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1 - L'Arbre d'Or
Marine Stengel
1 - L'Arbre d'Or
Marine Stengel
Mentions légales
Éditions Élixyria
http://www.editionselixyria.com
https://www.facebook.com/Editions.Elixyria/
ISBN : 979-10-96384-44-0
Corrections : Anne-Sophie Bord
Couverture : Baptiste Colin
Dague intérieure : Tonis Pan
Remerciements
Je tiens à remercier toutes les personnes qui ont cru en moi depuis le
début. Lecteurs, blogueurs, famille et amis, ce livre vous est entièrement
dédié. J'ai quelques noms à citer : Justin Stengel, mon grand-père et premier
lecteur.
Aurélie Chateaux-Martin, pour son retour et son aide à la correction.
Azel Bury, sans qui l'aventure de Zenlia n'aurait peut-être jamais vu le
jour.
Baptiste Colin, pour son magnifique travail sur la couverture.
Anne Sophie, pour ses corrections et sa gentillesse.
Puis, mes éditeurs, Didier et Laetitia, deux personnes en or qui m'ont fait
confiance et m'ont donné la chance de partager mon univers elfique avec
vous.
Prologue
--- Zenlia !
Ewen lui courait après. Il avait sacrément grandi depuis la dernière fois
qu'ils s'étaient vus. Désormais, les cheveux de l'elfe avaient presque atteint
le bas de son dos, ils arboraient la même couleur de lune que ceux de son
invitée.
La jeune elfe riait et continuait sa course dans la forêt d'Elbereth.
L'automne allait céder sa place à l'hiver. Les feuilles des arbres presque
dorées tombaient déjà, comme une pluie douce, caressant le visage des
deux jeunes adolescents.
--- Attrape-moi si tu peux, lui cria-t-elle par-dessus son épaule.
Elle reprit de la vitesse. Elle savait qu'elle le battait à la course, elle
avait aussi plus d'endurance que lui.
Ça va être très facile, se dit-elle, amusée.
Ils jouèrent ainsi pendant plus d'une heure, mais soudain, le prince
disparut de son champ de vision, comme par magie.
Zenlia s'arrêta, inquiète. Elle plissa les yeux pour essayer de le repérer.
Cela ne devait pas être compliqué, les arbres étaient presque nus, et il
n'avait nulle part où se cacher.
--- Ewen !
--- ...
--- Ewen !
--- ...
--- EWEN !
N'obtenant aucune réponse, Zenlia rebroussa chemin. Quand elle
rejoignit le prince des elfes blancs, elle rit comme elle ne l'avait plus fait
depuis longtemps, s'appuyant sur ses genoux pour ne pas trébucher à son
tour.
--- C'est très drôle, ouais. Tu pourrais m'aider maintenant ?
Cela fit rire la princesse de plus belle. Elle se laissa tomber à terre, sur
les fesses, et elle eut besoin d'un quart d'heure pour se calmer.
--- Je suis désolée, Ewen, mais franchement ! Cela n'arrive qu'à toi !
--- Je sais, grommela le jeune elfe.
En courant derrière la princesse, il s'était pris les pieds dans une liane
qui l'avait emprisonné. Et il n'avait pas pu se dégager. À cet instant, il
pendait d'une branche, la tête dans le vide.
--- Attends, je vais t'aider. Ne bouge surtout pas.
L'elfe d'argent se concentra, faisant appel à un pouvoir qu'elle maîtrisait
à peine. Elle ferma les yeux, sentit la forêt, respira son parfum et se
détendit. Elle ne riait plus. Soudain, elle leva sa main et frappa le néant. La
liane se coupa en deux, comme si elle avait utilisé une machette.
Ewen se libéra vite fait, impressionné et un peu sous le choc.
--- Tu réalises que tu aurais pu me tuer ?
--- J'aurais surtout pu te laisser ici, maugréa Zenlia qui s'était attendue
à ce qu'il la remercie.
--- Ouais...
Comme il la voyait bouder, il prit un sentier en espérant que l'elfe le
suivrait. Ce fut le cas.
En peu de temps, ils rejoignirent un arbre bien dense et fourni de verdure
rose. Zenlia ne l'avait pas encore remarqué, elle était trop occupée à
ronchonner et à râler. Souriant, Ewen se dressa sur la pointe des pieds, et
arracha une feuille de Lendil.
Il attendit patiemment, puis quand la princesse arriva à sa hauteur, il
plaça la sucrerie devant son visage.
En apercevant cette douceur qu'elle aimait tant, les oreilles de la
princesse rougirent de plaisir. Elle tendit la main, mais Ewen nia, secouant
la tête. Il mit le Lendil entre ses lèvres et se pencha en avant, frôlant le front
de la jeune elfe au passage. Celle-ci comprit, et s'avança aussi, arrachant
la friandise des lèvres du prince. Quand chacun eut fini de mâcher, ils se
penchèrent et s'embrassèrent dans un élan de réconciliation.
Soudainement, il n'y eut plus rien. La salle qui avait éclaté en cris et
pleurs de joie paraissait vide dans la tête de Zenlia. Tout était sombre,
silencieux et froid. Elle distinguait parfois quelques silhouettes qui sautaient
et venaient lui tenir la main pour déposer un baiser euphorique sur ses
douces paumes.
Ses battements de cœur s'étaient arrêtés pendant quelques secondes,
capturant aussi ceux d'Ewen, qui ne comprenait pas plus qu'elle ce qui se
passait.
La jeune elfe se remémora les paroles du notaire et les analysa une à une.
Cherchant le réconfort de son prince, elle lui serra la main à lui en écraser
les doigts pendant que tout le monde l'observait. Celui-ci ignora son geste et
se leva de table quand il saisit l'ampleur de la situation, fendant le cœur de
la reine quand elle comprit qu'il venait de la rejeter alors qu'elle n'y était
pour rien dans toute cette histoire.
Les oreilles baissées, Zenlia chercha le roi du regard, en quête d'une
explication. Tant de questions se bousculaient dans son cerveau alors qu'elle
était toujours scellée à son siège, mais lorsqu'elle le croisa, elle fut
incapable d'ouvrir la bouche. De plus, Kendrar avait soudainement tourné la
tête pour échanger un mot avec l'hybride qui n'avait d'yeux que pour la
reine des elfes d'argent. Ce fut le visage inquiet et honteux du Lord qui lui
permit de savoir que tout avait été orchestré d'avance.
Zenlia se sentit trahie, une bouffée de tristesse l'envahit. Asyril l'avait
quasiment élevée et aidée dans son rôle de reine, mais n'avait eu aucun
scrupule à la tromper. Il était aussi au courant pour sa synchronisation avec
le prince, contrairement au roi. Une synchronisation parfaite, due à un
amour parfait.
Les gardes et valets commençaient à dissoudre la foule. Ils emmenaient
les invités qui dormaient sur place aux chambres de l'aile est et préparaient
les attelages pour ceux qui avaient encore du chemin à faire. Un épais bruit
de froufrous se répandit à cause des robes compliquées des demoiselfes, qui
partaient mécontentes, car elles auraient souhaité danser avec le prince, et
diminua en même temps que le nombre de présents.
Bientôt, il ne resta plus que cinq personnes : le roi et son fils, la reine, le
Lord et un Maître Nilyel assez gêné.
Tout le monde gardait les yeux rivés sur la salle en désordre. Ewen fut le
premier à partir, passant à travers un des murs de la salle qui était en réalité
une porte coulissante, invisible pour ceux qui ne connaissaient pas son
existence. Son parfum était toujours présent dans l'air et Zenlia eut du mal à
se contenir tellement l'envie de le rejoindre lui était irrésistible.
Ayant accompli son travail, le notaire trouva le courage de sortir la lettre
promise d'une de ses nombreuses poches, la tendit à la reine avec
empressement, s'inclinant si bas que son nez frôla le sol. Il put retourner
auprès de ses textes et documents officiels, qui l'attendaient auprès de sa
douce famille.
Le Lord en profita pour s'approcher de Zenlia et la consoler, voyant la
détresse qui emportait son habituelle joie et la remplaçait par une tristesse
rare. Elle se déroba sèchement.
--- Si vous me permettez, j'aimerais prendre congé.
Le souhait avait été exprimé plutôt comme un ordre. Les deux elfes
hochèrent la tête à l'unisson, impuissants. La reine fit une brève révérence
qui ne s'adressait à personne en particulier, et partit à une vitesse
étourdissante, emportant sur son passage quelques bricoles et objets qui
étaient tombés à terre quand la foule s'était précipitée sur elle.
Tandis que ses pieds nus frôlaient le sol, le roi se retourna juste à temps
pour voir une dernière mèche de cheveux couleur de lune franchir les
lourdes portes en bois.
--- On ne peut pas dire que ça ait été un franc succès, ironisa Lord Asyril,
tapotant le dos de son vieil ami.
Ils s'assirent ensemble sur des marches en marbre rose, juste en face de
la table du banquet. L'arbre qui dominait le trône laissa tomber deux feuilles
dorées sur la tunique du roi qui les ramassa.
--- Ça a commencé, avertit Kendrar en serrant les deux feuilles entre ses
doigts. Je ferais mieux d'aller voir mon fils...
Asyril l'arrêta en saisissant un pan de sa tunique.
--- Je pense qu'il faut lui laisser du temps avant d'essayer de faire quoi
que ce soit, Kendrar.
--- Tu as sans doute raison.
Ce fut au tour du roi de tapoter l'épaule du Lord, qui se leva sans effort.
Alors qu'ils partaient, trois autres feuilles se détachèrent de l'arbre doré et
tombèrent dans l'oubli en même temps que la vie de trois soldats aux Monts
d'Or.
Un cri sauvage retentit dans les cités rocheuses des Terres Sauvages. Le
premier palais se dressait de toute sa splendeur et surplombait le désert tout
entier d'une allure impérieuse et dictatrice. La lumière du jour déclinait dans
des couleurs cramoisies et sombres, en accord avec le mélange d'ossements,
de cristaux, de cailloux et de restes d'elfes traîtres à leur sang qui formaient
la forteresse principale du château.
Le prince Kalahar détourna le regard de ce spectacle et toisa
impérieusement la tour Ombrale depuis le toit de sa demeure, un monument
oublié et en ruines depuis sa naissance. Sa tour voisine, la tour Ombrale,
abritait des centaines d'esclaves traînés du monde entier, qui exerçaient un
travail à la chaîne formidable, motivés par des soldats strictement formés
qui les torturaient sans relâche.
Un parfum de sueur et de putréfaction émanait de la tour et embaumait
l'air jusqu'aux fines narines du prince, qui grimaça parce que l'odeur n'était
pas assez forte à son goût.
En proie à l'ennui, il envoya un signal à son faucon apprivoisé. Le
formidable rapace avait de belles plumes lustrées et des griffes de la taille
d'un louveteau, son repas principal. Celui-ci prit son envol des cavernes. On
y domestiquait des créatures et des animaux afin de les utiliser pour
assouvir un jour la soif de vengeance du roi.
Le faucon, baptisé Nidas, avait été ensorcelé par le troll et avait reçu le
don de la parole. À force de pratiquer, l'oiseau avait atteint un parfait niveau
d'excellence.
--- Nidas.
La voix du prince, faible, car il ne s'était pas encore nourri, résonna dans
toute la cour, avec une nuance animale séduisante. La bête s'inclina, son bec
et ses plumes noires bleutées touchèrent l'épaule de son maître avec
précaution.
--- Va et envoie ce message à la tour Ombrale, murmura Kalahar d'un ton
tranchant en attachant un bout de parchemin usé sur une de ses pattes
menaçantes.
--- Bien Maîîître.
Nidas partit, abandonnant des rafales d'une grande intensité derrière lui
qui atteignirent Son Altesse. Des mèches de cheveux lui chatouillèrent le
front, il repoussa le tout en un geste furieux.
Kalahar s'apprêtait à voir son père, qu'il redoutait plus que tout au
monde, mais il devait se nourrir avant.
Le prince ténébreux s'approcha du vide et leva sa jambe droite, qu'il
laissa vagabonder dans le néant. Il avait hâte de rejoindre l'obscurité, la
lumière du jour dérangeait ses yeux noirs. L'elfe sauta à pieds joints et se
laissa tomber agilement, comme si une surface transparente garantissait et
accompagnait sa descente. Kalahar atterrit sans faire de bruit et se fraya un
chemin dans les souterrains du palais pour atteindre l'une des couveuses, où
les maîtresses du roi berçaient les nouveau-nés mâles, tous frères du prince.
Les femelles étaient vouées à l'esclavage ou données en pâture aux soldats.
Même le prince était invité à faire ce qu'il voulait de ses sœurs, et il profitait
souvent de la situation.
L'héritier s'approcha discrètement d'une femelle aux cheveux récemment
teintés de violet, sa couleur préférée. Il l'attrapa par la taille. Celle-ci se
laissa faire tandis que les crocs de l'elfe noir sortaient de ses gencives avec
une étonnante facilité. La faim qui le tenaillait redoubla d'intensité quand il
approcha la carotide de la jeune, où il vit une belle veine bleue ressortir de
son cou fragile. Sur le moment, il se dit qu'il pourrait lui briser la nuque en
moins de deux, mais finalement, le prince se concentra sur son envie
principale : le sang.
Il grogna de satisfaction quand le liquide, chaud et écarlate, jaillit,
coulant à flots jusqu'à la commissure de ses lèvres. Après quatre grandes
lampées, Kalahar se sentit revivre. Il vibrait littéralement de la tête aux
pieds. Son organisme absorbait la force d'une énergie qui resterait
inépuisable durant les prochaines semaines, jusqu'à ce qu'il se nourrisse à
nouveau.
Il regarda l'esclave de ses yeux noir profond, et les battements de son
petit cœur redoublèrent d'intensité.
--- Va-t'en, lui ordonna-t-il. Sinon, je vais recommencer.
La jeune elfe prit ses jambes à son cou et partit se réfugier dans les
couloirs obscurs de la couveuse, le plus loin possible de la salle nourricière
où on lui demanderait son sang pour alimenter les elfes nés dans la nuit.
Elle y resterait toute la journée, pensant que la douce lumière du soleil la
protégerait pour les prochaines heures. Ce qui ne serait pas le cas.
Le prince noir, quant à lui, fit demi-tour vers l'aile principale où se
trouvait le roi Jaimyr Ier, son père. Il croisa sur son chemin une paroi
vitreuse qui lui renvoya son reflet ténébreux, et il en profita pour se
recoiffer et se rhabiller convenablement. Sa tunique noire faisait ressortir sa
peau hâlée, et ses yeux sombres étaient encadrés par de courts cheveux
soyeux, sertis d'une couronne légère en carbone. Des dessins y étaient
gravés. Ils représentaient des armes monstrueuses ornées de pics au bout qui
pouvaient blesser n'importe qui s'approcherait un peu trop de son visage et
de ses traits idéalement beaux.
Une fois dans la salle centrale du palais, Kalahar y vit l'agitation
quotidienne de ses égaux. Tous semblaient en proie à une agitation
démesurée et se toisaient d'un regard avide.
Les courtisans, habillés de noir et de pourpre, se déplaçaient vivement
dans toute la salle, se promenant sur le plafond rocheux. Les jambes de
certains pendaient aux lustres glauques, d'autres se balançaient au son des
chants de deux esclaves qui jouaient un air triste avec une harpe aux cordes
brûlées ou manquantes. Plusieurs bruits résonnaient dans ces grottes,
notamment celui du va-et-vient de la tunique de Jaimyr Ier, qui éraflait
brutalement le sol à chacune de ses allées et venues.
Des serviteurs maladroits tentaient vainement de satisfaire leur roi, qui
ne cessait de les ignorer. À l'arrivée de Kalahar, il se redressa et occupa la
place d'honneur dans le trône vieux d'une centaine de milliers d'années,
construit avec des ossements d'elfes rouges et blancs.
--- Que me vaut le plaisir de ta visite, mon fils ? s'enquit-il d'une voix de
baryton qui résonna dans toute la pièce, faisant vibrer les parois rocheuses
de son palais souterrain.
Le roi des elfes noirs était terrifiant. Son visage ridé dégageait une
noirceur peu commune.
--- Vous m'avez fait demander, si je ne m'abuse, père. Perdez-vous la tête
à votre âge ? osa le prince.
Tout le monde dans la salle se tut devant l'effronterie et le courage du
jeune elfe.
Jaimyr Ier le toisa de haut, les sourcils froncés. Kalahar regretta
immédiatement son ton condescendant en voyant l'imposante silhouette du
roi se dresser devant lui. Il détourna le regard et baissa les oreilles en signe
de soumission quand son père vint se poser près de lui. Les nombreux
spectateurs se sourirent méchamment, conscients de la claque mentale que
leur prince venait de prendre. Les moqueries ne cessèrent qu'une bonne
demi-heure plus tard, quand l'entrée d'un esclave fit cesser toute activité.
Un troll s'avança, flanqué par deux soldats qui le dépassaient de six têtes
et le traînaient à même le sol. Il flancha quelque peu, ne pouvant qu'à peine
tenir sur ses jambes. La bête atterrit sur les coudes quand les elfes noirs le
lancèrent au beau milieu de la pièce, juste en face du roi, son Maître.
Le voyage depuis les Monts d'Or l'avait littéralement épuisé. Il s'inclina
comme il put et resta à genoux sur le sol humide et froid. Ses membres
étaient écorchés et déshydratés, il n'en pouvait plus, mais il fallut attendre
un long moment pour que le roi daigne lui adresser la parole.
--- Parle, esclave ! Je n'ai pas tout mon temps ! aboya-t-il, satisfait de
l'autorité qu'il exerçait sur des créatures qui, sans le savoir, auraient pu
renverser et contrôler son royaume.
Il savait qu'un jour, une rébellion sans pareil éclaterait, mais il espérait
ne plus faire partie de ce monde pour voir le sien s'écrouler.
--- Maître, dit le troll terrifié.
--- Présente-toi ! cria le soldat à sa gauche, tout en lui assénant un coup
de pied au dos qui le fit mordre la poussière.
L'aveugle se releva péniblement, les larmes aux yeux.
--- Bul, Monelfe, je me prénomme Bul.
