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Le mage de la

Montagne d’Or
Alexandre Lévine

Le mage de la

Montagne d’Or
Roman

A ys
© 2011
Éditions Artalys
504 rue de Tourcoing — 59420 Mouvaux
http://editions-artalys.com

Illustration et maquette de couverture : Elie Darco


http://elie.darco.outremonde.fr

ISBN 978-2-9538569-0-3
L’enlèvement

Dans la touffeur écrasante de son palais, le roi Yssourak


donnait audience. Le fond de la vaste salle était occupé par deux
trônes identiques, installés côte à côte, pour le roi et la reine, mais
le second était vide car le jeune souverain n’était pas marié. Cette
situation gênante lui donnait l’impression de n’avoir qu’un seul
bras. Il espérait trouver une princesse étrangère ou une compa-
triote, fille de la haute aristocratie du Tourpana, d’une beauté à lui
enflammer les sens, très instruite, excellente poétesse ou
musicienne, prudente et avisée. Cela faisait malheureusement un
peu trop de conditions, d’où la solitude qui l’enserrait malgré le
grand nombre de personnes de son entourage. Ses rêves
refusaient pourtant de le quitter. S'il avait eu des parents, ils
auraient réglé ce problème sans lui demander son avis, mais ils
n'étaient plus de ce monde.
Des bancs de briques couraient le long des murs latéraux,
derrière des colonnades en bois sculptées de bas-reliefs et peintes.
C’était dessus que s’asseyaient, en tailleur, les mages et les
dignitaires laïcs. Les premiers se plaçaient à la droite du roi. Les
seconds se trouvaient à sa gauche, le plus important d’entre eux
étant Ratnassiké, son premier ministre. Un soldat de la garde
royale en armure, avec une épée à la ceinture et une lance à la
main, se tenait debout devant chaque pilier. Puisque la salle était
orientée vers l’est et que les audiences avaient lieu le matin, les
rayons du soleil entraient par la porte d’entrée. Le sol dallé de
marbre ressemblait alors à un lac de lumière.
Yssourak recevait avec bienveillance ses sujets qui venaient
présenter leurs doléances, car il n’avait rien d’un tyran, et le
peuple avait de l'affection pour lui. Le fait qu’il ne fût pas marié
ne signifiait pas qu’il passât ses nuits seul, puisqu'il avait un harem
où il faisait venir les plus belles jeunes filles de son royaume. Elles
étaient choisies parmi les gens du peuple et recevaient le titre de
concubine royale. Elles s’abandonnaient à lui avec plaisir car il
était un fringant jeune homme, un guerrier plein de courage qui
n’hésitait pas à se mesurer aux meilleurs chevaliers de son
royaume. Comme il venait de monter sur le trône et de constituer
son harem, aucune femme ne lui avait encore donné d’enfant.
En ce jour, un étrange visiteur arriva. Le silence tomba comme
si cet homme avait eu la faculté d’absorber les sons, et tout
mouvement s'arrêta. Il portait la tunique blanche que les mages
revêtaient en hiver, beaucoup trop chaude pour cette saison,
serrée par une ceinture. Sa barbe était également blanche bien
qu’il ne semblât guère âgé. Plus exactement, il paraissait séjourner
hors du temps : il était impossible de dire s’il était jeune ou vieux.
Son visage allongé au nez fin et droit était assez séduisant mais
ses yeux sombres avaient quelque chose d’inquiétant, comme un
entrelacs d’ombres dans une forêt profonde au crépuscule. En
regardant ses pupilles, on avait impression de plonger dans des
abysses.
Ce personnage avança jusqu’à une dizaine de pas du roi et le
salua en levant la main droite.
«Je suis le mage Wärsani, déclara-t-il, et je te remercie de
m’accueillir dans ton palais.
— De quel pays viens-tu ? demanda Yssourak. Je ne connais
aucun mage de ce nom dans mon royaume.
— L'endroit où j’habite est désertique et n’appartient à aucun
roi. Je mai pas d’autre maître que moi-même. Je suis venu ici pour
te demander une faveur. »
Wärsani se tut. Le roi dut l’encourager à continuer.
«Il y a dans ton harem une jeune femme qui s'appelle
Kanashka et que tu as choisie comme favorite, déclara Wärsani.
J'aimerais que tu me la cèdes.
— Quoi ? fit Yssourak, qui se demanda si ses oreilles lui avaient
fidèlement transmis les paroles du mage.
— Tu m'as très bien compris, 6 roi. Je souhaite que Kanashka
soit l’une de mes concubines. Je considérerais ce don comme un
très grand honneur de ta part.
— Je ne goûte pas à ta plaisanterie ! s’exclama Yssourak. Mais
es-tu en train de plaisanter ou es-tu fou ? Si tu as perdu la raison,
sache qu’il y a dans mon royaume des maisons où l’on garde les
fous. Je peux te faire conduire à l’une d’elles. Tu y seras bien
traité.
— Je te remercie, 6 roi, mais je pense avoir toute ma raison, et
je ne te demande pas cette faveur sans contrepartie. Si tu me
donnes ta favorite, j’'épargnerai ton royaume de la terreur noire
qui s’abattra bientôt sur toutes les terres. »
Les dignitaires laïcs et religieux commençant à exprimer leur
surprise, la salle fut remplie d’un grand brouhaha. Somakati se
mit debout. Il portait le titre de chapelain royal, ce qui faisait de
lui le plus important de tous les mages. C'était un très vieil
homme à la peau crevassée comme une écorce d’arbre, dont la
barbe abondante semblait compenser la rareté de ses cheveux. Il
se tenait cependant droit, en s’appuyant sur un bâton aussi haut
que lui, et ses yeux brillaient d’un intense éclat qui révélait la
vastitude de son savoir et la vigueur de son intelligence. Son nez
proéminent et aquilin saillait sur son visage comme un piton
rocheux au-dessus d’une plaine. Il était vêtu d’une tunique de soie
blanche très légère qui ne laissait voir que sa tête et le bout de ses
doigts.
« Taisez-vous ! » dit-il en levant son bâton.
Le silence retomba. Somakati s’avança vers Wärsani et plongea
son regard dans le mystère de ses yeux.
«Je connais tous les mages du Tourpana et une partie de ceux
qui habitent hors de nos frontières, déclara-t-1l. Je ne crois pas
qu’un mage disposant d’une quelconque renommée puisse m'être
inconnu, mais je n’ai jamais entendu parler de Wärsani.
— Il est donc temps de combler cette lacune. Tu as beau être
savant, Somakati, il y à un nombre considérable de choses que tu
ignotes. Et je vais te montrer mes pouvoirs. Si le roi fait
immédiatement venir sa favorite, je repartirai avec elle et je
considérerai que l’accord proposé a été accepté. S'il refuse, je
viendrai la prendre cette nuit, et je vous mets au défi de m’en
empêcher. »
Somakati scruta encore le visage de Wärsani, puis il se tourna
vers son souverain pouf lui dire :
«Je sais distinguer un fou d’un homme sain d'esprit, et je
pense que ce mage possède toutes ses facultés. »
Aussitôt, Yssourak se leva et cria:
« Gardes! Emparez-vous de cet homme et jetez-le dans un
cachot, qu’il ne puisse pas s’en échapper ! »
Wärsani fut immédiatement encerclé par une dizaine de
soldats pointant leurs lances vers lui, mais une brusque rafale de
vent les obligea à baisser leurs paupières, et ils crurent sentir une
étoffe les frôler. Quand ils rouvrirent leurs yeux, le mage avait
disparu. Stupéfaits, les gardes reculèrent et jetèrent des regards
tout autour d’eux sans trouver une seule trace de l’intrus.
Somakati fut la première personne à se remettre de sa surprise.
«Nous avons sans doute affaire à quelque puissant démon
déguisé en mage, opina-t-il. Il ne faut pas le sous-estimer. Je vais
demander la protection des dieux. »

Les concubines d’Yssourak vivaient dans les appartements


intérieurs. Ils étaient situés au centre du palais, leurs fenêtres ne
donnant que sur une grande cour intérieure décorée de fontaines,

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de montagnes artificielles et d’une abondante végétation. Le rez-
de-chaussée était le domaine des odalisques ; les concubines
logeaient au premier étage, où elles avaient chacune une chambre.
Celles-ci ne descendaient guère que pour se promener dans la
cour, parmi les massifs de fleurs, ou pour se baigner dans un
bassin. En cette chaude journée printanière, elles ne ressentaient
pas le besoin de porter des vêtements mais elles n’étaient pas
totalement nues car elles conservaient leurs bijoux. Leur buste, à
la taille, était entouré d’un grand « bracelet de ceinture » constitué
d’anneaux d’or. Plus encore, elles dessinaient sur leurs peaux des
marques de couleur, telles que des fleurs ou des oiseaux en vol, de
sorte qu’elles ressemblaient à des œuvres d’art.
Tout n’était pas parfait dans ce petit monde à cause des
inévitables jalousies entre concubines, mais Yssourak, secondé
par ses eunuques, s’efforçait d’y faire régner une certaine
harmonie. Il n’oubliait personne, sachant bien qu’il aurait été
injuste de faire venir une jeune fille dans son palais et de ne
passer aucune nuit avec elle.
Après l’audience, Yssourak se rendit auprès de Kanashka pour
lui apprendre qu’elle était convoitée par un démon, mais les
nouvelles l’avaient devancé, portées par le petit monde des
serviteurs. À son arrivée, le roi trouva plusieurs concubines
réunies autour de sa favorite, dans sa chambre. Elles étaient
assises en tailleur sur des bancs de briques recouverts de tapis et
de coussins qui faisaient également office de lits.
Les concubines se levèrent et s’inclinèrent devant le roi. Elles
quittèrent la chambre pour le laisser seul avec sa favorite, une
grande femme à la peau très blanche et à la chevelure rousse.
Il s’arrêta debout devant elle, le regard attiré de manière
irrésistible par ses seins d’une rondeur sans défaut, et par les
autres courbes de son corps presque virginal. Elle venait de fêter
son dix-neuvième anniversaire. Mais l’heure étant grave, les désirs
qui se levèrent en lui furent rapidement refoulés.

FI
« Durant l’audience, un mage est venu te réclamer, dit-il.
— Oui, je sais, répondit-elle.
— D’après Somakati, c'était plutôt un démon à lPapparence
humaine.
— De quoi avait-il Pair ?
— Un homme aux cheveux blancs, mais sans âge et au regard
très inquiétant. Après coup, je trouve qu’il me glace le sang,
— Tant que cela ?
— J'aurais vraiment frissonné s’il s’était approché de moi. Il a
fait une démonstration de ses pouvoirs en disparaissant sous mes
yeux.
— Qu’as-tu vu exactement ?
— Je ne pourrais pas te décrire toute la scène. Ma vue s’est
brouillée. Un vent s’est levé dans la salle et j’ai eu impression de
distinguer un drap blanc qui ondulait. C'était sa tunique,
probablement. »
Yssourak s’assit à côté de Kanashka et passa un bras autour de
sa taille pour attirer à lui. Comme il avait dénoué sa ceinture et
retiré sa veste de satin à l’entrée des appartements intérieurs, 1l
était torse nu et sentait la peau frissonnante de sa concubine
contre la sienne.
«Ce personnage m'inquiète vraiment beaucoup, reprit-il, mais
tous les guerriers et les mages de mon royaume te protégeront.
— Je n’ai pas entendu dire que tes gardes aient réussi à le
capturer.
— C’est parce que Somakati n’est pas intervenu.
— Et pourquoi a-t-il parlé de ténèbres et de terreur ?
— Je ne sais pas... Mais je ne crois pas qu’un démon solitaire,
même avec d'immenses pouvoirs, puisse mettre à exécution de
telles menaces. Les dieux Pen empêcheraient. »
Les paroles rassurantes d’Yssourak ne parvenaient pas à
chasser les craintes de Kanashka. Bien qu’elle ne fût pas du tout
de caractère faible, elle éprouva le besoin de se serrer plus étroite-

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ment contre son époux. Il la caressa tendrement sur toute la
longueur de son bras gauche.
« S'il revient ce soir pour m’enlever, tu pourras l’en empêcher ?
demanda-t-elle.
— Je te ferai descendre dans les caves, annonça-t-il. Tu seras
rassurée quand tu verras les mesures que je compte prendre.
— Il reviendra vraiment ?
— Somakati l’a pris très au sérieux et je fais confiance à mon
chapelain.
— Tu vas rester avec moi ?
— Oui, cet après-midi, je reviendrai ici. »

Les caves dont Yssourak parlait servaient à entreposer le vin :


le Tourpana en produisait d’excellente qualité car il était le paradis
des vignes. Ce précieux liquide reposait dans d’immenses cuves
où les serviteurs venaient remplir leurs jarres. En ce jour, le roi
avait décidé que plus personne n’y descendrait afin que Kanashka
s’y réfugiât. Pour son confort, il fit installer des tapis, des
coussins, des couvertures et des oreillers. Ces pièces étaient
éclairées par des torches et des lampes à huile. Comme un seul
escalier y menait, elles donnaient une forte impression de sécurité.
Vers la fin de l’après-midi, après une dernière discussion avec
Somakati, Yssourak retourna dans les appartements intérieurs et
se rendit tout droit dans la chambre de Kanashka. À force de
s’enfermer avec cette superbe jeune femme dépourvue de tout
vêtement, son désir s’éveilla et 1l la prit dans ses bras.
«Pas maintenant, fit-elle en le repoussant. Ce n’est vraiment
pas le moment.
— Au contraire, cela nous détendra. Il vaut mieux se distraire
ainsi que d’attendre nerveusement le coucher du soleil. »
Il arriva à faire céder sa favorite, mais tandis qu’il jouissait de
son corps, il se demanda s’il n’était pas en train de le faire pour la
dernière fois.

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Kanashka ne regretta pas de s’être donnée à lui, et ce fut avec
sérénité qu’elle vit s’achever cette journée. Elle prit son dîner avec
Yssourak, non sans un certain appétit. La menace d’enlèvement
semblait s’être évanouie. Une brise chaude caressait mollement les
rideaux de la chambre ; le palais avait la tranquillité d’un lac aux
eaux lisses et une odeur de nard circulant dans les couloirs invitait
au repos de l’âme.
Mais quand le soleil couchant projeta ses braises sur la ville,
Yssourak se raidit.
« Il est temps d’y aller », déclara-t-il.
Kanashka lui obéit sans prononcer un mot. Comme il faisait
assez frais dans les caves, elle revêtit une jupe et un corsage, et
quand elle sortit dans les couloirs, elle trouva son groupe d’amies
vêtues de la même manière.
« Je vous accompagne jusqu’en bas, dit le roi, mais je n’irai pas
dans les caves avec vous. Je vais en surveiller l’entrée. »

Devant l'unique porte, Kanashka se retourna vers son époux


et le regarda avec une émotion qui ébranla tout son être. À ce
moment, il était devenu impossible de ne plus prendre Wärsani au
sérieux, bien qu’il fût resté totalement invisible.
«Tout se passera bien, promit le roi sans être entièrement sûr
de ce qu’il disait. Nous nous retrouverons demain. »
Il étreignit Kanashka, qui lui était tombée dans les bras, puis
elle ouvrit la porte et fit descendre ses amies. Ensuite, elle
s’enferma avec une clé qu’elle garda sur elle.
Se doutant qu’elles n’arriveraient pas à trouver le sommeil, les
concubines avaient apporté des jeux et des instruments de
musique pour passer le temps, mais elles s’adonnèrent d’abord à
la conversation.
Kanashka regarda les murs de terre qui l’entouraient. Ils la
rassurèrent un court instant.
«Comment quelqu'un pourrait-il s’introduire ici sans passer

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pat la porte ? se demanda-t-elle à haute voix. Et même s’il en était
capable, comment pourrait-il me sortir de là ?
— Wärsani est extrêmement puissant, opina une blonde un peu
grassouillette. Je regrette de ne pas lavoir vu mais ceux qui étaient
dans la salle du trône disent qu’il y a en lui quelque chose de
terrifiant.
— Arrête de parler ainsi! la réprimanda une petite brune
appelée Outawartta. Tes paroles risquent de l’attirer à nous. »
Les concubines gardèrent le silence pendant quelques instants,
aux aguets. Mais le calme habituel régnait dans les caves. La peur
que Wärsani avait suscitée commençait à perdre de sa substance.
Yssourak avait disposé des soldats de sa garde, armés
jusqu'aux dents, près de la porte et dans tous les couloirs y
conduisant. Tout son palais était en alerte. Quant à Somakati, sans
participer lui-même à la surveillance, il avait donné des
instructions à d’autres mages.
Ceux-ci sacrifièrent un bouc et répandirent son sang en un arc
de cercle autour de la porte. Ils s’assirent sur des tapis, des deux
côtés, pour psalmodier des incantations. De l’encens brüûlait en
répandant une puissante odeur. Nul esprit et nulle créature
vivante ne pouvait franchir ce demi-cercle.
Enfermé dans la solitude de son angoisse, Yssourak faisait les
cent pas, une épée battant sa hanche. Face à Wärsani, elle serait
une arme assez dérisoire, mais il ne pouvait pas s’en passer. Il
s’arrêtait devant la porte des caves et fixait son vantail de bois
rouge, puis il repartait errer dans les environs. Il s’asseyait parfois
mais se remettait immédiatement debout.
Kanashka s’était mise à jouer aux échecs avec une amie. Les
autres concubines les regardaient en silence. Puisque tout restait
calme, leur inquiétude diminuait lentement. C’est alors qu’un
léger souffle leur caressa le visage. L’éclat des torches augmenta,
leurs flammes frétillant comme des oiseaux effarouchés.
« Qu'est-ce qui se passe ? » demanda lune des jeunes femmes.

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Kanashka suspendit le geste qu’elle s’apprêtait à faire. Imitant
ses amies, elle leva la tête pour observer la pièce. Brusquement, le
souffle se transforma en une véritable tempête, puis comme dans
le désert, de fins grains de sable giflèrent les visages. Les
concubines se protégèrent les yeux et retinrent leur respiration.
La tempête se calmant aussi vite qu’elle était apparue, elles
relevèrent la tête et jetèrent des regards étonnés autour d’elles. La
pièce était propre ; il n’y avait de sable nulle part.
Quant à Kanashka, elle avait disparu.

Somakati s'était posté sur l’un des toits en terrasse du palais et


observait la voûte céleste, où les étoiles brillaient comme une
poudre détachée du soleil.
Il portait son grand bâton et une tunique plus épaisse pour
affronter la relative fraîcheur de la nuit. À son âge, cette veille lui
demandait un grand effort, mais il savait que s’il s’était couché, il
n'aurait pas pu s’endormir. Alors il se tenait tel une sentinelle sous
la voûte céleste.
Les maisons de Tsärkalina, la capitale du Tourpana, émer-
geaient comme des voiles de navires d’une mer de ténèbres. Elles
se recouvraient peu à peu d’un sommeil paisible.
Dans le silence de cette nuit, un jeune mage tenant compagnie
à Somakati lentendit pousser un soupir.
« C’est déjà fini, murmura-t-il.
— De quoi parles-tu, maître ?
— Âs-tu vu cette ombre passer sous les étoiles ?
— Non.
— Alors il faudra aiguiser ton regard. Kanashka n’est plus ici. »

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IT

Dans la montagne

Quand Kanashka retira les mains de ses yeux, elle vit qu’elle ne
se trouvait plus au même endroit. Elle était assise sur un épais
tapis, non pas par terre ni sur un banc, mais sur un lit. Quatre
murs dépourvus de fenêtres l’entouraient. Cette pièce était
éclairée par un petit globe de cristal suspendu près de la porte, qui
émettait une lumière vive et blanche. Un mage était assis sur un
banc contre un mur et l’observait avec attention, le visage vide de
toute expression.
Kanashka comprit immédiatement que son enlèvement avait
réussi et qu’elle se trouvait face à son ravisseur.
« Es-tu le mage Wärsani ? demanda-t-elle.
— Oui.
— Pourquoi m’as-tu enlevée ?
— Parce qu’il me plaisait de prendre la favorite du roi du
Tourpana.
— Il n’y à pas d’autre raison ?
— Non.
— Que vas-tu faire de moi ?
— Tu deviendras l’une de mes concubines. Elles sont nombreu-
ses mais je ne peux pas te les présenter maintenant car elles sont
en train de dormir. »
Mue par une brutale impulsion, Kanashka se leva et se dirigea
vers la porte, qu’elle essaya de pousser. Aucun mouvement ne se
produisit, comme Ç’avait été une fausse porte en briques peintes.

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« Je suis prisonnière ? fit-elle.
— Non, je t'invite seulement à passer ta nuit dans cette
chambre. Dès demain à l’aube, tu pourras te promener librement
dans ma modeste demeure, et même au-dehors. Tu verras que
c’est un lieu très agréable. Regarde autour de toi. Pour le cas où tu
autais faim, j'ai fait disposer un plateau de fruits. Il y a aussi des
boissons. Ici, tu ne trouveras que des choses délicieuses à manger
et à boire. Tu ne regretteras pas ton ancienne vie. »
Un grand plateau en argent était en effet posé sur un coffre.
Kanashka disposait de tout le confort nécessaire bien que le
mobilier fût plutôt rare, mais c'était aussi le cas dans les maisons
du Toufpana. La richesse ne se mesurait qu’à la splendeur des
boiseries, des rideaux, des tapis et des coussins.
Kanashka, en plus d’être une grande et belle femme rousse,
avait Pesprit vif. C’était cette qualité qui lui avait permis de
conquérir le cœur d’Yssourak. Elle répliqua donc très rapide-
ment :
«Mais que fais-tu de mon amour pour le roi? Crois-tu qu’il
me plaira d’être séparée de lui ?
— Si ton amour te tourmente, je te ferai boire un simple philtre
et tout sera oublié. »
L’impassibilité de Wärsani déconcerta un court instant
Kanashka.
« Tu peux donc transformer les gens en des marionnettes ? fit-
elle.
— Oui, jai ce pouvoir, mais dans la mesure du possible, je ne
m'en sers pas. J’apprécie qu’une femme me montre son vrai
tempérament. »
Wärsani se leva avec nonchalance, se dirigea vers la porte et y
posa la paume de sa main. Le vantail s’ouvrit de lui-même comme
s’il avait été vivant, puis le mage sortit.
Il avait prouvé l'étendue de ses pouvoirs en enlevant Kanashka
malgré les mesures qu’Yssourak avait prises. Pourtant, quand il

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s'était trouvé près d’elle, il avait eu toutes les apparences d’un
homme normal. Son air inoffensif l’avait rassurée mais il restait
en elle quelques traces d’angoisse.
Kanashka n’avait aucune envie de dormir mais puisqu’elle
n'avait rien d’autre à faire, elle s’allongea sur le lit sans retirer ses
habits ni même ses sandales. Ses pensées roulèrent dans sa tête
comme les vagues d’une mer en furie, puis elles s’apaisèrent et
elle finit par fermer les yeux. Le sommeil l’'emporta vers ses
rivages mystérieux.
Ce furent des rires de femmes qui la réveillèrent. Elle s’aperçut
alors que la porte de sa chambre était ouverte et elle entrevit un
bref chatoiement de robes de soie. Se levant prestement, elle
sortit de sa chambre et arriva dans un couloir. Les femmes qu’elle
avait entendues s’éloignaient à une dizaine de pas devant elle, en
continuant leurs bavardages insouciants et gais. Elle les suivit.
Le couloir était long et scandé par des escaliers de cinq à dix
marches, tous ascendants. De nombreuses portes s’ouvraient dans
ses murs. De furtifs coups d’œil permirent à Kanashka d’entre-
voir des chambres semblables à la sienne, la plupart vides,
certaines occupées par des femmes. Arrivée au bout du couloir,
elle entra dans une immense salle dont la somptuosité lui coupa le
souffle.
Comme il n’y avait aucune ouverture, Kanashka estima qu’elle
se trouvait dans une montagne ou dans les profondeurs de la
terre. Le plafond était soutenu par plusieurs rangées de colonnes
si grandes que seules trois personnes se tenant par la main
pouvaient en faire le tour, et il était incrusté de joyaux
multicolores brillant comme des petits soleils. L’essentiel de la
lumière provenait de ces cristaux. Les colonnes paraissaient être
en marbre mais l’on y voyait des veines d’or. Les arcs qui se
rejoignaient sur les voûtes étaient également émaillés de dorures
éblouissantes. Ce n’était pas là le plus étonnant: un ruisseau
coulait sur toute la longueur de la salle et son eau alimentait des

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bassins délimités par des murets, où nageaient des poissons. Il
s'agissait de créatures fantastiques, aux écailles transparentes, qui
émettaient de vives lueurs rouges et bleues.
N’en croyant pas ses yeux, Kanashka se pencha sur l’un des
bassins et observa ces créatures pendant un bon moment. Si elles
n’avaient pas été lumineuses, elles auraient été des poissons tout à
fait ordinaires. Elles erraient seules ou par groupes, fuyant
Kanashka quand elle plongeait une main dans l’eau. Certaines
d’entre elles, plus petites que les autres, étaient manifestement des
alevins. Mais les lumières qu’elles émettaient étaient si vives
qu’elles éclairaient d’en bas les piliers de la salle.
Le bruissement de l’eau emplissait les oreilles de Kanashka
d’une douce musique. Il y avait toutefois beaucoup d’autres bruits
car cette salle était de toute évidence un important lieu de vie
commune. Elle était meublée de lits et de bancs, ainsi que de
chaises et de tables, mobilier plutôt exotique pour une
Tourpanaise. De la vaisselle était rangée sur des étagères. IL y avait
aussi une grande quantité de livres et de rouleaux. En regardant
les visages, les costumes et les coiffures des femmes, Kanashka
vit qu’elles provenaient de nombreux pays, voire du monde entier.
Des bribes de langues qu’elle ne comprenait pas lui parvenaient
de temps en temps. Ces femmes avaient naturellement tendance à
se regrouper par pays d’origine.
Cette petite société comprenait un autre élément inconnu du
harem d’Yssourak : de nombreux enfants. Certains, qui venaient
de naître, tétaient le sein de leur mère. D’autres, plus âgés,
s’amusaient à courir entre les colonnes et les bassins en faisant
résonner leurs rires. Aucun d’eux n’avait plus de dix ans.
Toutes ces femmes étaient jeunes et d’une grande beauté, mais
tandis qu’elle se promenait parmi elles, Kanashka vit arriver une
femme plus âgée. Elle devait avoir une quarantaine d’années et
portait un costume tourpanais constitué d’une longue jupe et d’un
cofsage à manches courtes, au vaste décolleté.

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« Bienvenue à toi. Je m'appelle Yatishka, déclara-t-elle. Comme
tu peux le voir, nous sommes compatriotes. »
Kanashka la salua et se présenta en ne donnant que son nom.
Elle ne révéla pas qu’elle était la favorite du roi du Tourpana,
sentant que le passé de ces femmes ne comptait pas. Elles
vivaient dans l’oubli de leur ancienne vie. Étre la compagne d’un
roi que Wärsani avait réussi à enlever n’était d’ailleurs pas une
gloire dont elle pouvait se vanter.
« Tout le monde peut voir que tu es nouvelle ! fit Yatishka en
riant. Tu sembles complètement perdue. »
Il y avait dans son tempérament un côté chaleureux et pétillant
qui plut beaucoup à Kanashka.
«Il est étonnant de voir tant de monde, n'est-ce pas ? dit
encore Yatishka.
— Oui.
— Wärsani est un collectionneur. Il aime prendre tout ce qui est
beau en ce monde, et pas seulement pour le plaisir des yeux. Sais-
tu qu’il peut inséminer une bonne vingtaine de femmes en une
seule nuit ?
— Les enfants qui se trouvent dans cette salle sont tous les
siens ?
— Oui, tous. Comme il visite chaque nuit de nombreuses
concubines, il ne dort pas avec elles. Il leur fait amour et s’en va.
Cela ne dure que quelques instants.
— Es-tu à lui ? Tu me parais plus âgée que les autres.
— Je suis à son fils, Narantewé. C’est le seul garçon qu’il ait eu
de sa première femme, sa seule véritable épouse. Narantewé
possède beaucoup moins de concubines que son père mais il les
garde plus longtemps.
— Alors Wärsani est humain. Je veux dire qu’il nest pas un
démon. »
La réaction de Kanashka fit rire Yatishka.
« Wärsani est assez particulier mais il est humain. Je vais te

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faire visiter les lieux... à moins que tu ne veuilles d’abord faire ta
toilette. Je vois que tu viens tout juste de descendre du lit.
— Non, cela peut attendre. Dis-moi, est-ce que lon peut
sortir ?
— Bien sûr !Je vais te conduire dehors. »
Yatishka prit Kanashka par la main. Les autres femmes ne
faisant guère attention à elle, elle était heureuse d’avoir la
compagnie de cette « doyenne », assez âgée pour être sa mère.
«Tu remarqueras la grande quantité de manuscrits, déclara
Yatishka. La lecture est l’un des plaisirs préférés de Wärsani. C’est
un érudit qui parle couramment une bonne quinzaine de langues.
Ses journées sont très bien réglées: le matin, il passe la plus
grande partie de son temps à lire. L’après-midi, 1l part en voyage.
La nuit, il s’adonne à l’amour ou à d’autres occupations assez
mystérieuses.
— Il est toujours absent l’après-midi ?
— Oui.
— Pendant ce temps, ses concubines sont libres de faire ce
qu’elles veulent ?
— Leur liberté est quasiment totale. Tu dois cependant savoir
qu’il n’y à pas d’esclave ici pour te servir. Toutes les femmes
présentes ont le même statut. Elles doivent donc s’organiser pour
faire vivre leur petit monde. Ce sont naturellement les plus âgées
qui acquièrent une certaine prééminence. En cas de conflit,
Wärsani intervient, et je peux t’assurer qu’il a de l’autorité. »
Entraînée par Yatishka, Kanashka longea le ruisseau, qui
coulait tout droit vers la sortie. Des ponts l’enjambaient, plus
décoratifs qu’utiles, car pour qui ne rechignait pas à se mouiller
les pieds, le franchissement du ruisseau était très facile. Tout en
marchant, Kanashka continuait à observer la salle. Par-delà sa
splendeur, quelque chose la frappa au point de lui donner le
vertige: c'était son ancienneté. Les souvenirs d’innombrables
siècles sommeillaient entre les colonnades. Peut-être la mémoire

22
de l’humanité s’y trouvait-elle, et même celle d’époques antérieu-
res.
«Qui à construit cette salle? s’enquit Kanashka. Est-ce
Wärsani ?
— Pas du tout! Elle existait bien avant lui. C’est une race de
nains aujourd’hui disparue qui l’a creusée. Cela remonte très loin,
à une époque où les hommes m’étaient pas encore les maîtres de
la terre. Wärsani n’a fait que prendre possession de cet héritage.
— Ces lieux étaient déserts avant son arrivée ?
— Je ne dirais pas cela. Des créatures étranges vivaient ici mais
Wärsani les à repoussées dans les profondeurs. D'ici, on peut
descendre très bas dans les entrailles de la terre. Il y a des lieux où
je ne suis jamais allée malgré mes vingt années de présence. On
raconte même que cette montagne communique avec l’Autre
Monde. Des femmes qui se sont aventurées dans les cavernes les
plus profondes ont entendu des murmures et des gémissements.
Ce seraient ceux des morts. »
La voix de Yatishka s’assombrit pour la première fois.
«Wärsani n’empêche-t-il pas ses concubines de descendre?
demanda Kanashka.
— Comme je te lai dit, leur liberté est très grande. Elles
peuvent aller où elles veulent.
| — Est-il arrivé que certaines ne reviennent pas ?
— Pas à ma connaissance mais il n’est pas impossible que cela
se soit produit. Les femmes ne sont généralement pas assez
téméraires pouf s’aventurer trop loin.
— Les poissons lumineux font-ils partie de ces créatures dont
tu parlais ?
— Oui. Comme ils sont plaisants à voir et tout à fait inoffensifs,
Wärsani les a conservés. »
Les deux femmes quittèrent la salle par un long couloir plongé
dans une semi-obscurité. La lumière du jour apparaissant à son
extrémité montrait que Kanashka se trouvait bien dans une

za
montagne. On ne débouchait pas directement sous le ciel mais
dans une autre salle qui avait toutes les apparences d’une
immense caverne naturelle. Sa voûte m'était soutenue par aucun
pilier. Du mobilier y avait été installé pour permettre aux
concubines d’y séjourner.
«Le royaume des femmes ! s’écria tout à coup Kanashka. Toi
qui es Tourpanaise, tu as dû entendre parler de ce pays où ne
vivraient que des femmes. Est-ce que nous y sommes ?
— Je ne sais pas si ce pays appartient à la légende ou à la réalité,
répondit Yatishka. Ce que je sais, c’est que les gens du dehors ne
connaissent certainement pas lexistence de cette montagne, ou
en tout cas, qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’elle contient. Il ny à
pas de communication possible avec le monde des hommes. »
Kanashka put tout de suite vérifier l’exactitude de ces propos.
Plissant les yeux sous la lumière du soleil, elle découvrit un chaos
de montagnes majestueuses, dont les sommets rocailleux étaient
couverts de neige. Certains étaient entourés de nuages et l’on
devinait qu’ils étaient giflés par un vent glacial. Au Tourpana, où
le ciel était presque toujours bleu, les gens n’avaient pas l'habitude
de voir des nuages. Le ciel était d’une très grande pureté, son azur
devenant presque sombre. En bas, les versants étaient tapissés de
forêts et les vallées étaient si profondes que l’on n’en voyait pas le
fond.
Le ruisseau arrosant la grande salle, après avoir franchi un
conduit voûté, sortait par la caverne puis descendait vers la vallée
en cascadant, entouré d’une brume sur laquelle les rayons du
soleil dessinaient ici et là de petits arcs-en-ciel. Sur son parcours,
des terrasses et des bassins avaient été construits. Ce paysage
artificiel était agrémenté par quelques arches de pierres dont
l'usure témoignait de l’ancienneté. Un peu plus loin, une herbe
drue poussait, jonchée de fleurs aux couleurs éclatantes que
Kanashka ne reconnaissait pas. Une délicieuse fraîcheur émanait
de cette végétation. Ces pelouses s’étendaient jusqu’aux pieds de

24
grands conifères si serrés qu’ils recouvraient d’obscurité un sol
parsemé de pierres et de rochers. Certaines concubines étaient
descendues à la limite de cette forêt, où elles faisaient jouer leurs
enfants.
«Au-delà de ces arbres, le versant devient très abrupt, dit
Yatishka. Si lon parvient à descendre jusqu’à la vallée, on y
rencontre une rivière impossible à traverser. Il se peut que des
chasseurs rôdent de temps en temps dans les environs mais aucun
d'eux n’est jamais arrivé ici. J'ajoute qu’il vaut mieux ne pas
s’aventurer sans être armé dans ces forêts car on risque d’y
rencontrer des ours, des tigres ou des léopards. Et la nuit, c’est
encore plus dangereux.
— C’est ainsi que nous sommes prisonnières tout en étant
libres de nos mouvements, fit Kanashka.
— Oui, on peut le dire.
— Mais où sommes-nous? Il existe de hautes montagnes à
l’ouest du Tourpana, les Monts Célestes. Est-ce que nous y
serions ?
— Je crois que nous nous trouvons plus loin mais je ne peux
pas dire où. C’est une question à laquelle Wärsani et son fils
refusent toujours de répondre. »
Kanashka ne fut pas convaincue par les propos de Yatishka.
Sans savoir pourquoi, elle gardait la conviction de se trouver dans
les Monts Célestes, et donc de ne pas être partie très loin de chez
elle.

25
III

La fille aux serpents

Les journées passèrent mais aucune nouvelle de Wärsani et de


sa victime ne parvint aux oreilles du roi. Yssourak aurait pris sa
venue pour un mauvais rêve si Kanashka n’avait pas disparu
corps et âme. Curieusement, les questions que les mages avaient
posées aux dieux étaient restées sans réponse. On ne savait que
faire dans une telle situation. Comme Yssourak s’attendait à ne
jamais revoir son ancienne favorite, il avait donné ce titre à
Outawartta. À cette occasion, il lui offrit un festin.
À l'approche de l'été, la chaleur était devenue accablante mais
les épais murs d’argile du palais royal protégeaient les invités des
rais brülants du soleil. Les rares personnes qui marchaient encore
dans les rues essayaient de les éviter en rasant les murs. Dans la
grande salle du palais toute décorée de jade et d’or, les convives
étaient vêtus de soieries et de gazes. Les hommes portaient des
vestes de brocart pour faire étalage de leurs richesses. Quant aux
femmes, toutes venues du harem, elles n’étaient habillées que de
jupes, mais elles ployaient sous les bijoux, leurs colliers voilant
presque leurs seins. Au milieu de la salle, une dizaine de jeunes
filles vêtues à peu près comme elles dansaient sur d’épais tapis de
laine. Leurs jupes de gaze à plusieurs panneaux cachaient mal
leurs jambes. Elles étaient accompagnées par un orchestre de cinq
musiciens assis par terre.
Les convives s'étaient installés en tailleur sur des bancs de
briques recouverts de tapis et de coussins, d’un peu moins d’un
mètre de haut. C'était là, juste devant eux, que les plats et les

26
coupes étaient disposés. Des serviteurs apportaient sans cesse de
nouveaux mets en se faufilant comme des ombres le long de ces
bancs. Yssourak mangeait tout en bavardant avec Outawartta,
assise à sa gauche, et avec son premier ministre Ratnassiké, assis à
sa droite, mais il n’oubliait jamais de donner de temps en temps
un coup d’œil aux danseuses, qui offraient leurs corps à son
regard comme des fleurs offrent leurs couleurs et leurs senteurs
aux abeilles.
Yssourak commençait à être rassasié quand une portière — car
les Tourpanais confiaient la garde des portes aux femmes — arriva
pour lui annoncer une visite :
« Sire, une jeune fille demande à te rencontrer.
— Quoi ? Maintenant ? fit Yssourak avec étonnement.
— Elle sait qu’il y a un festin mais elle dit qu’elle ne peut pas
venir à un autre moment.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Astarya.
— Pourquoi veut-elle me voir ?
— Elle dit que c’est au sujet de Wärsani. »
Yssourak eut un geste incontrôlé qui faillit envoyer une coupe
de vin par terre. Il fit immédiatement un signe à la portière,
laquelle s’empressa d’aller chercher la visiteuse. Les musiciens
s’arrêtèrent de jouer et les danseuses se rangèrent des deux côtés
de la porte. Un silence complet tomba; ceux qui avaient de la
nourriture dans la bouche s’empressèrent de l’avaler.
Quand Astarya arriva, tout le monde fut pétrifié, car on aurait
dit que le soleil avait pénétré dans la salle. C’était une jeune fille
toute menue, à laquelle on ne donnait qu’une quinzaine d’années,
mais elle était d’une beauté onirique et stupéfiante. Ses lumineux
cheveux blonds descendaient librement le long de son dos en une
cascade de lumière, jusqu’à la hauteur des reins. Son front était
ceint d’un diadème doré au milieu duquel une étoile en diamant
brillait. Personne n’avait jamais vu de plus précieux joyaux. À

27
chacun de ses poignets, se trouvait un bracelet d’or qui remontait
le long de son avant-bras en prenant la forme d’un serpent, et les
yeux de ces reptiles étaient des rubis. Des serpents d’or enser-
raient aussi ses chevilles. Elle mavait pas d’autre bijou, ce qui
contrastait fortement avec les concubines royales, mais sa beauté
n’y perdait rien. Chacun de ses pas laissait entrevoir une jambe
qui avait la pureté du jade et l’éclat d’une eau arrosée de soleil. Sa
jupe et son corsage étaient constitués de plusieurs épaisseurs de
gaze bleue. Comme ses yeux, ils paraissaient être des morceaux
d’azur décrochés du ciel. Ce costume plutôt étrange, inconnu au
Tourpana, la désignait comme une étrangère.
Astarya s’avança jusqu’au roi et se plaça devant lui. Elle leva la
main droite pour le saluer alors qu’elle aurait dû se prosterner
jusqu’au sol. Dès que Passistance fut revenue de son étonnement,
elle remarqua cette grave entorse à l'étiquette. Les plus promptes
à réagir furent les concubines d’Yssourak, qui avaient toutes
impression de se trouver au bord d’un gouffre, prêtes à y être
poussées et à tomber dans l’oubli. Aucune d’elles n’était capable
de rivaliser avec Astarya bien qu’elles fussent considérées comme
les plus belles filles du royaume.
« Quelle est cette impudente qui ose saluer le roi comme un
égal ! s’écria Outawartta, le visage rouge de colère. Qu’on la jette
dehors ! »
Yssourak tenta de la calmer en mettant une main sur son
épaule.
« Laisse-moi d’abord l’interroger, dit-il. Astarya, ne sais-tu pas
que tout sujet doit se prosterner devant son roi ?
— Je le sais mais je ne suis pas ton sujet.
— Les ambassadeurs doivent également le faire.
— Je ne suis pas une ambassadrice. »
Le roi remarqua qu’elle parlait le tourpanais sans aucun accent.
« Qui es-tu donc ? demanda-t-il.
— Qui a le droit de te saluer comme je lai fait ?

28
— On ne répond pas au roi par une devinette ! » s’écria de
nouveau Outawartta.
Astarya la regarda avec un sourire en coin.
«Je ne suis pas venue ici pour rivaliser avec toi, répondit-elle
sereinement, ni avec une autre femme du harem. Là n’est pas ma
place. »
Pendant ce temps, Yssourak avait réfléchi en mettant une main
à son menton. Il comprit ce qu’Astarya avait voulu dire:
« Tu veux parler des mages, n’est-ce pas ? Es-tu donc une fille
de mage ?
— Oui, Sire.
— Comment s’appelle ton père ?
— Il est inutile que je te donne son nom car il ne t’évoquerait
rien : nous ne sommes pas d'ici. Tu sais maintenant que je n’ai pas
contrevenu à l'étiquette. Acceptes-tu que je m'installe et que je
t’expose le sujet de ma visite ? »
Il navait échappé à personne qu’Astarya s'était amusée en
déclarant n’être «pas d'ici». Elle avait du mal à réprimer son
sourire. Yssourak jeta un regard circulaire sur la salle, où un
silence absolu continuait à régner. L'assistance semblait avoir
oublié de respirer.
«Outawartta, veux-tu céder la place à notre invitée ? »
demanda le roi.
La favorite accepta de descendre du banc, non sans cacher son
mécontentement.
«Méfie-toi d’elle et de tout ce qu’elle te dira, déclara-t-elle.
Regarde ses bijoux : elle se présente elle-même comme une
femme-serpent. C’est le symbole de la ruse. Et une personne qui
prétend savoir quelque chose sur Wärsani ne peut qu’avoir la
même nature ténébreuse que lui. à moins qu’elle ne soit une
déesse.
— Nous verrons cela », répondit le roi.
Astarya prit place à côté de lui tandis qu'Outawartta allait se

29
rasseoir plus loin. Tous les sens du roi étaient troublés. Des
sentiments amoureux l’assaillaient et faisaient battre son cœur de
manière incontrôlable. Il émanait d’Astarya un parfum totalement
indéfinissable, issu de son propre corps et non d’une quelconque
plante. En regardant ses bras nus et la partie supérieure de sa
poitrine, Yssourak prit conscience d’une anomalie: ils ne
portaient aucune trace de bronzage. Sur ces terres brûlées par le
soleil, c’était très surprenant. Astarya ne sortait-elle jamais ?
«Il y à ici de la viande de gibier et une grande profusion de
légumes et de fruits, déclara-t-il. Sers-toi à volonté.
— Je t'en remercie, Sire, mais je me contenterai d’un peu de
vin ».
Astarya trempa ses lèvres dans une coupe en or, qu’elle posa
rapidement devant elle. Elle regarda ensuite le roi et parla d’une
voix claire, de manière à être entendue par tout le monde :
«Il y a quelques semaines, tu as reçu la visite du mage Wärsani.
Il a malheureusement quitté ton royaume en emmenant ta
favorite Kanashka.
— Comment le sais-tu ? demanda aussitôt Yssourak.
— Quand tu m’auras suffisamment connue, Sire, tu sauras que
je suis très bien informée sur beaucoup de choses, et pas
seulement sur Wärsani. Je suis venue pour te faire prendre
conscience des dangers qu’il représente pour ton royaume.
L’enlèvement de Kanashka était le moindre des maux qu'il
pouvait te causer. Tu as peut-être remarqué que de plus en plus de
caravanes voyageant dans le désert disparaissent.
— Nous sommes au printemps. C’est l’époque des tempêtes de
sable.
— Mais tu sais que ces tempêtes, ce sont les démons qui les
provoquent. Il y a aussi beaucoup de bétail, et parfois aussi des
hommes, dévorés par les bêtes sauvages.
— Ces faits m'ont été rapportés et j’ai ordonné à des chasseurs
de faire des battues. Il doit y avoir quelques tigres ou quelques

30
loups qui rôdent sur mes terres.
— Les profondeurs de la nuit sont hantées par des créatures
beaucoup plus terrifiantes que les tigres et les loups. Elles se
répandent dans les campagnes au crépuscule et n'hésitent plus à
venir aux abords des villages pour s’abreuver de sang chaud. »
Les convives commençaient à prêter plus d’attention aux
paroles d’Astarya qu’à sa beauté. Tandis qu’elle parlait des
créatures de la nuit, une légère obscurité parut envahir la salle
comme un oiseau noir.
« À présent, tous ces démons obéissent à une seule et même
personne, continua-t-elle. Une personne qui vit dans une
montagne hors de ton royaume et dont la puissance ne cesse de
croître. Il s’agit de Wärsani.
— J'ai interrogé les dieux à son sujet mais ils n’ont pas répondu.
— Même les dieux ne peuvent rien contre lui. Il n’obéit plus
qu’à ses propres lois. Il est immortel et invincible. Aucune arme,
terrestre ou céleste, ne peut transpercer sa peau, et il ne craint
aucun sortilège. Il n’a qu’un seul point faible : ce sont ses yeux.
Mais il n’est pas facile de les atteindre.
— Comment sais-tu cela ?
— Sans être une déesse, je suis très proche des dieux.
— Que veux-tu dire ? Es-tu, oui ou non, une déesse ?
— Quand je suis née, j'étais une fille ordinaire. C’était 1l y a plus
de huit cents ans ».
Le silence qui suivit cette révélation fut aussi impénétrable que
les profondeurs de la terre.
«Je veux bien te donner quelques renseignements sur moi,
mais je suis venue te parler de Wärsani, reprit Astarya. Comme
moi, il était un mortel, et il est né ici-même, au Tourpana. Il est
parti dans les montagnes après la mort de son souverain. Dans sa
retraite, il a progressivement accru ses souffles vitaux et il a volé
l'élixir des dieux. En réalité, il n’y à pas un seul de leurs secrets
auxquels il n’ait eu accès. C’est ainsi qu’il a acquis Pimmortalité.

31
Toute la puissance du ciel s’est concentrée en lui mais il Putilise
pour dominer les forces des Ténèbres.
— Que veut-il ?
— Ce dont beaucoup d'hommes rêvent : la domination.
— Et tu as décidé de l'arrêter ? C’est pour cela que tu es venue
me voir ?
— Exactement. Je veux m’opposer à lui parce que je pense qu’il
est en train de sombrer dans la folie. Et je ne veux pas que les
Ténèbres se répandent sur le monde. Tu devras un jour
l'affronter, mais avant, il y a des précautions à prendre. Tu dois
ordonner à tous les villages de renforcer leurs palissades et aux
paysans de ne plus sortir la nuit. Il ne suffit plus d'envoyer des
chasseurs dans les campagnes, mais des escouades de cavaliers
sont nécessaires. Tu devrais également restreindre les déplace-
ments des caravanes car les richesses qu’elles transportent se
retrouvent dans la montagne de Wärsani. Il a également enlevé
beaucoup de femmes. Kanashka n’est que l’une d’elles. »
Yssourak hocha la tête.
«Il y a toujours eu, hors de nos frontières, des maraudeurs qui
enlèvent des gens, dit-il. J'étais au courant de ces disparitions de
femmes, mais c'était à eux que je les attribuais. Ainsi, Wärsani
s'intéresse également aux femmes ?
— Malgré tous les pouvoirs divins qu’il à acquis, il reste un
homme. S’il veut dominer ton royaume, n’est-ce pas pour jouir de
tous les plaisirs que la vie peut lui offrir ? »
Astarya jeta un regard quelque peu narquois sur les concubines
royales, suscitant une réaction d’Outawartta :
«Et toi, peux-tu nous dire exactement ce que tu cherches, à
part la défaite de Wärsani ?
— Je ne cherche rien car j'ai déjà tout ce qu’il me faut, à
commencer par l’immortalité, répondit Astarya. Je suis l’un des
rares humains qui aient pu l’obtenir. Il y à donc des points
communs entre Wärsani et moi, mais malgré cela, nous sommes

32
très différents. Je ne souffre pas comme lui d’une soif insatiable.
Il me suffit d’errer sur les chemins du monde pour trouver mon
bonheur. »
Ratnassiké se racla la gorge avant de déclarer :
«Tu parles bien mais le contenu de tes propos reste vague. Je
sens que tu as de la réticence à parler de toi, or si tu veux que
nous te fassions confiance, il faut que nous en sachions plus sur
toi.
— Je compte demander au roi de me recevoir en privé, en
présence du mage Somakati. »
Astarya interrogea Yssourak du regard.
«Eh bien. si tu le veux, je te recevrai cet après-midi »,
répondit celui-ci.
Devant ses concubines, il ne voulut pas laisser voir à quel
point cette proposition de rencontre l’intéressait. Somakati ne
pouvait pas donner son accord car il mavait pas été convié au
festin, mais pour rencontrer Astarya, il accourrait certainement.
«Il ne vous sera pas difficile de comprendre pourquoi je suis
peu loquace sur moi-même, reprit Astarya. S’opposer à Wärsani
est évidemment dangereux. Je dirais même qu’en le faisant, je
risque ma vie.
— Mais ta vie ne s’achèvera jamais ! repartit Yssourak.
— On peut être immortel et avoir quand même une fin. Il est
possible de m'’enterrer vivante pour léternité, grâce à la force
combinée à la magie. J’ai tenu à effectuer cette dénonciation
publique de Wärsani car c’est une bonne manière de le contrer,
mais pour cela, j'ai utilisé un déguisement, c’est-à-dire que je ne
me suis pas montrée sous mon véritable aspect et que je ne vous
ai pas donné mon vrai nom. Mais je dirai la vérité au roi et à son
chapelain, et ils auront la possibilité de vérifier ma sincérité.
— Donc Astarya n’existe pas vraiment ? fit Yssourak avec une
certaine déception.
— Elle n'existe que par moments. »

33
Astarya laissa aux convives le temps de réfléchir à ses
révélations. Ceux qui s’en donnèrent la peine parvinrent à la
comprendre.
« Bien que vous ayez vu comment Wärsani a enlevé Kanashka,
vous ne pouvez pas encore imaginer à quel adversaire vous avez
affaire, dit-elle. Sachez qu’il se promène parfois dans votre cité
sous les traits d’un mage ou d’un marchand, car il est capable de
changer d’apparence, et qu’il est parfaitement au courant de ce
qui se passe ici. Je ne possède pas de tels pouvoirs, ma capacité de
métamorphose étant beaucoup plus limitée. Il peut également se
rendre aux confins du monde en très peu de temps. Je suis
capable de me déplacer rapidement mais je suis loin de l’égaler. »
Elle ajouta après avoir regardé certains convives :
« Je sais que vous avez encore du mal à me croire. Je donnerai
des informations sur moi à Sa Majesté et à son chapelain mais
elles devront rester secrètes. Dans un instant, je vais vous montrer
lune des formes que je peux prendre. Aux personnes qui doutent
de mon grand âge, je peux indiquer l'existence d’un trésor enterré
près de la porte occidentale de la cité. À cet endroit, se trouvait
autrefois une maison habitée par un riche marchand nommé
Kälpashouki. Il y à cinq cent quarante-huit ans, quand les
barbares du Nord ont réussi à entrer dans la cité et à la mettre à
sac, il a précipitimment enterré toutes ses richesses dans sa cour,
mais il a été tué et sa famille à été emmenée en captivité.
Personne ne connaît l'existence de ce trésor, sauf moi parce que
j'étais là. »
Astarya descendit du banc pour faire face à Yssourak.
«Je dois à présent m’absenter, dit-elle. Je te laisse terminer ton
festin et rentrer dans tes appartements. »
Yssourak se mit à son tour debout pour lui répondre :
«Je veux bien croire que tu es une immortelle. Et tout le
monde peut voir que tu as la grâce d’une déesse. J'espère que tu
voudras bien excuser ma favorite de t'avoir mal reçue. Non

34
seulement tu ne devais pas t’incliner devant moi, mais c'était à
moi de le faire. »
Le roi voulut se prosterner devant Astarya, mais elle l’arrêta et
lui prit les mains en éclairant son visage d’un sourire tendre. Ils se
tinrent debout face à face. Étant un robuste jeune homme, le roi
avait une tête de plus qu’Astarya mais son humilité le faisait
ressembler à un petit garçon devant sa mère. Elle lui répondit :
« Je n’ai rien à pardonner, pourvu que l’on finisse par ne plus
avoir d’hostilité envers moi. »
Elle lcha les mains d’Yssourak et avança à reculons vers le
milieu de la salle, tout en continuant à le regarder. Elle souriait
toujours mais ses prunelles s’assombrissaient.
« Tu ne reverras pas très souvent Astarya, déclara-t-elle, mais
elle restera à tes côtés pour te protéger. Désormais, quand tu
verras un oiseau bleu, tu sauras que je suis là, car je peux être
autant oiseau que serpent ».
Tandis qu’Astarya prononçait ces mots, un vent se leva dans la
salle. Elle fut entourée de voiles de gaze qui ondulèrent autour
d’elle et lui donnèrent la forme d’un grand oiseau, aussi haut
qu’un homme. Il sauta sur le rebord d’une fenêtre, puis déployant
ses ailes, il s’envola vers l’immensité du ciel, ses plumes bleues
ruisselantes de soleil.

50
IV

Révélations :

Le festin s’acheva rapidement après le départ d’Astarya. On


congédia les danseuses, que plus personne ne pensait à regarder,
et les musiciens. La fille aux serpents devint l’unique sujet des
conversations, dont le brouhaha emplissait la salle. Tout le monde
se livrait à des supputations à son sujet, mais de manière
parfaitement vaine puisque le seul moyen d’avoir de nouvelles
informations sur elle était d’attendre son retour. Yssourak se
retira dans ses appartements et convoqua Somakati. Il s’efforça
ensuite de combattre son impatience.
Outawartta s’en alla peu après, en prenant le chemin des
appartements intérieurs. Elle s’enferma dans sa chambre avec un
petit groupe d’amies qui avaient été proches de Kanashka.
« Astarya a impressionné tout le monde en se transformant en
oiseau, mais qu’a-t-elle réellement prouvé? déclara-t-elle. Elle à
surtout montré qu’elle était une redoutable enchanteresse.
— Je suis curieuse de savoir si le trésor dont elle à parlé existe
réellement, opina une concubine.
— Bien sûr que si! Elle ne se serait pas risquée à raconter des
balivernes, mais n'importe quel sorcier est capable de découvrir
des trésors enfouis. Cela ne prouve pas qu’Astarya soit âgée de
huit cents ans. Je suis sûre qu’elle est venue ici pour envoûter
notre toi, et que si notre pays est en danger, ce n’est pas à cause
de Wärsani, mais à cause d’elle. »
Outawartta était assise en tailleur sur un banc, entre deux
concubines, et une troisième se trouvait face à elle, sur un autre

36
banc. Elles avaient toutes les sourcils froncés, sentant combien
leur avenir risquait de s’assombrir.
«Je n'ose pas la qualifier de femme, poursuivit Outawartta.
Elle n’est certainement qu’un esprit animal transformé en femme.
— Le roi a fait venir Somakati, lui rappela une concubine. Il
saura percevoir sa vraie nature.
— Je n’en suis pas certaine, tant l’envoûtement démoniaque de
cette créature est puissant. Nous, les femmes, nous avons
l'avantage de ne pas y être sensibles. Il faudrait... »
Tandis qu'Outawartta prononçait ces mots, elle sentit une
froide caresse. Quand elle baissa les yeux, elle vit un énorme
serpent, apparu derrière elle, glisser sur sa cuisse droite, puis sur
son ventre et sa poitrine, vers son visage. Ses écailles bleu marine
avaient le poli d’un miroir de bronze, et sur sa tête, brillait un
joyau ressemblant à un diamant. Quatre serpents plus petits
semblaient avoir été peints sur son corps avec de la poudre d’or.
De sa gueule grande ouverte, sortait une paire de crochets à venin
aiguisés comme des poignards. Ses yeux paraissaient éclairés par
le feu écarlate d’un soleil couchant.
Outawartta en fut si terrifiée qu’elle s’évanouit. Sorti apparem-
ment de nulle part, le serpent l’avait assaillie avec une telle rapidité
que ses amies n'avaient rien pu faire, et la peur les tétanisait. Le
serpent se dressa au-dessus d’Outawartta, tombée sur le dos,
comme pour la mordre en plein visage, mais il referma sa bouche
et glissa par terre. Il s’enroula sur lui-même en grossissant, et
cette masse mouvante d’écailles bleues se transforma en une
jeune fille. C’était Astarya.
Sa peau était blanche mais elle paraissait parcourue de reflets
bleutés. La visiteuse était plus dénudée que les femmes du harem
car elle ne portait pas de bracelet de ceinture. Les bijoux en forme
de serpent qui décoraient ses poignets et ses chevilles semblaient
vivants: on avait l’impression de voir leurs têtes et leurs yeux
bouger. Elle se mit debout et regarda Outawartta sans prononcer

37
un mot. Comme elle avait retrouvé sa forme humaine, les
concubines furent moins terrifiées, et elles s’empressèrent de
secouer la favorite pour lui faire reprendre ses esprits.
«Je suis désolée de t'avoir causé une telle frayeur, dit alors
Astarya. Mais j'étais fâchée de t’entendré comploter contre moi,
alors que je cherche à défendre votre royaume au péril de ma vie.
Je te recommande de retenir désormais ta langue, car je te
surveillerai. »
Elle quitta la pièce en laissant les concubines, devenues
muettes, se remettre de leur terreur.
La nouvelle de sa venue avait eu le temps de faire le tour
complet du harem. Quand elle sortit dans les couloirs, les
concubines et les odalisques s’étaient toutes retranchées dans
leurs chambres, où elles tremblaient de peur. Longeant les
fenêtres qui donnaient sur la cour, Astarya vit qu’elle était déserte.
On n’y entendait plus que le bruissement des fontaines et le chant
d’un oiseau caché dans les feuillages.
Les appartements intérieurs étaient fermés par une porte à
deux vantaux que l’on ne verrouillait ordinairement pas. Elle était
cependant gardée par deux portières en jupe rouge. Bien que
nayant jamais vu Astarya, elles la reconnurent dès qu’elles la
virent: personne ne pouvait la confondre avec une femme du
harem.
«Pouvez-vous me conduire au roi? leur demanda-t-elle. Il
attend ma visite ».
L’une des portières accéda à sa demande sans lui poser de
question. Elle trouva un rectangle de soie qu’Astarya noua autour
de ses reins pour en faire une jupe. Les appartements d’Yssourak
se trouvaient dans une aile méridionale du palais, au premier
étage. On s’y rendait sans avoir besoin de se chausser car il n’y
avait pas une seule portion de sol qu’un tapis ne recouvrit. En
chemin, Astarya rencontra un eunuque, puis un page, qui
s’écartèrent pour la laisser passer tout en lui jetant de furtifs

38
coups d'œil.
Elle arriva dans la chambre du roi presque en même temps
que Somakati.

Il salua la visiteuse en la dévisageant très ouvertement avec le


regard d’un mage. S'il n'avait pas été présent lors du festin,
l'arrivée d’Astarya lui avait été racontée avec maints détails. Il
savait donc que ses vêtements de gaze bleue lui servaient à
prendre la forme d’un oiseau: ils se transformaient en son
plumage. Sans ces habits, elle devenait un serpent.
Retiré dans ses appartements, Yssourak s’était mis à l’aise : il
n'avait gardé qu’un pagne et offrait aux regards son corps musclé.
Il fit asseoir ses deux visiteurs face à lui, sur un banc, et demanda
à un page de leur servir à boire.
« Je suis heureux que vous soyez tous les deux ici, déclara-t-il.
Vous aurez sûrement beaucoup de choses à vous dire.
— J'espère, Sire, que tu me pardonneras de me comporter
comme une espionne, dit Astarya. Je savais que des complots
allaient être fomentés contre moi dans ton harem et j’ai tenu à
m'y rendre avant de venir dans tes appartements. Tu dois com-
prendre que j’agis ainsi dans ton propre intérêt. En vérité, même
si je ne me rends pas moi-même quelque part, je peux savoir ce
qui s’y passe. Il n’y à pas grand chose qui puisse échapper à mon
regard.
— Je m’entretiendrai avec mes concubines quand j'en saurai
plus sur toi.
— Fais-le si tu le veux, mais ce que je vais te dire ne devra pas
franchir les murs de cette pièce. Je parlerai donc quand tes
serviteurs l’auront quittée, et si quelqu'un s’approche d’une porte
pour écouter notre conversation, je le saurai. »
Après avoir donné son accord à Astarya d’un signe de tête,
Yssourak demanda à ses serviteurs de le laisser seul avec ses deux
invités.

39
«Je vais donc vous dire qui je suis, commença-t-elle. Vous
comprendrez pourquoi je connais si bien Wärsani. De sa
première épouse, il a eu un garçon et une fille. Le garçon s’appelle
Narantewé. Quant à la fille, c’est moi. Je n’ai pas connu ma mère
car elle est morte en me mettant au monde. Mon père m’a offert
limmortalité puis mon frère m’a donné la possibilité de transfor-
mer mon corps en celui que vous pouvez voir. Je suis une
excellente devineresse et je peux faire un peu de magie. J'avoue
qu’il me plaît d’être ce que je suis à présent. J’ai utilisé maintes
fois mes pouvoirs, mais pour secourir les hommes et non pour
leur faire du tort.
— Tu serais donc la propre fille de Wärsani? fit Somakati.
Comment se fait-il que tu sois en train de trahir ton père ?
— Je ne lai pas encore trahi. Pour que tu le comprennes, je dois
t’exposer son plan. Quand il est venu ici, il a dit à Sa Majesté qu’il
épargnerait le Tourpana de la terreur noire qui s’abattrait sur
toutes les terres si Kanashka lui était cédée de bonne grâce. Cette
terreur viendra et vous apprendrez tous ce qu'est la peur des
Ténèbres. Elle viendra de lui seul ; elle sera comme lexpression
de sa pensée. Jusqu’à présent, il a vécu dans lisolement, loin du
monde. Il veut maintenant être connu et craint. Après s’être
présenté en personne, il a envoyé sa fille pour exposer à tous sa
malfaisance et l’étendue de ses pouvoirs. C’est pourquoi je suis
venue durant un festin. Il m’a semblé qu’il n’y avait pas de
meilleure occasion pour être entendue. Ainsi, quand la terreur
s’abattra, le roi Yssourak saura qui est son ennemi. Il voudra
l’attaquer dans son repaire, et c’est précisément ce que mon père
veut. Car si Sa Majesté lance cette offensive, elle sera certaine-
ment vaincue. »
Somakati réfléchit à ces propos en baissant la tête, tandis
qu’Yssourak fixait son regard sur Astarya.
« Le plan de Wärsani est parfaitement clair, finit par déclarer le
mage. Et je comprends maintenant où se situe ta trahison : tu

40
n'aurais pas dû dévoiler les intentions de ton père.
— C’est cela, répondit Astarya. Mais je nai pas encore tout dit.
J'ai également reçu la mission de séduire Sa Majesté et de
épouser. Il aura ainsi une excellente conseillère à ses côtés, et si
jamais un malheur lui arrivait, la fille de Wärsani resterait seule au
pouvoir. Lui-même ne peut envisager de régner, car si les dieux
ne peuvent le tuer, ils lempêcheront d’exercer un quelconque
pouvoir au grand jour. »
Séduire le roi ? Astarya semblait avoir été confectionnée pour
troubler la vue des hommes. Son corps était semblable à un
paradis. Le roi voyait tous les jours des jolies femmes mais
Astarya ne leur était pas comparable. Sa peau était douce comme
une toile de satin ; sa petite taille ne l’empêchait pas de posséder
les rondeurs prometteuses d’une jeune fille. Le regard d’Yssourak
s’égarait entre ses cuisses, que sa jupe improvisée n’arrivait guère
à dissimuler, comme dans une vallée encaissée dont les zones
d’ombre recelaient des trésors de vie.
Cependant, elle dut ajouter une précision :
« Tu pourras me contempler à ta guise mais tu ne partageras
pas ma couche.
— Pourquoi ? s’écria Yssourak.
— Si je m'unissais à un mortel, j'engendrerais des enfants de
nature démoniaque qui mettraient en péril la vie de leur propre
père. Comme tu es roi, même ta dynastie serait menacée.
— Mais pourquoi tes enfants seraient-ils forcément démo-
niaques ?
— Regarde-moi bien et tu verras qu'il n’y a pas grand chose
d’humain en moi, à part mon apparence. »
Yssourak n'étant sensible qu’à la beauté irréelle d’Astarya, il
n’eut aucune réaction. Ce fut Somakati qui répondit :
«Je vois clairement que tu n’es pas une femme. Si je m’en
tenais à mon propre savoir, je dirais que tu donnerais des enfants
démoniaques parce que tu es de nature ténébreuse.

41
— Tu nas pas tout à fait tort, reconnut Astarya. Il y a en moi
un mélange de ténèbres et de lumière. Je ne vous montrerai bien
sûr que ma partie lumineuse. »
Elle se tourna vers le roi pour continuer :
« Plus exactement, je t’épouserai sous un autre aspect et un
autre nom. Tu auras une épouse pleinement humaine mais qui
sera la reine idéale, la femme que tout roi soucieux de bien
gouverner son pays rêve d’avoir à ses côtés.
— Tu proposes à Sa Majesté de jouer avec le feu, remarqua
Somakati. À linstant, tu viens de dire que ton père t’a envoyée ici
pour prendre le pouvoir.
— C’est exact, mais au lieu de faire ce que Wärsani attend de
moi, je protégerai mon époux. Quand il sera dévoré par l’envie
d'attaquer mon père, je l’en empêcherai.
— Tu veux donc que nous te fassions confiance ? Penses-tu que
ce soit possible ?
— Je te propose de rencontrer le roi des dieux en personne,
Ylaiñäkté, et de linterroger à mon sujet. L’entrevue doit être
discrète afin que mon père n’en soit pas au courant. Ylaiñäkté
ayant comme lui le pouvoir de se rendre où il le veut en prenant
n'importe quelle apparence, cela devrait pouvoir se faire. Peux-tu
organiser une telle rencontre ?
— Je vais essayer.
— Tu ne dois pas lui dire que tu veux lui parler de moi, mais
quand tu le verras, tu pourras lui poser toutes les questions que tu
voudras. Comme il me connaît bien, il te dira que je suis une
personne bienfaisante. Si tu ne prends pas les précautions que je
te recommande, la rencontre n’aura peut-être pas lieu. »
Les questions posées aux dieux après la visite de Wärsani
étaient-elles restées sans réponse parce qu'aucune précaution
n'avait été prise? Somakati se le demanda mais n’osa pas s’en
ouvrit à Astarya. Au lieu de cela, il lui dit:
« Comment se fait-il que tu sois bienfaisante alors que ton père

42
est un démon aussi effrayant ?
— Je pourrais te raconter la longue histoire de nos vies. Pour le
moment, je dirais simplement que les enfants ne ressemblent pas
forcément à leurs parents. Et puis jusqu’à présent, mon père n’a
jamais tué personne, mais les dieux ne lui pardonnent pas d’avoir
dérobé lélixir d’immortalité. Les seuls méfaits qu'il a commis
sont des vols et des enlèvements.
— Peux-tu nous dire ce que sera cette terreur noire dont
Wärsani nous à menacés ?
— Durant le festin, j’ai dit que des démons rôdent sur les terres
du Tourpana. Ce qui se produira sera une amplification de ce que
vous avez déjà connu, et les mesures de précaution que j'ai
conseillées devront être prises. »
Somakati médita sur ce qu’il venait d'apprendre puis il
demanda :
« Y a-t-il quelque chose que tu puisses faire pour Kanashka ?
— Je crains que non, répondit Astarya. En tout cas, pas pour le
moment. Mais il ne faut pas avoir d’inquiétude à son sujet. Elle
mènera une vie extrêmement fastueuse. Parmi toutes les femmes
enlevées par Wärsani, aucune n’a regretté son ancienne vie. Après
une dizaine d’années, il libère ses concubines. Elles ont complète-
ment oublié leur aventure et elles sont même incapables de dire
qui est le père de leurs enfants. Ceux-ci finissent cependant par
avoir une vie normale. Ils se marient et ont eux-mêmes des
enfants, si bien que le nombre de gens qui descendent sans le
savoir de Wärsani est assez important.
— Se soucie-t-il de ses descendants? Serait-il capable de les
reconnaître ?
— Je ne le crois pas. »
Somakati poussa un soupir et murmura pour lui-même :
«Comment tout ceci a-t-l pu nous échapper depuis si
longtemps ?
— Nous sommes très discrets, expliqua Astarya.

43
— Où se trouve votre montagne ?
— Tout ce qu’il importe de savoir, c’est qu’elle est loin d’ici.
— Pourtait-on s’en approcher ?
— Ce n’est pas facile, et si l’on arrive sur place, il vaut mieux
repartir avant la tombée de la nuit. Il est inutile de prendre de tels
risques. À moins que l’on continue à ne pas me croire, comme
les concubines royales, et à penser que cette montagne n'existe
pas. »
Sans prêter attention à la dernière phrase, le mage se tourna
vers Yssourak pour lui demander : |
« Es-tu d'accord pour que je rencontre Ylaiñäkté ?
— Bien entendu ! fit Yssourak.
— Et si son jugement sur Astarya est positif, que décideras-tu ?
Voudras-tu d’elle pour épouse ?
— Eh bien... Je prendrai le temps d’y réfléchir... Mais il y a un
problème, c’est qu’Astarya doit être de famille noble. Je ne peux
pas épouser une femme qui n’a... enfin...
— La fille d’un mage démoniaque, tu veux dire ? fit Astarya.
— Oui.
— Je possède un lien avec laristocratie tourpanaise. Quand
j'étais une simple mortelle, je me comportais comme toutes les
jeunes filles, c’est-à-dire que je courais après les garçons. De mes
aventures, il est né un fils qui s’appelait Priyatewé. C’est le seul
enfant que j'aie jamais eu, et cela s’est passé il y a si longtemps
que j'ai aujourd’hui limpression d’avoir conservé ma virginité.
Peu après la naissance de Priyatewé, mon père m'a offert
limmortalité, et c’est un état qui m’oblige à surveiller mon
comportement. J’ai cependant veillé sur mon fils puis sur ses
descendants, qui se sont enrichis et ont été anoblis. Bien sûr, je
n'ai nullement été étrangère à la bonne fortune de ma famille. Je
suis en particulier intervenue pour la protéger. La dernière fois,
j'ai sauvé Senawärké, mon descendant à la vingt-neuvième
génération, d’une attaque de brigands. Il est à présent décédé mais

44
son épouse Ymiya est toujours en vie et lui a donné cinq fils dont
l’ainé s’appelle Waiypali. Je pourrais me faire passer pour sa fille.
Ce serait certes un mensonge, mais il est vrai que nous sommes
apparentés. J'ajoute que mes descendants ne me connaissent pas
sous le nom d’Astarya, mais seulement sous celui de Kaouniya.
Et ils constituent, je crois, la seule famille qui se souvienne encore
du nom de Wärsani.
— Senawärké.…., murmura Yssourak, les yeux mi-clos. Je pense
avoir entendu parler de lui. Il habite près de la ville de Kilawasta,
n'est-ce pas ?
— C’est cela.
— Donc je pense qu’il n’y a pas d’obstacle à notre mariage... Si
ce n’est que je dois bien réfléchir. »
Astarya regarda Yssourak avec un sourire en coin. Elle doutait
de recevoir une réponse négative, même si le roi se donnait
plusieurs mois pour peser sa décision.
« J'imagine que l'enlèvement de Kanashka avait un but précis,
opina-t-il. Elle aurait pu être une rivale dangereuse pour toi.
— Oui, il y avait un risque. Mais si mon père l’a enlevée, c’est
d’abord pour son plaisir et pour montrer sa puissance. »
Quand Astarya exprima son désir de s’en aller, Yssourak lui
ouvrit la porte. Il la laissa partir sans être accompagnée. Personne
ne la vit quitter le palais mais un rectangle de soie fut trouvé par
terre et un homme jura avoir vu un énorme serpent bleu
s’approcher d’une fenêtre.

45
V

Kaouniya

Près de la cité de Kilawasta, il y avait une villa composée de


plusieurs bâtiments que protégeait un haut mur de terre. Les
toitures disparaissaient sous les feuillages de pêchers et de
cerisiers, et dehors, des vergers et des vignes composaient un lac
de verdure. Des paysans y travaillaient, vêtus de pagnes et courbés
sous la chaleur du soleil. Ymiya avait fait installer un grand lit-
banquette en bois. Elle s’y tenait assise en tailleur avec deux de
ses brus et elle regardait les paysans tout en se rafraîchissant avec
des pastèques et des melons. C'était une vieille dame aux cheveux
blancs et à la peau très bronzée, vêtue d’une longue jupe de soie
verte à broderies dorées. Ses compagnes portaient des jupes plus
courtes qui remontaient très haut quand elles s’asseyaient, et elles
avaient des bracelets de poignets, de chevilles et de ceinture.
Un grand oiseau bleu passa au-dessus de leurs têtes avec un tel
battement d’ailes que le déplacement d’air en était perceptible. Il
alla se poser sur une toiture de la villa. Ymiya poussa un « Oh!»
et quitta le lit-banquette en demandant à ses brus de la suivre.
Elle franchit le portail et trouva Astarya dans la cour. Elle la salua
très bas, puis avant de la faire entrer, elle ordonna à ses
domestiques de chercher tous les membres de sa famille. Trois de
ses fils étaient présents sur ses terres, dont Waiypali.
Ce fut une véritable foule qui se réunit dans le salon, les
adultes s’asseyant et les enfants restant debout. Un espace vide
maintenu autour d’Astarya permettait à tout le monde de la voir.

46
Ymiya se tenait à côté d’elle en la prenant par la main. Elle déclara
sut un ton solennel :
«Je vous ai parlé de Kaouniya, notre ancêtre qui à acquis
limmortalité et a permis à notre famille de connaître la
prospérité. Je vous ai raconté comment elle à sauvé la vie de mon
époux Senawärké quand sa caravane a été attaquée par des
brigands. Pour ce faire, elle a pris la forme d’un gigantesque
serpent et les à mis en fuite, non sans mordre l’un d’eux. N’en
soyez pas effrayés, car chaque fois que Kaouniya a utilisé ses
pouvoirs, c'était pour notre bien. Cette ancêtre et bienfaitrice,
vous l’avez devant vous. »
Les proches d’Ymiya ne savaient que dire, surpris que le mythe
devint réalité.
« Aucun de vous n’était né la dernière fois que je suis venue ici,
dit Astarya en parcourant le salon du regard, et maintenant, je
découvre une grande famille. Il ny avait que toi, Waiypali, mais tu
étais un bébé et tu n’as pu garder aucun souvenir de moi.
— Cela fait cinquante ans! fit Ymiya. Presque cinquante ans
depuis notre rencontre ! Pourquoi n'est-il pas possible de te voir
plus souvent ?
— Je n’appartiens plus au monde des hommes. Je ne peux me
montrer que rarement, et pour moi, les années passent plus vite
que pour vous. Mais je veille sur vous. Je ne vous permettrai
jamais de connaître le malheur et je n’ai pas hésité à demander
pour vous la protection des dieux quand notre royaume traversait
des temps de trouble. Je veille sur vous comme une mère veille
sur son fils unique. Votre ancêtre Priyatewé était le seul enfant
que j'aie jamais eu. Vous comprenez à quel point il était précieux
pour moi, et à quel point ses descendants sont précieux.
— Nous t’en sommes tous reconnaissants et nous te rendons
un culte comme à une déesse.
— Pourrez-vous donc m’accorder lhospitalité pour quelque
temps ?

47
— Certainement! s’exclama Ymiya. Nous t’accueillons avec un
immense bonheur.
— Et pour la première fois, j’ai un service à demander à mes
descendants. »

Deux jours plus tard, Waiypali passa la porte du palais royal


pour présenter sa « fille » Kaouniya. La réception eut lieu dans la
salle du trône. Il expliqua qu’il Pavait confiée à un cousin parti à
l'étranger et qu’elle venait de revenir au Tourpana. Elle portait
une somptueuse jupe dont le tissu disparaissait sous les broderies
d’or et d’argent, qui s’arrêtait au-dessus des chevilles et laissait
voir des pieds chaussés de sandales aux lanières ornées d’une
poudre de malachite. Trois colliers de longueurs croissantes
descendaient sur sa poitrine ; de longues pendeloques se logeaient
entre ses seins. Des rubis nageaient dans sa chevelure d’un noir
de jais, maintenus par des chaînettes d’or.
Yssourak en fut si stupéfait qu’il resta muet pendant un bon
moment: cette jeune fille n’avait rien de commun avec Astarya,
pas même sa voix ! On lui donnait une vingtaine d’années ; elle
était assez grande et avait une silhouette fine et souple. Pour se
faire reconnaître, elle adressa à Yssourak un sourire en coin
accompagné d’un clin d’œil.
Le roi disposait d’une journée pour faire connaissance avec
elle, vérifier que, comme son « père » le disait, elle était versée en
philosophie et en poésie, qu’elle savait chanter et jouer des
instruments de musique.
Il la conduisit dans un vaste salon au premier étage, non loin
de la salle du trône. Il chassa les serviteurs, ferma la porte derrière
lui et s’avança vers sa future reine.
«Es-tu vraiment Astarya ? demanda-t-il.
— Oui. Je reconnais que c’est un peu déroutant mais je tai
prévenu que je possède deux aspects très différents.
— Tu peux donc changer de forme à volonté ?

