais contraires à
5
l’éthique ? L’affaire Lux Leaks serait-elle considérée comme une
atteinte à l’intérêt général ? Les lanceurs d’alerte devront-ils faire la
preuve de leur bonne foi pour être protégés ?
Ce risque s’est d’ailleurs concrétisé lorsque le tribunal de
commerce de Paris a ordonné au magazine Challenges de retirer de
son site Internet un article sur les difficultés financières d’une
6
société, au nom du secret des affaires . Une pétition est lancée
contre le « secret des affaires » par une association des malades
opposée à l’Agence du médicament qui a refusé de livrer des
informations sur la nouvelle formule du Levothyrox. Le collectif de
journalistes « Informer », pour sa part, estime que « nous ne
pouvons tolérer que la défense des intérêts d’une entreprise privée
passe avant l’intérêt général, en l’espèce la santé des citoyens ».
Cette loi recèle une forte incertitude juridique, ce qui a justifié la
saisine du Conseil constitutionnel qui a validé le texte. Sans être
devin, nous n’en avons pas fini avec les dérives offertes par ce texte.
Conclusion

Fraudes, corruptions et pandémie

Les fraudes et les corruptions font leur miel de toutes les


situations, elles se diffusent et s’adaptent constamment. La crise
sanitaire actuelle, loin de limiter leurs nuisances, en multiplie les
opportunités. Les grandes crises s’accompagnent toujours d’un
accroissement des fraudes, internes, externes et criminelles. La
pandémie a été pour nous tous une expérience violente et
traumatisante, nous avons pris conscience d’une évidence quasi
mystique : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que
1
nous sommes mortelles . » Nous affrontons, confrontés à un
ouragan de fraudes, brutalement, de nouvelles incertitudes : les
escrocs, les corrupteurs, les criminels agissent désormais en terrain
favorable et leurs effets sont infinis. La fraude survit à tout,
cependant l’expérience enseigne aussi que les crises font apparaitre
au grand jour les déviances pratiquées en période de vaches
grasses. On prête à Warren Buffet une prédiction émise au moment
de la crise des subprimes : « C’est quand la mer se retire qu’on
reconnaît ceux qui se baignent nus. » Elle sera plus que jamais
d’actualité, il faut s’y préparer.
En matière de fraudes, l’analyse d’un flagrant délit est rarissime,
l’analyste travaille en général sur des « cold cases » installés sur un
temps long, c’est plutôt une médecine légale des montages qui se
développe par temps calme. Ici, on est directement confronté aux
montages sans y être vraiment préparé par des procédures
réfléchies. La seule protection réside dans l’anticipation et la
distance, ce qui fait singulièrement défaut !

LES DÉRIVES D’AVANT COVID ÉTAIENT ABYSSALES


L’endettement destiné au rachat de leurs propres actions, la
recherche d’effets de levier monstrueux et les titrisations
disproportionnées se sont multipliés, faisant fi des leçons de la crise
précédente. Quelques ventes de biens d’État se sont poursuivies,
posant bien des questions, les prix ont singulièrement baissé, il est
vrai que nous étions dans la période des soldes, avec des clauses
liées à l’évolution des cours. Était-ce si urgent ? Les jeux de bourse
entre utilisateurs de ventes à découvert en période de pandémie ont
continué, des sociétés ayant pignon sur rue en manque de trésorerie
s’y sont même embringuées. Les entreprises sont toujours
considérées comme des objets d’achat, de revente et
d’endettement, dans un Monopoly ô combien rémunérateur,
permettant de s’enrichir et d’engraisser les intermédiaires participant
à la curée. On a simplement occulté la production dont la pandémie
a pointé le caractère primordial.
Les grandes entreprises et les riches particuliers défendent
ardemment le principe du libéralisme ouvert et de la prise de
risque… pour les autres. Et en même temps ils n’hésitent pas à se
confiner en utilisant les moyens plus que discutables offerts par des
entités peu éthiques, dans un système protecteur et lucratif qui n’a
pas d’égal comme le démontrent les OpenLux. On remarque
qu’aucun chef d’État n’a commenté cette situation pour le moins
étrange : quelles leçons doit-on en tirer ?
Les économistes libéraux, dans leur grande majorité et jusqu’à
l’éclosion du virus, ont professé avec une extrême ferveur le risque
des dettes étatiques en accompagnant le massacre des institutions.
C’était selon eux une bombe à retardement. Les politiques de tous
bords, idiots utiles de la mondialisation, accompagnaient le
mouvement. François Fillon, était « à la tête d’un État en faillite »,
faillite à laquelle il avait mesquinement contribué. Ils ont oublié qu’un
État ne meurt pas et peut difficilement être saisi. Les OpenLux ont
par ailleurs identifié les réserves utilisables qui permettraient le
remboursement de la dette.
Le Fonds monétaire international (FMI) redoute les effets de la
colossale bulle de la dette privée, qui est évaluée à quelque
19 000 milliards de dollars dans le monde. Celle-là serait réellement
irrécouvrable, créant un risque majeur !
Les montages de corruption se sont accrus de manière
exponentielle du fait de la conjonction entre la pression commerciale
exceptionnelle, l’anxiété et le dérèglement des processus de
contrôle. Les corrompus et les criminels savent que les contrôles
efficaces ne seront effectifs que dans un délai lointain.
D’incommensurables surprises nous attendent dont nous n’avons
pas encore la moindre idée !
Les généralistes au pouvoir doivent dès maintenant mettre leurs
tableurs en charge maximale pour s’assurer que la remise en
marche soit le moins possible affectée par ces dérives. Il faut
conditionner toute subvention à la production d’un produit, à la
réalisation d’une prestation vitale et à un prix correct. Les fonds ne
devront plus être détournés vers des augmentations de salaires et
les bonus de la direction, vers le versement de dividendes et les
rachats d’actions. Il faut s’assurer que ces financements ne finissent
pas comme d’habitude dans les paradis fiscaux, et que les mesures
prises soient autre chose que des supports de communication
politique. Les carences constatées dans les contrôles préventifs à
l’occasion des carrousels TVA, des contrats carbones, des crédits
recherche, des subventions européennes, ont mis en évidence les
méfaits dus à l’impréparation.

LES FRAUDES SONT EN PLEINE EXPANSION


Il est possible de dessiner, à grands traits, la typologie des
fraudes actuelles. Les duperies se multiplient et agressent en force,
particuliers, entreprises, et l’État.
Pour les particuliers, il s’agit de filouteries traditionnelles
s’appuyant sur la baisse de surveillance relationnelle causée par le
confinement. Les montages sont construits sur le modèle de
plateformes utilisant des protocoles de connexion garantissant
l’anonymat, chez des hébergeurs installés dans des pays non
contrôlés. Les montages antiques de la criminalité itinérante se sont
adaptés à la pandémie et se développent avec le porte-à-porte : faux
policiers, faux agents venant contrôler l’eau, visite du réseau
électrique, du gaz, agents de services venus « désinfecter et
éliminer le virus », fausses vaccinations à domicile profitant de
l’angoisse des personnes plus âgées pour visiter les habitations. Les
escrocs comptent souvent sur la peur, parfois sur la sottise et
toujours sur la faible vigilance des personnes souvent âgées.
LES CYBERCRIMINELS SONT CLAIREMENT
À LA MANŒUVRE MULTIPLIANT LES FRAUDES EXTERNES

On constate une augmentation exponentielle des attaques au


profit ou à l’encontre des entreprises comme des structures
étatiques. La pandémie a facilité la multiplication des attaques
informatiques sur les ordinateurs personnels ou sur ceux utilisés
pour le télétravail. La cyber menace est exceptionnelle du fait de son
ampleur, de la nature des sites attaqués et de la présence si peu
cachée d’États pirates. Les capacités de nuisance cumulées se sont
2
investies dans la Covid. Les « botnets » lancent des centaines de
millions d’attaques par hameçonnage, logiciels malveillants
(malwares) et sites malicieux ciblant des utilisateurs à distance.
L’accroissement frôlerait les 30 000 %. Le retour des attaques non
ciblées avoisine les 10 % malgré les avertissements des services
publics. Les escroqueries criminelles des hackers de l’ombre se sont
professionnalisées.
Les bandes criminelles se sont fait la main en créant ou en
copiant des sites, ils ont proposé l’achat de masques, de gels, de
produits miracles, de médicaments qui ne seront jamais livrés, les
mouvements sectaires se multiplient. D’autres ont commercialisé les
contrefaçons de ces mêmes produits. Les cagnottes « bidon » ne
sont pas en reste, elles blanchissent les fonds provenant de cartes
volées et de ventes de données.
3
Les cyberattaques ciblant les entreprises et les administrations
s’étaient multipliées en fin d’année 2019. Une courte pause a eu lieu
pendant le premier confinement, cependant, l’injection de malwares
dormants utilisant la porosité entre les usages privés et
professionnels a permis de relancer des agressions. L’activation de
ces codes engendre des infections majeures et le retour en force
des quatre cavaliers de l’apocalypse numérique est acté. Les
typologies des cyberattaques ne sont pas nouvelles mais elles sont
massives. Les fraudes internes des salariés revendant les données
des clients se développent. Les cinq générations d’attaques, les
virus, le réseau, les applicatifs, et les charges actives
polymorphiques fonctionnent de concert. Les hôpitaux sont
sauvagement attaqués dans le monde entier, leur faiblesse réside
dans l’exigence de continuité de leur activité. Il faut donc s’assurer
que toutes les structures privées ou publiques disposent d’un plan
de continuité d’activité à jour, que les dirigeants et les conseils
d’administration prennent toutes les mesures utiles en matière de
gestion de crise, car si des conséquences graves s’ensuivent, ils
pourraient être mis en cause. Le blanchiment des sommes
détournées est, de longue date, parfaitement organisé. On attend
beaucoup de la coopération internationale, qui seule permet de
poursuivre les gangsters ou les pays qui les abritent.

