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Le Protecteur Inconnu
(Notes autobiographiques)
GB 63
Copyright 2006
les AMIS de Georges BARBARIN
amisgb@wanadoo.fr
www.georgesbarbarin.com
Page 2 Le Protecteur Inconnu
En guise de préface
I. POURQUOI CE LIVRE ?
Si j’en viens, au soir de ma vie, à parler du Protecteur
Inconnu, c’est parce que sa présence, sa protection, son amour
se sont manifestés à moi avec une telle continuité et une telle
pertinence qu’il aurait fallu que je fusse aveugle pour n’en pas
admettre l’intervention.
On pense aisément que je ne me targue pas d’être un
privilégié, objet spécial de l’aide invisible et je me persuade
volontiers que tous les hommes et toutes les femmes, quels
qu’ils soient, bénéficient d’une identique protection.
S’il n’en était pas ainsi les misères et les catastrophes
seraient infiniment plus fréquentes et l’espèce humaine vouée à
la disparition. Seulement l’Homme est une créature à la fois si
vaine et si ignorante qu’il a tendance à attribuer ses moments
de joie ou de réussite à ses propres mérites, quitte à accuser la
Providence des maux dont il est souvent l’unique auteur.
A partir du moment où l’on s’éloigne de la conception
poétique de l’ange gardien et qu’avançant en âge on pénètre
plus avant dans l’athéisme contemporain, on perd la notion
rassurante du compagnon invisible et l’on prétend marcher tout
seul sur les échasses de la raison. Ce n’est que bien plus tard,
après de nombreux lustres d’une longue existence, qu’on
mesure, avec le recul, l’ampleur et la variété de l’aide reçue au
cours des années et des événements. Alors on relie des faits
isolés, des circonstances apparemment incohérentes et l’on
s’aperçoit qu’une main clairvoyante et d’une infinie puissance
nous a sauvegardés et tirés du péril.
Pour ma part, c’est avec une admirable répétition que j’ai
enregistré l’aide reçue et encore ne suis-je pas certain de toute
celle qui m’a été prodiguée tant ses manifestations ont été
abondantes, subtiles, parfois détournées mais parfois d’une
évidence telle que mon esprit en demeurait confondu.
La même constatation peut être faite par tout être intelligent
et sincère si seulement il daigne se pencher sur la margelle de
son passé. Par simple régurgitation mentale il est à même de
survoler l’ensemble de sa vie et de dresser la carte
géographique du temps envolé. Dans ce cas, et à la façon du
passager d’avion, il repère les grandes lignes de son paysage
sentimental et, négligeant les décors immédiats qui, au sol,
bornaient sa vue, il comprend d’un coup son étendue et y
ajuste enfin son regard.
Il n’y a pas d’autre façon de repérer le Protecteur Inconnu
qu’en se faisant une âme de petit enfant, celui de l’âge des
cantiques, disposé à suivre aveuglément la voie qu’on lui
indique à travers les bourbiers de la logique et les barbelés du
raisonnement.
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L’île mystérieuse
Tout le monde a lu, comme moi, Vingt Mille Lieues sous les
mers et son admirable suite l’île mystérieuse, où Jules Verne
met en scène un groupe de naufragés observateurs.
Ceux-ci sont dénués de presque tout mais tâchent d’y
suppléer au moyen de leurs connaissances matérielles, sans
d’ailleurs aboutir à grand-chose jusqu’au jour où ils enregistrent
une série d’incidents anormaux. Chacun de ceux-ci ne signifie
pas grand-chose en soi mais leur renouvellement ou leur
concomitance est tellement éloquente qu’il n’est plus possible
de les attribuer au seul hasard.
Il semble qu’au milieu de leurs difficultés une intelligence
inconnue se fasse jour, qui intervient à point pour les tirer
d’affaire et les épauler. Cela se produit avec une constance si
opiniâtre que le mental de ces aventuriers finit par en être
obsédé. Ils se demandent s’ils ne sont pas l’objet d’une
protection inexplicable autant qu’indéfinissable et qui semble
prévoir leurs initiatives et, dans une certaine mesure, les
faciliter.
Puis, un jour, ils trouvent le fil conducteur qui les mène au
cœur du problème, en l’espèce le cratère du volcan de l’île où
le capitaine Nemo va mourir à bord de son Nautilus.
Ceci constitue la parabole même du Protecteur Inconnu,
lequel fait l’objet de ces lignes. Nous ignorons ou affectons
d’ignorer son existence et son aide puissantes jusqu’à l’instant
où notre vue intérieure nous permet de voir et de suivre le fil.
C’est ainsi que nous parvenons dans le volcan de la
connaissance avec cette différence que le Protecteur Inconnu
ne meurt pas puisqu’il est éternel. Nous seuls mourons à lui
quand nous refusons de le reconnaître mais celui qui l’a
reconnu vit à jamais en lui.
La civilisation accroît les périls
S’il ne bénéficiait de cette protection, comme je le disais plus
haut, l’être humain succomberait ou serait infirme dès les
premières années de sa naissance. On ne compterait plus les
jambes cassées, les yeux crevés, les chutes de tuiles sur la tête
et l’accident serait le lot fatal de presque tous les petits. Or les
accidents demeurent le nombre infime par rapport à celui des
enfants indemnes alors que ceux-ci ne disposent pas, comme
l’animal, d’un instinct avertisseur.
Au cours de la maturité et de la vieillesse les risques de
traumatisme s’accumulent et cependant l’Homme réalise cette
performance extraordinaire de passer le plus souvent « au
travers » . Ce résultat heureux n’est cependant pas dû à sa
force physique, qui est celle d’un insecte dans un univers
démesuré. On ne le doit pas non plus à sa puissance mentale
puisque le cerveau de l’Homme, par le moyen de son industrie,
amasse autour de lui de nouveaux dangers de mort. Plus notre
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Vengeances enfantines
Cet hiver-là fut particulièrement pénible. Mes pieds couverts
d’engelures n’entraient que difficilement dans les chaussures
réglementaires dont le cuir était dur comme du bois. Quant à
mes mains boursouflées elles devenaient en récréation la cible
préférée des cache-nez roulés en corde et qui s’abattaient sur
elles avec prédilection. Le tout sous le regard bienveillant du
surveillant qui me traitait, sans doute avec raison, de c poule
mouillée », car cette image correspondait au spectacle de
l’enfant perdu que j’étais.
