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Georges BARBARIN

Le Protecteur Inconnu
(Notes autobiographiques)

GB 63

Copyright 2006
les AMIS de Georges BARBARIN
amisgb@wanadoo.fr
www.georgesbarbarin.com
Page 2 Le Protecteur Inconnu

En guise de préface

Nous avons l’immense plaisir de proposer aux lecteurs et


amis de Georges Barbarin le dernier message qu’il nous a
légué.
C’est pour nous un inestimable privilège que de faire paraître
l’ouvrage qui relate ce que furent pour l’écrivain les
manifestations de ce qu’il appela son PROTECTEUR
INCONNU.
Encore une fois, l’auteur, fidèle à sa légende, révèle, prouve
et s’émerveille de CE QUI NOUS ECLAIRE ENFIN.
Un grand homme, un être de grand cœur nous a quitté
physiquement, mais son Œuvre demeure le vivant reflet de sa
Présence parmi nous.
Pour tout ce que vous avez été pour nous, Ami très cher,
Merci...
Le Protecteur Inconnu Page 3

I. POURQUOI CE LIVRE ?
Si j’en viens, au soir de ma vie, à parler du Protecteur
Inconnu, c’est parce que sa présence, sa protection, son amour
se sont manifestés à moi avec une telle continuité et une telle
pertinence qu’il aurait fallu que je fusse aveugle pour n’en pas
admettre l’intervention.
On pense aisément que je ne me targue pas d’être un
privilégié, objet spécial de l’aide invisible et je me persuade
volontiers que tous les hommes et toutes les femmes, quels
qu’ils soient, bénéficient d’une identique protection.
S’il n’en était pas ainsi les misères et les catastrophes
seraient infiniment plus fréquentes et l’espèce humaine vouée à
la disparition. Seulement l’Homme est une créature à la fois si
vaine et si ignorante qu’il a tendance à attribuer ses moments
de joie ou de réussite à ses propres mérites, quitte à accuser la
Providence des maux dont il est souvent l’unique auteur.
A partir du moment où l’on s’éloigne de la conception
poétique de l’ange gardien et qu’avançant en âge on pénètre
plus avant dans l’athéisme contemporain, on perd la notion
rassurante du compagnon invisible et l’on prétend marcher tout
seul sur les échasses de la raison. Ce n’est que bien plus tard,
après de nombreux lustres d’une longue existence, qu’on
mesure, avec le recul, l’ampleur et la variété de l’aide reçue au
cours des années et des événements. Alors on relie des faits
isolés, des circonstances apparemment incohérentes et l’on
s’aperçoit qu’une main clairvoyante et d’une infinie puissance
nous a sauvegardés et tirés du péril.
Pour ma part, c’est avec une admirable répétition que j’ai
enregistré l’aide reçue et encore ne suis-je pas certain de toute
celle qui m’a été prodiguée tant ses manifestations ont été
abondantes, subtiles, parfois détournées mais parfois d’une
évidence telle que mon esprit en demeurait confondu.
La même constatation peut être faite par tout être intelligent
et sincère si seulement il daigne se pencher sur la margelle de
son passé. Par simple régurgitation mentale il est à même de
survoler l’ensemble de sa vie et de dresser la carte
géographique du temps envolé. Dans ce cas, et à la façon du
passager d’avion, il repère les grandes lignes de son paysage
sentimental et, négligeant les décors immédiats qui, au sol,
bornaient sa vue, il comprend d’un coup son étendue et y
ajuste enfin son regard.
Il n’y a pas d’autre façon de repérer le Protecteur Inconnu
qu’en se faisant une âme de petit enfant, celui de l’âge des
cantiques, disposé à suivre aveuglément la voie qu’on lui
indique à travers les bourbiers de la logique et les barbelés du
raisonnement.
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L’île mystérieuse
Tout le monde a lu, comme moi, Vingt Mille Lieues sous les
mers et son admirable suite l’île mystérieuse, où Jules Verne
met en scène un groupe de naufragés observateurs.
Ceux-ci sont dénués de presque tout mais tâchent d’y
suppléer au moyen de leurs connaissances matérielles, sans
d’ailleurs aboutir à grand-chose jusqu’au jour où ils enregistrent
une série d’incidents anormaux. Chacun de ceux-ci ne signifie
pas grand-chose en soi mais leur renouvellement ou leur
concomitance est tellement éloquente qu’il n’est plus possible
de les attribuer au seul hasard.
Il semble qu’au milieu de leurs difficultés une intelligence
inconnue se fasse jour, qui intervient à point pour les tirer
d’affaire et les épauler. Cela se produit avec une constance si
opiniâtre que le mental de ces aventuriers finit par en être
obsédé. Ils se demandent s’ils ne sont pas l’objet d’une
protection inexplicable autant qu’indéfinissable et qui semble
prévoir leurs initiatives et, dans une certaine mesure, les
faciliter.
Puis, un jour, ils trouvent le fil conducteur qui les mène au
cœur du problème, en l’espèce le cratère du volcan de l’île où
le capitaine Nemo va mourir à bord de son Nautilus.
Ceci constitue la parabole même du Protecteur Inconnu,
lequel fait l’objet de ces lignes. Nous ignorons ou affectons
d’ignorer son existence et son aide puissantes jusqu’à l’instant
où notre vue intérieure nous permet de voir et de suivre le fil.
C’est ainsi que nous parvenons dans le volcan de la
connaissance avec cette différence que le Protecteur Inconnu
ne meurt pas puisqu’il est éternel. Nous seuls mourons à lui
quand nous refusons de le reconnaître mais celui qui l’a
reconnu vit à jamais en lui.
La civilisation accroît les périls
S’il ne bénéficiait de cette protection, comme je le disais plus
haut, l’être humain succomberait ou serait infirme dès les
premières années de sa naissance. On ne compterait plus les
jambes cassées, les yeux crevés, les chutes de tuiles sur la tête
et l’accident serait le lot fatal de presque tous les petits. Or les
accidents demeurent le nombre infime par rapport à celui des
enfants indemnes alors que ceux-ci ne disposent pas, comme
l’animal, d’un instinct avertisseur.
Au cours de la maturité et de la vieillesse les risques de
traumatisme s’accumulent et cependant l’Homme réalise cette
performance extraordinaire de passer le plus souvent « au
travers » . Ce résultat heureux n’est cependant pas dû à sa
force physique, qui est celle d’un insecte dans un univers
démesuré. On ne le doit pas non plus à sa puissance mentale
puisque le cerveau de l’Homme, par le moyen de son industrie,
amasse autour de lui de nouveaux dangers de mort. Plus notre
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espèce multiplie les mécanismes et les engins, inaugure une


super-chimie, élabore une physique aberrante, plus les
éventualités redoutables se précipitent par voie
d’empoisonnement, de maladie, de collision, d’explosion,
d’anéantissement.
C’est au milieu de ce chaos destructeur, de cette civilisation
homicide, parmi la démence scientifiquement organisée du
monde phénoménal que l’Humanité non seulement survit mais
prolifère, au point de devenir dangereuse pour elle-même par
accroissement démentiel des organismes de chair.
Il faut donc bien qu’une invisible Protection, jugée par
certains imméritée, s’exerce sur la collectivité des hommes et
individuellement sur chacun d’eux. Mais cette Protection ne
prend toute sa valeur et ne révèle sa complète efficacité que si
te protégé s’en avise et, par adhésion spirituelle, collabore
activement avec le Protecteur Inconnu.
Faillite de la philosophie moderne
Cela prête à sourire chez les gens qui vivent d’une existence
purement matérielle et qui s’en remettent du soin de guider leur
vie à la seule instance de la raison.
Or il est remarquable que ce sont précisément les esprits les
plus rationnels qui, faute d’explication par la logique des
événements et des circonstances auxquelles ils s’affrontent,
s’en remettent définitivement à cette idole de bois pourri qu’on
nomme le hasard. Ainsi l’athée trouve enfin dans le hasard un
dieu à sa convenance, qu’il charge de tout conduire, de tout
résoudre et de tout administrer. Si nous tombons, c’est par
hasard et par hasard que nous sommes malades. Le hasard
nous frappe ou nous cajole, nous assomme ou nous exalte,
nous blesse ou nous guérit.
Pour les philosophes de notre temps, ceux du moins dont la
pensée est issue des dernières couches de l’âme humaine
nous vivons dans une anarchie perpétuelle et un monde
désorganisé. Tout serait injustice, folie ou impasse et l’Homme
se trouverait ballotté dans un univers incompréhensif. Même à
l’endroit de tels conducteurs de la société moderne dont la
caractéristique principale est de ne pas savoir où ils vont, qui le
proclament tout haut et qui trouvent une foule d’attardés pour
les suivre, même à l’égard de ceux-là, dis-je, s’exerce
inlassablement l’action salvatrice du Protecteur Inconnu.
On dit de certains hommes qu’ils ont la baraka, sans savoir,
au surplus, ce que signifie exactement la chance. Or la chance
n’est rien d’autre que la soumission aux directions de l’Esprit.
L’Esprit nous mène où il veut mais avec le consentement de
ceux qui s’y adaptent et dès lors qu’ils réalisent l’existence de
cette intervention supérieure, il arrive qu’on les admette au
contrôle de l’événement.
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L’homme peut n’être plus seul


La miraculeuse valeur de cette certitude intrinsèque réside
dans le fait que celui ou celle qui s’y rallie ne saurait désormais
être seul.
Le jeune homme ou la jeune fille, même en état de rébellion
contre l’autorité paternelle, aiment à sentir la bride qui les
soutient encore plus qu’elle ne les retient. C’est quand les
parents disparaissent de la scène terrestre que les enfants
ressentent pour la première fois leur isolement. Il leur faut du
temps pour se résoudre à être chefs. Même ceux qui y sont
parvenus ne demeurent pas sans effroi en face des problèmes
vitaux qui les sollicitent et c’est là ce qui, même dans des
religions imparfaites, jette tant d’hommes et de femmes à
genoux.
Par contre, combien est ample et souple la foulée de ceux
qui se sentent escortés sur la route, même si cela qui les
accompagne n’a pas de voix comme un guide, pas d’aiguille
comme une boussole, pas de roue comme un gouvernail.
Dès qu’on fait appel à la Haute Protection, qu’on y croit,
qu’on la guette et qu’on l’espère une union salvatrice s’effectue
et il semble qu’on entre dans un monde nouveau. Avant, tout
était laid, obscur, contradictoire, hostile, difficile et embrouillé.
Après, tout devient beau, lumineux, harmonieux, ami, facile et
simple. On a l’impression de marcher la main dans la main et le
désert lui-même semble habité.
Singulière fortune de l’homme spirituel lorsqu’il rencontre
l’Aide en lui-même, non plus subordonnée aux intérêts des
autres hommes mais faite sur mesure et s’adaptant idéalement
à lui.
Car ce Protecteur unique n’est le même pour aucun et
proportionne à chacun le besoin qu’il a de lui comme aussi
l’effort de compréhension qu’il en exige. Cela naguère
s’appelait la grâce mais celle-ci était restreinte, inégale,
intermittente, alors que la Protection de l’Esprit coule
intarissablement à pleins bords.
Il ne dépend que de l’homme ou de la femme que s’ouvre
petitement ou grandement le robinet d’abondance. C’est par
l’usage et l’emploi qu’on en agrandit le débit. On est libre de
renoncer à la Protection inconnue pour se réfugier dans les
protections illusoires ; on est maître de quitter la proie pour
l’ombre et le vrai pour l’irréel. La Protection ne s’en exerce pas
moins mais limitée et de plus en plus méconnaissable alors
qu’elle n’a pas de bornes pour les esprits confiants et délibérés.
Vous êtes tous meilleurs que moi
J’écris ceci pour rendre témoignage à l’Esprit qui m’a payé
au centuple de mes minuscules efforts et qui, non content de
me sortir des périls, a magnifié les plus humbles de mes joies.
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Si j’en propose l’exemple c’est uniquement parce que je suis au


nombre des plus petits. Je ne suis rien, je ne prétends à rien.
Mes possibilités sont simples et modestes. Hors la faculté
d’écrire en langage clair je ne dispose d’aucun don. Je suis
médiocre en tout. Je n’ai ni talents ni privilèges. Ma mémoire
est presque nulle et, dans la vie pratique, je ne suis même pas
intelligent.
Toutes ces lacunes m’ont prodigieusement servi en
renforçant ma puissance d’intuition et en m’armant de l’esprit de
synthèse. Je ne suis, en somme, qu’un honnête domestique
aux ordres d’un Maître infiniment grand et bon.
Quels que soient vos mérites à vous qui me lisez, sachez
qu’ils sont infiniment supérieurs aux miens et que, si l’Esprit
m’accorde tant de protection, il y a toutes chances pour que
vous en obteniez davantage.
Puisse ce qui suit vous persuader des bienfaits de l’Aide
divine pourvu que vous demeuriez à Son Service en restant
humble de cœur !
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II. LES BOUCLIERS DIVINS

Aussi loin que je remonte à travers les années je m’évertue à


retrouver la Présence qui remplaça pour moi le monde absent.
Dès ma petite enfance, je me heurtai à la crainte de Dieu qui
m’était inspirée. J’avais besoin d’un Père indulgent et tendre et,
dès l’âge de raison, ce Dieu me menaçait de l’enfer. Comment
l’enfant que j’étais aurait-il rejeté de ses épaules le fardeau
accablant du péché mortel ? J’étais donc, à mes premiers pas
dans la vie, partagé entre le fragile espoir d’un ciel improbable
et la quasi-certitude d’une impitoyable damnation.
Un apprentissage douloureux
C’est dans ces circonstances que ma mère, hantée de rêves
grandioses, me voyait déjà dans les Ordres et même évêque in-
partibus. Au besoin elle eut consenti à faire de moi un
ingénieur, espèce rare dans le dernier siècle ou daigné me
confier à l’aristocratie des Eaux et Forêts. Mais sa préférence
allait nettement à l’anneau pastoral et à la crosse, fut-ce parmi
les Canaques de Nouvelle-Guinée ou les atolls polynésiens.
Je fus donc mis, à dix ans, dans une pépinière d’apprentis
missionnaires où l’internat était rude, surtout pour un enfant
choyé par ses parents.
Je me trouvais au milieu de jeunes campagnards ou
montagnards, habitués depuis leur naissance à une vie fruste
et pour qui cette nouvelle existence représentait un bien-être
inespéré. On nous réveillait en toutes saisons à quatre heures
quarante-cinq, dans le dortoir immense aux cinquante lits
parallèles et je ne me rappelle pas sans effroi les durs hivers du
Centre sous les toits. A peine éveillés, au son des premières
formules rituelles, on nous menait aux bacs d’eau glacée sous
l’œil inquisiteur du surveillant. En vain j’affectais de dénuder
mes épaules et de simuler une friction avec une serviette
sèche, toujours une main purificatrice me courbait sous les
robinets.
Puis le troupeau somnolent allait se réchauffer à la messe
basse quotidienne dans une sombre crypte où les diacres
essayaient sur nous l’éloquence balbutiante de leurs premiers
sermons.
Je ne demeurai heureusement pas longtemps dans cet
établissement d’où le confort était absent. Je n’en gardai pas
moins le souvenir d’une enfance opprimée par les oraisons et
les rites qui se succédaient sans répit du matin au soir.
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Vengeances enfantines
Cet hiver-là fut particulièrement pénible. Mes pieds couverts
d’engelures n’entraient que difficilement dans les chaussures
réglementaires dont le cuir était dur comme du bois. Quant à
mes mains boursouflées elles devenaient en récréation la cible
préférée des cache-nez roulés en corde et qui s’abattaient sur
elles avec prédilection. Le tout sous le regard bienveillant du
surveillant qui me traitait, sans doute avec raison, de c poule
mouillée », car cette image correspondait au spectacle de
l’enfant perdu que j’étais.
Alors, dans mon ignorance de la Protection divine, je
ruminais en moi-même d’affreux projets de vengeance, lesquels
demeuraient de pure imagination. A l’abri des coups dans mon
lit, je me voyais à la tête d’une troupe de cavaliers dévoués (en
1892 il n’y avait pas encore d’automobiles) et j’arrivais avec ma
bande dans le repaire de mes bourreaux. Je les faisais
s’humilier devant moi et même fouetter, surveillant en tête. Ce
dédommagement puéril satisfaisait mon besoin de justice, faute
de mieux. Il me restait à trouver la Protection véritable, celle qui
ne constitue ni une hypothèse ni un rêve mais une certitude
d’homme éveillé.
Les difficultés qui m’entouraient, mes inaptitudes elles-
mêmes me servirent à m’extraire d’un milieu aussi défavorable
et l’on considéra, au bout des dix mois de l’année scolaire, que
ma santé était insuffisante pour me permettre d’évangéliser les
anthropophages et je changeai d’internat. Le nouveau, qui
appartenait à la même congrégation, ne ressemblait
aucunement à l’autre. Nous n’y étions qu’une douzaine
d’enfants et les Pères étaient indulgents.
J’y fis la plus grande partie de mes études secondaires mais
ce fut comme externe que je les terminai sous la fraternelle
égide d’un jeune prêtre et dans une classe de six.
Ainsi la Main Cachée ne m’avait-elle soumis à un court mais
dur apprentissage que pour me faire goûter davantage la
douceur de ce qui suivit. Je ne m’en avisai que bien plus tard
ainsi que de mainte expérience passée, faute de savoir à qui
devait aller ma reconnaissance et mon amour. Cependant
certains incidents auraient dû éveiller mon attention ou celle de
mon entourage. Je n’en retiens que les plus typiques pour
commencer.
La chute sur le réchaud
Je n’ai gardé, comme il se doit, aucun souvenir d’une
aventure qui m’advint à l’âge d’une vingtaine de mois mais qui
me fut racontée cent fois par la suite. Ma famille disposait à
Issoudun d’une terrasse vitrée où l’on faisait la cuisine, tantôt
au moyen d’un appareil à feu de houille, tantôt à l’aide d’un
fourneau alimenté au charbon de bois. Je me suis toujours
demandé par quel miracle, dans ce lieu hermétiquement clos,
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nous avions, mon frère, mes parents et moi, échappé à


l’asphyxie par l’oxyde de carbone et ce fait en dit long tant sur
la résistance des êtres que sur la miraculeuse protection dont
ils sont l’objet. Bref, un jour que le fourneau était allumé et
brasillait de toutes ses forces à même la terre, je tombai et mon
visage heurta le bord rougi de l’appareil. On me releva aussitôt.
L’arcade sourcilière était coupée ainsi que la paupière, mettant
le globe de l’œil à nu. Déjà, par conséquent, et à l’âge le plus
tendre, j’étais menacé dans l’organe précieux de la vision. On
craignit beaucoup pour ma vue mais finalement tout se remit en
place et il n’en resta qu’une large cicatrice dont, quatre-vingts
ans après, on retrouve encore la trace aujourd’hui.
Je ne prétends pas que chaque enfant s’en tire toujours à si
ban compte mais je constate que, sur mille cas, l’accident
définitif est l’exception.
Ou l’ange ouvrit ses ailes
Ma mère tenait un petit bazar dont les affaires n’étaient pas
brillantes en ce temps-là. Je le trouvais immense en le
regardant avec mes yeux d’enfant. Il m’apparaîtrait sans doute
aujourd’hui de superficie bien médiocre. Tel quel il représentait
pour nous cette fortune éblouissante de petits au cœur d’un
magasin de jouets. C’est maintenant seulement que je mesure
l’ampleur de mon privilège, surtout quand les voyageurs de
commerce, comme on les appelait, venaient y ouvrir leurs
grandes caisses cloutées de cuivre et déballaient sur les
vitrines leurs trésors.
Ce magasin disposait à l’entrée d’un étroit escalier tournant
qui accédait au premier étage et dont les dernières marches
aboutissaient à la trappe, rarement ouverte, par laquelle on
descendait au sous-sol. Pour atteindre celui-ci, qui servait de
cave, il fallait compter une huitaine d’échelons conduisant au
plan inférieur. Un jour, comme je dégringolais l’escalier du haut
avec la fougue de l’enfance, je me trouvai soudain en face de la
trappe béante et tombai, la tête la première, dans ce grand trou
noir. L’Invisible était là, de sorte que je me reçus dans les bras
de mon grand-père, lequel remontait précisément de la cave
avec une bouteille de vin. Je ne sais s’il y eut ou non du verre
cassé mais nous en fûmes quittes pour la peur l’un et l’autre.
Qui oserait dire que, sous les espèces de l’aïeul, un ange
n’avait pas étendu ses ailes sous moi ?
L’inexplicable fracture
Dieu me pardonne ! Ce n’est pas à moins de soixante ans
que je m’avisai, dans mon bain, d’une anomalie singulière.
Promenant la main sur le haut du thorax, je sentis à la
clavicule droite un saillant osseux. Mes notions d’anatomie ne
sont pas grand-chose, toutefois l’évidence de ce relief finit par
retenir mon attention et mon premier soin fut de vérifier s’il en
Le Protecteur Inconnu Page 11

était de même à la clavicule opposée, de sorte que mon


étonnement fut grand de constater que celle-ci était
parfaitement plate et sans le moindre débordement de l’osa
Je revins alors au côté droit pour scruter de plus près la
chose et je pus m’assurer que la clavicule défectueuse offrait
deux parties dont l’une recouvrait l’autre sur un bon centimètre,
exactement comme si l’os avait été brisé puis rajusté sans
précaution. A la vérité il s’agissait d’une belle et bonne fracture
qui s’était consolidée toute seule en des temps immémoriaux.
Je m’efforçai en vain de scruter mon passé jusqu’au plus
reculé. Ma mémoire ne me rappela aucun incident ou accident
de nature à expliquer le chevauchement de cette partie de mon
ossature et je dus admettre que le traumatisme originel était
survenu dans ma très petite enfance alors que j’étais encore
inconscient. Avais-je été frappé par une bonne ou jeté
involontairement par terre ? Etais-je tombé de moi-même ? Je
ne saurais le dire. A l’époque j’ai sans doute pleuré ou gémi
mais personne ne s’est aperçu du bris de ma clavicule et l’on
attribua sans doute à la dentition ou à des coliques la vigueur
de mes protestations.
Seul, l’Ami Céleste était intervenu, non pas maladroitement,
comme je le présumais, mais avec une efficacité remarquable
car l’os en question, en vertu de la prolifération cellulaire, a
porté son épaisseur au double à l’endroit de la cassure, lui
donnant ainsi une solidité que n’a pas la clavicule gauche sur
ce point.
Je ne me suis attardé sur cet incident que pour montrer la
protection constante de l’Invisible, même en dehors de notre
connaissance et par la voie qu’il juge bon de choisir. Il en est de
même pour tous les enfants, sur tous les terrains et dans toutes
les circonstances. Il n’est personne au monde qui ne soit l’objet
de la même garde vigilante et celle-ci s’effectue avec bonheur
neuf fois sur dix.
Le caillou au front
Déjà, à six ans, je m’étais trouvé mêlé à une bagarre dans la
cour de récréation, chez les Frères de ma localité.
A la suite de je ne sais quels démêlés, les écoliers s’étaient
partagés en deux camps. Celui qui m’était opposé renfermait
les plus grands et les plus redoutables. A leur tête se détachait
un garçon des faubourgs, redouté par sa violence et fui pour sa
malpropreté. Poussé en avant par mon bon droit et aussi par
mes camarades, je me trouvai sur le front de bataille un peu
malgré moi. Je n’ai jamais prétendu jouer au héros et je me
serais fort bien passé d’être en tête mais je n’avais rien d’autre
à faire que de rester là où l’événement m’avait mis.
L’adversaire ramassa une pierre et me défia d’avancer, ce
que je fis néanmoins, non par courage car j’étais timide, mais
parce que je ne croyais pas que la menace se réaliserait.
Page 12 Le Protecteur Inconnu

J’étais séparé de l’ennemi par une dizaine de mètres lorsque


celui-ci lança son projectile avec tant d’adresse qu’il vint me
frapper en plein visage, presque entre les deux sourcils. Il n’en
demeura rien qu’une bosse et un peu de sang que mes
partisans exploitèrent avec frénésie en me traînant comme une
victime innocente jusqu’au cabinet du Directeur, en l’espèce
Frère Gabdelinus. Ce dernier régla l’affaire sans tarder au
moyen d’une correction appropriée sur les joues et les fesses
du frondeur. Mais pourquoi le caillou lancé ne me creva-t-il pas
un oeil au lieu de se borner à entamer l’épiderme ? Toujours
pour la même raison intelligente. J’étais épaulé.
Histoire du petit Raffin
Bien que ce qui va suivre ne me concerne pas
personnellement je ne crois pas devoir passer sous silence un
événement curieux dont fut l’acteur principal un enfant de deux
ans qui était le fils de notre laveuse, laquelle résidait à
l’extrémité d’un faubourg de la ville où j’étais né.
Au moment où la chose se produisit je pouvais avoir moi-
même une douzaine d’années et je me représente encore
l’émotion qui saisit mon entourage quand la mère nous en fit le
récit.
Mme Raffin était une humble femme du peuple, à une
époque où les gens avaient beaucoup de mal à vivre en raison
de la détresse de certaines classes et de la rareté de l’argent.
Elle subsistait en faisant des ménages et, plus ordinairement, la
lessive et nous la connaissions comme une femme honnête,
scrupuleuse et parfaitement digne de foi. D’ailleurs ce qu’elle
nous raconta fut corroboré par les personnes du voisinage dont
certaines furent témoins directs de la chose et se sont portées
garantes de son authenticité.
Mme Raffin pouvait avoir une quarantaine d’années mais le
dur travail qu’elle s’imposait l’avait flétrie avant l’âge. C’était une
assez faible créature dont le mari tuberculeux était mort l’an
d’avant. Quand elle travaillait chez elle il lui arrivait de perdre de
vue son petit garçon et l’on sait combien les enfants sont
mouvants à cet âge. Tant et si bien que celui-ci disparut un soir
sans que sa mère s’en aperçut à l’instant. Quand elle s’en avisa
ses cris alertèrent les maisons voisines. Celle des Raffin
jouxtait la campagne et des hommes et des femmes de bonne
volonté commencèrent les recherches aussitôt.
Malheureusement la nuit tombait, ce qui ne facilitait guère
l’entreprise. On ne disposait alors que de lanternes peu
éclairantes et c’est ‘en vain que les appels se multiplièrent dans
les environs. A dix heures du soir, tout le monde avait
pratiquement renoncé à découvrir le petit être et chacun rentra
chez soi alors que la neige (on était en hiver) commençait à
tomber. Si cette dernière circonstance s’était produite plus tôt
Le Protecteur Inconnu Page 13

on aurait pu suivre les traces de l’enfant et savoir quelle


direction il avait prise.
On devine la fièvre et la douleur de la malheureuse mère,
restée seule en sa pauvre demeure. Elle compta longuement
les heures qui la séparaient du lendemain matin.
- Encore, se disait-elle, que m’apportera demain sinon une
certitude affreuse ?
Comment, en effet, un bébé de trente mois pourrait-il
supporter une température hivernale dans le sein de la nuit ?
Si lentes qu’elles fussent les minutes passèrent
inflexiblement l’une après l’autre. Dès le petit jour, les voisins
étaient sur pied et reprenaient leurs investigations. Elles furent
d’abord sans résultat parce qu’elles s’opérèrent à proximité de
la maisonnette. Puis on étendit le cercle et, vers huit heures du
matin, à plusieurs centaines de mètres des dernières
habitations, on se trouva en présence de l’inoubliable spectacle
que voici.
Le petit Raffin était bien vivant et debout dans un champ
dont j’ai oublié la nature. Il avait en marchant tracé un sentier
dans la neige et ses menus pas l’avaient admirablement battu.
Ainsi presque toute la nuit, l’enfant avait arpenté cet étroit
domaine et, comme si un miracle ne suffisait pas, un grand
chien, venu on ne sait d’où, se tenait près de lui et le réchauffait
de sa chaleur animale.
L’animal gronda quand on voulut prendre le petit Raffin puis
il reconnut sans doute que les survenants avaient bonne
conscience et il les suivit.
Ces faits, rigoureusement véridiques, semblent à première
vue impossibles à croire et cependant tout un faubourg les a
enregistrés.
J’aimerais qu’on m’indiquât pour quelle raison et à la
suggestion de qui le garçonnet inconscient marcha pour ne pas
s’endormir dans le même petit espace et sur l’ordre de qui un
chien inconnu était venu le garder et le réchauffer.
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III. PREMIERS
AVERTISSEMENTS

Quand j’eus vingt ans, comme je ne disposais que d’un


certificat de première partie du bac, la philosophie ou les
mathélem m’inspirant une égale aversion, je me présentai à un
petit concours pour l’emploi d’expéditionnaire et fus admis, au
vu de ma bonne rédaction et en dépit de ma mauvaise écriture,
à occuper le seul emploi disponible à la Préfecture de Tours.
Mon traitement de troisième classe ne s’élevant qu’à 113 F
65 net, ces émoluments me parurent insuffisants pour me faire
vivre et je cherchai quelque travail rémunéré aux alentours. La
plupart de mes collègues se trouvaient dans la même situation
que moi, aggravée souvent encore par des charges de famille
et certains d’entre eux tenaient en ville une comptabilité. Mon
horreur des chiffres m’interdisant ce débouché je ne comptai
plus que sur ma bonne étoile pour m’aider à trouver une
occasion favorable susceptible de cadrer avec mes heures de
bureau.
Un lectorat inattendu
Cette opportunité se présenta sous la forme la plus
imprévue. Un autre expéditionnaire qui faisait, â l’occasion, du
journalisme, me prit un jour â part et me dit
- Je sais que vous cherchez un travail supplémentaire et j’en
ai un à vous offrir que j’assume depuis un certain temps déjà.
- Je ne voudrais pas vous en priver, lui dis-je, et d’ailleurs
est-il dans mes possibilités ?
- Il vous irait comme un gant car il s’agit de disposer de
quelques heures par semaine dans la soirée pour remplir
l’office de lecteur. .
- En effet, repartis-je, cela me conviendrait assez, mais vous
?
- J’ai trouvé mieux ailleurs et plus avantageux.
- Dans ces conditions je m’incline. Quelle est donc la
personne qui a besoin de ce concours ? Mon collègue eut un
petit rire et me dit ces paroles dont je prie mon lecteur de
l’excuser, comme on verra par la suite, étant donné la
personnalité dont il s’agissait ;
- C’est un vieil original qui fait tourner les tables. Il habite rue
de l’Alma, en face des Prébendes d’Oé et se nomme Léon
Denis.
A cette époque je n’avais guère entendu parler de ce bel
écrivain en même temps que remarquable conférencier, devenu
Le Protecteur Inconnu Page 15

l’apôtre du spiritisme sous sa forme la plus élevée. Je me


rappelais seulement qu’un de ses livres avait fait du bruit sous
le titre de Après la Mort. (1)
J’étais très jeune et n’en pensai pas plus. Je me demandai
seulement quelle sorte d’homme j’allais rencontrer dans cette
aventure et, dans la semaine qui suivit, mon collègue me
présenta â lui.
Léon Denis m’admit aussitôt comme lecteur à la place de
l’autre et m’invita à venir le jour suivant à ma sortie du bureau.
Je ne me rappelle plus exactement quelle somme il m’offrit pour
une ou deux séances de lecture à haute voix chaque semaine,
moyennant quoi je recevais mensuellement quelques pièces de
cinq francs qui m’aidèrent beaucoup.
Dès le début, je considérai avec intérêt, puis avec respect,
cet homme grison tuant, d’une vaste curiosité et d’une réelle
noblesse dont l’œuvre importante avait attiré sur les graves
problèmes de l’existence l’attention d’un nombreux public.
Sa vue déclinant de jour en jour, Léon Denis s’efforçait de la
ménager autant que possible et, pour ce, en réservait les restes
à écrire ses derniers ouvrages spéciaux. C’est ainsi que je
corrigeai avec lui les épreuves de Dans l’invisible. Mais, le plus
souvent, il me demandait de lui lire quelques romans
champêtres et je me souviens parfaitement d’avoir relu en sa
compagnie Les maîtres sonneurs, tout pleins de la poésie de
George Sand.
Les premiers mois, ces lectures avaient lieu en présence
d’une indulgente vieille femme assise dans un fauteuil et qu’il
me dit être sa mère. Elle assista régulièrement à nos séances
jusqu’à son décès. J’assistai aux obsèques et fus frappé de la
sérénité avec laquelle ce fils affectueux considérait le départ de
sa génitrice. Il eut des paroles émouvantes et, en dépit de la
frivolité de mon âge, je commençai à le considérer d’un autre
œil.
Je ne puis dire qu’alors je fus acquis à l’ensemble de ses
idées mais celles-ci se marièrent au fond religieux qui subsistait
en moi. Je ne sais pour quelle raison nos relations, demeurées
excellentes, brusquement cessèrent. Changea-t-il de domicile ?
(Je l’avais connu en 1903-1904) ou mon mariage en 1905
m’orienta-t-il différemment ? Je ne saurais l’affirmer. J’appris
seulement par la suite qu’il était devenu définitivement aveugle
et je quittai Tours en 1906.
Ceux de mes lecteurs qui ont bien voulu me suivre à travers
mon oeuvre toute entière ne manqueront pas d’être frappés par
ce jeu de circonstances qui me mettait, à peine majeur, en face
du « Problème de l’Etre et de la Destinée » (2) tel qu’en
d’admirables pages Léon Denis l’a présenté. Mes travaux ne

1
Editions Jean Meyer
2
Editions Jean Meyer
Page 16 Le Protecteur Inconnu

devaient pas être le prolongement des siens mais en


approfondir le domaine. Et c’est à partir de cette époque que le
rôle du Partenaire Invisible s’imposa inconsciemment à moi
jusqu’au jour de l’année 1934 où j’en devins réellement
conscient.
La double imprudence
Ce n’était là qu’un début et l’intervention du Protecteur
Inconnu ne se manifesta alors qu’incidemment et, si l’on peut
dire, « par la bande ». Je n’étais pas encore assez mûr ni assez
prêt pour m’engager. J’avais tout à expérimenter et à apprendre
de la Vie et ce ne fut que trente ans plus tard que je fus
spirituellement majeur.
Il existait à ce moment dans la ville de Tours une populace
de la nuit qu’on appelait la « tierce» et dont mes amis et mes
relations m’avaient fait un tableau peu rassurant. On attribuait à
ces gens, en même temps que des moeurs légères ou
spéciales, une propension marquée à la rixe et aux agressions.
Je crus devoir m’armer d’un revolver pour sortir quand je
prévoyais une rentrée tardive. Pauvre aveugle qui comptait sur
un petit bloc d’acier muni d’un tube pour se protéger
d’imaginaires périls !
Mal m’en prit. Un soir que je devais aller au cinéma, l’un des
tout premiers, où le documentaire comportait une ascension au
Mont Rose, je manipulai mon arme si malheureusement dans
ma chambre qu’un coup de feu partit. La balle eut aussi bien pu
aller dans ma direction que dans celle de mon entourage.
Comme personne n’était blessé je cherchai son point d’impact.
Malgré mes efforts de ce jour-là et ma quête du lendemain,
jamais je n’en retrouvai la trace. En tout cas ma maladresse
avait été orientée sans dommage pour moi ni pour les miens.
Le plus singulier est que l’imprudence devait être doublée
d’une autre bien différente dont le souvenir me ferait encore
frémir aujourd’hui si je n’étais « vacciné ». Dans notre modeste
appartement de la rue de Madagascar, la cuisinière était
allumée et ronflait avec une telle ardeur qu’il me parut
dangereux de l’abandonner ainsi. Par prudence je la vidai de
son contenu au moyen d’une pelle à main et précipitai les
charbons ardents au bas d’un petit escalier extérieur de trois
marches où ils formèrent un tas brasillant. Ce voisinage
immédiat m’apparaissant encore gros de menace, à cause du
vent qui régnait, je crus bien faire en prenant une bouteille
présumée pleine d’eau et en la vidant sur le monceau de
braises. Mon action fut si rapide, et si brusque que le feu se
trouva éteint d’un seul coup.
Or le liquide que j’avais projeté ainsi était de l’essence
minérale et je me demande toujours, après tant d’années
pourquoi cette essence ne s’enflamma pas. Peut-être les
physiciens sont-ils en mesure d’expliquer ce phénomène.
Le Protecteur Inconnu Page 17