LA PANDÉMIE DÉTRUIT LES PROCESSUS D’ENTREPRISE


FAVORISANT LES FRAUDES INTERNES

Les fraudes comptables se multiplient elles aussi en période de


crise. Elles sont internes ou externes et surfent sur les périodes de
tension et sur l’urgence. Dans ces moments, les processus
classiques de contrôle se dégradent et peuvent être contournés. Les
opérations économiques se réalisent dans l’urgence et dans un
cadre de contrôle déstabilisé. Ainsi, l’analyse des tiers, essentielle
en matière de fraudes, peut être négligée et les passe-droits, les
forçages et le fractionnement des opérations affectent tous
les systèmes. De plus le passage immédiat et en urgence d’un
environnement de bureau sécurisé à un travail à distance engendre
des risques de sécurité et facilite grandement la commission
de fraudes.
Les directions générales abaissent leur niveau de vigilance,
focalisées sur un risque majeur : la survie. Les salariés perdent leurs
repères, les procédures désactivées les laissent désormais sans
filet, livrés à eux-mêmes. Ils subissent une formidable pression car
leurs décisions peuvent hypothéquer la pérennité de l’entreprise. Par
ailleurs les opportunités sont immenses et les contrôles tardifs. Les
décisions lourdes sont prises par oral, par mail, les validations sont
téléphonées et prises entre plusieurs urgences. Les contrôles sont
forcément dégradés.
La crise a mis les échanges en risque, on a vécu ici un marché
noir de masques, là les ventes de respirateurs ont flambé sur
leboncoin.fr, partout les marchés publics sont contournés, certains
agents publics se sont improvisés intermédiaires appointés. Les
États ont parfois développé une communication abracadabrante, la
peur d’être mis en cause, la gestion en silo, la lutte entre services, le
manque de souplesse si utile dans les situations de crise ont créé un
cimetière d’occasions perdues. Dans ces périodes interlopes, la
corruption et les conflits d’intérêts éclatent et la criminalité experte
dans l’organisation logistique est tout à son aise.
Certaines collectivités ont même donné de bien mauvais signes
alors que les appels d’offres et les règles de transparence des
marchés publics étaient suspendues. On a pu constater
l’intervention d’intermédiaires atypiques qui n’ont jamais travaillé
avec la santé, le choix privilégié d’entreprises locales dans une
vision clientéliste, et parfois le refus de transmettre les factures ou le
prix des masques sous couvert, encore, du secret des affaires.
Le constat de cette dérive ne trouble pas le gouvernement qui,
dans la loi ASAP (As soon as possible), permet de passer des
commandes publiques sans appel d’offres, créant une gigantesque
ouverture à la commission des délits d’atteinte à la probité. Reste à
savoir si c’est inconscient ou volontaire !

LES FRAUDES AUX SUBVENTIONS


L’éligibilité des aides publiques, des subventions et des
financements, est affectée par des faux documentaires. En
Rhénanie, de nombreuses sociétés fictives ont été créées, 20 000
dossiers seraient bloqués. Des terroristes salafistes auraient même
tenté le coup. Plus de 100 fausses pages d’internet imitant des sites
officiels hameçonnaient les données pour obtenir des subventions à
la place des sociétés attaquées. Le même constat a été effectué
dans tous les autres pays européens. En France, des contrôles
décèlent enfin des mises en activité partielles fictives ou des
demandes de remboursement intentionnellement majorées.
Les fraudes aux aides sont évidentes, en particulier celles qui
4
portent sur le télétravail et le chômage partiel . Certaines entreprises
ont mis leurs salariés, avec ou sans leur aval, en activité partielle, en
télétravail. L’entreprise était remboursée et poursuivait son activité.
D’autres ont déclaré des réductions de temps de travail majorées
eu égard aux plages effectivement non travaillées et ont obtenu des
remboursements injustifiés. Ces abus ont parfois été accompagnés
de menaces ou de la promesse de primes ultérieures qui seront
payées sous la forme de remboursements de frais fictifs.
Enfin, beaucoup de fraudes se sont développées chez les
salariés qui, en chômage partiel, ont travaillé en ne le déclarant pas.
Au travail au noir, payé au noir, s’ajoutait l’indemnité de chômage
partiel.
L’Administration s’est offusquée en constatant ces manipulations,
elle ne devrait pourtant pas s’étonner, voici des années qu’elle verse
des subventions sans contrôle appuyé dont le contournement peut
devenir une habitude.
Le fond de solidarité, 14 milliards d’euros distribués, n’a pas
échappé aux fraudes, les montages les plus utilisés sont d’abord
l’inévitable création d’entreprises individuelles bidons, coquilles vides
créées ad hoc, ensuite, la multiplication de demandes d’aides pour
la même période avec des chiffres d’affaires de référence différents,
et enfin la demande présentant un chiffre d’affaire majoré à l’excès.
Pour ma part, je pense que les prêts garantis par l’État, obtenus
par 650 000 entreprises et pour 132 milliards distribués, devraient
être porteurs de colossales surprises lorsque les remboursements
vont arriver à échéance.
Les effets de la crise au regard du blanchiment pourront aussi
être très importants, car nous manquons de trésorerie : l’apport
d’argent sera donc primordial, et comme en 2008, certaines
entreprises exsangues vont se battre pour en bénéficier, quitte à
s’impliquer dans des montages criminels. C’est une gigantesque
opportunité pour les blanchisseurs.
Les administrateurs et les mandataires judiciaires ainsi que les
comptables vont devoir analyser avec attention les offres de reprise
qui pourraient être financées par des fonds d’origine délictuelle, et
en particulier les cessions de créances et identifier les liens entre
créanciers et débiteurs.
La reprise immobilière constituera une forte opportunité pour
blanchir : chez le vendeur seront recherchés les sommes dont on ne
connaît pas l’origine, la sur ou sous-évaluation du bien, et la nature
des prêts relais.
L’État, débordé dans la gestion des masques, des tests puis par
les vaccinations, mais là ce n’était presque pas de son fait, devrait
se remémorer Jules Verne, dans Voyage au centre de la terre, où les
héros sont deux ingénieurs et un guide. C’est ce dernier qui repère
les solutions pertinentes tant il est vrai que ceux qui décident ou qui
proposent connaissent rarement, et que ceux qui connaissent ne
décident pas.
Confrontée au fléau du « coronavirus », la croyance en la
mondialisation heureuse devrait s’essouffler ; en même temps les
« gens de rien », ceux qui ne sont ni assez intelligents, ni assez
subtils, ni assez techniques, se sont imposés en tant que
pourvoyeurs essentiels de vie. Les hommes constatent que ce qui
leur semblait primordial, indestructible, allait à vau-l’eau et
succombait avalé par la pandémie. L’industriel, méprisé et
abandonné, ceux dont la monétisation est plus lente, plus
généralement le travail humain toujours trop onéreux, deviennent
indispensable. À l’évidence, l’État, ce pelé, ce galeux d’où venait tout
le mal, gaiement massacré pendant des décennies, dispose, seul,
des moyens de protéger. Une prise de conscience immédiate a peut-
être eu lieu au contact du fléau. Quelques sentiments élémentaires,
oubliés depuis longtemps, semblent à nouveau apparaître. Mais il
est facile au cœur du danger de mieux vivre la solidarité, l’amitié et
parfois l’amour, même confinés. Cependant, fions-nous à notre
vieille expérience, quand le fléau s’éloigne, les villes s’ouvrent, les
peurs s’éteignent, les gens oublient, et comme en 2008, une fois les
États essorés, le système va se reproduire, as usual.
L’inconscience aussi se perpétue, et il n’est de grands esprits
que ceux qui se souviennent !
Notes

Introduction : La fraude corrompt tout


1. George Akerlof et Robert Shiller, Marchés de dupes, Paris, Odile Jacob,
2016.

Première partie
Une ingénierie pour les fraudes

CHAPITRE 1. LES PARADIS FISCAUX : UNE TUMEUR


AU CŒUR DE L’ÉCONOMIE ET DE LA FINANCE

1. Étude du Conseil d’analyse économique (CAE).


2. Démocraties sous stress : les défis du terrorisme global, Paris, PUF, 2016.
3. Christian Chavagneux, « L’évasion fiscale, un sport très prisé avant 1914 »,
Alternatives économiques, 15 décembre 2016.
4. Article 47 de la loi fédérale sur les banques et les caisses d’épargne.
5. Christian Chavagneux et Ronen Palan, Les Paradis fiscaux, Paris, La
Découverte, 2007.
6. Éric Vernier, Fraude fiscale et paradis fiscaux, Paris, Dunod, 2014.
7. Gabriel Zucman, La Richesse cachée des nations. Enquête sur les paradis
fiscaux, Paris, Seuil, 2017.
8. Christian Chavagneux, « Pour en finir avec les paradis fiscaux »,
o
Constructif, n 51, novembre 2018.
9. Vincent Piolet, « Géopolitique des paradis fiscaux », in Politique étrangère,
2013.
10. « Tax Havens Creating Turmoil : The Tax Justice Network submission to
the UK Treasury Select Committee. »
11. Vincent Piolet, Paradis fiscaux : enjeux géopolitiques, Paris, Technip,
2019.
12. Il faut noter que ce type de montage fonctionne dans l’Hexagone, même
lorsqu’il met en présence des filiales déficitaires et des filiales bénéficiaires.
13. Des taux de 15 % peuvent être facturés, alors que les taux d’emprunt sont
bien inférieurs.
14. Certaines banques se sont retirées du métier (matières premières) tant
les fraudes y sont présentes.
er
15. Convention de La Haye, article 2C, 1 juillet 1985.
16. Voir, sur ce point, Volaw Trust & Corporate Services Limited.
o
17. Rapport du Sénat n 673, « L’évasion fiscale internationale, et si on
arrêtait ? ».