Alors, dans mon ignorance de la Protection divine, je
ruminais en moi-même d’affreux projets de vengeance, lesquels
demeuraient de pure imagination. A l’abri des coups dans mon
lit, je me voyais à la tête d’une troupe de cavaliers dévoués (en
1892 il n’y avait pas encore d’automobiles) et j’arrivais avec ma
bande dans le repaire de mes bourreaux. Je les faisais
s’humilier devant moi et même fouetter, surveillant en tête. Ce
dédommagement puéril satisfaisait mon besoin de justice, faute
de mieux. Il me restait à trouver la Protection véritable, celle qui
ne constitue ni une hypothèse ni un rêve mais une certitude
d’homme éveillé.
Les difficultés qui m’entouraient, mes inaptitudes elles-
mêmes me servirent à m’extraire d’un milieu aussi défavorable
et l’on considéra, au bout des dix mois de l’année scolaire, que
ma santé était insuffisante pour me permettre d’évangéliser les
anthropophages et je changeai d’internat. Le nouveau, qui
appartenait à la même congrégation, ne ressemblait
aucunement à l’autre. Nous n’y étions qu’une douzaine
d’enfants et les Pères étaient indulgents.
J’y fis la plus grande partie de mes études secondaires mais
ce fut comme externe que je les terminai sous la fraternelle
égide d’un jeune prêtre et dans une classe de six.
Ainsi la Main Cachée ne m’avait-elle soumis à un court mais
dur apprentissage que pour me faire goûter davantage la
douceur de ce qui suivit. Je ne m’en avisai que bien plus tard
ainsi que de mainte expérience passée, faute de savoir à qui
devait aller ma reconnaissance et mon amour. Cependant
certains incidents auraient dû éveiller mon attention ou celle de
mon entourage. Je n’en retiens que les plus typiques pour
commencer.
La chute sur le réchaud
Je n’ai gardé, comme il se doit, aucun souvenir d’une
aventure qui m’advint à l’âge d’une vingtaine de mois mais qui
me fut racontée cent fois par la suite. Ma famille disposait à
Issoudun d’une terrasse vitrée où l’on faisait la cuisine, tantôt
au moyen d’un appareil à feu de houille, tantôt à l’aide d’un
fourneau alimenté au charbon de bois. Je me suis toujours
demandé par quel miracle, dans ce lieu hermétiquement clos,
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III. PREMIERS
AVERTISSEMENTS
1
Editions Jean Meyer
2
Editions Jean Meyer
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3
Editions Astra
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V. PARIS
Ma retraite liquidée - j’en abandonnai alors le montant à ma
première femme - je me mis en quête de ressources littéraires
pour alimenter mon nouveau foyer à Paris.
C’était beaucoup de prétention de ma part car bien rares
sont les écrivains qui vivent uniquement de leur plume. Cela est
encore plus vrai pour les auteurs d’aujourd’hui. Il me fallait
travailler pour trois car une fille m’était née et mon bagage de
lettres était mince bien que j’eusse éditeur assuré. Des
concours me vinrent aussitôt et je collaborai successivement à
plusieurs journaux et revues pour m’assurer le pain quotidien.
J’y trouvai beaucoup d’agrément puisque cela correspondait
au désir de toute ma vie. Le métier m’apparaissait alors comme
une aimable récréation. Heureux temps que celui des
premières publications parce qu’elles procèdent d’une ardeur
inégalable non par la vanité qu’on en tire mais uniquement
parce qu’elles sont.
Je n’avais pas encore compris ma véritable destination et me
bornai, pour le moment, au rôle d’amuseur public. Mais ces
premiers galops d’essai constituaient le préalable indispensable
à ce qui devait m’échoir par la suite et dont on trouvera le détail
ci-après.
Il me fallait avoir bien en main l’instrument des actions
futures et je ne pouvais alors prévoir que l’Invisible me
conduisait.
La radio
Nous avions réussi à nous procurer dans Paris cette chose
même alors introuvable : un petit appartement de trois pièces
dans le quartier de Montsouris, au premier étage d’une maison
honnête, rue Bruller. J’y étais presque voisin des Editions
Fayard, où j’allai plusieurs fois mais chez qui je ne publiai que
deux romans dans les Oeuvres Libres.
Notre horizon matériel était borné par le mur élevé du
chemin de fer de Sceaux et comme une voie de garage le
surplombait, le plus souvent une rame de wagons immobile
s’ajoutait à ce décor d’ombre et nous amputait d’un morceau de
ciel. Par contre notre horizon mental n’avait pas de fin et nous
regorgions de force et de joie. Nous passâmes là six ans
admirablement remplis.
Nous avions coutume de travailler intensément durant huit
mois de l’année et de consacrer juin, juillet, août et septembre à
des vacances laborieuses dans quelque coin privilégié. Nous
n’avions pas de voiture alors et nous servions surtout de nos
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tout ce qui était à louer était horrible et tout ce qui n’était pas
horrible était loué.
Ces échecs réitérés n’avaient d’autre but que de nous diriger
vers la seule demeure possible, celle qu’avait choisie le
Partenaire Invisible et qui nous attendait de toute éternité.
J’ai raconté longuement dans L’Invisible et moi (4) comment,
à la veille de renoncer à des investigations décevantes, je pris
la route de Mantes, puis rebroussai chemin, en vertu de je ne
sais quelle impulsion, pour m’orienter dans un chemin
perpendiculaire à la première voie, le tout sans apparence de
raison.
C’est là que nous devions découvrir, à l’entrée d’un humble
village, une petite maison de paysans inoccupée, avec un clos
de pommiers autour.
Mais cela n’était qu’un prétexte et même qu’une apparence
car le Radar qui guidait nos vies nous avait, avec une précision
infaillible, amenés là où la conjoncture supérieure nous guettait.
Et l’on ne peut qu’admirer l’enchaînement subtil des faits, en
quoi le déterminisme le plus apparent se mêle idéalement au
plus évident libre-arbitre. Sans mise à la retraite pas de carrière
parisienne. Sans Paris pas d’auto. Sans auto pas de
Bazainville. Et sans Bazainville rien de ce qui va suivre n’eût
été.
4
Editions Astra
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Double vue
Au cours d’une opération sur un grand blessé, atteint de
fractures multiples de la cuisse, le chirurgien eut une hésitation
qui fut soulignée d’un ricanement derrière lui. L’opérateur se
retourna et vit Miss Gassette qui le regardait faire.
- Pourquoi riez-vous ? demanda-t-il.
- Parce que ce que vous faites ne me paraît pas la meilleure
solution possible.
On imagine la réaction d’un chirurgien français en semblable
occurrence. L’Américain se contenta de dire
- Que feriez-vous à ma place ?
- Je ne le sais pas encore mais j’y penserai cette nuit.
Le lendemain elle soumit au chirurgien la maquette
improvisée d’un système d’attelle destiné à soutenir le membre
blessé. L’homme de métier le regarda, l’essaya et lui demanda
d’en faire d’autres.