--- Que fais-tu là, troll ? s'enquit le prince en prenant bien soin de ne pas
l'appeler par son prénom.
--- Je viens rapporter des nouvelles, mon prince, gémit la petite créature.
Il se trouve que les elfes blancs ont reçu une invitée de choix et qu'un
mariage est en vue.
--- Que nous importent ces commérages de bas étage, sale monstre !
Le troll bâtit en retraite, craignant d'être puni comme à son habitude,
mais le prince ne fit rien. Le regard du roi en disait long sur ce qu'il pensait
de l'attitude de son fils. Le souverain se contenta de lever la main à
l'intention de Bul pour lui permettre de s'exprimer sans être interrompu.
--- Le roi Kendrar a reçu la reine Zenlia au palais. Un elfe notaire de
grande renommée a annoncé leur mariage devant des centaines de témoins
de la caste supérieure, Maître.
Le roi Jaimyr Ier faillit s'étrangler tant la nouvelle le surprenait. Cet être
inférieur qu'était Kendrar avait le courage de se marier à nouveau, surtout
après le décès de sa première épouse. Quelle surprise !
--- Relève-toi, troll. Donnez-lui de quoi se changer et préparez-lui à
manger, ordonna-t-il à ses gardes. Il le mérite amplement.
--- Mais, père... commençait à protester son fils.
--- Je te somme de te taire et de réfléchir. Tu sais ce qu'une nouvelle de
cette envergure signifie ?
--- Que les royaumes ennemis rassemblent des forces dans notre dos
avec leurs alliances. Il faut prévoir une guerre ! tempêta le prince en tapant
du poing sur une table en bois cendré.
--- Non, sombre imbécile ! le coupa le roi en proie à une agitation sans
pareil. Laissons-les croire au bonheur, nous agirons en temps et en heure.
Prépare-toi, je vais t'y envoyer sous peu. Tu auras quelque chose à
récupérer.
Chapitre 5
--- Il y a quelqu'un ?
Zenlia ne voyait rien et ne sentait rien. Un voile de brume blanche
masquait ce qui se trouvait devant et autour de son corps.
--- Il y a quelqu'un ? répéta-t-elle.
Des voix murmuraient. Tout était silencieux, le bruit ne dépassait pas
l'intensité d'un chuchotement. Elle avait l'impression d'être enfermée dans
une sorte de cage, mais quand elle se déplaça, l'espace était infini et elle ne
parvint pas à se repérer.
--- Par ici.
--- Maman ?
Je suis dans un rêve, conclut l'elfe.
La brume, le voile et les sens physiquement diminués étaient des indices
plus qu'évidents.
--- Par ici, ma chérie.
Zenlia suivit les voix, les indices laissés par la reine Eliai qui l'appelait
depuis la Brume.
Ce phénomène était unique et très rare, mais pas inconnu dans les
pratiques des elfes de Dorenthee. Communiquer avec les vivants de ce lieu
magique qu'était la Brume n'était pas à la portée de tous. D'autant plus que
ce rêve et ce genre d'appel étaient une première pour la reine.
--- Mère ?
--- Zenlia.
Cette fois-ci, elle avait clairement entendu la voix de son père, le roi
Lileth.
--- Père ?
Ses oreilles ne lui jouaient pas des tours. Si ses parents s'étaient
déplacés à deux, c'est qu'ils avaient quelque chose d'important à lui dire.
--- Zenlia.
Quand elle se retourna, elle les vit. Ils étaient aussi beaux que la
dernière fois qu'elle les avait vus, le jour de la traversée de la Brume. La
reine Eliai était vêtue d'une robe assez simple, dans des tons pâles. Sa
chevelure tombait en cascade derrière ses épaules, et son visage doux et
attrayant n'avait pas changé. Le roi Lileth était vêtu d'une tunique qui
ressemblait étrangement à une tunique de combat. Ses cheveux étaient
coiffés en arrière et un médaillon orange pendait à son cou. C'était la seule
touche de couleur prononcée de l'endroit.
--- Père, mère ! s'écria-t-elle.
Oubliant qu'il ne s'agissait que d'un mirage, la jeune elfe courra vers
eux pour les enlacer. Ses mains blanches n'attrapèrent que du vide, du
néant.
--- Ce n'est qu'un rêve, ma chérie, lui dit sa mère. Nous ne sommes pas
vraiment là. Communiquer avec toi, dans ton monde, demande beaucoup
d'efforts. Nous ne pourrons pas rester longtemps.
La reine regardait sa fille avec tendresse ; cependant, son père la
dévisageait avec des yeux froids et durs.
--- Nous voulions te parler, Zenlia. Tu nous manques mon ange, mais je
ne vais pas y aller par quatre chemins. Ta réaction vis-à-vis de Kendrar est
intolérable. Je suis vraiment...
L'elfe interrompit le roi tout aussi durement.
--- Vous savez parfaitement qu'Ewen et moi...
--- Ta relation avec Ewen verra le jour, crois-moi. Nous te demandons
juste de patienter. Le règne de Kendrar a besoin d'une reine de taille ; il
doit convaincre notre armée de le rejoindre et tes sujets ne feront confiance
qu'au sang royal de Dorenthee.
--- Nous sommes tes parents, Zenlia. Nous ne souhaitons que ton
bonheur. Tu devrais le savoir.
--- Comment puis-je accepter alors que vous...
--- Nous savons ce que nous faisons. Les elfes noirs s'apprêtent à
frapper. Nous l'avons senti dans la Brume, et nous ne sommes pas les seuls
à l'avoir deviné. Nous ignorons ce qu'il se passe, mais Elbereth et
Dorenthee doivent s'unir si vous voulez échapper au destin tragique qui
vous a été prédit.
--- Et pour unir deux mondes... continua Zenlia.
--- Il faut un mariage, sans quoi les elfes blancs et d'argent ne vous
suivront jamais, termina sa mère, avec un demi-sourire.
--- Pourquoi moi ? Pourquoi faut-il que cela m'arrive à moi ? se plaignit
la jeune elfe en cachant son visage dans ses mains.
Lileth s'approcha de sa fille. Elle ne releva la tête que lorsqu'elle sentit
sa présence à ses côtés.
--- Ewen et moi sommes synchronisés, finit-elle par avouer.
--- Nous le savons, répliqua le roi.
La silhouette de son père et celle de sa mère vinrent l'entourer tandis que
Zenlia gardait toujours la tête baissée. Elle n'osa relever les yeux de peur
de voir deux visages qui la réprimanderaient.
--- Nous ne te demandons pas de passer ta vie aux côtés de Kendrar, dit
Lileth, attristé. Nous voulons juste créer une alliance le temps de battre
notre ennemi commun. Vos kyas doivent s'unir le temps d'une dernière
bataille.
--- De nombreuses reines se sont sacrifiées pour leur peuple, ma chérie.
Je sais que cela peut te sembler égoïste venant de notre part, mais les
oracles de la Brume ont été bien clairs.
--- Nous avons besoin de toi.
--- Pense à tout ce que vous pourrez accomplir à deux.
--- Réfléchis bien.
Leurs voix s'éloignaient petit à petit. Zenlia ne savait plus qui parlait,
elle entendait une même voix, rauque et douce à la fois. Le scintillement
orange du collier de son père l'attira. Celui-ci était tombé de son cou, et
lorsqu'elle le ramassa pour essayer de lui rendre, bien que l'enveloppe
physique de Lileth n'était déjà plus là, une chose étrange se produisit.
Le voile blanc se dissipa. À la place, un champ rouge apparut. Le ciel
avait des teintes roses et grises et un orage menaçait au loin. Ensuite, elle
les entendit. Des cris, des hurlements de femmes et d'enfants, des râles
d'animaux blessés. Elle les sentit. Des cadavres s'entassaient à ses pieds, et
partout autour, leur odeur était infecte. Puis elle les vit. Les elfes noirs. Ils
détruisaient tout sur leur passage et criaient leur victoire comme des
sauvages. Ils étaient assoiffés de sang. Rien ne leur avait résisté.
Elle les voyait s'alimenter d'elfes blancs et d'argent qui restaient couchés
sur le sol et ne bougeaient plus. Le roi Jaimyr Ier et un de ses fidèles
arboraient fièrement des lances noir et or avec des têtes qu'ils avaient
transpercées. Tout le cortège en possédait, mais deux retirent son attention.
Elle vit la tête de Kendrar arborée fièrement par le roi des elfes noirs. À ses
côtés, se trouvait celle d'Ewen.
Le cri qu'elle poussa réveilla les oiseaux qui avaient trouvé refuge juste
au-dessus d'elle. Ils s'envolèrent au loin, vers un ciel rose et rouge qui
annonçait l'arrivée d'un soleil éclatant.
Une plume argentée tomba sur les genoux de Zenlia, qui avait le souffle
saccadé. Elle ne sentait plus ses jambes, elle était incapable de bouger. Tout
ce qu'elle pouvait faire était observer cette plume. C'était la couleur de son
royaume. Elle n'avait pas rêvé. Ses parents l'avaient bel et bien contactée, et
lui faisaient savoir que ce qu'elle avait vu allait arriver si elle ne se mariait
pas avec Kendrar.
Je n'ai plus le choix.
Chapitre 6
La reine Zenlia était parée de sa plus belle robe en taffetas lilas, aux
extrémités brodées avec de la dentelle blanc perle. Elle portait aussi des
boucles d'oreilles très fines, serties d'émeraudes en harmonie avec les
pierres de sa couronne. Les couleurs avaient été expressément choisies par
le roi Kendrar, c'était une des traditions de sa race. Il l'avait conviée à un
repas en tête-à-tête dans la salle de l'arbre en or, où avait eu lieu l'annonce
de leur mariage.
Galant et prévenant, il avait laissé la jeune elfe se reposer dans ses
appartements sans la contraindre à en sortir, et elle lui en était
reconnaissante. Depuis le jour de l'annonce, la future reine du royaume des
elfes blancs n'avait plus eu de nouvelles d'Ewen, hormis qu'il était parti
chasser depuis des semaines, accompagné de ses serviteurs. Des rumeurs
couraient au palais qu'il ne chassait point d'animaux, mais qu'en réalité il
avait à cœur de rencontrer l'elfe qui partagerait sa vie en passant par toutes
les couches des villages alentour.
Le cœur lourd de regrets et de jalousie, Zenlia laissa son elfe de chambre
la guider dans les innombrables couloirs du palais ; même si elle se
souvenait du chemin, elle ne voulait pas avoir à affronter ces dernières
minutes seule.
Elle songeait sans cesse à la prophétie. Elle rêvait du médaillon et
revivait la scène de guerre tous les soirs. Ses cauchemars la hantaient.
Zenlia distinguait nettement la tête du roi Jaimyr Ier, l'ennemi juré de sa
couronne, l'elfe qui avait attenté à la vie de Lady Annaerys.
Elle commençait à avoir peur du noir et évitait de porter du rouge.
Chaque fois qu'elle apercevait ces deux couleurs, elle entendait les cris de
guerre et avait presque l'impression de sentir l'odeur du sang, une odeur qui
ne la quittait pas de la journée.
On se posait des questions en la voyant. La reine n'avait pas encore
donné de réponse, et celle-ci se faisait attendre. Personne ne savait si elle
acceptait ce mariage, précipité par le souhait de ses parents. Les elfes de la
cour ne comprenaient pas pourquoi elle n'avait pas sauté dans les bras de
Kendrar ce jour-là. Les mauvaises langues répandaient des rumeurs comme
quoi leur union n'aurait jamais lieu, car on n'avait jamais vu la reine en
présence du roi. Il se disait aussi que le prince avait essayé de nuire à son
père par pure jalousie, et que depuis, ils ne s'étaient plus adressé la parole.
De nombreux elfes avaient entendu les cris de l'héritier et senti sa rage.
Zenlia entendait tous ces commérages, mais ne faisait rien pour faire
taire ceux qui les alimentaient. Une vraie lutte faisait rage en elle. L'elfe
d'argent était toujours en état de choc depuis qu'elle avait pris sa décision.
Dans ses moments de lucidité, elle s'autorisait quelques accès de colère
dans sa chambre, à l'abri des regards. Les rideaux, les matelas, les broderies
et même ses effets personnels avaient été déchirés, jetés à terre. Les
servantes ne s'étonnaient plus de voir du verre brisé ou des habits troués,
elles se contentaient de tout remplacer avant la nuit. Et pour couronner le
tout, une pluie fine s'abattait sur Elbereth depuis que ses parents lui avaient
dévoilé la prophétie, soulignant la tristesse de Zenlia.
Elle pensait souvent au jour de son arrivée. Si elle avait su, elle aurait
rejeté la proposition de Lord Asyril et serait en train de parcourir les
Landes, sans aucune restriction de kya.
Cela n'aurait pas été possible, songea-t-elle, le regard absent.
Elle serait revenue juste à temps pour voir les elfes noirs attaquer son
peuple, profitant de son absence, puis Elbereth. Tous les autres mondes qui
ne possédaient pas d'armée auraient été soumis ou détruits. Cela aurait fini
par atteindre les Landes. Et seule, Zenlia n'aurait eu aucune chance de les
vaincre.
Le mariage était nécessaire, elle avait fini par se convaincre. Elle était
presque sûre que Kendrar n'avait aucune idée de la gravité de la situation.
Ses parents étaient restés assez secrets de leur vivant à Dorenthee, et si une
menace planait sur leurs têtes, ils se débrouillaient pour tout solutionner
avant que quiconque soit au courant.
Je ne lui dirai rien. Lui faire savoir cela ne ferait qu'empirer les choses.
Ce futur mariage. L'envie et le cœur n'y étaient pas, mais elle ne pouvait
pas ignorer ce qu'elle avait vu grâce au médaillon de Lileth.
Depuis quelques jours, elle avait cessé de pratiquer la magie, obéissant
aux ordres du roi. Cette dernière lui manquait, et sans elle, Zenlia ne savait
pas comment ils allaient combattre l'ennemi. Si elle ne libérait pas son
pouvoir, elle finirait par exploser un jour où l'autre. Le matin où elle s'était
réveillée dans la forêt, elle avait couru pour effacer les traces de magie
qu'elle avait laissées exprès pour que Kendrar les trouve. Et depuis, elle
avait restreint son kya qui continuait de grandir à l'intérieur de son corps et
de son esprit.
--- Nous sommes arrivées, ma reine, se prosterna la vaillante servante qui
l'accompagnait.
L'entrée du salon se trouvait juste devant Zenlia. Elle avait franchi cette
même porte trois semaines auparavant, se souvenait des dessins ancrés dans
le bois et de l'alliance avec la pierre d'ambre qui faisait office de gonds et de
poignée de porte.
--- Je te remercie, Elsya. Aurais-tu l'amabilité de venir me chercher dans
deux heures ?
--- Bien, ma reine.
Zenlia la regarda s'incliner à nouveau. La vieille elfe avait plus de
cinquante siècles et les portait bien. Elle était belle malgré les rides qui
peuplaient son front et le coin de ses yeux.
--- Merci.
La future reine poussa un soupir profond avant de pousser la porte de ses
mains fines et pâles. Kendrar l'attendait déjà. Le roi avait revêtu ses plus
beaux habits de cérémonie. Ses cheveux avaient été soigneusement tirés en
arrière et reluisaient presque davantage que sa couronne. En arrivant à sa
hauteur, elle perdit de l'assurance face au port élégant de son hôte.
--- Approchez-vous donc... invita le souverain avec une maladresse
plutôt attendrissante.
Voyant que Zenlia ne réagissait pas, il s'éclaircit la gorge :
--- N'ayez aucune crainte. Venez.
Elle s'exécuta sans rien dire et se contenta de hocher la tête.
Il ne doit pas être au courant pour la prophétie, se dit-elle, analysant le
comportement de son hôte.
Seulement, Kendrar savait tout et avait décidé de faire comme si de rien
n'était. Il avait sagement réfléchi, et c'était la meilleure option selon lui. Dès
qu'il avait appris l'existence de la prophétie, il n'avait pas cessé de penser à
Zenlia et s'était dit que par le biais de ce mariage, il pourrait la protéger et
l'éloigner des elfes noirs qui avaient assassiné sa précédente épouse.
Lady Annaerys lui manquait terriblement. Il ne se passait pas une nuit,
pas un jour sans qu'il pense à elle, à ses sourires, ses caresses et son parfum.
Zenlia ne la remplacerait jamais dans son cœur, il ne s'attendait pas à ce
qu'elle lui appartienne en retour. Et cela lui convenait.
Le roi prit la jeune elfe par les mains tout en la conduisant à sa place,
désignée à l'avance. C'était une chaise en argent à l'effigie de son royaume.
Zenlia se surprit à penser que l'odeur qui émanait du roi était douce et
agréable. Quant à ce dernier, il trépignait sur place, ne sachant pas comment
entamer une conversation appropriée. Alors qu'il l'avait en face de lui,
Kendrar se sentait tout de même honteux. Il trouvait la reine ravissante dans
cette robe et la considérait déjà comme la plus belle elfe de tous les mondes
existants.
Annaerys l'était aussi, pensa-t-il, chagriné.
--- Souhaitez-vous manger quelque chose ?
La nourriture était un sujet neutre. Les cuisiniers avaient préparé des
mets délicieux et de toutes les saveurs en prévision de leur premier repas en
tête-à-tête. Zenlia n'avait rien avalé de consistant depuis ce jour fatidique, et
cette fois-ci, elle n'allait pas se retenir.
Il n'y est pour rien dans toute cette histoire, se dit la reine.
--- Je prendrais bien de ceci, annonça-t-elle en désignant un mélange de
légumes poêlés avec du piment doré, puis une garniture fumante et
appétissante.
Deux elfes assez âgés s'affairèrent à la tâche et se mirent à servir les
futurs époux.
--- Merci, les remercia-t-elle faiblement.
--- Bon appétit... ma reine, ajouta Kendrar au dernier moment.
Elle répondit avec la même hésitation.
--- Bon appétit... mon roi.
S'ensuivit une conversation monotone. Le souverain essaya plusieurs
fois de combler les vides, mais la reine s'ennuyait toujours. Ils n'avaient pas
les mêmes sujets de conversation ni les mêmes centres d'intérêt, car ils
n'étaient pas de la même génération.
