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Introduction
PREMIÈRE PARTIE
La fragilité : trésor ou handicap ?
TROISIÈME PARTIE
Cultiver sa fragilité et en faire son alliée
Conclusion
« Cette force que l’on gagne quand on a tout perdu ! »
Bibliographie
Introduction
« Je crois que les gens dont on dit qu’ils sont rayonnants sont ceux qui se sont acceptés
faillibles, inachevés, et qui vivent cela en paix. »
Roger Vittoz
« Notre âme est une petite fille sur une balançoire. De temps en temps ses pieds
touchent le ciel et, de temps en temps, ses pieds frôlent le sol. Quelle est la main qui
nous pousse pour nous donner notre élan et pour le raffermir ? Ce serait peut-être la
main des épreuves ? »
Christian Bobin
La vie m’a offert le cadeau d’exercer ma profession. Là, dans cet espace
clos, loin des lieux dominés par l’apparence, le clinquant et la loi du
paraître, je ne cesse de rencontrer des hommes, des femmes, des enfants aux
prises avec leur vulnérabilité à un moment de leur existence. Ils viennent
déposer leurs failles et je vois alors se déployer devant moi maintes
ressources à travers ce qu’ils en récoltent. Des ressorts insoupçonnés
jaillissent. Et à chaque fois, la chasse au trésor a lieu. L’essence de l’être
humain sans doute…
Alors, il ne se passe pas une journée où ma confiance en la force humaine
ne se voie confirmée. Où je prends conscience de la chance qui m’est
offerte de plonger au cœur de ce qui nous constitue tous, ce mélange d’or et
de plomb, de puissance et de failles. Car cette force, parfois bien cachée
dans les profondeurs, ne demande qu’à se faire voir.
Et en des endroits où l’on pourrait ne pas l’entrevoir, comme chez ces
détenus que j’ai pu côtoyer de nombreuses années et qui m’ont confirmé ma
foi en l’être humain, même dans de telles circonstances et en de tels lieux.
Me vient aussi à l’esprit cette réponse de Martin Luther King. Quand on lui
demanda si le monde serait toujours dominé par le fort au mépris du faible,
il donna cette réponse :
« Oui, ce sera toujours comme ça, à moins que chacun accueille ce qui est
faible et brisé à l’intérieur de soi ».
Inhérente à notre statut d’humain, la fragilité n’a pourtant pas bonne presse
de nos jours et notre époque est loin de l’épargner, elle qui la range dans le
tiroir des lacunes, des défauts ou la résume à une « maladie » ou un
handicap à combattre. Ainsi choisissons-nous en sa présence parfois de la
nier, de la malmener ou de la bafouer. Alors que pour certains d’entre nous,
elle ne fera pas partie du paysage, sorte de planète étrangère en quelque
sorte.
Alors que faut-il penser ? La fragilité une maladie ou une opportunité ? À
fuir ou à cultiver comme une graine ?
À travers de nombreux parcours de vie, de leurs méandres et de leurs
traversées, nous pourrons percevoir combien derrière ce que l’on prend
pour de la faiblesse se cachent des ressorts puissants et source de grandes
récoltes.
Puissent ces lignes permettre de porter un tout autre regard sur la fragilité
que celle qu’elle peut souvent véhiculer. Qu’elle puisse être perçue comme
porteuse de belles et grandes choses et se trouver là pour transformer ceux
qui la côtoient.
PREMIÈRE PARTIE
Lorsqu’il m’arrive de recevoir des jeunes femmes au ventre arrondi par une
maternité proche ou accompagnées par un tout nouveauné, bien souvent, je
ne peux m’empêcher de m’adresser à ce futur petit habitant de notre planète
ou à celui tout fraîchement arrivé chez nous : « Bienvenue à toi parmi nous.
Tu verras, il y a mille choses à y vivre. Et de toutes sortes. »
Je pourrai aussi ajouter : « Bienvenue sur la planète des “Tous fragiles, tous
humains” » pour reprendre le titre d’un colloque organisé en février 2011 et
retranscrit dans un ouvrage collectif. Oui, l’existence est constituée de tant
de contraires… Et la fragilité en fait partie.
Chacun de nous naît faillible. La nature aussi. Le granit, usé par les eaux,
deviendra poudre. L’atome lui-même se divise. Rien n’échappe à cette loi
incontournable.
En ce qui nous concerne, d’un bout à l’autre de notre existence, nous serons
imparfaits. Envisager le contraire n’est que fantasme, celui d’une toute-
puissance que nous avons gardée de notre tendre enfance.
Tel un funambule, nous sommes tous en équilibre sur un fil dès notre
arrivée en ce monde et durant toute notre existence, nous avançons à tâtons.
Telle est notre humble condition d’humain, lui qui ne peut se définir
uniquement par sa force.
Cette fragilité, nos aïeux l’ont tous vécue. Car personne n’a été épargné
depuis la nuit des temps. Ils l’ont traversée chacun à leur manière et j’ai
dans chacun de mes ouvrages une pensée émue pour eux, qu’ils soient très
proches ou plus éloignés, car c’est bien grâce à eux que je suis là. Que moi
aussi j’ai vécu mes failles et ma puissance d’être.
Devenir parent
Alice devient maman. Chamboulements par l’arrivée d’un petit être qui
bouleverse les rythmes et habitudes établies. Emploi du temps bien chargé.
Image de l’enfant idéal mis à mal avec les nuits blanches et les maladies
diverses… Mais tant de bonheurs aussi, dans ces nombreux moments
partagés qui feront oublier le reste.
« Je ne le réalisais pas avant d’avoir ma petite fille. Là tout change. Bien sûr que c’est une
immense joie pour moi. Mais quel chambardement aussi ! Le temps est complètement
chamboulé et les heures se succèdent à une vitesse telle que, avec les biberons, je n’ai
plus du tout le temps de penser à moi. À peine le temps de se remettre de mon
accouchement que me voilà prise dans un tourbillon. Et puis c’est fou comme maintenant
les choses changent aussi dans la façon dont je perçois mes propres parents. Autant avant,
je les critiquais, autant je comprends davantage leurs erreurs car je crois que moi aussi, je
ne pourrais pas être parfaite. Du coup, me vient le doute de mal faire aussi et je me sens
responsable maintenant d’un petit être. Mon regard change aussi face à mes beaux-parents
qui sont également maintenant les grands-parents de ma petite Lily. Tout ça me fait tout
drôle. Et avec le bonheur, beaucoup de sentiments divers s’entremêlent. »
Le grand âge
Puis le très grand âge viendra où la leçon d’humilité sera mise au premier
rang. Celle de se percevoir dépendant physiquement dans un corps sur
lequel on ne peut plus compter comme autrefois. Abandonner de nombreux
gestes pourtant habituels. Des activités auxquelles on avait tenu. Se sentir
particulièrement impuissant surtout quand le corps dépend de mains
étrangères pour les soins les plus intimes.
Mais avoir acquis cette sagesse à travers tous ces renoncements qui se sont
multipliés au cours de notre existence. La sagesse d’accepter. La voie royale
pour sentir bien présente cette puissance à l’œuvre en soi.
Adrienne a 83 ans et a pleinement conscience des pertes que son grand âge a provoquées
en elle. « Comme c’est curieux la vie. Je ne cesse de perdre avec les années sur tous les
plans de mon existence et pourtant je grandis, je grandis. Je suis d’une lenteur qui parfois
encore m’agace. Quel temps je mets pour me lever et m’habiller le matin ! Moi qui étais la
vivacité même. Et puis, je perds tout et ma mémoire défaille de plus en plus. Non ce n’est
pas Alzheimer dont on nous bassine les oreilles à l’heure actuelle, mais je sens bien que
c’est mes années qui s’accumulent. Je sais aussi que c’est comme ça et que c’est
incontournable, mais quand même, c’est difficile. Un rien me fatigue et j’ai des nuits peu
réparatrices. Mais ça aussi, il paraît que c’est l’âge. Que de pertes à assumer, mais en
même temps, je vous le redis, quelles belles leçons de renoncement, de sagesse et
d’humilité ! C’est le bénéfice que je tire de tout ça. Quand un jour je serai arrivée, peut-être,
si je suis toujours là, à l’extrême dépendance, quand mon corps ne pourra plus rien faire, il
faudra bien que j’accepte que l’on me fasse ma toilette et peut-être que l’on me donne à
manger ainsi que divers autres gestes qui me seront impossibles. Il faut que je m’y prépare
et c’est ce que je fais du reste… »
Cet alliage surprenant, cet intense paradoxe entre ces deux parts de nous-
mêmes, force et faiblesse mêlées, on le retrouve étonnamment trait pour
trait aux deux bouts de l’existence. Chez ceux qui viennent de naître tout
comme à la fin de notre parcours. Même dépouillement. Même extrême
dépendance. Même nudité.
Chez les personnes du grand âge, on trouve souvent la même lumière de
pureté et d’innocence dans leurs yeux, semblables à celle d’un nouveau-né,
comme si l’âme transparaissait de façon directe et sans détour au regard de
ceux qui les côtoient. Une « présence pure » sans doute comme l’exprime
Christian Bobin. De son côté, Victor Hugo disait :
« Si, dans le regard des jeunes, on voit la flamme, dans le regard des vieux,
on voit la lumière… »
Oui bien souvent, nous nous dévalorisons devant ces belles richesses si
subtiles alors que nous pourrions en tirer le suc bien davantage que nous
n’avons tendance à le faire…
Ce matin, comme chaque matin depuis deux longs mois, Mathilde se remémore le moment
où on lui a appris que sa petite fille avait une malformation cardiaque qui la suivrait toute la
vie. « Le ciel m’est tombé sur la tête. J’ai cru que mon cœur allait s’arracher à l’intérieur de
moi tant j’ai eu mal. À partir de ce jour-là, tout a changé pour moi. J’ai appris à beaucoup
plus relativiser les choses. Mais au début, j’ai failli sombrer car je me posais des questions
sur le but de l’existence. À quoi bon donner la vie pour en arriver là ? Non je n’ai jamais
regretté d’être maman, mais j’en étais pourtant à ces pensées. J’ai failli sombrer dans la
dépression. J’ai perdu l’appétit et le sommeil. Et puis je me suis sentie si coupable. Avais-je
fait ce qu’il fallait durant ma grossesse ? N’avais-je pas commis des erreurs ?
Rationnellement, je sais bien sûr que non mais j’y ai quand même pensé. On veut tellement
protéger nos enfants des malheurs et là je n’ai pas pu. L’alcool m’a même tentée à un
moment mais mon mari si présent m’a aidée à éviter cette catastrophe. Maintenant je
comprends que j’ai tellement appris de cette difficulté. Je prends beaucoup plus de recul
sur la vie qu’avant, en relativisant sur ce qui n’est pas l’essentiel. Au jour le jour, je savoure
les petits bonheurs et que ma petite fille soit en vie surtout. J’ai beaucoup de
reconnaissance en l’existence qui m’a permis d’être maman même si la vie de tous les
jours est parfois lourde. »
Oui, Mathilde a appris à faire face et la vie continue.
Car s’il est bien quelque chose qui nous relie tous, notre partage sans
distinction d’âge, de culture, de pays ou d’époque, et ce dès notre premier
cri en ce monde, c’est bien cet alliage de plomb et d’or, ce tricotage de
forces et de vulnérabilité en nous. Il fait partie de la loi du monde.
