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Zenlia -- 1 -- L'Arbre d'Or

1 - L'Arbre d'Or

Marine Stengel
 
 

1 - L'Arbre d'Or

Marine Stengel
 
 

Mentions légales
Éditions Élixyria
 http://www.editionselixyria.com
https://www.facebook.com/Editions.Elixyria/
ISBN : 979-10-96384-44-0
Corrections : Anne-Sophie Bord
Couverture : Baptiste Colin
Dague intérieure : Tonis Pan
Remerciements

Je tiens à remercier toutes les personnes qui ont cru en moi depuis le
début. Lecteurs, blogueurs, famille et amis, ce livre vous est entièrement
dédié. J'ai quelques noms à citer : Justin Stengel, mon grand-père et premier
lecteur.
Aurélie Chateaux-Martin, pour son retour et son aide à la correction.
Azel Bury, sans qui l'aventure de Zenlia n'aurait peut-être jamais vu le
jour.
Baptiste Colin, pour son magnifique travail sur la couverture.
Anne Sophie, pour ses corrections et sa gentillesse.
Puis, mes éditeurs, Didier et Laetitia, deux personnes en or qui m'ont fait
confiance et m'ont donné la chance de partager mon univers elfique avec
vous.
 
Prologue

Des rires mélodieux résonnaient dans la forêt ambrée qui dissimulait le


palais d'Elbereth{1} de certains êtres un peu trop curieux.
Le monde des elfes blancs était un lieu paisible, accueillant. Son
immense lac cristallin, la diversité de ses villages ainsi que l'hospitalité de
ses habitants en faisaient un lieu propice pour les vacances. Ses collines
vallonnées et verdoyantes entouraient des chaînes montagneuses aux pics
acérés et à la végétation luxuriante. Le temps était doux, les fleuves et les
cours d'eau abondants, mais ce qui faisait la renommée d'Elbereth était sans
aucun doute sa forêt dorée et enchantée.
Deux elfes à la chevelure de lune couraient et sautaient d'arbre en arbre,
laissant derrière eux des effluves de lavande et de cannelle, telle était
l'odeur qu'ils dégageaient au printemps.
Un arc à la main et le regard plein d'assurance, le jeune Ewen, héritier du
royaume des elfes blancs, s'amusait à rattraper Zenlia, la princesse de
Dorenthee{2}, qui se déplaçait à une vitesse surnaturelle malgré sa jeunesse.
À seulement quatre cent vingt-trois ans{3}, elle pouvait se mouvoir aussi vite
que le vent et domptait des pouvoirs fascinants qu'Ewen lui enviait en
secret. Le prince, de son côté, maniait des armes que certains soldats royaux
peinaient parfois à maîtriser et possédait une force considérable. À deux, ils
étaient presque invincibles, ce qui était plus que nécessaire en ce temps-là.
Ce matin-ci, Zenlia rayonnait de bonheur. Elle aimait venir en vacances
dans les terres des elfes blancs. Les occasions où elle et Ewen se voyaient
n'étaient jamais assez nombreuses. Le restant de l'année, ils étaient séparés
parce qu'ils ne faisaient pas partie du même monde. Dorenthee et Elbereth
étaient reliés l'un à l'autre par des portails magiques. Des frontières
invisibles qui délimitaient leurs royaumes et la séparaient de son meilleur
ami et confident.
--- Allez, Ewen ! Viens !
Autour d'elle, la forêt défilait à une vitesse étourdissante. Étant incapable
de cacher sa joie, la princesse prit Ewen par la main et créa une brise qu'elle
jeta sur le sol mousseux de la forêt. Celle-ci prit vie d'elle-même et s'amusa
à les taquiner pendant de longues minutes. Ils évitaient ses fortes
bourrasques et les repéraient de loin grâce à leur vue, supérieure à celle d'un
lynx. De petites feuilles les accompagnaient, et ils les esquivaient sans
effort. Pour eux ce n'était qu'un jeu.
--- Alors, tu traînes ? plaisanta la jeune elfe lorsque le prince ralentit
soudainement la cadence, s'arrêtant au beau milieu d'une clairière
ensoleillée.
--- Non. C'est juste que nous sommes trop près du portail, répondit-il en
montrant une arche de pierre bleue.
Zenlia leva la tête et étudia la frontière. Un monument imposant leur
faisait face. À l'intérieur, un liquide d'un rouge intense tourbillonnait sans
relâche, provoquant des remous furieux qui les dissuada de s'en approcher.
--- C'est celle qui conduit aux Monts d'Or ? demanda la princesse, d'une
voix à peine audible.
--- Oui.
L'héritier de la couronne s'avança prudemment. Son père, le roi Kendrar,
lui avait formellement interdit d'être à proximité d'un portail sans sa
permission, c'est pourquoi il n'osa pas le toucher. Toutefois, ses yeux bleus
pétillaient d'excitation à l'idée de pouvoir le franchir sans que son paternel
ne le sache.
--- Dis, Zenlia. Est-ce que tu voudrais le traver...
--- Non, refusa la concernée d'un ton tranchant. Partons d'ici. C'est bien
trop dangereux.
Elle connaissait le jeune elfe et savait combien son désir d'aventure
pouvait entacher son jugement.
--- Juste quelques minutes, histoire de...
--- Non, Ewen. Nous devons nous en éloigner. Tout de suite.
Baissant les oreilles, le prince la suivit tout en jetant de brefs coups d'œil
à la frontière magique. Puis, il finit par l'oublier, grâce à Zenlia qui
commença à faire le pitre, sautant et s'accrochant aux branches des arbres
comme une sauvage.
Alors qu'ils marchaient en direction du nord, ils ralentissaient souvent
pour manger des feuilles de Lendil{4}, une sucrerie qu'ils appréciaient
particulièrement. Ils eurent juste le temps d'en savourer une, car leurs fines
et longues oreilles perçurent l'appel enivrant du carillon royal qui les
pressait de revenir au palais.
--- Une petite course avant de partir ou tu en as assez ? demanda
gentiment Zenlia.
Elle regarda son ami. Les cheveux d'Ewen brillaient et les rayons du
soleil faisaient ressortir ses yeux d'un bleu foncé. Sa peau, d'habitude plus
pâle que la sienne, avait pris des teintes rosées par endroits, et son col de
chemise laissait entrevoir des perles de sueur qui coulaient sur sa tache de
naissance.
--- C'est comme tu veux...
Comme le souffle du prince ne s'était pas encore calmé, la princesse
décida à sa place et ils rentrèrent tranquillement, échangeant allègrement
des anecdotes qu'ils n'avaient pas encore eu l'occasion de partager depuis
leur réveil.
Sur le chemin du retour, ils prirent un immense plaisir à sentir les
longues herbes douces des sentiers sous leurs petits pieds nus. Ils
s'arrêtèrent même pour boire l'eau d'une cascade pure et translucide.
Suite à la lenteur de leurs déplacements, les deux enfants regagnèrent le
palais plus tard que prévu. Les grandes tours du palais et leurs bannières
dorées et blanches furent la première chose qu'ils virent alors qu'ils
n'avaient pas encore quitté la forêt. L'immense bâtisse, taillée dans une
pierre grise et robuste, les accueillit avant même qu'ils n'en franchissent
l'immense portail en acier, aux piliers surmontés d'une tête de loup chacun.
De loin, ils repérèrent les rois des mondes, accompagnés par leurs
épouses, qui les attendaient impatiemment. Pour se faire pardonner par leurs
parents, Zenlia et Ewen s'élancèrent vers eux et les serrèrent fort dans leurs
bras. La petite posa la tête dans le cou de sa mère pour respirer son parfum
à la violette tandis que le père d'Ewen, souverain des elfes blancs, se
tournait déjà vers son fils pour le réprimander.
--- Je sens que vous vous êtes encore amusés près de la frontière, tonna
le roi Kendrar d'une voix autoritaire.
Le roi d'Elbereth paraissait encore jeune malgré ses quatre mille ans bien
vécus. Sa peau était aussi lisse et blanche que celle de son fils. Dans
quelques années, on les confondrait, pour sûr. Kendrar possédait de
formidables yeux gris en amande et une chevelure dorée impeccablement
relevée en arrière, il incarnait la beauté même. Ce jour-ci, le roi était paré de
bijoux et d'une coiffe qui le magnifiaient davantage. Sa longue cape cachait
un corps svelte et des habits confectionnés sur mesure, d'une soie
irrésistible au toucher et aux couleurs de son royaume, le blanc et le doré.
--- Ce ne sont que des enfants, les excusa sa reine qui se tenait à ses
côtés.
Sa femme, Lady Annaerys, caressait les cheveux d'Ewen. Elle était de
loin la plus belle elfe de la cour, et avait hérité des traits et de la mince
silhouette de sa grand-mère maternelle. Son visage attrayant était entouré de
cheveux noirs de jais qui arboraient fièrement la couronne royale, décorée
de motifs floraux. La reine possédait une peau mate couleur caramel qui se
mariait à merveille avec ses tenues rose pâle et qui l'avait fait remarquer par
le passé. Aux yeux du roi, Lady Annaerys était d'une beauté sans égale.
--- Ils ont été prévenus. Ewen, combien de fois devrai-je te le répéter ?
Les frontières sont dangereuses. Il y a toutes sortes de créatures qui
grouillent près de celle des Monts d'Or, sans parler des elfes noirs des
Terres Sauvages qui s'y promènent, bien que cela leur soit interdit. Penses-
tu qu'il soit fort intelligent d'emmener la princesse de Dorenthee à proximité
de ces portails ? le réprimanda son père en fronçant les sourcils.
Le petit elfe bâtit en retraite, baissa ses oreilles et ne prononça plus un
mot. Zenlia fut attristée de voir son ami grondé par son père. Elle s'en
approcha aussitôt et le prit par la main pour lui témoigner son soutien.
--- Ewen ne doit pas être tenu pour seul responsable, mon roi, dit-elle en
se prosternant devant Kendrar. Nous n'avons pas fait attention et nous nous
sommes éloignés du palais sans nous en apercevoir. Nous ne remettrons
plus jamais les pieds près de cette frontière, je vous en donne ma parole. Si
Ewen est puni, je tiens à l'être aussi.
Elle fixa le roi droit dans les yeux. Le regard bleu saphir de la petite le
troubla, mais la franchise qu'il y lut lui prouva qu'elle avait dit la vérité. Ils
n'avaient pas fait exprès de se retrouver près d'une barrière entre les
mondes.
Kendrar s'abstint de sourire lorsque la couronne en argent elfique de
Zenlia, encore trop grande pour elle, glissa sur le côté. Le roi se pencha
pour la remettre en place, et effleura de ses longs doigts les cheveux souples
de la petite elfe.
--- Va pour cette fois-ci, Zenlia. Mais que je ne vous y reprenne plus.
--- À mon avis, ils ont retenu la leçon, mon vieil ami ! s'esclaffa Lileth
qui avait observé la scène d'un regard amusé.
Il était le roi du monde de Dorenthee, réputé pour ses arbres argentés, ses
palais et ses monts de glace. Son bras droit entourait les hanches de son
épouse, la reine Eliai, qui était sublime dans sa tunique bleu nuit. Ses
cheveux, déjà blancs et d'une longueur plus que respectable, étaient en
totale harmonie avec ceux de son mari. Zenlia possédait leurs traits du
visage, qui demeureraient fins pour le restant de sa vie. Elle avait également
hérité de la fine silhouette de sa mère, et de la force et dextérité au combat
de son père. Tous deux avaient des yeux d'un noir intense, et personne ne
s'expliquait le fait que ceux de la petite soient d'un bleu profond, qui
changeait de couleur au fil des saisons et passait du bleu au vert le plus
transparent qui soit.
--- Je n'en doute pas une seconde, répondit Kendrar.
Les deux adultes se sourirent l'un à l'autre tandis que la reine de
Dorenthee s'approchait de sa fille.
--- Il se fait tard, ma chérie. Nous n'allons pas tarder à rentrer, lui
murmura Eliai. Va chercher tes affaires.
--- Oh, maman, restons encore un peu, s'il te plaît. Ewen ne m'a pas
encore montré toute sa collection de flocons de neige, gémit la petite elfe.
--- Nous ne pouvons pas abuser de l'hospitalité de nos hôtes, Zenlia, lui
répondit sa mère. Nous devons rejoindre notre monde avant la tombée de la
nuit.
Le roi d'Elbereth échangea un long regard avec Lady Annaerys, qui
sourit à son mari.
--- Vous pouvez rester au château ce soir, proposa Kendrar. Il me semble
que vous arriverez très tard, même en utilisant le portail. Les elfes noirs
grouillent de partout, et la petite risque d'être fatiguée. Restez donc.
--- Nous ne souhaitons pas nous imposer, intervint le roi Lileth par pure
courtoisie.
--- Il n'en est rien, insista Kendrar. Franchement, mon ami...
--- Je pense que l'on ferait mieux de rentrer à l'intérieur dans ce cas-là,
s'impatienta Lady Annaerys en accélérant les politesses.
Tous les adultes se tournèrent vers les enfants, qui les regardaient avec
espoir. Ils trépignaient sur place, leurs oreilles frémissaient tandis qu'ils
attendaient le feu vert des parents. Ces derniers finirent par accepter, et les
deux jeunes elfes renversèrent leurs têtes en arrière, criant de joie à
l'unisson. Ils partirent tous les deux comme des flèches vers le palais et ne
s'arrêtèrent que lorsqu'ils eurent suffisamment distancé leurs parents.
--- Zenlia ? murmura soudainement Ewen.
Ils s'étaient assis sur les branches du chêne mauve{5}, placé au centre des
jardins royaux, et faisaient balancer leurs jambes dans le vide à six mètres
du sol terreux.
--- Oui ?
--- Merci pour tout à l'heure, remercia le petit elfe en lui réclamant la
main droite, qu'elle céda de bonne grâce.
--- Ce n'était rien voyons... Ewen ? demanda à son tour la jeune elfe.
--- Oui ?
--- Promets-moi que quoi qu'il arrive, rien ne changera entre nous,
plaida-t-elle.
--- Pourquoi une telle requête ? questionna Ewen, surpris.
--- Je ne sais pas, mais j'ai un mauvais pressentiment, confessa-t-elle
dans un soupir.
Voyant que le regard de son amie perdait de son éclat, Ewen prit les deux
mains de la princesse qui étaient froides comparées aux siennes. Et les yeux
dans les yeux, il le lui promit.

Les hivers de Dorenthee, le monde des elfes d'argent, devinrent de plus


en plus froids et de plus en plus longs{6}. Les tempêtes glaciales étaient
devenues monnaie courante. Les elfes ne pouvaient plus se promener à l'air
libre. Des vents violents, aux fortes bourrasques, entouraient sans cesse le
palais de glace de Dorenthee, ce qui amena Zenlia à passer plus de temps
auprès d'Ewen au royaume paisible des elfes blancs.
À Elbereth, le printemps venait de céder sa place à l'été. Le temps était
doux, les vents étaient chauds, mais légers et calmes. Les deux elfes
passaient la plupart de leurs journées au bord du lac Alaris, en compagnie
de nombreux habitants du royaume. Leur amour naissant avait grandi dans
leurs cœurs et continua de se renforcer au fil des mois, au fil des années et
au fil des siècles.
Zenlia, qui retournait de temps en temps dans son monde, devint plus
belle et élégante que jamais. Lorsqu'elle était en déplacement à Elbereth, le
roi Kendrar, un des elfes les plus puissants qui soient, lui montrait comment
elle devait se servir de ses pouvoirs, en contrôlant son kya. Bientôt, la
princesse commença à maîtriser les éléments naturels, un don extrêmement
rare, puis elle apprit à se battre. Ewen, de son côté, gérait les stocks de
nourriture et comptait les fonds de la trésorerie royale. Il veillait de même à
ce que personne ne manque de ressources dans les villages des alentours et
apprit tout ce qu'un prince était censé savoir.
Leur premier baiser eut lieu sous le grand chêne mauve, le portail entre
les mondes. Ils s'aperçurent qu'avec une seule preuve d'amour, ils s'étaient
synchronisés{7} et promis l'un à l'autre. C'était un phénomène extrêmement
rare et pas à la portée de tous. La plupart des adultes n'y arrivaient jamais.
Leurs cœurs battraient à l'unisson pour le restant de leur vie et nul ne
pourrait les séparer.
Hélas, peu de temps après leur union, rendue publique au sein de leur
famille, Lady Annaerys rendit l'âme après cinq ans de souffrance, causés
par une maladie incurable. Le roi Kendrar se renferma sur lui-même,
prostré dans la douleur après avoir perdu la seule elfe qu'il avait aimée, et
avec laquelle il aurait souhaité être synchronisé pour l'éternité. Il suspectait
les elfes noirs d'avoir causé son malheur et commença à réunir des troupes
militaires qui venaient des quatre coins de son monde. Les troupes de
Dareln, Dul et Aro firent acte de présence et rejoignirent les Monts d'Or, où
se trouvait une frontière magique cachée dans les montagnes menant aux
Terres Sauvages.
Le souverain n'autorisa plus la venue de Zenlia ni celle de ses parents
pendant de longs siècles. De surcroît, il interdit l'usage de la magie à
Elbereth, et resta aux côtés de son fils qui souffrait deux fois plus que lui,
portant le fardeau du décès de sa mère et de la perte de sa promise et
confidente.
Peu d'elfes pouvaient se vanter de les avoir vus grandir.
Du côté de Dorenthee, cela n'allait guère mieux. Les rois Lileth et Eliai
cédèrent leur monde à Zenlia afin de traverser la Brume{8}, le lieu de repos
éternel qui unissait tous les mondes. Ils avaient estimé que le temps était
venu pour eux de partir. Leurs adieux furent brefs, mais pas moins
émouvants, car ils savaient qu'ils reverraient leur petite un jour.
Ce qui devait être un règne prometteur se transforma rapidement en un
cauchemar insurmontable. La couronne, pour une fois de bonne taille, était
souvent abandonnée dans la chambre de l'elfe d'argent. Celle-ci voyageait
dès qu'elle le pouvait, découvrant les mondes qui l'entouraient et
rencontrant les souverains qui y régnaient.
La solitude devint pesante, la tristesse, permanente. Rien ne parvenait à
la calmer, l'apaiser, pas même les paysages somptueux des Plaines, ni même
les cités enchantées et les festins organisés en son honneur dès qu'elle
posait le pied dans une nouvelle ville.
Puis, un beau jour, un message en particulier changea son destin à tout
jamais.
 
Chapitre 1

Monde d'Elbereth, monde et royaume des elfes blancs.


 

Un valet de chambre se montra dans la grande bibliothèque personnelle


du roi Kendrar.
--- Ils sont arrivés, Votre Majesté.
Celui-ci ne répondit pas, et d'un vaste signe de main, renvoya le valet qui
se hâta de disparaître. Le souverain se redressa péniblement dans son
fauteuil et posa le Guide des arbres généalogiques royaux, une
encyclopédie qu'il avait lue et relue maintes fois depuis l'Accord, sur la
table basse en verre elfique. Il caressa la reliure bordeaux de ses doigts fins
et se remémora son contenu, perdu dans ses pensées, le regard vague.
Au même moment, des petits pas pressés s'arrêtèrent devant la porte de
la bibliothèque et des serviteurs frappèrent, hésitants.
--- Mon roi, scandèrent-ils.
Kendrar les ignora et devina à l'ouïe qu'ils s'inclinaient chacun à leur tour
avant de poursuivre leur chemin. Ce dernier était fatigué de toute cette
courtoisie que lui témoignaient ses sujets, fatigué des réunions entre vieux
sages et de leurs échanges politiques. Épuisé de vivre cloîtré, avec pour
seuls compagnons quelques livres poussiéreux, exténué ne serait-ce que
d'exister. S'il n'avait pas encore sombré dans la dépression, c'était grâce à
son fils.
Même si le roi avait eu une période où il s'était complètement laissé
aller, l'elfe n'avait pas perdu de sa superbe et s'était repris en main à temps.
Sa chevelure avait regagné de l'éclat depuis quelques mois, son visage reprit
des couleurs et ses tenues devenaient de plus en plus raffinées et
extravagantes. Seul son regard demeurait vide et lointain, et cela n'était pas
près de changer.
Un son familier le tira de ses pensées et le fit revenir à la réalité. Son fils
venait de frapper à la porte.
--- Père ? risqua Ewen qui attendait dans le couloir.
--- Entre, mon fils, l'invita Kendrar en un murmure.
Il observa le jeune prince faire son entrée. Cela faisait quelques semaines
qu'ils ne s'étaient pas vus. Il se rendit compte que son enfant avait le
charisme d'un véritable guerrier. Ewen avait poussé d'un coup, et était aussi
grand que son père quand ils se plaçaient côte à côte, ce qui n'arrivait, hélas,
pas souvent. Ses membres s'étaient allongés et son corps, d'origine frêle et
peu gracieux, était passé à l'oubli. La tenue de combat qu'il portait, en acier
elfique bleu aurore, faisait ressortir ses muscles et ses longues jambes qui
lui permettaient de battre n'importe quel soldat à la course.
Le prince tenait ses armes à la main, un carquois doré et blanc rempli de
flèches fraîchement taillées qui portaient en leur bout une plume d'aigle.
--- Père, tout le monde vous attend. Nos invités sont arrivés et vous
attendent dans le salon sud, l'informa Ewen.
Il espérait secrètement que son père sortirait de cet état comateux dans
lequel il s'était plongé des siècles auparavant, avec ces nouvelles festivités
organisées en son honneur.
Kendrar baissa la tête avec une tristesse qui transperça le cœur de son
fils. Ewen prit une profonde inspiration et aida le roi à se lever. Une fois
debout, les deux elfes se dévisagèrent comme ils ne l'avaient plus fait
depuis longtemps.
Un sourire timide effleura les lèvres de Kendrar, qui n'était plus habitué à
exprimer ses sentiments. Il sentit sa mâchoire se crisper en une vilaine
grimace.
--- J'arrive tout de suite, laisse-moi me rafraîchir un peu.
--- Je vous attends dehors, le prévint calmement Ewen, inquiet que l'elfe
se remette à rêvasser.
--- Entendu.
Le roi attendit la sortie d'Ewen pour mettre la couronne que les fées
atelières{9} du château avaient spécialement confectionnée pour l'occasion.
Il prit soigneusement l'objet serti d'opales et de pierres de lunes, et l'admira
pour la première fois depuis qu'on le lui avait amené. Un méli-mélo de
courbes en or partait d'une base forgée sur mesure et se rejoignait quinze
centimètres plus haut. Les formes étaient étrangement gracieuses et
sauraient se tenir sur son épaisse chevelure.
Lorsqu'il la plaça sur sa tête et qu'il vit son reflet dans un des nombreux
miroirs de la bibliothèque, il ne put s'empêcher de se maudire pour ce qu'il
s'apprêtait à faire.
 

L'impatience se dessinait sur les visages pâles des elfes du royaume


d'Elbereth et d'ailleurs, vêtus pour l'occasion et parés de leurs plus beaux
bijoux. La plupart se tenaient droits et attendaient la venue d'un roi qui se
faisait désirer. Les murmures et rumeurs grandissaient dans le salon sud,
certains laissaient sous-entendre que personne ne se présenterait.
Le thème printanier du salon avait ramené des couleurs éteintes depuis
des siècles. Des arbres fruitiers rares avaient été placés de manière
stratégique, de façon à ce que chaque invité puisse observer ces êtres qui se
mouvaient sans brise et goûter les délicieuses chairs des fruits qui y
poussaient.
Un arbre gigantesque, dont les racines entouraient le trône du roi,
reposait derrière la table de banquet vide. Des serviteurs s'étaient attelés à
une tâche assez pénible, celle de peindre chaque petite branche, feuille et
brindille en or massif. Cela faisait de l'arbre une relique royale.
Par terre, des représentations de créatures ancestrales avaient été
dessinées à la main par des artistes venus de Bijurn -- un village construit de
l'autre côté de la forêt -- afin de redonner vie à la pièce sud. Toutes les bêtes
illustrées étaient entourées d'une sphère qui symbolisait les cinq éléments :
terre, eau, feu, air et kya{10}, le pouvoir de la magie. Ce dernier, le plus
important, avait été placé stratégiquement de façon à ce que lorsque l'on
portait son attention dessus, il irradiât d'une lueur blanchâtre quasi
transparente.
Un soupir profond résonna dans la salle. La plupart des elfes présents se
retournèrent, agacés, et lancèrent des regards de braise à l'inconnu. Les
yeux mauves de celui-ci en troublèrent plus d'un. Ils détournèrent la tête en
même temps, certains horrifiés, d'autres agréablement surpris. Les plus
jeunes elfes, qui l'observaient bouche bée, semblaient captivées.
L'invité paraissait appartenir à une drôle de planète, bien qu'il possédait
les caractéristiques principales d'un elfe. Les détails qui faisaient de lui un
être à part étaient de longues antennes qui sortaient de son crâne et
tombaient le long de son dos, jusqu'à la taille. Sa peau, anormalement verte,
laissait entrevoir ses veines qui s'entremêlaient en son cou. Il avait tenté de
les dissimuler comme il avait pu avec des tatouages à motifs tribaux, mais
cela le rendait d'autant plus sauvage au regard de ses congénères.
Un autre signe distinctif était ses oreilles, percées de bijoux et courtes
comme celles d'un enfant. Cependant, sa tenue n'avait rien à envier à celle
d'un prince, même s'il ne portait aucune enseigne qui aurait pu indiquer son
appartenance à la royauté.
Cela ne le rendait pas moins elfe que n'importe qui d'autre, il était tout
simplement un être à part.
--- On en voit des bizarreries de nos jours... intervint un seigneur avec
une certaine admiration.
Conscient de l'effet qu'il provoquait, le nouvel arrivant s'avança vers les
gardes du palais qui se tenaient devant une salle derrière le trône. Ceux-ci,
interloqués, lui barrèrent le passage avec des lances taillées dans un bois
précieux.
--- Personne n'entre sans autorisation, s'écrièrent-ils à l'unisson.
--- Le roi en personne m'a fait venir du royaume de Dorenthee,
messelfes, s'inclina l'invité mystère.
Sa voix résonna haute et claire dans le salon. Nombreux furent ceux qui
eurent des frissons en entendant ce son si mélodieux qui sortait de la bouche
de cet hybride. À la simple mention d'un monde si réputé et aimé que
Dorenthee, dont personne n'avait eu de nouvelles depuis l'exil des rois, ceux
qui n'avaient pas encore vu l'étrange elfe étirèrent le cou et les oreilles pour
mieux écouter.
--- Le roi ne va pas tarder. Je vous suggère de l'attendre comme nous
tous, dit calmement le garde de droite.
--- Vous voyez. Il se trouve que ce que nous célébrons aujourd'hui est ce
qui m'amène en ces lieux. Je pense que votre souverain sera ravi de me voir.
--- Pourrions-nous savoir ce qui vous amène à Elbereth ? demanda le
garde de gauche, dont la curiosité emplissait de plus en plus ses yeux
châtains.
--- Je ne pense pas que Kendrar apprécie que je livre l'un de ses secrets.
Vous le verrez au moment de l'annonce, lors du banquet, je suppose, dit-il
en scrutant les gardes d'un regard malicieux.
La familiarité qu'il employait, en nommant le roi par son prénom, laissa
les invités et le personnel abasourdis. Les serveurs qui passaient dans la
foule, avec des plateaux en or, s'étaient tus et restaient immobiles, le visage
figé.
--- Veuillez nous suivre, grommela le garde de droite qui avait capitulé
face à l'étranger.
Leurs pas résonnèrent dans les nombreux couloirs, disposés de façon à
ce que personne ne puisse retrouver son chemin sans aide. Le labyrinthe
était immense, et seuls les gardes avaient reçu l'autorisation de l'étudier afin
d'y conduire les invités. En cas de trahison ou de déshonneur, il serait
difficile de s'échapper, les coupables seraient toujours rattrapés avant de
franchir n'importe quelle issue de sortie. Quant à la famille royale, elle les
empruntait quotidiennement et s'y repérait aisément.
L'invité, flanqué par deux elfes costauds, s'arrêta devant la lourde porte
en bois massif, surveillée à l'extérieur par le prince de la cour. Ewen se
retourna vivement vers les nouveaux arrivants, et il ne put s'empêcher de
sourire en reconnaissant l'hybride.
--- Lord Asyril, quel bonheur de vous revoir enfin ! s'écria le jeune elfe,
enchanté.
--- Prince Ewen, s'inclina celui-ci. Il me tardait de vous revoir, je vois
que le temps vous a bien vieilli. Vous voilà prêt à reprendre le flambeau de
votre père si jamais il lui prenait une envie soudaine d'exil.
--- Comme vous devez le savoir, un banquet en son honneur se tiendra ce
soir. Il lui reste encore quelques siècles avant de m'octroyer sa couronne. Je
ne souhaite en aucun cas posséder le royaume tant que je n'aurais pas une
maîtrise complète de tout ce qui m'entoure.
--- Vous êtes sage, mon prince, opina Lord Asyril d'une voix douce.
Il observa affectueusement l'être qui se tenait devant lui. De nombreuses
années s'étaient écoulées depuis, mais l'hybride se souvint avec nostalgie de
toutes ces fois où il avait entraîné Ewen dans ses aventures. Il avait même
eu l'occasion de le bercer, lorsque sa mère le laissait aux soins des rois
Lileth et Eliai que le Lord servait. Dorénavant, l'enfant avait grandi et se
tenait devant lui, fin prêt à gouverner le royaume même s'il ne s'en sentait
pas encore capable. Pourtant, Asyril voyait qu'il possédait l'aura d'un leader
né.
Ewen le tira de ses pensées.
--- Excusez mon indiscrétion, mais qu'est-ce qui vous amène en ces
lieux, mon vieil ami ? Nous n'avons pas été prévenus de votre arrivée,
interrogea le prince, intéressé.
--- Je me dois de voir Kendrar pour régler quelques détails qui m'ont été
confiés. Si vous voulez bien me laisser passer, cela ne prendra pas plus de
cinq minutes, sourit Asyril qui s'apprêtait à ouvrir la porte à la volée.
--- Attendez...
Ewen le retint par le coude. Son visage était tendu, son regard bleu,
attristé.
--- Qu'en est-il de... de Zenlia ? Comment va-t-elle ?
--- La reine de Dorenthee se porte bien, mon cher prince, lui répondit
l'hybride d'un ton neutre. Mais nous en parlerons plus tard, entendu ?
--- Entendu, affirma le prince qui ne pouvait cacher sa déception.
De leur côté, les gardes ne tenaient plus en place. Ils avaient assisté à
cette scène plus que nécessaire, et il leur tardait de retourner à leur poste. Ce
fut sans compter sur la bienveillance d'Ewen, qui se retourna pour leur
donner congé avant de frapper à la porte. Lorsque son père marmonna un
faible « Entrez », il s'écarta pour laisser passer le Lord.
Asyril pénétra dans la salle d'un pas hésitant. Il lui tardait de voir le roi,
mais il redoutait un peu la réaction du prince lorsque celui-ci lui
expliquerait en détail la vraie raison de sa venue au château. C'est pourquoi
il lui demanda de sortir de la pièce, prétextant vouloir des retrouvailles
privées.
Fidèle à lui-même, le souverain des elfes blancs fit la grimace en
reconnaissant une odeur qui ne faisait pas partie de son monde. Une fois
qu'il vit la tête de son convive, le passé l'atteignit comme une gifle. Il ouvrit
la mâchoire, mais aucun son n'en sortit.
--- Regardez-moi cette tête. Est-ce la bouche ouverte que l'on reçoit ses
invités ? piaffa Lord Asyril, moqueur.
Kendrar pinça ses lèvres en un sourire mitigé avant de s'élancer vers son
ami qu'il prit dans ses bras, sans dire un mot. En silence ils partageaient
beaucoup plus que des souvenirs.
--- Mais que fais-tu ici, mon ami ? s'enquit finalement le souverain.
--- Tu dois bien t'en douter, grimaça l'hybride, sachant qu'il venait de
plomber l'ambiance.
Ils se regardèrent longuement, puis reprirent la parole.
--- Ne retarde pas l'inévitable...
--- C'est facile à dire pour toi. Mon fils ne me le pardonnera jamais. Je ne
me le pardonnerai jamais.
Le roi courba les épaules et étouffa une douleur profondément ancrée en
lui. Il parut plus vieux dans la seconde. Une main rassurante se posa sur son
dos.
--- Je suis certain qu'il comprendra. Il a bien grandi, il est fort et saura
comment se comporter, le rassura le Lord dont les antennes avaient viré à
un vert plus foncé, compatissant au chagrin de son ami.
--- Je l'espère...
Les deux compères sortirent de la bibliothèque à temps, pour la plus
grande joie d'Ewen qui trépignait d'impatience. Ensemble ils partirent vers
le salon sud. À leur arrivée, les convives applaudirent à s'en brûler les
mains. Il était rare de voir le roi Kendrar sortir de sa bibliothèque, qui plus
est, accompagné de son héritier.
Un elfe se présenta à eux. Il était vêtu d'une tunique blanche et dorée et
portait l'écusson royal sur sa poitrine ainsi qu'un sceptre dans sa main
droite. Il s'agissait du commandant de la garde.
Ce dernier migra au centre de la pièce et leva vivement sa main droite.
En une seconde, tout le monde se tut. Les seuls sons palpables furent les
battements de cœurs des elfes qui retentissaient à l'unisson. Nul ne savait
pourquoi ils avaient été conviés ce soir-là, et chacun espérait une bonne
nouvelle.
--- Messelfes, le roi Kendrar et le prince Ewen, accompagnés par Lord
Asyril, annonça le garde d'une voix de baryton.
Kendrar et Asyril se regardèrent du coin de l'œil tandis que le
commandant continuait ses annonces.
--- Nous célébrons en ce jour une première victoire militaire près des
frontières. Un portail magique, qui unissait notre monde à celui de nos
ennemis, a été détruit.
Tout le monde applaudit à nouveau, poussant des cris d'allégresse. Les
nouvelles de ce genre se faisaient de plus en plus rares, et une victoire
contre les elfes noirs des Terres Sauvages était toujours gaiement célébrée.
L'hybride les laissa profiter de ces quelques instants avant de se racler la
gorge pour prendre la parole à son tour.
--- Je ne suis pas venu seul, mon cher commandant, dit-il d'une voix
posée et théâtrale.
En trois grandes enjambées, il arriva au niveau du commandant et lui
tendit un bout de parchemin. Cela prit le garde au dépourvu. Il se devait de
connaître tout être présent dans le château, invité ou pas, et voilà qu'il y
avait quelqu'un qui se promenait librement en ces lieux.
Le voyant pâlir, Ewen l'invita à énoncer le nom de l'elfe que tout le
monde semblait attendre.
--- Je... bégaya-t-il d'une voix enrouée.
Maudissant sa maladresse, il se raidit. Ses yeux se posèrent sur le roi qui
acquiesça, ce qui le calma, puis le commandant finit par prononcer ces
quelques mots.
--- Messelfes, veuillez accueillir la reine Zenlia.
 
Chapitre 2

--- Zenlia !
Ewen lui courait après. Il avait sacrément grandi depuis la dernière fois
qu'ils s'étaient vus. Désormais, les cheveux de l'elfe avaient presque atteint
le bas de son dos, ils arboraient la même couleur de lune que ceux de son
invitée.
La jeune elfe riait et continuait sa course dans la forêt d'Elbereth.
L'automne allait céder sa place à l'hiver. Les feuilles des arbres presque
dorées tombaient déjà, comme une pluie douce, caressant le visage des
deux jeunes adolescents.
--- Attrape-moi si tu peux, lui cria-t-elle par-dessus son épaule.
Elle reprit de la vitesse. Elle savait qu'elle le battait à la course, elle
avait aussi plus d'endurance que lui.
Ça va être très facile, se dit-elle, amusée.
Ils jouèrent ainsi pendant plus d'une heure, mais soudain, le prince
disparut de son champ de vision, comme par magie.
Zenlia s'arrêta, inquiète. Elle plissa les yeux pour essayer de le repérer.
Cela ne devait pas être compliqué, les arbres étaient presque nus, et il
n'avait nulle part où se cacher.
--- Ewen !
--- ...
--- Ewen !
--- ...
--- EWEN !
N'obtenant aucune réponse, Zenlia rebroussa chemin. Quand elle
rejoignit le prince des elfes blancs, elle rit comme elle ne l'avait plus fait
depuis longtemps, s'appuyant sur ses genoux pour ne pas trébucher à son
tour.
--- C'est très drôle, ouais. Tu pourrais m'aider maintenant ?
Cela fit rire la princesse de plus belle. Elle se laissa tomber à terre, sur
les fesses, et elle eut besoin d'un quart d'heure pour se calmer.
--- Je suis désolée, Ewen, mais franchement ! Cela n'arrive qu'à toi !
--- Je sais, grommela le jeune elfe.
En courant derrière la princesse, il s'était pris les pieds dans une liane
qui l'avait emprisonné. Et il n'avait pas pu se dégager. À cet instant, il
pendait d'une branche, la tête dans le vide.
--- Attends, je vais t'aider. Ne bouge surtout pas.
L'elfe d'argent se concentra, faisant appel à un pouvoir qu'elle maîtrisait
à peine. Elle ferma les yeux, sentit la forêt, respira son parfum et se
détendit. Elle ne riait plus. Soudain, elle leva sa main et frappa le néant. La
liane se coupa en deux, comme si elle avait utilisé une machette.
Ewen se libéra vite fait, impressionné et un peu sous le choc.
--- Tu réalises que tu aurais pu me tuer ?
--- J'aurais surtout pu te laisser ici, maugréa Zenlia qui s'était attendue
à ce qu'il la remercie.
--- Ouais...
Comme il la voyait bouder, il prit un sentier en espérant que l'elfe le
suivrait. Ce fut le cas.
En peu de temps, ils rejoignirent un arbre bien dense et fourni de verdure
rose. Zenlia ne l'avait pas encore remarqué, elle était trop occupée à
ronchonner et à râler. Souriant, Ewen se dressa sur la pointe des pieds, et
arracha une feuille de Lendil.
Il attendit patiemment, puis quand la princesse arriva à sa hauteur, il
plaça la sucrerie devant son visage.
En apercevant cette douceur qu'elle aimait tant, les oreilles de la
princesse rougirent de plaisir. Elle tendit la main, mais Ewen nia, secouant
la tête. Il mit le Lendil entre ses lèvres et se pencha en avant, frôlant le front
de la jeune elfe au passage. Celle-ci comprit, et s'avança aussi, arrachant
la friandise des lèvres du prince. Quand chacun eut fini de mâcher, ils se
penchèrent et s'embrassèrent dans un élan de réconciliation.
 

Monde d'Elbereth, monde et royaume des elfes blancs.


