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«Je mange jusqu'à huit melons par jour» : au cœur


de l’inquiétante reprogrammation alimentaire
d'Irène Grosjean, la papesse du cru
Par Etienne Jacob
Publié le 06/07/2023 à 18:31,
Mis à jour le 07/07/2023 à 09:38

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Une séance de câlins aux arbres est organisée tous les matins, dès l'aube. Etienne Jacob / LE FIGARO

CHEZ LES CRUDIVORES (2/4) - Sous couvert d'anonymat, un


journaliste du Figaro a participé à un stage organisé par des
naturopathes - dont l'un condamné par la justice - qui disent pouvoir
soigner toutes les maladies grâce aux purges et l'alimentation crue. Un
système savamment rodé, sur fond de dérives sectaires.
Six heures du matin. C'est le début du deuxième jour du stage crudivore en
compagnie d'Irène Grosjean. À bientôt 93 ans, la chantreresse de la cuisine crue est
une fervente défenseur des purges régulières pour éliminer les «colles» et les
«acides» générés par la nourriture cuite. La soirée introductive de la veille a donné le
la de mon infiltration sous couvert d'anonymat, entre hostilité de la médecine
conventionnelle, rejet du monde extérieur et promotion des pseudosciences. Avant
d'être formé à la «crusine», et d’assister à l’inquiétante reprogrammation alimentaire
orchestrée par Irène Grosjean et son équipe, je suis invité, comme tous les
participants, à une séance de «câlins aux arbres». Elle sera guidée par Miguel
Barthéléry, le naturopathe condamné en appel à deux ans de prison avec sursis pour
«exercice illégal de la médecine» après le décès d'un homme atteint d'un cancer qui
suivait ses conseils. Miguel, Irène, mais aussi le «crusineur» Jean-Charles Fraschina
promeuvent le cru, mais aussi les purges de nettoyage et les jeûnes longs. Cette
immersion, dont le premier épisode a été publié la semaine dernière, vous plonge
dans un groupe de personnes, engluées pour la plupart dans une spirale
conspirationniste et mystique. Ils espèrent trouver la solution miracle pour aller mieux.
Mais risquent de mettre en danger leur santé, sans même le savoir.

Miguel nous donne rendez-vous à quelques centaines de mètres de l'hôtel, près de la


rivière de la Clarée, le long des montagnes de la vallée du même nom, à Névache
(Hautes-Alpes). La nuit a été courte, cinq heures tout au plus. Je suis fatigué, et
surtout affamé par le frugal dîner de la veille. Mais le cadre est idéal, et, alors que le
soleil fait son apparition et que les stagiaires rejoignent le groupe, notre instructeur en
profite pour évoquer les bienfaits du sungazing. Cette pratique consiste à simplement
regarder le soleil pendant plusieurs minutes pour se «régénérer». Relayée par l'autre
prophète du crudivorisme Thierry Casasnovas, mis en examen en mars pour exercice
illégal de la médecine et abus de faiblesse, la technique est au cœur du mode de vie
des «respirianistes», ces personnes affirmant ne se nourrir que de lumière. Et peu
importe si fixer l'étoile brûlante peut provoquer des dommages irréversibles aux yeux.
«J'étais à un stage de Thierry avant d'intégrer celui d'Irène, c'était fabuleux, on était
70. Depuis qu'il est poursuivi par les juges, son équipe a pris le relais», me raconte
une jeune femme.