Personnellement je me refuse à poser logiquement le problème


parce que celui-ci ne peut recevoir qu’une irrationnelle
explication.
Bon pour le service... Auxiliaire
Entre temps j’avais dû offrir mon académie à divers conseils
de révision. Celle-ci n’était pas brillante parce que j’étais maigre
et mon poids ne correspondait pas à mes 1 m 75.
On me suspecta de tuberculose et je n’y fis aucune
objection, au contraire. La seule idée de la chambrée il y a
soixante ans me répugnait au suprême degré. Les méthodes
d’instruction ne me tentaient pas davantage. Et, par dessus
tout, déjà, au début du présent siècle, j’avais horreur de la
violence et le métier des armes, dans une civilisation qui se
respecte, m’apparaissait comme périmé.
Je ne voudrais offenser personne mais je ne puis cacher
mon éloignement pour certaines formes de patriotisme et
notamment pour celle qui prétend régler les conflits entre
nations par la force pour la satisfaction de quelques industriels.
La guerre ne me semblait régler rien du tout, si ce n’est le
compte de plusieurs millions de misérables, entraînés contre
leur vouloir profond vers le meurtre et vers la mort.
Il ne semble pas que de grands progrès aient eu lieu depuis
lors puisque, en dépit des enseignements de la monstrueuse
aventure de 1914-1918, divers pays ont éprouvé le besoin de
recommencer la tuerie, sauf à se livrer, la tornade passée, à
des effusions indécentes et à de spectaculaires
embrassements. J’aurai l’occasion, un peu plus tard, d’exprimer
toute ma pensée. Le présent renferme encore beaucoup de
menaces mais l’avenir, pour telles raisons que je dirai un jour,
est beaucoup plus rassurant.
A chaque examen je fus ajourné comme indigne
physiquement d’appartenir à la glorieuse armée et, la dernière
fois, on me versa dans les services auxiliaires dont personne,
moi le premier, n’a jamais su exactement en quoi ils
consistaient. Je n’eus donc pas l’honneur de porter le pantalon
rouge ni les gants blancs de filoselle du dimanche et j’échappai
de la sorte aux vociférations des adjudants.
Première et intelligente protection sociale pour quoi je n’aurai
jamais assez de gratitude puisqu’elle me dispensa d’être en
conflit avec moi-même et avec ceux dont la Force aurait fait
mes chefs.
Page 18 Le Protecteur Inconnu

IV. L’ADMINISTRATION ET MOI

Je ne puis que passer sous silence ces premières années de


la maturité ou, comme l’on voudra, ces dernières de ma
jeunesse.
Elles n’eurent rien de remarquable et je poursuivis une vie
administrative sans éclat. Je fus mis en disponibilité sur ma
demande pour me permettre une tentative commerciale,
d’ailleurs sans lendemain, après quoi je réintégrai la geôle
administrative. Un nouveau concours pour l’emploi de rédacteur
me pourvut d’un grade et des moyens d’une existence moins
restreinte. Enfin, en 1911, je fus affecté comme Secrétaire en
chef à la Sous-préfecture de Chinon. Cette modeste fonction
m’apporta une relative indépendance et comme je l’exerçai
pendant plus de quinze ans j’y connu plusieurs sous-préfets.
Une école indispensable
Je crus d’abord que la vie administrative constituait pour moi
un enterrement parce qu’elle ne répondait nullement à mes
aspirations intimes qui, toutes, me portaient vers les Lettres et
le métier d’écrivain. Avant de m’étendre sur ce dernier point je
fais amende honorable et reconnais volontiers que mon quart
de siècle de bureaucratie provinciale, loin de constituer du
temps perdu, a représenté pour moi un gain précieux.
J’étais un garçon à la fois orgueilleux et timide, ces deux
particularités du caractère étant souvent associées chez les
jeunes gens. Ma tendance était au repliement. Si j’avais été
fortuné, je me serais jeté dans l’isolement et aurais vécu en
marge. L’obligation de pourvoir à ma subsistance me contraignit
de renoncer à cette solution asphyxiante qui m’eut laissé sans
contact avec la société.
Il me fallut donc apprendre à me mêler au social de mon
époque, seule manière efficace d’être au niveau de mon temps.
Le labeur administratif, si vain qu’il m’apparaisse aujourd’hui
dans nombre de ses parties, me permit d’avoir l’œil ouvert sur
le monde qui m’entourait. Une sous-préfecture est un petit
pandémonium où l’on touche à tout sans faire beaucoup plus
qu’effleurer les choses, le pouvoir de décision appartenant le
plus souvent à la préfecture qui supervise tous les actes
administratifs. Du moins en était-il ainsi au temps dont je parle
car je pense que depuis une certaine autonomie est donnée
aux sous-préfets.
Il fallait administrer - le mot est légèrement pompeux -
quatre-vingt-sept communes dé Touraine avec leurs
particularismes, leurs ressources différentes, leurs besoins
Le Protecteur Inconnu Page 19

locaux. Je vivais au milieu d’un océan de cartons - dont certains


qui ne servaient à rien ou étaient à peu près vides - qui allaient
des sapeurs-pompiers aux établissements insalubres, des
expropriations aux bureaux de bienfaisance, des constructions
d’école aux épizooties, etc., etc. La routine saisonnière
m’obligeait à recevoir les maires, les percepteurs, les agents de
la force publique et ce que le langage administratif appelle
pudiquement les impétrants. Car, au fond, tous ceux qui étaient
là venaient pour demander quelque chose. Rien de plus varié
et de plus fécond pour jauger et connaître les gens.
Mes rapports avec les représentants divers de
l’Administration m’ouvraient les coulisses de la politique, avec
tout ce que cela comporte d’enseignements. Je reconnais
honnêtement que je dois à cette partie de ma vie
l’enrichissement humain qui me faisait faute et que j’utilisai
depuis.
La grande guerre
Quand la mobilisation générale fut décrétée en août 1914,
France et Allemagne, aidées par leurs alliés, se précipitèrent
dans le plus effroyable des conflits, sous le couvert d’un égal
patriotisme, c’est-à-dire d’une aberration réciproque basée sur
le prestige et une conception délirante de l’honneur.
Pour chacun des deux peuples il y avait tout
à perdre et rien à gagner, de sorte que la plus grande partie
de la race blanche sortit de cette aventure exsangue mais avec
l’espoir que cette guerre serait la dernière, ce qui supposait que
les hommes étaient intelligents. Une génération après, sous
des prétextes différents mais avec la même bêtise obstinée, les
peuples, consentants ou non, mais en proie aux forces
abominables, se replongèrent dans le bain de sang.
En 1914, j’avais trente et un ans et, bon pour le service
armé, j’eusse été immédiatement mobilisable mais alors les
hommes étaient en surnombre et on n’avait que faire des
auxiliaires, surtout affectés à un service public. Je fus mis en
sursis illimité et nos bureaux s’accrurent d’employés
supplémentaires destinés à servir les allocations militaires aux
femmes de mobilisés.
Durant quatre ans l’immonde carnage se perpétua sous la
direction de généraux souvent incapables et qui, dans leurs
G.Q.G. confortables, jouaient à la guerre avec la chair de leurs
concitoyens. C’est là qu’on mesure le degré de servilité et de
conformisme atteint par des multitudes humaines contraintes de
tuer et d’être tuées contre leur gré.
En 1916, je passai un nouveau conseil de révision à
Châtellerault mais on m’écarta encore de la boucherie comme
inapte musculairement et sans que la moindre influence ait joué
en ma faveur. Si ce n’est, bien entendu, celle à laquelle je me
Page 20 Le Protecteur Inconnu

réfère constamment dans ce livre et qui me protégea sans que


je le sache, sans doute pour d’obscurs desseins.
L’année 1917 vit enfin le sursaut du matériel humain, gaspillé
par des offensives imbéciles qui payaient une avance d’un
millimètre sur la carte de plusieurs dizaines de milliers de morts.
La misère morale et physiologique des soldats était telle que
l’on assista à la révolte de l’Individu contre l’Autorité oppressive
et que, l’indignation aidant, se produisirent des mutineries
collectives affectant des régiments entiers. On vit même des
essais de fraternisation entre Français et Allemands dont les
tranchées étaient voisines, tant étaient grands la lassitude et le
désespoir de tous ces hommes condamnés.
Gouvernement et généraux sévirent impitoyablement contre
ce qu’ils appelaient le défaitisme et je tenais, à l’époque, d’un
capitaine de la prévôté, affecté à l’état-major de Pétain, que les
gendarmes partaient couramment à la chasse de ceux qui
abandonnaient le front et les abattaient comme des bêtes. Il est
juste de dire qu’en retour les a poilus » ne rataient pas un
gendarme quand ils en trouvaient l’opportunité.
Parmi cette horreur, des trafiquants parcouraient les
cantonnements de l’arrière et ramassaient et stockaient les
matières premières éparses dans les champs. Certains
s’étaient spécialisés dans la récolte des bottes et autres débris
vestimentaires prélevés sur les cadavres et que ces chacals
revendaient à Paris. Il m’a été rapporté de diverses sources que
chez tels fripiers du Marais on trouvait des dolmans d’officiers
portant des traces de projectiles dans le dos, traces de la fureur
de leurs hommes quand on forçait ceux-ci à sortir de la
tranchée pour d’inutiles assauts.
A la fin de cette même année le gaspillage de vies humaines
devint si grand qu’on improvisa d’urgence de nouveaux
conseils de révision chargés de tout prendre, les bons comme
les mauvais. Mon sous-préfet d’alors qui en faisait partie de
droit, me dit son écœurement devant les décisions des majors,
lesquels opéraient sur instructions précises. On envoya de la
sorte à l’abattoir des tuberculeux avérés, même porteurs de
fistules et dont les familles demeurèrent à la charge de la
nation.
C’était le moment où l’on pourchassait comme traîtres ceux
qui, à l’instar de Caillaux, cherchaient à obtenir la fin de ce duel
inepte par consentement mutuel des deux principaux ennemis.
On me convoqua une fois de plus, en .1918, mais cette fois
chez un médecin civil de Tours chargé de « récupérer » les
bureaucrates. Cet homme de cœur, au sein de la peur et de
l’abomination générales, ne se laissa pas influencer par la
consigne et se montra, pour moi comme pour bien d’autres,
plein de compréhensive humanité.
Je sortis personnellement de cette époque belliqueuse sans
avoir touché une arme ni participé en quoi que ce fut aux
Le Protecteur Inconnu Page 21

assassinats collectifs. Je n’en enregistrai qu’avec une joie plus


grande la signature de l’armistice et la fin du hideux cauchemar.
Certains ne manqueront pas de me taxer de couardise. C’est
là le jugement sommaire dont on use ordinairement pour inciter
les brebis à s’aller mettre d’elles-mêmes dans la gueule du
loup. Une science odieuse de la glorification patriotique
(discours, fanfares, médailles, drapeaux) a, de tous temps,
poussé les jeunes à s’offrir « volontairement » en holocauste
sur les champs d’horreur.
Il est diverses formes de courage et celle qui consiste à
braver l’opinion n’est pas la moindre. J’aurai l’occasion de
montrer par la suite que je ne craignais pas le péril. Pour
l’instant je me targue d’avoir joui pendant l’universelle tuerie de
la même Protection miraculeuse.
J’étais déjà gardé mais alors je ne le savais pas.
La dépression nerveuse
La paix venue, je collaborai au Progrès Civique, grave revue
destinée au monde enseignant. Par la suite je fis la
connaissance d’un grand journaliste de l’époque, Pierre
Bertrand, qui devenait rédacteur en chef du Quotidien, « journal
honnête pour les honnêtes gens » et qui, par la faute de son
directeur, devait beaucoup décevoir par la suite. Le journal
passa ensuite aux mains d’Hennessy et j’y fis le leader
dominical pendant plus de deux années.
Pierre Bertrand m’ayant demandé un feuilleton, je me mis en
devoir d’achever un roman commencé depuis un semestre et
pris sur mes heures disponibles le temps de le terminer.
C’était un travail de nuit et j’y apportai tant d’acharnement
que je payai cet excès d’une sorte de fatigue cérébrale d’où
j’eus la plus grande peine à sortir.
On tonnait le mécanisme de la dépression nerveuse au
cours de laquelle le moindre effort, musculaire ou mental, vous
paralyse insidieusement. On dirait une batterie à plat dont les
accus déchargés ne parviennent plus à récupérer de la
puissance. Une sorte de casque invisible vous enserre le crâne
et la nuque à tout moment. On peut bien manger et même bien
dormir sans que l’énergie perdue se renouvelle.
J’en arrivai au point qu’il ne m’était pas permis de feuilleter
un catalogue ou d’enrouler un peloton de ficelle. Tous ceux qui
ont passé par cet état me comprendront.
Naturellement j’avais dû interrompre mes occupations
administratives et, comme on le pense, le roman en cours. Cet
état dura de longs mois et je commençais à désespérer, me
demandant si je ne me dirigeais pas vers une demi folie,
lorsqu’un de mes amis, professeur de lettres, me fit observer
que Taine, l’historien philosophe, avait subi la même épreuve
que moi. Comme son oeuvre importante est toute entière
Page 22 Le Protecteur Inconnu

postérieure à sa maladie, la preuve était faite qu’on peut


s’extraire un jour de la dépression. Cette assurance me frappa.
En pleine infériorité cérébrale je me mis à concevoir, puis à
nourrir le projet d’une revue littéraire avec tout ce que cela
comporte de responsabilités, de recherches et de travail.
Un médecin intelligent m’engagea vivement à persévérer
dans cette voie et je sortis finalement de ma dépression
nerveuse plus fort, plus confiant et mieux armé.
Comment Poincaré me rendit la liberté
Je m’abstiendrai de porter le moindre jugement sur les sous-
préfets, très dissemblables, dont je fus le collaborateur avant,
pendant et après la guerre, sauf en ce qui concerne le dernier
que ne paralysait ni l’esprit bureaucratique ni le culte des
précédents.
Des son installation, Charles Morellet m’ouvrit de larges
horizons, me traita en égal et participa à mon amour des lettres
en s’intéressant d’abord à ma revue puis à mon premier livre
qui venait de sortir chez Flammarion. D’un naturel heureux, le
cœur plein de bonté, il fut mon premier professeur d’optimisme
et trouva chez son élève un terrain bien préparé.
J’aurais désespéré de sortir de mon état si ce que les gens
nomment volontiers le hasard et qui n’est que la manifestation
non prévue d’une Providence cachée n’avait disposé en ma
faveur des événements à venir.
Je ne pouvais raisonnablement espérer ma mise à la retraite
avant d’atteindre la cinquante cinquième année et il me restait
plus de dix ans à parcourir. C’est alors que Poincaré lança ses
fameux décrets d’économie en vue de remédier à une situation
désastreuse des finances et que l’un des textes promulgués
supprimait un certain nombre de tribunaux et de sous-
préfectures, sauf à les rétablir par la suite, ce ‘qui eut lieu, bien
entendu. Mon arrondissement était un de ceux que visaient les
décrets-lois et j’acceptai avec empressement une retraite
anticipée avec les bonifications prévues pour retrait d’emploi.
On conviendra que pareille aventure n’arrive pas tous les
jours et que les procédures d’exception demeurent...
exceptionnelles. Je n’entends donc pas insinuer que le
gouvernement prit ces mesures générales dans le but de
faciliter ma sortie élégante de fonction. Je prétends seulement
qu’en dehors et au-dessus de l’administration visible existe une
Administration Invisible qui, par le jeu complexe d’actions qui
nous échappent, règle scrupuleusement les affaires générales
du monde tout en rendant à chacun exactement son dû.
La conservation du château de Chinon
Je ne voudrais pas omettre un dernier avatar administratif
qui, à la sollicitation de mon ami Morellet, fit de moi, au cours
des dernières années, le modeste conservateur du château de
Le Protecteur Inconnu Page 23

Chinon, ensemble étonnant de trois forteresses conjuguées et


que son état de ruine rend particulièrement émouvant.
Ce n’est pas ici le lieu de m’étendre sur le château du Milieu
ni sur le fort du Coudray, cœur de la défense, qui renferme le
donjon habité par Jeanne d’Arc durant la visite qu’elle fit à
Charles VII et dont l’étage médian avait servi de prison à
Jacques de Molay, grand 98maître du Temple, ainsi qu’à
plusieurs dignitaires promis au même bûcher final que lui.
Mon bref passage fut marqué par le dégagement et la
restitution de l’étage inférieur que la Révolution de 1789 avait
transformé en glacière et par la découverte d’un escalier avec
cabinet dissimulé dans l’épaisseur de la muraille, en même
temps que de l’entrée principale des souterrains.
Avec cette conservation on m’offrait un royal cadeau
sentimental, d’autant plus somptueux que je pouvais jouir de
ces lieux historiques en promeneur unique, lorsque les visites
n’étaient plus permises et je ressens encore l’émotion que me
procuraient mes méditations sur un banc d’archère ou la
déambulation dans la Chambre Nattée où l’infâme La
Trémouille eut le ventre percé - dans l’épaisseur du lard
seulement - par l’épée de son neveu.
Mille souvenirs de rois et de splendeurs disparues
m’assiégeaient, en même temps que se présentaient à mon
esprit des évocations de moindre envergure mais infiniment
aimables par la grâce qui s’y trouvait attachée, telle la
présence, au Roberdeau voisin, de l’habitation d’Agnès Sorel
qu’un souterrain - dont on fit désobstruer l’entrée - reliait à la
courtine nord du château.
Ainsi me trouvais-je privilégié de mille façons et tout prêt à
recueillir sur place une partie des documents qui devaient me
servir pour mon livre consacré aux cycles historiques : Les
destins occultes de l’humanité. (3)

3
Editions Astra
Page 24 Le Protecteur Inconnu

V. PARIS
Ma retraite liquidée - j’en abandonnai alors le montant à ma
première femme - je me mis en quête de ressources littéraires
pour alimenter mon nouveau foyer à Paris.
C’était beaucoup de prétention de ma part car bien rares
sont les écrivains qui vivent uniquement de leur plume. Cela est
encore plus vrai pour les auteurs d’aujourd’hui. Il me fallait
travailler pour trois car une fille m’était née et mon bagage de
lettres était mince bien que j’eusse éditeur assuré. Des
concours me vinrent aussitôt et je collaborai successivement à
plusieurs journaux et revues pour m’assurer le pain quotidien.
J’y trouvai beaucoup d’agrément puisque cela correspondait
au désir de toute ma vie. Le métier m’apparaissait alors comme
une aimable récréation. Heureux temps que celui des
premières publications parce qu’elles procèdent d’une ardeur
inégalable non par la vanité qu’on en tire mais uniquement
parce qu’elles sont.
Je n’avais pas encore compris ma véritable destination et me
bornai, pour le moment, au rôle d’amuseur public. Mais ces
premiers galops d’essai constituaient le préalable indispensable
à ce qui devait m’échoir par la suite et dont on trouvera le détail
ci-après.
Il me fallait avoir bien en main l’instrument des actions
futures et je ne pouvais alors prévoir que l’Invisible me
conduisait.
La radio
Nous avions réussi à nous procurer dans Paris cette chose
même alors introuvable : un petit appartement de trois pièces
dans le quartier de Montsouris, au premier étage d’une maison
honnête, rue Bruller. J’y étais presque voisin des Editions
Fayard, où j’allai plusieurs fois mais chez qui je ne publiai que
deux romans dans les Oeuvres Libres.
Notre horizon matériel était borné par le mur élevé du
chemin de fer de Sceaux et comme une voie de garage le
surplombait, le plus souvent une rame de wagons immobile
s’ajoutait à ce décor d’ombre et nous amputait d’un morceau de
ciel. Par contre notre horizon mental n’avait pas de fin et nous
regorgions de force et de joie. Nous passâmes là six ans
admirablement remplis.
Nous avions coutume de travailler intensément durant huit
mois de l’année et de consacrer juin, juillet, août et septembre à
des vacances laborieuses dans quelque coin privilégié. Nous
n’avions pas de voiture alors et nous servions surtout de nos
Le Protecteur Inconnu Page 25

jambes, merveilleux instruments mis à la disposition de


l’homme s’il veut bien seulement s’en servir.
J’avais participé aux toutes premières émissions de la radio
et me souviens de ces âges héroïques où Georges Delamare et
Paul Castan m’attribuaient pour la bande Dingo le premier prix
dramatique de la Tour Eiffel. Je connus Alex Virot, mort depuis
tragiquement dans le tour de France et surtout Carlos Larronde,
esprit fin et distingué. Je finis par me consacrer presque
entièrement au journalisme radiophonique. Même loin de Paris,
il suffisait d’un bon récepteur pour faire de l’écoute et je pus
ainsi concilier en été ces deux inconciliables : travail et loisirs.
Vers la fin de mon séjour en Paris je donnai plusieurs pièces
au Poste Parisien où je contractai avec André Alléhaut,
directeur des émissions dramatiques, une amitié que devait
interrompre sa mort brutale au retour d’Alger. A la radio d’Etat,
des liens de vive sympathie m’unirent à Georges Colin qui mit
en ondes plusieurs de mes productions.
Le temps était loin encore où j’aurais la possibilité de vivre
en vase clos. C’est à cette même époque que le délicieux poète
Maurice-Pierre Boyé me mit en relation avec un jeune homme
ambitieux et énergique du nom de Gilbert Renaud. Celui-ci
avait un projet de film, fort original d’ailleurs et pour l’élaboration
duquel ma collaboration lui semblait utile. Nous y travaillâmes
quelque temps, sans succès au surplus, et la vie, comme la
guerre, nous sépara. Je devais, sans trop d’étonnement,
retrouver mon co-auteur sous les espèces du fameux colonel
Rémy, premier agent de la France Libre, toujours aussi résolu,
ami du danger et sûr de lui.
Ceci pour expliquer, dans la mesure du possible, la manière
dont se forgeait ma plume et mon instrument Rien ne permettait
d’imaginer qu’un jour toutes ces préoccupations secondaires
seraient balayées et que je me mettrais, corps et âme, au
service du Protecteur Inconnu.
A quoi peut aboutir l’achat d’une auto
Nous n’aurions alors pas changé notre façon de vivre qui
nous procurait chaque année un séjour durable dans quelque
beau pays.
La Bretagne nous attira fort et surtout le Finistère.
Cependant c’est dans les Côtes-du-Nord que nous passâmes
les plus longues vacances, à Port-Blanc, non loin de Perros-
Guirec. 1931 nous vit pendant cent-dix jours en subsistance à
Meillerie, petit port sur le lac Léman entre Evian et Saint-
Gingolph. Tout s’y trouvait réuni l’eau et la montagne. On y
battit la Suisse environnante et le grand massif.
1932 fut l’année de l’Espagne. Durant un trimestre et demi
on logea dans une case hospitalière sur un promontoire de
Zumaya, plage aristocratique entre Zaraus et Deva. La
république espagnole était proclamée depuis peu de temps et
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l’air vibrait encore de haines assoupies. Je tirai de ce coin de la


côte cantabrique mon livre Jésusa de Guipuzcoa qui parut chez
Calmann Lévy. Dans cet ouvrage qui met en relief le tragique et
le comique inséparables du caractère espagnol je laissais
entrevoir l’inimitié farouche de classes qui devait aboutir à la
guerre civile et plonger l’Espagne, pays noble, dans la pire des
guerres entre frères du même sang.
Rien ne semblait devoir interrompre cette existence
édénique, partagée entre un aimable servage et l’extrême
liberté. Cette dernière me valut les reproches amicaux de
Fernand Divoire, alors rédacteur en chef de l’Intran, auquel je
collaborais de temps à autre, lorsque je pris congé de lui pour
camper dans les Alpes au-dessous du plateau de Tholon.
Divoire avait naguère vécu dans ce lieu des heures inoubliables
et, durant qu’il les évoquait, la fièvre du grand journal du soir
grondait autour de lui. Un téléphone dans une main et une
grappe de raisin dans l’autre, il entrecoupait notre entretien
d’ordres brefs aux secrétaires et aux rédacteurs.
- Il est injuste, me dit-il, que je sois amarré, fers aux pieds,
dans cette forteresse bourdonnante, durant que vous allez jouir
du plus beau pays du monde pendant les mois de soleil.
Je lui fis doucement observer que je n’avais ni limitations ni
faux col, que sa, libération était entre ses mains et qu’il ne
tenait qu’à lui de renoncer à sa vie artificielle. Il eut un demi-
sourire et me glissa dans le tuyau de l’oreille
- Je ne peux pas encore vous suivre. Vous avez raison, sans
doute. Mais je ne suis pas prêt.
Cependant l’heure approchait où j’allais me contredire moi-
même. Georges-Armand Masson, à qui je devais plusieurs
collaborations de diverses sortes, me proposa de lui acheter
une vieille voiture dont il n’avait plus l’emploi. Il était, à ce
moment, chef de cabinet du Secrétaire Général de la Préfecture
de la Seine et je le voyais fréquemment dans son bureau de
l’Hôtel de Ville, gardé par les huissiers, chaîne au col.
Je me laissai tenter et acquis, pour cinq mille francs, dont
moitié payable en articles, un faux cabriolet B 14 quelque peu
accidenté. C’était une bonne voiture en dépit de ses
vicissitudes. En trois ans, par adjonctions et mutations
successives, je parvins à en faire une collaboratrice dévouée
qui nous donna beaucoup d’agrément.
Toutefois cet événement anodin devait tout changer dans
notre vie. L’auto supposait le garage, au moins hivernal, car en
1933 nul ne laissait sa voiture, même antique, coucher dehors.
Le résultat de nos cogitations fut que le mieux était de louer
quelque chose dans la campagne suburbaine et d’y garer l’auto
durant la mauvaise saison. Nous nous mîmes donc
inlassablement à prospecter petite puis grande banlieue à la
recherche de la maison rêvée et du jardin attenant. Cette quête
se poursuivit tout un printemps sans la moindre réussite, car
Le Protecteur Inconnu Page 27

tout ce qui était à louer était horrible et tout ce qui n’était pas
horrible était loué.
Ces échecs réitérés n’avaient d’autre but que de nous diriger
vers la seule demeure possible, celle qu’avait choisie le
Partenaire Invisible et qui nous attendait de toute éternité.
J’ai raconté longuement dans L’Invisible et moi (4) comment,
à la veille de renoncer à des investigations décevantes, je pris
la route de Mantes, puis rebroussai chemin, en vertu de je ne
sais quelle impulsion, pour m’orienter dans un chemin
perpendiculaire à la première voie, le tout sans apparence de
raison.
C’est là que nous devions découvrir, à l’entrée d’un humble
village, une petite maison de paysans inoccupée, avec un clos
de pommiers autour.
Mais cela n’était qu’un prétexte et même qu’une apparence
car le Radar qui guidait nos vies nous avait, avec une précision
infaillible, amenés là où la conjoncture supérieure nous guettait.
Et l’on ne peut qu’admirer l’enchaînement subtil des faits, en
quoi le déterminisme le plus apparent se mêle idéalement au
plus évident libre-arbitre. Sans mise à la retraite pas de carrière
parisienne. Sans Paris pas d’auto. Sans auto pas de
Bazainville. Et sans Bazainville rien de ce qui va suivre n’eût
été.

4
Editions Astra
Page 28 Le Protecteur Inconnu

VI. LE PRIEURE DE BAZAINVILLE

Il est des seuils d’élection, parfumés de mysticisme et que le


monde ignore parce que le bruit du siècle meurt alentour.
Tel était du moins le Prieuré adossé à l’église multi
centenaire de Bazainville et qui, à cinq kilomètres de Houdan,
est en sentinelle avancée de la forêt de Rambouillet.
L’origine du lieu se perd dans la nuit des temps. On sait
seulement qu’à la Révolution le Prieuré était encore un asile de
moines bénédictins et qu’il avait, croit-on, succédé à une
commanderie de l’Ordre du Temple, fondée vers 1119 par
Geofroy, homme de guerre et templier.
Il est très curieux que, dans ma vie, je me sois trouvé
confronté plusieurs fois avec le souvenir et les traces de cet
Ordre étrange dont on a dit tant de bien et tant de mal.
Il est vraisemblable que les Templiers, dont la règle parait
avoir été établie par saint Bernard lui-même, ont eu des
commencements d’une extrême pauvreté. Au dire d’Hugues de
Payens, le dénuement de l’Ordre était si grand à l’origine que, a
ne le croyant pas viable, personne n’y voulait entrer ». Le
cardinal Hergenroether rapporte même que les créateurs ne
possédaient à eux deux qu’un seul cheval de combat, détail
rappelé par le sceau du Temple qui figurait deux chevaliers
montés sur le même cheval.
On sait comment, pour son malheur, l’Ordre s’enrichit, à tel
point que ses bien nombreux le perdirent en excitant la
convoitise de Philippe le Bel. La postérité les juge diversement,
selon qu’elle leur prête une existence d’initiation ou de licence.
Les deux hypothèses ne semblent pas incompatibles car toute
entreprise spirituelle engluée dans les richesses de la Forme
dévie rapidement de son but initial.
F. Naef dit que les templiers n’étaient pas idolâtres mais
hérétiques au sens de l’Église, en ce qu’ils adoraient le Christ
«sous un aspect nouveau », celui de l’Évangile de saint Jean.
Cette pureté de la doctrine d’Amour les apparentait aux
mystiques les plus hautes et c’est sans doute la déviation de
cet amour qui les amena, par la suite, au culte de Baphomet.
Quoi qu’il en soit, une persécution inique les racheta et la mort
mystérieuse et rapide de leurs proscripteurs leur rallia une
partie de l’opinion publique.
Qui fut prieur ou commandeur de l’agrégation de Bazainville
? Aucune recherche n’est valable après huit siècles révolus.
Déjà l’œuvre ésotérique d’un de mes amis m’avait mis en
contact avec un milieu d’études templières, d’où naquit la
copieuse et intelligente bibliographie de Marguerite Dessubré
(E. Nourry). Enfin, en 1928, alors que j’étais conservateur du
Le Protecteur Inconnu Page 29

château de Chinon, il m’incomba d’assurer la protection contre


les visiteurs enclins au vandalisme des graffitis extraordinaires,
patiemment gravés dans les archères par les chefs de l’Ordre
durant leur claustration dans le donjon.
Le monastère invisible
Qui acquiert une ancienne propriété religieuse a pour étroit
devoir de n’en pas modifier essentiellement la physionomie et,
surtout, de n’en point changer l’esprit. L’ordonnance des jardins
et des bâtiments comportait un rythme spécial qu’on ne trouve
pas dans les constructions ordinaires. Pour tout dire il y avait
dans ces lieux une atmosphère à respecter.
Après ce que je sais à présent, je pense qu’il y a un Prieuré
visible et un Prieuré invisible, l’un doublant l’autre ou mieux : les
deux s’interpénétrant au point qu’on ne peut les dissocier. C’est
pourquoi, en y entrant, on est saisi de corps et d’âme et prêt à
considérer la chose sous un autre aspect. La propriété n’est
pas grande et son parc lui-même est de faible étendue.
Presque partout des murs l’environnent et lui assurent sa paix.
Le corps principal de logis est simple mais de grand caractère.
La façade ouest donne sur une terrasse où la mousse croît
entre les briques sur champ. Une vaste pelouse y fait suite. Elle
porte en son milieu un majestueux pinsapo.
Derrière est la cour intérieure qu’ombrage un marronnier
gigantesque. Lorsque le soleil brûle, une fraîcheur entoure le
puits sculpté. Aucun bruit extérieur n’y parvient, sauf celui des
cloches voisines qui y. laissent choir et leurs volées de fête et
leurs glas. Le cloître déroule à côté ses arcades et ses voûtes
et il a dans les jardins un prolongement naturel. C’est là, en
effet, que s’amorce à l’entrée du parc une allée tournante et
mystique dont les tilleuls sont taillés en berceau. Les
rhododendrons forment aussi des murs de prières et de tant
d’odorants massifs monte un naturel encens. Au-delà le parc
ouvre des allées diverses et solitaires. Il y circule des. moines
invisibles priant à inaudible voix.
Miss Gassette
Voilà à peu près ce que je vis lors de ma première visite en
caravane, perdu au milieu d’un groupe archéologique conduit
par la propriétaire d’alors, l’Américaine Grace Gassette.
Celle-ci était en robe réséda, d’un de ces verts clairs qu’elle
affectionnait et qu’elle jugeait propices aux amples vibrations.
Un chapeau de jardinier ombrageait son osseux visage, coloré
comme celui d’un vieux sachem. C’est quelque temps après
que j’entrai en rapport avec elle. Elle m’aborda sur la route puis
me vint trouver dans ma chambre de paysan. Ce que furent nos
débats je l’ai relaté ailleurs mais ce n’est point l’objet de ce livre.
Qu’il me suffise de dire qu’une grande amitié spirituelle en
naquit.
Page 30 Le Protecteur Inconnu

Miss Gassette était une sorte d’Himalaya, avec des cimes et


des gouffres, des lumières et des ombres, des pentes lisses et
des aspérités. Passionnante, harassante comme une chaîne de
montagnes, elle en avait l’attrait et les difficultés.
Elle s’exprimait dans un charabia subtil et comprenait les
moindres nuances de notre langue. Son autorité verbale était
grande et un magnétisme l’entourait. Lorsque je la connus, le
krach américain de 1929 l’avait complètement ruinée. Des
douze domestiques qui la servaient antérieurement un seul
demeurait, à la fois concierge, valet de chambre, cuisinier et
jardinier et Grace Gassette supportait avec aisance une
pauvreté qui lui semblait un bienfait des cieux.
Grace venait souvent nous rendre visite dans notre retraite.
D’autres fois c’est nous qui allions au Prieuré. La « dame-ermite
», comme l’appelaient des châtelains-médiums du voisinage,
nous recevait dans la salle-à-manger-réfectoire aux solives de
bois odorant. De gros blocs de chêne brûlaient dans l’âtre
immense sans parvenir à combattre le froid monacal de la
saison. Aucune retraite ne pouvait mieux convenir à Grace que
ce vieux couvent, une des plus harmonieuses demeures de la
vieille France où tout était peuplé de saintes présences et où
les arbres avaient de mystérieux frissonnements.
Pendant des années Miss Gassette s’appliqua à restaurer le
Prieuré dans son état ancien. Elle ordonna les jardins, le parc,
dégagea la maçonnerie primitive et les boiseries anciennes.
Alors rien n’était plus évocateur que la grande salle à la
cheminée de médaillons sculptés, la cuisine sévère, le petit
oratoire tapissé de bois poli et blond, l’escalier aux poutres
apparentes, dont chaque coude portait la marque des lampes
de matines et chaque marche l’usure des pas bénédictins.
L’existence de Miss Gassette était un miracle quotidien. Au
soir de sa course elle évoquait parfois le souvenir de son père
qui l’avait catapultée vers le Divin. Mais il fallait extraire les
jours de son passé un à un, car elle ne livrait pas ses secrets
aux oreilles indifférentes. Grace appartenait à la haute société
américaine qu’elle dut rejoindre en 1941 sous la menace de
l’occupant. Son père y tenait une place éminente. Elle-même,
dans sa jeunesse, me dit avoir eu pour conseils le juge Landis
et le président Théodore Roosevelt.
En France depuis 17 ans au moment de la déclaration de
guerre de 1914, Grace Gassette, qui s’occupait alors d’art et de
peinture alla quêter pour nous en Amérique et rapporta dans
notre pays plus d’un million de francs-or. Puis elle se mit à la
disposition de l’hôpital américain de Neuilly où, faute de mieux,
on lui confia la direction de la lingerie. C’est dans cette modeste
condition qu’elle rencontra son chemin spirituel.
Le Protecteur Inconnu Page 31