À travers cette épreuve, Mathilde a vu resurgir en elle tous ses doutes
concernant la vie. Et force est de reconnaître que cela nous habite tous, que
l’on soit mère de famille, jeune diplômé ou même mystique, et ce sont bien
ces interrogations profondes qui parfois nous terrassent. C’est ce que
révèlent les écrits de Thérèse de Lisieux ou ceux de mère Teresa, qui malgré
leur foi ont été assaillies d’un douloureux doute. Ou bien encore ces figures
marquantes telle cette jeune juive, Etty Hillesum, déportée dans un camp
qui, au fil des pages de son journal, révèle malgré tout la beauté du monde
au milieu de son enfer.
Les thérapeutes, et surtout eux, ont à toucher de près leur propre
vulnérabilité pour parvenir à côtoyer et à comprendre celle de l’autre dans
la recherche de soi. Cela fait partie de l’essentiel. Sentir sa propre
vulnérabilité pour atteindre celle de l’autre. Une des conditions centrales. Il
en va de même pour tous les véritables « soignants », ceux qui s’adressent
au corps blessé ou à l’âme meurtrie.
Pouvoir et impuissance. Profondeur et légèreté. Douceur et fermeté. Ce sont
tous ces contraires qui nous constituent tous et qui nous permettront
d’atteindre notre réelle humanité si nous nous laissons traverser par eux. Ils
font totalement partie de nous.
Chapitre
Cette part de nous-mêmes, cette part d’ombre qui nous constitue tous,
comme il nous est difficile de l’accueillir, de l’accepter quand elle se
montre à nous ! Combien son aveu peut se montrer pénible, quand cette
sensation douloureuse donne même l’impression de porter en soi un
véritable handicap. Une sorte de « maladie honteuse », une maladie à fuir.
Bien souvent, nous aurons alors tendance à faire « comme si », « as if »
comme le disait le psychanalyste anglais Winnicott. À refuser notre humble
condition de funambule sur notre fil, celui de notre vie, avec l’acceptation
et le profond respect accordé à nos limites que celle-ci implique. Au
contraire, c’est alors que nous masquons notre véritable personne.
Le poison de la comparaison
Cette perception diffuse mais constante au creux de soi, on la cache tel un
secret inavouable de n’être pas comme les autres. Et le poids de la
différence devient lourd à porter. D’autant plus dans un monde qui nous
montre une certaine face de l’existence, celle où la force est reine. Même si
celle-ci n’est qu’un simple trompe-l’œil.
Combien il devient alors difficile d’accueillir en nous tout ce qui n’y
correspond pas !
Être beau, jeune, dynamique, performant et parfait en tout domaine. Être
bon élève, être diplômé, père et mère sans faille et bien dans sa peau qui
plus est ! Oui. Comment correspondre à ces repères ambiants, à ce devoir
de performance quand on doute déjà de soi. Que toute singularité, toute
particularité nous concernant ou tout modèle de perfection non atteint,
peuvent être vécus comme une déviance. Et ceci surtout lors de la traversée
de moments de vie particulièrement éprouvants. Alors le sentiment de
décalage s’amplifie et touche même parfois à l’insupportable. Plus fragile
que les autres. Si fragile. Une anomalie…
Il peut s’agir d’une sensibilité particulière qui nous fait pleurer devant tout
film un peu romantique, mais cette sensibilité sera l’objet de gentilles
moqueries de notre entourage : « Y a pas de quoi te mettre dans ces états !
Vraiment, quelle sensiblerie ! » Et surtout si l’on a le malheur d’être un
homme.
Jean-Marc en a beaucoup souffert et ce, depuis longtemps. « Comme c’est dur pour moi
quand je regarde un documentaire qui me touche avec mes enfants de les entendre me
dire : “Dis papa, pourquoi tu as les larmes aux yeux ? T’es bizarre dis donc. Y a pas de quoi
te mettre dans des états pareils, quand même !” Je me sens si honteux de leur donner
l’exemple d’un père qui s’émeut pour un rien. C’est si éloigné de l’image de père
traditionnelle et dont on a l’habitude. Je me sens vraiment humilié dans mon rôle de père.
C’était déjà comme ça à l’école où je n’aimais pas me battre et où je me mettais tout le
temps à la place de l’autre. Les autres s’en sont souvent moqués, je m’en souviens. »
C’est pourtant bien grâce à cette capacité à ressentir qu’il nous est possible
d’offrir autour de nous cette belle écoute pleine d’empathie. Cette sorte
d’ouverture aux autres d’une rare finesse. Cette ouverture si délicate à nos
semblables, aux choses et à toute forme de vie…
Pour Marc, c’est, dit-il, son manque de culture qui le fait souffrir.
« Suis-je intelligent, moi qui n’ai pas été au bout de mes études ? Moi qui ne sais pas quoi
dire à des dîners où l’on parle de livres, de cinéma, d’expositions et autres sujets du même
genre ? Ça a l’air si facile pour les autres. Ils parlent, ils parlent tout naturellement. Et moi,
je sens que je m’enfonce dans mon silence. Je suis si mal à l’aise que j’ai envie de fuir.
Pourtant, dans mon métier, je sais que j’ai de la valeur. L’ébénisterie a toujours été ma
passion et je suis parvenu à mes diplômes très facilement. J’aime les beautés que je fais
émerger du bois. »
Que d’enfants, et plus tard d’adultes, ont souffert de ne pas se trouver à leur
juste place dans le système scolaire et les acquisitions de connaissances.
Pour Marc, il lui fut très difficile de s’insérer et de se réaliser à travers ce
type d’intelligence qui ne correspondait pas à son tempérament artistique et
à sa créativité débordante qui dominait sa personnalité. Pendant longtemps,
il se sentit lui aussi comme le petit canard boiteux et pourtant quand le
moment fut venu, il réussit pleinement ses études d’ébénisterie, qui le
subjuguait depuis sa tendre enfance.
Et ils sont nombreux les êtres qui viennent à ma rencontre avec ce
sentiment dévalorisant de « ne pas connaître beaucoup de choses ou de
n’avoir pas fait beaucoup d’études » portant cela comme un profond signe
de faiblesse…
Mauvaise mère
Florence a à peine 40 ans. Maman de deux petits garçons, elle travaille avec son mari dans
la restauration. Elle n’arrête pas et ses journées sont bien remplies. Mais elle vient me
rencontrer pour me dire combien elle se sent fragile et peu capable de tenir les rôles qui
sont les siens. Elle me raconte.
« Je n’ai plus de temps pour moi. Entre le travail et les enfants, je suis constamment
débordée. Je sais bien que je devrais parfois déléguer à mon mari qui est tout à fait
d’accord avec ça, mais même quand il demande à étendre le linge, je voudrais que ce soit
parfait et je préfère le faire moimême. Et puis je culpabilise. On nous demande tant à nous
les femmes d’être parfaite sur tous les plans, que je n’ose pas laisser les enfants quand je
suis pourtant épuisée, car je ne les vois pas beaucoup avec mon emploi du temps
professionnel. Je me trouverais mauvaise mère si je me donnais un moment. Je jongle
sans arrêt avec le temps. Ça commence par les enfants le matin, le travail, les courses,
l’intendance et tout le reste. Il n’y a que le soir après le bain des enfants, le dîner et l’histoire
du soir que je pourrais penser à moi, mais impossible car je suis trop épuisée. Sans cesse
gagner du temps. Choisir entre le shampoing des enfants ou le micro-ondes pour le repas.
Ça n’arrête jamais. Et si je laisse de côté quelque chose j’ai l’impression de ne pas être à la
hauteur. Je sais que je ne suis pas assez rapide. Quand j’étais petite, on me traitait sans
arrêt de tortue. À l’école, à la maison, on disait : “Alors, tortue, tu dors ou quoi ?” Les
instituteurs marquaient sur mes cahiers “Prend son temps. Trop lente…” Alors avec ce que
l’on nous demande actuellement à nous les mamans superwomen, je n’y arrive vraiment
pas et cette fragilité qui est la mienne me poursuit encore et encore…
Vous savez, j’ai sans cesse l’impression d’entrer dans un fichu système de comparaison.
Avec tout le temps ces mots dans la tête : “Je devrais ?” Ça me fait penser à ce fameux
“T’es pas cap” que les enfants se lançaient dans la cour de récréation quand j’étais petite.
Me prouver. Prouver aux autres que je suis à la hauteur et n’avoir rien à me reprocher.
Toujours cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Surtout porter sur soi un regard de
superwoman ou superman, être au top jusqu’au bout. Tout donner à ses enfants. Être
suffisamment forte pour, après un accouchement éprouvant, reprendre le collier de la
bonne épouse, la bonne mère, la bonne amante, et aussi parfois la gentille fille de ses
parents… On nous demande tant de choses… Comment font les autres ? À l’école, les
mamans que je rencontre n’ont pas l’air d’avoir ces problèmes. Suis-je donc si anormale
que ça ? »
Ce discours, combien de fois je peux l’entendre chez des mères qui ont une
profession ou non et qui ne s’autorisent ni les unes ni les autres d’instants
de pause. Vivant une surcharge énorme de leur emploi du temps mais se
remettant en cause jusqu’à se considérer incapable, voire mauvaise mère.
C’est là que je tente de rassurer celles qui vivent tout cela comme un
véritable handicap. « Pourtant, leur dis-je, ne vaut-il pas mieux une maman
moins épuisée par le poids des scrupules mais plus disponible et apaisante
pour ses enfants, que celle qui a dépassé ses limites et va perdre au bout du
compte toute énergie pour profiter du moment présent ? »
Dans son ouvrage, Stéphanie Biard-Allenou raconte son parcours en tant
que mère gagnée peu à peu par une fatigue sans limites avec ses
conséquences de souffrances. La violence, le doute, la culpabilité, etc.
Quand Mylène a pris rendez-vous avec moi, elle était « au bout du
rouleau », très pâle, en manque de sommeil et visiblement amaigrie.
« Avant d’avoir mon petit, j’envisageais mon rôle de maman comme essentiellement source
de bonheurs et de grandes joies. Et puis j’allais transmettre ! Quel cadeau c’était pour moi !
Mais je suis épuisée. Je n’en peux plus. Je ne sais même pas si, un jour, je vais récupérer.
Alors me viennent de vilaines pensées : que je suis nulle, que je suis une mère nocive. Et
puis je me sens si seule car j’ai bien conscience que ma fille aînée et mon mari me
supportent de moins en moins, moi qui me plains sans cesse. »
Hors service
Les hommes, eux aussi, ne sont pas épargnés par ce douloureux
phénomène, par cette honte de soi, par ce sentiment d’inadaptation. Certains
d’entre eux le perçoivent même comme « une tare », comme le dit François.
On le vit en secret. Dans l’ombre. Mais on en souffre d’autant plus que c’est
dans la plus grande des solitudes.
Il est bien connu que dans le monde du travail la rapidité rime avec
efficacité et la pression bat son plein. Là aussi il faut avant tout être
performant alors malheur à ceux qui ne tiennent pas ce rythme parfois
infernal.