CHAPITRE 2. LES OUTILS POUR FRAUDER


1. La société-écran est accompagnée d’un flux de fausses factures. Ce
maquillage comptable vise à authentifier une sortie de fonds partiellement ou
totalement injustifiée qui emprunte différents schémas : majoration artificielle
du prix d’un produit ou de travaux d’étude, paiement d’une commission à un
intermédiaire sans prestation correspondante, constitution d’une caisse noire
en franchise d’impôt dans un paradis fiscal, frais de traduction « bidon », etc.
Les auteurs de tels montages destinés notamment à détourner des fonds
privés ou publics ou à frauder le fisc encourent, outre un redressement fiscal,
des sanctions pénales pour faux et usage de faux, fraude fiscale, escroquerie,
blanchiment, abus de bien social (ABS), etc.
2. Une société-écran est toujours illégale alors qu’une société offshore peut
ne pas l’être.
3. Valérie Berche et Noël Pons, Arnaques. Le manuel anti-fraudes, Paris,
CNRS éditions, 2009.
4. Pour ce qui touche aux méthodes utilisables pour emplir une caisse noire,
se référer à mon ouvrage Cols blancs et mains sales. Économie criminelle,
mode d’emploi, Paris, Odile Jacob, 2006. Lorsqu’on n’est pas en mesure
d’identifier un bénéficiaire de fraudes avérées, c’est que le système fonctionne
avec une caisse noire.
5. Julie Zaugg, « Les sociétés-écrans sont au cœur de tous les trafics », Le
Temps, 14 août 2018.
6. Catherine Boss et Christian Brönnimann, « La Croix-Rouge victime d’une
usurpation », Le Monde, 25 avril 2016.
7. « Cette décision intervient alors que le numéro un britannique des
supermarchés a été touché l’an dernier par un scandale comptable… Une
erreur comptable a en effet conduit à une surestimation de ses bénéfices de
263 millions de livres… Un règlement à l’amiable assorti d’une amende clôture
l’affaire », voir « Le scandale comptable : TESCO rompt avec PwC », Le
Figaro, 11 mai 2015.
8. Éric Albert, « Mobilisation contre les facilitateurs de l’évasion fiscale », Le
Monde, 10 juillet 2019.
9. US Tax Shelter Industry. The Role of Accountants, Lawyers and Financial
Professionals, U. S. Government Printing Office, Washington, 2003.
10. Éric Albert, « Mobilisation contre les facilitateurs de l’évasion fiscale », Le
Monde, art. cité.
11. « La première banque d’Ukraine réclame 3 milliards de dollars à PwC »,
Le Monde, 3 avril 2018.
12. Ibid., 16 janvier 2018.
13. « Paradise Papers : comment le cabinet Appleby s’est spécialisé dans les
montages offshore pour clients VIP », France info, 8 novembre 2017.
14. Le lobby le plus important est la Society of Trust and Estate Practitioners
(STEP) fondé au Royaume-Uni qui recense 17 000 membres dans toutes les
professions concernées.
15. Paradise Papers.
16. Xavier Counasse, « Mossack Fonseca : le lexique pour comprendre le
jargon des offshore panaméennes », lesoir.be, 3 avril 2016.
17. Les Paradis fiscaux, enquête sur les ravages de la finance néolibérale,
Nicholas Shaxson, Paris, André Versaille éditeur, 2012.
18. Pour les clients moins « juteux », Internet suffit à la peine.
19. La CJIP porte la référence suivante : N/Réf : PNF 11024092018 JIRSIF
14/9.

CHAPITRE 3. LE SECTEUR BANCAIRE DANS LES PARADIS


FISCAUX
1. Édouard Pflimlin, « Paradis fiscaux : les banques de l’UE en abusent », Le
Monde, 27 mars 2017.
2. Oxfam, le Réseau « Fair Finance Guide International » et le Secours
catholique – Caritas France, mars 2016.
3. Cité par Nicholas Shaxson dans l’ouvrage Paradis fiscaux, op. cit., p. 275.
4. Le réseau de correspondants d’une banque est constitué par l’ensemble
des banques étrangères auprès desquelles cette banque a ouvert un ou
plusieurs comptes pour effectuer des opérations en devise. Si une banque
ouvre un compte auprès d’une autre banque située dans un autre pays, cette
dernière ouvrira probablement aussi un compte auprès de la première
banque, puisqu’elle a aussi besoin de faire des opérations en devises. Les
deux banques entrent ainsi dans une relation de correspondance. Une relation
de correspondance peut être unilatérale ou bilatérale. Dans le premier cas,
seule une banque ouvrira un compte auprès d’une autre banque étrangère.
Mettre en place un réseau de correspondant est un processus coûteux. Les
grandes banques ont clairement un avantage sur les banques récentes ou
plus petites qui utilisent les services d’une grande banque dotée d’un réseau
de correspondant en lui transmettant toutes les opérations en devises à
exécuter pour son propre compte. Ce service n’est évidemment pas gratuit.
5. Le Capitalisme clandestin, Thierry Godefroy et Pierre Lascoumes, Paris, La
Découverte, 2004.
6. « Haro sur les paradis fiscaux », lemonde.fr, 22 octobre 2008 ; « Comment
les paradis fiscaux nourrissent l’instabilité financière », Christian Chavagneux,
Alternatives économiques, 23 septembre 2009.
7. Cayman Islands Business and Tax Advantages Attract U.S. Persons and
Enforcement Challenges Exist, Report to the Chairman and Ranking Minority
Member, Committee on Finance, U. S. Senate, 2008, GAO.
8. Définir la nature des fonds basés dans les paradis fiscaux, c’est définir
l’indéfinissable tant la transparence manque. Ces entités semblent avoir été
conçues avant tout pour se libérer de tout encadrement.
9. Novethic, « Les paradis fiscaux au cœur de la crise financière », 22 octobre
2008.

CHAPITRE 4. LES RÉTROCOMMISSIONS


1. Denis Robert, La Boîte noire, Paris, Les Arènes, 2002.
2. Jean-François Gayraud, Showbiz, people et corruption, Paris, Odile Jacob,
p. 151 et suiv.
3. Jean-Louis Gergorin et Sophie Coignard, Rapacités, Paris, Fayard, 2007.
4. L’association Anticor, dans sa balade sur les traces de la corruption à Paris,
en découvre sur de nombreux immeubles.

CHAPITRE 5. LE BLANCHIMENT
o
1. Rapport n 1822, Rapport d’information pour la commission des Affaires
étrangères sur la lutte et le financement du terrorisme.
2. Jean-Louis Gergorin et Sophie Coignard, Rapacités, op. cit., p. 145-146.
3. Le rapport « Golden Visas » de Transparency International & Global
Witness du 10 octobre 2018.
4. Éric Vernier, Techniques de blanchiment et moyens de lutte, Paris, Dunod,
e
4 éd., 2017.
5. Pierre-Antoine Souchard, « Entre “la cuisine des Suisses” et “le procès des
juifs” », la ligne de défense de Patrick Balkany surprend », Dalloz actualités,
24 mai 2019.
6. L’Obs, en partenariat avec la cellule investigation de Radio France « Pièces
à conviction » (France 3) et le groupe de médias privé suisse Tamedia, a eu
accès aux documents internes d’une société basée aux Émirats arabes unis et
qui a compté parmi ses clients des fraudeurs.
7. Joachim Dauphin, Abdelhak El Idrissi, Constant Méheut, « Dubaï Papers :
comment des cartes bancaires permettent de profiter de l’évasion fiscale »,
Cellule investigation de Radio France, 12 avril 2019.
8. Alexandre Pouchard et Mathilde Damgé, « Affaires Dassault, Bettencourt :
le rôle trouble de Cofinor », Le Monde, 19 novembre 2014.
9. Laurent Lequien, « Un Russe inculpé pour blanchiment d’argent », La
Tribune, 22 août 2017.
10. Les technologies bitcoin et VPN sont complémentaires. Elles assurent
toutes deux l’anonymat sur Internet : bitcoin permet de faire des achats en
ligne anonymement, et le VPN permet de surfer sur la toile et de télécharger
anonymement. C’est un complément efficace pour éviter la surveillance,
qu’elle soit de masse ou ciblée, au moins dans l’état actuel de la technique…
11. Courrier International, « La banque qui aimait trop l’argent sale » (The
Observer Londres, 11 mai 2011).
12. En référence au blanchiment des fonds des cartels par la banque
Wachovia, filiale de Wells Fargo, quatrième groupe bancaire américain, qui
s’est élevé à 378,4 milliards de dollars. Poursuivie aux États-Unis, Wachovia
sera sanctionnée par une amende dérisoire de 160 millions de dollars pour
avoir autorisé des transactions liées au trafic de drogue et pour n’avoir pas
contrôlé cet argent ayant financé le transport de 22 tonnes de cocaïne.
13. Anne-Françoise Hivert, « Les liaisons dangereuses des banques
scandinaves », 9 mars 2019, lemonde.fr.
14. On peut relever le fait que seuls quelques actionnaires de la Swedbank
ont été avisés de la diffusion de l’émission qui la mettait en cause et qu’après
l’émission la banque a subi une baisse de 20 %. Une procédure est engagée
sur la base de possibles délits d’initiés. Décidément, ils sont impossibles !
15. Selon l’enquête menée pour l’émission « Uppdrag granskning » de la
chaîne SVT.
16. Éric Albert, « Le “lavomatic Troika” : un système de blanchiment d’argent
russe mis au jour », lemonde.fr, 5 mars 2019.
17. L’ACPR est chargée de la supervision des secteurs bancaires et
d’assurance. Elle veille à la préservation de la stabilité du système financier et
à la protection des clients. Le secteur financier est exposé au risque de
blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme. À ce titre, il est
assujetti à des dispositions en matière de lutte contre le blanchiment des
capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT).
18. Capucine Cousin, « ING devra verser 775 millions d’euros pour
blanchiment d’argent », L’AGEFI, 5 septembre 2018.

Deuxième partie
Fraudes et fiscalité

CHAPITRE 1. UN SUJET ISSU DU FOND DES TEMPS


L’ÉVOLUTION D’UN DÉLIT PARTICULIER
1. Alexis Spire et Katia Weidenfeld, L’Impunité fiscale, Paris, La Découverte,
2015.
2. Rabelais, Œuvres complètes, t. 2, p. 322, Paris, Garnier, 1962.
3. Le montant de l’amende est fractionné, puis chaque tronçon est encapsulé
dans les management fees facturés aux filiales.
4. The International Tax Competitiveness Index (ITCI).
5. L’action du PNF a rapporté au Trésor près de 10 milliards d’euros depuis
2014.
6. Une erreur non constatée constitue bien une perte pour les impôts, une
réduction du personnel dans ce domaine constitue bien une opportunité pour
les fraudeurs.
7. On peut y obtenir une taxation limitée, une résidence fictive et une certaine
opacité.
8. DAC6 est une directive européenne qui oblige les conseillers fiscaux
entendus au sens large, ainsi que dans certains cas les contribuables eux-
mêmes, à déclarer aux autorités fiscales celles de leurs transactions
internationales qui présentent un caractère potentiellement agressif sur le plan
fiscal, en raison de la présence d’au moins un « marqueur » ou élément
caractéristique visé par cette directive.
9. Citation apocryphe attribuée à tort à Albert Camus.
10. Une étude évalue à 20 milliards d’euros les pertes des États voisins
lorsque les Pays-Bas perçoivent 3 milliards.
11. Patrice Rolin, La Pensée économique et sociale de Jean Calvin, Atelier
théologique de Montferrand, 11 et 12 novembre 2016.
12. Assez paradoxalement, le coût de la crise évalué par Capital après le
premier confinement serait de 113 milliards d’euros hors garanties bancaires,
et tout le monde tremble, alors qu’un même montant fraudé équivalent ne
semble effrayer personne.
13. Solidaires-Finances publiques est aujourd’hui la première force syndicale
unifiée de la DGFIP.