Double vue
Au cours d’une opération sur un grand blessé, atteint de
fractures multiples de la cuisse, le chirurgien eut une hésitation
qui fut soulignée d’un ricanement derrière lui. L’opérateur se
retourna et vit Miss Gassette qui le regardait faire.
- Pourquoi riez-vous ? demanda-t-il.
- Parce que ce que vous faites ne me paraît pas la meilleure
solution possible.
On imagine la réaction d’un chirurgien français en semblable
occurrence. L’Américain se contenta de dire
- Que feriez-vous à ma place ?
- Je ne le sais pas encore mais j’y penserai cette nuit.
Le lendemain elle soumit au chirurgien la maquette
improvisée d’un système d’attelle destiné à soutenir le membre
blessé. L’homme de métier le regarda, l’essaya et lui demanda
d’en faire d’autres.
- J’y penserai aussi, dit Grace, car autant il y a de cas autant
il doit y avoir d’appareils. Cet incident fut le début d’une
intrusion de la clairvoyance incompétente dans le domaine de
la prothèse scientifique qui devait amener les services
médicaux à confier par la suite à Grace Gassette la direction de
l’atelier de la rue Boissonnade d’où sortirent par milliers et à
l’étonnement des techniciens les appareils pour fractures
complexes, naguère encore en usage sous son nom dans les
services de chirurgie du monde entier.
Miss Gassette se défendit d’en tirer le moindre profit et le
moindre orgueil. Elle se prodigua sans compter durant la
première guerre mondiale et n’abandonna sa tâche qu’après
l’armistice, demi aveugle et épuisée par l’écrasant effort de
quatre ans.
Le gouvernement français lui décerna en 1917 la croix de la
Légion d’honneur en reconnaissance des dix mille soldats
français et alliés, sauvés grâce à elle de l’impotence et j’ai
personnellement eu dans les mains des brochures
d’associations techniques internationales qui rendaient
hommage aux découvertes de ce prothésiste improvisé.
Il m’est arrivé de lui demander d’où venait cette prescience
anatomique.
- Je ne sais pas, disait-elle. Je voyais tout de suite ce qu’il
fallait. Presque toujours mes indications étaient confirmées par
la radio. Quand il y avait désaccord on recommençait la
radiographie car c’est toujours elle qui avait tort.
Les chirurgiens américains, dans leur pragmatisme
opportuniste, admettaient sans sourciller toute aide efficace
d’où qu’elle vint. Les chirurgiens français étaient plus rétifs et
certains se cabraient devant la collaboration illogique d’une
femme étrangère à leur profession. Pourtant, dans les cas très
Page 32 Le Protecteur Inconnu

épineux, on allait chercher Miss Gassette. L’empirisme


l’emportait sur l’esprit de laboratoire. L’amateurisme avait le
dessus sur la profession.
Mais Grace n’aimait guère à parler de ce passé, mort pour
elle. Chaudement attachée à la France, elle rêvait d’un grand
éveil spirituel pour ce pays.
Mysticisme et communisme
Jamais je ne suis entré dans l’enceinte du Prieuré sans que
le rappel du passé m’envahît et, comme un manteau de prière,
posa sur mon âme ses plis silencieux. Une paix immense, une
immense sérénité, faites de la paix et de la sérénité de neuf
siècles, habitent ces feuilles et ces pierres, ces salles tapissées
d’oremus.
Je me souviens d’un soir, un peu avant minuit, où Grace
nous reconduisait dans le silence lunaire. Nous étions
accoudés sur le cadran de pierre et le clocher de la vieille église
luisait dans la nuit. Tout le village était endormi. La campagne
rêvait parmi le sommeil des arbres. Et pourtant une présence
incessante fourmillait autour de nous.
Je ne suis jamais revenu dans ce château des prémonitions,
avec son pont-levis du mystère et l’on m’assure qu’il est
aujourd’hui la permanence estivale du Parti communiste et que
Maurice Thorez en fut le principal occupant.
Ce n’est pas sans curiosité que je me demande comment le
matérialisme dialectique réussit à s’entendre avec les chœurs
invisibles et les vols de séraphins.
Le Protecteur Inconnu Page 33

VII. LA CLE

Lorsque Miss Gassette, après le premier contact sur la route,


s’avisa de venir nous retrouver dans notre chaumière, ce n’est
pas du premier coup que je me rendis à ses sollicitations. Pour
parler franc, mes préoccupations de cette époque n’étaient pas
d’ordre spirituel. Je ne m’efforçais que de réussir dans ma
carrière nouvelle et j’écrivis alors plusieurs comédies sans
éveiller grand intérêt. Mes productions étaient prosaïques et
même parfois légères. Bref je n’avais rien de ce qui pouvait
constituer pour Grace le collaborateur rêvé.
Dès l’abord elle me tint des discours tels que je les taxai
d’incohérence, d’autant que son vocabulaire contribuait à leur
obscurité. Ce qu’elle me dit était si contraire à la logique
habituelle que je ne cessais de la contredire et de lui prouver
l’inanité de ses propos. Elle ne mettait pas moins
d’acharnement à me démontrer la faiblesse de mes
raisonnements et, chose qui m’eût, quelques mois plus tôt,
semblé radicalement impossible, elle ébranla si bien mon
scepticisme que nous en vînmes à nous rapprocher de plus en
plus.
L’influence invisible
J’avais changé d’appartement et bénéficié dans les
immeubles neufs de la ville de Paris de belles pièces claires
donnant en partie sur le cimetière de Montrouge, ce qui nous
procurait un dégagement considérable, de la lumière, de la vue
et de la paix.
La nature de mes travaux me laissait une grande liberté en
raison de la possibilité que j’avais de m’y adonner à la ville
comme à la campagne. Dans cette période de temps la santé
de ma fille nous contraignit d’ailleurs de la faire vivre le plus
possible dans un air pur et vif.
Durant que nous n’étions pas à Paris l’appartement de la rue
Albert Sorel était à la disposition de Grace Gassette qui y
passait volontiers la nuit sur le divan d’entrée et se trouvait là
comme chez soi. Elle puisait couramment dans ma bibliothèque
pour meubler ses veilles et c’est ainsi qu’elle découvrit un livre
de Stefan Zweig sur Mrs Baker Eddy. On connaît le succès
obtenu aux Etats-Unis par la Christian Science et l’audience
qu’elle rencontra chez le peuple américain. Grace, qui voyait
grand et loin, pensa qu’elle pouvait obtenir le même succès en
France et déjà elle se voyait, comme les Christian Scientistes,
en possession d’un gratte-ciel, de succursales multiples et d’un
grand quotidien.
Page 34 Le Protecteur Inconnu

Je dus la ramener sur terre et, plus précisément sur le sol de


France où les esprits cartésiens ne se laissent pas aussi
facilement endoctriner. J’eus beaucoup de mal à la faire
renoncer, provisoirement, à un projet qui dépassait nos forces
et peut-être mon manque de foi fut-il le principal obstacle à ses
projets.
Miss Gassette m’en imposa cependant assez pour que je me
misse à son service. Elle avait pour dessein de faire un livre
destiné à une grande notoriété. Je consentis volontiers à l’écrire
au moyen de quelques notes qu’elle avait préparées et qui
provenaient en grande partie des lectures de la revue Unity. Ce
mouvement, fort respectable, était animé aux U.S.A. par les
époux Fillimore, dont l’œuvre exerce encore l’action la plus
bienfaisante jusque dans notre pays.
Je proposai comme titre : La Clé de la vie.
En Américaine pratique elle me dit.
- Non. Mettons seulement : La Clé. Là-dessus elle imagina le
dessin d’une clé d’allure hermétique, en travers de la
couverture, le tout couleur bleu de Prusse et dont le modèle est
resté.
J’ai longuement relaté dans L’Invisible et moi de quelle
manière proprement miraculeuse un homme et une femme
dénués pécuniairement - elle, n’avait que des dettes et moi je
vivais tout juste - parvinrent à réaliser le tour de force de faire
paraître un ouvrage, sans éditeur pour en assumer la charge et
sans personne pour en assurer les frais.
Grace me certifia que la foi suffisait et qu’il n’était pas plus
malaisé pour elle de publier La Clé que de soulever une
montagne. A la vérité l’un ne m’apparaissait pas plus difficile
que l’autre mais autant.
Ma collaboratrice me remit un livre anglais du Dr Alexander
Cannon : L’Influence invisible où il était question de yogis et de
secrets tibétains.
- Traduisez-le donc, me dit-elle. C’est lui qui ouvrira les
voies.
Effectivement j’en fis la traduction et la proposai à Pierre
Audiat, directeur littéraire de Paris-Soir. Ce dernier ne la garda
pas pour son journal mais me conseilla de la montrer à Yves
Krier, rédacteur en chef de Paris-Midi qui la prit sur l’heure mais
me demanda de la découper en série d’articles à passer dans
plusieurs mois. Je crus pouvoir ajourner ce travail qui ne devait
être utilisé qu’après de longues semaines. Grace me pressa de
l’exécuter tout de suite car elle sentait qu’il le fallait absolument.
Je m’exécutai donc et bien m’en prit car Paris-Midi en eut
besoin bien avant l’échéance fixée en raison de la défaillance
d’un de ses collaborateurs.
La somme qu’on me remit pour cette série, fort goûtée des
lecteurs, nous permit de faire imprimer L’Influence invisible et
Le Protecteur Inconnu Page 35

celle-ci se vendit juste assez pour faire face au devis de La Clé


chez l’imprimeur.
A partir de cet instant je crus véritablement à une autre sorte
d’influence invisible qui n’avait rien à voir avec le monde des
fakirs. En effet, toutes les portes s’ouvraient devant nous avec
une facilité déconcertante. Et quand une porte était ouverte,
Grace se chargeait de nous y faire passer tout entiers.
En dépit de sa démarche légèrement heurtée et de son
originalité vestimentaire, une grandeur émanait de Miss
Gassette et subjuguait les plus rétifs. Elle demandait toujours à
voir personnellement l’autorité la plus haute et dédaignait les
sous-ordres qui manquent habituellement de décision. Je l’ai
vue littéralement « mettre dans sa poche » de très
considérables directeurs ou fonctionnaires qu’elle jugulait en
quelques phrases directes et qui la reconduisaient avec
respect.
Elle était faite pour dominer, convaincre et instruire et son
Prieuré devint le centre de réunions dont la base était La Clé.
Un livre qui fait son chemin tout seul
Ma femme et moi avions résolu de ne revendiquer aucun
droit d’auteur et de nous consacrer entièrement à la diffusion de
l’ouvrage. Effectivement durant plus d’une année nous y
appliquâmes tous nos soins. May allait visiter les librairies
parisiennes et constituait de petits dépôts provisoires. On les
refusait dans les librairies protestantes parce que le livre leur
semblait d’inspiration catholique et on les rejetait de même
dans les librairies catholiques parce qu’il leur semblait de
caractère protestant.
La Clé n’en faisait pas moins son chemin toute seule, sans
publicité, sans mécène, sans agence, par l’unique vertu de la
force qui était en elle. Cela m’a toujours surpris, même à
présent, car l’empreinte anglo-saxonne n’est pas exempte d’un
certain pragmatisme et telles images qui m’avaient été
suggérées me paraissaient incompatibles avec la mesure de
mon pays. J’avais tort puisque La Clé a bénéficié de l’adhésion
de toutes les classes sociales, aussi bien de celles dites
élevées que des moyennes et du monde ouvrier. Seuls et sauf
de rares exceptions, les milieux paysans n’ont pas réagi, peut-
être faute de se voir directement touchées. Partout ailleurs une
propagande efficace s’est faite de bouche à oreille et en
quelque sorte sous le manteau. Peu de livres ont été à ce point
prêtés, passés de main en main. On me citait, entre autres, tel
praticien de la capitale qui en gardait une pile dans son cabinet
de consultation. Lorsqu’il avait un patient dans le fauteuil, il
prenait adroitement ses mesures spirituelles et quand il le
trouvait perméable à certaines idées, il lui offrait un exemplaire
de La Clé.
Page 36 Le Protecteur Inconnu

Aucun de mes ouvrages ultérieurs ne devait bénéficier de


cette impulsion colossale, si ce n’est peut-être Le secret de la
grande pyramide (5), pour des raisons différentes, au surplus, et
dont je parlerai dans un autre chapitre. Seul, L’ami des heures
difficiles, qui en est à sa cinquième édition, a plus modestement
joui d’une faveur analogue. Son éditeur Niclaus, auquel a
succédé Mme Bussière, me racontait comment un jour une
cliente lui avait demandé dix exemplaires du livre en question.
- Vous êtes libraire, sans doute ? demanda-t-il.
On lui répondit
- Non. Simplement lectrice. C’est pour les distribuer que je
les achète.
Et M. Niclaus ajoutait
- C’est la première fois que je vois cela dans ma profession.

A Dieu va !
Fin 1935 il m’apparut que les voies de Grace Gassette et les
miennes s’avéraient divergentes. Le pragmatisme dont j’ai parlé
plus haut n’allait pas sans incursion dans le domaine
commercial. Chez les Américains il n’y a aucune répugnance à
mêler le spirituel et le matériel. L’argent n’y est pas considéré
comme freinateur des aspirations de l’âme. Aussi je me retirai
de plus en plus du Prieuré.
Ce n’est pas que Grace fut personnellement intéressée. Au
contraire, c’était l’être le plus généreux et elle ne rougissait pas
de sa récente pauvreté. Mais elle voyait dans le succès
financier un moyen puissant de répandre son enseignement et
elle projetait pour commencer de fonder une revue mensuelle
susceptible de propager et d’étendre le mouvement de La Clé.
Je lui proposai de lui laisser les Editions du Prieuré de
Bazainville. Elle en conçut de l’humeur mais je lui fis observer
qu’il me fallait gagner ma vie et que, dans cet objet, j’avais
l’intention d’écrire un livre sur la Pyramide de Chéops. C’est
Grace elle-même qui avait attiré mon attention sur le sujet en
me communiquant l’ouvrage de Davidson dont il sera question
dans des pages ultérieures. Nous nous séparâmes donc à cette
même date, chacun prenant ses responsabilités et son chemin.
Il n’était pas niable que Grace Gassette avait été placée à un
carrefour précis de mon existence et que je lui devais la
transformation radicale de mes sentiments et de mes projets.
Je lui en ai gardé la plus vive reconnaissance, même lorsque
les événements nous éloignèrent l’un de l’autre et quand elle
eut, sous la menace de la Gestapo, regagné l’Amérique, nous
échangeâmes une correspondance pleine d’affection.

5
Editions Adyar
Le Protecteur Inconnu Page 37

Un habile commerçant
A l’heure du lancement de La Clé, nous avions fait marché
avec une importante imprimerie provinciale qui possédait à
Paris des bureaux et un correspondant. Lorsque j’eus quitté
Grace Gassette, ce dernier, homme habile, et qui savait ma
collaboratrice au-dessus des contingences, s’empara peu à peu
de l’affaire et finit par la considérer comme sienne parce qu’elle
était d’un rapport excellent. Et l’on assista à ce spectacle
curieux d’un intermédiaire qui n’avait aucun droit sur La Clé si
ce n’est celui d’un imprimeur au règlement de ses factures et
qui, renonçant même à établir celles-ci, qui étaient de l’hébreu
pour Miss Gassette, confisqua littéralement la chose à son
profit. Je n’en fus informé que bien plus tard en même temps
que de l’importance des tirages. On me révéla que ceux-ci
avaient atteint un chiffre extraordinaire pour ce genre
d’ouvrage, au point qu’une empreinte au moins avait été usée,
ce qui représente cinquante mille exemplaires environ. Pour
plus de bénéfice l’imprimeur en question avait fini par utiliser
une sorte de papier grisâtre, plein d’impuretés.
Le départ de Grace Gassette laissa la voie complètement
libre et les trafiquants hors de tout souci. On me prévint alors et
certains s’indignèrent de ce scandale dont tout le bénéfice allait
à un tiers tandis que Grace était dans la pauvreté. Je répondis
que si nous étions encore juge nous n’étions plus partie et
qu’au demeurant, puisque nous nous tenions financièrement
hors de jeu, l’important était que l’ouvrage se vendît. Or qui,
mieux que le possesseur de fait de La Clé, aurait géré plus
habilement un livre dont la grande diffusion lui était
partiellement due puisqu’il s’en était constitué le bénéficiaire
exclusif ?
Tout était donc pour le mieux et l’on ne pouvait que bénir la
Providence de nous avoir procuré un distributeur aussi efficace
parce que personnellement intéressé.
Toutefois, après la guerre, je priai un ami spirituel de Miss
Gassette, laquelle vivait péniblement en Amérique, de se mettre
en rapport avec celle-ci et de lui demander ses pouvoirs. Avec
mon assentiment et mon aide morale il parvint à retirer
l’administration de La Clé à l’imprimeur avide et, sur mon
conseil, confia les nouveaux tirages à un honnête éditeur qui
devait être la Librairie Astra.
Changement de vie
En 1935 La Clé avait opéré un profond labour dans mon
âme. Nous la vécûmes vraiment avec une incroyable intensité.
Cela supposait un renversement intégral de ma vie précédente
et c’est avec une joie sereine que je cessai d’être l’homme et
l’écrivain d’auparavant.
Je renonçai à celles de mes collaborations qui étaient en
opposition avec ma nouvelle formule d’existence, détruisis les
Page 38 Le Protecteur Inconnu

manuscrits et les pièces de théâtre que j’estimai inutiles ou


dangereux. Je résolus de me conformer, dans la mesure de
mes moyens, aux normes récemment acquises. Je devins non
pas sobre car je le fus toujours par tempérament mais
respectueux des vies animales et presque totalement
végétarien.
.J’expérimentai le pouvoir de La Clé jusque dans mon propre
entourage et constatai avec une surprise grandissante que ces
idées, d’apparence élémentaires, avaient une grande efficacité
d’action. Cela supposait un abandon complet des vieilles
méthodes logiciennes par la pratique de ce que j’ai appelé
ensuite le mysticisme expérimental. Car il est très beau de
proposer à l’individu souffrant, malheureux, angoissé ou
simplement insatisfait des raisons purement mystiques de
croire, mais encore faut-il que la créature désemparée y trouve
des possibilités de réalisation. Or il n’est pas niable que ceux ou
celles qui ont lu La Clé et en ont appliqué les lois à leur
existence courante en ont recueilli d’immenses et de
substantiels bienfaits.
Une correspondance qui n’a fait que croître depuis lors et qui
porte valeur de témoignage nous en a, à maintes reprises,
fourni la péremptoire démonstration.
J’avais alors beaucoup de relations dans plusieurs mondes
et je dois avouer que celles-ci se targuaient en général du
positivisme le plus absolu. Du moins le croyaient-elles mais je
les détrompai par la suite car, bien loin d’être honteux de ma
volte-face, j’en tirai gloire devant tous. J’informai loyalement
mes amis du chemin que je venais de prendre et, comme je l’ai
rappelé dans un autre ouvrage, je m’aperçus, non sans
étonnement, que bien loin de me tourner en dérision ou
d’affecter un ironique scepticisme, ils m’apparurent moins
déconcertés qu’ébranlés dans leurs profondeurs.
On connaît la vie parisienne, sa superficialité, son vernis
brillant mais fugace, sa légèreté, son manque de vie intérieure.
C’est pourquoi j’émus un instant ces êtres factices mais ne les
déterminai point. Ils revinrent presque aussitôt à leur
confortable matérialisme, à leurs vaines spéculations, à leur
grégaire conformisme, de sorte qu’insensiblement je m’éloignai
d’eux et ne les revis plus.
Le Protecteur Inconnu Page 39

VIII. LE SECRET
DE LA GRANDE PYRAMIDE

Mais revenons à l’hiver de 1935-1936 durant lequel je


rassemblai les matériaux et écrivis les pages du Secret de la
grande Pyramide. J’y consacrai toute la mauvaise saison en
compulsant le gros ouvrage de Davidson et Aldersmith. Cet
important travail n’existe malheureusement qu’en anglais et ma
connaissance de cette langue est médiocre de sorte que je dus
en faire la traduction à coups de dictionnaire, ce qui ne facilitait
guère mon labeur. De plus, comme la plupart des essais anglo-
saxons, ce document, bourré de chiffres, dessins et précisions,
est dépourvu de plan logique, ce qui oblige le commentateur à
des recherches constantes en ordre dispersé. De plus, mes
aptitudes mathématiques, qui sont presque nulles, me
desservaient dans l’élaboration d’un travail en partie
scientifique. J’en vins à bout toutefois en m’aidant des travaux
de l’abbé Moreux, de Piazzi Smith et d’Habermann.
Refusé partout
Quand j’eus mis le point final au manuscrit et qu’on l’eût tapé
il fallut me mettre en quête d’un éditeur pour un aussi inhabituel
ouvrage. J’en sondai une bonne dizaine qui le refusèrent et,
parmi eux, Denoël qui me dit : « Il n’y a pas de public pour des
sujets de cet ordre-là. » Je devais lui rappeler ce propos dans
une conversation que nous eûmes par la suite et à laquelle je
ferai allusion dans le chapitre du Règne de la bête, qui devait
paraître en 1939.
De guerre lasse et désespérant d’intéresser une grande
maison, j’allai trouver l’administrateur des Editions Adyar
lesquelles sont surtout orientées vers la publication d’œuvres
théosophiques et je lui expliquai le sujet du livre en quelques
mots. Je ne puis dire qu’il manifesta de l’enthousiasme pour ma
proposition.
- Laissez-moi votre manuscrit, bougonna-t-il cependant. Je
vous dirai ce que j’en pense.
Quelque temps après il me rappela et me dit avec une moue
condescendante
- Je le prends mais sans y croire. Nous tirerons à deux mille
et nous n’arriverons pas à les écouler.
Force me fut de me contenter de cette adhésion larvée.
Pourtant si l’éditeur était incrédule, moi du moins j’avais la foi.
Page 40 Le Protecteur Inconnu

Etait-ce la fin du monde?


L’ouvrage, qui spéculait sur la date du 15-16 septembre
1936, coïncidant avec le seuil de la Chambre du Roi et qui, par
conséquent, était d’une actualité brûlante, parut au printemps
de cette même année avec le sous-titre a Fin du monde
adamique » que je jugeai efficient.
On n’avait même pas orthographié mon prénom
correctement et d’ailleurs mon nom ne disait pas grand-chose.
Ainsi qu’on va en juger tout cela était bien indifférent car, à
peine l’ouvrage sorti et mis en place chez les libraires, l’opinion
s’en empara. Plusieurs journaux se demandèrent si j’avais
entendu annoncer la fin du monde et Comœdîa consacra
plusieurs articles à la date fatidique des 15-16 septembre 1936.
Je dus mettre en garde le grand public contre une
interprétation abusive et dans des lettres rectificatives j’attirai
l’attention sur le fait que les dates en question ne signifiaient
pas nécessairement l’apparition d’un événement abrupt tel
qu’une guerre ou un cataclysme et je faisais observer qu’en l’an
zéro de notre ère la naissance du Christ n’avait pas fait une ride
dans l’empire romain. Ce n’est que plusieurs siècles après
qu’on devait mesurer l’importance de cette parturition ignorée
dont les répercussions allaient, pendant deux millénaires,
soulever l’intérêt de la plus grande part de l’humanité. De même
qui eût supposé, le jour où Lénine décida la Révolution dans
son humble logement de la rue Marie-Rose, dans le 14e
arrondissement parisien, qu’il allait s’ensuivre un tel
bouleversement politique et que, de son raz-de-marée, le
communisme devait submerger la moitié du genre humain ?
Un boom prodigieux
Mais la presse ne tint aucun compte de cette prudence et, en
dépit de mes avertissements, orchestra savamment l’affaire
sans que mon éditeur ni moi y fussions pour rien. Dans
Candide parut un article de Léon Daudet sur deux colonnes et
cela mit le feu aux poudres. Gringoire riposta par une critique
d’égale ampleur signée de Pierre Devaux. Un grand
caricaturiste publia même en première page d’un hebdomadaire
un dessin représentant Jouhaux, le leader syndical, sous la
forme d’une pyramide avec l’œsophage pour couloir
descendant et l’estomac pour Chambre du Roi. Dans ce dernier
viscère dialoguaient Léon Blum, président du Conseil en cette
même année et Camille Chautemps, ministre de l’Intérieur. Le
second disait au premier, paraphrasant le texte du Livre des
Morts égyptiens : « Nous voici enfin dans la Chambre de la
clarté ! » allusion perfide à l’obscurité qui régnait en 1936 dans
les couloirs parlementaires.
Le résultat fut qu’une fois les trompettes de la publicité
embouchées on assista â un véritable rush qui submergea les
Editions Adyar. On ne fit qu’une bouchée du premier tirage. Il
Le Protecteur Inconnu Page 41

fallut réimprimer en hâte et je ne sais même pas si on avait


gardé la composition. En moins d’un mois on atteignait les
20000 exemplaires, puis les 30 000, puis les 40 000 pour
aboutir, trente ans après (car on lit toujours Le Secret de la
grande Pyramide) aux 55 000 actuels.
L’administrateur, M. Bondonneau me téléphonait
- C’est invraisemblable ! On dirait qu’ils sont tous devenus
fous.
Il persistait néanmoins dans son erreur d’appréciation et
jusqu’au bout se contenta de retirer par cinq mille, jugeant qu’il
s’agissait d’un engouement provisoire et qui brusquement allait
cesser.
Cependant j’étais submergé de coupures de presse venant
de tous les coins du monde, les unes contenant des articles
enthousiastes, les autres reflétant des commentaires ironiques,
toutes intéressantes au surplus. Le Secret de la grande
Pyramide était dans toutes les bouches et ne constituait plus un
secret. Un ami m’écrivait de Suisse qu’on en voyait des
exemplaires sur la table de prêtres, de pasteurs et de rabbins.
Tels n’y trouvaient qu’une prime à la curiosité et tels
décortiquaient la noix pour en retirer l’amande et se confronter
avec leur problème intérieur.
A la vérité l’Invisible ouvrait devant moi les routes toutes
grandes, non pour ma satisfaction personnelle, infiniment
négligeable, mais pour ses propres fins. Il en résulta, en effet,
une audience passionnée qui devait se perpétuer, sous une
autre forme, avec mes travaux ultérieurs.
M.F.C.H. et la théorie du partenaire
Je reçus beaucoup de lettres de lecteurs dont certaines
recommençaient les mensurations de la Pyramide et qui,
négligeant le fond pour la forme, s’attardaient à l’extérieur. Je
n’en retiendrai que deux qui devaient avoir une grande
répercussion dans ma vie et dans mon oeuvre.
La première et la plus importante émanait d’un grand
voyageur devant l’Éternel, qui m’écrivait depuis l’Autriche où le
confinait une vie de souffrance car, appelé à choisir entre la
douleur morale et la douleur physique, il avait (pour la liberté de
son âme) opté délibérément pour la peine du corps. Ayant
habité longtemps l’Angleterre et l’Afrique du Sud, il tentait, à
propos de certaines pages de mon livre, de me transmettre ses
vues prophétiques touchant l’évolution du monde
contemporain.
Cette communication me troubla longuement et je revois
encore la haute et noble écriture qui recouvrait tant de sagesse
et le fruit d’une longue expérimentation. Une correspondance
s’établit entre l’homme qui ne voulait être désigné que par ses
initiales, M.F.C.H. et moi-même. Je reçus un admirable
opuscule, tiré à une centaine d’exemplaires et dans lequel mon
Page 42 Le Protecteur Inconnu

interlocuteur exposait ses vues sous le simple titre Eveils. Il


s’agissait là de trente-six petits tableaux condensés, chacun
révélateur d’une découverte intérieure et que, pour en assurer
la survie, j’incorporai dans un ouvrage à venir.
Par la suite M.F.C.H. développa, pour ma gouverne
personnelle, sa théorie prodigieuse du Partenaire de laquelle il
résulte que nous jouons, conscients ou non, une partie vitale
avec le Divin. J’en fis plus tard le commentaire et l’explication
dans L’Invisible et moi (6) et dans Le Jeu passionnant de la Vie
(1)
où nombre de gens apprirent à faire de leur existence un
sport spirituel, ce dont ils ne se seraient pas avisés auparavant.
Les répercussions de cette découverte devaient être
considérables car elle incita des êtres que traînait la Vie, à
prendre celle-ci en main pour la gouverner à leur tour.
Nous ne fûmes pas toujours entièrement d’accord, M.F.C.H.
et moi parce que celui-ci était possédé impérieusement par son
idée et qu’il restait en moi un esprit de fronde prompt à
contredire et ù se rebeller. M.F.C.H. cessa même, à la fin, de
m’écrire puis, sentant que la mort était proche, il rédigea à mon
intention une sorte de testament spirituel que j’ai reproduit
intégralement.
Nombre de mes livres devaient rester marqués de cette
intrusion insolite d’un des esprits les plus hauts et les plus
clairvoyants de ce temps.
Le rocher de Sisyphe
La seconde lettre était le fait d’un éminent ingénieur belge
qui avait initialement fait carrière d’officier d’artillerie et s’était,
par la suite, en Afrique et en Colombie, révélé technicien
qualifié autant qu’habile organisateur.
Cet homme, d’apparence froide et calme, était en réalité un
geyser brûlant dont le jaillissement ne se révélait qu’à
intervalles, mais une chaleur bouillonnante fusait dans ses
écrits.
Il avait adopté l’attitude inconfortable qui consiste à se tenir
en équilibre entre la logique et l’irrationnel. Cela n’était pas
sans risque car s’il n’avait, en raison de son caractère, aucune
chance de choir dans la logique, il courait la chance - et c’est ce
qui arriva - de se perdre dans l’irrationnel.
Ce qu’il me révéla, au cours d’une énorme et incessante
correspondance, était d’un grand intérêt bien que je me
perdisse souvent dans ses propos mathématiciens. Les lettres
qu’il m’envoyait comportaient jusqu’à plusieurs dizaines de
pages, grand format, d’une écriture serrée, pleine de chiffres et
d’équations.
Il signait ses premiers envois du nom de Sisyphe, en
souvenir du damné de la Fable condamné par les dieux à
6
Editions Astra
Le Protecteur Inconnu Page 43

hisser sur la montagne un rocher énorme qui retombait


toujours. Ceci à cause de ses efforts infructueux pour alerter
l’Académie des Sciences de son pays, laquelle persistait à
mettre ses mémoires au panier.
Sur ses instances réitérées, je vins le rejoindre à Namur
dans sa confortable propriété des bords de la Meuse où, durant
plusieurs jours, il me satura de formules et m’adjura d’écrire un
livre destiné au grand public. Je le fis, à mon retour à Paris,
sous la forme qui me parut la plus propre à être comprise.
Quand je lui soumis le manuscrit il me dit qu’ainsi il était
inacceptable, ce qui ne m’empêcha pas de le publier tel quel et
j’eus raison.
La Librairie Astra l’édita pendant la guerre sous le titre Dieu
est-il mathématicien ?, avec, en sous-titre, Au seuil de la Porte
interdite, et je ne pus que m’applaudir de ma décision car
l’ouvrage rencontra, en dépit des circonstances, une grande et
immédiate faveur. Les lecteurs appartenaient surtout et
appartiennent encore - car cinq éditions n’en ont pas épuisé le
succès - aux professions scientifiques : ingénieurs, géomètres,
architectes, etc. Ces thèses révolutionnaires où se trouvent
dénoncées les inexactitudes des sciences humaines réputées
les plus exactes (le monstre PI, un et un ne font pas deux, le
Mariage incestueux du multiplicateur et du multiplicande, etc.)
étaient de nature à hérisser le conformisme mais non pas la
raison.
Un chapitre y était spécialement consacré au problème de
Fermat que personne n’a pu jusqu’ici résoudre. Sisyphe m’a
toujours assuré en connaître la solution qui serait simple et
enfantine comme toute la mathématique divine dont l’homme
s’est écarté insensiblement. D’après lui la mathématique
humaine est faussée dans son essence et ne peut aboutir qu’à
une impasse dans laquelle, avec la bombe atomique, la
Science s’est finalement fourvoyée sans même s’en apercevoir.
Mon travail suscita de nombreuses approbations émanant
des personnes les plus diverses. Un professeur s’était écrié,
avec une exagération méritoire : a Je n’ose plus enseigner
l’arithmétique depuis que j’ai lu Barbarin. » D’autres me
proposaient une solution pour la trisection de l’angle ou
m’envoyaient une démonstration du problème de Fermat. Alors
que j’avais déjà quitté Paris pour aller vivre dans la solitude, je
reçus la visite d’un homme encore jeune qui était venu se loger
dans un village voisin exprès pour m’entretenir. Il me dit
- Je suis ingénieur en chef de la Production Industrielle. En
ma qualité de polytechnicien j’ai été extrêmement séduit par
vos concepts. Je ne sais s’ils sont de Sisyphe ou bien de vous
sous une affabulation littéraire. Tels quels et parce que
blasphématoires ils m’ont troublé profondément.
Je lui certifiai que je n’en étais pas l’auteur mais seulement
l’adapteur ou le présentateur et que mes notions
Page 44 Le Protecteur Inconnu

mathématiques étaient insignifiantes, que, par suite, je m’étais


borné à mettre au"clair un propos ardu pour beaucoup de gens.
Il me raconta alors qu’ayant fait part de sa découverte à son
principal collaborateur, polytechnicien comme lui, celui-ci ouvrit
son tiroir et dit : « Voyez ! J’ai acheté le même ouvrage. » Et
comme je lui demandais ce qu’en définitive l’argumentation de
Sisyphe lui inspirait, il déclara
- Nous autres de l’X avons coutume de nous réunir pour
échanger des idées et nous sommes plusieurs dans la région à
nous confronter dans l’espace et dans le temps. Si vous voulez
le savoir la lecture et la discussion de votre livre nous ont
incités à réviser certaines de nos valeurs.
Pour clore sur ces incidents et donner son sens au présent
ouvrage, j’ajouterai que ces deux collaborateurs imprévisibles,
M.F.C.H. et Sisyphe, venus d’horizons différents, m’avaient
apporté ce qu’ils croyaient être la vérité dans une civilisation de
mensonge et le mettaient à ma disposition à condition de
garder chacun le plus strict anonymat. Cet anonymat je l’ai
respecté scrupuleusement et je considère que ces deux
hommes ne me furent envoyés que comme délégués de
l’Administration Invisible et du Protecteur Inconnu.
Il en a été ainsi durant toute ma vie d’essayiste où les
documents les plus indispensables comme aussi les révélations
nécessaires me furent apportés sur un plat d’argent.
Le Protecteur Inconnu Page 45

IX. DU REGNE DE L’AGNEAU


AU REGNE DE LA BETE

Les événements accouraient de nouveau à grands pas et, en


1937, les hurlements frénétiques d’Hitler sonnaient le glas de la
paix dans le monde. C’est le moment que choisirent les
Puissances Invisibles pour nous pétrir de leurs mains
souveraines et nous projeter dans l’inconnu.
Mes éditeurs venaient de lancer, Oliven L’Invisible et moi,
introduction à la vie secrète et Adyar successivement : Le Livre
de la Mort douce et La Danse sur le Volcan (7). Le premier
ouvrage contenait la démonstration de cette thèse paradoxale
qu’en aucun cas l’instant physique de la mort n’est pénible et
que, le plus souvent au contraire, il s’accompagne de
phénomènes aimables et parfois voluptueux. A la stricte
condition que le processus n’en soit pas adultéré par
l’intervention artificielle des hommes, sous forme de piqûres et
de réanimation.
Un tel propos était de nature à soulever la contradiction
dans tous les domaines. Cependant et en dépit d’une audience
énorme dans le monde (on traduisit l’ouvrage en six langues) il
ne se heurta à aucune véritable opposition. Cela tenait à
l’intégrité et à l’objectivité de mes travaux qui avaient été
précédés d’une vaste enquête, durant laquelle, au cours de
plusieurs années, j’avais interrogé des écrivains, des artistes,
des médecins, des infirmières, des soldats, des prêtres, des
journalistes, etc. Le livre regorgeait d’exemples concrets qui en
rendaient la lecture aisée et je reçus à ce propos des
encouragements nombreux. Quoi qu’il en soit le succès
matériel de vente n’atteignit pas et de loin celui de la Pyramide
de sorte que, plus que jamais, je comptais sur le journalisme
radiophonique pour me nourrir.
Je collaborais alors régulièrement à trois hebdomadaires
spécialisés : T.S.F. Programme, Mon Programme et Le Haut-
Parleur. En vingt-quatre heures ces trois périodiques furent
achetés par un magnat de la presse, lequel convoqua ses
rédacteurs et leur mit le marché en main piges réduites de
moitié ou éviction pure ‘et simple, sauf règlement d’une
indemnité proportionnelle aux services rendus. Comme j’étais
l’un des moins anciens cette indemnité fut, en ce qui me
concerne, peu de chose. Je l’acceptai néanmoins et me trouvai
sans ressources régulières en 1938.