 
De nombreux cris et hoquets de surprise retentirent. Chacun se prosterna
à genoux tandis qu'une silhouette, encapuchonnée d'une cape grise,
s'avançait entre la foule. Le tissu dont elle était confectionnée brillait de
mille feux et renvoyait des reflets argentés éblouissants, qui se reflétaient
dans les cristaux des lustres accrochés au plafond.
Tout le monde retint son souffle quand des mains, aussi fines et blanches
que celles d'une petite elfe, saisirent la capuche et laissèrent entrevoir les
mêmes cheveux de lune dont se souvenait Ewen, sauf qu'ils lui arrivaient
désormais sous la taille.
Une formidable couronne en argent décorait le tout. Des feuilles
pendaient à des chaînes gracieusement travaillées, qui tombaient sous les
longues oreilles pointues de Zenlia, et se réunissaient sur les côtés grâce à
des perles émeraude. De jolies boucles et frisottis encadraient un visage
ovale, délicat et plus attrayant que la normale. Ses grands yeux de glace
étaient devenus plus foncés, d'un beau bleu saphir qui faisait dorénavant
ressortir le teint blanchâtre de ses pommettes creuses.
Ses lèvres écarlates et sensuelles s'étirèrent en un sourire à la vue du roi
et du prince qui l'observaient, cois.
Le cœur d'Ewen le tortura, augmentant son rythme cardiaque quand il
croisa son premier regard avec la reine. Elle sentit son cœur battre au même
rythme que celui du prince. Leur synchronisation était quasi parfaite.
Kendrar ne put s'empêcher d'admirer la beauté de l'elfe. Son corps,
protégé par une robe longue en soie bleu acier, était doté de courbes
généreuses et de fins muscles aussi puissants que ceux d'un mâle. Des
lanières en argent entouraient ses chevilles délicates sans toucher ses pieds
nus, une habitude qu'elle avait gardée depuis sa tendre enfance.
Elle fait flancher plus d'un convive dans la salle, observa le Lord amusé.
Zenlia se déplaça en silence, jusqu'à être à la hauteur du commandant qui
la regardait amoureusement, puis elle s'inclina devant tout le monde.
--- Mon roi. Mon prince, prononça-t-elle avec l'accent elfique du sud.
Sa voix était douce et dégageait une musicalité surnaturelle. Elle garda la
tête baissée jusqu'à ce que le roi l'approche pour lui caresser les oreilles de
ses doigts froids.
--- Ma chère enfant. Cela fait si longtemps et j'en suis le seul coupable...
Qu'avez-vous fait durant toutes ces années ?
Son humeur avait radicalement changé et ses yeux brillaient d'une lueur
nouvelle, ce qui n'échappa pas à Ewen.
--- J'ai voyagé au-delà des Landes grâce aux portails de Dorenthee. Je
voulais voir à quoi ressemblaient les terres contées dans les légendes,
répondit Zenlia, s'inclinant à nouveau.
--- Comment sont-elles ? demanda Ewen qui n'avait pas encore pris la
parole.
Il continuait d'être émerveillé par la beauté de l'elfe, mais il était tout
aussi intéressé et jalousait les aventures qu'elle avait vécues, lui qui n'était
pas sorti de son royaume depuis de nombreux siècles. Une des raisons
principales était que son père avait interdit l'usage de la magie et fait fermer
toutes les frontières d'Elbereth vers d'autres mondes. Même majeur, le
prince n'avait pas le droit de sortir au-delà de la limite du palais, et à chaque
promenade en forêt, il devait être accompagné par des serviteurs.
--- Telles que nous les avions imaginées par le passé, répondit Zenlia,
souriante.
À l'évocation de ces souvenirs, les cœurs des jeunes elfes s'emballèrent
pour ne former plus qu'un. Nul ne pouvait ignorer ce qu'ils ressentaient l'un
à l'égard de l'autre, leur amour était plus puissant que jamais.
--- Je pense qu'il serait préférable que vous lui montriez sa chambre dès
maintenant, elle a fait un très long voyage depuis les frontières, susurra
Lord Asyril à l'oreille de Kendrar.
Ce dernier envoya ses valets emporter les paquets de la reine dans sa
toute nouvelle chambre, et invita les deux jeunes à prendre congé quelques
instants, puisque la foule s'était calmée, ravie par la surprise.
Ewen et Zenlia s'éloignèrent sous les regards des envieux. Une fois dans
les couloirs, ils regardèrent par-dessus leurs épaules. S'apercevant qu'ils
étaient seuls, ils partirent en courant, main dans la main. Leurs éclats de rire
résonnaient et ricochaient sur les parois en verre elfique qui donnaient une
vue vers l'extérieur du château. Les pans de robe et la cape de la reine
volaient derrière eux, sa couronne manqua de tomber à plusieurs reprises,
mais elle n'arrêta pas sa course pour autant.
Ewen l'entraîna vers le secteur familial, puis ils s'engouffrèrent dans la
première chambre. Une fois à l'intérieur, il attira Zenlia contre lui et posa
sauvagement ses lèvres sur les siennes avant de l'étreindre comme s'il
craignait qu'elle s'échappe. Il l'embrassa avec une telle fougue qu'elle faillit
tomber, mais elle ne l'écarta pas pour autant. Une fois rassasié, il fut plus
tendre, et ses baisers plus doux. Quant à elle, elle caressa sa nuque,
dévoilant sa tache de naissance en forme de loup.
--- Tu m'as tellement manqué, avoua-t-elle, emmitouflant son visage
dans le cou de son bien-aimé.
Ce dernier lui retira les mèches de cheveux qui l'empêchaient de la voir
clairement et plongea ses yeux dans ceux de Zenlia.
--- Toi aussi tu m'as manqué. Je suis heureux de t'avoir enfin pour moi.
Je commençais à m'impatienter, lui glissa-t-il à l'oreille avec une voix
rauque.
--- Tu es bon acteur. Dans le salon j'ai failli croire que tu n'étais pas au
courant de ma venue, rit Zenlia.
Ewen la regarda en fronçant les sourcils, et continua de caresser ses
cheveux.
--- De quoi tu parles ?
--- Le message que tu m'as...
--- Je ne t'ai jamais rien envoyé. On me l'avait... interdit, cracha-t-il avec
une haine mal dissimulée.
--- Je croyais qu'il venait de toi, assura Zenlia, déçue.
--- Non. Mais qui que soit ce mystérieux messager, tu es là, et c'est tout
ce qui compte à mes yeux.
Ils restèrent longtemps l'un dans les bras de l'autre, jusqu'à ce qu'ils
durent se séparer, car des valets arrivaient déjà avec les paquets de la reine.
Ces derniers déposèrent le tout à l'intérieur et s'en allèrent en courbant le
dos de multiples fois avant de disparaître.
Depuis qu'elle et Ewen étaient entrés dans la chambre, Zenlia n'avait
même pas remarqué le grand lit à baldaquin rose, bordé de fioritures
argentées en rappel à son monde. Les draps et la couverture avaient été
fraîchement repassés. Il y avait bien quelqu'un qui était au courant de son
arrivée, mais elle s'en désintéressa vite. L'elfe admira ensuite le bois taillé
de la table de chevet. Celui-ci portait des dessins de créatures magiques
dotées d'ailes, elle caressa leurs plumes avec soin.
Les dessins continuaient sur le papier peint blanc, et arrivaient jusque
devant la fenêtre qui donnait sur le parc où elle jouait étant enfant. L'arbre
mauve se dressait dans toute sa splendeur, même si son âme semblait ternie
après la fermeture de son portail et toutes ces années de solitude.
Zenlia remarqua qu'elle se trouvait dans l'aile principale, dans les mêmes
quartiers que ceux du roi et de son fils.
Celle-ci est une chambre d'invité prestigieuse, pensa-t-elle.
Ewen ouvrit la porte. Il était plus qu'agacé de devoir retourner au
banquet ; même Zenlia ne paraissait pas vouloir sortir de la pièce. Elle
déballa le premier sac qui se trouvait devant elle.
--- Nous devons y aller, l'informa le prince.
--- Oui je sais, Donne-moi quelques secondes, répliqua-t-elle en
reprenant sa tâche.
Ewen était envoûté par sa grâce. Il s'assit sur une chaise et attendit
patiemment. Il crut qu'elle avait besoin de se rafraîchir, alors il fut surpris
quand elle s'approcha de lui, une boîte noire dans les mains.
Devant son silence, elle précisa :
--- C'est un flocon de neige emprisonné dans une goutte d'eau. Elle
provient de la rosée d'une fleur de Dorenthee. Tu les collectionnes toujours
? s'enquit-elle, le regard vif.
--- Oui, répondit Ewen, agréablement étonné et émerveillé par ce
présent.
--- Je parie que tu n'en as pas des comm... Hé ! s'écria-t-elle lorsque le
prince lui colla brutalement un bisou sur la joue.
--- Merci, ma reine, s'inclina-t-il, moqueur.
--- Ne m'appelle pas comme ça. C'est déjà assez pénible et tu en rajoutes
une couche, s'exaspéra Zenlia, levant les yeux au ciel avec une moue très
expressive.
Après quelques secondes où les deux s'affrontaient du regard, la jeune
elfe pouffa de rire.
--- Allez, viens ! Ils nous attendent.
Elle l'entraîna vers la sortie et il la suivit. Les deux jeunes prirent leur
temps pour retourner au salon. De loin, l'on entendait la musique enivrante.
Ewen tendit une main que Zenlia prit de bonne grâce, et il la fit pivoter sur
elle-même, au rythme de la musique elfique, dans sa robe incrustée de
cristaux.
Une fois qu'ils eurent passé la porte du salon sud, tous les regards se
braquèrent sur la reine. Elle leur sourit en retour, et ce fut à deux qu'ils
atteignirent la table du banquet qui débordait sous des plats, tous plus
succulents les uns que les autres.
En face du siège doré de Zenlia se trouvait un petit plat avec des feuilles
de Lendil, sa sucrerie préférée. Elle fit semblant de s'extasier devant toute la
nourriture présente, et chipa une feuille rose qu'elle mit directement en
bouche. Ewen rit et fit de même avant de s'asseoir à ses côtés, juste en face
de son père qui discutait bruyamment avec Lord Asyril.
--- Ça fait longtemps que je n'en ai plus mangé, expliqua Zenlia afin de
justifier sa conduite.
Le repas se déroula comme prévu. Le vin elfique coulait à flots, les mets,
dévorés sous peu, étaient remplacés par d'autres, encore plus copieux, et
cachaient parfois le voisin d'en face quand la quantité dépassait certaines
limites. Cela n'en finissait plus. Les invités du matin restèrent jusqu'au soir
et les conversations furent très plaisantes, hormis une dispute amicale entre
deux bons vieux amis qui se régla avec des verres bien remplis de
l'hydromel le plus fort qui soit.
Kendrar observait du coin de l'œil les échanges entre son fils et Zenlia.
Quelques fois, ils écoutaient poliment les blagues du Lord, ou celles des
invités qui recherchaient l'attention de la reine, mais ils finissaient toujours
par se parler l'un à l'autre. À une occasion où ils durent écouter une blague
des plus douteuses, Zenlia croisa le regard du roi et leva brièvement les
yeux au ciel, exaspérée. Il dut se retourner pour rire à ses aises, ce qu'il
n'avait plus eu l'occasion de faire depuis des siècles. Le son qui échappa de
sa bouche était plutôt rauque et mit un certain temps à retrouver son charme
et sa musicalité d'antan. Ses traits crispés se détendirent et il profita du reste
du repas.
Lord Asyril attira enfin son attention en clamant haut et fort les actions
menées contre les elfes noirs et les troupes armées qui avançaient près de la
frontière rocheuse.
--- Nous y sommes presque. Un jour ou deux et les soldats seront en
place, dit-il se resservant un verre de vin.
Son teint vert avait viré au rose grâce à la chaleur étourdissante de
l'alcool.
--- Si tout se passe comme prévu, un deuxième attroupement partira dans
une semaine pour les rejoindre et y reprendre les entraînements, annonça le
roi qui avait repris un ton sérieux.
--- L'arbre est-il prêt ? demanda le Lord avec son accent chantant en
regardant l'arbre doré qui reposait derrière le trône où était assis le
souverain.
--- Oui. À chaque feuille tombée, je serai au courant de chaque décès,
informa celui-ci d'une voix cassante.
L'arbre était une réplique ancienne et le seul élément du royaume qui
possédait un peu de magie en lui.
--- Vous continuez de protéger les Monts d'Or ? s'enquit Zenlia en
prenant une mince bouchée de légumes rouges.
--- Les Monts et tous les êtres et créatures qui les franchissent et
demandent l'exil à Elbereth, affirma Kendrar d'un ton plus doux en tapant sa
fourchette dans son assiette, un tic ancestral. Ensuite, nous trouverons le
portail et le détruirons.
--- Qu'en est-il des premiers elfes que vous aviez envoyés en repérage
près des frontières des Terres Sauvages ? s'intéressa-t-elle.
--- Une si jeune elfe ne devrait pas s'attarder avec des sujets aussi
complexes ma reine, intervint un jeune commandant.
--- Que me suggérez-vous de faire ? demanda Zenlia avec désinvolture,
tout en gardant les yeux rivés vers son assiette.
--- Une elfe de votre genre devrait joindre ses semblables intellectuels
pour parler de sujets plus distrayants, conseilla-t-il dans un demi-sourire,
sans se rendre compte de l'effet de sa remarque.
--- Très bien, donc selon vous, je devrais m'asseoir avec les autres elfes
de la cour et regarder comment les mâles gouvernent et s'y prennent en
stratégie militaire. Je vous parais si peu intelligente ? demanda Zenlia d'un
ton neutre.
Ewen fut le premier à s'apercevoir qu'elle avait mal pris le commentaire.
Il lui pressa discrètement la main sous la table afin de l'apaiser, mais la reine
ne la serra pas en retour.
--- Comment croyez-vous que l'on dirige un monde, commandant ?
Zenlia se retourna vivement vers son interlocuteur, sa fourchette en
main. Le jeune commandant lâcha le morceau de pain qu'il comptait avaler.
--- Euh, je ne voulais pas v... vous froisser... bafouilla-t-il.
--- Si je ne m'intéressais guère aux sujets qui fâchent, croyez-vous que
Dorenthee aurait survécu depuis le départ de mes parents ? continua-t-elle,
jouant avec sa serviette, complètement absente du regard.
Le commandant ouvrit la bouche et la ferma aussitôt. L'aura de la reine
se dessinait et se prononçait de plus en plus. Il voyait bien qu'elle avait un
fort caractère, cela amusa le roi qui étudia son comportement et fut heureux
de voir qu'elle prenait à cœur de gouverner son jeune royaume.
--- Sachez que si je devais me battre aux côtés de mes soldats sans être
armée, en proie à des centaines de milliers d'ennemis, je le ferais. Alors, il
me semble que cela me regarde, conclut-elle déposant les couverts de façon
horizontale et parallèle, signe qu'elle avait bien mangé et que l'on pouvait
lui retirer son assiette.
Plus personne ne parlait à table, un ange passa. Les oreilles frémissantes,
les invités surent que la petite Zenlia avait bien grandi, et ils étaient tous
fiers de ce qu'elle était devenue.
Lord Asyril la regardait avec des yeux flamboyants de fierté. Profitant
qu'il était un peu moins ivre, car il tenait mieux l'alcool que certains elfes, il
se leva en faisant tinter son verre.
--- Nous ne sommes pas ici que pour célébrer la venue de la reine Zenlia,
mes chers amis, lâcha-t-il d'un ton amical.
D'un signe de main, il demanda à un noble drôlement accoutré, qui avait
fait le voyage avec eux, d'approcher. Le vieil elfe tendit un long parchemin
taché d'encre au Lord, qui acquiesça et prit une grande inspiration.
Tous les convives étaient stupéfiés, une autre surprise les attendait.
--- Je me nomme Maître Nilyel, haut notaire des Plaines, commença
l'étranger.
Sa voix prosaïque résonnait dans le salon, comme portée par le vent. Il
fit une petite pause avant de continuer.
--- Je suis ici pour vous annoncer une nouvelle qui va changer à jamais
l'histoire de nos mondes. Les regrettés Lileth et Eliai, rois du royaume des
elfes d'argent, exilés à travers la Brume, m'ont laissé un testament signé de
leur noble main afin de laisser un héritage à leur fille. Ils souhaitaient ainsi
exprimer leur dernier souhait avec une lettre que voici. Puis-je la lire à voix
haute ? quémanda-t-il en observant Zenlia par-dessus ses lunettes.
--- Bien entendu, mon cher Nilyel.
Elle avait longuement réfléchi à la présence de cet individu parmi leur
cortège. À cet instant, la réponse semblait évidente, il lui tardait de savoir ce
que ses parents avaient à lui confier.
--- « À notre chère fille, nous léguons la totalité du monde de Dorenthee.
Une grande partie des Plaines lui appartiendra également le jour de son
deux millième anniversaire... »
Zenlia reconnut la plume et le parler de ses parents. Bien qu'elle les
savait à l'abri dans la Brume, elle pensait à eux tous les jours, et entendre
leurs derniers mots écrits et posés sur papier dans leur monde l'émut
beaucoup.
Le vieil elfe continua ainsi pendant une bonne demi-heure, lisant la liste
des cadeaux laissés par ses parents et ses prochaines tâches à faire. La foule
s'émerveillait devant toutes les richesses nommées et faisait de grand « oh »
et « ah » à chaque nouvelle promesse.
Ses parents lui demandaient aussi d'être patiente et de faire preuve de
courage devant les dures épreuves qui l'attendraient. Elle faillit ne plus
écouter toutes ces recommandations, quand une phrase en particulier attira
son attention.
--- « ... qui est notre dernier souhait. »
Lisant lui-même la suite, le notaire devint pâle et se tourna vers le Lord.
--- Eh bien, Maître, qu'attendez-vous ? exigea Lord Asyril.
--- Je... euh... Excusez-moi, couina le Maître en s'inclinant devant la
reine, les oreilles baissées.
Personne ne remarqua l'agitation qui naissait dans le regard du notaire. Il
s'essuya le front d'un revers de main, et se cacha avec le parchemin pour
continuer :
--- « Un héritier pour notre couronne et une alliance militaire qui
impliquerait un mariage imminent avec notre cher ami, le roi Kendrar qui
gouverne sur l'ensemble du territoire des elfes blancs. »
 
Chapitre 3

Monde d'Elbereth, monde et royaume des elfes blancs.


 

Soudainement, il n'y eut plus rien. La salle qui avait éclaté en cris et
pleurs de joie paraissait vide dans la tête de Zenlia. Tout était sombre,
silencieux et froid. Elle distinguait parfois quelques silhouettes qui sautaient
et venaient lui tenir la main pour déposer un baiser euphorique sur ses
douces paumes.
Ses battements de cœur s'étaient arrêtés pendant quelques secondes,
capturant aussi ceux d'Ewen, qui ne comprenait pas plus qu'elle ce qui se
passait.
La jeune elfe se remémora les paroles du notaire et les analysa une à une.
Cherchant le réconfort de son prince, elle lui serra la main à lui en écraser
les doigts pendant que tout le monde l'observait. Celui-ci ignora son geste et
se leva de table quand il saisit l'ampleur de la situation, fendant le cœur de
la reine quand elle comprit qu'il venait de la rejeter alors qu'elle n'y était
pour rien dans toute cette histoire.
Les oreilles baissées, Zenlia chercha le roi du regard, en quête d'une
explication. Tant de questions se bousculaient dans son cerveau alors qu'elle
était toujours scellée à son siège, mais lorsqu'elle le croisa, elle fut
incapable d'ouvrir la bouche. De plus, Kendrar avait soudainement tourné la
tête pour échanger un mot avec l'hybride qui n'avait d'yeux que pour la
reine des elfes d'argent. Ce fut le visage inquiet et honteux du Lord qui lui
permit de savoir que tout avait été orchestré d'avance.
Zenlia se sentit trahie, une bouffée de tristesse l'envahit. Asyril l'avait
quasiment élevée et aidée dans son rôle de reine, mais n'avait eu aucun
scrupule à la tromper. Il était aussi au courant pour sa synchronisation avec
le prince, contrairement au roi. Une synchronisation parfaite, due à un
amour parfait.
Les gardes et valets commençaient à dissoudre la foule. Ils emmenaient
les invités qui dormaient sur place aux chambres de l'aile est et préparaient
les attelages pour ceux qui avaient encore du chemin à faire. Un épais bruit
de froufrous se répandit à cause des robes compliquées des demoiselfes, qui
partaient mécontentes, car elles auraient souhaité danser avec le prince, et
diminua en même temps que le nombre de présents.
Bientôt, il ne resta plus que cinq personnes : le roi et son fils, la reine, le
Lord et un Maître Nilyel assez gêné.
Tout le monde gardait les yeux rivés sur la salle en désordre. Ewen fut le
premier à partir, passant à travers un des murs de la salle qui était en réalité
une porte coulissante, invisible pour ceux qui ne connaissaient pas son
existence. Son parfum était toujours présent dans l'air et Zenlia eut du mal à
se contenir tellement l'envie de le rejoindre lui était irrésistible.
Ayant accompli son travail, le notaire trouva le courage de sortir la lettre
promise d'une de ses nombreuses poches, la tendit à la reine avec
empressement, s'inclinant si bas que son nez frôla le sol. Il put retourner
auprès de ses textes et documents officiels, qui l'attendaient auprès de sa
douce famille.
Le Lord en profita pour s'approcher de Zenlia et la consoler, voyant la
détresse qui emportait son habituelle joie et la remplaçait par une tristesse
rare. Elle se déroba sèchement.
--- Si vous me permettez, j'aimerais prendre congé.
Le souhait avait été exprimé plutôt comme un ordre. Les deux elfes
hochèrent la tête à l'unisson, impuissants. La reine fit une brève révérence
qui ne s'adressait à personne en particulier, et partit à une vitesse
étourdissante, emportant sur son passage quelques bricoles et objets qui
étaient tombés à terre quand la foule s'était précipitée sur elle.
Tandis que ses pieds nus frôlaient le sol, le roi se retourna juste à temps
pour voir une dernière mèche de cheveux couleur de lune franchir les
lourdes portes en bois.
--- On ne peut pas dire que ça ait été un franc succès, ironisa Lord Asyril,
tapotant le dos de son vieil ami.
Ils s'assirent ensemble sur des marches en marbre rose, juste en face de
la table du banquet. L'arbre qui dominait le trône laissa tomber deux feuilles
dorées sur la tunique du roi qui les ramassa.
--- Ça a commencé, avertit Kendrar en serrant les deux feuilles entre ses
doigts. Je ferais mieux d'aller voir mon fils...
Asyril l'arrêta en saisissant un pan de sa tunique.
--- Je pense qu'il faut lui laisser du temps avant d'essayer de faire quoi
que ce soit, Kendrar.
--- Tu as sans doute raison.
Ce fut au tour du roi de tapoter l'épaule du Lord, qui se leva sans effort.
Alors qu'ils partaient, trois autres feuilles se détachèrent de l'arbre doré et
tombèrent dans l'oubli en même temps que la vie de trois soldats aux Monts
d'Or.
 

Aux Monts d'Or.


 

Une pluie glaciale s'abattait depuis plusieurs jours sur le commando du


capitaine Teraën, qui résistait depuis quelques printemps à la guerre
acharnée entre ses soldats et les elfes noirs qu'ils croisaient et supprimaient
sur la grande montagne.
Ce matin-là, ils avaient reçu en avance un attroupement de guerriers qui
n'étaient pas suffisamment entraînés pour défendre leur forteresse,
improvisée avec des bouts de rocs et morceaux de bois dénichés par-ci par-
là. La moue du capitaine devant ces jeunes elfes maigrichons et armés de
façon démesurée montrait bien qu'il désapprouvait leur arrivée, précipitée
par ordre du roi. Son regard perçant scrutait de haut en bas les nouveaux
arrivants, trempés de la tête aux pieds, qui allaient devoir cohabiter sous ses
ordres. Il savait déjà que la moitié d'entre eux rebrousserait chemin vers le
monde paisible d'Elbereth, ou choisirait plutôt l'exil vers d'autres terres,
comme celles rassurantes des elfes d'argent.
Le capitaine se contenta de les observer passer sous son nez. Il aurait
tout le temps de leur hurler dessus le lendemain. Les soldats, quant à eux,
étaient quelque peu impressionnés par l'allure et le physique redoutable de
l'elfe, à propos duquel courraient de nombreuses rumeurs.
Le visage émacié de Teraën avait jadis été gracieux, lors de ses grandes
aventures au-delà de l'océan Mariniel et des frontières hautement surveillées
qu'il avait réussi à franchir grâce à son courage et son intrépidité. L'elfe
avait d'ailleurs gardé quelques cicatrices de ses voyages. La plus visible
débutait près d'une de ses longues oreilles et finissait derrière sa nuque, à la
naissance de ses cheveux bruns tressés en une longue natte. Ses yeux
vairons, habituellement expressifs et quelque peu vitreux, affichaient un
regard qui paraissait, au premier abord, dénué de tout sentiment. Des
sourcils broussailleux encadraient le tout et attiraient plus de coups d'œil
indiscrets que son nez camus et ses lèvres étroites, souvent craquelées à
cause du froid.
Les petits nouveaux passèrent le visage du capitaine au peigne fin et
s'attardèrent ensuite sur sa tenue. Elle était sans doute reluisante avant son
arrivée aux Monts d'Or, mais elle n'était plus qu'un gros tas de boue et de
sueur avec quelques taches de sang séché, de même que toutes celles de
leurs futurs camarades.
La fatigue et le désespoir se lisaient sur leurs visages creusés et émaciés.
Ils devaient être quelques dizaines à patrouiller dans les environs, et trop
peu à s'entraîner à l'orée de la forêt. Une cinquantaine creusait des tunnels
sous terre pour atteindre des parties reculées où pourrait se cacher un portail
magique menant aux Terres Sauvages, et d'autres s'occupaient de fabriquer
des armes, des tenues et de trouver de la nourriture.
Les nouveaux soldats furent déçus lorsqu'ils virent l'allure de celui que
l'on appelait le Bastion Gris. Son entrée, taillée grossièrement dans la pierre
grise de la plus haute des montagnes, était censée les accueillir
chaleureusement, mais son intérieur était froid et dénué de lumière. Une
grotte obscure, voilà ce qui les attendait à leur arrivée. Des meubles faits à
la main décoraient un intérieur noir et terreux où quelques elfes dormaient
sur des lits rembourrés de paille, leurs uniformes accrochés sur des saillies
mal formées. Le froid s'infiltrait par de petites fissures qui craquaient les
parois, et créait des courants d'air dans les nombreux tunnels toujours en
construction.
--- Bienvenue, les accueillit un haut gradé en tenue militaire.
Tout le monde s'attendait naïvement à un discours, et en prime à une
visite de l'endroit. Cependant, l'elfe les prit directement en main en les
dispersant machinalement par-ci par-là.
Un groupe de trois resta au beau milieu de la pièce. Le soldat Ildwin
regarda ses deux autres camarades, avec qui il n'avait échangé que deux ou
trois mots durant tout le voyage, qui haussèrent les épaules en même temps.
Après avoir passé des jours perdus en forêt, en proie à des créatures
malfaisantes, il ressentait le poids d'une entière solitude.
Il laissa tomber son bagage mouillé à terre et s'approcha du haut gradé,
qu'il toisa sévèrement même si celui-ci lui tournait le dos.
--- Oui ? s'enquit ce dernier sans daigner se retourner.
Ildwin fut surpris par la performance de son ouïe et mit un moment avant
de formuler sa question, afin de trouver des mots qui se rapprocheraient le
plus de son ressenti.
--- Cela fait des nuits que l'on cavale dans les bois pour vous rejoindre, et
voilà que vous nous ignorez complètement. Certains ont été traînés dans la
boue par la force, et vous ne prenez même pas la peine de nous attribuer nos
fonctions. J'estime que l'on mérite plus de respect que celui que vous nous
témoignez... monelfe, ajouta-t-il avec empressement, non sans une certaine
ironie dans le regard.
Le sourire qu'il affichait et qui se voulait bienveillant n'était en réalité
qu'une feinte. Son statut de « rebelle » était déjà bien connu de tous. Son
physique imposant combiné avec des yeux gris tachetés de noir, froids et
audacieux, intimidait les elfes les plus déterminés. Même s'il avait, à cet
instant, le teint livide et les paupières lourdes, la cause d'un sommeil
naissant.
--- Soldat Ildwin, majeur de sa promotion et leader de peloton. Soldat
Saynir, chasseur d'élite et spécialiste en armement. Pour finir, Sir Owenyar,
elfe de haut rang, s'est porté volontaire dans le but de traquer les elfes noirs
afin de venger la mort de son frère cadet, récita l'elfe sans ciller et en
observant son interlocuteur. Est-ce correct ?
Ildwin dévisagea ses camarades qui hochèrent la tête, aussi étonnés que
lui.
--- Euh... oui, mais ça ne nous dit pas ce qu'on est...
--- Vous avez rendez-vous avec le capitaine demain matin à l'aube, le
coupa l'elfe de haut rang. En attendant, reposez-vous. Vous en aurez grand
besoin.
Sur ces derniers mots, il s'éloigna à grandes enjambées et les distança en
quelques secondes. Celui qu'il avait nommé Sir Owenyar s'approcha
timidement d'Ildwin.
--- Ça m'a l'air d'être un spécimen rare celui-là, toussa-t-il dans sa barbe
de trois jours.
Sa voix rauque avait du mal à sortir naturellement vu qu'il avait très peu
parlé depuis leur départ. Ildwin ne put s'empêcher de penser que ses beaux
habits et son port gracile étaient les seuls indices de sa supériorité
hiérarchique, sans cela il aurait pu passer pour un elfe quelconque.
--- C'est le lieutenant Newel, les informa Saynir de loin.
Il s'était déplacé lentement dans la pièce, tapi dans l'ombre des crevasses,
sans aucun bruit.
Il se fond déjà dans le décor, admira Ildwin.
Le chasseur s'apprêtait déjà à sombrer dans un lit des plus douteux qu'il
déplaça d'une seule main, de façon à éviter les courants d'air.
--- Et ? s'enquit Ildwin tandis qu'il essayait d'allumer sans succès un feu
dans un recoin éloigné de l'entrée principale.
--- C'est le seul qui ait jamais survécu dans les Terres Sauvages. Il a
même été capturé dans les donjons des elfes noirs, où il est resté vingt-cinq
ans avant de fuir, juste sous leur nez, répliqua Saynir.
--- Comment s'en est-il échappé ? demanda Ildwin.
Il ne lui arrivait pas souvent d'être captivé par un récit, mais tout ce qui
avait un rapport avec l'ennemi et leur territoire le passionnait depuis son
plus jeune âge.
--- Personne ne le sait et ne le saura jamais. Maintenant, taisez-vous !
contesta un elfe aux cheveux flamboyants, allongé à même le sol, qui se
rendormit comme si de rien n'était.
Les trois soldats échangèrent un bref coup d'œil complice, avant de
préparer leur couchage pour s'endormir devant des braises chaudes et
réconfortantes.
 
Chapitre 4

--- Comment osez-vous ? Comment osez-vous !


Les hurlements d'Ewen transperçaient les murs. Tout le palais, ainsi que
de nombreux serviteurs, entendait ses cris et sa douleur. Personne ne
pouvait l'aider, il était trop tard.
--- Me faire ça à moi ! Votre fils ! Le fruit de votre chair et de votre sang
! Vous savez parfaitement que Zenlia est l'élue de mon cœur !
Tremblant de colère, il ponctuait ses phrases en jetant des objets par
terre. Briser ce qui appartenait à son père ne soulageait aucunement sa
peine, mais chaque fibre de son être réclamait une vengeance, et c'est tout
ce dont il pouvait se permettre pour l'instant.
--- Ewen.
Kendrar l'observait. Il ne pouvait pas s'empêcher d'éprouver de la
tristesse en voyant la réaction de son fils qui était plus que justifiée.
--- Ewen !
Le roi dut se baisser pour esquiver la lampe de chevet qu'Ewen venait de
lui lancer en pleine figure. L'objet s'écrasa contre un des murs des
appartements de Kendrar.
--- Ça suffit ! cria ce dernier à son tour. Je comprends ta douleur, mon
enfant, mais les affaires du royaume ne te concernent pas encore ! Ce
mariage est la seule façon de riposter contre les elfes noirs...
--- De riposter ? Vous utilisez ma promise comme un bouclier ! Vous
vous cachez derrière son armée, cracha le prince, les joues en feu. Vous
êtes un lâche ! Et le pire dans tout ça, c'est que Zenlia ne peut même pas se
refuser à vous, car elle n'osera pas défier l'autorité de ses parents.
Les deux elfes blancs se dévisagèrent. La haine transpirait des yeux du
fils, et ceux du père montraient son impuissance face à la situation. Est-ce
qu'il pouvait avouer à son héritier que c'était son ami d'enfance, le roi
Lileth en personne, qui souhaitait le voir marier sa propre fille ? Est-ce
qu'il devait parler de la prophétie, celle qu'il avait vue de ses propres yeux
et qui leur prédisait un avenir baignant dans le sang et dans les cendres ?
Kendrar savait qu'il passait pour un elfe monstrueux et sans cœur. Mais
sauver son royaume et ses sujets était sa priorité. La tristesse de son fils
passait après les centaines de milliers de vies qu'il comptait protéger.
 

Au Nord des Monts d'Or.


 

Le messager partit à vive allure, aussi rapidement que le lui permettaient


ses petits pieds bots et ses minuscules jambes. Il avait la respiration
haletante à cause de ce qu'il avait découvert grâce à ses oreilles de troll
performantes. Il songea à son Maître et à ce qu'il allait dire quand celui-ci
découvrirait sa précieuse information. Il pressa le pas, aidé de sa canne
magique, et se faufila à travers des passages secrets invisibles aux yeux des
elfes.
Bien qu'il fut aveugle, ses instincts de créature obscure prenaient le
dessus sur sa nature de gardien des montagnes. Le souverain Tebryn, père
de l'actuel roi, savait qui il recueillait le soir où le vieux troll s'était présenté,
mortellement blessé par un groupe de trois elfes guerriers. Sans savoir que
ceux-ci étaient des elfes noirs abondamment payés et obéissants aux ordres
de Sa Majesté, le vieux sage était devenu une sorte d'esclave-espion au sein
de la couronne des Terres Sauvages, croyant devoir sa vie à ce prédateur et
à sa descendance qu'il appelait désormais Maître.
Entraîné par une forte brise qui l'avait accompagné depuis la forteresse
des Monts d'Or, il passa d'innombrables rochers sans jamais les compter,
sachant exactement où il se trouvait et reconnaissant chaque brindille,
chaque tronc d'arbre, chaque feuille et tronçon de terre. Il savait qu'en
avançant, le terrain devenait glissant, mou, puis sec et aride. Les feuilles
bien grasses des pâturages se transformeraient en mauvaise herbe, et les
doux paysages bordés de lacs et de ruisseaux en abondance s'assécheraient
pour laisser place à l'habituel et éternel désert, où il contournerait les
nombreuses flaques de boue et de sang.
Les clapotis d'une cascade résonnaient encore au loin, l'air se raréfiait.
Bientôt, le sol changea sous la plante de ses pieds nus et le tira de ses
pensées. La terre devint plus soyeuse au toucher. Le sage sut qu'il se
trouvait tout près des bois de Luménya. Ce qu'il ne savait pas, c'était qu'aux
alentours se dressaient les ruines calcinées d'un temple enfoui sous un tas de
cendres, là où aucun souffle d'air frais ne parvenait jamais.
Le paysage qui s'offrait à lui, et qu'il ne pouvait pas voir, était un vestige
de l'Âge d'Or des elfes rouges, d'anciens êtres qui pratiquaient une magie on
ne peut plus particulière. L'arrière-grand-père de Tebryn, Agena III, avait
découvert la cachette du temple grâce à un messager et avait attaqué à
l'aube du jour de la découverte, envoyant ses plus fidèles alliés et serviteurs,
tous aussi meurtriers que laids. Le siège dura quelques semaines et le
pouvoir des elfes, qu'Agena convoitait et comptait récupérer de force, fut
perdu à tout jamais. De même que la survie de la race tout entière.
Ignorant qu'il passait à côté de trésors et amulettes d'une valeur
inestimable, le troll cherchait une ombre qu'il repéra facilement, motivé par
sa réussite. Une élégante arche de pierre en granite rose se trouvait au beau
milieu d'une mer intérieure, ayant pour but de dissimuler un territoire que
peu d'elfes pouvaient se vanter de connaître. Si cet être particulier pouvait
voyager à ses aises entre des mondes complètement différents, c'est parce
qu'il savait où se trouvaient les frontières invisibles qui les délimitaient.
La bête se pencha au-dessus de l'eau pourpre. Un banc de brume
l'entoura de la tête aux pieds, reconnaissant sa présence ; seulement, ce
n'était pas suffisant. L'éclat d'une lame tranchante brilla tandis que la
créature se taillait la main gauche. Il laissa son sang écarlate s'écouler et
s'étendre telle de l'encre dans cette vaste étendue qu'il ne pourrait jamais
apercevoir.
La mer intérieure se divisa alors en deux rives distinctes, créant des
vagues ténébreuses impressionnantes. Un portail magique émergea des
profondeurs et s'éleva dans les airs. Le troll n'eut pas à bouger de là où il se
trouvait, un pont se forma automatiquement sous ses pieds avec des restes
de sable, d'algues et autres fragments qui formaient le fond marin.
Il avança avec précaution, il se pourrait qu'il tombe nez à nez avec des
soldats et rien ne lui faisait plus peur que cela. Plus il avançait, plus le pont
se dématérialisait juste derrière lui, ce n'était pas normal. On devait attendre
impatiemment sa présence, il fallait qu'il fasse vite. Dans le cas contraire, il
se noierait.
Prenant son courage à deux mains, il se mit à courir de toutes ses forces
et sauta la tête la première dans l'immense trou béant qui s'offrait à lui.
Le messager atterrit sur ses fesses. La terre n'était plus qu'un sable
graveleux, constellé de cailloux brûlants. La lumière du soleil était si
intense qu'elle l'éblouit même dans la noirceur du monde dans lequel il avait
l'habitude de survivre au quotidien.
À ce moment, l'odeur du désert emplit son nez crochu, couvert
d'égratignures et de furoncles noirs. Il venait d'arriver à destination. En une
matinée, il avait parcouru ce qu'un elfe de taille moyenne parcourait en
l'espace d'une demi-douzaine de jours. La créature se félicita de son
endurance et de sa fidélité. Les milliers d'étés et d'hivers passés à épier les
elfes blancs avaient souvent porté leurs fruits, mais jamais autant qu'en ce
jour.
Sa longue chevelure cendrée commença à lui coller à la peau. Elle
présentait des trous à certains endroits où on lui arrachait des touffes de
cheveux quand il ne rapportait aucune nouvelle ou aucun prisonnier. Cette
fois-ci, le vieux troll savait qu'il allait changer le destin de beaucoup de
vies, notamment celles d'innocentes victimes qui auraient pu le délivrer.
De toute manière, se dit-il, si je ne livre pas l'information que je détiens,
un autre le fera. Et la punition que l'on m'infligera pourrait s'avérer pire
que la mort.
La bête continua de marcher sur plusieurs dizaines de mètres. À son
arrivée, des guerriers vêtus de tuniques sombres l'attendaient déjà. Ils le
soulevèrent par les bras comme un poids plume et l'emmenèrent derechef
voir le roi.
 

Les Terres Sauvages, monde des elfes noirs.


 

Un cri sauvage retentit dans les cités rocheuses des Terres Sauvages. Le
premier palais se dressait de toute sa splendeur et surplombait le désert tout
entier d'une allure impérieuse et dictatrice. La lumière du jour déclinait dans
des couleurs cramoisies et sombres, en accord avec le mélange d'ossements,
de cristaux, de cailloux et de restes d'elfes traîtres à leur sang qui formaient
la forteresse principale du château.
Le prince Kalahar détourna le regard de ce spectacle et toisa
impérieusement la tour Ombrale depuis le toit de sa demeure, un monument
oublié et en ruines depuis sa naissance. Sa tour voisine, la tour Ombrale,
abritait des centaines d'esclaves traînés du monde entier, qui exerçaient un
travail à la chaîne formidable, motivés par des soldats strictement formés
qui les torturaient sans relâche.
Un parfum de sueur et de putréfaction émanait de la tour et embaumait
l'air jusqu'aux fines narines du prince, qui grimaça parce que l'odeur n'était
pas assez forte à son goût.
En proie à l'ennui, il envoya un signal à son faucon apprivoisé. Le
formidable rapace avait de belles plumes lustrées et des griffes de la taille
d'un louveteau, son repas principal. Celui-ci prit son envol des cavernes. On
y domestiquait des créatures et des animaux afin de les utiliser pour
assouvir un jour la soif de vengeance du roi.
Le faucon, baptisé Nidas, avait été ensorcelé par le troll et avait reçu le
don de la parole. À force de pratiquer, l'oiseau avait atteint un parfait niveau
d'excellence.
--- Nidas.
La voix du prince, faible, car il ne s'était pas encore nourri, résonna dans
toute la cour, avec une nuance animale séduisante. La bête s'inclina, son bec
et ses plumes noires bleutées touchèrent l'épaule de son maître avec
précaution.
--- Va et envoie ce message à la tour Ombrale, murmura Kalahar d'un ton
tranchant en attachant un bout de parchemin usé sur une de ses pattes
menaçantes.
--- Bien Maîîître.
Nidas partit, abandonnant des rafales d'une grande intensité derrière lui
qui atteignirent Son Altesse. Des mèches de cheveux lui chatouillèrent le
front, il repoussa le tout en un geste furieux.
Kalahar s'apprêtait à voir son père, qu'il redoutait plus que tout au
monde, mais il devait se nourrir avant.
Le prince ténébreux s'approcha du vide et leva sa jambe droite, qu'il
laissa vagabonder dans le néant. Il avait hâte de rejoindre l'obscurité, la
lumière du jour dérangeait ses yeux noirs. L'elfe sauta à pieds joints et se
laissa tomber agilement, comme si une surface transparente garantissait et
accompagnait sa descente. Kalahar atterrit sans faire de bruit et se fraya un
chemin dans les souterrains du palais pour atteindre l'une des couveuses, où
les maîtresses du roi berçaient les nouveau-nés mâles, tous frères du prince.
Les femelles étaient vouées à l'esclavage ou données en pâture aux soldats.
Même le prince était invité à faire ce qu'il voulait de ses sœurs, et il profitait
souvent de la situation.
L'héritier s'approcha discrètement d'une femelle aux cheveux récemment
teintés de violet, sa couleur préférée. Il l'attrapa par la taille. Celle-ci se
laissa faire tandis que les crocs de l'elfe noir sortaient de ses gencives avec
une étonnante facilité. La faim qui le tenaillait redoubla d'intensité quand il
approcha la carotide de la jeune, où il vit une belle veine bleue ressortir de
son cou fragile. Sur le moment, il se dit qu'il pourrait lui briser la nuque en
moins de deux, mais finalement, le prince se concentra sur son envie
principale : le sang.
Il grogna de satisfaction quand le liquide, chaud et écarlate, jaillit,
coulant à flots jusqu'à la commissure de ses lèvres. Après quatre grandes
lampées, Kalahar se sentit revivre. Il vibrait littéralement de la tête aux
pieds. Son organisme absorbait la force d'une énergie qui resterait
inépuisable durant les prochaines semaines, jusqu'à ce qu'il se nourrisse à
nouveau.
Il regarda l'esclave de ses yeux noir profond, et les battements de son
petit cœur redoublèrent d'intensité.
--- Va-t'en, lui ordonna-t-il. Sinon, je vais recommencer.
La jeune elfe prit ses jambes à son cou et partit se réfugier dans les
couloirs obscurs de la couveuse, le plus loin possible de la salle nourricière
où on lui demanderait son sang pour alimenter les elfes nés dans la nuit.
Elle y resterait toute la journée, pensant que la douce lumière du soleil la
protégerait pour les prochaines heures. Ce qui ne serait pas le cas.
Le prince noir, quant à lui, fit demi-tour vers l'aile principale où se
trouvait le roi Jaimyr Ier, son père. Il croisa sur son chemin une paroi
vitreuse qui lui renvoya son reflet ténébreux, et il en profita pour se
recoiffer et se rhabiller convenablement. Sa tunique noire faisait ressortir sa
peau hâlée, et ses yeux sombres étaient encadrés par de courts cheveux
soyeux, sertis d'une couronne légère en carbone. Des dessins y étaient
gravés. Ils représentaient des armes monstrueuses ornées de pics au bout qui
pouvaient blesser n'importe qui s'approcherait un peu trop de son visage et
de ses traits idéalement beaux.
Une fois dans la salle centrale du palais, Kalahar y vit l'agitation
quotidienne de ses égaux. Tous semblaient en proie à une agitation
démesurée et se toisaient d'un regard avide.
Les courtisans, habillés de noir et de pourpre, se déplaçaient vivement
dans toute la salle, se promenant sur le plafond rocheux. Les jambes de
certains pendaient aux lustres glauques, d'autres se balançaient au son des
chants de deux esclaves qui jouaient un air triste avec une harpe aux cordes
brûlées ou manquantes. Plusieurs bruits résonnaient dans ces grottes,
notamment celui du va-et-vient de la tunique de Jaimyr Ier, qui éraflait
brutalement le sol à chacune de ses allées et venues.
Des serviteurs maladroits tentaient vainement de satisfaire leur roi, qui
ne cessait de les ignorer. À l'arrivée de Kalahar, il se redressa et occupa la
place d'honneur dans le trône vieux d'une centaine de milliers d'années,
construit avec des ossements d'elfes rouges et blancs.
--- Que me vaut le plaisir de ta visite, mon fils ? s'enquit-il d'une voix de
baryton qui résonna dans toute la pièce, faisant vibrer les parois rocheuses
de son palais souterrain.
Le roi des elfes noirs était terrifiant. Son visage ridé dégageait une
noirceur peu commune.
--- Vous m'avez fait demander, si je ne m'abuse, père. Perdez-vous la tête
à votre âge ? osa le prince.
Tout le monde dans la salle se tut devant l'effronterie et le courage du
jeune elfe.
Jaimyr Ier le toisa de haut, les sourcils froncés. Kalahar regretta
immédiatement son ton condescendant en voyant l'imposante silhouette du
roi se dresser devant lui. Il détourna le regard et baissa les oreilles en signe
de soumission quand son père vint se poser près de lui. Les nombreux
spectateurs se sourirent méchamment, conscients de la claque mentale que
leur prince venait de prendre. Les moqueries ne cessèrent qu'une bonne
demi-heure plus tard, quand l'entrée d'un esclave fit cesser toute activité.
Un troll s'avança, flanqué par deux soldats qui le dépassaient de six têtes
et le traînaient à même le sol. Il flancha quelque peu, ne pouvant qu'à peine
tenir sur ses jambes. La bête atterrit sur les coudes quand les elfes noirs le
lancèrent au beau milieu de la pièce, juste en face du roi, son Maître.
Le voyage depuis les Monts d'Or l'avait littéralement épuisé. Il s'inclina
comme il put et resta à genoux sur le sol humide et froid. Ses membres
étaient écorchés et déshydratés, il n'en pouvait plus, mais il fallut attendre
un long moment pour que le roi daigne lui adresser la parole.
--- Parle, esclave ! Je n'ai pas tout mon temps ! aboya-t-il, satisfait de
l'autorité qu'il exerçait sur des créatures qui, sans le savoir, auraient pu
renverser et contrôler son royaume.
Il savait qu'un jour, une rébellion sans pareil éclaterait, mais il espérait
ne plus faire partie de ce monde pour voir le sien s'écrouler.
--- Maître, dit le troll terrifié.
--- Présente-toi ! cria le soldat à sa gauche, tout en lui assénant un coup
de pied au dos qui le fit mordre la poussière.
L'aveugle se releva péniblement, les larmes aux yeux.
--- Bul, Monelfe, je me prénomme Bul.
--- Que fais-tu là, troll ? s'enquit le prince en prenant bien soin de ne pas
l'appeler par son prénom.
--- Je viens rapporter des nouvelles, mon prince, gémit la petite créature.
Il se trouve que les elfes blancs ont reçu une invitée de choix et qu'un
mariage est en vue.
--- Que nous importent ces commérages de bas étage, sale monstre !
Le troll bâtit en retraite, craignant d'être puni comme à son habitude,
mais le prince ne fit rien. Le regard du roi en disait long sur ce qu'il pensait
de l'attitude de son fils. Le souverain se contenta de lever la main à
l'intention de Bul pour lui permettre de s'exprimer sans être interrompu.
--- Le roi Kendrar a reçu la reine Zenlia au palais. Un elfe notaire de
grande renommée a annoncé leur mariage devant des centaines de témoins
de la caste supérieure, Maître.
Le roi Jaimyr Ier faillit s'étrangler tant la nouvelle le surprenait. Cet être
inférieur qu'était Kendrar avait le courage de se marier à nouveau, surtout
après le décès de sa première épouse. Quelle surprise !
--- Relève-toi, troll. Donnez-lui de quoi se changer et préparez-lui à
manger, ordonna-t-il à ses gardes. Il le mérite amplement.
--- Mais, père... commençait à protester son fils.
--- Je te somme de te taire et de réfléchir. Tu sais ce qu'une nouvelle de
cette envergure signifie ?
--- Que les royaumes ennemis rassemblent des forces dans notre dos
avec leurs alliances. Il faut prévoir une guerre ! tempêta le prince en tapant
du poing sur une table en bois cendré.
--- Non, sombre imbécile ! le coupa le roi en proie à une agitation sans
pareil. Laissons-les croire au bonheur, nous agirons en temps et en heure.
Prépare-toi, je vais t'y envoyer sous peu. Tu auras quelque chose à
récupérer.