48
— Non, je ne peux pas le faire comme mon père. J'ai besoin
des bijoux que je portais lors du festin, et c’est mon frère qui les a
fabriqués pour moi.
— Ce sont les quatre serpents ?
— Et aussi mon diadème.
— Ainsi, l'aspect que tu me montres à présent est bien celui que
tu avais quand tu es venue au monde ?
— En effet, répondit Kaouniya avec un sourire amusé. Sauf
qu’à ma naissance, je n'étais qu’un tout petit bébé, et que pendant
mes premières années, j’ai beaucoup grandi. »
Yssourak n'avait pas envie de rire. Il paraissait contrarié.
« Quand reverrai-je Astarya ? demanda-t-il.
— Assez rapidement, si tu le veux. Ainsi, tu es tombé amoureux
d’elle ?
— Tu as fait tout ce qu’il fallait pour cela.
— Ne sois pas fâché contre moi. Regarde-moi bien et tu
retrouveras Astarya en moi. Le visage n’est qu’un masque posé
sur l’âme, et il en épouse peu ou prou la forme. »
Yssourak plongea donc son regard dans les yeux marron de
Kaouniya et y retrouva le même océan bleu que dans ceux
d’Astarya. Elles avaient des manières comparables. Le sourire
avec lequel Astarya aimait éclairer son visage se retrouvait chez
Kaouniya et contribuait beaucoup à son charme.
Le roi avait l’impression qu'il pourrait lPaimer, sous cette
forme.
« Je t’assure que rien n’a été changé en moi, reprit-elle.
— Je veux bien le croire. »
Kaouniya et Yssourak se regardèrent encore longuement,
comme s'ils avaient entrelacé leurs âmes, puis le roi se rapprocha
de sa prétendante et posa ses mains sur elle. Il sentit sous ses
paumes la chaleur et la douceur de sa peau, qui firent éclore en lui
une vague de sensations.
«Pourquoi fais-tu cela? demanda-t-elle. ‘Ta décision de

49
m'épouser est déjà prise ?
— Cela se peut. Puis-je vraiment partager ta couche sans que tu
n’engendres des monstres ?
— De corps, Kaouniya n’est pas Astarya. C’est une humaine
ordinaire.
— Tu me donneras des enfants normaux ?
— Il se peut que nous n’ayons pas d’enfant. Je l’ai lu dans les
étoiles.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment. »
Le roi hocha gravement la tête puis il ouvrit la porte.
«Je vais l'envoyer des servantes, dit-il. Tu souhaites peut-être
te reposer de ton voyage ?
— Non, je ne suis pas vraiment fatiguée.
— Je reviens dans un instant. »
À son retour, Waiypali et son épouse avaient rejoint Kaouniya.
La conversation commença. Kaouniya avait annoncé à Ymiya et à
sa famille qu’elle allait leur demander un service mais Waiypali
avait plutôt l’impression d’avoir reçu un cadeau : il allait devenir le
beau-père du roi. Deux jours auparavant, il n’aurait pas osé en
rêver |! Kaouniya lavait toutefois prévenu qu'il ne devait pas
s'attendre à voir son existence bouleversée. Elle voulait assurer la
pérennité de sa famille, et pour cela, il valait mieux que celle-ci
restât loin du palais royal et de ses perpétuelles intrigues. Faire
partie de la noblesse de campagne était le meilleur moyen de
traverser les siècles.
Il n’était guère utile de vérifier si Kaouniya avait bien les
qualités annoncées par ses «parents », mais Yssourak tenait à
respecter les coutumes. Il s’avéra qu’elle brillait surtout en
philosophie et en musique. Elle se livra à une étourdissante
exégèse de la noétique de Somadeva, en utilisant des connais-
sances dont une jeune fille de vingt ans pouvait difficilement
disposer. Il apparut d’ailleurs qu’elle avait étudié l’œuvre de

50
Somadeva dans la langue du royaume méridional de Yentouké, la
patrie de ce grand philosophe. Assise en tailleur sur un coussin,
elle posa une cithare sur ses genoux et en fit sonner les sept
cordes avec d’élégants mouvements de doigts. Bien que les notes
fussent rares, elles formèrent une mélodie exotique et d’une
subtile beauté. Elle improvisa ensuite une chanson en hexamètres,
en s’accompagnant de sa cithare.
Elle ajouta qu’elle avait une parfaite connaissance du tissage et
qu’elle aurait montré certains de ses ouvrages si elle les avait eus
sous la main. Quand elle vivait au Tourpana, toutes les femmes
devaient cultiver leurs talents dans ce domaine, et même les reines
passaient une partie de leur temps à filer, tisser et broder. Mais
cette coutume s'était perdue et Kaouniya le déplorait.
Yssourak était tombé sous son charme. Cependant, un roi ou
un prince ne soumettait généralement une jeune fille à ce type
d'examen que s’il avait déjà jeté son dévolu sur elle, et c'était
précisément le cas.
La virginité de la fiancée n'était jamais vérifiée. Dans ce
royaume, les notions de pudeur et de retenue n’existaient pas
vraiment. La vie sexuelle était libre, et même plutôt encouragée.
Le mot « fidélité » ne faisait pas partie du vocabulaire, les femmes
se donnant parfois à d’autres hommes à la demande de leurs
époux et pour leur plaisir personnel. Un chef de famille savait
donc rarement si ses enfants étaient vraiment les siens, mais il les
considérait tous, sans distinction, comme ses descendants,
l'essentiel étant qu'ils fussent élevés par lui. Le harem royal était le
seul lieu où les femmes devaient se limiter à un seul homme.
Yssourak déjeuna en compagnie de Kaouniya et de ses
proches. On avait alors limpression que le soleil arrosait la cité de
plomb fondu, ce qui rendait la sieste quasiment obligatoire. Le roi
eut une nouvelle occasion de se trouver seul avec Kaouniya. Il lui
demanda s’il pouvait la conduire à sa chambre.
« Je ne fais jamais la sieste, répondit-elle.

1
— Même quand il fait très chaud ?
— Je veux justement profiter de la chaleur et du soleil.
— Je ne te verrai donc jamais dormir ?
— Si, peut-être, mais pas en cette saison. Mes périodes de
sommeil sont rares, surtout en été, et elles ne ressemblent pas à
celles des humains. Je délaisse mon corps et je pars dans le monde
du sans-forme.
— Qu'est-ce que c’est ?
— Nos philosophes n’en ont jamais parlé car ils ne le con-
naissent pas, et les mages soupçonnent à peine son existence.
C’est le monde de l’esprit pur, un monde qui sous-tend le nôtre
car l'esprit est la racine de toute vie, même de celle des animaux
et des plantes. |
— Et celle des dieux ?
— Les dieux possèdent un corps comme les humains, à cette
différence près qu'il est impérissable. Mais puisque leurs esprits
jouent un rôle plus important que leurs corps, ils sont plus
proches du monde du sans-forme que les humains.
— Connais-tu vraiment les dieux ?
— Oui, assez bien.
— On dit qu’ils peuvent s’aimer comme les humains. Est-ce
exact ?
— Ils ne s’aiment pas entre eux car ils sont quasiment tous
frères et sœurs. Ils peuvent en revanche aimer des mortels et faire
des enfants avec eux, mais ceux-ci sont toujours mortels.
Ylaiñäkté, le roi des dieux, est une exception puisqu'il est leur
père. Il est donc le seul dieu à posséder une descendance divine.
— Et qui était son épouse ?
— Elle était une émanation de la terre. On ne peut pas vrai-
ment la qualifier de déesse. C’était un être primordial dont l’esprit
s’est depuis longtemps fondu dans le monde du sans-forme. »
Yssourak eut une hésitation avant d’effectuer le prélude à une
première déclaration d’amour :

52
« Je crois que ta présence sera très instructive pour moi.
— J'espère bien me rendre utile, répondit-elle.
— Et je suis heureux de t'avoir pour compagne. Puis-je espérer
que ce soit réciproque ?
— Je suis une femme normalement constituée. Avec de
l'adresse, tu arriveras peut-être à me séduire, mais je te préviens
que tu ne monopoliseras pas mes pensées parce qu’il y a en moi
les souvenirs d’une très longue et très riche existence. Notre
mariage ne sera donc qu’un bref épisode de ma vie.
— Âs-tu souvent été reine ?
— Non, ce sera la première fois.
— Donc ce ne sera pas un épisode ordinaire. »
Kaouniya et Yssourak se regardèrent en souriant puis ce
dernier ajouta:
« J’aimerais revoir Astarya.
— Donne-lui une chambre près de tes appartements. Elle y
entrera de temps en temps, mais ses visites ne devront pas être
trop fréquentes. »
Yssourak se demanda sil était nécessaire d’attendre la
rencontre entre Somakati et Ylaiñäkté pour annoncer ses
fiançailles. Si Kaouniya ne craignait pas cet entretien, c’est qu’elle
n'avait rien à se reprocher.

53
VI

Sur les pentes de la montagne

Au fil des jours, Kanashka explora son nouvel univers.


Wärsani lui laissait le temps de s’y accoutumer, sans se montrer
entreprenant. Elle n’eut guère d’autres amies que Yatishka, même
si elle fut obligée de participer à la vie commune. Pour préparer
leurs repas, les femmes prenaient les vivres dans une salle située
en profondeur. Elle était toujours remplie de pains, de sel, d'huile,
de légumes, de fruits et d'épices provenant de tous les pays. Les
femmes savaient que ces vivres arrivaient durant la nuit grâce à
Wärsani et son fils, mais elles ignoraient de quelle manière. La
magie était sûrement utilisée.
La viande était rare et livrée sous forme d’animaux, le plus
souvent des volailles et des agneaux, qui venaient d’être tués et
qu’il fallait découper. On trouvait aussi quelques poissons, mais
pas ceux qui égayaient la montagne par leur éclat. Personne ne
savait s’ils étaient comestibles, et toute façon, il était interdit de les
pêcher.
Les plats étaient préparés dans cette salle, sur des foyers
alimentés par des bûchettes. Des ouvertures, pratiquées sur les
parois de cette cuisine aux allures de grotte naturelle, permet-
taient la circulation de lair. La montagne était très poreuse,
sillonnée de galeries et de conduits menant à des entrées secrètes.
On pouvait manger sur place, mais beaucoup de femmes
préféraient emporter leurs repas dans leurs chambres.
L'eau était omniprésente. Il suffisait de sortir de chez soi et
d'aller au bout du couloir, de descendre ou de monter un escalier

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pour trouver un ruisseau. On pouvait y faire une toilette ou
frotter ses vêtements. Circulant en permanence, l’eau était
toujours fraîche et pure.
Un peu plus bas que la cuisine, presque à la frontière de la
zone éclairée, des bains avaient été aménagés. Kanashka eut la
surprise d’y découvrir de vastes bassins où des femmes étaient en
train de se laver, sous la lumière des cristaux. L’eau n’y était pas
vraiment chaude, mais assez tiède pour que l’on s’y sentît à l'aise.
Cette assemblée de femmes jeunes et ravissantes lui rappela le
harem d’Yssourak, et malgré la magie du lieu, elle fut traversée
d’un trait de nostalgie.
«Nous nous baignons? proposa Yatishka. Tu es là depuis
quatre jours et tu ne tes pas encore lavée. »
Kanashka acquiesça du bout des lèvres, mais elle suivit son
amie et laissa ses vêtements au bord d’un bassin. Les deux
femmes se dévisagèrent. L’ex-favorite constata que si Narantewé
conservait Yatishka, ce m'était pas seulement par fidélité, car elle
était encore désirable. Son âge se voyait plus sur son visage que
sur son COfps.
Debout devant Kanashka, Yatishka posa les mains sur ses
épaules puis caressa sa poitrine du bout des doigts.
« Les femmes ici présentes sont toutes jolies, mais toi, tu es
parfaite, déclara-t-elle. D’où viens-tu ?
— J'étais la concubine d’un seigneur », mentit Kanashka.
Cette question inopinée la gêna. Elle la ressentit presque
comme une agression et se mit sur la défensive.
«Ça se voit, poursuivit Yatishka sans remarquer sa réaction.
Tu as la peau d’une femme qui s’abrite des rayons du soleil et qui
ne travaille pas. »
Elle prit les mains de Kanashka dans les siennes pour les
examiner, puis elle l’invita à descendre dans le bassin. Il était de
forme irrégulière, avec un sol incliné. La jeune femme s'étant
assise de manière à être immergée jusqu'au nombril, Yatishka

55
versa de l’eau sur elle avec une aiguière et appliqua sur sa peau un
savon en poudre qu’elle tirait d’un pot en terre cuite. Kanashka
ferma les yeux, enveloppée par les caresses de son amie et par le
brouhaha éthéré des bavardages.
Comme elle craignait d’entendre de nouvelles questions sur ses
origines, elle décida de réorienter la conversation :
« Comment Narantewé t’a-t-il connue ? Est-ce qu’il enlève ses
femmes comme Wärsani ?
— Pas tout à fait. Une fois par an, tout au plus, il sort de sa
montagne pour chercher une nouvelle concubine. Quand il
trouve une jeune fille qui lui plaît, il aborde et la séduit. Tu Pas
déjà rencontré ?
— Non.
— Quand tu le verras, tu comprendras qu’il est difficile de lui
résister. En plus, il a le prestige des mages. À mon arrivée dans
cette montagne, j'étais déjà amoureuse de lui.
— Donc tu es heureuse avec lui ?
— Oui.
— Que feras-tu quand il te renverra chez toi ?
— Je ne sais pas. Il possède un philtre qui fait perdre la
mémoire. Lève-toi, s’il te plaît. »
Kanashka se mit debout et son amie lui lava le bas du corps.
Le mouvement des mains de Yatishka sur ses cuisses se fit
voluptueux ; ses doigts s’arrêtèrent un court instant près de son
intimité, puis ils finirent par écarter doucement ses replis secrets.
Kanashka ferma de nouveau les yeux, des sensations naissant
malgré elle au bas de son ventre.
«Tu dois te préparer à accueillir ton nouvel époux, dit
Yatishka, même s’il attend pour te rendre visite.
— Il attendra combien de temps ?
— Je ne sais pas. Il laisse quelques jours à ses concubines pour
découvrir la montagne. »
Agenouillée devant Kanashka, Yatishka regardait son sexe avec

56
intérêt.
«Tu es épilée comme une femme adonnée aux plaisirs, nota-t-
elle.
— Je ne suis pas une courtisane, précisa Kanashka.
— Oui, je le sais. Mais tu devais au moins être la concubine
d’un grand seigneur. »
Yatishka ne poussa pas plus loin sa curiosité. Kanashka insista
pour se laver elle-même les cheveux.
À la fin de sa toilette, une femme qui devait avoir dans les dix-
sept ans passa près d’elle et attira son attention, car elle avait le
ventre rond et les seins lourds. Elle portait un enfant de Wärsani,
- leur ravisseur.

Au quatorzième jour, Kanashka croisa dans un escalier une


surprenante jeune fille portant des vêtements de gaze bleue, qui
marchait pieds nus. Ses bracelets de chevilles et de poignets
étaient des serpents aux yeux de rubis et un diamant aux
dimensions inhabituelles ofrnait son front. Les deux jeunes
femmes continuèrent à se regarder après s’être croisées, comme si
leurs regards s’étaient accrochés, et elles finirent par s’arrêter.
« Qui es-tu ? demanda Kanashka.
— Je suis Astarya, la fille aînée de Wärsani.
— Je croyais qu’elle s’appelait Kaouniya.
— Elle a deux noms et possède deux aspects différents. »
Kanashka s’approcha d’Astarya pour examiner ses bracelets, et
elle sentit qu’ils étaient beaucoup plus que de simples bijoux.
Astarya lui expliqua qu’ils étaient magiques et que c’étaient eux
qui lui permettaient de prendre son aspect actuel. Kanashka fut
prise de sympathie pour cette jeune fille à aspect si pur et si frais,
et d’une beauté à troubler les cœurs. Elle lui demanda quand elle
pourrait la revoir.
«Je l’ignore, répondit Astarya. Mon père m'envoie en mission
de longue durée. De toute façon, je suis fréquemment absente,

57
car si j'aime cette montagne, j'aime aussi voyager. Sois patiente.
Nous finirons par nous revoir. »
Partir, Kanashka ne pensait qu’à cela, même si elle recon-
naissait que la vie dans cet étonnant univers était très agréable.
Pour des femmes de condition modeste, c’était le paradis. Mais
elle était l’ancienne favorite d’un roi et elle n'avait guère
l'intention de passer plusieurs années dans sa prison dorée. Après
quelques jours d’hésitation, elle alla voir Yatishka pour lui
demander de lui trouver une jupe courte et des bottes.
«Qu'est-ce que tu veux faire avec cela? fit Yatishka en
écarquillant les yeux de surprise.
— J'aimerais faire une promenade.
— Dans la forêt ?
— Wärsani passe tous ses après-midi à voyager. Je ne vois pas
pourquoi je ne pourrais pas faire comme lui.
— Je t’ai dit que c’est dangereux !
— Est-ce qu’il y à des tigres et des léopards de ce côté-ci de la
rivière ?
— Non, mais il n’y à pas de chemin.
— Si je me casse une jambe, je ne pourrai m’en prendre qu’à
moi-même, alors s’il te plaît, trouve-moi ce que je t’ai demandé. »
Yatishka finit par céder. Elle composa pour Kanashka un
costume assez bizarre, avec des vêtements de plusieurs pays.
Seule la veste était tourpanaise. Il convenait cependant très bien à
l’usage que Kanashka voulait en faire.
«Sois prudente, lui dit Yatishka. Et rappelle-toi que tu dois
rentrer avant la tombée de la nuit. Si tu t’attardes, personne ne te
reverra jamais plus. Observe donc bien la position du soleil pour
savoir quand il faudra faire demi-tour.
— Ne t'inquiète pas. Je ferai attention. »
Kanashka donna une étreinte à sa pRSviere puis elle sortit de
la montagne presque au pas de course. Elle s’aperçut que le ciel
était complètement recouvert de nuages. Certains d’entre eux

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planaient juste au-dessus de sa tête, dissimulant la partie
supérieure de la montagne. C’était assez gênant mais rien n’aurait
pu pousser Kanashka à faire demi-tour.
En raison de l’absence de soleil, il faisait assez froid et les
terrasses étaient totalement désertes. Toutes les concubines
s'étaient retranchées sous terre. Nullement fâchée que personne
ne la vît partir, Kanashka hâta encore le pas et arriva rapidement
à la limite de la forêt.
Le début de sa progression s’effectua sans difficulté puis,
comme l’avait annoncé Yatishka, la pente devint raide. En cas de
faux pas, on ne risquait pas de tomber jusqu’au fond de la vallée
grâce aux nombreux arbres dont ce versant de la montagne était
hérissé, mais Kanashka faisait très attention: une seule égrati-
gnure risquait de révéler à Wärsani son escapade. Avec d’infinies
précautions, elle glissait d’un tronc à l’autre, marchant à reculons
et à quatre pattes quand il le fallait. Chercher un chemin
praticable parmi les rochers, sur le sol recouvert d’aiguilles de pin,
fut une tâche très ardue. Kanashka aurait préféré rester près du
ruisseau et de son bruissement rassurant mais elle fut obligée de
s’en écarter, et elle finit par le perdre totalement de vue.
Le silence devint son seul compagnon. En raison de l’absence
de soleil, les sous-bois étaient plongés dans l'obscurité. On aurait
dit que toute couleur s’était retirée du paysage et que les arbres
étaient des morts qui restaient debout sous l’effet d’une magie
ténébreuse. Les efforts physiques que Kanashka effectuait
l'empêchaient de grelotter mais elle sentait air glacé s’infiltrer
sous ses habits. Elle en venait à regretter par moments le confort
de sa chambre. Sa détermination ne baissait cependant guère.
Quand elle sentit qu’elle arrivait au but, une véritable exultation
envahit.
Dès qu’elle sortit de la forêt, elle courut sur l’herbe humide
pour arriver au bord de la rivière. Ses eaux s’écoulaient en
bouillonnant sur un lit tapissé de galets et de rochers. Elle était

59
effectivement impossible à traverser, au moins à cet endroît, mais
Kanashka était satisfaite de l’avoir vue de ses propres yeux. De
l’autre côté, la forêt reprenait ses droits. Les pins étaient toutefois
clairsemés et laissaient voir de larges bandes de terre verte
piquetée de fleurs. En les regardant, Kanashka avait l'impression
de poser ses doigts sur les portes de la liberté.
Elle se dirigea vers l’'amont de la rivière pour essayer de
trouver un gué. Sa marche dura longtemps. La vallée finit par se
resserrer, formant une gorge. Les eaux jaillissaient entre deux
murailles rocheuses. Pour Kanashka, c'était la fin de son
escapade. Elle sentit dans son esprit, pour la première fois,
l'empreinte du doute. En se retournant, elle eut l'impression que
le ciel, toujours nuageux, était en train de s’assombrir.
«Ce n’est sans doute que l'effet de mon imagination, se dit-
elle. Mais je ferais mieux de rentrer le plus vite possible. »
Elle tourna donc les talons et se mit à marcher à grandes
enjambées. Ses pieds et ses hanches devinrent peu à peu
douloureux: depuis son arrivée dans le harem d’Yssourak, elle
avait perdu l’habitude de marcher. Elle se força à conserver son
allure bien que le ciel parût s’éclaircir. La journée n’était pas en
train de s’achever mais il restait beaucoup de chemin à parcourir.
La peur s’empara réellement de Kanashka quand elle eut
impression d’avoir marché plus longtemps qu’à l'aller, sans pour
autant reconnaître l’endroit où elle était sortie de la forêt. Elle
s’arrêta pour regarder attentivement le paysage, le cœur battant à
grands coups. Elle se remit en marche avant de s’arrêter de
nouveau.
«Il faut bien que le ruisseau qui sort de la montagne rejoigne
la rivière, pensa-t-elle. Quand je l'aurai retrouvé, je serai sur la
bonne voie. » |
Mais sa fatigue était si grande et elle ressentait de telles
douleurs qu'il lui était impossible de continuer. Elle décida de
s’asseoir pour se reposer. Elle retira ses bottes puis les bandes de

60
tissu qu’elle avait soigneusement enroulées autour de ses pieds, et
elle se les massa pendant quelques instants. L'apparition d’un
homme de l’autre côté de la rivière aurait été pour elle comme le
retour du soleil, mais cette vallée était vraiment déserte. Ce n’était
pas normal. D’après ce qu’elle savait des Monts Célestes, des
groupes de nomades vivaient dans la plupart des vallées; des
bergers et des chasseurs étaient partout présents.
Il y avait un autre moyen de mesurer le temps: Kanashka
commençait à avoir faim. L'heure du dîner était arrivée.
L’impression de vide qui assaillait son estomac était d’autant plus
grande qu’elle avait dépensé beaucoup d'énergie. Elle aurait dû
emporter de la nourriture. Son inexpérience de la montagne
devenait de plus en plus criante! À présent, elle en arrivait
presque à se dire qu’elle s’était comportée comme une idiote.
Il était urgent de rentrer, mais quelle route prendre ?
« Je me trompe peut-être en croyant que je ne suis pas encore
arrivée là où j’ai quitté la forêt, estima-t-elle. Il est normal que la
route paraisse plus longue au retour qu’à l’aller. Je suis à bout de
souffle. »
Cette pensée lui redonna du courage. Elle se remit donc en
marche, et peu de temps après, elle reconnut l’endroit où elle avait
atteint la rivière. Le soulagement qu’elle ressentit fut assez faible
car, cette fois, la nuit commençait réellement à envahir la vallée,
comme une vapeur montant du sol. Dès qu’elle entra dans la
forêt, elle s’aperçut qu’il y faisait déjà presque complètement noir.
La peur emperla sa peau de gouttes de sueur froide.
Kanashka n’avait aucune idée de ce que pouvaient être les
dangers auxquels Yatishka avait fait allusion, mais il suffisait de se
trouver dans cette forêt à cet instant pour sentir leur réalité. Elle
se demanda s’il ne valait pas mieux retourner au bord de la rivière
au chant mélodieux et se réfugier au creux d’un rocher. Cette idée
lui parut vite insensée puisqu'elle n’était pas du tout équipée pour
passer une nuit dehors, en pleine montagne. Le froid, la faim et la

61
peur la faisaient claquer des dents.
Elle entama donc sa remontée. Très rapidement, elle se
retrouva à quatre pattes et conserva cette position. Il lui fallait
avancer à tâtons, la faible lumière qu’elle apercevait entre les
cimes des arbres ne lui étant d’aucun secours. Elle s’écorchait les
mains sur les rochers mais sa panique était si grande qu’elle ne
ressentait plus aucune douleur. Elle avait conscience de ne pas
prendre le même chemin qu’à laller. En progressant au hasard,
elle ne retrouverait pas la caverne. Mais qu'importe, il fallait
avancer, sottir de cette forêt hantée par des maléfices qu’elle
nosait pas imaginer. Le silence ne paraissait pas provenir de
l'absence de mouvement mais d’une sorte de linceul absorbant
tout bruit et toute vie.
Le ciel s’était totalement obscurci quand, de ce silence, émer-
gea un son qui fit frémir Kanashka de terreur. C’était à la fois un
râle et un gloussement, une voix très basse ayant quelque chose
d'animal mais qui ne venait certainement pas d’une créature
vivante. Le silence retomba puis ce son retentit de nouveau,
nettement plus proche de Kanashka. Sans même s’en rendre
compte, elle essaya de se hâter, se blessant les bras et les jambes
sut des surfaces invisibles et rugueuses.
Il lui sembla que toute chaleur s'était retirée de son corps mais
elle ne savait pas si c'était par l’effet de sa panique ou par le
contact de sa peau avec cette chose innommable, dépourvue de
substance et qui était comme la cristallisation de ses plus hortibles
cauchemars. Tout à coup, elle s’arrêta car elle vit deux lumières
devant elle. Elles ressemblaient à des yeux rouges fendus par une
pupille noire. La créature émit encore son gloussement sinistre, et
alors que Kanashka ouvrait la bouche pour hurler, elle se sentit
emportée par une violente rafale de vent.
Elle atterrit directement sur le sol de la grande salle et roula
comme une boule jusqu’à un pilier. Quand elle parvint à se
redresser, elle vit Wärsani debout devant elle. Il dardait sur elle un

62
regard courroucé.
« Sais-tu que tu ne dois pas sortir en pleine nuit ? demanda-t-il.
Quelqu'un t’a-t-il mise en garde ? »
Elle fut totalement incapable de répondre.
« Est-ce que quelqu'un t’a mise en garde ? » répéta Wärsani en
haussant le ton.
Kanashka hocha la tête.
«Je suis intervenu pour te sauver parce que je te surveillais,
reprit Wärsani. Mais dorénavant, je te laisserai à ton sort,
misérable imbécile. »
Cette insulte aida Kanashka à reprendre ses esprits. Elle
regarda ses mains souillées de terre et de sang,
«Tu peux te laver dans le ruisseau, fit Wärsani en se
radoucissant. Je ne répéterai pas ce que je viens de te dire. Est-ce
tu m'as bien compris ?
— Oui», parvint à articuler Kanashka.
Elle se leva et se dirigea vers le ruisseau pour plonger ses
mains parmi les poissons lumineux. Wärsani la regarda un court
instant puis il s’en alla.

Après avoir déjeuné avec Ymiya, Kaouniya s'était retirée dans


sa chambre. Le ciel n’était pas bleu ; une fine poussière soulevée
par le vent le faisait ressembler à un drap jaunâtre. Malheureuse-
ment, ce vent était chaud et la poussière n’atténuait guère l’éclat
du soleil. Alors que dans toute la villa, maîtres et serviteurs
dormaient, assommés par la chaleur, Kaouniya était plongée dans
l'étude d’un manuscrit, assise toute nue sur un banc de briques.
Malgré sa concentration, elle entrevit un mouvement dans sa
chambre, semblable à l’ondulation d’un rideau.
Un homme jeune et gracieux se tenait devant elle. Son visage
était orné d’une barbe aux poils bouclés et de cheveux noirs. Le
bleu de ses prunelles était d’une puissante clarté. Sa peau
paraissait lumineuse, et le vêtement blanc des mages accentuait

63
encore l'impression qu'il avait été façonné dans des rayons de
soleil.
« Narantewé ! » s’écria Kaouniya.
Elle se leva pour se jeter dans ses bras mais il Parrêta.
« Attends ! fit-il. Mets tes bracelets. »
Elle plaça d’abord les quatre serpents, qui s’enroulèrent d’eux-
mêmes autouf de ses poignets et de ses chevilles, puis elle mit son
diadème. Un vif éclair émana du diamant, obligeant Narantewé à
fermer les yeux. Il les rouvrit pour admirer Astarya, semblable à
une nymphe sortie d’une rivière. À ce moment, les têtes des
serpents étaient ceux d'êtres vivants et leurs yeux bougeaient
encore, mais ils cristallisèrent pour devenir des rubis.
Elle resta debout devant Narantewé. Ils étaient perdus dans
une mutuelle contemplation, leurs visages rayonnant de bonheur.
« Tu es une pure merveille, soupira Narantewé.
— Je ne suis que le produit de ton art sans pareil. Tu es comme
un sculpteur qui reste en admiration devant son chef-d'œuvre. »
Astarya s’approcha de Narantewé pour l’étreindre, et elle
s’offrit à ses caresses, soupirant de bonheur contre lui.
«Je ne peux pas m’absenter sans ressentir cruellement notre
séparation, dit-elle.
— Pourtant, tu aimes quitter la montagne, répondit Narantewé.
Tu as toujours vécu ainsi.
— Mais cette fois, je vais me marier, et ce sera un mariage royal.
Nous ne pourrons plus nous voir qu’en cachette.
— Le chapelain du roi est très vieux, remarqua Narantewé. Il
faudra lui trouver un remplaçant.
— Non, tu ne peux pas venir ici.
— Pourquoi ?
— Tu le sais très bien. Si l’un de nous côtoie seul le roi, il
passera pour un habile conseiller, mais si nous sommes ensemble,
nous serons considérés comme des comploteurs. Et puis on
verra que nous sommes trop attachés l’un à l’autre.

64
— C’est normal. Nous sommes frère et sœur.
— Il vaut mieux que tu restes dans la montagne. Tu y es plus à
l'aise que partout ailleurs. »
Astarya s’écarta de Narantewé tout en continuant à le regarder
dans les yeux.
« As-tu des nouvelles de Kanashka ? s’enquit-elle.
— Elle à fait hier une promenade qui s’est prolongée tard dans
la soirée. Si papa ne l'avait pas surveillée, il lui serait arrivé un gros
malheur.
— Elle s’en remettra rapidement. Cette femme à du courage et
de la volonté. Yssourak a eu raison de lavoir choisie comme
favorite. Tu crois qu’elle fera de nouvelles tentatives d’évasion ?
— Elle se tiendra tranquille pendant quelque temps, mais tu
peux être sûre qu’elle redescendra dans la vallée. »
Le regard d’Astarya s’assombrit.
« Donc, ma fin approche, murmura-t-elle.
— En es-tu certaine ?
— Je regarde les étoiles chaque nuit et elles continuent à me
dire que c’est Kanashka qui entraînera ma perte.
— Il m'est difficile de le croire. »
Narantewé voulut la reprendre dans ses bras pour lui faire
oublier ses soucis mais elle l’arrêta. Le front barré de plis et les
sourcils froncés, elle déclara :
«Je ne veux pas qu’Astarya disparaisse sans aucune descen-
dance. Elle doit avoir un enfant.
— Nous en reparlerons quand ton avenir se précisera. »
Ils gardèrent un moment le silence, comme si les mots leur
avaient fait défaut.
«J'ai prévenu Ymiya que j'allais retourner à Tsärkalina cet
après-midi, reprit Astarya. Veux-tu m’accompagner ?
— Oui, si tu le veux.
— Pourquoi me réponds-tu avec si peu d’enthousiasme? Tu
sais bien que voler en ta compagnie est pour moi un plaisir

65
immense. »
Si les habitants de la villa n’avaient pas fait la sieste, ils auraient
pu voir un oiseau blanc et un oiseau bleu prendre leur essor. Ils
montèrent très haut, de sorte qu’ils furent rapidement réduits à
des points.
La campagne du Tourpana, un océan de verdure jaunâtre où
surnageaient des îlots de forêts, défila sous leurs yeux. Les routes
y traçaient de grandes lignes droites et les villages y faisaient des
taches rondes. Puisque Narantewé et Astarya avaient de grandes
et puissantes ailes, ils volaient vite et la vaste cité de Tsärkalina
leur apparut bientôt dans toute sa splendeur. Les flèches dorées
des tours et des pavillons brillaient au soleil comme des flammes.
En certains endroits, des jardins apparaissaient comme des
trouées sombres parmi les maisons blanchies à la chaux. Sur les
remparts, les drapeaux aux couleurs vives flottaient légèrement
dans la brise chaude.
Loin vers l’ouest, au-delà d’une brume jaune et sèche, on
devinait des contreforts des Monts Célestes.

66
VII

Le dieu sous un arbre

Vers la fin de après-midi, Yssourak vint frapper à la porte de


la chambre d’Astarya. Elle signalait sa présence par un air de
cithare qui rivalisait avec le chant d’un rossignol.
« Entre ! » entendit-il.
Il poussa la porte et découvrit Astarya telle qu’il avait vue au
premier jour, avec ses vêtements bleus. Elle continuait à jouer de
sa cithare. Il n’avait pas l’impression de retrouver sa fiancée car il
ne s’était pas encore habitué à l’idée qu’Astarya et Kaouniya
étaient une seule et même personne.
Il s'installa face à elle pour la regarder, savourant son bonheur
de lavoir retrouvée et écoutant l’air qu’elle jouait. Le caractère
exotique de sa musique ne s’expliquait pas par une origine
étrangère. Ainsi que Kaouniya le lui avait révélé, il s’agissait d’airs
tourpanais datant de ce qu’elle appelait « son époque ». Quand
elle eut terminé, le roi déclara :
«Je suis venu te dire que Somakati rencontrera demain
Ylaiñäkté dans un parc proche du palais. Je ne doute pas que le
roi des dieux confirme tes propos, néanmoins je pense que cette
entrevue ne nous sera pas inutile. Es-tu d’accord ?
— Bien sûr.
— Ylaiñäkté te connaît vraiment bien ?
— Oui, comme la plupart des dieux. Nous sommes des
familiers.
— Il est étrange que le père soit l’ennemi des dieux et que sa
fille soit leur amie.

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— Mon père et moi, nous avons toujours été dissemblables. Ce
est pas par lui que j'ai été élevée, mais par ma nourrice et mon
grand frère. On ne peut pas dire que nos relations soient
excellentes, mais je reste sa fille. Il a recherché l’immortalité, alors
je l'ai reçue de lui sans rien avoir demandé. Pour les dieux, cela
fait une grosse différence. Néanmoins, Laraouña ne m’a jamais
vraiment pardonné d’avoir bu s07 élixir. Tu sais peut-être que c’est
elle qui le fournit au dieux. C’est sa propriété.
— Tu es fâchée avec la déesse de amour ?
— Non, c’est elle qui est fâchée contre moi.
— Alors tu ne peux pas faire appel à ses services ?
— Ce n’est pas grave. Mon frère s’est chargé de me donner une
apparence séduisante.
— Il a parfaitement réussi. »
Le rôle principal de Laraouña était d’apporter l’amour dans le
cœur des hommes et des femmes quand on faisait appel à elle,
mais fort heureusement, l’amour pouvait aussi apparaître sponta-
nément.
Yssourak reprit après un petit moment de silence:
«J'ai pensé au trésor dont tu as parlé. Le trésor de
Kälpashouki. Je veux bien croire à son existence et je ne suis
donc pas pressé de le retrouver.
— Au contraire, il faut faire vite. Envoie des hommes demain à
cette maison. Quand le trésor aura été déterré, ils en distri-
bueront une petite partie aux propriétaires et le reste aux pauvres
de Tsärkalina.
— Ton conseil est judicieux. Je n’y avais pas pensé.
— C’est parce que tu ne tiens compagnie qu'aux aristocrates. Tu
n'as pas conscience du nombre de gens, dans ta propre cité, qui
peinent à trouver leur nourriture, or la force d’un royaume repose
sur sa population. Qui défendra ton pays, en cas d’agression par
un puissant ennemi ? Tu disposes d’une armée mais les guerriers
de valeur n’y sont pas très nombreux. Si tu te fais aimer des gens

68
du peuple, ils seront prêts à risquer leur vie pour défendre ton
trone. »
Yssourak hocha la tête. Il fit toutefois remarquer à Astarya
qu’il s’efforçait déjà de réparer les injustices.
«Tu fais ce que la plupart des rois ont déjà effectué, lui
répondit-elle, mais cela ne suffit pas. Fais-en donc plus. Je serai là
pour te guider. Demain, je me présenterai à tes hommes et je les
aiderai à trouver le trésor. »
La discussion se poursuivit sur les méthodes de gouver-
nement. Astarya détenait un savoir et une sagesse considérables
en la matière.

Les plus beaux édifices de la capitale avaient été bâtis autour


du palais royal par les grandes familles de l'aristocratie
tourpanaise. Il y avait également un parc, celui dont Yssourak
avait parlé. Ce lieu de détente avait été aménagé pour le bien-être
des nobles; il était totalement ombragé par des arbres aux
abondantes frondaisons et lon y trouvait une fontaine, ce qui
était un luxe dans ce pays. L’eau n’y venait quasiment jamais du
ciel. Pour lirrigation, on utilisait un ingénieux système de canaux
souterrains, où l’eau arrivait des montagnes sans. subir
d’évaporation.
Le matin, c’étaient surtout des femmes et des enfants qui se
promenaient dans ce parc, car les hommes étaient occupés. On
pouvait cependant y croiser quelques chevaliers. Des mages y
passaient aussi de temps en temps. Les visiteurs s’asseyaient sur
des tapis qu’ils apportaient ou sur lherbe, pour en goûter la
fraîcheur.
Quand Somakati arriva, il jeta un coup d’œil sur les personnes
présentes et reconnut immédiatement Ylaïñäkté. Le roi des dieux
était adossé à un arbre. Il avait pris l’apparence d’un jeune
chevalier, avec un pantalon et une veste légère. Il avait un
poignard et une épée à la ceinture. Pour un œil non exercé, il ne

69
se distinguait pas des Tourpanais. Croyant qu’elles avaient affaire
à un homme ordinaire, deux jeunes filles Pavaient abordé. II
passait ainsi son temps en bavardant avec elles. Quand Somakati
arriva, elles s’écartèrent.
Le mage salua Ylaiñäkté en levant la main droite.
« Je regrette de ne pas pouvoir m’incliner devant toi, dit-il. Les
personnes présentes pourraient avoir des soupçons.
— Ne te préoccupe pas de Pétiquette et assieds-toi », répondit
Ylaiñäkté.
Somakati s'installa devant le dieu en posant son bâton par
terre. Son grand âge rendait cet exercice un peu difficile.
«Je te remercie d’avoir répondu à mon appel, déclara-t-il.
Jécouterai avec un grand respect tes réponses.
— Si tu veux que je sois bref, je dirai simplement que tu peux
avoir une confiance absolue en Astarya. Je ne sais pas exacte-
ment ce qu’elle a dit sur elle et son père, mais sois sûr que tout est
exact. Je connais Wärsani depuis qu’il était mage au Tourpana et
j'ai suivi son ascension. Je n’ai pas essayé de l’arrêter parce que je
n'avais pas prévu qu'il acquertrait tant de pouvoirs. Le vol de
l’élixir d’immortalité a été une surprise complète. À présent, il n°y
a pas grand chose à faire. Nous passons notre temps à nous
observer car aucun de nous n’a les moyens de vaincre l’autre.
D'une certaine manière... »
Ylaiñäkté s’interrompit en jetant un regard par-dessus l'épaule
de Somakati. Celui-ci se retourna et vit Astarya. Elle était assise
au pied d’un autre arbre et regardait les deux interlocuteurs.
Ylaiñäkté lui fit signe de s’approcher.
Elle se leva alors et marcha pieds nus sur l’herbe. Ses
vêtements étaient toujours les mêmes.
« J'espère que tu me pardonneras mon indiscrétion, dit-elle.
J'avais trop envie de te voir, Seigneur. »
Elle s’inclina devant le roi des dieux en posant les paumes des
mains sur son cœur. Son geste respirait la sincérité.

70
«Je nai rien à te pardonner, répondit Ylaiñäkté. Assieds-toi
donc avec nous. J'étais en train de dire que, d’une certaine
manière, je suis heureux que tu te sois présentée au palais royal.
J'ai toujours regretté que tu vives en marge du monde. »
Elle s’assit à la gauche de Somakati, lequel l’observa avec
intérêt.
Puisqu’elle se trouvait là, ce fut elle qui résuma les révélations
qu’elle avait faites à Yssourak. Elle parla de son projet de mariage
et demanda à Ylaiñäkté de donner son avis à Somakati.
« En un mot, tu as ma bénédiction », répondit le roi des dieux.
Il se tourna ensuite vers le mage :
« Je remercierais presque Wärsani de l'avoir envoyée ici, car ce
mariage, s’il se réalise, apportera un bienfait considérable au
Tourpana. Mais je ne veux pas influencer la décision du roi
Yssourak, puisqu'elle le concerne bien plus que moi.
— Wärsani l'envoie avec une mission précise, rappela Soma-
kati. Que fera-t-elle si elle interdit au roi d’attaquer son père ?
— Pour dire vrai, je n’en ai aucune idée, répondit Astarya. Il
risque d’y avoir un conflit entre nous. Le moment venu, je verrai
ce qu’il sera possible de faire. Dans l’immédiat, je vais m’efforcer
de protéger le Tourpana contre les dangers qui l’attendent.
— Astarya a parlé de démons qui nous assaillent, déclara
Somakati à Ylaiñäkté. Que sont-ils exactement ?
— Des démons nocturnes vivant dans les profondeurs de la
montagne de Wärsani et dans les enfers, mais de toute façon, ces
deux mondes communiquent, expliqua Ylaiñäkté. Les vrais
créatures de la nuit ne lui seront guère utiles car elles n’obéissent à
aucun maître, mais je soupçonne Wärsani d’avoir étendu son
emprise sur quelques démons un peu plus dociles. Il ne lui en
faudra pas beaucoup pour terroriser les Tourpanais. Astarya, est-
ce que tu confirmes mes dires ?
— Oui, Seigneur.
— Je peux intervenir contre ces créatures. C’est en quelque

71
sorte ma spécialité. Wärsani a d’autres alliés dont Astarya n’a pas
encore parlé: ce sont les tribus nomades. Elles sont aussi
difficiles à dompter que les démons, néanmoins je pense que
Wärsani y parviendra en utilisant l’appât du gain. Il a déjà fait
alliance avec la tribu voisine de sa montagne. Il achète simple-
ment les services de ces hommes en utilisant son immense
trésor. »
Astarya confirma encore une fois les propos d’Ylaiñäkté.
« Ceci dit, continua ce dernier, il n’y a pas d’inquiétude à avoir
pour le moment. Pour l’avenir plus lointain, je ne peux pas dire
grand chose. Astarya est une devineresse remarquable ; elle sait
que de graves évènements vont inéluctablement survenir. Mais
son intervention risque d’en modifier le cours.
— Veux-tu dire que ces évènements se dérouleront toujours
mais pas de la manière qui était prévue ? questionna Somakati.
— C'est cela. Comme Astarya essaie pour la première fois de
modifier le destin des hommes, elle doit savoir que son art de la
divination devient difficile à mettre en œuvre. »
D'un signe de tête, l’intéressée montra à Ylaiñäkté qu'elle
l'avait compris.
« Pour m'expliquer autrement, reprit-il, il est compliqué d’être
à la fois observateur et acteur. Par conséquent, personne ne peut
dire avec exactitude ce qui va se passer, même pas moi. En tout
cas, je ferai tout mon possible pour protéger Yssourak. Vous
devez être conscients du fait que mes pouvoirs ne sont pas
illimités. J’ai deux mondes à surveiller : celui des dieux et celui des
hommes. Je ne peux pas tout voir et être partout présent. Il
arrivera donc que l’on ait besoin de moi mais que je ne réponde
pas. De plus, mon regard peut pénétrer les profondeurs de la nuit
mais pas celles de la terre. Je ne peux pas savoir ce que Wärsani
prépare dans les entrailles de sa montagne. Sans doute est-il en
train de faire des choses dont Astarya n’a elle-même aucune
idée. »

72
Ces propos n'étaient guère rassurants mais Somakati et
Astarya devaient reconnaître qu’ils étaient justifiés.
«Où habite Wärsani ? demanda le mage.
— Dans les Monts Célestes. Il ne se trouve pas très loin mais se
rendre au pied de sa montagne n’est pas chose aisée », répondit
Ylaiñäkté.
Il demanda à Astarya de s'asseoir juste devant lui. Ils se
regardèrent un moment, bien que cette dernière eût la tête
légèrement baissée. Le souvenir d’une très longue complicité se
voyait sur leurs visages, et ils ressentaient de la peine à se séparer.
Pour finir, Ylaiñäkté prit la tête d’Astarya dans ses mains, avec
beaucoup de tendresse, et il l’attira à lui pour déposer un baiser
sur son front.
« Tu vas sans doute devenir la reine du Tourpana, murmura-t-il
comme s’il ne voulait pas être entendu de Somakati. Je sais que tu
seras à la hauteur de mes attentes et je te souhaite d’avoir un
règne long et prospère. »
Après avoir reçu les remerciements d’Astarya, il se leva,
échangea quelques mots avec Somakati et s’en alla.
Le mage resta encore un moment dans le parc pour demander
des renseignements à Astarya sur son père. Quand ils se
séparèrent, celle-ci se dirigea vers la porte occidentale de la cité,
près de laquelle le trésor dont elle avait parlé se trouvait.
Il lui plaisait de se promener dans les rues de Tsärkalina sous
les traits d’Astarya, et il était impossible de ne pas la remarquer.
Dans toutes les rues où elle passait, les femmes comme les
hommes tournaient la tête, subjugués par sa beauté. On
remarquait aussi ses singularités : elle marchait pieds nus comme
les paysans, avec des vêtements étrangers, et l'énorme diamant de
son front s’animait de mille fragments d’arc-en-ciel sous le soleil.
Les parties découvertes de son corps, dont ses bras et la moitié
supérieure de sa poitrine, restaient d’une blancheur d’albâtre
malgré l’ardeur des rayons du soleil. Enfin, ses bijoux n'avaient

73
aucun équivalent dans la joaillerie tourpanaise.
La périphérie de la capitale ayant été bâtie sans aucun plan, il
fallait s'orienter dans un dédale de ruelles pour atteindre les
remparts. Certaines étaient désertes, d’autres étaient encombrées
de charrettes et d’animaux, et les passants s’y pressaient comme
des moutons dans une bergerie. Les endroits les plus fréquentés
étaient ceux qui comprenaient des tavernes. Après avoir traversé
lun d’eux, Astarya s’aperçut qu’elle était suivie par trois jeunes
hommes à laspect peu recommandable, qui semblaient avoir
consommé plusieurs pintes de vin. Ils l’abordèrent quand elle
arriva dans un endroit plus calme :
« Hé, la belle ! On à quelque chose à te dire !
— Allez plutôt dégurgiter votre vin ! répliqua-t-elle en pressant
le pas.
— Qu'est-ce que tu as contre nous ?
— Je ne discute pas avec des gens qui prennent leur bain dans
des cuves d’alcool. Rentrez chez vous, on se reverra un de ces
jours |
— Tu ne veux pas bavarder juste un moment ? »
Astarya se retourna pour leur faire face, les poings sur les
hanches.
« Parlez donc, cofhain | dit-elle. Je vous écoute ! »
Ainsi encouragés, les galants ouvrirent la bouche mais à leur
grande stupéfaction, ils furent incapables de prononcer autre
chose que: « Ba ba ba... ». Ils se regardèrent, les yeux devenus
globuleux comme ceux des grenouilles.
Astarya se remit tranquillement en marche en se disant à part
soi :
«Il est amusant, ce sort. J'aurais dû l'essayer beaucoup plus
tot. »
Elle n'avait pas encore fait une dizaine de pas quand l’un des
vauriens la rattrapa et l’empoigna par un bras en criant « Ba ba
ba ! » d’une voix furibonde. Il la força violemment à lui faire face.

74
En un clin d’œil, le bracelet d’Astarya glissa sur la main puis sur le
bras de lagresseur, et blême de terreur, le jeune homme vit une
tête de vipère aux yeux flamboyants et aux écailles bleues se
dresser devant lui. Elle le mordit sur l’arête du nez. Lâchant
Astarya, il tomba à la renverse contre la façade d’une maison. II
appuya une main sur son nez, qui saignait abondamment.
Les deux comparses étaient restés en arrière et regardaient la
scène, médusés.
« Thaineo | leur cria Astarya. Ne laissez pas votre copain ici. Il
ne lui reste que peu de temps à vivre car ce venin agit rapidement.
Emmenez-le chez lui pour qu’il puisse revoir sa famille une
. dernière fois. »
Elle se remit en marche. Les comparses mirent un bon
moment à comprendre qu’en inversant les deux syllabes du sort,
Astarya leur avait rendu la parole. Elle avait quitté la ruelle mais
Pun des deux hommes parvint à la retrouver. Il tomba à genoux
devant elle.
« Je t'en supplie, divinité, essaie de guérir mon ami ! s’écria-t-il.
Je veux bien échanger ma vie contre la sienne.
— Il y a donc un soupçon de loyauté en toi, répondit Astarya.
Mais je ne suis pas en mesure de sauver ton ami. Il n’y à rien à
faire contre ce venin. »
Le jeune homme se prosterna front contre terre et renouvela
sa supplication. Astarya accepta donc de faire demi-tour, tout en
répétant que le sort de son agresseur était scellé.
Quand elle le retrouva, il était dans un triste état. Presque
paralysé, il n’était plus capable de garder la main sur son nez.
Autour des deux trous laissés par les crochets, la chair devenait
bleue et enflée. Peu à peu, tout son visage commençait à être
touché et ses yeux étaient révulsés. Il avait des hoquets durant
lesquels il vomissait le vin qu’il avait ingurgité. Sa poitrine en était
trempée.
Astarya s’agenouilla près de lui et posa une main sur son front.

75
« Il souffre beaucoup », murmura-t-elle.
Un attroupement s'était formé. Les personnes présentes
regardaient avec horreur la scène, et surtout les bracelets
d’Astarya.
«Je voulais seulement m’amuser un peu, dit-elle à plus haute
voix. Il a dû comprendre qui j'étais, alors pourquoi a-t-il fallu qu’il
me rattrape pour m'agresser? Vous avez vu ce qui s’est passé,
n'est-ce pas ? Je n’avais pas l’intention de le tuer mais ces serpents
ont été conçus pour me protéger. Comme ce n’est pas moi qui les
ai faits, je ne peux pas agir contre leur venin. »
Astarya posa une main sur les yeux du jeune homme en
murmurant quelques mots inintelligibles. Quand elle la retira, le
visage de la victime s’était détendu. Ses yeux restèrent clos.
« Puisse ton âme trouver son chemin dans les dédales de
PAutre Monde », dit-elle.
Un silence absolu retomba sur la ruelle, jusqu’au moment où
un vieil homme tout recourbé par le poids des années écarta les
badauds. Ses habits le désignaient comme un Ancien.
«Es-tu Astarya ? demanda-t-1l d’une voix chevrotante.
— Oui. Mais je suis venue pour secourir les gens et non pour
les tuer. Cet incident me désole. »
Astarya parlait en restant accroupie près de sa victime.
«Je m'étais pas là quand cette tragédie s’est produite, répondit
l'Ancien, mais j'en ai entendu le récit. Cet homme est mort parce
qu’il t’a manqué de respect.
— Ou peut-être ai-je été l’instrument de son destin, murmura
Astarya pour elle-même.
— Quoi qu'il en soit, nous savons pourquoi tu es venue parmi
nous et nous sommes heureux que tu sois là. La mort de cet
homme n’y changera rien. »
Astarya se leva. Elle s’approcha de l'Ancien avec un sourire de
sympathie et posa une main sur son avant-bras.
«Tu es très aimable avec moi, dit-elle, mais c’est par mes actes

76
que l’on me jugera. Lors de mon arrivée, j’ai annoncé lexistence
d'un trésor perdu à l’ouest de la cité et j'étais en train de m’y
rendre. J’en utiliserai une partie pour payer les funérailles. »
Les gens s’écartèrent pour la laisser passer.

m7
VIII

Mariage royal

Wärsani laissa un peu de temps à Kanashka pour se remettre


de ses frayeurs. Ses écorchures avaient cicatrisé plus rapidement
qu’elles ne l’auraient dû, l’eau du ruisseau y étant sans doute pour
quelque chose. II lui annonça alors qu’il allait lui présenter son
trésor. Pour cette grande occasion, Kanashka revêtit des
vêtements dignes d’une concubine royale, dont une jupe longue
qui mettait parfaitement en valeur sa silhouette gracieuse. Wärsani
se montra lui-même sous un jour bien meilleur. Il en paraissait
séduisant. Pourtant, ni son costume ni sa coiffure n’avaient varié :
c'était seulement l'expression de son visage qui avait perdu son
aspect inquiétant.
Jusqu’alors, Kanashka n’avait exploré que les parties de la
montagne habituellement fréquentées par les concubines. Le
réseau des salles, des galeries et des escaliers était d’une incroyable
complexité, mais il n’y avait guère de risque de se perdre. La
grande salle se trouvant au somment de ce labyrinthe, pour la
retrouver, il suffisait d'emprunter n'importe quel chemin
ascendant.
Kanashka s’efforça de retenir l’itinéraire de la salle du trésor.
Elle était de dimensions moyennes. Les colonnades y avaient
donc un rôle surtout décoratif. Ce qu’elle contenait fit pourtant
suffoquer Kanashka : des objets précieux y étaient entreposés en
centaines de tas qui arrivaient à la hauteur de ses épaules. Les
cristaux lumineux du plafond se réfléchissaient en myriades
d'étoiles sur ces surfaces dorées, créant une inconcevable

78
symphonie de couleurs éclatantes. Il y avait des bagues, des
colliers, des bracelets, des boucles d’oreilles, des diadèmes, des
fibules et des bijoux étranges dont Kanashka ne pouvait même
pas deviner l’usage, tous plus ou moins sertis de gemmes. On y
trouvait également des coupes, des bols, des assiettes ou des plats
le plus souvent en of, parfois en argent, ornés de gravures
raffinées.
«Mes concubines sont libres de se servir, déclara Wärsani. Je
leur recommande seulement de ne pas entasser trop d’or dans
leurs chambres. »
Il prit un collier de facture tourpanaise pour le passer au cou
. de Kanashka, qui s’efforçait de se remettre de son émotion.
«Je pense que ce collier te va très bien, dit-il avec un sourire
galant.
— Où as-tu trouvé toutes ces richesses ? demanda Kanashka.
Jai Pimpression qu’il y en a plus que dans tous les pays du
monde.
— Excellente question! Une bonne part de ces objets étaient
déjà là quand je suis arrivé. Ils sont l’œuvre des nains, qui étaient
les meilleurs joailiers que le monde ait connu. L’or est venu des
profondeurs de la montagne: c’est justement pour cela qu'ils
l'ont creusée. Avec un peu d’expérience, tu reconnaîtras aisément
leurs bijoux. Quant aux autres, je les ai ramassés ici et là, au fil des
siècles.
— Qu’essaies-tu de faire en me montrant ton trésor ?
— Rien de particulier. C’est une manière de dire que cette
montagne t’appartient et que tu dois t’y sentir à l'aise.
— Une tentative de séduction ?
— En quelque sorte.
— Mais pourquoi chercher à me séduire alors que tu me tiens
en ton pouvoir ? »
Wärsani esquissa un sourire galant avant de répondre :
«Il est dans mon habitude d’enlever les femmes mais pas de

79
les violer. »
Ce langage un peu brutal avait le mérite de la clarté.
Kanashka commença à circuler entre les amoncellements de
joyaux. Elle en prit quelques-uns pour les faire tourner entre ses
doigts et les remit en place.
«Les plus précieux bijoux ne se trouvent pas ici, remarqua-t-
elle.
— Qu'est-ce qui te fait dire cela ?
— Je les ai vus il y a quelque temps. Ils étaient portés par ta fille
aînée. » |
Kanashka se retourna pour regarder Wärsani droit dans les
yeux et lui dire:
«Nous nous sommes croisées dans un escalier. Nous n’avons
échangé que quelques mots mais j’ai eu impression qu’elle avait
beaucoup à me dire. J’ai seulement appris qu’elle partirait en
mission pour toi.
— Tu as le sens de l’observation.
— Je crois même qu’elle me connaissait. Après tout, ce serait
normal, car je dois être la première favorite royale qui ait été
enlevée. À ma connaissance, un tel évènement ne s’est jamais
produit. Qu’est-ce qui me vaut donc cet honneur ? Est-ce amour
empressé que tu me montres en ce moment ? Et pourquoi mon
arrivée coïncide-t-elle avec le départ d’Astarya ?
— Tu es perspicace.
— Les femmes ne sont pas toutes des imbéciles.
— Je peux te répondre de deux manières. Soit te mentir, mais tu
ne me cfoiras pas et tu continueras à me presser de questions.
Soit te dire la vérité, mais tu risques d’en être mécontente.
— Tu n’as pas à craindre ma colère.
— Bien Mon objectif est de régner sur le Tourpana par
l'intermédiaire de ma fille. Pour ce faire, elle va épouser le roi puis
accaparer les pouvoirs. Tu comprendras donc pourquoi nous
avons jugé bon de te retirer du harem. Tu aurais pu gêner

80
Astarya. La perspicacité dont tu viens de faire preuve montre que
nous avons eu raison.
— Et tu imagines que n'importe qui peut se présenter devant le
roi et demander à épouser ?
— Ma fille n’est pas # porte qui, tépliqua Wärsani avec hauteur.
— Et après, que comptez-vous faire du roi ?
— Il ne restera plus très longtemps sur son trône. »
Kanashka réfléchit à ces révélations. Elle ignorait comment
Astarya comptait s’y prendre avec Yssourak, mais elle avait au
moins pour avantage sa beauté nonpareille. Wärsani ne pouvait
pas espérer conquérir seul le Tourpana, puisqu'il n’était qu’un
. mage parfaitement inconnu. Il fallait plus que de la sorcellerie
pour exécuter un tel projet. Se servir de sa fille était un excellent
moyen.
«Il me reste à savoir pourquoi tu tiens à dominer le Tourpana,
reprit Kanashka. Ta richesse et tes immenses pouvoirs devraient
te suffire.
— Je n’apprécie plus de rester confiné dans ma montagne. Je
veux régner sous le ciel et non plus seulement sous une masse de
roches. Si tu le souhaites, tu seras reine à mes côtés. Je te placerai
au-dessus de toutes les reines du monde. »
Qui n’aurait pas été tenté par cette offre ? Mais Kanashka avait
le défaut d’être amoureuse d’Yssourak. Ce qu’elle appréciait en
lui, ce n’était pas seulement l'influence qu'il lui permettait
d'acquérir sur le royaume du Tourpana, elle qui était née dans une
famille de paysans. Wärsani avait été bien inspiré de lui dire la
vérité. Elle fausserait compagnie à son ravisseur et rentrerait chez
elle pour faire tomber le masque d’Astarya.
Wärsani lui avait dit qu'il ne la surveillerait plus. C'était une
chance à saisir. Elle pourrait désormais passer ses après-midi à
explorer la forêt en toute tranquillité. Elle avait certes vécu une
très mauvaise expérience mais il aurait été stupide de ne pas en
tirer profit : elle savait à présent qu’elle devait emporter des vivres

81
et des vêtements supplémentaires et qu’il ne fallait pas sortir par
temps nuageux.
En attendant de trouver un moyen de s'évader, elle devrait
accepter les avances de Wärsani pour lui donner l'impression de
s'être soumise.

Le mariage d’Yssourak et de Kaouniya eut lieu un soir, en


présence de Somakati, des principaux mages de la capitale et d’un
nombre réduit de dignitaires. Ce fut une cérémonie religieuse et
intime, otganisée dans une cour du palais sous la lumière du
crépuscule. La famille de Kaouniya en fut absente, car selon les
coutumes tourpanaises, les parents de la jeune fille ne jouaient de
rôle que lors des fiançailles et du voyage de leur enfant à son
futur domicile.
Le point d’orgue de la cérémonie fut atteint lorsque les fiancés
tournèrent trois fois autour d’un feu, leurs poignets reliés par une
chaînette en or. C’était ce rite qui scellait leur union. Ils s’assirent
ensuite côte à côte, sur une peau de cerf, et Somakati lança sur
eux des grains de blé, d’orge et de riz. Les litanies des mages
emplissaient la cour comme le chant monotone d’un ruisseau.
Malgré la solennité de cette cérémonie, Kaouniya avait la tête
ailleurs. Elle pensait au jeune homme qu’elle avait tué. Cet
évènement était susceptible d’avoir des répercussions néfastes, or
c'était elle-même qui en était responsable : Astarya ne pouvait pas
se promener seule dans les rues de Tsärkalina puisqu'elle attirait
trop attention. Elle ne devait plus se montrer en public. Pendant
quelques jours, Kaouniya n’avait pas remis ses bracelets, osant à
peine les regarder, puis une visite de Narantewé l'avait fait
changer d’avis.
De son côté, en dépit des assurances données par Ylaiñäkté,
Yssourak se demandait s’il n’était pas en train de démolir sa vie. Il
ne doutait pas que Kaouniya serait une bonne reine, mais c'était
justement là que résidait le danger. Si ses parents avaient

82
connaissance de son mariage, là où ils se trouvaient, ils étaient
sûrement en train de trembler. Cependant, sachant qu’il était
condamné à être un gibier pour Wärsani ou sa fille, Yssourak
préférait être poursuivi par sa fille.
Des suivantes emmenèrent Kaouniya dans la chambre royale
et lui enlevèrent ses deux seuls vêtements, une pièce de brocart
couvrant une partie de son buste et une jupe longue. Tous ses
bijoux lui furent retirés et sa chevelure tomba jusqu’au bas de son
dos. À l’arrivée d’Yssourak, elle était assise en tailleur sur le lit,
dans une totale nudité.
« Peux-tu te transformer en Astarya ? demanda-t-il. J’aimerais
. la voir pendant quelques instants.
— C’est Kaouniya que tu épouses. Il faut que tu découvres son
corps et que tu t’y habitues. Tu ne me trouves donc pas belle ? »
Il est vrai que la jeune mariée, si elle ne possédait pas la grâce
éblouissante d’Astarya, avait un corps digne d’éloges, avec une
fine paire de jambes prolongées par des hanches bombées
comme des collines fleuries. Elle se leva et s’approcha d’Yssourak
pour Ôter ses habits. Elle regarda son corps qui faisait rêver tant
de femmes, et elle referma ses doigts sur la zone la plus sensible,
dressée comme la lance d’un guerrier prêt au combat. Yssourak se
décida enfin à la prendre dans ses bras et à approcher ses lèvres
des siennes. Il y perçut une senteur fraîche, semblable au souffle
d’un pétale en train de chuter, qui accrut encore la puissance de
son désir. Il passa ensuite sa langue sur les épaules de Kaouniya,
sur ses seins, sur son ventre, avant de commencer à explorer avec
la langue sa fleur cachée, agenouillé devant elle. Elle le laissa faire
un cout instant avant de l’arrêter. Elle revint sur le lit, allongée
sur le dos, s’offrant tout entière à lui.
Il la suivit et entra en elle avec délicatesse. Il ne put tenir
longtemps avant de libérer sa semence. Après sa jouissance, il
observa longuement le visage de Kaouniya, qui semblait s’être
amollie comme une feuille de papier totalement imbibée d’eau.

83
«Tu es incroyablement fraîche, jugea-t-il. J’ai limpression
d’avoit fait l'amour à une vierge.
— J'en suis quasiment une.
— Mais tu as vécu tellement longtemps !
— J'ai donc connu de longues périodes d’abstinence. »
Ils s’endormirent serrés l’un contre l’autre. Quand Yssourak se
réveilla, peu avant le lever du soleil, Kaouniya était assise en
tailleur sur le lit, toujours nue, lui offrant un sourire tendre et
malicieux. Il semblait troublé.
« As-tu bien dormi ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas... J’ai Pimpression que...
— Que tu t'es uni à Astarya ? C’était mon petit cadeau pour ta
nuit de noces. |
— Mais cela semblait tellement réel ! Est-ce que c'était vrai ?
— Je te laisse méditer sur ce que tu appelles la réalité, en te
rappelant que lesprit est la racine de tout. »

Les cérémonies se poursuivirent par un somptueux festin que


les cuisiniers avaient commencé à préparer plusieurs jours
auparavant. La haute noblesse du Tourpana y était presque
entièrement représentée. Le repas commença dès le milieu de la
matinée. Au moment le plus chaud de la journée, les convives
firent une pause puis les réjouissances reprirent. Mais comme les
invités avaient mangé jusqu’à la suffocation, ils furent plus
attentifs à la musique et à la danse qu’à la nourriture.
Le troisième jour était une fête populaire. Tous les habitants
du royaume étaient appelés à participer aux festivités. Peu après le
lever du soleil, le roi et la reine s’installèrent sur une tribune et
regardèrent défiler des musiciens, des danseurs, des acrobates et
des jongleurs. Il ÿ eut également des combats de lutteurs et des
tournois de chevalerie. De tels spectacles se produisaient en
beaucoup d’autres endroits, poussant les gens à sortir de chez
eux. Hommes et fermes, maîtres et serviteurs se bousculaient

84
dans les rues animées d’un continuel brouhaha d’où émergeaient
ici et là quelques notes de musique.

Les échos de la fête venaient juste de se dissiper quand un


violent coup de tonnerre éclata. La victime en fut l’inamovible
ministre chargé des impôts, nommé à ce poste par le père
d’Yssourak et resté en place après l’intronisation du fils. Il
s’appelait Kerekaouni. Il possédait une maison non loin du palais
royal et une villa à une demi-journée de marche de Tsärkalina. Sa
richesse était telle qu'il entretenait une armée privée de plusieurs
centaines de soldats.
Au petit matin, Yssourak se présenta en personne à la porte de
la villa, monté sur son cheval et portant son épée. Il était
accompagné de ses gardes, farouches comme des tigres. On n’osa
pas lui opposer de résistance. Avec ses hommes, il fouilla la
demeure et trouva de nombreux sceaux utilisés pour cacheter les
impôts en nature que l’on envoyait à la capitale. C’était la preuve
que le ministre détournait ces impôts à son profit. En lisant son
courrier, Yssourak apprit également qu’il avait récemment fait
empoisonner un dignitaire convoitant son poste. Kerekaouni se
jeta alors à ses pieds en implorant sa grâce, mais le roi lenvoya à
Tsärkalina. Devant la foule médusée qu’un ministre fût traité de
cette manière, on lui Ôta ses vêtements et on lui donna cent coups
de fouet qui lui enlevèrent presque toute la peau et le laissèrent à
demi-mort. On le crucifia ensuite à un arbre au-delà de la porte
occidentale, où il acheva rapidement son agonie. Son corps fut
laissé là pour que les gens pussent voir ce que le roi faisait des
ministres félons, mais des vautours s’agglutinèrent très vite sur les
branches de l’arbre, et de son corps, il ne resta bientôt plus qu’un
tas d’os tombés par terre. On les brûla et l’on en dispersa les
cendres, de sorte que Kerekaouni ne reçut aucune sépulture.
Ses biens furent confisqués et les membres de sa famille furent
chassés de chez eux. Son épouse et ses enfants en furent réduits à

85
mendier dans les rues car personne n’osa les secourir. Ainsi, Pune
des plus puissantes familles du royaume avait été anéantie en une
seule journée. Tous les autres ministres commencèrent alors à
trembler, surtout quand ils se trouvaient en présence de
Kaouniya. Bien que la reine ne fût intervenue à aucun moment,
c'était évidemment elle qui avait envoyé Yssourak chez Kere-
kaouni et avait réclamé son châtiment. Comment avait-elle su que
ce ministre détournait des biens publics ? On n’en avait aucune
idée mais elle semblait disposer d’un pouvoir effrayant.
Yssourak introduisit le concept de crime d’État: les méfaits
commis par les ministres allaient être sévèrement punis car ils
devaient se montrer exemplaires. Aux dignitaires loyaux, il
garantit qu’ils n’avaient rien à craindre. Ratnassiké fut laissé à son
poste. Le successeur de Kerekaouni fut un noble complètement
inconnu, qui avait jusqu'alors mené une existence modeste.
Yssourak ‘expliqua qu’il Pavait choisi pour sa probité, mais là
encore, on se douta que son épouse l’avait guidé.
Kaouniya avait voulu faire de l’exécution de Kerekaouni un
exemple. N’ayant pas l’intention de paraître cruelle, elle préconisa
une moindre utilisation de la peine de mort et des mutilations,
pour les gens du peuple. Ce ne fut que la première étape d’une
longue série de réformes qu’elle comptait mettre en œuvre.
Bientôt, on commença à la louer pour sa sagesse. De plus en plus,
elle intervenait directement lors des audiences, mais elle laissait
assez de latitude à Yssourak pour ne pas lui donner l'impression
de n’être plus qu’un jouet entre ses mains.
Les conseils donnés par Astarya furent mis en œuvre.
Yssourak recommanda aux caravanes de se regrouper autant que
possible et de ne pas s’écarter des routes les plus sûres. Des
soldats allèrent patrouiller la nuit, non plus seulement près des
frontières du royaume comme d’habitude, mais partout. Ils
étaient munis de torches et armés comme pour monter au front.
Au fil des semaines, comme Astarya ne se montrait plus,

86

L
beaucoup de gens finirent par l'oublier, mais la vigilance du roi et
de la reine ne baissa pas, et il finit par se produire un incident qui
fit beaucoup de bruit. Les paysans avaient reçu les consignes de
rentrer tous les animaux au coucher du soleil mais elles n’étaient
| pas toujours suivies, le plus souvent pour des raisons pratiques.
De nombreux animaux passaient leurs nuits dans des enclos de
fortune ou au pied d’un arbre, entravés.
Près d’un peuplier, une patrouille découvrit les restes d’un
bœuf. Le spectacle était atroce : il avait été à moitié dévoré et ses
entrailles, que son prédateur avait dédaignées, étaient répandues
par terre dans des flaques de sang. En revanche, les soldats furent
_ incapables de retrouver sa tête, comme si elle avait été avalée. Ils
commencèrent à frissonner de peur quand ils s’aperçurent que les
restes étaient chauds et donc que cet inquiétant prédateur pouvait
encore rôder dans les parages. Le capitaine partagea ses hommes
en deux groupes pour le chercher mais il demeura insaisissable.
Le lendemain, à la lumière du soleil levant, on découvrit autour
du peuplier des empreintes semblables à celles d’un oiseau.
D’après leurs dimensions, cette créature devait être plus grande
qu’un homme. Les habitants du village le plus proche racontèrent
qu’ils avaient entendu un cri semblable au feulement d’un tigre du
côté nord de leur palissade. Les soldats se rendirent à cet endroit
et virent les empreintes, non pas d’un quadrupède, mais de ce
même oiseau géant. |
La tête du bœuf ne fut jamais retrouvée.

87
IX

Tselmeg

La première visite nocturne de Wärsani fut annoncée par un


pressentiment. Kanashka s’était allongée sous sa couverture mais
elle ne s'était pas endormie. Sa nervosité était accentuée par la
lumière du globe de cristal, qui ne pouvait pas être éteinte.
Son ravisseur entra dans sa chambre et s’assit sur son lit sans
prononcer un mot, mais son regard trahissait ses intentions. Il
retira lentement la couverture de Kanashka et contempla son
cotps. Elle restait immobile, les dents serrées, le regard fixé de
travers sur lui. Les sentiments que toute femme ressentait avant sa
première relation avec un mari imposé flottaient dans son âme,
mais elle était également curieuse de découvrir le corps d’un mage
aux cheveux blancs devenu immortel. Sans lui donner un seul
baiser, il commença à jouer sur la peau de sa concubine avec ses
mains, et malgré elle, il parvint à éveiller ses sens. Il s’y prenait
merveilleusement bien, comme sil avait lu dans lesprit de
Kanashka ce dont elle avait besoin.
Mais ce m'était qu’un début. Il s’arrêta pour retirer ses vête-
ments, révélant un corps à la musculature harmonieuse qui aurait
pu appartenir à un quadragénaire. Au bas de son ventre,
Kanashka vit l’instrument avec lequel il inséminait ses concu-
bines, et elle le jugea sculptural, encore plus remarquable que
celui d’Yssourak. Il ressemblait à ces phallus de bois que les
paysannes désirant avoir des enfants suspendaient aux arbres, au
printemps, et sous lesquels elles dansaient nues. Wärsani revint
vers elle pour lui donner des caresses plus pressantes, auxquelles

88
elle ne put s’empêcher de répondre, et son corps devint comme
une cithare vibrant sous les doigts d’un musicien virtuose. Quand
Wärsani entra en elle, elle ressentit une jouissance qu'’attisait le
sentiment d’une parfaite communion, dont le paroxysme fut
atteint au moment même où le mage déversait sa semence.
Il resta un instant dans sa chambre, continuant à lui prodiguer
sa tendresse, puis il s’en alla. Elle ferma les yeux et essaya de
s’'endurcir. Il lui fallait absolument s’interdire de tomber amou-
reuse de Wärsani, bien qu’il s’avérât être un redoutable amant.
Il était impossible de savoir quand lPaurore apparaissait,
puisque les cristaux brillaient en permanence. C’étaient toujours
_les conversations des femmes qui réveillaient Kanashka. Après
son lever, elle se rendit directement dehors et vit que le soleil
chauffait la vallée. Elle rentra donc pour prendre son petit
déjeuner puis elle ressortit vêtue d’une simple jupe, avec des
bijoux tirés du trésor de Wärsani. Elle vit cette fois le mage en
compagnie de son fils, près d’un bassin, ce qui était assez
inhabituel. Ils paraissaient tous les deux très détendus. Alors
qu’elle hésitait à s’approcher d’eux, Wärsani s’écarta de Naran-
tewé et la vit. Il vint vers elle en souriant et prononça des paroles
aimables, il lui donna des caresses qui rappelèrent à Kanashka
leurs ébats nocturnes, puis il rentra dans la montagne.
Kanashka s’approcha de Narantewé, qu’elle avait déjà croisé
deux fois. Elle le trouvait aussi charmant que sa sœur. II lattirait,
mais jusqu'alors, elle n’avait pas eu de véritable conservation avec
lui.
« Comment cet endroit peut-il être si magnifique le jour et si
terrifiant la nuit ? demanda-t-elle.
— Il est tout le temps magnifique, répondit Narantewé.
— Ce n’est pas l’impression que j’ai eue. »
Narantewé invita Kanashka à s’asseoir à côté de lui, sur le
rebord du bassin, à un endroit où les reflets du soleil dans Peau
les éclairaient d’en bas. Elle ne put s'empêcher de plonger ses

89
doigts dans l’eau fraîche pour en entendre les clapotis.
«Si l’on ne craint pas la mort, les créatures qui viennent ici la
nuit sont tout à fait fascinantes, et elles sont belles à leur manière,
expliqua Narantewé. Elles ont la pureté des origines et l'attrait de
la sauvagerie, un peu comme les dragons.
— Évidemment, l’immortalité doit changer votre vision du
monde.
— C’est certain.
— Tu ne ressens apparemment aucun besoin de quitter ce lieu.
Tu as vécu ici plusieurs siècles et tu pourrais continuer. Est-ce
que je me trompe ?
— Non, pas du tout. Je ne m'intéresse pas à ce qui se passe
hors de cette montagne.
— Pourquoi ton père ne te ressemble-t-il pas ?
— Il me ressemble plus que tu ne le crois.
— Mais Wärsani m'a dit qu'il ne voulait plus régner sous une
masse de roches ! Il semble dévoré par l'ambition. »
Narantewé dévisagea Kanashka en souriant.
« Tu es au courant de notre projet ? fit-il.
— Wärsani m'en a parlé mais il ne m’a pas tout dit. Je sais qu'il
a envoyé Astarya au Tourpana pour y prendre le pouvoir, puis
qu’il se débarrasserait du roi. Je ne puis croire que le projet
s'arrête là. Régner au Tourpana par l’intermédiaire de sa fille, cela
suffira-t-il à satisfaire son ambition ? Je ne le pense pas.
— Tu as raison. Notre projet va beaucoup plus loin, mais il
m'est difficile d’en parler parce que tu ne me comprendrais pas.
— Essaie quand même.
— Beaucoup de choses te dépassent complètement. Si tu étais
sensible à la beauté des créatures que nous venons d'évoquer,
alors je pourrais te faire un exposé complet de nos idées. »
Cela semblait difficile. Kanashka ne pouvait pas entendre
parler de ces créatures sans en avoir le sang glacé. Devait-elle en
déduire que le départ d’Astarya pour le Tourpana annonçait

90
quelque abomination dont la seule mention lui ferait claquer des
dents ?
«Moi et mon père, nous ne fréquentons pas réellement ces
créatures, poursuivit Narantewé, mais elles constituent en quelque
| sorte l’essence de nos nuits et ce sont elles qui nous donnent
notre puissance sexuelle. T’es-tu demandé comment Wärsani peut
satisfaire chaque nuit autant de femmes ? Je viens de te donner la
réponse. Même toi, tu es sensible à leur présence, qui fait de cette
montagne le royaume de la jouissance et de la fécondité, en plus
d’être celui de la richesse. »
Kanashka ferma les yeux pour arrêter les émotions qui
_ menaçaient de s’engouffrer dans son âme. Elle changea brus-
quement de sujet :
« Qu’allez-vous faire d’Yssourak? Wärsani m’a clairement dit
qu’il ne resterait pas longtemps sur le trône.
—'Tu penses encore à lui? fit Narantewé en feignant la
surprise.
— Oui, je pense à lui ! Entre nous, il y a de l'amour, et même si
Wärsani m'apporte le plaisir chaque nuit, je resterai fidèle à
Yssourak. Sais-tu, toi, ce qu’est l'amour ?
— Je le sais aussi bien que toi, peut-être mieux.
— Tu n’as que des concubines dont tu finis par te débarrasser.
— Mais il y à une immortelle à laquelle je suis éternellement lié.
— Une déesse ?
— Astarya.
— Ta sœur ? »
Kanashka regarda Narantewé sans le comprendre.
« Astarya est ma sœur par l'esprit mais pas par le corps. C’est
moi qui ai fabriqué son corps, à partir de celui de Kaouniya. Elle
est le chef-d'œuvre de toute ma vie. Je l’ai créée pour avoir une
femme que je pourrais aimer sans risquer de la perdre, mais notre
amour reste avant tout spirituel. »
La révélation de Narantewé raviva les soucis qu’elle se faisait

91
pour Yssourak. Elle comprenait que sa destinée se trouvait dans
les mains d’une épouse amoureuse d’un magicien que fascinaient
des démons incarnant les horreurs de la nuit.
« J'imagine qu’Astarya te ressemble, opina-t-elle.
— Pas tout à fait. Elle aime la compagnie des mortels ; les dieux
la connaissent pour être l’amie des hommes. Pourtant, elle est
aussi une vipère au venin foudroyant, et si elle s’unissait avec un
mortel, elle engendrerait des monstres.
— En somme, elle est bien la fille de Wärsani.
— L’entente n’est pas parfaite entre eux mais elle partage les
mêmes idéaux que lui. Le père et la fille sont en train de s’atteler à
la même œuvre. »

Dès lors, Kanashka voulut hâter son évasion. Elle attendait


chaque jour le départ de Wärsani pour descendre dans la vallée.
Les femmies étaient parfaitement au courant de ses escapades
mais elles les considéraient avec indifférence. Elles ne s’in-
quiétaient pas pour elle puisqu'elle revenait toujours en fin
d'après-midi. Cela prouvait d’ailleurs qu’il était impossible de
s'évader.
Vers l’aval de la rivière, Kanashka n’avait vu aucun obstacle : le
couts d’eau se frayait un chemin dans une large vallée. Malheureu-
sement, il ne lui était pas possible de partir dans cette direction
puisqu'il fallait trouver un refuge avant la nuit pour se protéger
des démons. À présent, elle pouvait marcher même quand le ciel
était couvert, ayant acquis une conscience intuitive du temps. Elle
savait donc parfaitement où s’arrêter et quand faire demi-tour. Il
lui était arrivé d’explorer le versant la montagne situé à la même
altitude que la caverne ou au-dessus, mais là encore, il n’y avait
pas d’issue.
La situation était désespérée. Cette rivière était vraiment
infranchissable. Kanashka avait pensé à construire un radeau mais
elle ne disposait d’aucun outil. Elle pouvait également s’agripper à

92
un tronc d’arbre flottant, en espérant que le courant finirait par la
déposer sur l’autre rive. Elle trouva quelques troncs d’arbres
morts mais il était impossible de les déplacer. En s’agrippant à un
morceau de bois plus petit, elle était certaine de couler : elle ne
savait pas nager. Une fois, alors que la vallée était inondée de
soleil et qu’il soufflait un vent chaud, elle se déshabilla et entra
dans Peau à un endroit où la rivière semblait peu profonde.
Quand Peau lui arriva au nombril, constatant à quel point le
courant était puissant, elle jugea préférable de faire demi-tour. Et
si elle parvenait à vaincre cet obstacle, elle s’exposerait à des
dangers de l’autre côté. Elle croyait volontiers que ces lieux
_ étaient infestés de tigres et de léopards.
Finalement, elle admit que le seul moyen de s'évader était
d'attendre le passage d’un chasseur. Dès lors, elle ne descendait
plus au bord de la rivière que pour s'asseoir sur l'herbe et
observer l’autre rive. Elle avait trouvé un chemin qui rendait ses
excursions assez faciles.
Un jour, sa patience fut récompensée. Elle se mit précipi-
tamment debout en apercevant une forme mouvante vers l’amont
de la rivière. C’était comme si elle voyait une lumière après avoir
erré dans une nuit sans fin. Il s’agissait d’un chasseur à cheval
portant le costume caractéristique des nomades, avec des bottes
et un pantalon rentré dedans. Il mavait pas l’air farouche : assez
âgé, il avait le visage brûlé et craquelé par le soleil, la neige et le
vent. Ses cheveux poivre et sel étaient attachés en une grosse
tresse et ses yeux étaient d’un gris-bleu quelque peu délavé par le
temps.
Dès que les regards de Kanashka et du chasseur se rencon-
trèrent, ils ne se quittèrent plus.
«Hé! Venez!» cria la jeune femme en faisant de grands
gestes.
Le chasseur s’arrêta sans mettre pied à terre. Deux marmottes
étaient suspendues à sa selle. Le cœur de Kanashka bondit dans

93
sa poitrine quand elle vit que cet homme possédait des flèches à
fil : après avoir atteint un animal, il lui suffisait de tirer sur le fil
pour ramener sa prise. C'était exactement ce qu’il fallait à
Kanashka.
« Ta yakh gesen yum ve ? cria le chasseur.
— Je ne comprends pas !
— Ta yagaav ? »
Kanashka mima un archer en train de bander son arc, le bras
gauche tendu et deux doigts de la main droite tirant sur la corde.
Elle montra ensuite un point du sol, à côté d’elle. Comprenant ce
qu’elle voulait dire, le chasseur prit une flèche à fil et Pencocha à
son arc. La flèche se planta à l'endroit que Kanashka avait
désigné. Celle-ci l’arracha du sol, prit le fil et s’approcha de la rive.
Elle comptait apparemment traverser la rivière en s’y accrochant.
Le chasseur descendit donc de sa selle en tenant l’autre extrémité
du fil.
Avant de descendre dans la rivière, Kanashka eut une hésita-
tion. Bien que l’on fût en été, le ciel était couvert d’épais nuages
bas et il faisait froid. De plus, Peau était glacée. Elle lâcha donc le
fil, toujours attaché à la flèche, pour se déshabiller complètement,
enrouler ses vêtements autour de ses bottes en une grosse boule
et la lancer par-dessus la rivière. Le chasseur en fut assez surpris
mais il comprit tout de suite son intention.
Kanashka entra lentement dans l’eau. Quand elle fut immer-
gée jusqu’à la poitrine, elle fut agitée de violents frissons, mais elle
ne risquait pas de lâcher le fil car elle l’avait enroulé autour de ses
doigts. Elle disparut rapidement sous l’eau et fut emportée par le
courant. En tirant sur le fil, le chasseur l’amena très vite sur
l’autre rive. Elle s’empressa de s’essuyer avec ses vêtements de
dessus et de se rhabiller. Il lui fallut toutefois un bon moment
pour arrêter de grelotter.
Les présentations devaient maintenant être faites.
«Je m'appelle Kanashka », dit-elle au chasseur.