C’est le cas de Gilles : « C’est devenu comme une drogue. Au début, je me suis senti
comme acculé, puis peu à peu je me suis pris au jeu. Plus exactement, je ne pouvais plus
faire autrement. Tout mon corps s’était habitué à ce rythme intense. Monsieur 10 000 volts
en quelque sorte ! J’ai fait ce que j’ai pu en essayant de répondre aux demandes de mon
directeur qui se succédaient sans répit. Mais c’était un cercle vicieux, dès que j’avais
terminé quelque chose, la demande suivante était déjà là. Aucun temps mort. Jamais. Et en
plus, la peur incessante de ne pas réussir… Un enfer dont je ne sortais pas. Puis, peu à
peu c’est devenu une seconde nature avec tous les cafés que je buvais et qui faisaient
partie de ma vie quotidienne. Tenir, tenir. Oui, je ne pouvais plus faire autrement et me
poser m’est devenu impossible. »
« Comment font les autres ? ils y arrivent eux. Si vous saviez comme j’ai honte de cette
faiblesse… Je fais tout ce que je peux pour paraître bien dans ma peau. Je mets mon
masque dès le matin et j’essaie de le garder toute la journée. Si les autres savaient ce que
je vis à l’intérieur de moi… Je me sens vraiment très seul et surtout parfois si différent des
autres collègues. Je me sens décalé, inadapté comme si je n’avais pas les mêmes codes
sociaux qu’eux. Pourtant je sais que je fais correctement ce que l’on me demande, mais
c’est le rythme qui m’oppresse. C’est comme si je me sentais dépossédé d’une partie de
moi-même. Je déteste ces émotions en moi, d’autant plus que je sens le regard de mon
supérieur. J’ai si peur qu’il puisse voir mon malaise. C’est vraiment ma honte. »
Le corps disqualifié
« Toi aussi, tu as une tâche unique.
Il est bénéfique de bien l’accomplir
Aussi longtemps que ce rare don du Ciel
– ton corps terrestre est utilisable.
Sinon tu as vécu en vain ».
Gitta Mallasz, Le Testament de l’ange.
Oui. Un corps nous a été offert pour vivre notre vie sur terre. Et c’est bien
grâce à lui que tous nos sens nous permettent de goûter à tant de choses.
Mais bien souvent nous en avons perdu la conscience.
Mais il peut aussi être à l’origine de la honte de soi, car c’est par lui et par
notre aspect physique que se construit notre image extérieure. Celle que
l’on offre au regard des autres. La règle de la comparaison et de la
performance ne lui échappe pas. Bien au contraire. La beauté parfaite,
l’éternelle jeunesse font partie également des mots d’ordre qui nous sont
adressés. Et notre idéal collectif est dominé par ces silhouettes d’une
minceur extrême, toutes identiques comme lors de ces défilés de mode.
Aujourd’hui, nous avons l’embarras du choix pour mettre en avant une
image de soi valorisante, en surinvestissant notre apparence au détriment de
notre être tout entier : consommation de médicaments pour rester jeunes ou
compétents sexuellement, palette de cosmétiques impressionnante, chirurgie
esthétique, sport qui parfois pour certains touche au culte… la liste est
longue. Et chose curieuse, et qui m’interpelle, plus certains d’entre nous
prennent soin de leur corps par diverses pratiques visant à le respecter
(yoga, relaxation, thalasso…), plus au contraire certains autres ont tendance
à le malmener, avec là aussi de multiples conséquences.
L’injonction de la visibilité est importante de nos jours. Être vu. Être
regardé pour se donner le droit d’exister. Ce que nous offrons aux yeux des
autres, notre apparence, nous définirait presque. Au fameux « Je pense donc
je suis » de Descartes pourrait, comme le dit Nicole Aubert, se substituer
« Je vois, je suis vu, donc je suis ».
Réseaux sociaux, médias, blogs nous confirment sans cesse que pour être
reconnus il nous faut être visibles. Tout comme avec le téléphone portable
nous devenons de plus en plus transparents pour l’autre, notre vie intime
partagée dans les lieux publics ou dans la rue.
Et c’est bien par notre aspect physique que nous sommes le plus visibles. Il
devient alors de plus en plus l’arme de cette exigence et s’en trouve
profondément maltraité. Il se doit d’être parfait pour nous prouver que nous
valons quelque chose. Comment alors ne pas se sentir fragilisé s’il ne
correspond pas aux normes exigées et les seules valables. Affiches,
publicités diverses et nombreuses, tout le met en avant. Notre regard ne
cesse de se poser sur lui. Santé, beauté, sexualité sont les trois mots d’ordre.
Et pour tout cela les femmes comme les hommes ne sont pas épargnés.
Alors, nombreux sont parmi nous ceux qui se sentent vulnérables devant
l’importance de notre aspect extérieur. Il y a de quoi se sentir « moche »,
« pas dans le ton », « trop ou pas assez gros », « pas assez jeune », « pas
assez performant sexuellement » ou encore pas assez sportif… On pourrait
poursuivre la liste.
Comment ne pas tomber dans la comparaison entre ce que nous voyons
dans notre miroir et ce qui nous est offert comme unique norme aussi
implacable qu’intransigeante ?
C’est surtout en cette période si délicate qu’est l’adolescence que garçons et
filles, et surtout ces dernières, peuvent être touchés. Avec cette sensation
d’étrangeté au monde et de vulnérabilité qui lui est inhérente et dont
l’intensité est d’autant plus présente.
Nous aussi, les adultes qui les entourons, entrons alors dans une grande
détresse.
Sophie a 17 ans. C’est une jolie jeune fille au visage encore rond ce qui lui donne beaucoup
de charme. Elle n’a pas encore franchi le cap du bistouri, mais elle y pense.
Elle va évoquer sa grande souffrance. Elle va me faire comprendre combien, à ses yeux,
elle se sent « nulle » jusqu’à m’évoquer son souhait de s’enfermer chez elle sans ne plus
voir quiconque.
« Je suis trop grosse et si vous saviez comme je me déteste. J’ai beau faire des régimes
mais je n’y arrive pas. L’autre jour du coup j’ai failli m’évanouir car je n’avais mangé qu’une
pomme. Je me sens si mal par rapport à ces femmes sur les affiches. Je me sens nulle.
Personne ne peut comprendre comme je me sens différente des autres… Oui les copines
me disent : “Dis donc tu exagères, tu as tes deux bras et tes deux jambes et tu as la santé
et c’est toi qui te vis grosse. Alors de quoi te plains-tu ? Ça fait un peu caprice ton truc !
Arrête un peu ton cinéma !” »
Ainsi me l’exprime durant sa première venue Malo : « Je ne sais plus quel est le but de ma
vie. Avant j’en avais plein et à mes 50 ans, ils ont tous disparu les uns après les autres. Il y
a d’abord eu mon goût pour le cyclisme. Peu à peu, avec la vie que je mène, je l’ai perdu.
Puis maintenant se rajoute mon ouverture aux autres. Moi qui étais le joyeux drille et qui
tenais à maintenir la bonne humeur avec mes amis, j’en suis devenu totalement incapable.
Trop de soucis ou en tout cas c’est l’idée que je m’en suis faite. »
Martin vient de perdre sa mère. « Sa disparition m’a littéralement ravagé. Voyez-vous, j’ai
pris des médicaments et ça m’a beaucoup aidé. Mais au début je me suis considéré comme
malade. Je me disais que je ne réagissais pas comme tout le monde. Et puis ça a duré. Je
me sentais différent presque anormal devant tant de chagrin. Puis un jour, ça a changé
dans ma tête et je me suis dit que j’y avais droit à cette peine. Mais ça m’a pris longtemps
avant de le réaliser. Car c’est difficile de nos jours de ne pas être dans le rythme ou dans le
moule d’une image performante. On est si rapidement perçu comme en dehors des rails ».
C’est vrai que l’on entend si souvent ces mots pourtant emprunts de très
bonnes intentions : « Tu as tout pour être heureuse, tu ne manques de rien »,
« Un peu de volonté, quoi ! », « Vois du monde », « Tu t’écoutes trop, alors
secoue-toi »…
Mais demande-t-on à quelqu’un dont la jambe est abîmée de se lancer dans
une course à pied ?
Sandrine est en larmes. Elle est recroquevillée dans son fauteuil et me raconte.
« Vous savez, j’ai toujours tout fait pour être aimée. C’est la raison pour laquelle j’ai tout
donné. Et vous voyez le résultat. Oui, je me suis tout à fait oubliée là-dedans. J’ai eu des
parents exigeants et j’ai toujours essayé de ne jamais les décevoir en cherchant sans cesse
à leur faire plaisir. Mais à quoi bon. Ça n’était jamais assez bien, quoi que je fasse. À
l’école, j’avais de bons résultats, vous voyez ? Mais c’était toujours : “Tu pourrais faire
mieux…” Alors oui. J’ai tout donné de moi pour les satisfaire et même pour me sentir
aimée. Mais je n’en peux plus. Tout est ralenti. Je ne pense plus, je n’agis plus. Je n’existe
plus. Je suis à côté du monde. Un peu morte. »
Oui. À force de s’être perdue de vue, à force de n’avoir pas respecté son
rythme propre, Sandrine a tout lâché…
Et pourtant c’est bien là qu’il nous faudrait apprendre le « ne rien faire ».
Celui qui permet de sortir du tourbillon du dehors. Car, comme le dit très
bien Yves Prigent :
« Être sérieux, c’est savoir rester longtemps sans rien faire, sans rien
penser, sans rien dire, sans rien écouter de la rumeur extérieure, attentif
seulement à écouter ce chant ténu, dans la paix intérieure qui est la sève de
notre existence5 ».
Nous devrions toujours avoir cette conscience qu’au début de notre vie, un
capital d’énergie nous a été donné qu’il ne nous faut pas gaspiller en le
brûlant trop vite. Et cette force excessive, cette fausse solidité à laquelle
nous nous accrochons et à qui nous donnons trop d’importance, cette image
toute-puissante d’infaillibilité nous empêche d’y parvenir. Tel un coureur à
pied qui dépense toute sa force au-delà du possible dès le ponton de départ,
il ne nous reste plus rien bien avant l’arrivée…
Et me revient en mémoire cette petite phrase qu’au cours d’une de ses
séances cette femme qui avait réalisé combien elle s’était mise de côté
jusque-là dans sa vie me rapporta, le sourire aux lèvres et avec humour et
légèreté.
Forme bien sûr bien familière pour ces paroles et pourtant emprunte d’une
si grande sagesse… L’être humain que nous sommes est peu enclin à
trouver le juste milieu dans son mode de pensée et d’être. Et bien souvent,
les extrêmes nous animent avec leurs excès respectifs. Il en est ainsi de
notre part fragile et plusieurs voies s’offrent à nous.
Soit nous en exagérons l’ampleur en la mettant en avant et en en oubliant ce
qui fait aussi notre force, tout en nous remettant en question plus qu’il n’en
faut.
Soit nous souhaitons au contraire nier, barricader et museler cette part de
nous-mêmes, érigeant tout un système de défense vis-à-vis de ce sentiment
qui nous dérange. Mais au prix d’une forme de maltraitance de nous-
mêmes.
Soit encore la véritable source de destruction pour d’autres sera autrui. Car
chez certains, le sentiment de vulnérabilité n’a pas droit d’existence et ne
fait aucunement partie de leur paysage intérieur. Être fragile, alors, est un
mot totalement étranger à celui qui, tel un dieu tout-puissant, vit pour
écraser les autres, voire faire souffrir les fragiles qui justement en
deviennent les cibles. Et loin d’être une victime pour eux-mêmes, ce sont
les autres qui seront visés. Ce sur quoi nous allons nous pencher.
Fait divers dans le journal de ce matin. « Martin, 9 ans, s’est tué en se jetant
de la fenêtre située à l’étage de son école ». Simple histoire d’un pari qui a
mal tourné. Le « T’es pas cap » bien connu du monde des enfants. Gaëtan,
le caïd de la classe, et ses copains avaient l’habitude de « chercher » Martin,
le sachant peu téméraire, et lui avaient proposé le défi suivant : « Eh toi la
mauviette ! T’es pas cap de sauter du premier étage ». D’abord, le petit
garçon a refusé. Enfant très mûr pour son âge et peu intéressé par ce genre
de comportement, il s’était dit que cela n’en valait pas la peine. Mais à 9
ans, on n’est pas prêt à assumer qui l’on est et à dépasser le regard des
autres.