7
Sous presse chez Astra
Page 46 Le Protecteur Inconnu

La Haute Instance avait ses vues profondes mais secrètes.


En quelques mois elle avait fait place nette et, autour de moi,
tout balayé,
En route vers l’inconnu
Je n’en fus que médiocrement affecté parce que j’attendais
avec curiosité la suite de l’action invisible. Je me persuadai
toutefois que le séjour à Paris devenait financièrement
impossible et qu’il nous fallait trouver à la campagne un refuge
et un abri.
Une fois encore on se mit à la recherche d’un havre,
préférablement dans le Val de Loire et nous fûmes un moment
tentés par une délicieuse vieille maison en bordure d’un canal,
à Léré. Mais l’Invisible avait mieux pour nous et nous destinait
une résidence encore plus rustique. Nous la découvrîmes en
jetant les yeux sur une vieille aiche d’un notaire de
Châteauneuf. Il s’agissait d’une minuscule fermette
abandonnée depuis cinq ans et qui s’ouvrait au soleil par toutes
ses blessures. Tout y semblait à refaire et tout à créer. La
maison était isolée, à quinze cents mètres du plus proche
village et son unique voisin était un meunier.
Mais la minuscule propriété disposait d’une source, élément
de vie et nous nous y installâmes après avoir fait les travaux
appropriés.
Je prie le lecteur de considérer la suite des événements :
comment nous avions été « vidés » de la métropole, mis en
demeure d’accepter la vie rurale et, à la veille du deuxième
grand conflit mondial, projetés dans la solitude mais à côté d’un
moulin.
Ceux qui ont pâti de la faim, au cours des années 1940-
1945, surtout dans les grandes villes, comprendront tout ce que
représentait pour nous le voisinage de la farine et celui des
fermes d’alentour. Nul alors ne prévoyait avec une réelle
certitude la nature et les événements de la guerre qui imminait.
Défi a l’autorité
Cependant une voix intérieure me disait qu’il était temps
d’intervenir et que mon rôle, si mince qu’il fût, était de jeter un
cri d’alarme contre la guerre et en faveur de la paix. Pour cela il
fallait dénoncer à l’opinion le scandale de l’Autorité, aveugle et
incompréhensive, qui se disposait avec la même odieuse
désinvolture à préparer de nouveaux charniers. Je venais de
lancer Le règne de l’Agneau (8), basé sur le plus pur amour des
hommes et des êtres, sorte de bible de tolérance que je
considère comme ma meilleure action.
A la veille de Munich le temps ne semblait plus à la douceur
ni à l’agnelage. Ces paroles d’amour tombaient dans le désert.

8
Editions Oliven
Le Protecteur Inconnu Page 47

C’est pourquoi je conçus le projet de mettre au pilori toutes les


formes de l’Autorité oppressive, en guerre constante contre
l’Individu. Ce livre de démolition devait s’appeler Le règne de la
Bête car c’est bien le terme qui convient pour qualifier l’esprit
guerrier. Je projetai d’éclairer d’un jour cru l’ignominie des
factions et la bassesse de toutes les classes, la hideur des
tyrannies et la passivité des gouvernés.
Mais quel éditeur aurait le courage d’accepter cela et d’en
assumer le risque ? Je songeai à Denoël, en dépit de son
erreur de 1936. J’allai le voir et lui exposai mon plan. Il écouta
et me dit :
- Je suis d’accord avec vous et j’accepte de vous publier.
Ecrivez donc l’ouvrage en question puis faites-moi signe. Je
viendrai exprès de Paris pour que vous me le lisiez.
En trois semaines l’ouvrage était terminé et Denoël vint à ma
résidence de la Sourcerie. Il était accompagné de sa femme et
de son fils alors âgé d’une huitaine d’années. Nous nous
enfermâmes dans mon cabinet et je lui montrai ce pamphlet
ardent. Il y en avait pour toutes les responsabilités sociales :
socialisme et communisme, fascisme et nazisme, patronat et
salariat, franc-maçonnerie et papauté. Je ne ménageais ni
l’armée ni les juges ni les gens en place, stigmatisais les partis,
mettais au jour l’hypocrisie des factions, montrais la fragilité et
l’égoïsme de ces échafaudages provisoires que sont famille,
nation, religion, accusais les fausses élites et les faux-chefs,
dévoilais les malhonnêtetés nationales et prêchais le
désarmement unilatéral. J’y montrais le choix que nous avions,
en ce moment, entre une France dominion de l’Angleterre et
une France allemande. L’événement allait démontrer qu’armés
ou non cette dernière alternative nous aurions à la subir. Dès
lors, pourquoi ne pas faire l’économie d’une ligne Maginot et
d’une guerre ? Bref j’exprimai tout haut ce que les meilleurs
esprits pensaient tout bas.
Denoël écouta silencieusement, prit le manuscrit et comme
c’était un homme courageux il déclara :
- En rentrant je le donne à l’imprimerie. Et il fit comme il avait
dit.
Coups d’arrêt
Il était écrit cependant que mon plan ne rencontrait pas la
faveur divine. Et je reçus de mon Partenaire une série de
semonces qui auraient dû m’ouvrir les yeux car j’étais fait pour
construire et non pour démolir.
Le premier avertissement me fut donné par le retard apporté
à la parution. Denoël, que j’interrogeai parce que le temps
pressait et que la guerre était proche, m’avoua avec quelque
embarras que l’ouvrage était composé mais qu’il ne pouvait
l’obtenir de l’imprimeur. Ses affaires étaient mauvaises et il était
redevable à celui-ci de plusieurs factures dont il exigeait le
Page 48 Le Protecteur Inconnu

règlement avant de livrer son dernier travail. L’affaire devenant


urgente je priai M. Bondonneau (9), devenu mon intime ami, de
faire le nécessaire s’il en voyait la possibilité. Avec le concours
de plusieurs personnes il finit par mettre sur pied et en temps
voulu Le règne de ta Bête mais il m’écrivit en même temps une
longue lettre dans laquelle il m’exposait ses doutes quant à son
opportunité. Autant qu’il m’en souvient il me rappelait que cet
ouvrage jurait partiellement avec le reste de mon oeuvre et
particulièrement avec Le règne de l’Agneau. Il me suppliait d’y
réfléchir, se déclarant, au surplus, tout disposé à faire ce que je
croirais convenable. Naturellement et par crainte de l’Autorité
personne ne voulait assumer la responsabilité de l’entreprise.
En présence de ma décision de poursuivre l’affaire jusqu’au
bout, mon ami se préoccupa de déterminer au moins un libraire
dont le nom sur la couverture permettrait l’approvisionnement. Il
trouva à cet effet deux femmes associées dans un commerce
de librairie et qui acceptèrent de prêter leur nom et de consentir
un dépôt.
C’est là que me parvint le troisième avertissement. Quinze
jours après leur adhésion les deux dames vendirent
brusquement leur fonds pour habiter en province. M.
Bondonneau ne se découragea pas et réussit à trouver un
autre libraire prêt à assumer la responsabilité.
Quatrième avertissement : ce nouveau libraire mourut dans
la quinzaine.
Il fallait vraiment être aveugle pour persévérer et pourtant je
m’obstinai dans ma résolution. Je pensais : ne restât-il que ma
faible voix dans la veulerie universelle, je veux qu’on l’entende,
même si elle est étouffée au départ. Le règne de la Bête sortit
donc et chut dans le silence unanime, fait de l’ignorance, de la
méfiance et de la peur. A part « Le Canard enchaîné », me
semble-t-il, peu de journalistes eurent le courage de faire écho
à mon anti-bellicisme et, là-dessus, s’installa la « drôle de
guerre » dans sa menteuse immobilité.
Les gendarmes de M. Daladier
L’année 1939 agonisait et je travaillais dans mon cabinet le
31 décembre durant que la neige tombait au-dehors. Un bruit
de bottes résonna dans la solitude et je vis entrer deux bons
gendarmes de la brigade d’Ouzouer-sur-Loire au nez rougi par
le froid.
Le chef me communiqua une commission rogatoire d’un juge
d’instruction de Toulon désireux de m’inculper à raison du
Règne de la Bête dont un exemplaire avait été trouvé sur un
insoumis, lequel, pour comble d’ironie, était le fils d’un général.
Double événement encore plus fâcheux pour l’Autorité que pour
moi-même.

9
Directeur des Editions Adyar
Le Protecteur Inconnu Page 49

Je pris connaissance du factum et pus constater que, à


l’instar de nombre de ses pareils, le magistrat instructeur avait
retenu, çà et là, des phrases séparées de leur contexte et qui
lui permettaient de considérer mon ouvrage comme une insulte
à l’armée et à la justice, une provocation à la révolte et une
incitation à l’insoumission.
Toute la malhonnêteté de l’Autorité, surprise la main dans le
sac et maquillant les cartes de la partie, était enclose dans ce
document qui ne tenait aucun compte des mobiles supérieurs
qui m’inspiraient.
Je répondis de ma main à ce réquisitoire tendancieux en
faisant observer que mon livre était le faite d’une trilogie dont
les deux premiers volets étaient L’Invisible et moi et Le règne
de l’Agneau, le tout constituant une oeuvre d’amour. En outre je
mis en évidence la tricherie des citations tronquées, arguant du
fait qu’on pouvait tout faire dire à un texte quelconque en le
mutilant à sa façon. Et je conclus en disant au brigadier : «
Dans les Evangiles, on trouve les mots suivants : « Judas alla
et se pendit ». Et ailleurs « Allez et faites de même ». Si l’on
rapproche ces phrases l’une de l’autre elles n’ont plus le même
sens que si on les remet dans leur lieu. »
En même temps qu’elle me demandait des comptes dans le
Loiret la Justice ne restait pas inactive à Paris. Les sbires de
l’incapable Daladier opéraient une descente chez mes divers
éditeurs et chez plusieurs libraires.
Mais le Protecteur Inconnu ne restait pas non plus les bras
croisés. Ayant désapprouvé mon initiative quant aux résultats il
n’entendait pas me laisser dans la fosse aux lions. Comment
s’y prit-il vis-à-vis de la police ? Je l’ignore. Pour ma part,
jamais plus je n’entendis parler de rien.
Il est vrai que cinq mois après, l’Autorité bafouée, honteuse,
en déroute, avait autre chose à faire que de couper en quatre
mes cheveux.
Page 50 Le Protecteur Inconnu

X. Aller et retour.
L’invasion survint et nous nous trouvâmes soudain en pays
de guerre. Tout un peuple s’était mis en branle, du nord vers le
sud. Et l’on assista à la débâcle la plus éhontée de cette
Autorité orgueilleuse qui ne subsistait que par la faiblesse des
citoyens.
Sous les blindés d’une autre Autorité, encore plus
despotique et brutale qu’elle, toute son armature, basée
uniquement sur la force, s’effondrait misérablement. Officiers,
juges, policiers, gendarmes, administrateurs, fonctionnaires
fuyaient, toute honte bue, entassés comme du bétail dans les
véhicules les plus divers. Je les ai vus de mes propres yeux sur
la route de Sully-sur-Loire à Argent, roulant sur six files dont la
moitié dans les champs. De ci, de là, un tank ridicule prenait sa
part de la panique.
La peur aux reins, l’Autorité, et non pas la France, selon le
mot d’un soldat sans arme, « foutait le camp ».
Je m’accuse publiquement d’avoir partagé cette peur, sur la
foi de récits contradictoires qui représentaient la Loire comme
devant être le siège d’une autre bataille de la Marne où tout
aurait péri sur ses bords.
Lâcheté de l’exode
Je résistai plusieurs jours au grand courant démoniaque et
tentai de persuader les paysans voisins de rester chez eux. Peu
à peu cependant les fermes se vidaient et le bétail s’égaillait
librement dans la prairie. Le meunier lui-même, si attaché à ses
meules et à ses cylindres, prit le large sans un regard pour ce
qu’il abandonnait. J’hésitais encore lorsque les premières
bombes italiennes passèrent au-dessus de nos têtes pour aller
s’écraser sur les maisons de Châteauneuf.
J’avais foi dans ce qui nous était réservé et cependant nous
partîmes quand même, emmenant avec nous deux réfugiées du
nord que nous avions recueillies depuis plusieurs jours. Aucune
excuse ne peut être invoquée par l’homme que j’étais et je
regrettai amèrement notre fuite, si fort en contradiction avec la
confiance que j’arborais.
Je fus de ce flot roulant qui franchit les ponts de Loire et
traversa Sully paisible dont les habitants restaient assis sur
leurs portes pour voir passer les fuyards. Pourtant, la mort était
suspendue sur eux car, peu d’instants après notre passage, la
petite ville était écrasée sous le feu du ciel.
Il en fut ainsi tant que dura notre descente. Bombardements
et mitraillades nous suivaient à distance sans jamais venir
jusqu’à nous. La sauvegarde était si constante et évidente que
Le Protecteur Inconnu Page 51

jamais nous ne vîmes un cadavre ni même un blessé. Il


semblait que le spectacle des horreurs nous fût interdit par la
Protection Immanente.
Nous ignorions où nous allions, si ce n’est que nos
compagnes avaient l’adresse d’un commerçant du nord, très
connu d’elles et qui possédait une propriété quelque part autour
d’Ussel. Je revois notre entrée dans la petite ville de la Corrèze.
Les abords en étaient bouchés par ce qui restait de
gendarmerie intacte car l’Autorité moribonde, sous la forme
pleurnicharde et falote de Lebrun, président de la République,
venait d’y faire une halte forcée avant de foncer dans le néant.
Une foule de voitures anonymes précédait la nôtre quand nous
passions au large et je n’y retrouvai de connu que la
camionnette de Paris-Soir qui roulait devant nous. Le
journalisme lui-même, sans souci de l’information « mettait les
voiles ». C’était bien, dans toute sa beauté, le définitif
effondrement.
La vraie France n’était pas morte
Et je me suis toujours étonné des lamentations ‘nationalistes
tendant à nous faire croire à l’écroulement abject de notre pays.
Ce qui venait de périr ce n’était ni la France des arts, ni la
France de l’Esprit, ni la France du peuple, mais bien la France
militaire et politique, celle de l’Autorité tout court.
La vraie France des profondeurs demeurait intacte,
providentiellement mise hors de combat par les Forces
Invisibles pour lui permettre de jouer ultérieurement son rôle
spirituel.
Je ne suis pas de ceux qui admirèrent Pétain, vieil homme
orgueilleux et profondément réactionnaire qui tenta, à la faveur
de l’occupant, d’imposer un programme d’Action Française aux
héritiers de 1848. Il n’en reste pas moins que la quasi-unanimité
de l’opinion accueillit avec soulagement l’armistice et il faut être
insane pour ne pas reconnaître que notre retrait de la guerre
évita la mort de plusieurs millions de Français. Durant près de
cinq ans, notre peuple « mis dans le coin » par une Divinité
maternelle, allait pouvoir se recueillir et se refaire durant que le
reste de la Terre s’entrégorgeait. Mais l’esprit cocardier qui est
le fond même du caractère gaulois n’allait pas tarder à renaître
et à se manifester sous la forme de la résistance qui nous
causa beaucoup de malheur avant de nous servir.
L’intrusion des « purs Aryens » dans notre vie nationale se fit
d’abord apparemment correcte et l’occupation, tirant sur la
planche à billets, eut du moins le mérite de purger la France de
ses rossignols.
Page 52 Le Protecteur Inconnu

Dans le noir
Je me rendis compte rapidement de mon erreur et de
l’inanité de l’exode et remontai l’un des premiers au nord de la
Loire d’où je n’aurais jamais dû sortir.
Notre demeure était intacte et, seules, de menues
déprédations accusaient le passage de troupes successives.
Encore n’avait-on forcé ou fracturé aucune porte et les visiteurs
en uniforme s’étaient-ils contentés de dévisser une serrure dont
les éléments intacts avaient été déposés sur le sol. Dans la
salle à manger ces invités malgré nous avaient dressé une
table ornée de chandeliers de cuivre ciselé provenant de mon
cabinet. Il ne manquait à la bibliothèque qu’un ouvrage relié sur
deux qui constituaient la traduction allemande de mon Livre de
la Mort douce, ce qui identifiait la nationalité de
« l’emprunteur ».
Quelques bombes de faible dimension avaient creusé aux
alentours des trous sans importance et la désolation qui régnait
sur la vallée n’était due qu’au départ des habitants. Ceux-ci
revinrent un à un, assez penauds comme nous et mesurant leur
peu de sagesse quand il nous suffisait de rester paisiblement
sous la main du Père là où le sort nous avait mis. Les matelas
ambulants reprirent place dans les lits au lieu de poursuivre leur
course automobile et les voitures furent remisées avant d’être
réquisitionnées par la « race des seigneurs ».
L’occupant d’ailleurs faisait régner en 1940 une stricte
discipline et des exécutions sommaires frappèrent la
soldatesque lorsque, parmi celle-ci, se rencontraient des
pillards.
Le reflux général des troupes françaises avait laissé des
groupes sporadiques de soldats errants, puis ces derniers
avaient rejoint leurs provinces. Il ne subsistait que quelques
Sénégalais affamés, coupés de leur Afrique et que les
premières pluies affectaient durement. Je subodorai leur
présence dans le district en visitant la grange abandonnée
d’une vieille ferme que nous avions acquise l’année d’avant.
L’un d’eux descendit un soir du coteau dans la nuit tombante et
déboucha d’un chemin creux. J’allai vers lui et ses grosses
lèvres supplièrent d’une voix tremblante
- Papa! Papa!...
Je le réconfortai et tentai de l’amener à la cuisine mais il s’y
refusa de peur d’être signalé et repris. Il me fit signe qu’ils
étaient plusieurs avec lui, cachés dans les taillis proches,
attendant on ne sait quoi. Nous les nourrîmes pendant une
huitaine de jours et le plus difficile fut d’acheter du pain en
quantité suffisante sans éveiller les soupçons du village où tout
le monde n’était pas d’accord sur les Noirs. J’ai toujours
soupçonné la boulangère de n’avoir pas été dupe de notre
soudaine boulimie.
Le Protecteur Inconnu Page 53

Les Sénégalais, qui étaient des Wolofs, avec des cicatrices


probablement rituelles sur les joues, furent recueillis dans la
grange pleine de paille avec défense de faire du feu. Quand la
nuit s’épaississait, j’allais, chargé de provisions par la bonne
hôtesse et, dans les ténèbres je les appelais à demi voix. L’un
d’eux, toujours le même, sortait du foin et de l’ombre et nos
mains fraternelles se reconnaissaient dans le noir.
Ils cessèrent de répondre à mes appels au bout d’une
semaine et disparurent silencieusement comme ils étaient
venus.
Billets de logement
Notre maison s’élevait à l’angle d’un chemin rural et d’une
simple voie de terre par laquelle on pouvait venir directement
de la forêt. Ceux qui fuyaient vers la ligne de démarcation
n’avaient qu’à franchir la route nationale d’Orléans à Gien, ce
qui ne demandait que deux ou trois secondes, pour se
retrouver à l’abri des bois particuliers.
J’avais planté sur le plateau deux mille pins de Riga, centrés
par une allée d’épicéas et de Douglasi, avec une clairière au
centre et, la bénédiction du ciel me poursuivant jusque dans
mes entreprises mineures, j’eus la chance de le faire dans une
année de pluies, ce qui assura leur reprise dans un sol
médiocre et sec. En trois ans cette pinède pouvait déjà servir
de protection dans une zone dénudée et c’est de là que nous
vîmes émerger des silhouettes inconnues en marche vers la
liberté. La plupart de ces transfuges franchissaient la Loire de
nuit, ce qui était encore relativement facile. .l’ai gardé le
souvenir d’un groupe de trois personnes d’âge et d’aspect
différent. Ils ne s’attardèrent pas à la maison dans leur hâte de
se trouver en direction de leurs aîtres. Deux étaient du littoral
de Provence et le troisième d’Alger, ce midi et demi. On leur
offrit à manger mais ils acceptèrent peu de chose. On leur
proposa de l’argent qu’ils refusèrent, étant suffisamment
pourvus.
Certain après-midi, trois sous-officiers allemands se
présentèrent à la grille et me firent comprendre qu’ils désiraient
le logement. Outre le long bâtiment affecté jadis aux bêtes
(écurie, vacherie, chambre aux herbes) et que, pour notre
commodité personnelle, nous avions transformé en maison
d’habitation, il existait, de l’autre côté de la cour, un petit
pavillon naguère préposé au logement des personnes et où
nous avions, durant les mois qui précédèrent la guerre, abrité
Maria, l’Espagnole, avec ses deux ninos. Ces deux pièces
isolées et, par conséquent, indépendantes parurent combler
d’aise les survenants. Ils s’y installèrent pour la nuit. Leur
ravitaillement était avec eux et ils possédaient un appareil à
disques auquel ils firent moudre sans désemparer de vieux airs
d’Outre-Rhin.
Page 54 Le Protecteur Inconnu

Durant les heures qui précédèrent le dîner, l’un d’entre eux


se promena autour des bassins et, père de famille
vraisemblablement, s’intéressa aux jeux de ma fillette. Ils
parurent se comprendre sans rien se dire. Pour moi, ignorant
presque tout de la langue germanique, je mesurai
l’imperméabilité du mur qui nous séparait. J’aurais voulu dire
quelques mots, jauger cet appareil guerrier, jeter une sonde
dans les âmes et je me sentais impuissant de ne pouvoir que
par gestes traduire ce qui m’opprimait.
Dès l’aube ils étaient partis et nous n’entendîmes que leurs
voix rauques qui, la grille refermée, nous criaient adieu.
Le Protecteur Inconnu Page 55

XI. LA MAISON-DU-SOLEIL-AU-
CŒUR

Sous le titre L’oeil de la tempête j’ai narré le plus clair de


notre expérience familiale des deux années d’avant-guerre et
des années d’occupation. Je n’y reviendrai donc pas en détail
mais en fonction seulement du sujet qui nous occupe.
Beaucoup s’imaginaient que nous étions seuls parce que
nous vivions dans un lieu isolé où, par jour de neige, il ne
passait guère plus de deux ou trois personnes. Ils avaient tort
parce que la solitude rend sa valeur à la présence humaine, si
avilie par la multitude des cités. Ici, tout avait un prix et un sens.
Le rare survenant représentait une expérience séparée à
laquelle nous accordions un intérêt particulier. Nos fibres
étaient nouées à lui directement, nous faisions converger vers
lui nos pensées. Même si je ne l’avais jamais vu, ce passant je
le bénissais.
Ils eurent tort ensuite ceux qui nous jugeaient retranchés du
monde parce que le monde réel était plus près de nous. Nous
étions séparés de lui par les seuls contacts physiques ; nous
étions attachés à lui par les cordes de l’esprit. Celui qui mange
en fermant les yeux pénètre avec étonnement dans le royaume
du goût où nulle saveur n’est pareille ; celui qui vit loin des
hommes éprouve toute la force du lien qui les unit à eux. Et
puis pourquoi ne pas le dire ? Je sens personnellement la
grande famille de mes lecteurs et de mes lectrices dont les
délégations psychiques affluent autour de moi. Et j’ai mes morts
comme mes vivants, fidèles aux rendez-vous de l’âme, qui me
demandent et qui m’apportent et qui, tous, vivent en moi.
J’ai même l’écho des ricanements et des insultes des
ténèbres mais aussi les soyeux bruits d’ailes de mille anges
empressés. Les tristesses viennent à moi mais aussi les joies
en robe blanche qui font taire le chagrin en sarrau noir.
Nous étions visités par l’Ami car notre maison était la sienne
et nous lui rendions sa visite sans même sortir de notre cœur.
Là brûlait la lampe de l’Esprit, chaude, vivante et claire. Chacun
s’efforçait de la sortir de dessous le boisseau. Là chauffait le
foyer divin qui se perpétue sous la neige, renaît sans cesse de
ses cendres et réchauffe sans brûler. Non, nos voix ne nous
parvenaient pas seulement par radio ou par téléphone. Les plus
hautes venaient d’ailleurs.
Entraide
Dès 1941 et au cours des années qui suivirent je vis
s’organiser sous mes yeux le plus extraordinaire des chantiers.
Page 56 Le Protecteur Inconnu

La salle à manger fut muée en bureau d’expédition d’où


partirent des colis innombrables. Pendant quatre ans les envois
d’oeufs, de viande, de légumes, de fruits, de lainages se
succédèrent sans arrêt. 1942 et 1943 enregistrèrent une
cadence de huit à dix par semaine. Les destinataires étaient
des parents, des amis, des prisonniers, des exilés, des
inconnus dont l’appel venait de partout.
Ma femme assura l’organisation de ce ravitaillement et vécut
au milieu d’un capharnaüm de caisses, de boîtes, de cartons,
de papiers et de ficelles. Jamais les bénéficiaires ne sauront ce
que chaque départ représenta de courage, de patience, de
persévérance, d’ingéniosité. Les gens des villes notamment,
habitués naguère à trouver crémier, fruitier, boucher, épicier au
coin de leur rue, n’ont aucune idée d’une tâche menée avec les
moyens du bord.
Pour y avoir participé (et combien faiblement !) de loin en
loin, je sais le nombre de pas et de gestes inclus dans un colis
normal de dix kilos et beaucoup pesaient jusqu’à seize. Que de
courses et d’arrachages aux quatre coins des potagers ! Que
d’allées et venues des communs à la maison, du poulailler au
fournil et du grenier au garage ! Que de lavages, d’épluchages !
Que de temps gagné et perdu !
Encore ceci ne constituait-il que la démarche au plus près,
mais les visites dans les fermes, dont certaines étaient
distantes d’un kilomètre et où les longues palabres étaient de
rigueur. Il faut être ingénu comme un citadin pour croire qu’il
suffisait d’entrer chez le paysan, de lui commander du beurre
ou des fromages, de se faire rendre la monnaie et de revenir
avec la marchandise sur son cœur. A la campagne on n’a rien
avec rien. Il fallait alors surtout des quintaux de complaisance et
des tonnes de gentillesse. Chaque requête était précédée de
conversations où tout était passé en revue : travaux, récoltes,
maladies, bêtes et gens. C’était là bien souvent l’occasion de
conseils précieux et May savait toujours offrir l’indication
opportune et proposer à point l’aide qu’il fallait. Dès 1942, elle
était devenue la tricoteuse attitrée de notre coin et je renonce à
dénombrer ce qu’il a pu sortir de tricots, chaussettes, gants,
etc., de ses mains industrieuses qu’on voyait tirer de la laine le
bien-être de tant de gens. Avions-nous assez ironisé sur son
perpétuel tricot et son perpétuel tissage en un temps où les
produits manufacturés abondaient dans les magasins ! Ma fille
Françoise et moi ne pensions pas que notre abeille diligente
avait dans ses doigts, pour les petits campagnards, une
manufacture de brassières, bonnets et menus chaussons.
Et la clientèle s’étendait en proportion inverse de nos
exigences, tout le voisinage étant persuadé que chez nous on
travaillait gratis. En réalité personne n’était plus intéressé que
nous mais c’est d’une autre monnaie que nous attendions la
rétribution. Celle-ci ne fit jamais défaut. Elle arriva par mille
Le Protecteur Inconnu Page 57

voies, certaines si subtiles qu’il fallait beaucoup d’attention pour


les repérer. D’autres apparaissaient à ce point évidentes qu’il
eût fallu être frappé d’aveuglement pour les nier. Ainsi par
quelques-unes de ces avenues royales la laine venait-elle à
May de toutes parts.
Oh ! certes, l’ouvrière n’était pas à court d’initiative ni de
diligence. Son intuition obstinée était rarement en défaut mais
combien de femmes animées du même courage (sinon de la
même foi), de la même ingéniosité (sinon de la même certitude)
ne pouvaient trouver de la matière première sans laquelle il n’y
a pas de réalisation. De jeunes mamans, même pourvues de
bons de layette, ne parvenaient pas à se procurer la laine
rarissime et May la trouvait sans difficulté et même sans bons.
Je crois inutile de dire que notre foyer ignorait le marché noir,
tant du côté achat que du côté vente. Nous avions tous les trois
horreur du bénéfice commercial. Avec de tels procédés un
exploitant normal court à la faillite. Or non seulement nous ne
manquions de rien mais l’abondance nous investissait de toutes
parts. Nous étions comblés au point de n’avoir rien à désirer et,
dé plus, nous pouvions combler les autres en dépit de
ressources financières inexistantes. Miracle ineffable de la
collaboration avec l’Esprit.
Les circonstances les plus imprévues, les concours les plus
inattendus convergeaient vers nous et nous servaient avec une
rare pertinence. Nous vivions en plein illogisme et hors des lois
de la raison.
Il apparaîtra au lecteur le plus prévenu que tout s’était
idéalement combiné, à notre insu, depuis des années pour que
nous traversions l’insécurité de la guerre en pleine sécurité.
1940 et 1941 avaient été désastreuses, du point de vue de
l’édition et la plupart de nos rentrées étaient taries. Nous vivions
sur notre substance comme les marmottes, mais les yeux
ouverts.
Notre dépense principale était la voiture à cause de ses
facilités de déplacement. Or l’Invisible avait pris soin de nous
murer dans notre home et l’essence nous faisait défaut au
moment où nous ne pouvions plus la payer.
Nous étions dressés à ce jeu qui est celui du Partenaire que
j’ai défini ailleurs comme une sorte de cache-tampon spirituel.
Les girouettes de l’esprit
Les hommes sont incapables de se diriger tout seuls à
travers les événements et ceux d’entre eux qu’ils acceptent
pour chefs sont eux-mêmes à la remorque des circonstances.
Sans doute il y a une clé des hommes et des choses mais la
serrure est en dehors de l’humain.
La porte du Futur est un simple cliché, une pure allégorie qui
suffit cependant à maintenir l’Humanité dans l’erreur. La vérité,
connue des dieux, est qu’il n’y a pas plus de futur que de passé
Page 58 Le Protecteur Inconnu

mais seulement un éternel présent multiforme dont la partie


cachée représente pour nous l’avenir. Hier nous étions dans le
présent, aujourd’hui nous sommes dans le présent, demain
nous serons encore dans le présent en dépit de notre illusion
d’optique qui nous fait croire â trois moments différents. Dès
lors pourquoi comparer le présent de l’heure actuelle au
présent de 1900 ou à celui de l’an 2000, Ne sont-ils pas trois
aspects du même présent identique, tous du même instant divin
?
Aussi fais-je mienne la grande idée de l’américain Jacob
Beilhart. Pourquoi subirais-je des vents contraires ? Ne dépend-
il pas exclusivement de moi crue tous les vents me soient
favorables ? Et ne suis-je pas maître de considérer comme le
seul bon vent celui que souffle l’Esprit ? Bornons-nous donc à
nous incliner devant l’Esprit, c’est-à-dire à reconnaître dans
quelle direction il souffle. Si c’est du sud notre direction est au
nord ; si c’est du nord notre direction est vers le sud.
Beaucoup penseront qu’une telle conduite est incohérente et
même exclusive du libre-arbitre. Nullement, car il faut un libre-
arbitre intégral pour se faire délibérément girouette de l’Esprit. Il
nous faut, en effet, être des girouettes spirituelles conscientes
et consentantes, bien équilibrées, bien huilées et qui tournent à
tous les souffles de l’Esprit. Par contre, si nous voulons imposer
notre direction à nous, si nous oxydons ou faussons notre axe,
sans doute nous pouvons résister aux zéphyrs et aux faibles
brises mais la première tornade nous mutile ou nous arrache du
toit.
N’est-ce pas l’Esprit qui, déjà, deux années avant la guerre
nous avait tirés de la ville et amenés dans ce val ? N’est-ce pas
lui qui nous a laissé le temps voulu pour mettre les terres en
culture, réparer la maison et la rendre habitable, planter jardins
et vergers ? A la veille même du grand conflit, la vieille ferme
qui nous avoisinait se trouva sans habitants et nous fut cédée
pour une somme misérable. Il est vrai qu’elle était en ruine mais
cette ruine on pouvait l’utiliser.
Je me souviens que mon ami Bondonneau me disait non
sans quelque bienveillante ironie :
- Vous qui prêchez le détachement, vous acquérez maisons
et terres. N’est-ce pas excessif et même contradictoire ?
Je ne pouvais que reconnaître la justesse de son dire sans
avoir alors la possibilité de lui répondre que l’Invisible savait à
quoi s’en tenir sur la destination de ces modestes biens. Car
bâtiments, terrains étaient pour nous superfétatoires alors que
le jour était proche où il y en aurait juste assez.
Vers la fin de la guerre tout était plein à ras bords. Nous
avions, parmi les gens qui s’étaient succédés, abrité dans le
pavillon un beau-frère et une sueur qui avaient fui Lorient sous
les bombes, adopté la fillette d’un boueux parisien et recueilli
deux vieillards sinistrés d’Orléans. Nous étions huit en tout et
Le Protecteur Inconnu Page 59

les dépendances n’étaient pas trop grandes. C’est seulement à


cette époque que nous comprîmes les vues de l’Esprit.
Comme le boomerang
Inutile d’ajouter que nous n’avions plus de journalier ni de
femme de ménage. Il ne fallait compter que sur nous-mêmes
pour tout entretenir, tout résoudre et tout régler.
Le miracle alors se produisit, miracle de chaque jour, de
chaque année, par quoi nous vécûmes dans l’abondance sans
avoir d’argent. Par quel enchantement cela se produisit-il ?
Nous tentâmes au début de l’expliquer par des considérations
déductives, enchaînés que nous étions aux exigences de la
raison. Il nous fallut bientôt renoncer à ces méthodes
surannées tant les interventions d’En-Haut présentaient
d’apparent illogisme, de soudaineté déconcertante et de
paradoxal imprévu. Je ne puis mieux faire que de comparer le
mécanisme providentiel au comportement du boomerang, cette
arme de jet qu’utilisent les aborigènes d’Australie. Au lieu d’être
droit comme le javelot, la flèche, la lame, le boomerang est fait
d’une branche coudée dont l’angle et les proportions procèdent
d’un calcul secret. La trajectoire de cet engin échappe aux lois
ordinaires d’énergie et de pesanteur. Lancé d’une certaine
façon, il bondit avec des crochets en direction du but et, à la
volonté de l’Australien, frappe le gibier de sa pointe aiguë ou le
contourne et revient tomber aux pieds du lanceur. Ce
cheminement indirect et imprévu d’une arme de jet est un défi
aux règles naturelles. Le retour du boomerang notamment
constitue une entorse à la logique et à la raison. Sans doute le
tour de main doit y jouer un grand rôle mais il n’est pas prouvé
qu’il n’intervient pas encore autre chose qui procéderait de
l’instinct et de l’inconscient. L’effet - et ce mot est pris dans le
sens qu’on lui donne au billard - est obtenu sans que
l’instrument soit soutenu ou guidé dans sa trajectoire par autre
chose que l’originelle impulsion.
Plus mystérieuse encore, plus inexplicable, plus irrationnelle,
plus illogique, plus déraisonnable est l’intervention du Divin
dans l’existence, même matérielle, de l’Homme quand l’Esprit
en est sollicité. Personnellement et pour l’avoir mille fois
expérimenté, je dirai en reprenant le mot du grand physicien
William Crookes à propos de ses expériences métapsychiques :
« Je ne dis pas que cela peut être, je dis que cela est. »
Le chef-lieu de la farine
Ainsi que je l’ai souligné précédemment, n’est-il pas
extraordinaire et même quelque peu extravagant qu’à la veille
d’un conflit mondial qui, durant cinq interminables années, allait
isoler et affamer les citadins, nous ayons été subitement
amputés de nos ressources habituelles, éloignés de Paris,
propulsés en pleine brousse, au milieu d’exploitations
généralement prospères et, pour comble, avec une source, des
Page 60 Le Protecteur Inconnu

terres et un potager. Miracle supplémentaire et non le moindre :


nous étions au voisinage immédiat de la farine avec tout ce que
cela suppose : son, semoule, recoupe, etc.
Les populations l’avaient si bien compris que ce moulin de
bénédiction était devenu, pour tout le canton et les au-delà, le
centre du monde, la capitale des appétits. Pendant cette demi-
famine de prés d’un lustre on vit converger vers ce lieu
d’élection des gens de toute condition. Il en venait à pied, en
charrette, à bicyclette qui accouraient humblement pour faire
leur cour au meunier. Et chacun repartait avec le petit sac en
toile où il abritait la sainte poudre blanche obtenue là sans
tickets. Les agents de l’Autorité n’étaient pas les derniers à
venir demander l’aumône, de même qu’ils étaient les premiers
à participer dans les environs au découpage des porcs.
Nous n’avions même pas à nous déranger et grâce à cette
manne dispensatrice nous étions à même de procurer à
d’autres l’aide et le réconfort.
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XII. L’ŒIL DE LA TEMPETE