94
Elle s'était approchée de l’homme, ce qui lui faisait une
curieuse impression car elle était plus grande que lui. Il la regarda
avec un sourire gêné.
« Kanashka, répéta-t-elle en posant une main sur sa poitrine.
— Ain | Kanashka.
— Oui, c’est cela. Kanashka.
— Narmaig Tselmeg gedes.
— Comment ? Gedeg ?
— Bishee. Tselmeg. »
Cet homme parut sympathique à Kanashka. Elle se mit à
penser sérieusement qu’elle avait eu de la chance.
A ulsaas irsen be? fit encore le chasseur, qui s’appelait
apparemment Tselmesg,
— Je ne. »
Kanashka s’interrompit, se dirigea vers le cheval, mit une main
sur la selle, puis elle se désigna avant de tendre son doigt vers
Tselmeg. Il eut un mouvement de recul comme si elle lavait
agressé, mais il se remit à sourire et fit signe à son interlocutrice
qu’il Pavait comprise.
Elle montra ensuite du doigt l’amont de la rivière et disant :
« Tourpana, dit-elle. Je suis du Tourpana.
— Aa! Turpana!\ Ter ulsig chin mednee. Ta Turpana ruu yavakh ge
baigaaj yum uu ?
— Euh... Est-ce que tu peux m’emmener là-bas, hein ? »
Kanashka montra encore la direction à prendre, en espérant ne
pas se tromper. Si elle se trouvait effectivement dans les Monts
Célestes, son pays était à l’est.
Un instant plus tard, elle était à cheval derrière Tselmeg, La
selle était en bois et ne pouvait accueillir qu’une personne.
Kanashka devait donc s’asseoir sur la croupe, ce qui n’était guère
confortable, mais quand le sol commença à glisser sous ses pieds,
elle exulta.
«Là-bas, on va croire que je suis morte, se dit-elle. Wärsani ne

95
pensera pas à me rechercher. »
Elle avait pris une poignée de bijoux, certains fabriqués par les
nains. Ils étaient tellement précieux que, dans tout pays où elle se
rendrait, ils lui permettraient d’acheter une maison et des esclaves,
mais elle avait plus que jamais lintention de revenir auprès
d’Yssourak.
Durant sa chevauchée, elle découvrit une vallée d'apparence
hospitalière. Si les nomades n’y plantaient pas leurs tentes, c'était
sûrement par peur des démons qui la hantaient En y
réfléchissant, Kanashka se demanda s'ils connaissaient l’existence
de Wärsani et de son petit peuple de femmes. Pour cela, il n’était
pas nécessaire de parler la langue du chasseur: il suffisait de
prononcer le nom du mage. Mais comme elle ne savait pas quelle
réaction elle allait déclencher, elle préféra attendre la fin de la
journée.
Ils frañnchirent un col recouvert de plaques de neige et
redescendirent dans une autre vallée plus petite que la précé-
dente, qui n'était arrosée par aucun cours d’eau. Le froid
s’accentuait tellement qu’un petit nuage se formait devant le
visage de Kanashka chaque fois qu’elle expirait. Ce phénomène
ne lui était pas inconnu car si les étés tourpanais étaient torrides,
les hivers étaient glaciaux.
Tselmeg s'arrêta devant une cabane construite à flanc de
montagne. C’était certainement un refuge pour les chasseurs.
L’unique pièce était vide; il n’y avait qu’une fourrure d’ours
enroulée et posée dans un coin sur le sol de terre battue.
Kanashka comprit qu’elle appartenait à Tselmeg quand il la prit,
la déroula, et en un geste galant, la mit sur ses épaules.
« Merci, dit-elle.
— OnôG oroi khüiten baina. Gal asaay. »
Tselmeg ressortit pour retirer ses affaires de sa monture et les
mettre dans la cabane. Kanashka l’aida. Quand elle le vit prendre
des silex dans un sac, elle comprit qu’il voulait faire du feu et

96
s’empressa de chercher des brindilles dans les bois alentours.
Bientôt, des flammes se mirent à briller dans une cheminée
rudimentaire.
« Gal, dit Tselmeg en les désignant de sa main, la paume
| tournée vers le ciel.
— C’est le feu ? fit Kanashka. Ga... »
Tselmeg répondit par un grand sourire. Il prit une marmotte
en disant:
« Tarvaga.
— Tarvaga, répéta Kanashka. C’est une marmotte ? »
Ce début de communication les ravit. En même temps,
Kanashka comprit que pour désigner quelqu'un, il ne fallait pas
_ tendre un doigt vers lui, mais toute la main.
Tselmeg prit un couteau pour découper la marmotte.
Kanashka l’aida à faire la cuisson en embrochant des morceaux
de viande sur des baguettes de bois. Ils restèrent longtemps assis
côte à côte devant le feu qui crépitait doucement, leurs visages
éclairés par les flammes rougeoyantes. Une forte odeur de viande
grillée et de graisse fondue emplit la cabane, qui ne possédait pas
de fenêtre. D'origine paysanne, Kanashka retrouva avec joie ces
plaisirs simples. La conversation qu’elle entretenait avec Tselmeg
était surtout composée de sourires empreints d’une complicité de
plus en plus visible.
Elle désirait qu’il Paccompagnit jusqu’au Tourpana, mais était-
il libre ? Elle estima qu’il chassait près de la montagne de Wärsani
parce qu’il vivait en marge de sa société.
« As-tu une femme ? » demanda-t-elle.
Ce qu’elle voulait dire était un peu difficile à expliquer en
gestes. Après un instant de réflexion, elle désigna la marmotte qui
n'avait pas encore été découpée, puis elle-même, puis son
interlocuteur en disant :
«Marmotte. Femme. Homme. »
Elle répéta plusieurs fois ces explications, jusqu’à ce que la

97
lumière se fit dans l'esprit de Tselmeg :
« Tarvaga. Emegter. Eregter.
— Oui, c’est cela. Eegtei. Est-ce que as emegtes ? »
Il fallut encore un peu de patience et quelques gestes pour
obtenir une réponse. Quand elle vint, en voyant la tristesse qui
gagna le visage de Tselmeg, Kanashka comprit qu'il était veuf. Il
n’y avait donc aucun obstacle à son projet.
Néanmoins, il lui était délicat d’en parler, un tel voyage
demandant des préparatifs. Ainsi, elle n’imaginait pas rester sur la
croupe du cheval de Tselmeg jusqu’à son retour à Tsärkalina. Elle
attendit la fin du repas pour aborder ce sujet.
« Wärsani », commença-t-elle.
Après avoir répété plusieurs fois ce mot, elle obtint une
réaction qui la stupéfia: manifestement effrayé, Tselmeg
s’empressa de se prosterner devant elle. Avec un sourire rassu-
rant, elle lé poussa à se rasseoir.
«Il ne faut pas avoir peur de moi, dit-elle. Je ne suis pas
dangereuse.
— Ta Wärsanin ekhner uu ?
— Oui... Wärsani... Je... »
Kanashka tira une bague de ses vêtements et la tendit à
Tselmeg, Elle était en or, sertie de trois petites émeraudes. Peut-
être suffirait-elle à faire du chasseur un homme riche. Kanashka
dut beaucoup insister pour qu’il acceptât de la prendre.
« Bien, je voudrais que tu achètes un cheval », continua-t-elle.
Pour se faire comprendre, elle dut entraîner Tselmeg dehors et
poser un main sur sa monture.
« Cheval, dit-elle.
— Mori.
— Oui, or. Deux »0r1. »
Elle apprit à Tselmeg à compter jusqu’à cinq en tourpanais, ce
qui lui permit de comprendre qu’il devait utiliser la bague pour
acheter un cheval. Quand il revint dans la cabane, il y entraîna sa

98
monture. Kanashka en fut assez surprise mais l’explication qu’elle
entendit ne l’avança guère.
Il commençait alors à faire sombre. Kanashka ressortit pour
chercher du bois, et quand le feu fut ravivé, elle s’allongea contre
Tselmeg en conservant ses habits, sous la fourrure de l’ours.
Comme le chasseur ne se lavait pas très souvent, il dégageait une
odeur assez désagréable, mais Kanashka ne se serait écartée de lui
pour rien au monde.
Ils ne virent pas la vallée sombrer dans les ténèbres. Aucun
d’eux n’arriva à fermer les yeux bien que le feu se réduisit à des
braises écarlates. Ils se sentaient comme dans un navire emporté
_ sur les flots d’une mer inconnue.
Un glapissement retentit dehors. Se rappelant sa terrible
expérience, Kanashka eut un frisson glacé et se serra plus
étroitement contre Tselmeg. Le cheval lui-même montra des
signes de nervosité. Kanashka comprenait maintenant pourquoi
son propriétaire ne pouvait pas le laisser dehors.
« Les démons viennent jusqu'ici ? demanda-t-elle.
— Wärsaniin amidradag uul khaviar 36nd66 chôtgürter, répondit
Tselmeg. Ted nar Rhin iddeg yum. Shünô gerees garch bolokhgui shuu. »
Kanashka n’eut pas besoin d’interprète pour comprendre que
des démons mangeurs d’hommes hantaient les environs de la
montagne de Wärsani et qu’il valait mieux ne pas sortir la nuit. Le
sinistre glapissement se fit entendre une deuxième fois. Kanashka,
qui continuait à trembler de peur, s’attendait à percevoir les
grattements de cette chose contre la porte de la cabane, mais le
silence retomba et ne fut plus interrompu.
En y réfléchissant, Kanashka comprit non sans désappointe-
ment qu’il serait plus difficile de rentrer au Tourpana que de
franchir la rivière. Il lui fallait d’abord quitter les Monts Célestes,
qu’elle devait considérer comme un territoire hostile. Elle avait
trouvé un excellent guide mais il y avait des précautions à prendre.
Après le lever du soleil, quand Tselmeg voulut se mettre en route,

99
elle lui annonça qu’elle Pattendrait dans la cabane.
« Yagaad, fit le chasseur.
— Je ne sais pas comment expliquer. Je ne dois pas me
présenter devant tes compatriotes. C’est plus prudent. »
Tselmeg alla donc trouver deux autres marmottes, qui
pullulaient apparemment dans ces montagnes. La viande n’en
était pas mauvaise mais manger cette seule nourriture risquerait
de devenir lassant. Kanashka demanda à son compagnon de lui
ramener une grande quantité de vivres.
Au cours de la nuit, les nuages étaient partis, laissant un ciel
entièrement dégagé. Les rayons du soleil rendaient éblouissantes
les neiges qui surplombaient la vallée, encore toute humide de
rosée. Comme il faisait froid, Kanashka s’était enveloppée dans la
peau d'ours. Ce paysage lumineux emplissait son cœur de joie.
Quand Tselmeg fut en selle, prêt à partir, elle s’approcha de lui et
posa tendrement une main sur la sienne.
« Reviens vite », dit-elle.

Au début de la nuit suivante, dans le palais royal du Tourpana,


Astarya se tenait appuyée à la balustrade d’un balcon. Elle
regardait les étoiles s’allumer dans la fraîcheur du crépuscule.
« Kanashka s’est évadée, déclara-t-elle.
— Et que disent les étoiles à ton sujet ? demanda Narantewé.
— Toujours la même chose, mais de manière plus claire. Il y
aura deux morts. »
Astarya retourna dans sa chambre, où Narantewé la prit dans
ses bras pour la réconforter.
«Je continue à croire que nous sommes assez forts pour
maîtriser nos destins, dit-il.
— Le moins que puisse faire une devineresse est de prévoir sa
propre fin, ou alors son art serait sans aucune valeur. Il y a des
lignes immuables qui sont tracées dans l’avenir, Narantewé, et ce
sont elles qui constituent l’ossature du temps.

100
— Je veux bien te donner raison... pour te faire plaisir.
— Puisque tu souhaites mon bonheur, offre-moi un enfant.
— Dès cette nuit ?
— Dès maintenant. Je suis prête. »
Yssourak étant en train de dormir avec l’une de ses concu-
bines, personne ne pouvait déranger le frère et la sœur. Ils se
déshabillèrent et s’allongèrent côte à côte sur un grand lit. Les
bracelets de chevilles d’Astarya, transformés en filets d’or fluide,
remontèrent le long de ses jambes en les absorbant, de sorte
qu’elles disparurent. En même temps, son coccyx s’allongea, et
guidé par les deux bracelets, il devint un queue de serpent qui se
couvrit d’écailles d’un bleu semblable à celui des profondeurs
_ marines. Narantewé réalisa la même métamorphose, mais sans
bracelets car ses pouvoirs magiques étaient supérieurs à ceux
d’Astarya, et sa queue était d’un noir luisant. Transformés en
serpents sous le nombril, le frère et la sœur n’avaient plus de sexe
apparent.
Alors Narantewé passa sa main gauche sous la nuque
d’Astarya et celle-ci fit de même avec sa main droite, et ils
enroulèrent leurs queues de manière à appliquer leurs cloaques
lun contre l’autre. Ils restèrent dans cette position durant une
grande partie de la nuit, immobiles, comme le font les serpents
lors de leurs accouplements.

101
X

Le gardien du trésor

Sous la lumière du matin, la montagne était tellement belle que


Kanashka voulut explorer les environs. Elle se souvint toutefois
des cris qu’elle avait entendus durant la nuit, comme si leur écho
résonnait toujours dans la vallée. À peine entrée dans la forêt, elle
tourna les talons: il lui suffisait de voirr l'ombre d’un arbre pour
avoir un frisson.
Elle revint donc dans la cabane et passa l’essentiel de sa
journée à contempler ses bijoux. Les plus merveilleux étaient bien
ceux des nains. Ils avaient été façonnés avec tant d’art qu’ils
semblaient condenser tout ce qu’il y avait de beau en ce monde,
du reflet du soleil couchant sur la crête des vagues au vol d’une
libellule. Leur ancienneté leur donnait la même impression de
vertige que Kanashka avait ressentie en découvrant la grande
salle: ils provenaient des abîimes du temps. L’ex-favorite s’était
sans doute trompée en pensant qu’ils pouvaient la rendre riche,
cat ils n'avaient pas de prix. Des hommes seraient capables de
s’entretuer pour eux et le trésor de Wärsani était susceptible de
déclencher des guerres.
Tselmeg revint en fin d’après-midi. Ayant entendu un bruit de
sabots, Kanashka sortit et le vit en selle. Il avait acheté deux
chevaux.
«Euh... non... fit-elle. Ur cheval. »
La veille, elle er tenté de lui faire comprendre qu'ilsaavaient
besoin de deux montures pour eux deux, mais cette erreur n’avait
pas d'importance. Tselmeg montrait ainsi ce qu’il avait pu acheter

102
avec une unique bague. Il avait aussi eu la bonne idée de prendre
des vêtements neufs et des couvertures. La nourriture qu’il avait
choisie était abondante mais elle était au goût des nomades : il y
avait surtout de la viande de mouton et des fromages de
différentes consistances. On pouvait se casser les dents sur
certains d’entre eux tandis que d’autres étaient fondants. Tselmeg
transportait également une outre remplie de lait de jument
fermenté. N’ignorant pas totalement les goûts de sa compagne, il
avait pris du pain, aliment assez rare dans ces montagnes.
Kanashka ne retrouvait aucun des plats raffinés qu’elle avait
mangés quotidiennement dans le palais d’Yssourak mais elle se
savait chanceuse d’avoir un tel guide.
_ « Bayarlalua», dit-elle.
Elle avait entendu ce mot plusieurs fois et supposait qu'il
signifiait « merci ». Le sourire de Tselmeg montra qu’elle ne s’était
pas trompée.
Alors qu’elle s’apprêtait à transporter ces affaires dans la
cabane, son compagnon l’arrêta.
« Türgen yavakh kheregtei », déclara-t-1l.
Kanashka comprit qu’il fallait partir immédiatement grâce au
ton impérieux de la voix de Tselmeg. Elle n’avait aucun préparatif
à faire. Son problème était qu’elle allait monter en selle pour la
première fois de sa vie. Son compagnon s’aperçut rapidement de
son inexpérience et en fut amusé, mais la solution était toute
trouvée: les deux chevaux qu’il venait d’acheter étant encore
attachés au sien, Kanashka n'aurait qu’à se laisser guider, sans
utiliser ses rênes.
Tselmeg avança rapidement. Il mavait évidemment pas
l'intention de passer une nouvelle nuit dans cette vallée trop
proche de la montagne de Wärsani. Le soleil, qui avait disparu
derrière les sommets, réapparut tandis que les chevaux
gravissaient les sentiers. Ils avancèrent bientôt dans un paysage
rocailleux dépourvu d’arbres, où sommeillaient des lacs en partie

103
gelés. Le sol n’était recouvert que de rares touffes d’herbes
jaunâtres. Un nuage dissimula le soleil rougeoyant et une brise
glaciale assaillit Kanashka, qui resserra sa pelisse. Les chevaux
soufflaient. Ils continuaient cependant à avancer au même pas.
C’étaient des animaux de petite taille mais résistants et bien
adaptés à ces hautes montagnes.
Le soleil s’était couché quand Tselmeg redescendit vers une
vallée très encaissée, arrosée par un torrent dont les eaux
dévalaient des pentes abruptes. L’obscurité était en train de s’y
répandre mais Kanashka avait l’impression qu’elle n’y serait pas
menacée par les démons. Son guide avança jusqu’à une prairie
parsemée d’épicéas où elle paru à la lumière du crépuscule, un
groupe de tentes.
« Non, attends ! » s’écria-t-elle.
Tselmeg fit semblant de ne pas lavoir entendue.
« Je ne veux pas voir tes compatriotes ! » continua-t-elle.
Cette fois, Tselmeg daigna tourner la tête et donner à
Kanashka un sourire qui dévoilait toutes ses dents.
« Ta bitgii aigaarai », répondit-il.
Tout en maintenant son allure, il prononça encore quelques
paroles inintelligibles. Kanashka savait que l’on pouvait arrêter un
cheval en tirant sur les rênes, mais puisque sa monture était
attachée à celle de Tselmeg, cela ne fonctionnerait pas. La seule
solution envisageable était de sauter à terre. Au moment où elle y
pensa, un énorme chien accourut et se mit à pousser de furieux
aboiements. Ce molosse mêlait son agressivité à sa couardise, car
tout en montrant ses crocs, il essayait de ne pas s’approcher trop
près des chevaux et de leurs redoutables sabots.
Kanashka fut donc conduite aux tentes, où un couple aussi âgé
que Tselmeg laccueillit. Il fit taire le chien. Les nomades
s’échangèrent quelques paroles sur un ton courtois puis ils
invitèrent Kanashka à mettre pied à terre et à entrer sous une
tente. La curiosité l’emporta sur la contrariété d’avoir été

104
entraînée là où elle ne l’avait pas voulu : elle avait l’occasion de
découvrir les peuples des Monts Célestes, réputés si belliqueux,
sans guère de risque.
La première chose qui la frappa fut la pauvreté du mobilier. Le
| plancher était en bois mal dégrossi, et dessus, on avait disposé
quelques nattes pour s'asseoir. Seules les lueurs du foyer
éclairaient la tente. Les biens du couple étaient contenus dans un
unique coffre. En revanche, on remarquait un carquois en cuir
décoré de motifs végétaux et une épée à la poignée de bois
ouvragée, rangée dans un superbe fourreau. La présence d’autres
armes, telles que des lances, montrait que cet homme avait été un
guerrier. Peut-être se battait-il encore de temps en temps, malgré
_son Âge avancé. Ces gens étant réputés pilleurs, Kanashka se
demanda où se trouvaient les biens volés chez les autres peuples.
Peut-être cet homme tenait-il un rang inférieur et ne recevait-1l
quasiment aucune part de butin.
Kanashka s’assit contre une paroi de la tente et reçut un bol de
lait de jument fermenté. Elle avait appris que cette boisson au
goût étrange s’appelait l’wrag. Alors qu’elle y portait les lèvres,
quelque chose la fit tressaillir au point qu’elle faillit tout
renverser : un cri déchira le silence de la vallée. IL était beaucoup
trop puissant pour provenir d’un animal commun et il n’évoquait
en tien les sinistres créatures de la nuit.
Les hôtes de Kanashka ne montrèrent aucun signe de peur. Ils
se précipitèrent même dehors, et après une infime hésitation, elle
les suivit. En levant la tête, elle vit une chose qui passa comme un
éclair dans le ciel mais qui resta à jamais gravée dans sa mémoire.
C'était un oiseau gigantesque, dont les ailes déployées pouvaient
recouvrir un hameau. Le crépuscule déclinant n’éclairait toutefois
aucune plume: le corps de cet animal était recouvert d’écailles
ressemblant à des plaques de cuivre. Il se terminait par une très
longue queue battant l'air comme celle d’un serpent. Les ailes
dénudées étaient celles d’une chauve-souris, et l’on y devinait des

105
doigts munis de griffes plus redoutables que des sabres. Cette
créature avait aussi deux pattes musclées que terminaient des
serres assez grandes pour emporter un bœuf. Son museau allongé
portait de nombreux crocs, et l'obscurité faisait ressortir l’éclat
jaune de ses terrifiantes prunelles.
Tandis que la créature s’éloignait sous les étoiles, Kanashka
cottigea sa première impression: non, ce n’était pas un oiseau
qu’elle avait vu, mais un dragon. Il volait si bas qu’elle avait senti
le puissant souffle de ses ailes.
Elle entendit ses hôtes prononcer plusieurs fois le mot 4%, qui
désignait apparemment les dragons dans leur langue. Ils
continuèrent leur conversation pendant un bon moment, le
regard tourné vers l’est, où la créature était partie, puis ils
revinrent sous leur tente et Kanashka les suivit. Ils furent rejoints
par des personnes plus jeunes qui s’avérèrent être des enfants du
vieux couple.
La soirée se prolongea très tard, pour le plus grand malheur de
Kanashka car elle se sentait mal à l’aise. Personne ne s’adressa à
elle mais elle sentait qu’elle était le sujet principal de la discussion,
avec le dragon. Elle entendit également le nom de Wärsani.
Quand elle fut enfin invitée à s’allonger pour dormir, elle eut
envie de fausser compagnie à ses hôtes durant la nuit, mais
s’aventurer seule dans ces montagnes aufait été suicidaire.

Elle s’endormit peu avant l’aube et fut réveillée par des bruits
de voix, longtemps après le lever du soleil. Quand elle ouvrit les
yeux, elle était seule sous la tente, mais deux hommes y entrèrent.
L’un d’eux était un nomade de grande taille, très corpulent,
portant un armement complet. Ses habits le désignaient comme
un officier de haut rang, Il était accompagné par un personnage
qui intéressa vivement Kanashka, car il possédait toutes les
apparences d’un Tourpanais. Il avait les cheveux blonds et la
silhouette longiligne, en contraste amusant avec l’officier.

106
Il s’adressa à Kanashka sans s’embarrasser de politesses :
«Je m'appelle Skanatatté et je suis tourpanais comme toi, mais
depuis longtemps, je suis au service du roi des Khalkhas. Cet
homme, Ochirsüren, est l’un de ses officiers. Je lui sers d’inter-
| prète. »
Les deux hommes s’assirent devant Kanashka, qui était encore
allongée. Elle repoussa sa couverture et se mit sur son séant en se
frottant les yeux. Elle connaissait les Khalkhas pour être l’un des
peuples des Monts Célestes. Cela prouvait qu’elle se trouvait
effectivement dans ces montagnes.
« Est-ce que tu t’appelles bien Kanashka ? reprit Skanatatté.
— Oui.
— Es-tu une concubine de Wärsani ?
— Je suis la favorite du nouveau roi du Tourpana, Yssourak. »
Skanatatté ne s'était pas du tout attendu à cette réponse.
Quand il la traduisit pour Ochirsüren, celui-ci se montra égale-
ment surpris.
« Est-ce la vérité ? demanda-t-il.
— Ces derniers temps, il s’est passé des évènements importants
dont vous ignorez tout, expliqua Kanashka. Savez-vous
qu’Yssourak à trouvé une reine ?
— Non.
— Connaissez-vous bien le mage Wärsani ?
— Il y a une alliance entre lui et les Khalkhas. »
C'était exactement ce que Kanashka craignait. Elle devrait faire
très attention à ce qu’elle dirait puisqu'elle n'avait guère envie
d’être renvoyée chez Wärsani.
«Il y a quelques semaines, la fille aînée de Wärsani s’est
présentée à la cour d’Yssourak, déclara-t-elle. Elle s'appelle
Kaouniya.. ou Astarya. Avez-vous entendu parler d’elle ?
— Nous savons qu’il a des enfants mais nous ne les avons
jamais vus.
— C’est son père qui l’a envoyée au Tourpana, avec la mission

107
d’épouser Yssourak. J’ignore comment elle s’y est prise, mais elle
a sûrement réussi car elle ne manque pas d’atouts. Auparavant,
Wärsani m'avait enlevée, non pas parce qu’il s’intéressait à moi
mais pour m'empêcher de gêner sa fille: entre femmes, il y a
souvent des problèmes de jalousie. J’ai été conduite directement
dans sa montagne et je suis partie dès je l’ai pu. Soyez sûrs qu'il
ne me fera pas rechercher. »
Skanatatté s’entretint un moment avec Ochirsüren avant de
répondre :
«Nous te croyons car il ne nous a pas avertis de ta fuite. Tu as
passé deux nuits dehors depuis que tu es partie, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Mais il y a un problème. Un dragon a survolé notre territoire
la nuit dernière. Nous savons qu’il est passé ici et que tu las vu.
Connais-tu la raison de son passage ?
— Non.
— Ce dragon est le gardien du trésor de Wärsani. Il se peut
donc qu’il recherche un bijou volé. »
Ochirsüren sortit de sa veste un petit objet brillant. C’était la
bague que Kanashka avait donnée à Tselmeg. Elle se sentit
comme une voleuse prise la main dans le sac : son visage devint
rouge et une boule gonfla dans sa gorge.
« Cette bague provient-elle du trésor ? questionna Skanatatté.
— Eh bien... Oui. En vérité, c’est Wärsani lui-même qui m’a
invitée à me servir. Il m’a présenté son trésor en me disant que
ses concubines pouvaient prendre tout ce qu’elles voulaient.
— Mais il ne veut pas que ses bijoux quittent sa montagne sans
son autorisation, ajouta Skanatatté.
— C’est donc cela, la nature de votre alliance ? Que vous fassiez
office de policiers ?
— Non, mais nous craignons que ce dragon ravage nos terres.
— À mon avis, s’il avait l'intention de le faire, il l’aurait fait la
nuit dernière.

108
— Nous avons quand même des craintes. »
Kanashka ne savait plus quoi dire. Elle craignait une nouvelle
question, et ce fut exactement ce qui arriva:
«Cette bague représente bien peu de choses. Aurais-tu pris
| d’autres bijoux ? »
Kanashka savait que dans sa situation, il était inutile de mentir.
Si elle répondait par la négative, Ochirsüren pouvait ne pas la
croire et la fouiller. Elle était entièrement à la merci des Khalkhas,
sans aucun moyen de leur échapper. À contrecœur, elle prit donc
les autres bijoux pour les tendre à l'officier, il les reçut avec
fascination.
. L’éclat de lor et des gemmes parut léblouir. Il saisit un collier
constitué d’anneaux torsadés, ruisselant de diamants minuscules,
comme pour le soupeser. Kanashka oublia son désappointement
pour lobserver, et une vérité jaillit dans son esprit :
«Le cœur des hommes est aisément corruptible. Celui des
nomades l’est encore plus. »
Elle sut alors comment gagner son salut.
« Puisque les Khalkhas se sont alliés à Wärsani, dit-elle à
Skanatatté, je suppose qu’il leur a offert un peu de son or. »
L’hésitation de l'interprète à répondre lui confirma qu’elle
avait trouvé le point faible des nomades.
«En quoi consiste exactement cette alliance ? s’enquit-elle.
Quels sont les droits et les devoirs des Khalkhas ?
— Ils sont les gardiens de la montagne de Wärsani, répondit
Skanatatté. Mais ils ne le sont que de jour, car la nuit, il y a des
gardiens d’une autre nature.
— Et Wärsani leur offre un peu de son or en échange ? »
Skanatatté eut un autre silence révélateur.
« As-tu vu ce trésor ? poursuivit Kanashka.
— Non.
— Bien sûr. Aucun mortel ne la jamais vu, à part les concu-
bines de Wärsani, mais elles quittent la montagne sans en garder

109
un seul souvenir. Si vous pouviez le voir, vous comprendriez à
quel point ce qu’il daigne vous donner est infime. Une seule salle
contient plus d’or que tous les pays du monde. Il y a une quantité
inimaginable de joyaux fabuleux qui n’ont pas été forgés par les
hommes, mais par les nains. C’est l’unique vestige de leur race,
mais un vestige sans prix. »
Ochirsüren demanda à son interprète de traduire les propos de
Kanashka. Il réfléchit un moment et répondit par la voix de
Skanatatté:
« Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce que je peux vous aider à acquérir une partie de ce
trésor.
— C’est impossible. Que fais-tu du dragon ? Et de Wärsani ? Il
est invincible.
— Je ne sais pas encore très bien comment je vais m’y prendre,
mais je sais qu’Astarya se trouve en ce moment au Tourpana. Son
père a besoin d’elle. S'il était possible de la capturer, nous
pourrions faire un échange. Ce ne sera pas facile, mais avec l’aide
des mages, nous devrions y arriver. Wärsani est un ennemi des
hommes et des dieux. Sa fille Pest aussi mais personne ne le sait, à
part moi. Quand je reviendrai au Tourpana, j’informerai Yssourak
de ce qu’ils sont en train de comploter et nous chercherons un
moyen de vaincre Astarya. »
Ces propos intéressèrent vivement Ochirsüren. Il réfléchit
cependant avant de demander des précisions :
«Tu as sans doute obtenu de précieuses informations chez
Wärsani. Peux-tu me dire ce qu’il est en train de comploter ?
— Il m'a dit qu'il compte gouverner le Tourpana par l’inter-
médiaire de sa fille, mais en réalité, ce n’est que la première étape
d’un projet beaucoup plus ambitieux. Je lai appris grâce à
Narantewé. Voilà ce que je sais pour le moment. Je vous propose
donc de vous allier à Yssourak et d’agir de concert avec lui. Cela
vous sera beaucoup plus profitable que votre actuelle alliance avec

110
Wärsani.
— C’est à notre roi de prendre une décision.
— Alors consultez-le rapidement.
— Nous allons te conduire chez lui.
— J’abandonnerai volontiers mes bijoux si ma proposition
intéresse votre souverain, ajouta Kanashka. Ainsi, vous n’aurez
plus à craindre le dragon. »
Ochirsüren et son interprète entraînèrent Kanashka dehors.
Elle plissa les yeux sous la vive lumière du soleil, qui se frayait un
chemin parmi quelques nuages d’une blancheur éblouissante. Près
du campement, une dizaine de cavaliers l’attendaient. Tous étaient
des soldats portant la lance, l'arc et le carquois. Comme pour
partir à la guerre, ils avaient des cuirasses. Ils montraient ainsi
combien la menace du dragon était prise au sérieux.
Le vieux couple se tenait plus loin, avec Tselmeg. Kanashka
eut une hésitation en voyant ce dernier, dont le visage était
impénétrable. Après en avoir demandé lautorisation à Skanatatté,
elle s’approcha de lui pour dire un seul mot :
« Bayarlalaa. »

111
XI

Confidences

Au cours de l'été, le Toutpana changea de visage. La


transformation n'était à vrai dire pas visible au premier coup
d'œil, car elle concernait plus les profondeurs de la société que
son apparence. L'administration fonctionnait mieux ; le nombre
de fonctionnaires prévaricateurs ou corrompus avait diminué.
Pourtant, Kaouniya n’avait fait exécuter personne d’autre que
Kerekaouni. Sur les marchés, on courait moins de risques de se
faire voler, autant par les coupeurs de bourses que par les
commerçants. En revanche, la sagesse et la vertu étaient mieux
récompensées. Le nouvel astre qui éclairait le Tourpana faisait
presque oublier les menaces qui pesaient sur le royaume, bien que
l’on trouvât encore des animaux tués durant la nuit par quelque
insaisissable créature.
Un matin, le roi partit faire une chasse au faucon, en grande
compagnie. Au départ de Tsärkalina, 1l était suivi de son épouse et
de nombreuses dames et jeunes filles, parmi lesquelles se trouvait
sa sœur aînée, une bonne cavalière nommée Swarona. Elle avait
du mérite, car à cette époque, les étriers n’existaient pas. Les
jambes des femmes sortaient des deux côtés de leurs jupes pour
pendre dans le vide. Elles ne participèrent pas à la chasse, mais
elles se rendirent directement dans une forêt, escortées par
quelques gardes, pour y attendre les hommes. On y trouvait les
restes asséchés d’un canal d'irrigation et d’un village. La taille des
atbres qui poussaient au milieu des maisons donnait une idée de
l'ancienneté de ces ruines.

112
Kaouniya arrêta son cheval à leurs abords et mit pied à terre.
Elle annonça à ses suivantes qu’elle allait visiter ce village.
« Faites attention ! s’exclamèrent-elles.
— Attention à quoi ? Tout ce que je risque de rencontrer dans
ces ruines, c’est un ermite qui se livre à la méditation. »
Mais il est vrai qu’elle était peu équipée pour marcher dans la
végétation, avec ses sandales et sa jupe de satin. Swarona désirant
la suivre, elle la conduisit par la main. Les deux jeunes femmes
auraient pu être prises pour des amies, car la princesse avait à peu
près l’âge apparent de la reine.
On distinguait encore la levée de terre qui avait entouré le
village, sur laquelle une palissade en bois s’était autrefois élevée.
Quelques trous se voyaient dans la terre, mais les pieux que les
paysans y avaient enfoncés n'étaient plus là. Les maisons étaient
réduites à d’informes et épais pans de murs de terre. Des poutres
blanchies et craquelées jonchaient le sol.
Kaouniya tressaillit en examinant ces ruines, car elle eut
l'impression d’être passée par ce village avant son agonie.
«Ces maisons ont été détruites par les nomades il y a plus de
cinq cents ans, quand ils ont réussi à envahir notre pays, déclara-t-
elle.
— Comment le sais-tu ? demanda Swarona.
— J'ai un peu étudié l’histoire du Tourpana. »
Kaouniya ne pouvait pas dire qu’elle avait assisté à ces
évènements dramatiques puisque le secret de son identité était
toujours préservé. On continuait à la prendre pour la fille de
Waiypali. Mais l’histoire n'étant pas une discipline courante, le
savoir que la reine détenait pouvait surprendre.
Elle se pencha sur le sol d’une maison, en partie occupé par
des buissons épineux. Les pierres qui avaient constitué le foyer
étaient encore reconnaissables ; elles étaient entourées de tessons
de poteries.
« Autrefois, il y avait des femmes qui cuisinaient ici, et des

113
enfants jouaient dans les rues du village, déclara-t-elle. Cette forêt
n'existait pas. Des hommes travaillaient aux champs ou faisaient
paître leurs animaux.
— Pourquoi ce village a-t-il été détruit ? s’enquit Swarona.
— C’est l’œuvre des nomades du Nord. À cette époque, la
dynastie d’Yparwek s'était beaucoup affaiblie, les intrigues
minaient la cour et des garnisons de province menaçaient
Tsärkalina. La guerre civile faillit éclater mais ce furent les
nomades, profitant de notre faiblesse, qui apportèrent la
destruction. Ils firent tellement de massacres que le Tourpana s’en
trouva dépeuplé. Voilà pourquoi des forêts se sont mises à
pousser sur les terres cultivées. Notre peuple connut sa plus
terrible épreuve depuis qu’il s'était installé sur ce territoire. La
fumée des incendies s'élevait des villages, les réseaux d'irrigation
furent abandonnés et des gens affamés erraient sur les routes.
Leurs cadavres étaient dévorés par des chiens ou des animaux
sauvages. Alors des rois nomades s’installèrent à Tsärkalina pour y
régner, et la paix revint sous leur férule. Mais ils s’affaiblirent à
leur tour et des chefs de guerre se disputèrent le Tourpana. Le
fondateur de notre dynastie, Naoushamen le Sage, était l’un d’eux.
On pourrait l'appeler le Glorieux car il a été un grand guerrier,
mais c’est surtout sa sagesse qui lui a permis de fonder une
dynastie solide.
— J'en suis au courant. Seulement, tu as une manière saisi-
ssante de parler de ces évènements. »
Kaouniya brüûlait d'envie d’avouer qu’elle les avait vécus. C’est
à cette époque qu’elle était le plus souvent intervenue pour tenter
de sauver des gens, mais elle navait pas pu faire grand chose.
Même ceux qui avaient encore de l’argent ne trouvaient pas de
nourriture à acheter.
« La lutte contre les menaces extérieures ne consiste pas qu’à
entretenir une armée et à surveiller les frontières, commenta
Kaouniya. Un pays disposant d’une puissante armée mais dont les

114
rois manquent de sagesse, c’est comme une maison aux murs
épais dont les boiseries sont mangées par les termites. Elle finira
par s’effondrer de l’intérieur et les pillards se jetteront dessus.
— Où as-tu appris tout cela? s’enquit Swarona. Tu n’as pas
grandi au Tourpana.
— Mais j'y suis née et j’appartiens à une ancienne famille qui a
conservé de bonnes traditions. »
Elles rejoignirent les autres femmes, restées en dehors du
village, à lombre des feuillages. Des nattes avaient été disposées
par terre. Elles s’y assirent et commencèrent à boire de l’eau et du
vin, et à manger des fruits dont le jus leur coulait sur la langue.
Kaouniya ne pouvait discuter qu'avec Swarona car elle intimidait
trop les autres femmes. Bien qu’elle cherchât à être aimable, une
forte autorité émanait d’elle, et les paroles qu’elle prononçait
sonnaient souvent comme des sentences.
Yssourak la rejoignit à la fin de la matinée, quand rester au
soleil devenait impossible. Il parla de la chasse puis il prit un repas
léger avec toute sa suite. L’heure de la sieste arriva mais les gardes
restèrent vigilants, ce qui gêna beaucoup Yssourak. Il avait envie
de prendre son épouse dans ses bras et de s’allonger un moment
avec elle, même si elle ne dormait pas. Au lieu de cela, il en était
réduit à poser sa main sur une cuisse qui dépassait de la jupe de
Kaouniya.
«Je subis les inconvénients de la royauté sans en avoir les
avantages, dit-il à voix basse.
— Quels sont ces inconvénients ? interrogea Kaouniya.
— Par exemple, ne pas pouvoir me promener librement avec
ma bien-aimée.
— Mais te rends-tu compte que tu collectionnes les plus belles
filles de ton royaume dans ton harem ?
— Je leur accorde moins d’attention depuis ton arrivée.
— Serais-tu donc amoureux de ton épouse ?
— Oui, mais... la fille la plus merveilleuse qu’un homme puisse

115
imaginer se trouve ici sans que je puisse la toucher. »
L’allusion à Astarya était claire.
«Tu as l'avantage de la fréquenter régulièrement, remarqua
Kaouniya. C’est une chance que peu d’hommes ont eue. »
Yssourak conserva le silence pendant quelques instants avant
de reprendre :
« Quant aux avantages de la royauté que je ne possède pas,
c’est avant tout de pouvoir régner.
— Dois-je me considérer comme coupable ?
— Non, mais j'étais l’héritier présomptif dès ma naissance, et
j'ai grandi dans l’idée que j'allais prendre en main la destinée du
Tourpana. Tâche redoutable, surtout pour un homme très jeune,
mais exaltante. Et voilà maintenant que je n’ai plus rien à faire.
— C’est la situation idéale, parce que le souverain parfait est
celui qui ne fait rien. Il laisse les autres gouverner à sa place.
— Je n’ai pas l’impression que toi, tu sois inactive.
— Un souverain à du travail dans les mois qui suivent son
arrivée. Après, s’il a été suffisamment habile, il peut se reposer. »
Kaouniya plaça tendrement sa main sur celle d’Yssourak,
toujours posée sur sa cuisse. Il avait presque parlé sur le ton de la
plaisanterie mais son épouse savait qu’il était sérieux.
« Souhaiterais-tu que je sois plus discrète ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas, mais je préférerais que tu sois une épouse un
peu plus ordinaire.
— Tu sais, j’aimerais moi aussi me promener librement avec toi,
à l’abri de tout souci. J’imagine que nous sommes seuls dans cette
forêt, ou dans un parc de Tsärkalina, ou sur une place publique,
regardant les spectacles de rue.
— Que signifient tes propos ?
— Is ne signifient rien, car ils ne viennent pas de mon esprit
mais de mon cœur. »
Yssourak et Kaouniya se regardèrent très longtemps, si
longtemps que le roi parvint à déchiffrer les lueurs qu’il voyait

116
dans le regard de son épouse. Il y vit de la sincérité, mais aussi des
ombres qui empêchaient Kaouniya de s’ouvrir à lui.
«Je pourrais parler d'amour avec toi, dit-elle, mais tu sais
parfaitement que je ne suis pas venue ici pour cela. Aussi cruel
que ce soit pour nous, je te rappelle que j'ai une mission à
accomplir.
— Je ne veux pas y penser.
— J'aimerais également l’oublier, mais quelqu'un va bientôt me
rappeler à mon devoir.
— Que veux-tu dire ?
— Tu le sauras le moment venu. »
Kaouniya regarda les membres de sa suite, tous allongés sur
les nattes, emportés par le sommeil. Un peu plus loin, les gardes
faisaient les cent pas ou restaient appuyés à un arbre. Sous le vent
chaud, les feuillages bruissaient d’un délicat friselis, et des rayons
de soleil dansaient par terre, sur le tapis d’ombres. Le regard de
Kaouniya revint vers Yssourak, tandis qu’elle serrait un peu plus
fort ses doigts dans les siens.

Un jour, durant l’audience, Kaouniya demanda à rester seule


avec Yssourak dans la salle. Le ton de sa voix révélait qu’elle avait
une nouvelle grave à lui annoncer. Les deux époux restèrent donc
sur leurs trônes pendant que les dignitaires, les mages et les
gardes s’en allaient. Il était presque midi, si bien que l’éclat du
soleil entrait par les ouvertures du plafond et illuminait la
colonnade et le mur du côté nord, mais on aurait dit qu'il
néclairait pas le visage de Kaouniya.
« Kanashka à réussi à s’évader, annonça-t-elle. Elle s’apprête à
franchir la frontière du Tourpana avec un ambassadeur des
Khalkhas. C’est le peuple voisin de la montagne de mon père. »
Kaouniya se tut, si bien que son époux dut la pousser à con-
tinuer en lui demandant :
« Que fait-elle avec les Khalkhas ?

117
— Ils veulent te proposer une alliance, et s’ils le font, c’est à la
demande de Kanashka. Elle connaît le fabuleux trésor de mon
père et elle sait qu'il s’en sert pour acheter les services des
Khalkhas: empêcher d'éventuels visiteurs de s’approcher de sa
montagne. Si tu décidais maintenant d’envoyer une armée pour
attaquer mon père, elle devrait d’abord vaincre ces nomades, ce
qui lui causerait d'importantes pertes. Mais Kanashka leur à
appris que ce que mon père daigne leur donner ne représente
qu’une infime partie de son trésor. Elle pense que si les Khalkhas
s’alliaient aux Tourpanais, ils pourraient mettre la main sur ces
richesses.
— Et comment espère-t-elle vaincre Wärsani ?
— Si tu faisais de moi une prisonnière, il aurait les mains liées. »
Yssourak faillit s'amuser de cette nouvelle, mais Kaouniya lui
donna un regard glacial qui bloqua son rire dans la gorge, puis elle
déclara :
«Tu dois comprendre que le retour de Kanashka permet à
mon père la réalisation de son plan : elle va te pousser à attaquer
sa montagne, et si tu le fais, tu mourras. À partir de maintenant, il
te restera moins d’une année à vivre. Tu ne dois donc pas écouter
ta favorite. Elle est vive d’esprit, mais pas assez pour se rendre
compte qu’elle est manipulée par mon père. Elle n’aurait pas pu
quitter sa montagne s’il n’avait pas voulu qu’elle le fit. Son retour
à Tsärkalina traduit une étape que mon père à ajoutée à son plan :
il a décidé de se servir d’elle pour t’abattre. »
Après avoir entendu ces paroles au ton funeste, Yssourak
retrouva son sérieux, et il eut même l'impression d’avoir reçu une
piqûre de scorpion dans son âme.
« Eh bien... je te remercie pour cet avertissement, dit-il.
— Quand Kanashka sera là, tu oublieras ta gratitude. Elle te
convaincra que je suis de nature foncièrement démoniaque, et
alors, tu te rallieras à elle.
— Non ! » s’écria Yssourak.

118
Il quitta son trône pour se placer devant Kaouniya et lui
prendre les mains. En regardant sa reine, il se convainquit qu’il ne
pourrait jamais la considérer comme une ennemie. Vêtue comme
le jour de son arrivée avec Waiypali dans la salle du trône, elle
semblait être une incarnation de la splendeur royale. Les colliers
qui décoraient son buste à la peau bronzée étaient à peu près les
mêmes, mais dans sa chevelure, elle portait une fine couronne
ressemblant à un entrelacs de branches, toutes en of, entre
lesquelles s’inséraient trois émeraudes et plusieurs grenats. Ses
bras disparaissaient à moitié sous de larges bracelets d’or ciselé.
«Réfléchis un peu et tu verras que tout ce que jai fait
témoigne contre moi, lui dit-elle. Qui dirige le royaume, à
présent ? Si tu meurs, à qui reviendra le pouvoir ?
— Mais tu essaies de me convaincre de ne pas attaquer ton
père!
— Il faut bien que je le fasse si je veux conserver la confiance
des dieux. Mon père doit avancer masqué afin de les tromper. Il
se sert de moi parce que je suis d’une redoutable ambiguïté. Je
peux aussi bien être considérée comme lalliée de Wärsani que
comme son ennemie. Il y a des sentiments contradictoires en
moi. Personne, et moi encore moins que quiconque, n’est capable
de connaître mon vrai visage. En vérité, j'en ai deux, et Kanashka
te dira qu’Astarya est une vipère au venin foudroyant. »
Yssourak lâcha les mains de Kaouniya pour s’éloigner d’elle à
reculons. |
« Est-il vrai que si je m’unissais à toi sous les traits d’Astarya,
tu mettrais au monde des enfants malfaisants ? demanda-t-il.
— C’est parfaitement exact. Elle ne peut pas s’unir avec un
mortel, mais dernièrement, elle s’est accouplée avec Narantewé,
et tu verras qu’elle pondra un œuf qui contiendra des serpents.
— Pourquoi me dis-tu de telles horreurs ?
— Parce que si je ne le fais pas, c’est Kanashka qui détruira ta
confiance et ton amour. Je préfère m’en occuper moi-même. »

119
Yssourak continuait à regarder Kaouniya, mais il était comme
aveuglé. Son cœur n’était plus qu’un champ de décombres. Il
quitta la salle.
Kaouniya resta seule sur son trône pour méditer. Elle savait
que personne m'avait écouté sa conversation: elle devinait la
présence de ceux qui se tenaient derrière les portes. Wärsani avait
bel et bien pris tardivement la décision d’utiliser Kanashka, mais
grâce à son art de la divination, Kaouniya avait perçu son
intention, et elle en pressentait toutes les conséquences.

L'arrivée de l'ambassade fut annoncée au roi le lendemain. Il


envoya aussitôt un officier à sa rencontre pour le guider jusqu’à
Tsärkalina et demander à des magistrats de l’héberger sur son
parcours. Cet ambassadeur m'était autre qu’Ochirsüren, et 1l était
accompagné par Skanatatté. Kanashka, devenue une excellente
cavalière, chevauchait avec eux sur l’une des montures que
Tselmeg avait achetées.
Yssourak se rendit à la porte occidentale de sa cité, avec
quelques dignitaires, pour accueillir lambassadeur. Le ciel,
dépourvu de nuages, était d’une grande clarté. L'air était
cependant doux, une brise arachnéenne caressant les visages. Le
soleil faisait luire les murailles blanches de la cité, au-dessus de
laquelle des drapeaux retombaient mollement le long de leurs
hampes. Le flot des passants qui traversaient habituellement la
porte se tarit, puis une troupe de cavaliers apparut dans la verdure
de l’horizon. Yssourak et ses hommes, venus à cheval, mirent
pied à terre.
Quand Ochirsüren arriva, il descendit également de sa selle, fit
quelques pas et s’arrêta devant Yssourak pour le saluer.
«Au nom de mon souverain Batmônkh, je te présente mes
respects, roi Yssourak, déclara-t-1l par la bouche de son interprète.
— Sois le bienvenu dans mon royaume, ambassadeur des
Khalkhas », répondit Yssourak.

120
Et de ses propres mains, il lui tendit une coupe en or conte-
nant l’un des meilleurs vins du Tourpana. Après ce rite, il souhaita
également la bienvenue aux compagnons d’Ochirsüren. Il ne
dissimula pas son plaisir de revoir Kanashka. En traversant la
frontière de son pays, elle avait reçu une large jupe de soie
vermillon qui convenait très bien à l’équitation. Le roi et sa
favorite ne s’échangèrent pas un seul mot mais le sourire
triomphant de Kanashka montrait sa fierté d’avoir surmonté ses
épreuves.
Elle n’était pas la seule femme du groupe : il y avait aussi une
jeune et belle Khalkha aux cheveux noirs et aux yeux verts. Son
visage était bronzé mais les vêtements légers qu’elle avait dû
mettre pour aller au Tourpana découvraient certaines parties
habituellement cachées de son corps et révélaient la blancheur de
sa peau. Elle portait une robe de satin brodé d’or, à manches
courtes, de couleur bleue et serrée par une ceinture de cuir, un
pantalon et des bottines. Son abondante chevelure était attachée
en deux tresses qui tombaient l’une sur son dos, l’autre sur sa
poitrine. Yssourak comprit tout de suite qu’elle était l’une des
nombreuses filles de Batmônkh, envoyée pour sceller lalliance
des deux souverains. Elle jaugea du premier coup d’œil son futur
époux puis elle baissa rapidement la tête et n’essaya pas de lui
adresser la parole.
Le roi remonta en selle et conduisit ambassade dans les rues
de sa cité. La population était plutôt intimidée de voir des
Khalkhas, car quand ils venaient sur le territoire du Tourpana,
c'était plutôt pour attaquer les villages ou les caravanes. Certaines
personnes se penchaient néanmoins à leurs balcons pour les
regarder, et ceux qui avaient reçu la consigne de lancer des fleurs
effectuaient leur devoir en poussant des vivats. Les nouvelles se
propageant à la vitesse d’un aigle, on savait que la jeune
Tourpanaise accompagnant les Khalkhas était la favorite du roi,
revenue de la montagne de Wärsani. C’était la première fois que

121
les habitants de Tsärkalina la voyaient, puisqu’elle avait jusqu’alors
vécu recluse dans le palais royal, après sa discrète arrivée dans la
capitale. On admirait la beauté de cette femme au corps digne
d’être sculpté dans du marbre
La réception de lambassadeur ne serait organisée que le
lendemain, dans la salle du trône, en présence de Kaouniya. À
son arrivée au palais, Yssourak demanda à son intendant de
conduire les visiteurs à leurs appartements, puis il revint hâtive-
ment chez lui avec Kanashka. Il la fit asseoir sur son lit après
avoir ordonné aux serviteurs de se retirer, et il conserva sa main
droite dans la sienne.
«Tu ne croyais pas me revoir un jou, n’est-ce pas ? affirma-t-
elle, toujours aussi triomphante. |
— À vrai dire. non, répondit le roi. Mais je suis extrêmement
heureux de retrouver ma favorite.
— Pourquoi? Ton épouse n’a pas réussi à te faire oublier tes
concubines ?
— Elle n’est pas venue pour cela.
— Oui, je sais. Elle ne s'intéresse qu’au pouvoir. J’ai appris
beaucoup de choses, quand j'étais chez son père.
— J'ai hâte d’entendre ton récit. Décris-moi la montagne de
Wärsani. Dis-moi comment tu as réussi à t’'échapper.
— Je le ferai, mais avant, me permets-tu de me mettre à
l'aise ? »
Kanashka retira tous ses vêtements et défit ses tresses. Yssou-
rak avait une manière étrange de la dévisager.
« Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-elle.
— C’est que j'éprouve un certain soulagement à retrouver une
femme qui en soit réellement une, et qui puisse accoucher
d’autres choses que de monstres.
— Tu fais allusion à Astarya? dit Kanashka avec des yeux
luisants.
— Oui. Elle m’a dit qu’elle s'était accouplée avec Narantewé et

122
qu’elle allait pondre un œuf.
— Cela ne me surprend pas. Mais pourquoi t’a-t-elle dit cela ?
Elle ne veut plus de ta confiance ?
— Elle m'a dit que, de toute façon, tu me convaincrais de sa
nature démoniaque.
— Elle à raison. Ce que jai appris à son sujet, dans les mon-
tagnes, est très inquiétant. C’est déjà elle qui gouverne le
Tourpana, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Mais le plan de son père va beaucoup plus loin, comme
Narantewé l’a laissé entendre. Malheureusement, il a refusé de
m'en dire plus. Sois sûr, en tout cas, que notre pays risque de
connaître des jours sombres. Il faut trouver un moyen de
neutraliser le père et sa fille. »

123
XII

L'ambassade

Yssourak et sa favorite restèrent ensemble jusqu’au soir.


Kanashka se tenait alors devant une fenêtre, vêtue de ses seuls
bijoux, et elle regardait le rougeoiement du ciel. De lencens se
consumait dans un brüle-parfum, emplissant la chambre d’une
odeur fruitée qui semblait être capable de pénétrer chaque esprit
jusque dans ses rêves. Aucun son ne provenait du dehors, à part
de lointains cris d’hirondelles.
«La douceur des soirées tourpanaises m’a manqué, déclara
Kanashka. Dans la Montagne d'Or, il n’y à ni aurore, ni
crépuscule. »
C'était ainsi que la montagne de Wärsani avait été baptisée.
Tandis qu’elle parlait, Kanashka ne montrait aucun signe de
gaieté. Elle semblait au contraire triste. Yssourak, qui l’observait
en restant assis sur le lit, devina qu’elle avait une mauvaise
nouvelle à annoncer.
Elle parla en posant une main sur son ventre :
« Je suis enceinte », murmura-t-elle.
Son époux se garda de réagir. Il attendit la suite :
«Si c’est un fils, ce sera sans doute ton premier né. Il pourrait
donc être ton héritier. Malheureusement, il m’est impossible de
dire qui est son père.
— On le verra peut-être quand il sera grand, opina Yssourak.
— Les enfants de Wärsani ne se ressemblent pas entre eux. On
dirait qu’ils sont issus de pères différents, comme si en lui, se
trouvaient tous les hommes du monde. C’est très étrange.

124
— Tu n’as vraiment aucune idée ?
— J'aimerais savoir si j'étais déjà enceinte lors de mon enlè-
vement. Là est la clé du problème. »
Yssourak pouvait réagir comme un Tourpanais, en répondant
qu’il ne se souciait pas de savoir qui était le père de cet enfant,
mais la liberté sexuelle dont jouissaient les femmes de ce pays ne
montait pas jusqu’à la royauté. Et comment savoir si, derrière
cette grossesse, ne se cachait pas quelque sortilège ?
«À ton avis, est-ce pour cette raison que Wärsani t’a laissé
quitter sa montagne ? questionna Yssourak.
— Je me suis évadée, corrigea vivement Kanashka avec irri-
tation. Il faut être à ma place pour comprendre l'aventure que j'ai
vécue. »
Yssourak quitta son lit pour étreindre sa favorite. Il lui donna
un tendre baiser puis 1l linvita à l'accompagner dans son lit.
La grossesse de Kanashka n’était pas pour le moment leur plus
important souci. Ils avaient passé tout leur temps, depuis leurs
retrouvailles, à s’échanger des nouvelles. Yssourak avait reçu une
description complète de la Montagne d'Or, des coutumes de
Wärsani et de ses femmes, et il avait même pu s’instruire sur les
Khalkhas. En échange, Kanashka avait appris ce qui s’était passé
au palais royal depuis son enlèvement. Le moment était venu de
prendre une décision, c’est-à-dire de comploter contre Kaouniya.
Comment savoir si elle n’écoutait pas la conversation du roi et
de sa favorite ? Yssourak avait diminué les risques en renforçant
la garde de ses appartements. Ils étaient mieux surveillés, aussi
bien de l’extérieur que de l’intérieur du palais. Les soldats avaient
reçu la consigne de chasser les oiseaux qui s’approcheraient des
fenêtres de la chambre. Yssourak pensait également avoir
endormi la méfiance de Kaouniya grâce à une longue conversa-
tion anodine.
Le roi attira sa favorite à lui et remonta sa couverture. Il lui
mufrmuraà :

125
« Qu’allons-nous faire? Tu connais Wärsani mieux que qui-
conque. C’est à toi de prendre une décision.
— Je pense que le mieux est de vaincre en même temps la fille
et son père, répondit Kanashka. Le fils paraît inoffensif. En tout
cas, il ne joue aucun rôle. Nous allons commencer par nous
emparer de Kaouniya. Elle à d’indéniables talents de devineresse
et elle fait preuve d’une grande habileté politique, mais elle ne
semble pas invincible. D’après ce qu’elle à elle-même dit, ses
serpents ont été conçus pour la protéger. Pourquoi aurait-elle
besoin d’eux s’il était impossible de lui infliger une blessure, voire
de la tuer ? Si nous arrivons à les dérober, elle ne pourra plus se
défendre. Quand elle sera prisonnière, tu iras attaquer la
Montagne d’Or avec l’aide des Khalkhas. IL est nécessaire que tu
sois présent, puisque c’est ton destin qui est en jeu. Contre le
dragon, tu demanderas l’aide des mages, et peut-être même
d’Ylaiñäkté. Lancer cette offensive sans l’aide des dieux serait
imprudent, mais il faut attendre l’année prochaine, car tu ne peux
pas te rendre dans les Monts Célestes maintenant, à l'approche de
l'hiver.
— J’attaquerai donc dans moins d’un an. Le temps qui me
reste à vivre, d’après Kaouniya.
— Ne crois rien de ce qu’elle te dit. Ce ne sont que des
fourberies de vipère.
— Peux-tu m'en dire plus sur ce dragon ? »
Il fallut un moment à Kanashka pour formuler une réponse :
« Curieusement, je nai jamais entendu parler de lui pendant
mon séjour dans la montagne. Sans doute est-ce parce que les
femmes vivent recluses tandis que cette créature ne se manifeste
que dans les vallées environnantes.
— Il est risqué d’attaquer un adversaire dont on ne sait rien.
— J'en suis consciente. »
Kanashka avait appris à Yssourak que Wärsani m'était pas
redoutable seulement par sa magie, mais aussi par son art du

126
combat. Il possédait deux épées précieuses dont les lames jaunes
brillantes semblaient contenir de l’or, mais elles étaient plus dures
et tranchantes que de l'acier. Parfois, quand le ciel était dégagé, il
s’entraînait dehors. Il faisait alors tournoyer ses épées si
rapidement que les reflets du soleil sur les lames l’entouraient de
cercles de lumière. Le spectacle était beau à voir, et l’on ignorait à
vrai dire s’il s’agissait d’une danse ou d’un exercice martial. Quoi
qu’il en fût, Wärsani ne devait pas être facile à vaincre en combat
singulier.
Le projet de Kanashka comportait un autre point faible :
« Penses-tu que nous arriverons à voler les serpents de
Kaouniya ? Ils sont doués d’une vie propre et ils concentrent une
grande magie. En vérité, personne n’a jamais rien vu de tel.
— Je me doute que nous ne pourrons pas envoyer un simple
cambrioleur dans la chambre de Kaouniya, répondit Kanashka. Il
faudra demander à Somakati s’il veut bien s’en charger. Malgré la
difficulté de cette entreprise, elle me semble absolument
nécessaire.
— Je suis de ton avis. Mais faudra-t-il vraiment emprisonner
Kaouniya quand elle aura été privée de ses serpents ? D’abord,
cela ne me semble pas utile. Ensuite, 1l y a de hauts dignitaires qui
sont prêts à se sacrifier pour la défendre. »
C'était le cas des ministres qui devaient leur poste à Kaouniya.
Le premier d’entre eux était Paoushiyé, en charge des impôts. La
reine pouvait certes ne pas être tendre avec les hauts dignitaires,
mais ceux auxquels elle accordait sa confiance bénéficiaient d’une
protection sans faille de sa part. Loin de se montrer tyrannique,
elle leur laissait une grande marge de manœuvre: ainsi qu’elle
l'avait enseigné au roi, l’art du bon gouvernement consistait à
choisir d’excellents ministres et à se reposer sur eux. Le nombre
de ses partisans ne pouvait qu'augmenter car plus aucune
nomination ne se faisait sans son accord.
Comploter contre elle, c'était combattre la vertu incarnée.

127
Après y avoir réfléchi, Kanashka répondit :
«Tu as raison. Il nous suffira de priver Kaouniya de ses
pouvoirs démoniaques. Mais il faudra quand même la surveiller. »
Yssourak faillit répondre :
« C’est peut-être elle qui nous surveille en ce moment. »
Comme il était roi, il avait étudié l’art de la guerre. Il savait
qu’un général ne pouvait pas élaborer de plan s’il ne disposait pas
d'information sur son ennemi. Connaître l'emplacement des
troupes adverses et leurs projets de mouvements était essentiel.
Sur ce point, Kaouniya disposait d’une supériorité manifeste sur
Yssourak.
« Et il y a encore des choses sur elle que je ne sais pas, songea-
t-il. Qui est-elle vraiment? »
Il serra contre lui Kanashka, qui prit son geste pour un
témoignage de tendresse, mais toute son attention allait à sa
chambre. Elle s’emplissait d’obscurité tandis que léclat du
crépuscule faiblissait. Le roi se demandait s’il allait voir un œil
luire dans cette pénombre.

La réception de l'ambassadeur des Khalkhas fut organisée le


lendemain, à l’heure de l’audience. Comme elle avait lieu en
présence de la reine, Ochirsüren ne pouvait pas évoquer l’attaque
de la Montagne d’Or. Tout avait été décidé la veille, lors de
l'entretien entre le roi et sa favorite, et l'ambassadeur en avait été
informé par un message écrit. Il ne venait dans la salle du trône
que pour conclure un accord de principe avec le roi du Tourpana.
Les deux souverains s’engageaient à ne pas s'attaquer et à se
soutenir s'ils avaient un ennemi commun. Pour sceller cette
alliance, Batmônkh offrait sa fille Delgermaa à son homologue
tourpanais. En échange, celui-ci lui donna des objets très prisés
par les nomades, comme des tapis ou des vêtements de soie, qui
valaient leur pesant d’or.
Durant cette entrevue, les regards échangés furent plus riches

128
en signification que les mots. Ochirsüren observa la reine à la
dérobée, car il aurait été impoli de fixer les yeux sur elle. Il
savoura cet instant exceptionnel : les Khalkhas habitaient près de
la montagne de Wärsani depuis des siècles mais ils n'avaient
jamais vu la fille du mage. Il nota bien sûr la beauté de Kaouniya
et il rechercha vainement une ressemblance avec son père.
Quant à la reine, elle ne prononça que des paroles purement
protocolaires. Yssourak crispait les mains sur les bras de son
trône, presque jusqu’à enfoncer ses ongles dans le bois. Il tournait
à peine la tête pour regarder son épouse mais il sentait sa
présence aussi nettement que si elle avait posé la main sur sa joue.
Après le retrait de l'ambassadeur, le roi et la reine s’échan-
gèrent quelques mots à voix basse, sans se regarder, tandis qu’un
léger brouhaha emplissait la salle.
«C’est une grande chance que Kanashka soit passée par les
Monts Célestes, déclara Kaouniya. Sans cela, nous n’aurions
jamais eu ce traité de paix avec les Khalkhas. »
Elle ne cherchait même pas à dissimuler son ironie.
« Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Yssourak d’une voix
mal assurée.
— Je fais allusion à la conversation que nous avons eue dans
cette salle. Tu te rappelles peut-être que je t'ai déconseillé
d'attaquer mon père.
— Oui, je sais, mais je. Je vais encore y réfléchir.
— Fais-le si possible en évitant les conseils de ta favorite. Elle à
une vue un peu trop étroite de la situation.
— Elle connaît ton père. Elle a vécu dans sa montagne.
— Ce qu’elle connaît surtout de mon père, c’est sa semence. »
Yssourak tourna brusquement la tête vers son épouse, mais le
regard de celle-ci était fixé sur la grande porte de la salle et un
léger sourire flottait sur ses lèvres.
« Que veux-tu dire ? fit-il.
— Rien que la vérité. »

129
Ochirsüren n’avait pas quitté le couple royal pour un long
moment car il le retrouva lors du banquet. Ce ne fut pas
l'ambassadeur des Khalkhas qui attira lattention mais la
rencontre entre Kanashka et Kaouniya. Tous les convives se
demandaient ce qui se passerait quand elles se verraient, et elles
prolongèrent l'attente en arrivant en retard. La plupart des places
furent occupées ; les serviteurs apportèrent des plats chargés de
viandes de bœuf, de mouton, de sanglier et de faisan qui
dégageaient d’agréables odeurs de rôti et d’épices, ainsi que du riz
et des légumes. Des potages circulaient dans de grands bols et du
vin remplissait les coupes.
La reine se présenta avant la favorite. Elle portait une jupe de
satin jaune assez sobre, qui soulignait par contraste sa grâce
naturelle, semblable à celle de la Voie Lactée s’étirant sous le ciel.
Sa poitrine était décorée de fins colliers d’or qui n'étaient sertis
d’aucune gemme. Kanashka arriva comme un général revenant
devant son souverain après une campagne victorieuse : elle savait
être l’objet de toutes les attentions et être considérée comme une
héroïne. Ses bijoux étaient nettement plus flamboyants que ceux
de Kaouniya, de même que sa jupe écarlate, assortie à la couleur
de ses cheveux. Ainsi vêtue, elle était incontestablement la plus
belle femme du palais.
Le silence tomba brutalement tandis qu’elle s’avançait dans la
salle. Elle se dirigea droit vers sa rivale, ses yeux étincelants
braqués sur elle. Elle avait promis à Yssourak de se contenir, mais
il se préparait à intervenir si elle n’avait pas la force de tenir sa
parole. Néanmoins, quand elle arriva à quelques pas de la reine,
elle s’arrêta subitement, et les convives eurent l'impression qu’elle
était décontenancée.
C’est que la différence entre Kaouniya et Astarya était tout à
fait déroutante. Le regard que lui rendit la reine était neutre, et ce
fut elle qui lui adressa la parole:
«Sois la bienvenue dans ce festin, Kanashka. Prends place

130
parmi nous.
— N’es-tu pas fâchée de me voir ici ? questionna la favorite.
— Pourquoi le serais-je ? Nous sommes les épouses du même
homme. Il convient que l’harmonie règne entre nous. »
Kanashka faillit ajouter quelque chose, mais elle se retint et
s’inclina devant la reine avant de s’asseoir à coté d’Outawartta, qui
lui avait restitué de bonne grâce son titre de favorite.
De là où ils se trouvaient, Yssourak et son épouse ne
pouvaient pas la voir, à moins de se pencher en avant. Le roi
loublia rapidement pour ne plus penser qu’à Kaouniya et aux
propos qu’elle lui avait tenus après la réception de l'ambassadeur,
mais il lui était impossible de revenir sur ce sujet durant le festin.
Il ne put le faire que dans la soirée, après que la reine se fut
retirée dans sa chambre. Il la rejoignit et la trouva devant un
miroir de bronze assez grand pour que son visage pût entière-
ment s’y refléter. Assise sur son lit, elle était en train de se défaire
les cheveux, et ses longues mèches glissaient en volutes sur sa
peau.
«Nous mavons pas eu l’occasion de nous parler depuis ce
matin, commença Yssourak en restant debout à côté d’elle. Que
voulais-tu dire au sujet de Kanashka et de ton père ?
— Tu le sais.
— Réponds-moi clairement, s’il te plaît.
— Mais je t'ai répondu d’une manière parfaitement claire ! Tu
sais que Kanashka est enceinte.
— Qui est son père ?
— Il y a des questions qu’il vaut mieux laisser sans réponse.
Tout ce que tu dois savoir, c’est que Kanashka donnera naissance
à un fils mais qu’il ne règnera pas.
— Est-ce la vérité ?
— Tu n'as plus confiance en moi ?
— C’est toi-même qui as voulu briser ma confiance. Te
rappelles-tu ce que tu m'as dit ?

131
— Certes, mais Kanashka s’est parfaitement employée à médire
sur moi. J'ai vu qu’elle a des idées précises sur ce qu'il faut faire
contre moi. »
Kaouniya se leva pour ouvrir un coffre. Elle en tira une boîte
en bois d’aloès gravée d’arabesques, qu’Yssourak mavait jamais
vue. Des objets s’y trouvaient, enveloppés dans un carré de soie
rouge : c’étaient les quatre serpents et le diadème d’Astarya.
Kaouniya les posa sur ses deux mains jointes et les tendit au roi.
« Prends-les », dit-élle.
Il eut une hésitation. Pour qui les regardait attentivement, ces
bracelets napparaissaient jamais comme de simples objets
métalliques. Ils semblaient plutôt être des animaux en sommeil.
« Pourquoi me les donnes-tu ? demanda-t-il.
— L'essentiel de mes pouvoirs magiques réside en eux. Je te les
donne afin de te faciliter ta tâche. »
Se souvenant tout à coup de son projet de voler les serpents,
Yssourak ne put empêcher ses joues de prendre une belle couleur
rose.
« Est-ce que tu sais que... dit-il.
— Oui, je le sais. Tu as oublié que rien ne peut m’échapper...
Du moins, rien d’important.
— Mais comment fais-tu? As-tu écouté toute la conversation
que j'ai eue avec Kanashka ? »
Kaouniya reposa les bijoux dans leur enveloppe de soie avant
de répondre :
«Je ne vous ai pas écoutés, mais entendus. Pour moi, les
hommes sont transparents comme du verre. Je peux voir leurs
esprits à travers leurs visages, et même à travers un mur.
— C'est-à-dire que tu peux lire les pensées ?
— Celles qui sont formulées clairement. Quand quelqu'un
parle, j'entends à la fois ce qu’il pense et ce qu’il dit, car une
parole est pensée en même temps qu’elle est dite. Ce que je vois
de manière permanente, c’est plutôt l’état d’esprit des gens. Je

132
peux ainsi savoir s’ils sont sincères ou non, et dans ce monde où
le mensonge est si répandu, c’est extrêmement utile.
— Il est donc impossible de te cacher quoi que ce soit ?
— On peut échapper à mon regard en s’éloignant suffisam-
ment de moi. Pour savoir ce qui se passe au loin, je dois regarder
le ciel, et c’est un peu plus difficile.
— Ces pouvoirs, proviennent-ils de tes serpents ?
— Pas du tout. Rappelle-toi ce que je t'ai dit sur le monde du
sans-forme, qui est la source de toute vie. De même que les
racines des arbres se rejoignent sous terre, les âmes de tous les
êtres vivants se rejoignent dans ce monde. C’est pourquoi en
descendant en soi-même, on peut voir l'esprit d'autrui. »
Kaouniya s’arrêta de parler pour regarder ses serpents.
Yssourak crut voir de la tendresse dans ses yeux.
« Si je suis privée de mes bracelets, dit-elle, mon esprit gardera
sa puissance mais j'aurai perdu mes moyens de défense. Astarya
n’existera même plus. Tu peux les prendre sans crainte car je leur
ai défendu de te faire du mal. »
Yssourak hésitait toujours.
« Pourquoi te comportes-tu de manière si étrange ? demanda-
t-il. Es-tu, oui ou non, mon ennemie ?
— Je t'ai dit que je l’ignore. Les seules choses que je sais avec
certitude, c’est ce que je vois dans les étoiles parce qu’elles ne
mentent jamais et que leur message est sans ambiguïté. Et je vois
que Kanashka a ouvert la porte à ton expédition dans les Monts
Célestes, et que tu y trouveras la mort.
— Alors je n’irai pas.
— Tu iras parce que tu y seras poussé, mais tu ne le seras pas
par moi.
— Ce sont les prédictions d’une devineresse ?
— Oui.
— As-tu également vu dans les étoiles que je cesserais de
t’aimer à cause de Kanashka ?

