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Nourriture de l'«enfer», purge au ricin, jeûne long :


j'ai infiltré un stage d'Irène Grosjean, la sulfureuse
prophétesse du manger cru
Par Etienne Jacob
Publié le 29/06/2023 à 17:42,
Mis à jour le 29/06/2023 à 19:47

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Le stage s'est déroulé dans un petit village des Hautes-Alpes. Etienne JACOB / LE FIGARO

CHEZ LES CRUDIVORES (1/4) - Sous couvert d'anonymat, un


journaliste du Figaro a participé à un stage organisé par des
naturopathes - dont l'un condamné par la justice - qui disent pouvoir
soigner toutes les maladies grâce aux purges et l'alimentation crue. Un
système savamment rodé, sur fond de dérives sectaires.
Je pousse la porte de l'hôtel à la structure boisée, aux allures de grand chalet. Mon
regard se porte sur cette vieille dame, aux cheveux courts, blancs, regard cristallin,
assise près de la cheminée de l'entrée. Elle me sourit, je me dirige vers elle. La
nonagénaire se lève, du haut de son mètre cinquante, et me serre la main. Je lui
décline mon identité pour la semaine. «Vous connaissez mon nom», me dit-elle en
retour, l'air malicieux. Je viens de rencontrer Irène Grosjean, la star du manger cru.
Dans un village perché à 1600 mètres d'altitude, aux confins des Hautes-Alpes et à
quelques encablures de l'Italie, elle organise un stage d'initiation à cette pratique
alimentaire controversée. Pour l'épauler ces quelques jours, il y a notamment le
naturopathe Miguel Barthéléry. Il apprendra en plein séjour sa condamnation en appel
à deux ans de prison avec sursis pour «exercice illégal de la médecine», après le
décès d'un patient atteint d'un cancer qui suivait ses conseils. Interdit d'exercer, il ne
respectera pas la décision de justice. «Bienvenue au club des vivants», me souffle la
vieille dame, bientôt 93 ans. Je m'assieds à ses côtés. Elle me demande la raison de
ma venue. «Pour améliorer ma santé», lui dis-je simplement. «C'est une semaine
pour changer de vie. Les cadavres ambulants, c'est terminé, alors allons-y. Ça vous
va ?»

Afin de récolter les plus authentiques témoignages, j'ai infiltré sous couvert
d'anonymat ce stage où Irène Grosjean, Miguel Barthéléry mais aussi le naturopathe
Jean-Charles Fraschina promeuvent le manger cru, les purges de nettoyage et les
jeûnes longs, tout en rejetant sévèrement la médecine conventionnelle. Cette
immersion en plusieurs épisodes va vous plonger dans un groupe de personnes,
perdues pour la plupart dans une spirale conspirationniste, qui espéraient trouver la
solution miracle pour aller mieux. Savaient-elles qu'entre 2018 et 2021, le
crudivorisme a fait l'objet de 16 signalements auprès de la Mission interministérielle
de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) ? «Il y a un certain
nombre de référents en naturopathie qui sont au cœur de dérives thérapeutiques et
sectaires», constatait l'an dernier l'ex-président de la mission, Christian Gravel.
L'Ordre des médecins, lui-même, a tout fait, à l'été 2022, pour que la plateforme
Doctolib supprime certains naturopathes controversés de sa plateforme, craignant la
confusion entre professionnels de santé et discipline sans fondement médical.

En l'espace de quelques jours sous l'emprise de partisans de ces pseudo-thérapies,


plusieurs personnes se sont mises en danger, autant sur le plan physique que
mental. Jusqu'à tomber malade, un mal prétendument nécessaire pour «guérir» et
expulser «colles et acides» créés par l'alimentation cuite. Plébiscitées par 70% des
Français, les pratiques de soins non conventionnelles (PSNC), désormais classifiées
par le gouvernement, ne sont pourtant «pas reconnues au plan scientifique», souligne
le ministère de la Santé. Et elles sont coûteuses. Pour cette initiation au crudivorisme
et autres thérapies pseudoscientifiques, nos stagiaires ont vu leur portefeuille allégé
de près de 1200 euros, un prix bien gonflé pour une plongée dans l'inquiétant
royaume des «médecines» alternatives, où les avancées de la science sont réduites
à néant.

