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LES THÉORIES DU LOISIR


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« LE S O C I O L O G U E »
Section dirigée par Georges BALANDIER

27

LES THÉORIES
DU LOISIR
Sociologie du loisir et idéologies

par

MARIE-FRANÇOISE LANFANT

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, Boulevard Saint-Germain, Paris
1972
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L'idée de ce recueil est née au cours des séminaires et nombreuses


réunions auxquels nous avons été mêlée au sein de l'Equipe de Socio-
logie du Loisir et des Modèles culturels du C.N.R.S. qu'anime J. Du-
mazedier, et du Comité de Recherche du Loisir de l'Association inter-
nationale de Sociologie. Nous tenons à remercier ici tous ceux qui, dans
le cadre de ces structures et à l'extérieur, nous ont soutenue dans notre
tâche d'information, de réflexion et de critique.

Dépôt légal. — 1 édition : 2 trimestre 1972


© 1972, Presses Universitaires de France
Tous droits de traduction, de reproduction et d ' a d a p t a t i o n
réservés pour tous pays
La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'ar-
ticle 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage
privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les
analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute repré-
sentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'au-
teur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1 de l'article 40).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait
donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Pénal.
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AVANT-PROPOS

INCERTITUDES
Le titre de cet ouvrage Les théories du loisir peut relever
du paradoxe. Loin de présenter une ou des théories du loisir,
il débouche sur ce que, avec un peu d'ironie, nous appelle-
rons l'envers de la question.

La sociologie du loisir est une des branches les plus


actives de la sociologie. Ses débuts d'enquête sur le terrain
remontent à plus d'un demi-siècle. Surtout après la seconde
guerre mondiale, cette discipline n'a cessé de se développer,
de s'affirmer comme domaine spécifique des sciences sociales.
Elle est aujourd'hui domaine constitué, comprenant de
nombreuses équipes de chercheurs travaillant dans la
plupart des pays de l'Ouest et de l'Est, dans des cadres
de recherche permanents. Ces chercheurs entretiennent entre
eux des échanges réguliers, tout en disposant à l'extérieur
d'une certaine audience.
Et, cependant, malgré cette incontestable vitalité, il n'y
a pas de sujet plus controversé que le loisir, discipline plus
contestée que la sociologie du loisir.
Rien ne paraît clair, sûr, évident en ce domaine, cepen-
dant promis à une extension considérable.
L'automatisation des moyens de production a fait planer
l'espoir d'une réduction importante du temps de travail
et d'une existence en grande partie adonnée au loisir.
Jean Fourastié, dans un ouvrage dont le titre lui-même
est tout un programme, Les 40 000 heures, inventaire de
l'avenir, a traduit, d'une manière saisissante, cette possi-

1. J. FOURASTIÉ, Les 40 000 heures, inventaire de l'avenir, Paris, éd.


Laffont-Gauthiers, 1965, p. 13.
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bilité. Si l'homme au cours d'une vie active de 33 ans,


ne travaillait que trente-cinq heures par semaine, quarante
semaines par an, il aurait au bout du compte travaillé dans
son existence, quarante mille heures sur sept cent mille,
pour peu qu'il atteigne l'âge de 80 ans. « C'est six heures
sur cent que nos descendants consacreront à l'œuvre de
production », annonce J. Fourastié. Et pour lui le processus
est engagé : « Les temps actuels verront passer l'homme
d'une situation de nécessité à une situation de disponibi-
lité. » Des loisirs, pour quoi faire ? , interroge J. Fourastié
dans la logique de son raisonnement... Dans une perspec-
tive analogue, l'économiste américain Marion Clawson pré-
disait, dès 1960, qu'en l'an 2000, l'Américain travaillerait
trente heures par semaine dans l'hypothèse la plus pessi-
miste, et vingt-cinq heures dans l'hypothèse la plus opti-
miste. En Union soviétique, la semaine de travail est offi-
ciellement fixée à quarante et une heures, et en 1960, le
Congrès annonce la journée de six heures et même de
cinq dans un avenir, il est vrai... indéterminé.
Certains voient dans ces prévisions optimistes les pré-
mices d'une civilisation du loisir. Depuis qu'en 1962, le
sociologue J. Dumazedier soulève le problème dans Vers
une civilisation du loisir ? sans se prononcer sur son issue,
le titre a fait mouche.
La revue Science et Vie, en 1964, offre un reportage sur
« La civilisation des loisirs » ; la revue Janus consacre le
n° 7 de 1965 à « La révolution du loisir » ; la collection
« Marabout Université » 1967 reprend le titre « La civilisa-
tion des loisirs ». Georges Hourdin s'interroge en chrétien,
à son tour, sur « La civilisation des loisirs ». Les articles,
reportages, ou revues spécialisées publiés pendant cette
1. J. FOURASTIÉ, Des loisirs pour quoifaire ?, Paris, éd. Casterman, 1970.
2. Marion CLAWSON, How much leisure now and in the future ?, in
Leisure in America : blessing or curse ? ed. Leisure in America Char-
lesworth, p. 1-20, Philadelphia, American Academy of Political and
Social Sciences.
3. J. DUMAZEDIER,Versunecivilisationdu loisir ?, Paris, Ed. du Seuil, 1962.
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période qui cherchent à familiariser l'opinion avec l'idée