133
— Non, cela, je ne lai pas vu.
— Alors tu peux continuer à croire en ta science. Bien que
Kanashka ait effectivement voulu m'’éloigner de toi, et malgré ce
que tu m'as raconté à ton sujet, jai encore de Pamour pour toi.
Mais puisque tu peux lire en moi, je n’ai pas besoin de te le dire. »
Kaouniya semblait heureuse d’avoir entendu ces propos. Elle
regarda Yssourak avec un sourire hésitant.
«Je ne prendrai pas tes bracelets, reprit Yssourak. J’aimerais
plutôt que tu les mettes, car je n'ai pas vu Astarya depuis un
moment. Je n’ai d’ailleurs jamais vu Kaouniya se transformer en
Astarya. »
La reine retira sa jupe et ses bijoux, et elle saisit un bracelet
dans chaque main. Leurs yeux puis leurs corps s’animèrent, et ils
s’'enroulèrent autour des poignets. Kaouniya plaça ensuite ses
bracelets de chevilles et prit son diadème par le bout des doigts.
«Je te conseille de fermer les yeux, dit-elle, parce que tu
risques d’être aveuglé. »
Yssourak lui obéit mais il perçut l'éclair à travers ses paupières,
et quand il les ouvrit, il vit Astarya devant lui, comme inondée de
soleil. Il la contempla, immobile.
« Qu'est-ce que tu attends ? » dit-elle.
Comprenant qu’elle s’offrait à lui, 1l posa les mains sur ses
épaules, d’abord prudemment comme s’il avait craint de se brûler.
Il approcha ensuite ses lèvres de celles d’Astarya. Elle n’eut aucun
mouvement de recul et elle leva même la tête, la bouche
entrouverte. Il Pembrassa alors et crut avoir poussé la porte du
ciel. Le parfum inconnu qu'il avait senti lors de sa première
rencontre avec Astarya l’enveloppa, et il perçut de plus un goût
subtil et indéfinissable se déposer sur sa langue.
Ce baiser était beaucoup plus enivrant que le meilleur des vins,
mais Yssourak s’arrêta et écarta son visage de celui d’Astarya.
« Es-tu réellement enceinte ? demanda-t-il.
— Oui. »

134
Il jeta un coup d’œil sur la poitrine et le ventre de sa bien-
aimée.
«II n’y à rien à voir, dit-elle. Ma grossesse n’est pas celle d’une
femme. La gestation prendra moins de neuf mois.
— Je sais que tu aimes ton frère, poursuivit Yssourak. Naran-
tewé en à parlé avec Kanashka. Il à décrit votre amour comme
spirituel.
— C’est bien cela.
— Pourtant, vous allez avoir des enfants.
— Nous n’en avons jamais fait jusqu’à présent. Nous avons
décidé de nous unir une seule fois, sous forme à moitié animale.
Nos enfants seront deux serpents enroulés l’un autour de l’autre,
un mâle et une femelle. Ils auront des corps d’animaux mais leurs
esprits seront semblables à ceux des hommes.
— Ils auront rien de démoniaque ?
— Non. En tout cas, tu n'auras rien à craindre d’eux. »

135
XIII

Nuits d’hiver

Au Tourpana, il y avait généralement cinq ou six mois de


grande chaleur pour deux ou trois mois de froid vif. Après le
départ de l'ambassade, les températures chutèrent puis l’hiver
recouvtit le pays de son drap de givre. La campagne, assez
verdoyante pendant l'été, se transforma en une étendue désolée
que balayaient des vents glacés. C’était à peine si lon pouvait y
apercevoir une silhouette humaine.
Les relations entre Kaouniya et Kanashka furent également
glaciales, même si la favorite arrêta d’échafauder des plans contre
la reine. Quand elles se croisaient, elles ne se parlaient pas. Rien
n'aurait pu convaincre Kanashka que Kaouniya n’était pas au
service de son père, et la reine la confortait dans son opinion en
refusant d’assurer sa défense. Les propos de Narantewé la
tourmentaient mais elle m’arrivait pas à imaginer quel funeste
dessein Wärsani était en train de nourrir pour le Tourpana.
Il existait une arme infaillible que Kanashka pensa à utiliser
contre la reine: révéler au royaume qu’elle était la fille de
Wärsani. Malheureusement, Yssourak et Somakati s'étaient
rendus complices en acceptant de la faire venir au palais royal
sous une fausse identité. Kanashka fut obligée de préserver leur
secret.
Peu à peu, Kaouniya se repliait sur elle même. Yssourak
expliqua d’abord son attitude par son conflit avec Kanashka, puis
il comprit son erreur. Les servantes de la reine n'avaient quasi-
ment plus la possibilité de la toucher. C'était à peine si elles

136
pouvaient encore l'aider à se laver les cheveux. Elle ne voulait
surtout pas qu’une main s’approchât de son ventre. Yssourak
essaya de le faire mais il fut vivement repoussé. Pourtant, son
renflement se devinait à peine.
Un après-midi, Kaouniya ressentit des douleurs et s’enferma
seule dans sa chambre. Elle se déshabilla, mit ses bracelets et son
diadème et prit la forme d’une femme à queue de serpent. Les
contractions devinrent plus vives mais elles furent brèves, et
Astarya pondit un œuf à la surface nacrée, un peu trop grand
pour tenir dans sa main. Elle le lava et le rangea dans un coffre
solide. Des coussins le protégeaient des chocs. Il allait sans doute
y rester longtemps car son éclosion ne se produirait que dans un
lointain avenir.
Dans la soirée, Kaouniya fit venir Yssourak dans sa chambre
pour lui montrer son œuf.
« Je te le présente parce que sa protection te reviendra », dit-
elle.
Ne voulant pas s’approcher trop près du coffre, le roi tendit le
cou pour le regarder.
« Quand va-t-il éclore ? demanda-t-il.
— C’est difficile à dire, mais pas maintenant. Cela peut même
prendre plusieurs années. Je vais laisser mon œuf dans ce coffre,
avec un sort pour empêcher quiconque de ouvrir. Malgré cette
précaution, j'aimerais que personne n’y touche.
— Je ferai le nécessaire. »
Yssourak regarda encore l’œuf, les lèvres pincées, puis il
déclara d’une voix empreinte de mélancolie :
«Tu m'as dit que notre mariage n’était qu’un bref épisode de
ta vie. Ce ne sont pas exactement les termes que tu as utilisés,
mais c’est bien cela que tu voulais dire. Narantewé s’introduit ici
quand j'ai le dos tourné, mais en réalité, c’est plutôt moi qui suis
un amant de passage, n'est-ce pas ? Je suis une fugitive vaguelette
sur l’océan de votre éternité.

57
— Tu es plus que cela. Tu m’apportes ce qu’un immortel ne
peut pas me donner. »
Yssourak émit un grognement et s’en alla. Cet évènement
contribua à le faire basculer du côté de Kanashka, qui avait
l'avantage sur Kaouniya d’être une simple humaine et qui
ressentait un amour exclusif pour lui.

Le roi eut rapidement d’autres sujets de préoccupation. Les


longues nuits d’hiver en furent la cause. De tous temps, les
Tourpanais les avaient craintes, mais cette année, le danger prit
forme.
Des incidents semblables à celui du bœuf décapité avaient été
rapportés, mais seules des victimes animales avaient été trouvées,
si bien que l’inquiétude retomba. De plus, les créatures de la nuit
paraissaient toujours rester en dehors des villages, dont les
palissades avaient été renforcées ou réparées. Mais on commença
à trouver d’étranges empreintes de pas dans les rues de certains
villages, et les paysans entendirent de curieux sons tout près de
chez eux. L’un d’eux jura qu’un animal de grande taille était venu
contre la porte de sa maison, qu’il avait presque senti son haleine.
Or son village étant protégé, on ne pouvait y entrer que par la
voie des airs.
L’horreur fut atteinte durant le onzième mois, près du solstice
d'hiver. Une nuit, un homme sortit de chez lui pour se rendre
chez un voisin. Il promit de revenir rapidement, mais comme son
épouse ne le vit pas rentrer, elle s’inquiéta. Elle prit alors son
courage à deux mains, se munit d’une lampe et ouvrit la porte. Un
flot d’obscurité entra, faisant reculer la femme, mais elle finit par
sortir et affronter les ténèbres glaciales. Elle ne vit d’abord dans la
rue qu’une mince couche de neige piétinée par les villageois, puis
une forme gisant par terre apparut à ses yeux. À quelques pas, elle
fut incapable de voir ce que c’était. Elle s’en approcha donc,
presque jusqu’à la toucher du pied, et reconnut une paire de

138
jambes rattachées par un fragment de tronc. Le pantalon et les
bottes étaient ceux de son mari.
L’alerte ne put être donnée que le lendemain. L’escouade qui
atriva était commandée par un jeune capitaine nommé
Kärtsaoutché. Il examina les restes du cadavre alors que les
villageois n’osaient pas s’en approcher, comme si la créature avait
laissé un peu d’elle-même dans le corps de sa victime. Manifeste-
ment, ces prédateurs attaquaient leurs proies par la tête, qui était
pour eux un morceau de choix.
Kärtsaoutché ordonna à ses hommes d’enterrer les restes et
aux villageois d’organiser une cérémonie funèbre, puis il décida
de s'installer sur place. Il dormirait le jour et patrouillerait la nuit.
D'abord, il ne trouva rien. Ce fut au cours de la deuxième nuit
que la rencontre se produisit.
Il avait réparti ses soldats par groupes de quatre cavaliers, et il
n'avait donc que trois compagnons. Il s’en alla dans la campagne
dès le crépuscule, muni de torches. Le ciel étant d’une grande
limpidité, les étoiles apparurent dès son bleuissement. Le long des
chemins, sur le paysage plat du Tourpana, s’étendaient les champs
recouverts de mottes de terre gelée et les vergers entourés de
murets de pierre. Kärtsaoutché aurait trouvé ce paysage beau sil
n'avait pas été assailli par un froid aussi violent. Passer toute la
nuit dehors serait une terrible épreuve mais il pensait devoir la
subir pour arriver à ses fins.
Quand le ciel fut totalement noir, il accorda à ses hommes un
repos. Ils s’arrêtèrent près d’un bosquet de peupliers et ramassè-
rent du bois pour faire un feu. Les soldats s’assirent près des
flammes; ils auraient préféré s’y brûler les doigts que de s’en
éloigner. Kärtsaoutché n’y resta qu’un instant. Il se leva et fit
quelques pas dans l'obscurité pour observer les étoiles, dont le
scintillement évoquait les reflets du soleil sur les facettes d’une
multitude de diamants.
Une ombre émergea de ce tapis d’étoiles. La vivacité de

159
l'officier le sauva car il comprit tout de suite qu’il voyait un
démon. Celui-ci fondit sur lui comme un rapace, mais Kärtsaou-
tché avait déjà dégainé son épée, et tout en se jetant de côté pour
éviter d’être mordu, il frappa la créature à l’une de ses ailes. IL y fit
une grande déchirure. La créature poussa un rugissement aussi
puissant qu’un roulement de tambour; elle tomba par terre,
rebondit, parvint à se poser et à faire face à son adversaire.
L’éclat du feu était suffisant pour que Kärtsaoutché vit les
moindres détails de son corps. Bien que pourvu d'ailes, elle
n'avait pas la majestueuse beauté des dragons. Elle inspirait au
contraire une profonde répulsion, amplifiée par une odeur
pestilentielle rappelant celle d’un cadavre. Sa forme était à peu
près celle d’un homme ailé mais elle était velue et recourbée, et
des serres tenaient lieu de pieds. Sa tête était celle d’un félin ; une
gueule beaucoup trop grande et pourvue d’immenses crocs
paraissait la déformer en lui donnant une allure à la fois grotesque
et hideuse.
Kärtsaoutché avait quitté le bosquet en y laissant sa lance, son
arc et ses flèches. Il n’était armé que d’une épée et d’un poignard.
Il ne pouvait guère compter sur l’aide de ses soldats car ils étaient
trop occupés à retenir les chevaux, terrorisés par cette incarnation
de la Mort, sans doute issue des enfers. Ils frémissaient eux-
mêmes de peur et de répulsion. Avec des mouvements de son aile
blessée, la créature s’approcha de Kärtsaoutché, qui resserra les
deux mains sur la poignée de son épée. Elle le dominait de sa
haute taille et de sa puissante carrure. Il savait que ses armes ne
seraient que d’un faible secours face aux redoutables crocs du
démon, et qu’il lui faudrait déployer une grande habileté, comme
lors de la première attaque.
La créature continua à marcher vers lui, de plus en plus vite.
Elle poussa un rugissement. Ses yeux étaient rouges comme du
sang. L’horreur qu’elle inspirait était telle que Kärtsaoutché faillit
se sauver malgré lui, mais il parvint à rester sur place par un

140
immense effort de volonté, et quand la créature arriva sur lui, la
gueule largement ouverte, il lui trancha la gorge d’un vif coup de
taille. Un ichor noirâtre jaillit et le démon tomba par terre. Il resta
inanimé.
C’est seulement à ce moment que les chevaux purent être
maîtrisés. Ils restèrent toutefois nerveux, renâclant furieusement,
et aucun soldat n’osa s'approcher de la créature. Kärtsaoutché
recula lui-même. Personne ne pouvait dire si elle était vraiment
morte, car la Mort ne pouvait pas mourir, mais elle m'était
apparemment plus à craindre. Kärtsaoutché voulut lui trancher le
cou et prendre sa tête; sa peur atavique des ténèbres l’en
empêcha. Il décida donc de laisser la créature sur place et de
rentrer au village avec ses soldats. Son épée lui posa problème car
un guerrier ne devait pas se séparer de ses armes, mais le sang qui
maculait la lame ne pouvait pas s’en détacher et puait. Il avait
impression d’être imprégné de cette fétidité au point qu’elle le
suivrait jusqu’à la fin de ses jours. Finalement, il remit simplement
son épée dans son fourreau et remonta en selle.
Durant le reste de la nuit, il essaya de se reposer mais des
cauchemars troublèrent son sommeil comme si le spectre de la
créature le hantait. Les paysans avaient du mal à croire qu’il avait
tué un démon. Pour les en convaincre, il leur montra la lame de
son épée. L’ichor avait séché, devenant d’un noir d’encre; il
continuait à sentir mauvais et semblait s’être incrusté à jamais
dans l'acier. Dès le lever du soleil, Kärtsaoutché conduisit
quelques villageois au bosquet de peupliers. Il comptait sur eux
pour transporter la dépouille du démon, ou au moins sa tête, mais
il ne trouva rien, à part une poudre noire qui maculait la neige.
Dispensés de corvée, les paysans poussèrent un soupir de
soulagement et rentrèrent chez eux.
Kärtsaoutché raconta cet incident au commandant de sa
garnison, qui jugea bon de l’envoyer immédiatement à Tsärkalina.
Il parvint au palais peu avant le coucher du soleil. Sa venue ne fut

141
pas annoncée par un officier, mais par Kaouniya. Elle alla trouver
Yssourak pour lui dire:
«Un capitaine demande à te voir. Il a réussi à vaincre un
démon. »
Le roi s’habilla en vitesse pour recevoir le visiteur.
« Tu viens avec moi ? demanda-t-il à son épouse.
— Il vaut mieux que ce soit Astarya qui vienne. Vas-y seul. Je te
rejoindra. »
La réception eut lieu dans une pièce voisine de la salle du
trône. Dès son arrivée, Yssourak s’assit sur un banc et demanda à
faire entrer Kärtsaoutché. À part les soldats de la garde, personne
ne pouvait se présenter armé devant le roi. Kärtsaoutché confia
donc sa précieuse épée à l’un des gardes, puis il franchit le seuil,
s’avança sur le dallage froid et se prosterna devant son souverain.
«Tu es venu me parler de ton exploit, déclara Yssourak.
— Oui, Sire », répondit le capitaine, quelque peu étonné que le
roi en fût déjà au courant. Il avait simplement annoncé qu’il
voulait rencontrer son souverain pour lui parler de sa mission.
« Je te demande d’attendre un peu, car Astarya doit venir, dit
Yssourak. J'aimerais que tu parles en sa présence. »
Kärtsaoutché eut un frisson en pensant qu’il allait rencontrer
cette jeune fille semblable à une déesse. L’attente ne fut pas
longue. Astarya entra par la même porte que lui, avec les
vêtements qu’elle portait en été, comme si elle avait été insensible
au froid. Elle avait laissé les empreintes de ses pieds nus sur la
neige. Au lieu de la saluer, le capitaine resta bouche bée devant
elle. Il fut incapable de détacher les yeux de cette apparition
féérique, tandis qu’elle traversait la salle pour s’asseoir à côté du
roi. Celui-ci la connaissait maintenant très bien mais il était
toujours autant troublé quand il la rencontrait.
« Comme promis, je suis venue, dit-elle. J’écouterai avec intérêt
le capitaine Kärtsaoutché, car si je sais qu’il a tué un démon, je ne
connais pas le déroulement du combat dans tous ses détails. »

142
Dès qu’il retrouva l'usage de sa langue, Kärtsaoutché fit un
récit circonstancié des évènements, à partir de son arrivée au
village, puis il demanda au garde de montrer l'épée au roi. Il
donna également un pincée de poudre noire qu’il avait ramassée
sur la neige.
« Qu'est-ce que c’est ? fit Yssourak. On dirait de la cendre.
— C'est effectivement de la cendre, répondit Astarya. Ce
démon à été brûlé par les rayons du soleil.
— Jai donc bien réussi à le tuer, opina Kärtsaoutché.
— Tu las plutôt renvoyé d’où il vient. C’est un Räskaral, Pun
des démons qui hantent les enfers. Et c’est Wärsani qui l’a fait
venir dans le monde des hommes.
— Est-il prudent d’envoyer des soldats à leur rencontre ? »
interrogea Yssourak.
La question était destinée à Astarya mais le capitaine avait
aussi son mot à dire. Ce fut d’abord lui qui répondit :
«On peut certes vaincre ces démons mais il faut être aguerri,
car ils sont d’une grande férocité. De plus, ils peuvent voler, ce
qui les rend encore plus dangereux. Je n’exclus pas qu’ils puissent
tuer des soldats.
— Alors ? » fit Yssourak, en se tournant vers Astarya.
Elle avait lair soucieuse.
« Je n'avais pas prévu que Wärsani enverrait tant de Räskarals
ailés, répondit-elle. Si j’ai demandé que des patrouilles soient
organisées, c’est pour la protection des villageois. II se peut que
l'exploit du capitaine ait permis de sauver quelques vies, mais ce
qu’il vient de dire est judicieux. Les soldats peuvent aussi être des
victimes. Il vaut mieux que plus personne ne sorte en pleine
nuit. »
Elle ajouta un court instant après :
«Mais bien sûr, il est préférable que l’armée reste en alerte. »
Elle demanda l'épée à Yssourak. Après avoir observé les traces
de sang, elle lécha la lame des deux côtés, puis elle se leva pour

143
rendre son arme à Kärtsaoutché. Il eut du mal à croire ce que ses
yeux lui montrèrent : le métal était propre.
« Ma salive peut enlever le sang du Räskaral », expliqua Astarya
en souriant.
Elle tenait l'épée par la garde pour que Kärtsaoutché la prit
par la poignée, mais il hésita comme si son arme était devenue
irréelle. |
«Tu as été courageux, lui dit Astarya. Si tous les guerriers
étaient comme toi, nous n’aurions pas à craindre les démons. »
Kärtsaoutché reprit son épée pour la remettre dans son
fourreau. Il se prosterna ensuite devant Astarya en lappelant
« divinité » et nosa plus lever les yeux sur elle. Mais il pouvait
encore voir ses ravissants petits pieds aux ongles roses et luisants,
et les inquiétants serpents enroulés autour des chevilles.
Ce qu’Astarya venait de dire donna une idée à Yssourak.
Quand elle se rassit, il lui demanda :
« Et toi, peux-tu combattre ces démons ?
— Oui, je le peux. Je ne serais cependant pas plus efficace que
tes soldats parce que je ne peux pas prévoir où les Räskarals
apparaissent. Si je tombe sur lun d’eux, ce sera seulement par
hasard. Ensuite, comme je l’ai dit, on ne peut pas les tuer. Celui
que Kärtsaoutché à vaincu réapparaîtra peut-être dans quelques
nuits. »
Yssourak émit un grognement de dépit. Il congédia Kärtsaou-
tché en lui disant qu’il serait logé dans le palais et qu’il recevrait
des ordres le lendemain. Il se retrouva seul dans la pièce avec
Astarya.
« Ainsi, tu ne combattras pas les démons, si bien qu’ils feront
d’autres victimes, lui dit-il en lui donnant un regard sombre.
— Je le crains.
— En tant que roi, j'ai le devoir de défendre mon peuple. Je
veux bien croire qu’il est impossible de se débarrasser des
Räskarals, mais alors je m’attaquerai à celui qui les a fait sortir des

144
enfers.
— J'avais prévu que tu prendrais cette décision et j’ai le devoir
de t'en empêcher.
— Dis-moi donc ce que tu feras, à part conseiller à mes sujets
de se terrer dans leurs maisons.
— Il n’y a certainement rien de mieux àfaire.
— C’est tout ce que tu trouves à répondre, immortelle aux
pouvoirs surhumains ?
— Mes pouvoirs sont plus humains que tu ne le dis et sont
inutiles face aux créatures des enfers. »
Yssourak haussa le ton :
«Je suis fatigué de rester dans mon palais sans rien faire ! Je
suis fatigué d’avoir une reine dont toutes les paroles sont à double
sens, et qui sape mon pouvoir en prétendant de me protéger |
Mais je suis un guerrier et je crois en la puissance de mes armes |
Je prendrai mon épée et je revêtirai ma cuirasse, et j'irai moi-
même affronter celui qui se cache dans sa montagne ! Je tarirai la
source de cette peste qui ronge mon royaume |!»

Durant la nuit, un autre incident se produisit. Une patrouille


fut attaquée par un être encore plus hideux que le Räskaral à tête
de félin. Il avait le corps d’un chien mais sa tête était celle d’une
sauterelle géante, et il volait grâce à des ailes d’insecte dont
l’envergure dépassait la taille de trois hommes. Il broya la tête
d’un soldat entre ses mandibules tandis que les autres hommes
s’enfuyaient en hurlant de terreur. Il en tua encore deux autres,
dont il ne laissa que des fragments de corps et des viscères
sanguinolents; il s’attaqua également à plusieurs chevaux et il
repartit dans les ténèbres, rassasié.

145
XIV

Chasses nocturnes

La détermination du roi à se rendre dans les Monts Célestes ne


contentait pas que Kanashka. Elle faisait aussi le bonheur de la
nouvelle concubine d’Yssourak, Delgermaa. La malheureuse était
arrivée sans presque parler un mot de Tourpanais, et le roi ne
connaissait pas mieux sa langue. Mais au fil des mois, grâce aux
efforts de Kanashka bien plus qu’à ceux du roi, son apprentissage
progressa à un rythme soutenu. Les deux jeunes femmes s’étaient
rencontrées dans les montagnes et sentaient qu’elles avaient des
intérêts communs. Elles s’efforçaient donc d’entretenir de bonnes
relations. Delgermaa rêvait d'accompagner le roi dans son pays.
Comme il faudrait traverser de vastes territoires appartenant aux
nomades, elle aurait un rôle important à jouer.
Il n’était pas question de lancer cette offensive sans laide
d’Ylaiñäkté. Yssourak songea à l’invoquer de nouveau, et cette
fois, il ne voyait plus de raison d’organiser une rencontre secrète.
Il se demandait pourquoi le roi des dieux restait inactif en ce
terrifiant hiver et il comptait linterroger à ce sujet, mais il n’eut
pas à le faire. Ylaiñäkté était peut-être déjà intervenu: puisque
tout le monde s’enfermait à présent chez soi après le coucher du
soleil, il ne pouvait pas y avoir de témoin. Les premières
personnes à le voir vaincre un démon furent des soldats postés
dans l’une des tours de guet qui protégeaient les frontières du
royaume. La surveillance y était permanente, de nuit comme de
jour.
Minuit venait de passer quand les sentinelles virent un point

146
lumineux descendre du ciel. Ils le prirent d’abord pour une étoile
filante mais son éclat augmenta, allant jusqu’à illuminer le
paysage, et il grossit. Alors qu’il allait toucher terre, un éclair
émana de lui et heurta une chose invisible. Un coup de tonnerre
parvint aux oreilles des soldats tandis que le point lumineux
commençait à glisser par terre. Il disparut bientôt. Très curieux de
savoir ce qui s'était passé, l’officier sauta sur son cheval et partit
avec une dizaine d'hommes. Ils parvinrent sur les lieux de
Pincident en traversant les champs et trouvèrent les restes
carbonisés d’une créature dont odeur fétide rappelait celle d’un
Räskaral. Mais dans son état, il n’était guère possible de l’identi-
fier. En revanche, tout le monde connaissait son meurtrier:
Ylaiñäkté était le maître de la foudre.
Yssourak était au courant de cette intervention quand il décida
d’invoquer le dieu. Au crépuscule, il se rendit sur un tertre situé
au-delà de la porte orientale de Tsärkalina, où l’on offrait
habituellement des sacrifices. Il était accompagné par Somakati,
deux autres mages et quelques serviteurs. En haut du tertre, ceux-
ci balayèrent la poussière et allumèrent trois feux. Les mages, qui
s'étaient purifiés pendant dix jours, disposèrent ensuite des
offrandes sur un autel, firent brûler de l’encens et commencèrent
à réciter des invocations. Ils ignoraient si Ylaiñäkté se montrerait,
mais s'ils ne le voyaient pas, ils lui transmettraient la requête
d’Yssourak par leurs prières.
Le roi avait prévu une assez longue attente. IL s’assit sur un
tapis qu’il avait fait amener et il regarda quelques nuages errer
dans la mer écarlate du ciel. Les portes de Tsärkalina avaient été
fermées après la sortie du roi, si bien qu’autour du tertre, la
campagne était déserte. Le paysage était tellement plat qu'il
suffisait de s'élever au-dessus des arbres pour porter sa vue
jusqu’à un lointain horizon. Celui-ci n’était caché à l’ouest que par
la muraille de la cité, qui se transformait en un trait noir sur
l'occident lumineux. L'air glacé de la nuit commençait à mordre la

147
peau mais les trois feux, dont la signification était avant tout
cultuelle, avaient la vertu d’apporter un peu de chaleur.
Yssourak se demanda si un Räskaral pouvait lattaquer. Il
aurait été paradoxal de recevoir la visite d’un démon alors que
l’on attendait celle du dieu tueur de démons! Par précaution,
Yssourak avait pris son épée. Il pouvait aussi compter sur les
pouvoirs de ses mages, mais à vrai dire, le risque semblait faible.
Les Räskarals ne s'étaient encore jamais montrés à proximité
d’une cité. Ils préféraient apparemment les villages isolés.
Ylaiñäkté arriva avant que le ciel ne fût totalement noir. Un rai
de lumière tomba devant le tertre, obligeant les personnes
présentes à fermer les yeux. En les rouvrant, elles virent le roi des
dieux sous son aspect normal, celui d’un superbe jeune homme à
la peau très claire et aux cheveux blonds. Ses prunelles d’une
couleur indéfinissable étaient des portes ouvertes sur les mondes
célestes, gorgés de lumière. Tous ses vêtements étaient dorés, et 1l
était entouré d’un halo solaire. À sa ceinture, il portait une hache
de guerre. C’était une arme de jet qui se transformait en foudre
quand elle était lancée.
La taille du dieu n’était pas celle d’un homme : bien qu’il se fût
posé au pied du tertre, il le surplombait. Il flottait en réalité, ses
pieds effleurant à peine le sol.
Yssourak se prosterna devant lui avant de prononcer ces
mots :
« Je te salue, roi des dieux ! Tu m’honores par ta venue.
— Je me soucie de toi plus que tu ne le crois, répondit
Ylaiñäkté. Je sais que ton royaume est attaqué par des démons
nocturnes et je suis intervenu. Mais ces démons apparaissent
également dans d’autres pays.
— Je sais que tu me protèges, Seigneur, et je t’en remercie. Mais
pour que mon royaume soit correctement défendu, le mieux est
de vaincre l’homme qui m'envoie ces démons. S’agit-il bien de
Wärsani ?

148
— Effectivement.
— Jai l'intention de lattaquer dans son repaire dès le printemps
prochain, quand il sera possible de se rendre dans les monta-
gnes. »
Yssourak raconta brièvement l’aventure de Kanashka dans les
Monts Célestes et exposa ses projets, sans mentionner Astarya.
«Kanashka est une simple mortelle, mais elle à accompli un
exploit digne d’éloges, jugea Ylaiñäkté. Je veux parler de l'alliance
avec les Khalkhas. Le fait qu’elle les ait retournés contre Wärsani
est excellent pour nous. »
Le «nous » d’Ylaiñäkté toucha Yssourak au cœur. Il prouvait
que le roi des dieux et le roi du Tourpana s'étaient alliés dans le
même combat.
« Je t’'accorde mon aide, confirma le dieu. Quand tu te rendras
dans les Monts Célestes, je serai là et j’affronterai Wärsani. Ne
cherche pas à croiser le fer avec lui: tu ne tiendrais pas
longtemps. Je ne le vaincrai pas mais je peux espérer le chasser de
sa montagne. Il sera ainsi privé d’un important accès vers les
enfers, où réside une part de sa puissance. Il perdra également
son trésor. Dans le monde des hommes, l'or est plus utile que la
magie. Si je souhaite que tu sois là, c’est pour qu’il ne tombe pas
entièrement aux mains des nomades.
—'Ta décision de me secourir m'est d’un immense réconfort,
déclara Yssourak. Il y a cependant un problème, c’est que je ne
sais pas quoi penser de mon épouse. Elle ne cesse de me répéter
que je serais tué si j’attaquais son père, qu’elle la vu dans les
étoiles, mais contre les démons, elle reste inactive, prétendant
qu’elle est impuissante face à eux. J’ai fini par avoir des craintes à
son sujet. Elle n’a pas caché que c’est Wärsani qui Pa envoyée ici.
En peu de temps, elle a pris le contrôle de mon royaume, or
quand Kanashka était dans les montagnes, Narantewé lui à dit
que c'était la première étape d’un projet plus vaste. Nous
n’arrivons pas à voir de quoi il s’agit. Kanashka à projeté de priver

149
Astarya de ses bracelets magiques et de l’emprisonner, mais ce
nest pas possible. Sa faculté de lire les pensées des hommes la
met à l’abri de leurs intrigues. »
Ylaiñäkté ne répondit pas immédiatement, ce qui témoigna de
son embarras. Il décida de faire venir Astarya.
« Elle ne me mentira pas », expliqua-t-il.
Il se tut ensuite mais Yssourak devina qu’il communiquait
mentalement avec Astarya, et peu de temps après, un oiseau bleu
arriva en provenance de Tsärkalina. Il m'était éclairé que par la
lumière dorée émanant du dieu. La proximité d’Ylaiñäkté le faisait
paraître petit mais le souffle de ses ailes faillit ébouriffer
Yssourak. Il était en vérité beaucoup plus grand que tous les
oiseaux du monde; ses serres et son bec crochu le rendaient
redoutable. Il se posa sur le tertre et prit la forme d’Astarya.
Elle s’inclina immédiatement devant le roi des dieux. Celui-ci
lui fit part des griefs d’Yssourak et lui demanda des explications.
«Je peux maintenant te présenter le plan complet de mon
père, lui répondit-elle. Après avoir enlevé Kanashka, il a décidé de
se servir d’elle pour pousser Yssourak à venir dans les montagnes.
À l'instant, tu viens de lui accorder ton soutien. Tu lui annonces
que tu affronteras Wärsani, mais c’est précisément ce qu'il
souhaite. Tu sais que si tu le rencontres aux abords de sa monta-
gne, tu risques d’être capturé. »
Capturer le roi des dieux après avoir mis Astarya sur le trône
du Tourpana ! C'était donc le projet de Wärsani ! Yssourak n’était
pas dans le secret des immortels, mais il devina que, jusqu'alors,
Ylaiñäkté avait évité de s’approcher du repaire du mage.
«Je suis conscient du risque, répondit ce dernier. Je ferai
extrêmement attention mais je dois encourager Yssourak à se
rendre dans les montagnes et je dois le soutenir.
— Je comprends, dit Astarya, mais cette offensive lui sera fatale.
— Te rappelles-tu ce que je t'ai dit sur la divination? Tu ne
peux pas prédire avec certitude des évènements auxquels tu

150
prends part.
— Je m'en rappelle, Seigneur. Néanmoins, je maintiens ma mise
en garde.
— Et si, toi et ton frère, vous vous battiez à nos côtés ? »
Le visage d’Astarya n’était pas clairement visible mais les
personnes présentes percevaient sa gêne. Les mages l’observaient
avec la plus grande attention. Yssourak retint son souffle. Astarya
avait été mise au pied du mur. Mais pouvait-elle répondre par
lPaffirmative, même si elle le désirait? Peut-être Wärsani
lobservait-il en ce moment.
Ylaiñäkté laissa à Astarya le temps de réfléchir.
«Wärsani est notre père, répondit-elle. Nous ne le com-
battrons pas. sauf s’il nous y contraint. »
Après avoir entendu ces mots, le roi des dieux se mit à
diminuer de taille et à perdre sa luminosité. Il prit l'apparence
d’un mortel et se plaça devant Astarya. Restant néanmoins assez
grand, il la dominait très largement. En les regardant, Yssourak se
demanda pourquoi Astarya n'avait pas choisi une apparence un
peu plus imposante.
Ylaiñäkté posa ses mains sur les épaules d’Astarya et la poussa
à le regarder dans les yeux.
«Tout ce que tu as fait jusqu’à présent m’a incité à avoir une
confiance absolue en toi, déclara-t-il, mais chaque esprit recèle
des mystères impénétrables, au point qu'il est difficile de se
connaître soi-même. Essaie quand même de me dire de quel côté
tu es.
— Le danger ne vient pas de moi, répondit Astarya. Il vient de
mon père. Ce que je peux dire avec certitude, c’est que sil y a un
duel entre toi et mon père, je n’aurai pas d’autre possibilité que
d’obéir au vainqueur. »
Yssourak faillit louer Astarya pour la clarté de sa réponse. Au
lieu de cela, il lui dit :
« J’attendais un peu plus de toi.

151
— Gouverner un État selon les règles de la justice, je peux le
faire, répondit-elle. Apparaître sur un champ de bataille, je le peux
aussi. Mais me battre contre mon père, c’est autrement plus
difficile.
— Ne lui fais pas de reproche, dit Ylaiñäkté à Yssourak. Main-
tenant, c’est à moi de régler cette affaire, avec ton aide. Au
printemps, tu iras dans les montagnes et nous attaquerons
Wärsani avec le soutien des Khalkhas, et tu auras une partie du
trésor.
— Bien, Seigneur », dit Yssourak en inclinant la tête.
Ylaiñakté commença à s’éloigner du roi et de sa compagne.
« Dans l'intérêt du Tourpana, efforcez-vous de rester en bons
termes, leur dit-il. Les démons seront bientôt moins ménaçants
cat l’hiver va s’achever. En attendant, je m’efforce de lutter contre
eux. Astarya, rien ne t'empêche de me donner un petit coup de
main. Yssourak, ne sois pas jaloux du pouvoir acquis par ton
épouse. Réjouis-toi seulement du bien-être de tes sujets quand ils
sont heureux et essaie de soulager leurs souffrances quand ils
sont malheureux. Ce qui fait de toi un roi, c’est que tu as un
peuple. Ne te soucie que de lui. »
Il s’en alla, et peu après son départ, Yssourak demanda à rester
seul avec Astarya sur le tertre. Ils ressemblaient à des époux
réconciliés après une scène de ménage. Le roi observa un
moment sa compagne, vêtue de ses vêtements de gaze dans la
bise glacée de la nuit, les bras et les pieds nus. Les trois feux
jetaient sur elle leurs fléchettes rougeoyantes mais la lumière de
ses pupilles n’en paraissait pas être le reflet.
«Tu nas pas froid ? demanda Yssourak.
— Mes bijoux me protègent, lui apprit Astarya. Il y a du feu
dans mon diadème.
— Ah!»
Astarya avait apparemment devancé la demande d’Ylaiñäkté de
participer à la chasse contre les démons, puisqu'elle avait pris

2
Papparence d’un oiseau de proie pour venir. Yssourak ne se
souvenait pas de lavoir vue avec des serres et un bec crochu. Il
lui en fit la remarque.
« J’ai légèrement modifié mon aspect, confirma-t-elle.
— Je vois que jai encore beaucoup à apprendre sur toi.
— Tu sais déjà l'essentiel.
— Peux-tu reprendre maintenant la forme d’un oiseau ? Je ne
t’ai pas suffisamment vue ainsi.
— Si tu le veux. Évidemment, je ne pourrai plus te parler, mais
toi, tu pourras toujours me dire tout ce que tu voudras, et je
continuerai même à percevoir tes pensées.
— Pourras-tu me porter ? »
Astarya eut un sourire amusé avant de répondre :
«Oui, mais ce ne sera pas très confortable. Le meilleur moyen
est de te soulever par les épaules, avec mes serres.
— Euh. Non, finalement, ce n’est pas la peine. J'imagine que
tu peux tuer des démons avec ton bec et tes serres.
— En effet.
— Tu feras ce qu’Ylaiñäkté t'a dit ?
— Oui. Puisqu’il le veut, je me mettrai en chasse. Mais comme
tu le sais, je ne peux pas prévoir où les démons apparaissent. Je
devrai survoler les campagnes au hasard.
— Je suis prêt à t’accompagner.
— Tu pourrais passer tes nuits dehors ?
— J'aimerais te voir tuer au moins un Räskaral. Est-ce qu'il y a
un risque pour toi? Ces démons semblent particulièrement
féroces et ils sont ailés comme toi.
— Ils n’ont pas plus de chance face à moi qu’une tourterelle
n’en à face à un aigle.
— Puis-je te revoir maintenant sous la forme d’un oiseau ?
— Bien sûr. Après cela, je partirai à la chasse. »
Astarya s’enveloppa de ses voiles de gaze. Ses bras se transfor-
mèrent en deux immenses ailes qui l’emmenèrent vers le ciel

153
étoilé, et Yssourak vit un rapace effectuant des cercles au-dessus
du tertre. Il ne le distinguait cependant pas très bien car Astarya
n’était éclairée que par les trois feux. Percevant son souhait, elle se
posa devant lui et ne replia pas tout de suite ses ailes. Comme elle
était aussi haute qu’Yssourak, son envergure était immense. Son
aspect était à peu près celui d’un milan mais ses serres
appartenaient plutôt à un aigle royal. Ses plumes étaient bleues
avec différentes nuances: certaines étaient presque blanches
tandis que d’autres étaient sombres. Au sommet du crâne, elle
avait une protubérance claire qui correspondait à la gemme du
diadème, couverte d’une sotte de duvet. Les bracelets de ses
chevilles étaient restés enroulés autour de ses pattes, tandis que
ceux de ses poignets semblaient avoir disparu. Yssourak devina
qu'ils étaient enfouis sous les plumes.
Avec prudence d’abord, et ensuite avec fascination, il avança
une main pour effleurer celles-ci. Au bout des ailes, elles étaient
aussi longues que son bras et elles avaient la rigidité de
branchages. La puissance de ce corps de rapace impressionna
Yssourak, qui ne vit bientôt plus en lui qu’une fulgurante machine
de guerre. Les plus longues des griffes pouvaient transpercer un
homme aussi facilement qu’une dague. Il en était de même de son
bec, sur lequel Yssourak passa le bout des doigts.
« J'ai hâte de te voir chasser », dit-il.
Astarya s’envola, comme emportée par une violente tempête.
Elle monta si haut qu’elle disparut. Yssourak scruta le ciel sans
résultat et finit par penser qu’elle était partie au loin. Il ne la vit
fondre sur lui qu’au dernier moment : on aurait dit un météore.
«Non ! » s’écria-t-il.
Mais Astarya ralentissait déjà sa chute en s’aidant de ses ailes,
et ses serres se refermèrent sur les épaules d’Yssourak avec une
puissance et une agilité prodigieuses. Le roi fut emporté dans les
airs comme un fétu. Quand il récupéra ses esprits, il s’aperçut
qu’il ne ressentait aucune douleur, bien qu’il fût tenu fermement.

154
Le battement des ailes emplissait ses oreilles, et sous ses pieds qui
se balançaient au vent, il vit défiler les maisons de Tsärkalina. La
ville était en train de s’endormir ; de rares lumières s’échappaient
encore de certaines fenêtres. Le palais royal, en revanche, brillait
de dizaines de feux.
Astarya déposa son époux sur une terrasse. Elle le fit tomber
sur le dos et accrocha sa veste avec le bout acéré de son bec,
comme pour lui ouvrir la poitrine.
Yssourak était satisfait de cette démonstration mais ses yeux
étaient tellement exorbités qu’il avait du mal à les remettre en
place!
Astarya s’écarta de lui, le regarda brièvement, puis elle repartit
dans les airs.

Elle vola jusqu’à minuit, puis comme elle ne trouva aucun


démon, elle rentra à Tsärkalina. Yssourak décida de lui tenir
compagnie la nuit suivante. Les préparatifs furent effectués en fin
d'après-midi. Sur le conseil de son épouse, il prit un armement
complet, avec une cuirasse, une lance, un arc et des flèches. Il
quitta son palais avec une quinzaine de gardes armés de pied en
cap. Tant qu’il ferait jour, Astarya conserverait son aspect de
jeune fille. Elle reçut donc un destrier pour chevaucher à côté du
roi.
Dans les rues menant à la porte de la cité, la population
s’amassa pour la regarder passer. Ces hommes et ces femmes
emmitouflés dans leurs lainages ne pouvaient manquer de
remarquer la légèreté de ses habits. Ils avaient une nouvelle
preuve de sa nature divine. En la voyant à côté de leur souverain,
ils se sentaient gagnés par un irrépressible espoir : cette jeune fille
était comme l’incarnation du printemps, venu chasser la terreur
des nuits hivernales.
Les gardes du roi jetaient sur elle un regard un peu différent.
Ce qu’ils voyaient surtout, c’est qu'ils allaient voyager en très

155
charmante compagnie. Mais dès que la porte fut franchie, Astarya
tourna la tête vers eux et tint des paroles qui leur rappelèrent de
manière assez violente le combat qu’ils avaient à mener :
«Un moment, j'ai craint que nous ne nous soyons mis en
campagne pour tien, mais je suis à présent sûre que nous
rencontrerons des Räskarals.
— Ah oui ? fit Yssourak. Et pourquoi ?
— Parce que nous transportons une grande quantité de viande
qui ne manquera pas d’attirer les démons.
— Comment cela ? Nous n’avons pas de viande !
— Mais si ! Tous les hommes qui sont derrière nous constituent
une viande de premier choix. Ces créatures adorent la chair crue,
encore chaude et bien sanguinolente. Sais-tu quelle est leur pièce
préférée ? » |
Yssourak déglutit au lieu de répondre.
« Je croyais que tu avais des informations à ce sujet, poursuivit
Astarya. Un Räskaral croque toujours la tête de sa proie et se
régale de sa cervelle, car c’est de la chair molle. Mais il y a une
autre raison, c’est qu'il s'empare de l’âme de sa victime. Il
lemmène dans les enfers.
— Pourquoi me dis-tu cela ? demanda Yssourak.
— Parce que lorsqu'on part à la guerre, il est bon de savoir
quels adversaires on va affronter. »
Astarya se tourna de nouveau vers les soldats pour leur lancer :
« Faites donc bien attention à vos têtes ! »
Dès lors, ils cessèrent de lui donner des regards concupiscents.
Les paroles d’Astarya firent également réfléchir Yssourak.
« C’est donc l’odeur des êtres vivants qui les attire, supposa-t-
il.
— Plus exactement, ils sentent la présence de la vie, autant celle
des animaux que des hommes, répondit Astarya. Ils ne font guère
de différence entre eux, les animaux ayant aussi une âme.
— Et eux, possèdent-ils une âme? Vu leur cruauté, je doute

156
que ce soit le cas.
— La notion d’âme n’a pas vraiment de sens pour les habitants
des enfers. Et ils ne sont pas cruels. Ce sont seulement des esprits
affamés, qui se nourrissent de la vie. La mort ne peut pas exister
sans la vie.
— De quelle manière les perçois-tu dans le noir ? Est-ce que tu
sens leur présence comme ils sentent celle des humains ?
— Oui, on peut le dire. »
La nuit viendrait plus tôt que d’habitude car ce jour était l’un
des rares, au Tourpana, où le ciel était couvert. Peut-être allait-il
tomber quelques flocons de neige. L'avantage était que le froid se
faisait moins mordant.
Yssourak n'avait pas de direction particulière à prendre. Il
devait seulement s'éloigner autant que possible de Tsärkalina pour
gagner des endroits où les Räskarals étaient susceptibles
d’apparaître. Le paysage ne fut bientôt plus qu’un océan de
blancheur, car les nuages étaient blancs et le sol l'était également.
Les arbres étaient recouverts de givre; leurs branches faisaient
comme des zébrures sur cette toile lumineuse. Mais les nuages
devinrent gris quand le jour se retira et les vêtements des cavaliers
furent bientôt piquetés de petits flocons. Ceux qui se déposaient
sur la peau d’Astarya fondaient immédiatement. En observant le
diamant qu’elle avait au front, Yssourak eut l’impression qu'il
brillait plus qu’il ne Paurait dû.
Quand le déclin du jour fut presque achevé, les soldats
allumèrent des torches et Astarya descendit de sa selle.
« Si un Räskaral nous attaque, je pousserai un cri, et s'il y en a
deux, je crierai deux fois, annonça-t-elle. J’essaierai de les arrêter,
mais si je n’y arrive pas, vous devrez combattre. Restez groupés et
décochez des flèches en visant les ailes. Est-ce que vous avez des
questions ?
— On peut vraiment les tuer ? demanda l’un des hommes.
— Cela à déjà été fait. Il faut d’abord les priver de leurs ailes, et

EST
ensuite, les attaquer à la gorge. »
Astarya laissa sa monture aux soldats et leur demanda de
poursuivre leur route.
Ils se remirent donc en marche en se retournant de temps en
temps pour voir ce qu’elle faisait. Elle restait simplement debout
au milieu de la route, levant les yeux pour scruter le ciel. Ils la
perdirent de vue mais après un court instant, ils furent survolés
par un gigantesque milan au plumage bleu. En la revoyant sous
cette forme, Yssourak fut pris d’une joie qu’il ne comprenait pas
vraiment. Était-ce parce qu’il était désormais protégé des démons
ou qu’il aimait voir Astarya sous cette forme ?
Comme elle volait rapidement, elle devait effectuer des cercles
au-dessus des cavaliers. Parfois, elle se laissait planer, ses plumes
frémissant au vent, et les hommes avaient tout le loisir d’admirer
sa silhouette. Mais ils ne virent bientôt plus rien à part, de temps
en temps, un point lumineux : c'était le diamant d’Astarya, devenu
une tache blanche sur la tête du milan. Puisque les étoiles étaient
invisibles, elle leur fournissait la seule lumière céleste. De tous les
côtés, le paysage était devenu un tunnel de ténèbres.
Brusquement, deux cris suraigus résonnèrent
Au même moment, la protubérance frontale du milan devient
éblouissante et tout le corps du rapace rayonna. On avait l’im-
pression de voir un immense cristal bleu. Astarya battit
furieusement des ailes et ses serres se refermèrent sur une
créature émergeant des ténèbres. Le deuxième démon, un chien-
sauterelle, continua à descendre vers les cavaliers.
« Tirez ! » ordonna Yssourak.
Le démon reçut une pluie de flèches. Une petite moitié d’entre
elles le toucha. II poursuivit cependant sa descente mais il reçut
un coup d’épée qui lui sectionna une aile et le fit heurter
brutalement le sol. Il venait juste de se dresser sur ses pattes de
chien quand Astarya, tombée du ciel à une vitesse foudroyante,
planta ses serres dans son dos. D’un rapide coup de bec, elle lui

158
arracha la tête.
Le combat était déjà fini. Yssourak avait à peine eu le temps de
comprendre ce qui s'était passé. Il descendit de sa monture pour
s'approcher des restes du démon, luttant contre la répulsion qu’ils
lui inspiraient. Astarya s'était posée près de sa victime et avait
replié ses ailes. Elle reprit sa forme humaine. Son diamant
émettait une lumière plus faible qu'avant, mais suffisante pour
éclairer énorme tête de sauterelle et ses mandibules meurtrières.
« Et le deuxième démon ? demanda Yssourak.
— Je lPai mis hors d’état de nuire, répondit Astarya. Es-tu
satisfait de ma petite démonstration ?
— C'était saisissant.
— Peut-être... Mais moi toute seule, je ne peux pas veiller sur
ton royaume. Maintenant que tu as vu ce que tu souhaitais, je vais
te conduire au village le plus proche. Je ne vois pas l'intérêt de
continuer à t’exposer aux démons. »
Yssourak regarda encore la tête, avec une grimace de dégoût,
puis il remonta en selle. Écœurés par l’odeur et l'aspect de cette
créature, les gardes s’en étaient immédiatement écartés, même
celui qui avait réussi à lui donner un coup d’épée.
Comme une lanterne dans la nuit, Astarya prit son essor dans
un grand souffle d’ailes.

159
XV

Justifications

L’appatition d’Astarya en plein jour avait un inconvénient : elle


entraînait la disparition de Kaouniya. Chaque fois, la reine
s’enfermait dans sa chambre en demandant à ne pas être
dérangée, et ses servantes ignoraient ce qu’elle faisait. De sérieux
doutes gagnèrent les esprits. Peu à peu, Yssourak commençait à
se repentir de la formidable tromperie dont il avait été le
complice, en faisant monter la fille de Wärsani sur le trône du
Tourpana sous une fausse identité. Dans ce pays, le roi et son
épouse jouissaient d’un solide pouvoir, mais en cas de faute grave,
le Sénat, ordinairement discret, était capable de se réveiller et de
faire vaciller leurs trônes.
Kaouniya décida d’écarter ce risque en révélant elle-même la
vérité. Elle le fit de manière solennelle après le Nouvel An. Le
froid s'était retiré et les nuits raccourcissaient. Pour cette raison,
les apparitions de démons se raréfiaient. Astarya passait toujours
une partie de ses nuits à chasser mais au total, elle mélimina pas
plus de cinq Räskarals. En vérité, elle s’envolait plus par plaisir
que pour trouver des victimes, si bien qu’elle partait peu après le
coucher du soleil et parfois même avant. Les habitants de
Tsärkalina voyaient un milan étendre ses ailes majestueuses dans
les ondées de lumière rutilante du couchant. Comme il volait très
haut, sa taille réelle ne pouvait pas être devinée.
Pour effectuer son annonce, la reine choisit de réunir dans la
salle du trône l’ensemble des hauts dignitaires, qui étaient tous des
hommes nommés par le roi, et quelques mages. On installa des

160
bancs de bois pour que les participants s’assissent à proximité de
leurs souverains. Le premier arrivé fut Somakati, suivi de près par
Ratnassiké et Paoushiyé. Le jeune ministre des impôts vouait une
admiration sans bornes à Kaouniya, derrière laquelle se cachait un
amour inavoué. La reine et son protégé ne cherchaient pas à
dissimuler leurs rencontres, mais tout le monde savait que les
intérêts du royaume constituaient leur unique sujet de discussion.
À ces personnages, s’ajoutèrent une trentaine d'hommes plus ou
moins âgés, barbus ou imberbes, à la panse rebondie ou aux joues
creuses. Excepté les mages, tous portaient des vêtements de soie
versicolore.
Le roi arriva avec Astarya, et à la surprise générale, celle-ci
s’assit sur le trône de la reine. Les esprits s’enflammèrent aussitôt
d'innombrables questions, qu’Astarya ressentit comme un inextri-
cable brouhaha.
« Veuillez vous asseoir, déclara-t-elle. Et ne soyez pas
impatients car vos interrogations trouveront toutes une réponse.
D'abord, je vous informe que si vous cherchez la reine Kaouniya
dans ses appartements, vous ne la trouverez pas. L’explication est
simple : Kaouniya et moi, nous ne sommes qu’une seule et même
personne. »
Cette première révélation fut immédiatement suivie d’un grand
tumulte, mais il s’apaisa rapidement. Chaque dignitaire eut lim-
pression de recevoir dans les profondeurs de son esprit un ordre
silencieux.
«Tâchez de ne plus m’interrompre, reprit Astarya sur un ton
autoritaire, et votre curiosité n’en sera que plus rapidement
satisfaite. Je vous résume le fil des évènements. Je me suis
présentée lors d’un banquet pour vous avertir des dangers que
Wärsani faisait courir sur votre royaume. Il m’a fallu prétendre ne
pas pouvoir me montrer sous mon véritable aspect. J’ai choisi la
forme que vous voyez actuellement, avec le nom d’Astarya.
Durant la même journée, j'ai eu une entrevue secrète avec Sa

161
Majesté et avec son chapelain, le mage Somakati, et je leur ai
révélé qui j'étais. Somakati a vérifié mes dires auprès d’Ylaiñäkté,
et le roi des dieux a vivement recommandé à Sa Majesté de me
prendre pour épouse. »
Astarya avait parlé lentement en s’efforçant de bien articuler
chaque mot. Elle laissa ensuite un instant aux dignitaires pour
bien saisir la portée de ses propos. R
« Voici donc comment une parfaite inconnue est devenue la
reine du Tourpana et à acquis un pouvoir considérable, reprit-elle.
Si vous saviez que j'étais la fille de votre plus redoutable ennemi,
de l’homme qui a semé la terreur dans vos campagnes durant les
nuits d’hiver, vous vous seriez sûrement méfiés de moi. Oui,
vous m'avez bien comprise. Je suis la fille aînée de Wärsani, et
c’est mon père lui-même qui m’a demandé de venir ici. »
Les dignitaires étaient d’ordinaire disciplinés. Cependant, dès
qu’ils entendirent cette révélation, des exclamations fusèrent.
Certains se levèrent. Paoushiyé était resté assis et continuait à
fixer la reine sous son nouvel aspect, mais on aurait dit que
quelque chose s'était brisé en lui. Yssourak s'était totalement
effacé, comme s’il avait disparu sous son trône. Plus personne ne
lui prêtait attention.
Astarya se mit brutalement debout. Malgré sa petite taille, elle
impressionna les dignitaires et les fit taire d’un seul coup.
« Rasseyez-vous ! cria-t-elle. Je n’ai pas encore terminé ! »
Il y eut de nouveau un silence absolu. Astarya parcourut la
salle du regard et se réinstalla calmement sur son trône.
«Pourquoi croyez-vous qu’Ylaiñäkté à recommandé à Sa
Majesté de m’épouser ? reprit-elle. II me connaît depuis plusieurs
siècles et il ne m’a pas vue commettre un seul méfait.
L’immortalité dont je jouis, je ne lai pas volée. Je lai reçue de
mon père sans rien lui avoir demandé. J’ai passé une grande partie
de ma vie à parcourir le monde ; j’ai parfois aidé des nécessiteux
grâce à ma fortune et j’ai débarrassé les routes de quelques

162
brigands. Au fil du temps, jai acquis de vastes connaissances et
une grande sagesse, comme vous avez pu le constater. Cependant,
je demeure la fille de Wärsani et je lui dois obéissance. Jusqu’à
présent, j'ai rigoureusement suivi ses instructions, sans pour
autant faire de tort au peuple du Tourpana. Son idée était de se
faire connaître comme l’ennemi de notre pays afin de pousser Sa
Majesté à l’attaquer dans sa propre montagne. C’est dans ce but
qu’il a libéré Kanashka. Elle pense toujours s’être évadée mais elle
se trompe. Elle à incité les Khalkhas à conclure une alliance avec
nous, servant merveilleusement bien les projets de son ravisseur.
Ainsi, Sa Majesté pourra lancer son offensive avec l'appui des
nomades. Mais si Elle le fait, Elle périra, ainsi que je lai vu dans
les étoiles. Et la fille aînée de Wärsani deviendra lunique
souveraine du Tourpana. »
Des bruits de voix se levèrent de nouveau, obligeant Astarya à
s’interrompre. Ils retombèrent d'eux-mêmes.
« Naturellement, j’ai conseillé à Sa Majesté de ne pas se jeter
dans le piège tendu par mon père, mais Ylaiñäkté lui a annoncé
qu’il lui accorderait son soutien. Il luttera contre Wärsani et il
estime qu’il pourra le chasser de sa montagne, le privant d’une
partie de ses pouvoirs. J’avoue que j'ai quelques doutes à ce sujet,
mais le roi des dieux s’est exprimé et ses paroles font loi. Par
conséquent, Sa Majesté partira en campagne dès le début du
dégel. Durant son expédition, je resterai à Tsärkalina pour
gouverner le Tourpana. Si j'ai tenu à vous faire ces révélations,
c’est parce que je ne désire pas vous tromper plus longtemps. Je
préfère que vous sachiez qui est votre souveraine. À présent, Je
vous charge de transmettre cette nouvelle au peuple. »
Astarya avait terminé son discours mais les dignitaires
restèrent silencieux, l’observant toujours. Craignant que leur
méfiance subsistât, Somakati se leva pour déclarer :
«Le roi des dieux s’est exprimé deux fois en ma présence.
Nous devons avoir foi en lui, et par conséquent avoir confiance

163
en notre reine. »
Le mage impressionna beaucoup les dignitaires parce qu'il
paraissait plus que jamais miné par la vieillesse : on aurait dit qu’il
venait de prononcer ses derniers mots. Il se rassit pesamment et
lon put lire sur son visage la douleur qui rayonnait de ses
articulations.
Les dignitaires étaient devenus aussi silencieux que des statues.
Leurs regards passèrent de Somakati à Astarya et restèrent fixés
sur elle. Elle observa leurs visages un par un, les mains posées sur
les bras de son trône, avant de poursuivre :
«Ce que vous devez encore savoir, c’est l’étendue de mes
pouvoirs. Il y a d’abord mes dons de métamorphose : je peux être
oiseau ou serpent. Ensuite, je maîtrise la divination par les étoiles
encore mieux qu’Ylaiñäkté, dont ce n’est pas la spécialité. Elle me
sert à voir aussi bien le présent que l’avenir. Enfin, je perçois vos
dispositions mentales, comme l’amour, la jalousie, l'envie ou la
peur, et certaines de vos pensées. Je sais ainsi que vous êtes tous
des serviteurs loyaux du roi, soit parce que vous êtes de nature
vertueuse, soit parce que vous me craignez. »
Les dignitaires s’échangèrent des regards surpris et angoissés.
« Est-ce ton don qui t'a permis de savoir que Kerekaouni était
un ministre félon ? demanda Ratnassiké.
— C’est exact. Je lai su dès notre première rencontre.
— Un individu habile pourrait-il dissimuler ses pensées ?
— Non, bien au contraire ! Essayer de me les cacher, c’est
comme me les montrer du doigt. Vous êtes d’une transparence
totale pour moi. J’ai accès à des souvenirs dont vous n’avez même
pas conscience car, tout en continuant à jouer un rôle important,
ils sont enfouis dans les profondeurs de votre esprit. C’est
justement par ces profondeurs que j’entre en vous.
— Sonder l’esprit de quelqu'un demande-t-il un effort de ta
part ?
— Pas du tout. Je perçois chaque esprit avec un sens compa-

164
rable à la vue ou à l’ouïe. Vous possédez tous ce sens mais vous
nallez pas plus loin que votre propre horizon mental : c’est ce
sens qui vous permet de percevoir vos pensées comme sil
s’agissait de sons dans vos têtes, ou de revoir vos souvenirs. Jai
simplement aiguisé ce sens. Tous les dieux ont la même capacité.
Ils ne peuvent donc rien se dissimuler, ce qui rend leur société
très différente de la nôtre, et nous, nous ne pouvons rien leur
cacher. Voilà pourquoi Ylaiñäkté peut vous garantir ma
sincérité. »
Un mage d’une soixantaine d’années la testa en lui posant sa
question mentalement :
« Quelle différence y a-t-il entre une déesse et toi ? »
Astarya eut un grand sourire et déclara à toute l’assistance :
«Le mage Pälkastiyé me demande ce qui me distingue d’une
déesse. À part le fait que je possède des formes animales, pas
grand chose. Les dieux sont connus pour exercer des fonctions
particulières. Laraouña, la déesse de lamour, peut instiller ce
sentiment dans le cœur des humains. Moi aussi, je peux me
rendre utile, car Ylaiñäkté m’a dotée d’un certain pouvoir... mais
puisque Sroukor occupe déjà cette fonction, je n'ai pas à
intervenir. »
Ce dieu emmenait les âmes de certains morts vers les Îles
Fortunées, au-delà de l'Océan.
«Mais répondras-tu si nous faisons appel à toi? questionna
Pälkastiyé.
— Peut-être », répondit Astarya d’une voix grave.
Son regard croisa de nouveau celui de Somakati, et le vieux
mage en profita pour parler mentalement de ce qui le tourmentait
le plus:
«Combien de temps me reste-t-il à vivre ? »
Astarya entendit sa question mais ne voulut pas lui répondre à
haute voix. Somakati vit toutefois sur son visage une expression
qui confirmait ses craintes.

165
«Me conduiras-tu vers les Îles Fortunées ?» demanda-t-il
encore.
Astarya eut un hochement de tête tout juste perceptible.
Bien qu’ils ne pussent effectuer une vraie conversation, la
communication qui s'établit entre eux fut si intense que tout le
monde la ressentait. Somakati s’accrochait au regard d’Astarya
comme s’il avait incarné son ultime espoir.
Mais elle se détourna de lui et demanda aux dignitaires s’ils
avaient d’autres questions.
« T’assiéras-tu publiquement sur ton trône sous l’aspect
d’Astarya ? demanda Paoushiyé.
— Je ne sais pas, répondit la reine en souriant. Il est très
plaisant pour moi d’être Astarya, maisde trouve qu’elle ressemble
un peu trop à une fillette. »
Yssourak faillit se réveiller et ri qu'il m'était pas
d'accord. Sans exprimer son opinion, Paoushiyé demanda encore
pourquoi Astarya ne portait jamais rien d’autre que ses habits de
gaze bleue.
«Ce ne sont pas des habits, rectifia-t-elle. C’est mon plumage,
et de même qu’un oiseau, je n’ai besoin de rien d’autre. Je ne suis
humaine que d’une manière très superficielle. »
Il y avait un autre sujet de discussion plus important auquel
Ratnassiké pensait mais qu'il mosait pas aborder, celui des
relations entre Astarya et son père. Il admettait qu’elle ne
s’opposât pas de manière frontale à lui, mais ne pouvait-elle pas
essayer de le retenir ? Jusqu’à présent, elle s’était contentée de lui
obéir. Quoique Ylaiñäkté eût dit à son sujet, elle était la meilleure
alliée de Wärsani, et si elle se retrouvait seule sur le trône du
Tourpana, que se passerait-il ?
Mais en songeant brusquement qu’Astarya avait peut-être
perçu ses pensées, il eut une sorte de sursaut intérieur et des
gouttes de transpiration perlèrent presque sur ses tempes. Quand
il regarda Astarya, il crut voir une lueur révélatrice dans ses yeux.

166
Pourtant, jusqu’à la fin de l'audience, elle ne lui fit pas une
seule remarque.

Le roi et la reine marchèrent côte à côte dans les couloirs du


palais, après avoir demandé à ne pas être accompagnés de trop
près par leur suite.
« Voilà qui est fait. murmura Yssourak. Ce ne sont cepen-
dant pas les ministres et les mages qui posent problème, mais le
Sénat.
— Ne t'inquiète pas. Je serai avec toi.
— Tu trouveras en les sénateurs des personnes coriaces. Ils sont
capables de désigner un nouveau souverain s'ils estiment que le
pouvoir n’est plus détenu par une personne légitime. Ils peuvent
même fonder une nouvelle dynastie. Mais tu le sais sûrement. »
Astarya répondit sur un ton détaché :
« Oui, je le sais. J’ai vécu au Tourpana à une époque où les
prérogatives des sénateurs étaient plus grandes que maintenant. À
l'origine, ils élisaient les nouveaux rois. Mais c'était avant ma
naissance, et depuis, il s’est produit des changements considé-
rables.
— Le Sénat est resté le lieu où l’on débat de sujets politiques.
C’est pourquoi je n’aime pas m’y rendre. Tous les membres sont
suffisamment âgés pour que je sois leur fils ou petit-fils, et ce sont
des experts en rhétorique. J’ai bénéficié des enseignements de
Somakati mais il a préféré m'initier aux sciences et à la philoso-
phie. Depuis que j’ai perdu mon père, c’est lui qui a pris en charge
mon éducation. Je lui dois beaucoup. »
Yssourak marchait en regardant le bout de ses pieds. Il
semblait perdu dans ses souvenirs.
« J'ai senti que vous vous parliez, tout à Pheure, poursuivit-il.
Que vous êtes-vous dit ?
— Notre conversation ne concernait que nous.
— Elle s’est produite au moment où tu parlais de Sroukor. Si

167
vous évoquiez la mort de Somakati, votre conversation me
concernait. »
Astarya restant silencieuse, Yssourak aborda un autre sujet:
«Tu es excellente quand tu veux défendre ta cause. Alors
pourquoi t’es-tu dénigrée, quand tu m’as annoncé le retour de
Kanashka ? Tu m'as expliqué comment ton père se servait de toi
pour accomplir ses desseins. Tu as cherché à briser ma confiance
en toi, prétextant que Kanashka allait le faire et que tu voulais la
devancer.
— Mes intentions importent peu. Je t’ai dit la vérité à mon
sujet. Tu sais maintenant que je ne peux pas mentir aux dieux. À
toi non plus, je ne peux donc pas mentir. »

Les sénateurs se réunissaient dans un bâtiment plus ancien que


le palais royal, à larchitecture massive. De Pextérieur, il
ressemblait à une grande boîte avec des fentes verticales faisant
office de fenêtres. Les pièces y baignaient dans une pénombre
perpétuelle, qui était très agréable en été. Au fil des siècles, ses
murs intérieurs avaient été ornés de mosaïques de verre coloré et
d’une sorte de jade aux multiples couleurs. L’éclat des feux sacrés,
qui brülaient dans des coupes en argent, les faisait scintiller jour et
nuit.
Les soixante-dix sénateurs se réunissaient dans une salle où
couraient plusieurs rangées de bancs de briques. IL n’y avait pas de
trône car le roi était considéré comme leur égal, mais il était seul à
s'asseoir face à l’est. Avant de prendre la parole, l’orateur devait
saisir un bâton de bois verni terminé par un pommeau à triple
feuille. II ne comportait aucune pièce métallique car le métal était
considéré comme un symbole de guerre, et les sénateurs étaient
des hommes qui n’avaient que leurs langues comme armes. En ce
sens, ils s’opposaient au roi, car celui-ci était toujours un guerrier,
et ils rejoignaient les mages, également porteurs de bâtons de
bois.

168
Yssourak se présenta avec Kaouniya. La reine n’accompagnait
normalement pas son époux, mais puisque c'était elle qui allait
prendre le pouvoir après le départ d’Yssourak, elle devait être
présente. Des mages firent un sacrifice au ciel puis les sénateurs
commencèrent à interpeller le couple royal. La discussion
s’effectuait dans une parfaite discipline, l’orateur se levant tandis
que les autres personnes restaient assises et silencieuses. Les
propos échangés furent néanmoins virulents. Yssourak s’efforça
de défendre son point de vue, qui était en réalité celui de son
épouse, mais elle le surpassa rapidement en usant d’une superbe
rhétorique qui réduisait chaque fois son contradicteur au silence.
Bien qu’elle parlât durant toute une matinée, son argumentation
reposait sur un principe très simple : son arrivée au Tourpana et
sa prise de pouvoir se justifiaient par ses bonnes méthodes de
gouvernement.
Plus téméraires que les ministres, les sénateurs demandèrent ce
qui se passerait en cas de défaite d’Yssourak. Astarya leur
répondit qu’elle l’ignorait mais elle leur assura qu’elle ferait tout
son possible pour préserver le Tourpana. Cependant, pour la
première fois, elle laissa entendre que ses prédictions pouvaient
être fausses, ainsi qu’Ylaiñäkté le lui avait expliqué.
Et il était difficile, pour les sénateurs, de ne pas donner raison
au roi des dieux.

169
XVI

Le dernier vœu de Somakati

Il y eut maints remous parmi les gens du peuple quand ils


apprirent qu’Astarya était identique à Kaouniya et qu’elle était la
fille de Wärsani, mais ils s’apaisèrent au fil des semaines. La
vénération que les Tourpanais ressentaient pour leur reine et pour
la mystérieuse Astarya était trop solidement ancrée dans les cœurs
pour être ébranlée. Le printemps s’installait, couvrant les vergers
de fleurs et chassant les créatures des ténèbres. De même
qu'Ylaiñäkté, Astarya avait lutté contre elles. Apportant la lumière
et la vie, elle était leur exacte antithèse. Les habitants de Tsärka-
lina espérèrent la voir plus souvent mais ils furent déçus. C'était
toujours Kaouniya qui s’asseyait sur le trône.
La nouvelle qu’elle était capable de percevoir les pensées
d'autrui eut de leffet sur certaines mauvaises consciences : les
personnes ayant un sentiment de culpabilité n’osaient plus
s'approcher du palais royal. Une nouvelle fois, on constata une
diminution de la criminalité. Pour beaucoup de gens, le pouvoir
de la reine était la preuve qu’elle était proche des dieux, et ils la
vénéraient d’autant plus.
Grâce à la rencontre d’Yssourak et d’Ylaiñäkté, Kanashka
n'était plus en conflit avec Kaouniya. La favorite avait un autre
sujet de préoccupation: sa grossesse arrivait à terme. Elle
retardait le début de l’expédition, qui aurait dû commencer bien
avant la fonte des neiges sur les hauteurs.
Le bébé vint au monde durant l’une de ces soirées que
Kanashka affectionnait tant, mais elle ne put voir le soleil plonger

170
dans l’océan de rubis de l'Occident, car tous les rideaux avaient
été tirés. La tradition voulait que seule la sage-femme fût présente,
avec une ou deux servantes. Yssourak s'était retiré dans ses
appartements mais il se rongeait les doigts et croyait entendre,
dans le silence feutré du jour finissant, les cris de douleur de sa
favorite. Du harem, ceux-ci ne pouvaient en réalité pas lui
parvenir. Il commençait à faire sombre quand un page vint lui
annoncer à voix basse :
« C’est un garçon. »
Voilà une prédiction de la reine qui se vérifiait.
Le roi ne rendit visite à son fils que le lendemain, après le lever
du soleil. Ignorant les vagissements du nouveau-né, il lemporta
sur une terrasse pour l’élever vers le ciel. Au même moment, des
mages offraient un sacrifice à la protectrice des nouveau-nés.
Yssourak mit ensuite, sous le regard attentif de Kanashka,
quelques gouttes d’eau parfumée sur la main droite de son fils et
un anneau d’or dans sa main gauche. Deux lances croisées,
attachées entre elles par un ruban de soie rouge, furent
suspendues à la porte du harem et des hérauts furent envoyés sur
les lieux publics de la capitale pour annoncer la naissance de
l'héritier présomptif. D’autres concubines étaient alors enceintes,
mais puisque Kanashka avait donné naissance au fils aîné du roi,
elle recevait le titre de maîtresse du harem.
Astarya lui rendit visite durant l’après-midi. Si la reine
n'apparaissait guère en public sous cette forme, elle la prenait
volontiers en privé. Kanashka était allongée sous une fine
couverture. De celle-ci, il dépassait également une tête minuscule,
toute rose avec quelques rares cheveux et des yeux fermés. Le
nourrisson, qui recevrait un nom seulement sept jours après sa
naissance, dormait comme s’il avait encore été dans le ventre de
sa mère. Les Tourpanais ayant lhabitude d’emmuailloter leurs
bébés comme des saucissons, en faisant disparaître leurs quatre
membres, sa tête était tout ce que l’on pouvait voir de lui.

Li
Outawartta tenait alors compagnie à Kanashka, assise sur son
lit. À l’arrivée de la reine, elle s’inclina brièvement devant elle et
quitta la chambre. Les premiers sourires échangés entre Kanashka
et Astarya furent hésitants car il subsistait de la gêne entre elles.
De plus, le bébé était un sujet à controverses.
« Comment vas-tu ? demanda la visiteuse.
— Je suis fatiguée, dit l’accouchée d’une voix qui confirmait sa
réponse. Mais je me remets. »
Astarya s’assit à l’emplacement auparavant occupé par Outa-
wartta et couvtit le bébé d’un regard tendre. Pendant ce temps,
Kanashka la dévisageait.
« Si c’est le fils de Wärsani, c’est ton demi-frère, déclara-t-elle.
— En effet. mais cela n’a aucune “importance, car son destin
sera très différent du mien.
— Pourquoi ne veux-tu pas dire ce qu’il en est ? Je suis sûre que
tu connais la vérité. »
Comme Astarya devint muette, Kanashka insista :
«On dit que chaque être humain reçoit une âme dès sa
conception. Est-ce exact ?
— Oui.
— Donc si j'étais déjà enceinte avant mon enlèvement, tu as dû
voir l’âme de mon fils dans mon ventre.
— Pourquoi cela a-t-il tant d’importance ?
— Parce que j'aimerais savoir si un fils de Wärsani deviendra roi
du Tourpana… Et je pense que beaucoup de gens se posent la
même question. »
Astarya ferma les yeux comme pour réfléchir, puis elle
déclara :
«Ton fils ne sera pas roi. »
Cette réponse eut le même effet sur Kanashka qu’une senten-
ce de mort.
« Pourquoi ? s’écria-t-elle.
— Tu nas pas à t’inquiéter à son sujet. Il grandira avec toi et

172
vous passerez de nombreuses années ensemble. Mais il ne régnera
pas.
— Pourquoi ?
— Je ne suis pas sûre que l’avenir doive être tout entier révélé. Il
y a des évènements dont je préfère ne pas parler.
— Ah! je sais, soupira Kanashka. Si le roi est tué, le trône
échappera à son fils. »
Elle regarda le visage du nourrisson.
« Es-tu vraiment aussi bonne en divination ? questionna-t-elle.
— Malheureusement, oui. C’est ma prédiction, et seulement
elle, qui m’a poussée à m’opposer à l'expédition du roi, et je le lui
ai dit dès le premier jour. Dès mon arrivée au palais royal, je lui ai
parlé du risque auquel il s’exposerait.
— Pourquoi te soucies-tu tant de lui? Est-ce parce que tu
laimes ?
— Comme il est dangereux d’employer de grands mots, je dirais
que j'ai de l'affection pour lui.
— Tu Pas ressentie dès ton arrivée à Tsärkalina ?
— Avant que je ne voie Yssourak, je le connaissais de renom et
il avait mon estime. Faut-il te rappeler qu’il est le roi d’une grande
nation ? »
Astarya n’exagérait pas l'importance du Tourpana, vaste pays
occupant une position centrale dans le monde d’alors. Si Wärsani
désirait y étendre sa main, ce n’était pas seulement parce qu’il en
était originaire. En contrepartie de leur situation stratégique, les
Tourpanais vivaient loin de l'Océan circumterrestre et subissaient
un climat rude.
« S’il est vrai que tu as essayé de protéger Yssourak, murmura
Kanashka, j'ai eu tort de t’avoir considérée comme une ennemie.
Mais depuis qu’Ylaiñäkté lui à accordé son soutien, il n’y a plus
d'inquiétude à avoir. Je sais que tu es sûre de tes prédictions, mais
Ylaiñäkté est le père et le roi des dieux, et c’est lui qui a aménagé
le ciel. Nous devrions tous avoir confiance en ses pouvoirs.

T5
Réfléchis bien à cela avant de le contredire. »
Astarya ne poursuivit pas la discussion avec Kanashka afin de
ne pas la fatiguer. Les deux femmes se regardèrent en souriant,
puis la visiteuse se pencha sur la jeune mère pour lui donner un
baiser sur le front.
« Repose-toi à présent, dit Astarya. Il est heureux que nous
nous soyons réconciliées puisque la protection de ton fils me
reviendra pendant ton absence.
— Alors je te demande de bien veiller sur lui.
— Je le ferai. »

Yssourak donna à son fils le nom de Takarshké lors d’une


cérémonie organisée dans la salle du trône. C'était un très beau
nom comportant les notions de vérité, de foi et de grâce. Il l'avait
choisi sur une suggestion de son épouse.
L'absence d’un participant à cette cérémonie fut remarquée :
celle de Somakati, retenu chez lui par la maladie. Dès le
lendemain, Yssourak et Kaouniya lui rendirent visite. Puisque la
maison du chapelain n’était pas très loin du palais royal, ils
effectuèrent le trajet à pied avec une suite réduite et quelques
gardes. Les passants s’écartèrent en baissant la tête, mais devant
une riche maison à deux étages dont la façade était ornée de
balcons, la reine remarqua un homme qui garda ses yeux fixés sur
elle. Un chapeau rond le protégeait du soleil, son visage joufflu
disparaissait en partie sous une grosse barbe noire et deux sceaux
de jade étaient suspendus à sa ceinture. Tout le monde le prit
pour un commerçant fortuné, sauf Kaouniya, qui reconnut
immédiatement son père. Elle avait même senti sa présence bien
avant de le voir.
Ils se parlèrent par la pensée :
«Qu'est-ce que tu attends pour m'envoyer Yssourak?
demanda Wärsani. Je veux qu’il parte dans les prochains jours.
— Tu ne devrais pas être ici.