N'ayez aucune crainte.
Ce fut en se rappelant ces quelques mots qu'elle osa prendre la parole.
--- Qu'en sera-t-il de l'avenir de Dorenthee, mon roi ? demanda-t-elle
d'un ton qu'elle voulait détaché, même si sa voix tremblait par moments.
Mon royaume, mes sujets...
--- Ces détails ont déjà été arrangés avec le notaire. Lord Asyril
nommera votre capitaine de la garde royale intendant du royaume, jusqu'à...
notre union. Ensuite, nous prendrons d'autres mesures. Ne vous préoccupez
de rien, tout semble avoir été orchestré à l'avance, tenta de la rassurer
Kendrar.
Zenlia songea à ses contrées vertes, argentées et glacées en hiver. À ses
souterrains et ses grottes enfouies dans les montagnes, à la cité de Cascada,
au lac de sable, à ses forêts peuplées d'animaux magiques ainsi qu'à son
peuple, les elfes de Dorenthee, qui l'avaient acceptée et lui obéissaient
aveuglément. Puis ses pensées devinrent plus sombres. Elle revit l'image
sanglante des elfes d'argent couchés sur le sol, vidés de leurs pouvoirs et de
leur vie. Les paysages blancs devenus gris, les cendres qui tombaient du
ciel, les arbres brûlés et arrachés de la terre...
--- Tout va bien Zenlia ?
Kendrar l'avait appelée plusieurs fois. Elle semblait être en transe. Son
visage était très pâle et ses yeux s'étaient fermés un court instant. Il la
dévisageait, inquiet.
--- Tout va bien, le rassura-t-elle en crispant ses poings sous la table. Je
vais bien.
L'elfe d'argent lui sourit faiblement et il répondit avec ce même sourire.
Elle ressentit également une pointe de douleur juste sous son cœur. C'est
ainsi que Zenlia sut que, quelque part, Ewen les avait vus en train de
partager un moment qu'il qualifierait d'intime.
Une larme coula le long de sa joue. Cependant, elle la chassa avant que
le roi ne s'en aperçoive. Et pour faire bonne figure, parla pour trois.
Le Bastion Gris renaissait de ses cendres une nouvelle fois, après les
assassinats sanglants des elfes morts d'une simple morsure. Des cérémonies
avaient eu lieu dans la forêt épaisse, à l'abri des regards indiscrets et avec
les membres des familles qui avaient bien voulu se déplacer si près d'un
portail menant aux Terres Sauvages.
Tout avait été simplifié par manque de moyens. Le lieutenant Newel
faisait profil bas depuis l'attaque. Si un seul elfe noir, retenu prisonnier,
avait massacré plus d'une dizaine de soldats à lui seul, que ferait l'armée
impitoyable de Jaimyr Ier ?
Ildwin et Sir Owenyar avaient enterré Saynir. Les membres de sa famille
n'étaient pas venus lui rendre un dernier hommage. Il n'avait jamais parlé
d'un quelconque parent digne de ce nom, c'est pourquoi son enterrement
auprès du lac, où il avait l'habitude de discuter avec le capitaine Teraën,
avait été organisé en petit comité.
Les larmes avaient coulé presque autant que le sang. Saynir était le plus
regretté. Jamais plus ils ne verraient l'elfe sourire après avoir rapporté de
quoi nourrir tous les soldats, et le son de son rire ne ricocherait plus sur les
parois du Bastion Gris.
--- Que ferons-nous ? Nous avons perdu des effectifs précieux et nous
avons découvert d'autres corps dans la forêt. Comment un seul être peut-il
être capable d'une telle destruction ?
Ces paroles guère rassurantes, Ildwin les avait entendues maintes fois.
De leur côté, le capitaine et le lieutenant se réunissaient souvent le soir,
alors que tout le monde était censé dormir ou travailler dans la mine.
Personne ne savait de quoi il en retournait, mais Sir Owenyar avait laissé
sous-entendre qu'une action devrait être menée de front, avec tous les
soldats possibles. Le futur mariage entre le roi Kendrar et la reine Zenlia
serait un bénéfice pour l'armée des elfes blancs, lorsque ceux-ci recevraient
l'appui des soldats d'argent qui prêteraient allégeance dès lors que la reine
serait unie au roi.
Ce qui leur posait problème, c'était que, depuis la mort de sa première
femme, Kendrar avait banni la magie. Elle circulait désormais peu ou pas
du tout dans le sang des elfes de son armée. Les elfes de Dorenthee étaient
bien plus forts et redoutables. Ildwin avait ouï dire que seul le prince Ewen
continuait à pratiquer cet art ancien et mystérieux, et des rumeurs couraient
comme quoi il était devenu un poids pour son père, qui n'aurait pas d'autre
choix que de l'envoyer combattre au front. Bien entendu, ce n'étaient que
des rumeurs.
Sans attendre le soutien de la royauté, le soldat se contentait de fabriquer
des armes plus redoutables, en prenant des matières premières bien plus
fortes et résistantes que les petites pierres de la forêt, utilisées par le
forgeron depuis son arrivée.
Il se surprit à penser que, même armés jusqu'aux dents, ils ne pourraient
rien contre la magie et la fourberie des elfes noirs.
Il leur faudrait quelque chose ou quelqu'un de bien plus puissant. Ildwin
ne connaissait qu'une elfe capable de les aider, mais elle allait bientôt se
marier...
--- Est-ce que ça te manque parfois ? demanda Ewen d'une petite voix.
--- Quoi donc ? bâilla Zenlia en le laissant caresser la paume de sa main
avec ses doigts fins.
Ils se reposaient dans une clairière de l'épaisse forêt qui encerclait le
palais. La belle elfe avait la tête contre le torse du prince. Ils venaient de
s'avouer leur amour l'année dernière, et avaient de petites attentions l'un
pour l'autre.
--- Dorenthee.
Cela faisait dix ans. Dix ans que Zenlia n'était plus retournée chez elle.
Les hivers de son monde étaient très froids, et duraient parfois un siècle,
c'est pour cela que ses parents passaient autant de temps à Elbereth, où le
printemps et l'été étaient longs et d'une douceur qu'ils appréciaient
particulièrement.
--- Oui. Beaucoup même.
Ewen se renfrogna, mais n'ajouta rien.
--- Tu es jaloux ? se moqua la princesse en tirant une mèche de ses
cheveux blonds.
--- Un peu, avoua-t-il à contrecœur. Je croyais que tu avais envie de
rester...
Zenlia le coupa. Elle ne pouvait s'empêcher de sourire à l'idée que l'elfe
blanc jalouse son monde.
--- Cela me plaît d'être ici, avec toi. Mais j'aime aussi notre palais. Ce
que je voudrais, c'est que tu viennes passer des vacances chez nous. Je te
montrerais mes endroits préférés, tu pourrais enfin goûter les fameux
biscuits à la noisette de ma mère, et mon père pourrait t'apprendre à
combattre avec une épée.
--- Mais je sais combattre avec une épée, râla le prince.
--- Allez, même toi tu n'y crois pas, pouffa l'elfe d'argent.
--- C'est vrai, finit par avouer Ewen avec une grimace comique. Quels
sont tes endroits préférés d'ailleurs ?
Les yeux de la jeune elfe brillèrent. Elle était émue et pensait aux grottes
enneigées de Dorenthee. Aux lacs verts et profonds qui habillaient ses
terres, aux forêts blanches en hiver et aux cascades cristallines, gelées à
cette époque de l'année. Des images de flocons de neige, de boissons
fumantes et de sources chaudes perdues dans les montagnes lui virent à
l'esprit. Les fleurs, ses chevaux et les villageois qui entouraient la demeure
des rois lui manquaient terriblement. En comparaison, Elbereth était un
monde coloré et rempli de vie, mais Dorenthee possédait une magie
particulière et un charme hors du commun.
--- Si tu savais... dit-elle en poussant un soupir.
Quelques jours plus tard.
Zenlia était assise sur une branche de l'arbre mauve et elle riait. Ewen
arrivait péniblement à faire léviter deux cailloux dans les airs. Il s'y prenait
très mal quand il s'agissait de contrôler deux choses à la fois.
--- Au lieu de te moquer, j'apprécierais bien ton aide, princesse.
Ce dernier mot siffla entre ses dents, ce qui voulait dire qu'il commençait
à s'énerver.
--- Mais non, tu te débrouilles très bien sans moi.
Les elfes passaient souvent des après-midi comme celle-ci. Zenlia
donnait des cours de magie à Ewen, et le prince se chargeait de lui faire
visiter la forêt qu'il était le seul à connaître sur le bout des doigts. Elle
appréciait découvrir des coins paradisiaques, telles des cascades blanches
ou des créatures qui ne vivaient pas dans son royaume. Elle se cultivait à sa
façon et aidait son ami par la même occasion.
--- Aïe !
Un des cailloux tomba sur la tête du prince quand Zenlia s'y attendait le
moins.
--- Tu n'étais pas concentré ! se plaignit la jeune elfe à la limite du fou
rire.
--- Je dois faire quoi au juste ? À quoi ça va me servir de savoir tenir
deux cailloux sur ma tête ?
--- À en tenir un plus gros la prochaine fois, et ainsi de suite. Là, tu as du
mal avec deux cailloux, mais dans quelque temps tu pourras tenir un rocher
au-dessus de ta tête, puis plusieurs... La magie ça s'entraîne, avec elle tu
seras plus fort.
--- Tu peux en soulever combien, toi ? s'enquit le prince à la fin de leur
petit cours.
--- Vingt fois mon propre poids, répondit la petite elfe, fière de son
évolution. Mais je travaille tous les jours pour établir un nouveau record.
--- Ça fait longtemps ?
--- Longtemps ?
--- Que tu pratiques la magie comme les grands.
--- Une petite centaine d'années. Quand mes parents ont vu que j'avais
des prédispositions, ils m'ont trouvé ce gentil elfe qui s'appelle Asyril. Il me
donne souvent des cours et des devoirs à faire.
--- La chance. Mon père est un expert en magie, mais je ne peux rien lui
demander. Il est trop occupé avec ses soldats et ses batailles.
La fête de la Lune était une institution chez les elfes blancs et les elfes
d'argent, et elle se célébrait surtout à la veille d'un mariage.
Les invités, les seigneurs tout comme les villageois des alentours,
s'étaient tous réunis pour l'occasion dans les jardins du palais, habillés avec
des tuniques blanches pour ne faire aucune distinction entre les castes.
Un soir comme celui-ci, l'hydromel coulait à flots pour que les
retrouvailles entre vieilles familles et jeunes soient célébrées comme il se
devait.
Kendrar avait plusieurs fois fait le tour de ses jardins, là où se déroulait
la fête. Il était habillé comme le reste des présents et veillait à ce que
personne ne manque de quoi que ce soit. Ses mains tremblaient, et
l'assurance qui l'avait porté jusque-là semblait s'être évanouie. Il était
impatient, mais redoutait le mariage qui aurait lieu dans quelques heures. Il
ne pensait pas que la reine soit prête, même si ces derniers jours passés avec
elle l'avaient revigoré et lui avaient fait retrouver une joie de vivre rare.
--- Je salue mon roi, vociféra une voix joyeuse.
Lord Asyril s'inclina devant lui, même si le but de la célébration était de
réunir tous les elfes sans distinctions, il ne pouvait en être de même pour
leur roi.
--- Tu n'as pas à faire ça... vraiment, mon ami. Lève-toi.
Le ton employé par le souverain était chaleureux et amical, ce qui
n'échappa pas à l'hybride.
--- Je te sens... transformé. Serait-ce en vue de notre heureux événement
?
--- Peut-être bien, mon cher ami. Cependant, tu sembles préoccupé...
Que t'arrive-t-il ?
La peau verdâtre de Lord Asyril pâlit à l'évocation de cette évidence. Ses
traits semblaient tirés, et la fatigue qu'il éprouvait se démarquait dans
chaque extrémité de son corps. Le port droit du mutant avait perdu de
l'élégance, il semblait s'être replié sur lui-même, comme s'il avait pris un
siècle d'un coup.
--- J'ai reçu des nouvelles du front, Kendrar. Les choses se passent très
mal aux Monts d'Or...
--- J'ai vu les feuilles tomber. Je connais les dégâts.
--- Pas dans son intégralité. Es-tu au courant des incessantes infiltrations
de la part des elfes noirs ? Dareln, Aro, Nisis, Ilian... Ils se rapprochent, et
la frontière entre nos mondes n'a jamais été si rapprochée. Ils tuent les
nôtres et boivent notre sang. Cela ne les rend que plus forts et dangereux.
Le roi était au courant des agissements de ses redoutables ennemis ;
malheureusement, il ne pouvait pas encore user de son arme secrète.
--- J'enverrai plus de soldats, toujours plus. Nous avons fabriqué des
armes puissantes, il nous faut plus de temps, essaya Kendrar, tout de même
inquiet pour l'avenir de son peuple. Je demanderai l'aide des elfes d'argent.
--- Hélas, le temps ne suffira pas... et les elfes d'argent ne sont pas si
nombreux que ça. Je crois avoir la solution, mais j'ai la nette impression
qu'elle ne va pas te plaire.
Lord Asyril se mordit la langue. Étant entouré par autant d'elfes, le
souverain ne pouvait s'énerver comme il l'avait fait la dernière fois que le
Lord avait évoqué le sujet.
--- Dis toujours, mon ami.
L'hybride avait toute son attention. Ce dernier se pencha en avant, pour
n'être entendu que par le roi.
--- M'est avis qu'il nous faudrait restaurer l'usage de... la... magie,
déglutit Lord Asyril qui venait de se rappeler pourquoi l'usage du kya était
interdit.
La mort de Lady Annaerys en était la responsable. Elle avait été
empoisonnée par les elfes noirs, et rien n'avait pu sauver la reine. Kendrar,
dont les pouvoirs n'avaient pas d'égal en ce monde, avait tenté de la sauver
et avait imploré les cieux. Il avait été plongé dans une immense tristesse et
banni toute trace de magie, jugeant celle-ci inutile et dangereuse. Depuis,
quiconque s'essayait à ce genre de pratique était emprisonné ou envoyé au
front avec le médaillon du caveau, une pierre conçue par le roi, qui
absorbait la magie de l'elfe en question et la renvoyait à la terre, là où elle
était censée revenir. La Nature était unique en son genre et aussi la seule à
pouvoir en faire un usage pur et honnête.
--- Asyril...
Quand il commençait à l'appeler sur ce ton, le Lord savait qu'il avait
perdu tout son calme.
--- La magie ne peut être oubliée par notre peuple, Kendrar, s'empressa-t-
il de dire ce dernier pour calmer son interlocuteur qui rougissait de fureur. Il
en va de notre survie et de notre héritage. Je sais ce que tu vas me dire, je le
sais. Je regrette d'avoir parlé de cela, surtout avec toi, mais je ne pouvais
aborder ce sujet avec quelqu'un d'autre que le roi.
Kendrar respirait difficilement. Les souvenirs de sa bien-aimée alitée et
souffrante revenaient de plein fouet se mêler à la réalité. Avait-il commis
une erreur en effaçant la magie de sa vie et de celle de tous les elfes de son
royaume ? Cela garantirait-il la victoire de leur ennemi ? Sans aucun doute.
--- Hors de question.
--- Moi aussi je pense à elle. Tous les jours. Il en va de même pour la
plupart des gens qui se trouvent ici ce soir et qui mourront demain si tu ne
fais rien.
--- Tais-toi !
--- Mais...
--- Plus aucun mot, Asyril. Pas ici, pas maintenant. Ma priorité est cette
célébration et réunir les elfes blancs et les elfes d'argent, les deux races les
plus puissantes qui soient. J'aurais ma vengeance de cette façon et d'aucune
autre. Si tu veux bien me laisser, j'ai à faire.
La tunique du roi frôla celle de son ami.
Une fraction de seconde suffit aux deux elfes pour voir la réalité en face.
Kendrar ne capitulerait jamais, même si cela signifiait qu'il y perdrait un
ami ou la vie.
Ewen circulait entre les invités. Ses oreilles frémissaient et prenaient part
à chaque conversation. Il espérait que quelque chose ou que quelqu'un le
divertisse, mais jusque-là, il n'avait pas eu de chance. Les elfes de la cour
étaient d'un ennui... Leurs principaux sujets de conversation étaient des
broutilles criées haut et fort pour rendre jaloux les moins fortunés. Après
avoir entendu dix fois la même histoire de l'elfe qui possédait une pièce d'or
de la taille d'une roue de char, le prince se faufila près des elfes qui faisaient
partie de son peuple.
De jeunes demoiselfes le regardaient et lui souriaient sans savoir que son
cœur appartenait déjà à une autre. Il n'avait jamais été tenté ; même s'il avait
fait croire à Zenlia qu'il dormait en très bonne compagnie, il n'avait jamais
touché une seule elfe.
Les regards aguicheurs furent ignorés, et Ewen tendit l'oreille pour
écouter les dernières nouveautés. Hormis quelques échanges entre
elfesculteurs et pêcheurs, il apprit que la moisson avait été bonne, mais ce
n'était pas ce qui l'intéressait. Il s'attendait à des sujets plus pertinents.
--- Des attaques, par c-centaines, et nous ne pouvons pas nous déf-
fendre.
--- Nous cacher serait le plus judicieux.
--- Mais que fait l'armée ? Et le roi ?
--- Chut, espèce de folle ! Tu veux nous faire emprisonner ou quoi ?
Un cercle composé de six elfes chuchotait à voix basse. Leurs tuniques
étaient sales et tiraient plus vers le gris que le blanc.
Des elfes de Bijurn, songea le prince en reconnaissant leur accent
étranger, dont un elfe qui bégayait.
--- Je d-dis juste à voix haute ce q-que personne n'ose d-dire. J'aime notre
r-roi, je donnerais ma v-vie pour sauver la sienne ainsi q-que celle de notre
p-prince bien aimé.
--- Il te faudra la donner pour la future reine dorénavant, rajouta un jeune
elfe qui venait de rejoindre le groupe.
--- La petite Zenlia. Elle venait nous voir étant enfant vous vous en
souvenez ?