CHAPITRE 2. QUI SONT LES FRAUDEURS ?


1. « Profil du fraudeur en entreprise », KPMG, juillet 2016.
2. Agence France-Presse (AFP), jeudi 8 octobre 2020.
3. Mathilde Damgé et Gary Dagorn, « UBS : le profil type des fraudeurs
fiscaux », lemonde.fr, 17 février 2016.
o
4. Décision n 2010-DC du 28 décembre 2010.
5. Geneviève Daune, « Fraudes, métiers de la santé en tête », L’Alsace,
17 juillet 2018.
6. Gaëtan Lebrun, « Ces fraudes massives à l’Assurance maladie », Le
Figaro économie, 10 décembre 2016.
7. « Marseille : deux dentistes soupçonnés de fraude », L’Obs avec AFP,
29 novembre 2012.
8. Claudia Cohen, « Fraude : 1,7 million d’euros d’allocations sociales
détournées vers la Roumanie », lefigaro.fr, 22 octobre 2018.

CHAPITRE 3. LES FRAUDES DANS L’ENTREPRISE


1. Sur le site Internet de la DGFIP, une carte des pratiques et montages
fiscaux abusifs a été publiée. Régulièrement mise à jour, elle met en évidence
les risques encourus par les utilisateurs.
2. Le cabinet Grant Thornton produit un intéressant « baromètre des
entreprises en matière de lutte contre la fraude et la corruption ».
3. Dans de nombreuses entreprises, les factures inférieures à un montant fixé
ne sont pas contrôlées ou le sont de manière aléatoire, car on considère
qu’une fraude à cette échelle ne fait pas courir de risque majeur à la société.
Pour les dirigeants, c’est le domaine réservé qui est rarement contrôlé.
4. Le parquet de Paris a validé une CJIP (convention judiciaire d’intérêt
public) signée avec la Bank of China pour 3,9 millions d’euros (d’amende
versée au fisc) pour arrêter les poursuites à la suite d’une opération de
blanchiment. Les fonds voyageaient depuis la Lituanie, la Lettonie, la Pologne
l’Espagne et le Portugal.
5. Les Industriels de la fraude fiscale, Paris, Seuil, (nouv. éd.), 1971.
6. Le Fichier national des interdits de gérer (FNIG) a pour objectif de lutter
contre les fraudes et de permettre l’application des condamnations pénales
portant interdiction de gérer.
er
7. L’ordonnance du 1 décembre 2016 renforçant le dispositif français de lutte
contre le blanchiment et le financement du terrorisme a prévu une nouvelle
obligation à la charge des sociétés (commerciales et civiles), des GIE et
d’autres entités tenues de s’immatriculer au Registre du commerce et des
sociétés (RCS), afin d’identifier leur(s) bénéficiaire(s) effectif(s), dont la
définition est donnée par l’article L. 561-2-2 du code monétaire et financier.
o o
Les décrets n 2017-1094 du 12 juin 2017 et n 2018-284 du 18 avril 2018
déterminent la mise en œuvre de ce dispositif.
8. Médiacités a effectué un remarquable travail sur quelques entreprises
lyonnaises installées à Malte, qui mérite le détour : « Ces Lyonnais qui jouent
avec le fisc français », Mathieu Martinière et Mathieu Périsse, 20 juin 2018.
L’usage de sociétés offshore se révèle être à la portée de PME comme de
citoyens anonymes.
9. Il était fréquent lors de contrôles complexes pour les plus anciens de
réfléchir à la meilleure façon de faire avancer un contrôle embourbé. Je ne
sais pas si cette pratique se poursuit actuellement.
10. Mathieu Delahousse et Thierry Lévêque, Cache cash, Paris, Flammarion,
2013.
11. Cécile Desjardins, « Sept fraudes à la TVA expliquées aux honnêtes
gens », Les Échos-entreprises, 15 juin 2017.
12. On qualifie de « noirciment » le fait de camoufler des fonds obtenus
légitimement et de blanchiment le fait de rendre légitimes des fonds obtenus
illégalement.
CHAPITRE 4. LES FRAUDES COMMISES PAR LES ÉLITES
ENTREPRENEURIALES

1. Pierre Lascoumes, Carla Nagels, Sociologie des élites délinquantes, Paris,


Armand Colin, [2014], 2018.
2. William K. Black, The Best Way to Rob a Bank is to Own One : How
Corporate Executives and Politicians Looted the S&L Industry, University of
Texas Press, 2005.
3. Jacques de Saint-Victor, Un pouvoir invisible, les mafias et la société
e e
démocratique (XIX -XXI siècle), Paris, Gallimard, 2012.
4. « Achats immobiliers, donations… Carlos Ghosn utilisait Nissan pour
choyer ses proches », Le Monde avec AFP, 16 janvier 2019.
5. « La réserve ou le domaine réservé du P-DG » est une somme globale qui
peut être engagée par le dirigeant sans autre validation, lorsqu’un besoin
immédiat ou une opération discrète doit être engagée.
6. Éric Béziat, « Aux États-Unis, l’affaire Ghosn se conclut par un accord à
l’amiable », Le Monde, 23 septembre 2019.
7. « Six Warning Signs that the Carillion Collapse Was Coming », The
Guardian, 16 janvier 2018.
8. L’usage de sociétés offshore se révèle être à la portée de PME comme de
citoyens anonymes. Mediacités dévoile l’évasion et l’optimisation fiscales
pratiquées depuis l’agglomération lyonnaise, voir Mathieu Martinière et
Mathieu Périsse, « Ces Lyonnais qui jouent avec le fisc français », art. cité.
9. Valérie de Senneville, « Jugement sévère dans l’affaire France Offshore »,
Les Échos, 6 juillet 2017.
10. Les contrôleurs peuvent utilement analyser ces postes pour se faire une
idée du risque dans la structure.
11. Le bug est un problème rencontré dans un logiciel, donc un problème
informatique difficile à résoudre. Il arrive que des dysfonctionnements soient
volontairement installés dans des logiciels par malveillance ou dans le but de
générer des fraudes.

CHAPITRE 5. LES MONTAGES DES MULTINATIONALES


ET DES GAFAM

1. Notons que la France peut être considérée comme un paradis fiscal pour
certains pays du Golfe, et le Quatar en particulier. Ces derniers bénéficient,
depuis un accord de 1990 et de l’avenant « Sarkozy » de 2008, d’avantages
fiscaux exceptionnels.
2. « Time for the EU to Close its Own Tax Heavens », Tax Justice Network,
4 avril 2020.
3. Offshore Profit Shifting and the U.S. Tax Code. Part 1 (Microsoft & Hewlett-
Packard), Permanent Subcommittee on Investigations, Washington, US
Governement Printing office, 20 septembre 2012.
4. « Le piège se referme sur Caterpillar Suisse », Le Temps, 3 mars 2017.
5. « Kering condamné à 1,2 milliard d’euros d’amende pour avoir fraudé le
fisc italien », lemonde.fr, 9 mai 2019.
6. Ce canton pratique le dumping fiscal et attire d’autres géants du textile,
comme Armani, Hugo Boss, Versace et The North Face, comme l’a révélé en
2016 l’ONG suisse Public Eye.
7. Benoît Thieulin, « Les plateformes numériques se pensent comme de
o
nouveaux États », Alternatives économiques, n 391, 29 mars 2019.
8. Il faut savoir que, dans chacun de ces secteurs, tous financés par les
GAFAM, une lutte à mort est engagée entre chaque concurrent, le dernier en
lice gagne la mise en augmentant les prix.
9. Ancien président du Conseil du numérique et fondateur de la Netscouade.
10. « Le vent tourne pour les Gafa », Alternatives économiques,
12 septembre 2019.
11. « “Double irlandais” et “sandwich hollandais” : la recette de Google pour
réduire ses impôts », Challenges, 31 octobre 2012.
12. L’Italie et l’Autriche disposent d’une taxe de même nature.

CHAPITRE 6. LES FRAUDES À LA TVA ET LES NICHES


FISCALES

1. Anne Michel et Maxime Vaudano, « Lewis Hamilton en pole position pour


échapper à la TVA », Le Monde, 8 novembre 2017.

CHAPITRE 7. LES DÉPENSES DE L’ÉTAT : LES NICHES


FISCALES

1. La loi de finances pour 2018 a supprimé le crédit d’impôt compétitivité et


er
emploi (CICE) à compter du 1 janvier 2019. Le CICE sera remplacé par une
baisse pérenne de charges sociales employeurs.
2. Mireille Weinberg, « Les 10 étapes d’une optimisation fiscale réussie »,
L’Opinion, 24 novembre 2015.
3. Julia Cagé, Le Prix de la démocratie, Paris, Fayard, 2018.
4. Le CIR permet d’exonérer un montant de 30 % de différentes dépenses
jusqu’à 100 millions d’euros, puis 5 % au-delà, concernant la recherche,
l’innovation et plus largement l’investissement.
5. 550 millions d’euros d’investissements avaient été dégagés en 2017.