D’autant si l’on sait que Martin souffrait depuis plusieurs mois de cette
maltraitance. Alors, il céda à ce si dangereux chantage. Plutôt que de
reconnaître ses limites et ses incapacités face à une situation ô combien
risquée, plutôt que de passer pour un « dégonflé », il s’exécuta…
A-t-on conscience à un âge si jeune de l’importance du regard de l’autre et
jusqu’où l’on peut aller pour ne pas décevoir, pour ne pas laisser
transparaître nos incapacités et nos limites ? Pour ne pas passer pour un
lâche ou un pleutre ? Il a suffi d’un faux pas sur le toit pour que le drame
arrive.
Oui. Il faut bien souvent des années pour accepter cette part d’ombre en soi.
Pour accepter de « ne pas être cap ». Pour accéder au deuil de la perfection,
deuil qui permet de ne pas faire de la « force en soi » l’unique référence…
Nous aussi, dans la vie de tous les jours, il nous arrive bien souvent de jouer
à être un bon petit soldat au garde-à-vous. À mettre toutes nos forces au
service d’une image solide comme du roc, tel un combattant armé
jusqu’aux dents pour ne pas flancher ni s’attendrir.
C’est aussi ce que tentent certains sportifs qui vont jusqu’à opter pour le
dopage afin d’accéder à des capacités au-delà des leurs. Là aussi, ne pas se
laisser aller. Se dépasser au-delà du possible et garder le contrôle coûte que
coûte !
Au contraire, ôter l’armure, c’est oser être touché. C’est ne plus rien avoir à
cacher. Ne plus avoir peur d’être découvert aussi et ne plus avoir à défendre
notre image. Même si cela va à l’encontre de nos croyances, c’est donc ôter
l’armure qui rend fort.
Pourtant, bien souvent, nous aurons tendance à faire l’inverse, à faire
« comme si ». Et nous deviendrons un personnage que nous nous obligerons
à jouer. Ce « faux self », ce personnage, nous permet de nous protéger en
masquant notre véritable personne.
Se perdre pour mieux se faire aimer : le faux self fait comme si…
C’est au psychiatre, pédiatre et psychanalyste britannique Donald Winnicott que nous devons la
notion de « faux self ». Nous retrouvons également ces réflexions chez la psychanalyste Alice
Miller.
Si le petit enfant, même bébé, que nous avons été n’est pas reconnu par son entourage dans ce
qu’il est réellement, il va en arriver à se soumettre aux exigences extérieures et aux choix imposés
par celui-ci et va perdre peu à peu son vrai « self », son moi authentique et sa spontanéité afin de
recevoir reconnaissance et amour. Nous allons alors nous conformer à ce quu l’on attend de nous,
nous éloignant de plus en plus de l’être sincère que nous sommes véritablement.
« L’apparence est investie au détriment d’un moi authentique » et l’on se doit d’être alors comme
ceci ou comme cela.
C’est ainsi que nous en arrivons, et de très bonne heure, à faire « comme si » « as if » et à
endosser un rôle bien éloigné de notre réelle personnalité, n’ayant pas été aimé pour nous-même
mais pour les performances que les nôtres attendaient de nous. Notre liberté de laisser monter en
nous nos vrais sentiments et d’y avoir accès disparaît progressivement et c’est alors la souffrance
qui s’installe.
Il est mille raisons qui nous y conduisent.
« Enfant, dit-il, je n’étais jamais compris. Dès que je me justifiais et que je savais bien que
je n’étais pas responsable, je n’avais droit qu’au « Tais-toi. Tu n’as rien à dire ». Rien n’y
faisait. Et quand je m’essayais à la moindre révolte face à ce sentiment d’injustice qui me
faisait si mal, la colère de mes parents avait gain de cause sur mes tentatives d’explication.
C’est terrible, vous savez, de ne pas avoir droit à la parole quand on est petit. À force je me
suis habitué pour me protéger à me blinder ; à considérer cette armure comme une tour
d’ivoire ou rien ne pouvait m’atteindre. »
J’ai profondément admiré cet homme qui, avec un immense courage, avait
pourtant choisi un lieu où tout n’est que recherche d’authenticité dans
l’ouverture verbale à ses ressentis. C’est peu à peu et tout doucement qu’il a
déposé son costume factice avec la lutte constante que cela impliquait dans
sa vie de tous les jours pour correspondre au personnage qu’il n’était
absolument pas. Séance après séance, j’ai vu fondre sa forteresse et ses
larmes couler en abondance comme s’il voulait rattraper le temps perdu. Il a
mis à bas toute cette mascarade qui lui avait coûté si cher… Pour ces
hommes, il s’agit de préserver ce schéma propre à la virilité masculine. Ne
pas flancher. Se ressaisir en toute occasion. Surtout « ne pas s’écouter »…
Confondre aussi, bien souvent, douceur et fragilité. Se refuser tout miel de
la vie en mettant la force en avant. Comme je peux l’entendre parfois :
« Je me demande si nos séances me sont utiles. Je sens bien que j’avance mais c’est
d’une drôle de manière. J’ai toujours voulu vivre à la force du poignet avec rudesse, sans
jamais m’apitoyer sur mon sort. M’offrir ces moments pour ne penser qu’à moi, m’apporter
finalement de la tendresse, ça, je n’en ai vraiment pas l’habitude. »
Nous nous efforçons de paraître forts, sérieux et solidement assis sur nos
sécurités. Et comme le disent ces hommes et ces femmes, on s’y habitue
hélas, jusqu’au jour où la valise trop pleine craque au moment où l’on s’y
attendait le moins…
Les mamans que je rencontre, elles aussi, essaient souvent de « faire bonne
figure ». J’entends ainsi bien souvent de leur part :
« Quand je ne vais pas bien, j’essaie de ne pas pleurer devant mon garçon et ma fille. Car
je ne veux pas qu’ils se fassent du souci pour moi. Je veux rester la maman forte à leurs
yeux ».
« Un jour j’ai décidé, dit Martin, de ne plus souffrir. Ce jour-là, j’ai commencé à porter l’habit
de la personne que je n’étais pas. Je me suis dit : “C’est fini tu n’auras plus jamais mal.
Plus, personne ne pourra t’atteindre.” Plus jamais c’était une décision inébranlable que je
venais de prendre. Et j’ai décidé aujourd’hui de me dire : “Tu es bien ce que tu es”. »
Et que ce soit les larmes ou les colères que l’on cache, on devient quelqu’un
d’autre. On se coupe de ses émotions et de tout son être vivant. On tombe
malade aussi car le corps va de toute façon parler à sa manière quand tout
est verrouillé de l’intérieur.
À vivre dans le combat perpétuel, Pierre se vit chuter. Un beau jour, comme il dit : il a
« perdu les pédales » en subissant un AVC très violent. Chez lui aussi, la « surchauffe » a
eu lieu. L’homme se refusait fragile, mais son corps, lui, avait pris les rênes lui confirmant
par là qu’il avait dépassé la limite.
Comme de nombreux petits garçons, Julien a entendu durant des années : « Cesse donc
de faire la fille ! Arrête de chialer comme une gonzesse ! Quelle femmelette tu fais. Je ne
t’ai vraiment pas éduqué comme ça. Tu ne seras donc toujours qu’un bon à rien si tu
continues », lui disait son père.
Et ce sont ces paroles qui poursuivront cet ancien petit garçon dans sa vie
d’homme. Ce sont elles qui l’empêcheront de se livrer, de se confier ou tout
simplement de verser des larmes. C’est tout cela qui mettra un jour en péril
sa vie de couple, sa femme lui reprochant son incapacité à se montrer tel
qu’il était, à jouer le rôle du « gros dur » qu’on lui avait toujours demandé
d’être.
Ces hommes se trouvent depuis si longtemps sous le joug de ce schéma
masculin… Celui de la virilité. Agir – ne pas flancher –, se ressaisir, et
surtout ne pas s’écouter, se couper de soi, combattre ses émotions, résister.
Les « Il suffit de vouloir pour pouvoir », les « On n’a besoin de personne
pour s’en sortir », les « J’y arriverai bien tout seul » engendrent tout cela
aussi.
Ce peut être également la mise en avant du travail et du labeur avant tout
dans une vie « pas rose » du tout où « Il faut en baver » ou encore où « On
est là pour trimer ».
Ou ces paroles en demande d’excellence :
« Tu pourrais faire mieux », « Regarde-nous, on n’a pas trop réussi. Alors, à
toi de jouer pour faire encore mieux pour que l’on soit fier de toi »…
Pour éviter de faire de la peine autour de soi, on peut aussi se durcir.
Mathilde me dira : « Pleurer pour moi veut dire “faire de la peine”. Ma mère me disait
toujours : “Ne pleure pas, ça me fait pleurer, ça me fait du mal.” Alors je retenais mes
larmes même quand j’aurais eu besoin qu’elle me console. Je les ravalais et je me trouvais
à chaque fois coupable de les sentir monter. D’autant plus que maman avait perdu un
enfant avant moi et que je m’étais toujours dit que je ne serai jamais source de gêne ou de
mal-être pour elle. »
Mais les rôles peuvent se trouver inversés quand ce sont ces mamans qui
refusent de laisser transparaître la moindre des fragilités devant leurs
enfants et veulent garder la tête haute coûte que coûte pour ne pas les
« perturber ». Rester forte là aussi pour ne pas leur faire de mal…
Il existe à l’autre bout de la chaîne d’autres modèles parentaux qui, loin de
minimiser ou d’occulter toute forme de faiblesse, ont opté, au contraire,
pour des comportements d’hyperprotection. Ces mères hyperprotectrices,
qui loin de vouloir mettre en avant la force minimisent au contraire celle-ci
dans des phrases quotidiennes empoisonnées « Que tu es maladroit ! ».
« Mon pauvre, tu n’y arriveras donc jamais ! Tu n’es bon à rien… ».
Mettant essentiellement en avant chez celui qui les subit un sentiment
d’impuissance, de faiblesse et d’incapacité.
Tous ces petits mots qui ont entretenu l’enfant que nous étions dans
l’impossibilité de développer sa force et ses ressources.
Cette maman avait sans doute oublié qu’il n’est qu’une illusion, celle de
croire que l’on peut tout épargner à ses enfants dans l’existence. C’est au
contraire le seul moyen d’entraver leur force souterraine. Mais encore et
toujours, il s’agit de ces modèles qui n’ont pas pris en compte l’enfant que
nous étions, constitué de forces et de vulnérabilités, comme chacun de nous.
Soizic, comme de nombreux enfants, en fait partie. Colères sur colères ont fini par venir à
bout de ses parents. Même la nuit où elle demande une présence. Mais Soizic a 7 ans et a
encore du mal à grandir avec son refus persistant de la frustration. Refus de l’alimentation,
refus de s’endormir seule le soir, refus de tout effort scolaire. Tous les domaines de
l’existence où inévitablement la frustration ou la contrainte interviennent deviennent des
obstacles insurmontables pour elle. L’omnipotence est à son paroxysme chez cette petite
fille qui refuse de quitter ce statut. Malgré ce léger retard dans son évolution, elle va
parvenir très rapidement à dépasser son sentiment d’omnipotence. À cette période de sa
vie chaque enfant peut rapidement progresser pour peu que ses parents le lui permettent.