- J’y penserai aussi, dit Grace, car autant il y a de cas autant
il doit y avoir d’appareils. Cet incident fut le début d’une
intrusion de la clairvoyance incompétente dans le domaine de
la prothèse scientifique qui devait amener les services
médicaux à confier par la suite à Grace Gassette la direction de
l’atelier de la rue Boissonnade d’où sortirent par milliers et à
l’étonnement des techniciens les appareils pour fractures
complexes, naguère encore en usage sous son nom dans les
services de chirurgie du monde entier.
Miss Gassette se défendit d’en tirer le moindre profit et le
moindre orgueil. Elle se prodigua sans compter durant la
première guerre mondiale et n’abandonna sa tâche qu’après
l’armistice, demi aveugle et épuisée par l’écrasant effort de
quatre ans.
Le gouvernement français lui décerna en 1917 la croix de la
Légion d’honneur en reconnaissance des dix mille soldats
français et alliés, sauvés grâce à elle de l’impotence et j’ai
personnellement eu dans les mains des brochures
d’associations techniques internationales qui rendaient
hommage aux découvertes de ce prothésiste improvisé.
Il m’est arrivé de lui demander d’où venait cette prescience
anatomique.
- Je ne sais pas, disait-elle. Je voyais tout de suite ce qu’il
fallait. Presque toujours mes indications étaient confirmées par
la radio. Quand il y avait désaccord on recommençait la
radiographie car c’est toujours elle qui avait tort.
Les chirurgiens américains, dans leur pragmatisme
opportuniste, admettaient sans sourciller toute aide efficace
d’où qu’elle vint. Les chirurgiens français étaient plus rétifs et
certains se cabraient devant la collaboration illogique d’une
femme étrangère à leur profession. Pourtant, dans les cas très
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VII. LA CLE
A Dieu va !
Fin 1935 il m’apparut que les voies de Grace Gassette et les
miennes s’avéraient divergentes. Le pragmatisme dont j’ai parlé
plus haut n’allait pas sans incursion dans le domaine
commercial. Chez les Américains il n’y a aucune répugnance à
mêler le spirituel et le matériel. L’argent n’y est pas considéré
comme freinateur des aspirations de l’âme. Aussi je me retirai
de plus en plus du Prieuré.
Ce n’est pas que Grace fut personnellement intéressée. Au
contraire, c’était l’être le plus généreux et elle ne rougissait pas
de sa récente pauvreté. Mais elle voyait dans le succès
financier un moyen puissant de répandre son enseignement et
elle projetait pour commencer de fonder une revue mensuelle
susceptible de propager et d’étendre le mouvement de La Clé.
Je lui proposai de lui laisser les Editions du Prieuré de
Bazainville. Elle en conçut de l’humeur mais je lui fis observer
qu’il me fallait gagner ma vie et que, dans cet objet, j’avais
l’intention d’écrire un livre sur la Pyramide de Chéops. C’est
Grace elle-même qui avait attiré mon attention sur le sujet en
me communiquant l’ouvrage de Davidson dont il sera question
dans des pages ultérieures. Nous nous séparâmes donc à cette
même date, chacun prenant ses responsabilités et son chemin.
Il n’était pas niable que Grace Gassette avait été placée à un
carrefour précis de mon existence et que je lui devais la
transformation radicale de mes sentiments et de mes projets.
Je lui en ai gardé la plus vive reconnaissance, même lorsque
les événements nous éloignèrent l’un de l’autre et quand elle
eut, sous la menace de la Gestapo, regagné l’Amérique, nous
échangeâmes une correspondance pleine d’affection.
5
Editions Adyar
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Un habile commerçant
A l’heure du lancement de La Clé, nous avions fait marché
avec une importante imprimerie provinciale qui possédait à
Paris des bureaux et un correspondant. Lorsque j’eus quitté
Grace Gassette, ce dernier, homme habile, et qui savait ma
collaboratrice au-dessus des contingences, s’empara peu à peu
de l’affaire et finit par la considérer comme sienne parce qu’elle
était d’un rapport excellent. Et l’on assista à ce spectacle
curieux d’un intermédiaire qui n’avait aucun droit sur La Clé si
ce n’est celui d’un imprimeur au règlement de ses factures et
qui, renonçant même à établir celles-ci, qui étaient de l’hébreu
pour Miss Gassette, confisqua littéralement la chose à son
profit. Je n’en fus informé que bien plus tard en même temps
que de l’importance des tirages. On me révéla que ceux-ci
avaient atteint un chiffre extraordinaire pour ce genre
d’ouvrage, au point qu’une empreinte au moins avait été usée,
ce qui représente cinquante mille exemplaires environ. Pour
plus de bénéfice l’imprimeur en question avait fini par utiliser
une sorte de papier grisâtre, plein d’impuretés.
Le départ de Grace Gassette laissa la voie complètement
libre et les trafiquants hors de tout souci. On me prévint alors et
certains s’indignèrent de ce scandale dont tout le bénéfice allait
à un tiers tandis que Grace était dans la pauvreté. Je répondis
que si nous étions encore juge nous n’étions plus partie et
qu’au demeurant, puisque nous nous tenions financièrement
hors de jeu, l’important était que l’ouvrage se vendît. Or qui,
mieux que le possesseur de fait de La Clé, aurait géré plus
habilement un livre dont la grande diffusion lui était
partiellement due puisqu’il s’en était constitué le bénéficiaire
exclusif ?
Tout était donc pour le mieux et l’on ne pouvait que bénir la
Providence de nous avoir procuré un distributeur aussi efficace
parce que personnellement intéressé.
Toutefois, après la guerre, je priai un ami spirituel de Miss
Gassette, laquelle vivait péniblement en Amérique, de se mettre
en rapport avec celle-ci et de lui demander ses pouvoirs. Avec
mon assentiment et mon aide morale il parvint à retirer
l’administration de La Clé à l’imprimeur avide et, sur mon
conseil, confia les nouveaux tirages à un honnête éditeur qui
devait être la Librairie Astra.
Changement de vie
En 1935 La Clé avait opéré un profond labour dans mon
âme. Nous la vécûmes vraiment avec une incroyable intensité.
Cela supposait un renversement intégral de ma vie précédente
et c’est avec une joie sereine que je cessai d’être l’homme et
l’écrivain d’auparavant.
Je renonçai à celles de mes collaborations qui étaient en
opposition avec ma nouvelle formule d’existence, détruisis les
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VIII. LE SECRET
DE LA GRANDE PYRAMIDE
7
Sous presse chez Astra
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8
Editions Oliven
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9
Directeur des Editions Adyar
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X. Aller et retour.
L’invasion survint et nous nous trouvâmes soudain en pays
de guerre. Tout un peuple s’était mis en branle, du nord vers le
sud. Et l’on assista à la débâcle la plus éhontée de cette
Autorité orgueilleuse qui ne subsistait que par la faiblesse des
citoyens.