174
— Réponds à ma question !
— Alors je te rappelle, père, que c’est toi qui as mis Kanashka
enceinte, et que c’est cela qui nous retarde, rétorqua Kaouniya
avec aigreur.
— Ne m'en parle plus et fais ce que je te dis. Le pouvoir que tu
as acquis sur ce royaume festera fragile tant qu’Ylaiñäkté n'aura
pas ete vaincu. »
Alors que le roi et son épouse allaient passer devant le faux
commerçant, un garde remarqua l’attitude de celui-ci et l’apostro-
pha avec rudesse, en mettant une main sur la poignée de son
épée :
« Hé ! toi ! Qu'est-ce que tu as à regarder la reine comme cela ?
Tu ne sais pas que c’est interdit ? »
Un éclair de colère passa sur le visage de Wärsani. Kaouniya
sentit les efforts qu’il faisait pour ne pas se jeter sur le garde et le
tuer. Quand elle s’éloigna de son père, le silence retomba dans sa
tête. Elle jeta un coup d’œil sur Yssourak, qui n’avait pas prêté
attention à ce commerçant et ne pensait qu’à Somakati.
Le mage vivait dans une maison à un étage à l'architecture
soignée, dépourvue de balcon. Ses fenêtres étaient toutes fermées
par des panneaux de bois ajoutés peints en rouge. En la regardant
de l'extérieur, il était impossible de deviner qu’elle était habitée
par le plus grand mage du royaume. L’atmosphère sacrée de son
intérieur assaillait en revanche toute personne qui en franchissait
le seuil.
Ce fut Maskali, le fils aîné de Somakati, qui ouvrit la porte au
couple royal. Il était également mage et il s’approchait de la
soixantaine. Derrière lui, se trouvait son épouse Yashonaka, vêtue
d’une jupe blanche. Les femmes de mages ne portaient pas de
titre et n’exerçaient aucune fonction officielle mais elles n’en
jouaient pas moins un rôle fondamental auprès de leurs époux.
Certaines d’entre elles avaient de grandes connaissances en magie
et en médecine, si bien que lon faisait fréquemment appel à leurs

175
services.
Dès son entrée dans le salon, Yssourak sentit une forte odeur
d'herbes médicinales. Il entendit également le bouillonnement
d’une potion, mais elle ne se trouvait pas dans cette pièce. Celle-ci
avait plutôt l'aspect d’une bibliothèque, grâce aux nombreux
livres empilés sur des étagères. Tous étaient faits de feuilles de
papier ocre serrées par deux planchettes de bois qui portaient
souvent de précieuses décorations.
Les suivants du couple royal entrèrent dans la maison mais les
gardes restèrent dehors.
« Je vous remercie de votre visite, Majestés, déclara Maskali. Je
pense que vous êtes venus voir mon père.
— Comment se porte-t-il ? demanda Yssourak.
— Il est très faible. Bien que mon épouse mette toute sa science
à son service, il ne peut plus se lever. »
Maskali et Yashonaka conduisirent le couple royal au premier
étage, où se trouvait la chambre de Somakati. Yssourak sentit son
cœur se serrer douloureusement quand il le vit: le mage avait
tellement maigri et ses rides s’étaient tellement creusées que son
visage ressemblait à une feuille de papier froissée en boule.
Comme sa couverture ne se soulevait pas au-dessus de sa
poitrine, on avait impression qu’il ne respirait plus.
Yssourak s’assit immédiatement sur le rebord de son lit.
« Je suis très attristé de te voir dans cet état, maître, dit-il avec
des larmes dans sa voix.
— Yssourak? murmura Somakati en tournant la tête vers lui.
Tu es venu ?
— Je regrette de ne t’avoir pas rendu visite plus tôt. Si je peux
faire quelque chose pour toi, dis-le moi.
— Ma belle-fille est un excellent médecin qui s’occupe déjà très
bien de moi. Mais elle lutte contre une maladie qui ne peut pas
être guérie, et qui s’appelle la vieillesse. »
Debout sur le seuil de la chambre, Yashonaka baissait la tête,

176
les mains croisées devant sa jupe.
« J'espère vivement que tu retrouveras un peu de tes forces,
poursuivit Yssourak. Je ne t’ai pas présenté mon fils. Tu ne lui as
pas donné ta bénédiction.
— Alors amène-le moi.
— Je le ferai dès demain, maître. Tu as encore tant à
m'apporter tant d’enseignements à me donner. J'ai eu le
malheur d’avoir perdu mes parents trop jeune, mais tu as comblé
leur absence.
— Je ne te suis plus nécessaire, car tu as épousé une déesse qui
t’apprendra beaucoup plus de choses que moi. »
Somakati tourna un peu plus la tête, cherchant la reine du
regard.
« Astarya ! » appela-t-il.
Mais sa voix n'était toujours qu’un murmure. La reine se
pencha sur lui.
« Astarya… reprit le mage. Je m’apprête à quitter ce monde.
Devant moi, il n’y a plus que la mort. C’est désormais entre tes
mains que mon âme repose. J'attends de voir les Îles Fortunées et
d'y retrouver mes ancêtres. Et j'aimerais que ce soit toi qui me
conduises là-bas, vers les Terres Immortelles. Le feras-tu ?
— Je te l'ai dit. Je le ferai. »
Kaouniya se penchait tant que ses cheveux tombaient sur le
visage du mage. Seul Yssourak pouvait entendre leur conversa-
tion.
«Alors, continua Somakati, quand le moment sera venu, je
pourrai invoquer ton nom ?
— Oui, tu pourras Pinvoquer.
— Je m'excuse de ne t'avoir pas vénérée de mon vivant,
divinité.
— Tu ne savais pas que j’existais. Et je ne demande pas d’être
vénérée par les hommes pour les aider. Il ne faut pas t’inquiéter
pour ton dernier voyage. Je serai là. »

E77
Le vieux mage esquissa un sourire mais une larme perla en
même temps sur ses yeux. La reine posa la main droite sur son
front.
«As-tu des souhaits à exprimer pour la nomination du futur
chapelain ? demanda-t-elle d’une voix extrêmement douce,
comme pour éviter de lui faire de la peine. :
— Je te charge de faire des suggestions pour Passemblée des
mages, répondit-il. Je sais que ton choix sera le meilleur. »
Les mages éliraient le futur chapelain lors de cette assemblée,
en principe en toute indépendance, mais dans les faits, Pavis du
roi et de la reine comptait.
La discussion fut interrompue. Comme Yssourak pensait que
son épouse fatiguait Somakati, il lemmena dans une pièce
voisine. Il lui parla à voix basse, à l'abri des regards :
«Je ne peux pas ne pas assister aux funérailles de mon
chapelain. Mon départ doit être retardé.
— Ne l’enterre pas si vite! répliqua Kaouniya. Il peut tenir
encore un moment.
— Tu as vu dans quel état il est ?
— Mais il s’affaiblit depuis l'année dernière ! Je te conseille au
contraire de partir et de rentrer rapidement. Il ne faut plus perdre
de temps. »
Yssourak perçut une résolution implacable dans le regard de
Kaouniya. Il s’en étonna mais ne lui en demanda pas la raison.
« Est-ce que tu peux Paider ?
— Je te mentirais si je disais que je suis médecin, répondit
Kaouniya d’une voix sombre. Je ne le suis pas.
— Mais tu es la fille d’un mage ! Et tu connais tant de choses |
— Je peux emmener les mânes des personnes méritantes dans
les Îles Fortunées, et non les empêcher de mourir quand leur
heure est venue. As-tu entendu parler de ces îles ?
— Bien entendu.
— C’est le lieu où les mânes accèdent à la vie éternelle en

178
compagnie des dieux. C’est le repos des mages, des rois et des
héros. Ne sois pas chagriné si le décès de Somakati te sépare de
lui, car tu le retrouveras là-bas. »
Yssourak eut un sursaut, comme s’il avait senti le contact
d’une main glacée.
« Que veux-tu dire ? fit-il.
— Seulement que ton chapelain et toi, vous êtes tous les deux
mortels et que la vie passe plus vite que tu ne le crois. On s’en
aperçoit quand on se trouve au seuil de la mort.
— Ce n’est pas le problème ! Il s’agit des funérailles de...
— Un guerrier ne doit se soucier que de son combat. Depuis
quand refuse-t-il de partir parce quil attend le décès de
quelqu'un, fût-il son chapelain ou son père ? »
Le roi ne trouva rien à opposer à cet argument.
« Mais je te lai dit, reprit Kaouniya. Plus vite tu repartiras, plus
tu auras de chances de revoir Somakati vivant. »
Elle quitta la pièce pour retrouver Maskali et son épouse.
S’approchant de cette dernière, elle lui demanda plus de détails
sur la maladie de Somakati.
« Il a plusieurs problèmes, répondit Yashonaka. Le plus grave
est que ses fluides vitaux ne circulent pas bien. J'essaie de concen-
trer mon traitement dessus.
— Et tu penses pouvoir améliorer son état ?
— Je ne sais pas... C’est possible.
— Je te fais confiance. »

179
XVII

Les adieux

Le jour du départ était arrivé. Takarshké avait été présenté à


Somakati et avait reçu une nourrice. Kanashka aurait préféré ne
pas se séparer de son enfant, mais sa présence auprès du roi était
nécessaire et il allait se produire des évènements auxquels elle
tenait absolument à assister. Elle aurait la chance d’avoir une autre
concubine royale, Delgermaa, pour lui tenir compagnie durant le
voyage. Le roi emmenait tous ses gardes, qui étaient au nombre
de trois cents. Les traditions lui interdisaient d’en laisser un seul à
la reine mais celle-ci aurait les chevaliers du Tourpana à sa
disposition. Ils ne pouvaient pas escorter le roi, car ils
constituaient le fer de lance de l’armée et risquaient d’éveiller
l’hostilité des peuples dont les territoires allaient être traversés.
Le roi quitta son palais dès le lever du soleil, mais une grande
partie de la population de Tsärkalina lattendait déjà sur son
chemin, jusqu’à la porte septentrionale de la cité. La joie déferlait
en elle car le départ du roi annonçait la défaite de Wärsani. De
plus, son cortège formait un spectacle unique. Kaouniya s’était
coiffée du diadème d’Astarya, sans les bracelets. Elle était vêtue
d’une large jupe de même couleur que sa chevelure. Comme la
chaleur s’était installée, elle ne portait pas d’autre vêtement mais
elle avait passé une écharpe de soie rouge sur son buste.
Le couple royal était suivi par Kanashka et Delgermaa, par un
petit groupe de suivantes puis par les gardes, tous à cheval et
vêtus de rouge et de noir. La population n’aimait guère ces
hommes assez rudes, mais en ce jour, ils ne faisaient que passer

180
comme un grand vent. Le grondement des sabots emplissait les
rues comme celui d’une cataracte et les rayons de soleil éclataient
en jets de gouttelettes d’or sur les cuirasses et les boucliers. Une
dizaine de charrettes portant des tentes et des vivres fermait la
marche.
Ce flot de cavaliers franchit la porte septentrionale et
Kaouniya fit face à Yssourak, qui se tenait tourné vers le sud et
pouvait voir le rempart assombri de sa capitale. La reine retira son
écharpe et la tendit des deux mains à son époux en lui disant :
«Roi Yssourak, pars avec ce don et revient victorieux. »
Le souverain s’inclina avant de prendre l’écharpe et de
lattacher à la garde de sa précieuse épée, dont la poignée était
ornée d’un gros rubis. À ce moment, de nombreuses pensées
traversèrent leurs esprits. C’était la première fois que les deux
époux se séparaient. Yssourak se sentait exalté de partir en
campagne, libéré de la présence étouffante de son épouse, mais
simultané-ment, il avait impression qu’une fêlure s’ouvrait dans
son cœur. Il lui fallait cette séparation pour comprendre que,
malgré le caractère tumultueux de leur relation, il aimait
Kaouniya. et plus encore Astarya. Cette dernière ressentait un
sentiment qui répondait à celui d’Yssourak.
Leurs regards plongés l’un dans l’autre, ils eurent une courte
conversation à voix basse :
«Tu te déplaces très vite quand tu prends la forme d’un
oiseau, déclara Yssourak. Ne pourrais-tu pas me rejoindre ? J'ai
beaucoup de choses à te dire.
— Tu atteindras cet après-midi la Salañtcha, répondit Kaouniya.
Je serai là.
— Mais notre rencontre doit être secrète.
— Elle le sera. Peu avant la cité de Twankaro, cette rivière
traverse une forêt où nous pourrons nous voir à l’abri des regards
indiscrets. Il y a des sentiers qui conduisent à une rive de la
Salañtcha. Tu m’y retrouveras. »

181
Kaouniya recula pour se tourner vers la maîtresse du harem.
« Adieu, Kanashka, dit-elle. Prends soin de notre roi.
— Adieu, reine Kaouniya, répondit Kanashka en souriant.
Prends soin de notre royaume. »
La reine adressa un simple salutà pe puis elle retourna
vers la cité, avec deux suivantes.
Beaucoup de citadins étaient toujours là. Ils voulaient tirer
parti de l'absence du roi et de ses détestables gardes pour enfrein-
dre l’une des règles les plus sacrées du Tourpana, celle interdisant
de fixer les visages des souverains. Sachant que Kaouniya était
bienveillante envers les petites gens, ils s’attendaient à ce qu’elle
leur accordât son pardon. Les hommes en profitèrent pour
admirer son visage, qu’ornait exceptionnellement le diadème
d’Astarya, mais les femmes n'étaient guère moins fascinées.
En vérité, Kaouniya n’était pas une reine pour les Tourpanais :
elle était beaucoup plus que cela. Tout le monde savait qu’elle
pouvait sonder l'esprit d’autrui, si bien que la crainte qu’elle ne
perçût de mauvaises pensées le disputait à la curiosité. Chacun
s’efforçait donc d’établir le silence en lui-même, presque instincti-
vement. Kaouniya le voyait et s’en amusait.
Elle s’arrêta devant une frêle jeune femme aux cheveux
châtains qui tenait un bébé contre sa poitrine, et qui portait pour
tout vêtement une sorte de chiffon crasseux noué autour de ses
reins. Elle démonta et se dirigea vers elle, à sa grande surprise.
«Viens me voir demain matin, dit-elle. Je résoudrai tes
difficultés.
— Quoi ? fit la jeune femme, ébahie.
— Tu as deux enfants mais ton mari vient de ‘abandonner et tu
ne sais pas comment les nourrir, expliqua Kaouniya. Je te
donnerai un peu d’argent et je te trouverai un moyen de gagner ta
vie.
— Comment as-tu deviné ?
— Il n’est pas nécessaire d’être Kaouniya pour sentir ton

182
désespoir. Il suffit de jeter un coup d’œil à ta jupe. »
La reine posa une main amicale sur l’épaule de la jeune femme
puis elle recula et regarda les visages qui l’entouraient, ceux d’une
quadragénaire, d’une vieille dame ou d’un petit garçon.
«Je ne peux pas faire disparaître toute la misère de notre
royaume, dit-elle à voix basse, mais il y a certains services que je
suis capable de rendre. »
Elle remonta en selle et reprit la route du palais royal, en
avançant un peu plus vite.

À son arrivée, elle se sépara de ses suivantes et se rendit dans


la salle du trône, qui était alors vide. Puisque la grande porte était
fermée et que le soleil s'était levé depuis peu, ses rayons
n’entraient pas. Kaouniya regarda les deux trônes jumeaux,
silencieux et sombres, figés comme des idoles de pierre depuis
l'époque de Naoushamen le Sage. Elle fit un pas vers le sien puis
elle s'arrêta et tourna son attention vers celui du roi, et les
battements de son cœur emplirent sa poitrine. Elle dut lutter
contre l’envie de s’asseoir à la place d’Yssourak.
« Il faudrait qu’il n’y ait plus de roi pour que le Tourpana soit à
moi », se dit-elle.
Elle s’assit donc sur le trône de la reine et ferma les yeux.
Yssourak était certes toujours en vie mais son épouse
contrôlait le Tourpana. Pour autant, elle n’en ressentait guère
d’exaltation. Le sentiment qui l’étreignait était celui de la solitude.
Non pas la solitude du monarque absolu, mais celle d’une femme
privée d'amour.
Dans le plus profond d’elle-même, elle sentait le bruissement
de la vie, semblable au murmure de vaguelettes venant battre le
sable. Elle voyait des dignitaires se concentrer sur leur travail, des
serviteurs inactifs sombrer dans l’indolence. Elle percevait les
pleurs du jeune prince Takarshké, ainsi que l’affolement de sa
noutrice, qui n’arrivait pas à trouver la raison de sa crise de

183
larmes. Comment aurait-elle pu savoir qu’il était en train de
revivre les souvenirs cauchemardesques d’une autre vie ?
Les bruissements plus lointains ne parvenaient à Kaouniya que
très faibles et entremêlés : elle ne voyait pas plus loin que les murs
du palais. Si Wärsani et Narantewé avaient été présents, leurs
esprits lui seraient apparus comme de grandes vagues s’élevant de
la mer, mais aussi loin que portait son regard, il n’y avait qu’un
horizon plat.
Si son frère lui manquait, elle constatait que c’était aussi le cas
d’Yssourak. Il avait été son compagnon depuis son arrivée à
Tsärkalina, et de tous les hommes, il était celui qui la connaissait
le mieux. Il n’était certes pas le meilleur souverain de l’histoire du
Tourpana, mais il était loin d’être le pire. Il semblait incapable de
commettre des injustices, sauf par inadvertance. Son principal
défaut était de manquer de force de caractère. Sur ce point, son
frère cadet, le prince Prawari, lui était supérieur. Les qualités
d’Yssourak qui faisaient rêver tant de femmes ne pouvaient guère
laisser Kaouniya indifférente.

Comme elle lavait prévu, Yssourak atteignit la Salañtcha


durant laprès-midi. C'était lPun des rares cours d’eau du
Tourpana; il coulait droit vers le sud et provenait de la plaine
séparant les Monts Célestes des Monts Sacrés. IL fallait le suivre
pour arriver dans les grandes steppes du Nord.
Au sud de la ville de Twankaro, une forêt obligeait les
voyageurs à s’écarter de la rivière. Les nombreuses broussailles
épineuses qui encombraient ses sous-bois la rendaient presque
impénétrable; seuls quelques sentiers ouverts par des chasseurs
permettaient de s’y aventurer.
Dès qu’il les vit, Yssourak décida de faire une pause. D’après
ce qu'Astarya lui avait dit, il pouvait prendre n’importe quel
chemin, pourvu qu’il le conduisit au bord de l’eau. La chaleur
était lourde, malgré un vent assez fort chargé de poussières

184
voilant le soleil. Les gardes accueillirent donc bien l’ordre royal,
mais ils furent intrigués quand leur maître leur annonça qu’il allait
s’enfoncer dans la forêt.
«Au bout de ce sentier, il y a un lieu où j'aimerais aller, mais
seul, déclara-t-il. Ne soyez pas inquiets si jy reste longtemps. »
Les gardes s’échangèrent des regards interrogatifs. Ils lui
donnèrent un avertissement :
«Il faut faire attention, Sire. Tu risques de rencontrer des
tigres.
— Eh bien, si l’un d’eux a le malheur de tomber sur moi, je te
rapporterai sa peau. »
Yssourak refusa de répondre aux questions de Kanashka,
disant simplement qu’ils arriveraient à Twankaro avant la tombée
de la nuit, puis il s’enfonça dans la forêt à cheval, en prenant
toutes ses armes.
Le sentier était plus long qu’Yssourak ne l’avait cru et il était si
difficilement praticable pour un cavalier qu’il fallut mettre pied à
terre. Des branches se mettaient en travers du chemin et des
buissons tentaient d’agripper le pantalon du roi avec leurs épines,
si bien qu’il dut parfois utiliser son épée contre cette végétation
envahissante. Très denses, les feuillages interceptaient presque
toute la lumière du soleil. Le roi levait régulièrement la tête pour
tenter d’apercevoir Astarya, si elle volait au-dessus de lui sous la
forme d’un oiseau, mais c'était peine perdue. Plusieurs fois, il crut
entendre un faible bruit dans les fourrés, toujours le même,
comme si un animal l’avait suivi. Était-ce Astarya transformée en
serpent ? Il l’appela mais elle ne répondit pas.
Il vit enfin une clairière devant lui, qui s’avéra être la Salañtcha.
La forêt s’interrompait subitement sur une longue grève
sablonneuse. Devant Yssourak, les eaux de la rivière chargées de
limon coulaient rapidement dans un profond silence. Il n’y avait
aucune trace de vie, à part quelques empreintes d’animaux sur le
sable.

185
« Astarya ! » appela Yssourak en observant la rivière.
Il crut voir un énorme poisson sauter brièvement hors de
l’eau, à une vingtaine de pas devant lui. Un court instant plus tard,
Astarya émergea sur la grève sous son aspect de femme-serpent.
Elle rampait par terre avec ses mains et sa queue.
«C'est très pratique pour se baigner, dit-elle, mais pour
avancer sur la terre ferme, on peut trouver mieux.
— Je ne savais pas que tu pouvais être mi-femme mi-serpent.
— Ton étonnement m'étonne. Après m'avoir fréquentée si
longtemps, tu ne sais pas encore que je peux te réserver plein de
surprises ?
— Si, mais. Tu arrives à respirer sous l’eau ?
— Je mai pas besoin d’air pour vivre. Crois-tu qu’une. immor-
telle puisse se noyer? Assieds-toi donc, si tu ne veux pas rester
plus haut que moi. »
Yssourak contempla la superbe queue d’Astarya, trois fois plus
longue que son buste et aplatie en forme de pagaie à son
extrémité. Sa peau commençait à devenir bleue sous le nombril,
puis les écailles apparaissaient, lisses et brillantes. Leur éclat était
rehaussé par les deux bracelets de chevilles transformés en filets
d’or.
« Tu aimes nager ? demanda-t-il.
— Énormément. Je regrette qu’il y ait si peu d’eau dans ce
royaume.
— Tu ne peux pas prendre la forme d’un poisson ?
— Quoi? fit Astarya en fronçant les sourcils. Tu voudrais que
je sois un poisson ? Une de ces misérables créatures qui agonisent
hors de leau, la bouche ouverte, en dégageant une odeur
horrible ? Il y a un monde entre les poissons et les serpents !
— Non, je pensais aux sirènes.
— Ce sont de vulgaires femmes qui ne pensent qu’à courir
après les hommes... ou plutôt à nager après eux. Elles ont beau
être coquettes, ça ne les empêche pas de sentir la saumure de

186
poisson. Je ne comprends pas que des hommes puissent
s’amouracher d’elles. »
Yssourak attacha sa monture à un arbre, se délesta de ses
armes, se mit torse nu et s'installa en tailleur à côté d’Astarya. Elle
était restée assez près de la rivière pour y tremper le bout de sa
queue, et elle se tenait le buste légèrement incliné, les mains
enfoncées dans le sable derrière elle. Tout son corps était emperlé
de gouttes d’eau et ses longs cheveux tombaient comme un
rideau jusqu’au sol. Les rayons du soleil faisaient luire ces fils d’or.
« Tu es très belle, jugea Yssourak.
— Merci, fit-elle en souriant. Et moi, je me réjouis de te
retrouver ici, au bord de l’eau. Nos relations auraient été moins
tumultueuses si nous n’avions pas été à la tête d’un royaume.
L'amour et le pouvoir s’entendent mal.
— Mais peux-tu vraiment m’aimer ?
— Pourquoi en doutes-tu ?
— Tu n’es pas humaine.
— Les humains n’ont pas le privilège de l’amour. Et mon cœur
est comme vierge. N'oublie pas qu’en huit siècles, je n’ai connu
que quelques hommes, et que je ne m'étais encore jamais mariée.
Tu as beau être un mortel, tu resteras à jamais mon premier mari.
— Pourquoi aussi peu d’hommes ? Il n’y a pas de désir en toi ?
— Si, mais après avoir bu lélixir d’immortalité, j'ai été obligée
me contrôler. Il valait mieux ne pas avoir d’enfant.
— En m’épousant, tu as pris un risque.
— Nous avons passé moins d’une année ensemble. C’est très
peu »

Depuis qu’Astarya lui avait fait ce qui ressemblait à une


déclaration d’amour, Yssourak la contemplait avec encore plus de
ravissement.
«Si j'avais su que tu avais des sentiments sincères pour moi,
dit-il, jy aurais répondu et l'entente aurait été parfaite entre nous.
J'aurais volontiers cédé mon royaume pour un seul de tes baisers.

187
— En ce moment, tu es en train de m’offrir ce que je souhaite.
Vois-tu ? Je suis seule dans cette forêt avec mon bien-aimé. Il est
en train de me faire voyager dans son cœur, qui est rempli de
mots d'amour. Et je nage dans une rivière de tendresse. »
Tout en parlant, Astarya posa une main sur le cœur
d’Yssourak, et elle fit glisser les doigts sur sa peau. Il Paida à se
redresser puis il lembrassa sur la bouche. Il la renversa ensuite sur
le dos, caressa ses épaules et ses seins ; ils s’enlacèrent et roulèrent
sur la grève, la queue d’Astarya fouettant le sable. Quand ils
s’arrêtèrent, elle était de nouveau sur le dos. En plongeant son
regard dans ses yeux étincelants, Yssourak pouvait capter les
reflets de son ardeur amoureuse.
« Est-il possible de se revoir ainsi chaque jour ? demanda-t-il.
— Je crains que non. Plus tu t’éloigneras, plus le voyage me
demandera du temps. Je ne peux me déplacer qu’à la vitesse d’un
oiseau.
— Alors j'aimerais arrêter mon voyage et rester ici, avec toi.
— Si tu ne veux pas y aller pour toi, vas-y pour ton royaume. À
présent, c’est l’âme plus tranquille que tu pourras chevaucher. Tu
sais que tu resteras toujours dans mes pensées. »
Yssourak se redressa. Bien que sensible à la grâce de la queue
de serpent d’Astarya, il se sentait frustré de ne pas pouvoir
contempler ses jambes. IL avait beau chercher, il ne voyait pas où
se trouvait son sexe.
« Ne pourrais-tu pas devenir totalement humaine ? dit-il.
— Non.
— Pourquoi ? Tu crains que je veuille m’unir à toi ?
— Oui. »
Yssourak poussa un soupir et resta silencieux.
«Tu as une occasion unique d’embrasser une femme-serpent,
dit Astarya. Profites-en. Retire ton pantalon et emporte-moi dans
l’eau. Tu verras comment nous allons nous amuser. » |
Le roi se dénuda donc complètement puis avec ses deux bras,

188
il souleva Astarya, dont la légèreté le surprit. Il entra dans l’eau
jusqu’à la poitrine, sa bien-aimée toujours serrée contre lui.
Quand il la lâcha, elle nagea un moment et elle revint vers lui
pour passer les bras autour de son cou, sa queue ondulant dans
l'eau.
Les deux époux poursuivent leurs ébats alternativement dans
l’eau et sur le sable, tandis que le soleil poursuivait sa paisible
descente. L’endroit qu’Astarya avait trouvé était idéal pour un
rendez-vous amoureux. Personne n’y venait, pas même des
pêcheurs qui auraient pu emprunter la rivière. La forêt faisait un
écran contre le vent. Malgré le caractère apparemment inhospita-
lier de ses sous-bois, on la sentait grouillante de vie.
Ce fut Astarya qui conseilla à Yssourak de retourner auprès de
ses suivants : ceux-ci, trop inquiets, pouvaient décider d’enfrein-
dre son ordre et de venir le chercher. Kanashka était parfaitement
capable de prendre une telle initiative. Mais peut-être
comprendrait-elle qu’Astarya était la cause de la mystérieuse
disparition du roi.

189
XVIII

À vol d’oiseau

Pour la première fois, la reine présida l’audience matinale sous


les traits d’Astarya. Tout le monde y vit une conséquence de
Pabsence du roi. La disparition complète des gardes rendait
l'atmosphère de la salle du trône plus détendue et les citadins
affluèrent pour présenter leurs doléances. L'ordre régna
cependant car les Tourpanais étaient assez disciplinés, et ils se
comportaient correctement devant les hautes personnalités. Les
chevaliers que Ratnassiké avait fait venir ne furent d’aucune
utilité. Contrairement à ce qui s’était produit la veille, personne
nosa lever les yeux sur la reine. La solennité de la salle du trône
joua sûrement.
À la fin de l'audience, Astarya demanda à son premier ministre
de rester et convoqua Prawari. Ils se tinrent côte à côte devant
elle. Le prince ne ressemblait guère à Yssourak car il n’était pas de
même mère. C’était une concubine appelée Enkala qui l'avait mis
au monde. Encore jeune, elle vivait dans une aile du palais et se
faisait discrète, son fils vivant dans l’ombre d’Yssourak.
«Je dois m’absenter quelques jours, annonça Astarya. Une
affaire que je ne peux pas vous expliquer m'appelle. C’est
primordial. »
Elle parlait à mi-voix, si bien qu’il fallait tendre l'oreille pour la
comprendre. Son visage, qui paraissait sombre, s’éclaircit rapide-
ment. |
« Pendant ce temps, il n’y aura pas d’audience, reprit-elle plus
distinctement. L’administration doit cependant continuer à fonc-

190
tionner normalement. Comme d’habitude, c’est à toi, Ratnassiké,
d’y veiller.
— Bien, Majesté, répondit l'intéressé.
— Quant à toi, Prawari, tu as été trop rarement associé aux
affaires de l’État. C’est regrettable, puisque tu es l'héritier
présomptif. Je souhaite donc te donner une initiation, mais
puisque je vais m’absenter, c’est notre premier ministre que tu
seconderas. »
Prawari ne répondit pas immédiatement. Il scruta d’abord le
visage d’Astarya. Elle ne fut pas surprise par ses paroles :
«Excuse-moi, Majesté, mais puis-je avoir une idée de ce qui
t’amène à t’absenter? S'agit-il des affaires du royaume ou est-ce
personnel ? »
Le prince ne craignait pas Astarya. Il ne cherchait pas à dissi-
muler ses pensées : pour lui, la fille de Wärsani était forcément
suspecte.
Il s’acheminait vers sa quinzième année mais il commençait
déjà à ressembler à un adulte, avec ses yeux profonds et lumineux
et son haut front. Astarya ne l’impressionnait guère par sa beauté
car il essayait de porter sa vue au-delà des apparences. C’est
pourquoi elle le trouvait admirable. Elle se leva pour se placer
devant lui. |
«Je sais que tu n'as pas confiance en moi, répondit-elle en
souriant. Quoi que je dise, tu ne me croiras pas. Alors pourquoi
voudrais-tu que je te réponde ?
— Tu te fais une mauvaise opinion de moi, Majesté. Je suis prêt
à te croire, et si les dieux disent tant de bien de toi, ce doit être
avec raison. Seulement...
— Seulement quoi ? »
Prawari ne trouva plus ses mots, ce qui élargit encore le sourire
d’Astarya.
«Bon, je vais te répondre, dit-elle. Je veille à ce que lexpédi-
tion du roi ait le plus de chances de succès. Et pourras-tu me dire

191
pourquoi ?
— Eh bien... parce que...
— Parce qu’il est mon époux et que, de manière assez surpre-
nante, j'ai de l’amour pour lui. Je me suis absentée hier après-midi
pour le lui dire. J’ai tenu à ce que notre entretien fût secret, ce qui
était peut-être une mauvaise idée. J’aurais dû laisser quelqu'un
nous épier puis revenir à Tsärkalina pour rapporter ce qu’il a vu.
Tu comprends donc que je veux partir pour des raisons person-
nelles, mais qu’elles concernent aussi le royaume. Es-tu satisfait ?
— Oui, Majesté. »
Il n’était pas sincère. Résumée en quelques mots, la pensée qui
lui traversait l’esprit était: «Ce n’est pas parce que tes paroles
sont habiles qu’elles reflètent la vérité ».
À cause d'hommes clairvoyants comme lui, l'emprise d’Asta-
rya sur le Tourpana n’était pas totalement assurée. Wärsani avait
eu raison de lui faire cette mise en garde.
L’ironie du sort voulait que si Yssourak disparaissait, Astarya
devint l’épouse de Prawari, car les Tourpanais avaient la coutume
de prendre les veuves de leurs frères aînés. Mais cette perspective
m'était que théorique. Pour le moment, le prince ne pouvait ni se
marier, ni monter sur le trône. Il lui faudrait attendre un peu plus
de deux ans.
« Je sais que tu as une mauvaise opinion de moi, reprit Astarya.
Même mes bonnes actions, tu penses que je les accomplis dans
un but néfaste. Pourtant, le mal peut engendrer le bien, de même
que le bien peut engendrer le mal. Te crois-tu intelligent et juste ?
En étudiant l’histoire de ton pays, tu trouveras de grands
désastres causés par des souverains intelligents, au nom de la
justice.
— Faudrait-il donc s’interdire les bonnes actions ?
— La justice doit être considérée comme un idéal, et les vrais
idéaux ne peuvent pas être atteints. Ainsi, le bon souverain ne
devrait pas agir, mais seulement cultiver cet idéal de justice et

192
veiller sur son royaume. C’est à ses dignitaires de gouverner, et
non pas à lui. »
Prawari s’inclina pour montrer qu’il acceptait l’enseignement
d’Astarya, et cette fois, il était sincère.

Le lendemain, avant le lever du soleil, les habitants de Tsär-


kalina virent un milan s’envoler du palais royal et s'élever très
rapidement dans le ciel. Astarya avait choisi cette forme pour
trouver aisément de la nourriture en chemin. À grands battement
d'ailes, elle s’éloigna du soleil levant, se dirigeant droit vers l’ouest.
Si elle forçait l'allure, elle était capable de faire tout le trajet en une
seule journée, mais elle n’était pas pressée.
C’est ainsi que le jour suivant, vers midi, les concubines de
Wärsani qui se délassaient à l’entrée de la caverne aperçurent un
rapace aux dimensions inhabituelles faire des cercles au-dessus de
la vallée. Il finit par s'approcher d’elles. Il se posa près du
ruisseau, et en repliant ses ailes, il se transforma en Astarya.
L’émotion qu’elle ressentait en revenant chez elle illuminait son
visage. Les forêts, les prairies et les cimes enneigées des Monts
Célestes lui avaient manqué, et c’est pourquoi elle avait tourné
autour de la vallée. Son dernier repas avait été constitué d’une
délicieuse marmotte, dont elle n’avait guère laissé que la peau et
les os. Le vent encore froid du printemps devenait une douce
caresse Sur sa peau.
Les femmes se montrèrent surprises de la voir. Elle leur
adressa un sourire muet puis elle se dirigea vers la caverne. Ses
battements de cœur, cette fois, n'étaient plus seulement causés par
la fatigue du voyage et la joie du retour, car elle allait affronter son
père. Il était bien difficile de se présenter devant lui sans ressentir
d'angoisse, surtout lorsque l’on avait enfreint ses ordres, mais
Astarya estimait avoir les moyens de lui tenir tête.
En arrivant dans la grande salle, elle s’arrêta. Elle était frappée
par sa splendeur comme toute nouvelle arrivante. Ce lieu lui était

193
certes familier, mais à part les demeures des dieux, elle n’en
connaissait pas de plus beau. L’agitation habituelle qui y régnait
diminua quand les femmes s’aperçurent de sa présence, et même
de nombreux enfants interrompirent leurs jeux pour la regarder.
Elle balaya la salle du regard, reconnaissait ici et là quelques
concubines qui lui étaient plus familières que d’autres, puis elle se
remit en marche sans adresser la parole à quiconque. On se douta
qu’elle était revenue chez son père pour régler un problème
imprévu, mais personne ne devina ce que c'était car leurs plans
étaient inconnus.
Elle quitta la grande salle par une porte latérale, parcourut un
couloir puis descendit un large escalier au plafond orné d’arcs,
dont les marches étaient en marbre. Les reflets des cristaux
multicolores luisaient sur ces surfaces parfaitement polies.
Comme elle marchait pieds nus, Astarya sentait par le toucher la
perfection de la roche, et les yeux de ses serpents de chevilles
brillaient d’un éclat plus fort. De même que le trésor de Wärsani,
ce marbre avait été apporté des profondeurs de la montagne par
les nains.
À ce moment, elle entendit la voix de Narantewé :
« Astarya, tu es rentrée ?
— Oui, répondit-elle. Mais attends que je rencontre papa. »
L’escalier aboutissait à une haute salle voûtée, octogonale, au
sommet de laquelle huit arcs dorés se rejoignaient. Le sol d’une
planéité sans défaut, recouvert de marbre, évoquait un immense
miroir. Il n’y avait pas d’autre mobilier que des étagères contenant
des manuscrits. Huit portes s’ouvraient dans les murs, avec celle
de Pescalier. Astarya franchit le seuil de lune d’elles et vit son
père assis sur un banc. Il était en train de couvrir de lignes
d'écriture une feuille de papier posée sur une planchette de bois,
elle-même disposée sur ses genoux. La salle dans laquelle il se
trouvait était une bibliothèque. |
Astarya salua son père et resta debout devant lui.

194
«As-tu fais un bon voyage ? » demanda-t-il sur un ton chargé
d’ironie.
Il regarda à peine sa fille.
«Excellent, et je suis très heureuse de te revoir, répondit
Astarya sur le même ton. J'aurais pu te poser cette même
question quand je t’ai vu à Tsärkalina, mais notre entrevue a été
beaucoup trop courte. Ce n’était pas la peine de te déplacer pour
si peu. »
Wärsani arrêta d’écrire et posa la planchette à côté de lui. Il se
décida à lever ses yeux sombres sur Astarya. Le reproche qu'il
avait à formuler fut prononcé sur un ton calme, où pointait une
sourde menace :
« Tu sais que tu ne dois pas quitter le Tourpana.
— Que se passe-t-il, père ? Tu t’es tout à coup aperçu que tu ne
pouvais pas compter sur moi? Tu crois que je ne t’aurais pas
envoyé Yssourak ?
— Je sais parfaitement ce qui se passe: tu es tombée amou-
reuse de lui. »
Il était impossible, pour Astarya, d’opposer une dénégation à
son père. Il avait dû percevoir les sentiments qui unissaient les
deux époux, lors de leur marche vers la maison de Somakati.
« J’ai le droit de l'aimer, dit-elle, du moment que je continue à
t’obéir. »
Astarya n’avait pas encore abordé la véritable raison de son
retour. Elle se résolut à le faire :
« À aucun moment, je n’ai voulu empêcher Yssourak de venir.
Quand tu as décidé de relâcher Kanashka, j'ai fait mine de
m'effacer derrière elle, et Yssourak n’écoutait plus que ce qu’elle
disait. Le roi viendra donc ici, et Ylaiñäkté avec lui, mais j’aimerais
qu’il reste en vie.
—'Tu connais la règle, répondit gravement Wärsani. Aucun
mortel ne peut voir ma montagne, à part mes concubines, celles
de Narantewé et leurs enfants. Yssourak restera ici si tu le

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souhaites, mais sous la forme d’un mort et non d’un vivant.
— Et qui a édicté cette règle ? Ici, tu es le seul maître.
— Tu sais que ma montagne est une porte des enfers. Ce n’est
pas un endroit pour les vivants.
— Alors j'emmènerai Yssourak ailleurs.
— Où donc ? Ton devoir est de régner sur le Tourpana. Tu ne
peux pas t’embarrasser d’un mari. »
Astarya n’avait pas vraiment de réponse à apporter. Il ne lui
restait plus qu’à jouer sur les sentiments de son père:
« Je te réclame un cadeau. Garde Yssourak pont moi. Que t’ai-
je demandé depuis ma naissance ?
— Je t'ai offert l’immortalité.
— Tu ne las pas faità ma demande. Ce que j'ai de plus cher, je
le doisà Narantewé.
— J'ai fait de toi la reine du cas
— Il me plaît de m’asseoir sur un trône, mais je préférerais
rester ici, ou vagabonder librement parmi les hommes et les
dieux, comme je l'ai fait depuis tant d’années.
— Je peux te faire régner sur un immense empire. »
Astarya aurait préféré que cette discussion ne tournât pas à la
querelle, mais lattitude de Wärsani la contraignit à hausser le ton :
«Et qui en aura le mérite ? Qui s’est battu depuis l’année
dernière pour affermir mon pouvoir sur le Tourpana ? Moi seule !
Toi, tout ce que tu sais faire, c’est répandre la terreur avec tes
créatures puantes. »
La colère commença à empourprer le visage de Wärsani, mais
Astarya ne la laissa pas éclater :
«Tu ne peux rien faire sans moi ! Rien du tout !
— Je vaincrai Ylaiñäkté, et c’est moi qui ai décidé à venir ici.
— Et après lavoir vaincu, que feras-tu si je ne suis plus sur le
trône du Tourpana ? Tu inviteras le roi des dieux dans tes salons
pour faire la conversation ? Tu sais parfaitement que sans moi, tu
n'auras aucune prise sur les Tourpanais. »

196
L’argumentation d’Astarya toucha Wärsani.
«Garder Yssourak vivant est ma première véritable requête,
poursuivit-elle. À quoi bon disposer de tant de pouvoirs, à quoi
bon être immortelle si je ne suis pas heureuse ? Je ne recherche
que la compagnie de deux hommes. Je veux Narantewé pour
l'éternité, Yssourak pour quelques années. Tu peux prendre mon
désir comme un caprice de jeune fille, mais combien de caprices
ai-je eu jusqu’à présent ? »
Il fallait reconnaître qu’Astarya avait toujours été très raisonna-
ble et qu’il n’y avait aucune raison de refuser ce qu’elle demandait.
«Très bien. Je garderai Yssourak ici, finit par répondre
Wärsani.
— Merci, père. Mais ne change pas d’avis pendant mon
absence. »
Astarya s’agenouilla devant Wärsani pour lui prendre les mains
et les baiser.
«Il y a peu d'hommes que j'aime en ce monde, dit-elle, et
envers toi, j’aurai toujours l’amour d’une fille pour son père.
— Je sais, murmura Wärsani.
— Permets-moi de passer ici deux nuits. Je reviendrai ensuite au
Tourpana. »
Wärsani prit la tête de sa fille entre ses mains pour déposer
une bise sur son front, juste au-dessus du diadème.
« Va te reposer », dit-il d’une voix affectueuse.
Astarya se remit debout, s’inclina légèrement devant son père
et quitta la bibliothèque.
Elle traversa la salle octogonale et poursuivit sa descente par
un autre escalier, plus étroit et dont les marches étaient taillées
dans la roche. Elle arriva dans une salle allongée, au sol dallé de
marbre, sur les murs latéraux de laquelle s’ouvraient dix portes.
Une myriade de minuscules cristaux avaient été fixés sur la voûte,
faisant comme des étoiles sur un ciel de pierre. Il y régnait une
certaine obscurité, si bien que la lumière y venait surtout de

197
certaines portes, toujours ouvertes.
Un visage apparut sur le seuil de Pune d'elles. C'était celui de
Yatishka.
« Bonjour Astarya, dit-elle. Tu nous fais une agréable surprise.
— Je ne suis pas ici pour longtemps. Je vais me reposer avant
d’effectuer le voyage de retour. Peux-tu m'apporter quelque chose
à manger ?
— Dans un instant. »
Astarya entra dans une pièce plus claire, qui ressemblait à une
grotte naturelle. Le sol était cependant plat et dissimulé par
d'immenses tapis. Un abondant mobilier était placé contre les
murs. On y trouvait des vêtements, de nombreux bijoux
constituant la fortune personnelle d’Astarya, de la vaisselle en
céramique, en argent et en or, des minéraux présentant une
grande variété de formes et de couleurs, une collection de
manuscrits, du matériel de filage et un métier à tisser, des
instruments de musique et des objets plus personnels, tels que des
jouets en bois et une poupée avec lesquels Astarya s’était amusée
quand elle avait été une petite fille. Ces objets étaient si anciens
qu’ils auraient pu avoir une valeur archéologique.
Astarya soupira de bonheur en retrouvant sa chambre. À ses
yeux, l’absence de fenêtre donnait un air intime à cette pièce, en
dépit de ses grandes dimensions. La porte mavait jamais eu de
vantail, si bien que tout le monde pouvait entrer, mais à part
Wärsani et Narantewé, personne ne se le permettait. Près d’une
paroi, le sol s’ouvrait sur une nappe d’eau qui faisait office de
baignoire. C'était la partie visible d’une rivière souterraine,
éclairée par des poissons lumineux. Quand on y descendait, on
s’apercevait qu’elle était très profonde et que l’on pouvait y nager
— ou s’y noyer si l’on ne savait pas nager.
Dès son entrée, Astarya se débarrassa de ses vêtements et
plongea dans la rivière. Les poissons s’écartèrent d’elle, mais en
restant assez proches pour l’éclairer. Quand elle réapparut à la

198
surface, elle avait eu le temps de perdre ses jambes et d'acquérir
une queue de serpent: cette forme était intimement liée à
l’élément liquide. Narantewé était assis sur le rebord. Elle prit
place à côté de lui, sa queue restant dans l’eau.
« Alors, il paraît que je ne suis plus seul dans ton cœur, dit-il.
— Ce n’est pas pour longtemps. »
Narantewé ne pouvait pas faire d’autres remarques parce qu’il
était de mœurs tourpanaises et que l’homme qu’il considérait
comme l’amant d’Astarya était en réalité son époux légitime.
«N°y a-t-il pas moyen d’avoir des enfants normaux avec un
mortel ? questionna Astarya.
— À moins que tu ne renonces à ta si belle queue, je ne vois pas
comment faire.
— C’est embêtant, fit-elle avec une sorte de moue.
— Tu ne peux pas tout avoir, Astarya. Il y a des contraintes à
ton état. »
Comme il lui était impossible de renoncer à ce qu’elle était, elle
devrait continuer à restreindre ses relations avec Yssourak.
« Et notre œuf, demanda Narantewé, comment va-t-il ?
— Il est en sécurité.
— Je préférerais qu’il soit ici.
— Je le sais mais je ne peux pas le transporter. »
La diversion effectuée par Narantewé ne chassa pas le
sentiment de frustration d’Astarya. Emportée par sa nervosité,
elle frappa de sa queue la surface de l’eau avec une telle force
qu’elle éclaboussa le plafond.

199
XIX

Sur les rivages de POcéan

Quand Astarya prit le chemin du retour, Yssourak avait


franchi la frontière du Tourpana et s’avançait entre les Monts
Célestes et les Monts Sacrés, toujours en suivant la Salañtcha. Sur
cette plaine, la rivière était plus étroite mais ses eaux gagnaient en
limpidité, car elles roulaient sur un tapis de pierres et venaient de
quitter les hauteurs où elles prenaient leur source. Ces sommets
ressemblaient à l’est à de gigantesques remparts blancs auxquels
des nuages venaient s’accrocher, tandis qu’à l’ouest, les
contreforts des Monts Célestes n'étaient que de douces collines
s’élevant paresseusement. Leur aspect ne présageait en rien de la
majesté de ce massif.
Ce territoire, presque vide en apparence, était celui d’une tribu
nomade parlant une langue proche de celle des Khalkhas.
Delgermaa put donc commencer à jouer son rôle d’interprète,
non sans beaucoup de fierté. C’était la première fois qu’elle se
rendait utile. Néanmoins, la rencontre avec le roi n’avait pas
encore eu lieu. Tout ce qu’Yssourak avait pu voir de ces nomades,
c’étaient quelques tentes éparpillées sur les rives de la Salañtcha
ou le long de ses affluents, ainsi que leurs troupeaux de moutons
ou de chevaux.
Un soir, Yssourak se reposa au bord de la rivière tandis que
ses gardes étaient occupés à monter leurs tentes. Le peu de
chariots dont ils disposaient avaient été placés en cercle autour du
campement, mais cette précaution avait été prise plus par routine
que par crainte d’une attaque, les nomades ayant juré au roi du

200
Tourpana qu’ils n'avaient aucune intention hostile à son égard.
Yssourak était seul et regardait un groupe de nuages gris que le
soleil couchant, disparu derrière les collines occidentales, ourlait
de lumière écarlate. Les eaux de la Salañtcha étaient en train de se
métisser d’encre noire. La plaine tirait sur elle son drap de nuit
mais un aigle continuait à tournoyer dans le ciel, à la recherche
d’une proie.
Quelque chose sortit brusquement Yssourak de sa rêverie.
Bien que ses yeux fussent tournés vers le ciel, il put distinguer une
masse sombre dans la rivière, et un claquement à la surface de
l’eau lui envoya une pluie de gouttelettes. Il se leva en poussant
une exclamation. L’ayant entendu, des gardes se lancèrent à sa
rescousse.
«Ce n’est rien! leur dit-il. Je crois que j'ai vu un énorme
poisson. »
Les gardes observèrent la rivière sans rien voir, mais Yssourak
savait maintenant à quelle créature il avait affaire. Il désigna un
bosquet de sapins situé à une centaine de pas en amont et
annonça qu’il allait s’y rendre.
«Tu devrais plutôt retourner au campement, suggérèrent les
gardes.
— J'y vais tout de suite. »
Il quitta ses gardes en marchant le long de la rivière. Il en
restait assez près pour voir Astarya nager sous leau avec
d’élégantes ondulations de queue. Dans lobscurité ambiante, sa
chevelure semblait luminescente.
«Tu m'as fait peur et tu m'as joliment éclaboussé », lui
reprocha-t-il en pensée.
Si le bosquet ne pouvait pas les dissimuler comme la forêt de
Twankaro, ils pourraient au moins s’y échanger quelques mots.
Yssourak s’assit au bord de l’eau tandis qu’'Astarya en émergeait.
Elle y laissa la plus grande partie de sa queue.
« Alors, tu as fini par revenir, murmura Yssourak.

201
— C’est exceptionnel. Tu commences à être trop loin. »
Elle ne pouvait pas expliquer qu’elle rentrait de la Montagne
d'Or et qu’il lui aurait été impossible de ne pas s'arrêter en
chemin pour une ultime rencontre. En cette soirée où les nuages
précipitaient la tombée de la nuit, elle se sentait capable de
s'enfuir avec Yssourak. Mais ç’aurait été pure folie que de se
mettre à mal avec son père pour un amour de quelques années.
Comme elle ne trouvait rien à dire, elle se hissa complètement
hors de l’eau et s’allongea sur Yssourak, la tête posée sur sa
poitrine. C’était une étreinte chaste mais d’une tendresse infinie.
Quelque peu surpris, son époux se contenta de poser une main
sur sa tête et l’autre sur son dos, qui avait eu le temps de sécher.
Ils restèrent ainsi tandis que le soleil plongeait dans les abîmes
du monde et que les étoiles commençaient à orner la voûte
céleste de leur scintillement. Si sa rencontre avec Astarya ne
s'était pas située au croisement du jour et de la nuit, Yssourak
aurait été incapable de dire combien de temps il avait passé avec
elle. Le fleuve du temps s’était résorbé dans le bref instant de leur
étreinte.
Tout à coup, Astarya se redressa et regarda Yssourak dans les
yeux. Jamais il n'avait vu un regard aussi fixe, qui lui permit
d'effectuer une plongée fulgurante dans les profondeurs bleutées
de l’âme de sa bien-aimée. Malgré le manque de lumière, il perçut
quelque chose qui le stupéfia : des larmes perlaient sur les yeux
d’Astarya. Il y porta un doigt pour le vérifier ; une goutte d’eau se
déposa sut sa peau.
« Tu pleures ? » fit-il.
Au lieu de répondre, Astarya glissa par terre avec une agilité
animale et disparut dans l’eau. Entendant à peine un plouf !,
Yssourak se leva en hâte et scruta la surface de la rivière, sans
distinguer aucun signe de vie.
« Astarya | » appela-t-il par la pensée.
I ne perçut qu’un profond silence, répondant au vide que le

202
départ précipité d’Astarya avait creusé dans son cœur.
«Je vais passer la nuit au bord de la Salañtcha, continua-t-il
cependant. Dans mon campement, tu n’as que des amis. Rien ne
t’empêche de m’y rejoindre. »
Mais il ne revit pas Astarya.

Il n’y eut pas de révolte au Tourpana pendant l'absence de la


reine, grâce au soutien dont elle disposait aux différents échelons
du pouvoir, et surtout chez les gens du peuple. En vérité, son
rayonnement était tel que l’on avait l’impression de sentir sa
présence même quand elle m'était pas là. Klle était comme un
fluide invisible imprégnant chaque esprit.
Dès son retour, elle se remit à présider les conseils des
ministres et les audiences sous les traits de Kaouniya. Elle eut une
occasion de passer devant les sénateurs mais l'évènement le plus
important fut larrivée d’une ambassade d’un royaume voisin,
celui du Kerwatta. Ses habitants étaient des cousins des
Tourpanais, comme lattestait la similitude de leurs langues et de
leurs coutumes, mais il leur fallait des interprètes pour se
comprendre.
Ces deux royaumes étant la plupart du temps en bons termes,
les visites d’ambassadeurs étaient fréquentes. On s’échangeait des
cadeaux, on discutait de nouveaux accords et l’on réactivait
d'anciennes alliances. Yssourak aurait pu épouser une princesse
kerwattaise s’il avait été moins difficile. Cette fois, les ambassa-
deurs se présentèrent officiellement pour les mêmes raisons que
d’habitude, mais ils s’avérèrent très intéressés par la nouvelle reine
du Tourpana. En quelques jours, ils apprirent l’essentiel de ce
qu’il fallait savoir sur elle.
Durant l’hiver, ils avaient été importunés par des Räskarals,
c’est pourquoi ils demandèrent à Kaouniya si elle pourrait leur
apporter son aide, de quelque manière que ce fût. Elle leur donna
bien volontiers son accord, et c’est ainsi qu’elle commença à

203
étendre son influence hors des frontières du Tourpana.
Il lui fallut aussi s’occuper de Somakati et de sa succession.
Malgré les efforts de VYashonaka, l’état du vieux mage ne
s’améliorait pas. On aurait dit que son âme commençait à être
aspirée par le gouffre de la mort. Lors d’une discussion avec les
principaux mages du royaume, elle exprima sa préférence pour un
homme d’une cinquantaine d’années qui s’appelait Aiykemané. Il
était le plus jeune des mages pouvant prétendre au titre de
chapelain royal, mais Kaouniya affirma que la sagesse n’attendait
pas la vieillesse pour éclore.
Ce choix devait être avalisé par l'assemblée des mages, qui se
réunirait après le décès de Somakati. Depuis que la monarchie
tourpanaise était devenue absolue, il était rarement contesté, et
même si c'était le cas, le roi pouvait quand même limposer.

Le dernier voyage de Somakati eut lieu à la fin du printemps. Il


était devenu incapable de parler mais quand il sentit que le
moment était venu, il se mit à invoquer le nom d’Astarya, d’abord
pat la pensée avec toute la force de son âme, puis par les lèvres.
Maskali et Yashonaka, qui se tenaient penchés sur lui et peinaient
à sentir son souffle, s’étonnèrent de voir cet infime mouvement.
Mais cela ne dura pas longtemps, et bien qu’il ne püût fermer
ses yeux, Somakati vit un voile d’obscurité tomber sur lui. Il ne
sentait plus son corps et avait l’impression de flotter dans des
vapeurs d’encre. Cet espace semblait infini mais il n’y était pas
seul, car 1l percevait des présences autour de lui. Il ne pouvait pas
les identifier. Réfléchir était devenu impossible ; il était comme un
œil extrait de son corps, seulement capable de voir, mais il
nutilisait ni la vision, ni aucun des quatre autres sens terrestres.
Un moment, il fut conscient d’une souffrance, d’appels
désespérés. Sur le moment, il ignora que c’étaient ses proches qui
pleuraient sur sa dépouille. |
Il vit une lumière s’approcher de lui et prendre la forme floue

204
d’un oiseau blanc. Une grande joie l’envahit tandis qu’il se fondait
dans cet esprit et que l'obscurité se dissipait. Tout ne fut plus que
lumière. Il était comme dans une coquille de neige immaculée,
mais une coquille immense, dont les parois auraient été
repoussées au-delà de tout horizon.
Peu à peu, cette couleur blanche uniforme se changea en azur,
et Somakati s’aperçut qu'il avait un corps. Il cligna les yeux
plusieurs fois. En même temps, un bruit de vaguelettes parvint à
ses oreilles.
« Relève-toi », murmura une voix féminine.
Quelqu'un lui prit une main pour l'aider. Devant lui, une mer
d’une lumineuse couleur bleue déroula son étendue liquide. Son
eau limpide venait s’allonger en petites vagues sur une plage dont
les grains de sables brillaient comme des diamants. Au loin, elle se
confondait avec l’azur céleste, et bizarrement, de nombreuses
étoiles y brillaient. Le vent était comme la caresse d’un duvet sur
la peau.
Astarya se tenait à côté de Somakati. Elle le regardait en
souriant. Rien n’était changé en elle mais tous ses habits étaient
blancs et ses bijoux étaient en argent. Une jupe arachnéenne
s’arrêtait en bas de ses mollets et laissait voir ses pieds nus et
dépourvus de serpents. Elle n’en avait pas non plus aux poignets
mais deux chaînettes entouraient ses bras juste au-dessus des
coudes et de longs voiles de gaze y étaient noués. Son corsage ne
montait pas plus haut que ses seins; une grosse étoile à huit
branches reposait entre eux, suspendue à un collier. Des fils
d’argent s’entrelaçaient dans sa chevelure et se rejoignaient sur
son front, formant un diadème dépourvu de gemme.
« Bienvenue sur les Terres Immortelles, dit-elle. Tourne-toi et
tu verras la demeure des dieux. »
Somakati lui obéit, un peu surpris de se mouvoir comme un
être vivant. Derrière lui, la plage disparaissait sous une grande
épaisseur d’herbe parsemée de fleurs que le mage ne reconnaissait

205
pas. Des arbres, plus serrés à mesure qu’ils s’éloignaient de la mer,
y dessinaient des ombres touffues. Des chants mélodieux
d'oiseaux résonnaient. Plusieurs clairières apparaissaient dans
cette forêt, et beaucoup plus loin, le sol commençait à monter. Le
ciel était caché par une montagne vertigineuse, dont les pentes
n'étaient cependant pas recouvertes de. neige. Les arbres se
faisaient plus rares en altitude, cédant la place à des alpages. On
devinait des constructions cyclopéennes aux murs éblouissants.
Tous les mages connaissaient ce lieu, mais de son vivant,
personne ne pouvait le voir de ses propres yeux. C'était la
Paramartha, la montagne des dieux. Elle était située sur l’une des
trois Îles Fortunées, les deux autres étant habitées par des
divinités mineures. Comme elle était l’un des piliers qui soute-
naient le ciel, les dieux vivaient à la fois sur terre et dans le ciel.
Elle se trouvait à l’est du monde, au large de l'Océan.
Somakati resta un long moment perdu dans la contemplation
de cette montagne. Flle apparaissait à ses yeux comme la
matérialisation d’un rêve. Elle était surtout l’aboutissement de son
destin.
« Les dieux m’autoriseront-ils à monter ? s’enquit-il.
— Sans doute, mais je ne sais pas quand, répondit Astarya. Je
dépose seulement les âmes des morts sur les rivages de l'Océan. »
À ces mots, Somakati cessa de penser aux dieux pour revenir
vers lui-même. Il se prosterna devant Astarya.
«Je te remercie d’avoir répondu à mon appel et de m’avoir
emmené ici », dit-il.
Astarya ne répondit que par un sourire.
Si Somakati avait une connaissance étendue sur les dieux, il
savait peu de choses sur la mort puisqu'elle faisait partie des
mystères de la vie. Apparemment, le changement de couleur
d’Astarya était l’un d’eux.
«Me permets-tu de te poser quelques questions ? demanda-t-
il.

206
— Bien entendu !
— Comment peux-tu apparaître ainsi, sans tes bracelets ?
— Regarde ton propre corps. »
Somakati baissa les yeux sur ses mains. Elles n'étaient plus
celles d’un vieillard mais d’un homme au midi de sa vie. Il avait
rajeuni. Quant à ses vêtements, ils étaient ceux d’un mage.
«Ton esprit a recréé un corps, expliqua Astarya, mais il est
différent de celui que tu viens de quitter. Tu t’en apercevras
rapidement. C’est un corps mental. Il ne connaîtra ni la maladie,
ni la faim, ni aucune autre forme de souffrance physique. En
revanche, tu seras toujours sujet aux tourments de esprit. Même
les dieux ne sauraient y échapper. Pour moi, c’est à peu près
pareil. Jai laissé mon corps à Tsärkalina pour t’'amener ici. Si
quelqu'un entrait dans ma chambre, il me découvrirait inanimée
et penserait que je suis morte. Ce que tu vois est mon corps
mental.
— Sommes-nous comparables à des fantômes ?
— Oui, mais ils ont une forme imparfaite et fugitive. Mets les
mains sur tes joues. Tu verras que tu es froid. »
Somakati tenta l'expérience avec un soupçon de réticence. Il
n’est pas agréable de sentir que l’on est mort.
«Nous avons tout de même une différence essentielle avec les
fantômes, fit Astarya, c’est que nous ne devons pas fuir la lumière
du soleil. S'il en est ainsi, c’est parce que nous nous trouvons sur
la terre des dieux. »
Elle se mit à avancer sur la grève, en invitant Somakati à la
suivre. Elle entra rapidement dans l’eau, mouillant le bas de sa
jupe. Apparemment, elle aimait l’eau, mais cet élément lui man-
quait au Tourpana.
Tandis que Somakati regardait les étoiles, il eut envie de poser
d’autres questions.
«Pouvons-nous voir les étoiles en plein jour parce qu’elles
sont plus proches de nous ? demanda-t-il.

207
— En effet. Le ciel n’est pas loin.
— Donc quand le soleil paraît au-dessus de la mer, il doit être
très lumineux.
— Oui. C’est au début de la matinée qu’il fait le plus chaud. »
Ils se trouvaient du côté oriental de l’île. L’Océan s’étendait
donc à l’est. Somakati projeta de se rendre sur cette plage le
lendemain matin pour assister au lever du soleil.
De là, l'horizon semblait calme. Pourtant, des dragons vivaient
au large. Grands comme des montagnes et très agressifs, ils
pouvaient empêcher le soleil de se lever, mais Ylaiñäkté le
protégeait. Somakati parla de ces créatures à Astarya et lui
demanda pourquoi, depuis que l'Ordre Cosmique avait été
instauré, ils n’avaient pas pu être éliminés.
«Les dragons sont les derniers représentants du Chaos
Ofriginel, expliqua Astarya. Ils sont nés de la rencontre du sel et
de Peau, à l’époque où les éléments étaient continuellement
brassés. S'ils peuvent cracher du feu, c’est parce que le sel en
contient. C’est seulement après leur naissance qu’est apparu
Pourwantik. Est-ce que tu connais son histoire ?
— Rappelle-la moi. Je veux vérifier si la version que je connais
est la bonne.
— Pourwantik était également un être issu du Chaos Originel,
mais il était d’une autre nature que les dragons. À cette époque,
bien qu’il n’y eût aucun astre au-dessus de la terre, elle n’était pas
plongée dans les ténèbres car la lumière provenait de ses
entrailles. En grattant la terre, Pourwantik découvrit une créature
qui avait la forme d’une vache. Il eut envie de s’unir à elle, et il
procréa Ylaiñäkté. Celui-ci s’unit à son tour à sa mère et engendra
la première génération de dieux... ou la seconde, s’il est considéré
comme le premier dieu. Ensemble, ils entreprirent de séparer les
éléments et de créer les astres. Ils commencèrent ainsi à mettre de
l’ordre dans l’Univers, mais cela déplut aux êtres primordiaux. Il y
eut un conflit au terme duquel ceux-ci furent vaincus et enfouis

208
sous la terre. Les démons de la nuit et des enfers sont leurs
descendants, quoiqu’ils soient très différents d’eux. Ainsi,
Ylaïñäkté a instauré l'Ordre Cosmique en luttant contre son père,
qui incarnait le Chaos.
— Je reconnais l’histoire que mes maîtres m’ont enseignée, mais
qu’en est-il des dragons ? Ont-ils participé à cette guerre ?
— Non, le conflit entre Pourwantik et Ylaiñäkté ne les concer-
nait pas, mais quand les eaux salées ont été chassées de la terre
pour former l'Océan, ils ont dû s’y réfugier. Ce faisant, ils ont
emporté une grande part du savoir primordial, cette connaissance
de toutes choses dont le Chaos Originel était porteur. Ils sont les
meilleurs gardiens de ce savoir, plus que les dieux eux-mêmes. Tu
comprends pourquoi Ylaiñäkté, même s’il avait la possibilité de
les éliminer, ne le ferait pas. Il est préférable de les conserver,
malgré les menus inconvénients de leur présence.
— Même si les dragons sont porteurs d’un vaste savoir, ce ne
sont pas eux qui ont bâti le monde. Et s'ils venaient ici, ils
feraient surtout des ravages.
— Ils en feraient moins que tu ne le penses, mais les dieux et les
hommes trembleraient et comprendraient que dans leur orgueil,
ils se sont coupés de leurs propres racines. Seul Ylaiñäkté en est
conscient. Comme il est le premier dieu, il est resté proche des
origines, mais il est prisonnier du rôle de gardien de l'Ordre
Cosmique qu’il s’est lui-même attribué. »
Astarya s’arrêta de parler et de marcher, et elle regarda
l’horizon pendant que le vent soulevait ses vêtements et ses
cheveux. Elle semblait attendre un espoir qui viendrait de ce bord
du monde.
Quant à Somakati, il observait Astarya.
«Pourquoi dis-tu que les dieux et les hommes sont
orgueilleux ? questionna-t-il.
— Parce que renier ses origines, pour moi, c’est de l’orgueil.
— Mais ils ont effectué de très grandes réalisations ! Les dieux

209
ont aménagé le ciel. Le langage et la poésie n’auraient pas existé
sans eux. Grâce aux hommes, la terre a été mise en culture ; elle
est traversée de routes et parsemée de villages et de villes. Les
bibliothèques regorgent de livres qui recèlent un savoir incom-
mensurable.
— Comment cultive-t-on de nouveaux champs, si ce n’est en
rasant des forêts ? Tout acte de création s'accompagne de
destruction. Nous avons l’habitude de parler de Chaos Originel
pour désigner l’état primitif du monde, mais il serait préférable de
l'appeler l’Indistinction Primordiale. Ce serait moins péjoratif.
C'était l’époque où les différents éléments n'étaient pas séparés,
où les êtres avaient conscience de leur unité. Les aménagements
dont tu as parlé ont été des ruptures ; ils ont créé des différences,
des inégalités, des tensions. À l’instant, je viens de te faire le récit
de la première guerre, qui a été une conséquence directe de la
volonté de création des dieux. »
Astarya s'était mise à parler avec tant de passion qu’elle ne put
rester en place et se remit à marcher. Elle remonta sur la grève
pour longer les vagues écumantes.
Somakati continuait à l’observer en la suivant. Il prit lentement
conscience, avec stupéfaction, de ce que ses paroles impliquaient.
« Tu condamnes donc l’œuvre d’Ylaiñäkté ? demanda-t-il.
— Condamner mest pas le terme qui convient, répondit
Astarya. Je ne suis pas un juge. Mais si javais été à sa place, je ne
me serais pas opposée à Pourwantik.
— Tu ne veux donc pas qu’un enfant s’oppose à son père ?
— Je trouve en effet que ce n’est pas souhaitable. Je sais ce que
tu es en train de penser, Somakati. Je ne suis pas l’ennemie de
mon père, même si je ne l’approuve pas en tout.
— Mais tu lui obéis ?
— Je suis l'instrument de sa volonté.
— Quand Ylaiñäkté ta interrogée, étais-tu sincère ? Mais
pouvais-tu ne pas l’être, s’il percevait vraiment tes pensées ?

210
— J'étais tout à fait sincère, seulement l’esprit humain n’est pas
toujours facile à comprendre ; il peut accumuler des contra-
dictions. C’est particulièrement le cas du mien, à cause de sa
grande profondeur. De cela, Ylaiñäkté était parfaitement
conscient.
— Pourquoi napprouves-tu pas ton père ? Après ce que tu
viens de me dire, je ne parviens plus très bien à voir ce qui vous
distingue, bien que tu me sembles certainement moins inquiétante
que lui.
— Mon père est probablement l’être le plus orgueilleux que le
monde ait connu. C’est son principal défaut. D'ailleurs, sans cela,
il n'aurait pas élaboré ce projet.
— Que projet ?
— Vaincre Ylaiñäkté et l’enfermer dans sa montagne. »
Comme Astarya marchait un peu moins vite, Somakati pouvait
rester à côté d’elle. Ils avancèrent ainsi sur la grève, frontière
scintillante séparant la terre sombre et verdoyante de l'Océan
lumineux et bleu. Ayant rajeuni, il était plus sensible qu’au temps
de sa vieillesse à la beauté féminine. Il aurait goûté au plaisir de se
promener avec Astarya dans ce paysage grandiose, d'autant plus
qu’il ne la reverrait sans doute pas, si le sujet de leur conversation
n'avait pas été aussi grave.
« Penses-tu que ton père puisse vaincre Ylaiñäkté ? questionna
Somakati.
— Je ne le pense pas. Je le sas.
— Que va-t-il se passer ? Le monde va être bouleversé |
— Oui, il y aura des changements, mais pas ceux que tu crois. Je
règnerai sur le Tourpana au nom de mon père, et nous en ferons
un pays aussi puissant que nous le voudrons. Pour lui, le principal
avantage est qu’il sera libéré de sa prison de roche. Il s’y est
enfermé depuis le vol de lélixir, afin d’échapper à Ylaiñäkté.
— Ilen sort de temps en temps, d’après ce que tu as dit.
— Oui, il part en voyage chaque après-midi, mais il revient

211
toujours dans sa montagne, et c’est bien là qu’il passe la plus
grande partie de son temps. Il peut s’y réfugier si les dieux
lattaquent, et ils ne parviendront jamais à l’en déloger.
— Il peut vraiment y maintenir Ylaiñäkté prisonnier ?
— Sans problème.
— Si cela se produit, les dragons risquent de s’attaquer au soleil,
et il ne pourra pas se lever.
— Pas forcément. Mon père arrivera sans doute à le protéger. Si
je peux te faire un aveu, c’est que les dragons me font rêver.
J'aimerais beaucoup les voir un jour, aux abords de notre
monde. » |
Astarya s'arrêta de nouveau, ses yeux rêveuts tournés vers
POcéan.

212
XX

Préparatifs

Pendant qu’Astarya se trouvait à l'extrémité orientale du


monde, Yssourak pénétrait dans les Monts Célestes par le nord.
Pour atteindre le territoire des Khalkhas, ce trajet n’était pas le
plus court mais il était le plus aisé. Il lui permettait de contourner
les hautes montagnes qui barraient, au sud, l’accès à ce territoire.
Des cols permettaient certes de les franchir, mais ils étaient à une
telle altitude que des neiges éternelles les recouvraient et que leur
traversée était périlleuse.
Il était arrivé à Yssourak d’oublier le but de son voyage car il
avait savouré la découverte de nouveaux paysages. C’était la
première fois qu’il quittait son royaume. Il avait vu les immensités
désertiques du Nord, les grandes steppes où glissaient les ombres
des nuages et les silhouettes des cavaliers. De temps en temps, il
s’écartait du chemin et s’en allait vagabonder sur la mer des
herbes. Il s’approchait de collines rondes qu’entouraient des stèles
de pierre, de forme grossièrement humaine. Il y reconnaissait un
visage et une ceinture à laquelle une épée était suspendue.
«Ce sont des tombes, lui expliqua Delgermaa. Il y a des rois
qui reposent dedans. On dit qu'ils étaient puissants, mais ils ont
vécu bien avant l’arrivée de mon peuple dans les steppes. Nous,
nous ne construisons pas de tertre comme cela. Ces stèles sont
des balbal. Klles représentent des ennemis que ces rois avaient
tués. Ils pensaient que les âmes des ennemis vaincus restaient à
leur service dans l'au-delà. C’est ce que j’ai appris à leur sujet. »
Les peuples de la région étant surtout connus pour leur

255
comportement pilleur, Yssourak avait eu quelques craintes, mais
ils l'avaient reçu avec hospitalité. Delgermaa expliqua à son époux
que si les nomades commettaient ces exactions, ce n'était pas
parce qu’ils étaient dépourvus de lois. C'était simplement leur
manière de vivre. Normalement, ce voyage aurait dû prendre trois
semaines, mais comme des chefs de tribus retinrent Yssourak
chez eux, il n’arriva à destination qu’au bout d’un mois.
Après avoir pénétré sur le territoire des Khalkhas, il fallut
encore plusieurs jours de marche pour atteindre le campement de
Batmônkh. Les montagnes avaient des formes encore douces et
les vallées n'étaient guère encaissées, mais insensiblement, les
voyageurs montaient. Ils s’en apercevaient grâce au rafraîchisse-
ment de l'air. Tandis que le Tourpana s’alanguissait sous son
écrasant soleil estival, ils retrouvaient des journées printanières.
Les vastes forêts de sapins tardaient à apparaître mais des lacs
dont le vent faisait frissonner la surface égayaient le paysage, et les
ruisseaux étaient nombreux. La fonte des neiges avait commencé.
Une fois, Yssourak fut confronté à un phénomène qu’il n'avait
encore jamais vu : une journée pluvieuse.
Les nomades vivaient en famille, dans des campements qui
n’excédaient guère cinq tentes, mais après être arrivé dans une
zone de hautes montagnes, Yssourak découvrit une sorte de ville
composée de dizaines de tentes montées près d’une rivière et
entourée d’enclos à bétail. C'était le campement de Batmônkh.
Le roi des Khalkhas était un personnage encore plus grand et
corpulent que son ambassadeur Ochirsüren. En voyant ses sujets,
Yssourak eut l'impression que cette caractéristique était assez
répandue. Il comprit également pourquoi leurs montures devaient
être résistantes. Sans doute fallait-il y voir une conséquence du
régime alimentaire des Khalkhas, remarquablement riche, car ce
qui donnait cette carrure aux hommes, c'était autant la graisse que
les muscles. Dans ce campement, on découvrait où arrivaient les
biens pillés. Les sols étaient recouverts de luxueux tapis, certains

214
de fabrication tourpanaise, et de la vaisselle précieuse remplissait
les coffres. Les vêtements étaient en soie, le seul tissu que ces
nomades pouvaient apparemment tolérer.
Mais en fait, il y avait une classe aristocratique. C'était surtout
elle qui profitait des butins et qui était présente dans l’entourage
du roi. Ces gens se faisaient servir par des esclaves capturés dans
les pays avoisinants. Yssourak eut un pincement de cœur en
reconnaissant des compatriotes, dont il était censé assurer la
protection. Pour les ramener chez eux, il n'avait pas d’autre
possibilité que de les racheter.
Batmônkh reçut chaleureusement Yssourak. Il lui attribua une
tente située à côté de la sienne et eut même la délicatesse de lui
donner des femmes, apparemment sans remarquer que le jeune
roi était déjà accompagné de deux concubines, dont l’une était sa
propre fille. Durant leurs discussions, Skanatatté et Delgermaa
servaient d’interprètes, le premier à côté de l’homme qui aurait dû
être son roi et la seconde à côté de son père. Le sujet préféré de
Batmônkh était le partage du trésor de Wärsani. Yssourak ne
l’aborda qu’à contrecœur et de manière superficielle car il était
d’avis qu’il ne fallait pas vendre la peau de l’ours avant de lavoir
tué.
À ses yeux, il importait d’abord de planifier l'attaque de la
Montagne d’Or, mais cette tâche était difficile. Ylaiñäkté l’y avait
encouragé en lui disant qu’il viendrait, mais où exactement et à
quel moment Yssourak le verrait-il? Serait-il confronté à une
armée de démons ? Il en discuta d’abord avec Kanashka et reçut
le conseil de faire comme si le roi des dieux n'allait pas se
présenter. Elle lui suggéra de mener une attaque en force, avec la
totalité de ses gardes accompagnés d’un nombre au moins égal de
Khalkhas. Ayant gardé en mémoire une bonne connaissance du
terrain, elle dessina une ébauche de carte sur une peau de
mouton, et montra quel trajet les troupes devraient emprunter. Le
point essentiel était qu’il fallait les stationner assez loin de la

215
Montagne d'Or pour ne pas craindre les démons nocturnes. Les
soldats auraient une journée pour réussir leur offensive. La rivière
pourrait être traversée grâce à des ponts flottants.
Batmônkh donna six cents hommes à Yssourak, commandés
par un officier qui s'appelait Zorigt. Il les accompagnerait jusqu’à
proximité de la Montagne d'Or mais il ne participerait pas lui-
même à l’offensive, les coutumes des nomades interdisant à leurs
rois de se battre bien qu’ils fussent tous des guerriers.
L'absence d’Ylaiñäkté rendait Yssourak nerveux. Il savait bien
que ces préparatifs n’auraient aucun sens si le roi des dieux ne se
montrait pas ; le voir apparaître chasserait immédiatement le
brouillard sombre dans lequel son esprit se débattait. Comme il
pensait que cette rencontre surviendrait plus rapidement s’il hâtait
son départ, il pressa Batmônkh de se mettre en route.
Une longue file d’un millier de cavaliers quitta donc le
campement royal, vers l’amont de la rivière. Batmônkh, Yssourak,
Kanashka et Skanatatté chevauchaient en tête. Les Tourpanais et
les Khalkhas se mêlaient par petits groupes. Ils s’observaient du
coin de l'œil. Les nomades portaient des armures en cuir épais, et
chacun de leurs carquois de peau était rempli d’une bonne
trentaine de flèches. Pour se battre, ils utilisaient aussi des sabres
et des lances. Ces montagnards aux visages endurcis pouvaient
aisément répandre la terreur, mais les gardes d’Yssourak n’avaient
rien à leur envier. Ils longèrent la rivière jusqu’à sa source et
franchirent un col que la neige encombrait encore. Le sentier, qui
serpentait entre des rochers, était si étroit que deux chevaux ne
pouvaient aller de front. Yssourak dut suivre Batmônkh.
Les soldats descendirent ensuite vers une grande vallée où ils
montèrent les tentes pour passer la nuit. L’offensive pourrait
avoir lieu le lendemain. Il leur restait assez de temps, avant la
tombée de la nuit, pour couper des arbres et fabriquer les
éléments des ponts flottants. Les Khalkhas travaillèrent avec une
rapidité et une efficacité qui étonnèrent Yssourak: ils ne

216
ressemblaient pas aux hordes de sauvages que les sédentaires
imaginaient, tout juste aptes à voler et à tuer. Mais c'était
justement cette discipline qui les rendait redoutables. Il est vrai
que ces nomades n’avaient guère d’honneur. Batmônkh s’appré-
tait à attaquer un homme avec lequel il avait conclu une alliance,
et il était inutile de chercher en lui un quelconque état d’âme.
Yssourak ne pouvait sûrement pas le considérer comme un ami :
ils n’étaient que deux rapaces essayant de se jeter sur une même
proie. Et sans la protection d’Ylaiñäkté, il n’était pas certain de
revenir au Tourpana avec sa part de butin.
Pendant ce temps, les membres de la garde royale tourpanaise
se reposaient en regardant travailler les Khalkhas. Yssourak ne
leur avait pas donné d’autres tâches que le montage des tentes car
il aurait mis en évidence leur paresse. Ils ne savaient que se battre,
se pavaner dans les rues de Tsärkalina et importuner les jolies
femmes. Mais le roi n’y pouvait rien, ses gardes perpétuant l’une
des plus anciennes traditions de son pays.
Après avoir mangé laffreuse nourriture des nomades,
Kanashka s'était écartée du campement pour s’accroupir au bord
d’un petit lac, laver son visage et ses mains. Elle portait le
costume d’hiver des Tourpanaises, avec une jupe longue et une
veste doublée. Il n’était pas d’une grande beauté mais il convenait
très bien à ce voyage. Sa toilette finie, Kanashka regarda son
image trembloter sur l’eau puis elle leva les yeux vers le ciel
encombré de nuages sombres. La nuit était en train de tomber, le
travail des Khalkhas était terminé et l’on n’entendait plus qu’un
aigle glatir. Quelques gouttes de pluie tombèrent en parsemant le
lac d’éphémères pièces de monnaie.
À ce moment, Yssourak s'était déjà réfugié sous sa tente.
Kanashka vint s’allonger sous sa couverture. Toujours aussi
angoissé, le roi répéta une phrase qu’il avait déjà prononcée
maintes fois:
« J'espère qu’Ylaiñäkté sera là.

2r
— Ne t'inquiète pas, dit Kanashka avec toute la patience dont
elle était capable. Il ne t’aurait pas envoyé ici sans aucune aide.
—'Te rends-tu compte que nous partons à l’assaut d’une
forteresse absolument imprenable ? Wärsani n’a qu’à se tenir à
l'entrée de la caverne avec ses deux épées Le nous interdire de
passer. Et il est invincible.
— Ylaiñäkté à sûrement un plan.
— Sans doute, mais je ne vois pas ce qu’il peut faire.
— Ne te donne pas la peine d’y réfléchir et repose-toi. Tu auras
les réponses demain. »
Kanashka donna un baiser à son époux et se serra contre lui.