La venue d’un petit frère ou d’une petite sœur peut aussi être pour d’autres
sources de souffrance à travers ce partage imposé.
C’est grâce aux limites posées par leurs parents qu’ils vont peu à peu
apprendre que cela n’est que fantasme et que la vie et sa réalité n’ont rien à
voir avec ce « principe de plaisir » qui jusque-là dirigeait leur pensée. Ils
parviendront peu à peu avec la fermeté faisant alliance avec l’amour à
intégrer ce qui, au départ, leur semblait inacceptable.
Elle avait 8 ans. C’était « la tête de Turc de toute la maison », dit-elle, assise en pleurs
devant moi. Elle se souvint de la scène suivante. Elle s’était profondément attachée à ce
qu’elle appelait son animal de compagnie, un joli mouton tout frisé auquel elle faisait ses
confidences et livrait ses petits secrets d’enfant. Puis un jour, en rentrant de l’école et en
cherchant son doux confident, elle s’approcha de l’atelier de son père dont la porte avait été
laissée grande ouverte. « Il ne l’avait même pas fermée à clef et n’avait pas choisi les
heures de la journée où j’étais absente de la maison. Non. Tout était prévu. Je m’en suis
doutée tout de suite, car c’était toujours comme ça. » C’est là qu’elle vit son père.
Ensanglanté. Il était en train de dépecer le pauvre animal dont les différents membres
gisaient déjà les uns à côté des autres devant lui. La réaction de son père fut alors la
suivante : « Tu ne vas quand même pas en faire une maladie, ce n’est qu’un mouton…
Arrête donc ta comédie ! » Cet épisode ne fut pas unique car elle se souvint du
comportement emprunt de sadisme de son père à de nombreuses reprises à son égard.
Cet événement a poursuivi cette petite fille sa vie durant, son image de l’homme s’étant
alors construite sur la base de la méchanceté et de la crainte de l’hostilité. Du plus loin
qu’elle se souvienne et de ce jour, tout personnage masculin lui fit peur. Peur incessante
d’une agression de leur part, psychiquement ou physiquement. Elle se souvient par
exemple des deux instituteurs qu’elle rencontra au cours de sa scolarité.
« Tu en as de la chance car ils sont très gentils », me disait-on. Mais moi j’avais si peur
d’eux. Si peur que j’en ai raté ces deux années, tout contrôle scolaire était insurmontable ».
« Comment les autres, nos amis, pourraient-ils imaginer que celui qu’ils apprécient tant et
dont l’image est si sympathique me fait subir humiliations sur humiliations, et surtout devant
les enfants, interdits sur interdits et dévalorisations blessantes. Et même parfois, il me
frappe mais toujours de telle sorte que les coups ne laissent jamais aucune trace.
Maintenant, je réalise combien est immense son habilité à anéantir mes capacités de
penser qui fait que j’en arrive de plus en plus à douter de moi. »
Les hommes aussi ne sont pas à l’abri des personnalités perverses. Pierre-
Henri est de ceux-là.
« Pendant des années j’ai été persécuté par ma compagne qui levait fréquemment la main
sur moi. Elle faisait venir ses amants chez nous. Ils dormaient même dans notre propre lit.
Elle le niait et disait que j’étais parano. J’avais du reste fini par douter de moi. Un jour, après
des mois de cet enfer, je me suis révolté et j’ai pour la première fois levé la main sur elle.
Elle n’attendait que cela et je l’ai compris. Elle m’a traité de fou et c’est elle qui a porté
plainte me disant que par ma faute notre petite fille allait être séparée de moi, son papa. Et
elle en a eu finalement la garde. »
Ceux qui ont vécu cette « mise à mort » se révèlent à chaque fois que je les
rencontre comme possédant en eux une parcelle lumineuse irradiante et une
grande générosité. C’est souvent par le cœur grand ouvert et la sensibilité
de leur victime que le prédateur s’engouffre… jusqu’à l’anéantissement.
1. Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups, Grasset, 1996.
DEUXIÈME PARTIE
Accueillir sa fragilité
Face à ces failles qui inévitablement nous habitent, nous avons pleinement
le choix de porter sur elles un regard bienveillant et ami, composé d’une
pleine conciliation avec elles.
Au contraire, nous pouvons choisir de les reléguer à une part d’ombre qui
envahit tout l’espace en nous et prend la place sur le reste. Tel un handicap
ou une maladie à combattre ou à renier. C’est alors que la force qui pouvait
se dégager de ces failles ne parviendra pas à en éclore. De même, nous ne
pourrons en tirer aucun profit malgré toute la belle opportunité que ces
failles représentent pour nous afin de grandir et d’atteindre une vie riche et
pleine.
À nous de porter un regard plein de compassion à l’égard de nos faiblesses,
de les chérir et de les accueillir, ou d’en faire nos ennemies.
Chapitre
« Nous étions comme des jumeaux. Mais c’est là que nos voies se sont séparées. Moi j’ai
entamé un travail sur moi-même et j’ai opté pour la vie à pleins poumons, lui pour la mort.
Mais c’est pourtant grâce à son geste fatal que le verrou a sauté en moi. De la grâce, de
l’amour m’inonde. Au-delà de mon immense chagrin avec sa disparition, toute trace de
haine m’a quitté et ma colère a disparu. J’ai pu retrouver à son enterrement ceux à qui
j’avais tourné le dos. En partant, il a tout réparé en moi et je sens une force que je n’ai
jamais ressentie de ma vie. Je suis imprégné d’une tendresse sans nom. Je crois que tout
simplement, j’ai pardonné à mes parents. Voilà, c’est ça. J’ai pardonné. »
Oui. Même dans la faiblesse extrême éprouvée, la vie nous appelle avec la
force qui nous est inhérente et qui nous définit. Martin et tant d’êtres
rencontrés me l’ont formulée :
« Je croyais ne jamais revivre après l’apparition de mon cancer. Je me sentais si faible, pas
seulement dans mon corps, mais dans tout mon être. Vidé. Alors j’ai décidé un beau jour,
ça s’est fait comme un déclic, de me montrer plus fort que la maladie. Anéanti, j’ai lutté
chaque jour, et j’y suis arrivé. Je sais que ce n’est pas gagné, mais grâce à ce coup de
tonnerre dans ma vie, j’ai ressenti une force que j’avais perdue de vue depuis bien
longtemps dans mon existence douillette. C’est quand même bizarre. Mais j’ai envie de dire
que c’est grâce à mon extrême fragilité que j’ai rejoint mon énergie de vie. »
Oui, tous ont fait de leurs fêlures le moteur de leur créativité. Que ce soit au
travers d’une œuvre artistique ou de leur vie elle-même qui en est devenue
tout simplement une et qu’ils ont eu le souhait de ciseler jour après jour.
« Je suis descendu dans le noir le plus profond, mais je suis remonté doucement par
l’escalier. Oui j’y suis parvenu. Et j’ai découvert enfin tout ce dont j’étais capable. J’ai réalisé
combien l’amour des miens était un cadeau inestimable. Combien je les aimais aussi… »
Pourtant si dans tout ceci, se cachaient des trésors de force ? Si, à travers
ces failles, pouvait émerger le meilleur de nous-même ? Si, en changeant
notre regard sur elles, nous pouvions y puiser l’insoupçonnable « qui est en
nous, qui brûle du feu de la vie, qui exulte et cherche à s’échapper »
comme le dit Lou Andréa Salomé.
Qu’il s’agisse tout simplement d’une appréhension ou d’une peur que nous
pouvons ressentir à certaines occasions, examens, entretiens d’embauche, et
qu’il nous est demandé de dépasser. Les comédiens la connaissent bien
avant leur entrée en scène. C’est le trac, celui qui mobilise l’énergie pour
affronter une situation nouvelle.
Qu’il s’agisse d’une reconversion professionnelle comme pour Loris qui
vivait le chômage depuis de longs mois suite au licenciement d’un poste
important. Après des moments extrêmement difficiles à vivre pour lui et en
touchant sa vulnérabilité au plus près, il décida de quitter sa vie parisienne
qui, pour lui, avait perdu tout sens, pour ouvrir une crêperie en Bretagne.
Partir oui. Mais ne s’agit-il pas surtout à travers ces choix de devenir ce que
nous sommes, ici ou là-bas ? De mettre dans notre existence du mouvement
plutôt que de l’inertie ?
À chacun sa voie pour s’accomplir au-delà des épreuves. Nul n’est besoin
de devenir un écrivain connu comme ce fut le cas de Beaudelaire, Dante,
Dostoievski et bien d’autres pour mettre en valeur sa créativité. Nul n’est
besoin d’être atteint d’un grand handicap physique comme Helen Keller
sourde, muette et aveugle qui fit de nombreuses conférences dans le monde
entier. Non. La beauté peut naître de la douleur dans tout acte de la vie, si
intime soit-il. Pour Géraldine ce fut de s’accorder le droit de jouer du violon
à 50 ans, elle qui n’en avait jamais fait, sa famille trouvant ce « passe-
temps » bien inutile à ses yeux. Pour Loïc ce fut d’apprendre à s’occuper de
fleurs – « cela a changé ma vie », me dira-t-il… Ce peut être aussi tout
simplement d’oser être parent quand on a été brisé par les siens. À chacun
ses outils pour y parvenir car nous avons tous une place au monde. La
nôtre. Et dans ce domaine toute chose est bonne à prendre. Car tout acte qui
conduit à l’épanouissement est œuvre créatrice.
Et puis il y a aussi la folie et son univers si étrange. N’est-ce pas pourtant en
son centre que l’on touche à l’extrême de la fragilité ? Car, même au cœur
d’un tel monde peut jaillir le don et la force de créer. J’ai été très touchée
quand je me suis penchée sur la vie de la peintre Séraphine Louis, nommée
Séraphine de Senlis. Atteinte d’une forme de psychose, elle finit ses jours
au sein d’un asile. Pourtant fleurs, arbres, fruits et oiseaux sortaient de ses
mains pour naître sur ses toiles. Et celles-ci furent très nombreuses. De ses
ombres intérieures, de ses fissures, de ses blessures, elle faisait naître des
bouquets de couleurs. Alchimie intérieure puissante de force et de
vulnérabilité chez cette femme n’ayant suivi aucun cours de dessin et ne
possédant aucune culture. Rien que la grâce de sa simple spontanéité dans
cette tentative de rassembler, sur ses tableaux, les morceaux épars de sa
personne.
Je reste profondément persuadée, comme l’exprime, elle aussi, Anne-
Dauphine Julliand dans son ouvrage Deux Petits Pas sur le sable mouillé1,
que ce n’est pas le « Pourquoi » ou le « Pourquoi moi » qui nous permet
d’avancer dans de pareilles circonstances. Car lequel d’entre nous entraîné
dans le grand malheur n’est pas tenté d’en trouver l’explication ?
C’est au contraire avec le « Comment » que l’on peut se remettre en
marche, à la recherche du chemin pour s’en sortir. Ce « Comment », c’est
trouver la voie d’ouverture vers autre chose. Cette ouverture qui nous
permet de sortir d’un cercle qui enferme.