Sous les blindés d’une autre Autorité, encore plus
despotique et brutale qu’elle, toute son armature, basée
uniquement sur la force, s’effondrait misérablement. Officiers,
juges, policiers, gendarmes, administrateurs, fonctionnaires
fuyaient, toute honte bue, entassés comme du bétail dans les
véhicules les plus divers. Je les ai vus de mes propres yeux sur
la route de Sully-sur-Loire à Argent, roulant sur six files dont la
moitié dans les champs. De ci, de là, un tank ridicule prenait sa
part de la panique.
La peur aux reins, l’Autorité, et non pas la France, selon le
mot d’un soldat sans arme, « foutait le camp ».
Je m’accuse publiquement d’avoir partagé cette peur, sur la
foi de récits contradictoires qui représentaient la Loire comme
devant être le siège d’une autre bataille de la Marne où tout
aurait péri sur ses bords.
Lâcheté de l’exode
Je résistai plusieurs jours au grand courant démoniaque et
tentai de persuader les paysans voisins de rester chez eux. Peu
à peu cependant les fermes se vidaient et le bétail s’égaillait
librement dans la prairie. Le meunier lui-même, si attaché à ses
meules et à ses cylindres, prit le large sans un regard pour ce
qu’il abandonnait. J’hésitais encore lorsque les premières
bombes italiennes passèrent au-dessus de nos têtes pour aller
s’écraser sur les maisons de Châteauneuf.
J’avais foi dans ce qui nous était réservé et cependant nous
partîmes quand même, emmenant avec nous deux réfugiées du
nord que nous avions recueillies depuis plusieurs jours. Aucune
excuse ne peut être invoquée par l’homme que j’étais et je
regrettai amèrement notre fuite, si fort en contradiction avec la
confiance que j’arborais.
Je fus de ce flot roulant qui franchit les ponts de Loire et
traversa Sully paisible dont les habitants restaient assis sur
leurs portes pour voir passer les fuyards. Pourtant, la mort était
suspendue sur eux car, peu d’instants après notre passage, la
petite ville était écrasée sous le feu du ciel.
Il en fut ainsi tant que dura notre descente. Bombardements
et mitraillades nous suivaient à distance sans jamais venir
jusqu’à nous. La sauvegarde était si constante et évidente que
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Dans le noir
Je me rendis compte rapidement de mon erreur et de
l’inanité de l’exode et remontai l’un des premiers au nord de la
Loire d’où je n’aurais jamais dû sortir.
Notre demeure était intacte et, seules, de menues
déprédations accusaient le passage de troupes successives.
Encore n’avait-on forcé ou fracturé aucune porte et les visiteurs
en uniforme s’étaient-ils contentés de dévisser une serrure dont
les éléments intacts avaient été déposés sur le sol. Dans la
salle à manger ces invités malgré nous avaient dressé une
table ornée de chandeliers de cuivre ciselé provenant de mon
cabinet. Il ne manquait à la bibliothèque qu’un ouvrage relié sur
deux qui constituaient la traduction allemande de mon Livre de
la Mort douce, ce qui identifiait la nationalité de
« l’emprunteur ».
Quelques bombes de faible dimension avaient creusé aux
alentours des trous sans importance et la désolation qui régnait
sur la vallée n’était due qu’au départ des habitants. Ceux-ci
revinrent un à un, assez penauds comme nous et mesurant leur
peu de sagesse quand il nous suffisait de rester paisiblement
sous la main du Père là où le sort nous avait mis. Les matelas
ambulants reprirent place dans les lits au lieu de poursuivre leur
course automobile et les voitures furent remisées avant d’être
réquisitionnées par la « race des seigneurs ».
L’occupant d’ailleurs faisait régner en 1940 une stricte
discipline et des exécutions sommaires frappèrent la
soldatesque lorsque, parmi celle-ci, se rencontraient des
pillards.
Le reflux général des troupes françaises avait laissé des
groupes sporadiques de soldats errants, puis ces derniers
avaient rejoint leurs provinces. Il ne subsistait que quelques
Sénégalais affamés, coupés de leur Afrique et que les
premières pluies affectaient durement. Je subodorai leur
présence dans le district en visitant la grange abandonnée
d’une vieille ferme que nous avions acquise l’année d’avant.
L’un d’eux descendit un soir du coteau dans la nuit tombante et
déboucha d’un chemin creux. J’allai vers lui et ses grosses
lèvres supplièrent d’une voix tremblante
- Papa! Papa!...
Je le réconfortai et tentai de l’amener à la cuisine mais il s’y
refusa de peur d’être signalé et repris. Il me fit signe qu’ils
étaient plusieurs avec lui, cachés dans les taillis proches,
attendant on ne sait quoi. Nous les nourrîmes pendant une
huitaine de jours et le plus difficile fut d’acheter du pain en
quantité suffisante sans éveiller les soupçons du village où tout
le monde n’était pas d’accord sur les Noirs. J’ai toujours
soupçonné la boulangère de n’avoir pas été dupe de notre
soudaine boulimie.
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XI. LA MAISON-DU-SOLEIL-AU-
CŒUR
XIII. LE CHATEAU DE
CHANTECAILLE
Bien que je n’y participe qu’accessoirement et aux derniers
jours de la guerre, j’aime à donner l’exemple de ce lieu, si
différent de tous les autres et dont, pas plus que du Prieuré de
Bazainville, je ne sais en quelles mains il est tombé aujourd’hui.
Là aussi, la protection divine s’est exercée avec une
continuité admirable si l’on veut bien songer que ses
occupants, en leur qualité de citoyens américains, étaient
d’emblée suspects à la police des occupants.
En marge de la grande route Paris-Bordeaux et tout près de
Mer-en-Beauce, se trouve une incomparable gentilhommière
dont le nom ne figure même pas sur la carte Michelin. Les
bolides qui descendent la Nationale ou les express qui filent
vers le nord n’ont pas le moindre soupçon de la beauté enclose
dans un site qui, volontairement, s’applique à leur tourner le
dos.
Chantecaille n’a rien de commun avec les châteaux
ordinaires. Rien ne le révèle au-dehors. C’est une formule de
concentration intérieure. Il semble, en effet, que Chantecaille ait
pris toutes les précautions pour que sa qualité d’asile ne fût
même pas discutée. Un pare et des bois l’entourent au nord,
des arbres et des végétations en dissimulent les murailles et
c’est à peine si, des prairies méridionales où il ne vient jamais
personne, on aperçoit la façade principale, orientée vers le sud.