du loisir se comptent par dizaines. Il ne se passe pas de
mois où la radio et la télévision ne fassent appel à l'auto-
rité du sociologue pour exposer « le problème » du loisir
aux auditeurs et aux téléspectateurs.
Mais ces attentes ne sont nullement partagées par tout
le monde :
« L'idée d'une société de pure consommation, dans laquelle
le secteur secondaire occuperait une place très réduite et où les
problèmes du travail n'intéresseraient plus guère les salariés
consacrant l'essentiel de leur temps au loisir, appartient à la
« sociologie fiction »,
écrit A. Touraine dans La société postindustrielle. Et l'éco-
nomiste américain bien connu, J. K. Galbraith renchérit :
« Voir dans la réduction du travail et l'extension des loisirs,
la fin naturelle de l'ère industrielle c'est se méprendre sur le
caractère du système industriel... » ... « L'idée d'une ère nouvelle
du loisir considérablement étendue est en réalité un sujet banal
de conversation. On s'en servira de moins en moins pour chercher
à se faire passer pour un prophète de la société future. Le système
industriel ne va pas dans cette direction »

On ne peut être plus clair.


Enfin, G. Friedmann, l'un des fondateurs de la sociologie
du loisir, dans son tout dernier ouvrage, La puissance et la
sagesse, confie son amertume :
« Il est désormais clair que la civilisation technicienne ne peut
être caractérisée comme une civilisation de loisir... » Il faut le dire
nettement dans la perspective globale qui est aussi la nôtre : « Le
loisir tel que le présentent les réalités des sociétés industrielles,
en ce dernier quart du XX siècle, est le plus souvent un échec. »

1. A. TOURAINE, La société postindustrielle, naissance d'une société,


Paris, éd. Denoël, 1969.
2. J. K. GALBRAITH, The new industrial state (1967). Le nouvel état
industriel. Essai sur le système économique américain, Paris, Gallimard,
trad. franç., NRF, 1968.
3. G. FRIEDMANN,La puissance et la sagesse, Paris, éd. Gallimard, 1970.
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Ces prises de position contradictoires donnent la mesure


des incertitudes sur lesquelles reposent nos connaissances
en la matière.
A ces incertitudes, la sociologie empirique n'a pas apporté
jusqu'à ce jour de réponses satisfaisantes, et pour cause.
Phénomène reporté dans un futur incertain, le loisir est
par définition problématique. Ce n'est pas une donnée d'évi-
dence ; sa saisie renvoie selon les niveaux d'intelligibilité
auxquels on se place, à de purs phantasmes, à des modèles
idéologiques de la société future, ou à des théories du
développement social et de la culture plus ou moins étayées
sur les sciences de la prévision ou « l'art de la conjecture ».

MISE AU POINT SUR LA QUESTION THÉORIQUE


ET SES RAPPORTS AVEC L'ANALYSE EMPIRIQUE
Il faut en effet lever une équivoque. Aux incertitudes
constatées plus haut, d'aucuns penseront qu'il suffit d'oppo-
ser une observation systématique des faits. Depuis que
la recherche sociologique s'est portée sur le terrain, de
nombreuses enquêtes tentent de saisir comment et jusqu'à
quel point le loisir s'incarne dans la vie quotidienne. Des
études sur la durée du temps libre et son utilisation, sur
les taux de départs en vacances, sur les comportements de
loisir, les activités préférées par les différentes couches de
population, sur les dépenses qu'elles consacrent au loisir,
l'importance et la signification qu'elles leur attribuent,
ont été entreprises dans la plupart des pays industriels.
Une somme imposante de données a ainsi été recueillie
et collationnée. On trouvera, dans la Bibliographie interna-
tionale sur le loisir, publiée en 1969 aux éditions Mouton,
un inventaire sélectif de ces études Cette bibliographie,

1. J. DUMAZEDIER et G. GUINCHAT, La sociologie du loisir. Tendances


actuelles de la recherche et bibliographie internationale (1945-1965),
La Haye-Paris, Mouton, 1969, 128 p. (coll. « Current Sociology (La
sociologie contemporaine) », vol. XVI, n° 1).
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qui comprend 450 titres, rassemble les travaux réalisés


dans plusieurs pays européens de l'Est et de l'Ouest.
La tendance dominante, acceptée par de nombreux cher-
cheurs qui se consultent sur le plan international, est
de faire l'inventaire des données statistiques qui relèvènt /
du champ du loisir, afin de construire des systèmes de
corrélations à partir desquels, pensent-ils, on pourrait ana-
lyser la sphère du temps libre et surtout prévoir son d é v e -
loppement, compte tenu de l'influence des différents fac-
teurs qui déterminent les comportements de loisirs ; les
facteurs retenus étant limités à la série classique : sexe, âge,
profession, niveau d'instruction, lieu de résidence, etc. Ainsi
tend à s'installer l'idée que, sur la base de ces données, on
pourrait construire ce que Lazarsfeld après Merton appelle
une « théorie à moyenne portée » : « ensemble cohérent
d'hypothèses vérifiées, établies selon un réseau d'interrela-
tions entre un nombre sélectionné de faits »
Il existe actuellement, parmi les sociologues, une vive
curiosité pour la question théorique qui relève de cette
intention. Et les possibilités récentes qu'offre l'emploi
des ordinateurs pour le traitement simultané d'un grand
nombre de variables ou facteurs, donnent à ce projet de
nouvelles et séduisantes perspectives.
Certains s'attendront peut-être à ce que cet essai fasse
le point sur ces résultats, qu'il les incorpore dans l'analyse
et s'en inspire pour formuler un point de vue d'ensemble
sur le loisir et les perspectives qu'il ouvre à nos sociétés.
Cette démarche paraît la plus logique.
Nous l'avons délibérément écartée de notre projet, car
cette démarche suppose au préalable un examen critique
des sources, des hypothèses et des concepts mis en jeu
dans les procédures opératoires, à défaut duquel toute ten-