Mais pas de séance de sungazing au programme. Ce matin, Miguel nous réserve une
initiation à la sylvothérapie, pseudoscience proclamant le pouvoir des arbres et forêts
sur la santé. Problème : aucune étude scientifique fiable sur le sujet ne prouve
qu'enlacer chênes ou peupliers ne permet de guérir quoi que ce soit, même si la
proximité de la nature agit sur le bien-être. Certains professionnels de santé pointent
même des dangers (relatifs) à être en contact avec un tronc (allergies aux lichens,
insectes pouvant piquer, etc.). Mais qu'importent les risques, je vais devoir choisir un
arbre, m'en approcher lentement, lui faire un câlin et lui dire bonjour, à haute voix ou
dans ma tête, pendant une demi-heure. «C'est la durée idéale», fait savoir le
naturopathe. Je me dirige vers un mélèze à l'écart. Je joue le jeu mais ne ressens
rien. La pratique paraît, avouons-le, plus risible que dangereuse. Après l'exercice, je
rejoins l'hôtel et demande leurs impressions aux autres participants. La plupart sont
mitigés. «Cela m'a fait du bien. Beaucoup de belles énergies circulent en moi», salue
l'un d'eux.

Les cours de «crusine», avec Jean-Charles Fraschina. Etienne JACOB / LE FIGARO

Sept heures trente. Dans la grande salle, le petit-déjeuner est servi : corbeille de
fruits, compotées, quelques oléagineux (noix de cajou, noisettes, amandes) et une
boisson chaude à base de citron et miel ; les températures en-deçà de 42 degrés
sont tolérées dans l'alimentation vivante. Tout le monde se réjouit du festin ; quelques
uns sont affamés, d'autres affaiblis. Un sexagénaire a le teint particulièrement pâle : il
connaît des problèmes de digestion qui ne feront qu'empirer au fil des jours. Pour ma
part, je tiens le coup, me sers et prends une banane, une pomme, et quelques fruits
secs. «Et bien, tu te fais plaisir, toi», me fait remarquer Yannick, crudivore depuis
plusieurs mois déjà. Cette réflexion me pousse dans mes retranchements : je n'avais
pas l'impression d'avoir abusé sur la nourriture. Je vais, pendant cette semaine, avoir
à plusieurs reprises la sensation que l'on scrute ce que je mange. Comme si c'était
trop, alors que ce n'est clairement pas assez. «Ce lavage de cerveau a fait ressortir
les troubles du comportement alimentaire que j'avais à l'adolescence, me révèlera
une participante à l'issue du séjour. Pendant une semaine, je n'ai pas osé faire les
courses, par peur de m'empoisonner».

Ces quelques calories - une notion qui n'existe pas, inventée par les médecins selon
Irène Grosjean - finalement ingérées, c'est le début du premier atelier de la journée :
la «crusine», avec Jean-Charles Fraschina. Naturopathe, radiesthésiste, magnétiseur
mais aussi énergéticien quantique, cet homme longiligne, aux cheveux blonds, longs,
fins, attachés en chignon, travaille depuis 2016 avec la papesse du cru. «Il était dans
son canapé, à boire, à manger, à fumer, à déprimer, quand il m'a rencontré», nous
avait-elle relaté la veille. Lui préfère dire qu'il s'est «beaucoup documenté en
regardant des vidéos» pendant cette période, avant de trouver sa «voie». L'ancien
technicien agricole commence par nous détailler tous les appareils dont on aura
besoin pour effectuer notre «transition» vers l'alimentation vivante. Blender, robot à
lame en S, extracteur de jus ou encore déshydrateur... autant d'outils coûteux pour
rendre le manger cru viable. Mais, rappelle Fraschina, «tout ce qui sera transformé
sera dénaturé». «Une carotte, dès qu'on l'arrache, perd des choses rien qu'avec les
UV, c'est ce qu'on apprend en permaculture, expose-t-il. Autant manger directement à
même le sol dans ce cas, mais on n’est pas des extrémistes non plus.»