Lors de la publication du livre portant ce titre, je mis en tête
l’avant-propos ci-après qui semble s’appliquer exactement à
notre expérience familiale de ces temps troublés.
«On dit que dans certains typhons des mers orientales un
tourbillon immense engendre le délire de l’eau.
« On dit aussi que ce tourbillon est creux et qu’au centre
même du cyclone il existe une zone calme où le navire est
abrité de l’ouragan.
« On dit même que, par la cheminée du tourbillon, on
aperçoit les étoiles comme si, au plafond des nuages, une
lucarne s’ouvrait dans les cieux.
«Et c’est là ce que les marins appellent l’œil de la tempête.
*
* *
« De même, dans la grande tempête du monde et des
hommes,, nous avons trouvé une zone de protection.
« Le flot et le vent grondaient à l’entour. Mer et ciel étaient
d’un noir d’encre. Mais, là-haut, une merveilleuse étoile brillait
pour nous dans le ciel. »
Les voleurs dans la maison
Quand la police allemande eut solidement pris racine sur le
sol de France, elle utilisa aussitôt les renseignements précis
qu’un espionnage préparatoire avait depuis longtemps mis à sa
disposition. De sorte que ses agents opéraient à coup sûr et
avec une efficacité à laquelle il faut rendre hommage.
Avant même que les Juifs ne fussent marqués pour l’abattoir,
Hitler, dans sa mégalomanie aryenne, teintée de l’occultisme le
plus douteux, avait mis au ban de l’humanité francs-maçons et
théosophes dont les idées de liberté choquaient ses desseins.
La raison d’Etat s’accompagnait d’ailleurs d’impératifs moins
politiques qui visaient à transférer en Allemagne les richesses
bibliographiques culturelles dont le dénombrement avait été
effectué.
Dès les premières semaines l’admirable et précieuse
bibliothèque personnelle, riche en ouvrages précieux et en
documents ailleurs introuvables d’Albert Lantoine, bibliothécaire
de la Grande Loge de France, avait été déménagée par les
sbires et dirigée vers le Troisième Reich en wagons plombés.
Lantoine était mon ami depuis de longues années et j’avais
pour sa noblesse de caractère, son talent d’écrivain et sa vaste
culture une totale admiration. Son esprit était aussi audacieux
Page 62 Le Protecteur Inconnu

que sa tolérance était universelle. Il réagit à cette perte


irréparable avec la vertu d’un homme fort.
Tous ne furent pas aussi heureux, témoin certain juge de ma
connaissance en Touraine que son tablier et son triangle
menèrent à Buchenwald où il trouva la mort. La Société
Théosophique Adyar eut ses magasins cambriolés par
l’occupant qui confisqua ses éditions pour les revendre à
d’autres libraires. Dans le lot se trouvaient plusieurs centaines
de mes ouvrages qui lui furent restitués à la libération.
La gestapo avait les yeux bouchés
Je ne rappelle ce qui précède que pour montrer à quel point
les Allemands étaient informés de toutes choses en France,
chaque personnage typique ayant été soigneusement fiché. La
Gestapo n’ignorait rien de ce qui avait été publié au cours des
années précédentes. Par conséquent elle ne pouvait ignorer Le
règne de la Bête, paru en avril 1939. Or que trouvait-on dans
les pages de ce livre qui fût de nature à éveiller l’attention de
l’autorité ennemie ? Qu’on me permette d’extraire, entre bien
d’autres, les phrases que voici :
« Tout ce que les formations politiques perdent à l’arrivée
d’un dictateur profite aux individus.
Et, plus tard, dans un temps qui n’est jamais long, un certain
nombre de ceux-ci mettent fin à la dictature.
«Tandis que les dictateurs écrasent la multitude, les
individus qui vont les abattre poussent dans l’ombre des
dictateurs...
«Le nazisme surgit, plus brutalement encore, dans une
Allemagne abaissée où, faute de se raccrocher au panache
impérial, les individus se sentaient diminués. La force de l’esprit
de troupeau est plus traditionnelle chez les Allemands que chez
tous les autres peuples. Hitler n’eut qu’à paraître pour les
amalgamer en un bloc...
« La compression des consciences fut portée au maximum. Il
y eut plus de violence en Germanie et plus de ruse en Italie
mais t’attentat au libre-arbitre se révéla également, quoique
provisoirement, efficace...
«Aujourd’hui, les bouches sont fermées, les oreilles
bouchées, les poings liés...
« L’entreprise de Staline, de Mussolini, d’Hitler est aussi
anachronique que la construction en 1939 de fortifications à la
Vauban ou d’un château fort du Moyen Age. Les spectateurs
n’attendront pas longtemps avant de juger la solidité de ces
forteresses en carton-pâte, et en faux béton armé…
« Ce n’est que depuis peu que les hérésies raciales de Hitler
et de Mussolini ont tenté de freiner le mouvement humain de
l’Inter-Race et de ramener les peuples de force aux exclusives
d’autrefois...
Le Protecteur Inconnu Page 63

« Tous ceux - et certains avaient une autre envergure


qu"Hitler - qui se sont attaqués à rebours au problème de la
Race ont été impitoyablement balayés par l’Evolution.
«Les usurpateurs le savent bien et c’est la revanche de ceux
qu’ils mènent.
« Aussi grande que soit la peur des « dictés » elle n’est rien
auprès de l’angoisse des dictateurs. Eux seuls savent la
précarité, l’insécurité, l’instabilité du terrain où ils se meuvent.
Les ferments de violence qu’ils utilisent lèvent dans leur propre
entourage et, tout en la sachant inéluctable, aucun d’eux ne sait
de quel côté la hache tombera. »
On conviendra qu’il n’en fallait pas tant pour justifier
l’intervention de la Gestapo. Si je ne m’en suis pas avisé sur le
moment c’est avec le recul que je mesure l’épaisseur du
cheveu qui tenait l’épée suspendue au-dessus de ma tête.
Comment n’ai-je pas reçu la fatale visite de cinq heures du
matin ?
Il semble que l’Autorité ait eu les yeux bouchés ou, plus
précisément, que, pareil aux Israélites devant les armées de
Pharaon, j’aie été couvert par le Très-Haut d’une nuée invisible.
Tout démontra par la suite que, délibérément ou non, je fus
ignoré.
Le garçon du S.T.O.
Je me contenterai de citer une page de mon livre Le Jeu
passionnant de la Vie.
En 1943, au pire moment du service de travail obligatoire, un
jeune réfractaire vint me demander aide et protection. Après
l’avoir hébergé, je le promenai ouvertement dans les fermes de
nos campagnes pour lui procurer travail, nourriture et logement.
Bien que j’y eusse intéressé deux syndics, aucun emploi ne se
révéla possible en raison du manque de connaissances
agricoles de notre protégé.
Le troisième jour, je réussis à l’envoyer, pourvu de nourriture
et d’un viatique, chez un cultivateur de l’autre côté de la Loire
qui avait déjà recueilli plusieurs jeunes gens. Que se passa-t-il
? Je ne puis le dire exactement. Le garçon ne séjourna pas et
traversa toute la Sologne pour aller s’échouer chez des amis
spirituels de Mer en Blésois. Je parlerai longuement de ceux-ci
un peu plus loin parce qu’ils furent mêlés à mon oeuvre et
partageaient intégralement nos certitudes et nos espoirs.
En ce qui touche le jeune homme en question, j’appris
ultérieurement que, découragé et las de sa vie errante, il se
rendit à l’autorité allemande et, bien qu’il eût demandé à faire
un travail pacifique, incarcéré à Orléans.
Détail à noter : toutes les personnes du Loiret et du Loir-et-
Cher, y compris des gendarmes français, qui s’étaient trouvées
en contact avec le réfractaire furent successivement menacées
Page 64 Le Protecteur Inconnu

ou arrêtées par les Allemands. Moi seul ne fus jamais inquiété


et cependant mon hôte portait trois de mes livres dédicacés
dans sa besace. Mieux : je lui écrivis pendant sa détention et lui
envoyai de l’argent.
Pillage en uniforme
Toujours en 1943, la Gestapo se présenta dans la maison
rurale de mon éditeur et ami Oliven pour y effectuer des
perquisitions destinées à couvrir la razzia des animaux, du linge
et des meubles et arrêta trois membres de la famille qui furent
déportés et ne revinrent jamais plus. Or je venais précisément
d’écrire à nos amis une carte fraternelle portant mon nom et
mon adresse qui était à quelques kilomètres de là.
Quand, après la libération, nous pénétrâmes avec le
serrurier et le notaire dans la maison cambriolée, la première
chose que j’aperçus, bien en évidence sur la table de la pièce
principale, fut la carte postale en question.
Plus extraordinaire encore : parmi les paquets de livres
dévastés ou éventrés des mansardes, se trouvaient plusieurs
centaines d’exemplaires du Règne de la Bête offerts en pâture
aux policiers.
J’habitais alors, comme je l’ai dit, à peu de distance de là et
rien n’était plus facile que de m’interpeller dans mon refuge de
la Sourcerie pour me demander des comptes et pourtant rien
de tel ne se produisit.
Tout prouve surabondamment que mon existence n’était pas
inconnue surtout de la Gestapo française, souventes fois plus
ignoble que celle du Reich.
Bombardement des ponts de Sully-sur-Loire
L’année 1944, à partir du débarquement allié sur les côtes
de Normandie, vit s’étendre les bombardements jusqu’à notre
région. Ce ne furent d’abord que des Mosquitos, petits avions
anglais d’une témérité surprenante qui attaquaient au sol les
rares locomotives circulant sur la voie ferrée au nord. Cette
ligne passait en haut de notre coteau à une ou deux centaines
de mètres et son importance économique était insignifiante.
Toutefois les Allemands l’utilisaient pour y faire passer des
convois de nuit.
Nous ne faisions guère attention à ces menues
démonstrations aériennes. Beaucoup plus préoccupant était le
voisinage de Sully-sur-Loire, avec ses deux ponts sur le fleuve,
objectif de choix pour les Américains.
En juin, nous avions recueilli la fille d’amis très chers, les
Morellet, de Clisson, Loire-Atlantique, laquelle venue à Paris
pour y subir les épreuves de licence, s’était vue interdire par les
opérations de Normandie son retour, immédiat dans l’ouest.
Juillet venu, ses parents jugèrent possible de la récupérer et,
en l’absence de tous moyens de communication, imaginèrent
Le Protecteur Inconnu Page 65

de la rapatrier au moyen de deux jeunes hommes de leurs


relations dont l’un véhiculait une bicyclette tandis que l’autre
chevauchait un tandem dont la deuxième selle devait être
occupée par la jeune fille à leur retour. L’un de ces garçons
n’était autre qu’André Bellec, l’aîné de ceux qui, plus tard,
allaient acquérir la célébrité sous le nom des Frères Jacques.
C’est lui qui gouvernait l’engin à deux places grâce à une
musculature ad hoc.
Pour remettre les voyageurs d’une course de trois cents
kilomètres, ma femme avait préparé un bon dîner dans notre
salle à manger campagnarde et chacun se préparait à y faire
honneur. Avant que la première cuillerée de potage fut avalée
un grand bruit d’avions fit tourner les têtes. Et presque aussitôt
de puissantes détonations mirent tout le inonde sur pied. Nous
regardâmes par la fenêtre : on bombardait Sully oie les
explosions se succédaient sans arrêt.
Le pont routier tout neuf par lequel les garçons étaient venus
deux heures auparavant n’était plus que ruine. Puis les
forteresses volantes piquèrent droit sur nous.
Ce n’était pas pour nous
Ni le pauvre moulin qui nous jouxtait ni notre humble
demeure ne pouvaient servir de cible mais restait le chemin de
fer voisin, propre à recueillir les bombes économisées sur Sully.
Effectivement la foudre arriva d’un coup. Bien avant de nous
survoler les bombardiers lâchèrent leurs projectiles et ceux-ci
churent par-dessus nos têtes avec un bruit strident de moteur.
J’eus l’impression que plusieurs de ces gros avions nous
survolaient en rase-mottes et que leur carlingues allaient frôler
nos toits. En réalité ce n’était que la déchirure de l’air violé par
les bombes, qui firent mouche sur la voie ferrée et les alentours
immédiats.
Tout le monde avait sauté par la fenêtre dès la’ première
menace et nous nous tenions dans le petit chemin de la source
hors du piège de la maison. Alors que tous étaient planqués
contre le pignon nord, mon âme s’éleva en direction du
Protecteur Invisible et je pensai que si j’avais foi en lui rien de
mal ne nous atteindrait. Je restai donc debout en dépit des
adjurations de mon entourage et je n’y mis aucune forfanterie ni
aucune bravade mais l’ardente prière de mon cœur.
Trois grands coups ébranlèrent les environs et les bombes
ouvrirent des entonnoirs de dix mètres de diamètre, dont l’un,
en plein sur la ligne, rebroussa les rails en l’air et faucha les
arbres avoisinants. L’éclair était tombé hors de nous, laissant
les toitures endommagées, le plâtre du plafond dans les
assiettes et tout le monde en émoi.
Le lendemain, je retrouvai un éclat de bombe qui, freiné par
la Main Invisible, s’était arrêté dans le chemin montant, â
quelques mètres de nous.
Page 66 Le Protecteur Inconnu

Sous la voûte des projectiles


A partir de ce moment les bombardements isolés ne
cessèrent plus. Les maquis flambaient. En forêt, il y avait des
cadavres sous les feuilles et des chiens sortaient du fourré
avec, dans la gueule, des lambeaux sanguinolents.
Les Allemands commençaient à se rassembler avec une
hâte qui ressemblait à la déroute et, là-haut, la bataille des airs
se faisait plus âpre, plus ample, plus inhumaine de jour en jour.
Aux doubles-queues poursuivant dans le ciel leur ronde sinistre
et contre quoi tout le pays creusait en hâte des abris dérisoires,
avaient succédé les armadas anglaises des grands raids sur
Stuttgart et Milan.
Je me souviendrai toujours de ce dernier passage
apocalyptique alors que le tonnerre de milliers de moteurs
grondait au-dessus de nous. Le passage dura près d’une heure
et la nuée d’avions s’étendait sur une centaine de kilomètres,
encadrant le lit de la Loire jusqu’à limite d’horizon.
Durant plus de cinquante minutes de nuit, nous avons vécu
sous un plafond de bombes ou, plus exactement, sous une
voûte de peur. Chacun tremblait d’assister à une collision entre
ces monstres volants et, de fait, une déflagration puissante
nous apprit qu’un Lancaster venait de s’écraser avec son
chargement et ses mitrailleuses à quelques kilomètres sur le
territoire de Bouzy-la-Forêt.
C’était la fin du cyclone qui laissait intacts nos biens et nos
vies, gardés que nous étions contre les puissances de haine et
de mal.
Le Protecteur Inconnu Page 67

XIII. LE CHATEAU DE
CHANTECAILLE
Bien que je n’y participe qu’accessoirement et aux derniers
jours de la guerre, j’aime à donner l’exemple de ce lieu, si
différent de tous les autres et dont, pas plus que du Prieuré de
Bazainville, je ne sais en quelles mains il est tombé aujourd’hui.
Là aussi, la protection divine s’est exercée avec une
continuité admirable si l’on veut bien songer que ses
occupants, en leur qualité de citoyens américains, étaient
d’emblée suspects à la police des occupants.
En marge de la grande route Paris-Bordeaux et tout près de
Mer-en-Beauce, se trouve une incomparable gentilhommière
dont le nom ne figure même pas sur la carte Michelin. Les
bolides qui descendent la Nationale ou les express qui filent
vers le nord n’ont pas le moindre soupçon de la beauté enclose
dans un site qui, volontairement, s’applique à leur tourner le
dos.
Chantecaille n’a rien de commun avec les châteaux
ordinaires. Rien ne le révèle au-dehors. C’est une formule de
concentration intérieure. Il semble, en effet, que Chantecaille ait
pris toutes les précautions pour que sa qualité d’asile ne fût
même pas discutée. Un pare et des bois l’entourent au nord,
des arbres et des végétations en dissimulent les murailles et
c’est à peine si, des prairies méridionales où il ne vient jamais
personne, on aperçoit la façade principale, orientée vers le sud.
C’est en dehors de tout cérémonial qu’on accède
brusquement en plein XVII° siècle et qu’on se trouv e rajeuni de
deux cents ans. Vieilli en même temps ou, plus exactement,
mûri, décanté d’un seul coup par une ordonnance unique dont
personne n’a parlé si opportunément que le propriétaire elle-
même, Marguerite John H. Storrs, femme du grand sculpteur
américain.
Un vieux passé
Chantecaille fut d’abord une sorte d’Hôtel-Dieu, maison de
repos par excellence, où vieillards et malades furent accueillis
dès 1392. Construit comme lieu d’asile en vertu d’un titre
ancien Chantecaille abrita toujours les âmes comme il pansait
les corps.
Aux environs de 1900, il passa à une famille d’écuyers, les
Dampierres. Les De Bodin s’unirent à eux en 1687 et leur
succédèrent. Après la tourmente révolutionnaire, à laquelle
échappa la « bonne dame » de cette époque, les Boisrenard
conservèrent le domaine jusqu’en 1875. Il y eut alors une
jachère de quarante années durant laquelle Chantecaille dormit
Page 68 Le Protecteur Inconnu

d’un profond sommeil. Celui-ci durait encore lorsque la guerre


de 1914 éclata. Une fois de plus, les circonstances le
transformèrent en refuge jusqu’au jour où les Storrs vinrent
exprès d’Amérique -pour découvrir ce joyau français.
Chantecaille n’a ni herse, ni pont-levis, ni mâchicoulis, ni
tours, ni tourelles. C’est un ensemble de lignes douces et
exactes, une géométrie simple et harmonieuse, un chef-
d’oeuvre de sobriété et de goût. Pas une couleur vive, rien que
des nuances dégradées. Tout y est, jusqu’à la minutie, fondu et
harmonisé.
Quand je l’ai connu il se dégageait d’un tel ensemble mieux
que de la beauté, nom qui convient préférablement aux forêts
architecturales de Chambord, Langeais ou Rigny-Ussé. La
caractéristique de Chantecaille est d’abord le charme ; ensuite
vient la race ; puis sa dernière expression, la vérité.
Le château de vérité
Voici ce qu’écrivait Marguerite Storrs dans une brochure
anglo-saxonne aujourd’hui introuvable :
« Mon mari taille ses ifs, qui sont les os, les piliers d’ordre de
nos terrasses, où il ne peut y avoir ni désordre, ni nombre, ni
fantaisie. Tout est réglé par les tracés de buis, les ponctuations
des cônes verts, les lignes des douves, des peupliers, en rangs
espacés, puis la coulée de Loire dont on voit seulement l’autre
rive, ourlée des bois bleus de Sologne, tout rectiligne, défini.
L’Ange qui règle et entretient ce paysage (car il y a des anges
pour chaque portion de nature) est très strict et ne souffre pas
un papier blanc au jardin ou un arbre mort dans le val. C’est
pourquoi je me sens mal à l’aise les jours de grand vent qui
échevelle les haies, rebrousse les feuilles, crie trop fort et fait
mouvoir les formes immobiles des chênes et des eaux...
Terrasses étagées entre maison et vallée, piédestaux au-
dessus des Paix horizontales qui les portent, les haussent, les
soutiennent. L’examen de conscience muet et sans
questionnaire, les ifs toujours droits comme des principes sans
un ombrage où se tapir, où se cacher. Lignes tracées comme
une portée à écrire ses chants d’âmes et ses pensées. Enfin la
maison avec sa coulée de lumière qui ne s’accroche à rien,
traverse les pièces d’un bout à l’autre sans bifurcation, repli ou
artificielle réflexion... Puis cette solitude éprouvée aux heures
de bombes et de tremblement du sol, des explosions et des
orages. Rien ne bouge ou plutôt le déplacement s’articule :
chaque poutre, chaque solive, chaque porte opère sa naturelle
réaction, toutes se combinant pour maintenir l’accord général,
comme le tricot fait à la main où chaque maille tient dans la
déchirure et arrête la fuite.
« Chantecaille et ses trois terrasses, comme les trois
marches d’un autel. »
Le Protecteur Inconnu Page 69

Spiritualité de l’artiste
J’ai pu enfin, après la guerre, revoir dans son cadre de Loir-
et-Cher John Storrs, grand artiste de Chicago, artisan complet
aussi puisqu’il peint aussi puissamment qu’il sculpte, et qu’il
dessine comme Le Nôtre et, mieux que La Quintinie, sait tailler
de fabuleux pommiers.
Etre de race supérieure et infiniment sensible, qu’une rare
discipline intérieure affine sans cesse et construit, John Storrs
est l’aboutissement d’une lignée extraordinaire, venue de
Scandinavie sur les barques légères des Vikings. Au ixe siècle
ses ancêtres occupèrent la Normandie et fondèrent le village de
Stor, à côté de l’Isle-Adam. De là ils partirent avec Guillaume le
Conquérant à l’assaut d’Hastings et de l’Angleterre. Par la suite
ils reçurent en fief le manoir de Storrs en North Cumberland. Ils
y firent œuvre de pionniers, se dépensèrent en croisades et se
prodiguèrent en apostolats. Ils créèrent enfin un groupe d’«
Amis », les Quakers de cette époque et, persécutés avec les
autres disciples de Georges Fox, émigrèrent vers 1550 en
Nouvelle-Angleterre où ils organisèrent une des plus
aristocratiques colonies de l’ouest. Tous les descendants, sans
mésalliance, furent de l’esprit : professeurs, universitaires,
pasteurs, prêcheurs, urbanistes, créateurs de villes,
astronomes, bibliothécaires, avocats, explorateurs. Pas un
marchand, pas un matérialiste, tous puritains d’Ecosse ou
d’Angleterre avec leur ascétisme, leur civisme, leurs principes,
leur rigidité. John Storrs était le premier artiste, le premier
catholique et le dernier venu de la dynastie, poursuivie
impérieusement et inflexiblement sans la défaillance d’un seul
chaînon. Cette «touche» plus chaude, plus féminine qu’on
trouvait en lui, il la devait à sa mère, petite fille du lord-maire de
Dublin, sainte musicienne irlandaise, toute baignée de
mysticisme et illuminée d’amour.
Un Niagara du verbe et de l’idée
L’émouvant et rectiligne Chantecaille était le reflet de
l’émouvant et rectiligne John $torrs. L’homme et la demeure
semblaient faits l’un pour l’autre. Le paysage était l’âme de
celle-ci ; l’âme était le paysage de celui-là.
Mrs Storrs, elle, descendait d’un homme de 48, ami de Victor
Hugo et de Lamartine, qui fut préfet du Cher et exilé comme
libéral par Napoléon III. Elle apporta dans sa corbeille le ton de
la vieille bourgeoisie orléanaise et d’invraisemblables dons
verbaux. A ce Niagara éblouissant du verbe et de l’idée, John
Storrs opposa les barrières subtiles de son génie et de son tact.
Tous deux, à partir de ce confluent, formèrent un beau fleuve
étale qui descendait calmement et spirituellement vers la mer.
Maison de religiosité, de compréhension, de finesse où la
quintessence du goût français s’unissait à l’originalité
d’Extrême-Occident. Maison de bonté et de compréhension, de
Page 70 Le Protecteur Inconnu

simplicité et de richesse. Havre de coeurs meurtris, port d’âmes


en détresse, tel était Chantecaille aimé des dieux.
Monica
Si j’ai insisté aussi longuement sur le château de
Chantecaille, c’est que j’ai voulu montrer, en révélant son
atmosphère spirituelle, qu’un tel lieu de pensée et d’accueil ne
pouvait être à la merci de la Force inharmonieuse du dehors.
Certains domaines sont gardés par les Puissances Invisibles
et leurs aîtres frémissent d’une sorte de divinité. Une semblable
maison ne pouvait échoir qu’à un pareil couple et celui-ci ne
pouvait avoir qu’une fille : Monica.
Dans le plus fort des combats aériens et des
bombardements au-dessus de la vallée de Loire, un
quadrimoteur allié explosa juste au-dessus de Mer pendant la
nuit. Plusieurs des aviateurs furent tués sauf l’un d’entre eux qui
sauta en parachute et vint par ce qu’on appellerait le plus
extraordinaire des hasards, mais qui était en réalité la plus nette
des intentions, atterrir sous la fenêtre de Monica.
C’était un jeune officier américain, seul survivant de son
équipage et qui, blessé, avait été, entre mille familles, déposé
chez ses compatriotes avec une étonnante précision. Un radar
ineffable s’était mis en marche et avait orienté la chute sans
aucune humaine participation.
Est-ce de là que naquit chez Monica le goût de la résistance
? La jeune fille avait des années de Croix-Rouge derrière elle et
des états de service dans le Secours. Je ne sais duel fut
exactement son rôle sous l’occupation, mais elle cacha des
armes et les Allemands subodorèrent qu’il y avait à
Chantecaille un dépôt de munitions. Celui-ci ne put
heureusement être découvert et ce fut une chance car les trois
Storrs furent mis en état d’arrestation. A deux reprises, on les
colla au mur du château, fusils braqués, pour les faire sortir de
leur silence. Ils vécurent là des heures tragiques sans faiblir et
sans broncher. Bien plus tard, Marguerite m’écrivait
« Avez-vous appris la mort au camp d’Auchwitz de Janet
Webster-Roche, encore une de nos amies canadiennes ? Elle
et Max Jacob, deux de votre coin. Pour vous il y a un miracle.
Comme pour nous, les Allemands avaient emporté vos livres et
votre paquet de lettres lors de la perquisition de dix heures de
juillet 44. »
Dois-je signaler que dans cette circonstance comme dans
les précédentes je n’entendis parler de rien et ne sus qu’après
ces choses ? On eût dit que je n’étais pas concerné.
Là ne se borna pas le rôle de Monica. Dès l’arrivée des
premiers Américains dans le Blésois, elle prit la tête d’un
contingent et conduisit ses frères d’Outre-Atlantique, non l’épée
au poing mais le casque au front.
Le Protecteur Inconnu Page 71

Les services qu’elle rendit et le courage qu’elle déploya lui


valurent d’être surnommée la Jeanne d’Arc américaine et l’on
se disputa l’héroïne aux États-Unis. C’est là qu’elle devait
rencontrer son chevalier de la nouvelle race, celle de l’humanité
authentique et du véritable honneur.
Et tout cela montrait que rien ne pouvait ébranler
l’architecture spirituelle de Chantecaille. Quand les obus
passaient au-dessus de lui, quand un bombardier éclatait sur
sa tête, quand la Gestapo fouillait les chambres, quand les
Storrs étaient menacés de mort, quelque chose de plus fort que
tout veillait sur le toit d’asile.
En 1946, nous y avons tout retrouvé en parfait état
d’harmonie. La Force avait les reins brisés et Chantecaille
rayonnait toujours. Depuis j’ai dirigé vers cette spiritualité bien
des consciences dispersées pour qu’elles y retrouvent leur ligne
et leur unité. Tous ceux qui sont venus là, de la vieille Europe
ou de la jeune Amérique, y ont pris le bain de paix.
Voilà pourquoi je crois que les logis possèdent une âme
comme les hommes et que cette armature non sensible leur
sert de squelette intérieur.
Un bûcher idéal
John H. Storrs mourut peu après la libération du territoire.
Cela dut atteindre Marguerite qui n’était vulnérable que dans la
région du coeur. Je ne sais comment elle a exactement fini, elle
qui connaissait sa vie d’avance grâce à un don numérologique
dont nous avons tous plus ou moins bénéficié.
En tout cas sa mort ne pouvait et n’a dû ressembler à
aucune autre. Elle m’écrivit un jour ces mots dont le caractère
prémonitoire est évident :
« J’ai appris ce que je savais (ne fut-ce que par mes
nombres, le 9 étant la vibration du feu, de l’intensité, de
l’extrême, du cœur, etc.) que, quand ce sera le moment, je
procéderai par explosion, ce qui est propre, beau, et conforme
à ma vie et à mon idéal. Brûler, se brûler jusqu’aux cendres par
amour ou indignation. Pitié, apostolat, don de tout soi, enfin un
buisson ardent devenant bûcher. »
Et, pour faire bonne mesure, elle ajoutait
« C’est bon de se sentir toujours sous pression... Le moteur
toujours emballé... Avec l’essence qui déborde... Ainsi on
monte les côtes en quatrième vitesse ou dimension... On a son
réservoir en soi, avec assez de fluide pour en passer à ceux qui
sont en panne... On prend bien les virages un peu fort mais on
est comme les voitures de secours, toujours défreinées pour
courir sans retard où le Maître les appelle. »
Page 72 Le Protecteur Inconnu

XIV. LES PROCEDES DU


PARTENAIRE
Lors de notre départ de Paris, j’avais ramené avec nous ma
mère qui était alors atteinte de la maladie de Parkinson. On
connaît la marche implacable de cette affection de la moelle
épinière qui vous ligote progressivement au cours
d’interminables années en vous gardant intactes conscience et
sensibilité.
Nous fîmes face, dans la mesure de nos moyens, à Bray-en-
Val, où se trouvait le nouveau domaine. Toutefois, au bout
d’une année ou deux, il s’avéra que nos soins étaient
insuffisants. Nous étions éloignés de tout et beaucoup de
choses nous manquaient pendant la guerre. Je me préoccupai
donc de choisir un asile plus approprié.
Un ange en cornette
Il se trouva - et ce fut une bénédiction qu’une chambre était
libre à l’hospice de Lorris, chef-lieu de canton à une vingtaine
de kilomètres, dans un petit pavillon en rez-de-chaussée
surélevé. Le tout au milieu de grands jardins, l’établissement
étant desservi par des religieuses. Les pensionnaires étaient
peu nombreuses et se connaissaient entre elles. Ce n’en était
pas moins l’annexe d’un hospice et j’appréhendais pour ma
mère, qu’il fallait lever et coucher, une manière d’isolement.
L’un des plus grands miracles de ma vie fut qu’une jeune
sueur la prit en spéciale affection. Je fis la connaissance de
cette religieuse qui était aussi douce que jolie et je pus
m’assurer, tant par moi-même que par ce que m’en dit ma
mère, que cet ange en cornette avait été mis là exprès pour
nous.
Elle ne quittait pour ainsi dire pas la chambre en dehors de
ses heures de travail et de prières et jouait avec ma mère
comme un enfant. Elle la lavait, la peignait, l’embrassait sans
cesse et c’était merveille, quand je venais à bicyclette, de voir
cette fraîche créature rire avec la malade et l’entourer de petits
soins. Ce fut un rayon de soleil jusqu’à la fin de la guerre et je
compris l’ampleur de cette aide surnaturelle quand la jeune
religieuse dut s’absenter pendant trois semaines pour faire
retraite dans un autre département. Durant ce temps d’épreuve,
je ramenai ma mère à la maison mais l’absence de la petite
sueur pesait fort à notre pauvre paralysée que nous déplacions
à deux avec la plus grande peine et en lui causant de la douleur
alors que la bienfaisante fée s’en chargeait toute seule avec
une adresse si subtile que ma mère ne s’en apercevait pas.
Le Protecteur Inconnu Page 73

La séparation fut aussi dure pour l’une que pour l’autre.