Le programme du stage. Etienne JACOB / LE FIGARO

«Les cancéreux, ils adorent la viande»


Blottie près de la cheminée, Irène Grosjean réclame au personnel de l'hôtel un peu
de bois sec pour une petite flambée. Telle une chamane, elle prodigue ses conseils
aux arrivants. Un jeune homme, deux mètres au moins, fait son entrée. Elle lui serre
la main. «Vous avez les mains sèches, vous mangez trop de fromage vous !», pointe-
t-elle. «Avant de manger vivant, j'adorais», répond-il, stupéfait. Cette prédiction fait
son effet. Le fromage, comme les pâtes, représentent «l'enfer», expose la native des
Vosges. Manger cuit, ou plutôt «mort», n'apporterait «aucun nutriment» et créerait
des «viscosités» dans l'organisme, génératrices de graves maladies. Une femme au
teint blême se joint à nous. Elle est venue ici en raison d'un nodule thyroïdien qui
l'inquiète beaucoup. «On vous a enlevé les amygdales quand vous étiez enfant ?»,
questionne Irène Grosjean. «Oui, je crois», répond-elle. «C'est normal alors. Les
enfants malades font des adultes très forts. Mais à cause de Big Pharma, on les
bourre de médicaments au moindre problème. Et ça fait des cancers», diagnostique
d'emblée la papesse du cru. «Les cancéreux, ils adorent la viande, et les viandards,
ils adorent se battre et faire la guerre», assène-t-elle. Stupeur dans l'assemblée. Pour
elle, la vie ne nous veut «que du bien». Alors il faut accueillir les maladies «avec joie»
afin de «gai-rire». Elle aurait perdu son mari à seulement 44 ans. Quatre décès dans
sa famille qui lui auraient fait prendre conscience de changer son mode de vie,
végétarien d'abord, puis «vivant» progressivement. Le régime est simple : fruits et jus
de légumes à tous les repas. Et se purger régulièrement afin de «sortir les
poubelles».

Les stagiaires – ils seront une cinquantaine au total - se massent petit à petit autour
de la vieille dame, l'air émerveillé. Cette femme a le sens de la formule et entonne au
moindre blanc l'Hymne à la joie, sans les paroles. Il y a Julien, venu de Lyon pour un
diabète type 1. Régis, qui cumule les problèmes de digestion, Jean-Paul, aux crises
d'asthme foudroyantes. Ou encore Marie, qui vient pour la sixième fois assister aux
enseignements d'«Irène». «On en apprend à chaque fois», assure-t-elle. «Vous avez
fait le bon choix en venant ici, c'est comme cela que vous pourrez espérer être super
conscient et cesser de faire mal à Dieu (maladiE)», reprend la nonagénaire. Pas
avare en références religieuses, elle cite le philosophe hongrois Edmond Bordeaux
Szekely, qui a traduit L'Évangile pour la paix, de Jésus-Christ par le disciple Jean.
Selon elle, l'homme aurait découvert que les Esséniens puis Jésus, auraient eu une
alimentation vivante (végétarienne, en réalité). «La chair des animaux abattus
deviendra pour son corps son propre tombeau», aurait dit Jésus dans le texte traduit
par Szekely.