La pluie détrempa le sol durant la nuit, puis elle s’arrêta et le


soleil levant put se montrer entre les nuages. Yssourak avait réussi
à dormir mais il avait effectué des rêves si agités qu’il se sentait
fatigué. Il lui semblait avoir chevauché dans des paysages
inconnus et avoir échappé à des dangers dont il n’arrivait pas à se
souvenir.
La sérénité des cimes brillant sous le soleil matinal eut sur lui
un effet réconfortant, bien que cette journée fût celle de
l'affrontement. Tandis que le démontage des tentes s’achevait, 1l
eut une autre faison de se réjouir, car il vit un cavalier se tenir
immobile à l’écart du campement. C’était Ylaiñäkté.
Son aspect était le même que lors de sa dernière apparition. Il
n’était pas entouré d’un halo solaire mais sa veste semblait avoir
été entièrement tissée de fils d’or, et il s’était équipé de sa hache
de guerre et d’une épée. Sans aucun harnachement, il montait un
cheval à la robe blanche comme neige, d’une grande fierté et
d’une beauté surnaturelle. Cet animal était visiblement immortel.
Dès qu’il vit le roi des dieux, Yssourak courut vers lui.
« Tu t’es beaucoup tourmenté en mon absence, déclara Ylai-
ñäkté, mais je ne pouvais pas me montrer plus tôt. R
— Je nai aucun reproche à te faire, Seigneur, puisque tu es là,

218
répondit Yssourak.
— Un bon général se doit d’agir par surprise, aussi ne te
dévoilerai-je pas mon plan. Je t'informe seulement que je vais
m’absenter avec Kanashka. Effectue ton offensive comme tu
l’avais prévu. Quand tu auras traversé la rivière, tu devras peut-
être te battre, mais je serai là. Je ne connais pas les intentions de
Wärsani, pas plus qu’il ne connaît les miennes. »
Batmônkh et Kanashka arrivèrent à leur tour. Ils se proster-
nèrent devant Ylaiñäkté, non sans l'avoir brièvement regardé car
ils le rencontraient pour la première fois. Le roi des dieux adressa
quelques paroles au souverain des Khalkhas dans sa langue, avec
un accent apparemment parfait. Il se tourna ensuite vers
Kanashka.
« Viens avec moi », dit-il en lui tendant la main.
Le cœur de Kanashka fit un bond dans sa poitrine. Ylaiñäkté
produisait le même effet sur les femmes qu’Astarya sur les
hommes, mais le toucher, c'était comme remonter vers la création
du monde. Il avait une apparence tout à fait humaine, et
Kanashka ne doutait pas qu’elle allait sentir sur ses doigts le
contact d’une main d’homme. Mais elle craignait l’effet que ce
saut à travers les éons allait avoir sur la simple femme qu’elle était.
Ylaiñäkté la rassura par un sourire, et il se pencha vers elle, la
main toujours tendue.
« Je ne suis pas si différent de toi », lui dit-il.
En retenant son souffle, Kanashka prit donc sa main. Elle se
retrouva en amazone sut le cheval, devant le dieu et serrée contre
lui. Ylaiñakté l’entourait de ses bras. Il se tourna vers Yssourak
pour lui dire qu'il le reverrait bientôt, puis sa monture se mit en
marche. Le jeune roi le regarda partir en lexcusant de son
laconisme.
Kanashka se pâmait dans le parfum subtil d’Ylaiñäkté. Il lui
parla pour lui faire reprendre ses esprits :
« Les humains et les dieux sont faits de la même substance. Il

219
en est de même de toute créature possédant un corps et vivant
sous le soleil. La terre est notre mère commune.
— Mais entre nous, il y a quand même quelques différences,
nota Kanashka.
— C’est vrai. L'esprit des dieux est plus vaste et plus profond
que celui des hommes. Mais comme toi, j’ai été conçu par un père
et une mère. Je peux connaître l’amour et avoir un enfant avec
une mortelle. »
Ses propos firent rougir Kanashka.
«Quant à mon cheval, continua Ylaiñäkté, il s'appelle Vent
Céleste. Depuis la création des animaux, c’est ma monture
préférée. Comme tu vas le voir, il est d’une très grande rapidité.
En cette journée décisive, nous avons besoin de ses services.
— Comment arrives-tu à le monter sans aucune pièce de
harnais ? demanda Kanashka.
— Parce que lui et moi, nous ne faisons qu’un. Nous sommes
unis par la pensée. Je vais te montrer cela. »
Sans que son maître eût besoin de parler, Vent Céleste se mit
au trot puis au galop. Bien qu’il fendît l’air comme une flèche,
Kanashka ne sentait qu’un doux balancement, semblable à une
ondulation de flots marins. La crinière du cheval se soulevait, de
même que la chevelure de la jeune femme, et le paysage défilait à
une vitesse impressionnante.
Il ralentit en commençant à gravir une pente, mais par sa
puissance, il continua à surpasser tous les chevaux du monde des
hommes. Ses sabots claquaient sur le sol pierreux et les rochers.
Tandis que le bras gauche de Kanashka enlaçait Ylaiñäkté, sa
main droite était posée sur la robe soyeuse de Vent Céleste. Elle
comprenait d’où venait son nom, car il rassemblait la douceur
d’une brise vespérale et la force d’un ouragan.
Malgré la rapidité du cheval, le soleil eut le temps de monter
au-dessus des cimes avant qu’Ylaiñäkté n’arrivât à destination.
C'était un ravin dépourvu d’arbres, au versant septentrional

220
partiellement recouvert d’éboulis. Vent Céleste s'arrêta devant
une ouverture de la paroi rocheuse qui semblait naturelle. Le roi
des dieux aida Kanashka à mettre pied à terre avant de descendre.
Ils restèrent face à face.
« La montagne possède plusieurs entrées, déclara Ylaiñäkté. Tu
connais la principale. Les autres sont secrètes ; seul Wärsani les
utilise. Mais j'ai impression qu’il n’a jamais appris l’existence de
celle-là. »
Il désigna l’ouverture et tira de sa veste une feuille de papier
pliée pour la donner à Kanashka. Celle-ci la déplia précaution-
neusement et vit un schéma complexe, qu’elle interpréta comme
un itinéraire.
« J’ai dessiné cette carte d’après un document recueilli chez les
nains qui ont creusé cette montagne, longtemps avant la venue de
Wärsani, expliqua Ylaiñäkté. Elle te permettra d’arriver à la salle
du trésor. Ta mission est d’emporter autant d’or que tu le pourras.
— Mais. Pourquoi n’y vas-tu pas? demanda Kanashka, peu
enthousiasmée par la perspective de retourner dans la montagne.
— Parce que c’est le seul endroit où Wärsani puisse me retenir
prisonnier. J'aimerais effectuer moi-même la tâche que je te
confie mais c’est trop risqué.
— Trop risqué ? Et moi, si je rencontre Wärsani, qu'est-ce que
je fais ?
— Tu lui diras que c’est moi qui t’ai envoyée. Je ne crois pas que
tu aies quoi que ce soit à craindre de lui. Tu es lune de ses
concubines et il ne maltraite pas les femmes. Et avec un peu de
chance, tu ne le reverras pas. Il quittera son inexpugnable repaire
dès qu’il s’apercevra qu’il a perdu son or, car c’est ce qu’il aime le
plus au monde. Il essaiera de le retrouver et j'en profiterai pour le
chasser d’ici. C’est à moi que revient la tâche la plus difficile, car
je vais devoir laffronter. »
Kanashka réfléchit à ces paroles et hocha lentement la tête, les
yeux baissés. Elle comprenait que la réussite de cette opération ne

221
reposait que sur eux deux, et que l’attaque menée par Yssourak
avait, tout au plus, valeur de diversion.
«Comme je lai dit, j'ignore les intentions de Wärsani,
poursuivit Ylaiñäkté. Il se peut qu’il reste retranché dans sa
montagne. Dans ce cas, ta mission est ne puisqu’elle
l’obligeraà en sortir. »
Il donna ensuite à Kanashka un sac de chanvre d’apparence
tout à fait ordinaire, pour y mettre lor.
« Veille bien à le remplir complètement », dit-il.
Le troisième objet que Kanashka reçut flattait beaucoup plus
sa vue. C’était une bille de cristal renfermant en son centre une
étoile jaune éblouissante, enchâssée dans une monture en or de
forme ovale à laquelle une chaîne était attachée. Cette monture
devait être extrêmement précieuse, autant que les bijoux des
nains, mais Kanashka pressentit que létoile l’était bien plus
Encore +
«C’est une goutte de feu solaire, expliqua Ylaiñäkté. À
l'origine, le feu et l'or métaient pas distincts. C’est avec cette
substance que j'ai forgé le soleil. Lors de mon travail, j'ai fait
tomber quelques gouttes, et cette étoile est l’une d’elles. Porte-la
et aucune créature des ténèbres ne t’importunera. Tu pourras
même descendre dans les enfers. On te fuira comme les êtres
vivants fuient la mort. »
Vlaiñakté mit la chaîne au cou de Kanashka, la transformant
en un collier. Le feu solaire reposa sur la poitrine de la jeune
femme. Elle ferma les yeux en y posant la main, plongée dans un
complet ravissement. Il lui sembla sentir le feu chauffer son cœur,
et même à travers ses paupières, elle percevait son éclat. Jamais
une femme n’avait eu un tel bijou!
Ylaiñäkté prit la tête de Kanashka entre ses mains et déposa
une bise sur son front.
« Va donc, et sois courageuse », murmura-t-il.
Kanashka ouvrit les yeux pour regarder le roi des dieux.

222
Aucune parole ne parvint à se former sur ses lèvres. Lentement,
elle avança à reculons vers la porte de la Montagne d'Or.

223
XXI

Une apprentie voleuse

Elle entra dans une grotte naturelle qui se prolongea par un


tunnel. Avançant d’abord à grandes enjambées, elle ralentit quand
le sol se mit à descendre. La pente devint par endroits si raide que
des marches avaient été taillées, le tunnel se transformant en un
escalier. , j
Le premier sentiment qui gagna Kanashka fut l'enthousiasme
de la découverte : elle empruntait un chemin que Wärsani lui-
même ne connaissait pas et qui n'avait pas été foulé depuis elle ne
savait combien de millénaires. Peut-être le baiser d’Ylaiñäkté ne
fut-il pas étranger à son absence de peur. Mais le tunnel descen-
dait toujours. Au bout d’un laps de temps que Kanashka ne
pouvait pas mesurer mais qu’elle jugea très long, elle commença à
se poser des questions. La salle du trésor se trouvant à une
altitude supérieure à la rivière, pourquoi fallait-l tellement
descendre ? Elle en avait les genoux fatigués. Elle regarda la carte
sans trouver de réponse, les dénivellations n’étant pas indiquées.
En tout cas, elle m'avait pas pu se tromper de chemin puisqu’elle
n'avait vu aucune intersection.
Elle se remit donc en marche, quelque peu rassurée. Elle finit
par arriver à une petite salle formant un nœud dans le réseau des
galeries, qui avait été grossièrement creusée. Cinq tunnels y
aboutissaient. Tous étaient indiqués sur la carte, et Kanashka y
trouva sans erreur possible celui qu’elle devait emprunter. Elle eut
la désagréable surprise de voir que son chemin continuait à
descendre. Il y avait toutefois peu d’escaliers, le sol restant en

224
pente légère. Elle traversa deux autres intersections qui lui firent
comprendre pourquoi Wärsani n’était jamais passé par là, malgré
ses huit siècles de présence: personne ne pouvait s’aventurer
dans ce labyrinthe sans une carte.
La température montait tant que Kanashka dut enlever sa
veste. Elle la plia pour la ranger dans le sac, qu’elle jeta sur son
épaule. De nouveau, elle descendit des escaliers, mais une
intéressante découverte chassa son inquiétude. L’éclat du feu
solaire faisait apparaître des cristaux enchâssés dans la roche. La
raison pour laquelle les nains avaient creusé ces galeries apparut
alors clairement : elles témoignaient de leur travail de mineurs. Ils
avaient extrait des cristaux ici et là, laissant de petites cavités dans
la roche. Les gemmes restantes n’avaient guère dû avoir de valeur
à leurs yeux, mais Kanashka les aurait volontiers récoltées. Sans
nul doute, les galeries pouvaient s'étendre très loin sous les
montagnes.
De petites surfaces avaient été dessinées sur la carte. Kanashka
vit qu’il s'agissait de salles souterraines quand la galerie s’élargit.
Jusqu’alors, elle avait marché dans des ténèbres absolues, mais elle
sentit que de vagues lueurs s’agitaient au loin.
Quand elle entra dans la première salle, elle s’arrêta pour
ladmirer. Un subtil bruit de ruissellement emplissait les lieux ;
une grande nappe d’eau où s’ébattaient de nombreux poissons
lumineux s’étendait devant Kanashka. Leur éclat mouvant était
renvoyé au plafond par une infinité de gemmes tapissant le sol,
toutes immergées. Le spectacle ainsi créé était d’une féérie
dépassant l’entendement. C’était l’irruption dans les ténèbres de
la plus pure et intemporelle beauté. Et la terre avait ouvert son
sein à Kanashka pour lui faire découvrir sa richesse.
L’impression causée par le trésor de Wärsani était différente,
cat il s’agissait de joyaux ouvragés. Ils y gagnaient beaucoup en
valeur. Dans cette salle, c'était le jeu des couleurs émanant de
créatures vivantes qui fascinait Kanashka. Elle se plut à penser

225
que ces poissons étaient les âmes des gemmes.
Mais elle devait abandonner sa contemplation pour traverser
cette salle, et il n’y avait pas d’autre moyen que d’entrer dans l’eau.
Estimant qu’elle était assez profonde en certains endroits, Kana-
shka se déshabilla et rangea ses vêtements, avec la carte, dans le
sac d'Ylaiñäkté. Le feu solaire reposa entre ses seins. Elle garda
ses bottines, puisque par terre, il y avait de quoi s’écorcher les
pieds.
La chaleur de l’eau répondait à celle de Pair. Quand elle y
entra, Kanashka prit conscience de sa limpidité, qui la rendait
immatérielle. Les poissons s’enfuyaient mais le feu solaire jetait sa
vive lumière sur le sol, y faisant apparaître d’énormes pépites d’or.
Kanashka se pencha pour en ramasser quelques-unes. Alors que
des gens auraient risqué leurs vies pour s’en emparer, elle les
laissa retomber dans l’eau. En levant les yeux, elle vit des veines
d’or courir dans la roche, au plafond. C'était donc de là que
provenait le trésor de Wärsani.
Kanashka ne savait pas mieux nager que l’année précédente.
C'était un sport difficile à pratiquer au Tourpana. Elle eut de
sérieuses craintes quand Peau arriva à sa poitrine, manquant
d’immerger le feu solaire, mais elle parvint à traverser cette salle
de part en part.
Elle pénétra ensuite dans une salle plus grande, qui offrait un
spectacle comparable. Elle se comporta cette fois de manière plus
intelligente en restant près des parois pour éviter les zones de
grande profondeur. Les dimensions de cette salle rendaient son
éclairage difficile ; le feu solaire illuminait surtout le corps blanc
de Kanashka, la transformant en une déesse de lumière.
Plus loin, il y avait une troisième salle différente des deux
premières: elle était immense. Sa voûte était soutenue par de
gigantesques piliers de roc qui semblaient d’origine naturelle.
L'eau s’y étalait en plusieurs lacs et un pont en épaisse
maçonnerie enjambait l’un d’eux. Il se prolongeait par un escalier

226
conduisant à une ouverture située en hauteur. Comme elle avait
étudié très attentivement la carte, Kanashka savait qu’elle devait
passer par là, et cela signifiait qu’elle allait commencer à remonter.
Les nains avaient construit d’autres édifices qui s'étaient trans-
formés en ruines informes au fil des millénaires, mais qui
rehaussaient l’aspect fantastique de ce monde souterrain toujours
éclairé par les poissons. Deux autres ouvertures apparaissaient
dans les parois, plus grandes que celle que Kanashka devait
emprunter. Elles ressemblaient à des déchirures naturelles de la
roche et laissaient passer des lueurs rougeoyantes.
Kanashka eut envie de se reposer avant d’entamer la deuxième
partie de son voyage. Elle effectuait une mission importante qui
ne devait pas être retardée, mais il lui restait un long chemin à
faire, cette fois en pente ascendante. Il lui faudrait inévitablement
faire des haltes pour reprendre son souffle.
Le lac le plus proche possédait une sorte de grève faite d’un
sable grossier. Kanashka s’y rendit, déposa le sac et retira ses
bottines pour les vider de leur eau. Elle s’assit ensuite en tailleur
et se plongea dans la contemplation du lieu. Des pépites d’or
reposaient au fond des lacs, mais elles n'étaient pas ce que cette
salle avait de plus remarquable.
Les zones non inondées restaient dans la pénombre. En
regardant l’une d’elles, Kanashka vit quelque chose y bouger. Elle
se leva en écarquillant les yeux. La chose réagit en glissant par
terre et disparut. Croyant avoir entendu un cri, Kanashka tendit
l'oreille et retint son souffle. Elle perçut alors comme le siffle-
ment d’un vent, auquel se mêlaient de lointains gémissements.
Une onde de terreur la frappa avec une telle brutalité qu’elle
retomba sur les fesses, les jambes coupées. Elle venait de
s’apercevoir de l’horreur de sa situation : elle était descendue dans
les enfers ! C’était le domaine des morts, des Räskarals et d’autres
créatures encore plus épouvantables. Un lieu interdit aux vivants,
où elle avait pu s’aventurer parce qu’elle était porteuse du feu

227
solaire.
Ylaiñäkté s'était joué de Kanashka en lui disant qu'il avait
trouvé une entrée secrète de la Montagne d’Or. C'était en réalité
une route menant aux enfers, lesquels communiquaient avec le
domaine de Wärsani. Voilà pourquoi il lui avait dit qu'avec son
collier, elle pourrait même descendre dans le séjour des morts |
Sur l'instant, elle oublia la suite de ses propos, selon lesquels
c'était elle qui était en train de semer la panique dans PAutre
Monde. Dès qu’elle s’en sentit capable, elle se remit debout, prit
le sac d’une main et ses chaussures de l’autre et partit en courant.
Elle traversa une nappe d’eau qui monta jusqu’à ses cuisses, en
projetant de bruyantes éclaboussures, puis elle franchit une
élévation de terrain et arriva au pont.
Ce fut sans se retourner qu’elle quitta la salle. Tout de suite,
elle se heufta à un escalier qui montait en pente raide, mais la
terreur lui donnant des ailes, elle gravit plus de cinq cents
marches avant de s’arrêter, épuisée. Elle souffla un moment, en
posant une main sur sa poitrine pour sentir les battements
effrénés de son cœur.
Elle se remit en marche plus lentement, et après une centaine
de marches, elle atteignit un palier où elle se décida à se rhabiller
et à remettre ses bottines. Sa veste resta dans le sac puisqu'il
faisait encore chaud. Assise sur une marche, elle essaya de se
calmer et de réfléchir sereinement à son aventure. Il ne fallait pas
en tenir rancune à Ylaiñäkté, car s’il lui avait dit qu’elle descen-
drait dans les enfers, elle ne se serait jamais mise en route, or il
était vrai qu’elle n’avait rien à craindre. Grâce au feu solaire, elle
était la première mortelle à avoir effectué une incursion dans
l'Autre Monde et à en être ressortie vivante. Son aventure pouvait
la faire entrer dans la légende !
Elle avait vérifié ce que les concubines de Wärsani disaient des
entrailles de la Montagne d’Or : elles communiquaient effective-
ment avec les enfers. Wärsani y descendait sans doute par

228
l'escalier que Kanashka était en train d’emprunter, ou par d’autres
voies si elles existaient. C’est ainsi qu’il entrait en contact avec les
créatures des ténèbres.
Enfin, Kanashka avait pu s’instruire sur les enfers. Ils n’avaient
apparemment pas toujours été habités par les âmes des morts,
mais ils étaient depuis que les hommes avaient envahi la terre en
se multipliant. Leurs mânes avaient pris possession de cavernes
aménagées ou creusées par les nains. Kanashka se demanda donc
si ceux-ci avaient disparu à cause des hommes. En réalité, en
s’enfonçant trop loin dans la terre, ils avaient réveillé les démons
du Chaos, ceux qui avaient été enfouis dans les profondeurs après
la victoire d’Ylaiñäkté sur Pourwantik, et cette rencontre leur avait
été fatale.
Kanashka ouvrit la carte pour l’étudier une nouvelle fois. Le
chemin restant à parcourir paraissait plus court mais il promettait
d’être plus difficile. Cependant, Kanashka s’était endurcie l’année
précédente sur les pentes de la Montagne d'Or. Quand les
battements de son cœur ne furent plus perceptibles, elle se remit
debout, le sac à l'épaule, et elle continua sa remontée avec entrain.

Elle faillit pousser un cri de victoire quand elle vit les premiers
cristaux lumineux. Elle avait atteint la zone habitée de la
Montagne d’Or. La première chose à laquelle elle pensa fut de
dissimuler le précieux feu solaire, qui ne lui était plus nécessaire.
Pour cela, elle le rangea dans sa veste, après avoir ressorti celle-ci
du sac. Il lui fallut encore consulter la carte pour arriver à la salle
du trésor.
Comme l’indiquaient les signaux provenant de son estomac, il
devait être midi passé. Yssourak n'avait sans doute pas encore
atteint la rivière, mais Kanashka espérait que le regard de Wärsani
se fût déjà tourné vers lui. Comment allait-elle maintenant
effectuer sa mission de cambrioleuse? Faudrait-il parcourir le
même chemin en sens inverse, en transportant un sac rempli

229
d’or? Cette perspective était plutôt inquiétante, mais Kanashka
faisait confiance à Ylaiñäkté. Il ne lui aurait pas confié une tâche
infaisable ou trop dure.
Elle se rendit au fond de la salle pour commencer son travail.
Après avoir posé le sac grand ouvert DES terre, elle le remplit de
vaisselle et de bijoux.
« Et voilà ! se dit-elle. Ylaiñäkté m’a dit de prendre tout ce que
je pouvais, mais cela ne représente pas grand chose. Une
personne ordinaire ne s’apercevrait pas de ce larcin. »
Elle souleva le sac avec les deux mains.
« Oh ! c’est lourd ! » fit-elle à haute voix.
Ce qu’elle craignait se produisit : elle entendit un craquement
et le sac se vida d’un seul coup. Mais aucune de ces pièces n’était
tombée par terre ! Interloquée, Kanashka explora le fond du sac,
sans y trouver de déchirure.
Ylaiñäkté lui avait donc donné un sac magique ! L’or avait dû
être transporté en un lieu que lui seul connaissait.
Kanashka resta un instant désarçonnée par sa découverte, puis
elle se remit à la tâche. Elle remplit encore neuf sacs avant de
ressentir les premiers effets de la fatigue. Faire disparaître tout ce
trésor en une seule journée était absolument impossible ! Voilà
pourquoi Ylaiñäkté ne le lui avait pas demandé. L’or volé
représentait à la fois peu et beaucoup. Comme Wärsani ne voulait
pas qu’une seule bague quittât son trésor, Kanashka en avait pris
assez pour le mettre hors de lui.
Elle poursuivit son travail en se posant de plus en plus de
questions. Pour éviter les rencontres indésirables, il fallait se
dépêcher de partir. Si une concubine entrait dans la salle, cela ne
poserait guère de problèmes, mais l’idée de revoir Wärsani
terrifiait Kanashka. Elle se dépêcha donc de remplir deux autres
sacs, puis elle y rangea sa veste et se dirigea vers la porte en
zigzaguant entre les tas d’or. Tout serait fini quand elle aurait
franchi le seuil !

230
Mais quand elle y arriva, une silhouette lui barra la route. Elle
poussa un cri et fut secouée par un sursaut si violent que ses côtes
faillirent s’entrechoquer !
C'était Narantewé. II la regardait avec un air mystérieux.
«Ah ! Narantewé ? fit-elle en poussant un soupir. Tu m'as fait
peur.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il.
— Euh... Je suis revenue. »
Dans sa confusion, elle eut l’idée de montrer son sac pour
prouver son innocence :
«Il n’y à que mes vêtements à l’intérieur, dit-elle.
— J'ai senti ta présence depuis un moment, répondit
Narantewé. Et je t’ai observée à travers le mur. Tu as pris douze
sacs d’or. »
Comme elle ne pouvait nier son forfait, Kanashka utilisa
l'argument que le roi des dieux lui avait suggéré :
« C’est Ylaiñäkté qui m’a envoyée ici.
— Oui, je sais. Donne-moi ton sac. »
Kanashka fut obligée de lui obéir. Elle ne voulait pas que le
feu solaire fût découvert, mais Narantewé le trouva immé-
diatement. Il jeta également un coup d’œil sur la carte en
murmurant : «Intéressant». Kanashka le regardait avec
angoisse.
«Bon, maintenant, peux-tu me rendre cela? fit-elle. J’en ai
besoin pour repartir.
— Pourquoi veux-tu t’en aller ?
— Mais. parce que.
— Tu ignores qu’Yssourak se trouve ici.
— Non, il. il est en route, en ce moment, avec Batmôünkh,
bafouilla Kanashka.
— Mon père l’a capturé ce matin, sans doute au moment où
Ylaiñäkté t’emmenait dans le ravin. »
Kanashka eut d’abord du mal à croire Narantewé, puis elle mit

231
une main sur sa bouche pour étouffer un cri.
« C’est vrai ? fit-elle.
— Tu ne me crois pas ? Si tu le veux, je t'emmène auprès de
lui. »
Kanashka voulut partir sur-le-champ. RARES quitta la salle
pour lui montrer le chemin.
Tous les couloirs et les escaliers qu’ils empruntèrent étaient
déserts.
«Mon père a demandé aux femmes de rester dans leurs
chambres, expliqua Narantewé. Nous sommes en état de guerre. »
L’offensive d’Yssourak était donc prise au sérieux. Malheu-
reusement, le combat était déjà fini pour lui. Tout reposait à
présent sur Ylaiñäkté. :
Narantewé conduisit Kanashka vers la salle octogonale. À son
arrivée, la jeune femme s’arrêta subitement. Wärsani se tenait au
milieu de la salle et semblait l’attendre.
Son fils le rejoignit.
« J'ai trouvé une voleuse, annonça-t-il. Elle était en mission
pour Ylaiñäkté. Il lui a donné ce sac pour transporter le trésor,
cette carte pour la guider et ce bijou pour léclairer. C’est une
goutte de feu solaire.
— Qu’a-t-elle réussi à voler ? demanda Wärsani.
— Elle à eu le temps de remplir douze sacs. »
Wärsani prit instrument du délit pour l’examiner. Il devina
certainement ses propriétés magiques. La colère qui apparut sur
son visage pétrifia Kanashka de terreur. Elle crut qu’elle allait
immédiatement être renvoyée dans les enfers, cette fois sous la
forme d’une âme séparée de son corps. Mais Narantewé revint
prestement vers elle et la prit par un bras.
«Je pense que nous devrions la garder prisonnière, dit-il. Elle
est précieuse pour Ylaiñäkté. »
Wärsani arriva à se contenir, mais pat ee il jeta violemment
le sac à la figure de Kanashka, puis il s’en alla. La terreur qui

292
s'était emparée de cette dernière avait été comme soufflée par ce
geste, car il montrait l’impuissance de Wärsani. Elle avait réussi à
atteindre lun de ses rares points sensibles, ce qui m'était pas un
mince exploit !
Toujours maintenue par Narantewé, elle se pencha pour
ramasser le sac. Son dénonciateur et protecteur la guida vers l’une
des portes. En franchissant le seuil, elle eut une nouvelle surprise :
elle vit une pièce assez vaste mais peu meublée, sur un banc de
laquelle Yssourak était assis. L’étonnement qu’il manifesta ne fut
pas moindre. Il se leva et reçut sa favorite dans ses bras.
« Kanashka ! s’exclama-t-il. Qu'est-ce que tu fais ici ? Je croyais
que tu étais avec Ylaiñäkté.
— Il m'a confié une tâche que j'ai réussie. Et toi, comment
Wärsani t’a-t-1l capturé ?
— De la même manière que toi, année dernière. Une tempête
s’est levée et m’a emporté ici. »
Narantewé, qui se tenait au seuil de la porte, se rappela aux
deux amants :
« Attendez dans cette pièce. On vous apportera à manger. »
Il disparut avec la carte et le feu solaire, laissant Yssourak et
Kanashka seuls face à face, s’étreignant toujours.
«Tu nas pas entendu les paroles qui ont été prononcées à
l'instant ? demanda Kanashka.
— Au sujet de la voleuse ? Si, bien sûr.
— Narantewé parlait de moi. Ylaiñäkté m’a demandé de
dérober une partie du trésor de Wärsani pour le pousser à quitter
sa montagne. Comme tu le vois, c’est chose faite.
— Alors, rien n’est perdu ! Et ton arrivée m'est d’un immense
réconfort.
— C’est Narantewé qui m'a amenée à toi. Il faut lui en être
reconnaissant. »

233
XXII

Le serpent noir

L’enlèvement d’Yssourak ne prit pas Ylaiñäkté totalement au


dépourvu. Celui-ci savait qu’il devait assurer la protection du
jeune roi. Il s’était donc empressé de revenir auprès de lui après
avoir conduit Kanashka au ravin, mais Wärsani avait agi plus vite
qu'il ne l'avait prévu. Il ne lui restait donc plus qu’à prendre le
commandement des troupes. Zorigt le secondait tandis que
Batmônkh restait au campement. Jusqu’au début de après-midi,
la longue file des cavaliers glissa comme un énorme serpent dans
les vallées et sur les versants des montagnes. Ylaiñäkté ne les
faisait pas avancer très vite mais il ne leur permit aucune pause.
Ils bénéficièrent d’un temps très agréable, ce qui n’était aucune-
ment dû à la chance : le roi des dieux avait chassé les nuages grâce
à un vent tiède.
Quand ils atteignirent la rivière coulant au pied de la Montagne
d'Or, une sorte de rideau volant, de couleur blanche, tomba
devant Ylaiñäkté. D’un signe de la main, le dieu arrêta tous les
cavaliers. Se tortillant comme sous l’effet d’un vent tourbillon-
nant, le rideau prit une forme humaine. C'était Wärsani, en tenue
de mage et muni de sa paire d’épées précieuses.
« Félicitations pour le mauvais tour que tu m’as joué, souverain
du ciel, déclara-t-il. J’avoue que je ne m’y étais pas attendu. Tu es
plus redoutable par la ruse que par la force.
— C’est donc que tu avais oublié qui je suis, pauvre petit prêtre
qui se prend pour un dieu, répondit Ylaiñäkté. Rabaisse ton
orgueil. »

234
Wärsani ne se laissa pas impressionner par ces paroles
provocantes, que les guerriers avaient l’habitude de s’échanger
avant de se battre.
«Mais de mon côté, j'ai enlevé Yssourak, répliqua-t-il. Ainsi,
nous sommes à égalité.
— Si tu as un peu d’honneur, laisse-le en paix et affronte-moi.
— Je suis venu pour cela, grand roi! Descends donc de ton
cheval et viens goûter à mes épées. Tu verras ce que j'ai appris à
faire. »
Ylaiñäkté se retourna pour regarder les soldats. Il aurait aimé
leur dire de continuer leur route pendant le duel, mais en
absence de Kanashka, lui seul pouvait les guider vers l'entrée de
la Montagne d'Or.
Il mit donc pied à terre, caressa Vent Céleste de la main droite
et s’approcha de Wärsani.
« Tu n’auras pas à me combattre si tu pars immédiatement, dit-
il en regardant son adversaire dans les yeux. Je veux seulement te
chasser de ton repaire.
— Essaie-donc ! »
Wärsani se jeta sur lui en faisant tournoyer ses deux lames.
Ylaiñäkté para les premiers coups avec son épée. Il tenait
également sa hache de guerre de sa main gauche mais il s’en
servait peu. Dès la première passe, les Khalkhas et les Tourpanais
s’avancèrent pour entourer les deux bretteurs, désireux d’admirer
ce combat. Jamais aucun homme n’en avait vu de semblable.
Les mouvements étaient si rapides que les lames devenaient
presque invisibles, mais leurs chocs faisaient jaillir des nuées
d’étincelles. Quand l’une des épées de Wärsani heurtait la hache
d’Ylaiñäkté, une véritable langue de feu partait dans un bruit de
tonnerre. Voyant cela, Zorigt ordonna aux soldats de s’éloigner. Il
sentit le danger que représentait cet affrontement entre deux
adversaires aux pouvoirs démesurés.
On ignorait ce qu’ils essayaient de faire. Ylaiñäkté était certes

285
immortel, mais pouvait-il être blessé? Personne ne le savait.
Quant à Wärsani, sa fille avait révélé que ses yeux étaient
vulnérables, mais dans un tel combat, il était impossible de les
atteindre. Par moments, les adversaires retenaient leurs armes et
s’observaient, puis ils commençaient une nouvelle passe. Malgré
la rapidité de leurs mouvements, il devint évident qu'ils
utilisaient pas les mêmes techniques que les mortels. Comme
chacun pouvait voir l’esprit de l’autre, l’utilisation de feintes
n’était pas possible. Peut-être le choc des armes se doublait-il
d’une lutte mentale.
Alors que les spectateurs commençaient à croire que le duel ne
s’arrêterait jamais, un formidable bruit les assourdit, et dans une
explosion de feu, Wärsani fut projeté en arrière. Il roula sur
Pherbe. Sans lui laisser le temps de se relever, Ylaiñäkté lança sa
hache sur lui, mais ce que l’on vit voler dans les airs ne fut pas
une arme : ce fut un éclair qui frappa le mage de plein fouet. Un
nouveau claquement de tonnerre retentit entre les parois de la
vallée, faisant tressaillir hommes et chevaux, cependant que la
hache revenait d’elle-même dans les mains de son propriétaire.
Une odeur de brûlé se propagea et une vapeur grise s’éleva de
l'herbe noircie, autour de Wärsani.
Un grand rideau blanc sortit de ce nuage, prit la forme d’un
oiseau et monta rapidement. Les deux épées étaient restées sur
place ; elles se transformèrent en serpents dorés et s’enfoncèrent
dans le sol. Croyant qu’Ylaiñäkté avait réussi à mettre son
adversaire en fuite, les hommes poussèrent des hurlements de
joie, mais le dieu leur cria dans la langue des Khalkhas et des
Tourpanais :
«Ce n’est pas terminé ! Entrez dans la rivière et continuez à
avancer vers le nord ! Prenez les éléments des ponts ! »
Au ton impérieux de sa voix, Zorigt comprit qu’un danger
pressant les menaçait. Il poussa ses hommes à exécuter cet ordre
plutôt singulier qui allait les faire progresser dans l’eau. Ylaiñäkté

236
était remonté à cheval. Il brandit son épée droit vers le ciel et
lança cette invocation :
« Dhergrous | »
Alors que le ciel était resté bleu, des nuages y bourgeonnèrent.
Réduits d’abord à de petites boules de coton blanc, ils grossirent,
prirent une teinte grise et se rejoignirent, recouvrant entièrement
la vallée. Pendant ce temps, Zorigt avait fait entrer en hâte les
soldats dans la rivière. Ils étaient tous en selle et leurs montures
avaient de l’eau jusqu’au ventre. Leur commandant les fit avancer
dans un grand sillon d’éclaboussures. Il donnait ses ordres aux
gardes d’Yssourak comme à ses compatriotes, sans avoir besoin
d’interprète puisque des gestes lui suffisaient.
Ylaiñäkté resta en arrière, immobile sur sa monture, le visage
levé vers les nuages. Il avait rengainé son épée mais tenait sa
hache.
Ce qu’il attendait se produisit : un dragon émergea des nuages
et fondit sur lui. C'était cette même créature que Kanashka avait
vue lors de son évasion. Une énorme vague de feu jaillit de sa
gueule et déferla sur Ylaiñäkté, mais elle fut déviée par une rafale
de vent que le dieu avait déclenchée. Sa monture resta ferme sur
ses sabots tandis que la tempête de feu s’abattait à côté de lui,
transformant les sapins en des torches. Quand le dragon passa
au-dessus de lui, Ylaiñäkté lança sa hache et la foudre le toucha au
ventre. Le fracas du tonnerre couvrit le hurlement poussé par la
gigantesque créature.
Les soldats s’étaient arrêtés pour regarder la scène, stupéfiés et
tremblant de peur. Ils comprenaient maintenant pourquoi
Ylaiñäkté leur avait ordonné de descendre dans l’eau. Bien que
touché par la foudre, le dragon poursuivit son vol et repartit dans
les nuages, qui avaient continué à s’assombrir. De grosses gouttes
d’eau se mirent à tomber, et en peu de temps, la vallée fut noyée
sous une pluie diluvienne. L’incendie provoqué par le dragon
s’éteignit rapidement.

291
Quand il revint, les soldats aperçurent les silhouettes
fantomatiques de ses immenses ailes derrière les trombes d’eau.
Ils se jetèrent dans la rivière, tentant d’y faire disparaître leurs
montures désorientées, et quand le dragon passa au-dessus de
leurs têtes, ils comprirent qu’ils avaient eu raison de se protéger.
Cette fois, ils étaient la cible. Mais leur adversaire ne pouvait plus
cracher le feu: chaque fois qu’il ouvrait sa gueule, il avalait des
dizaines de seaux d’eau! De plus, la pluie alourdissait les fines
membranes de ses ailes. Il se résigna donc à décrire un demi-
cercle et à se poser devant Ylaiñäkté. Aussitôt, la pluie diminua
d'intensité, sans s’arrêter.
Le dragon était d’une telle taille qu’il aurait pu gober Ylaiñäkté
et Vent Céleste en une seule fois. Il s’approcha d’eux en marchant
sut ses puissantes serres et sur les griffes de ses pattes de devant,
son cou redressé et ses prunelles jaunes dardées sur le roi des
dieux.
«Tu ne peux pas me vaincre, Wärsani ! lui cria celui-ci. Si tu
veux t’épargner l'épuisement d’un combat sans fin, envole-toi et
ne reviens jamais dans cette vallée ! »
En entendant ces mots, le dragon tendit son cou et ouvrit sa
gueule, mais il reçut un coup de foudre sur le museau sans avoir
eu le temps de cracher son feu. Ylaiñäkté était plus rapide que lui.
Si la foudre ne pouvait pas le tuer, il n’appréciait visiblement pas
d’en recevoir. Il recula en tressaillant et en poussant un grogne-
ment, et l’on put remarquer qu’il avait fermé les yeux pour se les
protéger.
« Disparais dans les profondeurs de l'Océan ! cria Ylaiñäkté en
brandissant sa hache. Va tenir compagnie à ceux dont tu as volé la
forme et essaie d’apprendre ce qu’est un vrai dragon ! »
Wärsani émit un nouveau grognement, cette fois de manière
menaçante, mais il n’essaya pas d’agresser Ylaiñäkté. Finalement,
il déploya ses ailes et s’envola en faisant ployer les arbres.
Vent Céleste partit immédiatement au galop pour porter son

238
maître jusqu’à Zorigt.
« Cette fois, Wärsani est bien parti, annonça Ylaiñäkté dans la
langue des nomades, mais je ne crois pas que ce soit pour très
longtemps. Le plus dur reste à faire. Remettez vos hommes en
route. Ils peuvent marcher hors de la rivière.
— Le dragon, c'était lui ? demanda Zorigt.
— Oui, c’était lui. Il peut se dissimuler sous beaucoup de
formes.
— Où est-il parti, à votre avis ?
— Il est peut-être en train de chercher l’or que Kanashka lui a
volé. Il a vu dans mon esprit qu’il se trouvait dans les environs,
mais il ne sait pas exactement où. Il peut aussi nous préparer un
piège. »
Ylaiñäkté se rendit ensuite auprès des gardes d’Yssourak pour
leur parler dans leur langue, car ils préféraient recevoir leurs
ordres de lui que de Zorigt.
Les soldats sortirent donc de la rivière et se remirent en selle.
Pour leur permettre de se sécher, Ylaiñäkté fit revenir le soleil,
mais d’épais nuages restèrent dans le ciel, comme des sentinelles.
L'expédition arriva sans encombre à l’endroit où elle devait
traverser la rivière.
« Ce ruisseau sort par une grande caverne, expliqua Ylaiñäkté à
Zorigt. C’est l’entrée de la montagne de Wärsani. En suivant son
couts, vous arriverez donc à destination. Mais ce n’est pas facile
parce que la pente est raide et qu’il ny a pas de chemin. Il est
impossible d’y aller à cheval. Vous allez devoir laisser vos
montures 11. »
Les soldats mirent pied à terre et assemblèrent les ponts. Une
dizaine d’hommes, khalkhas et tourpanais, furent affectés à la
garde des chevaux ; Vent Céleste se tint à l'écart pour attendre
son maître. La rivière fut franchie et les guerriers commencèrent à
gravir la montagne en s’aidant parfois des mains. La mise en
garde d’Ylaiñäkté n’ayant pas été retenue, les Khalkhas se

259
voyaient déjà entrer dans la montagne et prendre leur part de
butin. Quant aux Tourpanais, ils pensaient à libérer leur
souverain.
La riposte de Wärsani débuta par un léger brouillard glissant
lentement sur le sol. Ylaiñäkté perçut immédiatement son
caractère magique et lança une nouvelle invocation : « Hwentos | ».
Le vent se leva aussitôt dans la vallée mais il eut du mal à pénétrer
lépaisse forêt. Il s’accrochait aux branches des conifères, qui le
retenaient comme l’auraient fait des tentacules. Un entremêle-
ment de voix confuses se fit entendre dans ce mugissement.
Durant leur ascension, les soldats s’étaient trop dispersés.
Comme il avançait en tête, Ylaiñäkté ne voyait pas ce qui se
passait en bas. Le brouillard s’épaississait, adhérant au sol, et des
formes apparurent. Dans cette pesante et angoissante obscurité
grisâtre, elles évoquaient des fantômes. Mais les soldats
comprirent qu’elles étaient réelles quand des hurlements de
douleur retentirent.
Ylaiñäkté ordonna à Zorigt de poursuivre son ascension puis il
rebroussa chemin, son épée à la main. Après avoir croisé quelques
soldats effrayés, qui essayaient de se hâter en se blessant les mains
sur les rochers, il tomba nez à nez sur une créature géante à
l'allure parfaitement invraisemblable et cauchemardesque. Elle
était comme un être humain coupé en deux par le milieu du
cotps, dont l’unique jambe était tordue de manière grotesque, le
talon retourné. Son visage, à œil et à la narine uniques, semblait
avoir été écrasé, et son simulacre de bouche portait de travers
quelques gigantesques incisives. Ce démon flottait dans le
brouillard, mais quand Ylaiïñäkté le frappa avec son épée, sa tête
s’en alla voler comme une balle et heurta un tronc d’arbre avant
de tomber par terre. Le dieu détruisit rapidement une deuxième
créature, qui semblait féminine car elle avait une sorte de sein sur
sa demi-poitrine.
Il s'arrêta ensuite pour réfléchir au moyen de sauver les

240
soldats, dont il voyait la débandade effrénée. C’est alors qu’une
énorme tête de serpent jaillit du sol, par une ouverture cachée, et
happa Ylaiñäkté avec une telle rapidité qu’il comprit ce qui lui
atrivait seulement quand il fut dans l’œsophage de la bête. Elle
était noire mais ses écailles d’obsidienne auraient brillé si elles
avaient été exposées au soleil, et un sombre éclat jaune rayonnait
de ses prunelles. Aussitôt après avoir avalé le dieu, elle disparut
dans les entrailles de la montagne.
Quelques soldats essayèrent de se défendre, mais pris dans un
brouillard de plus en plus épais, ils ne voyaient rien et le sol pentu
se dérobait sous leurs pieds. Ils tombaient en contrebas, roulant
comme des pommes de pin et s’écrasant sur des troncs ou des
rochers. Les démons se comportaient comme les loups lâchés sur
un troupeau de moutons. Ce fut pour eux un immense festin. Ils
croquaient les têtes des hommes ou ils empoignaient leurs
victimes et les fracassaient contre un arbre avant de plonger leurs
incisives dans les parties molles de leurs corps. De part et d’autre
du ruisseau, il tomba une pluie de sang,
Moins de cinquante hommes échappèrent à ce carnage. Les
derniers soldats à avoir franchi la rivière eurent le temps de faire
demi-tour. D’autres, autour de Zorigt, parvinrent à la caverne
complètement essoufflés. Aucun Tourpanais ne se trouvait parmi
eux. S’estimant hors de danger, ils s’écroulèrent par terre.
Il leur fallut un bon moment pour reprendre leurs esprits et
voir l’étrangeté des lieux. Les terrasses étaient désertes et baignées
par une brume lumineuse. C’était un vestige des nuages créés par
Ylaiñäkté. Aucun autre bruit que le susurrement du ruisseau ne
parvenait aux oreilles de Zorigt, si bien qu’une irréelle impression
de paix le gagnait. Il se remit debout, imité par les quinze
hommes qui lui restaient.
« Nous allons entrer dans la montagne, annonça-t-il. Soyez sur
vos gardes, car il se peut que Wärsani soit là. »
Après ce qui venait de se passer, plus personne ne pouvait

241
ressentir de peur.
Les soldats suivirent donc leur commandant en omettant de se
demander comment ils allaient rentrer chez eux. Ils découvrirent
l'intérieur de la caverne puis le couloir menant à la grande salle.
Zotigt ne manqua pas de remarquer son onirique beauté, mais
ce qui l’intrigua surtout, ce furent les jeunes femmes réunies dans
cette salle. Elles portaient une grande variété de vêtements et
étaient toutes plus jolies les unes que les autres. Certaines avaient
la peau très blanche, d’autres étaient halées, voire presque noires.
Toutes les couleurs de cheveux pouvaient également se voir.
Zotigt reconnut des Tourpanaises ou des femmes des royaumes
avoisinants ; quelques-unes ne pouvaient pas être identifiées.
Aucune Khalkha n’était présente. :
Toutes ces femmes se tenaient debout, faisant un grand cercle
autour de Zorigt, comme dans l’attente d’un spectacle. Au milieu
de ce cercle, il y avait Wärsani muni de ses deux épées.
« J'aurais préféré voir Batmônkh, déclara-t-1l en khalkha, mais
il me restera bien assez de temps pour m'occuper de lui. »
Zorigt s'était arrêté. En se retournant, il vit ses hommes et leur
fit signe de rebrousser chemin.
«Vos soldats sont libres de partir, s'ils arrivent jusqu’à la
rivière, dit Wärsani d’une forte voix. À vous, Zorigt, j'ai quelques
mots à dire. Comme vous le savez sûrement, j’ai passé un accord
avec votre peuple. »
Wärsani s’avança vers le commandant.
« Les Khalkhas devaient faire le vide autour de ma montagne,
rappela-t-il. Personne ne devait s’en approcher. Et vous, que
venez-vous de faire ?
— Cet accord n'avait pas de sens, répliqua Zorigt. Vous n’avez
pas besoin de nous pour assurer votre défense.
— Ne cherchez pas de justification ! Les accords sont faits pour
être respectés. »
Zorigt n’avait que peu d’arguments à opposer à Wärsani. Il se

242
savait coupable et se faisait peu d'illusions sur son sort.
Mais pourquoi le roi des dieux n’avait-il pas pu le sauver ?
Avait-il lui aussi été victime des démons ?
« Où se trouve Ylaiñäkté ? demanda Zorigt.
— Il est mon hôte pour quelque temps. Yssourak est également
retenu dans ma montagne et sa favorite, la petite voleuse de
bijoux, lui tient compagnie. Vous aussi, vous allez rester ici, mais
vous serez un peu plus bas, dans les enfers. »
En bon guerrier, Zorigt oublia sa situation désespérée et ne
pensa plus qu’à se battre. Il songea qu’un habile archer pouvait
crever un œil à Wärsani, mais les seules armes quil avait
conservées étaient son sabre et... |
Aussitôt, grâce à une formidable détente de bras, son poignard
jaillit dans les airs, vers l’œil gauche de Wärsani. Il aurait atteint sa
cible si le mage n’avait pas incliné sa tête juste à temps. Son vol se
termina contre un pilier.
«Bravo! s’exclama Wärsani. Je vais maintenant voir si vous
êtes aussi doué pour le maniement du sabre. Vous savez pourquoi
j'ai fait venir mes concubines ? C’est pour leur offrir un spectacle
de qualité et leur montrer ce que je fais des traîtres. »
Zorigt usa de toute sa science des armes mais le duel ne dura
pas très longtemps. Il fallut choisir des volontaires pour retirer le
cotps et nettoyer le sang,

243
XXIII

La décision d’Astarya

Narantewé entra dans la geôle d’Yssourak et de Kanashka avec


Yatishka et une autre concubine. Elles apportaient de la
nourriture chaude sur un grand plateau en or. Il y avait de la
viande de marmotte beaucoup mieux préparée que Tselmeg ne le
faisait, dont la saveur était rehaussée par quelques épices.
Kanashka reconnut une odeur de poivre. Wärsani le trouvait dans
le royaume méridional de Yentouké, d’où provenaient ses femmes
à la peau foire.
« Voici votre diner, dit Narantewé. Essayez de manger, bien
que je ne puisse vous apporter les nouvelles que vous espériez.
— Qu'est-ce à dire ? fit Kanashka. Ylaiñäkté n’a pas remporté
la victoire ?
— Si c'était le cas, vous ne seriez plus retenus ici. »
Yssourak et Kanashka s’échangèrent des regards angoissés.
« Qu'est-il devenu ? demanda encore la favorite.
— Il est ici. »
Kanashka faillit se laisser glisser dans un désespoir sans fond,
mais elle se leva subitement et se plaça devant Narantewé pour le
regarder dans les yeux.
«Je suis sûre que tu peux le libérer, dit-elle d’une voix
enflammée. Ou si tu ne peux pas le faire seul, demande l’aide de
ta sœur. »
Narantewé soutint son regard sans lui répondre. Elle insista. Il
lui répondit d’une voix sombre :
«Ce que tu ne peux pas demander à ma sœur, tu ne peux pas

244
non plus me le demander.
— Mais vous ne pouvez pas laisser le roi des dieux prisonnier !
Le retenir ici, c’est plonger le monde dans le chaos ! »
Dans le regard de Narantewé, Kanashka vit des signes
impossibles à interpréter. Elle fut certaine que sa réponse ne
traduisit qu’une partie de ses pensées :
« L'absence d’Ylaiñäkté ne se fera pas tout de suite sentir car il
nintervenait pas dans les affaires des hommes. Il y aura
cependant des changements, puisque nous avons quelques grands
projets. Nous allons donner au monde un visage différent. »
Les paroles de Narantewé rappelèrent à Kanashka la
discussion qu’ils avaient eue devant la caverne. De sinistres
ombres étaient tapies derrière elles, et Kanashka n’avait pas le
courage de les regarder. Elle ne posa qu’une seule autre question :
« Combien de temps resterons-nous prisonniers ?
— Je lignore, mais mon père ne vous veut aucun mal», dit
Narantewé.
Il s’en alla avec ses deux concubines. Kanashka aurait voulu
échanger quelques mots avec Yatishka ; celle-ci lui fit comprendre
d’un signe que ce n’était pas possible.
Narantewé n’eut pas besoin de refermer le vantail derrière lui
car, comme dans la chambre d’Astarya, il n’y en avait pas. Tout le
monde pouvait entrer et sortir sauf Yssourak et Kanashka.
Quand ils essayaient de franchir le seuil, une force invisible, qui
leur faisait sur la peau le même effet qu’une substance molle, les
arrêtait.
Évidemment, Yssourak et sa favorite délaissèrent le repas. Ils
n'auraient pas eu assez d’appétit pour avaler un seul grain de
sésame. Au lieu de cela, ils s’interrogèrent mutuellement du
regard. Yssourak n’avait guère pris part à la discussion mais il
avait attentivement observé Narantewé.
« Il nous cache beaucoup de choses, dit-il. Beaucoup plus que
tu ne le crois. Contrairement à toi, j’ai l’avantage de ne pas lavoir

245
rencontré auparavant. Il n’a donc pas eu le temps de me donner
une bonne opinion de lui. Je ne peux le juger que par ce que jai
pu voir de lui aujourd’hui.
— Je n’ai pas dit que j'avais une bonne opinion de lui, cotrigea
Kanashka. Avant mon évasion, j'ai eu avec lui un entretien qui
m’a beaucoup inquiétée. IL a les mêmes idées que sa sœur et son
père, mais il leur laisse le soin d’agir. Lui-même, je le crois
inoffensif. »
Elle revint s’asseoir à côté d’Yssourak pour continuer :
« S'il est vrai que nous ne pouvons pas compter sur lui, notre
défaite est complète et notre situation est désespérée.
— Elle ne le sera plus si je trouve un moyen de m’échapper,
affirma Yssourak. Je rentrerai à Tsärkalina et je demanderai
conseil à Astarya. -
— Tu penses pouvoir compter sur elle ?
— Je le crois. Elle est amoureuse de moi.
— Vraiment ?
— C’est délicat à expliquer, mais ce que je suis en train de
t’affirmer, je l’ai vu avec certitude. Astarya n’est plus la meilleure
alliée de Wärsani.
— Et comment rentreras-tu ? Tu devras voyager sans tes gardes
sur des terres devenues hostiles. Wärsani peut y régner en maître,
à présent. Puisque tu fais confiance à Astarya, tu devrais te
rappeler qu’elle t’a prédit ta fin.
— Si sa prédiction est exacte, j’aimerais au moins choisir ma
mort. »
Yssourak et Kanashka restèrent un moment l’un contre l’autre,
se tenant les mains. Ils étaient comme des rescapés d’un naufrage
réfugiés dans une barque que ballotaient les eaux de POcéan.
Chacune des vagues qui les entouraient pouvait les engloutir.
«De toute façon, comment quitteras-tu la montagne ? fit
Kanashka. Es-tu magicien ? Peux-tu briser le sort qui nous
empêche de franchir le seuil ?

246
— Je ne crois pas que l’on nous retiendra éternellement ici.
— Qu'en sais-tu ? Il y a des condamnés que l’on jette dans un
cachot et que l’on oublie. »
Tandis que le regard de Kanashka parcourait la pièce, il
s'arrêta sur le sac d’Ylaiñäkté, innocemment posé sur un banc. La
lumière jaillit en elle.
« Le sac ! s’écria-t-elle. Ylaiñäkté me l’a donné pour transporter
le trésor. Je ne sais pas où il conduit, mais c’est forcément vers un
lieu auquel Wärsani n’a pas accès. »
Elle se leva pour le prendre. Yssourak n’y avait guère prêté
attention, tant 1l paraissait ordinaire. Il le regarda avec curiosité.
« C’est un sac magique ? s’enquit-il.
— Je lai utilisé douze fois de suite, répondit Kanashka. Quand
on met un objet lourd dedans et que l’on essaie de le soulever,
une déchirure se produit et l’objet tombe comme à travers un
trou. Je n’ai pas limpression qu’il y ait un quelconque danger
pour toi.
— Si je chute à travers un trou, je risque au mieux de me fouler
une cheville, au pire de me rompre le cou. »
La décision était difficile à prendre, mais Yssourak et sa
compagne se doutaient que l’attente dans leur prison finirait par
devenir insupportable. Comment pouvaient-ils rester sans rien
faire, enfouis sous terre, alors que leur monde était en train de
s'effondrer ? Dans le silence qui les enveloppait, ils croyaient
percevoir de lointains bruits d'évènements cataclysmiques dont la
vue leur était interdite.
Kanashka posa le sac par terre, comme elle Pavait fait dans la
salle du trésor, et elle invita Yssourak à y mettre les pieds.
« Tu ne veux pas essayer avant moi ? lui demanda-t-il.
— Je ne pourrai pas revenir pour te dire comment cela s’est
passé. Et je pense que quelqu’un doit rester ici pour refermer le
sac. »
Cet objet leur posait problème. Si Wärsani le voyait ouvert sur

247
le sol, il comprendrait immédiatement que ses captifs s’en étaient
servis pour s’enfuir et il les retrouverait.
Yssourak entra donc dans le sac et Kanashka en fit remonter
l'ouverture jusqu’à ses genoux. À présent, elle ressentait un
sentiment d’urgence, craignant que Wärsani ne revint et ne
découvrit leur projet d'évasion.
« Tu ne peux vraiment pas me suivre ? insista Yssourak.
— Ce n’est pas possible.
— Mais que feras-tu quand Wärsani reviendra ?
— Je ne sais pas... Je ne crois pas qu’il me tuera. S’il veut le faire,
Narantewé me défendra. »
Kanashka se souvint de la prédiction d’Astarya selon laquelle
elle passerait de nombreuses années avec son fils. Cela impliquait
qu’elle resterait en vie.
« J’essaierai de détruire le sac, dit-elle.
— Comment ?
— Avec le couteau. »
Elle désigna celui que Narantewé venait de leur donner, posé
sut le plateau. Ce sac avait certes des propriétés magiques, mais il
avait une apparence tellement commune que Kanashka était
certaine de pouvoir le mettre en morceaux.
Les deux amoureux m’avaient guère de certitudes, à part celle
de devoir affronter des dangers infinis. Leur séparation avait
toutes les chances d’être définitive. Ils s’étreignirent et s’embrassè-
rent, chacun voulant conserver à jamais le parfum de l’autre,
capter un peu de la lumière qui brillait dans les prunelles de l'être
aimé pou le ranger dans un écrin de sa mémoire.
Ce fut Kanashka qui rompit cette étreinte. Elle prit l'ouverture
du sac et la fit remonter jusqu'aux cuisses d’Yssourak.
« J'essaie de le soulever », annonça-t-elle.
Le sac craqua comme il lavait toujours fait. Yssourak chuta
jusqu'aux coudes.
« Je suis vraiment dans un trou ! lança-t-il en roulant des yeux

248
ahuris.
— Alors laisse-toi tomber. Ne te retiens pas. »
Yssourak ramena ses coudes le long de son buste et disparut
avec un bruit de frottement. Aussitôt, Kanashka souleva le sac,
permettant à la déchirure de se refermer.
Elle prit ensuite le couteau et se mit à lacérer le sac. Le tissu
céda sous ses coups comme s’il avait été fait d’un chanvre
ordinaire. Au fond, se trouvait une couture dont Kanashka retira
le fil. De ce don d’Ylaiñäkté, il ne resta plus qu’une poignée de
lambeaux qui seraient certainement inutilisables. La route
conduisant à l’or volé était fermée.
Il ne lui restait plus qu’à patienter, le cœur endolori par une
terrible angoisse.

Astarya ne pouvant assister à ces évènements, elle attendit


lapparition des premières étoiles afin de lire les messages qu’elles
apporteraient. Elle se tint à un balcon pour regarder le soleil se
coucher. Des hirondelles le saluaient de leurs cris en survolant les
toits de Tsärkalina, et Astarya avait elle aussi envie de prendre son
essor pour lui faire ses adieux. Puisqu’elle avait revêtu ses
vêtements magiques, elle pouvait partir immédiatement, mais elle
essaya de rester immobile et de conserver sa concentration. Elle
ferma cependant les yeux pour sentir la brise vespérale caresser sa
peau à travers la gaze de sa jupe et de son corsage, et elle imagina
ses plumes frémir sous les flèches de rubis du soleil. L’horizon
s’enflammait comme si une immense forêt, aux limites
occidentales du monde, s’était embrasée. Les murs blancs de
Tsärkalina reflétèrent l’incendie puis la marée bleue de la nuit
commença à monter.
Le message apporté par les étoiles fut celui qu’Astarya
attendait: Wärsani avait réussi à capturer Ylaiñäkté. Il ne fallait
pas s'attendre à une forte opposition des autres dieux car aucun
d'eux n'était un guerrier. Peut-être Sherwé, le dieu chasseur,

249
harcèlerait-il Wärsani avec sa meute de chiens, mais pas plus
qu’Ylaiñäkté, il ne pouvait le vaincre.
Il n’était pas nécessaire d’être un grand devin pour apprendre
la défaite d’Ylaiñäkté, car certaines lueurs rougeoyantes du ciel ne
semblaient pas être des restes de lumière solaire. Elles paraissaient
plutôt être les reflets d’un champ de bataille sanglant. Sans doute
Aiykemané s’en était-il également aperçu. Il était devenu le
nouveau chapelain du roi depuis que l’assemblée de mages s'était
tenue dans un bois sacré, à l’est de la capitale. Mais y aurait-il
encore un roi ?
Astarya avait beaucoup plus de mal à voir lavenir que le
présent. C’était comme si elle essayait de percer un brouillard
ténébreux. La raison devait être celle qu’Ylaiñäkté lui avait
exposée : l'avenir n’était pas complètement tracé, il dépendait en
partie d’elle. Dans peu de temps, elle aurait une décision impor-
tante à prendre.
Elle revint dans sa chambre et s’efforça de calmer sa nervosité
en jouant de la cithare. Elle interpréta un air très tendre
exprimant la mélancolie du soir, qui ne Pempêchait pas d'entendre
les bruits du monde extérieur. Dans les couloirs du palais royal et
les rues de Tsärkalina, la vie poursuivait son cours dans
l'ignorance de la tragédie qui était en train de se jouer. Il se
produisait même un réveil, car beaucoup de gens, après avoir
passé le début de leur après-midi à dormir, profitaient du soir
pour sortir. Les tavernes étaient pleines. Des hommes ayant
ingurgité de grandes quantités d’alcool chantaient et dansaient
dans les rues.
Pour savoir si de nouveaux évènements s'étaient produits,
Astarya revint au balcon, et cette fois, elle fut abasourdie par ce
qu’elle vit. Quand elle revint dans sa chambre, ses jambes
tremblaient. Elle fut brutalement prise d’une telle rage qu’elle
envoya s’écraser contre un mur un plateau en argent chargé d’une
aiguière et de plusieurs coupes. Sa fureur la rendait capable

250
d’étrangler un homme avec ses petites mains.
En entendant ce fracas, une servante fit irruption dans sa
chambre et vit les dégâts. Du vin coulait sur le mur, au-dessus des
coupes éparpillées.
« Qu'est-ce qui s’est passé ? fit-elle.
— Rien », répondit Astarya.
Elle voulut renvoyer sa servante mais l’idée lui vint de profiter
de sa présence :
«Va chercher le prince Prawari et sa mère, immédiatement...
Et aussi le mage Aiykemané.
— Bien, Majesté. »
Astarya resta dans sa chambre, ruminant ses pensées, pendant
que des servantes effectuaient le nettoyage. Elle gardait le silence,
son visage contracté et ses lèvres serrées. Le palais commençait à
s'interroger sur la cause de sa colère. On s’attendait à voir une
tornade s’abattre sur le royaume.
Prawari et sa mère arrivèrent très vite, habillés en hâte. Enkala
était dépourvue de tout bijou. La reine leur annonça aussitôt ce
qu’elle avait vu dans les étoiles :
« Le Tourpana n’a plus de roi. Il a été tué. »
La mère et son fils ne surent que dire, tellement surpris par
cette nouvelle qu’ils étaient sceptiques, et se demandant comment
Astarya lavait apprise.
«Je lai su en regardant le ciel, leur dit-elle. N’importe quel
mage peut le voir. L’affrontement entre Wärsani et Ylaiñäkté s’est
produit aujourd’hui et la victoire de mon père a été complète. Le
roi des dieux est enfermé dans la Montagne d'Or. Quant à
Yssourak, ses gardes ont été décimés et il vient de mourir. »
Astarya se calmait tout en parlant mais elle n’avait pas
l'intention de revenir sur la décision qu’elle venait de prendre.
«À présent, je suis la seule personne capable de s'opposer à
Wärsani, déclara-t-elle. C’est pourquoi j’ai décidé d’abandonner le
trône du Tourpana. Je quitterai le palais cette nuit et je ne

251
reviendrai pas.
— Mais tu ne le peux pas ! s’écria Enkala. Nous ne pouvons pas
rester sans souverain.
— Aiykemané demandera au Sénat de se réunir dès demain et
d’élire un nouveau roi.
— Tu vas combattre ton père ?
— D'abord, je vais libérer Ylaiñäkté.
— Qu'est-ce qui empêche de revenir ici, quand tout sera fini ?
— Rien, si ce n’est que je nai pas envie de régner sans mon
époux. »
Astarya ne l’avait pas encore avoué, mais l’on sentait qu’elle
avait auparavant été complice de son père. Ce qu’elle s’apprêtait à
faire était une trahison, ainsi que le révélait le ton ténébreux de sa
voix. Prawari l’observait malgré lui avec une certaine satisfaction,
puisque les soupçons qu’il avait nourris envers elle s’avéraient
fondés, mais à présent, il n’était plus possible de faire un
quelconque reproche à la reine.
« Ma dernière volonté en tant que souveraine du Tourpana est
que le Sénat retrouve son ancien rôle, déclara celle-ci. Ne m’en
demande pas la raison, car je ne la connais pas. J'imagine que je
suis attachée au passé, aux époques révolues. Peut-être est-ce dû
au fait que je suis moi-même une femme du passé. »
Astarya avait parlé en souriant, ce qui détendit l’atmosphère.
« Je sais que ma décision met un terme à votre dynastie, reprit-
elle. Mais vous devez comprendre que je suis obligée de partir.
— Non, je ne le comprends pas, répondit Enkala. Il y à telle-
ment de gens, ici, qui souhaitent te voir rester !
— Parce que j'ai été une bonne souveraine ? Il est vrai que j'ai
accompli une œuvre importante, mais elle ne disparaîtra pas après
mon départ. Il suffira de laisser en place les dignitaires que j'ai
nommés. Ce sont des hommes intelligents et vertueux. »
Si elle restait sur le trône, Prawati pourrait l’épouser quand il
deviendrait adulte et la dynastie d’Yssourak, fondée trois cent

252
quarante ans auparavant par Naoushamen le Sage, se perpétuerait.
En l’entendant parler, l'héritier présomptif commença à avoir des
doutes : Astarya semblait beaucoup trop peu attachée au pouvoir.
Il était alors difficile d’imaginer qu’elle eût jamais représenté un
danger pour le Tourpana.
« Pourquoi veux-tu t’opposer à ton père ? demanda-t-il.
— Je donnerai des explications complètes en présence d’Aiy-
kemané. »
Le mage arriva bien après Enkala et son fils, puisqu’il habitait
hors du palais. C'était un homme dans la force de l’âge, à la
carrure de lutteur. Sa barbe n’était que grisonnante. Il offrait un
fort contraste avec son prédécesseur. On se demandait si la reine
ne l'avait pas choisi pour cette raison, mais son savoir était
reconnu par tous ses pairs.
Astarya le reçut dans sa chambre et l’informa de son prochain
départ.
« J’en viens maintenant à ce qui a motivé ma décision, déclara-
t-elle. Yssourak a été un malheureux pion dans un plan très
élaboré. Il fallait inciter Ylaiñäkté à attaquer la Montagne d'Or,
parce que c'était le seul lieu où il pouvait être maintenu
prisonnier. Depuis que Wärsani s’y est installé, il a toujours évité
de s’en approcher. Nous avons réussi à l’y attirer. Wärsani à fait
l’essentiel du travail en enlevant Kanashka, en envoyant des
Räskarals sur le Tourpana pour y semer la terreur, puis en laissant
sa captive partir chez les Khalkhas. Elle à d’abord encouragé
Yssourak à attaquer Wärsani, et le roi a fait appel à Ylaiñäkté, qui
a jugé que les conditions étaient réunies pour une offensive.
Maintenant, il est retenu dans les profondeurs de la montagne.
Initialement, il était prévu qu’Yssourak fût éliminé, mais son
épouse est tombée amoureuse de lui. Cela vous paraît sûrement
incroyable mais c’est la vérité. J’imagine que l’on peut expliquer
cet évènement illogique et invraisemblable par les mystères que
recèle le cœur des femmes. Juste après le départ d’Yssourak, la

253
reine s’est donc rendue dans la Montagne d'Or et a arraché à son
père la promesse de garder son époux en vie. Si Yssourak a été
tué, c’est parce que Wärsani n’a pas tenu sa promesse. J’ai donc
l'intention de venger mon époux en libérant Ylaiñäkté. »
Que pouvait-on dire après une telle confession? Aiykemané
médita pendant un bon laps de temps, puis des questions lui
vinrent :
« Et si le roi n’avait pas été tué, tu laisserais Ylaiñäkté dans sa
geôle ?
— Le libérer n’est pas un geste anodin. Quand je l'aurai fait, un
conflit éclatera inévitablement entre Wärsani et moi. Je ne suis
nullement certaine d’en sortir victorieuse. Ne croyez pas
qu'auparavant, j'étais entièrement gouvernée par la peur de mon
père. À aucun moment de mon existence, je ne l'ai craint, parce
que nous avons toujours partagé de mêmes idéaux. Oui, j’ai été sa
complice.
— Si tu restes ici, que se passera-t-il ? Lui cèderas-tu le trône ?
— Non, mais il pourra résider au palais royal et je lui obéirai.
Toutefois, il sera surtout occupé à voyager, sans craindre de se
heurter à Ylaiñäkté. Le monde s'ouvrira à lui.
— De toute façon, Ylaiñäkté n’était pas capable de le vaincre,
n’est-ce pas ?
— Certes, mais sa présence n’en était pas moins gênante. Il y a
beaucoup d’endroits où Wärsani ne pouvait pas se rendre, comme
sur les Îles Fortunées.
— Il n'ira quand même pas chez les dieux ?
— Peut-être pas sur la Paramartha. Je ne sais pas au juste ce
qu’il a lintention de faire, mais les possibilités qui s’offrent à lui
sont immenses. Il pourra aussi fréquenter les dragons, qu’Ylai-
ñakté maintenait confinés aux extrémités du monde. J’espère
vivement que nous les reverrons aux abords des terres. Ces
magnifiques créatures sont certes dangereuses, mais elles ont
énormément de choses à nous apprendre, et nous utiliserons leur

254
savoir. Bien entendu, j'espère les voir de mes propres yeux.
— Et tu renoncerais à tout cela dans le seul but de venger le
roi ?
— Oui. »
Astarya avait trois paires d’yeux braqués sur elle. Aiykemané,
Enkala et Prawari la disséquaient du regard sans parvenir à la
comprendre.
_ «Tout le monde peut faire des bêtises, même moi, expliqua-t-
elle. En décidant de me retourner contre mon père, je fais sans
doute la plus grosse bêtise de toute ma longue vie, mais c’est plus
fort que moi. Si vous voulez une explication satisfaisante, je suis
peut-être, simplement, poussée par mon destin. »
Elle ajouta un instant plus tard :
« C’est certes une histoire de vengeance, mais pas seulement.
Je dois m’assurer du sort d’Yssourak. Normalement, les mânes
des rois vont dans les Îles Fortunées. Je crains que celles de mon
époux ne soient parties pour les enfers. Il subirait une détresse
que rien ne justifie. »
Astarya se leva pour s'approcher d’un coffre, celui que
personne n’avait autorisation de toucher. Cette interdiction était
rigoureusement respectée sans que l’on en connût la raison. Elle
prononça une incantation avant de l’ouvrir, puis elle en sortit son
œuf.
« Je vous présente un objet qui a beaucoup d’importance pour
moi, déclara-t-elle. Dedans, il y à deux serpents, un mâle et une
femelle. Ils deviendront ce que lon a coutume d’appeler des
animaux divins. Pour le moment, c’est ici qu’ils sont le plus en
sécurité. Je vous les confie donc.
— Quand cet œuf va-t-il éclore ? demanda Enkala.
— Pas maintenant. Je reviendrai pour le reprendre bien avant
que les serpents ne brisent leur coquille. Mais je ne reviendrai que
pour cela. »
Enkala saisit l'œuf et promit d’en prendre soin.

255
XXIV

Délivrance

A priori, Astarya n’avait pas de raison d’accorder sa confiance


à Enkala, et la décision de convoquer le Sénat pour l'élection d’un
nouveau roi ne plaisait sûrement pas à l’ancienne concubine. Mais
en lui promettant de retourner à Tsärkalina, même pour une
brève visite, elle était certaine de pouvoir compter sur elle.
Comme il ne fallait pas perdre de temps, elle s’envola aussitôt
après avoir donné son œuf à Enkala, sous sa forme de milan. Elle
allait s’efforcer de tenir dans les airs jusqu’à son arrivée à la
Montagne d'Or, sans une seule halte et en volant le plus rapide-
ment possible. Son dernier trajet lui avait permis de mieux
connaître ses possibilités.
Quand elle quitta les lumières de Tsärkalina, elle pénétra dans
un univers de ténèbres. Elle était guidée par cet instinct qui
permet aux oiseaux de retrouver leurs territoires au-delà des mers
et des montagnes, ainsi que par les étoiles. Du sol, on les voyait à
peine, mais Astarya avait l’avantage de s’élever au-dessus de la
brume de poussières entraînées par le vent. Loin en bas, de rares
points lumineux brillaient, sans doute des feux allumés par des
paysans. Sa solitude entre ciel et terre l’emplissait d’une telle
ivresse que le temps s’effilochait. Rien n’existait plus pour elle que
le vent qui enrobait ses plumes et emplissait ses oreilles. Elle
faisait corps avec les immensités vides de la nuit.
Au nord-ouest, elle vit émerger de vagues formes arrondies,
saupoudrées d'argent. Elle pouvait à peine les distinguer mais elle
savait que c’étaient les contreforts des Monts Célestes. En

256
mesurant la distance qu’elle avait parcourue, elle se sentit gagnée
par un regain d'énergie, et la légère fatigue qui s’était emparée
d’elle disparut.
Au sol, il n’y avait plus aucun feu. Dans ces ténèbres presque
complètes, Astarya sentit l’odeur de démons ailés. Ils volaient plus
bas qu’elle car ils étaient lourds et maladroits. Elle ne résista pas à
l'envie de descendre pour en déchiqueter quelques-uns, en retar-
dant légèrement son arrivée: c'était le début de sa vengeance.
Mais elle ne tarda guère à remonter, battant l’air de ses ailes avec
plus de vigueur. Il lui restait encore une longue route à faire, et
elle était pressée.

La lumière des étoiles indiqua à Astarya l'entrée de la


Montagne d’Or. Tout autour, elle percevait la présence de ces
pures créatures des ténèbres qui avaient terrorisé Kanashka et
dont Wärsani lui-même n’appréciait pas la compagnie. Ils étaient
tellement attachés à l’obscurité qu’ils restaient terrés dans les
sous-bois.
Aucune femme ne se risquait à sortir bien que le danger ne
rôdât pas aux abords de la caverne. Astarya rencontra les
premières concubines dans la grande salle. En la voyant, elles
firent quelques pas dans sa direction pour la saluer, mais elle les
ignora et se dirigea à grands pas vers la salle où elle sentait la
présence d’Ylaiñäkté. L'esprit du dieu brillait en ce lieu comme un
feu parmi les étoiles, les noyant dans son éclat. Wärsani s’était
absenté pour jouir pleinement de sa liberté. Nul ne pouvait dire
où il se trouvait, mais il était plus probablement aux confins du
monde que dans les environs.
Astarya dut descendre assez bas, à la limite de la zone éclairée.
Elle s’arrêta devant une grande porte à deux vantaux de pierre,
qu’elle voyait pour la première fois. Elle passa le bout des doigts
sur la surface rugueuse, décorée en bas-reliefs de deux énormes
serpents aux queues enroulées l’une autour de Pautre. Leurs têtes

237
se faisaient face et chacun d’eux tenait un cristal lumineux,
représentant le soleil, dans sa bouche.
Malgré tous ses efforts, Astarya fut incapable de deviner
comment ouvrir la porte, qui ne paraissait scellée par aucun sort.
Elle était peu à peu gagnée par une grande frustration car elle
atrivait presque à voir Ylaiñäkté, et c'était réciproque. Elle
entendit bientôt sa voix :
« Astarya, tu es venue ?
— Oui, Seigneur, répondit-elle. Je veux te libérer mais j'ignore
comment faire. Mon père à construit cette porte pendant mon
absence. Il n’est pas là, et comme je n’ai pas vu Narantewé, je ne
sais pas qui peut me renseigner.
— Tu trouveras sûrement un moyen. En attendant, il faut aller
chercher de l’eau dans le Monde Inférieur... C’est nécessaire. »
Astarya comprit qu’Ylaiñäkté avait beaucoup perdu de ses
forces et qu’il avait besoin de cette eau pour les retrouver. L’eau
des enfers avait un fort pouvoir de guérison. Le paradoxe est
qu'ils recelaient de quoi être extrêmement riche et en excellente
santé mais qu'ils étaient inaccessibles aux vivants. Quant aux
morts, ils ne pouvaient guère en tirer profit.
Comment chercher de l’eau ? Astarya voulait trouver très vite
une solution, même si elle ne s’attendait pas à un retour immédiat
de son père. Elle pouvait descendre dans la nuit éternelle de la
montagne en prenant la forme d’un serpent, mais elle ne voyait
pas comment transporter de l’eau sans bras ni jambes. Elle se
dépouilla néanmoins de ses habits puis elle s’éloigna de la porte
en réfléchissant.
Son absence fut de courte durée. Elle revint en courant vers la
porte, où elle trouva Narantewé. En son for intérieur, il était
heureux de la retrouver, mais puisqu’elle était une nouvelle fois
venue sans autorisation, des ennuis étaient à prévoir.
« Pourquoi es-tu revenue ? demanda-t-il sur un ton plus rude
qu’il ne aurait voulu.

258
— Yssourak est mort, répondit-elle.
— Que dis-tu ?
— Tu m'as très bien comprise.
— C’est impossible! Il a été enfermé avec Kanashka. Aucun
d’eux ne peut franchir le seuil.
— Je lai vu dans les étoiles. Sur un évènement aussi important
que le décès d’un roi, elles ne peuvent pas nous induire en erreur.
Les mages du Tourpana l'ont vu également. Et toi ?
— Je nai pas pensé à regarder le ciel. De toute façon, je suis
loin d’être aussi doué que toi pour observer les étoiles. »
Narantewé songea à se rendre dans la geôle d’Yssourak pour
voir s’il y était toujours, mais Astarya le retint fermement par un
bras. Des lames de couteaux luisaient dans ses yeux.
« Dis-moi d’abord comment ouvrir cette porte, lui enjoignit-
elle.
— Et pourquoi devrais-je le faire ?
— Parce que Wärsani m’a promis de laisser Yssourak en vie. Je
veux bien lui pardonner beaucoup de choses, mais pas de faillir à
sa parole.
— Je te jure qu’il ne l’a pas tué !
— Qu'en sais-tu ? Est-ce que tu l’as surveillé ? Quand as-tu vu
pour la dernière fois Yssourak et Kanashka ? »
Narantewé dut reconnaître qu’il n’était pas revenu dans leur
geôle depuis qu’il avait demandé à Yatishka de leur apporter leur
dîner. Il n’avait même pas revu ses propres concubines. À l’arrivée
d’Astarya, 1l avait été près de l'entrée de la montagne, occupé à
observer les créatures des ténèbres, et il avait senti la présence de
sa sœur alors qu’elle ne s’était pas aperçue de la sienne.
Bien que le frère et la sœur eussent les yeux rivés lun sur
l’autre, ils étaient incapables de percevoir d’autres pensées que
celles d’Ylaiñäkté. Elles formaient comme une vapeur qui
traversait la porte et les assaillait. Celles qui avaient le plus de
netteté étaient les plus récentes parce que le dieu ruminait sa

259
défaite : Narantewé et Astarya voyaient des monstres tordus
émergeant d’un épais brouillard, ils entendaient les cris de
détresse et de douleur poussés par les soldats. Une âcre odeur de
carnage emplissait leurs narines. Et subitement, d’énormes
mâchoires se refermaient sur Ylaiñäkté. Il était aspiré le long
d’une peau glissante, dans une obscurité ‘palpable aussi noire que
les cavernes les plus reculées de la terre. S'il m'avait pas été
immortel, il aurait été digéré. IL était rejeté comme un excrément
dans sa prison, par le cloaque de la bête, qui n’était autre que
Wärsani.
Depuis sa naissance, bien que ses combats m’eussent pas
toujours été faciles, 1l n’avait jamais subi de défaite.
«Tu détruirais notre œuvre pour venger un jeune souverain
sans envergure ? demanda Narantewé.
— Je le fais parce que Wärsani n’a aucune considération pour
moi. Il m'est devenu impossible de vivre dans le même monde
que lui. »
Astarya et son frère s’affrontèrent longtemps du regard.
Narantewé se sentit faiblir devant l’implacable détermination de
sa sœur.
« Alors vous êtes en train de devenir des ennemis ? dit-il. Tu
sais ce que cela signifie ?
— Je le sais, mais Wärsani n’osera pas s’attaquer à moi, parce
que sans moi, il ne peut régner sur aucun pays. Les meutes de
créatures répugnantes dont il dispose ne feront pas de lui un roi,
pas plus que ses pouvoirs de sorcier.
— De toute façon, régneras-tu encore sur le Tourpana ?
— Non, reconnut Astarya, qui ne savait pas très bien ce qu’elle
disait.
— Alors où sera ta place, si elle n’est ni au Tourpana, ni ici ?
— Il n’y a plus de place pour moi nulle part depuis que j'ai
perdu mon époux. J'aimerais mourir avec lui mais je ne le peux
pas. Tu n’arriveras jamais à comprendre ce que Wärsani m’a fait. »

260
Des larmes rougirent ses yeux pendant qu’elle prononçait les
derniers mots.
Narantewé poussa un soupir et se tourna vers la porte.
«Notre père avait pourtant confiance en nous. Sais-tu
pourquoi il a sculpté ces deux serpents ?
— Il nous à représentés ?
— Exactement. Nous seuls pouvons ouvrir les vantaux. Ils
fonctionnent de manière purement mécanique. Tu vois ces
ouvertures des deux côtés ? Il faut que nous nous glissions à
l'intérieur sous la forme de serpents et que nous appuyions en
même temps sur des cristaux. »
Narantewé regarda encore sa sœur pour lui demander :
« Veux-tu encore libérer Ylaiñäkté ?
— Ce n’est pas un mécanisme d’ouverture qui me fera changer
d’avis, répondit Astarya. Wärsani a dû le mettre au point quand il
ne comptait pas encore rompre sa promesse. Il à commis une
grave erreur et je veux lui infliger la punition méritée.
— N'y a-t-il pas d’autres moyens ?
— Je souhaite aussi retrouver les mânes d’Yssourak et les
emmener sur les Terres Immortelles, où 1l pourra voir les étoiles
briller dans l’azur du ciel et les rayons du soleil se briser sur les
vagues de POcéan. Faute de lui avoir donné laffection qu'il
demandait de son vivant et faute d’avoir pu le défendre, je lui dois
cet hommage.
— En es-tu venue à le préférer à moi ?
— Non, Narantewé. Deux amours très différents coexistent en
moi, l’un céleste et l’autre terrestre. L’amour que j'ai pour toi est
céleste et éternel, et si tu veux y répondre, je te demande de suivre
le même chemin que moi. »
Astarya tendit une main à Narantewé. Il accepta de la prendre
et ils s’'échangèrent un sourire. Pour lui, rien ne comptait autant
qu’elle, et il sentait qu’il devait préserver unité du couple parfait
qu’il avait constitué avec elle depuis si longtemps.