 
Chapitre 5

Monde d'Elbereth, au palais royal.


 

Elle n'avait plus conscience du temps qui s'écoulait.


Cela faisait plusieurs jours qu'elle n'était pas sortie de sa chambre, et elle
ne comptait pas le faire dans un avenir proche si cela impliquait de devoir
s'expliquer avec le roi.
En reniflant bruyamment, elle fit coulisser le panneau en bois tressé qui
délimitait l'espace nuit de celui de la salle de bain. La première fois qu'elle
l'avait vue, elle s'était extasiée devant les fioritures qui décoraient le
carrelage ivoire des murs. Elle avait aimé la taille de sa baignoire en
porcelaine, les doux parfums et savons qui embaumaient l'air, ainsi que le
miroir en argent qui reflétait son image magnifiée. Dorénavant, ses yeux lui
jouaient des tours, elle ne voyait que du noir et du gris, deux couleurs dont
elle avait horreur.
Zenlia laissa couler un bain chaud. Sans doute trop chaud pour sa peau
blanche et délicate, mais elle ne ressentait plus rien. L'elfe ne pensa même
pas à rajouter les perles de bain qui sentaient la rose, la violette ou la vanille
; elle avait perdu ce côté coquet qui la caractérisait souvent chez elle, à
Dorenthee.
Elle se déshabilla machinalement. Ôta des couches de vêtements. Sa
robe, son corset et les pinces qui soutenaient ses cheveux de lune tombèrent
délicatement sur le sol carrelé. Ensuite, elle plongea une jambe dans l'eau
bouillante, puis l'autre. En voyant son reflet dans l'eau, la reine étouffa un
sanglot. La couleur de ses cheveux lui rappelait ceux de l'élu de son cœur.
Ewen.
La voix nouée par l'émotion, elle ne dit rien, elle qui avait l'habitude de
chanter chaque fois qu'elle prenait son bain.
Depuis le jour de l'annonce, Zenlia s'était posé de nombreuses questions,
et elle se réveillait chaque matin avec la boule au ventre. L'elfe d'argent
avait été longuement convaincue que tout ceci n'était qu'un mauvais rêve,
mais la douleur qu'elle éprouvait démontrait que ce n'en était pas un.
Comment ai-je pu en arriver là ? se disait-elle, le cœur battant
d'angoisse.
Quand elle commençait à se poser ce genre de questions, ses oreilles
sifflaient et bourdonnaient inlassablement. Elle se murait dans le silence et
inquiétait ses femmes de chambre, qui venaient la voir toutes les demi-
heures. La plupart la connaissaient depuis qu'elle était enfant, et beaucoup
s'étaient attachées à la jeune elfe.
Zenlia entendit un grincement qu'elle ne pouvait ignorer. Quelqu'un
ouvrait la porte de ses appartements. C'était sans doute une de ses servantes
qui venait s'assurer que tout allait bien en prétextant vouloir déposer des
linges et des draps propres. Ce fut le cas. Une petite elfe aux cheveux
blonds et frisés entrebâilla la porte de la salle de bain et jeta un coup d'œil
avant de s'incliner et sortir de la pièce.
Cela ressemblait à une danse trop compliquée. Des domestiques par-ci,
des gouvernantes par-là. Zenlia en avait le tournis. Elle plongea sa tête dans
l'eau et retint sa respiration quelques minutes avant de se rasseoir pour
respirer.
Se vider la tête lui faisait généralement du bien, mais elle pensait à trop
de choses à la fois. Ses pensées l'agitaient comme jamais. Où était Ewen ?
Que faisait-il en ce moment ? Lui en voulait-il ? La croyait-il au courant de
cette manigance orchestrée par le Lord et le roi ? Et qu'en était-il de
Kendrar ? Croyait-il une seule seconde qu'elle accepterait ce mariage ?
Ignorait-il qu'Ewen et elle étaient synchronisés ? Et si ce n'était pas le cas,
le fait de le lui faire savoir changerait-il grand-chose ?
Asyril. Je n'aurais jamais dû le suivre. J'aurais dû me douter que le ton
dans le message d'Ewen était trop précipité, cela faisait des dizaines
d'années qu'il ne m'écrivait plus... Je suis une idiote.
Sans le vouloir, Zenlia avait provoqué cette situation. Elle se répétait
inlassablement que tout ceci était de sa faute. Les yeux brillants de colère,
elle se leva et se sécha au ralenti. Elle avait l'impression d'avoir été vidée de
toutes ses forces, et pourtant, elle devait tenir. Pour elle. Pour Ewen.
Elle avait envie de demander des explications à Asyril, mais pour cela,
elle serait obligée de passer devant les yeux de tous et tomberait sûrement
sur Kendrar ou sur les elfes de la cour. Finalement, une promenade aurait
aussi été la bienvenue. Elle devrait se faufiler par les passages secrets, car
sauter depuis sa fenêtre était inenvisageable. Quelqu'un pensait sûrement
qu'elle désirait s'enfuir, car on avait ordonné à une bonne dizaine de soldats
de surveiller la chambre de la reine.
Je n'ai pas le choix.
Elle prit une de ses tuniques de voyage et l'enfila. Le tissu, doux et
élastique, lui collait à la peau, mais comme c'était un contact familier, cela
lui fit du bien. Zenlia attacha une cape foncée par-dessus, et utilisa son kya
pour savoir si quelqu'un attendait derrière la porte de sa chambre ou si le
couloir était surveillé.
Elle ferma ses yeux bleus et inspira un bon coup. Il lui suffisait de
projeter son pouvoir à travers les murs et d'y détecter les formes vivantes
qui l'entouraient. Personne n'était posté devant sa porte, mais il y avait bel et
bien six soldats qui patrouillaient dans les couloirs perpendiculaires et
parallèles au sien.
L'elfe d'argent patienta. Quelques secondes plus tard, tous les
surveillants coïncidèrent dans un angle qui lui permit de sortir de sa
chambre sans être vue.
Et voilà.
La reine se déplaça rapidement, faisant appel à ses pouvoirs. Elle songea
rapidement à l'interdiction de Kendrar et à ce qu'il penserait s'il la voyait
faire.
Avec un peu de chance, il me renverra chez moi.
Elle savait que le roi pouvait sentir quand la magie était utilisée, car elle
laissait des traces. Il n'aurait aucun mal à deviner qu'il s'agissait de la
sienne.
Le cœur un peu plus léger, car elle se rebellait à sa façon, elle courut
jusqu'au premier passage secret. Celui-ci se trouvait derrière une armure
dorée, au deuxième étage du palais. L'habit était des plus simples, mais si
on la regardait bien, c'était une vraie œuvre d'art. L'elfe toucha l'épée qui se
trouvait dans la main droite de l'armure et la tourna trois fois vers le nord.
Un sifflement discret résonna dans le couloir. Zenlia surveilla une
dernière fois que personne ne la suivait et s'engouffra dans le passage secret
qui venait de s'ouvrir. C'était une de ses cachettes lorsqu'elle était plus
jeune. Elle avait considérablement grandi, mais passait toujours dans ce
long tunnel fait de terre et de pierres qui donnait sur la forêt qui entourait le
palais.
Elle eut juste à se baisser quelques fois. Sa cape se mouvait
silencieusement, en harmonie avec ses propres pas.
Une lumière l'attendait au bout. Le clair de lune diffusait une lueur
puissante, qui aida Zenlia à se repérer, car elle atterrit dans un coin de la
forêt qui avait changé depuis la dernière fois qu'elle avait utilisé ce tunnel.
À son grand soulagement, personne ne se promenait dans le coin. Elle était
libre et allait en profiter pendant des heures.
Sa promenade lui fit le plus grand bien. Elle n'était jamais restée aussi
longtemps enfermée, sa petite chambre lui donnait l'impression d'étouffer. À
Dorenthee, elle sortait et dormait à la belle étoile presque tous les soirs, elle
avait besoin de quelques minutes seule.
Les astres du monde des elfes d'argent scintillaient de nuit comme de
jour, elles étaient toujours présentes. Elbereth ne possédait pas le même ciel
nocturne. Dans celui des elfes blancs, elles changeaient de couleur.
Petite, elle avait toujours admiré ces changements qui n'apparaissaient
qu'à la nuit tombée. Ce soir-là, elle s'assit sur la cime d'un arbre doré pour
observer le spectacle. Les astres rouges devenaient bleus, puis orange ou
roses et se confondaient dans le ciel.
C'est magnifique, se dit-elle, émerveillée.
 

Zenlia sauta de sa branche et atterri élégamment sur le sol jonché de


feuilles. Celles-ci étaient particulièrement froides, et quelque chose de
poisseux lui fit perdre l'équilibre.
De la sève.
Des marques de griffes et des morsures avaient abîmé le bois, elle ne s'en
était pas rendu compte tout de suite. Son arbre doré semblait blessé, il
perdait beaucoup trop de sève. Un épais liquide brunâtre coulait du tronc et
son odeur était nauséabonde. Il saignait.
--- Qu'est-ce qu'il t'arrive, mon grand ? lui demanda l'elfe en posant sa
main sur le tronc.
Celui-ci ne lui répondit pas.
Bien sûr, se dit-elle.
Elle venait de réaliser. La magie avait disparu d'Elbereth, et celle de la
forêt avait fait de même. Plus aucune créature ne pourrait lui parler dans ce
monde ; tout ce qu'elle pouvait faire, c'était le soigner. La reine des elfes
d'argent s'assit sur une des racines qui sortaient de la terre. Elle les toucha et
les fixa de son regard de saphir. Une lumière d'un bleu intense s'échappa de
ses mains et pénétra le bois griffé. Les écorchures disparurent, et les
brindilles qui étaient tombées un peu plus loin s'envolèrent et virent se fixer
sur l'arbre. Petit à petit, il recouvra son physique d'antan. La sève ne coulait
plus quand Zenlia eut fini son travail.
Elle sourit en voyant le résultat, et se dirigea vers le pan sud. Le climat
était plus chaud. La terre était craquelée de ce côté-ci et les feuilles avaient
jauni. Le temps avait séché cette partie de la forêt, mais elle possédait
quand même un charme particulier.
Le doux parfum des pins et des fleurs était très puissant. Zenlia se sentait
apaisée. Elle somnolait et se laissa tomber sur un lit de feuilles séchées.
L'elfe lutta contre le sommeil, mais quelque chose semblait l'appeler, lui
intimait de s'endormir. Et elle obéit.
 

--- Il y a quelqu'un ?
Zenlia ne voyait rien et ne sentait rien. Un voile de brume blanche
masquait ce qui se trouvait devant et autour de son corps.
--- Il y a quelqu'un ? répéta-t-elle.
Des voix murmuraient. Tout était silencieux, le bruit ne dépassait pas
l'intensité d'un chuchotement. Elle avait l'impression d'être enfermée dans
une sorte de cage, mais quand elle se déplaça, l'espace était infini et elle ne
parvint pas à se repérer.
--- Par ici.
--- Maman ?
Je suis dans un rêve, conclut l'elfe.
La brume, le voile et les sens physiquement diminués étaient des indices
plus qu'évidents.
--- Par ici, ma chérie.
Zenlia suivit les voix, les indices laissés par la reine Eliai qui l'appelait
depuis la Brume.
Ce phénomène était unique et très rare, mais pas inconnu dans les
pratiques des elfes de Dorenthee. Communiquer avec les vivants de ce lieu
magique qu'était la Brume n'était pas à la portée de tous. D'autant plus que
ce rêve et ce genre d'appel étaient une première pour la reine.
--- Mère ?
--- Zenlia.
Cette fois-ci, elle avait clairement entendu la voix de son père, le roi
Lileth.
--- Père ?
Ses oreilles ne lui jouaient pas des tours. Si ses parents s'étaient
déplacés à deux, c'est qu'ils avaient quelque chose d'important à lui dire.
--- Zenlia.
Quand elle se retourna, elle les vit. Ils étaient aussi beaux que la
dernière fois qu'elle les avait vus, le jour de la traversée de la Brume. La
reine Eliai était vêtue d'une robe assez simple, dans des tons pâles. Sa
chevelure tombait en cascade derrière ses épaules, et son visage doux et
attrayant n'avait pas changé. Le roi Lileth était vêtu d'une tunique qui
ressemblait étrangement à une tunique de combat. Ses cheveux étaient
coiffés en arrière et un médaillon orange pendait à son cou. C'était la seule
touche de couleur prononcée de l'endroit.
--- Père, mère ! s'écria-t-elle.
Oubliant qu'il ne s'agissait que d'un mirage, la jeune elfe courra vers
eux pour les enlacer. Ses mains blanches n'attrapèrent que du vide, du
néant.
--- Ce n'est qu'un rêve, ma chérie, lui dit sa mère. Nous ne sommes pas
vraiment là. Communiquer avec toi, dans ton monde, demande beaucoup
d'efforts. Nous ne pourrons pas rester longtemps.
La reine regardait sa fille avec tendresse ; cependant, son père la
dévisageait avec des yeux froids et durs.
--- Nous voulions te parler, Zenlia. Tu nous manques mon ange, mais je
ne vais pas y aller par quatre chemins. Ta réaction vis-à-vis de Kendrar est
intolérable. Je suis vraiment...
L'elfe interrompit le roi tout aussi durement.
--- Vous savez parfaitement qu'Ewen et moi...
--- Ta relation avec Ewen verra le jour, crois-moi. Nous te demandons
juste de patienter. Le règne de Kendrar a besoin d'une reine de taille ; il
doit convaincre notre armée de le rejoindre et tes sujets ne feront confiance
qu'au sang royal de Dorenthee.
--- Nous sommes tes parents, Zenlia. Nous ne souhaitons que ton
bonheur. Tu devrais le savoir.
--- Comment puis-je accepter alors que vous...
--- Nous savons ce que nous faisons. Les elfes noirs s'apprêtent à
frapper. Nous l'avons senti dans la Brume, et nous ne sommes pas les seuls
à l'avoir deviné. Nous ignorons ce qu'il se passe, mais Elbereth et
Dorenthee doivent s'unir si vous voulez échapper au destin tragique qui
vous a été prédit.
--- Et pour unir deux mondes... continua Zenlia.
--- Il faut un mariage, sans quoi les elfes blancs et d'argent ne vous
suivront jamais, termina sa mère, avec un demi-sourire.
--- Pourquoi moi ? Pourquoi faut-il que cela m'arrive à moi ? se plaignit
la jeune elfe en cachant son visage dans ses mains.
Lileth s'approcha de sa fille. Elle ne releva la tête que lorsqu'elle sentit
sa présence à ses côtés.
--- Ewen et moi sommes synchronisés, finit-elle par avouer.
--- Nous le savons, répliqua le roi.
La silhouette de son père et celle de sa mère vinrent l'entourer tandis que
Zenlia gardait toujours la tête baissée. Elle n'osa relever les yeux de peur
de voir deux visages qui la réprimanderaient.
--- Nous ne te demandons pas de passer ta vie aux côtés de Kendrar, dit
Lileth, attristé. Nous voulons juste créer une alliance le temps de battre
notre ennemi commun. Vos kyas doivent s'unir le temps d'une dernière
bataille.
--- De nombreuses reines se sont sacrifiées pour leur peuple, ma chérie.
Je sais que cela peut te sembler égoïste venant de notre part, mais les
oracles de la Brume ont été bien clairs.
--- Nous avons besoin de toi.
--- Pense à tout ce que vous pourrez accomplir à deux.
--- Réfléchis bien.
Leurs voix s'éloignaient petit à petit. Zenlia ne savait plus qui parlait,
elle entendait une même voix, rauque et douce à la fois. Le scintillement
orange du collier de son père l'attira. Celui-ci était tombé de son cou, et
lorsqu'elle le ramassa pour essayer de lui rendre, bien que l'enveloppe
physique de Lileth n'était déjà plus là, une chose étrange se produisit.
Le voile blanc se dissipa. À la place, un champ rouge apparut. Le ciel
avait des teintes roses et grises et un orage menaçait au loin. Ensuite, elle
les entendit. Des cris, des hurlements de femmes et d'enfants, des râles
d'animaux blessés. Elle les sentit. Des cadavres s'entassaient à ses pieds, et
partout autour, leur odeur était infecte. Puis elle les vit. Les elfes noirs. Ils
détruisaient tout sur leur passage et criaient leur victoire comme des
sauvages. Ils étaient assoiffés de sang. Rien ne leur avait résisté.
Elle les voyait s'alimenter d'elfes blancs et d'argent qui restaient couchés
sur le sol et ne bougeaient plus. Le roi Jaimyr Ier et un de ses fidèles
arboraient fièrement des lances noir et or avec des têtes qu'ils avaient
transpercées. Tout le cortège en possédait, mais deux retirent son attention.
Elle vit la tête de Kendrar arborée fièrement par le roi des elfes noirs. À ses
côtés, se trouvait celle d'Ewen.
 

Le cri qu'elle poussa réveilla les oiseaux qui avaient trouvé refuge juste
au-dessus d'elle. Ils s'envolèrent au loin, vers un ciel rose et rouge qui
annonçait l'arrivée d'un soleil éclatant.
Une plume argentée tomba sur les genoux de Zenlia, qui avait le souffle
saccadé. Elle ne sentait plus ses jambes, elle était incapable de bouger. Tout
ce qu'elle pouvait faire était observer cette plume. C'était la couleur de son
royaume. Elle n'avait pas rêvé. Ses parents l'avaient bel et bien contactée, et
lui faisaient savoir que ce qu'elle avait vu allait arriver si elle ne se mariait
pas avec Kendrar.
Je n'ai plus le choix.
 
Chapitre 6

--- Récitez votre leçon, mon prince.


Ewen se leva, rouge de honte. Zenlia l'encouragea et lui sourit, sachant
pertinemment combien l'elfe redoutait parler en public, même s'ils étaient
très peu nombreux dans la salle de cours du palais.
Se raclant la gorge, le prince obéit, non sans dévisager chaque
camarade de classe avant de prendre la parole.
--- Les mondes sont unis par des frontières magiques. Elles ont été
créées par nos ancêtres et nous les appelons les portails. Chaque monde en
possède plusieurs et chacun conduit à un lieu précis...
Ewen récitait tout ce dont il se souvenait. La théorie était quelque chose
qu'il retenait aisément. Il donnait même des cours privés à Zenlia, qui était
une élève dissipée, préférant la pratique et les combats aux études écrites.
--- À notre connaissance, des centaines de mondes elfiques existent.
Nous ignorons encore comment les portails sont reliés entre eux, mais de
récentes découvertes nous ont montré que nous ne nous trouvons pas dans
le même espace-temps. C'est pourquoi les elfes scientifiques parlent de
dimensions.
Le prince se tut et regarda la princesse de Dorenthee, qui applaudit
silencieusement pour le féliciter. Ewen avait été ravi quand son père était
venu lui annoncer que la jeune elfe séjournerait à Elbereth pendant de très
longs mois.
--- Très bien, félicita le professeur. Je pense que vous nous avez tout dit.
Au suivant ! Princesse Zenlia, veuillez nous éclairer de vos lumières.
Quand elle se leva, l'elfe en profita pour frôler la main du prince. Cela
voulait dire qu'elle l'attendrait sous l'arbre mauve, et qu'elle avait quelque
chose d'important à lui dire.
Ewen espérait qu'elle lui avoue enfin son amour pour lui, et c'est
exactement ce qui arriva.
 
Monde d'Elbereth, quelques semaines plus tard.
 

La reine Zenlia était parée de sa plus belle robe en taffetas lilas, aux
extrémités brodées avec de la dentelle blanc perle. Elle portait aussi des
boucles d'oreilles très fines, serties d'émeraudes en harmonie avec les
pierres de sa couronne. Les couleurs avaient été expressément choisies par
le roi Kendrar, c'était une des traditions de sa race. Il l'avait conviée à un
repas en tête-à-tête dans la salle de l'arbre en or, où avait eu lieu l'annonce
de leur mariage.
Galant et prévenant, il avait laissé la jeune elfe se reposer dans ses
appartements sans la contraindre à en sortir, et elle lui en était
reconnaissante. Depuis le jour de l'annonce, la future reine du royaume des
elfes blancs n'avait plus eu de nouvelles d'Ewen, hormis qu'il était parti
chasser depuis des semaines, accompagné de ses serviteurs. Des rumeurs
couraient au palais qu'il ne chassait point d'animaux, mais qu'en réalité il
avait à cœur de rencontrer l'elfe qui partagerait sa vie en passant par toutes
les couches des villages alentour.
Le cœur lourd de regrets et de jalousie, Zenlia laissa son elfe de chambre
la guider dans les innombrables couloirs du palais ; même si elle se
souvenait du chemin, elle ne voulait pas avoir à affronter ces dernières
minutes seule.
Elle songeait sans cesse à la prophétie. Elle rêvait du médaillon et
revivait la scène de guerre tous les soirs. Ses cauchemars la hantaient.
Zenlia distinguait nettement la tête du roi Jaimyr Ier, l'ennemi juré de sa
couronne, l'elfe qui avait attenté à la vie de Lady Annaerys.
Elle commençait à avoir peur du noir et évitait de porter du rouge.
Chaque fois qu'elle apercevait ces deux couleurs, elle entendait les cris de
guerre et avait presque l'impression de sentir l'odeur du sang, une odeur qui
ne la quittait pas de la journée.
On se posait des questions en la voyant. La reine n'avait pas encore
donné de réponse, et celle-ci se faisait attendre. Personne ne savait si elle
acceptait ce mariage, précipité par le souhait de ses parents. Les elfes de la
cour ne comprenaient pas pourquoi elle n'avait pas sauté dans les bras de
Kendrar ce jour-là. Les mauvaises langues répandaient des rumeurs comme
quoi leur union n'aurait jamais lieu, car on n'avait jamais vu la reine en
présence du roi. Il se disait aussi que le prince avait essayé de nuire à son
père par pure jalousie, et que depuis, ils ne s'étaient plus adressé la parole.
De nombreux elfes avaient entendu les cris de l'héritier et senti sa rage.
Zenlia entendait tous ces commérages, mais ne faisait rien pour faire
taire ceux qui les alimentaient. Une vraie lutte faisait rage en elle. L'elfe
d'argent était toujours en état de choc depuis qu'elle avait pris sa décision.
Dans ses moments de lucidité, elle s'autorisait quelques accès de colère
dans sa chambre, à l'abri des regards. Les rideaux, les matelas, les broderies
et même ses effets personnels avaient été déchirés, jetés à terre. Les
servantes ne s'étonnaient plus de voir du verre brisé ou des habits troués,
elles se contentaient de tout remplacer avant la nuit. Et pour couronner le
tout, une pluie fine s'abattait sur Elbereth depuis que ses parents lui avaient
dévoilé la prophétie, soulignant la tristesse de Zenlia.
Elle pensait souvent au jour de son arrivée. Si elle avait su, elle aurait
rejeté la proposition de Lord Asyril et serait en train de parcourir les
Landes, sans aucune restriction de kya.
Cela n'aurait pas été possible, songea-t-elle, le regard absent.
Elle serait revenue juste à temps pour voir les elfes noirs attaquer son
peuple, profitant de son absence, puis Elbereth. Tous les autres mondes qui
ne possédaient pas d'armée auraient été soumis ou détruits. Cela aurait fini
par atteindre les Landes. Et seule, Zenlia n'aurait eu aucune chance de les
vaincre.
Le mariage était nécessaire, elle avait fini par se convaincre. Elle était
presque sûre que Kendrar n'avait aucune idée de la gravité de la situation.
Ses parents étaient restés assez secrets de leur vivant à Dorenthee, et si une
menace planait sur leurs têtes, ils se débrouillaient pour tout solutionner
avant que quiconque soit au courant.
Je ne lui dirai rien. Lui faire savoir cela ne ferait qu'empirer les choses.
Ce futur mariage. L'envie et le cœur n'y étaient pas, mais elle ne pouvait
pas ignorer ce qu'elle avait vu grâce au médaillon de Lileth.
Depuis quelques jours, elle avait cessé de pratiquer la magie, obéissant
aux ordres du roi. Cette dernière lui manquait, et sans elle, Zenlia ne savait
pas comment ils allaient combattre l'ennemi. Si elle ne libérait pas son
pouvoir, elle finirait par exploser un jour où l'autre. Le matin où elle s'était
réveillée dans la forêt, elle avait couru pour effacer les traces de magie
qu'elle avait laissées exprès pour que Kendrar les trouve. Et depuis, elle
avait restreint son kya qui continuait de grandir à l'intérieur de son corps et
de son esprit.
--- Nous sommes arrivées, ma reine, se prosterna la vaillante servante qui
l'accompagnait.
L'entrée du salon se trouvait juste devant Zenlia. Elle avait franchi cette
même porte trois semaines auparavant, se souvenait des dessins ancrés dans
le bois et de l'alliance avec la pierre d'ambre qui faisait office de gonds et de
poignée de porte.
--- Je te remercie, Elsya. Aurais-tu l'amabilité de venir me chercher dans
deux heures ?
--- Bien, ma reine.
Zenlia la regarda s'incliner à nouveau. La vieille elfe avait plus de
cinquante siècles et les portait bien. Elle était belle malgré les rides qui
peuplaient son front et le coin de ses yeux.
--- Merci.
La future reine poussa un soupir profond avant de pousser la porte de ses
mains fines et pâles. Kendrar l'attendait déjà. Le roi avait revêtu ses plus
beaux habits de cérémonie. Ses cheveux avaient été soigneusement tirés en
arrière et reluisaient presque davantage que sa couronne. En arrivant à sa
hauteur, elle perdit de l'assurance face au port élégant de son hôte.
--- Approchez-vous donc... invita le souverain avec une maladresse
plutôt attendrissante.
Voyant que Zenlia ne réagissait pas, il s'éclaircit la gorge :
--- N'ayez aucune crainte. Venez.
Elle s'exécuta sans rien dire et se contenta de hocher la tête.
Il ne doit pas être au courant pour la prophétie, se dit-elle, analysant le
comportement de son hôte.
Seulement, Kendrar savait tout et avait décidé de faire comme si de rien
n'était. Il avait sagement réfléchi, et c'était la meilleure option selon lui. Dès
qu'il avait appris l'existence de la prophétie, il n'avait pas cessé de penser à
Zenlia et s'était dit que par le biais de ce mariage, il pourrait la protéger et
l'éloigner des elfes noirs qui avaient assassiné sa précédente épouse.
Lady Annaerys lui manquait terriblement. Il ne se passait pas une nuit,
pas un jour sans qu'il pense à elle, à ses sourires, ses caresses et son parfum.
Zenlia ne la remplacerait jamais dans son cœur, il ne s'attendait pas à ce
qu'elle lui appartienne en retour. Et cela lui convenait.
Le roi prit la jeune elfe par les mains tout en la conduisant à sa place,
désignée à l'avance. C'était une chaise en argent à l'effigie de son royaume.
Zenlia se surprit à penser que l'odeur qui émanait du roi était douce et
agréable. Quant à ce dernier, il trépignait sur place, ne sachant pas comment
entamer une conversation appropriée. Alors qu'il l'avait en face de lui,
Kendrar se sentait tout de même honteux. Il trouvait la reine ravissante dans
cette robe et la considérait déjà comme la plus belle elfe de tous les mondes
existants.
Annaerys l'était aussi, pensa-t-il, chagriné.
--- Souhaitez-vous manger quelque chose ?
La nourriture était un sujet neutre. Les cuisiniers avaient préparé des
mets délicieux et de toutes les saveurs en prévision de leur premier repas en
tête-à-tête. Zenlia n'avait rien avalé de consistant depuis ce jour fatidique, et
cette fois-ci, elle n'allait pas se retenir.
Il n'y est pour rien dans toute cette histoire, se dit la reine.
--- Je prendrais bien de ceci, annonça-t-elle en désignant un mélange de
légumes poêlés avec du piment doré, puis une garniture fumante et
appétissante.
Deux elfes assez âgés s'affairèrent à la tâche et se mirent à servir les
futurs époux.
--- Merci, les remercia-t-elle faiblement.
--- Bon appétit... ma reine, ajouta Kendrar au dernier moment.
Elle répondit avec la même hésitation.
--- Bon appétit... mon roi.
S'ensuivit une conversation monotone. Le souverain essaya plusieurs
fois de combler les vides, mais la reine s'ennuyait toujours. Ils n'avaient pas
les mêmes sujets de conversation ni les mêmes centres d'intérêt, car ils
n'étaient pas de la même génération.
N'ayez aucune crainte.
Ce fut en se rappelant ces quelques mots qu'elle osa prendre la parole.
--- Qu'en sera-t-il de l'avenir de Dorenthee, mon roi ? demanda-t-elle
d'un ton qu'elle voulait détaché, même si sa voix tremblait par moments.
Mon royaume, mes sujets...
--- Ces détails ont déjà été arrangés avec le notaire. Lord Asyril
nommera votre capitaine de la garde royale intendant du royaume, jusqu'à...
notre union. Ensuite, nous prendrons d'autres mesures. Ne vous préoccupez
de rien, tout semble avoir été orchestré à l'avance, tenta de la rassurer
Kendrar.
Zenlia songea à ses contrées vertes, argentées et glacées en hiver. À ses
souterrains et ses grottes enfouies dans les montagnes, à la cité de Cascada,
au lac de sable, à ses forêts peuplées d'animaux magiques ainsi qu'à son
peuple, les elfes de Dorenthee, qui l'avaient acceptée et lui obéissaient
aveuglément. Puis ses pensées devinrent plus sombres. Elle revit l'image
sanglante des elfes d'argent couchés sur le sol, vidés de leurs pouvoirs et de
leur vie. Les paysages blancs devenus gris, les cendres qui tombaient du
ciel, les arbres brûlés et arrachés de la terre...
--- Tout va bien Zenlia ?
Kendrar l'avait appelée plusieurs fois. Elle semblait être en transe. Son
visage était très pâle et ses yeux s'étaient fermés un court instant. Il la
dévisageait, inquiet.
--- Tout va bien, le rassura-t-elle en crispant ses poings sous la table. Je
vais bien.
L'elfe d'argent lui sourit faiblement et il répondit avec ce même sourire.
Elle ressentit également une pointe de douleur juste sous son cœur. C'est
ainsi que Zenlia sut que, quelque part, Ewen les avait vus en train de
partager un moment qu'il qualifierait d'intime.
Une larme coula le long de sa joue. Cependant, elle la chassa avant que
le roi ne s'en aperçoive. Et pour faire bonne figure, parla pour trois.
 

Les jours se succédèrent. Hormis son échappée sécrète dans la forêt,


Zenlia n'était pas sortie depuis son arrivée à Elbereth. C'est pourquoi
Kendrar venait la chercher de bon matin. Ils partaient explorer le palais ou
la forêt qui l'entourait, et croisaient Ewen plusieurs fois dans la journée. Le
prince faisait comme si elle n'existait pas, mais son cœur qui battait à tout
rompre à l'unisson avec celui de la reine était la preuve du contraire.
Pour se changer les idées, elle engagea un maître une semaine après le
repas en tête-à-tête. Celui-ci l'entraînait durement pour que son corps ne
perde pas l'expérience acquise après tant d'années de combats. Elle s'était
fait plaisir et avait commandé aux fées atelières une tunique bleu acier avec
des protections en cuir plus foncé. Elle lui permettait de bouger aisément et
de cacher des petits poignards à sa ceinture. Le maniement des armes était
une discipline qu'elle maîtrisait aisément, elle s'en donnait à cœur joie
lorsque son entraîneur plaçait une épée ou un arc et des flèches entre ses
mains.
Je me dois d'être forte si je veux les protéger, se disait-elle en sacrifiant
ses nuits et en s'entraînant jusqu'à l'aube.
Ewen, quant à lui, sortait souvent sans but fixe et ne revenait que très
tard le soir, parfois ivre, souvent en colère et la plupart du temps triste. Il
voyait rarement son père, à qui il vouait une haine farouche et sans limites.
Le prince avait décidé plusieurs fois de se rendre aux Monts d'Or pour
combattre les elfes noirs. Ainsi, il punirait son paternel, mais il se dit que
mettre sa propre vie en danger serait une mince consolation. C'est pourquoi
l'elfe se contentait d'observer la reine s'entraîner à distance, elle qui l'avait
tant de fois battu dans leur jeunesse. Il se dit qu'avec son niveau, elle
n'aurait aucun mal à le battre à nouveau.
Ewen savait qu'elle était aussi peinée que lui. En l'ignorant, il ne
comptait pas la punir consciemment, car sa douleur ajoutée à celle de Zenlia
lui étaient insupportables.
Les relations entre royaumes elfiques dues à un mariage et les alliances
militaires qu'elles formaient n'avaient aucune limite et étaient sacrées. Il
savait qu'il ne pourrait agir sans défier son père et tout Elbereth si jamais il
lui arrivait de demander Zenlia en mariage à son tour. Devenir le traître de
son propre royaume n'était pas envisageable.
Ewen s'ennuyait et faisait semblant de partir dans les villages pour
rencontrer de jeunes elfes, bien qu'il se limitait à courir dans la nuit pour
entraîner sa vision nocturne, acquise il y a à peine cent ans. Le prince avait
décidé de faire à nouveau appel à son kya, mais en l'usant petit à petit. Si
son père apprenait cela, il le ferait enfermer dans les cachots pour l'éternité.
Personne ne devait être au courant. Pas même sa bien-aimée.
Ce matin-là, la chevelure de Zenlia reluisait sous le soleil du printemps,
l'héritier n'avait d'yeux que pour elle. Ses mouvements gracieux, ses yeux
bleus et son sourire lui étaient si familiers et distants à la fois. Elle tendait la
corde de son arc et visait un elfe fait entièrement de bois placé à un
kilomètre de distance. Ses flèches argentées, spécialement conçues pour
elle, atteignaient leur cible sans effort. Elle piochait ses munitions dans son
carquois et visait sans relâche. Son entraînement était de niveau militaire,
mais la jeune elfe appréciait ces moments passés à l'extérieur du palais, et
se réjouissait chaque fois qu'elle réussissait son tir.
C'est comme les jeux de notre enfance, se souvint Ewen, d'un air amusé,
sans s'en apercevoir.
Ses pensées l'agitèrent à l'instant même où il se revoyait avec l'elfe
d'argent dans ses bras. Il s'en rappelait. Plus jeune, et à chaque tir parfait,
elle lui sautait dans les bras et ils s'enlaçaient, heureux d'être présents l'un
pour l'autre.
En proie à une rage absolue, le prince ne se laissa plus attendrir. Les
souvenirs étaient tout ce qu'il possédait, et il souhaitait en construire de
nouveaux, avec Zenlia et personne d'autre.
Perché sur une branche qui le cachait de la vue de la reine et du palais, il
se dit qu'il ne se laisserait pas faire. Il allait reconquérir Zenlia et ils
s'enfuiraient tous les deux, quitte à s'approcher des Terres Sauvages et se
mettre leurs mondes à dos.
Personne ne la méritait à part lui. Ils étaient synchronisés. C'était leur
destinée.
 

Aux Monts d'Or.


 
Le soldat Ildwin soufflait, soufflait, soufflait. Cela faisait des années qu'il
s'entraînait pour devenir le meilleur élément de sa promotion, et voilà qu'il
passait ses journées à faire des trous dans la roche.
La terre était devenue une alliée et décorait son visage à longueur de
journée. Il avait toujours l'impression de sentir mauvais tellement il faisait
chaud dans ces tunnels. L'elfe ne voyait pas pourquoi ils creusaient autant,
alors qu'il leur suffirait de faire appel à la magie pour atteindre les Terres
Sauvages.
Venant des Plaines du Sud, il connaissait des magiciens de Dorenthee
capables de faire exploser toute la frontière rocheuse en un claquement de
doigts. Sauf que le roi d'Elbereth ne permettrait jamais l'arrivée des elfes
d'argent, et encore moins l'usage de leurs pouvoirs sur son territoire.
Le Bastion Gris était devenu une prison. Ildwin s'estimait heureux de ne
pas faire partie du groupe qui s'occupait de la fabrication d'armes
primitives. Sir Owenyar passait ses journées à taper sur des cailloux ou du
métal, avant de laisser le forgeron attitré s'occuper des dernières étapes de
fabrication. À la fin d'une dure journée, seulement une épée, une vingtaine
de flèches et deux arcs voyaient le jour. Cela durait depuis quelques
semaines, mais les deux elfes avaient l'impression qu'ils étaient sur place
depuis plus d'un siècle.
Le seul qui s'en tirait bien était Saynir. Comme il avait une certaine
réputation, le capitaine Teraën et lui partaient au petit matin, et revenaient
en riant le soir, les bras chargés de nourriture, de racines, de baies et de
fruits frais. Ils apprenaient ainsi quels étaient les plans du lieutenant et du
capitaine, quand Saynir avait encore la force de leur parler.
Un matin, la prise était vivante. Et pour cause, Ildwin repéra la courte
chevelure noire et les tatouages de sang, les caractéristiques d'un elfe noir.
--- Par tous les kyas ! s'exclama Newel en bousculant tous les soldats
afin d'arriver en premier sur les lieux.
L'elfe noir était attaché comme une bête, il le méritait sans doute. Sa
petite tresse était défaite, et son teint cramé par endroits. Nul doute que
Teraën avait déjà tenté de lui soutirer des informations et qu'il avait
lamentablement échoué.
La créature, si similaire aux elfes blancs et d'argent, émit un rire fou et
cracha sur les bottes poussiéreuses de Newel.
--- Qu'avons-nous donc par ici ? s'enquit le lieutenant. De la racaille
venue espionner ?
L'elfe noir rit à gorge déployée et commença à saliver, excité de se
retrouver devant des tas de chair dont il n'aurait fait qu'une bouchée en
temps normal.
--- De la racaille de la pire espèce, confirma celui-ci. Vous regretterez ce
moment toute votre vie lieutenant ! Toute votre misérable vie !
Ces deux derniers mots furent prononcés avec une telle vulgarité et
indécence, qu'Ildwin et ses compagnons eurent du mal à croiser le regard du
prisonnier.
--- Et pourquoi regretterais-je ceci ? Ne t'avons-nous pas à notre merci ?
contre-attaqua le capitaine Teraën en donnant un coup de pied à la mâchoire
de l'insolent.
--- Que ferons-nous de lui ? demanda Saynir, intéressé.
--- Vous n'en ferez rien. Si je suis ici, c'est pour délivrer un message,
annonça l'elfe noir.
L'ennemi se remit à rire, en proie à une folie soudaine. Il réagit si vite,
déliant ses cordages et plantant ses ongles crochus dans la gorge de Saynir,
que même Newel en resta bouche bée. L'elfe touché tomba mollement sur le
sol de pierre et ne bougea plus. Teraën se pencha pour le ranimer, mais il
était trop tard. Un de leurs meilleurs éléments venait de tomber, et le
prisonnier n'était retenu par personne.
--- Il sait. Mon Maître sait et il en finira avec votre race pourrie... Fuyez
tant que vous le pouvez, messelfes, il se peut que vous ne soyez plus en vie
lors des prochaines lunes.
Sur ces mots, beaucoup de soldats battirent en retraite, mais les plus
courageux comme Ildwin furent pris d'assaut par l'elfe noir. Il leur sauta
dessus sans leur laisser le temps d'atteindre leurs armes, et planta ses crocs
dans quelques gorges avant de disparaître dans les ténèbres de la forêt.
Les premiers soins durèrent toute une nuit. Les blessés succombaient
vite, empoissonnés par les morsures. Quelques soldats furent tirés au hasard
pour fouiller la forêt, et le reste garda une arme à portée de main.
--- Lieutenant ? osa Ildwin en revenant de son passage à l'infirmerie.
--- Oui, jeune recrue ? soupira le concerné.
Il n'avait pas quitté le corps de Saynir depuis l'attaque, et tentait de
percevoir quel genre de magie avait utilisé l'assassin pour disparaître aussi
vite.
--- Vos ordres ?
À l'instant, Newel prit une décision qui pourrait lui coûter sa carrière.
--- Il faut prévenir le roi et l'intendant de Dorenthee. Nous allons avoir
besoin de toute l'aide qu'ils pourront nous fournir.
 