Aussi je renonce à dire la joie des deux femmes quand on
ramena ma mère à Lorris. Celle-ci mourut en 1945, veillée avec
amour par sa bienfaitrice qui recueillit son dernier soupir. La
liberté de circuler en auto me fut juste rendue pour que je pusse
charger moi-même le cercueil et le faire inhumer à Bray-enVal.
La coïncidence ne se borne pas là car, dans le mois qui
suivit, la petite sueur, par ordre de sa congrégation, fut mutée
dans une contrée de la Haute-Loire et je frémis encore en
pensant à ce qu’eût été pour tous ce départ et cette affreuse
séparation.
Où l’invisible prend le volant
Je n’aurais que le choix parmi les interventions
providentielles. Je dois cependant me borner et ne rappeler que
les plus typiques, telle celle dont je fus l’objet en 1948, je crois.
J’avais pris la voiture pour aller faire quelques achats à
Saint-Benoît-sur-Loire, commune voisine. J’étais seul à bord et,
la chose faite, j’entrepris de revenir à la maison par le chemin
vicinal. Celui-ci serpente dans les terres entre deux fossés
profonds, principalement dans une ligne droite qui se trouve à
mi-chemin des deux bourgades.
J’avais, presque entre les pieds, une bouteille d’huile
insuffisamment bouchée et qu’il fallait maintenir verticalement.
Je l’avais mal arrimée car, parvenu au lieu désigné plus haut, je
m’aperçus que cette bouteille était renversée.
Quelle déraison s’empara de moi à ce moment ? On ne peut
le qualifier autrement car je conduisais depuis longtemps et
n’étais pas novice en la matière. En proie à une distraction
inqualifiable, je me baissai entièrement sous le capot,
maintenant de la main gauche tandis que la droite redressait la
bouteille. Une série de chocs anormaux me fit aussitôt
redresser le torse et la tête et je m’aperçus avec stupeur que
ma voiture avait bondi hors de la route et que je me trouvais en
pleins champs.
Ma senestre ayant pesé sur le volant sans que je m’en
rendisse compte, j’avais franchi le redoutable fossé à l’endroit
exact où se trouvait un ponceau de faible largeur.
Qui avait donc pris le volant à ce moment-là quand ma
stupidité m’enlevait la possibilité de conduire moi-même ?
N’était-ce pas ce même Protecteur Inconnu dont je parle
constamment ? Ce dernier n’avait sans doute pas jeté le
ponceau exprès sous mes roues. Non, mais il avait usé de ma
main aveugle avec assez de précision pour que je passe juste
où il fallait.
Pleinement conscient et conduisant des deux mains, je
n’eusse pas eu tant d’adresse. La preuve c’est qu’en première
j’usai de prudence pour revenir sur le chemin.
Page 74 Le Protecteur Inconnu

Rien n’eut été sans lui


Cette participation inconnue à l’effort de l’Homme je l’ai
reconnue et identifiée dans toutes sortes d’occasions et, plus
particulièrement, dans l’œuvre que j’ai entreprise et menée à
bien finalement.
En me penchant sur mon passé, je ne puis méconnaître
l’insignifiance de mes premières productions littéraires,
lesquelles ne visaient, et encore, qu’à divertir. Ce n’est pas que
je méprise ce qu’on appelle l’art pour l’art, c’est-à-dire la
création d’oeuvres de pure esthétique mais il me semble que
celles-ci prennent un tout autre caractère quand elles ont leur
racine dans le Divin. Ce qui est d’ailleurs le cas de bien des
œuvres inspirées, même en l’absence d’une intention spéciale
de leurs auteurs.
Néanmoins il est de fait que je ne publiai mon livre initial qu’à
l’âge de quarante-quatre ans et que La Clé, premier de mes
ouvrages spi rituels, ne parut qu’à ma cinquante-troisième
année. C’est donc seulement au cours de la seconde moitié de
ma vie que s’élaborèrent et furent mis en circulation de
nombreux ouvrages de recherches et de sens religieux. Au
total, soixante titres coiffant les essais philosophiques les plus
divers, les tentatives les plus variées pour cerner la nature de
l’Homme et les conditions de la vie intérieure, tâche formidable
réalisée par un individu isolé en moins de trente ans.
N’est-il pas réellement prodigieux que cet homme n’ait
appartenu à aucune église, aucune philosophie, aucune école,
aucun système, aucun mode reconnu de pensée ? Qu’il n’ait
été soutenu par aucune Autorité, aucun groupement, aucune
association, aucun parti ? Qu’il n’ait bénéficié d’aucune
camaraderie, d’aucune protection humaine ? Qu’il n’ait jamais
disposé d’une vraie bibliothèque, ni même d’un Grand
Dictionnaire ou d’une Encyclopédie ? Qu’il ait oeuvré tout seul,
dans la retraite, sans autres moyens que ceux qu’il tirait de lui ?
Comment cela eut-il été possible sans le secours et le
concours, parfois à peine déguisé de cette Intelligence
Protectrice qui l’avait choisi pour ses propres vues à elle
comme un instrument d’expression ?
Cela ne me fut pas dissimulé au cours d’une communication
médiumnique dans laquelle on me dit clairement qu’on m’avait
utilisé à cause de mon oeuvre et non pour mes mérites
personnels, ce qui ne me causa aucune surprise, on doit le
penser, car nul n’est mieux fixé que moi sur le peu d’importance
de ma personne et l’indigence de mon individuelle information.
Le collaborateur secret
A partir de La Clé je me suis toujours considéré comme étant
de service, me contentant d’obéir à la sollicitation intérieure en
toute humilité. Ce servage spirituel m’amputait d’une grande
partie de ma responsabilité en me cantonnant dans le rôle
Le Protecteur Inconnu Page 75

d’interprète et de traducteur fidèle mais, en revanche, obligeait


la Haute Inspiration à me faciliter mon travail.
Aussi le Protecteur Inconnu n’y manqua-t-il point et j’ai été
parfois confondu par l’assistance précise qui une fut apportée
sans que je le demande et à point nommé.
J’y ai fait allusion dans d’autres écrits quoique d’une matière
dispersée. C’est pourquoi les faits deviennent plus surprenants
et la conjoncture revêt davantage d’éloquence si on les
rapproche les uns des autres dans ce livre de bonne foi.
Cela commença, on l’a vu, par l’expérience de Bazainville et
cette rencontre imprévue d’une Américaine mystique au village
de laquelle j’avais été subtilement conduit. C’est cette même
femme qui m’orienta vers l’étude de la Grande Pyramide et le
mystère des continents disparus. Le secret de Chéops me valut
l’intrusion dans mon existence de M.F.C.H., lequel m’apportait
sans contrepartie et comme pour s’en délivrer, la méthode du
Partenaire, alors qu’on dirigeait vers moi Sisyphe, qui me livrait
sans réserve les éléments de Dieu est-il mathématicien ?
Tout s’enchaîne, on le voit ; admirablement tout s’emboîte.
Nous verrons ultérieurement le mécanisme ingénieux des plus
récentes interventions. Mais, dès à présent, remettons en
mémoire du lecteur de livres précédents les procédés secrets
de l’Intelligence Cachée.
Quand je me décidai à écrire La danse sur le Volcan je ne
me proposai que d’attirer l’attention sur les civilisations
englouties de la Lémurie et de l’Atlantide en insistant sur le fait
que la géographie continentale n’était pas encore exempte de
l’épreuve de l’eau et du feu.
J’avoue qu’étant donné le peu d’éléments dont on dispose
aujourd’hui concernant ces civilisations éteintes, dont
l’existence même est contestée par beaucoup, je ne
considérais pas que la matière fût suffisante pour un livre.
Parvenu à la moitié de l’ouvrage je m’aperçus que celui-ci, pour
constituer un document valable, devait comporter un
spectaculaire rebondissement. Or ce fait nouveau me manquait
et j’étais à la veille d’abandonner l’ouvrage quand deux
éléments absolument imprévisibles se produisirent avec une
telle pertinence que pour nier l’Intervention Secrète, il faudrait
être de mauvaise foi.
Un matin, je reçus de mon éditeur Bondonneau un livre qu’il
avait cru devoir m’être utile. Il s’agissait, en l’espèce, de La
Dérive des continents de Wegener. Je ne connaissais ni
l’ouvrage ni l’auteur mais une incitation me vint de le lire en
entier sur l’heure et je m’aperçus, dès les premiers chapitres,
qu’il était en plein dans mon sujet.
Vers la fin de cette étude, basée en partie sur le volcanisme
terrestre, figurait une interrogation pathétique à laquelle le
savant allemand se déclarait incapable de répondre, et moi je
comprenais que tout mon livre reposait sur cette interrogation.
Page 76 Le Protecteur Inconnu

Quarante-huit heures après, soit le temps nécessaire pour que


je m’assimile l’apport de Wegener, Sisyphe m’écrivait de
Belgique une lettre d’une cinquantaine de pages que je lus
aussitôt et qui, ô prodige !, contenait la réponse idéale à la
question posée par Wegener. C’est sur ce double envoi que je
bâtis le reste de mon livre et pas un instant je ne doutai de la
Providence qui me secourait.
Par la suite, les documents qui m’étaient nécessaires me
furent toujours présentés ou envoyés par une main inconnue
sans que j’eusse à faire de recherches spéciales et j’ai toujours
été abondamment pourvu.
Stratégie et tactique, spirituelles
Les grands éditeurs qui, tels Flammarion, Plon, Calmann-
Lévy, Stock, etc., avaient paru s’intéresser à mes tentatives
littéraires du début, n’étaient plus indiqués pour la publication
de mes nouveaux ouvrages. Il en était de même de ceux
d’obédience catholique ou protestante, dont la clientèle, comme
la direction, sont liées par l’orthodoxie et, par conséquent,
fermées à la pensée libre, surtout en terrain religieux.
Mes lecteurs ont pu se convaincre en parcourant mes
œuvres que celles-ci étaient conçues en pleine indépendance
confessionnelle ou philosophique et que je n’étais tributaire
d’aucune tradition. Cela me valut l’audience des esprits
indépendants et sincères qui ne trouvent pas dans leurs
religions un aspect satisfaisant de l’Amour Divin. C’est qu’en
effet il y a place aujourd’hui pour une évolution libérée des
entraves théologiques en même temps que pour une union
individuelle en Dieu. L’Homme nouveau, dans ses rapports
avec la Divinité, supporte de moins en moins les intermédiaires,
ceux-ci fussent-ils animés des meilleures intentions. L’esprit
religieux, quand il prend de la hauteur et s’affranchit des
dogmes et des rites, atteint des régions interdites au
conformisme et à la masse du troupeau.
Je me glorifie d’avoir pu toucher des fidèles de toutes les
religions qui, sans abandonner entièrement leur confession
première, ont réussi ü se dégager d’entraves insupportables à
la longue et des frontières étroites de leur foi. Je suis plus fier
encore d’avoir rencontré l’adhésion d’athées et de positivistes
que ma libre conception des choses amène à la compréhension
expérimentale du Divin. Car ce que je propose essentiellement,
c’est bien moins des habits spirituels confectionnés et du « prêt-
à-porter » pour toutes les tailles que des vêtements exactement
faits sur mesure par ceux-mêmes qui doivent les porter.
En effet, le Dieu idéal est celui qu’on a délibéré librement
dans son âme, hors de tout catéchisme et de tout
enseignement plural. C’est ce que j’ai appelé Dieu-direct ou la
Divinité sans personne interposée parce que ce que nous nous
Le Protecteur Inconnu Page 77

en représentons ne peut être que la constatation par nous de


Dieu en nous.
Comment un personnage de l’extérieur, eût-il un bonnet de
docteur ou une mitre d’archevêque, serait-il en mesure de se
substituer à nous-mêmes pour interpréter le Divin en l’âme
d’autrui ? C’est là, et on l’a compris, affaire strictement
personnelle. La preuve : interrogé directement, Dieu répond
toujours.
Le procédé qualifié de mysticisme expérimental, qui consiste
à vivre Dieu dans la vie de tous les jours, d’identifier Dieu dans
chaque être, chaque événement, chaque acte est d’un
rendement si efficace que ceux qui l’ont employé n’en veulent
plus d’autre et ont trouvé de la sorte le bonheur et la paix.
Mais, comme je l’ai dit plus haut, il restait peu d’éditeurs en
situation d’admettre dans leurs catalogues un esprit religieux
progressiste, un franc-tireur de l’Idée ou même - le mot a été dit
- un anarchiste de l’Esprit. Pour toutes les raisons
précédemment invoquées, la plupart des portes m’étaient
fermées et j’eusse été fort en peine de délivrer mon message si
l’Invisible ne s’en était chargé pour moi.
Une fois de plus, la Providence se manifesta pat- le
truchement d’une créature humaine. Éloigné comme je l’étais
de Paris et, de plus, la capitale étant sous la botte, je n’avais
plus de relation avec personne. J’avais tenté de faire éditer
L’Enigme du grand Sphinx (10) mais la censure allemande le «
déconseilla ». On sait ce que signifiait alors cette invitation polie
et pourtant l’animal fabuleux de la vieille Egypte était hors des
préoccupations du moment. C’était l’époque où la pensée
française asservie se recueillait dans le silence pour de
meilleurs lendemains.
Le même ami complaisant et merveilleusement efficace me
fit savoir en 1942 qu’il m’avait trouvé un débouché. Un libraire
du faubourg Poissonnière connaissait La Clé et ayant gagné
quelque argent dans son commerce s’offrait, si je le voulais, à
publier tous mes livres sans les lire, ce qui était pour un esprit
indépendant de ma sorte aussi inattendu que passionnant. Cet
honnête homme, qui s’appelait Ritzmann, tint parole, en effet. Il
transféra son fonds, la Librairie Astra, au 10 de la rue
Rochambeau où il se trouve encore, exploité, depuis la mort de
M. et Mme Ritzmann, par sa fille et son gendre, M. et Mme
Rizzi.
Le plus gros de mes productions fut édité par cette librairie,
qui s’est spécialisée dans ces sortes d’ouvrages sur la place de
Paris.

10
Editions Adyar
Page 78 Le Protecteur Inconnu

Je n’ai jamais manqué de papier. Ni


d’indépendance
Comme les bonheurs et les malheurs nous sont assénés en
série, l’ami Bondonneau me proposa un autre libraire-éditeur,
M. Niclaus, 34, rue Saint-Jacques, dont les éditions sont
dirigées maintenant par Mme Bussière, nièce du fondateur.
Ces deux maisons n’étaient pas de trop pour assumer la
parution de mes principaux ouvrages, surtout à une époque où
se posait le terrible problème du papier. Grâce à Dieu, celui-ci
ne me fit jamais défaut, même en période d’abstinence. Mon
bon éditeur Oliven fut même le premier, en 1945, à mettre en
vente, ce qui était un tour de force à la libération, France, file
aînée de l’Esprit où je commentais le sort futur de notre pays.
Bref, toutes les possibilités de parution m’étaient
automatiquement assurées en dépit des restrictions et, ce qui
était pour moi le plus important, sans que j’eusse de comptes à
rendre à personne. J’ai pu toujours ainsi choisir mes thèmes et
rester le maître de mes sujets. Jamais aucun de mes éditeurs
ne m’a demandé de contraindre ou de masquer ma pensée.
Chez les uns comme chez les autres, - et c’est à leur honneur -
j’ai constamment joui d’une entière liberté. Ce n’est déjà pas si
courant dans un milieu où les directions littéraires prétendent
orienter les auteurs à leur guise ou au gré des intérêts du
moment. Je ne saurais assez remercier pour ce don précieux
de l’indépendance spirituelle chez des hommes et des femmes
qui, après tout, étaient des commerçants.
Il faut croire qu’indépendance et liberté ont un son bien
séduisant puisque, les sentant chez moi assurés et intacts, tant
de gens m’honorent de leur confiance et se chargent, en
l’absence de publicité tarifée, de faire lire autour d’eux et de
propager mes écrits. Car je dois tout à ces lecteurs et ces
lectrices dont vous êtes et qui se font prosélytes sans qu’on le
leur ait demandé. A la vérité je sens leurs pensées auprès de la
mienne et cela alimente mon courage et grandit ma foi. Qui
peut rêver plus beau don et meilleur cadeau de la Providence ?
Solitaire mais pas seul
A partir du jour où j’ai abandonné la ville et les artifices de la
vie civilisée pour accepter de vivre dans la nature tout m’a été
mystérieusement facilité. Ainsi, les dix années que je passai
dans le Loiret, à la Sourcerie, furent-elles parmi les plus
heureuses de mon existence, déjà comblée de bénédictions.
Ce désert de prairies était une source de fraîcheur pour
l’âme. J’avais choisi délibérément le bâtiment d’exploitation,
long de vingt-deux mètres, et l’avais fait percer de baies au midi
et au levant. Le soleil entrait partout comme chez lui et, de mon
cabinet, j’apercevais au loin la basilique de Saint-Benoît-sur-
Loire qui se profilait sur un ciel roman. Tous les paysans
d’alentour étaient nos amis et rien ne vint jamais rompre cette
Le Protecteur Inconnu Page 79

harmonie. Nous entretînmes avec tels d’entre eux une véritable


compréhension. Non pas d’ordre spirituel car la corporation,
sans cesse confrontée au dur travail de la terre, n’a pas le
temps de méditer sur sa condition intime et encore moins de
philosopher. Mais j’apprécie la vie saine des cultivateurs, leur
patience, leur courage et la sorte de noblesse native qui, si on
la cherche, peut être trouvée dans chacun d’eux.
La propriété était à cheval sur un faible coteau bordant le lit
préhistorique de la Loire alors que ce fleuve avait plusieurs
kilomètres de largeur. Le sol n’était pas riche mais je parvins à
en amender les parties basses de la vallée et j’y plantai de
nombreux arbres dont nombre de fruitiers. La fenêtre de ma fille
était encadrée de pêchers et, à la saison, il lui suffisait de se
pencher pour cueillir les fruits admirables, dorés par le soleil
levant.
J’ai abondamment décrit cette existence et ces lieux dans la
partie de L’oeil de la Tempête qui porte en sous-titre : La
maison-du-soleil-au-coeur, ouvrage introuvable aujourd’hui et
qui englobait dix années de vie rurale, si riche en souvenirs.
J’y pus travailler efficacement à la diffusion de quantité
d’ouvrages, partageant mon activité entre le travail mental et le
labeur manuel.
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XV. LA GRATITUDE
La vie normale avait repris en 1946 et elle se fut poursuivie
longtemps ainsi sans le mariage de ma fille qui introduisit un
esprit nouveau dans la maison. C’en fut assez pour rompre le
rythme et, dès que je le compris, je me préoccupai de quitter la
place et de m’en aller dans le Midi. Celui-ci nous attirait
également, ma femme et moi, tant nous gardions la mémoire
heureuse des rares semaines où il nous avait été donné d’en
jouir.
Sur ces entrefaites un acquéreur se présenta pour la
Sourcerie. Il avait été séduit par la fontaine, les petits bassins
d’eau courante et les saules pleureurs. L’affaire se conclut
rapidement. Les enfants allèrent habiter près de Grenoble et
nous nous mimes en devoir de nous procurer un autre gîte à
Nice ou dans les environs.
Un vieux mas nous attendait
Après un mois de recherches de plus en plus élargies, l’Ami
Céleste nous conduisit à Vence, petite cité heureuse et la
voisine de Saint-Paul. Comme nous regardions l’affiche d’une
agence sur la place, une bonne voix provençale s’éleva derrière
nous
- Vous cherchez une propriété pas trop chère ? J’ai
précisément ce qu’il faut : un vieux mas exprès pour vous.
Nous embarquâmes aussitôt cet envoyé de la Providence
qui nous mena vers l’incomparable village de Tourrettes-sur-
Loup. Celui-ci se trouve à la base du puy du même nom, haut
de plus de douze cents mètres et forme le plus ancien comme
le plus émouvant amas de vieilles maisons qu’on puisse
rencontrer.
La demeure qui nous était destinée se trouvait en dehors de
l’agglomération elle-même, au milieu d’un chemin alors sans
issue, dit de la Madeleine et dans un décor rayonnant. Elle
renfermait deux habitations séparées, l’une relativement
moderne et de peu d’importance, l’autre ancienne et formée
d’un très vieux mas, infiniment vénérable et qui nous séduisit
dès l’abord. De beaux jardins entouraient la maison, avec des
terrasses, des escaliers de pierre et un petit patio délicieux.
Partout d’aimables cyprès, des oliviers multi centenaires, des
végétations tropicales de toutes sortes et un calme reposant.
L’ensemble appartenait à un couple d’Américains artistes
que leur santé obligeait à regagner leur pays. Au cours de
longues années, ils avaient accumulé dans ces logis de vieux
meubles, des poteries, des ferronneries, fruit d’investigations
patientes en Provence et dans l’Italie du Nord.
Le Protecteur Inconnu Page 81

La somme qu’ils demandaient était exactement celle pour


laquelle nous avions vendu ta Sourcerie, de sorte qu’il n’y eut
pour nous ni perte ni bénéfice si ce n’est de nous être assurés
davantage de soleil. Nos hôtes nous demandèrent combien
cela représentait de dollars et quand ils surent à quoi s’en tenir,
ils esquissèrent un pas de danse, preuve qu’avantageux pour
nous le marché l’était également pour eux.
Le déménagement fut tôt fait et, à partir de là, commença
une vie nouvelle pleine d’enrichissements. J’y reçus beaucoup
de lecteurs venus d’un peu partout, surtout durant les premières
années et je m’efforçai de faire de ce lieu un territoire de
l’esprit. A cause de la joie qu’il nous donnait on l’appela La
Gratitude et, de fait, nous ne cessâmes d’en faire un tremplin
de bénédictions. .
J’y composai Il y a un Trésor en toi, Demande et tu recevras,
La peur maladie n° 1, Affirmez et vous obtiendrez, Le jeu
passionnant de la Vie, Vivre divinement, L’après-mort,
Comment on soulève les Montagnes, L’Antéchrist ou les
derniers temps du Monde, Sois ton propre Médecin, La réforme
du Caractère, Petit traité de Mysticisme expérimental, Dieu est-
il Tout-Puissant ?, Recherche de la nième Dimension, Guide
spirituel de l’Homme moderne, Le scandale du Pain, Petit
Catéchisme du succès, Réhabilitation de Dieu et beaucoup
d’autres livres d’ordre purement mental.
C’est au cours de la même époque que je confiai à mon
nouvel éditeur Aubanel La vie commence â cinquante ans, J’ai
réussi par l’Optimisme créateur, La guérison par la foi. En tout
le travail de huit années durant lesquelles je connus bien des
félicités.
J’entrepris d’embellir encore ce beau domaine, y plantai de
nouveaux arbres, y fis creuser un bassin qui se remplit de
nymphéas. Les enfants revinrent y habiter avec nous et le vieux
mas fut leur asile, mais le différend s’accentua entre eux malgré
la naissance d’un garçon. Ils divorcèrent et notre existence
reprit sa sérénité coutumière jusqu’au jour dont je parlerai dans
un instant.
La grande épreuve
Il devait m’être donné, après avoir connu toutes les joies, de
ressentir la plus affreuse des peines que puisse éprouver un
cœur aimant.
J’avais tout misé sur la foi et sur cette forme de la foi,
inférieure sans doute, mais plus à la portée des possibilités
humaines, qui consiste à s’abandonner avec confiance aux
événements pour mieux s’adapter à eux. C’est là un capital
précieux et pratiquement inestimable. Toutefois il est des
situations à ce point tragiques que tout peut en être bouleversé.
Durant l’été de 1954, nous fîmes un voyage dans les
Pyrénées au retour duquel je fus frappé par certain
Page 82 Le Protecteur Inconnu

comportement illogique de ma femme en ce qui concernait


notre direction. Elle me fit remarquer que je venais de passer à
deux reprises par le même village, ce que je savais
pertinemment ne pas être exact. Elle croyait reconnaître les
mêmes maisons, les mêmes arbres et me demanda si je
n’avais pas quelque raison de différer notre rentrée au logis. Je
l’assurai que je n’en avais aucune et qu’au contraire, devant
son état de fatigue croissante, je m’évertuais depuis le matin -
nous étions partis de Narbonne - d’arriver à Tourrettes avant la
nuit.
Elle finit par admettre que j’avais raison mais je vis bien
qu’elle n’était pas entièrement couvaincue et qu’un trouble
inhabituel demeurait dans son esprit. Ce fut la première fois que
je remarquai cette anomalie que j’attribuai à l’énervement d’un
voyage un peu précipité. Cependant d’autres faits me
donnèrent à penser que rien n’était remis en ordre et, une fois
alerté, je pus faire diverses constatations de déséquilibre
cérébral. Il sied de dire pour faire comprendre mon désarroi et
ma nouvelle inquiétude que ma femme était un modèle
d’équilibre physique et mental. Lorsque, dans son avidité de
travail et son surcroît d’initiatives, il lui arrivait d’avouer sa
lassitude, je me plaisais à lui dire qu’elle fonctionnait avec la
régularité et la précision d’un chronomètre mais qu’on ne
pouvait demander à cet instrument délicat de faire du labour ou
de scier du bois.
C’était pourtant ce que réalisait cet être merveilleux, sur tous
les plans et sous toutes les formes, menant de front la tenue
d’une maison, le jardinage, l’élevage, le tricot, l’altruisme,
collaborant avec moi dans tous mes travaux et recherches, me
servant à la fois d’épouse, d’amie, de conseillère, de secrétaire,
sans jamais s’interrompre ni se lasser.
Descente dans l’abîme
Je fus effrayé devant les progrès rapides du mal (11) que
j’attribuai soit à une insolation pernicieuse au soleil d’Espagne,
soit à un choc particulièrement brutal du cervelet contre le
soubassement d’un pont de chemin de fer. En même temps je
songeai à une singularité de son tempérament sensible. Bien
que perméable à toutes les peines comme à toutes les joies,
May était dans l’incapacité absolue d’extérioriser ses émotions.
Dans les pires circonstances elle n’arrivait pas à sortir une
larme, de sorte que, durant toute sa vie, elle n’était jamais
parvenue à se libérer.
Y eut-il surmenage ? Cela paraît évident. En tout cas,
j’assistai à la désagrégation lente et progressive de cet
admirable cerveau et, durant les années qui suivirent, je ne pus
que mesurer mon impuissance en dépit des moyens de
défense, normaux et paranormaux, que j’utilisai sans répit. Ici,

11
Anémie cérébrale
Le Protecteur Inconnu Page 83

je dois rendre hommage à tous ceux, guérisseurs, thérapeutes,


etc., qui m’aidèrent obligeamment de leurs dons et de leurs
prières sans parvenir à stopper ni même à retarder l’évolution
du mal.
En 1956-1957, j’enregistrai les phénomènes les plus
étranges, allant du dédoublement de la personnalité au
somnambulisme en passant par tous les états intermédiaires de
l’altération du sentiment.
C’est en ce même début de 1957 que je fis partir notre fille
Françoise aux Etats-Unis, à la fois pour lui permettre d’effectuer
des études médicales et pour la soustraire au spectacle d’une
détresse dont on ne voyait pas la fin. Heureusement une
parente au grand coeur vint de loin pour me seconder et me
tenir compagnie. Je lui dois une grande reconnaissance pour
m’avoir assisté en de tels instants.
Une chute inopinée et une fracture du col du fémur
précipitèrent le dénouement et, en juillet de la même année,
j’avais l’immense douleur de voir partir celle qui avait été
l’incomparable compagne de plus de trente ans.
Au cours de ce bref récit j’ai dû passer sur nombre de
misères que la plume se refuse à faire surgir de l’ombre et je
laisse au lecteur le soin de mesurer l’abîme où j’étais tombé.
C’est là seulement que je compris à quel point la douleur
physique peut être dépassée par la souffrance morale.
En ce terrible été je n’étais plus que l’ombre de moi-même,
et il me semblait sortir d’un cauchemar. J’étais alors promis à
tout parce que mes défenses étaient abolies, que je ne savais
plus à quelle autorité m’en remettre et quel secours appeler.
Sans doute je me référais à mes livres précédents, à l’Esprit qui
m’avait conduit jusqu’alors mais la plus ardente de mes
adjurations m’apparaissait comme une insignifiance verbale. Je
me sentais, moralement et physiquement, au fond du gouffre et,
effectivement, j’étais devenu si vulnérable que, huit jours après
les funérailles, je m’emboutis, à soixante-dix à l’heure, dans une
quatre-chevaux, Promenade des Anglais. Il n’y eut que des
dégâts matériels et nous en sortîmes tous sans blessures mais
cela montre à quel point ma garde était ouverte et mon sort à la
merci des événements.
La même protection qui m’avait tiré indemne du choc des
voitures allait m’arracher â ma déchéance et l’on va voir
comment elle s’y prit.
D’où venaient ces gens ? Et qui les avait
envoyés ?
Au plus profond de mon chagrin je dus un jour descendre à
Nice, car Tourrettes est à plus de quatre cents mètres d’altitude
et, de loin, domine la mer.
Je me disposais à sortir du village lorsque, devant la pompe
du garagiste, j’aperçus une femme d’un certain âge avec une
Page 84 Le Protecteur Inconnu

valise à ses pieds. Comme l’autobus venait de passer je


compris aussitôt que cette personne était sans moyens de
poursuivre sa route mais n’osait faire de l’auto-stop. Je
m’arrêtai et lui demandai si, elle aussi, se dirigeait vers Nice et
si elle désirait profiter de la voiture car j’y allais. Elle me
remercia avec empressement mais me demanda d’attendre
quelques minutes parce qu’elle avait un mot à dire au garage.
Je sus plus tard par la femme du garagiste qu’elle s’était
enquise de mon honorabilité avant de se risquer avec un
inconnu. Tranquillisée par ce qu’on lui dit, elle prit place à mes
côtés et nous partîmes.
Durant le trajet je ne soufflai mot pour la raison que j’étais
plongé dans mes pensées et qu’au surplus je n’aime pas parler
pour rien. La dame que je véhiculais respecta mon silence et
nous n’échangeâmes, au cours des vingt-huit kilomètres du
trajet, que quelques mots. Je ne me rappelle pas ce que je lui
dis mais cela devait revêtir un très spécial caractère car mon
interlocutrice, si l’on peut invoquer ce titre, me révéla par la
suite que mes courtes réflexions l’avaient beaucoup frappée et
qu’elle s’était demandée qui pouvait bien être et que pouvait
bien faire dans la vie son énigmatique transporteur.
Cette dame eut l’occasion rapide de revenir à Tourrettes, où
elle résidait momentanément chez Mme Viardot, cantatrice et
petite nièce de la Malibran. Je ne sais plus dans quelles
conditions exactes on lui parla de moi et elle s’en ouvrit à une
guérisseuse belge qui se trouvait justement en déplacement à
Nice, en compagnie d’un astrologue du même pays.
Admirons le curieux enchaînement qui résulta de ces
rencontres d’idées. La voyageuse que j’avais conduite et qui
avait été mise au courant de mon infortune dirigea vers moi les
deux personnes dont il vient d’être question. La première
s’appelait Agatha et disposait de pouvoirs de clairvoyance.
Avec son compagnon elle vint frapper à ma porte et me
manifesta sa sympathie à l’occasion de mon deuil. Cette femme
ne s’attarda pas dans de vaines condoléances. Elle prit à bras-
le-corps mon problème sentimental. Ma pauvre mémoire des
textes ne me permet pas de retrouver ses paroles. Elle parla
d’abondance pendant deux heures avec une intelligence pleine
de grandeur. Le plan sur lequel elle se plaçait et me plaçait
submergeait tous les autres et me rendait à l’espoir. J’aurais
voulu disposer d’un procédé d’enregistrement et capter ses
phrases ardentes mais qu’importe, après tout, ce qu’elle et son
compagnon me dirent 1 L’essentiel n’est-il pas que je fus remué
de la tête aux pieds ?
Il me semble que l’Esprit lui-même avait arboré cette
enveloppe étrangère pour m’extraire de moi-même et de la
révolte où je sombrais. N’y avait-il pas, comme à point nommé,
une intervention, supérieure qui se servait opportunément de ce
qu’elle avait sous la main ?
Le Protecteur Inconnu Page 85

Mes visiteurs revinrent plusieurs fois et je les accompagnai


dans une maison commune et cette connaissance plus
profonde éclaira mon âme et mon coeur. L’ami d’Agatha
développa à son tour ses facultés d’astrologue. Il étudia mon
thème, éclaira le chemin qui me restait à parcourir.
Je sus que mon travail n’était pas terminé et qu’il me fallait
poursuivre ma tâche. Effectivement je me lançai à corps perdu
dans le travail. Celui-ci, une fois de plus, me sauva et j e revins
à la vie. A l’automne qui suivit je mis au jour La nouvelle Clé. (12)
Là ne devait pas se borner le bienfait d’une telle rencontre.
Mme Régine F..., ma passagère occasionnelle, M. Van E... et
Agatha étaient en rapport avec un médium féminin, Mme
Naschitz-Rousseau, excellente conférencière dont les cours
étaient fort suivis. Ils me la firent connaître et il en résulta une
amitié et une estime réciproques que les années n’ont fait
qu’accroître et fortifier. Ce fut un bien précieux pour moi que de
rencontrer cet intermédiaire spirituel dans ma vie. Sa hauteur
spirituelle, son sens religieux, ses dons prophétiques et
divinatoires agrandirent encore mon horizon. Je lui suis
infiniment obligé d’être intervenue dans une heure cruciale de
mon existence, à cause des perspectives que ses prémonitions
purent ouvrir devant moi.
Par ces divers moyens, l’Intelligence Invisible m’avait
soutenu, réconforté et repris en main. A partir de là, je ne doutai
jamais plus de la bienveillante Présence ni surtout des moyens
dont elle disposait à mon endroit.
Le Protecteur Céleste avait rassemblé les fils de ma destinée
pour tisser une nouvelle étoffe plus appropriée à ses desseins,
des êtres nouveaux avaient été mobilisés pour m’accompagner
au début de ma nouvelle route. Tout cela parce qu’un jour de
canicule j’avais chargé une inconnue au bord du chemin.

12
Editions Nizet
Page 86 Le Protecteur Inconnu

XVI. THEODORA
Ma femme était morte à la chair et au monde de la forme,
mais je sentais son âme plus vivante que jamais en moi et
autour de moi. Jamais je ne doutai de la persistance de notre
union au-delà des contingences terrestres. D’ailleurs, mainte
communication me confirma dans la certitude que rien ne
sépare ceux qui se sont aimés.
Je sus que May avait retrouvé son intelligence véritable, un
moment occultée par cet instrument fragile qu’on appelle
cerveau. Il me fut dit que, sans me perdre de vue, elle montait
vers des sphères heureuses. En même temps elle
m’encourageait à poursuivre sur terre mon combat.
Parce que je suis de ceux pour qui la présence féminine est
indispensable et qui estiment que sans elle l’existence humaine
ne mérite pas d’être vécue, durant toute ma vie l’idée de la
Femme m’aura investi. C’est d’elle que naissent les sentiments
dans le monde étroit des sensations, d’elle que procèdent les
intuitions dans une société exagérément logique, d’elle qu’on
obtient la clé de l’univers irrationnel. On me dira due toutes les
femmes ne sont pas mûres pour ce rôle bienfaisant et
complémentaire. C’est pourquoi il importe de discerner et de
choisir. Ce n’est pas du premier coup que s’offre aux regards la
créature espérée. Il faut parfois beaucoup attendre et beaucoup
patienter. Mais quelle récompense lorsque l’entente se
manifeste et qu’une harmonie se noue entre personnes des
deux sexes par le cœur et par l’esprit !
Un château pour deux
La plaie étant encore à vif, je ne voulus plus rien savoir de la
Gratitude. Tout ce qu’elle renfermait et ses environs mêmes
renouvelaient ma douleur.
Depuis trois ans May et moi avions sans succès tenté de
vendre la propriété bien que nous nous y soyons pris de toutes
les manières. Nous estimions, en effet, qu’elle était trop
coûteuse et trop grande et qu’une habitation plus modeste nous
conviendrait mieux. Nous vîmes défiler d’innombrables visiteurs
sans jamais conclure alors que l’acquéreur tant attendu se
présenta de lui-même après la mort de May en 1959. Cela me
causa un sentiment de libération et je quittai ces lieux sans
retourner la tête. II n’est pas bon, à mon sens, de revenir sur ce
qui fut.
Dès lors, j’errai quelque peu, à la recherche de moi-même.
J’habitai successivement Monte-Carlo, Beausoleil et Nice. C’est
dans cette ultime résidence que je mis la dernière main à un
Le Protecteur Inconnu Page 87

roman sur les vies successives intitulé Les réincarnations de


Dora. (13)
L’origine de ce travail est des plus curieuses. Une dizaine
d’années auparavant, un ami de vieille date, Charles Morellet,
avait mis à notre disposition le château de la Gaubretière, en
Maine-et-Loire, qu’il avait loué pour les vacances de ses
familles d’ouvriers.
Nous passâmes là un mois qui tenait du conte de fées car
nous étions les seuls occupants de cette demeure seigneuriale
aux innombrables chambres et des génies invisibles nous
servaient.
En effet, notre ami, qui venait rarement, tenu qu’il était à
Cholet par ses affaires, avait organisé les choses de telle façon
que la famille des gardiens pourvoyait, sans se montrer, à notre
entretien. Le matin, à midi et le soir, une cloche nous avertissait
que la table était mise. Dans la salle à manger aux grilles de fer
forgé, nos repas nous attendaient. Tout le menu était disposé
sur la table ou sur des dessertes adjacentes et nous avions
l’impression d’être les hôtes d’un châtelain mystérieux.
Une ou deux fois seulement, nous surprîmes un être de chair
et d’os, en l’occurrence une jeune fille qui nous parut être
l’animatrice charmante de ces lieux.
Naissance de Dora
Un parc entourait la noble demeure, aussi solitaire d’ailleurs
que l’était l’habitation. Nous y faisions, en dehors du travail pour
lequel j’étais venu, de longues promenades et c’est au cours de
l’une d’entre elles que je fis part à ma compagne d’un sujet qui
me tenait fort à cœur. Il s’agissait d’une femme qui, de l’au-
delà, se manifestait à un jeune homme nommé Bruno par
l’écriture automatique et dont celui-ci finissait par s’éprendre au
point de la conjurer de se manifester dans la chair. Dora,
puisqu’il s’agit d’elle, y consentait non sans répugnance, parce
qu’elle prévoyait la fin tragique d’une renaissance, prématurée
à son gré. Seize ans s’écoulaient et le silence de Dora prouvait
qu’elle était déjà réincarnée. Enfin Bruno rencontrait la jeune
fille qui devait être Théodora et l’épousait. Mais celle-ci mourait
brusquement d’un spasme cardiaque non sans avoir engagé
son époux à se remarier avec la sueur d’un ami cher. Alors de
cette union naîtrait un enfant de sexe féminin qui serait la
nouvelle incarnation de Dora elle-même, cette fois venue à son
heure et que lui raviraient provisoirement les Puissances du
Mal.
Nous en discutions longuement et je revois encore les
néfliers sauvages qui nous entouraient alors que nous
commencions ce rebondissant destin.

13
Editions Flammarion
Page 88 Le Protecteur Inconnu

A dater de là, je portai inconsciemment en moi le fantôme de


Dora, comme une obsession sentimentale jusqu’à son définitif
enfantement. Je ne puis sans émotion me remémorer le
chapitre où j’écrivis la mort de Théodora, devenue si précise
dans ma pensée qu’il ne pouvait s’agir d’un être purement
imaginaire. J’eus l’impression de perdre réellement un membre
de ma famille et l’un des plus chers à mon cœur.
Je tenais May, au courant de mon travail à mesure qu’il
avançait mais, au moment où je l’achevais, déjà les ténèbres de
son cerveau étaient grandissantes. Il restait à dactylographier
mon texte et, par une coïncidence étonnante, le même
généreux ami me sollicita de venir le faire dans un nouveau
château, celui de la Frappinière, qu’il venait d’acquérir. J’y tapai
moi-même le manuscrit dans l’impossibilité où se trouvait May
de le faire. Toutefois nous ne retrouvâmes dans ce domaine ni
l’isolement ni la paix dont nous avions joui un lustre auparavant.
A peine étions-nous installés depuis huit jours, dans une belle
chambre d’angle, que, des grèves étant survenues à Cholet et
à Saint-Nazaire, nous fûmes littéralement « occupés » par une
compagnie de C.R.S. Les hommes bivouaquaient dans les
communs et les officiers occupaient des chambres du second
étage. Ces derniers étaient d’ailleurs des gens aimables que
nous rencontrions volontiers à l’heure des repas.
Mon travail mené à bonne fin, nous regagnâmes la
Méditerranée et je m’occupai aussitôt de chercher éditeur pour
Dora. A ma grande surprise, l’ouvrage ne sourit à personne
sauf à Flammarion qui, finalement, l’édita. Ce ne devait pas être
un succès commercial et je ne réussis pas encore à
comprendre le faible intérêt suscité par un sujet évidemment
hors série mais dont la préoccupation est dans bien des esprits.
Il n’est personne aujourd’hui, pas même l’athée, qui ne soit
hanté par l’idée de la mort et celle de la possibilité de survie. La
tendance du public montre que sa curiosité de ces choses est
aiguisée comme le prouve la renaissance de l’astrologie et de
tout ce qui touche au « surnaturel ».
Etait-ce Theodora ?
Mais laissons cela pour en revenir à Dora elle-même. Je n’ai
pas l’intention de répéter ici une histoire dont on peut trouver le
détail complet dans J’ai vécu cent Vies (14). Qu’il me suffise de
répéter qu’en 1959, je reçus la visite d’une jeune lectrice, M.-D.
de R..., qui était la reproduction morale et physique de
Théodora. A ce moment, l’ouvrage était encore inédit puisqu’il
ne sortit des presses qu’en janvier 1960 et c’est en lisant le
manuscrit avec cette personne que nous constatâmes la
surprenante identité de ma visiteuse avec ce que je croyais être
une pure spéculation de mon esprit.