Troisième partie
Corruptions

CHAPITRE 1. LES OUTILS DU DROIT INTERNATIONAL


CONTRE LA CORRUPTION

1. Pour Bernard Mandeville, le vice, qui conduit à la recherche de richesses et


de puissance, produit involontairement de la vertu parce qu’en libérant les
appétits il apporte une opulence supposée ruisseler du haut en bas de la
société. Aussi, Mandeville soutient que la guerre, le vol, la prostitution, l’alcool
et les drogues, la cupidité, etc., contribuent finalement « à l’avantage de la
société civile » (1714).
2. Pierre-Guillaume Méon et Khalid Sekkat, « Does Corruption Grease or
Sand the Wheels of Growth ? », Public Choice, janvier 2005.
3. Cinq propositions : 1. Adopter un parquet européen contre la corruption.
2. Introduire des clauses anticorruption entre l’UE et les États tiers.
3. Subordonner l’exercice de certaines activités à des clauses anticorruption.
4. Renforcer la coopération entre États. 5. Étendre la compétence du parquet
européen à la corruption internationale.
4. Noël Pons et Jean-Paul Philippe, 92 CONNECTION. Les Hauts-de Seine,
laboratoires de la corruption ?, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2013, p. 254.
5. Michael Nienaber et Clémence Apetogbor, « La convention de l’OCDE sur
la corruption largement ignorée », L’Obs, 23 novembre 2014.
6. https://www.globalbpa.com/europe-le-greco-publie-son-rapport-sur-la-
corruption-en-france-2019.
7. Ces méthodes peuvent d’ailleurs être utilisées dans tous les services
répressifs et dans les structures publiques comme dans les structures privées.
Elles sont évidemment liées au type de procédure utilisé.
8. Les investigations et la répression en France relèvent de la compétence de
l’autorité judiciaire et de l’Office central de lutte contre la corruption et les
infractions financières et fiscales créé en octobre 2013.
o
9. Loi n 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte
contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « loi
sapin 2 ».
10. Dans son dernier rapport, le Greco suggère un rapprochement entre
l’Agence française anticorruption et la Haute Autorité sur la transparence de la
vie publique, afin de renforcer leur coopération dans la mise en œuvre de
leurs compétences en matière de personnes exerçant de hautes fonctions de
l’exécutif. Le Club des juristes cité préconise plutôt une fusion entre les deux
autorités.

CHAPITRE 2. LA CORRUPTION TRANSNATIONALE


LES CORRUPTIONS DANS LES MARCHÉS INTERNATIONAUX
1. « Rapport OCDE sur la transaction transnationale : une analyse de
l’infraction d’agents publics étrangers », OCDE, 2014. Voir lien :
http://dx.doi.org/10.1787/97899264226623-fr.
2. Participations et financement d’entreprises du pays dans lequel la vente est
effectuée.
3. Il m’est arrivé au cours d’un contrôle fiscal de relever dans les stocks la
présence d’un tournevis, un Facom certes, évalué 270 000 euros ; il fallait
bien équilibrer les comptes.
4. Calvin Sims, « I.B.M. Contends With a Scandal in Argentina », New York
Times, 9 mars 1996.
5. Dans certains pays du Maghreb, on ne peut investir dans le pays que si
l’on est associé au maximum à 49 % avec une société locale. Il est alors aisé
pour le majoritaire de, en sous-main, surfacturer les contrats de location,
l’importation de matériel, de choisir des prestataires proches. Les systèmes de
contrôles locaux ne s’intéressent que de fort loin à ces structures.
6. Ce terme est utilisé pour qualifier les commissions versées dans les ventes
d’armes.
7. Intelligence online, « Airbus sous le feu croisé des juges anti-corruption :
trois ans d’enquête exclusive », 28 juillet 2017. Marine Orange et Yann
Philippin, « Le gigantesque scandale de corruption qui menace Airbus »,
Mediapart, 27 juillet 2017. Chloé Aeberhardt, Marie-Béatrice Baudet et Guy
Dutheil, « Bataille feutrée entre Airbus et ses intermédiaires », Le Monde
économie, 18 décembre 2017.
8. « Vente de Rafale : François Hollande au cœur d’une polémique en Inde,
un peu malgré lui », LCI, 22 septembre 2018.
9. Peu d’entreprises américaines importantes sont poursuivies à ce titre.
10. Les États-Unis sont coutumiers du fait. Après les attentats du World Trade
Center, ils ont attaqué l’Irak, comprenne qui pourra…
11. Andrés Oppenheimer, Ojos vendados : Estados Unidos y el négocio de la
corrupcion en America Latina, Editorial Sudamericana, 2001.
12. (https://home.treasury.gov/system/files/126/ofac_ransomware_advisory_1
0012020_1.pdf)
13. En 2011, la Chine a étendu sa compétence juridique aux actes de
corruption commis en dehors de ses frontières ; les entreprises chinoises, les
joint-ventures avec des entreprises chinoises et les entreprises étrangères
représentées sur le territoire chinois sont concernés.
14. Antoine Garapon, secrétaire général de l’Institut des hautes études de la
justice, « France-États-Unis : deux façons de chercher la vérité », 4 juillet
2011.
15. Ce principe établit, dans la procédure pénale, qu’on ne peut être poursuivi
deux fois pour le même fait.
o
16. Rapport de l’Assemblée nationale n 4082, « Rapport d’information sur
l’extraterritorialité de la législation américaine », 5 octobre 2016.
17. La notion de « taille critique » relève à mon sens des légendes
économiques au même titre que celle du ruissellement, d’ailleurs personne n’a
jamais pu apporter une explication cohérente de ce pseudo-phénomène. On
doit lui reconnaître une utilité financière, elle facilite l’enrichissement
considérable des dirigeants et des prestataires. Les entreprises passent alors
de main en main en perdant chaque fois un peu de leur savoir-faire, la
spéculation s’invite là où il ne devrait pas y en avoir.
18. Traduction de courtoisie à Mediapart du communiqué suivant :
Https ://www.justice.gov/opa/pr/alstom-pleads-guilty-and-agrees-pay-772-
million-criminal-penalty-resolve-foreign-bribery.
19. Étienne Campion, « La trahison a du bon », Marianne, 19 juillet 2019.
20. Plainte déposée sur le fondement de l’article 40 du Code de procédure
pénale.
21. Anticor, « Affaire Alstom : Anticor dépose une nouvelle plainte », 22 juillet
2019.
22. Une compétence réelle et essentielle a quitté la France pour GE, les
salariés sont licenciés, puis GE exangue reconfigure sa stratégie, il devient
miraculeusement possible de se réapproprier ce secteur. Six ans après, on a
perdu les hommes et le savoir qui auraient pu le développer.
23. La loi Sapin 2 dispose que, en cas d’infractions relatives à la corruption
commises à l’étranger par un Français, ou par une personne résidant
habituellement en France ou exerçant tout ou partie de son activité
économique sur le territoire français, la loi française est applicable en « toutes
circonstances ».
CHAPITRE 3. BALADE DANS LA CORRUPTION ORDINAIRE
1. J’ai en tête deux cas : le premier concerne un ancien Premier ministre qui
fit nommer son ex-épouse à un poste d’inspecteur général de l’Éducation
nationale, le second celui d’un haut fonctionnaire dans le Sud qui trafiquait
dans l’immobilier et dont la banque qu’il utilisait a accepté de payer un salaire
élevé pour un travail très léger à son ex-épouse dans un divorce qui aurait pu
lui coûter cher.
2. Je me souviens d’un fonctionnaire supérieur à qui un proche faisait
remarquer que le véhicule très haut de gamme qu’il venait d’acheter pour
presque rien n’était pas clair, qui lui répondit que la couleur ne le dérangeait
pas. L’un de mes élèves m’a aussi conté la mésaventure suivante : il a reçu en
cadeau une magnifique machine à café Gaggia et, inquiet, a décidé d’aller
demander à son chef de service la position qui devait être tenue dans ce cas ;
une fois entré dans son bureau il a remarqué que la même machine trônait
dans la pièce. Il est ressorti après avoir posé une question technique anodine
et a placé la machine dans la salle commune.
3. Olivier Bertrand, « Essonne : la corruption par le détail. Un document RPR,
trouvé lors d’une perquisition, devra être authentifié par une enquête »,
liberation.fr, 29 mai 1996.
4. « Guadeloupe : l’ancienne ministre Lucette Michaux-Chevry en garde à
vue », Le Point et AFP, 27 avril 2017.
5. Sous la direction d’Yvonnick Denoël et Jean Garrigues, Histoire secrète de
e
la corruption sous la V République, Renaud Lecadre, Matthieu Pelloli, Jean-
Paul Philippe, Noël Pons, Yvan Stefanovitch et Jean-Marie Verne, Paris,
Nouveau Monde Éditions, 2014.
6. Karine Alazet, « Des employés du port de Port-la-Nouvelle dans l’Aude
interpellés pour détournement de fonds publics », Fr3 Occitanie, 21 avril 2017.
7. Le Point, 4 janvier 2018.
8. AFP, 7 février 2018.
9. « L’ancienne sous-préfète de Grasse condamnée à trois ans de prison
ferme en appel », Le Monde, 22 novembre 2017.
10. Richard Schittly, « Affaire Neyret : l’ex-commissaire condamné à deux ans
et demi de prison ferme », Le Monde, 5 juillet 2016.

CHAPITRE 4. L’ÉTAT DE LA CORRUPTION DANS LE MONDE


1. Transparency International France est une ONG qui appelle à faire enfin de
la lutte contre la corruption et de l’éthique publique une grande cause
nationale.
2. La solde des employés subalternes est bien plus faible… lorsqu’elle est
payée.
3. Claire Gatinois, « L’entreprise brésilienne Odebrecht, multinationale de la
corruption », Le Monde Économie, 7 février 2017.
4. Patricia Neves, « “Champagne”, le sulfureux intermédiaire des industriels
français au Brésil », Mediapart, 28 décembre 2019.
5. L’entretien de Eginhard Vietz est paru dans le journal économique
Handelblatt et a été rapporté dans Les Échos, 11 août 2010.
6. « Premières condamnations pour corruption au Nigeria des compagnies
Shell et ENI », Le Monde avec AFP, 21 septembre 2018.
7. Sylvain Besson, « Glencore sous enquête aux États-Unis, son action
s’effondre », Le Temps, 3 juillet 2018.
8. Ibid.