1. LAZARSFELD, Qu'est-ce que la sociologie ?, Paris, Gallimard, coll.


« Idées », 1971.
2. Robert MERTON, Eléments de théorie et de méthode sociologique,
Paris, éd. Plon, 1965.
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tative d'organisation du champ des données empiriques


risque d'aboutir à des résultats purement formels et à des
conclusions fictives. Ceci est particulièrement vrai dans un
domaine comme celui de la sociologie du loisir, dont l'objet
même est encore indéterminé.
Et d'ailleurs, les études empiriques sont trop fragmen-
taires, sporadiques et approximatives, pour qu'on puisse
considérer sans méfiance leurs résultats comme des données
susceptibles d'être analysées selon une démarche inductive
qui remonterait de proche en proche, des faits à la théorie.
A. Les données concernant le loisir sont rares.
Si l'on en croit l'énumération des titres dans les bibliogra-
phies internationales, les données seraient abondantes, or dès
qu'on les examine d'un peu près, elles se réduisent à très peu
de chose. Les enquêtes connues sur le plan international cen-
trées spécifiquement sur le loisir n'atteignent pas la dizaine.
La première grande enquête sur le loisir a été lancée
en 1934 aux Etats-Unis ; en France, c'est seulement vingt
ans après qu'une enquête comparable est réalisée sur la
ville d'Annecy ; les résultats complets de cette enquête ne
sont pas encore connus.
Les enquêtes, réalisées sur des échantillons nationaux et
visant à cerner le phénomène dans son ensemble, sont très
coûteuses. Le loisir est donc saisi au niveau d'études empi-
riques partielles, effectuées en général dans le cadre de
bureaux d'études privés, qui utilisent l'enquête à des fins
pragmatiques ou politiques.
En France, la première étude nationale que nous connais-
sions sur le comportement de loisir a été faite en 1948 par
l'IFOP. En 1963, les éditions « The Readers' Digest » ont
financé une enquête sur le loisir, menée simultanément
dans six pays du Marché Commun, réalisée par la S O F R E S
1. Pour Sélection du Readers' Digest : Deux cent vingt et un millions de
consommateurs, 1964, cité in J.-R. CARRÉ, J. DUMAZEDIER et Cl. GUIN-
CHAT,Les loisirs en France, Paris, Centre de Recherche d'Urbanisme, s. d.
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En 1967, l'INSEE lance une enquête nationale sur les


comportements de loisir des Français, dont les résultats
viennent seulement d'être publiés, et encore partiellement
De même les enquêtes sur les comportements de vacances
ont été assurées par l'INSEE et l ' I F O P
Le sociologue puise dans une masse d'informations dis-
parates, recueillies par divers organismes aux objectifs mal
définis. Or, on le comprend, c'est dans l'emploi qu'il fait
d'un matériel saisi à des fins extra-scientifiques que le cher-
cheur risque le plus de faire subir des distorsions à ses
concepts et à sa problématique.
B. Les résultats statistiques sont incertains.
Un auteur américain, Ph. Ennis, s'est livré récemment à
un examen très détaillé des données empiriques améri-
caines sur lesquelles reposent les hypothèses fondamentales
de la sociologie du loisir : la durée du temps libre, l'extension
des dépenses, la démocratisation des activités de loisir, etc.
Ses conclusions : les données ne sont pas sûres. Les critères
de définition du loisir varient d'une étude à l'autre et
n'autorisent pas des comparaisons dans le temps. Vues d'un
peu près, certaines utilisations des statistiques frisent la mal-
honnêteté. Des chiffres sont abusivement portés au compte
du loisir, des données erronées sont publiées. Ph. Ennis
en donne plusieurs exemples, notamment dans la compta-
bilité d u « t e m p s libre » et des d é p e n s e s d e l o i s i r

C. Les données empiriques ne constituent p a s en elles-mêmes

des preuves.