261
Il se dépouilla de sa tunique de mage, puis le frère et la sœur
effectuèrent ensemble leur métamorphose, comme ils l'avaient
fait dans le palais d’Yssourak pour concevoir leur œuf. Mais cette
fois, ils perdirent leurs bras, et leurs têtes s’allongèrent pour
devenir celles de serpents. Leurs corps n'étaient guère plus larges
qu'un poing mais ils étaient très longs.
Les ouvertures dont Narantewé avait parlé étaient les bouches
de deux bas-reliefs représentant des visages humains. Simultané-
ment, les deux serpents hissèrent leurs têtes et les insérèrent dans
ces orifices. Ils se mirent à ramper dans des boyaux sinueux qui
s’enfonçaient profondément à l’intérieur de la roche. Avançant
d’abord dans l'obscurité, Astarya aperçut une lumière dorée et
arriva devant un cristal sphérique qui lui barrait le passage. Elle
poussa dessus avec sa tête. Le cristal s’écarta dans une anfractuo-
sité, libérant le chemin. En même temps, elle perçut une puissante
secousse suivie d’un bruit de roches traînées par terre. La porte
était en train de s’ouvrir.
En poursuivant sa reptation, Astarya arriva à l’orifice opposé
du boyau, baigné dans une lumière orangée. Elle glissa sur le sol
plat mais dépourvu de revêtement d’une salle grossièrement
taillée. L’éclairage y était assuré par des torches d’où s’élevaient
d’étranges flammes sans chaleur. Les sept marches d’une estrade
montaient au fond. Ylaiñäkté y était assis à même le sol. Il était nu
et sa peau était rouge, comme si elle avait été brûlée. Il avait perdu
sa chevelure. Wärsani l’avait enfermé sans aucune nourriture, sans
rien de ce dont les hommes avaient besoin pour vivre. Son
immortalité pouvait le faire tenir dans cette salle jusqu’à la fin des
temps. Malgré sa légendaire force, il était incapable de faire
bouger les lourds vantaux de pierre.
Il regarda les deux serpents monter les marches de l’estrade et
s'approcher de lui. .
«Je vous remercie de m'avoir ouvert la porte, dit-il, mais
pourriez-vous m'apporter de l’eau ? Dans l’état où je suis, je serais

262
incapable de quitter cette montagne. »
Narantewé et Astarya reprirent leur forme humaine. Ils se
prosternèrent devant le roi des dieux, marque de dévotion que
l'aspect pitoyable d’Ylaiñäkté rendait saugrenue.
« J’y vais tout de suite », répondit Narantewé.
Astarya précisa qu’il fallait la prendre dans les enfers. Il quitta
la salle à grandes enjambées et s’empressa de se rhabiller, car
c'était sa tunique de mage qui lui donnait sa rapidité.
Sa sœur resta agenouillée devant Ylaiñäkté.
« J'aurais préféré ne pas me montrer à toi sous un jour aussi
peu glorieux, lui dit-il sur un ton amer.
— Je n’y prête aucune attention, Seigneur, répondit Astarya. Et
ne me remercie pas de t'avoir libéré, car Wärsani ne aurait pas
capturé sans mon consentement. Tu connais mes pensées ; tu sais
ce que je veux dire.
— Je le sais, Astarya. Je me rappelle qu’à l’époque où Naran-
tewé ne t’avait pas encore offert tes bracelets, nous nous sommes
rencontrés et que tu m'as aimé. Tu ressentais un amour véritable,
noufti par la vénération que tu avais pour moi. J’y ai été sensible
et je t’ai fait découvrir la Paramartha comme si tu avais été une
immortelle de droit. Mais je sais aussi ce que tu penses de ma
rébellion contre Pourwantik. Tu estimes que c’est un parricide qui
m'a permis de devenir le roi des dieux et d’exercer trop
longtemps un pouvoir sans partage. Sans aucun doute, il y a des
forces que ma présence étouffe, et qui pourraient apporter au
monde leur puissance créatrice. Pourtant, tu ne ressens pas de
haine envers moi, et le projet de me capturer est venu de Wärsani,
non de toi. Je vois ce qui t'a poussé à revenir ici : les étoiles t’ont
informée de la mort d’Yssourak. Mais je sais que tu serais revenue
de toute façon, et qu’à défaut de pouvoir me libérer, tu aurais pris
soin de moi. »
Tout, dans ces propos, était exact. Il se pouvait même
qu’Astarya eût encore de laffection pour Ylaiñäkté, puisque les

263
anciennes amours ne s’éteignaient jamais complètement. Elle
ferma les yeux pour se remémorer cet instant, unique dans sa vie,
où le roi des dieux l'avait prise dans ses bras et s’était changé en
un jet de lumière qui l’avait conduite au sommet de la Paramartha.
Elle avait vu l’amphithéâtre où se tenait assemblée des dieux,
entourée de colonnes et d’arches, et de flots qui n’étaient pas ceux
de l'Océan, mais ceux du ciel.
Si Ylaiñäkté restait dans la Montagne d’Or, Astarya pourrait
profiter de sa présence. C'était l’une des inavouables raisons pour
lesquelles elle ne s’était pas opposée au projet de son père. Mais à
aucun moment, elle n’avait imaginé qu’il y resterait éternellement.
Narantewé revint avec une aiguière. Ylaiñäkté s’en saisit
aussitôt pour boire quelques gorgées. Il ferma les yeux afin de
laisser l’eau agir, puis il en versa sur sa peau et se la frotta
vigoureusement. Dès qu’elle était mouillée, elle retrouvait sa
teinte normale et son incomparable éclat.
«Nous mavons que peu de vêtements pour les hommes,
s’excusa Narantewé. Et il n’y a que des costumes de mage.
— Ce n’est pas grave, répondit Ylaiñäkté. Je reviendrai à la
Paramartha comme cela. Par contre, il me faut ma hache. Sais-tu
où elle se trouve ?
— Non, mais je vais la chercher. »
Cette arme n’obéissait qu’à son propriétaire. Wärsani en aurait
bien pris possession mais 1l n’en avait pas le pouvoir.
Narantewé repartit tandis qu’Ylaiñäkté continuait à soigner sa
peau, de la tête aux pieds. Astarya ne pensait pas à le rhabiller,
mais plutôt à admirer son corps, qui incarnait l’idéal de la beauté
masculine. Ses proportions étaient parfaites et il avait la muscula-
ture harmonieuse d’un athlète et d’un guerrier. Il avait d’ailleurs
été le premier être à prendre forme humaine, si bien que tous les
hommes étaient des copies plus ou moins pâles de lui.
« Peux-tu me frotter le dos ? demanda-t-il. Il ne reste plus que
cela et je serai totalement rétabli. »

264
Astarya prit l’aiguière et se plaça derrière le dieu. Elle versa le
reste d’eau sur sa peau et se mit à la masser avec ses petites mains.
Tout à coup, elle étreignit Ylaiñäkté par derrière, passant ses bras
autour de sa poitrine et écrasant ses seins sur son large dos. Et
elle appliqua ses lèvres derrière l’oreille gauche du dieu. Il tourna
la tête pour lui offrir un sourire.
Ils avaient conscience d’offrir un spectacle touchant, serrés
lun contre l’autre, nus dans la lumière orange de cette salle
dénudée. Ylaiñäkté prit une main d’Astarya pour y déposer une
bise.
«Je te remercie pour tes soins, lui dit-il avec tendresse, et je
t'invite à te rendre sur la Paramartha. Et ton frère aussi, bien sûr.
Je dois vous exprimer ma gratitude, mais aussi vous protéger de
Waärsani.
— Je crois que ce n’est pas nécessaire, répondit Astarya sans
réfléchir à ce qu’elle disait.
— Si vous restez ici, vous devrez inévitablement l’affronter. Te
sens-tu de taille à le faire ?
— Non, mais je serai avec Narantewé.
— De toute façon, vous ne pourrez plus vivre avec Wärsani.
Venez donc avec moi et vous deviendrez véritablement des
dieux. »
Astarya ne répondit pas. Elle faisait glisser ses mains sur les
épaules d’Ylaiñäkté.
« Je dois quitter rapidement cette montagne, dit-il en reprenant
un ton énergique. Elle est imprégnée de forces néfastes pour moi.
— Tu partiras dès que Narantewé aura retrouvé ta hache.
Quant à nous, nous resterons ici parce que cette montagne est la
nôtre. Nous étions déjà grands quand Wärsani y est arrivé, et
nous avons contribué autant que lui à son aménagement.
— Jai beaucoup de craintes pour vous. J’essaierai de vous
défendre si vous êtes en danger, mais je ne pourrai rien faire si
vous êtes sous terre. Je ne mettrai plus jamais les pieds ici. »

265
Narantewé arriva en tenant la hache et l'épée d’Ylaiñäkté. La
goutte de feu solaire illuminait sa poitrine.
« Je te rends ce qui t’appartient, Seigneur, déclara-t-il.
— Garde mon épée, répondit Ylaiñäkté. Je t'en fais cadeau. Le
feu solaire peut également rester sous ta protection. »
L’épée était bien sûr une arme hors du commun. Sa poignée
était incrustée de turquoises et sa lame, gravée de symboles
indéchiffrables, pouvait trancher de la pierre. Narantewé refusa ce
don par politesse mais Ylaiñäkté insista, et il céda. Prenant l’épée
à l'horizontale, il en porta la lame à son front.
Le roi des dieux se mit debout pour recevoir sa hache,
fulgurant de beauté dans sa nudité, comme aux premiers jours du
monde.
« J'ai fait une proposition à ta sœur, dit-il à Narantewé. Prenez
le temps d’en discuter. Je m’en vais à présent. Le moment va
bientôt venir, pour le soleil, d’apparaître au-dessus de l’horizon. »
Narantewé et Astarya se tinrent côte à côte pour le regarder
partir. Ils restèrent un moment ainsi, puis Narantewé se tourna
vets sa sœur pour lui dire d’une voix grave :
« Je suis passé près de la salle octogonale. J’ai senti la présence
de Kanashka mais pas celle d’Yssourak. Il y a une grande détresse
en elle. Tu avais raison.
— Les étoiles avaient raison, rectifia Astarya. Nous irons voir
Kanashka pour savoir comment Yssourak est mort, mais d’abord,
j'aimerais que nous assistions au lever du soleil. »
Elle remit ses vêtements bleus puis elle accompagna son frère
dans d’étroits escaliers, dépourvus d'éclairage, pour gagner une
entrée secrète à l’est de la montagne. Elle était située légèrement
plus haut que la caverne, dans une zone rocailleuse dépourvue
d'arbres. Quand ils arrivèrent sous le ciel, les étoiles scintillaient
encore sur la toile sombre et fraîche de la nuit. Ils perçurent un
mouvement de fuite en contrebas, dû sans doute au feu solaire
que portait Narantewé : sa lumière était fatale aux créatures des

266
ténèbres.
À ce moment, Ylaiñäkté devait être revenu sur la Paramartha,
mais il allait poursuivre sa route pour surveiller le lever du soleil,
en le protégeant des dragons. Astarya et Narantewé attendirent
donc, assis sur un rocher. Ils ne virent pas le temps passer car ils
goûtaient au plaisir d’être réunis. Alors un cercle bleu monta en
faisant vaciller les étoiles, puis un deuxième cercle plus clair les
recouvrit de son éclat. La nature commença son réveil, touchée
par un immense espoir, et l’aurore éclaboussa le ciel de ses
javelots de feu.
Les montagnards qui avaient échappé à la terreur nocturne
levaient des yeux étonnés. Ils virent un oiseau blanc et un oiseau
bleu voler de concert dans les flots écarlates de l’orient, leurs
plumages éclairés par les premiers rayons de soleil. Un fragment
de l’astre du jour brillait au cou de loiseau blanc.

267
XXV

La mort dans les vallées

Astarya ne s'attendait pas à voir revenir Wärsani dans la


journée. Il croyait probablement qu’Ylaiñäkté était toujours
prisonnier et il continuait à jouir de sa liberté, ou bien il était en
train d'affronter le roi des dieux. Astarya eut envie d’explorer les
vallées environnantes mais Narantewé la poussa à revenir dans la
montagne. Ils délaissèrent leurs formes d’oiseaux sous la caverne
et entrèrent dans la grande salle. Aucune des femmes qui s’y
trouvaient ne se doutait de la fuite d’Ylaiñäkté. Le frère et la sœur
ne se donnèrent pas la peine de leur adresser la parole. Ils
descendirent en hâte vers la salle octogonale et trouvèrent
Kanashka prostrée dans sa geôle. La pauvre femme semblait avoir
vieilli de plusieurs années, tant l’angoisse et le chagrin l’avaient
consumée. Elle était sûre qu’Yssourak était définitivement perdu
et elle se demandait de quelle manière il était mort.
Jusqu’alors, elle n’avait reçu que la visite de Yatishka. Celle-ci
avait décidé de taire la disparition d’Yssourak car elle pensait que
c'était une manière de le protéger dans sa fuite. Mais Waärsani
finirait bien par rentrer, et la perspective d’affronter sa colère
rendait les deux femmes moites de peur.
Kanashka fut soulagée de voir Narantewé et sa sœur arriver,
puisqu'ils avaient devancé leur père.
«Où est Yssourak ? » questionna Astarya dès son arrivée.
Elle s’assit à côté de l’ancienne favorite et passa doucement
une main autour de son cou, tandis que Narantewé s’installait à
l'écart pour les regarder.

268
« Je ne sais pas, répondit Kanashka. Je sais seulement que je l’ai
aidé à partir.
— De quelle manière ?
— Ylaiñäkté m’a confié la mission de voler une partie du trésor
de Wärsani, afin de lobliger à sortir de la Montagne d’Or. Pour
cela, il m’a donné un sac magique. J’ai accompli ma mission, mais
ensuite, Narantewé m’a conduite dans cette pièce, où jai retrouvé
Yssourak. »
Astarya regarda son frère. Il hocha gravement la tête.
« Grâce à ce sac, les bijoux étaient envoyés ailleurs, expliqua
Kanashka. Ylaiñäkté ne m’a pas dit où, mais j'ai supposé que
c'était un lieu sûr, alors j'ai eu l’idée d’utiliser le sac pour aider
Yssourak à s’enfuir.
— Et c’est tout ? fit Astarya.
— Après, j'ai lacéré le sac pour empêcher Wärsani de retrouver
Yssourak. Je n’ai aucune idée de ce qu’il est devenu. Il voulait
rentrer au Tourpana et te revoir pour te demander conseil... sans
savoir que tu serais là. C’était un projet totalement désespéré. Je
ne le vois pas faire ce chemin seul et à pied, et je doute qu’en ce
moment, il soit toujours en vie. Vous savez quelque chose,
vous ? »
Astarya et Narantewé commençaient à se sentir mal à laise.
Comme Yssourak avait fui vers un lieu secret où Ylaiñäkté avait
caché les bijoux, Wärsani n’était probablement pour rien dans sa
mort.
Narantewé se leva et prit Astarya par un bras.
« Viens », murmura-t-il.
Astarya se mit debout pour le suivre mais Kanashka la retint.
« Est-ce que je suis toujours prisonnière ? demanda-t-elle.
— J'ai annulé le sort, répondit Narantewé. Tu peux quitter
librement cette pièce, mais je te conseille de nous attendre parce
que nous allons chercher un moyen de t'aider. »
Le frère et la sœur traversèrent la salle octogonale pour entrer

269
dans la bibliothèque. Ils se parlèrent à voix basse, Astarya adossée
à un mur et Narantewé lui faisant face. Il lui posa sans tarder la
grande question :
« Qu'est-ce que nous allons dire à papa ?
— Il n’y a rien à dire, répondit Astarya. Il ne nous pardonnera
jamais la faute que nous venons de commettre.
— La faute que # viens de commettre, rectifia Narantewé. Si tu
veux, je peux l’accueillir à son retour et lui dire : “Désolé papa,
mais Yssourak est mort et Astarya à cru que tu l’avais tué, alors
elle a décidé de libérer Ylaiñäkté et elle à réussi à me convaincre
de l'aider. Maintenant, nous te présentons humblement nos
excuses et nous te promettons de ne plus recommencer”. Tu
crois que je pourrai l’'amadouer comme cela ? »
Astarya et son frère s’interrogèrent très longtemps du regard
pour essayer de trouver autre chose qu’une réponse négative.
Narantewé reprit:
«Je pense que nous ne devrions pas laisser Kanashka ici. Il
faut laider à rentrer au Tourpana.
— Et comment? Moi, je ne peux rien faire, et toi, je ne veux
pas que tu me quittes.
— Ylaiñäkté est venu ici avec Vent Céleste. Il n’a cessé d’errer
dans les parages depuis la disparition de son maître. Nous
pouvons lui demander de transporter Kanashka. Ce sera très
rapide.
— C’est une bonne idée.
— Alors je vais le chercher. Retourne auprès de Kanashka pour
lui annoncer la nouvelle. »
Astarya acquiesça. Elle n’avait pas l'intention de dire à lex-
favorite ce qu’elle avait vu dans les étoiles, et d’ailleurs, elle ne
savait pas de quelle manière Yssourak était mort.
Alors que Narantewé s’apprêtait à partir, Astarya vit en lui
comme une zone d’ombre qui la troubla.
«Pourquoi ne serait-ce pas moi qui irais chercher Vent

270
Céleste ? demanda-t-elle. Contrairement à toi, je suis assez proche
de son maître.
— Tu risques de trouver dehors quelque chose qui ne te plaira
pas. »
Ce dont Narantewé voulait parler frappa tout à coup Astarya
avec une telle force que les lumières de la bibliothèque disparu-
rent momentanément de sa vue : d’effroyables scènes de mort.
«J'y vais », annonça Astarya en quittant la bibliothèque.
Elle revint auprès de Kanashka pour l’informer qu’elle allait
chercher Vent Céleste et lui demander de la ramener le plus
rapidement possible au Tourpana. Cette nouvelle fut pour
Kanashka comme un rayon de soleil dans l’obscurité glauque où
elle s’enfonçait.
Elle demanda cependant :
« Sais-tu ce qu’est devenu Yssourak ?
— Je n’en sais pas plus que toi », répondit Astarya.
Elle se pencha pour étreindre Kanashka, marque d’attention
dont celle-ci comprit sur-le-champ la signification. Elle s’attendit
à ce qu'Astarya lui murmurit à l’oreille ce qu’elle avait vu grâce à
ses dons de devineresse mais il n’en fut rien.
Astarya s’écarta d’elle et quitta la pièce. Narantewé n’essaya
pas de la retenir. Il lui rappela seulement qu’elle devrait revenir
avec Vent Céleste.
« Prépare Kanashka pour le voyage et conduis-la dans la vallée,
lui ordonna-t-elle. Elle doit partir sans tarder. »
À l'entrée principale de la montagne, Astarya se transforma en
un milan puis se mit à survoler et à scruter le paysage avec ses
perçants yeux de rapace. Par chance, le ciel était encore dégagé.
C'était peut-être Ylaiñäkté qui avait chassé les nuages, afin que le
lever du soleil pût être admiré. Les cimes enneigées émettaient
une lumière qui semblait plus pure que d’habitude et les alpages
moussaient de rosée. Chaque brin d’herbe était enrobé de
gouttelettes brillantes. Mais en ce jour de renouveau, la nature

271
était silencieuse, comme si elle avait pansé des plaies cachées.
Astarya trouva Vent Céleste au nord de la Montagne d'Or, à la
limite du territoire des Khalkhas. Il était en train de brouter de
lherbe. Sa robe de neige faisait une tache éblouissante sur la
prairie. Il put voir un oiseau bleu descendre du ciel juste devant
lui et se transformer en une jeune fille. Il la reconnut car 1l Pavait
rencontrée plusieurs fois dans les forêts des Îles Fortunées et
dans le monde des hommes, tandis qu’il transportait Ylaiñäkté.
Ils se parlèrent par la pensée.
« Ton maître a été capturé par Wärsani, mais je l’ai libéré, dit
Astarya. À présent, il se trouve probablement sur la Paramartha.
Il ne m’a pas donné de consigne à ton sujet.
— Nous nous retrouverons quoi qu'il arrive, répondit Vent
Céleste. ;
— J'ai un service à te demander, étalon divin. Tu as déjà pris
Kanashka sur ton dos. Pourrais-tu le faire encore une fois pour la
ramener chez elle, à la capitale du Tourpana ?
— C’est loin.
— Je te fais cette demande pour éloigner Kanashka du danger.
Wärsani va revenir. »
Vent Céleste se rapprocha d’Astarya avec une oscillation
menaçante de la tête. Il fit onduler sa crinière.
«Tu es sa fille, n'est-ce pas ? Où étais-tu lorsqu'il à massacré
ses anciens alliés ? Moi, j'étais là. J’ai failli maudire mes parents
pour avoir fait de moi un cheval et non pas un tigre, car j'aurais
pu déchirer ces démons avec mes crocs. Je ne possède que ma
célérité, et c’est grâce à elle que j’ai pu leur échapper tandis qu’ils
tuaient hommes et chevaux.
— Je suis effectivement la fille de Wärsani et jai eu tort de
n'être pas intervenue plus tôt. Je le reconnais. Mais j'ai décidé de
trahir mon père, et ton maître m’a proposé de venir sur la
Paramartha pour devenir une déesse. Je n’ai pas encore accepté
son offre parce que je préfère vivre dans ces montagnes. Peut-être

272
Waärsani parviendra-t-il à me tuer; je paierai alors pour mes
fautes. Le service que je te demande est pour Kanashka et non
pas pour moi. Elle t'attend au pied de la Montagne d’Or. »
Vent Céleste dévisagea un moment Astarya avant de
répondre :
«Eh bien, petite humaine, monte sur mon dos. Je te conduis
là-bas. »
Astarya lui obéit bien qu’elle fût un peu vexée d’avoir été
qualifiée de « petite humaine ». Vent Céleste lui rappela qu’il était
né bien avant elle, avec les premiers ancêtres des chevaux, à une
époque où les hommes et les animaux pouvaient beaucoup mieux
se comprendre.
« J'attends quelque chose de toi, ajouta-t-il, c’est que tu ailles
voir les nomades. Tu dois savoir ce que ton père est capable de
faire.
— Je te le promets. »
Vent Céleste se mit alors au galop, faisant flotter les cheveux et
les vêtements d’Astarya. Il lui montra qu’il pouvait se déplacer
presque aussi vite qu’elle le faisait dans les airs, lorsqu'il évoluait
en terrain plat.
Quand il arriva à la Montagne d'Or, Narantewé et Kanashka
les attendaient de l’autre côté de la rivière, mais elle n’était pas un
obstacle pour lui. Il la franchit d’un formidable bond, avec
Astarya courbée sur son dos, puis il s’arrêta pour la laisser
descendre devant son frère. Celui-ci aida Kanashka à lenfourcher.
« Va et retrouve ton fils, lui dit Astarya. Je t'ai prédit qu'il ne
règnerait pas. Je peux maintenant t’expliquer pourquoi: jai
abandonné mon trône et demandé au Sénat de choisir un
nouveau roi. C’était mon dernier vœu pour le Tourpana.
— Pourquoi ne veux-tu pas rester ? demanda Kanashka.
— Je suis la fille du Seigneur des Ténèbres et mon sang est
maudit. Va donc et oublie-moi. »
Astarya donna une caresse à Vent Céleste pour lui signifier

273
qu’il pouvait partir, mais au lieu de cela, il se tourna vers elle.
« Tiens ta promesse, lui dit-il. Si tu le peux, enterre Alag Aduu,
le coursier de Batmônkh, car il était un roi parmi les chevaux. Il
est au campement royal. Tu le reconnaîtras à sa robe pommelée et
au famga qu’il a sut la hanche, un sabre horizontal surmonté d’une
couronne d’étoiles. Ne laisse pas son corps aux vautours. »
Il avait sûrement entendu ce qu’Astarya avait dit à Kanashka
mais il ne fit aucune remarque. Il se mit au galop, passa de lautre
côté de la rivière et fila comme une flèche de lumière entre les
arbres.
Astarya ne voulait pas revenir dans la montagne avant d’avoir
accompli ce que Vent Céleste lui avait demandé. Narantewé ne
’approuvait pas et 1l n’était pas non plus d'accord avec les paroles
qu’elle avait prononcées. |
«Nous avons fait moins de mal aux hommes qu’ils n’en ont
fait à eux-mêmes depuis leur création, dit-il Rappelle-toi
pourquoi nous avons accepté de servir notre père.
— Ne cherche pas de justification et viens voir avec moi de
quelle manière Wärsani conçoit la création d’un nouveau
monde. »
Elle se transforma en milan pour s’envoler mais Narantewé ne
laccompagna pas. Ce fut donc seule qu’elle repartit vers le
territoire des Khalkhas, tandis que le soleil poursuivait son
ascension. Les ombres se retiraient des vallées, et pourtant, il
paraissait y subsister une part des ténèbres que Waärsani y avait
déposées.
Astarya comprit pourquoi en découvrant le premier
campement. Les tentes avaient été comme soufflées par un
ouragan, leurs feutres éparpillés sur le sol. Des cadavres d’êtres
humains et de chevaux jonchaient la vallée. Aucun d’eux n'avait
de tête. Certains étaient dévorés au tiers tandis que d’autres
avaient été presque entièrement avalés. C’est ainsi qu’Astarya
trouva une botte d’où dépassait un tronçon de pied recouvert de

274
sang coagulé. Un homme était assis par terre, adossé à un arbre,
dans une position que l’absence de tête rendait insolite. Il avait
essayé de se défendre, puisqu'il tenait un sabre, mais il avait
apparemment succombé à une attaque foudroyante. Les restes
des chevaux composaient un spectacle atroce et effrayant, car
malgré leur grande taille, ils avaient été décapités d’un seul coup
de mâchoire, et des flots de sang s’étaient échappés comme de
cruches renversées.
Aux yeux d’Astarya, ces corps n'étaient pas seulement
inanimés: ils avaient perdu leurs âmes. Les Räskarals n’avaient
même pas laissé de fantômes derrière eux. Tout avait été emporté
dans les enfers.
Elle poursuivit son chemin en conservant sa forme aviaire et
découvrit dans toutes les vallées la même désolation. Malgré le
retour du soleil, paralysés de peur, les survivants continuaient à se
terrer. Près d’un col, Astarya trouva les restes d’une femme, d’un
cheval, et un peu plus loin, d’un bébé au crâne fracassé. Il était
facile de deviner ce qui s’était passé. La femme était parvenue à
monter sur un cheval pour s’enfuir, mais avant d’arriver au col, la
monture avait trébuché, la femme était tombée et la tête de son
bébé s'était brisée sur un rocher. Les Räskarals les avaient
rattrapés pour les achever. Ils avaient dédaigné le corps de
l'enfant sans doute parce qu’il avait déjà perdu son âme.
Un peu plus loin, Astarya chassa un vautour qui dévorait le
corps d’un garçon d’une dizaine d’années. Pour effectuer des tels
ravages, les Räskarals avaient dû être nombreux. On les imaginaïit
s’abattant sur les nomades comme un nuage de sauterelles.
Le campement royal avait subi un sort très différent. Il avait
été brûlé par un feu qui avait consumé la terre en profondeur.
Astarya délaissa son apparence d’oiseau pour effectuer quelques
recherches. Elle gratta le sol sans y trouver une seule racine
d’herbe intacte. Les tentes avaient disparu mais il restait de la
vaisselle en métal noirci, des cercles de fer que les Khalkhas

213
utilisaient pour construire leurs foyers, des pointes de lances et de
flèches. Ici et là, trainaient des fragments d’os calcinés et des
morceaux de charbon qui devaient provenir de chariots. Des
squelettes d’arbres s’efforçaient de dresser leurs pathétiques
fiigranes noirs dans l'air saturé d’odeurs d’incendie. Vent Céleste
s'était trompé au sujet d’Alag Aduu. Il ny avait rien à enterrer.
Seul le feu d’un dragon pouvait avoir un tel effet. Debout au
milieu de cette vision apocalyptique, les pieds dans la cendre,
Astarya sentait ses larmes lui monter aux yeux. Elle savait ce que
Wärsani lui dirait: qu’il avait puni les Khalkhas pour leur
trahison. Mais c'était parfaitement inique ! C'était lui-même qui
les avait poussés à s’allier avec Yssourak pour attaquer sa
montagne.
Elle se rendit compte que Wärsani avait sauvé Yssourak en
lenfermant dans sa montagne. Mais la colère qui Pavait poussée à
quitter le Tourpana laissait place à une autre rage, celle de s’être
trompée sur son père. Elle avait ignoré sa soif de massacres. Il
n’était pas possible d’imaginer qu’il s'était livré à ces atrocités sans
en ressentir un véritable plaisir.
Ce fut en marchant qu’elle sortit du campement. Un poids
trop lourd l’empêchait de reprendre son vol. Il fallait aller loin
pour retrouver de Pherbe, puisqu’une bonne moitié de la vallée
avait été carbonisée. Après avoir quitté cette zone, elle tourna la
tête pour lui donner un regard assombri par le chagrin.
Quand elle regarda de nouveau devant elle, Wärsani était là. Il
lui assena une telle gifle qu’elle fut soulevée de terre et retomba
sur son derrière.
« Ainsi donc, c’est toi qui m'a trahi ! » cria-t-il.
Astarya se changea instantanément en un milan et s’élança
dans les airs avec de vigoureux battements d’ailes. Elle aurait pu
passer au-dessus des plus hauts sommets. Mais ses efforts étaient
inutiles car elle vit rapidement une ombre gigantesque la
rattraper : Wärsani était devenu un dragon. Il cracha un torrent de

276
feu. Elle en échappa en se laissant tomber, les ailes repliées, mais
elle sentit qu’elle laissait derrière elle une traînée de fumée et que
ses plumes sentaient le roussi. Alors qu’elle s’apprêtait à rouvrir
ses ailes, elle se retrouva coincée entre les griffes d’une énorme
serre.
Le dragon l’emporta au-dessus d’une vallée que surplombait
une falaise. Quand il la lâcha, elle chuta tout droit par terre, une
aile brisée. Son adversaire heurta ensuite la falaise, et le choc fut si
rude que la terre trembla. La roche craqua et se déversa dans le
ravin en un torrent de pierres et de gravier, dans un grondement
assourdissant. Le dragon n’attendit pas que le nuage de poussières
retombit. Il cracha plusieurs fois du feu sur cet amoncellement de
débris, déclenchant un tel brasier que la vallée ressembla à un
volcan. Lui-même fut obligé de s’écarter de cet enfer. Il s’en
dégagea un nuage noirâtre qui fut visible, dit-on, des lointaines
tours de guet du Tourpana.
Posé sur une crête, Wärsani reprit forme humaine afin de
prononcer un sort qui devait sceller à jamais la sépulture
d’Astarya.

2
XXVI

La femme d’argile

Après le départ d’Astarya, Narantewé était revenu dans la salle


octogonale. Il s’était installé dans la bibliothèque pour relire un
manuscrit qu’il avait commencé à rédiger plus d’un siècle
auparavant. L'essentiel de ses connaissances en magie y était
consignées ; elles étaient d’une telle ampleur qu’il était incapable
de tout retenir par cœur. Le livre comprenait à présent deux cent
quatre-vingt quinze feuillets recouverts recto verso d’une fine
écriture. Sa composition n’était pas terminée, et elle ne le serait
jamais car le savoir de Narantewé n’était pas figé. Il s’efforçait de
découvrir de nouveaux sorts, par une exploration approfondie
des cinq éléments et du monde du sans-forme, d’où son esprit
tirait sa puissance. Ses recherches lui demandaient du temps et de
la concentration, ce qui expliquait son habituelle discrétion. Dès à
présent, il avait acquis une telle habileté que, parmi les dieux et les
hommes, plus personne n’était capable de le concurrencer, à part
son père. Mais les vrais maîtres du savoir restaient les inquiétants
et inaccessibles dragons de POcéan.
Yatishka apparut dans l’embrasure de la porte.
« J’espère que tu ne m’en voudras pas, dit-elle.
— Hein ? » fit Narantewé en levant les yeux de son livre.
Il n'avait guère eu l’occasion de parler à sa concubine depuis
son retour. Il posa son livre à côté de lui.
« Quand j'ai découvert la disparition d’Yssourak, je n’ai rien dit
à personne, expliqua Yatishka.
— À qui aurais-tu parlé ? Je n'étais pas là.

278
— Kanashka à détruit le sac pour protéger la fuite de son
époux. Malgré cela, y a-t-il un moyen de savoir où il est parti ?
— Je ne vois pas. Mais pour le moment, nous avons d’autres
soucis. »
Yatishka s’assit à côté de Narantewé. Il lui apprit qu’Astarya
avait vu la mort d’Yssourak dans les étoiles et qu’elle en avait
attribué la responsabilité à Wärsani. Pour venger le roi, elle avait
libéré Ylaiñäkté. Mais Wärsani n’y était pour rien et il était impos-
sible de savoir ce qui s’était passé.
«C’est une très mauvaise histoire, commenta Yatishka. Que
vas-tu faire, maintenant ?
— J’essaierai de parler à mon père. Je doute qu’il veuille écouter
Astarya, mais peut-être voudra-t-il m’écouter. Cependant, je ne
vois pas bien ce que je pourrais lui dire. »
Narantewé et sa concubine restèrent dans la bibliothèque pour
réfléchir.
Subitement, il reçut une telle secousse qu’il faillit tomber sur le
dos. Son esprit s'était obscurci et il avait entendu un hurlement de
douleur venu des profondeurs de la terre. C'était une voix
féminine.
« Astarya.. », murmura-t-il en reprenant ses esprits.
Il ferma les yeux, et après un moment de concentration, il sut
qu’il allait vivre une journée de deuil et de colère.
« Astarya à été tuée, dit-il d’une voix blanche.
— Tuée ? s’exclama Yatishka. Mais comment cela ? Elle est
immortelle |
— Puisqu’il n’est pas possible de l’enterrer morte, elle a été
enterrée vivante. Elle ne reverra plus jamais le soleil. »
Jusqu'au dernier moment, Narantewé avait pu espérer que
Wärsani épargnerait Astarya, sans raison, simplement parce
qu’elle était sa fille.
Il se leva, mais avant de quitter la bibliothèque, il dit à Yatishka
d’une voix qui résonnait comme une sentence de mort :

219
« Dis à toutes les concubines de Wärsani de se préparer à
quitter la montagne avec leurs enfants. Elles devront partir
demain. Il n’y aura plus de vivres pour elles. Qu’elles prennent
donc ce qu’il reste comme provisions pour le voyage. »
Yatishka écarquilla des veux stupéfaits.
« Wärsani ne reviendra pas, expliqua Narantewé. Ses concu-
bines devraient s’en réjouir et rentrer dans leurs familles.
— Comment vont-elles traverser les montagnes ? Elles ne
connaissent aucune route.
— S'il le faut, je les guiderai. Elles doivent aller vers l’est pour
trouver la tribu des Uriankhais.
— Et moi? Qu'est-ce que je vais devenir? J’ai vécu vingt
années avec toi. |
— Je parlais des concubines de Wärsani, pas des miennes. Elles
seront libres de rester avec moi ou de partir.
— Moi, je resterai toujours avec toi.
— Je sais. »
Narantewé se rendit dans son laboratoire, l’un des lieux des
plus secrets de la montagne, où même Wärsani n’entrait pas. Il y
apporta l'épée d’Ylaiñäkté, qu’il avait appelée Kertik. En cette
arme de facture admirable, survivait le souvenir de l’art des nains,
mais ce n'étaient pas les propriétés du métal qui allaient aider
Narantewé à combattre son père : c’étaient ses connaissances en
magie. Dans un fourneau qui avait servi à fabriquer les bracelets
d'Astarya, il alluma un feu en récitant une formule, et des
flammes bleues s’élevèrent. Elles étaient si sombres qu’on les
voyait à peine. Narantewé en imprégna toute la lame. Il la retira
ensuite du fourneau et la regarda. Les reflets bleus qui la
patcouraient se dissimulèrent dans les profondeurs du métal, qui
reprit son apparence normale.
Ensuite, Narantewé se rendit à lentrée principale. de la
montagne. Debout sur une terrasse, il brandit l’épée et appela
Wärsani.

280
Dans le ciel limpide, le nuage noir créé par le dragon était
parfaitement visible. Narantewé ne pouvait pas le regarder sans
sentir son Cœur saigner, et tout son être débordait de haine pour
l'assassin d’Astarya. Il s’efforça cependant de garder son calme,
car la maîtrise de soi était nécessaire pour remporter la victoire.
Quand Wärsani apparut devant lui, Narantewé ne prononça
pas un mot, se contentant de darder ses yeux rouges de colère sur
lui.
« Je n’ai pas de grief contre toi, bien que tu aies aidé Astarya à
libérer Ylaiñäkté, déclara son père. Alors ne lève pas ton arme sur
moi.
— Tu as détruit ce qu’il y avait de plus beau en ce monde !
répliqua Narantewé. À mes yeux, tu as cessé d’être mon père
pour devenir un criminel.
— Astarya n’était pas ce qu’il y avait de plus beau. Les dragons
de l'Océan sont les créatures les plus majestueuses et les plus
fantastiques qui soient, et je les ai vus. Pour la première fois, j'ai
parlé avec l’un d’eux, et ce que j'ai appris défie l’entendement.
Veux-tu le savoir, toi qui aimes tellement t’instruire ? Toi et moi,
nous pouvons partager les plus vieux et les plus précieux secrets
de notre monde. »
Narantewé ne répondit pas.
« Ylaiñäkté vient de tuer l’un d’eux, reprit Wärsani. C’est
comme un fils qui tuerait son père. Mais je ne lui en veux pas,
puisque derrière lui, se trouvait la main d’Astarya. »
Tout en parlant, Wärsani commença à se rapprocher de
Narantewé.
«N’avance pas ! cria celui-ci en pointant son épée vers lui. Ou
bien, fais-le avec une arme.
— Tu me déçois, fils bien-aimé qui a reçu de moi Pimmortalité.
Ne suis pas la voie d’Astarya. Elle s’est trop attachée aux
hommes, malgré l’étroitesse de leurs esprits, leur insatiable
cupidité, leurs bas instincts animaux. Essaie de voir la splendeur

281
de ce qu’il y a au-delà de leur horizon borné. »
Wärsani s’arrêta à portée de lame de Narantewé.
«Et retire de ma vue l'épée d’Ylaiñäkté, ajouta-t-il en baissant
le ton. Tu as toujours l'intention de me tuer? Peut-être es-tu
assez adroit pour le faire, mais que deviendras-tu après? Les
hommes ne voudront pas de toi, et de toute façon, un immortel
n’a rien à faire parmi eux. Iras-tu vivre chez les dieux ? Ce serait
te renier. Tu n’es pas un dieu et tu ne le seras jamais. Sans moi, tu
vivras dans une solitude éternelle.
— Peut-être me rendrai-je au-delà de l'Océan. »
Brutalement, Kertik siffla dans les airs. Elle effectua un
mouvement circulaire pour frapper Wärsani au cou, mais il arrêta
la lame avec la paume de sa main et referma ses doigts dessus.
Une promesse de mort assombrit son regard.
« Très bien », murmura-t-il.
Il cha la lame et recula. Deux serpents dorés, sortis du sol,
rampèrent vers lui et se changèrent dans ses mains en deux épées.
Les adversaires se dévisagèrent d’abord. Il leur était inutile de
se lancer dans un classique duel de mages, car aucun sort ne
pouvait avoir d’effet sur eux. Il leur fallait croiser le fer. Wärsani
savait que Narantewé avait passé Kertik dans son fourneau
magique, mais il n’arrivait pas à deviner la formule utilisée.
« Tu veux savoir comment je vais te vaincre ? dit Narantewé.
Tu verras que je suis capable de t’apprendre des choses.
Approche donc. »
Wärsani n'était pas homme à repousser un défi. Il fit deux pas
en avant, ses épées tournoyant dans ses mains, et le duel
commença. Il aurait pu ressembler à celui qui avait opposé
Ylaiñäkté à son ennemi si les gerbes d’étincelles engendrées par le
choc des lames n'avaient été anormalement grandes. Wärsani
devina qu’elles provenaient de flammes sombres cachées dans la
lame de Kertik. À l'évidence, elles présentaient un danger pour
ses yeux.

282
«C’est donc comme cela que tu comptes m'avoir? fit-il en
retenant ses épées. Avec ces étincelles ?
— Continue à te battre et tu auras la réponse. »
Le père et son fils s’affrontèrent par le regard, puis directe-
ment par l'esprit, les yeux fermés. Chacun essayait de sonder les
forces et les faiblesses de l’autre, mais leur concentration était
telle que toutes leurs pensées se condensaient sur le fil de leurs
épées.
Alors ils rouvrirent les yeux et entamèrent une nouvelle passe,
mais elle fut brève. Une goutte de métal en fusion, cachée parmi
les étincelles, jaillit de Kertik et creva l’œil gauche de Wärsani. Il
poussa un hurlement qui fut entendu dans toute la vallée et même
à l’intérieur de la montagne, dans la grande salle. Les mains
plaquées sur son visage, ses épées tombées par terre, il recula en
vacillant.
Narantewé s’apprêta à assener un coup à Waärsani, mais celui-
ci s’envola immédiatement sous la forme d’un tissu blanc.
Ce fut la fin de son règne sur la Montagne d’Or.
Narantewé dressa son épée à la verticale et une onde de
flammes bleues en sortit. Elles s’évanouirent dans le bleu du ciel.
Il ne ressentait aucune joie puisque sa victoire ne lui rendrait
pas Astarya. Il resta un moment méditatif, seul sur les terrasses.
Même les rayons de soleil qui frémissaient sur l’eau du ruisseau
semblaient chargés de tristesse. Au loin, le nuage noir était
toujours présent, comme la fumée d’un gigantesque bûcher
funéraire.
Narantewé déposa Kertik sur le rebord d’un bassin puis
s’envola sous la forme d’un oiseau. Il arriva rapidement au-dessus
de la vallée, qui offrait un spectacle hallucinant. L’immense amas
de roches ayant enseveli Astarya avait quasiment été vitrifié, et il
restait trop chaud pour être approché. Des sortes de fumerolles
s’échappaient de cavités incandescentes. Narantewé dut se poser
plus loin, sur un tapis d'herbes consumées, parmi des arbres que

283
la tourmente de feu avait jetés à terre et réduits à des carcasses
informes.
Il tomba à genoux devant la montagne de roches qui servait de
sépulture à Astarya, puis chuta face contre terre, dans la cendre. Il
aurait voulu mourir, être englouti à jamais dans le sol et rejoindre
sa sœur. Il cessa de respirer mais la vie ne pouvait pas le quitter.
Pendant que le soleil s’approchait du zénith et entamait sa
descente, il resta dans la même position, sans bouger de
l'épaisseur d’un cheveu.
Le corps d’Astarya avait beau être impérissable, il était perdu.
Son âme resterait à jamais prisonnière du sol de cette vallée, et
elle était enfermée dans une autre cage, qui descendait jusqu’au
monde du sans-forme et l’empêchait de communiquer par la
pensée. Narantewé arrivait tout juste à sentir sa présence, sans
pouvoir lui parler. Comme son père n’avait pu apprendre un tel
sort que chez les dragons, personne ne savait comment l’annuler.
C'était la plus terrible condamnation que Wärsani pût infliger :
Astarya continuerait à exister mais elle resterait pour toujours
invisible dans les profondeurs de la terre.
Subitement, une idée vint à Narantewé, et il la trouva si
prometteuse qu’il en eut un sursaut. Il se leva, essuya la cendre de
son visage et s’éloigna de la sépulture d’Astarya. Sur une zone que
le feu du dragon n’avait pas atteinte, courait le lit d’un ruisseau
asséché. Narantewé le gratta et y trouva assez d'argile pour
exécuter son projet. De ses mains nues, il façonna le corps d’une
femme allongée sur le dos. Il choisit des proportions idéales pour
les bras et les jambes, il modela des seins aux contours parfaits et
cisela le visage d’Astarya. En guise d’yeux, il plaça des saphirs
qu’il était allé chercher dans son trésor personnel. Ensuite, il
appela lâme de sa sœur. Le corps d’argile qu’il lui avait préparé
ayant été tiré du sol de la vallée, elle était libre de venir s’y loger.
L’attente fut très longue, mais alors que le soleil était passé
derrière les crêtes, Narantewé eut la certitude qu’Astarya avait

284
répondu à son appel. Elle devait avoir compris que son frère était
en train de lui façonner un nouveau corps et qu’il lui fallait utiliser
ses propres pouvoirs pour en aménager l’intérieur, y faire naître
ce qui allait devenir un squelette, des muscles et des organes.
Narantewé pouvait seulement l'aider à accomplir cette tâche, et
non l’effectuer lui-même.
Il invoqua alors les dieux, qui ne tardèrent pas à venir. Ils
prirent connaissance du meurtre d’Astarya et de la vengeance de
son frère. Tous se félicitèrent de la victoire de Narantewé, surtout
Ylaiñäkté. La déesse Wapatsya lui avait confectionné des vête-
ments aussi resplendissants que les précédents, ainsi qu’une coiffe
sut laquelle une couronne de joyaux scintillait. Sa hache était
suspendue à sa ceinture. Il regrettait de n'avoir pas crevé lui-
même l’œil de Wärsani mais il se satisfaisait d’apporter son appui
aux enfants du démon.
«Si les pouvoirs de Wärsani sont diminués, il reste dangereux,
prévint Narantewé. C’est maintenant un animal blessé. Il risque
d’être entièrement gouverné par la peur et par une haine aveugle.
— Nous le traquerons, promit Ylaiñäkté. Il n’y aura pas un seul
endroit sur terre où 1l puisse trouver refuge. »
Il fallait d’abord s’occuper d’Astarya. Narantewé expliqua aux
dieux ce qu'il attendait d’eux et tous se mirent à l'ouvrage. Pour
leur donner plus de temps, Ylaiñäkté ralentit la course du soleil.
Avec des pétales de fleurs de montagne, Laraouña fabriqua une
pâte onctueuse et blanche, dont elle enduisit le corps d’Astarya et
qui devint sa peau. L'époque où la déesse ressentait de lanimosité
envers elle, pour avoir bu l’élixir d’immortalité, était révolue.
Laraouña n'avait plus que de la gratitude à l'égard d’Astarya.
Ylaiñäkté libéra la goutte de feu solaire de son écrin de cristal
et la fit couler entre ses lèvres, et son corps d’argile fut d’une
beauté à éclipser lastre du jour. Mais le roi des dieux lui donna
également la force et le chasseur Sherwé lui offrit l'endurance.
L’artisan Amok confectionna une chevelure de fils d’or si fins

285
qu’ils flottaient dans l’air, ainsi que des cils et des sourcils. Pour
fabriquer ses ongles, il utilisa du gypse.
Les dieux contemplèrent leur œuvre et en furent satisfaits.
Alors Ylaiñäkté appela le vent. Il descendit dans la vallée et fit
frémir le corps d’Astarya. Un changement difficilement percepti-
ble mais profond se produisit en elle ; sà poitrine commença à se
soulever puis elle ouvrit ses paupières et Narantewé tressaillit en
découvrant l'éclat de ses prunelles bleu saphir. Agenouillé auprès
d’elle, il lui prit une main. Elle referma ses doigts sur les siens.
Après s'être redressée, elle passa ses mains avec étonnement
sur sa peau, de son visage jusqu’à ses pieds. Son corps était
encore plus réussi que le précédent. Il était plus grand et paraissait
avoir quelques années de plus, comme celui de Kaouniya. Il était
impossible de lui trouver un seul défaut. Afin qu’elle conservât
une apparence pleinement humaine, Narantewé l'avait pourvue
d’un nombril, mais ce n’était qu’un petit creux.
Elle émit un son pour tester sa voix, qui était bien celle
d’Astarya. Regardant alors les dieux réunis autour d’elle, elle leur
demanda :
«Vous avez réussi le plus étonnant des miracles en me
redonnant la vie. Comment puis-je vous remercier ?
— Sans toi, je croupirais dans la montagne de Wärsani,
répondit Ylaiñäkté. Quand nous avons entendu Narantewé nous
invoquer, nous sommes venus immédiatement parce que nous te
devions ce service. »
Elle rernit sa main droite dans celle de Narantewé et lui
adressa un simple sourire, mais un sourire exprimant pleinement
la force de son amour.
«Nous tavons donné un nouveau corps mais la vie qui
l'anime vient de toi seule, dit-il. C’est ton esprit qui anime ce
corps. Tu dois faire attention car il est différent de celui que je tai
donné auparavant. Il est constitué de trois éléments, la terre, le
feu et air. Comme Ylaiñäkté a placé du feu solaire en toi, tu

286
n'auras à craindre aucun feu, même celui des dragons. En
revanche, puisque tu as besoin d’air, tu ne pourras plus aller sous
l’eau. Tu risquerais de te noyer comme n'importe quel être
humain.
— Donc je ne suis plus immortelle ?
— Si, mais à condition d’apprendre à nager.
— Très bien. J’essaierai de ne pas aspirer de l’eau par les narines
quand je ferai ma toilette. Ce serait la fin d’Astarya. »
Bien qu’elle ne voulût pas le laisser paraître, elle était déçue.
« Et j'ai impression que je ne serai plus un serpent, ajouta-t-
elle.
— Non, mais avec les vêtements que Wapatsya va te donner, tu
seras la maîtresse du ciel. Tu aimes voler, n’est-ce pas ?
— Certes.
— Tu pourras connaître le plaisir avec les hommes sans
entraves, mais tu n’auras jamais d'enfants. Un corps qui n’a pas
été conçu dans le ventre d’une femme ne peut pas créer la vie.
N'oublie jamais que tu es faite d’argile, de feu et de vent, avec une
peau en pétales. »
Narantewé ne parla pas du changement le plus important car
Astarya le connaissait déjà. Wärsani ayant voulu enfermer son
esprit dans une tombe éternelle, elle était devenue incapable de
communiquer par la pensée avec autrui. Néanmoins, elle conser-
vait une aptitude sans pareille pour jauger les hommes.
Pour finir, elle reçut des vêtements fabriqués par Wapatsya. Ils
ressemblaient à ses anciens habits de gaze bleue, confectionnés
par elle-même et que Narantewé avait dotés de pouvoirs
magiques.
Ylaiñäkté s’en alla en promettant de revenir très vite, puis le
frère et la sœur s’envolèrent ensemble vers la Montagne d'Or.

287
XXVII

Solitude

Les concubines de Wärsani avaient eu du mal à croire qu’elles


ne le reverraient plus, si bien qu’elles n’avaient effectué aucun
préparatif pour leur départ. Yatishka m'avait pas réussi à les
convaincre. Mais le lendemain, elles constatèrent qu'aucun
réapprovisionnement n'avait été effectué dans la réserve de vivres,
et elles commencèrent à s’inquiéter.
Narantewé réunit celles qui parlaient le tourpanais dans la
grande salle pour leur donner des explications :
« Il est regrettable que vous n’ayez pas eu connaissance des
évènements qui se sont produits si près d'ici Vous savez
seulement que Wärsani a remporté une victoire sur Ylaiñäkté et
la maintenu prisonnier. Vous ignorez qu’Astarya est revenue pour
le libérer et que pour la punir de sa trahison, Wärsani l’a enterrée
vivante. Mais je lui ai crevé un œil et je l’ai chassé de la montagne,
puis j'ai redonné un corps à ma sœur. Même si Wärsani pouvait
revenir, il ne le ferait pas, car 1l n’oserait pas se montrer devant
vous. Il est devenu borgne. »
Il y eut un grand tumulte parmi les femmes. Elles ne voulaient
pas croire Narantewé mais il parlait avec tant de sérieux qu’elles y
furent contraintes, et celles qui avaient croisé Astarya s'étaient
aperçues qu’elle avait changé.
«Je vous répète donc mon commandement : quittez cette
montagne, reprit Narantewé. Vous avez constaté qu’il n’y a plus
d’approvisionnement. Dépêchez-vous donc de partir si vous ne
voulez pas souffrir de la faim. Si cela se produit, n’adressez de

288
reproches qu’à vous-mêmes, car vous étiez prévenues hier que
vous deviez faire vos préparatifs et vous n’en avez rien fait.
— Est-ce que nous pouvons prendre nos bijoux ? demanda une
concubine.
— Oui, mais seulement eux. Vous n’avez plus accès à la salle du
trésor. Je vous recommande d’ailleurs de ne plus vous aventurer
dans les étages inférieurs. Vous savez que cette montagne
communique avec les enfers. Avant l’arrivée de Wärsani, elle était
hantée par des créatures dont la seule vue vous ferait mourir de
terreur. Maintenant que mon père est parti, elles pourraient
reprendre de l’audace et venir rôder aux abords de la zone
éclairée. Quittez donc cet endroit car il n’est pas fait pour les
mortels. »
C’était le meilleur argument que Narantewé püt utiliser.
Certaines concubines voulurent partir tout ce suite, mais ce n’était
pas possible puisqu'il aurait fallu prendre la route dès le lever du
soleil.
Une forte agitation gagna dès lors la montagne. Narantewé et
sa sœur n’y assistèrent que peu car Ylaiñäkté les conduisit à la
cachette où sommeillait l’or volé par Kanashka. Ils s’étonnèrent
de constater qu’elle se trouvait dans les parages, à seulement une
journée de marche de la caverne. Wärsani l’avait vu dans lesprit
d’Ylaiñäkté mais il n’avait pas pu découvrir le chemin à suivre.
Avoir accès à l’esprit de quelqu'un ne permettait pas de tout
savoir.
C'était donc là, à l'abri d’un rocher, sous un dense couvert
forestier, que l'évasion d’Yssourak lavait conduit. Il n’y avait
pourtant aucune trace de lui. Astarya effectua des recherches dans
les environs. Ylaiñäkté ne l’aida pas car il savait que c’était inutile.
« Utiliser le sac pour s'évader n’était pas une mauvaise idée,
dit-il, mais Yssourak ignorait où il allait être envoyé. Il ne se
doutait pas qu’il franchirait une distance aussi courte, beaucoup
trop courte pour être à l’abri du danger. Des démons ont dû le

289
tuer. Cela me semble certain. »
Astarya regarda l'or déversé par Kanashka comme s’il avait été
un vestige du roi du Tourpana. Elle pensa aux responsabilités de
chacun, à celle d’Ylaiñäkté qui avait donné le sac magique à
Kanashka, à celle de Narantewé qui avait emmené Kanashka
auprès d’Yssourak, et bien sûr à celle de Wärsani. Mais à quoi bon
méditer sur le passé puisque l’on ne pouvait rien y changer ?
«S'il a vraiment été tué par un démon, son âme devrait se
trouver dans les enfers, opina-t-elle. y descendrais bien pour
essayer de le retrouver mais j’ai perdu l’essentiel de mes pouvoirs.
Je ne peux plus voir les esprits. Je ne suis plus capable de quitter
mon cofps.
— Je demanderai à Sroukor de retrouver Yssourak et de le
conduire dans les Îles Fortunées, dit Ylaiñäkté. Ne te fais pas de
souci pour lui. Quand il sera là-bas, je pense qu’il faudra sceller la
montagne. Cette bouche des enfers est une anomalie qui doit être
supprimée.
— Et le trésor ? fit Narantewé.
— Je ne peux plus envisager de le distribuer aux hommes. Il a
appartenu à un mage qui à tué sa fille avant d’être éborgné par
son fils. Je crains donc qu’il ne soit porteur d’une malédiction.
— Même les douze sacs que Kanashka a dérobés ?
— Oui, même eux. N'oublie pas qu'avant de devenir la
propriété de Wärsani, cet or a appartenu pendant des millénaires
aux créatures des enfers. »

Le lendemain matin, une foule bariolée se déversa de la


caverne. Le nombre de femmes chassées de la montagne
dépassait les quatre cents, et à quelques exceptions près, chacune
avait au moins un enfant. Les plus jeunes étaient portés par leurs
mères; les autres affrontaient le monde extérieur avec
l'enthousiasme de leur âge. Puisqu’il était dans la nature des
enfants de transgresser les interdits, c'était avec beaucoup de

290
peine que leurs mères les avaient fait tenir dans le périmètre
autorisé, en dehors de la forêt. Et maintenant, ils allaient
découvrir le monde.
La descente de la montagne fut difficile. Il y eut des
égratignures, des écorchures, mais heureusement pas de jambe
cassée. Narantewé marchait en tête pour encourager les femmes ;
Yatishka avait tenu à l’aider bien qu’elle eût décidé de rester avec
lui. Le passage de la rivière se fit sans problème car les ponts
flottants posés par les Khalkhas étaient toujours en place. Il ne
restait aucune trace du carnage qui s'était produit dans la forêt,
mais de vagues relents de mort semblaient rendre l’atmosphère
opaque. En tendant l'oreille, on aurait pu entendre les échos de
cris que les troncs d'arbres se renvoyaient, et qui ne voulaient pas
se dissoudre dans le silence de la vallée.
Les femmes n'étaient absolument pas équipées pour un long
voyage, mais elles commençaient à comprendre que même si elles
auraient les pieds en sang, elles seraient chanceuses de rester en
vie. Il n’y eut pas de protestation quand Narantewé reprit les
bijoux, pour obéir au décret d’Ylaiñäkté.
Yatishka remonta après avoir aidé la dernière femme à
traverser la rivière. Au total, Narantewé ne gardait que cinq
concubines. Toutes avaient dépassé les trente ans et n’avaient plus
d’enfant en bas âge. Yatishka avait une fille qui allait atteindre les
dix-sept ans et un garçon qui entrait dans l’adolescence.
Cela faisait si peu de monde que la Montagne d'Or devint
complètement déserte. Pour ses occupants, le changement était
radical. Astarya parcourut les salles, les couloirs et les escaliers en
pensant aux innombrables années qu’elle avait passées en ces
lieux. Toutes les personnes qu’elle avait croisées n'étaient
maintenant plus que des ombres fugitives dans sa mémoire.
Malgré le léger bruissement du ruisseau et la présence des
poissons lumineux, la grande salle était redevenue le vestige
silencieux d’une civilisation disparue, celle des nains des Monts

291
Célestes. De nombreux manuscrits rangés sur les étagères
n'auraient plus de lecteurs car Astarya et Narantewé connaissaient
moins de langues que Wärsani. La poussière s’accumulerait
désormais sur ces trésors d’un autre monde.
Les habitants de la Montagne d'Or ne pouvaient pas partir
sans qu’elle ne se remplit immédiatement d’un vide oppressant.
La décision d’Ylaiñäkté d’en fermer les entrées était sage, mais où
Astarya irait-elle? Elle n’était ni une humaine, ni une déesse.
Depuis que Wärsani avait enfermé son esprit dans une cage
invisible, elle ne pouvait plus communiquer que par les cinq sens,
comme une humaine ordinaire. Elle s’était donc beaucoup
éloignée des dieux et même de son frère. Ses pouvoirs se
résumaient à sa capacité de métamorphose en oiseau, mais son
immortalité la séparait des hommes.
Quand elle revint dans sa chambre et vit la rivière souterraine,
dans laquelle elle osait tout juste tremper ses pieds, elle eut
impression d’entendre un craquement dans les fondations de
son âme. Elle s’effondra sur un banc, la tête entre les mains, et se
mit à pleurer de manière silencieuse et douloureuse. Tous les
drames vécus ces dermiers jours remontaient dans sa mémoire.
Elle pensait à la disparition d’Yssourak, auquel elle serait
incapable de rendre le dernier hommage, à la fin annoncée de son
univers, à son avenir incertain et surtout à son père. Il lui avait
infligé un châtiment qui, sans l’intervention de Narantewé, aurait
été pire qu’une damnation. Avant cela, même si elle mavait pas
toujours été en bons termes avec lui, elle avait pu croire qu’un
reste d'affection subsistait entre eux. Un amour qui aurait pu
conduire Wärsani au pardon.
Par chance, Yatishka lui rendit visite. Elle la trouva dans cet
état, abandonnée au chagrin. Elle fut d’abord très étonnée qu’une
personne telle qu’Astarya pût verser des larmes, puis elle comprit
que sa tragédie pouvait briser le plus fort de tous les esprits.
Afin de la consoler, elle s’assit à côté d’elle et la prit dans ses

292
bras. Astarya se redressa aussitôt et regarda les larmes qui
luisaient sur ses mains.
«Je ne me croyais pas capable de pleurer, dit-elle. Les dieux
ont bien fait leur travail.
— Tu devrais sortir de temps en temps, proposa Yatishka. Cet
endroit commence à devenir sinistre.
— Où veux-tu que j'aille ?
— Juste dans les environs. Tu peux encore prendre la forme
d’un oiseau, alors fais-le. Tu retrouveras certainement du plaisir à
t’envoler. »
Astarya essuya son visage et adressa un sourire à Yatishka.
Celle-ci lui avait très exactement donné le remède qu’il lui fallait.
«Il ne faut pas être doué de pouvoirs extraordinaires pour
comprendre ce dont tu as besoin, expliqua-t-elle en lui rendant
son sourire. Il ny a pas un être humain qui n'ait rêvé, un jour, de
devenir un oiseau. C’est une faculté que je envie.
— Tu as raison mais je ne peux pas te laisser seule ici avec les
autres femmes. Il faudrait attendre le retour de Narantewé.
— En attendant, ne reste pas enfermée ici. Essaie, chaque jour,
de sortir pendant quelques instants. »
Astarya suivit ce conseil. Déployer ses ailes chassait une part
de sa tristesse, à condition qu’elle n’allât pas sur le territoire des
Khalkhas, devenu le domaine des vautours. Son aptitude au vol
s'était accrue. Sa forme resta celle d’un milan, et comme ces
oiseaux, elle avait un vol très élégant et pouvait bouger une aile
indépendamment de lautre. Elle prit un aspect plus naturel en
conférant une couleur brune à ses plumes, mais elle resta
beaucoup plus grande qu’un oiseau normal. Sa vue et son odorat
s'étaient améliorés, ce qui faisait d’elle une chasseresse hors pair.
Après le retour de Narantewé, elle passa des journées entières
en vol, allant jusqu'aux limites des Monts Célestes. Ses habitants
s’habituèrent à voir planer dans les airs sa grande silhouette, et ils
la prenaient pour un oiseau divin. Un jour, elle vit un enfant égaré

293
dans la forêt qui était menacé par un léopard. Elle fondit sur le
félin, referma ses serres sur lui, lemporta sur une éminence
rocheuse et l’égorgea. Elle revint ensuite pour prendre l’enfant et
le déposer près de son campement.
Parfois, elle restait perchée sur un roc, dans une immobilité
minérale, et elle regardait les nuages passer, les ombres des
montagnes se raccourcir puis s’allonger.

Ce fut pendant l’un de ces grands voyages qu’elle rencontra


Sherwé. Il était accompagné par le Chien Rouge, une bête aussi
grande et forte qu’un taureau. Quand ses aboiements résonnaient,
la terreur se répandait dans les esprits, les hommes et les animaux
s’enfuyaient, si bien que personne ne l’avait réellement vu. Son
pelage était d’une couleur de feu et des éclairs luisaient dans ses
prunelles sombres comme un ciel d’orage. Il ressemblait à un
démon des enfers mais il avait toujours été au service des dieux.
Son maître n’avait pas une meilleure apparence. Il ressemblait à
un homme des bois ; son visage rude était en partie dissimulé par
un chapeau et il portait une cape qui flottait autour de lui. Il
chevauchait un destrier noir dont la robe était parcourue de
reflets écarlates.
Pour lui parler, Astarya fut obligée de reprendre sa forme
humaine. Le Chien Rouge gronda en la voyant mais Sherwé le fit
taire.
« Que fais-tu ici, dieu chasseur ? demanda-t-elle.
— Je traque Wärsani.
— Tu ne parviens pas à le retrouver ?
— Ce n’est pas facile. Il prend des formes autant animales
qu'humaines. Kwentor a repéré plusieurs fois sa piste mais il
disparaît pour réapparaître en d’autres endroits. Il faut pourtant
que je l’attrape rapidement car il commet des déprédations. Des
gens ont été dévorés. On attribue leur mort à un tigre mais je sais
que c’est Wärsani. »

294
Sherwé avait désigné le Chien Rouge par son nom, qui était
tabou chez les humains.
«Ylaiñäkté ne te demande pas de participer à la traque,
continua-t-il, mais moi, je le fais. À part Kwentor, il n’existe pas
de meilleur limier que toi. Ton aide me sera très utile. Après ce
que ton père ta fait, je pense que tu n'auras pas de scrupule à le
prendre en chasse. Je ne te cache pas que nous devrons le tuer.
— J'aimerais bien, répondit Astarya, mais comment vais-je
l'avertir si je retrouve Wärsani ? Je ne peux plus communiquer par
la pensée.
— Essaie de trouver une solution avec Narantewé. »
Astarya donna son accord.
Elle revint à la Montagne d’Or pour en parler à son frère. Il
l’écouta et médita un moment avant de répondre :
«Je veux bien que tu partes sur les traces de Wärsani mais tu
risques de te retrouver seule face à lui. Je vais te donner un moyen
de m’appeler. »
Il lui demanda d’attendre une journée puis il se mit au travail
devant son fourneau. Il fabriqua pour Astarya un médaillon avec
un couvercle gravé d’un symbole solaire, contenant un diamant
superbement taillé mais plus petit que celui de son ancien
diadème. Quand on l’ouvrait, une lumière dorée s’en échappait.
« Dès que tu soulèveras le couvercle, j’apparaîtrai », dit Naran-
tewvé.
Il attacha le médaillon à un collier qu’il plaça au cou d’Astarya.
Elle reçut de la sorte son seul bijou, car elle n’avait même pas une
bague. Elle étreignit Narantewé, fit ses adieux à Yatishka et aux
autres concubines, puis elle gagna la caverne et s’envola
immédiatement, soulevée par le vent d’un bonheur nouveau.
Elle avait peu de chances de croiser Wärsani dans l’immensité
du monde, mais l'essentiel était d’avoir été investie d’une mission.
Dès lors, elle vola sans relâche, dépassant les limites des Monts
Célestes. Elle s’égarait dans les nuages et s’ébattait dans les rayons

295
du soleil couchant. Quand elle voyait un orage se préparer dans le
crépuscule, elle s’y jetait à grands coups d’ailes et tressaillait au
grondement du tonnerre, heureuse de sentir la foudre caresser ses
plumes. Les dieux avaient eu raison de dire qu’elle ne craindrait
pas les flammes. Elle se baignait dans le feu céleste comme,
autrefois, elle s’était baignée dans les rivières.
Elle survola les steppes du nord. Elle vit d’immenses lacs d’un
bleu profond, des campements de nomades, des troupeaux de
chevaux et de bœufs, de grands tumulus où reposaient les rois de
jadis, d’antiques cités dont il ne restait que d’énigmatiques cercles
de pierres. Revenant au sud, elle traversa les Monts Célestes de
part en part, gagna le royaume du Kerwatta et regarda de très
haut ses cités populeuses, ses routes encombrées de paysans et de
marchands, ses rivières gorgées de poissons qui arrosaient des
champs de riz.
En longeant les contreforts des Monts Célestes, elle se
rapprocha du Tourpana par le nord. Ces vastes collines étaient
presque totalement vides de présence humaine, recouvertes
seulement d’un tapis herbeux et parsemées de genévriers. Astarya
nentendait que le sifflement du vent et les appels que poussaient
les marmottes quand elles apercevaient sa menaçante silhouette
dans le ciel. Les aigles et les autres rapaces s’écartaient d’elle. Une
fois, elle repéra un loup solitaire.
Elle se posa près d’un lac tapi au fond d’une vallée dont la
couverture herbeuse était fine mais d’une grande densité. La
limpidité de ses eaux permettait de voir les cailloux qui en
parsemaient le fond. En ce lieu abrité du vent, il faisait presque
aussi chaud que dans la plaine du Tourpana.
Astarya prit forme humaine, se dépouilla de ses habits, enleva
son collier et alla au bord du lac, dont elle contempla la surface
calme où ne se reflétaient que quelques nuages effilés. Elle
descendit dans l’eau prudemment, d’abord jusqu'aux chevilles,
ensuite jusqu'aux genoux et aux hanches. La tiédeur du lac

296
l’enivrait tant qu’elle était prise d’une folle envie de plonger
comme un poisson et d’en gagner les profondeurs. Klle cessa de
descendre quand l’eau arriva à sa poitrine puis elle marcha le long
de la rive, trébuchant de temps en temps sur de gros cailloux.
En pliant les genoux et en retenant soigneusement sa
respiration, elle disparut sous l’eau, puis elle revint immédiate-
ment à la surface et elle gagna la rive. L’envie lui vint de s’allonger
dans l’herbe pour se reposer. Sans s’en rendre compte, emportée
par la fatigue de son long voyage, elle s’endormit comme une
humaine ordinaire.
À son réveil, elle se redressa subitement et vit un homme qui
se tenait à côté d’elle et la contemplait. Vêtu d’un pagne, il lui
montrait un robuste corps noirci par le soleil. Son équipement se
réduisait à un grand bâton et à un sac de cuir d’où dépassait une
flûte, maintenu sur sa hanche par une ficelle nouée à une épaule.
« Qui es-tu ? demanda Astarya.
— Un berger, répondit-il. Je t’ai vue en train de dormir et je n’ai
pas pu m'empêcher de m’asseoir pour te contempler. Tu as la
beauté d’une déesse. Je suis sûr que tu en es une. »
Astarya se leva et scruta la rive opposée du lac, où elle avait
laissé ses vêtements. Elle s’y rendit en courant mais ne les
retrouva pas. Le berger l'avait suivie et la regardait avec un air
natquois.
« Où sont mes vêtements ? lui cria-t-elle.
— Je les ai cachés.
— Rends-les moi!
— On raconte qu’un homme qui réussit à voler les vêtements
d’une déesse au bain peut l’obliger à devenir sa femme. Je n’ai pas
l'intention de rater cette occasion. »
Astarya se jeta sur le berger. Il s'enfuit mais elle le rattrapa très
vite et le plaqua au sol, sur le dos.
«Tu as de la force ! s’exclama-t-il.
— Je pourrais te tuer à mains nues. Alors rends-moi mes

297
vêtements.
— Si je meurs, tu ne retrouveras jamais tes habits. »
Allongée sur le jeune homme, Astarya l’obligeait à garder ses
poignets par terre. Bien que leurs regards fussent braqués l’un sur
l’autre, elle était incapable de sonder les pensées du berger. Le
faire parler était le seul moyen de récupérer ses vêtements, mais à
moins de le torturer, elle ignorait comment s’y prendre.
Nullement impressionné, il déclara :
« Ta peau dégage un fort parfum de fleurs. Tu sens les fleurs
de la tête aux pieds, belle et puissante divinité. En quoi donc es-tu
faite ? »
Elle poussa un soupir, libéra son captif et s’assit par terre.
« Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il en se redressant.
— Je ne te dirai jamais mon nom.
— Tant pis. Moi, je m'appelle Tchaiytik. Je t’ai vue arriver sous
la forme d’un milan et j’ai accouru. Tu étais splendide. Mais tu es
encore plus belle sous forme humaine, avec ta peau blanche et
parfumée. Comment une peau aussi délicate peut-elle supporter le
soleil ? »
Astarya ne savait que dire. Elle n’avait le choix qu’entre deux
possibilités : reprendre sa route à pied ou rester avec Tchaiytik et
découvrir, un jour, l’endroit où il avait caché ses vêtements.
«Je veux bien reconnaître que tu m’as rendue captive, dit-elle,
mais penses-tu pour autant faire de moi ta femme ?
— Je pense que, dès ce soir, nous partagerons la même couche.
— Et pourquoi te céderais-je ?
— Je ne suis pas dénué d’attraits. Sais-tu au moins ce qu’est un
berger ? Je peux te jouer avec ma flûte des airs qui te raviront.
Avec mon bâton, je suis capable de repousser des loups. J’ai tué
des maraudeurs convoitant mes bêtes grâce à mon arc et mes
flèches. Je parie que je pourrais battre un chevalier en duel. Dans
mon village, toutes les jeunes filles soupirent après moi, et elles
ont raison, mais j'ai toujours pensé que le destin m’offrirait une

298
femme à la splendeur incomparable. Tu vois que je ne me suis pas
trompé, puisque le ciel t'a envoyée à moi.
— Tu ne manques pas d’aplomb.
— Je suis bien obligé d’avoir de l’aplomb, belle déesse anonyme,
car sans cela, comment pourrais-je te conquérir ? En prenant des
airs de crétin ? »
La répartie de Tchaiytik fit sourire Astarya.
« Viens donc, reprit-il en se levant. Ce soir, je vais te préparer
le seul plat que je sache faire : un lapin aux baies de genièvre.
Mais je te préviens que je dois d’abord trouver un lapin qui
accepte d’entrer dans ma marmite.
— Si tu me rendais mes ailes, je dénicherais rapidement un
volontaire.
— Ah non !Je ne me ferai pas avoir !
— Mais sans mes ailes, je ne vaux plus rien! Je ne sais pas
mieux faire la cuisine que toi. Je pense que tu seras plus heureux
seul qu’avec une épouse qui te brülera tes plats. Et qui te dis que
je ne suis pas une mégère qui te rendra la vie impossible ?
— Je n’ai jamais entendu dire qu’une déesse fût une mégère.
— Qu’en sais-tu? Combien de dieux as-tu fréquentés, jusqu’à
présent ?
— Une seule déesse pour le moment. Je ne connais pas son
nom car elle a refusé de me le dire. À première vue, elle a tout
d’une femme parfaite, mais si ce n’était pas le cas, je serais prêt à
lui rendre sa liberté. »
Tchaiytik tendit galamment la main à Astarya pour l'aider à se
mettre sur ses pieds.

299
XXVIII

Des aboiements dans la nuit

Le berger alla retrouver ses moutons et son chien et les


conduisit à sa demeure. C'était une maison de pierres, bâtie
contre un genévrier, dont le toit ne pouvait guère protéger ses
occupants de la pluie. Il n’y avait heureusement pas beaucoup
plus de précipitations ici que sur la plaine du Tourpana, située à
trois jours de marche. Tchaiytik était un compatriote d’Astarya,
parlant la même langue et partageant les mêmes coutumes.
Ses animaux revinrent, un peu plus tôt que d’habitude, dans
l’enclos qu’il avait bâti, puis il invita Astarya à entrer chez lui. Elle
s’assit sur une natte de jonc.
« Si tu veux te laver, il y a un peu d’eau dans cette jarre, dit-il.
Je la prends dans un ruisseau qui se trouve là-bas. J’ai une peau de
mouton dont tu pourras te servir ce soir, si tu as froid. Je suis
désolé de te donner un vêtement aussi fruste, mais.
— Je n’ai pas besoin de vêtements, à part ceux que tu m'as
volés, coupa Astarya. Mais ils ne servent pas à me protéger du
froid. Je pourrais rester nue dans une tempête de neige.
— Ah oui !Je suis en train d’oublier qui tu es.
— Ne crois pas, cependant, que je possède une multitude de
pouvoirs. Tu pourrais être déçu. »
Tchaiytik hocha la tête et prit son arc et son carquois, posés
dans un coin de la maison.
«Je vais chercher un lapin », annonça-t-il.
Il parla avec un regard chargé d’une imploration silencieuse
qu’Astarya comprit immédiatement.

300
«Sois tranquille, je resterai ici », promit-elle.
Elle avait parcouru une grande distance pieds nus, comme à
son habitude, sans une seule égratignure. Pourtant, elle avait
changé de corps. L'idée lui vint de tester la résistance de sa peau.
Elle prit un couteau qui se trouvait dans la batterie de cuisine de
Tchaiytik, puis en fermant les yeux et en serrant les dents, elle en
appliqua le tranchant sur la paume de sa main gauche. Elle
appuya sur le couteau d’abord avec prudence, puis de plus en plus
fort, mais sa peau refusa de s’ouvrir.
Au coucher du soleil, Tchaiytik revint avec une mine défaite
car aucun lapin ne s'était présenté à lui, et il envisageait de tuer
Pun de ses moutons pour offrir un repas de noces à sa jeune
épouse. En franchissant le seuil de sa maison, il eut la surprise de
voir un lapin découpé, prêt à être placé dans la marmite. Dans le
foyer, Astarya avait mis un mélange de brindilles et de crottin de
mouton.
« Encore un fois, j'ai oublié que tu es une déesse, soupira-t-il.
Je n’avais pas besoin de partir à la chasse.
— J'ai simplement utilisé mon odorat très fin et ma vue
perçante, expliqua Astarya. De plus, je peux battre un lapin à la
course. Mais j’avoue que ç’aurait été plus facile avec un arc et des
flèches. Si tu veux voir ce que je sais encore faire, voici. »
De ses doigts, elle fit jaillir des flammes qui embrasèrent le
combustible.
«Ce n’est pas de la magie, dit-elle. Je peux faire cela pour la
simple raison que le feu est l’un de mes éléments. Maintenant,
montre-moi tes talents de cuisinier. »
Après le coucher du soleil, la maison ne fut plus éclairée que
par l'éclat du foyer, et une enivrante odeur de viande lenvahit.
Astarya regarda Tchaiytik sans prononcer un mot, adossée à un
mur. Quand le repas lui fut servi, elle mâcha de petits morceaux
de viande et exprima sa satisfaction :
«C’est très bon. Seulement, je ne mangerai pas beaucoup

301
parce que j’ai un petit appétit. N’en sois pas chagriné.
— Bien sûr. J’ai compris que tu n’es pas humaine. »
Tchaiytik finit donc le lapin puis se rinça la bouche. Les
nouveaux mariés restèrent un moment silencieux tandis que le feu
continuait à brûler et que la petite maison disparaissait dans les
bras de la nuit. Ils s’échangèrent un long regard, et glissant sur la
pente de son attirance, le jeune berger s’approcha d’Astarya. Il
posa prudemment ses lèvres sur les siennes. Elle répondit à son
premier baiser, libérant dans l'esprit de Tchaiytik un torrent de
sensations et d'émotions tel qu’il eut du mal à se maîtriser. Il
s’écarta d’Astarya pour dénouer son pagne, et quand il revint, elle
le reçut avec empressement.
C'était la première fois qu’elle s’abandonnait librement aux
plaisirs de la chair depuis qu’elle avait laissé le père de Priyatewé
se faufiler entre ses cuisses. Chaque caresse de Tchaiytik soulevait
une étonnante vague de jouissance. Elle comprit alors pleinement
en quoi consistait le don de la déesse de amour, à laquelle elle
devait sa peau.