Chapitre 7

La princesse de Dorenthee courait dans les couloirs, une feuille rose à la


main. Les serviteurs qui traînaient dans le coin n'étaient pas vraiment
surpris de voir Zenlia détaler à toute vitesse, ils s'inquiétaient plutôt quand
elle restait immobile, car cela voulait dire qu'elle préparait quelque chose
qu'ils redouteraient sûrement. Les blagues de la princesse étaient monnaie
courante au palais, où elle s'amusait, déposant des bulles d'eau froide un
peu partout ou agrémentant les plats de la cuisine de poudres et épices
colorées.
Elle attendit quelques minutes, trépignant sur place, et entra dans le
bureau de son père, en déplaçant la lourde porte en bois avec une force
invisible. Elle la referma avec soin et activa sa vision nocturne, car la pièce
était plongée dans le noir.
--- Père ?
--- ...
--- Père ?
--- ...
--- Père ?
--- ...
N'obtenant pas de réponse, l'elfe se raidit et appela de toutes ses forces.
--- PAPA !
Le roi Lileth se redressa de son siège, se retourna comme si de rien
n'était et sourit en voyant le regard courroucé que lui lançait sa fille.
--- Tu as été prévenue, Zenlia. Je veux que ma petite fille m'appelle «
papa ».
--- Je sais, papa.
Zenlia se pencha sur les travaux que le roi corrigeait avec soin. Une
montagne de paperasse s'entassait sur le bureau en acajou de son père. La
petite elfe peinait à distinguer les manuscrits que Lileth avait étalé devant
lui, mais son regard fut attiré par une page marquée d'une énorme croix
rouge.
Ses mains blanches allaient la saisir, quand le roi s'en empara avant, de
justesse.
--- Ce n'est pas de la magie pour petites filles, dit-il en la dévisageant.
Sa voix était grave. La princesse sentait que le sort qu'elle avait vu était
très puissant, mais elle ne comprenait pas pourquoi son père l'empêchait d'y
jeter un coup d'œil.
--- À quoi sert ce sort ? s'enquit-elle avec une toute petite mine.
--- À guérir le cœur des gens, ma petite. C'est un chant, très puissant que
peu d'elfes peuvent maîtriser. Lors d'une guerre, il serait particulièrement
efficace.
--- Efficace dans quel sens ?
--- La magie ouvrirait le cœur des elfes. La plupart arrêteraient de
combattre, je pense, mais je ne peux pas garantir les effets secondaires.
Il caressait les cheveux de sa fille, tout en lui expliquant les
caractéristiques de l'incantation.
--- Mais toi tu peux, hein papa ?
--- Hélas non. Il faut avoir un cœur pur pour se servir d'une magie
pareille. Ton père a fait des choses dont il n'est pas fier, tu sais. Le kya
ressent tout cela, et il me punit par la même occasion.
Zenlia sortit du bureau quelques minutes plus tard, intriguée. Lileth lui
avait demandé, même fait promettre, de ne rien raconter, pas même à sa
mère. La princesse de Dorenthee avait aussi pris une décision. Elle
apprendrait ce sort, si ce n'était pas pour elle, ce serait pour son père et
pour les elfes d'argent qu'elle se jura de protéger.
 

Monde d'Elbereth, monde et royaume des elfes blancs.


 

Kendrar admirait le jardin intérieur qui donnait sur la salle de bal, là où


aurait lieu la cérémonie qu'il redoutait depuis qu'on lui avait révélé son
union imminente avec l'elfe d'argent. Ses soldats avaient ramené de
mauvaises nouvelles et de nombreuses feuilles d'or étaient tombées ces
derniers jours, mais il se laissa distraire par les effluves que dégageaient les
parfums testés sur Zenlia. La future reine avait subi d'inlassables
expériences sur elle, des baumes, des crèmes, des coiffures fantaisistes, et
depuis de nombreuses heures, c'était l'essayage de la robe qui la retenait
depuis ce matin.
La coutume voulait qu'une fois la robe de mariée portée, un couple doive
passer une première nuit ensemble. Seulement, Kendrar ne se voyait pas
forcer Zenlia ni faire quoi que ce soit qui puisse la faire fuir de son
royaume, car même si ce mariage était le vœu le plus cher de ses parents, la
reine n'avait aucune obligation de rester. Cette union symbolisait pour elle
l'alliance entre leurs royaumes, et rien d'autre. Elle ne l'aimait pas, cela était
plus qu'évident. Lui, par contre, sentait naître en lui un amour protecteur et
innocent.
--- Elle est prête, mon roi, se prosterna Elsya, une servante qu'il
appréciait particulièrement.
Elle était restée au chevet de lady Annaerys lorsque celle-ci était tombée
malade, et à aucun moment la vieille elfe ne s'était plainte ou éloignée de sa
maîtresse. Voilà pourquoi elle était la préférée du roi.
--- Merci Elsya. Puis-je la voir ?
--- Bien entendu ! Elle n'attend que vous, mon roi.
Avant même de franchir la porte qui le séparait de la mariée, Elsya le
retint par le poignet en prenant bien soin de ne pas froisser les bordures en
dentelle de sa tenue royale.
--- Prenez bien soin d'elle, je l'aime bien cette petite. Cette situation l'a
quelque peu chamboulée, j'espère que vous vous en êtes rendu compte.
Les yeux de l'elfe brillaient après avoir prononcé ces paroles.
--- Ne vous inquiétez pas Elsya, je le suis aussi. Mais je ferai ce qu'il faut
pour la protéger et pour l'aimer comme il se doit. Maintenant, laissez-moi-la
voir.
Les portes de la salle d'essayage s'ouvrirent. Zenlia se tenait au milieu de
la pièce, vêtue d'une robe de mariée qui la rendait encore plus jolie et
sensuelle qu'à l'accoutumée. Plusieurs couches de tissu protégeaient le corps
de la reine, des manches habillaient ses bras, et une longue tiare soutenait
ses cheveux couleur de lune. Des perles de diamant avaient été incrustées
dans sa chevelure parfaite et ce fut pieds nus que Zenlia s'avança jusqu'au
roi.
Intimidée, elle baissa les yeux et salua en s'inclinant avec respect. C'était
un geste si gracile et respectueux que le roi ne put résister à la tentation de
l'approcher.
--- Plus de ça, implora-t-il, la voix rauque. Vous n'avez plus à vous
incliner devant moi.
La reine leva la tête à ce moment-là, surprise par l'urgence de son ton.
Ses yeux bleu saphir croisèrent ceux du souverain qui agit sans vraiment
savoir ce qu'il faisait, tellement il était hypnotisé par sa beauté. En deux
trois mouvements, il la prit par la taille et se pencha en avant. Il l'attira à lui,
et de ses deux mains, caressa les joues de l'elfe avant de poser ses lèvres sur
les siennes. La chaleur et la passion qui émanaient de Kendrar firent tourner
la tête de Zenlia qui s'accrocha à lui. Elle résista au début, songeant au lien
qui l'unissait avec le fils de son promis, puis voyant que cela ne servait à
rien, elle se laissa porter. Le roi était un bel elfe, il ressemblait à Ewen,
même de près, il lui suffisait de fermer les yeux pour imaginer celui qui
avait pris son cœur bien avant.
Aucun n'osa prononcer le moindre mot pendant une heure.
Kendrar lui fit visiter ses appartements après le doux baiser échangé. La
chambre du roi avait été nettoyée après les ravages causés par son fils.
--- Ne vous inclinez plus devant moi, s'il vous plaît, lui répéta-t-il quand
elle se baissa devant lui une nouvelle fois.
--- À condition que vous m'appeliez par mon prénom, comme vous le
faisiez autrefois, lui sourit-elle.
C'était son premier vrai sourire. Zenlia se dit qu'avec le temps, elle
finirait sans doute par s'y habituer, même si elle éprouverait toujours ce vide
en pensant à Ewen. Ses parents lui avaient bien dit que sa relation avec
Kendrar ne durerait pas toujours, et elle se raccrochait à cela pour que ses
journées lui paraissent moins longues.
 

Aux Monts d'Or.


 

Le Bastion Gris renaissait de ses cendres une nouvelle fois, après les
assassinats sanglants des elfes morts d'une simple morsure. Des cérémonies
avaient eu lieu dans la forêt épaisse, à l'abri des regards indiscrets et avec
les membres des familles qui avaient bien voulu se déplacer si près d'un
portail menant aux Terres Sauvages.
Tout avait été simplifié par manque de moyens. Le lieutenant Newel
faisait profil bas depuis l'attaque. Si un seul elfe noir, retenu prisonnier,
avait massacré plus d'une dizaine de soldats à lui seul, que ferait l'armée
impitoyable de Jaimyr Ier ?
Ildwin et Sir Owenyar avaient enterré Saynir. Les membres de sa famille
n'étaient pas venus lui rendre un dernier hommage. Il n'avait jamais parlé
d'un quelconque parent digne de ce nom, c'est pourquoi son enterrement
auprès du lac, où il avait l'habitude de discuter avec le capitaine Teraën,
avait été organisé en petit comité.
Les larmes avaient coulé presque autant que le sang. Saynir était le plus
regretté. Jamais plus ils ne verraient l'elfe sourire après avoir rapporté de
quoi nourrir tous les soldats, et le son de son rire ne ricocherait plus sur les
parois du Bastion Gris.
--- Que ferons-nous ? Nous avons perdu des effectifs précieux et nous
avons découvert d'autres corps dans la forêt. Comment un seul être peut-il
être capable d'une telle destruction ?
Ces paroles guère rassurantes, Ildwin les avait entendues maintes fois.
De leur côté, le capitaine et le lieutenant se réunissaient souvent le soir,
alors que tout le monde était censé dormir ou travailler dans la mine.
Personne ne savait de quoi il en retournait, mais Sir Owenyar avait laissé
sous-entendre qu'une action devrait être menée de front, avec tous les
soldats possibles. Le futur mariage entre le roi Kendrar et la reine Zenlia
serait un bénéfice pour l'armée des elfes blancs, lorsque ceux-ci recevraient
l'appui des soldats d'argent qui prêteraient allégeance dès lors que la reine
serait unie au roi.
Ce qui leur posait problème, c'était que, depuis la mort de sa première
femme, Kendrar avait banni la magie. Elle circulait désormais peu ou pas
du tout dans le sang des elfes de son armée. Les elfes de Dorenthee étaient
bien plus forts et redoutables. Ildwin avait ouï dire que seul le prince Ewen
continuait à pratiquer cet art ancien et mystérieux, et des rumeurs couraient
comme quoi il était devenu un poids pour son père, qui n'aurait pas d'autre
choix que de l'envoyer combattre au front. Bien entendu, ce n'étaient que
des rumeurs.
Sans attendre le soutien de la royauté, le soldat se contentait de fabriquer
des armes plus redoutables, en prenant des matières premières bien plus
fortes et résistantes que les petites pierres de la forêt, utilisées par le
forgeron depuis son arrivée.
Il se surprit à penser que, même armés jusqu'aux dents, ils ne pourraient
rien contre la magie et la fourberie des elfes noirs.
Il leur faudrait quelque chose ou quelqu'un de bien plus puissant. Ildwin
ne connaissait qu'une elfe capable de les aider, mais elle allait bientôt se
marier...
 

Les Terres Sauvages.


 

Le prince Kalahar s'entraînait, faisait les cent pas, puis recommençait


cette chorégraphie qui l'excitait au plus haut point. Apprendre à se
comporter comme un elfe blanc ne l'intéressait guère, mais il n'avait pas
vraiment le choix s'il voulait se fondre dans la masse le jour J.
Son comportement ainsi que sa personnalité étaient le cliché le plus pur
du royaume des elfes noirs, et cette fois-ci, pour le bien de son peuple, il se
devait d'assurer la mission donnée par son père. Le roi Jaimyr Ier lui parlait
dorénavant comme à un égal, il était donc hors de question de changer ce
qui devenait une habitude et un moyen de racheter ses erreurs du passé.
Kalahar préparait son corps à une éventuelle riposte, mais les gardes
blancs ne lui faisaient pas peur. Les guerriers, les soldats, les serviteurs... il
les tuerait tous, jusqu'au dernier s'il le fallait.
Pour souligner sa rage et sa soif de sang, le prince laissa une vague de
magie déferler dans la salle où il avait pour habitude de s'entraîner. Une
plainte retentit quand la boule de feu qu'il avait libérée fit mouche sur une
cible.
Bul, le troll, venait de se faire coincer par Son Altesse.
--- Que fais-tu là, vermine ?
--- Rien, mon prince. Je me promène, je me promène, s'inclina la petite
créature.
--- M'espionnes-tu pour le compte de mon père ? s'enquit le concerné
intéressé.
--- Oh non, mon Maître ne me demanderait jamais cela, oh non...
--- Hors de ma vue !
Le troll bâtit en retraite et Kalahar put recommencer à pratiquer sa magie
noire en faisait apparaître l'ombre de démons guerriers qu'il était le seul à
pouvoir contrôler. Il en aurait besoin, personne ne pourrait le battre lors de
sa mission. Les elfes blancs lui paraissaient stupides. Éliminer l'utilisation
du kya de leurs vies et devoir se battre comme de vulgaires animaux, cela
n'était pas envisageable pour le prince.
La nuit était bien entamée quand il arrêta. S'ensuivirent les cours de
manies et de politesse ainsi que celle des danses elfiques de base. Kalahar
avait du mal à ne pas tomber, la musique n'avait aucun effet sur lui, c'était
un calvaire à surmonter. Il pratiqua une pirouette ou deux et réussit à
paraître noble et fier. Il se prêtait au jeu. À la fin de l'heure, il saluait comme
un véritable prince blanc et parlait avec un accent chantant. L'héritier
s'essaya à quelques phrases et fut attiré par un rire profond et sournois qui
retentit derrière lui.
--- Alors, notre prince se serait laissé tenter par les douces joies que
procurent les musiques et manières des blancs ? Je plains notre roi. Un fils
unique qui se donne en spectacle et ne sert à rien...
Kalahar se précipita sur l'elfe noir qui venait de parler. Il le plaqua contre
un mur et entrouvrit ses lèvres pour montrer ses crocs.
--- Tu sais pertinemment qu'il s'agit d'une mission, Kraken.
Kraken se libéra et pouffa à nouveau.
--- Une mission digne d'un prince ? Je ne crois pas...
--- Puis-je savoir comment s'est déroulée la tienne ? pesta Kalahar, au
courant des agissements de son cousin.
--- À merveille, figure-toi. J'ai rempli mon devoir et éliminé au passage
un chasseur d'élite et plusieurs soldats minables. Si tu veux goûter leur
sang... je n'ai pas fini de lécher mes mains, proposa Kraken moqueur.
Le poing partit tout seul, mais l'elfe noir sauta en arrière et atterrit
adroitement sur son pied gauche. Il sortit de la pièce hilare, laissant un
cousin furax à qui il restait encore des heures de pratique.
Le jour tant espéré arrive, et personne ne se mettra en travers de mon
chemin, se dit Kalahar.
 
Chapitre 8

--- Est-ce que ça te manque parfois ? demanda Ewen d'une petite voix.
--- Quoi donc ? bâilla Zenlia en le laissant caresser la paume de sa main
avec ses doigts fins.
Ils se reposaient dans une clairière de l'épaisse forêt qui encerclait le
palais. La belle elfe avait la tête contre le torse du prince. Ils venaient de
s'avouer leur amour l'année dernière, et avaient de petites attentions l'un
pour l'autre.
--- Dorenthee.
Cela faisait dix ans. Dix ans que Zenlia n'était plus retournée chez elle.
Les hivers de son monde étaient très froids, et duraient parfois un siècle,
c'est pour cela que ses parents passaient autant de temps à Elbereth, où le
printemps et l'été étaient longs et d'une douceur qu'ils appréciaient
particulièrement.
--- Oui. Beaucoup même.
Ewen se renfrogna, mais n'ajouta rien.
--- Tu es jaloux ? se moqua la princesse en tirant une mèche de ses
cheveux blonds.
--- Un peu, avoua-t-il à contrecœur. Je croyais que tu avais envie de
rester...
Zenlia le coupa. Elle ne pouvait s'empêcher de sourire à l'idée que l'elfe
blanc jalouse son monde.
--- Cela me plaît d'être ici, avec toi. Mais j'aime aussi notre palais. Ce
que je voudrais, c'est que tu viennes passer des vacances chez nous. Je te
montrerais mes endroits préférés, tu pourrais enfin goûter les fameux
biscuits à la noisette de ma mère, et mon père pourrait t'apprendre à
combattre avec une épée.
--- Mais je sais combattre avec une épée, râla le prince.
--- Allez, même toi tu n'y crois pas, pouffa l'elfe d'argent.
--- C'est vrai, finit par avouer Ewen avec une grimace comique. Quels
sont tes endroits préférés d'ailleurs ?
Les yeux de la jeune elfe brillèrent. Elle était émue et pensait aux grottes
enneigées de Dorenthee. Aux lacs verts et profonds qui habillaient ses
terres, aux forêts blanches en hiver et aux cascades cristallines, gelées à
cette époque de l'année. Des images de flocons de neige, de boissons
fumantes et de sources chaudes perdues dans les montagnes lui virent à
l'esprit. Les fleurs, ses chevaux et les villageois qui entouraient la demeure
des rois lui manquaient terriblement. En comparaison, Elbereth était un
monde coloré et rempli de vie, mais Dorenthee possédait une magie
particulière et un charme hors du commun.
--- Si tu savais... dit-elle en poussant un soupir.
 

Monde d'Elbereth, monde et royaume des elfes blancs.


 

Les invités se pressaient. Des centaines d'elfes des hautes sphères


comme ceux du peuple affluaient rapidement vers le palais en vue du
mariage annoncé. Celui-ci durerait plus d'un mois, et chaque jour aurait lieu
une célébration qui ferait honneur aux différents mondes.
Une liste avait de même été placée à l'entrée de la porte de la demeure du
roi, et c'est depuis les hautes fenêtres de la chambre de Kendrar que Zenlia
et le roi voyaient défiler les plus grandes familles de la royauté. Le bras de
celui-ci reposait contre celui de sa promise. Depuis quelques semaines, ils
étaient devenus plus proches et les moments intimes s'étaient multipliés,
faisant naître un amour quelque peu particulier, car la reine songeait
toujours à la prophétie, mais sincère. Les promenades en forêt et aux
alentours du château étaient des occasions où ils en profitaient pour tout se
dire. Zenlia finit par se confier à moitié, en révélant l'amour profond qu'elle
ressentait pour Ewen étant plus jeune, sans mentionner leur connexion et
encore moins le fait que cet amour existait toujours, car ce point-ci était
plus qu'évident. À son tour, Kendrar lui avait décrit ses derniers moments
aux côtés de Lady Annaerys, et la profonde dépression dans laquelle il avait
sombré.
Ewen, quant à lui, les espionnait souvent et écoutait leurs conversations.
Il se disait qu'il fallait agir avant que Zenlia ne tombe véritablement
amoureuse de son père.
De nombreuses elfes, charmées par son physique avantageux et
séduisant, lui couraient après toute la journée. Il se trouva des cachettes
parmi lesquelles il en découvrit une bien pratique. Un pan de mur nu
camouflait une porte qui donnait sur l'extérieur du palais. Il y planqua son
arc et ses flèches et s'y rendait souvent. Le prince finissait par rentrer tard
dans la nuit et se faisait surprendre par les gardes royaux qui prévenaient
immédiatement son père.
Comme c'était le cas en ce moment même.
--- Ewen, combien de fois je vais devoir me répéter ? Sais-tu combien de
soldats sont morts dernièrement ? Tu sors de nuit comme de jour, alors qu'il
reste des portails ouverts un peu partout. Ton attitude me déçoit
énormément.
--- Pour une fois que vous vous souciez de mon sort, père. Venant de
votre part, je prends cela comme un compliment, s'inclina théâtralement le
prince, un rictus en guise de sourire.
--- Ne fais pas le malin avec moi, jeune elfe, tempêta Kendrar, furieux
par les agissements de son fils, devenu si irresponsable à ses yeux. Tu crois
que je ne sais pas pourquoi tu fais tout ça ? Parle ! Finissons-en maintenant,
sinon, tais ta haine à partir d'aujourd'hui.
--- Comment pourrais-je taire ma haine à jamais, père ? Nous nous étions
promis ! Je retiens juste que la parole d'un roi ne vaut rien...
La gifle que lui asséna son père l'empêcha de continuer sa phrase. Blessé
et peiné par les propos de son seul et unique fils, il le renvoya sur-le-champ.
Le peu de vie qui avait afflué en lui depuis l'arrivée de la reine s'éteignit
tout doucement, laissant des cicatrices douloureuses refaire surface. Jamais.
Jamais il n'avait fait de mal à son fils.
Qu'est-ce que j'ai fait ? se répétait-il.
Il demanda à ce qu'on le laisse seul pour le restant de la journée, et son
vœu fut exaucé jusqu'à ce que Zenlia fasse son apparition. Elle revenait d'un
de ses nombreux entraînements physiques et comptait prendre une douche
apaisante avant de passer à table.
--- Que vous arrive-t-il ?
Elle commençait à s'inquiéter. La reine parcourut le peu de distance qui
les séparait et posa une main rassurante sur l'épaule du roi. Sa longue
chevelure couleur de lune tomba devant les yeux de Kendrar, qui ne put
éviter de s'émerveiller devant leur beauté. Il en profita pour sentir leur
parfum qui embaumait presque toute la modeste pièce où il avait élu repos.
--- Des tracas, rien de plus, se contenta-t-il de dire, sans avouer ce qui le
chagrinait vraiment.
--- Je sens votre cœur, il est lourd de regrets et de tristesse. Si je peux
soulager votre douleur ne serait-ce qu'un peu...
--- Venez.
Le roi l'amena dans un recoin secret qu'il n'avait plus foulé depuis des
siècles. C'était une petite cour, entourée d'arbres fruitiers et d'arbustes
voluptueux, qui portait en son centre une fontaine d'argent et or d'une telle
beauté que Zenlia en fut émerveillée.
--- Où sommes-nous ? demanda-t-elle.
Le regard du souverain venait de s'adoucir. Il regarda la reine s'approcher
de la fontaine pour toucher l'eau la plus claire qu'il soit.
--- Cet endroit est d'une beauté...
Elle fut interrompue par un éclat d'eau cristallin que venait de lui
envoyer Kendrar. La reine était dorénavant trempée et réagit vite à l'attaque.
Elle réunit une grande quantité de liquide de la fontaine et la renvoya sur la
tête du roi qui sourit pour la première fois de la journée. Voir un elfe de cet
âge s'amuser comme un enfant réchauffa le cœur de Zenlia, et où qu'Ewen
fût, elle savait qu'il allait le ressentir.
Elle répliqua aussi, et bientôt, toute la cour fut mouillée. Les flaques
récemment créées firent glisser les deux elfes comme sur une patinoire. Au
dernier moment, Kendrar tira Zenlia et ils atterrirent tête la première dans la
fontaine. Cela suffit à la faire rougir quasi instantanément. Elle se cacha le
visage avec un pan de sa robe, honteuse, mais souriante.
 

 
Quelques jours plus tard.
 

Ewen s'exerçait. Comme la pratique du kya était interdite, il essayait de


trouver des endroits peu peuplés, quasi déserts où personne ne le
remarquerait. Les premières fois, il eut du mal à s'approprier sa propre
magie, vu qu'il ne la pratiquait plus depuis qu'il était jeune elfe. Les
premiers jours, il invoqua l'eau, puis l'air, la foudre, et ainsi de suite. Il avait
compté sur le retour de Zenlia pour qu'elle lui apprenne les bases, mais il
savait qu'elle aurait de moins en moins de temps à lui consacrer.
Le jeune elfe savait manipuler un ou deux éléments et quelques
techniques assez faciles, c'est pourquoi il commença à entraîner sa
condition physique comme jamais. Son corps devint musclé et tendu, prêt à
se battre et à livrer bataille à n'importe quel instant. À de nombreuses
reprises, il avait appelé un soldat royal, et à plusieurs, ils avaient essayé de
le déstabiliser. À ce jour, personne n'avait réussi à le battre, pas même le
capitaine de la garde qui n'avait pas pris de pincettes avec son prince. Ewen
répétait même certaines chorégraphies qui l'aidaient au combat. Il
manipulait son corps et son esprit, le tout ne faisait plus qu'un et était en
harmonie constante avec ce qui l'entourait.
Un crissement stoppa son dernier mouvement. Il pouvait entendre
n'importe quel bruit sur plusieurs dizaines de mètres, il devina donc
l'emplacement exact de l'elfe qui l'avait surpris.
Il reconnut son odeur. Zenlia s'approcha et tenta de deviner si sa
présence serait acceptée.
--- Bonjour, salua-t-elle de sa voix calme et mélodieuse.
--- Bonjour.
Le ton du prince était sec et froid. Cependant, il ne put cacher la chaleur
de son regard dès qu'il la dévisagea. Elle portait la tunique que les fées du
château avaient confectionnée, et qui lui seyait à merveille.
--- Est-ce que je te dérange ? s'enquit la jeune elfe.
--- Vous pouvez vous promener où bon vous semble, ma reine, se
prosterna Ewen. Ne faites pas attention à moi.
Jamais il ne se montrerait aussi grossier qu'il l'avait été avec son père,
mais il voulait quand même lui faire voir son courroux.
--- Ne m'appelle pas comme ça, Ewen.
--- Je m'excuse, s'inclina-t-il.
Le bout de ses oreilles frémit, elle savait qu'il faisait cela exprès pour la
déstabiliser. La reine observa de même les brindilles et les troncs d'arbres
fracassés sur le sol. Zenlia sut à l'instant de quoi il en retournait. Elle sentait
des odeurs plus que familières...
--- Tu pratiques la magie, murmura-t-elle dans un souffle.
Son regard n'exprimait rien, elle constatait un fait.
--- Contrairement aux ordres, oui. Tu devrais savoir mieux que
quiconque que je ne suis pas vraiment doué pour suivre les ordres paternels.
L'évocation de leurs escapades secrètes au cours de leur enfance firent
sourire la reine.
--- Je m'en rappelle. Une fois tu t'es vraiment fait gronder par tes parents,
tu étais tout rouge...
--- Et tu as pris la responsabilité pour moi, comme chaque fois que je
nous mettais en danger, termina le prince en la dévisageant tendrement à
l'évocation d'un souvenir en particulier.
Aucun des deux n'ouvrit la bouche avant plusieurs minutes. Les gestes
suffisaient amplement, et les regards échangés étaient pleins de complicité
malgré leur séparation évidente.
Au moins, il s'entraîne. Il apprend à se battre et il utilise la magie. Elle
le protégera si jamais une partie de la prophétie venait à se réaliser, se
rassura Zenlia.
Une lueur étrange brillait dans ceux de la demoiselfe, et un sourire
amusé vint perler au coin de ses lèvres.
Elle leva les bras et se laissa guider par l'énergie qu'elle sentait affluer de
tous les côtés. En quelques secondes, elle avait créé un tourbillon d'air
chaud qu'elle maîtrisait à la perfection. Ewen se laissa emporter par les
ondulations et les élans de vent qui émanaient des mains expertes et
redoutables de Zenlia. Les rafales, colorées et odorantes, étaient puissantes,
mais inoffensives, et venaient chatouiller des mèches de l'épaisse chevelure
du prince.
Il se joignit à elle et fit étalage de ce qu'il avait appris en autodidacte.
Hélas, il n'arrivait toujours pas à son niveau. La jeune reine s'amusait à le
voir courir après une vague d'eau incontrôlable, ou alors, riait à gorge
déployée quand les feuilles qu'il voulait faire léviter partaient en courant,
chevauchant le vide.
--- Ewen, arrête, tu leur fais peur.
Elle faisait référence aux oisillons qui observaient la scène depuis leur
nid. Le prince avait frappé sans le vouloir l'arbre dans lequel ils étaient
nichés, et les petites bêtes tremblaient, effrayées par ces attaques sauvages.
--- Désolé.
Ils continuèrent, créant de la glace, des flocons de neige, puis une fine
pluie qui vint s'échouer sur eux au moment où Ewen trébucha et perdit
l'équilibre. Le sort était destiné à attirer la foudre, mais celui-ci créa un mini
orage incontrôlable à la place, et ce fut Zenlia qui le détruisit. La reine fit
preuve d'une dextérité incroyable lorsqu'un halo bleu vint illuminer les pans
de sa tunique. Le prince l'observa sans comprendre ce qui se formait sous
ses yeux, quand une épée magique jaillit des mains fines de l'elfe d'argent.
La lame bleue détruisit l'orage d'un coup sec, il ne restait plus rien.
--- Qu'est-ce que...
Ce n'était pas la seule arme qu'elle invoquait. À Dorenthee, elle s'exerçait
à ce genre de magie tous les jours. Elle sourit en voyant la tête de son ami
d'enfance à qui elle n'avait jamais présenté ce genre de pouvoir.
--- Si je te montre comment faire, tu promets de ne plus jamais me faire
la tête ?
Ewen acquiesça si vite qu'il eut le tournis. Leur entraînement improvisé
finit très tard, aucun des deux ne voulait rentrer au palais. Une fois épuisés,
l'elfe blanc profita du moment présent pour poser la question qui le
démangeait nuit et jour.
--- Zenlia ?
--- Mmm oui ? s'enquit celle-ci absente.
Elle imaginait Kendrar en train de fouiller le palais à sa recherche, et
déjà, elle se sentait coupable d'être partie sans rien dire, lui qui s'était confié
à elle et avait montré un côté très sensible de sa personne. Seulement, le
temps passé avec Ewen et les occasions de le voir étaient si peu
nombreuses...
Elle ne s'aperçut même pas que ce dernier venait de prendre ses mains et
caressait de son pouce les paumes soyeuses de l'elfe, comme il le faisait
antan.
--- Pourquoi tu ne rejoindrais pas les Landes avec moi ? Fuyons ce palais
et ces terres. Nous pourrions vivre comme nous l'avons toujours souhaité.
La dureté des mots et la folie dans les yeux d'Ewen la firent reculer. Elle
ne désirait pas que ses gestes soient mal interprétés, mais elle ne savait pas
quoi répondre.
Je ne peux pas. Même si je le veux, je ne peux pas.
L'envie était là, mais son peuple et celui d'Elbereth avaient besoin d'elle.
Sans sa présence et le mariage, la guerre éclaterait. Qu'en serait-il de son
père, du chagrin qu'il éprouverait en perdant tous les êtres chers à son cœur
? Qu'adviendrait-il des royaumes ? Pourraient-ils se le pardonner ?
--- Ewen... je...
Sa voix était déchirée, mais rien n'était comparable à la tristesse qu'elle
éprouvait en ce moment même.
--- Ne réponds pas, maintenant, je t'en prie, la supplia Ewen. Prends ton
temps, et reviens me voir avant la cérémonie du mariage.
Elle détourna le regard, et même si Ewen pouvait deviner ses pensées et
les battements de son cœur s'intensifier à chaque seconde, il l'invita à
rejoindre le palais en la prenant par le bras.
--- Allez, viens. Il fait froid dehors.
--- Ewen...
--- Pas ce soir, pas maintenant.
Elle entendit le « s'il te plaît » qui précédait sa demande en écho dans sa
tête. Même quand elle se changea en vue du dîner royal donné en son
honneur, elle ne put ignorer les paroles de celui qui avait été son promis.
« Pourquoi tu ne rejoindrais pas les Landes avec moi ? Fuyons ce palais
et ces terres. Nous pourrions vivre comme nous l'avons toujours voulu. »
Cela restera un rêve, un si beau rêve, se dit-elle.
 

Monde d'Elbereth, monde et royaume des elfes blancs.


 

Les jours de fête se succédaient à une vitesse affolante. Zenlia ne savait


plus où donner de la tête et ses servantes durent créer d'autres robes à la
hâte, car celles qui avaient été préparées à l'avance avaient toutes été
portées, et il était hors de question que la future mariée soit négligée à ce
point-là.
Bien qu'elle était conviée à plus de repas et de cérémonies que prévu, la
reine songeait souvent à la proposition d'Ewen. Grâce à leur
synchronisation, elle le savait déchiré et blessé d'être ainsi tenu à l'écart des
festivités par son père qui prenait ses précautions. Le fait de la voir promise
à Kendrar le mettait souvent en colère, et ses accès de rage en privé
détonnaient sur le comportement de Zenlia, qui brisait parfois un verre
devant les invités ou pinçait des lèvres pour ne pas crier en plein repas
comme le faisait le prince en cachette.
Zenlia avait repris ses cours de magie et partait à l'improviste dans les
bois des alentours pour la pratiquer sans être vue. Elle s'enfuyait dès que
des invités en quête de promenades s'approchaient trop de son lieu de
prédilection. L'elfe ne tenait pas à se laisser surprendre, et encore moins par
Kendrar, qui ne se rendait même pas compte du changement qui s'opérait en
elle.
C'est avec une joie immense que la reine se remit à parler avec les
animaux et les arbres du palais et des alentours qui se réveillaient à son
approche. Ils étaient restés silencieux si longtemps qu'ils en avaient perdu
l'usage de la parole. Son kya et celui du prince avaient rappelé celui de la
nature, qui reprenait ses marques dans la forêt. Le fait de pratiquer des sorts
et enchantements avait ramené un peu de couleur et de vie à Elbereth.
Son physique avait aussi quelque peu changé. Ses cheveux couleur de
lune brillaient souvent la nuit quand elle dormait, son nez était plus
retroussé qu'à l'accoutumée et ses oreilles étaient de plus en plus pointues.
Personne n'avait remarqué ces changements ; personne hormis l'espion du
roi Jaimyr Ier, qui avait déjà envoyé son fils conquérir le cœur de la belle.
Kalahar était passé inaperçu. Vêtu d'habits qui auraient rendu jaloux plus
d'un seigneur, il se retenait de sauter sur les jeunes demoiselfes qu'il croisait
dans les villages pour se délecter de leur sang.
Une simple servante suffirait pourtant, pensait-il chaque fois qu'il
croisait quelqu'un d'appétissant.
Il se contentait d'apparaître de temps en temps avant de s'éclipser pour
suivre Zenlia. Pour ne pas succomber à la douleur à cause de la lumière du
jour, il usait de sa magie et s'épuisait plus que nécessaire. C'est pourquoi il
avait toujours faim, mais il devait prendre sur lui et se montrer discret.
Il avait été surpris de découvrir que la reine pratiquait la magie, aussi
pure soit-elle. Cet imprévu allait lui coûter cher et pourrait avoir de grandes
conséquences sur le plan initial, mais il ne pouvait pas échouer. Pas quand
son père avait placé tant d'espoir sur sa réussite.
Son entraînement était terminé depuis des jours. Dorénavant, il savait
parler comme la plus haute bourgeoisie, il cachait les signes distincts
appartenant à sa race. Ses crocs acérés, qui empiétaient souvent sur ses
lèvres, avaient été limés avec soin et une poudre spéciale cachait son teint
bronzé. Il avait laissé ses cheveux pousser, car les siens étaient trop courts
et l'auraient fait remarquer plus que ses dents pointues. Désormais, il ne se
reconnaissait plus, et n'importe qui aurait pu le confondre avec une version
plus jeune et moderne d'Ewen.
Il avait d'ailleurs croisé celui-ci près d'un salon qui s'était avéré être le
salon des armes. Un lieu où Kalahar allait souvent se réfugier pour admirer
les équipements que ses ennemis tenaient tant à cacher.
Le prince obscur était arrivé à Elbereth accompagné de Bul. La bête
avait été d'une aide précieuse au moment de traverser le portail magique des
Terres Sauvages, chose que le prince n'avait jamais eu l'occasion de faire.
Le troll restait caché dans la forêt et dormait dans un tronc d'arbre sacré ;
il était hors de question que le pied bot se montre. La mission ne pouvait
échouer, la vie de Kalahar en dépendait.
 
Chapitre 9

Zenlia était assise sur une branche de l'arbre mauve et elle riait. Ewen
arrivait péniblement à faire léviter deux cailloux dans les airs. Il s'y prenait
très mal quand il s'agissait de contrôler deux choses à la fois.
--- Au lieu de te moquer, j'apprécierais bien ton aide, princesse.
Ce dernier mot siffla entre ses dents, ce qui voulait dire qu'il commençait
à s'énerver.
--- Mais non, tu te débrouilles très bien sans moi.
Les elfes passaient souvent des après-midi comme celle-ci. Zenlia
donnait des cours de magie à Ewen, et le prince se chargeait de lui faire
visiter la forêt qu'il était le seul à connaître sur le bout des doigts. Elle
appréciait découvrir des coins paradisiaques, telles des cascades blanches
ou des créatures qui ne vivaient pas dans son royaume. Elle se cultivait à sa
façon et aidait son ami par la même occasion.
--- Aïe !
Un des cailloux tomba sur la tête du prince quand Zenlia s'y attendait le
moins.
--- Tu n'étais pas concentré ! se plaignit la jeune elfe à la limite du fou
rire.
--- Je dois faire quoi au juste ? À quoi ça va me servir de savoir tenir
deux cailloux sur ma tête ?
--- À en tenir un plus gros la prochaine fois, et ainsi de suite. Là, tu as du
mal avec deux cailloux, mais dans quelque temps tu pourras tenir un rocher
au-dessus de ta tête, puis plusieurs... La magie ça s'entraîne, avec elle tu
seras plus fort.
--- Tu peux en soulever combien, toi ? s'enquit le prince à la fin de leur
petit cours.
--- Vingt fois mon propre poids, répondit la petite elfe, fière de son
évolution. Mais je travaille tous les jours pour établir un nouveau record.
--- Ça fait longtemps ?
--- Longtemps ?
--- Que tu pratiques la magie comme les grands.
--- Une petite centaine d'années. Quand mes parents ont vu que j'avais
des prédispositions, ils m'ont trouvé ce gentil elfe qui s'appelle Asyril. Il me
donne souvent des cours et des devoirs à faire.
--- La chance. Mon père est un expert en magie, mais je ne peux rien lui
demander. Il est trop occupé avec ses soldats et ses batailles.
 

Monde d'Elbereth, monde et royaume des elfes blancs.


 

La fête de la Lune était une institution chez les elfes blancs et les elfes
d'argent, et elle se célébrait surtout à la veille d'un mariage.
Les invités, les seigneurs tout comme les villageois des alentours,
s'étaient tous réunis pour l'occasion dans les jardins du palais, habillés avec
des tuniques blanches pour ne faire aucune distinction entre les castes.
Un soir comme celui-ci, l'hydromel coulait à flots pour que les
retrouvailles entre vieilles familles et jeunes soient célébrées comme il se
devait.
Kendrar avait plusieurs fois fait le tour de ses jardins, là où se déroulait
la fête. Il était habillé comme le reste des présents et veillait à ce que
personne ne manque de quoi que ce soit. Ses mains tremblaient, et
l'assurance qui l'avait porté jusque-là semblait s'être évanouie. Il était
impatient, mais redoutait le mariage qui aurait lieu dans quelques heures. Il
ne pensait pas que la reine soit prête, même si ces derniers jours passés avec
elle l'avaient revigoré et lui avaient fait retrouver une joie de vivre rare.
--- Je salue mon roi, vociféra une voix joyeuse.
Lord Asyril s'inclina devant lui, même si le but de la célébration était de
réunir tous les elfes sans distinctions, il ne pouvait en être de même pour
leur roi.
--- Tu n'as pas à faire ça... vraiment, mon ami. Lève-toi.
Le ton employé par le souverain était chaleureux et amical, ce qui
n'échappa pas à l'hybride.
--- Je te sens... transformé. Serait-ce en vue de notre heureux événement
?
--- Peut-être bien, mon cher ami. Cependant, tu sembles préoccupé...
Que t'arrive-t-il ?
La peau verdâtre de Lord Asyril pâlit à l'évocation de cette évidence. Ses
traits semblaient tirés, et la fatigue qu'il éprouvait se démarquait dans
chaque extrémité de son corps. Le port droit du mutant avait perdu de
l'élégance, il semblait s'être replié sur lui-même, comme s'il avait pris un
siècle d'un coup.
--- J'ai reçu des nouvelles du front, Kendrar. Les choses se passent très
mal aux Monts d'Or...
--- J'ai vu les feuilles tomber. Je connais les dégâts.
--- Pas dans son intégralité. Es-tu au courant des incessantes infiltrations
de la part des elfes noirs ? Dareln, Aro, Nisis, Ilian... Ils se rapprochent, et
la frontière entre nos mondes n'a jamais été si rapprochée. Ils tuent les
nôtres et boivent notre sang. Cela ne les rend que plus forts et dangereux.
Le roi était au courant des agissements de ses redoutables ennemis ;
malheureusement, il ne pouvait pas encore user de son arme secrète.
--- J'enverrai plus de soldats, toujours plus. Nous avons fabriqué des
armes puissantes, il nous faut plus de temps, essaya Kendrar, tout de même
inquiet pour l'avenir de son peuple. Je demanderai l'aide des elfes d'argent.
--- Hélas, le temps ne suffira pas... et les elfes d'argent ne sont pas si
nombreux que ça. Je crois avoir la solution, mais j'ai la nette impression
qu'elle ne va pas te plaire.
Lord Asyril se mordit la langue. Étant entouré par autant d'elfes, le
souverain ne pouvait s'énerver comme il l'avait fait la dernière fois que le
Lord avait évoqué le sujet.
--- Dis toujours, mon ami.
L'hybride avait toute son attention. Ce dernier se pencha en avant, pour
n'être entendu que par le roi.
--- M'est avis qu'il nous faudrait restaurer l'usage de... la... magie,
déglutit Lord Asyril qui venait de se rappeler pourquoi l'usage du kya était
interdit.
La mort de Lady Annaerys en était la responsable. Elle avait été
empoisonnée par les elfes noirs, et rien n'avait pu sauver la reine. Kendrar,
dont les pouvoirs n'avaient pas d'égal en ce monde, avait tenté de la sauver
et avait imploré les cieux. Il avait été plongé dans une immense tristesse et
banni toute trace de magie, jugeant celle-ci inutile et dangereuse. Depuis,
quiconque s'essayait à ce genre de pratique était emprisonné ou envoyé au
front avec le médaillon du caveau, une pierre conçue par le roi, qui
absorbait la magie de l'elfe en question et la renvoyait à la terre, là où elle
était censée revenir. La Nature était unique en son genre et aussi la seule à
pouvoir en faire un usage pur et honnête.
--- Asyril...
Quand il commençait à l'appeler sur ce ton, le Lord savait qu'il avait
perdu tout son calme.
--- La magie ne peut être oubliée par notre peuple, Kendrar, s'empressa-t-
il de dire ce dernier pour calmer son interlocuteur qui rougissait de fureur. Il
en va de notre survie et de notre héritage. Je sais ce que tu vas me dire, je le
sais. Je regrette d'avoir parlé de cela, surtout avec toi, mais je ne pouvais
aborder ce sujet avec quelqu'un d'autre que le roi.
Kendrar respirait difficilement. Les souvenirs de sa bien-aimée alitée et
souffrante revenaient de plein fouet se mêler à la réalité. Avait-il commis
une erreur en effaçant la magie de sa vie et de celle de tous les elfes de son
royaume ? Cela garantirait-il la victoire de leur ennemi ? Sans aucun doute.
--- Hors de question.
--- Moi aussi je pense à elle. Tous les jours. Il en va de même pour la
plupart des gens qui se trouvent ici ce soir et qui mourront demain si tu ne
fais rien.
--- Tais-toi !
--- Mais...
--- Plus aucun mot, Asyril. Pas ici, pas maintenant. Ma priorité est cette
célébration et réunir les elfes blancs et les elfes d'argent, les deux races les
plus puissantes qui soient. J'aurais ma vengeance de cette façon et d'aucune
autre. Si tu veux bien me laisser, j'ai à faire.
La tunique du roi frôla celle de son ami.
Une fraction de seconde suffit aux deux elfes pour voir la réalité en face.
Kendrar ne capitulerait jamais, même si cela signifiait qu'il y perdrait un
ami ou la vie.
 