Elles tirent leur signification des c o n c e p t s opératoires et

des p r o b l è m e s q u i les s o u s - t e n d e n t . O r , il e x i s t e d a n s n o t r e

1. Le comportement des loisirs des Français, coll. de l'INSEE 2M (24),


juillet 1970.
2. Supplément à Etudes et conjoncture, n° 6, 1968 ; Etudes et conjonc-
ture, n° 3, mars 1963, publ. par l'INSEE.
3. Revue Sondages, revue IFOP (2), 1964.
4. Ph. ENNIS, The definition and measurement of leisure, s. d.
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discipline, un hiatus inquiétant entre le champ des données


empiriques et celui des hypothèses et des concepts, en fonc-
tion desquels le chercheur s'efforce de se représenter le
phénomène dont il veut rendre compte.
De nombreuses enquêtes empiriques sur le loisir ne
s'appuient pas sur un modèle théorique clairement explicité.
Or ces modèles existent toujours à l'arrière-plan. Ils sont
dissimulés derrière les classifications des activités de loisir
prises en compte, derrière le choix des variables entrant
dans les plans d'observation ou de vérification.
Chacun se fait une idée du loisir et de sa fonction sociale.
Ces opinions spontanées circulent dans nos sociétés et
s'imposent à la pensée sociologique. Elles tiennent lieu
d'hypothèses implicites ou explicites des enquêtes empi-
riques ou elles servent de cadres d'interprétation à leurs
résultats. Elles se substituent ainsi à une problématique
générale non formulée et transforment la sociologie en
instrument de reproduction des idées courantes.
La sociologie du loisir repose sur des bases conceptuelles
très contestables qui rééditent, sous le couvert d'un langage
prétendu scientifique, la représentation du sens commun.

D. Les données empiriques sont sélectionnées a priori.


Dans cet ordre d'idées, on prendra conscience que les
principales enquêtes sur le loisir connues et diffusées s'en
tiennent aux opinions les plus conformistes. Les activités
que ne cautionne pas la morale sociale de bon aloi sont
écartées des classifications. Les activités prohibées par
l'idéologie régnante sont aussi prohibées des catégories
d'analyse de la recherche. Si elles sont étudiées, c'est à
part, en tant qu'activités marginales, sauvages, déviantes
ou anomiques. C'est un ensemble d'activités et de compor-
tements restrictifs, qui retient l'intérêt des chercheurs ; un
loisir édulcoré, sans saveur et sans danger, que la sociologie
réfracte dans ses enquêtes.
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PRÉSENTATION DE L'OUVRAGE

Notre projet initial, en préparant cet ouvrage, était de


rassembler dans un même recueil les principales thèses
que les sociologues, travaillant dans des contextes sociaux et
politiques différents, ont formulées sur le loisir. Nous esti-
mions, à partir de là, accéder aux problèmes d'ensemble
que pose le loisir à nos sociétés contemporaines ; ainsi
pensions-nous, de même, être en mesure de replacer les
problèmes partiels soulevés au niveau des études empi-
riques dans la discussion plus large qui se poursuit sur le
plan théorique.
Ce dessein devait bientôt s'avérer très complexe et nous
conduire au seuil de questions théoriques fondamentales
concernant le statut de la sociologie du loisir. Nous devions
prendre conscience, sur la base de cet inventaire d'études
et d'ouvrages que nous nous proposions d'analyser, des
rapports que la sociologie du loisir entretient avec les sys-
tèmes sociopolitiques et les idéologies qui les sous-tendent.
Des thèses contradictoires circulent sur le loisir, son
mode de production, son utilisation, sa finalité individuelle
et sociale.
Ces contradictions sont révélatrices des enjeux en compé-
tition derrière l'univers apparemment rose qu'évoque le
simple mot loisir.
Car, avec le loisir, nous ne sommes pas en terrain neutre.
Tour à tour recherché comme un bien ou combattu comme
un mal, valorisé ou condamné par la morale, la religion
ou la politique, loisir place d'emblée le sociologue sur le
sol piégé de l'idéologie.
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La discussion sur le loisir a été permanente dans l'Histoire.


Elle n'est pas propre, contrairement à ce qu'on dit, à la civili-
sation contemporaine. Elle a toujours été mêlée de quelque
manière aux luttes sociales, religieuses, politiques. L'idéologie
du loisir a été un élément dynamique, tour à tour positif
et négatif, de l'évolution des sociétés précapitalistes et capi-
talistes. Notre siècle ne fait pas exception. Le loisir est
aujourd'hui un thème central dans l'affrontement idéolo-
gique des deux puissants systèmes qui dominent le monde :
les systèmes socialiste et capitaliste. Il reste le symbole de
la richesse et du bonheur futur, promis aux masses contem-
poraines, qu'elles vivent à l'ouest et à l'est. A travers le
problème du loisir est posé celui de la finalité réelle de la
production sociale.
L'analyse de contenu des thèses sur le loisir, que des
sociologues d'appartenances diverses ont développées depuis
cinquante ans, prouve à l'évidence que la sociologie du
loisir, malgré ses prétentions à une objectivité instruite par
les faits, prolonge à sa manière le débat idéologique et
théorique amorcé au XIX siècle par les grands doctrinaires
de la société capitaliste ou socialiste.
Au XIX siècle, nous le verrons, le loisir est généralement
condamné en tant que privilège de classe, et comme entrave
au progrès social. La critique du loisir se trouve englobée
par les socialistes dans la critique générale du système capi-
taliste. La thèse de Th. Veblen, La théorie de la classe de
loisir (1899), qu'un traducteur avisé vient de faire connaître
récemment au public français, reste le témoignage le plus
exemplaire de cette critique. Mais il ne s'agit pas d'un
témoignage isolé, bien au contraire. Le Droit à la Pa-
resse (1883), pamphlet de P. Lafargue, propre gendre de
Marx, qui vient de bénéficier à un an d'intervalle d'une
double réédition, montre bien que, pour les marxistes, la
disparition des structures monarchiques et féodales n'avait
nullement débarrassé la société de ce qu'ils considéraient
comme un fléau social.
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Jusqu'à nos jours, la revendication ouvrière d'une réduc-