« Un jour, j’ai commencé à sortir de mon ornière, me disait Jean avec de la lumière dans les
yeux. Au lieu de stagner et de tourner en rond dans une explication face à ma pneumonie,
au lieu de me dire : “Pourquoi moi c’est trop injuste”, je me suis dit, et ce fut comme un
déclic un soir, “Comment je peux m’en sortir au lieu de me plaindre et de ressasser mon
sentiment d’injustice qui m’empêche d’avancer ?”. En voulant sortir de cette impasse, je me
suis dit tout d‘un coup : “Ça y est tu as trouvé : aime la vie quand même, même si tu ne sais
pas pourquoi ça t’arrive à toi. Ça n’est pas ça qui est important. Et puis tu n’es pas seul,
finalement. Trouve ton moyen.” Et je me suis rapproché encore plus de mes enfants et de
ma femme. Je les ai encore plus aimés. » Jean avait trouvé…
Pour cette maman, pour son petit garçon et pour Alicia il s’agissait bien, à
travers tout cela, de la présence à soi. À l’autre, dans les jeux d’enfants.
Cette « présence pure », comme la nomme Christian Bobin.
Oui. De cette fragilité touchant à l’extrême, quelque chose peut donc
naître…
Parcours magnifique que celui d’Anne que je ne peux qu’évoquer dans cet
ouvrage tant il évoque cette vie qui resurgit quand la sortie du gel a enfin
lieu. Chez elle, après la prise des glaces intérieures, le sang vivant a circulé
à nouveau et la sève de vie a refait surface. Pour vivre le nouveau et
rallumer la petite flamme vive, il lui a fallu comme pour beaucoup d’entre
nous mourir à l’ancien.
Anne, quand elle vient vers moi la première fois, est brisée. Tout ce qu’elle
avait acquis jusque-là a explosé et s’est trouvé réduit en miettes. Sa vie
professionnelle, amoureuse, amicale… Rien n’y a fait exception. Le
bombardement a tout emporté. La chute est brutale.
« Je ne dors plus, je ne mange plus, je ne sais plus ce que vivre veut dire. »
Dès son enfance elle s’est assimilée au « mouton noir » de la famille. Cette
sensation de ne pas faire partie des siens, malgré une grande fratrie de six
enfants.
« Je ne me suis jamais sentie semblable à eux. Tout m’en distinguait. Mon physique, ma
façon de penser ou d’agir. J’ai toujours été jalousée car mes parents montaient mes frères
et sœurs contre moi et ils m’en ont bien fait baver. J’ai voulu faire mes études de médecine,
mais je n’ai jamais eu aucune aide et j’ai appris très tôt à me débrouiller seule. Mes parents
m’ont rapidement coupé les vivres et pourtant ils avaient les moyens pécuniers. J’ai fait en
sorte de me saborder peu à peu, de correspondre finalement à l’image « de la pauvre fille »
que mes parents avaient forgée en moi. J’ai loupé mon couple et ma profession commence
à battre de l’aile car je suis trop épuisée pour tenir mon cabinet et m’occuper des autres et
je suis au bord du redressement financier. Je ne suis vraiment qu’une ratée. »
C’est ainsi que lors d’une de nos dernières rencontres et sur le pas de la
porte, Anne me déclara : « Regardez ce que je viens de m’offrir ! » Elle se
retourna et me montra sur son beau pull tout neuf, deux ailes brodées qu’il
portait au dos. « Oui maintenant je peux me dire que je porte des ailes. »
Cela lui convenait si bien…
« Grâce à elle » aussi nous est permis d’avoir accès à la misérabilité de
l’autre et par là, à cette si belle qualité que l’on nomme l’empathie. Cette
capacité à se mettre à sa place pour le comprendre et être touché. Car faire
appel à l’autre, lui demander son soutien ou son aide implique toujours
notre part de fragilité.
Grâce à elle, nous est aussi donnée la possibilité d’accéder à la tolérance et
au non-jugement, ce que Carl Rogers nomme « la considération positive
inconditionnelle », celle qui nous éloigne de tout jugement dans le regard
posé sur autrui. C’est alors que peut naître la rencontre vraie, profonde et
authentique, celle du « cœur à cœur » grâce à cette acceptation de nos
limites en tant qu’humain. Celle de la tendresse, cette « façon d’honorer
l’autre » disait Jean Vanier.
1. Anne-Dauphine Julliand, Deux Petits Pas sur le sable mouillé, Les Arènes, 2011.
2. Carl Rogers, Le Développement de la personne, Dunod, 1968.
Chapitre
Accueillir sa singularité
La vulnérabilité peut même révéler ses trésors à des endroits où l’on ne les
soupçonnerait pas le moins du monde. Dans des lieux et des situations
extrêmes comme l’exprime l’auteur Christian Bobin dont le père a été
atteint de la maladie d’Alzheimer et à qui il rendait visite régulièrement à
l’hôpital où il se trouvait et où il a fini ses jours. L’auteur parle dans son
ouvrage de « la présence pure » qui irradiait de son père. Dans ces endroits
de misère, dit-il, « la maladie fait tomber les couronnes en carton ». Celles
des apparences. Celles de l’importance que l’on donne à soi-même. Il y a,
dit-il encore, au sein de cette maladie, au cœur du dépouillement qui
l’habite « l’âme qui résiste », comme si l’on était directement en lien avec
elle, la personne sociale s’étant comme endormie. Même au cœur de cette
maladie où l’être a perdu toute la force et la puissance au sens où nous
l’entendons généralement, se cachent des beautés. Peut-être le noyau de
l’être…
Et c’est grâce à cet autre regard que nous pouvons réaliser combien ce que
nous n’apprécions pas en nous, voire que nous jugeons, peut prendre une
toute autre couleur… Combien un regard empreint de tendresse à notre
égard peut changer cette manière dont nous nous percevons. Alors n’avons-
nous pas à la cultiver ?
J’aime comparer la fragilité à une jeune pousse qui possède, même en ce
début de vie, une force incroyable pour se déployer et grandir. Alors, tel un
jardin délicat, cultivons-la. Considérons-la comme un bel engrais de vie à
prendre sous notre aile et à protéger avec la délicatesse à laquelle elle a
droit.
Tel un jardin sans cesse à entretenir, ne devons-nous pas faire de notre
maison intérieure un endroit vivant, riche et épanoui ? Jusque dans tous ses
moindres recoins. À nous de choyer, d’entretenir cette part de nous-mêmes
au même titre que toutes les autres, si nous souhaitons ne pas voir tous ses
germes se dessécher ou s’atrophier.
Les personnes que je côtoie ont du reste appris à ne plus l’accueillir comme
une tare dévalorisante, mais comme une partie particulière et spécifique
d’elles-mêmes. Une « marque de fabrique », « leur » marque de fabrique,
en quelque sorte.
Pour commencer, peut-être pourrions-nous la mettre en lumière pour
essayer de la percevoir sous un jour nouveau. Comme ce quelque chose qui
nous distingue des autres. Car chacun de nous est unique telles les gouttes
d’eau comme l’a découvert un jour Leibniz. Pas une ne ressemble à l’autre.
Ainsi pourrions-nous la percevoir comme une alliée à chérir sous notre
regard plein d’acceptation et de tendresse comme celui qu’on peut porter à
un enfant un peu gauche parfois mais si touchant aussi.
« J’aime ma silhouette maintenant. Je crois qu’elle me rend plus joviale aux yeux des
autres. Elle donne souvent confiance car je sais que finalement je la porte bien, moi qui
aime rire et apprécie beaucoup la vie ! Je crois que j’en ai fait mon amie et les autres autour
de moi me le rendent bien. Elle est en quelque sorte mon laissez-passer et avec mon
physique, on me fait davantage confiance car grâce à elle je mets les autres à l’aise. »
Chacun de nous possède ses points faibles. Il ne s’agit nullement de s’en
glorifier. Mais toute part de faiblesse se doit d’être prise en compte. C’est
une loi de la nature : qu’il s’agisse des humains, des animaux ou d’une
simple plante que l’on croirait chétive et qui malgré tout trouve la force de
pousser à des endroits surprenants et particulièrement ingrats, comme j’en
ai souvent aperçu sur de simples voies ferrées caillouteuses et si peu
accueillantes.
Cette simple prise en compte permet d’en faire un appui aidant à mettre en
avant son contraire. Trouver en quelque sorte une forme d’équilibre entre
les deux plateaux d’une balance, le « moins » permettant la mise en valeur
du « plus ». De même que l’aveugle entend mieux, le sourd voit mieux et
c’est leur déficience qui permet à chacun d’eux d’enrichir et de développer
plus largement un de leur autre sens.
C’est ce qui se passe pour le personnage tant aimé des enfants, Winnie
l’ourson. Winnie possède des capacités intellectuelles limitées qui le
rendent gauche et malhabile. Il en a du reste conscience et les moqueries
des autres peuvent le rendre triste. Mais il est si agréable pour les autres ! Il
a cette gaieté contagieuse et aime chanter et aider ses compagnons. C’est
pourquoi les petits et les grands aussi l’aiment beaucoup !
Comme lui pourquoi ne pas s’autoriser à poser le faisceau de notre lampe
sur les côtés lumineux qui nous habitent tout en laissant parfois dans
l’ombre ceux qui nous gênent ou nous dérangent. Non pas en les occultant,
mais juste en laissant parfois émerger d’avantage ce qui fait partie de nos
mises en valeur. Ceux qui nous apportent et qui apportent aussi à ceux que
nous aimons.
« Je n’ai jamais été bonne élève. J’avais beau apprendre, ça ne rentrait pas. Rester assise
toute la journée le nez dans les réflexions, cela était si dur ! J’avais envie de bouger, de
regarder les choses autour de moi, dans la vraie vie, quoi… Pas que dans les livres. »
Elle entendit un jour parler des huit types d’intelligence, « les intelligences
multiples » identifiées par Howard Gardner. Elle prit alors conscience que,
loin d’être la nulle qu’elle croyait être, elle possédait davantage une
intelligence corporelle et « kinesthésique » comme cet Américain l’appelait,
celle qui donne le don du mouvement, de la danse, des domaines où Claire
excellait et qui la rendaient heureuse. Son point faible, l’intelligence
« verbale et logico-mathématique » sollicitée à l’école, était largement
compensé par son propre mode de fonctionnement qui malheureusement
n’avait pas été mis en lumière durant ses jeunes années. Elle rattrapa
largement le temps perdu et s’engagea sur la voie de la danse où elle réussit
le concours du conservatoire et y trouva l’épanouissement qu’elle avait
toujours cherché.
Identifier sa fragilité
C’est dans des situations bien diverses que la prise de conscience peut
s’effectuer : alors la mise en avant de nos atouts peut intervenir.
Ce retournement peut s’effectuer à travers nos petits défauts, ceux que l’on
considère comme nos faiblesses, nos manques aussi légers soient-ils. Ces
petits riens qui parfois nous gênent et prennent un peu trop de place à nos
yeux.
C’est, bien sûr, le cheminement intérieur qui nous permet d’accepter ces
plus ou moins importants travers et notre capacité à lâcher prise vis-à-vis
d’eux. C’est ce travail sur soi, seul ou accompagné, qui permet qu’une prise
de recul s’installe. C’est aussi la maturité liée aux années qui passent, aide
précieuse pour relativiser ces manques qui parfois nous empêchent de
laisser toute leur place à nos belles qualités car nos manques leur font trop
d’ombre. Et pour y parvenir il y faut quelques ingrédients tels la patience, le
temps, et l’humilité. Comme ne plus se prendre au sérieux est aussi un bon
remède…
Par exemple, certains ne sont pas enclins à cuisiner et peuvent mal le vivre.