 

Ewen circulait entre les invités. Ses oreilles frémissaient et prenaient part
à chaque conversation. Il espérait que quelque chose ou que quelqu'un le
divertisse, mais jusque-là, il n'avait pas eu de chance. Les elfes de la cour
étaient d'un ennui... Leurs principaux sujets de conversation étaient des
broutilles criées haut et fort pour rendre jaloux les moins fortunés. Après
avoir entendu dix fois la même histoire de l'elfe qui possédait une pièce d'or
de la taille d'une roue de char, le prince se faufila près des elfes qui faisaient
partie de son peuple.
De jeunes demoiselfes le regardaient et lui souriaient sans savoir que son
cœur appartenait déjà à une autre. Il n'avait jamais été tenté ; même s'il avait
fait croire à Zenlia qu'il dormait en très bonne compagnie, il n'avait jamais
touché une seule elfe.
Les regards aguicheurs furent ignorés, et Ewen tendit l'oreille pour
écouter les dernières nouveautés. Hormis quelques échanges entre
elfesculteurs et pêcheurs, il apprit que la moisson avait été bonne, mais ce
n'était pas ce qui l'intéressait. Il s'attendait à des sujets plus pertinents.
--- Des attaques, par c-centaines, et nous ne pouvons pas nous déf-
fendre.
--- Nous cacher serait le plus judicieux.
--- Mais que fait l'armée ? Et le roi ?
--- Chut, espèce de folle ! Tu veux nous faire emprisonner ou quoi ?
Un cercle composé de six elfes chuchotait à voix basse. Leurs tuniques
étaient sales et tiraient plus vers le gris que le blanc.
Des elfes de Bijurn, songea le prince en reconnaissant leur accent
étranger, dont un elfe qui bégayait.
--- Je d-dis juste à voix haute ce q-que personne n'ose d-dire. J'aime notre
r-roi, je donnerais ma v-vie pour sauver la sienne ainsi q-que celle de notre
p-prince bien aimé.
--- Il te faudra la donner pour la future reine dorénavant, rajouta un jeune
elfe qui venait de rejoindre le groupe.
--- La petite Zenlia. Elle venait nous voir étant enfant vous vous en
souvenez ?
Ils parlèrent de Zenlia avec adoration et narrèrent les aventures vécues
avec la petite princesse qu'elle était à l'époque.
--- D-dire qu'elle nous enseignait l'art d-de la m-ma...
Une elfe âgée se lança sur celui qui parlait et plaqua sa seule main valide
contre sa bouche.
--- Malheureux ! Ne prononce pas ce mot ici !
Elle jetait des regards désespérés autour d'elle. Quand ses yeux
croisèrent ceux d'Ewen, elle sembla s'évanouir. Le prince lui porta secours
avant que sa tête ne touche le sol, et il se redressa en la portant devant le
petit groupe qui l'observait, tous étaient ébahis.
--- Mon... mon prince, scandèrent-ils à l'unisson en faisant une révérence
chacun à tour de rôle.
Ewen sourit.
--- Ne vous inquiétez pas, je ferai comme si je n'avais rien entendu.
Pouvez-vous me raconter plus en détail des attaques dont vous parliez tout à
l'heure ? s'enquit-il en déposant soigneusement la vieille elfe par terre.
Personne n'osa prononcer le moindre mot. Ce fut après l'insistance
d'Ewen qu'un elfe assez costaud daigna lui adresser la parole.
--- Les elfes noirs, mon bon prince. Ils saccagent nos villages, boivent le
sang de nos enfants qu'ils enlèvent pour les réduire en esclavage. Les
soldats qui sont censés nous protéger subissent eux-mêmes des attaques
tous les jours, et les pertes commencent à être nombreuses. Ils finissent tous
par rejoindre les Terres Sauvages s'ils ne sont pas tués bien avant.
Ewen fut mortifié d'apprendre cela de la bouche d'inconnus alors que son
propre père devait être au courant des agissements de l'ennemi. Il avoua
quand même avoir tout fait pour s'éloigner de son paternel.
--- Ne vous inquiétez pas, nous trouverons une solution. J'en parlerai au
roi. S'il ne fait toujours rien, je m'en occuperai personnellement, quitte à
rejoindre les Monts d'Or à pied s'il le faut.
Le prince y avait déjà songé maintes fois. Il se disait souvent que si
Zenlia refusait de fuir avec lui, il irait rejoindre les soldats et leur prêterait
main-forte en utilisant la magie, que son père soit d'accord ou non. Ils ne
pouvaient pas se permettre de perdre plus d'effectifs.
Si Kendrar garantissait la survie de son espèce grâce aux soldats
d'argent, il se trompait. Sous son commandement, ces guerriers magiciens
ne pourraient utiliser que de simples armes et rien ne pouvait vaincre la
magie, surtout la magie noire.
L'arbre d'or.
Il devait jeter un coup d'œil, l'arbre lui indiquerait et montrerait combien
la situation était critique.
Ewen bavarda encore un peu avec les elfes du peuple. Il apprit ce qu'il
était venu chercher, et sut enfin ce qui se tramait en dehors du palais. À cet
instant, il tenait à se rendre auprès de l'arbre. Le prince se leva et salua avec
respect ses invités, puis il partit précipitamment.
En chemin, il croisa Zenlia qui discutait avec Lord Asyril. Leur
discussion était mouvementée, mais cela importait peu pour Ewen, qui ne
cessait de la dévorer du regard. Même dans une simple robe blanche, la
reine était magnifique. Ses cheveux étaient sublimés à la lueur de la lune, et
ses yeux bleu intense dévièrent jusqu'à lui. Ils se sourirent mutuellement,
complices. La beauté de l'elfe était de plus en plus évidente. Ewen se
demanda si c'était parce qu'elle pratiquait la magie elle aussi.
Zenlia était puissante, peut-être saurait-elle convaincre Kendrar que la
magie placée entre de bonnes mains était pure et utile au combat. Il se
promit d'aller lui parler dès qu'il reviendrait du salon sud, il ne s'y attarderait
pas beaucoup, sauf si quelque chose d'important l'y retenait.
De plus, il attendait toujours sa réponse...
 

Zenlia devina qu'Ewen allait revenir. Il le fallait, elle ne supportait plus


les incessantes jérémiades de Lord Asyril.
--- Je t'en prie, Zenlia. Je sais que tu m'en veux, mais j'ai à te parler. C'est
urgent.
L'hybride tentait de la persuader, mais rien n'y faisait. La rancune était
toujours grande. Même si les sentiments de la jeune elfe pour Kendrar
s'étaient adoucis, elle n'arrivait pas à se faire à l'idée que la personne qui
l'avait élevée l'ait trahie de cette façon. De plus, elle était très rancunière.
--- Je n'ai pas envie de vous parler dans l'immédiat, Lord. J'ai à faire ce
soir.
--- Bien sûr, je comprends. Mais laisse-moi te dire un mot ou deux. Ou
veux-tu que le roi apprenne ce à quoi tu t'exerces en cachette ? Il me semble
que le prince aussi a...
Elle lui plaqua violemment la main sur la bouche avant de se reprendre.
Elle jeta un coup d'œil, craignant que son geste ne soit pas passé inaperçu,
mais la fête avait pris une autre tournure et les elfes festoyaient comme
jamais, complètement indifférents à son geste.
--- Me menacez-vous, Asyril ? siffla-t-elle.
Le regard de la reine aurait pu le foudroyer sur place.
--- Je ne ferais jamais une bêtise pareille. Je suis le mieux placé, et le
seul qui connaisse l'étendue de tes pouvoirs ainsi que ta dextérité au
combat, sourit Asyril en reculant. Je veux juste que tu m'accordes quelques
minutes. Il en va de l'avenir de ton peuple, ma reine.
Zenlia vit enfin ce qu'elle avait ignoré depuis le début de leur
conversation. Le physique de l'hybride et la fatigue qu'elle décelait dans sa
voix ne lui étaient pas familiers.
--- Qu'avez-vous ? demanda-t-elle en le scrutant véritablement pour la
première fois.
--- Des ennuis. Tout comme tous ceux qui nous entoureront dans un
avenir très proche, si Kendrar continue d'ignorer mes conseils.
Zenlia rougit à l'instant. Depuis son arrivée, elle n'avait pris part à
aucune réunion, et les préparatifs du mariage l'avaient coupée du monde
militaire qui l'avait bercée. Les images de la prophétie revinrent d'un coup,
lui coupant le souffle.
--- Dites-moi.
--- Pas ici, il y a trop d'oreilles qui traînent. Viens.
Ils se perdirent dans la nuit, cherchant refuge dans les bois les plus
proches du palais, et c'est un Lord Asyril plus confiant qui prit la parole. À
ce moment, Zenlia était disposée à l'écouter, elle saurait faire changer le roi
d'avis.
--- Les Monts d'Or se sont fait attaquer par les elfes noirs des Terres
Sauvages. Il n'y a pas si longtemps, un des leurs a réussi à infiltrer leur base
secrète dans la montagne, et il a emporté la vie de plusieurs soldats avant de
s'enfuir comme si ce n'était qu'un jeu. Depuis, ils détruisent tous les villages
à proximité et réduisent leurs habitants en esclavage.
--- Que fait le roi ? interrogea Zenlia en proie à la confusion.
Elle songea immédiatement à la prophétie.
--- Envoyer des soldats en attendant les renforts de Dorenthee, car il croit
que c'est la meilleure solution.
La reine s'attendait à ce genre de réponse. Si seulement Ewen prenait en
charge la stratégie militaire de son royaume...
--- Et quelle serait votre solution miracle ?
Elle posa la question, mais connaissait déjà la réponse.
--- La magie, prononcèrent-ils ensemble.
 
Chapitre 10

Monde d'Elbereth, monde et royaume des elfes blancs.


 

Quelques heures plus tard, Lord Asyril et Zenlia avaient un accord.


La reine avait rejoint les invités de peur que quelqu'un ait remarqué son
absence. Cependant, la plupart des nobles étaient à même le sol, salis par de
l'hydromel et du vin coulant de leurs mentons. Seuls les elfes du peuple
savaient se comporter, car ils tenaient bien l'alcool. Ils festoyaient tous et
n'avaient d'yeux que pour l'immense banquet qui s'offrait à leurs yeux.
Zenlia se promenait, évitant les pieds qui traînaient par terre et les corps
étendus. Tout le monde riait, dansait, mangeait... la fête était très réussie,
même si pour la reine, la fête de la Lune était mystique et aurait dû être
célébrée d'une autre façon.
Elle soupira et remarqua quelqu'un qui se tenait à l'écart. Un bel elfe était
élégamment appuyé sur une des colonnes en marbre qui entouraient le lieu
de cérémonie, le jardin étoilé du palais, et buvait tranquillement, ignorant
les soupirs des demoiselfes ivres qui tentaient vainement de se faire
remarquer. Ce ne fut pas la beauté de l'inconnu qui attira le regard de
Zenlia, mais l'aura du personnage. Elle ne voyait pas un elfe blanc ni un elfe
de ses contrées. La reine avait elle-même beaucoup voyagé et avait
rencontré des tribus elfiques inconnues, mais cet elfe-ci était différent. La
pâleur de sa peau était quasi surnaturelle et la longueur de ses cheveux un
peu trop courte, ils lui arrivaient presque à la taille. De même que son
regard, souligné avec un fin trait coloré, était noir de braise.
Celui-ci l'aperçut du coin de l'œil et lui sourit naturellement.
--- Bonsoir, ma reine, se prosterna-t-il.
La révérence était parfaitement exécutée.
--- À qui ai-je l'honneur ? s'enquit la concernée en souriant.
Leur beauté était quasi égale, si bien que les demoiselfes qui les
observaient s'en allèrent, piquées au vif.
--- Je me prénomme Asgarel, je suis un humble habitant des Plaines.
--- Des Plaines ? Vous ne ressemblez pas au peuple riverain ni à ses
habitants des collines, si je puis me permettre, s'exclama Zenlia surprise.
--- Mes origines remontent à plus loin, certes, continua Asgarel. Ma
mère m'a donné naissance bien au-delà des Landes. Nous sommes arrivés
dans votre royaume au siècle dernier. J'avoue que le physique de mon
peuple peut paraître étrange de ce côté-ci de l'océan Mariniel.
Il parlait avec un accent sec et froid ; peut-être qu'il existait encore bien
des races cachées au-delà des mondes connus. Il tardait à la reine d'explorer
à nouveau les Landes et ses alentours dès qu'elle en aurait la permission.
Leur conversation continua jusqu'à pas d'heure. Ewen n'était toujours pas
revenu, mais les échanges avec Asgarel étaient si intéressants que Zenlia
avait presque oublié tout ce qui l'entourait. Hélas, la reine savait qu'il lui
fallait retrouver le roi, car la cérémonie débuterait à l'aube, et elle avait
encore bien des préparatifs en attente.
--- Excusez-moi, vos aventures sont vraiment passionnantes et
surprenantes, mais le soleil va bientôt se lever et je dois me préparer en vue
du mariage, se disculpa l'elfe. Aurais-je une chance de vous reparler après
la cérémonie ?
Son interlocuteur acquiesça.
--- Je comprends, ma reine. Puis-je vous accompagner jusqu'à vos
appartements ? Je pourrais vous parler ainsi de ma rencontre avec les elfes
des bois qui se cachent dans les forêts des Landes et ailleurs.
Zenlia ne vit pas la lueur qui s'emparait des yeux de l'inconnu, mais elle
accepta par pure courtoisie. Asgarel lui proposa son bras. Elle y prit son
appui de bonne grâce, car elle venait de réaliser que dans quelques heures,
elle serait liée à jamais avec le roi d'Elbereth, et ses jambes avaient du mal à
tenir seules.
--- C'était un jour d'été. Une matinée ensoleillée, dépourvue de nuages
dans le ciel...
Le récit commence assez bien, se dit-elle.
L'elfe se laissa traîner, enivrée par une douce chaleur qui l'enveloppait,
un cocon rien qu'à elle qui sentait la rose et la menthe, des odeurs qu'elle
avait presque oubliées et qui appartenaient à son royaume. Les cultures de
fleurs et d'herbes aromatiques étaient ce qui manquait le plus à Zenlia, elle
se demanda pourquoi elles avaient choisi ce moment-là pour réapparaître.
Le chemin vers sa chambre fut plutôt long. Elle avait la tête qui tournait,
et commença à réagir quand elle s'aperçut d'un détail.
--- Comment savez-vous où se trouvent mes...
Elle n'eut pas le temps de finir. Asgarel se métamorphosa sous ses yeux,
et des crocs acérés virent se planter dans la gorge de l'elfe d'argent. La
rapidité de l'action était étourdissante. En quelques secondes, Zenlia sombra
dans les ténèbres.
 

Kalahar, ou plutôt Asgarel, avait menotté les poignets de Zenlia. Les


menottes étaient ensorcelées avec des morceaux du caveau de la tour
Ombrale. Grâce à elles, la reine ne pourrait utiliser sa magie pour se
défendre.
Il avait ensuite traîné son corps, non sans y avoir inséré un doux poison
aidé de ses crocs, comme ça, la jeune elfe n'aurait pas de force pour le
combattre jusqu'aux Terres Sauvages.
Le personnage d'Asgarel avait été créé de toutes pièces. Bul, le troll,
avait été étonnement utile. C'était grâce à lui si Kalahar avait pu raconter
autant d'histoires sur les Landes avec un accent ridicule.
Pour une fois qu'il sert à quelque chose, ricana le prince pour lui-même.
Chaque bruit qui résonnait dans le couloir le mettait sur ses gardes.
L'imposteur ne comptait pas rester, encore moins se faire surprendre. Il
espérait passer inaperçu jusqu'à la fin et rentrer chez lui, sain et sauf avec sa
proie.
Il savait que Jaimyr Ier avait des projets pour la reine, de très grands
projets. Cependant, son fils avait quelque peu succombé à la beauté et au
charme de Zenlia à force de l'espionner chaque jour, et il refusait qu'on lui
prodigue le même sort que celui de Lady Annaerys, même s'il ne
comprenait pas cette attirance soudaine pour une elfe ennemie.
Zenlia poussa des gémissements. Kalahar savait que le venin injecté était
douloureux, même à petite dose, et faisait ressortir les cauchemars et les
secrets les plus sombres.
Même un être aussi pur semble cacher bien des choses, songea-t-il.
--- Debout, Votre Altesse, nous allons partir.
Il souleva le corps de la jeune elfe comme si elle n'était qu'un poids
plume et aperçut du coin de l'œil une robe blanche avec des volants et des
fioritures transparentes. Sans doute sa robe de mariée. Il se surprit à penser
qu'il aurait bien voulu la voir portée, mais Kalahar se débarrassa de ces
pensées troublantes. C'était indigne de penser à de telles choses alors qu'elle
était son ennemie. Il devait retourner au palais, recevoir la gratitude de son
père et mener les elfes noirs à la victoire quand la première guerre se
déclencherait.
Au même moment, la porte des appartements de la reine s'ouvrit avec
précaution. Une servante, vieille qui plus est, regardait la scène avec des
yeux ébahis et globuleux.
Kalahar aimait tuer, mais il préférait que sa victime soit jeune et en
pleine possession de son corps. Il fut si rapide qu'Elsya, l'elfe de chambre de
la reine, ne sentit rien. Un coup bien porté à la carotide et celle-ci s'écroula
par terre. Sa gorge était dorénavant divisée en deux, et quatre griffures y
étaient dessinées, celles provenant des ongles de l'elfe noir. La bouche
d'Elsya cracha un liquide rouge carmin, et bientôt, plus rien.
Insensible à la vie qui quittait le corps de son aînée, Kalahar prit la reine
dans ses bras et sortit en coup de vent. Il fit appel à ses ombres
démoniaques pour le guider. Elles accoururent à l'appel de leur Maître et se
placèrent à ses côtés pour le protéger. Personne ne remarqua le va-et-vient
de l'elfe noir et de ses chevaliers ténébreux qui couraient aussi vite qu'ils le
pouvaient.
Quelqu'un qui ne pratique pas la magie ne me détectera pas, se rassura-
t-il.
Sur le chemin qui menait à la porte extérieure du palais, inoccupée, car
les gardes étaient présents pour la fête de la Lune, il croisa Ewen et se
maudit intérieurement. Il lui sembla que le prince avait perçu son odeur, ou
celui de la reine, car celui-ci se retourna avec un regard qui ne présageait
rien de bon. Le fils de Jaimyr Ier se demanda s'il devait faire marche arrière
pour blesser ou handicaper l'elfe blanc ; son père le lui avait bien répété : ne
laisse aucune trace et tue le plus de racailles possible. Mais il l'avait
dépassé depuis un moment, rebrousser chemin n'était d'aucun intérêt.
Envoyer ses ombres encore moins, elles ne savaient pas tuer proprement.
Kalahar continua son trajet à la vitesse de la lumière. La forêt fut à sa
portée en exactement dix secondes. Il repéra de loin l'arbre sacré où
l'attendait le troll puant. Il réveilla Bul en lui donnant un bon coup de pied
dans la mâchoire, tout en chassant ses chevaliers d'un revers de main.
--- Debout ! cria Kalahar.
Bul se réveilla paniqué. Il sentit Zenlia dans les bras du prince et se
prosterna sans réfléchir.
--- Idiot ! Montre-moi le chemin pour retourner aux Terres Sauvages !
L'elfe se retenait de frapper le pied bot, ce n'était pas l'envie qui
manquait.
--- Suivez-moi, Monelfe. Suivez-moi.
Ils partirent à un rythme affolant. Parfois, le troll trébuchait, mais se
rattrapait juste à temps. Kalahar était surpris, la bête détalait plus vite que
lui. En quelques heures, la forêt n'était plus qu'un mauvais souvenir, ils
pouvaient se détendre. Les elfes blancs ne les rattraperaient jamais à temps,
et s'il leur arrivait de croiser quelqu'un, Kalahar s'en chargerait
immédiatement.
La traversée de la forêt s'avéra plus compliquée qu'à l'aller, mais elle
était nécessaire si l'on voulait éviter les Monts d'Or.
Lors de la deuxième heure de route, ils rencontrèrent un problème de
taille. Le prince ne s'était pas alimenté, et le sang de la reine réveillait ses
instincts de prédateur. Il se promit de résister, mais ses crocs sortirent
plusieurs fois, se rapprochant dangereusement de sa future hôte.
--- Tenez, proposa Bul en sentant la soif qui tenaillait le fils de son
Maître.
Il tenait dans ses mains calleuses un flacon contenant du sang écarlate,
récolté avant leur départ. En guise de remerciement, le prince ténébreux ne
le frappa pas et grogna, impuissant.
--- Nous arriverons bientôt, le guida l'aveugle.
Du haut de son âge avancé, la créature était un guide rapide et utile. Son
bâton frappait le sol et produisait un bruit plutôt rassurant. Le prince
ténébreux savait quel genre de magie circulait dans ce bout de bois que la
sale bête traînait partout et l'enviait, mais il remporta toute son attention sur
Zenlia. La reine dormait toujours profondément et sa tête reposait contre le
torse de son agresseur.
Elle est jolie, se dit Kalahar après quelques lampées du précieux liquide.
Les paysages défilaient. Les trois voyageurs arrivèrent près du temple en
ruines des elfes rouges sans le voir. Le portail magique que Bul empruntait
s'ouvrit avec le sang du troll, devenu plus épais que la dernière fois. En
quelques secondes, l'immense désert des Terres Sauvages apparut devant
leurs yeux, comme une mer majestueuse.
Leurs silhouettes se faufilèrent rapidement dans les tunnels souterrains
qui s'offraient à eux, et ils furent retrouvés sains et saufs par les gardes du
roi.
--- Halte ! Qui va là ? grogna une brute épaisse, armée jusqu'aux crocs.
--- L'héritier, espèce de souillon. Hors de ma vue !
Kalahar dégaina l'épée qu'il avait adroitement enfouie dans son dos. Le
bruit du métal se répercuta dans la caverne et les gardes reculèrent,
mécontents.
--- Nous vous attendions, mon prince.
Ils se prosternèrent qu'à moitié, mettant bien en évidence que leur
loyauté était entièrement vouée au roi.
--- Dégagez !
Kraken s'avançait déjà vers son cousin et vociférait des ordres sans
retenue. Le port fier et le regard de braise, le nouvel arrivant grimpa au
plafond de la caverne aidé de ses griffes et contempla Zenlia depuis son
perchoir.
--- Mais dis donc cousin, tu nous ramènes un beau présent.
Le ton dans la voix de Kraken laissait sous-entendre bien des choses.
--- Je peux la toucher ?
--- Hors de question, siffla le prince, aigri.
--- Tu es vraiment un rabat-joie ! Mais que vois-je ? hurla Kraken au
bord de l'hystérie. Serait-ce mon fidèle compagnon, Bul ?
Le troll battit en retraite, il savait désormais ce qui allait lui arriver. Il lui
fallait trouver refuge auprès du roi le plus vite possible. Cependant, Kalahar
fut plus rapide.
--- Fiche-lui la paix et va te rendre utile. Préviens mon père de notre
arrivée, je crois que le roi sera satisfait de ma prise.
--- Que faire de notre invitée, mon prince ? chuchota Bul.
--- Elle risque de se réveiller à tout moment. Je vais l'enfermer dans les
cachots, c'est ce qu'il y a de plus près.
--- Une beauté pareille dans les cachots puants... Tu es vraiment un sale
type, hein, cousin ?
Leur relation n'avait jamais atteint une telle médiocrité, et pourtant, ils
avaient vécu tant d'aventures étant enfants... Dorénavant, la rivalité était
palpable dans l'air, et la haine réciproque. Leurs corps adoptèrent des
postures de combat. Sans même s'en rendre compte, ils se menaçaient aidés
de leurs crocs salivants et de leurs regards de braise.
Les gardes étaient fins prêts. Un mouvement, et ils trancheraient la tête
de l'elfe qui menaçait le prince. Mais Kraken se ressaisit et arbora un
sourire de prédateur. Il sauta du plafond, puis atterrit comme un félin sur ses
deux jambes musclées.
--- Ils n'attendent qu'une chose. Te voir crever. Et pourtant, ils sont prêts
à te défendre, quitte à ce que je prenne leur misérable vie. Intéressant, n'est-
ce pas ?
Kalahar comprenait le message de son cousin qui partait déjà avertir le
roi. S'il était vivant, c'était uniquement grâce à son père. Il avait tant
d'ennemis, il aurait même pu les collectionner. Si jamais quelqu'un
assassinait Jaimyr Ier avant que la couronne lui soit légalement cédée, le
prince devrait fuir les Terres Sauvages pour sauver sa peau.
L'elfe marchait, accompagné de Bul qui le remerciait intérieurement
d'avoir agi. Le petit troll connaissait les souterrains par cœur, il n'eut aucun
mal à se diriger tout seul vers les cachots. L'odeur de pourriture,
caractéristique des lieux, était d'une grande aide. Bul se demanda comment
ils osaient y emprisonner un être aussi beau et magique que Zenlia. Il
éprouvait déjà de la peine pour la reine et regrettait d'avoir participé à sa
capture. Si seulement elle savait ce qui l'attendait...
 
Chapitre 11

Le prince était passé devant plusieurs couples qui s'embrassaient,


s'échangeant des mots doux et des caresses enivrantes. Les couples d'elfes
blancs ne s'écartèrent même pas à son approche, ils n'avaient d'yeux que
pour leur moitié. Tout comme Ewen n'avait d'yeux que pour Zenlia.
Alors qu'il se promenait dans les couloirs du palais, l'héritier d'Elbereth
se surprit à penser à l'avenir qu'il aurait pu vivre en compagnie de sa
dulcinée. Il l'imaginait à ses côtés, lui tenant la main, marchant dans la
forêt comme s'ils étaient les seuls elfes au monde ayant toute la vie devant
eux.
Lorsqu'il aperçut les portes du salon sud, cela le tira de sa rêverie. Le
prince pressa le pas et franchit les portes d'une démarche vive et assurée.
Cette fois-ci, l'endroit était désert, à l'exception de la relique dorée qui
trônait au centre de la salle. L'arbre d'or avait l'air de somnoler
paisiblement. Durant son enfance, Ewen avait toujours admiré les centaines
de milliers de petites feuilles qui se mouvaient différemment selon les
saisons et chantaient presque, répandant une douce musique dans le salon
sud du palais.
Ce soir-là, l'ambiance y était différente, le prince n'en crut pas ses yeux.
La relique royale, d'une beauté et d'une magnificence sans pareil par le
passé, n'était plus que l'ombre d'elle-même. Désormais, on ne voyait que
quelques dizaines de feuilles sur chaque branche, mais ce n'était pas
seulement la quantité de soldats perdus au combat qui terrifiait Ewen,
même si le nombre était considérable, mais le liquide qui suintait de
l'écorce, sombre et presque coagulant.
L'héritier s'approcha de l'arbre d'or. De plus près, il se rendit compte
d'une chose. Les couleurs de l'arbre étaient éteintes et il semblait blessé.
C'était comme s'il se mourait.
Sa main vint à l'encontre du tronc, dont le bois s'effrita sous son contact.
--- Père. Qu'avez-vous fait ? demanda-t-il dans un murmure.
 

Monde d'Elbereth, monde et royaume des elfes blancs.


 

Ewen était dans tous ses états. Il avait senti que quelque chose d'étrange
venait de se produire sous ses yeux, et était parti pour en avertir son père
quand celui-ci était arrivé, le teint pâle et le regard affolé. Elsya, l'elfe de
chambre, avait été retrouvée morte dans la chambre de Zenlia, et celle-ci
avait disparu sans laisser de traces. Certains semblaient croire que la jeune
elfe, prise de folie à l'idée de se marier, avait assassiné la servante puis
s'était enfuie vers ses terres.
--- Elle doit être loin à l'heure qu'il est, pouvait-on entendre un peu
partout.
--- Pauvre Elsya, pauvre pauvre Elsya...
Les invités avaient été rapidement évacués après la triste nouvelle.
Certains séjournaient encore sur les lieux et se posaient beaucoup trop de
questions.
Les gardes, aidés du roi, avaient fouillé chaque centimètre du palais, et
Ewen était parti explorer la forêt tout seul. Il n'y trouva rien et ne parvenait
pas à localiser l'elfe. Étant loin l'un de l'autre, il avait toujours senti son
cœur et sa synchronisation, même lorsqu'elle occupait le trône de
Dorenthee, mais là, plus rien. C'était ce qui l'inquiétait le plus.
Ewen se dit qu'il fallait tout révéler à son père. Il croisa celui-ci plus tôt
qu'il ne l'espérait.
--- Père, j'ai à vous parler en privé.
La voix d'Ewen se brisa. Il savait que ce qu'il s'apprêtait à faire était très
grave. Ce serait peut-être au tour de Kendrar de ne pas pardonner son fils.
--- Cela ne peut pas attendre, Ewen ?
Le souverain était éreinté, mais continuait ses recherches. Il s'en voulait
énormément, se persuadait qu'il était responsable de la fuite de la reine, et
ne voulait pas faire confiance aux rumeurs qui dépassaient déjà les
frontières de son royaume.
--- Je ne crois pas. Si ce n'était pas urgent, je ne vous importunerais pas.
--- Très bien, suis-moi.
Ils rejoignirent à grands pas la bibliothèque du roi. Le Guide des arbres
généalogiques royaux traînait toujours sur place, une fine couche de
poussière s'y installait alors que Kendrar n'y passait plus son temps.
--- Très bien. Que voulais-tu me dire ?
Le roi était pressé.
--- Je... Ce n'est pas quelque chose de facile à annoncer... Je ne sais pas
par où commencer...
Kendrar soupira, le regard triste.
--- Tu vas enfin m'avouer que Zenlia et toi êtes synchronisés ?
Ewen sursauta, surpris.
--- Comment...
--- Je ne suis pas idiot, mon fils. Je suis déçu que tu ne m'aies rien dit
depuis le temps. Cependant, je ne vois pas en quoi cela me concerne.
Ewen prit sur lui-même pour ne pas exploser au visage de son père, lui
qui comptait marier Zenlia alors qu'il était au courant de leur union par un
lien si profond que personne ne pourrait le défaire.
Le prince prit son courage à deux mains et s'adressa au roi comme il
avait toujours voulu le faire, comme étant son confident.
--- Vous êtes un connaisseur dans ce domaine. Vous avez lu tellement de
livres et de manuscrits... Je voulais savoir... s'il était possible que la
synchronisation s'interrompe d'un seul coup.
Kendrar verdit.
--- À ma connaissance, si tu ne ressens plus ton lien avec l'elfe avec qui
tu es synchronisé, c'est que la personne ne fait plus partie de ce monde ou
qu'elle est profondément blessée, mon fils.
Ewen trépignait sur place. Ses pensées se bousculaient dans sa tête, un
élément manquait.
--- Père. Peut-on faire de la magie dans l'enceinte même du palais ?
Ses entraînements se déroulaient la plupart du temps en forêt, car le
prince avait bêtement cru qu'il ne pourrait pas la pratiquer dans sa propre
demeure.
--- Oui. Pourquoi demandes-tu cela ?
Entendre le mot magie prononcé avec autant de désinvolture eut l'effet
d'un coup de poing dans l'estomac du roi.
--- Dans la nuit, je suis allé au salon sud, et en revenant vers la fête, il
m'a semblé voir des ombres se faufiler juste sous mon nez. Elles étaient très
grandes et couraient à la vitesse du vent, je n'ai rien pu apercevoir d'autre,
mais je vous jure que je n'étais pas ivre. C'était comme si quelque chose me
narguait et savait que je ne pouvais pas la voir. Mais comment relier ce
phénomène avec la disparition de Zenlia ? Où allez-vous ? Père ?
Kendrar sortit précipitamment de la bibliothèque. Sa cape voltigeait
furieusement en harmonie avec le claquement violent de ses chaussures sur
le marbre froid.
Ewen le talonna.
--- Montre-moi le lieu tout de suite ! aboya le roi.
--- Suivez-moi.
Ils partirent vers le salon sud. Le prince s'arrêta bien avant l'entrée, dans
un couloir perpendiculaire aux tapisseries flamboyantes, mais sombres.
--- C'était ici même.
Ewen se positionna d'une façon particulière.
Il se revit la nuit dernière, anxieux de rejoindre les jardins pour célébrer
enfin la fête de la Lune comme il se devait, quand ces ombres mystérieuses
avaient pointé le bout de leur nez. Il avait d'abord cru à un mirage, mais
pensait que cela avait un lien direct avec la disparition de sa bien-aimée.
Kendrar réfléchissait. Il savait déjà de quoi il en retournait, ou croyait le
deviner. La magie avait été toute sa vie, et personne ne savait la manipuler
aussi bien que lui. C'est pourquoi il repéra aisément les traces de magie non
dissimulée par Kalahar. Celles-ci étaient invisibles pour l'œil d'un simple
elfe, mais le roi aperçut une traînée de poussière noire qui reluisait dans les
ténèbres.
--- Ewen, si ce que tu dis est vrai, il ne s'agit pas d'un simple meurtre,
mais d'un enlèvement sciemment réfléchi. Vois-tu ces fines particules ? Non
! Ne les touche pas !
Ewen avait répondu à sa question en avançant une main innocente vers
les restes du passage de son ennemi.
--- Ceci, mon enfant, provient d'un elfe noir.
Kendrar se pencha en avant. Le souverain fut tenté d'évoquer ses propres
pouvoirs, pour observer la scène de ses propres yeux, mais il s'en abstint
sous le regard inquisiteur de son fils. Lâche, le roi appela les six gardes qui
se promenaient dans les jardins du palais, juste en face de lui.
--- Établissez un périmètre de sécurité. Que personne n'approche la zone,
et dites au Lord que je l'attends de pied ferme ici même.
--- Bien, mon roi, se prosterna un des gardes, imité par ses compagnons.
Ils partirent à la hâte, sans se retourner ni demander ce qui pouvait bien
arriver au roi. La folie passagère qu'ils avaient lue dans ses yeux n'était pas
à prendre à la légère.
 

Lord Asyril quittait ses appartements à l'instant. L'avertissement des


gardes était clair. Cela arrivait une nouvelle fois.
Sur les lieux et en présence d'Ewen, le ton verdâtre de l'hybride devint
plus clair au fur et à mesure qu'il se concentrait. Ils avaient besoin de lui.
--- Qu'y a-t-il, mon ami ?
Le père et son fils lui indiquèrent un pan de mur avec des traces
sombres.
--- Nous les percevons comme de la poussière noire. Et toi que perçois-
tu ? lui demanda Kendrar.
Le Lord se pencha et étouffa une exclamation.
Il voyait des petites bestioles bouger. Elles étaient infiniment petites,
mais ne passaient pas inaperçues aux yeux de l'elfe qui avait pu pratiquer la
magie sans retenue dans Dorenthee.
--- Des insectes, mais pas complètement vivants. Ce sont des bestioles
sans tête qui avancent sans une direction fixe. Je n'ai examiné ce cas de
figure qu'une fois dans toute ma vie...
--- Tu penses aussi que c'est la trace d'un elfe noir ?
--- À cent pour cent. Mais que ferait un elfe noir dans le palais ? Et
surtout, que voudrait-il ?
--- Moi, je me demande surtout comment il a pu franchir l'enceinte sans
se faire repérer, gronda Ewen en regardant au loin.
Son regard semblait déterminé, et pourtant, il n'avait jamais eu si peur.
C'est donc la voix chevrotante qu'il reprit la parole.
--- Père, je sais que le sujet est plus que tabou, mais personne d'autre que
vous ne peut chercher des images dans le passé. Je sais que cela est
possible, je vous ai même vu faire. S'il vous plaît, je vous en supplie,
retrouvez-la. Si ce n'est pour moi, faites-le pour Zenlia.
Il ne savait comment convaincre son père d'utiliser son kya. Il
connaissait l'ampleur de son amour pour l'elfe disparue et savait que le
guerrier qui usait autrefois de la magie sommeillait toujours en lui.
--- C'est pour le Bien, Kendrar, tenta de le persuader le Lord. Il n'y a
aucun Mal à chercher la petite. Ce n'est qu'une enfant.
L'hybride commençait à changer de couleur en voyant que le roi ne
réagissait pas. Il sentait la colère monter en lui. Kendrar recommençait et
faisait les mêmes erreurs que par le passé. Si Lady Annaerys avait été
empoisonnée dans son propre palais, elle avait vécu ses derniers jours en
compagnie des êtres chers à son cœur. Zenlia, elle, souffrirait atrocement
dans ces terres hostiles où tuer et torturer étaient les deux habitudes les plus
pratiquées, seule, abandonnée.
--- Je ne te laisserai pas faire ça, Kendrar. Tu m'entends ? vociféra
l'hybride en le prenant par le col de sa tunique blanche, sale de la veille. Pas
Zenlia ! Si elle est entre les mains de ces êtres sans âmes et sanguinaires et
que tu ne fais rien pour la sortir de là, je te jure que...
Des gardes l'empoignèrent avant qu'il finisse de menacer le roi.
Sa phrase resta en suspens, mais le mutant criait haut et fort dans les
couloirs, puis il disparut au prochain tournant.
--- Père.
Ewen posa une main rassurante sur le dos du souverain qui respirait
difficilement. Kendrar ne voulait invoquer la magie. Son traumatisme était
encore récent. Tout ce qu'il pourrait faire, c'était de faire appel à l'armée, au
peuple des elfes d'argent. Il livrerait ensuite une guerre sans merci et se
promit que du sang noir coulerait entre ses doigts.
--- Père.
--- ...
--- Père.
--- ...
--- Père !
Cela faisait bien plusieurs minutes que le prince interpellait vainement le
roi. Ce dernier avait l'esprit comateux et ses pensées étaient si nombreuses
qu'il se sentait nauséeux. Il était responsable de cet enlèvement, il le savait.
Le roi Jaimyr Ier le visait personnellement, et ce depuis des siècles. S'il
arrivait malheur à Zenlia, il ne se le pardonnerait jamais.
--- Que veux-tu ? demanda Kendrar dans un soupir.
Sa voix imposante et fière n'était plus, un vague murmure avait pris sa
place.
--- Que comptez-vous faire ?
--- Que ferais-tu à ma place ?
C'était bien la première fois que Kendrar demandait l'avis d'Ewen ; celui-
ci recula comme si on l'avait giflé.
--- Laisseriez-vous le destin de votre promise entre MES mains ?
Maintenant que sa vie est en danger, vous faites appel à moi ?
Il était estomaqué et dégoûté. Néanmoins, le prince avait une vague idée
de ce qu'il aimerait faire, et il ne laisserait pas échapper cette occasion en or.
--- Il faut appeler du renfort et secourir la reine sans plus tarder. Je
participerai à l'expédition. Envoyez-moi sur place avec des elfes d'argent et
ne leur interdisez pas l'usage de la magie. Voilà ma proposition.
Kendrar ne s'attendait pas à quelque chose d'aussi radical, mais cela était
plus que normal étant donné que les deux jeunes elfes étaient synchronisés.
--- Et où te dirigerais-tu ? À une mort certaine, et je ne puis laisser mon
unique héritier prendre un tel risque.
Il était hors de question que son fils sorte du royaume, ni même du
palais.
--- Vous devez user de la magie pour la retrouver. Fouillez cet endroit, dit
le prince en montrant le couloir avec de grands gestes. Retrouvez les traces.
Je serai prudent.
Le roi se hâta bien de lui faire comprendre qu'il n'irait nulle part, et une
dispute acharnée éclata au moment même où Ewen réalisa que son père
interdisait de récupérer Zenlia.
Cela voulait dire qu'il ne comptait pas utiliser le seul recours possible
qu'il leur restait. Leur échange conclut avec l'isolement du prince dans ses
quartiers, il y serait reclus jusqu'à ce que l'on retrouve la reine.
Kendrar assurait ainsi sa protection, il ne pouvait se permettre de perdre
quelqu'un d'autre.
 
Chapitre 12

Monts d'Or, quelques jours plus tard.


 

Sir Owenyar transpirait. Il était parti à la chasse pour muscler son corps
et était revenu avec un cochon sauvage moucheté de gris qu'il avait capturé
à mains nues. L'animal s'était débattu, mais les nouvelles armes fabriquées
par Ildwin étaient précises, souples et d'une utilité rare. Personne ne savait
dans quel métal il les fabriquait, et cela importait peu. Tous les jours, il en
produisait une centaine. C'était à se demander s'il y passait toute la nuit, et
comment il avait appris le métier de forgeron. À ce jour, chaque elfe du
Bastion Gris possédait cinq armes chacun, dont une arbalète, et deux canons
imposants avaient été placés à l'entrée.
Le lieutenant Newel était impressionné par tout ce travail. Pour féliciter
le jeune soldat, il avait demandé à ce que l'on apporte de Dorenthee une
épée avec une lame en acier vert qui brillait dans le noir. Celle-ci avait un
manche serti de saphirs et d'émeraudes et était maniable à souhait.
Désormais, il comptait la lui offrir.
Tout le Bastion s'était réuni en vue de cet honneur, et chacun souriait
pour la première fois depuis les événements tragiques et les pertes des
soldats après la venue de chaque elfe noir. Depuis le passage de Kraken, ils
recevaient la visite de leurs ennemis tous les jours et ils attendaient des
renforts qui ne se présentaient toujours pas.
Cela avait conduit le capitaine Teraën au palais du monde d'Elbereth
pour communiquer plus amplement avec Kendrar. Ses soldats attendaient
impatiemment son retour et espéraient surtout que les nouvelles soient
bonnes.
Entre temps, quelques habitants du village de Garadel leur apportaient de
quoi se changer et se nourrir. De leur côté, les elfes noirs se débrouillaient
pour tuer les animaux de la forêt et se contentaient de boire leur sang,
laissant les corps pourrir de jour en jour. Les maladies se propageraient,
voilà pourquoi Sir Owenyar avait été désigné d'office pour brûler les
cadavres. Il obéissait aux ordres et en profitait pour travailler sa condition
physique.
Normalement, aucun elfe n'était autorisé à s'éloigner autant du Bastion,
c'est pourquoi l'elfe fut surpris d'y croiser quelqu'un. Le vent avait ramené
avec l'inconnu une odeur de pain et de beurre, chose que l'on n'avait pas
dans le coin.
--- Halte ! Qui va là ?
Malgré les armes qu'il portait sur son dos, l'elfe avait la voix qui
tremblait. Cela sembla rassurer le nouvel arrivant.
--- Amène-moi à ton supérieur. J'ai à lui parler.
Le ton de cet énergumène était froid et sec, il ne parlait pas comme un
simple elfe, mais comme un seigneur. Le Sir était bien placé pour le savoir,
lui aussi avait vécu à la cour autrefois.
--- Me crois-tu idiot à ce point ? Dis-moi qui tu es, ordonna le soldat en
employant le ton le plus arrogant qu'il pouvait, même si cela ne lui
réussissait point.
Son interlocuteur fit non de la tête.
Le visage de l'inconnu ne lui était pas indifférent. Il pensait même l'avoir
déjà croisé quelque part, mais une lueur de folie imprégna son regard, si
bien que Sir Owenyar se demanda ce qui clochait avec cet elfe.
--- Ne... ne bouge pas de là. Je vais revenir.
Il accentuait ses mots avec un accent bizarre et effectuait des gestes
rassurants, mais l'autre ne le dévisageait pas.
Plus tard, le Sir revint vite, accompagné par le lieutenant Newel qui était
vêtu d'un uniforme strict et poussiéreux. Ce dernier fixa l'inconnu et sourit
en dévoilant pour la première fois un sourire sincère.
--- Mon ami ! Mais que fais-tu ici ?
Le concerné se retourna et aperçut celui qui avait été son maître de
combat durant sa tendre enfance.
--- Newel !
Les deux elfes se donnèrent l'accolade comme s'ils se connaissaient
depuis toujours. Cependant, le nouvel arrivant semblait fatigué et ses
jambes flageolaient.
--- Je vois que ce n'est pas la forme, dis donc, plaisanta le haut gradé.
--- Si tu savais... Mais je ne suis pas venu que pour échanger avec toi.
Puis-je visiter celui que l'on appelle le Bastion Gris ?
--- Avec joie, mon ami ! s'écria le lieutenant. Soldat ! ajouta-t-il en
regardant Sir Owenyar. Préparez de quoi nourrir notre invité, il lui faudra
aussi un bon remontant. Dépêchez-vous ! Allez, plus vite que ça !
L'elfe ne comprenait pas ce qui venait de se passer, et cela lui importait
peu. Il était habitué à ce qu'on le tienne à l'écart de tout depuis qu'il avait
rejoint les Monts d'Or, mais tenait quand même à connaître l'identité de cet
inconnu qui semblait apprécier son supérieur.
--- Sir Owenyar, pour vous servir, se présenta celui-ci en tendant la main.
À qui ai-je l'honneur, monelfe ?
L'étranger lui répondit de bonne grâce.
--- Ewen, héritier d'Elbereth.
 