tion du temps de travail avait le sens d'une conquête sur
l'exploitation capitaliste, dans un contexte de lutte des
classes, et non pas le sens d'une revendication du droit
au loisir.
Pendant toute la période stalinienne, dans les pays
communistes, et tout particulièrement en URSS, le loisir
et l'idéologie qu'il véhicule sont radicalement condamnés
en tant que survivance de la bourgeoisie. Le temps libre
qui reste après le travail est sévèrement réduit et contrôlé.
La sociologie du loisir, qui s'amorce dans les pays de
l'Ouest, est flétrie comme « science bourgeoise ». Le travail
est élevé au rang de premier besoin vital ; activité humaine
supérieure dont toutes les autres découlent.
Dans la pensée libérale, au contraire, le loisir est géné-
ralement présenté comme une conséquence du progrès tech-
nique et du développement industriel ; bénéfice que la
société tout entière retire des efforts consentis dans le travail.
Keynes, bien avant la guerre, préconisait une réduction
du temps de travail, associée à une démocratisation des
loisirs ; il voyait là l'un des stimulants les plus efficaces
pour maintenir le travail à un niveau de productivité élevé.
En même temps, l'industrie des loisirs joue un rôle de plus
en plus important dans le commerce intérieur et extérieur
des pays. Dès lors s'affirme une idéologie positive du loisir :
l'idéologie selon laquelle le loisir devient une sphère de
l'existence, distincte du travail, où l'homme a le plus de
chances de se réaliser. C'est, croyons-nous, l'ouvrage de
D. Riesman, La foule solitaire (1948), qui répand cette
idée. Pour la première fois, cette thèse est affirmée, non
pas comme une éventualité désirable, mais déjà comme un
processus engagé. Riesman s'oppose à une vision marxiste
du capitalisme. Il prend le contre-pied de la thèse de Veblen
qui voyait dans le loisir une contradiction interne au
capitalisme, doublée d'une idéologie conservatrice entre-
tenue par la haute bourgeoisie.
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Dans les années qui précèdent la première guerre mon-


diale, l'idée que le loisir peut être une gratification par
rapport au travail fait son chemin. C'est à notre avis un
des axes essentiels de l'idéologie moderne du loisir. En
France, le Front Populaire popularise cette idée. Une poli-
tique des loisirs est ébauchée par le gouvernement de Léon
Blum avec cette idée sous-jacente que « les travailleurs
trouveront dans les loisirs une récompense à leur dur
labeur »
En Europe, dans les années 50, G. Friedmann, après plu-
sieurs voyages dans les pays de l'Ouest et de l'Est, rapporte
le sentiment qu'il est illusoire de faire du travail la source
de l'épanouissement humain. Le loisir est nécessaire comme
compensation aux aliénations supportées dans le travail.
C'était ouvrir la voie à la formation d'une sociologie du
loisir. Celle-ci prend pied aux Etats-Unis, d'une manière
sporadique, par la voie de quelques recherches empiriques
qui reflètent dans leur conception, leurs problématiques et
leurs résultats, la nouvelle idéologie du loisir propre à la
classe moyenne. On parle d'un nouveau loisir. Ces idées
se diffuseront en Europe de l'Ouest vers les années 50,
puis gagneront aussi les pays de l'Est vers les années 60,
bien sûr avec des caractéristiques propres aux contextes
sociopolitiques et culturels de chacun de ces pays.
Aujourd'hui, les divergences profondes qui opposaient
naguère les sociologues de l'Ouest et de l'Est se sont beau-
coup atténuées. En liaison avec les révisions que subissent
les doctrines économiques et idéologiques du communisme
soviétique, l'idée de loisir gagne également du terrain dans
les pays relevant de son influence.
La sociologie du loisir n'est plus l'apanage des pays néo-
capitalistes. Elle a commencé à s'installer dans les démo-
craties populaires, vers la fin des années 50 : en Yougoslavie,

1. Discours de Léo Lagrange à la radio, cité par G. LEFRANC,juin 1936,


Paris, 1965, éd. A. Julliard, coll. « Archives ».
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en Pologne, en Tchécoslovaquie, puis en URSS, etc. Un


important travail se poursuit actuellement dans ces pays
dans le cadre des recherches théoriques sur la Révolution
Scientifique et Technique.
Dans les rencontres internationales (Stresa, 1959 ; Evian,
1966 ; La Havane, 1966 ; Varna, 1970), les sociologues des
pays de l'Est se sont efforcés à leur tour de définir la pro-
blématique marxiste de l'étude du loisir.
Ces deux problématiques n'évoluent pas indépendamment
l'une de l'autre, au contraire ; il existe de nombreux rapports,
des discussions fréquentes et, qui plus est, des enquêtes
internationales regroupant des chercheurs des deux bords.
Il est donc aujourd'hui possible d'analyser leurs différences
et leurs convergences.
Ces deux approches, distinctes à l'origine, sinon opposées,
qui mettent en jeu des conceptualisations différentes, tentent
aujourd'hui de fusionner. Il faut s'interroger sur les raisons
et les conséquences de ce rapprochement. Cette interroga-
tion est le fil conducteur de notre recherche.
Mais le lecteur doit être prévenu ; elle ne débouche pas
sur une conclusion.
Cet ouvrage laisse apparaître des lacunes. Toutes les pages
sont hérissées de questions. Nous avons conscience de
n'avoir pas réussi à les relier définitivement ; ce qui nous
aurait peut-être permis d'ouvrir franchement une direction
de recherche.
Nous avons préféré associer le lecteur à nos propres
incertitudes et lui abandonner nos imprécisions.
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CHAPITRE PREMIER