C’est en dehors de tout cérémonial qu’on accède
brusquement en plein XVII° siècle et qu’on se trouv e rajeuni de
deux cents ans. Vieilli en même temps ou, plus exactement,
mûri, décanté d’un seul coup par une ordonnance unique dont
personne n’a parlé si opportunément que le propriétaire elle-
même, Marguerite John H. Storrs, femme du grand sculpteur
américain.
Un vieux passé
Chantecaille fut d’abord une sorte d’Hôtel-Dieu, maison de
repos par excellence, où vieillards et malades furent accueillis
dès 1392. Construit comme lieu d’asile en vertu d’un titre
ancien Chantecaille abrita toujours les âmes comme il pansait
les corps.
Aux environs de 1900, il passa à une famille d’écuyers, les
Dampierres. Les De Bodin s’unirent à eux en 1687 et leur
succédèrent. Après la tourmente révolutionnaire, à laquelle
échappa la « bonne dame » de cette époque, les Boisrenard
conservèrent le domaine jusqu’en 1875. Il y eut alors une
jachère de quarante années durant laquelle Chantecaille dormit
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Spiritualité de l’artiste
J’ai pu enfin, après la guerre, revoir dans son cadre de Loir-
et-Cher John Storrs, grand artiste de Chicago, artisan complet
aussi puisqu’il peint aussi puissamment qu’il sculpte, et qu’il
dessine comme Le Nôtre et, mieux que La Quintinie, sait tailler
de fabuleux pommiers.
Etre de race supérieure et infiniment sensible, qu’une rare
discipline intérieure affine sans cesse et construit, John Storrs
est l’aboutissement d’une lignée extraordinaire, venue de
Scandinavie sur les barques légères des Vikings. Au ixe siècle
ses ancêtres occupèrent la Normandie et fondèrent le village de
Stor, à côté de l’Isle-Adam. De là ils partirent avec Guillaume le
Conquérant à l’assaut d’Hastings et de l’Angleterre. Par la suite
ils reçurent en fief le manoir de Storrs en North Cumberland. Ils
y firent œuvre de pionniers, se dépensèrent en croisades et se
prodiguèrent en apostolats. Ils créèrent enfin un groupe d’«
Amis », les Quakers de cette époque et, persécutés avec les
autres disciples de Georges Fox, émigrèrent vers 1550 en
Nouvelle-Angleterre où ils organisèrent une des plus
aristocratiques colonies de l’ouest. Tous les descendants, sans
mésalliance, furent de l’esprit : professeurs, universitaires,
pasteurs, prêcheurs, urbanistes, créateurs de villes,
astronomes, bibliothécaires, avocats, explorateurs. Pas un
marchand, pas un matérialiste, tous puritains d’Ecosse ou
d’Angleterre avec leur ascétisme, leur civisme, leurs principes,
leur rigidité. John Storrs était le premier artiste, le premier
catholique et le dernier venu de la dynastie, poursuivie
impérieusement et inflexiblement sans la défaillance d’un seul
chaînon. Cette «touche» plus chaude, plus féminine qu’on
trouvait en lui, il la devait à sa mère, petite fille du lord-maire de
Dublin, sainte musicienne irlandaise, toute baignée de
mysticisme et illuminée d’amour.
Un Niagara du verbe et de l’idée
L’émouvant et rectiligne Chantecaille était le reflet de
l’émouvant et rectiligne John $torrs. L’homme et la demeure
semblaient faits l’un pour l’autre. Le paysage était l’âme de
celle-ci ; l’âme était le paysage de celui-là.
Mrs Storrs, elle, descendait d’un homme de 48, ami de Victor
Hugo et de Lamartine, qui fut préfet du Cher et exilé comme
libéral par Napoléon III. Elle apporta dans sa corbeille le ton de
la vieille bourgeoisie orléanaise et d’invraisemblables dons
verbaux. A ce Niagara éblouissant du verbe et de l’idée, John
Storrs opposa les barrières subtiles de son génie et de son tact.
Tous deux, à partir de ce confluent, formèrent un beau fleuve
étale qui descendait calmement et spirituellement vers la mer.
Maison de religiosité, de compréhension, de finesse où la
quintessence du goût français s’unissait à l’originalité
d’Extrême-Occident. Maison de bonté et de compréhension, de
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Editions Adyar
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XV. LA GRATITUDE
La vie normale avait repris en 1946 et elle se fut poursuivie
longtemps ainsi sans le mariage de ma fille qui introduisit un
esprit nouveau dans la maison. C’en fut assez pour rompre le
rythme et, dès que je le compris, je me préoccupai de quitter la
place et de m’en aller dans le Midi. Celui-ci nous attirait
également, ma femme et moi, tant nous gardions la mémoire
heureuse des rares semaines où il nous avait été donné d’en
jouir.
Sur ces entrefaites un acquéreur se présenta pour la
Sourcerie. Il avait été séduit par la fontaine, les petits bassins
d’eau courante et les saules pleureurs. L’affaire se conclut
rapidement. Les enfants allèrent habiter près de Grenoble et
nous nous mimes en devoir de nous procurer un autre gîte à
Nice ou dans les environs.
Un vieux mas nous attendait
Après un mois de recherches de plus en plus élargies, l’Ami
Céleste nous conduisit à Vence, petite cité heureuse et la
voisine de Saint-Paul. Comme nous regardions l’affiche d’une
agence sur la place, une bonne voix provençale s’éleva derrière
nous
- Vous cherchez une propriété pas trop chère ? J’ai
précisément ce qu’il faut : un vieux mas exprès pour vous.
Nous embarquâmes aussitôt cet envoyé de la Providence
qui nous mena vers l’incomparable village de Tourrettes-sur-
Loup. Celui-ci se trouve à la base du puy du même nom, haut
de plus de douze cents mètres et forme le plus ancien comme
le plus émouvant amas de vieilles maisons qu’on puisse
rencontrer.
La demeure qui nous était destinée se trouvait en dehors de
l’agglomération elle-même, au milieu d’un chemin alors sans
issue, dit de la Madeleine et dans un décor rayonnant. Elle
renfermait deux habitations séparées, l’une relativement
moderne et de peu d’importance, l’autre ancienne et formée
d’un très vieux mas, infiniment vénérable et qui nous séduisit
dès l’abord. De beaux jardins entouraient la maison, avec des
terrasses, des escaliers de pierre et un petit patio délicieux.
Partout d’aimables cyprès, des oliviers multi centenaires, des
végétations tropicales de toutes sortes et un calme reposant.
L’ensemble appartenait à un couple d’Américains artistes
que leur santé obligeait à regagner leur pays. Au cours de
longues années, ils avaient accumulé dans ces logis de vieux
meubles, des poteries, des ferronneries, fruit d’investigations
patientes en Provence et dans l’Italie du Nord.