Aucun animal ne cherche à manger des protéines à chaque


repas. Juste l'humain qui se prend pour Dieu.
Jean-Charles Fraschina

L'homme, frugivore comme les grands singes


Après un laïus sur «l'âme des légumes» qui serait préservée en les récoltant le soir,
comme disaient les «anciens», Jean-Charles Fraschina affirme que ces végétaux «ne
sont pas faits pour être mangés» par l'homme, celui-ci n'étant pas un «herbivore qui
broute au sol». «La carotte a été sélectionnée. Il ne vous viendrait pas à l'idée de
manger une carotte sauvage», dit-il, sûr de lui. Nous ne serions donc que
«préempteurs de fruits», comme les «grands singes», déroule-t-il, reprenant la
théorie d'Irène Grosjean selon laquelle nos ancêtres lointains n'étaient que cueilleurs,
avant de devenir cueilleurs-chasseurs, ce qui leur aurait causé de nombreux maux.
Fraschina, lui, sort d'une «cure» lors de laquelle il mangeait, dit-il, «entre cinq et huit
melons par jour». Avec ceci, seulement quelques amandes et un jus le matin. Pour
lui, les protéines ne sont pas vraiment nécessaires. «Dans l'alimentation vivante, vous
descendez d'environ 20% à 4%», notifie-t-il, tout en soulignant que la nourriture
vivante, ce n'est pas être «à la diète». Et de citer l'exemple de Myriam et Jacky
Boisset, champions du monde de course aventure Spartan, «secs et puissants» qui
n'ingèrent «que des fruits et un demi-avocat par semaine». «Quand vous voyez le
poids et la puissance d'un gorille, d'un bonobo, ou d'un cheval, alors qu'ils ne savent
pas ce que c'est qu'une protéine. Aucun animal ne cherche à manger des protéines à
chaque repas. Juste l'humain qui se prend pour Dieu». La démonstration est si simple
qu'elle conquiert immédiatement le groupe.

À savoir
Les discours préconisant une médecine parallèle non éprouvée peuvent inciter les participants à se
détourner de la médecine conventionnelle et de leurs traitements médicaux, engendrant de graves
conséquences pour leur santé et les exposant à une perte de chance. (Miviludes, rapport 2021)

En somme, l'homme n'est qu'un «dégénéré», s'emporte-t-il, en préparant le taboulé -


de choux fleurs - qu'il nous servira à midi. «JC» insiste sur l'importance de «rester
factuel», et rappelle qu'il nous parle de «ce qu'il fait» et pas de «ce qu'il croit». Ça
tombe bien, cette semaine va permettre de «dénouer nos croyances limitantes». Le
«crusineur» nous apprendra à faire salades, glaces, pizzas, desserts et autres
sauces crues. Avec comme objectif, à terme, de se nourrir uniquement de fruits (secs
y compris), voire de jus de légumes. Et l'homme semble avoir littéralement réponse à
tout. Je l'interroge sur le risque d'ingérer trop de sucre, il répond. «Ce n'est pas du
sucre, ce sont des fruits.» Et l'excès d'iode, si l'on mange trop d'algues ? «Aucun
animal ne se pose cette question. Et au pire, ton corps va se nettoyer via une crise.»
Questionné par une Suissesse, sur l'impossibilité, pour elle, de manger des bananes,
qui ne poussent pas dans son pays, il rétorque. «Tu n'es pas un animal européen.
Les grands singes vivent sous les tropiques.» La stagiaire n'en demandera pas plus,
totalement convaincue.
Le petit-déjeuner crudivore. Etienne Jacob / LE FIGARO

Le riz nous rendrait contrôlable


Utopiste revendiqué, Jean-Charles Fraschina rêve d'un monde où on retrouve notre
«capacité à faire». «Si on devient autonome, il n'y a plus personne pour nous
contrôler.» N'ayons donc pas peur des microbes, car «les gens sous antibiotiques en
meurent», ose-t-il lors d'une digression. Je suis estomaqué par son analyse. Mais je
suis le seul ; autour de moi, on boit les paroles de l'instructeur. Puis il poursuit, en
nous mettant vivement en garde contre le fait d'ingérer des pâtes ou du riz. «L'enfer»,
comme aime dire Irène Grosjean. C'est que d'après Fraschina, le riz agirait sur la
«sphère cognitive». La preuve, «les Asiatiques sont les plus contrôlés, dociles». Il
déroule son argumentaire hypnotique. En face, les stagiaires acquiescent sans
broncher ce raisonnement simpliste, frôlant le racisme. «Aucun Asiatique n'a fait de
transition alimentaire vers le vivant», brandit-il, sous-entendant au passage que les
nombreux cas de myopie sévère dans ces pays pourraient être liés à la
consommation de ce féculent. «En revanche, on a déjà vu des personnes récupérer
la vue en se nettoyant», narre notre instructeur. En somme, l'alimentation crue est la
«plus biologique», et ses bienfaits sont infinis. A contrario, une entrecôtes-frites ferait
grimper nos globules blancs dans le sang de manière similaire à quelqu'un qui a un
cancer, avance-t-il. «Il y a des controverses, comme sur tout. Mais en attendant, moi
quand je mange lourd, j'ai envie de dormir», argumente-t-il. Cette lapalissade n'émeut
personne. Au contraire, elle semble faire écho dans tous les esprits.