ANTÉCÉDENTS DE LA SOCIOLOGIE
DU LOISIR

I. — BASES HISTORIQUES DE L'IDÉE DE LOISIR


Le loisir, ce mot que le sociologue tente d'élever au rang
de concept scientifique, renvoie à un univers complexe
de significations où se mêlent les interprétations de la
morale, de la religion, de la philosophie et du sens commun.
Notre culture baigne dans un système de pensée qui a fait
du loisir la condition du bonheur et de la liberté. La socio-
logie reste imprégnée de ces références culturelles.
Malgré les clarifications conceptuelles dont il a fait l'objet,
le mot loisir reste chargé d'un lourd coefficient subjectif
et des frontières indécises séparent la représentation idéo-
logique du loisir et l'appréhension scientifique des phéno-
mènes qu'il recouvre.
Nos conceptions actuelles sont imprégnées des idéologies
formées dans un passé lointain et arrivées jusqu'à nous
après maintes controverses. La sociologie du loisir hérite
d'un concept fortement marqué par la pensée gréco-latine
et judéo-chrétienne. L'idée s'est enrichie à des époques
considérées comme des grandes périodes de formation de
l'humanisme : Hellénisme, Bas-Empire romain, Renaissance
italienne, Siècle des Lumières, Montée du socialisme. Le
réveil de l'idée du loisir auquel nous assistons dans les
sociétés industrielles n'est pas sans rapport avec ces moments
de l'histoire de la civilisation.
Le loisir est le type même du concept génétique qui
devrait être considéré dans son devenir.
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L'histoire du loisir est intimement liée à celle des idées


morales et politiques.
Ces idées hantent la sociologie. Dans son effort pour
comprendre les problèmes actuels, le sociologue rencontre
sur son chemin des systèmes d'interprétation élaborés,
cristallisés, voire constitués en théorie. Inconsciemment ou
consciemment, il fait des emprunts ou opère des sélections
dans les philosophies du passé et s'en inspire pour tenter
d'expliquer la réalité contemporaine. Ces systèmes d'inter-
prétation, qui ne dérivent pas d'une observation concrète
des faits, opèrent comme des rationalisations au sein du
discours sociologique.
Beaucoup d'auteurs contemporains simplifient la question
lorsqu'ils opposent les éléments d'une nouvelle idéologie
du loisir, dont ils décèlent les traits dans notre culture, à
l'idéologie puritaine du XIX siècle. Lorsqu'on examine
attentivement l'état de la question, on se rend compte que
les propos actuels tenus sur le loisir sont faits d'éléments
divers, empruntés à la littérature et à la philosophie ; et
que ces éléments sont extraits de textes anciens, venant
bien à propos servir d'arguments à des objectifs propres à
notre époque.
Le modèle de la cité grecque exerce encore un puissant
attrait sur les sociologues, au seuil de l'ère des loisirs. La
cité romaine, véritable civilisation du loisir, deux mille ans
derrière nous, se reflète dans les rêves que certains projettent
dans les horizons de l'an 2000.
On assiste à une exploitation de thèmes idéologiques
formulés à l'intérieur de systèmes moraux ou philosophiques
antérieurs et qui avaient, dans leurs contextes historiques et
sociaux, un sens précis. Par exemple, un auteur comme de
Grazia, auquel on doit un des plus volumineux ouvrages
américains sur la sociologie du loisir, dans la société
américaine parvenue à un stade de consommation de
masse, plaide pour un loisir élitaire, inspiré du modèle de
la cité grecque. De même, dans u n ouvrage signé d'un
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grand nom de la science moderne, Anthony J. Wiener, le


père de la cybernétique qui expose l'état des premières
réflexions de la commission de l'an 2000 instituée dans le
cadre de l'Académie des Sciences des Etats-Unis, est pro-
posée une typologie des comportements de l'Américain
futur par analogie à ceux des Romains du Bas-Empire.
De même encore, dans la brochure Plan et Prospectives, qui
publie les travaux des commissions du Commissariat au
Plan, on apprend que l'intergroupe «loisir » prend en compte
la définition de la première édition du Dictionnaire de
l'Académie française, publiée en 1694
A vrai dire, les textes anciens ne sont pas exhumés par
hasard. Ce retour à des sources enfouies dans les premiers
âges de notre culture apporte un simulacre de vraisemblance
à l'imagerie du loisir dans laquelle notre époque se complaît.
Pour décanter le concept de loisir, le sociologue a besoin
de s'appuyer sur une analyse de type historique, linguistique
et sociologique. Cette analyse n'est pas faite, à l'exception
de quelques rares études. Cependant, le sociologue doit
prendre conscience que ses idées sur le loisir se rattachent
d'une certaine manière aux conceptions idéologiques du
passé. A notre avis, la ligne de démarcation entre connais-
sance scientifique et représentation idéologique passe par
l'examen critique de ces conceptions.
Dans la langue sociologique, le mot loisir est employé