Ils parlèrent de Zenlia avec adoration et narrèrent les aventures vécues
avec la petite princesse qu'elle était à l'époque.
--- D-dire qu'elle nous enseignait l'art d-de la m-ma...
Une elfe âgée se lança sur celui qui parlait et plaqua sa seule main valide
contre sa bouche.
--- Malheureux ! Ne prononce pas ce mot ici !
Elle jetait des regards désespérés autour d'elle. Quand ses yeux
croisèrent ceux d'Ewen, elle sembla s'évanouir. Le prince lui porta secours
avant que sa tête ne touche le sol, et il se redressa en la portant devant le
petit groupe qui l'observait, tous étaient ébahis.
--- Mon... mon prince, scandèrent-ils à l'unisson en faisant une révérence
chacun à tour de rôle.
Ewen sourit.
--- Ne vous inquiétez pas, je ferai comme si je n'avais rien entendu.
Pouvez-vous me raconter plus en détail des attaques dont vous parliez tout à
l'heure ? s'enquit-il en déposant soigneusement la vieille elfe par terre.
Personne n'osa prononcer le moindre mot. Ce fut après l'insistance
d'Ewen qu'un elfe assez costaud daigna lui adresser la parole.
--- Les elfes noirs, mon bon prince. Ils saccagent nos villages, boivent le
sang de nos enfants qu'ils enlèvent pour les réduire en esclavage. Les
soldats qui sont censés nous protéger subissent eux-mêmes des attaques
tous les jours, et les pertes commencent à être nombreuses. Ils finissent tous
par rejoindre les Terres Sauvages s'ils ne sont pas tués bien avant.
Ewen fut mortifié d'apprendre cela de la bouche d'inconnus alors que son
propre père devait être au courant des agissements de l'ennemi. Il avoua
quand même avoir tout fait pour s'éloigner de son paternel.
--- Ne vous inquiétez pas, nous trouverons une solution. J'en parlerai au
roi. S'il ne fait toujours rien, je m'en occuperai personnellement, quitte à
rejoindre les Monts d'Or à pied s'il le faut.
Le prince y avait déjà songé maintes fois. Il se disait souvent que si
Zenlia refusait de fuir avec lui, il irait rejoindre les soldats et leur prêterait
main-forte en utilisant la magie, que son père soit d'accord ou non. Ils ne
pouvaient pas se permettre de perdre plus d'effectifs.
Si Kendrar garantissait la survie de son espèce grâce aux soldats
d'argent, il se trompait. Sous son commandement, ces guerriers magiciens
ne pourraient utiliser que de simples armes et rien ne pouvait vaincre la
magie, surtout la magie noire.
L'arbre d'or.
Il devait jeter un coup d'œil, l'arbre lui indiquerait et montrerait combien
la situation était critique.
Ewen bavarda encore un peu avec les elfes du peuple. Il apprit ce qu'il
était venu chercher, et sut enfin ce qui se tramait en dehors du palais. À cet
instant, il tenait à se rendre auprès de l'arbre. Le prince se leva et salua avec
respect ses invités, puis il partit précipitamment.
En chemin, il croisa Zenlia qui discutait avec Lord Asyril. Leur
discussion était mouvementée, mais cela importait peu pour Ewen, qui ne
cessait de la dévorer du regard. Même dans une simple robe blanche, la
reine était magnifique. Ses cheveux étaient sublimés à la lueur de la lune, et
ses yeux bleu intense dévièrent jusqu'à lui. Ils se sourirent mutuellement,
complices. La beauté de l'elfe était de plus en plus évidente. Ewen se
demanda si c'était parce qu'elle pratiquait la magie elle aussi.
Zenlia était puissante, peut-être saurait-elle convaincre Kendrar que la
magie placée entre de bonnes mains était pure et utile au combat. Il se
promit d'aller lui parler dès qu'il reviendrait du salon sud, il ne s'y attarderait
pas beaucoup, sauf si quelque chose d'important l'y retenait.
De plus, il attendait toujours sa réponse...
Ewen était dans tous ses états. Il avait senti que quelque chose d'étrange
venait de se produire sous ses yeux, et était parti pour en avertir son père
quand celui-ci était arrivé, le teint pâle et le regard affolé. Elsya, l'elfe de
chambre, avait été retrouvée morte dans la chambre de Zenlia, et celle-ci
avait disparu sans laisser de traces. Certains semblaient croire que la jeune
elfe, prise de folie à l'idée de se marier, avait assassiné la servante puis
s'était enfuie vers ses terres.
--- Elle doit être loin à l'heure qu'il est, pouvait-on entendre un peu
partout.
--- Pauvre Elsya, pauvre pauvre Elsya...
Les invités avaient été rapidement évacués après la triste nouvelle.
Certains séjournaient encore sur les lieux et se posaient beaucoup trop de
questions.
Les gardes, aidés du roi, avaient fouillé chaque centimètre du palais, et
Ewen était parti explorer la forêt tout seul. Il n'y trouva rien et ne parvenait
pas à localiser l'elfe. Étant loin l'un de l'autre, il avait toujours senti son
cœur et sa synchronisation, même lorsqu'elle occupait le trône de
Dorenthee, mais là, plus rien. C'était ce qui l'inquiétait le plus.
Ewen se dit qu'il fallait tout révéler à son père. Il croisa celui-ci plus tôt
qu'il ne l'espérait.
--- Père, j'ai à vous parler en privé.
La voix d'Ewen se brisa. Il savait que ce qu'il s'apprêtait à faire était très
grave. Ce serait peut-être au tour de Kendrar de ne pas pardonner son fils.
--- Cela ne peut pas attendre, Ewen ?
Le souverain était éreinté, mais continuait ses recherches. Il s'en voulait
énormément, se persuadait qu'il était responsable de la fuite de la reine, et
ne voulait pas faire confiance aux rumeurs qui dépassaient déjà les
frontières de son royaume.
--- Je ne crois pas. Si ce n'était pas urgent, je ne vous importunerais pas.
--- Très bien, suis-moi.
Ils rejoignirent à grands pas la bibliothèque du roi. Le Guide des arbres
généalogiques royaux traînait toujours sur place, une fine couche de
poussière s'y installait alors que Kendrar n'y passait plus son temps.
--- Très bien. Que voulais-tu me dire ?
Le roi était pressé.
--- Je... Ce n'est pas quelque chose de facile à annoncer... Je ne sais pas
par où commencer...
Kendrar soupira, le regard triste.
--- Tu vas enfin m'avouer que Zenlia et toi êtes synchronisés ?
Ewen sursauta, surpris.
--- Comment...
--- Je ne suis pas idiot, mon fils. Je suis déçu que tu ne m'aies rien dit
depuis le temps. Cependant, je ne vois pas en quoi cela me concerne.
Ewen prit sur lui-même pour ne pas exploser au visage de son père, lui
qui comptait marier Zenlia alors qu'il était au courant de leur union par un
lien si profond que personne ne pourrait le défaire.
Le prince prit son courage à deux mains et s'adressa au roi comme il
avait toujours voulu le faire, comme étant son confident.
--- Vous êtes un connaisseur dans ce domaine. Vous avez lu tellement de
livres et de manuscrits... Je voulais savoir... s'il était possible que la
synchronisation s'interrompe d'un seul coup.
Kendrar verdit.
--- À ma connaissance, si tu ne ressens plus ton lien avec l'elfe avec qui
tu es synchronisé, c'est que la personne ne fait plus partie de ce monde ou
qu'elle est profondément blessée, mon fils.
Ewen trépignait sur place. Ses pensées se bousculaient dans sa tête, un
élément manquait.
--- Père. Peut-on faire de la magie dans l'enceinte même du palais ?
Ses entraînements se déroulaient la plupart du temps en forêt, car le
prince avait bêtement cru qu'il ne pourrait pas la pratiquer dans sa propre
demeure.
--- Oui. Pourquoi demandes-tu cela ?
Entendre le mot magie prononcé avec autant de désinvolture eut l'effet
d'un coup de poing dans l'estomac du roi.
--- Dans la nuit, je suis allé au salon sud, et en revenant vers la fête, il
m'a semblé voir des ombres se faufiler juste sous mon nez. Elles étaient très
grandes et couraient à la vitesse du vent, je n'ai rien pu apercevoir d'autre,
mais je vous jure que je n'étais pas ivre. C'était comme si quelque chose me
narguait et savait que je ne pouvais pas la voir. Mais comment relier ce
phénomène avec la disparition de Zenlia ? Où allez-vous ? Père ?
Kendrar sortit précipitamment de la bibliothèque. Sa cape voltigeait
furieusement en harmonie avec le claquement violent de ses chaussures sur
le marbre froid.
Ewen le talonna.
--- Montre-moi le lieu tout de suite ! aboya le roi.
--- Suivez-moi.
Ils partirent vers le salon sud. Le prince s'arrêta bien avant l'entrée, dans
un couloir perpendiculaire aux tapisseries flamboyantes, mais sombres.
--- C'était ici même.
Ewen se positionna d'une façon particulière.
Il se revit la nuit dernière, anxieux de rejoindre les jardins pour célébrer
enfin la fête de la Lune comme il se devait, quand ces ombres mystérieuses
avaient pointé le bout de leur nez. Il avait d'abord cru à un mirage, mais
pensait que cela avait un lien direct avec la disparition de sa bien-aimée.
Kendrar réfléchissait. Il savait déjà de quoi il en retournait, ou croyait le
deviner. La magie avait été toute sa vie, et personne ne savait la manipuler
aussi bien que lui. C'est pourquoi il repéra aisément les traces de magie non
dissimulée par Kalahar. Celles-ci étaient invisibles pour l'œil d'un simple
elfe, mais le roi aperçut une traînée de poussière noire qui reluisait dans les
ténèbres.
--- Ewen, si ce que tu dis est vrai, il ne s'agit pas d'un simple meurtre,
mais d'un enlèvement sciemment réfléchi. Vois-tu ces fines particules ? Non
! Ne les touche pas !
Ewen avait répondu à sa question en avançant une main innocente vers
les restes du passage de son ennemi.
--- Ceci, mon enfant, provient d'un elfe noir.
Kendrar se pencha en avant. Le souverain fut tenté d'évoquer ses propres
pouvoirs, pour observer la scène de ses propres yeux, mais il s'en abstint
sous le regard inquisiteur de son fils. Lâche, le roi appela les six gardes qui
se promenaient dans les jardins du palais, juste en face de lui.
--- Établissez un périmètre de sécurité. Que personne n'approche la zone,
et dites au Lord que je l'attends de pied ferme ici même.
--- Bien, mon roi, se prosterna un des gardes, imité par ses compagnons.
Ils partirent à la hâte, sans se retourner ni demander ce qui pouvait bien
arriver au roi. La folie passagère qu'ils avaient lue dans ses yeux n'était pas
à prendre à la légère.
Sir Owenyar transpirait. Il était parti à la chasse pour muscler son corps
et était revenu avec un cochon sauvage moucheté de gris qu'il avait capturé
à mains nues. L'animal s'était débattu, mais les nouvelles armes fabriquées
par Ildwin étaient précises, souples et d'une utilité rare. Personne ne savait
dans quel métal il les fabriquait, et cela importait peu. Tous les jours, il en
produisait une centaine. C'était à se demander s'il y passait toute la nuit, et
comment il avait appris le métier de forgeron. À ce jour, chaque elfe du
Bastion Gris possédait cinq armes chacun, dont une arbalète, et deux canons
imposants avaient été placés à l'entrée.
Le lieutenant Newel était impressionné par tout ce travail. Pour féliciter
le jeune soldat, il avait demandé à ce que l'on apporte de Dorenthee une
épée avec une lame en acier vert qui brillait dans le noir. Celle-ci avait un
manche serti de saphirs et d'émeraudes et était maniable à souhait.
Désormais, il comptait la lui offrir.
Tout le Bastion s'était réuni en vue de cet honneur, et chacun souriait
pour la première fois depuis les événements tragiques et les pertes des
soldats après la venue de chaque elfe noir. Depuis le passage de Kraken, ils
recevaient la visite de leurs ennemis tous les jours et ils attendaient des
renforts qui ne se présentaient toujours pas.
Cela avait conduit le capitaine Teraën au palais du monde d'Elbereth
pour communiquer plus amplement avec Kendrar. Ses soldats attendaient
impatiemment son retour et espéraient surtout que les nouvelles soient
bonnes.
Entre temps, quelques habitants du village de Garadel leur apportaient de
quoi se changer et se nourrir. De leur côté, les elfes noirs se débrouillaient
pour tuer les animaux de la forêt et se contentaient de boire leur sang,
laissant les corps pourrir de jour en jour. Les maladies se propageraient,
voilà pourquoi Sir Owenyar avait été désigné d'office pour brûler les
cadavres. Il obéissait aux ordres et en profitait pour travailler sa condition
physique.
Normalement, aucun elfe n'était autorisé à s'éloigner autant du Bastion,
c'est pourquoi l'elfe fut surpris d'y croiser quelqu'un. Le vent avait ramené
avec l'inconnu une odeur de pain et de beurre, chose que l'on n'avait pas
dans le coin.
--- Halte ! Qui va là ?
Malgré les armes qu'il portait sur son dos, l'elfe avait la voix qui
tremblait. Cela sembla rassurer le nouvel arrivant.
--- Amène-moi à ton supérieur. J'ai à lui parler.
Le ton de cet énergumène était froid et sec, il ne parlait pas comme un
simple elfe, mais comme un seigneur. Le Sir était bien placé pour le savoir,
lui aussi avait vécu à la cour autrefois.
--- Me crois-tu idiot à ce point ? Dis-moi qui tu es, ordonna le soldat en
employant le ton le plus arrogant qu'il pouvait, même si cela ne lui
réussissait point.
Son interlocuteur fit non de la tête.
Le visage de l'inconnu ne lui était pas indifférent. Il pensait même l'avoir
déjà croisé quelque part, mais une lueur de folie imprégna son regard, si
bien que Sir Owenyar se demanda ce qui clochait avec cet elfe.
--- Ne... ne bouge pas de là. Je vais revenir.
Il accentuait ses mots avec un accent bizarre et effectuait des gestes
rassurants, mais l'autre ne le dévisageait pas.
Plus tard, le Sir revint vite, accompagné par le lieutenant Newel qui était
vêtu d'un uniforme strict et poussiéreux. Ce dernier fixa l'inconnu et sourit
en dévoilant pour la première fois un sourire sincère.
--- Mon ami ! Mais que fais-tu ici ?
Le concerné se retourna et aperçut celui qui avait été son maître de
combat durant sa tendre enfance.
--- Newel !
Les deux elfes se donnèrent l'accolade comme s'ils se connaissaient
depuis toujours. Cependant, le nouvel arrivant semblait fatigué et ses
jambes flageolaient.
--- Je vois que ce n'est pas la forme, dis donc, plaisanta le haut gradé.
--- Si tu savais... Mais je ne suis pas venu que pour échanger avec toi.
Puis-je visiter celui que l'on appelle le Bastion Gris ?
--- Avec joie, mon ami ! s'écria le lieutenant. Soldat ! ajouta-t-il en
regardant Sir Owenyar. Préparez de quoi nourrir notre invité, il lui faudra
aussi un bon remontant. Dépêchez-vous ! Allez, plus vite que ça !
L'elfe ne comprenait pas ce qui venait de se passer, et cela lui importait
peu. Il était habitué à ce qu'on le tienne à l'écart de tout depuis qu'il avait
rejoint les Monts d'Or, mais tenait quand même à connaître l'identité de cet
inconnu qui semblait apprécier son supérieur.
--- Sir Owenyar, pour vous servir, se présenta celui-ci en tendant la main.
À qui ai-je l'honneur, monelfe ?
L'étranger lui répondit de bonne grâce.
--- Ewen, héritier d'Elbereth.
Sir Owenyar était impressionné et rouge de honte. Tapi dans les ombres
produites par les arbres, il n'avait pas pu identifier le visage du prince du
royaume, mais quand celui-ci s'était avancé jusqu'à lui, il aurait dû le
reconnaître.
En même temps, il n'est pas censé être ici, se consola-t-il.
L'héritier portait un sac assez lourd, et son carquois qu'il se trimballait
depuis le palais. Le prince avait fui. Il avait blessé le capitaine de la garde
qui avait tenté de l'empêcher de sortir du palais.
Heureusement qu'Ewen avait eu sa petite cachette, sinon, il aurait dû
sortir aux yeux de tous. Il avait eu plusieurs fois recours à cette option-là, et
emprunter son passage était devenu une habitude. À sa connaissance, pas
même son père ne semblait être au courant de cette brèche dans la roche.
L'elfe noir était-il rentré de cette façon ? s'interrogeait-il souvent.
Si seulement son père décidait de voyager dans le temps, il apercevrait le
visage de cette vermine et pourrait trouver l'endroit précis où il avait
emmené Zenlia. Les Terres Sauvages étaient si vastes et leur portail
demeurait introuvable. Ewen en était convaincu, elle ne serait jamais partie
à cause de ce mariage non désiré.
Le prince était en proie à une conversation interne, ce qui n'échappa pas
au lieutenant qui marchait à ses côtés.
--- Que fais-tu ici ? s'enquit Newel, surpris de voir que Kendrar avait
laissé son fils traverser les barrières de la frontière pour arriver jusqu'à lui.
--- C'est une longue histoire... une très très longue histoire...
Le prince était fatigué. Il avait alterné la course et la marche à pied.
Comme il ne s'était plus nourri depuis quelques jours, il ne pouvait utiliser
ses pouvoirs récemment acquis. Il avait donc regagné le Bastion comme un
simple elfe, à pied, et à une cadence extrêmement lente.
Un souvenir revint à lui. Zenlia et lui couraient dans la forêt à une
vitesse considérable. À un moment donné, Ewen était trop fatigué pour
continuer leur exploration, alors ils s'étaient arrêtés pour manger des feuilles
de Lendil. Si le prince l'emmenait souvent près des frontières, c'est parce
qu'il savait qu'ils pouvaient se défendre aidés de leurs kyas. Jamais il ne
s'était senti en danger accompagné de la petite princesse.