Sir Owenyar était impressionné et rouge de honte. Tapi dans les ombres
produites par les arbres, il n'avait pas pu identifier le visage du prince du
royaume, mais quand celui-ci s'était avancé jusqu'à lui, il aurait dû le
reconnaître.
En même temps, il n'est pas censé être ici, se consola-t-il.
L'héritier portait un sac assez lourd, et son carquois qu'il se trimballait
depuis le palais. Le prince avait fui. Il avait blessé le capitaine de la garde
qui avait tenté de l'empêcher de sortir du palais.
Heureusement qu'Ewen avait eu sa petite cachette, sinon, il aurait dû
sortir aux yeux de tous. Il avait eu plusieurs fois recours à cette option-là, et
emprunter son passage était devenu une habitude. À sa connaissance, pas
même son père ne semblait être au courant de cette brèche dans la roche.
L'elfe noir était-il rentré de cette façon ? s'interrogeait-il souvent.
Si seulement son père décidait de voyager dans le temps, il apercevrait le
visage de cette vermine et pourrait trouver l'endroit précis où il avait
emmené Zenlia. Les Terres Sauvages étaient si vastes et leur portail
demeurait introuvable. Ewen en était convaincu, elle ne serait jamais partie
à cause de ce mariage non désiré.
Le prince était en proie à une conversation interne, ce qui n'échappa pas
au lieutenant qui marchait à ses côtés.
--- Que fais-tu ici ? s'enquit Newel, surpris de voir que Kendrar avait
laissé son fils traverser les barrières de la frontière pour arriver jusqu'à lui.
--- C'est une longue histoire... une très très longue histoire...
Le prince était fatigué. Il avait alterné la course et la marche à pied.
Comme il ne s'était plus nourri depuis quelques jours, il ne pouvait utiliser
ses pouvoirs récemment acquis. Il avait donc regagné le Bastion comme un
simple elfe, à pied, et à une cadence extrêmement lente.
Un souvenir revint à lui. Zenlia et lui couraient dans la forêt à une
vitesse considérable. À un moment donné, Ewen était trop fatigué pour
continuer leur exploration, alors ils s'étaient arrêtés pour manger des feuilles
de Lendil. Si le prince l'emmenait souvent près des frontières, c'est parce
qu'il savait qu'ils pouvaient se défendre aidés de leurs kyas. Jamais il ne
s'était senti en danger accompagné de la petite princesse.
Dorénavant, tout avait changé. Il avait eu quelques frayeurs en traversant
la forêt de nuit, et même accompagné comme il l'était à l'instant, il ne
semblait pas rassuré.
Les récits des elfes du peuple lors de la fête de la Lune lui revinrent en
mémoire. Il frissonna de dégoût en imaginant que des elfes noirs pouvaient
bien être en train de les observer ou de souiller la terre de cette forêt.
En quelques minutes, ils arrivèrent au Bastion Gris. Ewen fut quelque
peu déçu et ne reconnut pas l'endroit dont parlaient les valeureux soldats
revenus des premières guerres. Il est vrai que la forteresse bâtie dans la
pierre avait perdu de son éclat et de son charisme d'antan.
--- Nous y voilà, tonna le lieutenant de bonne humeur. Viens, nous
parlerons dans mes quartiers.
Le lieu occupé par Newel était au cœur même du Bastion. Le capitaine
Teraën, lui, préférait dormir dans la tour de garde, dressée spécialement en
son honneur.
--- Bon, nous y voilà. Que viens-tu faire ici, jeune prince ? Serait-ce ton
père qui t'envoie ? s'enquit le lieutenant de bonne humeur.
Revoir son élève lui procurait une satisfaction immense. Il ne se doutait
pas de ce qui allait suivre, et Ewen lui révéla tout ce qui s'était passé depuis
l'envoi du lieutenant au front. L'elfe guerrier fut interpellé par la pratique de
la magie et l'ombre aperçue la veille du mariage. Après de longues heures et
de nombreux thés verts, ils conclurent un accord.
 
Chapitre 13

Monde d'Elbereth, monde et royaume des elfes blancs.


 

Une réunion du conseil de guerre s'imposait.


Kendrar avait réuni tous ses capitaines, généraux et amiraux dans le
salon nord, une vaste pièce située dans un recoin secret du palais, et
intégralement construite en marbre noir, qui servait de base d'échanges
militaires. Toutes les décisions importantes étaient prises en ces lieux. La
dernière en date s'était avérée bien utile, car les elfes blancs avaient gagné
une guerre et sauvé de nombreuses vies innocentes.
Cette fois-ci, le salon nord fera face à une nouvelle bataille, pensa
Kendrar, abattu.
Des généraux étaient présents, notamment Welial, un guerrier d'une très
grande réputation. Il avait tué de ses propres mains pas moins de mille elfes
noirs, et le regard déterminé qu'il lança à Kendrar indiqua au roi que celui-
ci prenait très au sérieux la menace pesante.
--- Mon roi, salua-t-il.
--- Welial, répondit le souverain par pure courtoisie.
Les elfes présents et ceux qui arrivaient étaient nerveux. Les tuniques et
les médailles en or accrochées sur leurs capes elfiques étaient témoins du
courage de ceux qui allaient vivre une nouvelle fois une bataille sans égale.
Le roi s'en voulut de leur demander de risquer leur vie alors que beaucoup
d'entre eux s'apprêtaient à traverser la Brume, le lieu de repos éternel
convoité par tous. La plupart savaient qu'ils ne reviendraient pas, mais ils
avaient répondu présents, comme chaque fois que le roi avait besoin de leur
aide.
La porte de la base militaire s'ouvrit sur trois elfes. Le capitaine Teraën,
le général Lorin et l'amiral Kilian firent une entrée spectaculaire.
Kendrar esquissa un sourire lorsqu'il apperçut ses trois fidèles alliés qui
avaient combattu à ses côtés, il y avait bien des années. Les quatre prirent
leur temps et se saluèrent dignement.
--- Que c'est bon de te revoir, Kendrar ! dit Kilian en prenant le roi dans
ses bras.
--- Il en est de même pour moi, mes amis.
--- La dernière fois que l'on s'est vus, commença Teraën en lui serrant la
main, c'était le jour de mon mariage. À présent, j'ai trois enfants, dont une
fille qui vient de naître.
Les souvenirs affluèrent et émurent les elfes, mais l'heure tournait, il leur
fallait agir et vite. Le plus ancien, le général Lorin, ouvrit la bouche pour
s'adresser à la foule, devant pas moins de quatre-vingts chefs de guerre.
--- Je vois que nous avons tous répondu à l'appel du roi ici présent. Je
propose de commencer cette réunion afin de parler du sujet qui nous
concerne tous à ce jour.
Un amiral leva la main pour prendre la parole.
--- Amiral Calaën, mon roi, se présenta-t-il d'un ton cérémonieux.
--- Parlez donc, l'invita Kendrar.
--- Je ne suis pas certain d'avoir compris pourquoi nous sommes tous
réunis ce jour, commença le concerné. Causerons-nous une guerre et des
pertes pour la vie d'une seule elfe qui n'appartient même pas à notre race ?
Des murmures scandalisés s'élevèrent entre les rangs. Si certains
semblaient être en accord avec les propos de l'amiral, la majorité exprima
son désarroi, au grand soulagement du souverain.
--- Cette « elfe », comme vous dites, est la fille du roi Lileth et de la
reine Eliai. Elle est actuellement la reine de Dorenthee et des elfes d'argent.
Leur peuple a toujours soutenu le nôtre, et vice-versa, s'offusqua un jeune
capitaine des terres frontalières de Dorenthee. Je ne peux concevoir ce que
vous dites.
--- De plus, elle reste l'épouse du roi, continua le général Lorin avec un
regard enflammé que Kendrar ne lui connaissait pas.
--- Je comprends votre frustration, murmura Calaën, mais nous ne
devrions pas...
--- Taisez-vous, espèce d'ingrat ! ordonna un autre elfe médaillé. Si vous
avez vu le jour dans des mondes en paix, c'est sûrement grâce au roi Lileth
qui nous a fourni une aide précieuse au cours des cinq dernières guerres.
Révisez votre histoire.
--- Pardonnez mon arrogance, s'excusa le jeune amiral.
Kendrar répondit avec un simple geste de la main, fatigué.
D'autant plus que la vie de mon fils est aussi en danger, se dit-il.
--- Continuez donc.
Le général des terres intérieures, qui avait été nommé il y a quelques
mois seulement, prit son courage à deux mains pour oser parler devant son
roi.
--- Je pense qu'il serait nécessaire de lancer une offensive afin de mettre
fin à une rivalité entre deux peuples similaires.
--- Venez-vous de nous assimiler à des êtres sans âme, comparables à des
démons, Général Ambraïa ? s'enquit Calaën, scandalisé.
--- Il a raison, dit Kendrar. Jadis, les elfes noirs étaient nos frères et nos
sœurs. Le roi Agena III en a décidé autrement, et ses fils ont tout
bonnement suivi son exemple. Nous ne pouvons blâmer le général pour ce
rapprochement, Calaën.
--- Quand bien même...
--- Taisez-vous ! s'écria un capitaine agacé d'entendre autant inepties
sortir de la bouche de ce débutant. Nous parlons sans cesse, sans connaître
le malheur qui nous guette. Que pensez-vous faire, mon roi ?
C'était le premier qui osait demander l'avis de Kendrar, et celui-ci s'en
félicita, car il avait bien un petit quelque chose de préparé.
--- Capitaine ?
--- Asgar, monsieur, s'empourpra celui-ci, honoré que le roi d'Elbereth
daigne lui adresser la parole.
--- Pouvez-vous me citer quelle fut la plus grande armée que nos mondes
aient connue ? interrogea Kendrar.
--- La vôtre l'est sans aucun doute, mon...
--- Non, corrigea le capitaine Teraën. L'armée la plus connue et la plus
redoutée était celle des elfes rouges, puis celle des elfes d'argent. Ces deux
armées marchaient au combat main dans la main et de nos jours, personne
n'a jamais pu réunir autant de soldats.
Il se garda bien de préciser que les deux peuples elfiques utilisaient
autant leurs aptitudes au combat que leurs pouvoirs donnés par la nature, et
que si Kendrar les laissait faire, ils pourraient retrouver des elfes magiciens
appartenant à Dorenthee.
--- Exactement, approuva Kendrar. Des elfes rouges, des elfes d'argent,
et quelque chose que vous n'avez pas osé citer mon capitaine. La magie.
--- Co... comment...
--- J'ai mis longtemps à réunir les éléments manquants, mais il a fallu
que ma chère épouse me soit retirée une deuxième fois pour comprendre
que sans la magie, notre peuple et ceux des autres races ne gagneront jamais
une guerre contre les elfes noirs. Ils ne sont pas nos seuls ennemis. Ces
créatures que vous appelez démons ne seront pas les derniers à vouloir nous
nuire en ces mondes. Les frontières n'ont jamais été aussi proches, et si nous
pouvons communiquer avec les elfes d'argent comme nous l'avons toujours
fait, les elfes noirs ont sans doute recueilli une armée autrement constituée
que par des elfes.
--- De qui ou de quoi pourraient-ils recevoir l'aide, mon roi ? demanda le
capitaine Asgar, qui prenait tout ceci très au sérieux.
--- Des légendes racontent que les trolls étaient des alliés puissants à une
époque. Ils vivent dans des mondes reculés. Des dragons auraient été vus
dans les Landes, et les Terres Sauvages regorgent de créatures sombres et
dangereuses. Les livres de ma bibliothèque parlent de monstres, d'ombres,
d'êtres enflammés et assassins. Certains pourraient même être une menace
pour les elfes noirs... Je ne doute pas que certains existent, et que pour le
moment, leurs frontières restent fermées et cachées. Pour le moment.
Tout le monde se tut devant l'annonce du roi. Beaucoup avaient en effet
entendu parler des dragons ailés et des serpents aquatiques géants nageant
librement dans l'océan, ou même de furies volantes, mais jusqu'à ce jour,
personne n'avait osé prononcer leurs noms à voix haute, et encore moins en
présence de leurs congénères.
--- Allons-nous les laisser obtenir autant d'alliés ? Est-ce que ces
créatures existent vraiment ? tempêta Lorin avec un ton sévère.
--- Nous aurons nos propres alliés en temps voulu Lorin, lui répondit
Kendrar en esquissant un sourire mystérieux qui étonna l'assemblée. Eh oui,
elles existent apparemment.
--- Et qui va nous apporter son aide, Kendrar ? s'enquit Teraën. Les elfes
d'argent ? Le peuple ? Des innocents ?
--- Non, mon ami. Tu les as pourtant cités tout à l'heure, il me semble.
Le capitaine fronça les sourcils. Il se demandait si c'était lui qui déraillait
et ne comprenait pas du tout où voulait en venir son ami.
--- Qui donc ?
--- Lorsqu'Agena III s'attaqua au temple des bois de Luménya, il y eut
des survivants. Lord Asyril, que vous connaissez sûrement, et moi-même,
nous étions rendus sur place après le massacre. Nous y avons recueilli
quelques enfants qui avaient échappé aux elfes noirs. Avec l'aide précieuse
du roi Lileth et de sa femme, nous les avons cachés dans l'océan Mariniel
avec le peuple des elfes d'eau, de façon à ce qu'aucun elfe noir ne puisse les
retrouver.
--- Qu'es-tu en train de nous annoncer, Kendrar ? questionna l'amiral
Kilian ému, car il commençait à comprendre où son roi voulait en venir.
--- Nous avons une armée qui nous attend. Une armée d'elfes rouges.
 
Chapitre 14

Aux Monts d'Or.


 

Ewen était heureux d'avoir pu échapper au contrôle excessif de son


paternel et s'en donnait à cœur joie dans cet endroit qu'il aurait qualifié de
surnaturel. Les allées et venues des soldats n'étaient plus un mystère pour
lui. En quelques semaines, il savait à peu près qui faisait quoi et où se
rendaient la plupart des guerriers qui contrôlaient les allées et venues de
l'ennemi.
Depuis son arrivée, Ildwin lui avait immédiatement plu. Son côté rebelle
et sa répartie étaient quelque chose que le prince appréciait. Le soldat,
accompagné souvent par Sir Owenyar, était devenu sa principale source
d'amusement, et c'est ainsi que naquit une très belle amitié.
À son retour d'Elbereth, le capitaine Teraën n'avait pas été ravi de voir
l'héritier traîner dans le coin, mais il s'habitua vite à la présence de celui-ci
et le tolérait bien mieux depuis qu'Ewen se rendait utile. Sous le conseil du
lieutenant, qui voyait la situation comme étant critique, le prince enseignait
la magie à qui s'en montrait digne. Tout le monde avait reçu la même
consigne : ne pas parler de l'usage du kya en dehors des murs du Bastion.
Quiconque s'approchait désormais de leur frontière, établie avec de gros
rochers qui pesaient des tonnes, était rappelé à l'ordre et renvoyé d'où il
venait, le tout sans ménagement. Les habitants des villages les plus proches
voyaient parfois de la fumée émerger par-dessus la frontière. De la
fabrication de nouvelles armes, disait-on. Beaucoup ne furent pas dupes, et
ceux qui avaient été les élèves de Zenlia surent qu'il s'agissait de sorts non
maîtrisés.
La quarantaine d'elfes-magiciens du peuple qui avaient été entraînés par
la reine les avaient rejoints, mais comme il n'y avait pas assez de nourriture
pour alimenter l'ensemble, ils rentraient chez eux à la nuit tombée et
revenaient le lendemain.
Les débuts furent difficiles. La magie nécessitait de la concentration et
de l'assurance. Mais ce qui manquait aux soldats, c'était l'aisance. Ewen
avait fait passer un test aux milliers d'elfes et peu avaient montré posséder
de la magie en faisant rouler du feu en l'air. Il leur fallait acquérir les bases,
mais cela se révélait être plus compliqué que prévu. Les erreurs étaient
nombreuses.
À ce moment-là, Ildwin essayait de propulser son partenaire en arrière
sans le toucher, une des méthodes de défense apprises par les elfes du
peuple.
--- Aïe ! Crétin ! hurla son partenaire quand Ildwin mit le feu à son
uniforme sans faire exprès.
--- Oups...
Même si l'elfe était très rieur et plaisantait comme il respirait, il prenait
très au sérieux cet enseignement et s'avérait être un des meilleurs élèves,
quand il le voulait.
--- Voyons, soldat ! On te demande de tuer des elfes noirs, pas tes
camarades, ironisa le lieutenant qui ne traînait jamais loin.
Ce dernier avait été initié par Kendrar en personne. La magie avait très
peu de secrets pour lui, c'est pourquoi il entreprenait de combler les
faiblesses du prince et des meilleurs élèves. Un paysan du nom de Pinel et
une elfe de la forêt nommée Mariella étaient aussi les bienvenus à ses cours
du soir.
--- Je m'excuse, monelfe.
Le respect était devenu mutuel entre les deux personnages au caractère
bien trempé.
--- Ne t'excuse pas. Au moins tu pourras en incendier quelques-uns.
Exercice suivant ! cria Newel en s'adressant à la centaine d'elfes qui
travaillaient d'arrache-pied depuis des heures.
La suite se déroula plutôt bien. Les apprentis magiciens devaient
soulever des poids de tailles diverses en employant la force de leur esprit.
Cependant, le danger devint bien réel à l'exercice suivant. Ils devaient
déplacer un rocher au-dessus de la tête de l'elfe qui se trouvait devant.
Ainsi, ils redoubleraient d'efforts, le capitaine avait ordonné qu'il en soit
ainsi.
--- Ewen ! grogna Sir Owenyar concentré sur la roche qu'il faisait léviter
au-dessus de la tête du prince. Je ne vais pas tenir !
--- Mais si !
--- Mais non !
--- Mais si !
Le spectacle venait de commencer. S'ensuivit un quart d'heure de
jérémiades de Sir Owenyar, interrompues par les encouragements du prince,
qui commençait à être essoufflé.
--- Je vais lâcher ! cria le premier.
Le rocher s'ébranla et vacilla dans le vide. Une seconde plus tard, la
centaine de kilos qui aurait dû tomber sur la tête d'Ewen était maintenue en
l'air par une force invisible. Les deux élèves s'apprêtaient à remercier
Newel, mais la surprise fut de taille quand la personne qui portait le poids
s'avéra n'être nul autre que Lord Asyril.
--- Lord ! Que faites-vous ici ? Mon père vous a-t-il envoyé ? s'exclama
Ewen, horrifié.
Il ne remarqua même pas que l'elfe utilisait de la magie pour soutenir le
rocher.
--- Non, mon garçon. Je suis ici pour évaluer la situation qui ne me paraît
guère encourageante...
Une fois le poids posé à terre, les élèves furent impressionnés par cet
individu si frêle qui avait pu soulever une masse si compacte en utilisant
une seule main. Beaucoup rougirent, honteux de ne pas maîtriser un
exercice si simple. Le lieutenant, qui ne connaissait point ce spécimen haut
en couleur, vint lui serrer la main et l'entraîna à l'écart, non sans avoir crié
des ordres avant.
--- Bienvenue, Monelfe, le salua celui-ci, impressionné par les
accoutrements et le physique de leur nouvel invité.
--- Merci, mon brave, répondit le Lord en lui tapotant l'épaule. Je dois
m'entretenir avec le capitaine. Pouvez-vous me conduire à Teraën ?
--- Bien entendu.
Les soldats regardaient du coin de l'œil les échanges entre les deux elfes.
L'hybride leur parut si élégant et érudit, que chacun s'efforça davantage
pour paraître fort et habile devant lui, afin de l'impressioner. Sir Owenyar
leva une nouvelle fois son rocher, ignorant les recommandations d'Ildwin,
qui insistait pour que celui-ci se repose. Sans l'aide d'Asyril, Ewen serait
sans doute mort, écrasé par l'incompétence du Sir, et cela ne pourrait arriver
en affrontant l'ennemi.
--- Resterez-vous pour la nuit ? demanda le prince qui avait interrompu
ses exercices pour rejoindre le lieutenant et le Lord.
--- Je compte rester quelques jours. Ensuite je ramènerai des soldats sur
ordre de ton père, annonça l'hybride.
--- Des soldats ? Compterons-nous sur l'aide des elfes d'argent ?
--- Oui, et pas que. Ton père est vraiment un elfe intelligent, il a gardé un
atout de taille.
--- De quoi s'agit-il ? interrogea Newel à son tour.
La voix de l'hybride l'hypnotisait. Il ne saurait dire pourquoi ni comment,
mais il buvait ses paroles et le guerrier qui sommeillait en lui avait l'air d'un
petit elfe admirant un adulte.
--- Cela doit rester secret... pour le moment. Vous n'auriez pas des
feuilles de Lendil dans le coin ?
 

Terres Sauvages.
 

Les étés dans les Terres Sauvages étaient trop chauds pour une elfe
d'argent, aucun souffle d'air frais n'y parvenait jamais. Zenlia vivait recluse
dans des cachots miteux et moisis depuis une trentaine de jours, et la
lumière du soleil lui manquait. La première fois qu'elle s'était réveillée à
l'intérieur, elle en avait eu la nausée, mais n'avait rien laissé paraître devant
son agresseur. Elle avait tenté de s'échapper par tous les moyens ;
seulement, elle portait toujours les menottes du caveau et ne pouvait pas se
faire aider de la magie.
Les elfes noirs ne l'alimentaient pas assez, voire presque jamais. Elle
était à bout de forces. Ils l'avaient d'abord narguée en amenant des fruits et
des herbes cueillis en forêt, et plaçaient les plats en dehors de sa cellule, de
façon à ce qu'elle ne puisse les atteindre. À chaque passage d'un de ses
ennemis, elle avait droit à une gourde remplie de sang frais qu'elle ne
touchait pas. Elle recevait la même gourde, remplie d'eau, une fois par
semaine.
Kalahar lui rendait souvent visite, de même que son cousin. L'elfe
d'argent avait reconnu Kraken. C'était l'elfe qui portait la lance avec la tête
d'Ewen plantée en son pic dans ses rêves.
Elle avait même eu droit au roi, Jaimyr Ier, qui s'était avancé pour la
sentir avant de partir sans dire un mot. La reine avait aperçu un sourire
victorieux perler au bout de ses lèvres, et depuis, elle se préparait au pire.
--- Bien le bonjour, mademoiselfe la reine. J'espère que vous vous
plaisez ici. Les cachots sont-ils adaptés à votre confort ?
Voilà que Kraken revenait. La seule nouveauté était qu'il était
accompagné par le prince des elfes noirs, alors que d'habitude, il venait la
narguer seul.
Kalahar se tenait droit et semblait fier, mais Zenlia ne le percevait pas
comme un être maléfique. Même menottée, elle avait su lire en lui, et
quelque chose lui disait qu'il devait se sentir aussi prisonnier qu'elle dans
ces terres reculées.
--- Ma reine.
Kalahar prit la peine de s'incliner. La prisonnière avait immédiatement
reconnu « Asgarel », et elle se demandait comme elle avait pu être aussi
sotte. Il lui fallait admettre que les manières, les histoires et les gestes de
l'imposteur avaient été travaillés et retenus à la perfection pour imiter les
elfes d'Elbereth et de Dorenthee.
--- Qu'as-tu à nous apprendre, cette fois ? pouffa Kraken.
Depuis quelques nuits, il venait lui poser une liste de questions, à savoir
quels étaient les points faibles de Kendrar, utilisait-il toujours la magie ou
de combien de soldats était composée son armée.
--- ...
--- Eh bien, tu me fais attendre... Réponds à tonton Kraken !
--- ...
--- Cousin, marmonna-t-il en regardant Kalahar. Je crois qu'elle ne
parlera pas aujourd'hui. Cela commence à être long, et j'ai envie de
m'amuser. Donne-moi les clés... s'il... te plaît.
La formule de politesse lui écorcha la bouche, et il se surprit lui-même.
Le prince, quant à lui, s'assit en face de la cellule et regarda Zenlia comme
chaque fois. Il ne savait pas pourquoi il la trouvait si désirable ni pourquoi il
pouvait passer des heures à l'observer sans éprouver le besoin de
s'alimenter, mais il aimait ça.
--- Si tu ne veux pas effectuer ta ronde de surveillance correctement, tu
peux sortir, le renvoya l'héritier.
Il n'eut même pas besoin d'appeler les gardes, qui arrivèrent, habitués à
ce que le cousin du prince fasse des siennes.
--- Ne le laissez plus approcher des cachots pour aujourd'hui, ordonna
Kalahar. Je prends son tour de garde.
--- Bien, mon prince.
Kraken ne se laissa pas faire ni toucher, mais il partit en lançant un
regard furax à son cousin. Il ne comprenait pas pourquoi celui-ci prenait
tant à cœur de protéger la reine ni pourquoi il la traitait comme une invitée
alors qu'elle n'était qu'une prisonnière, une moins que rien. Certes, elle était
jolie, il lui arrivait de la désirer certaines nuits. Il la soupçonnait d'être
même intelligente, bien que depuis son arrivée elle n'avait pas prononcé un
seul mot.
Ce qu'il ne savait pas, c'était qu'elle parlait bien à quelqu'un dans ces
cachots humides et étouffants. Un petit troll avait trouvé refuge auprès de
Zenlia qu'il traitait avec gentillesse et à qui il apportait du pain de temps en
temps.
Kalahar était au courant de leurs échanges, mais n'avait prévenu
personne et n'intervenait jamais. Il laissait donc Bul visiter Zenlia. Parfois,
il se cachait pour entendre la voix de la reine, douce et mélodieuse. Même
s'il avait obéi aux ordres de son père et qu'il ne regrettait pas d'avoir capturé
l'elfe d'argent, il espérait quand même qu'elle lui pardonne son geste. C'est
pourquoi il restait près d'elle durant des heures la journée, et partait à la nuit
tombée, l'heure d'activité des elfes noirs, et surtout le moment où ils
partaient s'alimenter, bien que dernièrement, la recherche d'esclaves et de
nourriture s'était tarie pour leur permettre de faire des rondes de
surveillance. Si les elfes noirs pouvaient traverser les Monts d'Or et accéder
à la frontière entre les mondes, il en serait de même pour les elfes blancs et
d'argent le jour où ils trouveraient le portail qui les mènerait près du palais
souterrain. Ces derniers étant des experts magiciens, Jaimyr Ier craignait une
attaque en traître.
--- Comment allez-vous aujourd'hui, reine Zenlia ? Avez-vous besoin de
quelque chose en particulier ?
Kalahar s'adressait souvent à elle, même si elle ne répondait jamais en
retour. Elle remarqua qu'il était plein de sollicitude à son égard, mais elle
était trop faible et se sentait sale, ce qui allait de pair avec son humeur
devenue maussade. Ses poignets délicats étaient couverts de cicatrices et de
sang. L'elfe avait l'impression qu'elles se renfermaient sur sa peau d'heure
en heure.
Si seulement vous pouviez enlever ces menottes, songea-t-elle.
Comme s'il avait lu dans ses pensées, le prince ténébreux secoua la tête.
--- Malheureusement, nous ne pouvons rien faire pour cela. Si les
menottes commencent à serrer, c'est que vous essayez inconsciemment
d'utiliser la magie pour vous enfuir, et je ne peux permettre cela.
La reine se releva le plus dignement possible, elle qui était à même le sol
à défaut de n'avoir rien à part une couverture miteuse. Elle essaya de parler,
mais un son rauque fut tout ce qu'elle put produire.
Elle déglutit et montra sa gorge.
--- Je demanderai à ce que l'on vous apporte de l'eau cette après-midi. En
attendant, je ne peux que vous donner ceci.
Il tendit une main bronzée entre les grilles du cachot et déposa un
récipient minuscule à sa portée. La reine, piquée par la curiosité, s'avança et
le toucha du bout des doigts. Un liquide doré scintillait et remuait tout seul
à l'intérieur.
La méfiance qui se lisait dans les yeux de l'elfe amusa Kalahar.
--- Vous ne risquez rien. Il s'agit d'un petit remontant, j'en bois moi-
même.
Zenlia prit le flacon et attendit.
--- Vous empoisonner m'avancerait à quoi ? Vous êtes prisonnière et une
possible monnaie d'échange. Croyez-moi, si le but de mon père était de
vous tuer, vous seriez morte depuis le premier soir.
Zenlia se méfiait. Elle connaissait le comportement et la fourberie des
elfes noirs, mais elle faisait bizarrement confiance au prince. Elle but la
substance d'un coup. Le goût n'était pas trop prononcé, elle sentit la
fraîcheur et des gargouillis se mélanger au peu de salive qu'elle arrivait à
produire. L'effet fut immédiat. Si elle était revigorée avec seulement
quelques gouttes, elle se demandait ce que pourrait avoir pour effet un verre
du liquide.
--- C'est une potion créée par Bul, le troll qui vient vous voir si souvent.
Elle a un effet différent pour chaque elfe. J'ai pensé qu'elle vous ferait du
bien.
--- Pourquoi ? souffla-t-elle.
Elle pouvait enfin parler, sa gorge était à nouveau hydratée.
--- Pardon ?
Kalahar était surpris que celle-ci daigne lui adresser la parole. Il
comprenait encore moins le sens de sa question.
--- Pourquoi moi ? Pourquoi une monnaie d'échange ?
--- Parce que.
Le prince rougit. Il ne pouvait répondre à cela sachant que des oreilles
indiscrètes traînaient ici et là. Sur le moment, il voulut la prévenir. Lui dire
que si elle ne répondait pas aux questions de Kraken, celui-ci allait la faire
conduire au poste de torture pour lui délier la langue. Le roi avait besoin de
réponses, et son cousin adorait faire du mal.
Quelque chose dans le regard de Zenlia le dissuada de continuer, elle ne
céderait pas à ses paroles et elle ne céderait jamais. Il avait voyagé dans ses
rêves quand elle dormait. Bizarrement, même sous terre, elle avait gardé les
habitudes des elfes diurnes et distinguait le jour et la nuit. Zenlia pensait
souvent à Ewen et à Kendrar. Elle se remémorait des souvenirs d'enfance
avec le premier et tentait de deviner dans quel état devait être le roi après sa
disparition. Elle avait du mal à se rappeler ce qui était arrivé après qu'elle
fut tombée dans les pommes, mais elle avait un mauvais pressentiment.
Au même moment, Bul le troll détala en courant aussi vite que lui
permettaient ses pieds et son orientation. Essoufflé, il prononça des paroles
qui résonneraient à jamais dans le cœur de la reine.
--- Mon prince ! Les elfes blancs nous ont déclaré la guerre ! Ils ont
déclaré la guerre !
 
Chapitre 15

Aux Monts d'Or.


 

Cela faisait des semaines que Lord Asyril était revenu avec des milliers
de soldats.
Les elfes d'argent étaient fiers et courageux. Physiquement, ils
ressemblaient aux elfes blancs, mais la pratique de la magie leur conférait
une aura mystique et un kya que ces derniers ne possédaient pas. Les elfes
provenant du monde de Dorenthee étaient fin prêts au combat, cela se
voyait. Leur carrure et leurs muscles étaient toujours tendus, de manière à
agir à n'importe quel moment, et les armes qu'ils portaient étaient
terrifiantes et redoutables.
Ewen s'était attendu à quelques confrontations entre les nombreux
peuples, mais il s'était trompé. Les elfes entraînés et commandés par Zenlia
lui ressemblaient. Ils étaient loyaux, polis et redoublaient d'efforts pour
trouver de la nourriture et de l'eau pour tous les habitants du Bastion Gris.
Ils étaient arrivés pendant la nuit. Leurs armures en argent avaient relui au
clair de lune, et les armes qu'ils avaient apportées avaient fait trembler le sol
quand ils les avaient déposées à terre.
Leur capitaine, Sol, s'était immédiatement présenté à Teraën, et les deux
elfes avaient parlé stratégie pendant trois jours.
Il tardait au prince de savoir ce que ses deux supérieurs s'étaient dit.
Cependant, le Lord l'attira dans un coin et lui tendit un gros paquet. Le tout
était adroitement ficelé. Quand Ewen défit le tout, une superbe lame elfique
fit son apparition. Il s'agissait d'une épée gigantesque et magnifique sertie
de pierres qui lui rappelaient les yeux de sa dulcinée.
--- Waouh ! s'écria le prince, abasourdi.
Le lord sourit et prit l'épée bleue dans ses mains expertes.
--- C'est la lame de guerre de ton père. Il voulait te la remettre en
personne, mais il a eu quelques empêchements. Il a d'ailleurs laissé un
message.
Une enveloppe dépassait de l'emballage. Ewen la prit soigneusement, les
larmes aux yeux. Dessus y était écrit :
 

À mon fils,
Je te cède Galla, ma plus fidèle arme. Je sais qu'elle saura te protéger,
garde-là précieusement.
Ne t'inquiète pas pour moi, je n'en aurai pas besoin.
Ton père, qui t'aime.
 

--- Pourquoi il n'en aurait pas besoin ? interrogea l'héritier à voix haute.
Il ne compte pas venir ? conclut-il horrifié.
Ewen se sentit trahi pendant quelques secondes, jusqu'à ce qu'il réalise
que Kendrar ne ferait jamais ça. Sinon, pourquoi avait-il amené autant
d'elfes au combat s'il ne comptait pas les commander directement sur place
? Et il restait toujours le secret du souverain...
--- Non, monelfe. Ton père sera présent sur le terrain, comme il l'a
toujours fait. Mais il a d'autres armes. Sais-tu ce qu'il fait en ce moment
même ?
Le Lord fixait Ewen d'un œil bienveillant. Il ne pouvait imaginer qu'un
jour il prendrait la tête d'une guerre, et encore moins que Kendrar se
laisserait influencer par son fils.
--- J'avoue ne pas m'être penché sur la question, regretta Ewen, attristé.
--- Il a suivi ton conseil. Cela peut paraître dingue, mais le roi prat...
Un bruit de fond empêcha le Lord de terminer sa phrase. Dans la roche
profonde du Bastion était apparu un trou béant. Ce que les elfes ne
comprenaient pas, c'est pourquoi au lieu de voir plus de roche et de
cailloux, ils distinguaient un désert profond d'où leur venait une odeur de
pourriture.
Du sable pénétra même dans la chambre d'Ildwin et de Sir Owenyar, la
même qu'ils partageaient avec une dizaine d'inconnus.
Sol, le capitaine, s'avança parmi la foule pour mieux voir. Souriant, il
tapota l'épaule d'un elfe d'argent qui avait une ceinture d'explosifs à la main.
--- Messelfes, votre attention, je vous prie. La frontière entre les mondes
se trouve juste devant vos yeux.
 

Monde d'Elbereth, monde et royaume des elfes blancs.


 

Cela faisait presque trois semaines qu'Ewen avait fugué. Kendrar était
tenaillé par ses propres sentiments. Il le savait en sécurité avec le lieutenant
Newel, mais quelque chose l'empêchait de trouver le repos qu'il avait tant
attendu. Il s'était promis de ne pas aller le retrouver.
La conversation qu'il avait eue avec Lord Asyril, avant son départ au
Bastion, lui avait fait le plus grand bien, et il avait enfin vu la vérité en face.
Tant que Zenlia serait en danger, Ewen ferait tout pour aller à son encontre,
qu'elle se trouve dans le royaume des elfes blancs ou en danger dans un
monde inconnu, il était impossible de les séparer.
Le capitaine Teraën était retourné au Bastion Gris accompagné par vingt
elfes qui l'aidaient à ramener les nouvelles armes et armures, conçues pour
une guerre, et pas des moindres : la guerre contre les elfes noirs.
Pas moins de cent caissons cadenassés, contenant le précieux matériel,
avaient été envoyés. Ils avaient déjà été rejoints par les elfes de Dorenthee.
Il ne manquait plus qu'ils le soient par les elfes rouges. Ce que le roi
préparait était un secret gardé depuis plus d'un siècle, qu'il avait partagé
avec Lady Annaerys et personne d'autre. L'arme qui aurait dû protéger sa
bien-aimée par le passé allait être utile pour sauver Zenlia. Au moins, c'est
ce qu'il espérait.
La poussière noire, que le roi avait précieusement gardée, avait été
analysée en laboratoire. Toutefois, seule la magie pourrait révéler
l'emplacement exact de la prison de la reine. C'est pourquoi Kendrar
s'apprêta à faire quelque chose qu'il regretterait peut-être.
S'ensuivirent d'autres événements. Le peuple s'était rebellé. Suite à
l'annonce de l'enlèvement de la reine, ainsi qu'aux récentes découvertes et
l'éminence de la guerre, les elfes du peuple et tous ceux des environs
prenaient les armes pour rejoindre le Bastion Gris, où les elfes d'argent
avaient découvert un portail menant aux Terres Sauvages.
Kendrar avait vu la situation dégénérer dans certains villages. Nombreux
étaient les habitants qui partaient en forêt, traquant l'ennemi sans aucune
expérience. Celui-ci se montrait et tuait. Les cadavres retrouvés n'avaient
plus une goutte de sang dans leur corps, et les soldats se voyaient obligés de
quitter le palais pour secourir les braves, mais intrépides elfes qui mettaient
leur vie en danger.
La gravité de la situation se reflétait sur l'arbre d'or, dont les feuilles
tombaient chaque minute. La vie de ses soldats était en péril. Pour remédier
à tout cela, le roi avait enfin pris une décision de taille : il se servait à
nouveau de la magie.
Cette vieille amie l'avait accueilli près de la tombe de Lady Annaerys,
que Kendrar avait été visiter en quête de réponses. La sculpture taillée dans
un marbre vert l'avait regardé tendrement. Le lieu où reposait la reine était
glacial et humide. Des animaux et des insectes avaient envahi le temple où
elle reposait, la nature avait repris ses droits. Et pourtant, Kendrar s'y sentait
bien. Il ne savait pas ce qui avait été l'élément déclencheur, mais il avait su
à cet instant que sa regrettée femme le poussait à faire tout ce qui était en
son pouvoir pour sauver la petite Zenlia, elle qui l'avait si bien connue.
Au fur et à mesure, Kendrar avait repris le contrôle des éléments et celui
de la forêt, qui l'avaient accueilli comme un vieil ami.
Le souverain fut de même témoin du retour des loups, qui avaient fui le
royaume suite à l'interdiction de la magie. C'étaient des animaux nobles et
fidèles qui se nourrissaient exclusivement des pouvoirs renfermés par la
terre. Jadis, le souverain d'Elbereth avait possédé une armée de loups de ce
genre, c'est ainsi qu'il avait aidé les elfes rouges à terrasser leurs ennemis
lors des dernières guerres avant leur extermination, et il comptait bien
reprendre le contrôle sur le mâle alpha qu'était Jax. On avait aperçu son
épaisse fourrure à l'ouest. Kendrar espérait secrètement que celui-ci se
laisserait mordre comme la première fois.
 

Les Terres Sauvages.


 

Kraken revenait en quête de réponses avec l'intention de satisfaire son


roi, tout comme l'avait prédit Kalahar. Il passa des heures devant la cellule
de la reine, alternant les grossièretés et les gestes obscènes, mais il n'obtint
rien de Zenlia qui refusa de lui parler.
Comme châtiment, il ouvrit la cellule, tira la reine avec des chaînes sur
plusieurs couloirs poussiéreux, et la déposa ruisselante de sueur sur une
chaise douteuse qui dégageait une odeur métallique assez forte.
--- Toujours pas envie de parler ? Je vais te délier la langue, ma douce
reine.
Il l'attacha avec soin. Si les menottes étaient déjà un supplice, les lanières
en cuir s'avérèrent bien pires et ne lui permettaient pas de bouger. L'elfe
noir prit son menton en le soutenant avec deux de ses griffes, puis au
moment où elle s'y attendait le moins, il vint embrasser sauvagement ses
lèvres tout en cherchant sa langue. L'haleine putride de Kraken et le goût du
sang qui perla au coin de la bouche de la reine, quand celui-ci croqua à
pleines dents dans sa chair, lui provoqua la nausée et une migraine affreuse.
--- Alors c'est à ça que ressemble un baiser royal ? Je pourrais bien m'y
habituer, pas toi ? demanda le cousin du prince dans un fou rire qu'il eut du
mal à contrôler.
Il recommença une nouvelle fois et en profita pour caresser le corps de
Zenlia qui demeurait complètement immobile. Celle-ci faillit lui vomir dans
la bouche tellement le contact avec cet elfe la dégoûtait.
--- Tu ne peux pas te débattre... Je te conseille de parler une bonne fois
pour toutes. Là ce n'est qu'un divertissement ; après, ça risque de faire mal.
La folie se lisait dans ses yeux noirs, un regard si profond qu'elle aurait
pu s'y perdre.
--- Quels sont les points faibles de ta sale race ?
--- ...
--- Combien sont-ils à pratiquer la magie ?
--- ...
Il énuméra ensuite d'autres questions que Zenlia s'efforça d'ignorer. Si le
prince des elfes noirs pouvait lire quelques-unes de ses pensées, peut-être
que son cousin possédait le même don.
--- Dernière question... Que prépare Kendrar ?
--- ...
Les tortures qui s'ensuivirent n'étaient pas faites pour être endurées en
une seule journée. Kraken vida la reine d'une bonne partie de son sang qu'il
garda précieusement pour Jaimyr Ier. Le sang d'une reine argent pour le roi
des elfes noirs.
Quelle douce ironie, pensa celle-ci quand le cousin du prince s'arrêta à sa
gauche pour lui flanquer un premier coup à l'estomac.
Après les nombreuses fêtes en l'honneur de son mariage, Zenlia ne s'était
pas beaucoup entraînée, elle avait donc eu la respiration coupée au premier
coup et les côtes cassées pour ceux qui suivirent. Elle évitait de crier et se
retenait de toutes ses forces pour ne pas donner cette satisfaction à son
bourreau. Dans ces cachots, elle pensa de nouveau à Ewen et à Kendrar, les
seuls elfes qui étaient omniprésents dans son esprit. Penser à eux lui était
douloureux, mais pas autant que d'être en présence d'elfes noirs qui se
congratulaient du sang ramassé de leurs pillages.
Des esclaves venaient pourrir dans les mêmes couloirs sombres où on lui
avait élu domicile. Elle apercevait parfois la robe d'une vieille elfe, un pan
de tunique appartenant à un soldat, mais ce qui la choqua le plus, fut de voir
des petits pieds-nus, sales et crottés.
La reine avait aperçu une petite elfe de pas plus de trois cents ans. Elle
avait supplié Kalahar de la renvoyer chez elle auprès de sa famille, si celle-
ci était toujours en vie. Le prince s'en était allé, et depuis elle ne l'avait plus
jamais revu. Lui aussi occupait ses esprits, mais pour d'autres raisons. Dans
ses rêves, elle apercevait souvent Kalahar. Celui-ci la guidait dans un tunnel
chaud et sec. Depuis, elle avait la certitude que le prince lui apporterait son
aide un jour où l'autre.
--- Alors, on rêvasse ? Je ne cogne peut-être pas assez fort...
Il continua avec des heures et des heures de torture intense.
Juste après, se réjouit Kraken, ce sera au tour du troll.
Depuis la salle du trône, qui n'était pas si éloignée des cachots, on
n'entendait rien. Les oreilles pointues de Kalahar étaient habituées à
entendre des hurlements et des supplications toute la journée, et cette nuit-
là, aucun son ne venait rebondir sur les parois rocheuses des cavernes des
Terres Sauvages.
--- Qu'arrive-t-il, père ? s'étonna le prince.
Ils étaient tous les deux attablés et consommaient le sang des elfes
attrapés la nuit dernière. Le sang frais était réservé pour la famille royale,
les soldats buvaient des réserves datant de plusieurs jours. Parfois, ils
avaient droit à quelques tendons et quelques muscles, mais seulement les
jours de fête.
--- La reine est en train d'être interrogée, voilà ce qui arrive, répondit le
roi en suçant un os, le regard absent.
--- En salle ? s'exclama Kalahar, abasourdi.
--- En salle, oui, répéta Jaimyr Ier. J'ai chargé ton cousin de le faire. Elle
résiste assez bien, tu ne trouves pas ?
Les propos tenus par son père et l'indifférence avec laquelle il parlait du
sort de Zenlia, consterna le prince.
--- Vous laissez Kraken seul avec la reine pour...
L'os mâchouillé tomba à terre, dans un grand fracas.
--- Un conseil, ne te remplis pas trop le ventre. Un sang de qualité nous
attend pour le dîner.
Comme s'il lisait les pensées de son fils, Jaimyr Ier le réprimanda du
regard.
Il va me tester avec le sang de l'elfe, comprit Kalahar.
 