1. Anthony J. WIENER et Herman KAHN, The year 2000. A framework


of speculation on the next thirty three years. USA, Ed. The Hudson
Institute, Inc., 1967, 434 p. ; éd. franç. R. Laffont, L'an 2000.
2. « Un espace de temps suffisant pour faire quelque chose »... « cer-
tains, est-il dit, considèrent que le loisir n'est ni le temps particulier,
ni un secteur, ni un type d'activité. Il serait une qualité de l'existence
individuelle et sociale. Selon cette voie d'approche, le loisir serait la
liberté donnée à quiconque de faire ou de ne pas faire et en tout état de
cause, la possibilité de vivre et d'agir à ; loisir ». C'est-à-dire en fonction
de son rythme et de son style propre. Cette conception mérite l'attention
et la question de savoir si la société permet ou non à ses membres d'exister
« à loisir » tend effectivement à devenir fondamentale de notre dévelop-
pement », Plan et Prospectives, Paris, éd. Armand Colin, 1970, p. 139.
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à des niveaux d'intelligibilité différents. Tantôt la notion


fait référence à l'étymologie, tantôt à la notion philoso-
phique avec ses différentes connotations, tantôt le loisir est
présenté comme catégorie scientifique et opératoire permet-
tant de saisir les faits sociaux se réalisant dans la sphère
du non-travail, encore que ce concept soit des plus imprécis.
Ainsi, pour le sociologue, le mot loisir recouvre un ensemble
de faits économiques, sociaux et culturels, à la fois subjectifs
et objectifs.
Au sens le plus général, il désigne l'ensemble des activités
institutionalisées ou en voie d'institutionalisation, qui s'ins-
taurent dans le temps libre ; celui-ci étant délimité à partir
du temps de travail, c'est-à-dire défini comme valeur
économique déterminée par l'état des forces productives
et les modes de distribution du produit social. Mais le loisir
en tant que catégorie sociologique est lui-même déterminé
par la réalité sociale qu'il prétend désigner. La représentation
du loisir et son concept sociologique évoluent et se modifient
en fonction des contextes historiques, sociaux et idéologiques.
Ces surdéterminations de sens engendrent la confusion.

Sens dérivé de l'étymologie


Le mot loisir vient de loin. Son origine étymologique
n'est pas claire. Apparu, selon le Robert, dans la langue
française au XIII siècle, le terme loisir est à l'origine l'infi-
nitif du verbe « loisir », qui tire sa racine du latin licere,
usité aujourd'hui seulement sous la forme « il est loisible »,
sens voisin de la locution latine licet : « il est permis ».
Le mot loisir extrait de licere contient donc une idée de
permission, ce qui suppose, à l'arrière-plan, une autorité.
D'où le sens latent qu'exprime l'idée de loisir et qui tend
à prendre le pas sur le sens littéral : absence ou relâchement
des différentes formes de restrictions ou de dépendances,
absence de règles, d'obligations, de répression, de censure.
Ainsi, dans le langage du sens commun, les expressions
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dérivées du sens étymologique « avoir le loisir de... »,


« faire à loisir », signifient approximativement « avoir ou
prendre le temps de faire », auquel s'ajoute une coloration
affective « avoir le temps de faire quelque chose qui plaît ».
Pris en ce sens, le loisir évoque l'absence de contrainte
temporelle, il indique une qualité subjective de l'action et
du temps, non le temps ni l'action eux-mêmes. Par exemple,
l'expression « je travaille à loisir » n'est pas contradictoire.
C'est par extension du sens littéral, croyons-nous, que le
mot, qui originairement exprime une qualité subjective,
tend à prendre un sens objectif, et désigne tout aussi bien
le temps, un cadre vide, un temps creux, le temps libre,
ou les activités elles-mêmes qui le remplissent. Or les deux
sens, objectif et subjectif, sont souvent pris l'un pour
l'autre et cette amphibologie du vocabulaire est source de
confusion. Car l'absence de contrainte temporelle est une
expérience temporaire, singulière et subjective. Mais cette
expérience : « faire quelque chose en prenant son temps »
ne nous introduit pas miraculeusement à la conscience du
phénomène social que le terme « loisir » entend désigner
dans la langue sociologique. Autrement dit, le recours à
l'étymologie ne saurait nous permettre de définir les réalités
sociales objectives que le mot loisir recouvre dans les sciences
sociales.
Néanmoins, dans les textes qui se veulent scientifiques,
on fait souvent référence à l'origine étymologique du mot
pour affirmer que le loisir est liberté, autonomie, libération,
temps à soi, etc.