À savoir
Les discours préconisant une médecine parallèle non éprouvée peuvent inciter les participants à se
détourner de la médecine conventionnelle et de leurs traitements médicaux, engendrant de graves
conséquences pour leur santé et les exposant à une perte de chance. (Miviludes, rapport 2021 )
Du religieux, on passe ensuite à l'ésotérisme. Irène va nous chercher un livre sur les
anges et invite chacun à découvrir son «ange gardien» selon sa date de naissance. Il
n'y a pas de hasard, celui d'Irène est Seheiah, ou «Dieu qui guérit les malades». Il
symboliserait la santé et la longévité. Dans l'assemblée, les nouveaux venus
semblent estomaqués par la justesse de ces écrits. La coïncidence, effectivement,
prête à sourire. Les prédictions des anges s'avèrent en revanche moins précises pour
les autres participants, moi compris. Mais tel un horoscope, il est facile de se
retrouver dans des généralités. L'Hymne à la joie à nouveau entonné, Irène Grosjean
ne perd pas le Nord. Elle confie sa «surprise» d'avoir vu sa vidéo sur la «vie en
abondance» faire le buzz il y a quelques années sur YouTube, jusqu'à compter plus
de deux millions de vues. «Au-delà des nuages il y a toujours le soleil, c'est le titre de
mon prochain livre.» Le premier, se félicite-t-elle, aurait été en tête des ventes de la
Fnac (il a figuré en bonne place dans la catégorie «médecine naturelle», en vérité).
Autour d'elle, les stagiaires l'ont quasi tous lu.
L'ange intérieur. Etienne JACOB / LE FIGARO
Photos et enregistrements interdits
Cette première entrevue avec Irène Grosjean pose les bases de mon séjour dans les
Hautes-Alpes. Le premier repas, lui aussi, annonce la couleur. Jus rouge lacto-
fermenté, carottes, salade de melon jaune, fruits à gogo… et crème (sans crème) au
chocolat. Dans la salle principale de l'hôtel, je fais connaissance avec mes
compagnons attablés. Je compte environ trois quarts de femmes. La moyenne d'âge
semble d'environ 50 ans, mais je suis surpris de voir plusieurs jeunes. Il y a Maria,
cette Franco-Moldave d'une trentaine d'années. Devenue naturopathe (elle aussi) en
2018, elle a vite stoppé son activité. Après cinq consultations, elle s'est rendu compte
qu'il y a souvent «trop à changer» dans l'hygiène de vie des gens. Fan de cuisine
crue, ou «crusine», elle rêve d'ouvrir un restaurant, espère que le stage pourra lui
permettre de perfectionner ses talents. Je discute aussi avec Christine, la
quarantaine. Cette kinésithérapeute de formation a littéralement quitté son métier,
qu'elle juge trop axé sur «la rentabilité et le profit» et prodigue désormais des
massages dans les Antilles. Elle couple ceci avec de l'hypnose, mais aussi de la
lithothérapie, cette discipline pseudoscientifique qui consacre le pouvoir des pierres et
autres cristaux. «Je viens pour me faire embrigader», se motive-t-elle, tout en
espérant convaincre son fils, sportif professionnel, de manger cru. «Pour l'instant, son
club lui fait manger beaucoup de viande, donc c'est un peu difficile.» Puis il y a
Sylviane. Elle s'est mise au cru il y a quelques mois, après avoir été formée en Inde à
la médecine et l'alimentation ayurvédique, cette pratique non conventionnelle
holistique qui découle de la tradition ancestrale du pays le plus peuplé du monde.
«J'ai pas mal morflé là-bas, alors j'espère qu'ici, les choses se feront en douceur.»
Rendez-vous pris.

19h30. Avant de déguster les mets à notre disposition, le naturopathe Miguel


Barthéléry se présente à nous. Irène Grosjean le surnomme «Docteur Miguel» en
raison de son diplôme en biologie moléculaire, acquis en 2008 à l'université de
Pennsylvanie. «Attention, ça, c'est exercice illégal de la médecine, on ne peut pas
dire docteur», plaisante l'intéressé, en référence à sa condamnation. «Je l'ai dit
exprès», se vante Irène. Rires dans la salle. «On m'accuse de faire de l'exercice
illégal de la médecine que je ne pratique pas, c'est fort !», se défend le
quadragénaire, originaire de Nouvelle-Calédonie. Satisfait de nous embarquer dans
un «petit voyage tous ensemble» pour les prochains jours, il nous déroule le
programme et les personnes impliquées dans l'organisation. Le propriétaire de l'hôtel,
privatisé pour l'occasion, se chargera de l'intendance. Durant ma semaine, je
découvrirai que cet établissement est spécialisé dans le domaine des médecines non
conventionnelles, proposant des soins énergétiques, de l'hypnose, de l'ostéopathie et
des conférences de naturopathes dans les domaines du bien-être. Ils sont habitués
des groupes, plutôt pour de la randonnée, mais seuls les fidèles d'Irène sont invités à
passer chez eux un séjour crudivore, deux fois par an.