On a déjà vu des personnes récupérer la vue en se


nettoyant.
Jean-Charles Fraschina

Le dernier jour, le naturopathe ne manquera pas de mentionner qu'il organise


régulièrement des stages de «crusine» près du bassin d'Arcachon. Lui qui souhaite,
aux côtés d'Irène Grosjean, participer au développement d'un centre de formation
pour «éducateurs de santé», dans lequel l'alimentation vivante aura toute sa place.
«Donc si vous avez des milliers d'euros à dépenser, pensez à nous», place-t-il,
sourire en coin. Irène, elle, ambitionne même de créer la «corne d'Abondance», une
chaîne de restauration crue. «Les gens viendront à la corne d'Ab'. Il y en aura un en
face de tous les McDo». Cette idée crée un engouement sans pareil ; le groupe en
plaisante à chaque repas. «C'est vrai que cela manque, ça pourrait faire carton !»,
s'enthousiasme une trentenaire. La vieille dame passe tous les dîners en notre
compagnie. Avec méthode, sans brusquer personne, la voix basse et les phrases
percutantes savamment ficelées, elle prosélyte en douceur. L'air de ne pas le vouloir,
elle se crée, jour après jour, un groupe de fidèles - souvent les plus jeunes -, qui
s'assoient autour d'elle et l'écoutent des heures durant. La nonagénaire essaie,
autant qu'elle le peut, de motiver les troupes pour lancer le projet. À 92 ans, elle est
consciente de ne pouvoir qu'en poser les bases.
Salades, fruits, champignons séchés sont au programme des repas. Etienne Jacob / LE FIGARO

Quant aux cours de «crusine», ils auront semble-t-il convaincu, même si certains ont
regretté de ne pas pouvoir vraiment pratiquer, et juste regarder. Bon nombre d'entre
eux ont annoncé dès les premiers jours vouloir investir dans des outils coûteux pour
effectuer leur transition alimentaire. D'autres n'ont pas hésité à commander leurs
matières premières, rares dans les commerces habituels, sur des sites «partenaires»
de la nébuleuse crudivore, précisément recommandés par Jean-Charles, Irène et
Miguel. Le discours conspirationniste, savamment entremêlé aux recettes
appétissantes, a rencontré un franc succès. Comme Gabrielle, cette mère de famille,
qui rêve de convertir son ado au 100% cru. «Les mélanges proposés sont fabuleux,
ça donne trop faim», me fait-elle remarquer à la fin du premier cours. «On peut
penser que manger vivant sera ennuyeux, mais je me rends compte que c'est tout le
contraire, et on en apprend à chaque fois», s'émerveille une dame d'une soixantaine
d'années.

Dans le troisième épisode de mon infiltration, qui sera publié la semaine prochaine, je
vais découvrir à quel point les organisateurs du stage et Irène Grosjean elle-même
promettent des guérisons fulgurantes à quiconque suit leurs conseils. De faux
miracles qui peuvent être dangereux pour la santé des participants. Lesquels
semblent, pour la plupart, emprisonnés dans un écosystème conspirationniste et
mystique en dehors de toute rationalité.

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