Marie-France le dit bien :
« Quand je reçois mes amis, c’est la cuisine à la bonne franquette, plus que du simple. Oui,
parfois je me sens un peu différente de ces femmes hautes cuisinières. Mais mes amis sont
toujours admiratifs devant la décoration de ma table. Et ma faiblesse est rattrapée par mon
modeste don pour la beauté esthétique ! »
Comme pour Gurval : « J’ai découvert qu’en prenant mon temps, cela m’aide à prendre les
bonnes décisions. Quand je veux aller plus vite je doute, je me bloque et tout va mal. Ça
n’est pas que je suis indécis, comme on me le reproche parfois, il me faut juste le temps qui
m’est nécessaire. »
Pour chacun de nous, son « bon » et son « moins bon », ses qualités et ses
défaillances. Pour chacun, les deux faces d’une même médaille, celle qui
compose tout être humain quel qu’il soit.
Mais il existe aussi d’autres situations au caractère beaucoup plus
douloureux, qu’il s’agisse d’un deuil, d’un handicap marqué ou toute autre
forme de véritable traumatisme qui sera en revanche vécue avec davantage
de gravité et laissera pourtant à notre force sous-jacente l’espace pour jaillir.
Oui comme en toute chose, il faudra du temps à Dimitri pour, non pas
s’endurcir car cela ne lui correspondra vraisemblablement jamais et
risquerait de lui jouer des tours, mais rendre à sa belle sensibilité sa juste
place. Celle qui permet de penser aux autres de façon adéquate et sans
excès. Ce bon dosage qui ne cesse de nous être demandé tout au long de
notre existence.
Mais du jour où elle a appris grâce à cette évaluation, de quelle famille elle
faisait partie, Amandine a enfin compris. Elle a pu alors entamer la
réconciliation avec elle-même. Elle a pu entreprendre le chemin lui
permettant de mettre en avant ses atouts. Oui, elle était trop sensible. Oui,
elle ressentait toujours ce sentiment d’étrangeté. Mais, au lieu de le vivre
comme un handicap, une différence qui la renvoyait à une profonde
solitude, elle put percevoir tous les trésors que sa particularité pouvait lui
apporter. Et si elle était différente de la famille des canards, ce qui
longtemps l’avait amenée à ressentir une profonde dévalorisation, elle
savait que comme le cygne du conte elle avait sa vie, différente et bien à
elle, à vivre.
« J’ai découvert que ma sensibilité extrême m’offrait la capacité d’être à l’écoute des autres.
De ressentir de l’empathie à leur égard. Et on me le renvoie souvent. J’ai appris le doute et
l’humilité et cela me permet d’aborder les autres de manière plus humaine, non jugeante.
Dans le véritable accueil. C’est l’écrivaine Amélie Nothomb qui dit “la fragilité aiguise le
sens de l’autre” et de cela, j’en suis persuadée.
Loin de me sentir supérieure, comme beaucoup ont tendance à le croire quand on parle
des personnes précoces, je n’ai fait que douter de moi. Et ce n’est pas terminé. Mais en
même temps, cela m’a appris la lucidité et tant d’autres choses.
Et puis j’ai vraiment des amis qui me sont chers car je suis sur la même longueur d’ondes
qu’eux. Finis les dîners où je me suis si souvent ennuyée. Finies les conversations au cours
desquelles soit je décrochais, soit je faisais semblant. »
Elle a pu aussi jouer sur son point fort, une des alliées de sa grande
sensibilité pourtant à ses yeux si gênante : son intuition. Et elle l’a
tendrement chérie.
C’est celle que possède la « femme sauvage » dans une relation essentielle
et profonde à elle-même. Cette petite voix qui vient de loin. Celle qui nous
fait nous écrier « c’est ça ! » sans en connaître la raison. Celle que l’on ne
perd jamais même si elle était tapie dans l’ombre sous les couches de notre
histoire. Celle qui atteint la connaissance profonde de nous-même. Notre
« soi instinctuel ». C’est la part de la femme inspirée, possédant un souffle
vibrant de vie. Clarissa Pinkola Estés la décrit dans son ouvrage, Femmes
qui courent avec les loups :
« Celle qui voit loin, qui entend tout […] qui possède le don de sentir, de
transmettre, de deviner chez l’autre3… »
Au bout du compte, Amandine a su transformer ce qu’elle ressentait comme
une grande faiblesse en des qualités considérables et les offrir autant à elle-
même qu’aux autres. Elle a commencé des études pour devenir psychologue
et je suis certaine que son écoute sera d’une rare qualité, pleine de chaleur
et d’une précieuse humanité pour tous ceux qui viendront à sa rencontre.
Mais bien sûr nul besoin d’être précoce comme Amandine pour souffrir de
cette sensibilité débordante aux autres et à la vie. D’autres enfants comme
Dimitri et bien d’autres adultes me l’ont révélé comme étant la source d’une
grande souffrance, liée en grande partie au sentiment d’être « différent et en
marge des autres ».
1. Ouvrage collectif Psychanalyse du génie créateur, coll. Dunod, « Inconscient et culture », 1974.
2. Jeanne Siaud-Facchin, Trop intelligent pour être heureux, Odile Jacob, 2008.
3. Op. cit.
Chapitre
Ici, elle a fait un jour le choix de venir mettre tous les mots qui lui ont tant
manqué. Et peu à peu en renouant avec les années d’avant le traumatisme,
elle va retrouver la vraie fillette qu’elle était. Vive, décidée, joyeuse et
pleine de vie.
Car pour tous à l’origine, avant les turbulences plus ou moins brutales de
l’existence, cet enfant que l’on porte en soi a représenté cette fraîcheur,
cette authenticité, cette joie de vivre qui le définissent par essence.
À nous de retrouver ces parts de nous-mêmes malgré le chemin parfois
difficile et ardu. Car il s’agit bien dans certains cas de le déterrer des
décombres sous lequel il s’est trouvé enseveli.
Bien sûr je ne parle pas ici de cet infantilisme, de cette part d’immaturité
qui peut nous pousser à s’accrocher à cet enfant en nous qui peut ou ne veut
pas grandir. Tel le personnage de Peter Pan vivant dans le fantasme doré de
sa petite enfance, c’est alors l’égocentrisme, la dépendance, la toute-
puissance, la difficulté face à la frustration, et tous les autres traits de
personnalités qui vont avec, qui nous habitent.
Non, il s’agit bien au contraire, tout en assumant les années qui ont passé,
de retrouver l’enthousiasme, l’émerveillement, ceux qui nous permettaient
de vivre le plus naturellement du monde l’instant présent de façon magique
avec des fleurs cachées au fond des yeux. Car il y a des moments pour agir
et d’autres qui sont faits pour rêver. Ce flot d’imaginaire qui peut parfois
nous surprendre, celui qui n’habite pas uniquement les fous, les amoureux
ou les poètes. Cette force qui nous attire vers le haut avec cet
émerveillement d’être et de vivre. Il ne s’agit pas de ces rêvasseries qui sont
là pour nous permettre la simple évasion. Le rêve, lui, demande de l’audace,
celle de risquer l’aventure au grand large vers des horizons nouveaux pour
le réaliser parfois contre vents et marée.
Le poète Jacques Prévert a si bien décrit cet enfant que nous fûmes ou que
l’on aurait pu être. Le nez dans la lune, les étoiles et les bateaux à voile…
Celui qui est parfois critiqué par des adultes « bien pensants » et au
comportement qui se veut bien adapté en toutes circonstances. Celui
pourtant qui n’a que faire à son arrivée sur terre de la force ou de la
faiblesse comme marque de comparaison et de jugement.
Tout enfant a à la fois des ressources insoupçonnées pour s’adapter le mieux
possible à un entourage qui peut parfois l’anéantir en toute conscience ou
non. Manque d’amour, violences psychologiques ou physiques,
humiliations, non-écoute, la liste est infinie. Mais pour se faire aimer, le
petit est capable d’accumuler ces nuisances. Et à l’intérieur de lui, tout au
fond, rien ne se perdra. En lui qui aura traversé des moments d’une
impuissance totale face à l’adulte en position de force tout sera gardé. Oui,
que peut un enfant face à la force dominante d’un adulte ? C’est là encore
« la loi du plus fort » qui l’emporte.
Cet homme de 36 ans qui vient à ma rencontre ce matin-là semble fort et si
sûr de lui. Il faut dire que sa carrure peut même impressionner au premier
abord. Il me dit qu’il est rugbyman ce qui ne m’étonne que peu devant sa
silhouette athlétique, qui évoque tout naturellement celle d’un sportif
particulièrement costaud et solide.
Il se souvient. Tout lui revient à la mémoire et ses larmes coulent avec
abondance. Les humiliations subies, les rejets, les injustices. Il se les
remémore comme si c’était hier.
Et j’ai alors devant moi un petit enfant perdu. Incompris et confus. D’une
extrême vulnérabilité, ce qui offre un total contraste avec son aspect
extérieur. Dehors un corps d’homme fort. Dedans cet ancien petit garçon
apeuré, celui d’autrefois démuni et confronté à sa faible impuissance.
Mais, dit-il, quand il évoque ce dernier : « J’ai appris à l’aimer, à poser sur lui un doux
regard. Celui que je porte à mes propres enfants quand ils sont dans la peine. C’est eux qui
me l’ont appris. C’est de devenir père qui m’y a conduit. »
« Je ne parviens pas à relier ces deux morceaux en moi, et je me sens encore coupable
quand je ne suis pas uniquement raisonnable et “comme il faut !” »
Nous fûmes amenés à réfléchir sur le mot « sérieux » qui pour lui ne
comportait qu’un aspect péjoratif. Être sérieux équivalait à être un adulte
sans enthousiasme, sans projet, sans légèreté. Comme certains qui, encore
bien vivants, semblent déjà un peu morts du dedans, plein de lourdeurs et
d’âpres responsabilités.
Nous avons essayé de relier ces pôles extrêmes que sont la légèreté et la
profondeur, le jeu et le raisonnable, l’enthousiasme et la gravité. Toutes ces
couleurs qui peuvent très bien cohabiter. Car lui ai-je fait remarquer, la
planche à voile, comme toute chose, demande du sérieux pour y parvenir.
Observez même comme les enfants jouent de la sorte ! Il ne faut surtout pas
les déranger dans leurs rêves quand ils manœuvrent leurs Playmobil ou
leurs poupées avec leur regard intense et emprunt d’une extrême gravité.
Renouer avec notre part d’enfant s’avère plein de promesses et porteur de
magnifiques fruits. Et pour cela divers moyens s’offrent à nous pour nous le
permettre. Qu’il s’agisse de retrouver, dans une boîte à photos ou dans des
albums, ces petits moments du passé au caractère fugace : un sourire, un
moment de joie sur notre visage, un geste, et se fait alors la remontée à la
source d’un moment passé en compagnie de ceux que l’on a aimés ou que
l’on aime encore. Et même si ces moments ont été d’une grande rareté pour
certains d’entre nous, il y en a bien souvent au moins un qui resurgit au fil
de ces images d’antan. À partir d’une photo ce peut être aussi une musique,
une odeur qui refont surface, ces sensations surgies comme d’un ailleurs
oublié et qui pourtant ont bien existé. Qui d’entre nous n’a pas fait ce bond
en arrière ? Souvenir d’un bol de chocolat chaud et de la mousse qui reste
aux lèvres, celui du tilleul de notre grand-mère chez qui nous passions les
vacances, ou de l’histoire du soir avec cette attente sacrée qu’elle
comportait à nos yeux. Tous ces menus détails qui débordent alors
largement du cadre de l’image et qui pourtant l’accompagnent. Oui, il peut
s’agir de ces instants fugitifs mais magiques puisés dans nos souvenirs
lointains, telle la petite madeleine de Proust.
Et c’est grâce à toutes ces petites parcelles de temps furtif et réveillées du
passé que nous éviterons à notre cœur et à notre monde imaginaire de se
dessécher.