Quatrième partie
Le trucage des marchés publics : visite
de la boîte noire

CHAPITRE 1. LES « ÉTUDES » RECÈLENT DES RISQUES


MULTIPLES ET COMPLEXES

1. Selon les chiffres publiés par l’Observatoire de la Société mutuelle


d’assurance des collectivités locales (SMACL) dans son rapport 2019,
207 élus locaux ont été condamnés pour des faits relevant de manquements
au devoir de probité.
2. Louise Fessard, « Comment truquer un marché public », Mediapart,
6 septembre 2013.
3. Rapport du Service central de prévention de la corruption (RCPC) – 2007,
« L’audit de la corruption dans les marchés publics des collectivités
publiques » : proposition de guide méthodologique.
4. « Roland Dumas comparaîtra au tribunal pour “recel de détournements de
fonds publics” », lemonde.fr, 12 juin 2015.
5. « Christine Boutin renonce à son salaire de chargée de mission »,
lemonde.fr, 10 juin 2010.
6. Emmanuel Levy, Marianne, 20 novembre 2014.
7. « France Télévisions s’est offert 22 millions de conseils fumeux », Le
er
Canard enchaîné, 1 juin 2001.
8. L’affaire Bygmalion, pour la partie qui concerne l’ex-UMP et la campagne
électorale du candidat Sarkozy, constitue une véritable leçon de fraudes pour
qui voudrait intégrer ce métier. On y rencontre des surfacturations, des
fausses factures, des factures de complaisance, des faux en écriture ainsi que
les montages destinés à camoufler ces dérives. La totale !
9. « Affaire Bygmalion : cinq mois de prison avec sursis pour Patrick de
Carolis et Bastien Millot », lemonde.fr, 19 janvier 2017.
10. « Sondages de l’Élysée : nouvelle plainte d’Anticor », Anticor,
10 novembre 2012.
11. Plusieurs types de risques sont présents : liberté d’accès, absence
d’égalité de traitement des candidats, dépassement financier. Efficacité
fonctionnelle : commande imprécise, livrables inadéquats, absence de
validation du service rendu. Dérive budgétaire, avenants, bons de commande,
marchés complémentaires. Risques pénaux.

CHAPITRE 2. LES BESOINS


1. « Réflexions sur l’intérêt général », Rapport public du Conseil d’État, 1999.
2. Laurent Mucchielli, Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la
vidéosurveillance, Paris, Armand Colin, 2018.
3. Hervé Jouanneau, « Police municipale et vidéosurveillance passées au
crible par la Cour des comptes – Décryptage », lagazette.fr, 11 juillet 2011.
4. « La Société du Grand Paris », communication à la commission des
finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire de l’Assemblée
nationale, décembre 2017.

CHAPITRE 3. LES ENTENTES : UNE PRATIQUE SYSTÉMIQUE


DE CONTOURNEMENT

1. Les ententes étaient aussi communément appelées « tours de rôles ».


2. Les devis peuvent être « fabriqués » et diffusés aux complices par le
candidat désigné pour obtenir le marché, notamment à l’aide de logiciels
spécialisés.
3. Les modalités d’interruption d’une procédure de passation des marchés
sont les suivantes : aucune offre n’est présentée, les offres sont inappropriées,
irrégulières ou inacceptables. Les offres peuvent aussi être présentées en
l’absence de documents obligatoires, ce qui nécessite leur rejet.
4. lemonde.fr, 17 avril 2013.
5. Arrêt du 14 janvier 2003, pourvoi rejeté par la Cour de cassation, arrêt du
13 juillet 2004.
o
6. Décision n 06-D-07 du 21 mars 2006 du Conseil de la concurrence.
7. Aurélien Condomines, « Ententes dans le cadre des marchés publics »,
Aramis publications.
o
8. Conseil de la concurrence, décision n 01-D-31 du 5 juin 2001 relative à
des pratiques relevées lors de la passation de marchés d’électrification rurale
et d’éclairage public en Vendée.
o
9. Conseil de la concurrence, décision n 06-D-13 du 6 juin 2006 relative à
des pratiques mises en œuvre dans le cadre d’un marché public de travaux
pour la reconstruction du stade Armand-Cesari à Furiani.
10. Laurent Léger, « Quand le BTP de Moselle bétonnait les marchés
o
publics », Charlie Hebdo, n 1044, 20 juin 2012.
11. Ibid.
o
12. Décision n 08-D-33 du 16 décembre 2008.
13. Gilles Fontaine, « Un logiciel étrange fait trembler le bâtiment »,
lexpansion.lexpress.fr, 13 novembre 1995.
14. Karl Laske, « Corruption en Essonne : des patrons avouent une entente »,
Mediapart, 23 mars 2017.
15. La sanction était alors exemplaire : 5 % du chiffre d’affaires des
intéressés.
16. Laurent Marot, « Le Guyanais Léon Bertrand, ancien ministre de Jacques
Chirac, condamné à trois ans de prison », Le Monde, 9 mars 2017.
17. Alain Morvan, Le Républicain lorrain, 17 mai 2018.
18. Ibid.

CHAPITRE 4. L’ÉVITEMENT ET LES MANIPULATIONS


DE L’APPEL D’OFFRES

1. Les marchés publics sont classés en trois catégories : les marchés de


travaux, les marchés de fournitures et les marchés de services, matériels ou
immatériels.
2. L’article 133 du Code des marchés publics stipulait que tous les marchés
devaient apparaître dans la liste des marchés requise annuellement, or la
publication des marchés publics de 4 000 euros HT à 19 999,99 euros HT
n’est plus obligatoire depuis l’arrêté du 10 mars 2009.
3. Pour ces personnes, ce n’est d’ailleurs jamais le bon moment de dénoncer.
4. Sara Ghibaudo, « La colère d’une ancienne fonctionnaire des Hauts-de-
Seine », France Inter, 12 novembre 2012.

CHAPITRE 5. LES FRAUDES AU MOMENT DE L’ANALYSE


DES OFFRES

1. Rapport du Service central de prévention de la corruption (SCPC), 1997.


2. Libération, « Non-lieu requis dans le dossier du Grand Stade de Lille »,
3 juillet 2018.
3. Ibid.

CHAPITRE 6. L’EXÉCUTION DES TRAVAUX : UN MONDE


OPAQUE

1. Louise Fessard, « Comment truquer un marché public », Mediapart et Le


Ravi, 6 septembre 2013.
2. Sur ce point, se référer à l’article de Jean-Paul Philippe et Jean-Pierre
Bueb, « Comment éviter les fraudes dans les marchés publics », Le Moniteur,
2 novembre 2012.
3. Le travail clandestin est un des problèmes majeurs des entreprises de BTP.
Ainsi la fédération du BTP 66 réagissait de la sorte : « Nous l’avions dénoncé
en amont, on avait saisi le juge administratif qui ne nous a pas suivis et c’est
finalement la justice pénale qui a rattrapé ces entreprises qui faussent le jeu
de la concurrence. On ne peut que regretter que cela ne se soit pas fait plus
tôt. ». Trois entreprises du bâtiment des Pyrénées-Orientales ont été
condamnées par le tribunal correctionnel de Perpignan pour travail dissimulé,
fourniture de main-d’œuvre illégale et marchandage. À savoir une EURL qui,
sous couvert d’un GIE entre deux sociétés, pouvait se fournir en personnel
auprès de ces entités sans payer aucune charge et continuait de décrocher de
gros marchés.
4. Ce bénéfice ne tient d’ailleurs pas souvent compte de la réutilisation ou de
la revente des matériaux provenant des démolitions, car ces produits n’ont, a
priori, aucune valeur marchande, bien qu’ils permettent parfois de dégager les
premières sommes, en liquide, qui serviront à alimenter le pacte corruptif. En
outre, le titulaire du marché principal et le maître d’œuvre ne s’intéressent
qu’au délai de libération de l’emprise.
5. Noël Pons et Jean-Paul Philippe, 92 CONNECTION, Les Hauts-de Seine,
laboratoires de la corruption, op. cit.
6. « Région parisienne : démantèlement d’un réseau mafieux d’enfouissement
de déchets dangereux », France info, 7 mars 2014.
7. Cette précaution est prise pour que la réduction de la prestation ne soit pas
perceptible par les employés du décideur, dans la mesure où le prestataire
vient chaque jour travailler dans les bureaux.
8. La Dinsic (DSI de l’État) publie en Open Data sept projets d’importance
nationale.
9. Rapport sur l’Assistance publique de Paris du 17 mai 2016.
10. Le « biais abscons » : les biais peuvent également être utilisés
volontairement, par exemple dans la construction d’argumentaires
publicitaires, commerciaux, politiques, pour faire passer des messages,
parfois fallacieux, allant même jusqu’au sophisme.

CHAPITRE 7. RETOUR SUR QUELQUES PARTICULARITÉS


NOTABLES

1. La loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (LOPSI)


du 29 août 2002 énonce dans son annexe les principes et l’étendue du
partenariat avec le privé.
2. Voir sur ce point mon ouvrage La Corruption des élites, Paris, Odile Jacob,
2012.
3. Il s’agit du « principe de résiliation pour motif d’intérêt général ».
4. Cette carence est due à la fois au fait que les grands commis de l’État sont
biberonnés aux poncifs du libéralisme et que nombreux sont ceux qui
attendent une seconde carrière dans ces entreprises.
5. « Notre-Dame-des-Landes : un préfet en plein conflit d’intérêts », L’Obs,
3 novembre 2012.
6. Ludivine Tomasi, « Les trois élus poursuivis dans l’affaire des éoliennes
d’Ally-Mercœur ont comparu hier au Puy », La Montagne, 22 mai 2013.
7. « Éoliennes de Blanzay : trois élus condamnés », La Nouvelle République,
27 février 2015.
8. « Bernard Jourdain mis en examen », lanouvellerepublique.fr, 18 décembre
2013.
9. « Le député-maire de Royan condamné pour prise illégale d’intérêts »,
sudouest.fr, 3 juillet 2015.
10. « Le maire de Tignes condamné pour une trop belle affaire immobilière »,
Le Parisien, 27 mars 2012.
11. Il serait cependant utile de lui donner des pouvoirs effectifs en ce qui
concerne le pantouflage, qui est, on l’a vu, une véritable plaie en matière de
probité.
12. Notamment élaborer une cartographie des risques de corruption et édicter
un code de bonne conduite, certaines collectivités l’ont déjà fait, former leurs
élus et leurs agents, et protéger efficacement les lanceurs d’alerte.
13. L’aide aux PME étant, pour qui connaît le sujet, un prétexte bidon, celui
dont on se sert lorsqu’on prépare un mauvais coup.
14. En aucun cas l’intérêt général ne peut justifier une déréglementation des
marchés.
15. « Marchés pharaoniques, sociétés douteuses : les dérives des achats des
collectivités pendant le confinement », France Inter, 5 décembre 2020.