14
Inédit
Le Protecteur Inconnu Page 89

Comment sied-il d’interpréter cette similitude effarante ? Je


ne suis pas en mesure de le dire. J’ai envisagé plusieurs
hypothèses dont aucune ne me satisfait entièrement. Je ne
pouvais que constater le fait que M.-D. de R..., en se révélant
au cours de l’année 1959, ignorait absolument l’existence de
mon ouvrage, lequel n’était connu de personne, si ce n’est de
l’éditeur de Paris où elle n’avait pas mis les pieds. D’ailleurs, le
trouble qui s’empara de mon interlocutrice - comme de moi-
même - lorsqu’elle se reconnut dans certaines pages montre à
l’évidence qu’elle était aussi surprise que moi. Elle ne put définir
la force qui l’avait poussée elle-même à se manifester dans le
présent.
Une correspondance se poursuivit entre nous qui, tantôt
ressemblait à celle d’une fille avec son père, tantôt à celle d’une
femme avec son époux. Chose bizarre : cette correspondance
avait commencé plusieurs mois avant la lecture du livre, comme
si elle rappelait des vies antérieures où nous aurions changé de
parenté. Comme M... était douée d’une grande puissance
verbale et d’un véritable lyrisme, ses lettres rendaient un son
admirable quand elle évoquait notre rencontre après sa vie
d’enfant martyrisé.
Ces lettres ne m’appartiennent pas et je ne puis en citer que
de brefs passages
« J’ai gravi les marches de votre découverte et pénétré dans
votre inconnu avec la familiarité d’un retour...
« Peut-être qu’à travers les temps je vous ai toujours...
cherché idéalement et que votre rencontre tardive est le prix
d’une inlassable attente de beauté et d’apaisement...
« Cette vie tendait vers vous et je reviens depuis toujours...
Vous étiez déjà dans les yeux bleus de mon père. Vous faisiez
partie des larmes silencieuses qui ont coulé des années sur son
souvenir...
« Je vous ai toujours pressenti et désespérément attendu
sans me l’expliquer...
« Comprenez-vous pourquoi je suis aux frontières humaines
avec vous. Je suis votre apôtre, votre élève, votre femme
spirituelle...
« J’ai dit vous pressentir puisque j’ai refusé au dernier
moment les avances et les promesses de paix que me faisait la
Mort...
« Pour vous connaître j’ai dû gravir... Votre âge ne m’amène
pas de distance. Vous n’avez que l’âge de ma venue...
« Je suis, en ce moment, sur votre vie, un hymne plus
qu’une femme. Comment voulez-vous que le monde
comprenne que vous êtes pour moi bien plus qu’un amour
humain, mais une synthèse et toute la symphonie de ma vie
intérieure ? »
Page 90 Le Protecteur Inconnu

Puis cet être disparut brusquement de mon horizon, fugitif et


lumineux comme une aurore boréale, toutefois hautement
spiritualisé et laissant après lui un ineffaçable sillon.
Chacun expliquera à sa façon le passage de ce météore
mais je reste persuadé - et cela me fut confirmé d’une autre
source - que, durant près de deux années, un morceau d’un
très vieux passé s’était levé devant moi.
Le Protecteur Inconnu Page 91

XVII. SEN
Je n’en demeurai pas moins seul dans l’existence après
avoir connu, durant plus de six lustres, les joies sereines d’un
amour partagé.
Il me fallut d’abord recouvrer un certain sens de la liberté et
m’adapter à la situation qui m’était faite. La femme solitaire est
moins armée que l’homme moralement mais mieux armée que
lui matériellement, parce que sa tâche quotidienne facilite la
solution des petits problèmes de l’alimentation et de l’entretien.
J’ai connu pendant de longs mois la misère de la vie de
garçon à un âge où l’on n’a plus l’âme célibataire et où l’on sent
plus indispensable que jamais l’apport et le secours féminins.
Le restaurant et le meublé ne peuvent être dans ce cas
qu’un palliatif misérable et mes goûts végétariens, comme mon
besoin de l’ordre m’en rendaient l’usage odieux. C’est pourquoi,
la plupart du temps, je me satisfaisais de collations
rudimentaires, par répugnance pour les occupations
ménagères et par manque d’appétit. J’aspirais fortement à tel
événement qui rompit ma solitude et me permit de récupérer le
calme nécessaire et l’indispensable sérénité.
Je ne croyais pas un instant être infidèle à la mémoire d’une
compagne aimée et je la connaissais trop pour ne pas douter
de son désir de me voir vivre et mourir en paix. Elle avait trop
participé à ma tâche et d’une façon tellement intime pour ne
pas se rendre compte de la nécessité où j’étais de ne pas rester
seul.
Les tentatives que je fis et qui étaient basées sur la seule
raison n’aboutirent qu’à des déconvenues et je commençais à
douter sérieusement de la possibilité qui m’était laissée, en fin
de vie, de recommencer une expérience réservée à la jeunesse
ou, tout au moins, à l’âge mûr.
La lumière vient de l’Orient
Parvenu au stade actuel de ma tâche et persuadé que, plus
que jamais, je devais me consacrer à elle, conscient d’ailleurs
qu’elle s’avérait de plus en plus complexe à mesure de son
développement, je songeai au moyen de m’assurer les
concours indispensables sans aller jusqu’à l’engagement d’un
secrétaire que l’exiguïté de mes ressources ne me permettait
d’ailleurs pas d’utiliser.
Jusqu’alors et malgré toute ma foi dans la Providence, je
n’avais sollicité celle-ci qu’avec une certaine mollesse, me fiant,
malgré les enseignements de toute une vie, au comportement
logique de tout le monde et aux procédés habituels. Ce n’est
qu’en présence de leur inefficacité que l’impatience finit par me
Page 92 Le Protecteur Inconnu

gagner et qu’un jour où la solitude était plus cruelle, j’interpellai


l’Invisible avec l’énergie du désespoir.
Mes lecteurs habituels et ceux notamment qui ont pris
connaissance de mon livre Faites des Miracles (15) ont gardé le
souvenir des pages que j’y ai consacrées à l’ardeur de la prière
et à la véhémence de l’adjuration. L’ouvrage contient divers
exemples d’accomplissement dus à la fulguration de la colère
alors que les requêtes normales n’étaient pas prises en
considération. Mieux que quiconque, je savais que la tiédeur
est sans action et qu’elle était honnie par le Maître, qu’il est rare
de supplier avec assez de force et de persévérance pour que
les puissances invisibles soient ébranlées.
Le Christ n’a-t-il pas conté à ses disciples deux paraboles
éminentes, celle du juge inique, excédé par une plaignante
tenace et celle de l’homme endormi à qui, dans le silence
nocturne, un ami demande un pain ?
C’est au cours de plusieurs essais de sollicitation émouvante
que j’objurguai le Père de me tendre la main. Je le fis
pathétiquement et, pour ainsi dire, avec violence, me souvenant
que le Padre Pio, ce moine italien, tirait sa force miraculeuse du
martyre quotidien de sa messe-prière car rien n’égale au regard
de Dieu l’appel des stigmatisés. Je répétais à haute voix : a
Comment est-il possible que tu m’abandonnes ? Ce que je
demande est légitime et sans doute existe-t-il une autre âme
semblable à la mienne et qui est en détresse quelque part.
Pourquoi différer la réunion de deux êtres en proie à une égale
solitude et que tout conduirait l’un vers l’autre si seulement ils
se connaissaient ? »
Ainsi disais-je impétueusement et je fus visité par une idée.
J’eus recours au procédé banal qui consistait à demander une
collaboratrice par la voie des journaux. Il me vint une
cinquantaine de réponses, les unes banales, les autres dignes
d’intérêt, certaines touchantes. Et ce me fut une grande
révélation de sonder par ce truchement le fond de la détresse
féminine en proie à la difficulté et à l’abandon. De ce flot de
courrier émergeait une lettre à la fine écriture. Elle émanait
d’une Eurasienne, fille d’une mère annamite et d’un père
français. Ma correspondante se disait affreusement seule dans
cette grande ville et désireuse de trouver un travail honorable et
de la paix.
Je la rencontrai et elle me fit une vive impression dans sa
toilette stricte et sombre. Elle approchait de la cinquantaine
mais avait le port et le visage d’une jeune fille. Elle était mère
d’une étudiante qui préparait ses licences dans le Dauphiné.
Nous nous revîmes et, de plus en plus, je fus persuadé que
j’avais trouvé l’idéale compagne, celle qui pouvait comprendre
et partager mon destin. Tout semblait nous réunir : nos

15
Editions Niclaus
Le Protecteur Inconnu Page 93

aspirations communes, des fins spirituelles identiques, un


même goût de la nature et de la retraite, une semblable
tolérance à l’égard d’autrui. Bien que séparés par plus d’une
génération, nous réalisions que notre formation et notre
éducation étaient parallèles puisque, en raison du décalage de
la colonie par rapport à la métropole, les débuts de notre
scolarité s’avéraient identiques au point que nous avions des
souvenirs classiques communs.
Ma nouvelle compagne est née à la frontière de la Chine et
du Tonkin, dans une jungle de serpents et de tigres, au petit
village de Dragon Noir. Privée tôt de père et de mère, elle avait
mené une existence dramatique, subi toutes les guerres et
toutes les occupations dans leur pire horreur. Je l’épousai dès
qu’elle y consentit et je remercie chaque jour le Protecteur
Inconnu d’avoir conduit vers moi, du fond de la mystérieuse
Asie, cet être essentiellement fait de courtoisie, de sagesse et
de douceur.
Ma fille Françoise était heureusement rentrée des Etats-Unis
où elle avait fait d’excellentes et fructueuses études
chiropractiques et venait d’installer son premier cabinet à Nice,
avenue de Verdun. Je lui présentai cette soeur plus âgée
qu’elle et elle me dit sa surprise d’avoir retrouvé en elle cette
apparence adolescente qui caractérisa sa mère jusqu’à la fin.
Je me réjouis de cette adhésion, infiniment précieuse pour un
père et qui présida à l’entente de coeurs également
compréhensifs.
Une miraculeuse protection
Sen (nom que je donne à ma femme et qui veut dire « Lotus
» parce que de cette fleur, elle a le calme et le charme) a
bénéficié, elle aussi, d’une miraculeuse protection au cours de
la tragédie vietnamienne, ce qui lui permit d’échapper
finalement aux périls qui la menaçaient. De la hantise juvénile
des Pavillons Noirs, sanguinaires pirates chinois dont les
incursions nocturnes contraignaient les familles villageoises à
s’enfouir tout habillées dans les rizières, elle passa à la crainte
de l’occupant japonais. Puis ce fut la ruée des Viets, assoiffés
de vengeance, la terreur d’Hanoi, l’exode au Cambodge, le
retour dans Saigon.
Je ne retiendrai qu’un exemple de la divine sauvegarde,
laquelle est, comme la grâce, purement individuelle, accordée
ou refusée selon le cas. Sen a été longtemps surveillante des
téléphones dans le Vietnam du Nord. En cette qualité elle était
astreinte à des heures ponctuelles de service, lesquelles ne
souffraient aucune entorse, même au plus dur des
bombardements de Haiphong.
L’aviation alliée avait prévenu les habitants de ce port de la
prochaine destruction de la ville, ce port étant indispensable au
ravitaillement de l’ennemi. La radio suppliait les gens de s’enfuir
Page 94 Le Protecteur Inconnu

au plus vite pour éviter d’être écrasés dans leurs maisons. Les
fonctionnaires étant dans l’impossibilité de se soustraire à leurs
obligations, Sen ne put que continuer à assumer sa tâche
quotidienne.
Un samedi soir, une de ses collègues vint la trouver et lui dit
- Je sais que demain dimanche vous avez la matinée libre.
Pouvez-vous me la céder en échange de l’après-midi ?
Sen fut sur le point de refuser car elle avait formé des plans
pour cette première partie de la journée mais, en voyant sa
camarade si désireuse de l’obtenir, elle acquiesça finalement.
Or ce fut le lendemain matin que se déchaîna le plus terrible
bombardement de la ville. La recette des Postes ne disposait
que d’un abri insuffisant. La collègue de Sen et la soeur de
celle-ci s’y réfugièrent. Une bombe tomba juste à l’entrée,
soufflant la porte et dévastant l’abri. On retira la soeur de Sen
mourante d’entre les décombres. Quant à la collègue
remplaçante, elle avait été tuée sur le coup.
L’un sera pris et l’autre sauvé, dit la parole évangélique. Et
moi je me demande : pourquoi celle-ci plutôt que celle-là ?
Le Protecteur Inconnu Page 95

XVIII. LA PROVIDENCE
Alors qu’après m’avoir beaucoup publié certains de mes
éditeurs accusaient quelque lassitude, un jeune libraire de la
rue de Seine, spécialisé dans les choses de diététique, accepta
de faire connaître plusieurs de mes nouveaux livres : Guide
spirituel de l’Homme moderne, Le scandale du Pain. Quelque
temps auparavant, il m’avait suggéré l’idée d’une nouvelle Clé.
Déjà, à cette même époque, j’étais entré en relation avec
l’éditeur avignonnais Edouard Aubanel, descendant direct du
félibre qui voulut bien me faire une place dans son importante
maison. Esprit lucide et généreux, ouvert à la pensée moderne,
il accueillait mon paradoxal petit livre La vie commence à
cinquante ans, mon ouvrage sur L’Optimisme créateur et La
guérison par la Foi. C’est lui également qui donna l’essor, au
moment où j’écris ces lignes, au Docteur soi-même, utilisation
pratique des possibilités de l’inconscient.
Plaidoyer de l’auteur
Certain de mes éditeurs m’a reproché d’avoir une production
trop considérable. C’est qu’il envisageait le problème de son
point de vue personnel alors que je l’envisage du point de vue
de mes lecteurs.
Le public n’est pas homogène et se compose de
personnalités de toutes sortes, lesquelles sont accessibles à
telle ou telle forme d’intérêt ou de présentation. Il va de soi que
Dieu est-il mathématicien ? ne procède pas de la même
inspiration que Demande et tu recevras dont les fins ne sont
pas identiques. Je suis, mieux que n’importe qui, fixé par ma
correspondance sur la manière dont réagit le monde lisant.
Aussi claire que puisse être une démonstration ou une
relation, il subsiste toujours quelque obscurité dans l’esprit de
celui qui lit, même d’un coeur sincère. Alors celui-là
précisément souhaite une explication supplémentaire qu’il n’ose
pas toujours solliciter directement de l’auteur. La réserve est
justifiée par le peu d’enthousiasme qu’éprouvent la plupart des
écrivains à faire des réponses individuelles. Pour ma part, et
quelque soit le scripteur, par principe, par estime et par amitié,
je réponds toujours. Il va de soi néanmoins que je ne puis
m’expliciter comme dans un livre. Le temps et l’espace me
manquent pour le faire avec une suffisante ampleur. C’est la
raison pour laquelle je m’efforce, au fur et à mesure de mes
travaux, d’éclaircir ce qui peut
être demeuré obscur dans mes précédents ouvrages. Ainsi
L’Invisible et moi est complémentaire de La Clé et Le jeu
passionnant de la Vie est le commentaire de L’Invisible et moi.
Page 96 Le Protecteur Inconnu

Tous mes ouvrages, si dissemblables que paraissent leur


titre, leur objet, leur apparence, ont pour but principal de
confronter le lecteur avec lui-même et, sous les aspects les plus
différents, de le mettre en face de son problème intérieur.
Comme ce problème est celui de sa propre vie avec toutes les
implications que l’existence humaine suppose, il va de soi que
ce ne sont pas nécessairement les mêmes individus que le
même raisonnement peut toucher. Il s’ensuit que celui-ci est
acquis par une orientation qui rebute celui-là et que l’écrivain
désireux d’obtenir le maximum de sa présentation doit effectuer
celle-ci sous tous les angles au risque de décevoir les plus
superficiels de ses lecteurs.
Or toutes les catégories de lecteurs me sont également
sympathiques et je ne suis pas sans éprouver une secrète
préférence pour ceux qui n’ont pas été embrigadés. Ce sont
ces brebis sans berger et qui n’ont jamais connu le foin douillet
de la bergerie qui sont chères à mon coeur parce qu’elles sont
souvent sans préjugés. Ainsi faisait le Christ quand ail pensait â
la brebis égarée, au fils prodigue, à l’ouvrier de la onzième
heure parce qu’ils étaient indépendants.
Un allié qui tombe du ciel
Mais chaque éditeur a son public, sa spécialité (ses
collections comme ils disent) et ne peut toujours suivre un esprit
comme le mien dans ses audaces et ses spéculations. Il est
obligé jusqu’à un certain point de suivre sa lancée intellectuelle
et d’y conformer ses choix. C’est ainsi qu’il est telles de mes
œuvres qui n’ont, dans le inonde de l’édition, rencontré aucune
audience et que les manuscrits me seraient laissés pour
compte faute de correspondre à l’axe spirituel d’une maison ou
même au sentiment courant du public.
Heureusement pour moi le Protecteur Inconnu a ses propres
vues. S’il estime que tel ouvrage s’y adapte, il fait le nécessaire
sans tarder. Par contre s’il juge mon travail dépourvu de valeur
ou non conforme à ses exigences, il ferme inexorablement les
portes devant lui.
On me fera l’amitié de croire que le rôle de serviteur de
l’Esprit n’est pas nécessairement celui de la réussite financière
et que, comme les autres hommes, mes frères, je suis plié aux
nécessités économiques de la société. Un minimum de
ressources m’est indispensable, même en menant une vie
modeste. Et j’ai eu parfois la tentation d’écrire des livres, utiles
et agréables sans doute, mais étrangers à ce que je considère
comme une mission. Ces ouvrages-là ou bien m’ont été refusés
partout, ou bien n’ont pas fait de carrière valable. D’où il résulte
que je suis plié à une surveillance à laquelle humblement je me
soumets.
Ceci pour expliquer qu’en 1961, alors que je me trouvais à
Nice, nulle édition nouvelle ne se trouvait en vue et que je
Le Protecteur Inconnu Page 97

devais m’en remettre à l’Invisible du soin de me diriger. C’est


dans ces conditions que je reçus de M. G. Roux, le 28
novembre de la même année, la lettre dont j’extrais ce due voici
« Très cher Barbarin, j’ai suivi votre enseignement depuis
son début et, par votre oeuvre, vous m’êtes devenu familier
comme un frère. Vos livres sont au complet au chevet de mon
lit (à part deux ou trois titres introuvables). Certains d’entre eux
ont été souvent relus et dix fois achetés pour les offrir aux amis.
« Dans ses grandes lignes, et toutes proportions gardées,
mon évolution a été semblable à la vôtre. Après de longues
années de stagnation spirituelle, de luttes stériles, de vues
superficielles, d’idéal dérisoire et futile, je suis entré tout
doucement dans la voie de la sagesse qui est celle de la
compréhension plus exacte du jeu de la vie. Dès lors tout m’a
réussi. J’ai été comblé bien au-delà de tout ce que je pouvais
naguère concevoir. Je le suis toujours.
« J’ai été successivement étudiant, poète, fonctionnaire,
industriel, constructeur. Lorsque je vous ai connu, il y a dis: ans,
j’étais à Paris, saturé d’insignifiance et d’amertume. Le Destin
m’a pris par la main et, de quelques poussées discrètes
auxquelles j’ai su obéir grâce à vous, m’a amené en quelques
étapes dans le site merveilleux au bord de mer que j’ai acquis
du comte Sforza et que j’habite depuis en permanence. « J’ai
cinquante-huit ans. Je vois autour de moi ce que deviennent les
êtres qui, ayant été favorisés par la fortune, se considèrent
comme « arrivés ». C’est dire qu’ils gaspillent leur reste de vie
en satisfactions d’égoïsme et d’amour-propre (les meilleurs
exerçant cependant une charité de surface).
« ...Donc j’en arrive au point essentiel de mon propos qui
justifiera, je le souhaite, dans votre esprit, la liberté que je
prends de vous écrire. Je désire rendre aux hommes, dans
toute la mesure où ce sera possible, ce qui m’a été si largement
donné.
Suivait l’énoncé d’un programme à réaliser en plusieurs
stades dont le premier et le plus immédiat consistait à fonder
des éditions « ayant uniquement pour objet, en dehors de toute
ambition lucrative, la diffusion de la culture spirituelle », telle
que lui et moi la concevions. Vision grandiose et attrayante, tant
en raison des principes que de la générosité avec laquelle les
moyens étaient offerts ! Je vis là une marque indéniable de
l’accord divin, un doigt tendu de la Providence et j’écrivis à mon
correspondant
« Cher ami spirituel, je vais sans doute vous surprendre,
mais votre lettre je l’attendais. Il serait trop long de vous
raconter par quels méandres l’Invisible m’a conduit là... Qu’il me
suffise de vous dire qu’elle couronne idéalement le nouveau et
actuel miracle de La Clé.
« Exactement le 24 novembre dernier, une des premières
lectrices de cet ouvrage, Mme Naschitz-Rousseau,
Page 98 Le Protecteur Inconnu

conférencière inspirée dont j’estime hautement la valeur morale


et les facultés et qui, au surplus, m’a puissamment aidé à
l’époque la plus cruelle de ma vie, est venue me proposer de
fonder un centre spirituel basé sur l’esprit de La Clé (16).
« Avant même qu’elle ait conçu ce projet et par anticipation
de l’Invisible sur ce qu’il voulait nous faire entreprendre, un
couple de munificents lecteurs suisses avait eu l’idée de mettre
cent mille anciens francs à ma disposition. Alors que je
cherchais le moyen de refuser sans blesser, la proposition
Naschitz me tira d’embarras en me révélant que ce que je ne
pouvais accepter facilement pour moi-même il m’était possible
de le consacrer au bien de tous.
« D’autres petits miracles adjacents étant venus se greffer
sur le premier, tout cela en quarante-huit heures, j’ai reconnu
immédiatement l’intervention du Partenaire Divin dont j’ai une
longue habitude de suivre les cheminements. Dès lors nous
étions si bien résolus à entreprendre l’œuvre en commun et à
provoquer une diffusion puissante et nouvelle de mes livres que
toute notre activité de la semaine dernière a été employée à
édifier la charpente des futures constructions. Ce que votre
générosité propose est exactement dans l’axe de mon attente...
Maintenant je sais que tout ce qui vient de se produire en moins
de huit jours est le résultat d’un plan savamment orchestré en
dehors de nous, mais que, serviteurs obéissants, nous sommes
prêts à transposer dans la réalité concrète.
« Je vous remercie de croire à ce que vous appelez ma
sagesse et qui n’est, en vérité, qu’une constante habitude
d’obéissance aux sollicitations de l’Esprit. Actuellement celui-ci
pèse de tout son poids sur les consciences humaines, à la
recherche de cheminées capables de l’exprimer. Et quand il en
rencontre dont la section soit assez grande pour que le vent
spirituel y souffle, il y met tant de force qu’il les agrandit.
« Aussi ne suis-je qu’un porte-plume à sa disposition, que
l’absence totale, jusqu’à présent, de moyens matériels n’a pas
empêché de transmettre le message dont il était chargé. »
Le vallon des sources
M. G. Roux vient me voir dans mon petit appartement du
boulevard Carnot, à Nice. Nous nous étreignîmes comme des
frères avec une identique émotion. Peu après, j’allai passer
quarante-huit heures chez lui, puis j’y revins, cette fois avec ma
compagne et nous fîmes la connaissance plus approfondie de
M- Roux.
La propriété de a Sforza » est au bord même de la mer
qu’elle domine d’une trentaine de mètres à travers des arbres
splendides et des terrasses aménagées intelligemment. Elle est

16
Réalisé maintenant « Les Clés » paraissent depuis le printemps 66
(Mme Naschitz-Rousseau, 39 B, avenue Saint-Jérôme, Aix-en-Provence).
Le Protecteur Inconnu Page 99

située au Pradet, à six kilomètres de Toulon, sur le territoire de


Sainte-Marguerite.
Mon nouvel ami tint à me montrer ses réalisations
architecturales pour me convaincre de la tangibilité de ses
promesses et de l’objectivité de ses desseins. Un vaste
urbanisme lui a permis de jeter sur la colline de Saint-Mandrier
plus d’une centaine de villas qui prennent vue sur le bassin et
sur la rade. Mais ce qui me causa le plus d’admiration et de
surprise est le spectacle qu’il nous procura du Vallon des
Sources, introuvable domaine sis au bord du Gapeau, deux
kilomètres avant Belgentier. Il s’agit là d’un cirque forestier
s’étendant sur une centaine d’hectares et dont la forme
circulaire ne comporte qu’une échancrure vers le nord.
Ce domaine abondamment boisé constitue une merveille
naturelle, comportant au centre une source d’une telle
abondance qu’elle emplit et fait amplement déborder un bassin
d’une vingtaine de mètres en longueur. Son débit peut
alimenter tous les réservoirs imaginables et son eau pure
baigne les racines de deux platanes gigantesques dont je n’ai
vu l’équivalent nulle part.
Une vieille bastide s’y élevait. Après une vaine tentative de
restauration, elle ,a été jetée par terre pour faire place à une
demeure rénovée et appropriée au décor. A mi-hauteur d’un
versant s’ouvre l’orifice d’un aven par où, en saison des pluies,
s’écoule le trop-plein d’une rivière souterraine en une
éblouissante cascade d’escaliers naturels.
Mon hôte m’offrit aimablement de m’y construire une villa, ce
qui entrait dans mes goûts de retraite mais ne pouvait être que
de réalisation lointaine puisque j’étais encore dans la cité. Nous
convînmes de nous rapprocher en vue de l’œuvre commune et
je me décidai à quitter Nice où, sur la Corniche Inférieure, l’air
expiré par les poids lourds soufflait ses nuages empoisonnés.
Nous laissâmes la ville sans regret, impatients que nous
étions de retrouver la Mère Nature qui nous avait tant appris et
tant donné.
Retour a la solitude
Parmi diverses possessions de nos amis varois on m’avait
donné à choisir une demeure qui pouvait être, soit une des
villas neuves de Saint-Mandrier, soit une vieille maison de
Carqueiranne qui était en vente et que je pouvais
provisoirement habiter. Nous visitâmes cette dernière et elle
nous plut car elle était entièrement retranchée du monde. Elle
représentait la portion principale d’une exploitation ancienne,
morcelée depuis, mais qu’entouraient des arbres majestueux. A
cause de la manière dont elle nous était venue nous
l’appelâmes La Providence.
La vue s’étendait jusqu’à la mer, bien qu’amputée
légèrement par des immeubles modernes qu’il ne tenait
Page 100 Le Protecteur Inconnu

d’ailleurs qu’à nous de ne pas voir. Un maquis échevelé nous


séparait d’une exploitation horticole dont les propriétaires, M. et
Mme César Bertugli, ne tardèrent pas à devenir pour nous de
très chers amis.
Je n’ai jamais admis de ne pas être avec mes voisins en
complète harmonie. Cela dépend d’eux dans une faible mesure
alors que dans une large mesure, cela dépend surtout de moi.
Ma femme, habituée de longue date à la politesse naturelle
d’Extrême Asie où tout s’exprime, notamment le sens de
l’hospitalité, en nuances délicates, fut la première à faciliter
cette harmonie des contacts. Le grand-père qui l’avait élevée
était un vieux lettré tonkinois, ruiné par le terrible typhon de
1924, mais que la philosophie confucéenne maintenait dans les
voies de la sagesse, de la patience et de l’acceptation. Elle m’a
souvent parlé de lui, de ses jugements à la Salomon quand les
gens de son village le prenaient pour arbitre, de la noblesse de
son âme et, ce qui surprendra beaucoup de monde, de sa
reconnaissance pour l’œuvre civilisatrice des Français.
Grâce à la prévoyance de mon ami, je disposai donc
soudainement d’un bâtiment restauré, beaucoup trop vaste
pour notre petit mobilier, mais dans lequel je disposais d’un
cabinet de travail tel que je n’en possédai de ma vie avec une
cheminée monumentale, un merveilleux parquet de
Fontainebleau et la sylve ouverte devant moi.
Enfin j’étais soustrait au « confort » urbain, avec ses bruits,
ses odeurs, ses artifices et je me retrouvais seul dans la nature
vivante avec la compagne de mon choix. Toute ma vie, j’ai eu la
jouissance de divers jardins, tant ceux de ma famille que les
miens propres, sans compter les parterres administratifs. Toute
ma vie, j’ai pratiqué le travail corporel, planté des arbres, semé
des plantes. Depuis quatre ans d’existence citadine, je n’avais
manié aucun outil. Mon premier soin fut d’acheter brouette,
bêche, pioche, pelle et râteau et de fouir à nouveau la terre,
cette bonne glèbe nourricière où l’effort vous paie au centuple
rien que parce qu’il est l’effort.
Je vivais double ou, plus simplement, je revivais et, par
amour partagé, Sen renouait contact avec les goûts de sa
maman défunte, cavalière ardente qui menait de front la culture
et l’élevage entre la Chine et le Delta.
Ce fut une résurrection propice aux entreprises de la pensée.
G. Roux ne perdait pas de vue les objectifs de sa lettre et je me
mis en devoir de lui fournir un premier manuscrit. Je tenais prêt
celui d’un défi au monde logicien, aveuglé par ses réussites
rationnelles, et c’est ainsi que l’on décida de lancer Voyage au
bout de la Raison. Puis je me mis au travail et fournis, en
l’espace de vingt mois, Le Seigneur m’a dit..., suite de
dialogues avec L’Etre et Le Calendrier spirituel.
Le Protecteur Inconnu Page 101

Un bon débarras
Bien que je fusse logé gracieusement par mon ami, mes
moyens continuaient à être des plus modestes. Comme les
éditions de l’Age d’or - sous le copyright desquelles les trois
ouvrages en question étaient publiés - n’avaient rien de
commercial et ne pouvaient prétendre dans l’immédiat à une
diffusion suffisante, car tout le monde sait combien les débuts
sont difficiles en librairie, j’entrepris d’écrire Faites des Miracles
pour l’éditeur Niclaus, qui venait de faire paraître Le problème
de la Chair, plus Le Docteur soi-même pour Aubanel.
Le problème de la subsistance n’étant pas entièrement
résolu, il nous apparut qu’il fallait trouver de nouvelles
ressources ou réduire nos dépenses, cependant sommaires et
ramenées au minimum. Nous n’avions pas la possibilité,
comme les gens ordinaires, quand ils en ont le courage, de
supprimer le tabac, le vin, la viande, les apéritifs, le théâtre, le
jeu, etc., puisque nous ne fumons pas, sommes végétariens,
buvons de l’eau et vivons en circuit fermé. Notre seul luxe était
une Panhard, achetée en 1957, à la veille du départ et à
l’instigation de ma fille, la traction-avant Citroën qui nous servait
depuis vingt ans étant définitivement hors d’âge et devenue
ruineuse d’entretien. Nous y tenions parce qu’elle constituait le
seul moyen pratique d’évasion et semblait encore plus
précieuse à la campagne. Par bonheur l’Invisible veillait et se
disposait à faire dans ma direction plusieurs poussées dont la
première fut de me convaincre que je voyais de moins en moins
clair physiquement.
C’est en vain que je m’efforçai de changer de lunettes. En
dépit de mon optimisme naturel je dus me rendre à l’évidence :
la cataracte s’installait définitivement dans chaque oeil. Lorsque
j’en fus convaincu et qu’au cours des dernières sorties je
m’avisai que, devant mes regards, les autos qui me croisaient
avaient quatre phares et celles que je suivais quatre feux
rouges, que les bordures de trottoirs étaient doubles, comme
les poteaux, et que je risquais d’être tenté de passer entre les
deux, je compris que j’étais devenu un danger public aussi bien
que pour moi-même et décidai la vente immédiate de l’auto.
Grâce à l’ami Roux, un négociant spécialisé l’enleva pour 1100
nouveaux francs, et nous nous retrouvâmes nantis d’un petit
capital et débarrassés du facteur de dépense le plus onéreux.
Plus d’essence, plus de vidanges, plus de graissages, plus
de pneus à remplacer, plus de notes de garages, plus
d’assurances, plus de vignette, plus d’accrochages, plus de
collisions, plus de contraventions! Je déposais d’un coup les
trois quarts de mes responsabilités vis-à-vis des miens et des
autres. J’étais hors du circuit néfaste. Je représentais un
homme libéré.
Jamais je ne me sentis plus indépendant que lorsqu’on
emmena la voiture, en dépit de l’attachement éprouvé à
Page 102 Le Protecteur Inconnu

l’endroit d’une brave servante, de santé un peu délicate, mais


qui demeurait à notre disposition depuis six ans.
Restait la cataracte, il est vrai, cela demeurait une autre
affaire avant de devenir, comme nous le verrons bientôt, un
nouveau et colossal bienfait.
Le Protecteur Inconnu Page 103