Dorénavant, tout avait changé. Il avait eu quelques frayeurs en traversant
la forêt de nuit, et même accompagné comme il l'était à l'instant, il ne
semblait pas rassuré.
Les récits des elfes du peuple lors de la fête de la Lune lui revinrent en
mémoire. Il frissonna de dégoût en imaginant que des elfes noirs pouvaient
bien être en train de les observer ou de souiller la terre de cette forêt.
En quelques minutes, ils arrivèrent au Bastion Gris. Ewen fut quelque
peu déçu et ne reconnut pas l'endroit dont parlaient les valeureux soldats
revenus des premières guerres. Il est vrai que la forteresse bâtie dans la
pierre avait perdu de son éclat et de son charisme d'antan.
--- Nous y voilà, tonna le lieutenant de bonne humeur. Viens, nous
parlerons dans mes quartiers.
Le lieu occupé par Newel était au cœur même du Bastion. Le capitaine
Teraën, lui, préférait dormir dans la tour de garde, dressée spécialement en
son honneur.
--- Bon, nous y voilà. Que viens-tu faire ici, jeune prince ? Serait-ce ton
père qui t'envoie ? s'enquit le lieutenant de bonne humeur.
Revoir son élève lui procurait une satisfaction immense. Il ne se doutait
pas de ce qui allait suivre, et Ewen lui révéla tout ce qui s'était passé depuis
l'envoi du lieutenant au front. L'elfe guerrier fut interpellé par la pratique de
la magie et l'ombre aperçue la veille du mariage. Après de longues heures et
de nombreux thés verts, ils conclurent un accord.
Chapitre 13
Terres Sauvages.
Les étés dans les Terres Sauvages étaient trop chauds pour une elfe
d'argent, aucun souffle d'air frais n'y parvenait jamais. Zenlia vivait recluse
dans des cachots miteux et moisis depuis une trentaine de jours, et la
lumière du soleil lui manquait. La première fois qu'elle s'était réveillée à
l'intérieur, elle en avait eu la nausée, mais n'avait rien laissé paraître devant
son agresseur. Elle avait tenté de s'échapper par tous les moyens ;
seulement, elle portait toujours les menottes du caveau et ne pouvait pas se
faire aider de la magie.
Les elfes noirs ne l'alimentaient pas assez, voire presque jamais. Elle
était à bout de forces. Ils l'avaient d'abord narguée en amenant des fruits et
des herbes cueillis en forêt, et plaçaient les plats en dehors de sa cellule, de
façon à ce qu'elle ne puisse les atteindre. À chaque passage d'un de ses
ennemis, elle avait droit à une gourde remplie de sang frais qu'elle ne
touchait pas. Elle recevait la même gourde, remplie d'eau, une fois par
semaine.
Kalahar lui rendait souvent visite, de même que son cousin. L'elfe
d'argent avait reconnu Kraken. C'était l'elfe qui portait la lance avec la tête
d'Ewen plantée en son pic dans ses rêves.
Elle avait même eu droit au roi, Jaimyr Ier, qui s'était avancé pour la
sentir avant de partir sans dire un mot. La reine avait aperçu un sourire
victorieux perler au bout de ses lèvres, et depuis, elle se préparait au pire.
--- Bien le bonjour, mademoiselfe la reine. J'espère que vous vous
plaisez ici. Les cachots sont-ils adaptés à votre confort ?
Voilà que Kraken revenait. La seule nouveauté était qu'il était
accompagné par le prince des elfes noirs, alors que d'habitude, il venait la
narguer seul.
Kalahar se tenait droit et semblait fier, mais Zenlia ne le percevait pas
comme un être maléfique. Même menottée, elle avait su lire en lui, et
quelque chose lui disait qu'il devait se sentir aussi prisonnier qu'elle dans
ces terres reculées.
--- Ma reine.
Kalahar prit la peine de s'incliner. La prisonnière avait immédiatement
reconnu « Asgarel », et elle se demandait comme elle avait pu être aussi
sotte. Il lui fallait admettre que les manières, les histoires et les gestes de
l'imposteur avaient été travaillés et retenus à la perfection pour imiter les
elfes d'Elbereth et de Dorenthee.
--- Qu'as-tu à nous apprendre, cette fois ? pouffa Kraken.
Depuis quelques nuits, il venait lui poser une liste de questions, à savoir
quels étaient les points faibles de Kendrar, utilisait-il toujours la magie ou
de combien de soldats était composée son armée.
--- ...
--- Eh bien, tu me fais attendre... Réponds à tonton Kraken !
--- ...
--- Cousin, marmonna-t-il en regardant Kalahar. Je crois qu'elle ne
parlera pas aujourd'hui. Cela commence à être long, et j'ai envie de
m'amuser. Donne-moi les clés... s'il... te plaît.
La formule de politesse lui écorcha la bouche, et il se surprit lui-même.
Le prince, quant à lui, s'assit en face de la cellule et regarda Zenlia comme
chaque fois. Il ne savait pas pourquoi il la trouvait si désirable ni pourquoi il
pouvait passer des heures à l'observer sans éprouver le besoin de
s'alimenter, mais il aimait ça.
--- Si tu ne veux pas effectuer ta ronde de surveillance correctement, tu
peux sortir, le renvoya l'héritier.
Il n'eut même pas besoin d'appeler les gardes, qui arrivèrent, habitués à
ce que le cousin du prince fasse des siennes.
--- Ne le laissez plus approcher des cachots pour aujourd'hui, ordonna
Kalahar. Je prends son tour de garde.
--- Bien, mon prince.
Kraken ne se laissa pas faire ni toucher, mais il partit en lançant un
regard furax à son cousin. Il ne comprenait pas pourquoi celui-ci prenait
tant à cœur de protéger la reine ni pourquoi il la traitait comme une invitée
alors qu'elle n'était qu'une prisonnière, une moins que rien. Certes, elle était
jolie, il lui arrivait de la désirer certaines nuits. Il la soupçonnait d'être
même intelligente, bien que depuis son arrivée elle n'avait pas prononcé un
seul mot.
Ce qu'il ne savait pas, c'était qu'elle parlait bien à quelqu'un dans ces
cachots humides et étouffants. Un petit troll avait trouvé refuge auprès de
Zenlia qu'il traitait avec gentillesse et à qui il apportait du pain de temps en
temps.
Kalahar était au courant de leurs échanges, mais n'avait prévenu
personne et n'intervenait jamais. Il laissait donc Bul visiter Zenlia. Parfois,
il se cachait pour entendre la voix de la reine, douce et mélodieuse. Même
s'il avait obéi aux ordres de son père et qu'il ne regrettait pas d'avoir capturé
l'elfe d'argent, il espérait quand même qu'elle lui pardonne son geste. C'est
pourquoi il restait près d'elle durant des heures la journée, et partait à la nuit
tombée, l'heure d'activité des elfes noirs, et surtout le moment où ils
partaient s'alimenter, bien que dernièrement, la recherche d'esclaves et de
nourriture s'était tarie pour leur permettre de faire des rondes de
surveillance. Si les elfes noirs pouvaient traverser les Monts d'Or et accéder
à la frontière entre les mondes, il en serait de même pour les elfes blancs et
d'argent le jour où ils trouveraient le portail qui les mènerait près du palais
souterrain. Ces derniers étant des experts magiciens, Jaimyr Ier craignait une
attaque en traître.
--- Comment allez-vous aujourd'hui, reine Zenlia ? Avez-vous besoin de
quelque chose en particulier ?
Kalahar s'adressait souvent à elle, même si elle ne répondait jamais en
retour. Elle remarqua qu'il était plein de sollicitude à son égard, mais elle
était trop faible et se sentait sale, ce qui allait de pair avec son humeur
devenue maussade. Ses poignets délicats étaient couverts de cicatrices et de
sang. L'elfe avait l'impression qu'elles se renfermaient sur sa peau d'heure
en heure.
Si seulement vous pouviez enlever ces menottes, songea-t-elle.
Comme s'il avait lu dans ses pensées, le prince ténébreux secoua la tête.
--- Malheureusement, nous ne pouvons rien faire pour cela. Si les
menottes commencent à serrer, c'est que vous essayez inconsciemment
d'utiliser la magie pour vous enfuir, et je ne peux permettre cela.
La reine se releva le plus dignement possible, elle qui était à même le sol
à défaut de n'avoir rien à part une couverture miteuse. Elle essaya de parler,
mais un son rauque fut tout ce qu'elle put produire.
Elle déglutit et montra sa gorge.
--- Je demanderai à ce que l'on vous apporte de l'eau cette après-midi. En
attendant, je ne peux que vous donner ceci.
Il tendit une main bronzée entre les grilles du cachot et déposa un
récipient minuscule à sa portée. La reine, piquée par la curiosité, s'avança et
le toucha du bout des doigts. Un liquide doré scintillait et remuait tout seul
à l'intérieur.
La méfiance qui se lisait dans les yeux de l'elfe amusa Kalahar.
--- Vous ne risquez rien. Il s'agit d'un petit remontant, j'en bois moi-
même.
Zenlia prit le flacon et attendit.
--- Vous empoisonner m'avancerait à quoi ? Vous êtes prisonnière et une
possible monnaie d'échange. Croyez-moi, si le but de mon père était de
vous tuer, vous seriez morte depuis le premier soir.
Zenlia se méfiait. Elle connaissait le comportement et la fourberie des
elfes noirs, mais elle faisait bizarrement confiance au prince. Elle but la
substance d'un coup. Le goût n'était pas trop prononcé, elle sentit la
fraîcheur et des gargouillis se mélanger au peu de salive qu'elle arrivait à
produire. L'effet fut immédiat. Si elle était revigorée avec seulement
quelques gouttes, elle se demandait ce que pourrait avoir pour effet un verre
du liquide.
--- C'est une potion créée par Bul, le troll qui vient vous voir si souvent.
Elle a un effet différent pour chaque elfe. J'ai pensé qu'elle vous ferait du
bien.
--- Pourquoi ? souffla-t-elle.
Elle pouvait enfin parler, sa gorge était à nouveau hydratée.
--- Pardon ?
Kalahar était surpris que celle-ci daigne lui adresser la parole. Il
comprenait encore moins le sens de sa question.
--- Pourquoi moi ? Pourquoi une monnaie d'échange ?
--- Parce que.
Le prince rougit. Il ne pouvait répondre à cela sachant que des oreilles
indiscrètes traînaient ici et là. Sur le moment, il voulut la prévenir. Lui dire
que si elle ne répondait pas aux questions de Kraken, celui-ci allait la faire
conduire au poste de torture pour lui délier la langue. Le roi avait besoin de
réponses, et son cousin adorait faire du mal.
Quelque chose dans le regard de Zenlia le dissuada de continuer, elle ne
céderait pas à ses paroles et elle ne céderait jamais. Il avait voyagé dans ses
rêves quand elle dormait. Bizarrement, même sous terre, elle avait gardé les
habitudes des elfes diurnes et distinguait le jour et la nuit. Zenlia pensait
souvent à Ewen et à Kendrar. Elle se remémorait des souvenirs d'enfance
avec le premier et tentait de deviner dans quel état devait être le roi après sa
disparition. Elle avait du mal à se rappeler ce qui était arrivé après qu'elle
fut tombée dans les pommes, mais elle avait un mauvais pressentiment.
Au même moment, Bul le troll détala en courant aussi vite que lui
permettaient ses pieds et son orientation. Essoufflé, il prononça des paroles
qui résonneraient à jamais dans le cœur de la reine.
--- Mon prince ! Les elfes blancs nous ont déclaré la guerre ! Ils ont
déclaré la guerre !
Chapitre 15
Cela faisait des semaines que Lord Asyril était revenu avec des milliers
de soldats.
Les elfes d'argent étaient fiers et courageux. Physiquement, ils
ressemblaient aux elfes blancs, mais la pratique de la magie leur conférait
une aura mystique et un kya que ces derniers ne possédaient pas. Les elfes
provenant du monde de Dorenthee étaient fin prêts au combat, cela se
voyait. Leur carrure et leurs muscles étaient toujours tendus, de manière à
agir à n'importe quel moment, et les armes qu'ils portaient étaient
terrifiantes et redoutables.
Ewen s'était attendu à quelques confrontations entre les nombreux
peuples, mais il s'était trompé. Les elfes entraînés et commandés par Zenlia
lui ressemblaient. Ils étaient loyaux, polis et redoublaient d'efforts pour
trouver de la nourriture et de l'eau pour tous les habitants du Bastion Gris.
Ils étaient arrivés pendant la nuit. Leurs armures en argent avaient relui au
clair de lune, et les armes qu'ils avaient apportées avaient fait trembler le sol
quand ils les avaient déposées à terre.
Leur capitaine, Sol, s'était immédiatement présenté à Teraën, et les deux
elfes avaient parlé stratégie pendant trois jours.
Il tardait au prince de savoir ce que ses deux supérieurs s'étaient dit.
Cependant, le Lord l'attira dans un coin et lui tendit un gros paquet. Le tout
était adroitement ficelé. Quand Ewen défit le tout, une superbe lame elfique
fit son apparition. Il s'agissait d'une épée gigantesque et magnifique sertie
de pierres qui lui rappelaient les yeux de sa dulcinée.
--- Waouh ! s'écria le prince, abasourdi.
Le lord sourit et prit l'épée bleue dans ses mains expertes.
--- C'est la lame de guerre de ton père. Il voulait te la remettre en
personne, mais il a eu quelques empêchements. Il a d'ailleurs laissé un
message.
Une enveloppe dépassait de l'emballage. Ewen la prit soigneusement, les
larmes aux yeux. Dessus y était écrit :
À mon fils,
Je te cède Galla, ma plus fidèle arme. Je sais qu'elle saura te protéger,
garde-là précieusement.
Ne t'inquiète pas pour moi, je n'en aurai pas besoin.
Ton père, qui t'aime.
--- Pourquoi il n'en aurait pas besoin ? interrogea l'héritier à voix haute.
Il ne compte pas venir ? conclut-il horrifié.
Ewen se sentit trahi pendant quelques secondes, jusqu'à ce qu'il réalise
que Kendrar ne ferait jamais ça. Sinon, pourquoi avait-il amené autant
d'elfes au combat s'il ne comptait pas les commander directement sur place
? Et il restait toujours le secret du souverain...
--- Non, monelfe. Ton père sera présent sur le terrain, comme il l'a
toujours fait. Mais il a d'autres armes. Sais-tu ce qu'il fait en ce moment
même ?
Le Lord fixait Ewen d'un œil bienveillant. Il ne pouvait imaginer qu'un
jour il prendrait la tête d'une guerre, et encore moins que Kendrar se
laisserait influencer par son fils.
--- J'avoue ne pas m'être penché sur la question, regretta Ewen, attristé.
--- Il a suivi ton conseil. Cela peut paraître dingue, mais le roi prat...
Un bruit de fond empêcha le Lord de terminer sa phrase. Dans la roche
profonde du Bastion était apparu un trou béant. Ce que les elfes ne
comprenaient pas, c'est pourquoi au lieu de voir plus de roche et de
cailloux, ils distinguaient un désert profond d'où leur venait une odeur de
pourriture.
Du sable pénétra même dans la chambre d'Ildwin et de Sir Owenyar, la
même qu'ils partageaient avec une dizaine d'inconnus.
Sol, le capitaine, s'avança parmi la foule pour mieux voir. Souriant, il
tapota l'épaule d'un elfe d'argent qui avait une ceinture d'explosifs à la main.
--- Messelfes, votre attention, je vous prie. La frontière entre les mondes
se trouve juste devant vos yeux.
Cela faisait presque trois semaines qu'Ewen avait fugué. Kendrar était
tenaillé par ses propres sentiments. Il le savait en sécurité avec le lieutenant
Newel, mais quelque chose l'empêchait de trouver le repos qu'il avait tant
attendu. Il s'était promis de ne pas aller le retrouver.
La conversation qu'il avait eue avec Lord Asyril, avant son départ au
Bastion, lui avait fait le plus grand bien, et il avait enfin vu la vérité en face.
Tant que Zenlia serait en danger, Ewen ferait tout pour aller à son encontre,
qu'elle se trouve dans le royaume des elfes blancs ou en danger dans un
monde inconnu, il était impossible de les séparer.
Le capitaine Teraën était retourné au Bastion Gris accompagné par vingt
elfes qui l'aidaient à ramener les nouvelles armes et armures, conçues pour
une guerre, et pas des moindres : la guerre contre les elfes noirs.
Pas moins de cent caissons cadenassés, contenant le précieux matériel,
avaient été envoyés. Ils avaient déjà été rejoints par les elfes de Dorenthee.
Il ne manquait plus qu'ils le soient par les elfes rouges. Ce que le roi
préparait était un secret gardé depuis plus d'un siècle, qu'il avait partagé
avec Lady Annaerys et personne d'autre. L'arme qui aurait dû protéger sa
bien-aimée par le passé allait être utile pour sauver Zenlia. Au moins, c'est
ce qu'il espérait.
La poussière noire, que le roi avait précieusement gardée, avait été
analysée en laboratoire. Toutefois, seule la magie pourrait révéler
l'emplacement exact de la prison de la reine. C'est pourquoi Kendrar
s'apprêta à faire quelque chose qu'il regretterait peut-être.
S'ensuivirent d'autres événements. Le peuple s'était rebellé. Suite à
l'annonce de l'enlèvement de la reine, ainsi qu'aux récentes découvertes et
l'éminence de la guerre, les elfes du peuple et tous ceux des environs
prenaient les armes pour rejoindre le Bastion Gris, où les elfes d'argent
avaient découvert un portail menant aux Terres Sauvages.
Kendrar avait vu la situation dégénérer dans certains villages. Nombreux
étaient les habitants qui partaient en forêt, traquant l'ennemi sans aucune
expérience. Celui-ci se montrait et tuait. Les cadavres retrouvés n'avaient
plus une goutte de sang dans leur corps, et les soldats se voyaient obligés de
quitter le palais pour secourir les braves, mais intrépides elfes qui mettaient
leur vie en danger.
La gravité de la situation se reflétait sur l'arbre d'or, dont les feuilles
tombaient chaque minute. La vie de ses soldats était en péril. Pour remédier
à tout cela, le roi avait enfin pris une décision de taille : il se servait à
nouveau de la magie.