Ainsi, après avoir été la reine du Tourpana, après avoir apporté


de profonds changements à administration et jouté oralement
contre les sénateurs, Astarya devint une femme de berger qui
ramassait le crottin laissé dans lenclos pour alimenter le foyer.
Contrairement à ce qu’elle avait affirmé pour décourager son
prétendant, elle faisait excellemment bien la cuisine. Les plats
étaient agrémentés par des herbes que Tchaiytik ne connaissait
pas, qu’elle allait trouver dans les pâturages. En revanche, elle ne
savait ni traire les brebis ni fabriquer du fromage. Tchaiytik dut le
lui apprendre. Elle regrettait de n’avoir pas de laine à filer : les
moutons avaient déjà été tondus et leur laine était restée au
village, situé à la frontière du Tourpana.
Ils s’aimaient d’un amour intense et véritable. Le in
de Tchaiytik convenait mieux à Astarya que celui d’Yssourak. Il

302
ne pouvait certes pas discuter de philosophie avec elle, mais il
était vif d’esprit et doué d’humour. Aucun homme ne l’avait fait
tire depuis longtemps. Elle adorait le regarder s’asseoir dans
Vherbe et l'écouter jouer des airs de flûte, ses cheveux bruns au
vent. Sur ces collines sans bornes, silencieuses et immuables, ils
avaient limpression d’être hors du monde et du temps, en
suspension entre un océan d’herbes et un océan d’azur, et ils
savouraient seuls leur amour. Pourtant, Astarya refusait toujours
de donner son nom.
Peut-être avait-elle trouvé le bonheur, alors qu’elle avait
désespéré de son avenir. Elle savait que si elle restait avec
Tchaiytik, elle le verrait vieillir et mourir, mais elle ne voulait pas y
penser. Il lui fallait rester dans le présent.
Le soir, les amants se glissaient sous la couverture et ils
s’adonnaient au plaisir des sens ou discutaient jusqu’à ce que le
sommeil s’emparât de Tchaiytik. Comme il s’étonnait d’avoir des
conversations normales avec Astarya, de son caractère finalement
très humain, elle lui expliqua qu’elle ne s’était pas coupée du
monde des hommes. Elle répondit à ses questions sur les dieux
sans lui révéler qu’elle m'était pas une vraie déesse. Bien au
contraire, la précision des renseignements qu’elle lui donna le
confortait dans sa certitude qu’elle en était une.
Ce fut durant l’une de ces soirées que les deux amoureux
entendirent d’étranges aboiements retentir dans le lointain. Bien
que Tchaiytik ne püt les identifier, il en eut la chair de poule et ses
cheveux se dressèrent sur sa tête. Ils étaient très puissants et
quoique provenant d’un chien, ils évoquaient le lancinant
hurlement d’un loup.
« Qu'est-ce que c’est ? fit-il.
— C’est mon passé qui revient, répondit Astarya d’une voix
sépulcrale.
— Que veux-tu dire ? continua Tchaiytik en frissonnant.
— Lorsque tu as volé mes vêtements, j'étais investie d’une

303
mission. Tu te rappelles ce démon dont je t’ai parlé ?
— Oui.
— Il a été vaincu mais il n’est pas mort. Ma mission consistait à
le retrouver. Tu sais que je suis une bonne chasseresse. Je suis
encore plus douée quand je prends la forme d’un milan. En fait, il
n’y a pas de divinité plus douée que moi et le Chien Rouge. »
Tchaiytik tressaillit quand il entendit ce nom.
« Tu veux dire... le chien de Sherwé ? murmura-t-il.
— Oui. S’il est là, c’est parce qu’il a senti les traces du démon.
Mais tu n’as rien à craindre parce que je te protège.
— Qui es-tu ?
— Je ne peux pas te le dire.
— Pourquoi ?
— Parce que tu risquerais d’avoir peur de moi, or je t’aime et je
serais chagrinée de te perdre.
— Je n’ai pas peur de toi. Mais si je t’ai empêchée d'accomplir ta
mission, je crains que Sherwé ne... »
Le jeune homme n’arriva pas à terminer sa phrase, les mots
restant coincés dans sa gorge.
«Il m'a seulement demandé de laider, dit Astarya sur un ton
rassurant. Si javais reçu un ordre du roi des dieux, je ne pourrais
pas m’y soustraire, mais ce n’est pas le cas. »
Le lendemain de bonne heure, Tchaiytik rendit ses vêtements à
Astarya, ainsi que son collier. Il avait compris qu’en la retenant, il
avait failli s’exposer à la colère d’Ylaiñäkté. Celui-ci avait certes le
sens de la justice, mais quand la Loi était enfreinte, il châtiait
souvent le coupable sans pitié. On le connaissait comme le Dieu
Punisseur.
« Merci, fit Astarya en reprenant ses biens. Mais j'espère que
nous resterons mari et femme.
— Tu m'aimes vraiment ? Comment une déesse peut-elle
ressentir de Pamour pour un simple mortel ?
— Tu ne t’étais pas posé cette question auparavant, alors tu

304
peux continuer à ne pas te la poser. »
Astarya n’enfila pas ses vêtements car elle n’avait pas
l'intention de partir.

Deux jours plus tard, le jeune couple reçut une visite qui mit
fin à sa lune de miel. C’était un berger à la barbe grisonnante,
armé d’un bâton semblable à celui de Tchaiytik, ainsi que d’un
poignard. Ce dernier le fit entrer dans sa maison avant de le
présenter à Astarya. Le visiteur, qui s’appelait Parwak, lui jeta un
coup d’œil curieux, se demandant comment une jeune fille aussi
belle et aussi peu bronzée pouvait vivre dans ces collines. Tout ce
qu’il apprit d’elle, c’est qu’elle était la nouvelle compagne de
Tchaiytik, mais de toute façon, cela se voyait. Comme il était de
mœurs tourpanaises, il ne s’étonna pas qu’elle ne fût nullement
gênée de se montrer nue.
« J’ai appris qu’un berger a été tué du côté de Kiïlawasta,
déclara-t-il à Tchaiytik. Il a été attaqué par un loup dont les
empreintes ont été retrouvées, mais c’est bizarre parce qu'aucun
de ses animaux n’a été mangé. Personne n’a jamais vu un loup
dédaignant les bêtes pour s’attaquer aux hommes, d’autant plus
que ce berger savait se défendre. »
Astarya sursauta dans son coin, sans que les deux hommes
s’en aperçussent. Elle coupa la parole à Tchaiytik alors qu’il venait
d’ouvtir la bouche :
« Parwak, peux-tu joindre nos animaux à ton troupeau ? Nous
devons partir.
— Ah bon ? Pourquoi ? s’exclama Tchaïytik.
— Parce que je dois reprendre ma chasse. »
Le visiteur se tourna une nouvelle fois vers cette mystérieuse
femme, qu’il soupçonna de n’être pas tout à fait humaine.
« Es-tu une devineresse ? questionna-t-il.
— Je sais en effet lire dans les étoiles.
— Sais-tu qui a tué ce berger ?

305
— Je pense que c’est un démon qui peut prendre une apparence
humaine ou animale, et qui est quasiment invincible. Mais qu’il
soit un homme, un tigre, un loup ou un serpent, il est borgne. »
Un démon invincible et borgne? Ces deux qualificatifs ne
s’accordaient pas bien.
« S'agit-il de ce démon que chasse le Chien Rouge ? demanda
Tchaiytik.
— Probablement. »
Les questions se levèrent dans les têtes des deux bergers
comme une nuée d’oiseaux. Astarya déclara sans leur laisser le
temps d’ouvrir la bouche :
«Dans les montagnes, il s’est produit des drames que vous
n’arriveriez pas à imaginer. Je ne perdrai pas de temps à vous en
parler, mais sachez que j’y ai pris part. Je ne suis pas une véritable
déesse, mais une immortelle âgée de plusieurs siècles, et j’ai de la
famille près de Kilawasta. J’ai rendu un tel service à Ylaiñäkté
qu’il m'en sera toujours redevable. Si je voulais linvoquer, il
viendrait immédiatement. Mais maintenant, c’est encore à moi
d’agir. Je vais emmener Tchaiytik à Kilawasta, où il sera en
sécurité. Parwak, je te confie son troupeau. Il viendra le reprendre
quand tout sera fini, et j'espère que ce sera rapide. »
Les bergers n’avaient plus qu’à obéir. Parwak repartit avec le
troupeau de Tchaiytik et celui-ci resta dans sa maison avec sa
compagne.
«Comme je te lai dit, je n’ai pas voulu te révéler mon nom
parce que je craignais que tu t’éloignes de moi, dit-elle. À présent,
jy suis contrainte. Je m'appelle Astarya, et lon me connaissait il y
a quelque temps sous un autre nom: Kaouniya, la reine du
Tourpana. »
Il m'était pas possible de l’accuser de faire une mauvaise
plaisanterie, puisque tout en elle respirait la sincérité. Elle
poursuivit:
«Tu te demandes sûrement pourquoi une femme aussi

306
puissante que moi a accepté de se donner à un simple berger.
C’est que dans les évènements de ces derniers jours, j'ai perdu
l'essentiel des pouvoirs qui avaient fait de moi une reine. Sans
cela, tu n’aurais pas pu me retenir ici en me dérobant mes habits.
Mais j'ai gagné la possibilité de connaître librement l'amour. Si je
conserve mon immortalité, je me suis beaucoup rapprochée des
êtres humains et je souhaite partager leur vie. »
Ces explications satisfaisaient Tchaiytik et lui donnaient un air
un peu moins médusé. Reprenant le contrôle de sa langue, il
articula une phrase :
«Donc tu tiens vraiment à moi ?
— Oui, je tiens à toi. Tu es même l’un des rares mortels
auxquels je me suis donnée durant ma longue existence. Le
premier a vécu il y a longtemps. Il est l'ancêtre de ma famille de
Kilawasta, à laquelle je vais te présenter. »
Afin que son arrivée au Tourpana fût discrète, Astarya attendit
le coucher du soleil pour s’envoler. Dès que le ciel se drapa des
couleurs du crépuscule, elle enfila ses habits et mit son collier à
son cou. Elle donna des instructions pour le voyage :
« Couvre-toi parce que dans les airs, il fait froid. Quand tu
sortiras, tu verras un énorme milan. Monte sur son dos et
accroche-toi. N'hésite pas à empoigner mes plumes. Tu ne
pourras pas les arracher, même en tirant très fort dessus. Si tu ne
les tiens pas assez fermement, tu risques de tomber, mais je te
rattraperai dans mes serres. Je te donne ces conseils maintenant
parce que lorsque je serai devenue un oiseau, je ne pourrai plus te
parler. »
Elle sortit. Quand Tchaiytik, vêtu d’une peau de mouton, la
suivit, il trouva derrière l’enclos un oiseau démesurément grand,
qui devait être deux fois plus haut que lui. Astarya avait augmenté
sa taille autant qu’elle le pouvait. Son aspect causa une certaine
frayeur à Tchaiytik, car il sentait que son bec crochu pouvait lui
arracher le cœur, et la soif de chair sanguinolente d’un rapace se

307
tapissait dans l’obscurité de ses grandes pupilles.
Pour l'aider à monter sur son dos, elle se pencha et commença
à écarter ses ailes. Il s’accrocha à son cou et vérifia la résistance de
ses plumes, toutes aussi larges que sa main. Astarya s’arracha
alors du sol en repliant ses pattes derrière elle. Tchaiytik ferma les
yeux, blotti sur le plumage, tandis que le souffle du vent
emplissait ses oreilles. Le milan s’élevait à une vitesse impression-
nante, battant furieusement l’air de ses immenses ailes.
Il s’'écoula un bon moment avant que Tchaiytik nosa rouvrir
les yeux. Il ne vit d’abord que le ciel crépusculaire, puis à un
moment où Astarya abaissa son aile droite, il distingua de
minuscules tours de guet sur la lointaine terre obscurcie : il avait
déjà franchi la frontière du Tourpana. Il arriverait bientôt près de
Kilawasta car cette ville se trouvait au nord-ouest du royaume. Si
Astarya avait décidé de partir sut-le-champ, c’est parce qu’elle
craignait que Wärsani ne s’attaquât à sa famille. Il n’était plus mû
que par sa haine du genre humain; il désirait tuer autant
d'hommes et de femmes que possible avant d’être pris et
supplicié par les dieux, comme pour se venger à l’avance des
tourments qui Pattendaient. Ylaiñäkté ne lui pardonnerait rien et
lui infligerait un châtiment à la hauteur de ses crimes.
Avant sa renaissance, Astarya n'aurait pas pu porter un
homme sur une telle distance. Elle aurait voulu demander à
Tchaiytik ce qu'il ressentait, et elle était frustrée d’en être
incapable. Elle ne pouvait même pas tourner la tête pour le voir.
Après ses premières frayeurs, 1l s’était senti gagné par une grande
exaltation. Il avait ’impression de ne faire qu’un avec Astarya et il
ne ressentait aucun vertige, étant plus proche du ciel que de la
terre. Les ailes du milan, qu’il aurait pas pu toucher même en
tendant les bras, constituaient le plus sûr des refuges dans la
houle du vent.
À son arrivée au-dessus de la villa d’Ymiya, Astarya jugea qu’il
y avait encore trop de lumière pour y atterrir sans être vue. Elle

308
chercha un courant ascendant pour décrire des cercles en planant.
Quand le crépuscule se réduisit à une flamme bleue surmontant
l’horizon occidental, elle effectua une descente vertigineuse qui la
mena directement dans la cour. Tchaiytik se laissa tomber par
terre et reprit son équilibre tandis que sa compagne retrouvait sa
forme humaine.
Ymiya et ses proches se trouvaient alors dans le salon. Ils se
précipitèrent dehors pour accueillir Astarya.
«Je voudrais vous rendre de simples visites amicales, mais ce
sont toujours d’impérieuses raisons qui me poussent à me
présenter », s’excusa-t-elle.
Elle entra dans le salon, suivie de Tchaiytik. Avant d’exposer la
raison de sa venue, elle demanda à Ymiya des nouvelles du
Tourpana. On savait que le roi était mort et que son épouse avait
quitté le palais royal pour affronter Wärsani, mais quasiment rien
de ce qu’Astarya avait avoué à Aiïykemané n’avait filtré. Le Sénat,
très heureux de retrouver ses anciennes attributions, avait élu un
nouveau foi, un quadragénaire qui s’appelait Nawanti. Pourtant,
nombreuses étaient les personnes qui s’attendaient à un retour de
la reine.
Nawanti n'avait pas participé au gouvernement d’Astarya, mais
elle le connaissait de réputation. En le choisissant, les sénateurs
avaient voulu marquer une rupture avec la dynastie de
Naoushamen, et surtout, introniser un homme qu’ils pourraient
plus facilement contrôler.
C'était Astarya elle-même qui leur avait préparé le terrain. Elle
ne commenta pas leur décision.
« De mon côté, j'ai vécu des jours tragiques, dit-elle. Comme je
lai annoncé, j'ai libéré Ylaiñäkté. Ensuite, Wärsani s’est vengé sur
moi en m’enterrant vivante dans une vallée des Monts Célestes,
mais Narantewé et les dieux m'ont redonné un corps. Vous
remarquerez quelques différences. Je ne porte plus mes bracelets
en forme de serpents. Je ne possède plus qu’un seul visage, celui

309
que vous voyez actuellement et que lon désigne sous le nom
d’Astarya. Kaouniya n’existe plus. »
Il fallut un certain temps à Ymiya et à ses proches pour
comprendre ce qu’impliquaient les paroles d’Astarya.
Tchaiytik se sentait minuscule face à cette famille d’aristocra-
tes, et plus encore face aux évènements cataclysmiques dont elle
parlait.
«La Montagne d’Or est condamnée, reprit Astarya. Il n’y reste
guère que Narantewé et moi. J'étais en train de me demander ce
que j'allais devenir quand j'ai rencontré Tchaiytik. Je suis restée un
moment avec lui, puis j’ai dû repartir. Wärsani a été éborgné par
son fils. Il a été vaincu mais il n’est pas mort, et il s'emploie à tuer
des gens. Quand j'ai appris qu’il était passé près d’ici, j’ai eu peur
pour vous et je suis venue précipitamment avec Tchaiytik. Je suis
là pour vous protéger.
— Qui est Wärsani ? s’enquit Tchaiytik.
— C’est mon père. Ou plutôt, c'éfait mon père. Oui, Tchaiytik,
j'étais la fille du démon le plus menaçant que le monde ait connu,
celui que le Chien Rouge est en train de rechercher. Quand je suis
née, il était un mage presque ordinaire, mais il a acquis
limmortalité et il a changé. Nous en sommes venus à nous
entretuer. »
Ymiya donna donc la meilleure de ses chambres à Astarya et à
son compagnon, et elle la traita avec tous les égards qui lui étaient
dus. Waiypali se tenait un peu en retrait, déçu de ne plus être le
beau-père du roi. Mais il reconnaissait qu’il avait dû son titre à un
mensonge.
Au bout d’une journée, Astarya ne tenait plus en place. Elle
tournait comme une lionne en cage. Pour se calmer, elle
commença à raconter sa vie à Tchaiytik, ce qui allait prendre un
certain temps si elle rentrait dans les détails, mais ses efforts
furent inutiles. Rester dans la villa pour attendre une éventuelle
venue de Wärsani lui était insupportable.

310
Comme elle le connaissait bien, elle estima qu’il allait d’abord
passer par la cité de Kiïlawasta. Il pourrait y faire un certain
nombre de victimes avant de s’attaquer aux descendants de sa
fille. Elle alla donc voir Ymiya pour lui annoncer son intention de
se rendre en ville pendant quelques jours. Afin de ne pas être
reconnue par Wärsani, elle projetait de se déguiser en paysanne.
Le sort qu’il lui avait jeté allait se retourner contre lui : dans la
foule des citadins, il pourrait passer à côté d’elle sans percevoir
une seule de ses pensées, sans reconnaître par ses facultés
mentales celle qui avait été sa fille.
Elle donna une couleur rousse à sa chevelure grâce à une
teinture au henné. Pour sa peau qui refusait obstinément de
bronzer, ce fut beaucoup plus difficile. Malgré laide d’Ymiya et
de ses brus, il lui fallut une demi-journée de recherches pour
mettre au point une teinture qui ressemblait à un hâle. Elle devait
certes s’assombrir la peau, mais par coquetterie, elle se garda de
trop se noircir.
Le costume était des plus simples : il se réduisait à un rectangle
de coton blanchître. Attaché autour des reins grâce à une ficelle
de chanvre, il formait une jupe qui s’arrêtait sous les genoux.
Astarya choisit comme collier un fil de coton portant de grosses
perles en os de mouton, qui lui passait sur la poitrine. Ainsi
accoutrée, elle était vraiment méconnaissable, et elle le serait
d'autant moins pour Wärsani qu’elle avait grandi et légèrement
vieilli.

311
XXIX

Retour à Kilawasta

Dans ce pays et à cette saison, personne ne voyageait sans


emporter une gourde. C'était une telle nécessité que c'était
devenu une tradition. Astarya en prit donc une, mais au lieu d’y
mettre de l’eau, elle fit une entaille pour y glisser ses vêtements
divins.
Avant de franchir le portail de la villa, elle remit son médaillon
à Ymiya.
« Narantewé m’a donné ce bijou pour que je l’appelle en cas de
danger, expliqua-t-elle. Il faut en soulever le couvercle. Évite de le
faire sans raison, mais si tu sens que ta villa est attaquée, n’hésite
pas à donner l'alerte. Porte toujours ce collier, même la nuit. »
Elle le mit elle-même au cou d’Ymiya, qui laccepta en
marmonnant un mot inintelligible. La vieille dame n’imaginait pas
être confrontée à Wärsani. Ce personnage restait beaucoup trop
lointain pour elle, comme appartenant au domaine du mythe.
Astarya ne lui avait quasiment jamais parlé de son père, et pour
Ymiya, il n’était pas un ancêtre.
Pour dissuader Tchaiytik de Paccompagner, Astarya avait
choisi de partir au début de l'après-midi. Face à la résistance de
son amant, elle n’avait pas trouvé d’autre moyen. Fouler la terre
blanche des chemins où la lumière brûlante et crue du soleil se
réverbérait était une véritable torture. Cela pouvait même être
mortel.
Berger de profession, Tchaiytik se targuait d’être résistant. Il
franchit donc le portail avec Astarya, vêtu d’un pantalon de toile

JF
blanche, et se mit gaillardement en marche à ses côtés. Les arbres
du domaine d’Ymiya le protégèrent au début de son parcours,
mais plus loin, il y avait un grand terrain découvert entouré de
champs. Il vida rapidement la moitié de sa gourde puis il finit par
renoncer. Ce paysage était différent des steppes sur lesquelles il
avait vécu, car cette verdure était rafraîchissante. Sur la plaine du
Tourpana, une poussière desséchante était en suspension durant
tout l'été, mais surtout quand il y avait du vent.
« Je ne comprends pas comment tu peux tenir sans une goutte
d’eau, dit-il.
— Parce que ce sont le feu et le vent qui me font vivre.
— Bien... Tu me promets de rentrer rapidement ?
— Oui, je te le promets. Je ne pourrai de toute façon pas
m'attarder là-bas. Cette teinture qui me sert de hâle ne devrait pas
tenir plus de dix jours. Rentre donc tranquillement chez Ymiya.
— C'est-à-dire que. Ta famille est aimable avec moi, mais ce
sont des nobles.
— Leurs premiers ancêtres ne l’étaient pas. C’est grâce à moi
qu’ils sont devenus ce qu’ils sont. Ils ont autant de respect pour
toi que pour moi, puisque tu es l’homme que j’ai choisi. »
Les deux amoureux s’étreignirent, puis Astarya regarda
Tchaiytik revenir sur ses pas avant de se remettre en marche. Pour
elle, fouler le sol de ses pieds nus, sous cette fournaise estivale,
était l’un des plus intenses plaisirs qu’elle pouvait s’offrir, car elle
était dans ses éléments.
À proximité de Kilawasta, elle emprunta une grande route
qu’ombrageaient des peupliers hissant très haut leurs branches
chargées de feuilles dorées. Elle croisa alors quelques voyageurs,
surtout des hommes. Une charrette tirée par un âne parvint
péniblement à la dépasser. Elle transportait un groupe de jeunes
filles qui se rendaient au marché. Dès qu’elles virent Astarya, elles
lui firent signe de monter avec de grands gestes et des rires
sonores. Ne pouvant se montrer indifférente à leur gentillesse,

313
elle vint se serrer contre elles. Ces jeunes filles étaient assez
dissemblables les unes des autres, mais elles portaient toutes la
jupe de coton et la gourde, avec des bijoux rudimentaires.
Astarya sauta de la charrette en arrivant à la porte méridionale
de Kilawasta. C’était là qu’elle avait le plus de chances de trouver
Wärsani, s’il venait. Le marché se tenait tous les jours sur un vaste
espace de terre battue dépourvu d’arbres, en dehors de la cité.
Dès l'ouverture de la porte, les paysans et les artisans y installaient
des nattes ou des tapis, ainsi que de grands dais qui formaient une
véritable ville de toile. Il y avait aussi des marchands venus
d’autres cités et d'horizons plus lointains. Aussitôt, les citadins
commençaient à affluer. Ils circulaient en respirant les odeurs de
fruits et les senteurs d’épices, dans un bruit de conversations
enjouées et de marchandages. Les produits de la terre étaient
d’une abondance qui frappait tous les étrangers, car si le climat du
Tourpana était rude, ses champs étaient extrêmement fertiles.
Une fois tous les sept jours, un deuxième marché se tenait un peu
plus loin, dans une forêt clairsemée. C’était là que le bétail
s’échangeait.
L'activité s’arrêtait totalement à midi. Certains commerçants
s’en allaient ; d’autres restaient pour s’allonger à l’ombre de leurs
dais, et le marché prenait des airs de dortoir. Au milieu de l’après-
midi, les clients revenaient mais l’animation n’atteignait pas celle
du matin. Ce fut à ce moment qu’Astarya arriva. Elle se mit tout
de suite à parcourir le marché de long en large en regardant tous
les visages. Les commerçants et leurs clients étaient majoritaire-
ment des femmes. Le rang social était indiqué, sans erreur
possible, par les jupes, ces distinctions étant fondamentales pour
les Tourpanais. Les citadines portaient des jupes en coton comme
les paysannes, mais elles étaient en couleurs, et si elles apparte-
naient à une corporation, la coupe et les motifs décoratifs le
signalaient. La soie et la gaze, de même que les bijoux en of,
étaient réservés aux femmes nobles, et avec ces tissus, elles se

314
faisaient confectionner des jupes somptueuses. Mais de la plus
humble paysanne à la reine, toutes les femmes laissaient leur
buste découvert dès que la chaleur s’abattait sur le royaume.
Comme Astarya ne vit rien d’anormal, elle se dirigea vers la
porte de la cité. Il lui fallut s’insérer dans le flot des piétons, des
chevaux et des ânes. Elle s’efforça de ne pas marcher sur le
crottin semé par ces bêtes. À certains moments, les charrettes
étaient si nombreuses qu’elles formaient un embouteillage. Les
sentinelles qui surveillaient la porte regardaient le spectacle sans
rien dire, puisque ce n’était pas à elles de régler la circulation. De
à, Astarya gagna tout de suite le quartier artisanal. Elle vit
d’abord des charrettes chargées de poteries, d’orfèvreries, de socs
de charrue ou de tapis. Des bruits de marteaux résonnaient, mêlés
à des cris et à des chansons masculines fortement rythmées.
Certaines personnes regardaient la visiteuse en se demandant ce
qu’une paysanne venait faire ici, mais elles lui tournaient
rapidement le dos et revenaient à leurs occupations.
Dans la rue des tisserands, elle jeta un coup d’œil par toutes les
fenêtres et repéra un atelier où un métier à tisser était inoccupé.
Elle y entra et demanda à voir le patron. Six ouvrières étaient
présentes. L’une d’elles était une jeune fille et les autres étaient
des mères de familles. Le patron arriva. C'était un homme
corpulent qui avait la manie de gratter sa panse rebondie avec ses
ongles sales.
Astarya s’inclina devant lui.
« Je cherche un travail, dit-elle.
—'Tu sais tisser? demanda-t-il en regardant sa jupe de
paysanne.
— Je peux te montrer ce que je sais faire.
— D'accord. Mais tu dois savoir que tu vas remplacer une
ouvrière qui va accoucher. Elle reviendra quand elle aura son
enfant.
— Ça tombe bien. Je ne viens que pour quelques jours. Je ne

315
demande pas de salaire, seulement un peu de nourriture, et si tu
peux me trouver un lit, ce sera parfait. Je resterai ici la plupart du
temps. J’aimerais seulement aller au marché dans la matinée.
— Mais pourquoi irais-tu là-bas si je ne te donne pas d’argent ?
— C’est seulement pour regarder les marchandises. »
Astarya avait un argument de taille pour convaincre le patron :
il la dévorait des yeux. Malgré son hâle artificiel, elle restait d’une
beauté éblouissante. Il linvita donc à s’asseoir devant le métier
libre, puis il lui donna du fil de coton et du sergé à reproduire.
La patronne vint à son tour l’observer. Les ouvrières, tout en
poursuivant leur activité, se tordaient le cou pour ne rien rater de
ce qu’elle faisait. Elle en était encore à l’ourdissage quand elle
convainquit tout le monde de son aptitude. Les fils étaient maniés
avec vitesse et dextérité.
«On dirait que tu as beaucoup d’expérience, opina la
patronne.
— Il y avait un vieux métier à tisser chez moi, expliqua Astarya.
J'ai commencé à m’exercer quand j'étais encore petite.
— Alors nous te gardons, décida le patron. Continue à tra-
vailler. »
Le couple partit mais un instant plus tard, l’épouse revint avec
une paire de sandales et une jupe de tisserande. Il s’agissait bien
sûr d’un ouvrage soigné, en tissu blanc décoré de plusieurs
bandes horizontales de broderies rouges et vertes. Astarya
lexamina avec un grand sourire. Elle remercia la patronne et
retira aussitôt sa jupe de paysanne pour ceindre ses reins de son
nouveau vêtement.
«Si tu le veux, nous ferons ce soir un sacrifice à Wapatsya,
ajouta la patronne.
— Je ne sais pas si c’est nécessaire... pour quelques jours.
— Qui sait ? Tu resteras peut-être plus longtemps que tu ne le
crois. Les filles habiles comme toi ne sont pas si nombreuses. »
Elle présenta à Astarya les commodités de l’atelier, dont une

316
jarre où les ouvrières puisaient de l’eau quand elles avaient soif,
puis elle se retira.
Astarya se remit au travail tout en commençant à bavarder
avec les ouvrières. La benjamine, Lyakwaña, s’avéra être la fille
des patrons, et l’une des mères était leur bru.
« Pourquoi tu ne veux pas prendre d’argent? demanda cette
dernière.
— Parce que j’ai déjà ce qu’il faut pour vivre.
— Tu vis chez tes parents ?
— Non, mais j'ai de la famille à la campagne.
— Où sont tes parents ?
— Je suis orpheline. »
La question suivante vint de Lyakwaña :
« Tu as un fiancé ?
— Oui. Il s'appelle Tchaiytik. C’est un berger.
— Alors tu sais faire le fromage de brebis ?
— Il ma appris.
— Vous allez vous marier quand ?
— Je ne sais pas. Le problème est qu’il habite au nord, dans les
collines.
— Mais tu vas vivre chez lui ! Il n’y à pas de problème. Il est ici,
en ce moment ?
— Oui.
— Il est comment ?
— Il n’est pas mal », fit Astarya en réprimant un sourire.
Lyakwaña lui donna un coup d’œil qui lui permit de capter son
expression.
«Moi, un berger des collines, ça me fait rêver, avoua-t-elle. Il
est grand et musclé, il a un bâton pour chasser les loups et il joue
de la flûte ?
— Exactement.
— Il n'aurait pas un frère qui serait libre ?
— Je ne lui ai pas demandé. Je ne suis pas allée dans son

317
village.
— Il est venu ici pour le marché aux bestiaux ?
— Oui... en quelque sorte. »
Lyakwaña continua à manier sa navette en rêvant aux grands
espaces du nord du royaume, et surtout aux hommes de légende
qui y vivaient. Au Tourpana, les éleveurs étaient beaucoup mieux
‘considérés que les cultivateurs, et quand ils travaillaient au-delà
des tours de guet, ils faisaient figure de héros.
«Allons! Je dis cela pour plaisanter. Mes parents ont déjà
arrangé mon mariage avec un homme de la rue d’à côté, dit
Lyakwaña avec une moue de dépit. Comment tu as fait pour le
rencontrer, ton fiancé ?
— Il m'arrive de voyager, de temps en temps.
— C’est agréable de voir le monde, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Ça se voit que tu n’es pas une vraie paysanne. »
Ces questions et ces observations étaient gênantes pour
Astarya. Elle pouvait échapper à la sagacité des gens par des
mensonges éhontés, mais cela ne lui paraissait pas souhaitable.
C'était lune des raisons pour lesquelles elle hésitait à vivre parmi
les hommes.
Lyakwaña poursuivit tranquillement :
«C’est marrant. Tu t’appelles comme la reine. En plus, elle a
de la famille ici. Je veux parler de l’ancienne reine, l’épouse du roi
Vssourak. C’était vraiment extraordinaire, avec elle ! Nous étions
gouvernés par une immortelle |
— Elle était la fille d’un démon, dit Astarya.
— Mais c’est pour cela qu’elle à réussi à le vaincre ! Enfin, je ne
sais pas ce qui s’est passé là-bas, mais je suis certaine qu’elle a
vaincu son père. Qu'est-ce que tu en penses ?
— Je crois que tu as raison.
— Alors, c’est la protectrice du Tourpana. Je ne comprends pas
pourquoi elle à voulu partir en nommant un nouveau roi.

318
Maintenant, je ne sais pas comment ça va être, avec celui-là. »
Des termes comme « celui-là» n'étaient ordinairement pas
utilisés pour désigner les rois. Il était d'usage de prendre des
termes plus respectueux. Astarya se risqua à demander :
« Vous avez apprécié, quand Kaouniya était là ? »
Les ouvrières répondirent toutes en même temps par
l’affirmative, scandalisées qu’une telle question pût être posée.
«Tu parles si on à apprécié ! s’exclama Lyakwaña. Pas toi ?
— Si, bien sûr.
— Avec elle, on était tranquilles. Elle a même fait la paix avec
les nomades. »
Lyakwaña parlait probablement de l'ambassade conduite par
Ochirsüren. Ce qui était certain, c’est que les Khalkhas ne
constituaient plus une menace.
Par la suite, Astarya s’efforça de garder le silence et de se
concentrer sur son travail. Le patron aurait voulu lui donner une
chambre à part et lui faire des avances, mais Lyakwaña insista
pour l’installer dans sa chambre. Elle devint pour Astarya une
sorte de bouclier. Peut-être se vengeait-elle d’avoir été fiancée à
un homme qu’elle n’appréciait pas. En tout cas, elle respecta
Astarya. Sentant qu’elle voulait préserver des secrets, elle évitait
de poser des questions susceptibles de la déranger.
Quelqu'un vint à la rescousse d’Astarya le lendemain, après
son retour du marché. Elle s'était installée devant son métier à
tisser quand Lyakwaña lui lança un « Pst ! » avant de compléter :
« Dans la rue, il y a un superbe garçon qui te mate. Ce ne serait
pas ton fiancé ? »
Astarya se retourna pour regarder par la fenêtre. Elle aperçut
le visage de Tchaiytik. Immédiatement, elle se précipita dehors et
entraîna son amant un peu plus loin. Cette précaution n’empêcha
pas les ouvrières d’assister à leurs retrouvailles, en se bousculant
aux fenêtres.
«Qu'est-ce que tu fais ici? demanda Astarya de manière

319
précipitée, mais à voix basse.
— Tu me manques.
— Oui, toi aussi, tu me manques. Seulement, je suis en train de
faire quelque chose de dangereux.
— Je ne savais pas que le tissage était dangereux.
_'Tu ne comprends pas! Ce sont les visites que je fais au
marché.
— Oui, tu m'en as parlé. Mais j'ai tendance à m’ennuyer chez
Ymiya. Tes descendants sont vraiment très aimables avec moi. Je
n'ai rien d’autre à faire qu’à regarder les paysans travailler. C’est
tout à fait passionnant mais j’ai du mal à m’y habituer. Apparem-
ment, le mode de vie des nobles ne me convient pas.
— Tu veux avoir une occupation ?
— C’est un peu cela.
— Bon alors, demain, il y aura le marché aux bestiaux. Tu
trouveras sûrement des propriétaires de bétail qui auront besoin
d’aide.
— Très bien.
— Tu pourras passer les prochaines nuits à Kilawasta ?
— Oui. Ymiya m’a donné de l’argent pour mon séjour.
— Alors reviens ici ce soir. Ne crois pas que je ne sois pas
contente de te revoir, mais il y a vraiment un danger.
— Je ferai attention. »
Astarya revint dans son atelier sous les regards en coin des
ouvrières. Elles se remirent silencieusement au travail. L'avantage
de cette visite est qu’elle aidait Astarya à construire son visage de
jeune fille normale.

À la fin de la journée, Tchaiytik fut au rendez-vous. Lyakwaña


proposa fort obligeamment à Astarya de lui prêter quelques
bijoux en argent, et elle ne put qu’accepter. Quand elle sortit, elle
était habillée comme une vraie tisserande, et Tchaiytik ne manqua
pas de la complimenter pour son élégance.

320
Les spectacles étaient nombreux dans les rues de Kilawasta en
fin d’après-midi. Cette cité était plus délurée que la royale et
hiératique Tsärkalina. De plus, les gens du nord du royaume
étaient réputés pour leur tempérament chaleureux. Les deux
amants virent des jongleurs, des acrobates et des danseurs. Ils
écoutèrent des musiciens et des conteurs publics. Sur la grande
place de la ville, se tenait un spectacle accessible aux deux sexes
mais que les femmes appréciaient particulièrement: c'était un
tournoi de lutte. Les participants étaient complètement nus. Pour
mettre à terre leurs adversaires, l’adresse comptait en principe,
mais les hommes les mieux bâtis avaient un avantage indéniable.
L’affrontement de leurs superbes corps déchaïînait l’enthousiasme
de la foule massée tout autour de la place.
Dès son arrivée, Astarya n'eut plus d’yeux que pour les
lutteurs. Elle excita la jalousie de Tchaiytik et lui donna envie de
participer à la compétition. Les inscriptions étaient closes, mais à
force d’insistance, son fiancé parvint à faire céder un énorme
barbu qui enregistrait les participants. Celui-ci écrivit son nom et
son lieu de résidence sur une plaquette de bois. Tchaiytik se
déshabilla ensuite et entra dans la mêlée.
Il fallait respecter les règles de la lutte, mais pour le reste, les
affrontements se faisaient sans ordre. Il n’y avait aucune
distinction de poids et quand deux adversaires s'étaient choisis, ils
devaient lutter sans limitation de temps jusqu’à la victoire de Pun
d’eux. Des arbitres les surveillaient. Les vaincus retournaient
devant l'énorme barbu et voyaient leurs noms rayés avant de se
rhabiller. L'essentiel était qu’à la fin, un seul homme restât sur le
terrain. Il était alors fêté comme un héros.
Tchaiytik parvint au moins à monopoliser attention
d’Astarya. Il mit à terre trois adversaires avant de rencontrer une
sorte de montagne ambulante. Il se battit cependant comme un
lion, encouragé par les hurlements de la foule, et au moment où
ses épaules touchèrent le sol, il ne restait plus que six hommes sur

321
le terrain, sur la centaine qui s'étaient lancés dans la compétition.
Tout le monde reconnut qu’il avait plus de mérite que son
adversaire. Il se releva, massa ses muscles endoloris et s’approcha
d’Astarya, surexcitant une bonne dizaine de femmes qui
l’entouraient.
« Je me suis bien débrouillé, hein ? fit-il.
— Oui, euh... Si nous partions, maintenant ? » répondit Astarya.
Tchaiytik repassa donc devant l'énorme barbu, qui raya son
nom. Il ajouta toutefois :
«Tu t'es bien battu, mon garçon. Mais je vois que tu habites
dans les collines du Nord. Ce sont des hommes endurcis, qui
vivent là-bas. Reviens au prochain tournoi et retente ta chance. Tu
finiras par te faire un nom. »
Il s’en alla avec sa fiancée sans assister à la fin du tournoi, dont
il pensait connaître le vainqueur.
« Il faudrait que les femmes puissent participer, murmura-t-il.
— Pourquoi ?
— Parce que tu réduirais mon adversaire en compote. Tu te
rappelles comment tu m’as plaqué au sol? Tu dois avoir une
sacrée force dans les bras.
— C’est un don d’Ylaiñäkté. »
Oubliant ce qu’il venait tout juste de dire, Tchaiytik eut des
craintes pour Astarya et la raccompagna jusque devant sa porte.
L’obscurité tombait sur la ville et des hommes ivres, qui
pouvaient devenir violents, erraient dans les rues.
Ils eurent du mal à se séparer. Astarya dut jeter un seau d’eau
sur ses désirs, souhaiter une bonne nuit à Tchaiytik et monter à
l'étage, où se trouvait la chambre de Lyakwaña. Elle lui rendit ses
bijoux en la remerciant. Sa nouvelle amie la fixa sans rien dire,
derrière ses cils, puis elle déclara :
«Tu sais, Astarya, tu n’es pas obligée de passer la nuit avec
moi. Il y a une pièce au rez-de-chaussée où tu seras à l’aise avec
Tchaiytik. »

322
L’intéressée aurait rougi jusqu’à la racine des cheveux si cela lui
avait été possible, mais depuis sa renaissance, elle n’arrivait plus à
changer de couleur. Elle croyait retrouver ses premiers émois de
jeunesse. Son hésitation ne dura guère. Elle dévala l’escalier et
retrouva son amant, qui ne s'était guère éloigné car il avait espéré
cette invitation. Lyakwaña leur prépara un lit et se retira avec une
discrétion admirable.
Le jour suivant, quand elle reprit son travail, Astarya avait la
tête pleine de souvenirs. Elle rêva de revivre une journée
semblable, puis beaucoup d’autres, puis de se marier avec
Tchaiytik et de s’établir dans la trépidante cité de Kilawasta, près
de sa famille. Ce fut si fort qu’elle dut s’arrêter un moment et
fermer les yeux.
Quand ses compagnes l’interrogèrent sur Tchaiytik, elle leur
raconta le tournoi de lutte. Lyakwaña poussa un cri de dépit :
« Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ? Je serais venue voir ton
fiancé.
— Quand nous sommes partis, nous ignorions totalement qu’il
y avait un tournoi, et Tchaiytik a décidé d’y participer après le
début, répondit Astarya. Il devrait lutter encore, et cette fois, je
t'en avertirai. C’est promis. »

323
XXX

Le milan et le dragon

Malgré le couts presque normal que prenait sa vie, Astarya


noubliait pas pourquoi elle était venue à Kilawasta. Chaque
matin, elle allait inspecter le marché. Bien que vêtue comme une
tisserande, elle prenait toujours sa gourde, habitude que ses
compagnes ne cherchaient pas à critiquer. Le pouvoir de ses
vêtements divins risquait de lui être indispensable à tout moment.
Certains commerçants s’habituèrent à la voir passer mais ils se
désintéressaient d’elle puisqu’elle n’achetait jamais rien, même pas
de pain, d’huile pour les cheveux ou de bijou. Les produits de
beauté étaient aussi abondants que les fleurs constellant les
steppes du Nord au printemps. Il y avait des charlatans qui
proposaient des pommades censées rendre leur rondeur ou leur
fermeté aux seins ; ils n’avaient jamais prouvé leur efficacité mais
les femmes se les arrachaient.
Lyakwaña fit remarquer à Astarya que sa peau blanchissait.
« J'ai un bronzage qui part très vite si je ne mets pas tout le
temps le nez dehors », expliqua celle-ci.
Il est vrai que ses visites au marché étaient ses seules sorties
diurnes. Elle se promenait surtout le soir, avec Tchaiytik. Une
fois, Lyakwaña les suivit et regarda le jeune berger lutter. La
montagne ambulante ne se présenta pas car elle se satisfaisait du
titre qu’elle avait acquis la dernière fois, mais Tchaiytik échoua en
finale face à un adversaire beaucoup plus entraîné que lui. Il
commençait néanmoins à être remarqué. Il passait ses nuits avec
Astarya. Toute la maison le savait mais les patrons ne disaient

324
rien. Le jour, il gardait un petit troupeau de moutons dans les
environs de Kilawasta et s’exerçait à la lutte.
À la périphérie du marché, un nouveau commerçant fit son
apparition sous un petit dais. C'était un vieil homme vêtu d’un
pantalon gris et d’une large écharpe blanche frangée de bleu,
costume qui le désignait comme un pharmacien. Un grand
chapeau de paille était enfoncé sur sa tête et dissimulait la moitié
supérieure de son visage.
Astarya le reconnut à son odeur : c'était Wärsani.
Bien qu’il n’eût pas son aspect habituel, elle ne pouvait pas se
tromper. Elle prit le risque de s’arrêter juste devant lui, alors
qu’un client accroupi l’interrogeait sur ses médicaments. Il dut
voir les pieds chaussés de sandales et la jupe d’Astarya, son
chapeau l’empêchant de monter plus haut. C’était pour cacher
son œil crevé qu’il le portait.
« Alors, papa, tu es encore occupé à tuer des gens ? » pensa
Astarya.
Elle fit puissamment résonner ces mots dans sa tête, comme
pour faire regretter à Wärsani d’avoir enfermé son esprit dans une
cage.
Le client partit après avoir acheté un remède contre les maux
d'estomac, qui avait l'apparence d’une poudre brune emballée
dans un petit morceau de tissu. Cet homme d’une quarantaine
d'années ne semblait guère commode, mais Astarya le suivit
jusque dans les rues de la cité puis elle interpella.
« Qu'est-ce qu’il y a ? fit-il en se retournant.
— Le médicament que tu viens d’acheter, c’est sûrement du
poison, dit-elle.
— Comment ça ?
— Ce pharmacien est un démon déguisé en homme. Il cherche
des victimes.
— Qu'est-ce que tu en sais ?
— Je suis une chasseuse de démons. »

325
L'homme toisa Astarya avec suspicion. À part sa rare joliesse,
elle ne semblait rien avoir d’extraordinaire.
« Donne-moi ce remède, lui enjoignit-elle. Il faut que je vérifie.
— C’est donc cela? Tu es une voleuse qui veut me prendre
mon médicament ! »
L'homme tenait son achat en sécurité dans son poing droit.
Astarya lui attrapa sa main, et en le plaquant contre la façade
d’une maison, elle le força à ouvrir ses doigts. Elle faillit les faire
craquer. Les passants qui virent la scène l’interprétèrent comme
une dispute entre époux, faute d’avoir trouvé une explication plus
vraisemblable.
Astarya prit le médicament pour le déballer et le renifler.
Pendant ce temps, l’homme massait délicatement ses doigts
endoloris en regardant son agresseur avec des yeux exorbités.
« Je ne reconnais pas ces odeurs », murmura-t-elle.
D'un seul coup, elle avala presque toute la poudre et baïssa les
paupières pour sentir l’effet qu’elle produisait sur elle. Ce fut
indolore mais elle crut sentir un affaiblissement, comme une
perte de souffle.
«C’est vraiment du poison, conclut-elle.
— Alors pourquoi tu n’as rien ?
— Parce que je ne peux pas mourir. »
Astarya devait maintenant trouver le moyen de mettre Wärsani
hors d’état de nuire. C’était délicat puisqu'il était une bête traquée
prompte à disparaître.
«Je vais te demander quelque chose, dit-elle. Retourne devant
ce pharmacien et accuse-le de t'avoir donné une drogue qui te
cause plus de douleurs qu'avant. Crie très fort qu'il est un
empoisonneur. Essaie de faire un scandale. »
Cet homme ayant une tête de casse-pieds, cela ne devrait pas
lui être difficile.
« Pourquoi je ferais ça ? grommela-t-il.
— D'abord parce que ce démon a vraiment essayé de te tuer.

326
Ensuite parce que si tu ne fais rien, des gens vont mourir. Enfin
parce que tu risques d’avoir affaire à moi. »
Elle lui remit le morceau de tissu dans la main.
« Il en reste un peu. Tu peux y goûter si tu le veux. »
L’homme regarda ce qui subsistait de son achat. Les paroles
d’Astarya commençaient à l’intriguer. Elle le prit alors par un bras
et le fit retourner à la porte méridionale. Encore une fois, il vérifia
qu’il n’était pas possible d’offrir une quelconque résistance à cette
sublime jeune fille au teint de neige.
« Va donc ! lança-t-elle. Je te surveille. Tu me remercieras une
autre fois de t’avoir sauvé. »
Elle le regarda regagner la périphérie du marché puis s’en alla
vers la forêt où se tenait habituellement le marché aux bestiaux,
d’abord lentement, puis de plus en plus rapidement. Dès que la
cité fut hors de vue, elle courut comme une gazelle en relevant sa
jupe, ses sandales aux mains. Les chemins la conduisirent à une
cabane inoccupée dans laquelle elle s’arrêta. Elle rangea son
costume de tisserande dans un coin, avec sa gourde, puis elle
enfila ses vêtements divins.
Au marché, peu de gens virent arriver un milan à l’envergure
monstrueuse. Ses serres se refermèrent sur la tête du pharmacien,
déchirant son dais et écrasant son chapeau sur ses joues. Le client
auquel Astarya avait pris le médicament n’avait pas accompli sa
mission, mais il se trouvait sur les lieux et il comprit qu’elle ne
l'avait pas alerté sans raison. Le milan reprit de l’altitude aux yeux
de tous, emportant sa victime qui se débattait en vain, et il
s’évanouit dans le ciel éblouissant.
Astarya était partie droit vers le nord. Elle avait déjà franchi la
frontière quand Wärsani se ressaisit. Il effectua une métamor-
phose qui obligea le milan à lâcher prise. Ce ne fut pas un homme
qui tomba, mais un dragon, et il ouvrit ses ailes pour arrêter sa
chute. Il remonta aussitôt, cherchant son ravisseur. Il n’eut guère
de peine à le retrouver, le milan revenant vers lui. Un déluge de

327
flammes jaillit de sa gueule mais manqua sa cible, car si Wärsani
avait pris la forme d’un dragon et en avait acquis lallure
majestueuse et terrifiante, il restait borgne. Une moitié de son
champ de vision lui faisait défaut. Le milan, de toute façon, était
devenu insensible aux flammes. Sa grande taille, qui n’était guère
inférieure à celle du dragon, le permit de l’attaquer à la tête avec
ses setres.
Un violent combat s’engagea. Wärsani ne pouvait pas utiliser
la magie puisque la‘parole, qui constituait l'essence de cet art, lui
faisait défaut. Un véritable dragon l'aurait pu mais il n’en était pas
un. Il ne disposait que de l’adresse et de la force de ces créatures.
Quand les deux adversaires s’agrippaient, ils chutaient car les
battements de leurs ailes devenaient désordonnés. Ils devaient
alors se séparer pour reprendre de la hauteur. Le dragon n’essaya
plus de brûler son adversaire, mais seulement de planter ses crocs
ou ses griffes dans son cofps. Parfois, il réussissait à lui arracher
une plume, qui tombait en tourbillonnant vers les collines. Le
milan répliquait à coups de bec ou de serres, s’efforçant de viser
le seul point faible du dragon, son œil unique.
Il put mettre à profit l’handicap de son ennemi quand il arriva
à le survoler. S’approchant de lui par la gauche, il replia ses ailes
pour ne pas être vu et se posa sur la tête du dragon comme s’il
avait atterri. Tenant celle-ci entre ses serres, d’un seul coup
extrêmement rapide, il planta la pointe de son bec dans l’œil droit
et l’arracha. L’œil s’en alla voler dans les airs et décrivit une
longue courbe avant de disparaître vers la lointaine terre.
Alors le dragon poussa un rugissement de douleur qui se
répercuta sous la voûte du ciel, et le battement affolé de ses ailes
ne pouvant plus le soutenir, il tomba comme une feuille morte. Il
heurta le sol à pleine vitesse mais ce choc ne le tua pas. Il redressa
pitoyablement une aile brisée. Le Chien Rouge, attiré par la fureur
du combat, l’attendait. Il sauta sut lui, mordit son aile et la rabattit
par terre. Rapidement, ce fut toute une meute d’énormes chiens

328
qui s’acharna sur le dragon blessé, et Sherwé arriva au triple
galop.
Ylaiñäkté fut bientôt sur les lieux, avec d’autres dieux. Il
contempla son ennemi abattu, dont le corps était encore animé
de soubresauts mais qui était tenu fermement au sol.
« Reprends ta forme humaine, Wärsani ! » cria-t-il.
Il tendit sa main droite vers le mage, et une lumière jaune en
émana. Quand elle recouvrit le dragon, il disparut. Un corps
humain au visage défiguré apparut ;il se tordait de douleur tandis
que les chiens lencerclaient en aboyant. De la salive dégouttait de
la gueule de Kwentor et la soif de sang brasillait dans ses yeux.
Ylaiñäkté fut implacable. Les quatre membres du condamné
furent attachés à des chevaux divins. Il n’était pas possible de lui
entailler la peau, mais quand les animaux tirèrent, elle se déchira
et Wärsani fut écartelé. Les dieux emportèrent ses membres aux
extrémités du monde, où ils les jetèrent dans des gouffres aux
profondeurs insondables. Toute la peau de son buste fut arrachée,
puis le Chien Rouge dévora ses entrailles comme à la curée. Les
dieux emportèrent sa tête dans les Monts Sacrés et l’enterrèrent
sous un amoncellement de roches. Son immortalité ne l’empêcha
pas de disparaître à jamais sous terre, et il connut la fin qu’il avait
voulu donner à sa fille. Mais dans sa tête sans yeux et sous son
inviolable tombe, il était condamné à vivre éternellement.

Astarya n’assista pas à son supplice. Elle avait suivi le dragon


dans sa chute et avait tourné au-dessus de lui. Dès qu’elle s’était
assurée de sa capture, elle était repartie vers le Tourpana.
Elle retrouva la cabane, où elle redevint une jeune fille. Quand
elle retira ses habits, elle s’aperçut qu’ils étaient troués là où les
plumes manquaient, mais ils conservaient toute leur valeur. Elle
les replia soigneusement et les rangea dans sa gourde, puis elle
remit son costume de tisserande et s’assit par terre, au soleil à
côté de la cabane.

329
Maintenant que Wärsani avait été définitivement vaincu, huit
siècles de son existence s’achevaient. Elle était d’abord une fille
privée de père, une enfant à la famille brisée. Il ne restait plus que
deux immortels d’origine humaine, elle et son frère, mais ils
étaient devenus très différents. Astarya devait sa vie aux dieux ;
son immortalité ne pouvait plus être considérée comme le fruit
d’un viol des lois divines. Narantewé continuerait sûrement à
vivre hors du monde. Il ne serait bientôt plus qu’une légende
dont peu de gens se souviendraient. Astarya poursuivrait son
existence solitaire parmi les hommes ; son avenir était un espace
sans limites où elle pourrait s’ébattre à sa guise.
Bien que Wärsani eût disparu, il continuerait à vivre dans la
mémoire d’Astarya. C'était lui qui lui avait donné son destin. Elle
se remémorait les innombrables années de leur vie commune,
pleurant et souriant tout à la fois. Des paysans qui passaient
devant la.cabane se demandaient ce que faisait cette tisserande
égarée hors de la cité, à l’aspect si étrange, mais elle ne les voyait
pas. Par moments, elle envisageait de s’en aller, d’errer seule sur
les chemins du monde, d’emporter dans le secret de son âme cet
effroyable scène où elle avait arraché l’œil unique du dragon.
Puis elle se souvint qu’elle s'était battue pour obtenir un
fragment de vie normale. L’amour et l'amitié qu’elle avait gagnés
étaient d’éphémères trésors qu’elle devait conserver. Elle se leva
alors et s’aperçut que le soleil était en train de décliner.
Ce fut après la sieste qu’elle revint à son atelier. Elle s’assit
immédiatement devant son métier à tisser et reprit son ouvrage.
La nouvelle de lintervention du milan devait certainement avoir
ébranlé toute la cité comme un coup de tonnerre. Elle jugea bon
de parler de ce qu’elle était censée avoir vu :
« Vous savez ce qui s’est passé au marché ? » s’exclama-t-elle.
Les ouvrières répondirent d’abord par un silence inquiétant,
puis Lyakwaña demanda d’une voix ingénue :
« Tu sais ce que je crois ?

330
— Non, répondit Astarya.
— Je crois que tu es la reine Kaouniya, que tu as renoncé au
pouvoir pour des raisons que j'ignore et que tu es venue à
Kilawasta pour attendre ce pharmacien. C’est pour cela que tu
allais tous les jours au marché sans rien acheter. Ce gigantesque
rapace, c'était toi. »
Astarya suspendit tous ses gestes. Devait-elle rendre les armes
et avouer la vérité ? Elle n’avait qu’un bref moment pour prendre
une décision, car si elle mettait du temps à répondre, Lyakwaña
serait convaincue d’avoir raison.
« Qu'est-ce que tu racontes ? s’écria Astarya. Si j'étais la reine
et que je voulais me dissimuler, j’aurais sûrement choisi un autre
nom que celui d’Astarya.
— Ah oui ! fit Lyakwaña. Ce que j'ai dit est idiot.
— Et j'aurais pris soin de me comporter plus normalement.
J’aurais fait des achats au marché. Et puis, si j'étais venue ici pour
attendre ce pharmacien, pourquoi est-ce que je resterais ici après
lavoir trouvé ? Je m’en irais faire autre chose.
— Tu as raison. »
Les ouvrières se remirent au travail, l'esprit occupé par leur
méditation.

Au fil des jours, Astarya accentua son ancrage à Kilawasta. La


tisserande qu’elle remplaçait accoucha mais annonça son
intention de ne pas revenir à l’atelier. La nouvelle tisserande
accepta d’être payée pour toutes les pièces qu’elle avait fabriquées
depuis son arrivée. Il n’y avait pas à en déduire les frais de
nourriture puisqu'elle avait toujours manifesté un appétit de
moineau. Elle commença par s’acheter des bijoux puis elle trouva
un logement où elle s'installa avec ‘Tchaiytik. La patronne lui
recommanda de penser à ses vêtements d'hiver. De temps en
temps, elle rendait visite à Ymiya, qui fut la seule personne à
laquelle elle raconta la fin de Wärsani. Sa descendante voulut lui

58
donner une aide financière pour son installation mais elle la
refusa.
Tchaiytik s'était pris de passion pour la lutte. Après plusieurs
tournois, il n’était cependant pas devenu un champion, échouant
toujours près du sommet. Astarya ne s’en plaignait pas, ne
voulant pas d’un époux célèbre dont la renommée aurait pu
rejaillir sur elle. Tchaiytik montra alors son talent dans le
maniement des armes, et l’on se mit à voir en lui un futur
instructeur militaire: Tout ce qu’il avait dit à Astarya était vrai. Il
avait effectivement tué, seul avec son arc, des nomades qui
s'étaient approchés de son troupeau, et il en était digne d’éloges.
Les amis de Tchaiytik et d’Astarya les encouragèrent à se
rendre dans le village du jeune homme afin d’y célébrer leurs
noces. Il serait bien obligé d’y retourner un jour, pour donner de
ses nouvelles, mais rien ne pressait. Sa famille n’avait pas à
s'inquiéter pour lui puisqu'elle le savait sous la protection d’une
immortelle.
Un après-midi, Astarya se reposa avec Lyakwaña dans une
pièce contiguë à l’atelier. Sa compagne l’observa un moment et
prit la parole sur le ton du badinage :
« Ca fait quoi d’être une immortelle, d’avoir été la reine et de
se retrouver simple tisserande ? »
Cette fois, Astarya sut que son véritable visage avait été
irrémédiablement découvert. Elle poussa un soupir et répondit :
« Ça me fait plaisir, puisque c’est moi qui l’ai voulu.
— Pourquoi ?
— Il s’est produit des évènements qui m’ont Ôté la possibilité et
l'envie de régner. D’abord, mon époux, le roi du Tourpana, a été
tué.
— Mais je pense que tu aurais pu rester seule sur le trône. Tu
étais d’une telle popularité.
— Ce n’est pas seulement une question de possibilité, mais
aussi d'envie. Je veux mener une existence paisible, pour quelque

352
temps au moins.
— En travaillant toute la journée sur un métier à tisser ? Tu n’as
rien d’autre à faire ? J'imagine que tu es une personne très
instruite, très intelligente. Il paraît même que tu peux lire les
pensées d’autrui.
— Non, cela, je ne le peux plus.
— Ah oui ?
— Oui.
— Mais pourquoi t'intéresses-tu tellement au tissage ?
— Je suis née à une époque où toutes les femmes devaient
apprendre à tisser. Pour moi, cela a toujours été le passe-temps le
plus naturel.
— Alors tu considères ton métier comme un simple passe-
temps ?
— Pas tout à fait. Pour moi, c’est aussi une activité noble, mais
quoi qu’il en soit, ce que je fais ici nest pas du temps perdu.
Même si jy consacre cinquante ans, il me restera la possibilité
d'utiliser le siècle suivant pour d’autres activités.
— Tu as bien de la chance d’être immortelle.
— Non, ce n’est pas une chance, parce qu'il n’y a de place pour
moi nulle part. Si je reste à Kilawasta, dans dix ans, on s’apercevra
que je ne vieilis pas. On saura alors qui je suis et il me faudra
partir.
— Pourquoi ? Tu ne fais rien de mal.
— Parce que je suis une étrangère. Pour vivre parmi les gens, 1l
ne faut pas être différent d’eux. Regarde les étrangers qui sont
dans cette cité. Ils vivent entre eux ou ils apprennent le
tourpanais et ils se fondent dans la population. Pour un immortel,
c’est impossible. Il faudrait que je suive l’exemple de mon frère,
qui vit loin du monde. Les gens n’étaient pas au courant de son
existence avant mon arrivée à Tsärkalina, ils n’ont pas eu
Poccasion de le voir, et bientôt, ils loublieront.
— Alors pourquoi ne fais-tu pas comme lui ?

333
— Nous sommes différents, peut-être simplement parce qu’il
est un homme et que je suis une femme. Je pense que les femmes
ont un caractère plus expansif que les hommes, et de plus, il leur
appartient de donner la vie. Mais je n’ai quasiment jamais eu
d'enfant et je n’en aurai jamais plus. J'imagine que c’est ce
manque qui m'a poussée à me rendre proche des gens. Pendant
des siècles, j'ai parcouru les cités du Tourpana et d’autres pays. Je
me plongeais dans l’animation des rues comme dans l’eau des
rivières, mais j’ai toujours été une vagabonde et j’en reste une. »
Lyakwaña cessa de poser des questions et regarda Astarya avec
une expression que celle-ci ne parvenait pas à déchiffrer.
«Je me suis mise en ménage avec Tchaiytik, mais pour moi, ce
ne sera qu’un bref instant de bonheur, reprit Astarya.
— Tu ne peux pas lui offrir l’immortalité ?
— Cela ne peut se faire qu’en violant les lois divines. »
Cette conversation donna quelques craintes à Astarya. Elle
s’empressa de demander :
« Tu vas conserver notre secret ?
— Bien sûr! fit Lyakwaña en souriant. Parce que j'ai toujours
voulu être aimable avec toi mais aussi parce que tu es redoutable.
Le pharmacien que tu as enlevé au marché, c'était qui ?
— Un démon. Les médicaments qu'il vendait étaient des
poisons.
— Et qu'est-ce qu’il est devenu ?
— Il est mort.
— Tu vois ? Je n’ai pas envie de subir le même sort. Mais si tu
veux conserver ton anonymat, fais attention. Tu ne peux pas
fréquenter sérieusement quelqu'un sans qu’il devine qui tu es.
Tchaiytik est au courant ?
— Il Va été dès le début.
— Et à occasion, je pourrai te demander un service ?
— Si tu veux.
— Par exemple... me faire épouser un homme que j'aimerais.

334
— Pour cela, je ferai appel aux dieux. Dès ce soir, tu pourras
me montrer un garçon qui t'intéresse. Tu as déjà une idée ?
— Oui. Mais tu es sûre que les dieux feront ce que tu leur
demanderas ?
— Je connais personnellement Laraouña. Elle ne me refusera
rien de ce qui n’est pas contraire aux lois divines.
— Est-ce qu’elle peut obtenir l’accord de mon père ? C’est
surtout cela qui compte.
— Une déesse de l'amour ne servirait à rien si elle ne pouvait
pas influer sur les décisions des parents. Mais tu dois savoir que je
te fais une faveur, puisque je ne peux pas déranger les dieux à
chaque instant.
— Bien sûr. Si je peux faire quelque chose pour toi, n’hésite pas.
Je t'ai déjà un peu aidée, n’est-ce pas ?
— Je le reconnais.
— Alors on est copines ?
— On est copines. »

L’été commençait à décliner mais il faisait encore chaud quand


Astarya décida de passer à Tsärkalina pour prendre son œuf. Elle
partit de nuit sous la forme d’un oiseau et atterrit dans un bois à
proximité de la capitale. Elle revêtit aussitôt son costume de
tisserande, avec ses bijoux, qu’elle avait transportés dans un sac
suspendu à ses serres. Il lui permettrait d’entrer incognito dans la
capitale. À l'aube, elle se mit en route et arriva devant la porte
septentrionale peu après son ouverture. La circulation y était déjà
dense puisque les gens se levaient tôt pour profiter de la fraîcheur
du matin.
Le nouveau roi Nawanti s’était sûrement déjà installé au palais
et les anciens occupants avaient dû lui céder la place. Comme
Astarya ignorait où ils étaient partis, elle se rendit devant la porte
de la salle du trône pour interroger les soldats. Les visages qu’elle
vit étaient bien sûr inconnus. Les gardes d’Yssourak avaient été

335
décimés, et même s'ils avaient survécu, Nawanti en aurait pris
d’autres.
Astarya salua l’un d’eux, qui se tenait debout avec une lance, et
lui demanda :
« Sais-tu où habitent le prince Prawari et sa mère Enkala ?
— Qu'est-ce que tu leur veux ? » répondit le garde en plissant
les yeux.
Il ne voyait pas pourquoi une tisserande se renseignait sur
l’ancien héritier du trône.
« C’est pour une affaire importante, dit Astarya.
— Une affaire importante? Hum !.… Si c’est vraiment impor-
tant, tu peux voir le roi lors de la prochaine audience. Il sera peut-
être mieux placé pour régler ton problème.
— Ce sera quand ?
— Demain. Aujourd’hui, le roi ne reçoit pas. »
La porte de la salle était en effet fermée, et seuls quatre gardes
étaient présents devant la façade du bâtiment. Comprenant qu’elle
n’obtiendrait aucun renseignement, Astarya commença à reculer.
Son cœur se serra quand elle leva les yeux vers le palais, où elle
avait été la maîtresse au début de été et où elle était devenue une
étrangère. Auparavant, lors d’une succession, les parents de
l’ancien roi restaient au palais, mais le Tourpana avait connu un
changement de dynastie.
Une brusque pulsion poussa Astarya à revenir vers le garde
pour lui déclarer :
« Peux-tu dire au roi que la reine Kaouniya demande à le
rencontrer ?
— Hein ?
— Je suis la reine. »
Le garde éclata immédiatement d’un rire tonitruant, en se
tenant le ventre de sa main libre. Ses compagnons se rappro-
chèrent d’Astarya pour voir de près cette folle.
«Ça fait pitié de voir une aussi jolie fille débiter de telles

336
absurdités, dit le garde en tentant de réprimer ses hoquets. Mais si
ça ne va plus bien dans ta tête, je peux toujours m'occuper de
toi. »
Devant l’hilarité générale, Astarya battit en retraite, furieuse de
s’être ridiculisée. Elle quitta la place le plus vite possible.
Elle ne savait vraiment pas où aller, et elle se rendit compte
que la famille d’Yssourak avait très bien pu quitter la capitale. Elle
envisageait de demander aux citadins où était la maison d’Aiyke-
mané quand elle se souvint brusquement de Somakati. Il était
mott mais ses enfants n'avaient aucune raison de quitter la
capitale.
Il ne lui fut guère difficile de retrouver sa demeure. Elle frappa
à la porte, qui s’ouvrit et laissa voir le visage bienveillant de
Yashonaka. Les deux femmes se saluèrent avec courtoisie.
« Je sais que tu auras du mal à me croire, mais je suis Astarya,
déclara la visiteuse.
— Astarya ? fit Yashonaka en haussant les sourcils.
— Je ne me suis quasiment jamais montrée avec ce visage. En
public, j'étais toujours la reine Kaouniya. Tu te rappelles que je
suis venue ici avec le roi, que tu nous as fait monter au premier
étage et que nous avons vu Somakati sur son lit. Yssourak et moi,
nous nous sommes penchés sur lui, et il parlait si faiblement que
nous seuls avons entendu ses paroles. Il m’a demandé si je
pouvais l'emmener dans les Îles Fortunées. »
Yashonaka poussa une exclamation. Elle fit immédiatement
entrer Astarya dans le salon aux allures de bibliothèque, elle
appela son époux et tous deux se prosternèrent devant elle.
« Pourquoi es-tu partie ? demanda Maskali.
— Parce que mon époux était mort et que je ne pouvais pas
rester seule au palais.
— Mais le royaume tout entier te regrette ! Nawanti a du mal à
établir son autorité. Le Sénat le soutient évidemment mais
l'administration est restée profondément marquée par toi. Quand

331
Nawanti a essayé de nommer de nouveaux dignitaires, il s’est
heurté à une opposition si virulente qu’il a renoncé. Il ne lui reste
plus qu’à avancer sur le chemin que tu as tracé.
— Que puis-je dire ? soupira Astarya. Si j'étais là, je Paiderais à
faire ses premiers pas, mais je ne me substituerais pas à lui.
— Alors reste ! Nous avons besoin de toi.
— Je nai plus aucune légitimité. Si je suis revenue à Tsärkalina,
c’est seulement pour prendre mon œuf. Aiykemané vous en a-t-il
parlé ?
— C’est lui qui le conserve, répondit Yashonaka en souriant. Je
sais que tu las confié à Enkala, mais il à insisté pour en avoir la
garde.
— Très bien. Je passerai chez lui, je le remercierai et je repren-
drai mon œuf. »
Elle avait intention de le mettre dans son sac et de rentrer à
pied à Kilawasta. Maskali et son épouse revinrent aussitôt à la
charge. Ils lui proposèrent de lui trouver une maison à Tsärkalina.
Elle pourrait influer sur la politique du royaume par lintermé-
diaire des mages, qui continuaient à la vénérer comme une déesse.
Elle leur expliqua alors qu’elle n’avait quasiment plus rien de
divin, ce qui l’amena à faire le récit complet des évènements, de la
libération d’Ylaiñäkté à sa victoire sur Wärsani. Les deux époux
l’'écoutèrent avec compassion, comprenant combien son affronte-
ment avec son père avait été tragique. Elle ne leur cacha pas
qu’elle avait trouvé une place chez les tisserands, comme le
montrait son costume, et qu’elle avait un nouvel amour.
Maskali et son épouse versèrent des larmes d’émotion quand
elle leur raconta le voyage de Somakati vers les Iles Fortunées. Ils
la remercièrent du service qu’elle avait rendu à l’ancien chapelain
royal par de nouveaux prosternements.
«Retourneras-tu là-bas ? lui demanda Maskali. Tu pourrais
revoir mon père.
— J'ai perdu mon rôle de conductrice des mânes, répondit

338
Astarya. Si je reviens dans les Îles, ce ne sera que pour rendre
visite aux dieux. »
À son tour, Yashonaka lui donna des nouvelles, Prawari avait
quitté la capitale et habitait une villa. Des terres avaient été
attribuées à plusieurs membres de l’ancienne famille royale. Les
concubines d’Yssourak avaient été dispersées. Kanashka se
trouvait avec son fils dans une grande demeure de Tsärkalina.
C’étaient bien sûr eux qui déploraient le plus le départ
d’Astarya. Une reine peu scrupuleuse serait restée seule sur le
trône et aurait épousé Prawari dès que possible, assurant la
perpétuation de la dynastie. Mais l'élection d’un nouveau roi par
le Sénat était un mal 4 priori irréversible.
« Vous savez maintenant que mes pouvoirs ont considérable-
ment diminué, dit Astarya. J’ai perdu la faculté de connaître les
pensées d’autrui, or c’est elle qui a fait de moi la reine du
Tourpana. Je ne suis plus maintenant qu’une femme ordinaire, si
ce n’est que je jouis d’une immortalité dont je ne sais que faire.
— Il te reste ta précieuse sagesse, dit Yashonaka.
— Ma sagesse me dit que pour mener une existence paisible, les
sphères du pouvoir ne constituent pas le meilleur emdroit. Pour le
moment, j'ai trouvé un foyer où je suis heureuse, et il faut me
promettre autre chose qu’une vie de combats et d’intrigues pour
que j’y renonce.
— Ta décision est irrévocable ?
— On ne peut pas prendre de décision définitive quand on a
l'éternité devant soi. Pour le moment, je vais donc retourner à
Kilawasta, mais après, qui sait ce que je ferai ? Si je retrouvais mes
pouvoirs, je jetterais peut-être un regard différent sur vos
propositions, car je ne veux pas être comme un guerrier qui va
sans armure au combat. »

339
XXXI

L'oiseau qui rêvait de POcéan

Comme Ylaiñäkté l’avait promis, il fit sceller la Montagne


d'Or. La voûte de la caverne fut transformée en un tas d’éboulis
qui obstruèrent le couloir menant à la grande salle ; le ruisseau
dut se frayer un passage beaucoup plus loin pour continuer à
couler. Toutes les entrées secrètes de la montagne furent
également fermées. Ylaiñäkté ne pouvait en oublier aucune. Le
fabuleux trésor de Wärsani disparut à jamais des yeux des
hommes et des dieux. Pas une seule bague, pas une seule gemme
n’échappa à cette condamnation. Les nombreux manuscrits que
Narantewé n'avait pas pu emporter furent également perdus. Le
dédale des couloirs, la splendeur des salles de marbre et d’or ne
fut plus accessible qu'aux âmes des morts et aux innommables
créatures des enfers. Dans les vallées environnantes, les nuits ne
furent plus hantées par d’inquiétantes ombres.
Narantewé choisit de s'installer dans un ermitage au sud-est
des Monts Célestes, à la limite des forêts de conifères, aussi près
que possible de Kiïlawasta. De temps en temps, il rendait de
fugitives visites à sa sœur. Yatishka et les deux enfants qu’il avait
eus d’elle restèrent avec lui.
Sur l’immuable Paramartha, les dieux fêtèrent leur victoire, en
restant conscients de ce qu’ils devaient à Narantewé et Astarya.
L'ancien roi Yssourak, que Sroukor était allé chercher dans les
enfers, n’y assista pas. Il passait une grande partie de son temps
avec Somakati. Les deux hommes marchaient en bavardant sur les
rivages de la mer orientale, et l’ancien mage continuait à

340
communiquer son savoir à son disciple. Son érudition s’était
accrue depuis son arrivée dans les Îles Fortunées, car il
fréquentait les dieux.
Parfois, Yssourak avait l’esprit distrait. En regardant les vagues
s’étirer sur le sable, il rêvait d’y voir une femme-serpent aux
écailles bleues et aux cheveux d’or. Il se souvenait toujours
d’Astarya, et son amour continuait à vivre dans son cœur, mais il
croyait être à jamais séparé d’elle.
Un jour, il sursauta en apercevant un énorme rapace perché
sur un rocher, face à l'Océan. Il pensa immédiatement à sa bien-
aimée, mais cet oiseau était beaucoup plus grand et n’était pas
bleu. Il avait les couleurs exactes d’un milan noir. Quand
Yssourak s’approcha de lui, l'oiseau prit son essor et se dirigea
droit vers l’est. Volant au ras des flots, il fut bientôt hors de vue.
Yssourak laperçut encore plusieurs fois. Sa grande et fine
silhouette paraissait se détacher des vagues. Parfois, il sortait d’un
nuage, au loin. Sur les Îles Fortunées, le temps était généralement
clair. Les nuages venaient tous de l’est; ces petites boules de
coton blanc dérivant comme des fleurs dans le courant ne
donnaient qu’une faible idée du chaos qui régnait à Phorizon, là
où le ciel, la terre et l'Océan se rejoignaient.
Somakati lui en avait donné une description :
« Là-bas, des vagues gigantesques pourraient recouvrir les plus
hautes montagnes, et le rugissement des tempêtes leur arrache
des embruns qui s’élèvent dans une pluie d’éclairs. Le feu et Peau
se confondent dans le grondement incessant du tonnerre. Et
entre les vagues, s’ouvrent des vallées plus profondes que tous les
gouffres de la terre. Dans ce chaos d’éléments déchaînés, depuis
l'aube du monde, vivent des dragons aux dimensions titanesques.
Ce sont les plus purs représentants de l’état primordial du monde,
avant la naissance des dieux. Ils sont féroces, violents, à jamais
indomptables, mais ils détiennent les racines de tout savoir et de
toute sagesse.

341
— Me sera-t-il possible de les voir ? demanda Yssourak.
— Non, à moins que les derniers jours du monde ne soient
arrivés, aucun homme, vivant ou mort, ne les verra. Même les
dieux de la Paramartha ne peuvent les approcher, sauf
Ylaiñäkté. »
Yssourak finit par se demander si le milan espérait les rencon-
trer. Il semblait bel et bien poursuivre une quête qui le menait aux
frontières du monde, mais chaque fois, il revenait bredouille.
Il en parla à Somakati.
« J'ai aussi remarqué cet oiseau, répondit le mage.
— D'où vient-il ?
— Je ignore. On dit qu’il a été victime d’un sort dont seuls les
dragons peuvent le délivrer. Il s’envole donc au loin dans l’espoir
d’en rencontrer un, mais la violence des tempêtes le repousse. Il
n'ose pas affronter les vagues car elles pourraient l’engloutir. »
Dès lors, Yssourak fut convaincu que cet oiseau m'était pas
Astarya, puisque sa bien-aimée n’avait pas peur de l’eau. Somakati
semblait assez bien renseigné à son sujet mais il ne prononça pas
un mot de plus.
Jour après jour, Yssourak continua à scruter horizon oriental,
sans revoir le milan. Il ne sut jamais si sa quête avait abouti, s’il y
avait renoncé ou s’il avait péri dans le tumulte de Océan. En tout
cas, il avait quitté les Terres Immortelles.

342
Livres imprimés sur des papiers labellisés
ESC
- Certification garantissant une gestion durable de la forêt -

Achevé d’imprimer sur les presses du

Centre Littéraire d’Impression Provençal


Marseille - France
www.imprimerieclip.fr

N° d’impression 11051020
Un étrange mage du nom de Wärsani se rend à la cour d’Yssourak, #
le souverain du vaste royaume du Tourpana, où, usant de ses M
qe

pouvoirs magiques, il enlève la favorite du roi. Quelques jours plus «


tard, une jeune fille à la sublime beauté se présente. Elle dit s’appeler P

Astarya et être la fille du mage. D’après elle, Wärsani a acquis


l’immoftälité, et tant de pouvoirs que les dieux eux-mêmes new
aient le vaincre. Il est devenu le Seigneur des Ténèbres. AFBTE4
imoins de protéger Yssourak contre celui qu'elle assure»À
e.Dore est EntRe mais qui estvraiment Ass ?Le.

Né en 1966, Alexandre Lévine a étudié les


avant de se tourner vers l'histoire des OUR CRnt ct
La É ce RE comparée, SR ET we Lu SSL

ation D CRE Asie centrale.

9 dustration : Elie Darco@

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