Miguel nous apprend que les organisateurs sont quasiment tous naturopathes. Ou
plutôt «éducateurs de santé», interrompt Irène Grosjean. Intenable, elle rejette ses
confrères qui prescrivent des compléments alimentaires. Elle rêve de créer un centre
pour former ces «éducateurs» sur le territoire. Reprenant son discours, Miguel ne
manque pas de nous préciser que des consultations individuelles seront possibles
pendant la semaine, à divers créneaux horaires. «On ne voudrait pas vous pousser à
la consommation», promet-il. Le tarif de ces entretiens est de 100 euros pour 30
minutes et permettrait de «partir sur de bonnes bases» dans notre changement de
vie. Motivés, les stagiaires auront quasiment rempli le planning des thérapeutes dès
le premier soir. Morgane Barthéléry, elle, propose, en plus de consultations
classiques, des séances de cupping, autre pseudoscience qui consiste en
l'application de ventouses sur le corps. La technique, issue de la médecine
traditionnelle chinoise, est très en vogue car popularisée par des sportifs comme
Karim Benzema et Michael Phelps. Elle aurait, d'après Miguel, des propriétés
relaxantes, tout en aidant à la digestion après une purge. Elle permettrait aussi
d'éliminer la cellulite, tonifier la peau, et même d'agir sur l'insomnie, l'anxiété, ou en
cas de ménopause.
Les vertus présumées du «cupping». Etienne JACOB / LE FIGARO

Si Irène Grosjean veut que tout le monde se comporte avec la candeur d'un enfant,
Miguel préfère nous considérer «comme des adultes». «Vous êtes capables
d'exprimer vos besoins. Si quelque chose ne va pas, ne supposez pas que l'on sait
ce qu'il se passe». Une manière à peine voilée de montrer que le stage, même
émaillé d'une purge, ne sera pas vraiment encadré. «Vous avez le choix de tout ce
que vous voulez faire», rappelle-t-il. L'instructeur affirme que ce qui nous sera appris
n'est pas de la «théorie» mais le fruit de leur «expérience», et des «milliers de
personnes accompagnées». «On ne vous dira jamais de faire mais on vous le
conseillera», martèle-t-il, comme pour tenter de se dédouaner en cas de problème. Et
de préciser qu'il sera important d'accorder de l'importance à la «confidentialité» et ne
pas «courir sur les réseaux» pour relayer ce qui vient d'être dit. «Ça paraît bête mais
il suffit d'une personne pour foutre en l'air tout un truc», poursuit-il. Il sera interdit de
garder les téléphones lors des conférences, de faire des enregistrements, et des
photos. «Les choses peuvent être prises hors de leur contexte», déplore-t-il. Ces
semaines peuvent être proposées car «notre confidentialité est respectée». Mais
pourquoi vouloir à tout prix rester caché si l'on n’a rien à se reprocher ? «Il y a peut-
être des juges, des policiers, des avocats, qui ne veulent pas qu'on sache qu'ils sont
là», justifie-t-il. Malgré cette mise en garde on ne peut plus sèche, Irène Grosjean
entonne, sans ciller, une nouvelle fois l'Hymne à la joie. Tout le monde suit, dans un
entrain non feint.

Demain, ce sera câlins aux arbres et initiation à la «crusine» avec Jean-Charles


Fraschina, le naturopathe qui mange jusqu'à huit melons par jour. Au cœur d'une
reprogrammation alimentaire complète, à base de fruits, jus de légumes et sans
protéines, afin de me faire adopter le mode alimentaire d'un «grand singe».

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