Cinquième partie
Organisations criminelles
et cybercriminalité

CHAPITRE 1. UNE HYBRIDATION RÉUSSIE


1. Un cartel mexicain a réalisé plus de 60 % de son chiffre d’affaires dans des
activités classiques en s’appuyant sur seulement 23 sociétés. Ces dernières
éliminaient la concurrence par leur haut degré de capitalisation et d’apports de
fonds.
2. Nikos Passas, « Cross-border crime and the interface between legal and
illegal actors », in Petrus C. van Duyne, Klaus von Lampe et Nikos Passas
(dir.), Upperworld and Underworld in Cross-border Crime, Nimègue (Pays-
Bas), Wolf Legal Publishers, 2002.
3. On retrouve ces acteurs dissidents au Venezuela, où ils se sont réinventés
en milices paramilitaires appelées les « colectivos » à la solde du pouvoir, des
chercheurs d’or et de coltan.
4. Jean-Michel Hauteville, « L’Allemagne serre la vis contre le blanchiment
d’argent », Le Monde, 27 janvier 2020.
5. Hervé Chambonnière, « Blanchiment d’argent. Le jackpot des gendarmes
bretons », Le Télégramme, 5 décembre 2016.
6. Geoffroy de Fautereau, « Enquête sur un détournement de subventions
européennes », Le Parisien, 29 août 2001.
7. Hélène Constanty, « La Corse secouée par un scandale de fraude aux
aides agricoles », Mediapart, 20 décembre 2018.
8. Jacques Follorou, « Le député de la Haute-Corse Paul Giacobbi condamné
à trois ans de prison ferme pour détournement de fonds publics », Le Monde
avec AFP, 25 janvier 2017.
9. Stéphane Foucart et Stéphane Horel, « “Monsanto Papers”, désinformation
organisée autour du glyphosate », Le Monde, 4 octobre 2017.
e
10. Histoire secrète de la corruption sous la V République, op. cit., p. 393.
11. Voir troisième partie, chapitre 1 : « Le paiement de la corruption en actions
ou en parts sociales », p. 275.
12. Jacques de Saint-Victor, Un pouvoir invisible, les mafias et la société
e e
démocratique (XIX -XXI siècle), op. cit.

CHAPITRE 2. LA CYBERCRIMINALITÉ
1. « La lutte contre la cybercriminalité », Crimhalt.org, 17 juillet 2016.
2. Cybersécurité : Appel de Paris du 12 novembre 2018 pour la confiance et
la sécurité dans le cyberespace.
3. La technique d’« attaque par réflexion » (en anglais smurf) est basée sur
l’utilisation de serveurs de diffusion (broadcast) pour paralyser un réseau.
4. Le cabinet Kroll a réalisé une étude sur les cas de demandes de rançon sur
lesquels il a enquêté : dans 47 % des cas, les pirates ont utilisé le protocole
de bureau à distance mis en place pour le travail à domicile ; dans 26 % des
cas, par un courriel d’hameçonnage. Les autres intrusions par des points de
vulnérabilité particuliers (zdnet.fr du 13 octobre 2020).
5. TOR est l’acronyme de « The Onion Router ». À l’origine, ce logiciel a été
créé par l’armée américaine et plus particulièrement la Navy. Les militaires
s’en servaient pour masquer leurs adresses IP, afin d’éviter tout risque de vol
des données sensibles collectées lors de missions. Cependant, lorsque
l’armée a commencé à utiliser son propre système VPN, TOR est devenu un
logiciel gratuit open source.
6. Le VPN est un réseau privé virtuel. Il désigne un accès sécurisé entre deux
appareils ou plus. Il est utilisé pour protéger un trafic Web privé contre les
interférences, l’espionnage ou la censure.
7. On relève la similitude du montage avec celui qui est utilisé au Mexique en
matière d’enlèvements.
8. Il semble que les fonctionnaires qui s’attaquent à ces travaux commençent
à être pistés par les criminels, car ils deviendraient gênants pour le
« business ».
9. Voir l’obtention de fausses cartes d’identité dans TOR.
10. Damien Licata Caruso et Florian Loisy, « Cyberattaque géante chez
Bouygues Construction, 3 200 employés au chômage technique », Le
Parisien, 30 janvier 2020.
11. Les employeurs devraient transmettre les mesures déclinables en cas de
problème : une manière de réagir en pareille situation, les informations sur les
personnes à appeler, les heures de service et les procédures d’urgence. Des
capacités d’authentification et de session sécurisée (essentiellement le
chiffrement). Des solutions virtuelles telles que l’utilisation de signatures
électroniques et de flux d’approbation virtuels pour assurer un fonctionnement
continu. Et assurer une assistance adéquate en cas de problèmes en
définissant une procédure claire à suivre en cas d’incident de sécurité.
12. On aurait même constaté entre les concepteurs de virus et les groupes
dédiés aux rançons une sorte de rapprochement « métier ».
13. Sophy Caulier, « Le cybercrime s’organise », Le Monde, 17 novembre
2020.
14. Les pirates s’attaquent au système des noms de domaine (« Domain
Name System », DNS) qui permet de relier un ordinateur à un site Internet.
15. Ce rapport annuel est le fruit de la collaboration de dix instituts d’audit
interne européens. Mêlant enquête quantitative et entretiens qualitatifs, le
RiF21 met en lumière les principaux domaines de risques actuels (Docs.
Ifaci.com).
16. Technique du cheval de Troie, Advanced persistent threat (APT), qui est
une attaque de longue haleine permettant à l’attaquant d’obtenir les
autorisations qui lui permettent de récupérer les informations stratégiques.
17. Sylvain Rolland, « La cybercriminalité est la nouvelle menace du
e
XXI siècle », La Tribune, 26 juillet 2015.
Sixième partie
Les lanceurs d’alerte, un rempart pour
la démocratie ?

CHAPITRE 1. L’ALERTE : UN PROCESSUS ATYPIQUE


QUI ÉCLAIRE LE CHAOS

1. Pour l’ONG « Transparency International », le lanceur d’alerte est « une


personne qui, dans le contexte de sa relation de travail, signale un fait illégal,
illicite et dangereux, touchant à l’intérêt général, aux personnes ou aux
instances ayant le pouvoir d’y mettre fin ».
2. « Il existe une différence essentielle entre le criminel qui prend soin de
dissimuler à tous les regards ses actes répréhensibles et celui qui fait acte de
désobéissance civile en défiant les autorités et s’institue lui-même porteur d’un
autre droit. […] Il lance un défi aux lois et à l’autorité établie à partir d’un
désaccord fondamental, et non parce qu’il entend personnellement bénéficier
d’un passe-droit » (Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, 1972).
3. Il faudra toutefois être en mesure de « trier » les alertes, car tous les
lanceurs d’alerte ne s’engagent pas dans l’intérêt général et il ne faut jamais
exclure le risque d’une manipulation bien organisée.
4. On peut citer un aphorisme philosophique célèbre : « Il ne faut jamais
mentir, sauf dans les affaires car il n’y aurait plus d’affaires. »
5. Jean-Pierre Lehmann, « Le mensonge d’entreprise, meilleur ennemi du
capitalisme », Le Monde Idées, 29 mars 2017.
6. L’article 6-1 de la loi Pacte requalifie la définition de la société et la
responsabilité des entreprises.
7. Le logiciel utilisé pour manipuler les résultats de tests d’émissions
polluantes par les constructeurs automobiles en est un exemple parfait.

CHAPITRE 2. L’OPPOSITION ENTRE MORALE


ET PRAGMATISME

1. Ce n’est que plus tardivement qu’il a validé le prêt sur gages.
2. 2084, la fin du monde, Paris, Gallimard, 20 août 2015.
3. Les antidreyfusards, nationalistes convaincus, ont à l’instar du terrorisme
actuel su motiver des petites mains pour commettre l’assassinat de Zola. En
effet, le fumiste nationaliste Henri Buronfosse (1874-1928), qui travaillait sur
une cheminée voisine, aurait bouché le conduit la veille de la mort d’Émile
Zola et l’aurait débouché le lendemain.
4. L’affaire commence, le 26 octobre 1932. Le commissaire Barthelet
débarque en force dans un appartement de cinq pièces situé dans un hôtel
particulier parisien, rue de La Trémoille, dans le quartier des Champs-Élysées.
Il a beaucoup de chance, le commissaire Barthelet : quand il pénètre dans
cette succursale parisienne de la Banque commerciale de Bâle, en plus de la
surprise de tomber sur un sénateur, il touche le jack pot : 245 000 F en liquide
(160 000 € d’aujourd’hui), des francs suisses, un répertoire, un livre de caisse
et, surtout, dix carnets, qui contiennent environ 2 000 noms. Ceux des
fraudeurs qui ont recours à la banque suisse pour ne pas payer la taxe de
20 % sur les revenus des placements à l’étranger. Le policier, en fait, n’est pas
si surpris : il a bénéficié d’une dénonciation. La rumeur se répand vite, et la
presse commence à chercher les noms qui sont sur les carnets. Le ministre
de l’Intérieur, Camille Chautemps, ne veut pas les donner. Louis Germain-
Martin, le ministre des Finances, jure ses grands dieux qu’il ne les connaît
pas.
5. Terme recouvrant les modes de dénonciation par les salariés des pratiques
délictueuses au sein de leur entreprise.
6. L’idée avait déjà été émise aux États-Unis dès 1970, cependant les
opérations de lobbying avaient écarté la légalisation du système. Les
scandales ont finalement, comme d’habitude, forcé la main du législateur et
l’extraterritorialité des lois américaines a joué pleinement.
7. Sarbanes Oxley Act 2002, Protection for employees of publicly traded
companies who provide evidence of fraud, « Loi visant à protéger les
investisseurs en améliorant l’exactitude et la fiabilité des publications des
entreprises conformément aux lois sur les valeurs mobilières, ainsi qu’à
d’autres fins apparentées ».
8. Le premier programme de clémence européen a été créé en 1996, avant
d’être réformé en 2002.
9. Les fraudes sont obligatoirement « blanchies » dans des paradis fiscaux au
moyen de sociétés-écrans.
10. WikiLeaks est une organisation non gouvernementale, fondée en 2006,
dont l’objectif est de publier des documents ainsi que des analyses politiques
et sociales à l’échelle du monde. Elle ne peut désormais plus être considérée
comme apolitique.
11. La première convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) a été signée en
France entre HSBC Private Bank et le Parquet national financier contre le
versement de 300 millions d’euros. Cette procédure permet à une entreprise,
poursuivie pour corruption ou blanchiment de fraude fiscale, de négocier une
amende sans aller en procès ni en procédure de « plaider coupable ».
CHAPITRE 3. UNE LONGUE MARCHE
o
1. L’article 25 bis est inséré dans la loi n 83-634 du 13 juillet 1983 portant
droits et obligations des fonctionnaires, l’agent doit faire cesser
immédiatement ou prévenir toute situation de conflit d’intérêts dans laquelle il
pourrait se trouver. L’article 6 ter A de cette loi offre une protection au
fonctionnaire ayant dénoncé un crime ou un délit.
2. Le fait de faire obstacle à la transmission d’un signalement aux personnes
et organismes compétents est puni d’un an d’emprisonnement et de
15 000 euros d’amende.
3. « Le Défenseur des droits veille au respect des droits et libertés »,
article 71-1 de la Constitution.
4. Transparency International, « Guide pratique à l’usage du lanceur d’alerte
français », 2014.
5. Le champ d’application de la directive rationae materiae est
particulièrement large, il n’exclut que les éléments relevant de la sécurité
nationale. Le champ rationae personae est largement ouvert : une protection
est offerte aux personnes ayant le statut de travailleur au sens de l’article 45,
§ 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, y compris les
fonctionnaires, aux personnes ayant le statut de travailleur indépendant, aux
actionnaires et aux membres de l’organe d’administration, de direction ou de
surveillance d’une entreprise, y compris les stagiaires et les bénévoles, et aux
personnes travaillant sous la supervision et la direction de contractants, de
sous-traitants et de fournisseurs. Les mesures de protection s’appliquent
également aux facilitateurs, tiers qui sont en lien avec les auteurs de
signalement et entités juridiques appartenant aux auteurs de signalement. La
directive s’applique en outre aux violations du droit de l’Union, qu’elles soient
illicites aux actes de l’Union ou à l’objet, ou la finalité des règles prévues dans
ces actes (art. 5).