Cette vieille amie l'avait accueilli près de la tombe de Lady Annaerys,
que Kendrar avait été visiter en quête de réponses. La sculpture taillée dans
un marbre vert l'avait regardé tendrement. Le lieu où reposait la reine était
glacial et humide. Des animaux et des insectes avaient envahi le temple où
elle reposait, la nature avait repris ses droits. Et pourtant, Kendrar s'y sentait
bien. Il ne savait pas ce qui avait été l'élément déclencheur, mais il avait su
à cet instant que sa regrettée femme le poussait à faire tout ce qui était en
son pouvoir pour sauver la petite Zenlia, elle qui l'avait si bien connue.
Au fur et à mesure, Kendrar avait repris le contrôle des éléments et celui
de la forêt, qui l'avaient accueilli comme un vieil ami.
Le souverain fut de même témoin du retour des loups, qui avaient fui le
royaume suite à l'interdiction de la magie. C'étaient des animaux nobles et
fidèles qui se nourrissaient exclusivement des pouvoirs renfermés par la
terre. Jadis, le souverain d'Elbereth avait possédé une armée de loups de ce
genre, c'est ainsi qu'il avait aidé les elfes rouges à terrasser leurs ennemis
lors des dernières guerres avant leur extermination, et il comptait bien
reprendre le contrôle sur le mâle alpha qu'était Jax. On avait aperçu son
épaisse fourrure à l'ouest. Kendrar espérait secrètement que celui-ci se
laisserait mordre comme la première fois.
Le ciel était parsemé d'étoiles en cette nuit d'été. Après une belle balade
à cheval, la famille royale et ses invités, dont Zenlia faisait partie,
organisèrent un campement improvisé par les chefs étoilés du palais. Les
mets étaient délicieux et embaumaient le jardin royal.
--- Qu'est-ce qu'on est bien ici, s'émerveilla Lady Annaerys, assise entre
Kendrar et son fils.
L'elfe était simplement vêtue, elle aurait pu passer pour une servante
quelconque, mais sa beauté était telle qu'elle ne passait jamais inaperçue.
--- Je confirme, mère, répondit joyeusement Ewen.
Il donna un coup de coude moqueur à Zenlia pour l'inciter à répondre.
La petite elfe n'avait que trois cents ans et était toujours intimidée en
présence du roi et de la reine.
--- Ma chère Zenlia, s'écria cette dernière. Vous n'avez même pas goûté
au dessert. Vos parents vont croire que nous vous affamons, enfin !
Elle prenait la même intonation que celle qui s'adresse à une enfant en
bas âge, sauf que la princesse de Dorenthee avait été élevée comme une
adulte, et ces manières la mettaient mal à l'aise.
--- Je m'excuse, ma reine, dit la petite elfe en baissant les yeux.
--- Laisse-la tranquille Annie, s'esclaffa Kendrar en prenant la main de
son épouse.
Il savait ce que ressentait leur prestigieuse invitée. Lui était toujours
aussi impressionné en présence de ses beaux-parents.
Pour mettre la petite à l'aise, le roi poussa discrètement une assiette
contenant des petites feuilles roses vers Zenlia.
--- Ce sont des feuilles de Lendil, Zenlia, murmura-t-il pour ne pas être
entendu par les autres elfes. C'est ce qui se rapproche le plus au Merienda
de Dorenthee. Tu devrais goûter.
Le Merienda était une baie verte sucrée qui poussait dans les jardins
intérieurs du palais du monde de Dorenthee. Tandis que la petite elfe
découvrait celui qui allait devenir son aliment préféré, deux paires d'yeux
noirs observaient la scène de très près. Envieux, mais haineux envers les
deux races elfiques qui se trouvaient sous nez, les deux elfes noirs
resserrèrent, chacun, les menottes du caveau qui emprisonnaient leurs
poignets. Ces dernières étant ensorcelées, elles empêchaient que la magie
du roi Kendrar puisse deviner la leur.
Kalahar observait la scène, jaloux des attentions qu'avait tout le monde
pour la princesse.
De son côté, Kraken fixait sans ciller le verre de Lady Annaerys. Leur
mission devait commencer. Ils ne pouvaient échouer.
Les Terres Sauvages
L'heure avait sonné. Ce jour-ci, les elfes noirs et les elfes blancs
combattraient entre eux et le prix à payer pour gouverner sur les mondes ne
serait jamais de trop pour Jaimyr Ier.
Il avait savouré le sang de Zenlia comme un bon vin elfique bien vieilli
et l'avait fait goûter à son fils qui avait grimacé comme jamais.
Celui-ci est en train de succomber au charme de la demoiselfe, se disait
le roi, aigri.
Une fois la guerre finie, son père s'empresserait de la faire tuer par
quiconque s'en montrerait digne. La beauté de celle-ci était dangereuse, et
même si perdre une elfe aussi puissante qu'elle était du gâchis aux yeux de
Jaimyr Ier, il ne pouvait en être autrement.
--- Nous sommes prêts, mon oncle, se prosterna Kraken, la mine grise,
en tenant plusieurs armes meurtrières dans ses griffes expertes.
Il avait été le fils que le roi avait toujours désiré. Kalahar, sous ses airs
de prince ténébreux, n'était pas fait pour la violence gratuite, et c'était une
des raisons pour lesquelles le roi doutait de lui céder son trône. Son cousin,
lui, saurait tenir le royaume avec une main de fer ; il était né pour ça.
Seulement, Kraken était un bâtard, personne ne l'accepterait comme roi.
--- Parfait. Je veux que tous nos soldats et leurs montures se présentent à
l'entrée de la frontière. Les elfes d'argent l'ont ouverte, nous combattrons
donc dans les Monts d'Or. Je pense que ça sera un avantage considérable
pour nous.
Kraken rit méchamment. Après sa visite au Bastion Gris, il y était
retourné de nombreuses fois pour établir des plans de l'endroit et tout
répertorier. Leurs « montures » étaient faites pour évoluer sur ce genre de
terrain.
Les elfes blancs et d'argent -- car leur alliance ne faisait plus aucun doute
-- s'en mordraient les doigts.
--- Dois-je prévenir Kalahar aussi ?
Le cousin du concerné fronçait les sourcils.
--- Qu'as-tu en tête, mon enfant ? demanda le roi, surpris par cette
question.
Même si le sang de Zenlia avait renforcé ses capacités, la réflexion
s'avoua plus compliquée que prévu tellement Jaimyr Ier était possédé par
cette force soudaine.
--- Personne ne reste pour surveiller la reine ? Il se peut qu'en plein
combat quelqu'un vienne la secourir. Une fois libérée de ses menottes, elle
serait une ennemie redoutable.
--- Je mettrai des sentinelles près du portail, mais j'ai besoin de mon fils
pour mener cette guerre. Tu es puissant, mais tu ne vaux pas Kalahar. Il a de
l'expérience et il a été élevé avec des capacités que tu n'as pas acquises.
Kraken se renfrogna et se referma sur lui-même.
Il se demanda pourquoi il avait mal à la poitrine précisément à ce
moment-là, et partit réunir tous les elfes noirs. L'elfe ne savait pas que ce
qu'il éprouvait en ce moment était de la déception et une jalousie infinie
envers Kalahar.
Kendrar avait rejoint les siens. Il était arrivé au Bastion à l'aube et s'était
empressé de courir auprès de son fils. Ewen s'entraînait avec son épée dorée
quand le roi était arrivé. Lorsqu'il avait aperçu son père, le prince lui avait
presque sauté dans les bras.
--- Père ! Nous vous attendions !
Il l'avait accueilli comme si de rien n'était, comme s'ils ne s'étaient
jamais disputés.
Dans le camp d'entraînement, deux cents elfes blancs pratiquaient la
magie, aidés par des elfes d'argent qui faisaient office d'enseignants depuis
plusieurs jours.
Les elfes rouges attaqueront par la mer et ne seront attendus de
personne, pensa le roi, satisfait de sa stratégie.
Une réunion avait eu lieu peu après son arrivée. Teraën avait expliqué le
plan du roi, et la surprise avait été telle qu'il s'en était fallu de peu pour que
les soldats du Bastion Gris préparent une fête pour célébrer la victoire qui
s'annonçait évidente à leurs yeux. Le souverain n'aimait pas ce genre de
comportement. Il espérait de tout cœur que les elfes de son royaume ne se
reposeraient pas sur ceux de Dorenthee et ceux de la forêt de Luménya.
C'est pourquoi, à quelques heures de la guerre, il prit la parole pour
prononcer un discours d'encouragement, mais aussi pour mettre ses soldats
en garde. Il espérait juste que ce ne soit pas le dernier qu'il prononcerait.
--- Mes frères et sœurs.
La grande majorité du combat reposerait sur les épaules des elfes, mais
les femelles avaient de même participé à l'entraînement physique, et la
plupart maîtrisaient la magie comme personne d'autre.
--- Nous sommes réunis, car notre reine et vos terres sont en danger. Je
ne vous cache pas que je suis ému de vous retrouver tous en ces lieux alors
que le danger est immédiat. Je ne blâmerai aucun elfe si jamais certains
d'entre vous décident de prendre la fuite avant que la guerre ne commence.
C'est pourquoi je préfère que vous partiez maintenant pour savoir à quoi
m'attendre une fois le combat engagé.
Les paroles du roi devinrent assez rudes une fois le discours entamé,
mais aucun elfe ne bougea. Ils avaient compris que leur souverain ferait tout
pour les dissuader de participer au massacre. Ils étaient là par choix et pour
défendre les leurs.
--- Les elfes noirs sont capables des pires horreurs qui soient. J'ai été
témoin de nombreuses tortures et sévices, plus que vous ne pouvez
l'imaginer et j'ai été directement touché en perdant un des êtres qui m'étaient
les plus chers au monde. Je me suis donc enfermé dans un monde auquel je
ne croyais pas. Cette fois-ci, ils ont renouvelé l'attaque, mais je suis prêt à
les accueillir. Je me servirai de toute la magie nécessaire pour vous protéger
et vaincre l'armée de Jaimyr Ier. Nous avons des alliés, beaucoup le savent.
Des elfes nous rejoindront une fois la bataille en cours, et les loups des
forêts voisines nous prêtent également leurs plus valeureux guerriers. Ne les
repoussez pas, ils seront un atout formidable.
Des larmes coulaient des yeux des elfes, surtout ceux du peuple, tandis
que le roi prononçait des paroles qui les réconfortaient. S'ils tombaient, leur
roi tomberait avec eux. Il ferait même l'effort d'utiliser la magie et s'était
excusé de l'avoir banni de leurs terres et de leurs cœurs. Kendrar allait
rentrer dans l'histoire à partir de ce jour-ci, ils en étaient certains.
Chapitre 18
Océan Mariniel.
Les armées étaient prêtes. Les elfes noirs reniflaient l'air pour sentir
l'emplacement de leurs ennemis, les elfes blancs et les elfes d'argent. Ils
considéraient ces derniers comme leurs véritables adversaires, vu qu'ils
étaient les seuls à pouvoir se battre avec de la magie. Ce qu'ils ne savaient
pas, c'est qu'une troisième armée allait faire surface, et que des centaines
d'elfes blancs avaient été autorisés à utiliser leur kya.
Toutes les troupes étaient armées jusqu'aux dents, les panthères avaient
été affamées pendant de longs mois, ainsi, elles se jetteraient sur l'ennemi.
Tout avait été pensé et imaginé pour faire le plus de victimes possible.
De l'autre côté, les elfes blancs et d'argent attendaient le signal du roi. La
frontière entre les mondes n'existait plus. Les deux races se dévisageaient et
s'attelaient à deviner les points faibles de chacun. Un cri suffirait pour les
lancer les uns sur les autres, et celui-ci se laissait désirer.
Le sable s'infiltrait sous les armures en acier des soldats. Jamais les elfes
rouges n'avaient connu des températures aussi chaudes et sèches, eux qui
étaient habitués à la brume marine et aux bains dans l'océan Mariniel.
Le navire les avait conduits jusqu'aux Terres Sauvages. Une équipe avait
été déployée pour fouiller les souterrains du palais, à la recherche de la
reine. Quelques elfes noirs étaient encore sur les lieux, mais ils n'y
découvrirent aucune trace de l'elfe, elle s'était volatilisée. Ils prirent quand
même la peine de libérer tous les esclaves, et les mirent à l'abri dans les
navires des elfes des eaux qui soignaient déjà les blessés.
Ulinum ne put s'empêcher de crier pour libérer sa frustration. La
promesse qu'il avait faite à Kendrar venait de compliquer sa journée. Sans
la reine en sécurité, le roi ne lancerait pas d'attaque. Mais Jaimyr Ier le ferait,
donnant un avantage aux elfes noirs qui attaqueraient en premier, comme le
voulait la coutume, et l'elfe rouge était presque certain qu'ils attendraient
que la lumière du jour décline pour le faire.
Soit il retrouvait Zenlia, soit il prévenait Kendrar par n'importe quel
moyen ; seulement, ils se trouvaient de l'autre côté de la frontière et ils
étaient à plus d'une heure du Bastion Gris. Leur seule solution était de
maîtriser le premier animal qui passerait par-là, en le dotant de la parole
afin qu'il délivre un message au roi.
En temps normal, Ulinum aurait chassé un serpent aquatique ou un
dauphin et l'aurait dressé en quelques secondes, mais dans un désert aride et
meurtrier, peu de créatures passaient devant eux.
Deux de ses soldats, accompagnés par le lieutenant Newel, partirent à la
recherche d'un lézard ou d'un coyote. Cependant, ce fut le ciel qui leur
donna une solution. Un superbe faucon volait dans les airs avec une proie
au bec.
Il ne se laissa pas attraper facilement, mais une fois dans les bras d'un
des soldats qui l'ensorcela, il parla :
--- Je m'appelle Nidas. En quoi puis-je vous servir ?
Ewen scrutait au loin. Il espérait que Zenlia soit déjà saine et sauve à
bord du navire des elfes des eaux. Sa vie lui importait plus que tout, plus
que la sienne. Il l'imaginait torturée et affaiblie, et ne supportait pas cela.
Les cris des elfes noirs qui demandaient du sang retentissaient dans son
crâne et lui produisaient une douleur fulgurante.
Hâte que cela commence, grogna-t-il pour lui-même.
L'armure du prince lui allait comme un gant, surtout accompagné de
Galla. À ses côtés, il y avait Ildwin et Sir Owenyar, qui avaient fière allure
dans des habits princiers, empruntées à Ewen.
Devant eux se tenait une première barrière de soldats, les elfes d'argent
vêtus des couleurs de Dorenthee. Ensuite, les trois amis seraient exposés et
se prendraient les attaques de plein fouet, entourés d'amiraux et de généraux
qui avaient déjà livré de grandes batailles.
Ils l'avaient voulu ainsi. Même avec la désapprobation du capitaine
Teraën et de Kendrar, ils avaient insisté pour être dans les premières lignes.
Les elfes noirs subiraient leur colère et goûteraient leurs lames acérées.
La fureur de l'héritier fit trembler ses mains, ce qui ne passa pas inaperçu
aux yeux experts de son camarade de droite.
--- Alors, mon prince, ironisa Ildwin. On a les chocottes ?
--- Pas vraiment, Ildwin. Et toi ?
--- Honnêtement ? Je suis incapable de ressentir quoi que ce soit. Je
suppose que cela aide de ne pas avoir de foyer, de femme, ni d'enfants. Je
peux partir en toute liberté, une chose que tu ne peux pas te permettre.
--- Reste près de nous, Ewen. Nous te protégerons, enchérit Sir Owenyar.
Les deux elfes avaient conclu un marché : protéger le prince. Le Sir
n'était là que pour venger la mort de son frère. Après s'être défoulé sur
quelques elfes noirs, s'il partait, cela ne serait pas bien grave. Il en était de
même pour Ildwin, ils étaient prêts à se sacrifier pour l'héritier.
--- Mes amis, ne mettez pas votre vie en péril pour sauver la mienne.
C'est un ordre que je vous donne ! Obéissez comme des soldats dignes de
leur titre et de leurs armes. J'ai suffisamment d'expérience pour venir à bout
de cette racaille.
Même si les deux compères acquiescèrent, ils ne compromettraient pas
leur marché. Si Ewen venait à mourir, les royaumes sombreraient bien plus
vite que celui-ci ne pourrait l'imaginer, et Kendrar revêtirait son manteau de
folie pour l'éternité.
C'est justement à ce moment-là qu'un superbe oiseau, d'une taille plus
que respectable, vola au-dessus de leurs têtes. Celui-ci vint se poser sur
l'épaule droite du roi, qui savait déjà qui lui avait envoyé le rapace.
--- La reine est en lieu sûr. Vous pouvez attaquer, Kendrar, dit la bête en
imitant la voix cassée d'Ulinum. Attaquez maintenant, et menez-nous à la
victoire !
--- Ma reine, ma reine, appelait Bul. Pourquoi passons-nous par ici pour
rejoindre les Monts d'Or ? Pourquoi souhaitez-vous combattre alors que
vous pourriez vivre en sécurité quelque part dans les Landes où personne ne
vous trouverait ? Ma reine, gémit-il en se sentant abandonné.
Des larmes coulèrent sur les joues de la bête. Ils avaient fui les Terres
Sauvages en passant par le premier portail qu'ils avaient trouvé. Celui-ci
s'avéra être relié à celui de Luménya, ils étaient donc sains et saufs pour le
moment. Mais depuis plusieurs minutes, le troll ne sentait plus la présence
de Zenlia. Il n'avait même pas été capable de guider la reine des elfes, et
celle-ci s'était volatilisée. La créature n'oserait jamais rentrer aux
souterrains ; si jamais Kalahar apprenait son erreur, il l'enverrait voir son
cousin qu'il redoutait plus que tout au monde.
Un courant d'air froid passa en coup de vent. Des mains vinrent essuyer
les gouttes qui tombaient des yeux du troll. Zenlia était partie en repérage.
Sa magie était revenue assez tôt, comparée à ce qu'elle avait imaginé, et elle
était partie se dégourdir les jambes quand son kya avait guéri ses côtes
cassées. Elle s'en voulait de ne pas avoir prévenu l'aveugle, lui qui avait dû
paniquer.