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Anémie cérébrale
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Editions Nizet
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XVI. THEODORA
Ma femme était morte à la chair et au monde de la forme,
mais je sentais son âme plus vivante que jamais en moi et
autour de moi. Jamais je ne doutai de la persistance de notre
union au-delà des contingences terrestres. D’ailleurs, mainte
communication me confirma dans la certitude que rien ne
sépare ceux qui se sont aimés.
Je sus que May avait retrouvé son intelligence véritable, un
moment occultée par cet instrument fragile qu’on appelle
cerveau. Il me fut dit que, sans me perdre de vue, elle montait
vers des sphères heureuses. En même temps elle
m’encourageait à poursuivre sur terre mon combat.
Parce que je suis de ceux pour qui la présence féminine est
indispensable et qui estiment que sans elle l’existence humaine
ne mérite pas d’être vécue, durant toute ma vie l’idée de la
Femme m’aura investi. C’est d’elle que naissent les sentiments
dans le monde étroit des sensations, d’elle que procèdent les
intuitions dans une société exagérément logique, d’elle qu’on
obtient la clé de l’univers irrationnel. On me dira due toutes les
femmes ne sont pas mûres pour ce rôle bienfaisant et
complémentaire. C’est pourquoi il importe de discerner et de
choisir. Ce n’est pas du premier coup que s’offre aux regards la
créature espérée. Il faut parfois beaucoup attendre et beaucoup
patienter. Mais quelle récompense lorsque l’entente se
manifeste et qu’une harmonie se noue entre personnes des
deux sexes par le cœur et par l’esprit !
Un château pour deux
La plaie étant encore à vif, je ne voulus plus rien savoir de la
Gratitude. Tout ce qu’elle renfermait et ses environs mêmes
renouvelaient ma douleur.
Depuis trois ans May et moi avions sans succès tenté de
vendre la propriété bien que nous nous y soyons pris de toutes
les manières. Nous estimions, en effet, qu’elle était trop
coûteuse et trop grande et qu’une habitation plus modeste nous
conviendrait mieux. Nous vîmes défiler d’innombrables visiteurs
sans jamais conclure alors que l’acquéreur tant attendu se
présenta de lui-même après la mort de May en 1959. Cela me
causa un sentiment de libération et je quittai ces lieux sans
retourner la tête. II n’est pas bon, à mon sens, de revenir sur ce
qui fut.
Dès lors, j’errai quelque peu, à la recherche de moi-même.
J’habitai successivement Monte-Carlo, Beausoleil et Nice. C’est
dans cette ultime résidence que je mis la dernière main à un
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Editions Flammarion
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Inédit
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XVII. SEN
Je n’en demeurai pas moins seul dans l’existence après
avoir connu, durant plus de six lustres, les joies sereines d’un
amour partagé.
Il me fallut d’abord recouvrer un certain sens de la liberté et
m’adapter à la situation qui m’était faite. La femme solitaire est
moins armée que l’homme moralement mais mieux armée que
lui matériellement, parce que sa tâche quotidienne facilite la
solution des petits problèmes de l’alimentation et de l’entretien.
J’ai connu pendant de longs mois la misère de la vie de
garçon à un âge où l’on n’a plus l’âme célibataire et où l’on sent
plus indispensable que jamais l’apport et le secours féminins.
Le restaurant et le meublé ne peuvent être dans ce cas
qu’un palliatif misérable et mes goûts végétariens, comme mon
besoin de l’ordre m’en rendaient l’usage odieux. C’est pourquoi,
la plupart du temps, je me satisfaisais de collations
rudimentaires, par répugnance pour les occupations
ménagères et par manque d’appétit. J’aspirais fortement à tel
événement qui rompit ma solitude et me permit de récupérer le
calme nécessaire et l’indispensable sérénité.
Je ne croyais pas un instant être infidèle à la mémoire d’une
compagne aimée et je la connaissais trop pour ne pas douter
de son désir de me voir vivre et mourir en paix. Elle avait trop
participé à ma tâche et d’une façon tellement intime pour ne
pas se rendre compte de la nécessité où j’étais de ne pas rester
seul.
Les tentatives que je fis et qui étaient basées sur la seule
raison n’aboutirent qu’à des déconvenues et je commençais à
douter sérieusement de la possibilité qui m’était laissée, en fin
de vie, de recommencer une expérience réservée à la jeunesse
ou, tout au moins, à l’âge mûr.
La lumière vient de l’Orient
Parvenu au stade actuel de ma tâche et persuadé que, plus
que jamais, je devais me consacrer à elle, conscient d’ailleurs
qu’elle s’avérait de plus en plus complexe à mesure de son
développement, je songeai au moyen de m’assurer les
concours indispensables sans aller jusqu’à l’engagement d’un
secrétaire que l’exiguïté de mes ressources ne me permettait
d’ailleurs pas d’utiliser.
Jusqu’alors et malgré toute ma foi dans la Providence, je
n’avais sollicité celle-ci qu’avec une certaine mollesse, me fiant,
malgré les enseignements de toute une vie, au comportement
logique de tout le monde et aux procédés habituels. Ce n’est
qu’en présence de leur inefficacité que l’impatience finit par me
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Editions Niclaus
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au plus vite pour éviter d’être écrasés dans leurs maisons. Les
fonctionnaires étant dans l’impossibilité de se soustraire à leurs
obligations, Sen ne put que continuer à assumer sa tâche
quotidienne.
Un samedi soir, une de ses collègues vint la trouver et lui dit
- Je sais que demain dimanche vous avez la matinée libre.
Pouvez-vous me la céder en échange de l’après-midi ?
Sen fut sur le point de refuser car elle avait formé des plans
pour cette première partie de la journée mais, en voyant sa
camarade si désireuse de l’obtenir, elle acquiesça finalement.
Or ce fut le lendemain matin que se déchaîna le plus terrible
bombardement de la ville. La recette des Postes ne disposait
que d’un abri insuffisant. La collègue de Sen et la soeur de
celle-ci s’y réfugièrent. Une bombe tomba juste à l’entrée,
soufflant la porte et dévastant l’abri. On retira la soeur de Sen
mourante d’entre les décombres. Quant à la collègue
remplaçante, elle avait été tuée sur le coup.
L’un sera pris et l’autre sauvé, dit la parole évangélique. Et
moi je me demande : pourquoi celle-ci plutôt que celle-là ?
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XVIII. LA PROVIDENCE
Alors qu’après m’avoir beaucoup publié certains de mes
éditeurs accusaient quelque lassitude, un jeune libraire de la
rue de Seine, spécialisé dans les choses de diététique, accepta
de faire connaître plusieurs de mes nouveaux livres : Guide
spirituel de l’Homme moderne, Le scandale du Pain. Quelque
temps auparavant, il m’avait suggéré l’idée d’une nouvelle Clé.