Chapitre 16

Elbereth, dans la forêt une nuit de pleine lune.


 

Les empreintes ne laissaient plus de place au doute. La meute de loups


avait élu domicile dans les profondeurs de la forêt.
Même s'ils ne tuaient pas le bétail des villages, Kendrar ne pouvait les
laisser s'installer à proximité de son palais sans les étudier avant. Il ne
connaissait pas cette race qui pourrait se montrer imprévisible à l'approche
de la pleine lune, comme beaucoup d'autres. C'est pourquoi il décida de
rencontrer le chef de meute.
Accompagné de son capitaine, le roi fouillait chaque recoin de la forêt et
trouva les premières traces.
--- Par ici, Teraën, le guida-t-il.
Le soldat renifla l'air. Il était un pisteur hors pair et retrouverait la trace
des loups à n'importe quel moment.
--- Je les sens, annonça-t-il à son souverain au bout de plusieurs
minutes. Par contre, nous devrions laisser les chevaux. Je ne pense pas qu'il
soit judicieux de les tenter avec de la nourriture.
--- Bien vu. Je préfère ne pas les attacher par contre, au cas où ils
devraient fuir.
Ils laissèrent ainsi leurs montures dans une clairière dégagée et partirent
à la vitesse de la lumière. En vingt-deux secondes, ils avaient rejoint
plusieurs grottes d'où provenaient des grognements inquiétants.
Des yeux rouges brillaient dans la pénombre, car il commençait à faire
nuit. Ils se comptaient par milliers.
--- Ils défendent leur territoire... commença Teraën.
--- Qui ne leur appartient pas, répliqua Kendrar, songeur.
Il n'était pas inquiet, même s'il se savait encerclé par des créatures
inconnues.
--- La nature vous appartient-elle, roi des elfes blancs ? grogna une voix
profonde.
Une bête formidable se tenait juste sous leurs yeux. Kendrar ne l'avait
pas vue s'approcher, il salua son extrême rapidité.
Un loup d'une taille colossale se tenait sur ses deux pattes et les défiait
du regard. Son poil était roux et ses yeux sanguinolents. La bête avait deux
très longues oreilles pointues et un museau plutôt court. Ses crocs étaient
sortis et reluisaient dans l'obscurité, de même que son uniforme rouge qui
faisait saillir ses muscles imposants.
--- Je ne me permettrais pas d'affirmer une telle chose. Ce territoire fait
partie de mon royaume, ce sont des terres que j'ai juré de protéger. Si vous
souhaitez vous y installer...
--- Nous devrons vous demander la permission, faute de quoi, nous
serons chassés, finit une louve assez mince en sortant de sa grotte.
Le loup mâle cracha mécontent et attendit la réponse du roi.
--- Ce n'est pas exactement notre façon de procéder. Tout ce dont nous
avons besoin est que vous nous promettiez allégeance afin de protéger la
parcelle de terrain que vous occupez, sans trop vous approcher du palais et
des villages si vous avez des besoins... pressants.
Kendrar ne savait comment exprimer ce régime carnivore avec d'autres
mots.
--- Nous ne mangeons pas de viande elfique si cela peut vous rassurer,
tonna le loup qui semblait être le chef. Votre chair est trop sucrée. Nous
utilisons les portails pour nous nourrir. Le monde des humains possède une
très grande variété dont nous nous contentons. Sinon, nous tirons notre
force des pouvoirs de la terre.
--- Sucrée, mais...
Teraën voulait poser plus de questions. S'ils connaissaient le goût d'un
elfe, c'est qu'ils en avaient forcément tué. S'ils empruntaient les portails,
c'est que la race avait accès à la magie. Qui étaient-ils ?
Kendrar semblait partager les mêmes questions que son capitaine.
--- Qu'êtes-vous exactement ?
Le roi des elfes était impatient de savoir à qui ou quoi il avait affaire.
--- Je me prénomme Jax, roi des Loups du monde de Gelat. Notre peuple
est divisé depuis des millénaires. Nous sommes nombreux à voyager de
dimension en dimension, c'est pourquoi nous fatiguons vite et avons
temporairement élu domicile chez vous.
--- Tout ce dont j'ai besoin est que vous promettiez allégeance à mon
royaume, répliqua Kendrar. Ensuite, nous vous laisserons en paix.
--- Une preuve orale suffit ? se moqua la louve.
Elle se prosterna en employant une courbette moqueuse qui ne passa pas
inaperçue.
--- Vous avez un problème ? s'enquit Teraën en lançant un regard furieux
aux deux loups.
Jax bomba son torse.
--- Nos coutumes diffèrent des vôtres. Je serais tenté de vous proposer
quelque chose d'autre.
--- Qui est ? interrogea le capitaine sur la défensive.
 

Selon les indications de Jax, Kendrar devrait le soumettre par la force.


Et pour cela, il lui faudrait mordre l'oreille du loup.
Le combat entre les deux guerriers avait débuté une heure avant. Le roi
pourchassait le loup dans toute la forêt et avait du mal à l'atteindre. Quand
il arrivait à le toucher, Jax finissait toujours par se défaire de l'étreinte de
l'elfe, et la course repartait de plus belle. Aucun des deux n'était armé, mais
le loup avait une aisance sur le terrain assez rare. Kendrar éprouvait un
énorme respect envers la bête, mais il se garda de le montrer. Cette race de
loups était vaniteuse et narcissique, il se promit de ne pas en rajouter.
De nombreux loups étaient sortis de leur cachette pour assister au
spectacle.
Tous acclament leur propre roi, c'est compréhensible, se dit Teraën qui
analysait les déplacements de Jax.
Au bout d'une demi-heure, il trouva une logique et devinait chaque
mouvement de la créature. Joueur, il laissa son propre souverain courir
avant de lui communiquer télépathiquement sa précieuse information.
Gauche, droite, en bas, gauche, escalade, droite...
Kendrar sourit intérieurement, il venait de comprendre à son tour. Le
loup allait être surpris.
Trois pas plus tard, l'elfe se tenait sur le dos du loup et agrippait
férocement une de ses longues oreilles avant de la mordre. De nombreux
hurlements résonnèrent quand Jax tomba à terre, vaincu par une créature
dont il ne soupçonnait pas la force ni l'intelligence. Il promit son allégeance
et serra la main de Kendrar, qui ne lui avait jamais paru aussi redoutable.
 
Chapitre 17

Le ciel était parsemé d'étoiles en cette nuit d'été. Après une belle balade
à cheval, la famille royale et ses invités, dont Zenlia faisait partie,
organisèrent un campement improvisé par les chefs étoilés du palais. Les
mets étaient délicieux et embaumaient le jardin royal.
--- Qu'est-ce qu'on est bien ici, s'émerveilla Lady Annaerys, assise entre
Kendrar et son fils.
L'elfe était simplement vêtue, elle aurait pu passer pour une servante
quelconque, mais sa beauté était telle qu'elle ne passait jamais inaperçue.
--- Je confirme, mère, répondit joyeusement Ewen.
Il donna un coup de coude moqueur à Zenlia pour l'inciter à répondre.
La petite elfe n'avait que trois cents ans et était toujours intimidée en
présence du roi et de la reine.
--- Ma chère Zenlia, s'écria cette dernière. Vous n'avez même pas goûté
au dessert. Vos parents vont croire que nous vous affamons, enfin !
Elle prenait la même intonation que celle qui s'adresse à une enfant en
bas âge, sauf que la princesse de Dorenthee avait été élevée comme une
adulte, et ces manières la mettaient mal à l'aise.
--- Je m'excuse, ma reine, dit la petite elfe en baissant les yeux.
--- Laisse-la tranquille Annie, s'esclaffa Kendrar en prenant la main de
son épouse.
Il savait ce que ressentait leur prestigieuse invitée. Lui était toujours
aussi impressionné en présence de ses beaux-parents.
Pour mettre la petite à l'aise, le roi poussa discrètement une assiette
contenant des petites feuilles roses vers Zenlia.
--- Ce sont des feuilles de Lendil, Zenlia, murmura-t-il pour ne pas être
entendu par les autres elfes. C'est ce qui se rapproche le plus au Merienda
de Dorenthee. Tu devrais goûter.
Le Merienda était une baie verte sucrée qui poussait dans les jardins
intérieurs du palais du monde de Dorenthee. Tandis que la petite elfe
découvrait celui qui allait devenir son aliment préféré, deux paires d'yeux
noirs observaient la scène de très près. Envieux, mais haineux envers les
deux races elfiques qui se trouvaient sous nez, les deux elfes noirs
resserrèrent, chacun, les menottes du caveau qui emprisonnaient leurs
poignets. Ces dernières étant ensorcelées, elles empêchaient que la magie
du roi Kendrar puisse deviner la leur.
Kalahar observait la scène, jaloux des attentions qu'avait tout le monde
pour la princesse.
De son côté, Kraken fixait sans ciller le verre de Lady Annaerys. Leur
mission devait commencer. Ils ne pouvaient échouer.
 
Les Terres Sauvages
 
L'heure avait sonné. Ce jour-ci, les elfes noirs et les elfes blancs
combattraient entre eux et le prix à payer pour gouverner sur les mondes ne
serait jamais de trop pour Jaimyr Ier.
Il avait savouré le sang de Zenlia comme un bon vin elfique bien vieilli
et l'avait fait goûter à son fils qui avait grimacé comme jamais.
Celui-ci est en train de succomber au charme de la demoiselfe, se disait
le roi, aigri.
Une fois la guerre finie, son père s'empresserait de la faire tuer par
quiconque s'en montrerait digne. La beauté de celle-ci était dangereuse, et
même si perdre une elfe aussi puissante qu'elle était du gâchis aux yeux de
Jaimyr Ier, il ne pouvait en être autrement.
--- Nous sommes prêts, mon oncle, se prosterna Kraken, la mine grise,
en tenant plusieurs armes meurtrières dans ses griffes expertes.
Il avait été le fils que le roi avait toujours désiré. Kalahar, sous ses airs
de prince ténébreux, n'était pas fait pour la violence gratuite, et c'était une
des raisons pour lesquelles le roi doutait de lui céder son trône. Son cousin,
lui, saurait tenir le royaume avec une main de fer ; il était né pour ça.
Seulement, Kraken était un bâtard, personne ne l'accepterait comme roi.
--- Parfait. Je veux que tous nos soldats et leurs montures se présentent à
l'entrée de la frontière. Les elfes d'argent l'ont ouverte, nous combattrons
donc dans les Monts d'Or. Je pense que ça sera un avantage considérable
pour nous.
Kraken rit méchamment. Après sa visite au Bastion Gris, il y était
retourné de nombreuses fois pour établir des plans de l'endroit et tout
répertorier. Leurs « montures » étaient faites pour évoluer sur ce genre de
terrain.
Les elfes blancs et d'argent -- car leur alliance ne faisait plus aucun doute
-- s'en mordraient les doigts.
--- Dois-je prévenir Kalahar aussi ?
Le cousin du concerné fronçait les sourcils.
--- Qu'as-tu en tête, mon enfant ? demanda le roi, surpris par cette
question.
Même si le sang de Zenlia avait renforcé ses capacités, la réflexion
s'avoua plus compliquée que prévu tellement Jaimyr Ier était possédé par
cette force soudaine.
--- Personne ne reste pour surveiller la reine ? Il se peut qu'en plein
combat quelqu'un vienne la secourir. Une fois libérée de ses menottes, elle
serait une ennemie redoutable.
--- Je mettrai des sentinelles près du portail, mais j'ai besoin de mon fils
pour mener cette guerre. Tu es puissant, mais tu ne vaux pas Kalahar. Il a de
l'expérience et il a été élevé avec des capacités que tu n'as pas acquises.
Kraken se renfrogna et se referma sur lui-même.
Il se demanda pourquoi il avait mal à la poitrine précisément à ce
moment-là, et partit réunir tous les elfes noirs. L'elfe ne savait pas que ce
qu'il éprouvait en ce moment était de la déception et une jalousie infinie
envers Kalahar.
 

Le prince vint voir Zenlia avant de partir. Il trouva l'elfe affreusement


amochée et salie. Sa robe était devenue rouge à cause des égratignures et
des entailles profondes étaient visibles sur ses bras et ses jambes, à l'origine
blanches comme l'ivoire. Elle avait également les lèvres fendues et même
ses oreilles avaient été battues.
Il eut du mal à la regarder dans les yeux. Il était venu lui dire un dernier
au revoir avant de partir pour la guerre, mais pas que. Le prince était
persuadé qu'une fois de retour dans leur souterrain, son père la ferait tuer,
elle devrait partir le plus loin possible. Il aurait souhaité s'enfuir avec elle,
mais la reine n'accepterait jamais sa proposition, et il comprenait cela.
--- Zenlia...
Assise dans un coin de sa cellule, elle le regarda avec tristesse et eut du
mal à lever la tête pour le regarder.
--- Je sais pourquoi vous êtes venu, avoua-t-elle, la gorge serrée.
--- Me pardonnerez-vous un jour ? demanda-t-il, craignant connaître la
réponse.
--- Je... déglutit-elle. Je pense que oui, Kalahar.
C'était la première fois qu'elle prononçait son prénom alors que le prince
ne l'avait jamais mentionné. Cette elfe était bien plus sage qu'il ne l'avait
supposé.
--- Avant de m'en aller, je ferai tout pour vous délivrer. Ce que vous ferez
par la suite ne me regarde pas.
--- Ne vous... occupez pas de moi et partez l'esprit tranquille. Bon
voyage, mon prince.
--- Au revoir, ma reine.
Une fois dans les couloirs, l'elfe noir sentit la présence de l'être qui avait
le plus souffert entre ces murs. La tête de Bul dépassait d'un couloir alors
qu'il attendait que l'héritier s'en aille pour se rendre auprès de Zenlia qu'il
comptait soigner.
--- Prends soin d'elle, Bul, murmura-t-il après s'être assuré qu'ils étaient
seuls dans ces cachots.
Quand Kalahar rejoignit son père à l'entrée des souterrains, il sentit l'aura
de celui-ci. Le prince monta sur sa panthère noire et glissa quelques lames
supplémentaires sous le ventre de l'animal. Celui-ci avait été croisé avec
plusieurs ADN et le résultat était époustouflant. La bête avait le physique
d'une panthère, mais possédait la puissance du tigre, l'endurance et la taille
d'un cheval et des crocs immenses. Agena III en était le créateur, et depuis
son ère, les élevages avaient pu leur fournir des milliers de montures de ce
genre. D'autres expériences avaient vu le jour, mais seule celle-ci était
domptable.
--- Mes frères ! cria le roi Jaimyr Ier, assis sur sa propre créature.
Aujourd'hui, notre race va vivre un des moments les plus attendus de toute
notre histoire. Les elfes des autres mondes vont tomber. Ils tomberont tous
avant la nuit, et ce sera grâce à vos lames et à vos griffes acérées.
Des cris de victoire furent poussés et leur portée emplit le désert des
Terres Sauvages. Bien qu'il faisait jour, tous les elfes ennemis avaient enduit
leurs corps, leurs cheveux et leurs tuniques d'une préparation qui les aidait à
résister à la lumière vive du soleil. Dans le cas contraire, les soldats du roi
auraient fondu avant même d'atteindre le portail menant aux Monts d'Or.
--- Je ne veux aucun survivant. Aucun être ne doit vivre après votre
passage ! Une fois que nous aurons tué tous les guerriers et les soldats du
roi, courez rejoindre les villages, les villes et massacrez-les tous, sans
exception. Cette fois-ci, je ne veux pas d'esclaves, pas de prisonniers, nous
en avons bien assez. Je veux voir du sang rouge. Vous m'avez bien compris
?
Les hurlements retentirent pendant de longues heures, les elfes noirs
étaient fin prêts. Ils attendaient cette guerre depuis des siècles. Cette fois-ci,
leur soif de vengeance serait assouvie. Du sang coulerait et ce ne serait pas
le leur.
 

Aux Monts d'Or.


 

Kendrar avait rejoint les siens. Il était arrivé au Bastion à l'aube et s'était
empressé de courir auprès de son fils. Ewen s'entraînait avec son épée dorée
quand le roi était arrivé. Lorsqu'il avait aperçu son père, le prince lui avait
presque sauté dans les bras.
--- Père ! Nous vous attendions !
Il l'avait accueilli comme si de rien n'était, comme s'ils ne s'étaient
jamais disputés.
Dans le camp d'entraînement, deux cents elfes blancs pratiquaient la
magie, aidés par des elfes d'argent qui faisaient office d'enseignants depuis
plusieurs jours.
Les elfes rouges attaqueront par la mer et ne seront attendus de
personne, pensa le roi, satisfait de sa stratégie.
Une réunion avait eu lieu peu après son arrivée. Teraën avait expliqué le
plan du roi, et la surprise avait été telle qu'il s'en était fallu de peu pour que
les soldats du Bastion Gris préparent une fête pour célébrer la victoire qui
s'annonçait évidente à leurs yeux. Le souverain n'aimait pas ce genre de
comportement. Il espérait de tout cœur que les elfes de son royaume ne se
reposeraient pas sur ceux de Dorenthee et ceux de la forêt de Luménya.
C'est pourquoi, à quelques heures de la guerre, il prit la parole pour
prononcer un discours d'encouragement, mais aussi pour mettre ses soldats
en garde. Il espérait juste que ce ne soit pas le dernier qu'il prononcerait.
--- Mes frères et sœurs.
La grande majorité du combat reposerait sur les épaules des elfes, mais
les femelles avaient de même participé à l'entraînement physique, et la
plupart maîtrisaient la magie comme personne d'autre.
--- Nous sommes réunis, car notre reine et vos terres sont en danger. Je
ne vous cache pas que je suis ému de vous retrouver tous en ces lieux alors
que le danger est immédiat. Je ne blâmerai aucun elfe si jamais certains
d'entre vous décident de prendre la fuite avant que la guerre ne commence.
C'est pourquoi je préfère que vous partiez maintenant pour savoir à quoi
m'attendre une fois le combat engagé.
Les paroles du roi devinrent assez rudes une fois le discours entamé,
mais aucun elfe ne bougea. Ils avaient compris que leur souverain ferait tout
pour les dissuader de participer au massacre. Ils étaient là par choix et pour
défendre les leurs.
--- Les elfes noirs sont capables des pires horreurs qui soient. J'ai été
témoin de nombreuses tortures et sévices, plus que vous ne pouvez
l'imaginer et j'ai été directement touché en perdant un des êtres qui m'étaient
les plus chers au monde. Je me suis donc enfermé dans un monde auquel je
ne croyais pas. Cette fois-ci, ils ont renouvelé l'attaque, mais je suis prêt à
les accueillir. Je me servirai de toute la magie nécessaire pour vous protéger
et vaincre l'armée de Jaimyr Ier. Nous avons des alliés, beaucoup le savent.
Des elfes nous rejoindront une fois la bataille en cours, et les loups des
forêts voisines nous prêtent également leurs plus valeureux guerriers. Ne les
repoussez pas, ils seront un atout formidable.
Des larmes coulaient des yeux des elfes, surtout ceux du peuple, tandis
que le roi prononçait des paroles qui les réconfortaient. S'ils tombaient, leur
roi tomberait avec eux. Il ferait même l'effort d'utiliser la magie et s'était
excusé de l'avoir banni de leurs terres et de leurs cœurs. Kendrar allait
rentrer dans l'histoire à partir de ce jour-ci, ils en étaient certains.
 
Chapitre 18

Océan Mariniel.
 

Une embarcation de taille émergea des flots de l'océan le plus immense


que les mondes aient connus. Un navire aux couleurs étincelantes et entouré
d'écume ouvrait un passage entre le peuple des elfes d'eau et celui de ceux
qu'ils appelaient les terrestres.
Le leader de la tribu aquatique, Aquatar, laissa son embarcation dans les
mains d'un elfe qu'il avait côtoyé bien trop longtemps. Le roi Ulinum,
guerrier et souverain des elfes rouges, était devenu comme un frère pour lui,
et le voir partir lui fendait le cœur, mais Aquatar savait que c'était pour le
bien de son peuple. Après cette guerre infâme entre frères, les elfes rouges
retrouveraient leur forêt et leur temple, ainsi que toute leur magie d'antan.
Cette convoitise des terres n'était pas partagée par le peuple de l'eau, qui
ne distinguait aucune frontière dans l'océan Mariniel. Tous les elfes étaient
les bienvenus ; même des créatures inconnues y avaient établi des royaumes
en respectant les Lois de l'Eau.
Ulinum se dressait dans une armure en acier elfique fort et fier devant
son armée, qui avait suffisamment exploité les pouvoirs magiques de
l'océan. Les elfes rouges étaient habillés de bleu pour se distinguer des
autres peuples. Leur rancune envers les elfes noirs était éternelle, et ils
avaient une dette envers le roi Kendrar, qui les avait sauvés et leur avait
permis de se reproduire dans un lieu caché de tous. S'ils avaient survécu
aussi longtemps, c'était grâce à une cité enfouie sous l'eau qui portait le nom
de Morgad, un endroit protégé où de nombreuses races venaient trouver
refuge.
Aquatar, chef de la cité, avait immédiatement pris sous son aile les huit
elfes apportés par Kendrar, une nuit de forte tempête. Le souverain
d'Elbereth s'était rapidement présenté et avait expliqué la situation,
accompagné à l'époque par le roi Lileth. La vie des jeunes elfes était en
danger. Cela avait amplement suffi pour garantir leur protection par les elfes
des eaux.
Ulinum se trouvait parmi ces jeunes. Il avait grandi et avait été nommé
roi des elfes rouges parce qu'il était le plus vaillant et le plus fort qu'il soit.
Il espérait vaincre, comme tous, mais les échanges qu'il avait eus avec le
lieutenant Newel, qui avait traversé un portail secret pour les accueillir sur
Terre, l'avaient quelque peu refroidi.
--- Vous dites qu'ils sont combien ? s'affola Aquatar en prenant part à la
conversation.
--- Beaucoup trop nombreux. Selon nos calculs, il y aurait six elfes noirs
pour chaque soldat. Heureusement qu'ils n'ont pas fait appel à d'autres races
à part leurs maudits félins.
--- Mais avez-vous pris en compte notre armée rouge ? demanda Ulinum.
--- Oui, mon roi, se prosterna Newel, accablé.
--- Bon, s'époumona Ulinum. Se morfondre ne sert à rien, nous devrons
prouver notre valeur auprès du roi Kendrar et gagner cette guerre pour
pouvoir le remercier. Grâce à lui, notre race a pu survivre pendant des
siècles. Jamais nous ne serons libres de cette dette. Vous pouvez y aller,
indiqua-t-il à un jeune qui faisait partie du peuple de Morgad.
Celui-ci s'inclina et fit signe à ses camarades qui le rejoignirent. Un
portail bleu s'ouvrit grâce à la magie des elfes des eaux qui étaient venus
dire adieu aux soldats.
Le discours du roi des elfes rouges avait été écouté par de nombreuses
oreilles indiscrètes. Les soldats s'étaient préparés. Ce qu'ils voulaient ? Se
battre, gagner et fonder une famille dans les bois de leur Luménya. Le cri de
guerre qu'ils poussèrent à l'unisson se répandit en échos dans le désert qui
commençait à s'étendre sous leurs yeux.
 

Les Terres Sauvages.


 

Après les sages paroles du prince, le troll était parti à la recherche de


Zenlia. Sous les mots de Kalahar, il avait repéré un message codé : libère-
là.
L'elfe n'avait plus bougé depuis des jours, elle était très affaiblie. La
reine avait les muscles et les os qui semblaient se broyer dans son propre
corps. La douleur était telle qu'elle n'irait pas bien loin, et même si le troll
possédait sa propre magie, il ne pourrait pas les transporter tous les deux.
Le désert était trop chaud pour elle, il fallait qu'elle s'alimente et boive
avant de faire quoi que ce soit. Elle, qui n'avait plus vu la lumière du soleil
depuis presque deux mois, pourrait bien s'évanouir.
La seule échappatoire possible était de passer par la grande porte, mais
en tenant sur ses deux jambes. La guerre était son seul salut, aucun garde
n'était resté dans le souterrain, mais Bul avait senti deux elfes noirs à la
frontière. Ils devraient faire le tour du palais et avoir recours à la magie,
mais avant, il devait lui enlever ces menottes affreuses.
--- Ma reine ? appela-t-il, craintif.
Il n'avait jamais connu d'être aussi doux, et s'attendait à tout moment à ce
que Zenlia l'insulte ou le frappe.
--- Bul ?
L'elfe royale parla, même si cela lui coûtait. Elle ne sentait plus sa gorge
et voyait flou. Les tortures de Kraken avaient bien fait son effet, elle croyait
mourir de l'intérieur.
--- Il nous faut partir, ma reine, avant que la bataille ne commence.
Tenez.
Il avait apporté de l'eau en grande quantité et fait le plein de nourriture
pour leur voyage qui s'avérerait long. Zenlia se jeta sur la première gourde
ainsi que sur la deuxième. Elle fut à peine ragaillardie, mais elle se sentait
déjà beaucoup mieux.
Le troll avait apporté de quoi la nourrir. Il ne savait pas ce que
mangeaient les elfes d'argent, lui qui avait été habitué au régime sanguinaire
et carnivore des elfes noirs, et avait pris un peu de tout. Des plantes, des
racines, des fruits et des fleurs.
Il a privilégié tous les aliments de couleur verte, s'en rendit compte la
reine bien qu'elle le savait aveugle.
Elle ne se laissa pas le luxe de choisir, elle avala tout ce qu'elle reconnut,
en particulier les fruits gorgés de jus et de sucre. Rassasiée, elle se jeta dans
les bras du troll pour le remercier.
--- Merci infiniment, Bul.
Elle était émue de voir un être comme lui, torturé et pris pour cible tous
les jours, faire preuve de bonté.
--- Vous devez vous lever, gémit ce dernier. Nous devons partir et vite.
Un long voyage nous attend.
Quand Bul avait voyagé avec Kalahar, même si celui-ci portait la reine
dans les bras, il avait toujours pu invoquer la vitesse et ils étaient arrivés en
quelques heures. Avec la reine affaiblie, le même trajet durerait sans doute
des jours. De surcroît, le pouvoir des menottes durerait encore quelque
temps et sa magie ne pourrait peut-être pas resurgir avant longtemps.
D'ailleurs, où sont les clés des menottes ? s'interrogea-t-il.
Zenlia se leva et tomba. Elle était, de plus, très faible, mais elle se releva
et tenta l'expérience jusqu'à tenir debout d'elle-même. Les aliments et leurs
apports commençaient à faire leur effet et elle reprenait des forces petit à
petit, mais ce n'était pas suffisant. Ses côtes étaient toujours cassées, et ses
blessures trop nombreuses.
Dans sa tête, elle revoyait le cousin du prince et son effroyable regard la
transpercer avec tout ce qui lui tombait sous la main. Il s'était ensuite
approché pour lécher le sang qu'il avait fait couler et l'avait immobilisée
pendant des heures, sans quoi elle se serait débattue. Ces images étaient
effroyables et resteraient gravées dans son esprit jusqu'à la fin des temps.
Elle songea à Kalahar et ses adieux, puis son esprit vogua jusqu'à Ewen
et Kendrar. Elle ne s'aperçut même pas que Bul venait de lui délier les
mains.
--- Vos mains, ma reine ! s'écria l'aveugle.
Il avait gardé ses doigts à proximité et avait senti une chaleur émaner de
la reine. Il ne savait pas ce qui arrivait et elle se hâta de le prévenir.
--- Je guéris seule. La magie est en train de couler à nouveau dans mon
corps, mais je ne peux rien faire d'autre. Je sens que je vais devoir attendre
quelques heures avant de pouvoir rejoindre la bataille.
--- La bataille ? Vous comptez faire la guerre ?
--- Et me battre aux côtés des miens, affirma l'elfe avec une grande
conviction. Je ne peux laisser ce massacre arriver. Toute ma vie, je me suis
préparée à ce genre de conflit. Je sais comment tout arrêter. Mais je vais
avoir besoin de ton aide, Bul. Conduis-moi au Bastion Gris.
 
Chapitre 19

Aux Monts d'Or.


 

Les armées étaient prêtes. Les elfes noirs reniflaient l'air pour sentir
l'emplacement de leurs ennemis, les elfes blancs et les elfes d'argent. Ils
considéraient ces derniers comme leurs véritables adversaires, vu qu'ils
étaient les seuls à pouvoir se battre avec de la magie. Ce qu'ils ne savaient
pas, c'est qu'une troisième armée allait faire surface, et que des centaines
d'elfes blancs avaient été autorisés à utiliser leur kya.
Toutes les troupes étaient armées jusqu'aux dents, les panthères avaient
été affamées pendant de longs mois, ainsi, elles se jetteraient sur l'ennemi.
Tout avait été pensé et imaginé pour faire le plus de victimes possible.
De l'autre côté, les elfes blancs et d'argent attendaient le signal du roi. La
frontière entre les mondes n'existait plus. Les deux races se dévisageaient et
s'attelaient à deviner les points faibles de chacun. Un cri suffirait pour les
lancer les uns sur les autres, et celui-ci se laissait désirer.
 

Terres Sauvages, à quelques kilomètres du portail magique.


 

Le sable s'infiltrait sous les armures en acier des soldats. Jamais les elfes
rouges n'avaient connu des températures aussi chaudes et sèches, eux qui
étaient habitués à la brume marine et aux bains dans l'océan Mariniel.
Le navire les avait conduits jusqu'aux Terres Sauvages. Une équipe avait
été déployée pour fouiller les souterrains du palais, à la recherche de la
reine. Quelques elfes noirs étaient encore sur les lieux, mais ils n'y
découvrirent aucune trace de l'elfe, elle s'était volatilisée. Ils prirent quand
même la peine de libérer tous les esclaves, et les mirent à l'abri dans les
navires des elfes des eaux qui soignaient déjà les blessés.
Ulinum ne put s'empêcher de crier pour libérer sa frustration. La
promesse qu'il avait faite à Kendrar venait de compliquer sa journée. Sans
la reine en sécurité, le roi ne lancerait pas d'attaque. Mais Jaimyr Ier le ferait,
donnant un avantage aux elfes noirs qui attaqueraient en premier, comme le
voulait la coutume, et l'elfe rouge était presque certain qu'ils attendraient
que la lumière du jour décline pour le faire.
Soit il retrouvait Zenlia, soit il prévenait Kendrar par n'importe quel
moyen ; seulement, ils se trouvaient de l'autre côté de la frontière et ils
étaient à plus d'une heure du Bastion Gris. Leur seule solution était de
maîtriser le premier animal qui passerait par-là, en le dotant de la parole
afin qu'il délivre un message au roi.
En temps normal, Ulinum aurait chassé un serpent aquatique ou un
dauphin et l'aurait dressé en quelques secondes, mais dans un désert aride et
meurtrier, peu de créatures passaient devant eux.
Deux de ses soldats, accompagnés par le lieutenant Newel, partirent à la
recherche d'un lézard ou d'un coyote. Cependant, ce fut le ciel qui leur
donna une solution. Un superbe faucon volait dans les airs avec une proie
au bec.
Il ne se laissa pas attraper facilement, mais une fois dans les bras d'un
des soldats qui l'ensorcela, il parla :
--- Je m'appelle Nidas. En quoi puis-je vous servir ?
 

Aux Monts d'Or.


 

Ewen scrutait au loin. Il espérait que Zenlia soit déjà saine et sauve à
bord du navire des elfes des eaux. Sa vie lui importait plus que tout, plus
que la sienne. Il l'imaginait torturée et affaiblie, et ne supportait pas cela.
Les cris des elfes noirs qui demandaient du sang retentissaient dans son
crâne et lui produisaient une douleur fulgurante.
Hâte que cela commence, grogna-t-il pour lui-même.
L'armure du prince lui allait comme un gant, surtout accompagné de
Galla. À ses côtés, il y avait Ildwin et Sir Owenyar, qui avaient fière allure
dans des habits princiers, empruntées à Ewen.
Devant eux se tenait une première barrière de soldats, les elfes d'argent
vêtus des couleurs de Dorenthee. Ensuite, les trois amis seraient exposés et
se prendraient les attaques de plein fouet, entourés d'amiraux et de généraux
qui avaient déjà livré de grandes batailles.
Ils l'avaient voulu ainsi. Même avec la désapprobation du capitaine
Teraën et de Kendrar, ils avaient insisté pour être dans les premières lignes.
Les elfes noirs subiraient leur colère et goûteraient leurs lames acérées.
La fureur de l'héritier fit trembler ses mains, ce qui ne passa pas inaperçu
aux yeux experts de son camarade de droite.
--- Alors, mon prince, ironisa Ildwin. On a les chocottes ?
--- Pas vraiment, Ildwin. Et toi ?
--- Honnêtement ? Je suis incapable de ressentir quoi que ce soit. Je
suppose que cela aide de ne pas avoir de foyer, de femme, ni d'enfants. Je
peux partir en toute liberté, une chose que tu ne peux pas te permettre.
--- Reste près de nous, Ewen. Nous te protégerons, enchérit Sir Owenyar.
Les deux elfes avaient conclu un marché : protéger le prince. Le Sir
n'était là que pour venger la mort de son frère. Après s'être défoulé sur
quelques elfes noirs, s'il partait, cela ne serait pas bien grave. Il en était de
même pour Ildwin, ils étaient prêts à se sacrifier pour l'héritier.
--- Mes amis, ne mettez pas votre vie en péril pour sauver la mienne.
C'est un ordre que je vous donne ! Obéissez comme des soldats dignes de
leur titre et de leurs armes. J'ai suffisamment d'expérience pour venir à bout
de cette racaille.
Même si les deux compères acquiescèrent, ils ne compromettraient pas
leur marché. Si Ewen venait à mourir, les royaumes sombreraient bien plus
vite que celui-ci ne pourrait l'imaginer, et Kendrar revêtirait son manteau de
folie pour l'éternité.
C'est justement à ce moment-là qu'un superbe oiseau, d'une taille plus
que respectable, vola au-dessus de leurs têtes. Celui-ci vint se poser sur
l'épaule droite du roi, qui savait déjà qui lui avait envoyé le rapace.
--- La reine est en lieu sûr. Vous pouvez attaquer, Kendrar, dit la bête en
imitant la voix cassée d'Ulinum. Attaquez maintenant, et menez-nous à la
victoire !
 

Dans les bois de Luménya.


 

--- Ma reine, ma reine, appelait Bul. Pourquoi passons-nous par ici pour
rejoindre les Monts d'Or ? Pourquoi souhaitez-vous combattre alors que
vous pourriez vivre en sécurité quelque part dans les Landes où personne ne
vous trouverait ? Ma reine, gémit-il en se sentant abandonné.
Des larmes coulèrent sur les joues de la bête. Ils avaient fui les Terres
Sauvages en passant par le premier portail qu'ils avaient trouvé. Celui-ci
s'avéra être relié à celui de Luménya, ils étaient donc sains et saufs pour le
moment. Mais depuis plusieurs minutes, le troll ne sentait plus la présence
de Zenlia. Il n'avait même pas été capable de guider la reine des elfes, et
celle-ci s'était volatilisée. La créature n'oserait jamais rentrer aux
souterrains ; si jamais Kalahar apprenait son erreur, il l'enverrait voir son
cousin qu'il redoutait plus que tout au monde.
Un courant d'air froid passa en coup de vent. Des mains vinrent essuyer
les gouttes qui tombaient des yeux du troll. Zenlia était partie en repérage.
Sa magie était revenue assez tôt, comparée à ce qu'elle avait imaginé, et elle
était partie se dégourdir les jambes quand son kya avait guéri ses côtes
cassées. Elle s'en voulait de ne pas avoir prévenu l'aveugle, lui qui avait dû
paniquer.
--- Je suis vraiment navrée, Bul, je ne l'ai pas fait exprès. Mes pouvoirs
sont revenus, et j'ai été faire un tour pour voir si nous étions suivis. Je suis
désolée.
Cela se sent dans sa voix, observa Bul.
Jamais personne n'avait osé le toucher. L'elfe qui se tenait devant lui était
une espèce rare, il fallait la mettre à l'abri à tout prix.
--- Ma reine, reprit-il angoissé. Je ne peux pas vous laisser vagabonder
par ici, c'est bien trop dangereux. N'importe qui peut nous rejoindre dans
ces bois, nous sommes reliés aux Terres Sauvages. Je dois vous conduire du
côté des Landes, de l'autre côté de l'océan. Ne m'obligez pas à vous
ensorceler.
--- Sans vouloir te paraître bien trop confiante, je doute que ta magie
puisse faire face à la mienne. Je dois y aller, Bul. Je sais comment arrêter
cette guerre infâme... Ne désires-tu pas voir des mondes en harmonie ?
--- Je le veux. Mais pas si cela implique de mettre votre vie en danger.
Zenlia tressaillit un court instant. Le pouvoir qu'elle avait en elle pourrait
la tuer ; était-elle prête à se sacrifier à ce prix-là ? Si cela permettait
d'empêcher ce qu'elle avait vu, la réponse était plus qu'évidente.
Doucement, elle ferma les yeux et se connecta au cœur d'Ewen. Leur
synchronisation avait momentanément disparu lorsqu'elle avait été
emprisonnée dans les souterrains des elfes noirs, mais elle la sentait
dorénavant plus forte que jamais.
Zenlia le vit en compagnie de plusieurs soldats, armés et prêts à
combattre. Le prince semblait agité intérieurement, mais il regardait devant
lui, sans ciller. Un hurlement déchirant parvint à ses oreilles, comme si des
milliers d'elfes criaient en même temps.
La guerre avait commencé.

Aux Monts d'Or, Bastion Gris.