--- Je suis vraiment navrée, Bul, je ne l'ai pas fait exprès. Mes pouvoirs
sont revenus, et j'ai été faire un tour pour voir si nous étions suivis. Je suis
désolée.
Cela se sent dans sa voix, observa Bul.
Jamais personne n'avait osé le toucher. L'elfe qui se tenait devant lui était
une espèce rare, il fallait la mettre à l'abri à tout prix.
--- Ma reine, reprit-il angoissé. Je ne peux pas vous laisser vagabonder
par ici, c'est bien trop dangereux. N'importe qui peut nous rejoindre dans
ces bois, nous sommes reliés aux Terres Sauvages. Je dois vous conduire du
côté des Landes, de l'autre côté de l'océan. Ne m'obligez pas à vous
ensorceler.
--- Sans vouloir te paraître bien trop confiante, je doute que ta magie
puisse faire face à la mienne. Je dois y aller, Bul. Je sais comment arrêter
cette guerre infâme... Ne désires-tu pas voir des mondes en harmonie ?
--- Je le veux. Mais pas si cela implique de mettre votre vie en danger.
Zenlia tressaillit un court instant. Le pouvoir qu'elle avait en elle pourrait
la tuer ; était-elle prête à se sacrifier à ce prix-là ? Si cela permettait
d'empêcher ce qu'elle avait vu, la réponse était plus qu'évidente.
Doucement, elle ferma les yeux et se connecta au cœur d'Ewen. Leur
synchronisation avait momentanément disparu lorsqu'elle avait été
emprisonnée dans les souterrains des elfes noirs, mais elle la sentait
dorénavant plus forte que jamais.
Zenlia le vit en compagnie de plusieurs soldats, armés et prêts à
combattre. Le prince semblait agité intérieurement, mais il regardait devant
lui, sans ciller. Un hurlement déchirant parvint à ses oreilles, comme si des
milliers d'elfes criaient en même temps.
La guerre avait commencé.
Le premier cri fut poussé par Kendrar. S'ensuivit une course endiablée où
chacun voulait atteindre son ennemi pour frapper le premier. Quand les
elfes noirs arrivèrent à leur hauteur, les premières explosions retentirent
dans les Monts d'Or, provoquant des avalanches qui firent fuir les animaux
qui avaient eu le courage de rester sur les lieux jusqu'à ce jour.
Les elfes d'argent avaient pris la main en envoyant des boules de feu qui
léchaient déjà le visage de l'ennemi. Le premier rang d'elfes noirs succomba
quasi à l'instant, la chair brûlée, leur préparation ne faisant effet que contre
les rayons du soleil. Cela alerta le rang suivant qui se protégea avec
d'énormes boucliers pointus qui jaillirent de nulle part.
Ewen, qui observait la scène de très près vu qu'il était aux premières
loges, pensa immédiatement à Zenlia et aux armes qu'elle réussissait à faire
apparaître comme par magie.
S'ils sont aussi puissants qu'elle, nous risquons d'être vaincus et tués
dans les heures qui suivent, se dit-il, le cœur battant à tout rompre dans sa
poitrine.
Les elfes d'argent continuèrent d'attaquer, aidés par ce feu sanguinaire
qui léchait déjà les montures des elfes noirs qui choisirent ce moment-là
pour riposter. Ceux qui montaient les félins sautèrent élégamment de leur
dos et leur ordonnèrent de déchiqueter tout ce qui se trouvait sur leur
passage. Les monstres se lancèrent à la poursuite des elfes d'argent et blancs
qui tentèrent de les combattre, mais leur magie ne leur faisait aucun effet, il
fallait combattre ces créatures diaboliques au corps à corps.
Quand les elfes de Dorenthee et d'Elbereth s'en aperçurent, un des félins
avait déjà pris un elfe dans sa grande gueule et s'amusait à démembrer le
soldat tout en avalant ses extrémités. Plusieurs guerriers furent ainsi tués,
jusqu'à ce que les loups dirigés par Jax et surveillés par le général Lorin se
jetèrent sur les montures des elfes noirs, le visage défiguré par la colère. Ils
portèrent eux aussi des coups mortels aux panthères mutantes et se
déplaçaient aisément sur le terrain. Les bêtes se mordaient entre elles, se
griffaient et se défiguraient sous les yeux de certains soldats qui étaient
ébahis par la violence des attaques entre loups et félins.
Les premières minutes furent très intenses. Du haut de la plus haute des
falaises, Jaimyr Ier esquissa un sourire carnassier, lui qui espérait que tout se
termine au plus vite. Il n'avait rien à se reprocher. Comme le voulait la
tradition, les rois ne devaient prendre part au combat que si c'était vraiment
nécessaire ; seul le roi d'Elbereth avait posé pied sur-le-champ de bataille.
Le premier se contentait d'observer le carnage qui se déroulait sous ses
yeux. Seulement, l'affrontement dura plus que prévu et dégénéra vite
lorsque les elfes se jetèrent les uns sur les autres, imitant les loups et les
panthères qui continuaient de combattre de leur côté.
Une heure plus tard, des bruits assourdissants éclataient jusqu'aux flancs
des montagnes les plus lointaines. Les guerriers s'élançaient les uns sur les
autres, des blessés titubaient avec une arme à la main, des corps
s'écroulaient dans le sol boueux et du sang noir et rouge giclait de tous les
côtés.
Sir Owenyar s'était retranché dans ce qui semblait être une grotte creusée
à la main, et depuis son trou, il tirait des flèches grâce à un arc en bois
massif que lui avait fabriqué le prince. L'arme avait été peinte en noir pour
que l'elfe ne se fasse pas repérer de loin. Tapi, il décochait et transperçait
l'ennemi avec un grand sourire aux lèvres malgré la gravité de la situation.
Il fut à court de munitions pendant les trente premières minutes. Faisant
preuve de bravoure et d'intelligence, il ferma les yeux et appela ses flèches
à lui.
Si j'ai pu soulever un rocher de plusieurs tonnes, je peux faire léviter des
bouts de bois.
En effet, en quelques secondes, tout ce qu'il avait lancé revint vers lui. Il
put s'en servir à nouveau. Après les avoir lavés et effilés, Sir Owenyar
répéta l'opération autant de fois qu'il l'estima nécessaire.
Entre-temps, des elfes du peuple avaient rejoint les soldats, armés avec
les lames construites au palais. Ceux qui dominaient la magie avaient été
placés derrière le rang du prince, qui assurait leur protection. Ewen se
déplaçait à une vitesse plus que respectable, compte tenu de ses nombreuses
blessures. La plupart étaient des entailles profondes, mais il ne s'attarda pas
à regarder ses bras ni ses jambes, elles guérissaient seules désormais. Il
avançait fier, le menton relevé, et Galla, sa superbe lame elfique à la main.
Parfois, il sentait des effluves de sang ou entendait un sort de magie noire
tuer un de ses camarades, mais il ne se retournait que quand il y avait
encore un espoir, autrement il perdait du temps.
L'elfe avait déjà sauvé la vie d'une paysanne apeurée et empêché que
Welial, un des guerriers de son père, ne se fasse décapiter par une créature
qui fonçait droit sur lui. L'héritier avait stoppé la course de la bête. Une fois
arrêtée dans les airs, elle était tombée au sol en se fracassant la nuque.
Ildwin se débrouillait assez bien de son côté. Malgré la rudesse des
combats et le dénivelé du sol, il n'avait trébuché qu'une seule fois. Les
frappes de sa lance et de sa hache magique avaient fait fuir pas mal de
racailles noires. Quand il ne savait plus avec quoi il voulait frapper, ou
quand une de ses armes de prédilection tombait à terre, il sortait ses
poignards et restait toujours en mouvement. Il avait même pulvérisé des
arbres et des panthères géantes qui se trouvaient sur son chemin, en proie à
une rage sauvage. Il ne perdait jamais son sang-froid, mais l'adrénaline
l'avait poussé à commettre les pires horreurs qui soient jusqu'à ce qu'il se
sente observé par deux paires d'yeux innocents.
Deux jeunes elfes regardaient le combat se dérouler comme de simples
spectateurs. Ils étaient venus aider leurs parents, qui avaient pris part à la
guerre, mais sur place, ils avaient été paralysés par la peur. Le corps de leur
mère reposait déjà à terre. Ils l'avaient trouvé tandis qu'un elfe noir prenait
un mince plaisir à boire le sang qu'il absorbait directement de ses poignets.
Des larmes cristallines coulaient sur leurs joues, et voir cet elfe en
démembrer d'autres ne les avaient pas rassuré pour autant. Lorsque celui-ci
s'approcha pour les soulever, ils crièrent à s'en vider les poumons.
Ildwin voulait juste les conduire près du lac afin qu'ils soient hors de
portée, mais si ces enfants ne voulaient pas coopérer, ils se feraient repérer
par l'ennemi.
Donnant des coups de pieds dans le dos du soldat, un des petits aperçut
quelqu'un se diriger droit sur eux. L'elfe noir qui les talonnait pensait avoir
bien commencé sa journée. Ildwin, qui ne le voyait pas arriver, était une
proie facile avec deux déjeuners sur son dos. Il n'aurait plus qu'à leur sauter
dessus.
Le lieutenant Newel, qui se trouvait à une dizaine de mètres de là,
entendit les cris de désespoir des petits et se demanda ce qui arrivait. Il
accourut auprès de son soldat au moment même où l'elfe noir l'avait déjà
pris pour cible. Newel asséna un coup bien porté au crâne de son ennemi,
qui tomba, raide mort.
--- De rien ! ironisa le sauveur avant de partir rejoindre le roi.
Dans sa course, le lieutenant fut percuté au plexus par Kraken, qu'il
reconnut comme étant l'assassin de Saynir. Ils tombèrent tous les deux au
sol, entourés par des centaines de cadavres.
--- Bonjour toi, salua le cousin du prince en léchant ses lèvres tachées de
sang frais. Tu veux jouer avec moi ?
--- Je préférerais te tuer, cracha Newel en agrippant l'elfe par le bras.
Le lieutenant envoya valser son ennemi qui sautait déjà, excité par le
tournant que prenait leur combat. Kraken invoqua des nuées d'insectes
carnivores qui se précipitèrent sur Newel. Les bêtes lui mordirent le visage
sous les rires de l'elfe noir, qui choisit ce moment-là pour chercher d'autres
victimes. Il savait qu'il ne faisait pas le poids contre le lieutenant, et pour se
venger, il transperçait de son épée tous les corps qu'il trouvait sur son
passage, se délectant du sang qui coulait des elfes blancs et d'argent qu'il
touchait.
Ils doivent tous mourir.
Non loin de là, Kalahar venait de réapparaître aux côtés de Kendrar. Le
jeune elfe n'avait pas encore pris part à la guerre, il avait disparu plus d'une
heure afin d'intercepté l'elfe avec qui il aurait aimé échanger quelques
informations sur l'emplacement de la reine Zenlia. En échange, il aurait
demandé l'exil aux elfes blancs afin de fuir son propre monde. Seulement,
chaque fois qu'il avait eu l'occasion de parler avec le souverain d'Elbereth, il
s'était ravisé. L'héritier noir était intimidé par cette forme imposante et le
corps de celui qui avait autant souffert par la main de son père. De plus, il
ne savait pas si celui-ci lui accorderait de son temps après ce qu'il avait fait.
Avant de connaître Zenlia, le prince ténébreux ne se serait pas posé deux
fois la question, et il aurait détruit tout ce qui se trouvait sur son passage,
obéissant aveuglement aux ordres de Jaimyr Ier en invoquant les démons
qu'il contrôlait. Dorénavant, cette guerre lui semblait inutile. Il s'était
promis de tout faire pour l'arrêter, quitte à tuer quelques-uns de ses propres
soldats si ceux-ci se mettaient en travers de sa route. D'ailleurs, c'était lui
qui avait eu l'idée d'envoyer Nidas pour donner l'avantage aux elfes blancs.
Et il s'en était félicité.
Ce que Kalahar ne savait pas, c'est que son père avait anticipé sa
manœuvre, et il l'attendait déjà de pied ferme pour donner le coup de grâce
qui garantirait la victoire à ses troupes.
Les elfes rouges menaient une bataille acharnée contre les soldats noirs
qui étaient restés du côté du désert. Ces derniers protégeaient le portail
magique qui assurait le retour de leur roi et de leurs camarades dans leur
monde. Ils tuaient et démembraient le plus d'ennemis possible, avec hargne.
La mission des elfes rouges était de détruire la frontière magique après
l'avoir traversée, mais leurs rivaux n'avaient laissé passer personne, à part le
lieutenant Newel qui s'était habilement faufilé au beau milieu de la bataille
pour rejoindre celle qui se déroulait dans le Bastion Gris.
Ulinum courait aussi vite qu'il le pouvait et lançait des attaques mortelles
contre les soldats noirs. Il ripostait autant de fois que le lui permettaient ses
récentes blessures et faisait face à plusieurs combats à la fois. Sa puissance
était telle, qu'il envoyait valser des elfes noirs sur plusieurs dizaines de
mètres, et les blessait sérieusement. Quand il frappait, ses victimes se
relevaient rarement.
De leur côté, ses valeureux guerriers utilisaient leurs kyas pour envoyer
valser les elfes qui se tenaient devant la barrière magique, mais ils étaient
souvent contrés par l'ennemi qui faisait de même appel à ses pouvoirs. La
magie des deux races avait évolué de telle façon qu'elles étaient devenues
très compatibles, bien que très différentes. Les elfes rouges maîtrisaient une
magie pure, naturelle, celle que les elfes des eaux leur avaient appris à
maîtriser durant ces derniers siècles. Celle des elfes noirs se nourrissait de
leur rancœur et de la violence qui les habitait en permanence. Cependant,
aucune des deux magies n'assurerait la victoire à quiconque. C'est pourquoi,
après trois heures d'intense combat, tout le monde sortit les armes et se
mesura à l'épée, aux arcs et aux flèches ainsi qu'aux haches de guerre.
Des étincelles argentées volaient pour se perdre dans le ciel quand les
lames s'entrechoquaient. Le sable des Terres Sauvages s'engouffrait de plus
en plus à travers le passage magique, et c'est à ce moment-là qu'Ulinum eut
une idée.
--- Alphonse ! cria-t-il à son meilleur magicien. Crée une tempête de
sable et envoie-les valser le plus loin que tu peux !
--- Oui, chef ! hurla le concerné, toujours pris au piège entre trois elfes
noirs qui le combattaient sans merci.
--- Nilar ! Va le défendre, ôte-lui ses sales bestioles. Aidez-les !
Le capitaine paraît autant de coups que possible, tout en vociférant des
ordres qui atteignaient les oreilles de ses soldats. En quelques minutes, un
tourbillon de sable majestueux s'éleva dans les airs, et des dizaines
d'ennemis et de panthères furent catapultés comme des moins que rien.
Même si d'autres guerriers de Jaimyr Ier venaient à la rescousse de leurs
camarades, le champ de bataille de l'autre côté du portail ne leur laissait pas
suffisamment de répit. Les elfes noirs furent rapidement ensevelis sous la
horde d'elfes d'argent qui étaient du côté des Monts d'Or, et qui s'étaient
empressés d'aider leurs compagnons rouges en prenant place près de la
frontière et tuant tous les elfes noirs qui se dressaient sur leur chemin.
--- Une brèche a été ouverte ! Une brèche a été ouverte, chef !
Les cris résonnaient de toutes parts, mais Ulinum avait bien entendu
l'avertissement de son soldat. Ils pouvaient enfin se joindre à la guerre et
venger leurs ancêtres comme il l'avait toujours souhaité.
Chapitre 20
Forêt de Luménya.
La bataille faisait rage tout autour d'elle, mais Zenlia ne se laissa pas
distraire. Elle avait un but et comptait bien l'accomplir. Les battements de
son cœur indiquaient qu'Ewen était toujours en vie et qu'il luttait
sauvagement pour un avenir auprès d'elle, ce qui la rassura au plus haut
point.
L'elfe royale le chercha et sourit lorsqu'elle vit Kendrar se battre aux
côtés de ses soldats et des loups. Son aura brillait de mille feux et son kya
était remarquablement puissant.
Ainsi, il a restauré l'usage de la magie en mon absence, conclut-elle.
--- Ma reine, nous ne pouvons pas rester ici, couina le troll qui percevait
juste les sons tellement les kya des elfes s'étaient mélangés.
Sa condition d'aveugle n'était pas propice au terrain de guerre. Zenlia le
prit par la main et l'entraîna tout en cherchant Ewen des yeux et en activant
ses armes magiques. Son épée bleue l'accompagnait toujours dans ce genre
de situation, mais comme elle tenait le troll, elle ne pouvait activer son
bouclier, fait de ce même halo qu'elle avait montré au prince lors de leur
entraînement secret.
Elle continuait de regarder le combat de Kendrar, au cas où il aurait
besoin d'elle, mais il s'en sortait très bien et envoya valser les trois ennemis
qui l'encerclaient avec la foudre verte qui sortait de ses mains.
Deux elfes rouges passèrent juste devant elle, sans la voir. Ces derniers
bataillaient férocement. Un groupe s'était formé entre quelques guerriers
rouges et d'argent qui combattaient aidés de leur magie. Des étincelles et
des explosions naissaient de leurs mains et tombaient sur les elfes noirs, les
brûlant de la tête aux pieds ou leur arrachant des membres qui faisaient
généralement des vols planés au-dessus de la scène de guerre. Le spectacle
était macabre.
Plus à l'est, les panthères étaient toujours debout et causaient de sérieux
dégâts, et bientôt, la plupart des bestioles furent abattues par les mains
expertes d'Ulinum et de Newel qui leur tombèrent dessus avec une dizaine
de loups furieux qui ne demandaient que ça. Les hurlements des montures
des elfes noirs résonnèrent à l'unisson, arrachant une grimace de douleur à
la reine qui continua son parcours tout en blessant le plus d'ennemis
possible.
En rejoignant vivement les bois, Zenlia ne vit pas le danger qui attendait
Kalahar, à une distance respectable de l'endroit où elle se trouvait.