Déjà, à cette même époque, j’étais entré en relation avec
l’éditeur avignonnais Edouard Aubanel, descendant direct du
félibre qui voulut bien me faire une place dans son importante
maison. Esprit lucide et généreux, ouvert à la pensée moderne,
il accueillait mon paradoxal petit livre La vie commence à
cinquante ans, mon ouvrage sur L’Optimisme créateur et La
guérison par la Foi. C’est lui également qui donna l’essor, au
moment où j’écris ces lignes, au Docteur soi-même, utilisation
pratique des possibilités de l’inconscient.
Plaidoyer de l’auteur
Certain de mes éditeurs m’a reproché d’avoir une production
trop considérable. C’est qu’il envisageait le problème de son
point de vue personnel alors que je l’envisage du point de vue
de mes lecteurs.
Le public n’est pas homogène et se compose de
personnalités de toutes sortes, lesquelles sont accessibles à
telle ou telle forme d’intérêt ou de présentation. Il va de soi que
Dieu est-il mathématicien ? ne procède pas de la même
inspiration que Demande et tu recevras dont les fins ne sont
pas identiques. Je suis, mieux que n’importe qui, fixé par ma
correspondance sur la manière dont réagit le monde lisant.
Aussi claire que puisse être une démonstration ou une
relation, il subsiste toujours quelque obscurité dans l’esprit de
celui qui lit, même d’un coeur sincère. Alors celui-là
précisément souhaite une explication supplémentaire qu’il n’ose
pas toujours solliciter directement de l’auteur. La réserve est
justifiée par le peu d’enthousiasme qu’éprouvent la plupart des
écrivains à faire des réponses individuelles. Pour ma part, et
quelque soit le scripteur, par principe, par estime et par amitié,
je réponds toujours. Il va de soi néanmoins que je ne puis
m’expliciter comme dans un livre. Le temps et l’espace me
manquent pour le faire avec une suffisante ampleur. C’est la
raison pour laquelle je m’efforce, au fur et à mesure de mes
travaux, d’éclaircir ce qui peut
être demeuré obscur dans mes précédents ouvrages. Ainsi
L’Invisible et moi est complémentaire de La Clé et Le jeu
passionnant de la Vie est le commentaire de L’Invisible et moi.
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Réalisé maintenant « Les Clés » paraissent depuis le printemps 66
(Mme Naschitz-Rousseau, 39 B, avenue Saint-Jérôme, Aix-en-Provence).
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Un bon débarras
Bien que je fusse logé gracieusement par mon ami, mes
moyens continuaient à être des plus modestes. Comme les
éditions de l’Age d’or - sous le copyright desquelles les trois
ouvrages en question étaient publiés - n’avaient rien de
commercial et ne pouvaient prétendre dans l’immédiat à une
diffusion suffisante, car tout le monde sait combien les débuts
sont difficiles en librairie, j’entrepris d’écrire Faites des Miracles
pour l’éditeur Niclaus, qui venait de faire paraître Le problème
de la Chair, plus Le Docteur soi-même pour Aubanel.
Le problème de la subsistance n’étant pas entièrement
résolu, il nous apparut qu’il fallait trouver de nouvelles
ressources ou réduire nos dépenses, cependant sommaires et
ramenées au minimum. Nous n’avions pas la possibilité,
comme les gens ordinaires, quand ils en ont le courage, de
supprimer le tabac, le vin, la viande, les apéritifs, le théâtre, le
jeu, etc., puisque nous ne fumons pas, sommes végétariens,
buvons de l’eau et vivons en circuit fermé. Notre seul luxe était
une Panhard, achetée en 1957, à la veille du départ et à
l’instigation de ma fille, la traction-avant Citroën qui nous servait
depuis vingt ans étant définitivement hors d’âge et devenue
ruineuse d’entretien. Nous y tenions parce qu’elle constituait le
seul moyen pratique d’évasion et semblait encore plus
précieuse à la campagne. Par bonheur l’Invisible veillait et se
disposait à faire dans ma direction plusieurs poussées dont la
première fut de me convaincre que je voyais de moins en moins
clair physiquement.
C’est en vain que je m’efforçai de changer de lunettes. En
dépit de mon optimisme naturel je dus me rendre à l’évidence :
la cataracte s’installait définitivement dans chaque oeil. Lorsque
j’en fus convaincu et qu’au cours des dernières sorties je
m’avisai que, devant mes regards, les autos qui me croisaient
avaient quatre phares et celles que je suivais quatre feux
rouges, que les bordures de trottoirs étaient doubles, comme
les poteaux, et que je risquais d’être tenté de passer entre les
deux, je compris que j’étais devenu un danger public aussi bien
que pour moi-même et décidai la vente immédiate de l’auto.
Grâce à l’ami Roux, un négociant spécialisé l’enleva pour 1100
nouveaux francs, et nous nous retrouvâmes nantis d’un petit
capital et débarrassés du facteur de dépense le plus onéreux.
Plus d’essence, plus de vidanges, plus de graissages, plus
de pneus à remplacer, plus de notes de garages, plus
d’assurances, plus de vignette, plus d’accrochages, plus de
collisions, plus de contraventions! Je déposais d’un coup les
trois quarts de mes responsabilités vis-à-vis des miens et des
autres. J’étais hors du circuit néfaste. Je représentais un
homme libéré.
Jamais je ne me sentis plus indépendant que lorsqu’on
emmena la voiture, en dépit de l’attachement éprouvé à
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XX. LA CATARACTE
Je dus convenir néanmoins, dans le cours de l’année, que si
je n’étais pas encore aveugle, je me dirigeais tout doucement
vers la cécité.
Tout ce que je voyais s’entourait d’ombres confuses. Je
distinguais de plus en plus imparfaitement les contours et les
reliefs. Je devais observer mes pas, être très prudent en mes
descentes. Les lointains m’échappaient et les objets proches
m’apparaissaient flous et embrumés. En outre, mes yeux
devenaient d’une extrême sensibilité et réagissaient
fâcheusement à la lumière. Le travail physique lui-même se
faisait difficile et je jardinais, à la fin, « par coeur ».
Que dire de mon labeur intellectuel sinon qu’il devenait
pénible ? Je lisais sans comprendre et j’écrivais sans voir. On
se fait d’ailleurs très bien à ces diminutions parce que leur
apparition s’effectue d’une manière insensible. Car cela
remontait très loin malgré les cataplasmes d’optimisme que je
m’administrais.
Je n’en réussis pas moins à maintenir jusqu’au bout mes
activités corporelles et mentales en vertu du principe que j’ai
toujours mis en évidence, à savoir que l’Homme s’adapte à
tout. Cependant le problème se posait pour un écrivain de
savoir combien de temps cela durerait avant la nuit totale.