 

Le premier cri fut poussé par Kendrar. S'ensuivit une course endiablée où
chacun voulait atteindre son ennemi pour frapper le premier. Quand les
elfes noirs arrivèrent à leur hauteur, les premières explosions retentirent
dans les Monts d'Or, provoquant des avalanches qui firent fuir les animaux
qui avaient eu le courage de rester sur les lieux jusqu'à ce jour.
Les elfes d'argent avaient pris la main en envoyant des boules de feu qui
léchaient déjà le visage de l'ennemi. Le premier rang d'elfes noirs succomba
quasi à l'instant, la chair brûlée, leur préparation ne faisant effet que contre
les rayons du soleil. Cela alerta le rang suivant qui se protégea avec
d'énormes boucliers pointus qui jaillirent de nulle part.
Ewen, qui observait la scène de très près vu qu'il était aux premières
loges, pensa immédiatement à Zenlia et aux armes qu'elle réussissait à faire
apparaître comme par magie.
S'ils sont aussi puissants qu'elle, nous risquons d'être vaincus et tués
dans les heures qui suivent, se dit-il, le cœur battant à tout rompre dans sa
poitrine.
Les elfes d'argent continuèrent d'attaquer, aidés par ce feu sanguinaire
qui léchait déjà les montures des elfes noirs qui choisirent ce moment-là
pour riposter. Ceux qui montaient les félins sautèrent élégamment de leur
dos et leur ordonnèrent de déchiqueter tout ce qui se trouvait sur leur
passage. Les monstres se lancèrent à la poursuite des elfes d'argent et blancs
qui tentèrent de les combattre, mais leur magie ne leur faisait aucun effet, il
fallait combattre ces créatures diaboliques au corps à corps.
Quand les elfes de Dorenthee et d'Elbereth s'en aperçurent, un des félins
avait déjà pris un elfe dans sa grande gueule et s'amusait à démembrer le
soldat tout en avalant ses extrémités. Plusieurs guerriers furent ainsi tués,
jusqu'à ce que les loups dirigés par Jax et surveillés par le général Lorin se
jetèrent sur les montures des elfes noirs, le visage défiguré par la colère. Ils
portèrent eux aussi des coups mortels aux panthères mutantes et se
déplaçaient aisément sur le terrain. Les bêtes se mordaient entre elles, se
griffaient et se défiguraient sous les yeux de certains soldats qui étaient
ébahis par la violence des attaques entre loups et félins.
Les premières minutes furent très intenses. Du haut de la plus haute des
falaises, Jaimyr Ier esquissa un sourire carnassier, lui qui espérait que tout se
termine au plus vite. Il n'avait rien à se reprocher. Comme le voulait la
tradition, les rois ne devaient prendre part au combat que si c'était vraiment
nécessaire ; seul le roi d'Elbereth avait posé pied sur-le-champ de bataille.
Le premier se contentait d'observer le carnage qui se déroulait sous ses
yeux. Seulement, l'affrontement dura plus que prévu et dégénéra vite
lorsque les elfes se jetèrent les uns sur les autres, imitant les loups et les
panthères qui continuaient de combattre de leur côté.
Une heure plus tard, des bruits assourdissants éclataient jusqu'aux flancs
des montagnes les plus lointaines. Les guerriers s'élançaient les uns sur les
autres, des blessés titubaient avec une arme à la main, des corps
s'écroulaient dans le sol boueux et du sang noir et rouge giclait de tous les
côtés.
Sir Owenyar s'était retranché dans ce qui semblait être une grotte creusée
à la main, et depuis son trou, il tirait des flèches grâce à un arc en bois
massif que lui avait fabriqué le prince. L'arme avait été peinte en noir pour
que l'elfe ne se fasse pas repérer de loin. Tapi, il décochait et transperçait
l'ennemi avec un grand sourire aux lèvres malgré la gravité de la situation.
Il fut à court de munitions pendant les trente premières minutes. Faisant
preuve de bravoure et d'intelligence, il ferma les yeux et appela ses flèches
à lui.
Si j'ai pu soulever un rocher de plusieurs tonnes, je peux faire léviter des
bouts de bois.
En effet, en quelques secondes, tout ce qu'il avait lancé revint vers lui. Il
put s'en servir à nouveau. Après les avoir lavés et effilés, Sir Owenyar
répéta l'opération autant de fois qu'il l'estima nécessaire.
Entre-temps, des elfes du peuple avaient rejoint les soldats, armés avec
les lames construites au palais. Ceux qui dominaient la magie avaient été
placés derrière le rang du prince, qui assurait leur protection. Ewen se
déplaçait à une vitesse plus que respectable, compte tenu de ses nombreuses
blessures. La plupart étaient des entailles profondes, mais il ne s'attarda pas
à regarder ses bras ni ses jambes, elles guérissaient seules désormais. Il
avançait fier, le menton relevé, et Galla, sa superbe lame elfique à la main.
Parfois, il sentait des effluves de sang ou entendait un sort de magie noire
tuer un de ses camarades, mais il ne se retournait que quand il y avait
encore un espoir, autrement il perdait du temps.
L'elfe avait déjà sauvé la vie d'une paysanne apeurée et empêché que
Welial, un des guerriers de son père, ne se fasse décapiter par une créature
qui fonçait droit sur lui. L'héritier avait stoppé la course de la bête. Une fois
arrêtée dans les airs, elle était tombée au sol en se fracassant la nuque.
Ildwin se débrouillait assez bien de son côté. Malgré la rudesse des
combats et le dénivelé du sol, il n'avait trébuché qu'une seule fois. Les
frappes de sa lance et de sa hache magique avaient fait fuir pas mal de
racailles noires. Quand il ne savait plus avec quoi il voulait frapper, ou
quand une de ses armes de prédilection tombait à terre, il sortait ses
poignards et restait toujours en mouvement. Il avait même pulvérisé des
arbres et des panthères géantes qui se trouvaient sur son chemin, en proie à
une rage sauvage. Il ne perdait jamais son sang-froid, mais l'adrénaline
l'avait poussé à commettre les pires horreurs qui soient jusqu'à ce qu'il se
sente observé par deux paires d'yeux innocents.
Deux jeunes elfes regardaient le combat se dérouler comme de simples
spectateurs. Ils étaient venus aider leurs parents, qui avaient pris part à la
guerre, mais sur place, ils avaient été paralysés par la peur. Le corps de leur
mère reposait déjà à terre. Ils l'avaient trouvé tandis qu'un elfe noir prenait
un mince plaisir à boire le sang qu'il absorbait directement de ses poignets.
Des larmes cristallines coulaient sur leurs joues, et voir cet elfe en
démembrer d'autres ne les avaient pas rassuré pour autant. Lorsque celui-ci
s'approcha pour les soulever, ils crièrent à s'en vider les poumons.
Ildwin voulait juste les conduire près du lac afin qu'ils soient hors de
portée, mais si ces enfants ne voulaient pas coopérer, ils se feraient repérer
par l'ennemi.
Donnant des coups de pieds dans le dos du soldat, un des petits aperçut
quelqu'un se diriger droit sur eux. L'elfe noir qui les talonnait pensait avoir
bien commencé sa journée. Ildwin, qui ne le voyait pas arriver, était une
proie facile avec deux déjeuners sur son dos. Il n'aurait plus qu'à leur sauter
dessus.
Le lieutenant Newel, qui se trouvait à une dizaine de mètres de là,
entendit les cris de désespoir des petits et se demanda ce qui arrivait. Il
accourut auprès de son soldat au moment même où l'elfe noir l'avait déjà
pris pour cible. Newel asséna un coup bien porté au crâne de son ennemi,
qui tomba, raide mort.
--- De rien ! ironisa le sauveur avant de partir rejoindre le roi.
Dans sa course, le lieutenant fut percuté au plexus par Kraken, qu'il
reconnut comme étant l'assassin de Saynir. Ils tombèrent tous les deux au
sol, entourés par des centaines de cadavres.
--- Bonjour toi, salua le cousin du prince en léchant ses lèvres tachées de
sang frais. Tu veux jouer avec moi ?
--- Je préférerais te tuer, cracha Newel en agrippant l'elfe par le bras.
Le lieutenant envoya valser son ennemi qui sautait déjà, excité par le
tournant que prenait leur combat. Kraken invoqua des nuées d'insectes
carnivores qui se précipitèrent sur Newel. Les bêtes lui mordirent le visage
sous les rires de l'elfe noir, qui choisit ce moment-là pour chercher d'autres
victimes. Il savait qu'il ne faisait pas le poids contre le lieutenant, et pour se
venger, il transperçait de son épée tous les corps qu'il trouvait sur son
passage, se délectant du sang qui coulait des elfes blancs et d'argent qu'il
touchait.
Ils doivent tous mourir.
Non loin de là, Kalahar venait de réapparaître aux côtés de Kendrar. Le
jeune elfe n'avait pas encore pris part à la guerre, il avait disparu plus d'une
heure afin d'intercepté l'elfe avec qui il aurait aimé échanger quelques
informations sur l'emplacement de la reine Zenlia. En échange, il aurait
demandé l'exil aux elfes blancs afin de fuir son propre monde. Seulement,
chaque fois qu'il avait eu l'occasion de parler avec le souverain d'Elbereth, il
s'était ravisé. L'héritier noir était intimidé par cette forme imposante et le
corps de celui qui avait autant souffert par la main de son père. De plus, il
ne savait pas si celui-ci lui accorderait de son temps après ce qu'il avait fait.
Avant de connaître Zenlia, le prince ténébreux ne se serait pas posé deux
fois la question, et il aurait détruit tout ce qui se trouvait sur son passage,
obéissant aveuglement aux ordres de Jaimyr Ier en invoquant les démons
qu'il contrôlait. Dorénavant, cette guerre lui semblait inutile. Il s'était
promis de tout faire pour l'arrêter, quitte à tuer quelques-uns de ses propres
soldats si ceux-ci se mettaient en travers de sa route. D'ailleurs, c'était lui
qui avait eu l'idée d'envoyer Nidas pour donner l'avantage aux elfes blancs.
Et il s'en était félicité.
Ce que Kalahar ne savait pas, c'est que son père avait anticipé sa
manœuvre, et il l'attendait déjà de pied ferme pour donner le coup de grâce
qui garantirait la victoire à ses troupes.
 

Portail des Terres Sauvages.


 

Les elfes rouges menaient une bataille acharnée contre les soldats noirs
qui étaient restés du côté du désert. Ces derniers protégeaient le portail
magique qui assurait le retour de leur roi et de leurs camarades dans leur
monde. Ils tuaient et démembraient le plus d'ennemis possible, avec hargne.
La mission des elfes rouges était de détruire la frontière magique après
l'avoir traversée, mais leurs rivaux n'avaient laissé passer personne, à part le
lieutenant Newel qui s'était habilement faufilé au beau milieu de la bataille
pour rejoindre celle qui se déroulait dans le Bastion Gris.
Ulinum courait aussi vite qu'il le pouvait et lançait des attaques mortelles
contre les soldats noirs. Il ripostait autant de fois que le lui permettaient ses
récentes blessures et faisait face à plusieurs combats à la fois. Sa puissance
était telle, qu'il envoyait valser des elfes noirs sur plusieurs dizaines de
mètres, et les blessait sérieusement. Quand il frappait, ses victimes se
relevaient rarement.
De leur côté, ses valeureux guerriers utilisaient leurs kyas pour envoyer
valser les elfes qui se tenaient devant la barrière magique, mais ils étaient
souvent contrés par l'ennemi qui faisait de même appel à ses pouvoirs. La
magie des deux races avait évolué de telle façon qu'elles étaient devenues
très compatibles, bien que très différentes. Les elfes rouges maîtrisaient une
magie pure, naturelle, celle que les elfes des eaux leur avaient appris à
maîtriser durant ces derniers siècles. Celle des elfes noirs se nourrissait de
leur rancœur et de la violence qui les habitait en permanence. Cependant,
aucune des deux magies n'assurerait la victoire à quiconque. C'est pourquoi,
après trois heures d'intense combat, tout le monde sortit les armes et se
mesura à l'épée, aux arcs et aux flèches ainsi qu'aux haches de guerre.
Des étincelles argentées volaient pour se perdre dans le ciel quand les
lames s'entrechoquaient. Le sable des Terres Sauvages s'engouffrait de plus
en plus à travers le passage magique, et c'est à ce moment-là qu'Ulinum eut
une idée.
--- Alphonse ! cria-t-il à son meilleur magicien. Crée une tempête de
sable et envoie-les valser le plus loin que tu peux !
--- Oui, chef ! hurla le concerné, toujours pris au piège entre trois elfes
noirs qui le combattaient sans merci.
--- Nilar ! Va le défendre, ôte-lui ses sales bestioles. Aidez-les !
Le capitaine paraît autant de coups que possible, tout en vociférant des
ordres qui atteignaient les oreilles de ses soldats. En quelques minutes, un
tourbillon de sable majestueux s'éleva dans les airs, et des dizaines
d'ennemis et de panthères furent catapultés comme des moins que rien.
Même si d'autres guerriers de Jaimyr Ier venaient à la rescousse de leurs
camarades, le champ de bataille de l'autre côté du portail ne leur laissait pas
suffisamment de répit. Les elfes noirs furent rapidement ensevelis sous la
horde d'elfes d'argent qui étaient du côté des Monts d'Or, et qui s'étaient
empressés d'aider leurs compagnons rouges en prenant place près de la
frontière et tuant tous les elfes noirs qui se dressaient sur leur chemin.
--- Une brèche a été ouverte ! Une brèche a été ouverte, chef !
Les cris résonnaient de toutes parts, mais Ulinum avait bien entendu
l'avertissement de son soldat. Ils pouvaient enfin se joindre à la guerre et
venger leurs ancêtres comme il l'avait toujours souhaité.
 
Chapitre 20

Forêt de Luménya.
 

Un pas. Deux pas. Trois pas...


Un elfe. Deux elfes. Trois elfes...
Au fur et à mesure que Zenlia découvrait la forêt, elle sentait la présence
de chaque soldat et de chaque ennemi, sans compter le nombre de tous ceux
qui étaient tombés au combat.
Bul était inquiet, plus pour elle que pour lui. Il sentait qu'elle transpirait,
qu'utiliser sa magie la fatiguait de trop, mais il avait confiance en ses
capacités. La reine lui avait rapporté son plan avec tous les détails possibles.
En tant que maître confirmé en magie, il savait que cela allait marcher s'ils
arrivaient à temps. Dans le cas contraire, ils devraient rebrousser chemin et
partir vers les Landes. Jamais il ne retournerait dans ces souterrains putrides
et infects. De plus, l'elfe de Dorenthee pourrait lui rendre sa liberté, il savait
qu'elle le ferait s'il le lui demandait.
Les secondes passaient et des elfes tombaient, de même que les feuilles
de l'arbre en or qui attendait sagement dans le palais du monde d'Elbereth.
Zenlia chassa ces pensées et songea à ce qu'elle était venue trouver, le
troisième portail qui la mènerait au Bastion Gris.
Elle connaissait l'existence de ce portail grâce à Ewen. Ils venaient
souvent jouer dans ce coin, à l'époque où la magie était encore permise et
qu'ils pouvaient courir à la vitesse de la lumière.
La reine remercia silencieusement ses parents. S'ils avaient interdit la
pratique de la magie comme l'avait fait Kendrar, elle serait une elfe sans
défense et à la merci de n'importe qui. La taille de son kya avait triplé de
volume depuis son enfance, mais enfermée dans le palais des elfes blancs, il
n'avait pas évolué, mais n'avait pas diminué non plus. Et malgré son
emprisonnement dans les cachots et le pouvoir néfaste des menottes, Zenlia
s'était rappelé quelques sorts qui lui permettraient de sauver les mondes,
notamment un en particulier.
 

À quoi sert ce sort... ?


À guérir le cœur des gens, ma petite. C'est un chant, très puissant que
peu d'elfes peuvent maîtriser. Lors d'une guerre, il serait particulièrement
efficace.
Efficace dans quel sens ?
La magie ouvrirait le cœur des elfes. La plupart arrêteraient de
combattre, je pense, mais je ne peux pas garantir les effets secondaires.
 

--- Ma reine, où nous dirigeons-nous ? s'enquit Bul, craignant avoir


froissé l'elfe avec sa question impertinente.
Kraken l'avait déjà fouetté pour moins que ça.
--- Près d'un temple qui ne devrait plus être très loin, répondit
machinalement l'elfe.
Son regard était perdu dans le vide, tandis qu'elle tentait de se remémorer
l'emplacement exact des ruines qui avaient souvent hanté son enfance. Au
bout de plusieurs heures de marche, ils arrivèrent enfin sur place. Le troll
reconnut l'odeur de l'endroit. Il ne savait pas qu'il y avait un temple dans le
coin, et encore moins un portail magique qui aurait pu le délivrer de ses
maîtres.
--- Je connais ce lieu, murmura Bul pour lui-même.
Ses yeux d'un blanc vitreux tentaient de deviner des contours ou ne
serait-ce que des ombres. C'était ici même que se trouvait le second portail
conduisant aux Terres Sauvages avec sa mer intérieure.
--- Il s'agit d'anciens vestiges d'un temple qui appartenait au royaume des
elfes rouges. Je crois me souvenir qu'il y avait un portail caché près d'un
étang rose. C'est une fontaine en verre qui a été détruite, mais elle peut être
de nouveau activée.
--- Oh ! s'émerveilla l'aveugle.
À deux, ils parcoururent très peu de distance. Des morceaux brisés
jonchaient le sol aux pieds des deux aventuriers qui venaient d'arriver au
royaume oublié. La tête d'une elfe majestueuse était séparée de son corps en
verre vert. Dans l'ancien temps, la fontaine représentait un couple aimant
qui se tenait par la main, et une arche cristalline se dressait sous leur union.
Enfant, Zenlia ne s'était jamais doutée du potentiel de cet endroit. Ewen et
elle couraient un peu partout ou y jouaient à cache-cache, et ce ne fut que
quelques siècles plus tard que la reine comprit quels étaient ce lieu et son
importance dans l'histoire des elfes. Depuis, Zenlia avait cherché dans
d'innombrables manuscrits de la bibliothèque de son palais et trouvé
comment le remettre en état de marche.
L'elfe prit place devant les deux amants. Ses mains se levèrent et se
positionnèrent de façon à créer un angle parfait entre elle et la statue. Une
eau douce s'écoula de ses doigts, et le liquide précieux se déplaça en
cercles, jusqu'à atteindre la fontaine. Ensuite, la reine prononça un sort
qu'elle avait étudié durant de nombreuses nuits, répétant inlassablement les
mêmes paroles et priant pour en avoir l'utilisation un jour.
Ce jour est enfin arrivé, songea Zenlia.
Le verre brisé se reconstitua en quelques secondes, sous les yeux ébahis
de la jeune elfe. Même Bul percevait un changement dans l'air, il sentit de la
très belle magie et soupira de contentement. Une fois l'arche reconstituée
entièrement, il suffit à la reine de poser sa paume contre une des parois pour
que celle-ci s'illumine d'une lueur surnaturelle.
Une chaleur nouvelle s'imprégna du temple et invita les deux voyageurs
à s'approcher, ce qu'ils firent avant de disparaître complètement des ruines
des elfes rouges. Un tourbillon les conduisit dans le Bastion Gris, là où la
guerre battait son plein.
La première chose qui les accueillit fut une arme qui vint se planter près
de l'oreille gauche de Zenlia.
 

Aux Monts d'Or, Bastion Gris.


 

La bataille faisait rage tout autour d'elle, mais Zenlia ne se laissa pas
distraire. Elle avait un but et comptait bien l'accomplir. Les battements de
son cœur indiquaient qu'Ewen était toujours en vie et qu'il luttait
sauvagement pour un avenir auprès d'elle, ce qui la rassura au plus haut
point.
L'elfe royale le chercha et sourit lorsqu'elle vit Kendrar se battre aux
côtés de ses soldats et des loups. Son aura brillait de mille feux et son kya
était remarquablement puissant.
Ainsi, il a restauré l'usage de la magie en mon absence, conclut-elle.
--- Ma reine, nous ne pouvons pas rester ici, couina le troll qui percevait
juste les sons tellement les kya des elfes s'étaient mélangés.
Sa condition d'aveugle n'était pas propice au terrain de guerre. Zenlia le
prit par la main et l'entraîna tout en cherchant Ewen des yeux et en activant
ses armes magiques. Son épée bleue l'accompagnait toujours dans ce genre
de situation, mais comme elle tenait le troll, elle ne pouvait activer son
bouclier, fait de ce même halo qu'elle avait montré au prince lors de leur
entraînement secret.
Elle continuait de regarder le combat de Kendrar, au cas où il aurait
besoin d'elle, mais il s'en sortait très bien et envoya valser les trois ennemis
qui l'encerclaient avec la foudre verte qui sortait de ses mains.
Deux elfes rouges passèrent juste devant elle, sans la voir. Ces derniers
bataillaient férocement. Un groupe s'était formé entre quelques guerriers
rouges et d'argent qui combattaient aidés de leur magie. Des étincelles et
des explosions naissaient de leurs mains et tombaient sur les elfes noirs, les
brûlant de la tête aux pieds ou leur arrachant des membres qui faisaient
généralement des vols planés au-dessus de la scène de guerre. Le spectacle
était macabre.
Plus à l'est, les panthères étaient toujours debout et causaient de sérieux
dégâts, et bientôt, la plupart des bestioles furent abattues par les mains
expertes d'Ulinum et de Newel qui leur tombèrent dessus avec une dizaine
de loups furieux qui ne demandaient que ça. Les hurlements des montures
des elfes noirs résonnèrent à l'unisson, arrachant une grimace de douleur à
la reine qui continua son parcours tout en blessant le plus d'ennemis
possible.
En rejoignant vivement les bois, Zenlia ne vit pas le danger qui attendait
Kalahar, à une distance respectable de l'endroit où elle se trouvait.
Jaimyr Ier venait de quitter sa falaise, et s'était approché de son fils à pas
feutrés dans cette cacophonie ambiante. Le prince ténébreux était trop
occupé à faire la guerre aux siens, aidé, de ses ombres machiavéliques. Il
avait finalement fait son choix et aidait les elfes des autres mondes à
vaincre ceux des Terres Sauvages. En plein affrontement, Kalahar ne perçut
pas le son crispant de l'acier qui fendit l'air pour venir se planter en travers
de son torse. Du sang noir coula à flots et des gargouillis douloureux se
coincèrent dans sa gorge, l'empêchant de parler ou d'esquisser le moindre
mouvement.
Il tomba à genoux, comme n'importe quel soldat tué au combat sous le
regard amusé de son père qui lui tournait déjà le dos, insensible à son acte.
Alors que la bataille continuait de faire des victimes, la vie de Kalahar le
quittait peu à peu. Le prince s'était douté de pareil acte, mais il avait
toujours cru que Kraken serait celui qui lui ôterait la vie. Cela aurait été
plus facile à accepter. Attristé comme jamais il l'avait été auparavant, il vit
son père s'éloigner, son arme sanglante à la main, sans un regard pour son
héritier. Il aperçut aussi Kendrar à sa droite et à l'opposé, il aperçut un pan
de robe royale qu'il reconnut à l'instant. Il ne connaissait pas le plan de
Zenlia, mais savait que l'elfe mettrait fin à cette guerre, même s'il aurait
préféré la savoir loin et non à quelques mètres de son père qui n'aurait
aucun scrupule à la tuer devant tout le monde.
Il se demanda si la Brume accueillerait un elfe mourant et vulnérable,
coincé sur un champ de bataille. Son esprit tenta de trouver les fines
particules, caractéristiques du voile qui accueillait le peuple de chaque
monde en usant de son kya et aperçut une douce lumière au loin. En tentant
de la rejoindre, Kalahar poussa son dernier souffle seul, oublié de tous et
trahi par sa chair et son propre sang.
Le roi des elfes blancs sentit une lueur quitter son monde au même
moment. Quand Kendrar se retourna, il vit Jaimyr Ier souriant et s'éloignant
à pas vifs de la dépouille de son héritier, indifférent à son acte abominable
et les mains pleines de sang. La rage inonda tous ces pores. Cet être vil et
cruel venait d'assassiner son propre fils et n'arrêterait pas ce massacre tant
qu'il serait en vie. Il lui fallait le combattre et le vaincre afin que tout cela
cesse. Plus personne ne devait mourir ce jour-ci, il y avait eu déjà bien trop
de dégâts...
Il sentit son kya tripler de volume. La magie le submergea, se rependant
dans son corps comme si cela lui avait manqué. Des éclairs sortirent de ses
paumes. La foudre naissante se transforma en une véritable tempête
magique. Plusieurs rivaux s'arrêtèrent de combattre, en voyant un pouvoir si
dévastateur émaner des mains puissantes du roi d'Elbereth qu'ils savaient
redoutable et implacable. Cette même démonstration attira le regard du roi
des Terres Sauvages, et celui d'Ewen, qui reconnut de loin le kya de son
père.
Des vents d'une violence rare, accompagnés d'une forte dose d'électricité,
vinrent frapper le torse de Jaimyr Ier de plein fouet. Celui-ci tomba à la
renverse, mais se releva en riant aux éclats et jugea cette attaque ridicule.
--- C'est tout ce que tu peux faire, Kendrar ? hurla-t-il pour se faire
entendre par-dessus les vents déchaînés. Le manque d'entraînement ne te
réussit pas !
À son tour, le souverain des elfes noirs attaqua en fendant l'air avec sa
main. Une entaille profonde et sanguinolente se profila sur le corps de
Kendrar. Du sang rouge tomba au sol, mais pas pour très longtemps, car
l'elfe blanc utilisa l'énergie de la terre pour se soigner. Le corps et l'esprit de
son peuple avaient toujours été connectés à leur monde, ce terrain était donc
un avantage considérable pour les elfes blancs.
--- Non, répondit Kendrar d'un ton glacial. Ce n'était qu'un échauffement.
Un combat personnel se livra entre les deux rois.
La rage qu'ils ressentaient l'un envers l'autre se reflétait dans leur façon
de porter les coups. Kendrar défendait son peuple, Jaimyr Ier attaquait en
traître pour sauver sa propre peau. Tuer son fils avait été un jeu d'enfant,
mais alors que tous les visages étaient rivés sur lui, il aurait du mal à
échapper à toute cette haine qui l'enveloppait.
Deux elfes leur présentèrent un étui, contenant leur arme de prédilection.
Le combat se ferait sans la magie. Les rois empoignèrent leurs épées avec
hargne et se défièrent du regard. Leur duel allait bientôt commencer, et celui
qui mourrait ferait perdre la guerre à son peuple.
Ewen était horrifié de voir son père assumer cette responsabilité. Il
observa autour de lui, mais les capitaines et leurs militaires ne bougeaient
plus d'un pouce. Si leur roi tombait, ils seraient tués ou réduits en esclavage
; pour rien au monde ils n'empêcheraient le déroulement de ce duel qui leur
assurait un repos bien mérité. Teraën et Newel savaient que Kendrar était
adroit au maniement de l'épée, mais son rival n'était autre que celui qui
avait tué sa femme, ils craignaient qu'il ne perde la tête en croisant les yeux
de l'assassin.
Les coups portés étaient violents et le bruit des lames qui
s'entrechoquaient résonnait dans tous les Monts d'Or. Les deux adversaires
ne se laissaient aucun répit, le combat allait durer des heures.
L'urgence de la situation était telle, que même Zenlia, juchée sur une
falaise, observait, affolée, le tournant qu'avait pris la situation. Connaissant
bien son manuel de l'art de la guerre, elle savait ce qui attendait chaque
souverain et se hâta de commencer son enchantement.
Ce n'est pas de la magie pour petites filles.
La reine des elfes d'argent prononça des paroles dans une langue
inconnue. Sa voix douce était plus rauque qu'à l'accoutumée, comme
transportée par l'enchantement qu'elle s'apprêtait à développer sur le
Bastion Gris.
À quoi sert ce sort ?
À guérir le cœur des gens, ma petite. C'est un chant très puissant que
peu d'elfes peuvent maîtriser.
Du haut de sa falaise, elle voyait deux couleurs prédominer, celles du
sang des deux races. Elle vit de même le corps de Kalahar reposer à ses
pieds et les regards de quelques elfes rouges et d'argent qui l'avaient
reconnue. Il fallait faire vite.
Son sort se transforma rapidement en un chant triste et mélancolique. Ses
notes variaient du grave à l'aigu le plus clair qu'il soit. Elles finirent par
remplir l'espace et sortirent avec une facilité qui en déconcerta plus d'un. Au
sol, plusieurs elfes et loups furent enveloppés d'une bulle invisible qui les
accueillit pour les protéger du mal qui les rongeait. Des elfes noirs
commencèrent à pleurer à chaudes larmes, les elfes rouges déposèrent les
armes à terre, et les blancs et d'argent se serrèrent les uns les autres, en proie
à la confusion.
Ewen sentit son cœur battre, mais pas celui de Zenlia, et il ne comprenait
pas ce qui lui arrivait. La reine s'aperçut du changement. Elle s'était
plusieurs fois demandé si ce sortilège n'était pas un sacrifice de soi, mais la
vie d'une elfe pour celle des mondes était un prix à payer plus que
respectable.
La beauté de son chant était telle que l'animosité entre les rois faillit
disparaître. Rongée par la tristesse d'avoir perdu un allié précieux comme
aurait pu l'être Kalahar, Zenlia trébucha sur une note qui déstabilisa le kya
de Jaimyr Ier. Celui-ci n'avait pu esquisser le moindre geste, alors qu'il
aurait tant voulu décapiter Kendrar qui se trouvait à sa portée.
Cette note, ratée par la reine, lui permit de lever son épée alors que l'elfe
chantait toujours. Cette dernière vit l'éclat de la lame qui allait tuer leur seul
espoir. Elle prévint mentalement Ewen du danger qu'encourait son père. La
puissance du sort la déstabilisait, elle avait eu conscience de son erreur et
redoublait de concentration pour hypnotiser tout le monde à la fois, sauf son
prince.
L'elfe comprit immédiatement le rôle qu'il aurait à jouer et sortit son
arme fétiche, celle qui lui avait été donnée par le souverain des elfes blancs
après son arrivée aux Monts d'Or.
Galla.
L'arme du roi des elfes noirs s'approchait dangereusement, bien qu'au
ralenti, de la tête de Kendrar qui n'avait d'yeux que pour Zenlia tout comme
la centaine de soldats qui l'écoutaient.
Sa chevelure brille encore plus qu'à l'accoutumée, songea-t-il, hypnotisé,
quand Ewen para le coup mortel que son ennemi voulait porter à son père.
--- Ainsi, il ne reste plus que toi et moi, jeune prince. Je t'aurais bien
épargné, mais ton sang est souillé et impur. Si je dois disparaître de ce
monde, j'emporterai ton âme avec moi.
Ewen ne se donna même pas la peine de répondre. Il ne voulait pas lui
donner cette satisfaction et savait que son temps était compté.
Les kyas étant annulés par le pouvoir titanesque de la reine, le combat
entre les deux elfes fut physique. Leurs épées ricochaient et fendaient l'air
avec des sons plutôt mélodieux, même si le chant du combat était porteur de
mort.
Le duel débuta comme le précédent.
Ewen n'était pas à l'aise avec le maniement d'une épée de cette taille. Son
carquois et ses flèches blanches lui manquaient terriblement, mais son arme
finit par s'adapter à ses mouvements. Grâce à ses entraînements avec les
gardes du palais, les coups qu'il portait à son adversaire étaient
impressionnants et déstabilisaient ce dernier.
Jaimyr Ier serrait les dents. L'aura du prince se dessinait petit à petit. Il
commençait à le craindre, car il avait exactement la même que celle du
Kendrar jeune et fougueux qu'il avait connu, et le roi des elfes noirs ne
l'avait jamais vaincu.
Ces elfes blancs, qu'est-ce que je ne donnerais pas pour les détruire...
pensa le souverain, hargneux.
L'arrivée des elfes rouges sur le terrain ne l'avait pas surpris, pas plus que
celle des elfes d'argent. Jaimyr Ier ne savait même pas d'où lui venaient ces
sentiments haineux. Son père, Tebryn, lui avait toujours fait promettre de
prendre le contrôle de tous les kyas, même si son grand-père, Agena III,
avait lamentablement échoué quand il avait tenté de prendre le pouvoir de la
race guidée par Ulinum. Pourquoi se battre ? Une race contre trois, cela
était injuste, mais démontrait la puissance de son armée, et cela lui suffisait.
La magie noire était difficile à contrôler, mais tous leurs sacrifices
s'étaient avérés inutiles, puisque la magie blanche et pure était en train de
les vaincre.
Le roi s'arrêta de combattre, perdu dans ses pensées qui étaient
contrôlées de loin par Zenlia, qui continuait de chanter sur sa falaise. Ewen
fit de même et posa son épée. Si son rival était hypnotisé à nouveau, est-ce
qu'il devrait toujours le combattre ? L'honneur était une qualité respectée et
transmise de génération en génération, que penserait son père ? Aurait-il
condamné l'assassin de sa mère de cette façon ?
Le prince commençait à sombrer de la même manière que son ennemi.
Zenlia lui envoya une décharge pour le secouer. Honneur ou pas, il fallait en
finir.
La noirceur de l'âme du souverain des elfes noir ne peut être sauvée,
entendit Ewen dans sa tête. Il faut en finir. En ce jour !
Cela acheva de le convaincre. Il leva son épée, qui n'était plus que le
prolongement de son bras et l'abattit de toutes ses forces sur la nuque de
Jaimyr Ier qui s'écroula à terre.
Du sang jaillit, mais ce fut le sourire du roi, paisible, qui horrifia le plus
l'héritier.
C'est fini, pensa-t-il. Nous avons gagné.
 
Épilogue

Les cadavres se comptaient par milliers. Le sang de plusieurs races avait


coulé et se mélangeait à la terre qui accueillit volontairement leur kya.
Ewen aidait son père, ses capitaines et ses valeureux amiraux. Ils
tentaient de mettre un nom sur les visages des elfes tombés. Ildwin en
faisait partie. Selon le lieutenant Newel, il avait reçu un coup fatal par
Kraken destiné à Sir Owenyar qui demeurait en état de choc.
Teraën, Jax, Lorin, le capitaine Asgar et de nombreux elfes et loups
avaient été blessés, voire amputés d'un membre.
Les enfants qu'Ildwin avait protégés furent retrouvés par leur père et
ensemble, ils porteraient un deuil, comme la plupart des combattants.
Le Bastion Gris et son portail furent scellés. Les elfes noirs, qui ne
s'étaient pas enfuis quand leur roi était tombé, se rendirent à l'évidence. Ils
n'avaient pas à se battre contre leurs frères, et resteraient habiter quelque
temps dans la forêt avant de partir vers de nouveaux mondes. Kendrar
accepta leurs excuses avec une appréhension justifiée. Leur kya étant libéré
de l'influence néfaste de Jaimyr Ier, beaucoup d'elfes s'avérèrent assez
soumis. Bientôt, tout le monde fut emmené vers le palais pour soigner les
blessés et rencontrer les familles qui avaient fait le déplacement.
Seule Zenlia demeurait introuvable.
Suite à la chute du roi et la fin de l'ensorcellement, qui avait libéré les
elfes de leur bourreau, la reine s'était littéralement volatilisée.
Ewen regarda plusieurs fois en direction de la falaise lorsqu'ils quittèrent
les lieux, s'attendant à ce qu'elle le rejoigne à tout moment, mais ce ne fut
pas le cas. Tous les jours, il se rendait lui-même sur place. Les elfes qui
tenaient encore debout avaient été appelés en renfort, mais leurs fouilles ne
donnèrent aucun résultat. Zenlia n'était plus. Le prince ne percevait à
nouveau plus leur synchronisation, son cœur battait tout seul. Il se promit de
faire tout ce qui était en son pouvoir pour la retrouver un jour.
Ulinum se sentait désolé pour lui. Il venait de discuter avec Kendrar, son
sauveur qu'il vénérait tout particulièrement. L'actuel roi avait décidé de
céder le trône à son fils et souhaitait rejoindre la Brume. Si Zenlia avait
disparu de ce monde, elle s'y trouvait forcément, du moins l'espérait-il.
Kendrar se rendit compte que son kya en demandait toujours plus depuis
que la magie avait afflué dans ses veines ; un jour, il ne pourrait plus se
contrôler et pourrait perdre la tête comme il lui était déjà arrivé. Ce fut la
deuxième raison de son exil, bien qu'il n'en parla à personne.
Il quitterait ce monde et ferait revenir Zenlia pour la marier à son fils, car
la parole d'un roi ne faillit jamais.
 
Lexique

Lendil : feuille rose et sucrée qui pousse sur la plupart des arbres de la
forêt d'Elbereth.
Monelfe : même titre que « monsieur », mais avec une connotation plus
respectueuse.
La Brume : lieu de repos éternel situé à la frontière des deux principaux
mondes où les elfes qui le souhaitent s'exilent jusqu'à la fin des temps. Il
s'agit d'une promesse de nouvelle vie. La Brume analyse les âmes et décide
elle-même si un elfe a le droit de vivre une vie plus longue et prospère, ou
si, au contraire, il doit mourir. Les elfes noirs ne sont pas directement bannis
par elle. Il existe des sujets qu'elle protège et accueille.
Fées atelières : elles font partie du royaume de Dorenthee. Furent
offertes au père de Kendrar, Magmar I, pour sceller l'amitié des elfes blancs
et d'argent. Depuis, elles demeurent au palais et s'occupent de toutes les
tâches à accomplir.
Le kya : plus communément appelé « l'Esprit de la Nature », il est
présent dans l'âme de chaque elfe et garantit la présence de magie dans un
corps. Elle est considérée comme pure et ne peut être comparée au kya des
elfes noirs qui contrôlent la magie noire. Si je ne parle pas énormément du
kya dans ce roman (il en est de même pour la Brume et les elfes d'eau), c'est
parce que je vais approfondir le sujet dans la suite de « Zenlia ».
Elfes hybrides : ce sont les elfes qui sont nés d'une union entre
différentes races. Par exemple, Lord Asyril est le fruit de l'union d'une elfe
d'argent et d'un elfe d'eau.
Portails : portes qui conduisent à d'autres dimensions. Il y en a partout et
très peu sont répertoriés. La plupart demeurent cachés et seront trouvés par
les différents personnages qui peuplent ce roman.
La synchronisation : la synchronisation est un acte d'amour. Quand deux
elfes se synchronisent, ils ne forment plus qu'un. Selon la relation, ils
peuvent ressentir des émotions en commun, communiquer par la pensée ou
savoir quand l'autre est en danger. De nos jours, cela reste un phénomène
inexplicable que mes personnages se feront un plaisir d'étudier dans la suite
de leurs aventures.
Chêne mauve : il est un des portails les plus puissants d'Elbereth. Ses
feuilles ne tombent jamais, et son tronc possède des saillies que l'on peut
déplacer pour activer sa magie. Il conduit à Dorenthee.
Elfesculteurs : elfes agriculteurs.
Trolls : les trolls sont nés sur des terres dont je ne parle pas dans Zenlia.
Ce sont des créatures malignes, fidèles et très puissantes, qui auront (je
l'espère) un tome qui leur sera dédié.
Galla : Galla est une épée qui a vu de grandes batailles naître. Chaque
souverain qui la possède assure la victoire de son peuple.
 
À paraître
 
 
 

2 -- Les Sans-âmes
 
 

3 -- Les Elfes de lune


 
L'Auteur

Marine Stengel est née en 1992 dans le sud de la France. Grâce à sa


famille, la lecture devient très vite une passion. Elle voit son enfance bercée
par les romans de la Comtesse de Ségur et la mythologie égyptienne, ainsi
que son adolescence par les Harry Potter et le Seigneur des Anneaux.
Une fois expatriée en Espagne et son diplôme de traduction en poche,
elle s'essaie à l'écriture et entame divers projets SFFF dans le but de
partager ses écrits et ses univers imaginaires. Ce n'est qu'en 2014 qu'elle
commence son premier roman, La Dernière Onde, paru aux Éditions
Sharon Kena. S'ensuivront d'autres manuscrits qu'elle garde précieusement
dans les tiroirs de son bureau.
Son imagination est sa meilleure arme. Il lui arrive souvent de rêver aux
côtés de ses personnages dans des mondes magiques ou dystopiques. À
travers sa plume, elle vous invite à l'y rejoindre.
 
Dans la collection
Elixir of Ghost - Fantastique
Le Résident
Frédéric Livyns

Les maisons ont-elles une âme ?


Derrière leurs vieilles tapisseries usées, sous les charpentes de leur
grenier, leurs murs peuvent-ils libérer d'anciennes colères, des drames
oubliés ?
Alice et ses parents vont le découvrir à leurs dépens.
... Lorsque l'emprise devient cauchemar !

 
Dans la collection
Elixir of Love - Romance

Sombres Tentations -- Tome 1 : Résistance

Leona Brown

Depuis la mort de ses parents, deux ans plus tôt, Anthéa enchaîne les
ruptures sentimentales. Son seul réconfort se résume à son meilleur ami
Eder, toujours présent pour elle.
Pourtant, depuis quelques semaines, l'apparition d'un homme, beau et
ténébreux, dans son miroir, hante ses rêves. Ainsi la comble-t-il de plaisir
au point qu'elle songe sans cesse à leurs étranges et sensuelles étreintes.
Quand Anthéa rencontre l'objet de tous ses désirs, elle ne décèle pas le
mal qui se cache en lui : Azraël, l'ange de la mort. Quelles sont les raisons
de son intrusion dans sa vie ? Quels secrets dissimule-t-il ?
 
Dans la collection Elixir of Love -
Romance
Sombres Tentations -- Tome 2 : Capitulation
Leona Brown

Anthéa a gagné une première bataille contre Lucifer, mais l'affrontement


contre les ténèbres si attractives est loin d'être terminé. Et alors que la vie
auprès d'Azraël s'avère merveilleuse, un événement tragique va bouleverser
l'univers déjà fragile d'Anthéa. Ainsi son existence va-t-elle prendre une
teinte plus sombre encore.
Quelle sera sa destinée, sa place ici-bas, sa véritable mission ?
Quel clan Azraël choisira-t-il ?
 
Dans la collection Elixir of Love -
Romance
Souviens-toi... en 1450

Valérie Mas
Souviens-toi. Souviens-toi de la neige qui tombait en ce jour froid d'hiver.
Souviens-toi de ses cheveux blonds qui flottaient dans le vent lorsqu'elle
luttait fièrement contre ces fous qui lui lançaient des pierres. Souviens-toi
d'elle. Souviens-toi de Mélisande... Souviens-toi de la sorcière, en 1450...
2017, Emma vit en Amérique et Gabriel en Europe. Des milliers de
kilomètres et un océan les séparent. Rien ne les destinait à se rencontrer.
Rien, sauf une lettre proclamant Emma comme la dernière héritière d'une
famille française dont elle ignorait l'existence. Un héritage vieux de plus de
cinq cents ans... Une porte ouverte sur le XVe siècle. Tous deux vont être
entrainés, malgré eux, dans les méandres du temps et aux côtés de
Mélisande, emprisonnée pour sorcellerie en 1450.
 
Dans la collection
Elixir of Love - Romance
Supplice
L.S.Ange

Une détonation, un souffle d'une extrême violence, et la vie, jusque-là


parfaite, de Luna va sombrer dans le chaos. Écorchée vive, désormais seule,
elle doit apprivoiser son nouveau reflet dans le miroir et n'a d'autre choix
que de s'exiler dans la zone 2, auprès de sa grand-mère, car au cœur des
remparts de la cité d'Antario, il n'y a pas de place pour la différence... ou la
« défectuosité », comme l'autorité la désigne.
Pour Luna, considérée comme un monstre, le pire reste à venir...
L'arrivée de Kylian dans son existence changera-t-elle son destin des
plus tragiques, ou les secrets, les mensonges de ce bel inconnu la
plongeront-ils un peu plus dans les entrailles de l'enfer ?
 
Dans la collection
Elixir of Stardust -- Science-Fiction

Ephémères -- Tome 1 : Aardhen

Eva de Kerlan

Oleyn est une île sacrée, centre d'une civilisation brillante et


époustouflante, à la technologie inégalée. À son apogée, cette puissante
nation va disparaître.
Plus de trois mille ans vont s'écouler, les raisons de cet effondrement
sombrant dans l'oubli. L'immensité de la planète Jaëhria, berceau de ce
peuple disparu, n'abrite plus désormais que quelques dizaines de milliers
d'âmes.
Dǽlron a grandi au cœur des vestiges d'Oleyn. Il y a découvert, gravés
sur d'antiques ruines, des inscriptions qu'il ne peut comprendre. Fasciné par
ce mystérieux legs des ancêtres, il va parcourir trois océans et la moitié de
la planète pour tenter d'en découvrir le sens, jusqu'à rencontrer la
mystérieuse et renommée Dépositaire.
{1}
Elbereth : monde et royaume des elfes blancs. Gouverné par le roi Kendrar.
{2}
Dorenthee : monde et royaume des elfes d'argent. Gouverné par le roi Lileth et la reine
Eliai.
{3}
Les elfes ont une espérance de vie beaucoup plus longue que celle des humains. Un elfe
de cinq cents ans est à peine adolescent, et devient adulte lorsqu'il atteint les mille ans.
{4}
Lendil : feuille rose et sucrée qui pousse dans la forêt d'Elbereth.
{5}
Le chêne mauve est un portail qui mène à d'autres mondes.
{6}
À Dorenthee, un hiver peur durer plus de cinquante ans.

 
{7}
La synchronisation : la synchronisation est un acte d'amour. Quand deux elfes se
synchronisent, ils ne forment plus qu'un. Selon la relation, ils peuvent ressentir des
émotions en commun, communiquer par la pensée ou savoir quand l'autre est en danger.
Aujourd'hui encore, cela reste un phénomène inexplicable que mes personnages se feront
un plaisir d'étudier dans la suite de leurs aventures.
{8}
La Brume : lieu de repos éternel situé aux frontières de tous les mondes où les elfes
s'exilent jusqu'à la fin des temps. Il s'agit d'une promesse de nouvelle vie. La Brume
analyse les âmes et décide elle-même si un elfe a le droit de vivre une vie plus longue et
prospère, ou si, au contraire, il doit mourir. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les
elfes noirs ne sont pas directement bannis par elle. Il existe des sujets qu'elle protège et
accueille.
 
{9}
Elles naquirent au royaume de Dorenthee et furent offertes au père de Kendrar, Magmar
I, pour sceller l'amitié des elfes blancs et d'argent. Depuis, elles demeurent au palais de
Kendrar et s'occupent de toutes les tâches à accomplir, mais elles ne peuvent plus utiliser
leur magie.
{10}
Plus communément appelé « l'Esprit de la Nature », il est présent dans l'âme de chaque
elfe et garantit la présence de magie dans un corps. Elle est considérée comme pure et ne
peut être comparée au kya des elfes noirs, qui contrôlent la magie noire.

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