XIX. BORMES – LES - MIMOSAS


Il y avait bientôt deux ans que nous jouissions du royal
cadeau de la Providence et d’autant plus heureux d’en
bénéficier que nous tenions pour provisoire notre séjour. Au
surplus, nous nous sentions un peu gênés d’occuper une
demeure aussi importante pour le simple couple que nous
étions. Mon ami avait eu la bonté de me proposer de la retirer
de la vente mais j’estimais que, dans cette crise du logement,
elle était indiquée pour une famille plus nombreuse. Aussi je le
pressai de persévérer dans son dessein initial.
J’avais fait de mon mieux pour cultiver les jardins et rendre la
propriété attrayante. Il n’y fallait guère que de l’entretien et
quelques fleurs. Cependant le temps passait et les visiteurs se
succédaient, envoyés par les agences sans amener
d’acquéreur. Dans l’été de 1963, je proposai à G. Roux de me
charger moi-même de la vente, arguant d’une certaine réussite
immobilière dans mes précédentes domiciliations. Cela le fit rire
car il doutait fort de mes possibilités financières mais j’avais une
idée derrière la tête qui était de réussir là où les autres avaient
échoué.
Le lendemain même je téléphonai au Protecteur Inconnu par
l’intermédiaire d’une agence d’Hyères où je ne connaissais
personne et dont j’étais parfaitement ignoré. Le directeur étant
absent, on me passa son principal collaborateur auquel
j’exposai l’affaire. Il en prit note, me demanda mon nom et,
quand il l’eut compris, s’écria avec émotion :
- Seriez-vous l’auteur de La Danse sur le Volcan ?
Sur ma réponse affirmative, il m’exprima sa joie de me sentir
si proche et son vif désir de me rencontrer. Effectivement, M.
Brivot, mon lecteur, vint sans tarder et me promit de s’occuper
sérieusement de la chose. Il le fit d’une manière si efficace que,
trois jours après, il amenait un couple de clients. Ceux-ci
inspectèrent les lieux, revinrent et finalement conclurent
l’affaire.
J’avais gagné la partie si j’avais perdu une maison.
Le nid d’aigle
Au cours de la même année, un autre lecteur, M. René
Grass, propriétaire à Cannes de l’Hôtel de Hollande, lequel est
entouré d’un beau parc silencieux, nous avait emmenés à
Bormes-les-Mimosas pour nous faire visiter une acquisition
récente, celle d’une propriété de six mille mètres juchée à flanc
de colline dans un décor fabuleux.
Les vendeurs l’occupaient encore et tiraient orgueil d’une
débauche florale où les plantes exotiques se mariaient avec les
Page 104 Le Protecteur Inconnu

végétaux les plus divers. En nous asseyant sur la petite


terrasse d’où l’on apercevait les collines du Cap Bénat et le
profil de deux îles, nous étions loin de nous douter que nous y
reviendrions un jour.
Bormes est un des plus beaux villages de la côte. Ses
maisons, dégringolant la pente, enserrent des cours, des
escaliers, des ruelles d’un pittoresque charmant. Le bourg est
resté traditionnel et même patriarcal. On y croise encore de
bonnes vieilles qui n’attendent pas un signe de vous pour dire
bonjour en passant. Le tout couronné des ruines apparentes
d’un vieux château aussi romantique que les burgs du Rhin. De
l’endroit où nous étions, ses pins parasols et ses cyprès se
découpaient sur un ciel d’améthyste et rien ne laissait croire à
l’existence d’un intérieur confortablement aménagé. On nous dit
que c’était la retraite hivernale d’Ecossais, lord et lady
Cochrane, ce à quoi nous n’attachâmes pas autrement
d’importance puisque alors nous étions des gens d’ailleurs.
Des mois s’écoulèrent et il nous fallut songer à déménager
de Carqueiranne. L’ami Roux tenta de nous trouver quelque
chose sans d’abord y parvenir. A la fin il nous proposa deux
retraites, mais dont aucune ne répondait à nos goûts
d’indépendance et de solitude. Or - retenez bien ceci - la veille
même du jour où nous étions acculés à une décision, M. Grass
vint nous voir à l’improviste et nous dit
- La maison de Bormes est libre. Si vous le voulez, elle est à
vous
Jamais, en nulle occasion, je ne sentis d’une manière si
nette l’aide divine, miraculeusement offerte au moment précis
où j’en avais besoin. Je reconnus, à n’en pas douter, la même
Intervention intelligente, tellement supérieure dans ses vues
lointaines à la spéculation restreinte des humains.
Nous vîmes M. et Mme Grass (depuis René et Fanny pour
nous) et ceux-ci firent le nécessaire pour que l’habitation
rénovée par leurs soins fût mise à notre disposition. On nous
offrit tout gratuitement pour plusieurs années et nos amis
poussèrent la délicatesse jusqu’à se dire nos obligés parce
que, disaient-ils, nous devenions les gardiens du logis.
Une fois de plus, l’amitié, sur des assises spirituelles, se
manifestait à nous avec efficacité. Et comme cette amitié a ses
ramifications, de très chers lecteurs et sympathisants de
Bormes même se mirent à notre disposition pour tout parfaire et
tout emménager. C’est sous les auspices fraternels de Luc et
Jacqueline Roullot, venus de leur poétique domaine de l’Arc-
en-Ciel, que se fit notre installation dans un des plus beaux
coins du monde où, accroché au flanc de la montagne, notre
petit nid d’aigle commande un immense horizon.
La première fois qu’on arrive dans ces lieux, on a le souffle
coupé par tant de beauté accumulée. En bas, très bas, la
longue vallée. En face, les petites crêtes qui nous séparent de
Le Protecteur Inconnu Page 105

la mer. L’étendue maritime se profile par-dessus, laissant voir


un morceau de Porquerolles durant qu’une vaste échancrure
liquide au sud-est découvre les îles de Port-Cros et du levant.
Au moment où j’écris ces mots, par temps d’hiver et dans
une paradisiaque lumière, il y a des roses sous mes fenêtres,
des bouquets de narcisses dans les terrasses, des mimosas en
pleine fleur et des boules d’or aux orangers.
Comment ne pas être reconnaissant à l’Intention Première et
à tous ceux qui, sur la côte, s’y sont associés ?
Retranchés par le corps mais unis par l’âme
J’ai perfectionné mon attirail agricole en ache= tant une
bêche automatique dont je dis volontiers qu’elle est ainsi
appelée parce qu’elle ne peut rien faire sans nous. Sous cette
réserve, c’est le plus utile instrument qu’on ait prévu pour ceux
qui ont des rhumatismes et une certaine faiblesse des reins.
Avec ce petit engin, relativement peu coûteux, j’ai pu retourner
des carrés de terre avec une facilité déconcertante tout en me
procurant l’exercice le plus précieux. Tiras, poitrine, épaules
bénéficient largement de cette gymnastique utilitaire qui
contribue à faire pousser des melons, des tomates et des radis.
A l’ouest nous sommes bornés par un versant de colline
entièrement peuplé de chênes verts et de chênes-lièges. Tout
un écroulement forestier mêlé de blocs de schiste forme à notre
droite un somptueux décor végétal. On est perdu au sein du
plus épais maquis, le long d’un petit chemin plein de bosses et
nous nous trouverions absolument seuls si, à cent mètres de
nous, à l’entrée même de notre barrière, la même ingénieuse
Providence n’avait aposté d’avance pour nous la perle des
bons voisins. Nous n’avons ni la même façon de vivre ou de
manger, ni les mêmes relations, ni les mêmes attitudes sociales
ou morales et pourtant nous nous sentons très près les uns des
autres, en pleine confiance et amitié.
Une fois de plus nous sommes comblés par la gentillesse
humaine qui, tout au long de notre vie, a disposé pour nous des
relais appropriés.
Jamais, en aucun lieu, nous n’avons été aussi retranchés du
monde des hommes. Seuls, les geais et les sangliers se
plaisaient dans les alentours. Nous serions isolés de tout,
même de ravitaillement, si Sen n’allait chercher le nécessaire
au village avec une minuscule poussette qu’elle appelle sa
quarante chevaux. Que de fois l’ai-je vue remonter une rampe
de vingt-cinq pour cent avec un plein bagage dans la remorque
sans cesser de sourire ni même de chanter.
Il n’empêche que nous perdrions contact avec le social si la
Providence n’y eût pourvu d’une autre manière. Le plus ancien
de mes amis, le cher Charles Morellet, dont j’ai parlé plus haut,
m’a fait, avant de mourir, don de sa télé de Sainte-Maxime, qu’il
a tenu à m’apporter lui-même, à son dernier voyage, comme s’il
Page 106 Le Protecteur Inconnu

me passait le flambeau. De la sorte et du haut de ma


sauvagerie horticole, je demeure en liaison avec mon époque
qui n’est ni si laide ni si mauvaise que le disent les vieilles gens.
Il est bon, quel que soit l’âge qu’on a, de se mettre à l’heure
de son siècle sous peine d’être rapidement fossilisé. D’ailleurs,
les lecteurs n’hésitent pas à venir jusqu’à moi et même des
inconnus en quête de toute autre chose. Cet été, une jeune fille
parisienne, marchant au hasard, s’est égarée dans nos
restanques et a fini par émerger sur la terrasse avec force
excuses pour son irruption.
Nous l’avons traitée comme une envoyée de Dieu et elle est
partie avec deux livres dont elle me remercie encore en ce
janvier 1965.
Le Protecteur Inconnu Page 107

XX. LA CATARACTE
Je dus convenir néanmoins, dans le cours de l’année, que si
je n’étais pas encore aveugle, je me dirigeais tout doucement
vers la cécité.
Tout ce que je voyais s’entourait d’ombres confuses. Je
distinguais de plus en plus imparfaitement les contours et les
reliefs. Je devais observer mes pas, être très prudent en mes
descentes. Les lointains m’échappaient et les objets proches
m’apparaissaient flous et embrumés. En outre, mes yeux
devenaient d’une extrême sensibilité et réagissaient
fâcheusement à la lumière. Le travail physique lui-même se
faisait difficile et je jardinais, à la fin, « par coeur ».
Que dire de mon labeur intellectuel sinon qu’il devenait
pénible ? Je lisais sans comprendre et j’écrivais sans voir. On
se fait d’ailleurs très bien à ces diminutions parce que leur
apparition s’effectue d’une manière insensible. Car cela
remontait très loin malgré les cataplasmes d’optimisme que je
m’administrais.
Je n’en réussis pas moins à maintenir jusqu’au bout mes
activités corporelles et mentales en vertu du principe que j’ai
toujours mis en évidence, à savoir que l’Homme s’adapte à
tout. Cependant le problème se posait pour un écrivain de
savoir combien de temps cela durerait avant la nuit totale.
Je songeai à l’empirisme mais celui-ci se révéla insuffisant.
Dès lors et en dépit de mon éloignement de toute intervention
chirurgicale, je dus admettre qu’atteint de cataracte ancienne et
double, j’étais mûr pour l’opération. On m’avait fait espérer une
grande amélioration que certains praticiens allaient jusqu’à
estimer des huit dixièmes alors que je ne disposais plus que de
deux à trois dixièmes de vision.
Pourquoi, me demandais-je, l’Invisible ne se servirait-il pas
aussi bien d’un chirurgien que d’un autre auxiliaire ? Répudier
certaines possibilités modernes équivaudrait à proscrire
l’électricité, le téléphone, la radio, l’auto et l’avion.
Sur le conseil de ma fille, remariée heureusement à Nantes,
je me résolus à subir l’intervention en Loire-Atlantique où
professe un ophtalmologiste notoire, le Dr Legrand. L’opération
se fit en deux temps, le dix octobre pour l’œil droit et le 16 du
même mois pour l’œil gauche.
Ou il est parlé des suites de l’intervention
Cela me permit de mesurer mes possibilités devant l’épreuve
qui s’annonçait d’autant plus pénible que je devais être soumis
à une demi nuit mentale pendant une quarantaine de jours.
Page 108 Le Protecteur Inconnu

Je ne retiens de l’opération elle-même, qui fut pratiquée avec


bonheur, que la répulsion qu’automatiquement elle inspire, en
raison du prix que la créature humaine attache au domaine
complexe et fragile de ses yeux. L’émoi est moins
physiologique due psychologique car l’enlèvement des
cristallins devenus opaques et même des capsules
enveloppantes s’opère sans douleur. Cependant l’Homme qui,
pour caractériser son bien le plus cher, dit volontiers qu’il y tient
comme à sa prunelle, ne peut s’empêcher, dans le cas présent,
de penser qu’il s’agit précisément de la lui arracher.
Du travail chirurgical lui-même je ne dis rien si ce n’est
qu’avec deux piqûres il est, comme je le soulignais plus haut,
parfaitement indolore. La conscience aiguisée suit même avec
intérêt les jeux de lumière émis par la lampe frontale de
l’opérateur et leurs phantasmes colorés. La douleur (17) ne se
manifeste que deux heures après, durant qu’on élimine les
analgésiques. Alors commence une sorte de migraine localisée
avec ce que j’appellerai volontiers une « colique » de l’œil. Cela
est difficilement tolérable et les infirmières y pourvoient au
moyen de suppositoires et de cachets d’aspirine. Dans la vie
normale, je n’utilise jamais ces sortes de produits ni d’ailleurs
de médicaments d’aucune sorte sauf lorsque ces derniers sont
réservés à l’usage externe et encore avec la plus grande
discrétion. En l’occurrence, je me laissai faire avec
soulagement car cela permettait des rémissions fort utiles. Il en
fut ainsi jusqu’au jour où je m’avisai que l’action calmante des
divers produits allait s’affaiblissant, au point que la douleur
renaissait moins de deux heures après l’absorption de
l’analgésique. C’est ainsi qu’une nuit les fulgurations
douloureuses se manifestèrent si prématurément que je me
demandai comment lutter désormais contre elles. Cela me
permit de mesurer la précarité et la fragilité des moyens
humains. Comme je n’avais rien de mieux à faire que de
méditer dans le silence nocturne j’en vins à chercher la
délivrance dans la seule Force spirituelle et à faire appel au
Protecteur Inconnu. Je lançai vers lui un appel angoissé et
confesse, pour ma plus grande honte, que je n’eus pas alors
cette foi qui soulève les montagnes et me laissai aller au doute
quant aux suites de mon appel.
Une fois de plus, il devait m’être démontré qu’en pareille
occasion ce qui compte c’est moins la foi que la véhémence et
celui qui souffre ne manque pas d’ardeur dans l’expression de
ses sentiments.
Une demi-minute ne s’écoula pas avant que j’eusse la
réponse : un trouble singulier et que je n’avais jamais ressenti
se manifesta dans 1’œi1 souffrant. Celui-ci fut soudain la proie
d’un frémissement puis d’un fourmillement intense. Durant que
j’étais l’acteur et le témoin de ce phénomène, toute ma curiosité

17
Aucune douleur dans la plupart des cas.
Le Protecteur Inconnu Page 109

se porta dessus. Je ne sais combien de secondes dura cet état.


Vingt ou trente peut-être et, immédiatement après, la paix et le
bien-être s’emparèrent de toute la zone douloureuse. Le mal
était aboli.
Je ne devais jamais plus souffrir de mon œil et jamais plus
aussi je n’eus à reprendre de comprimés d’aspirine. Sans
drogues, sans intervention humaine, le Protecteur Céleste avait
tout aplani.
Dans les airs
Est-il besoin de mettre en évidence tout le bien retiré de
cette épreuve ? Je pus mesurer le dévouement des religieuses
et des assistantes en clinique durant les deux semaines et
demie de séjour. Et j’eus le privilège de bénéficier de
l’assistance directe de ma femme qui partageait ma chambre
dans un lit voisin. Je compris mieux cette faveur en me
comparant à un jeune homme opéré le même jour que moi pour
un glaucome et qui dut, tout seul, se diriger vers la gare,
d’ailleurs avec un réel entrain. Pour moi j’étais sans cesse
veillé, aidé, soutenu par une épouse admirable qui me faisait la
lecture, écrivait mes lettres et me reliait au monde des yeux
clairs.
Ensuite nos enfants nous recueillirent dans une demeure
confortable et c’est entourés d’amour et de soins que nous
passâmes les semaines suivantes en attendant l’époque du
retour.
Les verres définitifs ne pouvant être envisagés qu’au bout de
trois mois environ, je dus me contenter de lunettes provisoires
qui me permettaient de me diriger assez maladroitement. C’est
pourquoi je demeurai le plus souvent dans la demi-obscurité
avec une patience que je n’aurais pas osé croire si grande, ne
rompant cet immobilisme que pour de courtes promenades au
bras de Sen. Le splendide parc de la Gaudinière, vestige d’un
ancien château, s’étendait juste en face de nous avec ses
frondaisons puissantes. J’y prenais, de temps à autre, l’air vif et
humide de l’ouest.
Notre retour se fit par la voie des airs, comme l’aller, et nous
gardons des deux sens une impression agréable. Nous avions
choisi l’avion parce que la voie ferrée exigeait vingt-deux
heures de trajet avec un changement de train. Cette
perspective, en l’état de ma vue et avec mes moyens physiques
réduits, rendait le voyage impraticable. Or il se produisit, à
l’aller, cette chose paradoxale que le trajet dura vingt-quatre
heures, soit deux heures de plus que par chemin de fer. A
l’arrivée à Lyon, on nous prévint que nous ne serions pas admis
à la correspondance de Nantes, l’avion étant complet. Je
m’indignai d’abord parce que les places étaient depuis
longtemps retenues puis, avec la meilleure humeur du monde,
nous résolûmes de nous accommoder de la situation. Fille et
Page 110 Le Protecteur Inconnu

gendre nous attendaient à Nantes. On les prévint et la


Compagnie d’Air-France, reconnaissant ses torts, nous prit en
charge. Un excellent dîner nous fut servi au restaurant de
l’aéroport, un taxi frété, une chambre confortable mise à notre
disposition et nous convînmes que rien n’était plus plaisant que
de faire connaissance avec Lyon, fut-ce au prix d’un retard
d’horaire.
A la rentrée rien de tel ne survint et je garde le souvenir
d’une sympathie ambiante qui se manifesta au changement de
ligne, au vu de mes lunettes noires et de mon pas hésitant. Une
hôtesse s’empara de moi et me mena, par priorité, vers le gros
Viscount immobile sur la piste où je fus hissé par une autre
hôtesse avec mille précautions.
C’est la première fois que je me vis entouré de tant d’égards
et j’en fus honteux en moi-même puisque je n’étais qu’un demi-
aveugle et d’ailleurs pour si peu de temps.
Jamais je ne vis plus clair
Je bénéficiai, au même propos, d’un bien émouvant privilège
car, de toutes parts, convergèrent dans ma direction les prières
de lectrices et de lecteurs.
Je reste persuadé que le faisceau amical de leurs pensées
joua un très grand rôle dans l’évolution de ma personne et de
mes yeux. Certes, j’eus affaire à un chirurgien expérimenté
mais une plus Haute Autorité guidait sa main tandis qu’il opérait
ma cataracte. J’en eus la preuve lorsque mon serviable voisin
me conduisit chez l’opticien de son choix. La lecture du tableau
lumineux avec des verres d’essai révéla que je pouvais lire les
minuscules caractères et cela fut une surprise pour le praticien.
Depuis, et avec les lunettes appropriées, je jouis d’une vision
inégalée, tant de loin que de près. Je ne me souviens même
pas d’avoir bénéficié dans ma vie de telles possibilités. Je les
mis immédiatement à profit, dans ma fringale de lire et d’écrire.
C’est la raison pour laquelle je suis en mesure de mettre bientôt
le point final au présent livre, commencé il y a quarante jours.
Mon cœur est plein de bénédictions, mon âme saturée de
reconnaissance et c’est avec la gratitude la plus entière que je
plie le genou devant le Protecteur Inconnu.
Le Protecteur Inconnu Page 111

XXI. CONCLUSION
Depuis que ce livre est commencé, la même question se
pose sur bien des lèvres.
Quel est donc ce Protecteur Inconnu auquel je fais sans
cesse allusion ? Le seul fait qu’il est inconnu me dispenserait
de toute réponse. Et pourtant j’entends qu’on me dit : a-t-il un
autre nom, une nature, une identité ?
Ce sont là des mesures d’homme et l’on comprendra que
l’Intelligence bienveillante dont je parle ne put avoir rien
d’humain.
Presque toutes les religions, depuis les plus anciennes, ont
admis qu’en dehors de l’Homme, créature organique frottée
d’un peu d’esprit, il existe des catégories d’êtres invisibles,
qu’ils s’appellent génies, devas, ases, etc., et toutes les
mythologies font état d’entités de cette sorte dont la présence
n’est pas ordinairement décelable et qui ne se révèlent que par
la manifestation intermédiaire des êtres et des événements.
Socrate s’entretenait avec son daïmon, Numa avec la
nymphe Egérie. Le catholicisme dote chaque fidèle de son
ange gardien. Le Protecteur Inconnu est la sublimation de
l’ange gardien en ce sens que, préposé à la garde de chacun
de nous, il couvre de son égide l’unanimité des hommes, dans
des proportions toutefois qui différent selon la conscience que
les hommes ont de lui.
Il ne s’agit pas de savoir le nommer car il peut aussi bien être
le Père ou la Mère, le Fils ou le Verbe, la Providence ou l’Esprit.
Rien n’empêche même de l’appeler Anonyme, comme faisaient
les Grecs en vouant un autel .Deo Ignoto, c’est-à-dire au Dieu
Inconnu.
Dans L’Invisible et moi j’ai comparé l’usage du pur Esprit à
celui de l’électricité dont nul ne connaît exactement la nature et
dont cependant nous nous servons dans la pratique de tous les
jours. Qu’importe l’impossibilité où je suis de vous dire ce qu’il
est ni en vertu de quelles lois nous pouvons obtenir son
assistance ! L’essentiel n’est-il pas que nous usions de lui en
pleine assurance de son Amour ?
Je crois avoir démontré comment il intervient dans
l’existence de chaque homme mais je voudrais que chaque
homme eût assez de bonne foi et d’intelligence pour s’aviser
lui-même de l’aide qui lui vient d’En-Haut.
Beaucoup pensent qu’ils n’ont pas été assistés dans leurs
épreuves ou dans leur malheur et seront tentés de nier
l’intervention divine. C’est parce qu’ils n’ont pas compris
l’importance du malheur et de l’échec. Le sauveteur qui se jette
à l’eau pour en tirer l’homme ‘qui se noie est parfois obligé de
Page 112 Le Protecteur Inconnu

lui porter un coup sur la tête pour l’étourdir. Le choc peut


sembler un mal en soi alors qu’il est un moyen de salut à
échéance différée. On a pu voir qu’à moi-même les coups sur la
tête ne m’ont pas été épargnés.
Les esprits rationnels seront choqués de voir que je prétends
conduire ma vie formelle en utilisant le concours d’un Etre
informel. C’est précisément parce que la plupart de mes
semblables n’utilisent que des moyens rationnels qu’ils sont
impuissants à orienter leur existence et demeurent la proie du
déterminisme intégral qu’est le Hasard.
Du jour où l’Homme a déposé ce puéril vêtement et récupéré
son libre-arbitre, il devient capable de vivre en association avec
l’Invu. Et quand il s’est délibérément uni à l’Esprit, qu’il s’en est
fait l’auditeur et le serviteur, c’est l’Esprit qui le sert et qui
l’écoute.
Ce qui précède n’a pas d’autre but que de vous en rendre
conscient, vous aussi.
Bormes-les-Mimosas, Var, le 14 janvier 1965.
FIN
Le Protecteur Inconnu Page 113

XXII. POSTFACE
Amis, ce livre a été terminé en janvier 65. Le premier août, à
20 h., Georges Barbarin et sa femme Sen périssaient asphyxiés
dans leur jardin de Bormes, ayant dû quitter leur maison pleine
de fumée (un bungalow voisin brûlant à quelques mètres rempli
de vêtements et de livres).
Quelle étrange fin, semble-t-il, pour celui qui croyait au «
Protecteur Inconnu ». Pourquoi avait-Il laissé cela s’accomplir ?
La révolte a grondé dans bien des cœurs.
Et puis la certitude aveuglante, tellement «voulue», tellement
orchestrée, vous frappait au visage
C’était la dernière PROTECTION.
Pour un esprit réaliste, je résume les faits Depuis plus de
100 ans il n’y avait jamais eu le feu comme en témoignaient les
oliviers centenaires aujourd’hui en cendre.
Nous, leurs enfants, les avions quittés la veille. Leurs voisins,
M. et Mme Papineau, gens adorables et serviables qui ne
s’absentaient jamais ensemble étaient partis tous deux pour la
première fois depuis six mois et dans la direction d’Hyères, ce
qui les a empêchés d’être rentrés à temps car le feu coupait la
route nationale.
Sen, ma belle-mère, restée très sensible depuis l’occupation
japonaise et viet de l’Indochine, serait partie dès le début de
l’incendie.
Georges Barbarin, quant à lui, n’aurait pas quitté son bureau
ni sa prière, car telle était son intention si cela se produisait.
Or la maison est intacte malgré la fournaise du bungalow qui
eut lieu à 3 m d’une bonbonne de butane et d’une cuve à
mazout qui, bien que pleines toutes deux, n’ont ni pris feu ni
explosé.
Il est donc aussi évident que si leur heure était venue, une
Main aussi impérieuse s’est étendue sur la maison qui contenait
encore une partie de son oeuvre non encore éditée.
Enfin la mort par asphyxie est, parait-il, une des plus douces
et des plus rapides et je crois fermement qu’en cette
apocalypse ils ont connu «la mort douce».
Nous devons nous rappeler aussi que beaucoup d’hommes
comme lui ont péri par le feu ou de mort violente dont le plus
grand : Gandlii.
Sans doute la terminaison définitive de leur ultime épreuve
de chaire demande-t-elle cette sublimation. Peut-on rêver plus
grande apothéose pour un « scorpion » que cette fin par le feu.
Certains pensent, et peut-être ont-ils raison, que ce fut un
holocauste car comment expliquer combien miraculeusement le
Page 114 Le Protecteur Inconnu

village entier de Bormes ne périt-il pas lui aussi puisque cerné


de toutes parts.
Je sais que Georges Barbarin souhaitait de plus en plus
vivement trouver ce qu’il cherchait depuis plus de 10 ans, je
sais qu’il désirait voir enfin « l’endroit de. la tapisserie e et
trouver enfin sa liberté entière d’esprit.
Je sais qu’il voulait retrouver celle qui l’attendait depuis 8 ans
et qui avait été sa vie, son collaborateur et ma mère : May.
Ils sont dans la Lumière car il savait ce qui l’attendait de
l’autre côté de la porte étroite. Ils sont en l’Ami et leur protecteur
n’est plus inconnu.
Que ceux qui ont vécu avec lui ces pages sachent qu’eux
aussi, un jour, passeront le seuil de lumière.
Ainsi la Joie seule demeure et la Pureté Rigoureuse.
Tel sera mon dernier hommage à celui qui a été mon père.

FANCY
Nantes, octobre 65
Le Protecteur Inconnu Page 115

XXIII. Table des Matières


LE PROTECTEUR INCONNU........................................................................ 1
En guise de préface ......................................................................................2
I. POURQUOI CE LIVRE ? .............................................................. 3
L’île mystérieuse ...........................................................................................4
La civilisation accroît les périls ......................................................................4
Faillite de la philosophie moderne.................................................................5
L’homme peut n’être plus seul ......................................................................6
Vous êtes tous meilleurs que moi .................................................................6
II. LES BOUCLIERS DIVINS............................................................. 8
Un apprentissage douloureux .......................................................................8
Vengeances enfantines.................................................................................9
La chute sur le réchaud.................................................................................9
Ou l’ange ouvrit ses ailes ............................................................................10
L’inexplicable fracture .................................................................................10
Le caillou au front........................................................................................11
Histoire du petit Raffin.................................................................................12
III. PREMIERS AVERTISSEMENTS ........................................... 14
Un lectorat inattendu ...................................................................................14
La double imprudence.................................................................................16
Bon pour le service... Auxiliaire ...................................................................17
IV. L’ADMINISTRATION ET MOI ..................................................... 18
Une école indispensable .............................................................................18
La grande guerre.........................................................................................19
La dépression nerveuse..............................................................................21
Comment Poincaré me rendit la liberté .......................................................22
La conservation du château de Chinon.......................................................22
V. PARIS.......................................................................................... 24
La radio .......................................................................................................24
A quoi peut aboutir l’achat d’une auto .........................................................25
VI. LE PRIEURE DE BAZAINVILLE ................................................. 28
Le monastère invisible ................................................................................29
Miss Gassette .............................................................................................29
Double vue ..................................................................................................31
Mysticisme et communisme ........................................................................32
VII. LA CLE .................................................................................... 33
L’influence invisible .....................................................................................33
Un livre qui fait son chemin tout seul...........................................................35
A Dieu va ! ..................................................................................................36
Un habile commerçant ................................................................................37
Changement de vie .....................................................................................37
VIII. LE SECRET DE LA GRANDE PYRAMIDE ............................ 39
Refusé partout.............................................................................................39
Etait-ce la fin du monde? ............................................................................40
Un boom prodigieux ....................................................................................40
M.F.C.H. et la théorie du partenaire ............................................................41
Le rocher de Sisyphe ..................................................................................42
IX. DU REGNE DE L’AGNEAU AU REGNE DE LA BETE............... 45
En route vers l’inconnu................................................................................46
Défi a l’autorité ............................................................................................46
Coups d’arrêt...............................................................................................47
Les gendarmes de M. Daladier ...................................................................48
X. Aller et retour. .............................................................................. 50
Lâcheté de l’exode ......................................................................................50
La vraie France n’était pas morte................................................................51
Dans le noir .................................................................................................52
Billets de logement......................................................................................53
XI. LA MAISON-DU-SOLEIL-AU-CŒUR.......................................... 55
Entraide.......................................................................................................55
Les girouettes de l’esprit .............................................................................57
Comme le boomerang.................................................................................59
Page 116 Le Protecteur Inconnu

Le chef-lieu de la farine .............................................................................. 59


XII. L’ŒIL DE LA TEMPETE..........................................................61
Les voleurs dans la maison ........................................................................ 61
La gestapo avait les yeux bouchés ............................................................ 62
Le garçon du S.T.O. ................................................................................... 63
Pillage en uniforme..................................................................................... 64
Bombardement des ponts de Sully-sur-Loire ............................................. 64
Ce n’était pas pour nous............................................................................. 65
Sous la voûte des projectiles...................................................................... 66
XIII. LE CHATEAU DE CHANTECAILLE .......................................67
Un vieux passé........................................................................................... 67
Le château de vérité ................................................................................... 68
Spiritualité de l’artiste ................................................................................. 69
Un Niagara du verbe et de l’idée ................................................................ 69
Monica........................................................................................................ 70
Un bûcher idéal .......................................................................................... 71
XIV. LES PROCEDES DU PARTENAIRE ......................................72
Un ange en cornette................................................................................... 72
Où l’invisible prend le volant....................................................................... 73
Rien n’eut été sans lui ................................................................................ 74
Le collaborateur secret ............................................................................... 74
Stratégie et tactique, spirituelles................................................................. 76
Je n’ai jamais manqué de papier. Ni d’indépendance ................................ 78
Solitaire mais pas seul ............................................................................... 78
XV. LA GRATITUDE ......................................................................80
Un vieux mas nous attendait ...................................................................... 80
La grande épreuve ..................................................................................... 81
Descente dans l’abîme ............................................................................... 82
D’où venaient ces gens ? Et qui les avait envoyés ?.................................. 83
XVI. THEODORA ............................................................................86
Un château pour deux ................................................................................ 86
Naissance de Dora ..................................................................................... 87
Etait-ce Theodora ? .................................................................................... 88
XVII. SEN .........................................................................................91
La lumière vient de l’Orient......................................................................... 91
Une miraculeuse protection........................................................................ 93
XVIII. LA PROVIDENCE ...............................................................95
Plaidoyer de l’auteur................................................................................... 95
Un allié qui tombe du ciel ........................................................................... 96
Le vallon des sources................................................................................. 98
Retour a la solitude .................................................................................... 99
Un bon débarras....................................................................................... 101
XIX. BORMES – LES - MIMOSAS................................................103
Le nid d’aigle ............................................................................................ 103
Retranchés par le corps mais unis par l’âme............................................ 105
XX. LA CATARACTE ...................................................................107
Ou il est parlé des suites de l’intervention ................................................ 107
Dans les airs............................................................................................. 109
Jamais je ne vis plus clair......................................................................... 110
XXI. CONCLUSION.......................................................................111
XXII. POSTFACE ...........................................................................113
XXIII. Table des Matières............................................................115
Bibliographie de G.BARBARIN

ANNEE Ref EDITIONS GENRE


DE LA ROSE A L'ARTICHAUT 1926 GB1 Flammarion poésie
L'AMOUR et LA MER 1926 GB2 Prix de la Femme roman
LE LIVRE DE L'EAU 1927 GB3 Flammarion nature
LE PERE POU 1928 GB4 Flammarion humour
ARMIE 1929 GB5 Flammarion roman
LE PRINCE VIERGE 1931 GB6 Flammarion roman
LA CLE 1935 GB7 Bazainville / Astra spirituel
JESUSA DE GUIPUZCOA 1936 GB8 Calman-Lévy roman
LA VIE AGITEE DES EAUX DORMANTES 1936 GB9 Stock nature
LE SECRET DE LA GRANDE PYRAMIDE 1936 GB10 Adyar / J'ai Lu ésotérique
LE LIVRE DE LA MORT DOUCE 1937 GB11 Dangles spirituel
QU'EST CE QUE LA RADIESTHESIE ? 1937 GB12 Plon ésotérique
L'INVISIBLE ET MOI 1938 GB13 Courrier du Livre spirituel
LA DANSE SUR LE VOLCAN 1938 GB14 Adyar ésotérique
LE REGNE DE LA BETE 1939 GB15 La Sourcerie société
LE REGNE DE L'AGNEAU 1939 GB16 J.Oliven/ AGB spirituel
LA SORCIERE 1939 GB17 Calman-Levy roman
DIEU EST IL MATHEMATICIEN ? 1942 GB18 Astra ésotérique
LES CLES DE LA SANTE 1942 GB19 Courrier du Livre spirituel
LES CLES DE L'ABONDANCE 1943 GB20 Dangles spirituel
LES CLES DU BONHEUR 1943 GB21 Courrier du Livre spirituel
L'INITIATION SENTIMENTALE 1944 GB22 Niclaus société
FRANCE ,FILLE AINEE DE L'ESPRIT 1945 GB23 J.Oliven spirituel
L'ENIGME DU GRAND SPHINX 1946 GB24 Adyar / J'ai Lu ésotérique
L'AMI DES HEURES DIFFICILES (le livre de chevet) 1946 GB25 Du Roseau spirituel
LES DESTINS OCCULTES DE L'HUMANITE 1946 GB26 Astra ésotérique
JE et MOI 1947 GB27 Du Roseau spirituel
L'OEIL DE LA TEMPETE 1947 GB28 Aillaud vécu
IL Y A UN TRESOR EN TOI 1949 GB29 Omnium / AGB spirituel
DEMANDE ET TU RECEVRAS 1949 GB30 Niclaus / AGB spirituel
COMMENT VAINCRE PEURS ET ANGOISSES ? 1949 GB31 Dangles spirituel
QUI SERA LE MAITRE DU MONDE ? 1949 GB32 Ermite ésotérique
AFFIRMEZ ET VOUS OBTIENDREZ 1950 GB33 Dangles spirituel
LE JEU PASSIONNANT DE LA VIE 1950 GB34 Astra / Dangles/ spirituel
A TRAVERS LES ALPES FRANCAISES 1950 GB35 Ermite nature
APPRENEZ A BIEN PARLER 1950 GB36 Niclaus société
VIVRE DIVINEMENT 1950 GB37 Du Rocher spirituel
L’APRES-MORT 1951 GB38 Du Rocher ésotérique
COMMENT ON SOULEVE LES MONTAGNES 1951 GB39 Dangles spirituel
L’ANTECHRIST ET LES DERNIERS TEMPS DU MONDE 1951 GB40 Dervy ésotérique
LA VIE COMMENCE A 50 ANS 1953 GB41 Aubanel /Dangles société
SOIS TON PROPRE MEDECIN 1953 GB42 Amour et vie / AGB société
LA REFORME DU CARACTERE 1953 GB43 Niclaus société
PETIT TRAITE DE MYSTICISME EXPERIMENTAL 1954 GB44 Niclaus / AGB spirituel
L’OPTIMISME CREATEUR 1954 GB45 Dangles spirituel
DIEU EST IL TOUT PUISSANT ? 1954 GB46 Astra ésotérique
PARIS EN ZIG ZAG 1954 GB66 Auteur société
LA GUERISSON PAR LA FOI 1955 GB47 Aubanel spirituel
RECHERCHE DE LA N ieme DIMENSION 1955 GB48 Adyar ésotérique
GUIDE SPIRITUEL DE L’HOMME MODERNE 1955 GB49 Nizet spirituel
PETIT CATECHISME DU SUCCES 1956 GB50 Astra / AGB spirituel
LE SCANDALE DU PAIN 1956 GB51 Nizet société
REHABILITATION DE DIEU 1957 GB52 Astra spirituel
LA NOUVELLE CLE 1958 GB53 Du Roseau spirituel
20 HISTOIRES DE BETES 1959 GB54 Crepin-Leblond nature
LES REINCARNATIONS DE DORA 1960 GB55 Flammarion roman
LE PROBLEME DE LA CHAIR ou l’énigme sexuelle 1961 GB56 Niclaus société
VOYAGE AU BOUT DE LA RAISON 1962 GB57 Age d’or spirituel
FAITES DES MIRACLES 1963 GB58 Niclaus / AGB spirituel
LA FONTAINE DE JOUVENCE 1963 GB59 Aubanel / AGB spirituel
LE SEIGNEUR M’A DIT 1963 GB60 Age d’or/ AGB spirituel
LE CALENDRIER SPIRITUEL 1964 GB61 Age d’or/ AGB spirituel
LE DOCTEUR SOI-MEME 1964 GB62 Aubanel / AGB spirituel
LE PROTECTEUR INCONNU 1966 GB63 Astra / AGB vécu
SOIS UN AS 1966 GB64 Aubanel spirituel
J’AI VECU CENT VIES 1968 GB65 J.Meyer ésotérique
DIEU MON COPAIN 2002 GB68 AGB spirituel
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