CHAPITRE 4. UNE RÉPONSE RISQUÉE MAIS NÉCESSAIRE


1. Les lanceurs d’alerte dans des pays autoritaires ou criminalisés risquent
leur vie ou un emprisonnement prolongé. Les exemples de meurtres de
journalistes en Russie, en Turquie, à Malte ou au Mexique ne manquent pas.
Le Mexique a été classé comme la onzième nation la plus meurtrière pour les
journalistes.
2. Edward Snowden, rapporté par Génération Nouvelles Technologies du
13 février 2017.
3. On apprend, à la lecture d’un article de Jérôme Marin dans le journal Le
Monde (« Harcèlement sexuel, Microsoft modifie ses contrats de travail »,
22 décembre 2017), que le groupe Microsoft supprime une clause qui
contraint les salariés au silence en matière de harcèlement sexuel en les
empêchant de porter plainte au profit d’un arbitrage privé et confidentiel. Il faut
noter que cette suppression ne concerne que le harcèlement, les autres motifs
de plainte seront toujours soumis à un médiateur pour examen. Ces clauses,
depuis une décision de la Cour suprême des États-Unis en 1991, se sont
multipliées, surtout dans les entreprises de plus de 1 000 salariés. Les
employeurs ont récemment élargi ces clauses aux class actions, ainsi la
capacité des salariés à effectuer des recours est très restreinte.
4. Il est possible d’utiliser des armées de « trolls » générant des
commentaires favorables ou des bots pour discréditer par des attaques
personnelles ainsi que par des violences sur les réseaux sociaux.
5. Par un arrêt rendu le 16 décembre 2016, la cour d’appel de Paris reconnaît
le statut de « lanceur d’alerte » à un salarié qui avait dénoncé à sa hiérarchie
des manipulations de cours et des délits d’initiés, et annule son licenciement.
6. Les acteurs de la fameuse « arnaque au président » en font un usage
immodéré.
7. Selon les statistiques fournies par l’Inspection générale de la police
nationale (IGPN), la « police des polices », une centaine de cas de
« consultation illégale de fichiers » ont été traités en conseil de discipline ces
cinq dernières années.
8. Laura Mollet, « Mystérieux cambriolage dans une annexe de la répression
des fraudes », Le Monde, 30 août 2018.
9. Alexandre Berteau, « Un journaliste de L’Obs enquêtant sur l’affaire Alstom
se fait cambrioler », Le Monde, 31 octobre 2018.
10. Stéphanie Gibaud, poursuivie pour diffamation par la filiale française du
géant bancaire suisse UBS, après qu’elle a gagné deux procès, l’un au pénal
et l’autre devant les prud’hommes, pour harcèlement moral.
11. Le Canada s’est doté d’un texte prohibant ce type de procès.
12. Afin de disposer des possibilités d’enquêter sur des investigations
internationales et susceptibles de poser de graves problèmes, le Consortium
international des journalistes d’investigation (ICIJ) a été fondé en 1997 par
Chuck Charles Lewis. Son objectif est de « creuser des problématiques qui ne
s’arrêtent pas aux frontières », autour de la criminalité, de la corruption et de
la transparence des pouvoirs. Les journalistes participants sont assistés
d’experts, d’avocats, d’informaticiens, qui leur fournissent des données
analysées. Le réseau s’est attaché la collaboration des divers médias : le
Washington Post, la BBC, El Mundo, Le Soir, The Guardian, Le Monde… mais
aussi des journaux d’Azerbaïdjan, de Finlande, du Nigeria, du Costa Rica, etc.
Actuellement, 65 pays collaborent au Consortium et plus de 190 journalistes
sont impliqués.
13. Les « Football Leaks » sont constitués par quinze médias européens
(European Investigative Collaboration) et ont traité plus de 18,5 millions de
documents.
14. Cela illustre bien le paradoxe français. En même temps, on ferme la
cellule qui rapportait gros et 400 postes de contrôle sont créés pour poursuivre
les fraudes sociales dont le montant est ridiculement faible si on s’attaque aux
seuls bénéficiaires de prestations.
15. Les personnes morales sont exclues de l’alerte.
16. « French Leaks » est « un site dédié à la diffusion de documents d’intérêt
public concernant notamment la France et l’Europe. Édité par le journal
d’information en ligne Mediapart, il est au service du droit à l’information et du
débat démocratique, dans une indépendance totale vis-à-vis des pouvoirs
politiques et économiques ». C’est à la fois un outil documentaire et un
instrument d’alerte. D’une part, il met à la libre disposition du public des
documents ayant fait l’objet d’investigations des journalistes de Mediapart.
D’autre part, il permet à des sources de transmettre, en toute sécurité et
confidentialité, des documents d’intérêt public qui seront mis en ligne après
une enquête préalable répondant aux règles professionnelles du journalisme.

CHAPITRE 5. ET LE DIABLE EST DANS LES DÉTAILS


1. L’arsenal législatif français permettait cependant de réprimer la divulgation
en s’appuyant sur l’abus de confiance, sur la loi Godfrain pour violation du
système informatique, ou encore sur le vol de données immatérielles.
2. Pour ma part, je considère qu’une entreprise qui dépose ses données en
vrac dans un « cloud » n’a pas pris les mesures de protection suffisantes à
leur égard pour deux raisons : la première tient à la nature même du cloud.
Connaît-on les mesures de protection exigées de la nuée de sous-traitants,
d’intermédiaires et d’intérimaires œuvrant dans l’entité ? Or le degré de
sécurité des données est égal à celui de la structure la moins protégée. La
seconde, tout aussi risquée, est la législation américaine du Cloud Act.
3. L’amende de 60 000 euros ne peut être considérée comme dissuasive pour
des entités brassant des milliards.
4. La Cour de cassation avait demandé le remboursement des 404 millions
d’euros perçus au terme de l’arbitrage jugé frauduleux dans l’affaire de la
revente d’Adidas au Crédit Lyonnais. Le tribunal de commerce a entériné le
plan de remboursement que Bernard Tapie souhaitait mettre en place. Celui-ci
ne remboursera donc rien cette année. La première échéance du plan de
remboursement (21 millions d’euros) est fixée en juin 2018. Il devra ensuite
s’acquitter de 42 millions d’euros en 2019, de 63 millions en 2020, et de
83 millions en 2021 et 2022. La dernière échéance, de 127 millions, est
prévue en 2023. Bernard Tapie aura alors 80 ans. Le tribunal a même admis
que l’intéressé choisisse l’expert-comptable chargé de contrôler ses comptes.
Le parquet de Paris a fait appel de cette décision. La cour d’appel a invalidé
ce plan le 12 avril 2018.
5. Accords fiscaux secrets conclus entre l’administration luxembourgeoise et
le cabinet PricewaterhouseCoopers pour le compte de grandes
multinationales.
6. Martine Orange, « Secret des affaires : une censure absurde vise
désormais les médias », Mediapart, 5 février 2018.

CONCLUSION : FRAUDES, CORRUPTIONS ET PANDÉMIE


1. Paul Valéry, La Crise de l’esprit, 1919.
2. Sortes de serveurs robotisés pirates.
3. D’après l’ANSSI, une entreprise TPE ou PME sur deux a fait l’objet d’une
attaque.
4. Les fraudes relatives au chômage partiel sont les suivantes : le cumul de
télétravail ; les salariés fictifs ; les sous-traitants et intérimaires ; les congés de
longue maladie ; les jours de congé posés ; l’augmentation des heures
d’activité partielle ; l’augmentation des taux horaires ; les salariés non
déployés.
Je remercie chaleureusement Lucie, Jean-Paul Philippe et
Antoine Peillon, qui m’ont accompagné pendant les diverses phases
de recherche. Jean-Christophe Brochier qui a contribué avec une
grande patience à rendre attrayant ce bloc d’éléments au langage
mystérieux, si technique et parfois byzantin qui lui a été confié.

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