Je songeai à l’empirisme mais celui-ci se révéla insuffisant.
Dès lors et en dépit de mon éloignement de toute intervention
chirurgicale, je dus admettre qu’atteint de cataracte ancienne et
double, j’étais mûr pour l’opération. On m’avait fait espérer une
grande amélioration que certains praticiens allaient jusqu’à
estimer des huit dixièmes alors que je ne disposais plus que de
deux à trois dixièmes de vision.
Pourquoi, me demandais-je, l’Invisible ne se servirait-il pas
aussi bien d’un chirurgien que d’un autre auxiliaire ? Répudier
certaines possibilités modernes équivaudrait à proscrire
l’électricité, le téléphone, la radio, l’auto et l’avion.
Sur le conseil de ma fille, remariée heureusement à Nantes,
je me résolus à subir l’intervention en Loire-Atlantique où
professe un ophtalmologiste notoire, le Dr Legrand. L’opération
se fit en deux temps, le dix octobre pour l’œil droit et le 16 du
même mois pour l’œil gauche.
Ou il est parlé des suites de l’intervention
Cela me permit de mesurer mes possibilités devant l’épreuve
qui s’annonçait d’autant plus pénible que je devais être soumis
à une demi nuit mentale pendant une quarantaine de jours.
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Aucune douleur dans la plupart des cas.
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XXI. CONCLUSION
Depuis que ce livre est commencé, la même question se
pose sur bien des lèvres.
Quel est donc ce Protecteur Inconnu auquel je fais sans
cesse allusion ? Le seul fait qu’il est inconnu me dispenserait
de toute réponse. Et pourtant j’entends qu’on me dit : a-t-il un
autre nom, une nature, une identité ?
Ce sont là des mesures d’homme et l’on comprendra que
l’Intelligence bienveillante dont je parle ne put avoir rien
d’humain.
Presque toutes les religions, depuis les plus anciennes, ont
admis qu’en dehors de l’Homme, créature organique frottée
d’un peu d’esprit, il existe des catégories d’êtres invisibles,
qu’ils s’appellent génies, devas, ases, etc., et toutes les
mythologies font état d’entités de cette sorte dont la présence
n’est pas ordinairement décelable et qui ne se révèlent que par
la manifestation intermédiaire des êtres et des événements.
Socrate s’entretenait avec son daïmon, Numa avec la
nymphe Egérie. Le catholicisme dote chaque fidèle de son
ange gardien. Le Protecteur Inconnu est la sublimation de
l’ange gardien en ce sens que, préposé à la garde de chacun
de nous, il couvre de son égide l’unanimité des hommes, dans
des proportions toutefois qui différent selon la conscience que
les hommes ont de lui.
Il ne s’agit pas de savoir le nommer car il peut aussi bien être
le Père ou la Mère, le Fils ou le Verbe, la Providence ou l’Esprit.
Rien n’empêche même de l’appeler Anonyme, comme faisaient
les Grecs en vouant un autel .Deo Ignoto, c’est-à-dire au Dieu
Inconnu.
Dans L’Invisible et moi j’ai comparé l’usage du pur Esprit à
celui de l’électricité dont nul ne connaît exactement la nature et
dont cependant nous nous servons dans la pratique de tous les
jours. Qu’importe l’impossibilité où je suis de vous dire ce qu’il
est ni en vertu de quelles lois nous pouvons obtenir son
assistance ! L’essentiel n’est-il pas que nous usions de lui en
pleine assurance de son Amour ?
Je crois avoir démontré comment il intervient dans
l’existence de chaque homme mais je voudrais que chaque
homme eût assez de bonne foi et d’intelligence pour s’aviser
lui-même de l’aide qui lui vient d’En-Haut.
Beaucoup pensent qu’ils n’ont pas été assistés dans leurs
épreuves ou dans leur malheur et seront tentés de nier
l’intervention divine. C’est parce qu’ils n’ont pas compris
l’importance du malheur et de l’échec. Le sauveteur qui se jette
à l’eau pour en tirer l’homme ‘qui se noie est parfois obligé de
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XXII. POSTFACE
Amis, ce livre a été terminé en janvier 65. Le premier août, à
20 h., Georges Barbarin et sa femme Sen périssaient asphyxiés
dans leur jardin de Bormes, ayant dû quitter leur maison pleine
de fumée (un bungalow voisin brûlant à quelques mètres rempli
de vêtements et de livres).
Quelle étrange fin, semble-t-il, pour celui qui croyait au «
Protecteur Inconnu ». Pourquoi avait-Il laissé cela s’accomplir ?
La révolte a grondé dans bien des cœurs.
Et puis la certitude aveuglante, tellement «voulue», tellement
orchestrée, vous frappait au visage
C’était la dernière PROTECTION.
Pour un esprit réaliste, je résume les faits Depuis plus de
100 ans il n’y avait jamais eu le feu comme en témoignaient les
oliviers centenaires aujourd’hui en cendre.
Nous, leurs enfants, les avions quittés la veille. Leurs voisins,
M. et Mme Papineau, gens adorables et serviables qui ne
s’absentaient jamais ensemble étaient partis tous deux pour la
première fois depuis six mois et dans la direction d’Hyères, ce
qui les a empêchés d’être rentrés à temps car le feu coupait la
route nationale.
Sen, ma belle-mère, restée très sensible depuis l’occupation
japonaise et viet de l’Indochine, serait partie dès le début de
l’incendie.
Georges Barbarin, quant à lui, n’aurait pas quitté son bureau
ni sa prière, car telle était son intention si cela se produisait.
Or la maison est intacte malgré la fournaise du bungalow qui
eut lieu à 3 m d’une bonbonne de butane et d’une cuve à
mazout qui, bien que pleines toutes deux, n’ont ni pris feu ni
explosé.
Il est donc aussi évident que si leur heure était venue, une
Main aussi impérieuse s’est étendue sur la maison qui contenait
encore une partie de son oeuvre non encore éditée.
Enfin la mort par asphyxie est, parait-il, une des plus douces
et des plus rapides et je crois fermement qu’en cette
apocalypse ils ont connu «la mort douce».
Nous devons nous rappeler aussi que beaucoup d’hommes
comme lui ont péri par le feu ou de mort violente dont le plus
grand : Gandlii.
Sans doute la terminaison définitive de leur ultime épreuve
de chaire demande-t-elle cette sublimation. Peut-on rêver plus
grande apothéose pour un « scorpion » que cette fin par le feu.
Certains pensent, et peut-être ont-ils raison, que ce fut un
holocauste car comment expliquer combien miraculeusement le
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FANCY
Nantes, octobre 65
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