Jaimyr Ier venait de quitter sa falaise, et s'était approché de son fils à pas
feutrés dans cette cacophonie ambiante. Le prince ténébreux était trop
occupé à faire la guerre aux siens, aidé, de ses ombres machiavéliques. Il
avait finalement fait son choix et aidait les elfes des autres mondes à
vaincre ceux des Terres Sauvages. En plein affrontement, Kalahar ne perçut
pas le son crispant de l'acier qui fendit l'air pour venir se planter en travers
de son torse. Du sang noir coula à flots et des gargouillis douloureux se
coincèrent dans sa gorge, l'empêchant de parler ou d'esquisser le moindre
mouvement.
Il tomba à genoux, comme n'importe quel soldat tué au combat sous le
regard amusé de son père qui lui tournait déjà le dos, insensible à son acte.
Alors que la bataille continuait de faire des victimes, la vie de Kalahar le
quittait peu à peu. Le prince s'était douté de pareil acte, mais il avait
toujours cru que Kraken serait celui qui lui ôterait la vie. Cela aurait été
plus facile à accepter. Attristé comme jamais il l'avait été auparavant, il vit
son père s'éloigner, son arme sanglante à la main, sans un regard pour son
héritier. Il aperçut aussi Kendrar à sa droite et à l'opposé, il aperçut un pan
de robe royale qu'il reconnut à l'instant. Il ne connaissait pas le plan de
Zenlia, mais savait que l'elfe mettrait fin à cette guerre, même s'il aurait
préféré la savoir loin et non à quelques mètres de son père qui n'aurait
aucun scrupule à la tuer devant tout le monde.
Il se demanda si la Brume accueillerait un elfe mourant et vulnérable,
coincé sur un champ de bataille. Son esprit tenta de trouver les fines
particules, caractéristiques du voile qui accueillait le peuple de chaque
monde en usant de son kya et aperçut une douce lumière au loin. En tentant
de la rejoindre, Kalahar poussa son dernier souffle seul, oublié de tous et
trahi par sa chair et son propre sang.
Le roi des elfes blancs sentit une lueur quitter son monde au même
moment. Quand Kendrar se retourna, il vit Jaimyr Ier souriant et s'éloignant
à pas vifs de la dépouille de son héritier, indifférent à son acte abominable
et les mains pleines de sang. La rage inonda tous ces pores. Cet être vil et
cruel venait d'assassiner son propre fils et n'arrêterait pas ce massacre tant
qu'il serait en vie. Il lui fallait le combattre et le vaincre afin que tout cela
cesse. Plus personne ne devait mourir ce jour-ci, il y avait eu déjà bien trop
de dégâts...
Il sentit son kya tripler de volume. La magie le submergea, se rependant
dans son corps comme si cela lui avait manqué. Des éclairs sortirent de ses
paumes. La foudre naissante se transforma en une véritable tempête
magique. Plusieurs rivaux s'arrêtèrent de combattre, en voyant un pouvoir si
dévastateur émaner des mains puissantes du roi d'Elbereth qu'ils savaient
redoutable et implacable. Cette même démonstration attira le regard du roi
des Terres Sauvages, et celui d'Ewen, qui reconnut de loin le kya de son
père.
Des vents d'une violence rare, accompagnés d'une forte dose d'électricité,
vinrent frapper le torse de Jaimyr Ier de plein fouet. Celui-ci tomba à la
renverse, mais se releva en riant aux éclats et jugea cette attaque ridicule.
--- C'est tout ce que tu peux faire, Kendrar ? hurla-t-il pour se faire
entendre par-dessus les vents déchaînés. Le manque d'entraînement ne te
réussit pas !
À son tour, le souverain des elfes noirs attaqua en fendant l'air avec sa
main. Une entaille profonde et sanguinolente se profila sur le corps de
Kendrar. Du sang rouge tomba au sol, mais pas pour très longtemps, car
l'elfe blanc utilisa l'énergie de la terre pour se soigner. Le corps et l'esprit de
son peuple avaient toujours été connectés à leur monde, ce terrain était donc
un avantage considérable pour les elfes blancs.
--- Non, répondit Kendrar d'un ton glacial. Ce n'était qu'un échauffement.
Un combat personnel se livra entre les deux rois.
La rage qu'ils ressentaient l'un envers l'autre se reflétait dans leur façon
de porter les coups. Kendrar défendait son peuple, Jaimyr Ier attaquait en
traître pour sauver sa propre peau. Tuer son fils avait été un jeu d'enfant,
mais alors que tous les visages étaient rivés sur lui, il aurait du mal à
échapper à toute cette haine qui l'enveloppait.
Deux elfes leur présentèrent un étui, contenant leur arme de prédilection.
Le combat se ferait sans la magie. Les rois empoignèrent leurs épées avec
hargne et se défièrent du regard. Leur duel allait bientôt commencer, et celui
qui mourrait ferait perdre la guerre à son peuple.
Ewen était horrifié de voir son père assumer cette responsabilité. Il
observa autour de lui, mais les capitaines et leurs militaires ne bougeaient
plus d'un pouce. Si leur roi tombait, ils seraient tués ou réduits en esclavage
; pour rien au monde ils n'empêcheraient le déroulement de ce duel qui leur
assurait un repos bien mérité. Teraën et Newel savaient que Kendrar était
adroit au maniement de l'épée, mais son rival n'était autre que celui qui
avait tué sa femme, ils craignaient qu'il ne perde la tête en croisant les yeux
de l'assassin.
Les coups portés étaient violents et le bruit des lames qui
s'entrechoquaient résonnait dans tous les Monts d'Or. Les deux adversaires
ne se laissaient aucun répit, le combat allait durer des heures.
L'urgence de la situation était telle, que même Zenlia, juchée sur une
falaise, observait, affolée, le tournant qu'avait pris la situation. Connaissant
bien son manuel de l'art de la guerre, elle savait ce qui attendait chaque
souverain et se hâta de commencer son enchantement.
Ce n'est pas de la magie pour petites filles.
La reine des elfes d'argent prononça des paroles dans une langue
inconnue. Sa voix douce était plus rauque qu'à l'accoutumée, comme
transportée par l'enchantement qu'elle s'apprêtait à développer sur le
Bastion Gris.
À quoi sert ce sort ?
À guérir le cœur des gens, ma petite. C'est un chant très puissant que
peu d'elfes peuvent maîtriser.
Du haut de sa falaise, elle voyait deux couleurs prédominer, celles du
sang des deux races. Elle vit de même le corps de Kalahar reposer à ses
pieds et les regards de quelques elfes rouges et d'argent qui l'avaient
reconnue. Il fallait faire vite.
Son sort se transforma rapidement en un chant triste et mélancolique. Ses
notes variaient du grave à l'aigu le plus clair qu'il soit. Elles finirent par
remplir l'espace et sortirent avec une facilité qui en déconcerta plus d'un. Au
sol, plusieurs elfes et loups furent enveloppés d'une bulle invisible qui les
accueillit pour les protéger du mal qui les rongeait. Des elfes noirs
commencèrent à pleurer à chaudes larmes, les elfes rouges déposèrent les
armes à terre, et les blancs et d'argent se serrèrent les uns les autres, en proie
à la confusion.
Ewen sentit son cœur battre, mais pas celui de Zenlia, et il ne comprenait
pas ce qui lui arrivait. La reine s'aperçut du changement. Elle s'était
plusieurs fois demandé si ce sortilège n'était pas un sacrifice de soi, mais la
vie d'une elfe pour celle des mondes était un prix à payer plus que
respectable.
La beauté de son chant était telle que l'animosité entre les rois faillit
disparaître. Rongée par la tristesse d'avoir perdu un allié précieux comme
aurait pu l'être Kalahar, Zenlia trébucha sur une note qui déstabilisa le kya
de Jaimyr Ier. Celui-ci n'avait pu esquisser le moindre geste, alors qu'il
aurait tant voulu décapiter Kendrar qui se trouvait à sa portée.
Cette note, ratée par la reine, lui permit de lever son épée alors que l'elfe
chantait toujours. Cette dernière vit l'éclat de la lame qui allait tuer leur seul
espoir. Elle prévint mentalement Ewen du danger qu'encourait son père. La
puissance du sort la déstabilisait, elle avait eu conscience de son erreur et
redoublait de concentration pour hypnotiser tout le monde à la fois, sauf son
prince.
L'elfe comprit immédiatement le rôle qu'il aurait à jouer et sortit son
arme fétiche, celle qui lui avait été donnée par le souverain des elfes blancs
après son arrivée aux Monts d'Or.
Galla.
L'arme du roi des elfes noirs s'approchait dangereusement, bien qu'au
ralenti, de la tête de Kendrar qui n'avait d'yeux que pour Zenlia tout comme
la centaine de soldats qui l'écoutaient.
Sa chevelure brille encore plus qu'à l'accoutumée, songea-t-il, hypnotisé,
quand Ewen para le coup mortel que son ennemi voulait porter à son père.
--- Ainsi, il ne reste plus que toi et moi, jeune prince. Je t'aurais bien
épargné, mais ton sang est souillé et impur. Si je dois disparaître de ce
monde, j'emporterai ton âme avec moi.
Ewen ne se donna même pas la peine de répondre. Il ne voulait pas lui
donner cette satisfaction et savait que son temps était compté.
Les kyas étant annulés par le pouvoir titanesque de la reine, le combat
entre les deux elfes fut physique. Leurs épées ricochaient et fendaient l'air
avec des sons plutôt mélodieux, même si le chant du combat était porteur de
mort.
Le duel débuta comme le précédent.
Ewen n'était pas à l'aise avec le maniement d'une épée de cette taille. Son
carquois et ses flèches blanches lui manquaient terriblement, mais son arme
finit par s'adapter à ses mouvements. Grâce à ses entraînements avec les
gardes du palais, les coups qu'il portait à son adversaire étaient
impressionnants et déstabilisaient ce dernier.
Jaimyr Ier serrait les dents. L'aura du prince se dessinait petit à petit. Il
commençait à le craindre, car il avait exactement la même que celle du
Kendrar jeune et fougueux qu'il avait connu, et le roi des elfes noirs ne
l'avait jamais vaincu.
Ces elfes blancs, qu'est-ce que je ne donnerais pas pour les détruire...
pensa le souverain, hargneux.
L'arrivée des elfes rouges sur le terrain ne l'avait pas surpris, pas plus que
celle des elfes d'argent. Jaimyr Ier ne savait même pas d'où lui venaient ces
sentiments haineux. Son père, Tebryn, lui avait toujours fait promettre de
prendre le contrôle de tous les kyas, même si son grand-père, Agena III,
avait lamentablement échoué quand il avait tenté de prendre le pouvoir de la
race guidée par Ulinum. Pourquoi se battre ? Une race contre trois, cela
était injuste, mais démontrait la puissance de son armée, et cela lui suffisait.
La magie noire était difficile à contrôler, mais tous leurs sacrifices
s'étaient avérés inutiles, puisque la magie blanche et pure était en train de
les vaincre.
Le roi s'arrêta de combattre, perdu dans ses pensées qui étaient
contrôlées de loin par Zenlia, qui continuait de chanter sur sa falaise. Ewen
fit de même et posa son épée. Si son rival était hypnotisé à nouveau, est-ce
qu'il devrait toujours le combattre ? L'honneur était une qualité respectée et
transmise de génération en génération, que penserait son père ? Aurait-il
condamné l'assassin de sa mère de cette façon ?
Le prince commençait à sombrer de la même manière que son ennemi.
Zenlia lui envoya une décharge pour le secouer. Honneur ou pas, il fallait en
finir.
La noirceur de l'âme du souverain des elfes noir ne peut être sauvée,
entendit Ewen dans sa tête. Il faut en finir. En ce jour !
Cela acheva de le convaincre. Il leva son épée, qui n'était plus que le
prolongement de son bras et l'abattit de toutes ses forces sur la nuque de
Jaimyr Ier qui s'écroula à terre.
Du sang jaillit, mais ce fut le sourire du roi, paisible, qui horrifia le plus
l'héritier.
C'est fini, pensa-t-il. Nous avons gagné.
Épilogue
Lendil : feuille rose et sucrée qui pousse sur la plupart des arbres de la
forêt d'Elbereth.
Monelfe : même titre que « monsieur », mais avec une connotation plus
respectueuse.
La Brume : lieu de repos éternel situé à la frontière des deux principaux
mondes où les elfes qui le souhaitent s'exilent jusqu'à la fin des temps. Il
s'agit d'une promesse de nouvelle vie. La Brume analyse les âmes et décide
elle-même si un elfe a le droit de vivre une vie plus longue et prospère, ou
si, au contraire, il doit mourir. Les elfes noirs ne sont pas directement bannis
par elle. Il existe des sujets qu'elle protège et accueille.
Fées atelières : elles font partie du royaume de Dorenthee. Furent
offertes au père de Kendrar, Magmar I, pour sceller l'amitié des elfes blancs
et d'argent. Depuis, elles demeurent au palais et s'occupent de toutes les
tâches à accomplir.
Le kya : plus communément appelé « l'Esprit de la Nature », il est
présent dans l'âme de chaque elfe et garantit la présence de magie dans un
corps. Elle est considérée comme pure et ne peut être comparée au kya des
elfes noirs qui contrôlent la magie noire. Si je ne parle pas énormément du
kya dans ce roman (il en est de même pour la Brume et les elfes d'eau), c'est
parce que je vais approfondir le sujet dans la suite de « Zenlia ».
Elfes hybrides : ce sont les elfes qui sont nés d'une union entre
différentes races. Par exemple, Lord Asyril est le fruit de l'union d'une elfe
d'argent et d'un elfe d'eau.
Portails : portes qui conduisent à d'autres dimensions. Il y en a partout et
très peu sont répertoriés. La plupart demeurent cachés et seront trouvés par
les différents personnages qui peuplent ce roman.
La synchronisation : la synchronisation est un acte d'amour. Quand deux
elfes se synchronisent, ils ne forment plus qu'un. Selon la relation, ils
peuvent ressentir des émotions en commun, communiquer par la pensée ou
savoir quand l'autre est en danger. De nos jours, cela reste un phénomène
inexplicable que mes personnages se feront un plaisir d'étudier dans la suite
de leurs aventures.
Chêne mauve : il est un des portails les plus puissants d'Elbereth. Ses
feuilles ne tombent jamais, et son tronc possède des saillies que l'on peut
déplacer pour activer sa magie. Il conduit à Dorenthee.
Elfesculteurs : elfes agriculteurs.
Trolls : les trolls sont nés sur des terres dont je ne parle pas dans Zenlia.
Ce sont des créatures malignes, fidèles et très puissantes, qui auront (je
l'espère) un tome qui leur sera dédié.
Galla : Galla est une épée qui a vu de grandes batailles naître. Chaque
souverain qui la possède assure la victoire de son peuple.
À paraître
2 -- Les Sans-âmes
Dans la collection
Elixir of Love - Romance
Leona Brown
Depuis la mort de ses parents, deux ans plus tôt, Anthéa enchaîne les
ruptures sentimentales. Son seul réconfort se résume à son meilleur ami
Eder, toujours présent pour elle.
Pourtant, depuis quelques semaines, l'apparition d'un homme, beau et
ténébreux, dans son miroir, hante ses rêves. Ainsi la comble-t-il de plaisir
au point qu'elle songe sans cesse à leurs étranges et sensuelles étreintes.
Quand Anthéa rencontre l'objet de tous ses désirs, elle ne décèle pas le
mal qui se cache en lui : Azraël, l'ange de la mort. Quelles sont les raisons
de son intrusion dans sa vie ? Quels secrets dissimule-t-il ?
Dans la collection Elixir of Love -
Romance
Sombres Tentations -- Tome 2 : Capitulation
Leona Brown
Valérie Mas
Souviens-toi. Souviens-toi de la neige qui tombait en ce jour froid d'hiver.
Souviens-toi de ses cheveux blonds qui flottaient dans le vent lorsqu'elle
luttait fièrement contre ces fous qui lui lançaient des pierres. Souviens-toi
d'elle. Souviens-toi de Mélisande... Souviens-toi de la sorcière, en 1450...
2017, Emma vit en Amérique et Gabriel en Europe. Des milliers de
kilomètres et un océan les séparent. Rien ne les destinait à se rencontrer.
Rien, sauf une lettre proclamant Emma comme la dernière héritière d'une
famille française dont elle ignorait l'existence. Un héritage vieux de plus de
cinq cents ans... Une porte ouverte sur le XVe siècle. Tous deux vont être
entrainés, malgré eux, dans les méandres du temps et aux côtés de
Mélisande, emprisonnée pour sorcellerie en 1450.
Dans la collection
Elixir of Love - Romance
Supplice
L.S.Ange
Eva de Kerlan
{7}
La synchronisation : la synchronisation est un acte d'amour. Quand deux elfes se
synchronisent, ils ne forment plus qu'un. Selon la relation, ils peuvent ressentir des
émotions en commun, communiquer par la pensée ou savoir quand l'autre est en danger.
Aujourd'hui encore, cela reste un phénomène inexplicable que mes personnages se feront
un plaisir d'étudier dans la suite de leurs aventures.
{8}
La Brume : lieu de repos éternel situé aux frontières de tous les mondes où les elfes
s'exilent jusqu'à la fin des temps. Il s'agit d'une promesse de nouvelle vie. La Brume
analyse les âmes et décide elle-même si un elfe a le droit de vivre une vie plus longue et
prospère, ou si, au contraire, il doit mourir. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les
elfes noirs ne sont pas directement bannis par elle. Il existe des sujets qu'elle protège et
accueille.
{9}
Elles naquirent au royaume de Dorenthee et furent offertes au père de Kendrar, Magmar
I, pour sceller l'amitié des elfes blancs et d'argent. Depuis, elles demeurent au palais de
Kendrar et s'occupent de toutes les tâches à accomplir, mais elles ne peuvent plus utiliser
leur magie.
{10}
Plus communément appelé « l'Esprit de la Nature », il est présent dans l'âme de chaque
elfe et garantit la présence de magie dans un corps. Elle est considérée comme pure et ne
peut être comparée au kya des elfes noirs, qui contrôlent la magie noire.