Sens dérivé de l'otium

Dans la langue cultivée, le loisir est aussi la transposition


corrigée au cours de l'histoire, du mot latin otium qui a donné,
en français, oisiveté. Mais l'otium n'est pas l'oisiveté, avec
la nuance péjorative qu'a pris cette notion dans le langage
contemporain.
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Dans les langues grecque et latine, le loisir n'est pas dé-


fini en complément du travail. Ce n'est pas quelque chose
qu'on obtient par son travail ; c'est un état, une condition
sociale. En grec, la dualité du travail et du loisir s'exprime
par des mots formés autour d'une même racine : scholé (qu'on
traduit dans notre langue par loisir) / a scholé (non loisir, état
de servitude). De même dans la langue latine, à l'otium (loisir)
s'oppose / negotium (privation d'otium) (negoce) ; ainsi, la
priorité donnée au loisir sur le travail dans les philosophies
antiques semble inscrite dans le vocabulaire. Dans les deux
cas, le travail (encore faudrait-il préciser de quel travail il
s'agit) est défini par un préfixe négatif : (a) en grec, (neg)
en latin.
A vrai dire, ces transpositions de termes dans des langues
appartenant à des cultures fort éloignées dans le temps, ne
traduisent pas leur véritable sens.
Il n'est pas dans notre intention de traiter, dans le cadre
restreint de cet ouvrage, du problème du contenu historique
de ces notions. Il faudrait y consacrer plus d'un chapitre.
En effet, au cours de l'histoire, l'interprétation du travail
et du loisir se modifie en relation avec les crises et refontes
successives des valeurs qui agitent le monde occidental. Seule
une analyse replaçant ces interprétations dans leur contexte
de luttes sociales, politiques et religieuses, pourrait en res-
tituer le sens.
C'est ce que nous comprenons clairement à la lecture d'une
thèse remarquable, due au latiniste J.-M. Andrée, sur L'otium
dans la vie morale et intellectuelle des Romains du Bas-
Empire. Cette étude, conduite dans une perspective socio-
logique, analyse l'attitude des différentes couches sociales
de la société antique par rapport au loisir.
L'auteur montre comment s'est formée l'idée de loisir,
en référence à la culture hellénique et en particulier aux
1. J.-M. ANDRÉE,L'otium dans la vie morale et intellectuelle des Romains,
des origines à l'époque augustéenne, Paris, Presses Universitaires de France,
1966.
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philosophies d'Aristote et d'Epicure. Il analyse sa fonction


idéologique dans la formation de l'élite sociale et intellec-
tuelle de Rome sous le Bas-Empire.
Selon lui, l'origine du mot otium est obscure. Il n'est pas
la simple traduction latine du grec scholé, terme propre
surtout à la langue d'Aristote, dont la philosophie s'est
imposée à Rome un siècle plus tard, au moment des débats
doctrinaux qui ont marqué le règne d'Auguste.
Il retient trois hypothèses sur l'origine de l'otium :
1. Le mot peut être synonyme de vide, solitude, calme
nonchalant lié à la civilisation pastorale ;
2. Il peut se confondre avec l'idée de fête et de célébra-
tion ; il aurait alors un sens religieux ;
3. Enfin, le mot otium, extrait du langage militaire, désigne
le silence des armes.
J.-M. Andrée opte pour cette dernière hypothèse.
Il décèle une analogie entre otium et bellum (la guerre).
Le loisir, à l'origine, c'est la trêve, le repos du guerrier,
épisodiquement disponible pour le retour à la terre et
la gestion du patrimoine, d'où le sens pastoral qu'il connote
également.

Plus tard, l'otium devient synonyme de repos professionnel


et de paix, interruption ou ralentissement de certaines
activités considérées comme essentielles à la vie collective ;
par exemple, l'activité guerrière ou politique. L'otium suc-
cède à la guerre ou aux affaires publiques. Il entre dans la
composition d'un temps ponctué par les alternances princi-
pales de la vie antique : guerres ou paix, affaires publiques
ou affaires privées ; il peut être lié à la mauvaise saison
qui interrompt les activités pastorales et guerrières. A l'ori-
gine, il n'est pas l'apanage de l'individu, mais s'inscrit dans
le cadre de la vie communautaire et le calendrier collectif.
Il est marqué de réjouissances, de célébrations aux dieux,
d'exaltation des héros. Il prend alors un caractère sacré.
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6. La liberté de l'individu devant ses loisirs n'est pas un


concept scientifique. Notion restée dans le flou mais impli-
citement conceptualisée sur le modèle d'une « liberté
d'indifférence ».

A ce stade de notre démarche, qui marquera le terme de


ce petit ouvrage mais non celui de notre recherche, nous
entendons bien sourdre chez notre lecteur averti une
certaine irritation, car enfin, si nous avons compris par
quelle sournoise dialectique l'idéologie s'installe dans notre
représentation du loisir et comment nous subissons ses
mirages, nous ne sommes pas en mesure de proposer un
produit de remplacement.
Qu'on ne s'y trompe pas en effet !
Les contre-propositions que nous lui opposons ne visent
nullement à remplacer ce qui à nos yeux n'est qu'un
simulacre de théorie par une « théorie vraie ». Pour nous,
la vraie question posée au sociologue par l'élaboration
théorique de son objet d'observation n'est pas de soumettre
à vérification ces propositions discutables en leur principe,
en les transformant en hypothèses de travail, ce qui leur
ôterait toute valeur de certitude.
Ce serait se fourvoyer dans le royaume des ombres.
Le véritable problème théorique qui se pose au sociologue
du loisir, ce n'est pas de constituer le loisir comme spécificité,
la sociologie du loisir comme spécialité scientifique, mais
d'expliciter, au fur et à mesure de ses observations, sa
démarche; en d'autres termes, c'est de rendre compte de
sa démarche en tant qu'elle vise à constituer le loisir
comme objet pour la science.
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