Ce sont ces retrouvailles qui vont aussi nous permettre de rejoindre le
moment où nous avons commencé à nous perdre de vue, sous les rôles, les
costumes et les responsabilités successifs que l’existence nous aura
malheureusement amenés à endosser. Pour survivre aux aléas de la vie, il
arrive que nous devenions adultes en oubliant notre spontanéité d’antan.
Alors retrouver ces instants-là nous donnera l’opportunité de renouer avec
une vie joyeuse et pleine de mille trésors. Celui de la fraîcheur de
l’insouciance qui peut tout à fait trouver sa place au sein de la vie
responsable que demande celle d’un adulte. Car elle nous est indispensable.
Du reste ne dit-on pas qu’il y a un moment pour tout ?
Il nous faudra enfin porter sur cette part essentielle de nous-mêmes un
regard empreint de douceur et de tendresse. Un regard de compassion, celui
que l’on aurait peut-être dû poser sur nous autrefois. Celui d’un parent
bienveillant, chaleureux et aimant.
Cette tendresse, une simple photo retrouvée au fond d’un tiroir ou d’un
grenier peut nous l’offrir. Nous pouvons tous en retrouver une. Une seule
suffit. C’est celle qui parmi les autres nous arrache un « Ô comme j’étais
mignon(ne) ! J’avais complètement oublié ce moment. Et maintenant me
revient dans les moindres détails, cette journée… ».
Oui c’était bien nous, ce petit garçon, cette petite fille au regard joyeux, à la
silhouette qui nous semble si attachante aujourd’hui. Parfois il est difficile
de trouver dans le lot cette photo du temps jadis qui nous amène à ce doux
sentiment envers nous-même. Mais si l’on cherche bien il y en a au moins
une. Et elle peut alors devenir comme un trésor nous facilitant les
retrouvailles.
Jacky, au cours d’un entretien très émouvant, avait ainsi retrouvé ses 5 ans
le jour d’un anniversaire sur une petite photo en noir et blanc qu’il m’avait
sortie de son attaché-case. Il se souvient… Son sourire, ses bougies devant
lui… Quelle belle photo pour lui permettre de retrouver tout au fond celui
qui n’a finalement jamais disparu…
Chacun de nous va et vient de façon continuelle entre les trois rives, celles
du passé, du présent, et de l’avenir. Qui de nous en effet ne se sent-il pas
plongé dans un passé proche ou lointain, celui qui nous fait dire : « Ah si
j’avais su… », ou tout simplement « J’ai oublié de… », « C’était si bien et
c’est fini… » ? Mais c’est aussi le futur, le temps à venir et qui n’existe pas
encore qui prend dans nos esprits une large part. Celui que nous cherchons à
contrôler car nous ne le connaissons pas encore et ne savons pas exactement
de quoi il sera fait. L’être humain appréhende tant l’inconnu. Qu’il s’agisse
de mener à bien l’organisation du temps de la journée ou de la semaine. De
l’appréhension d’une situation à venir qui envahit notre esprit ne laissant de
place à rien d’autre, à tel point que l’on se demandera si l’on a bien fermé à
clef, revenant sur nos pas pour en effectuer la vérification. Crainte aussi
qu’un rendez-vous ou un entretien important ne se passe mal, et autres
peurs touchant à une situation à venir. Tout ceci nous submerge. Et la liste
est sans fin.
Alors que devient, parmi toutes ces pensées qui se chevauchent et parfois à
une allure vertigineuse, le moment que nous sommes réellement en train de
traverser, là, en cet instant précis ? A-t-il droit d’existence lui qui pourtant
symbolise totalement l’essence de la vie ? N’oublions-nous pas que nous
quitterons tous un jour celleci et qu’en quelque sorte c’est un peu comme si
nous la négligions quand on passe à côté de ces purs instants de bonheur
cachés dans le minuscule ?
Posons-nous la question : la vie n’est-elle vraiment faite que de ces
moments disparus ou pas encore là ? Ou ne se loge-t-elle pas au contraire
dans le suc si puissant de l’instant ? Et puis n’est-ce pas tout simplement
grâce à lui, si éloigné de certaines images tapageuses du bonheur, que l’on
traverse intensément sa vie ?
Assise devant le petit port que je connais bien, j’aperçois de loin, bien
campée sur le bord d’un bateau, une silhouette bien particulière qui attire
mon regard. Et je comprends qu’il s’agit d’un cormoran qui a ouvert en ce
jour de pluie toutes grandes ses ailes pour les sécher. Je vais rester un très
long moment à l’observer. Il s’immobilise parfois telle une statue, droit et
plein d’élégance. Puis il reprend son activité et tourne sa tête à droite et à
gauche tout en continuant à écarter ses ailes pour en chasser la pluie avec
une sorte de majesté. Un spectacle d’une rare beauté…
J’ai beaucoup aimé ce film, Alexandre le Bienheureux, dont l’acteur
principal, Philippe Noiret, y incarne un homme qui, un beau jour, décide de
ne plus se donner de contrainte. Dormir. Dormir. Encore dormir… Ne rien
faire, telle était devenue sa devise, provoquant dans son petit village une
véritable révolution. Dormir, mais aussi pêcher les poissons dans la rivière,
jouer au billard, s’extasier devant une fleur de carotte dans les champs…
Et qui d’entre nous n’a pas été saisi par un coucher de soleil, la couleur
d’une fleur ou par la blancheur de la neige ? Qui n’a pas posé son regard sur
les nuages « cette haleine des dieux » comme aime à les appeler Hélène
Grimaud ? Il peut s’agir aussi de ceux que nous vivons avec intensité dans
notre vie actuelle, ces petits moments, ceux de la « première gorgée de
bière » dont parle avec délicatesse l’écrivain Philippe Delerm. De ces tout
petits riens qui nous ramènent à l’essentiel et au cœur de l’existence et que
nous pouvons, comme quand nous étions enfants, nous fabriquer encore et
encore.
Le médecin suisse Roger Vittoz l’a bien compris, lui qui mit en place une
approche fondée sur le ressenti, sur le monde de nos sensations. Cette
qualité de présence à l’instant, aussi ténu soit-il. Cette approche représente
véritablement un réapprivoisement de ce qui nous était naturel enfant, une
totale ouverture, un total éveil à l’univers de tous nos sens. Vivre l’intensité
du moment, avec la pleine conscience de tous nos actes si simples et menus
soient-ils.
Apprendre à humer l’essentiel de l’instant. Déguster le quotidien.
Transformer l’ordinaire en extraordinaire. Être présent dans l’acte accompli.
À chacun de nous d’essayer de réenchanter le monde fait d’ombres et de
couleurs. De forces et de faiblesses. C’est toujours Vittoz qui disait :
« Soyez réceptifs et vous ne serez jamais seul. »
J’ai découvert par un petit fait banal lors d’une formation combien nous
passions à côté de ces atouts que possède l’enfant retrouvé. Ce jour-là il
avait été proposé à notre groupe d’expérimenter la pleine conscience d’un
de nos sens, le goût. Sur un plateau, nous étaient proposées dans le silence
et le calme total diverses friandises. Je fermai les yeux et me concentrant
sur le petit morceau de chocolat que j’avais choisi, je me mis à savourer
intensément ce court instant mettant tous mes sens en éveil. Regardant la
friandise, en ressentant la texture douce et en goûtant sa matière si subtile et
particulière pour m’en faire ressentir pleinement le plaisir. Ce qui me frappa
cette première fois, ce fut cette impression d’être rassasiée par ce tout petit
morceau alors qu’en temps ordinaire un simple carré était loin de m’être
suffisant. Le moment présent avait été vécu en pleine conscience et dans sa
grande intensité.
Soyons attentifs à chacun de nos gestes. À notre marche lente et consciente.
À la pression bienfaitrice de nos pieds qui nous stabilisent sur ce sol qui
nous porte. À ces sensations si différentes quand nous évoluons sur un
trottoir, sur de la neige, ou sur un tapis de feuilles ou d’herbe. À chacun de
nos sens, l’ouïe, la vue avec ses formes et ses couleurs, le toucher du plus
doux au plus rugueux à ce que nous avons par exemple entre les mains. À
notre écriture aussi… Nous passons pourtant la majeure partie de notre
temps à côté de tout ce qui nous entoure. Et pourtant il nous serait possible
de savourer le moindre de nos actes. Mais le réalisons-nous lors de nos
rythmes effrénés ?
Renouons aussi avec notre douce et fidèle amie, la respiration. Cette
musique intérieure que nous avons pris l’habitude de ne plus entendre tant
elle fait partie de nous. Comme si elle n’existait pas. Et pourtant sans elle…
Retrouver cet enfant en nous passe par tout cela. Avec la douceur de notre
regard déchargé de réprobation comme nous avons pu la vivre autrefois,
mais au contraire plein d’empathie à notre égard. Car notre corps lui aussi a
tant besoin qu’on lui offre ces cadeaux.
Fantine l’avait compris, elle aussi, dont le parcours n’avait pas été un lit de
roses. Mais elle avait la capacité de s’accrocher à ces moments de petites
étincelles. Elle avait peu à peu recouvré, à la suite de cette vulnérabilité
pleinement vécue lors de son naufrage affectif, la légèreté, l’enthousiasme
d’il n’y avait pas si longtemps.
« Et maintenant c’est la légèreté qui m’habite. Tous ces menus plaisirs de ma vie que je
déguste petits morceaux par petits morceaux avec une véritable délectation. »
« Nous aussi nous avons touché le fond. La force de nous battre nous a souvent
abandonnés. Mais on a découvert que l’on pouvait jeter un pont entre hier et aujourd’hui. Le
tout fait partie de nous et nous ne renions ni ne rejetons rien. Simplement, après toutes ces
galères, on a appris à savourer tout instant de quiétude, émerveillés que nous sommes d’en
être arrivés là et surtout d’être vivants. »
Et toujours cette force recouvrée malgré tout… Celle qui conduit sur le
chemin du bonheur et du droit à se l’offrir. La plus belle des retrouvailles si
l’on s’en était éloigné !
Voici, en quelques mots, ce que cette femme d’un certain âge m’exprima
pour me faire comprendre combien maintenant elle aimait tant profiter de
SA vie, elle qui avait oublié cela depuis si longtemps.
« Quand j’étais petite j’imaginais ma vie comme dans un conte de fées. Mais je compris
bien vite qu’il n’en était rien et j’ai le souvenir d’en avoir ressenti alors une déception très
profonde. Pour mes parents qui tenaient un bar crêperie à l’époque, rien ne comptait que
leur travail. Je fus ainsi élevée dans le sens du labeur, du sacrifice et de la douleur pour
s’en sortir. « C’est ça la vie », m’entendais-je dire sans arrêt. Alors je me suis dit un jour,
que mes rêves de bonheur me seraient à jamais inaccessibles et peu à peu je me suis
éloignée de mon goût pour la joie. Ce ne pouvait qu’être un rêve. Je me suis mariée, j’ai eu
mes enfants et tout ce que je faisais c’était uniquement pour eux, et moi je me suis
totalement mise de côté. J’en avais perdu mon sourire et je suis devenue on ne peut plus
“raisonnable” comme on me l’avait toujours demandé.
Aujourd’hui, j’ai 65 ans et je vous assure que j’ai bien changé. Ô ça ne remonte qu’à huit à
dix ans seulement, mais quel délice d’avoir rejoint mon vieux rêve comme si je l’avais
retrouvé tout au fond d’un puits. Figurez-vous que je l’ai retrouvé intact, comme quand
j’étais enfant. Fini de se sacrifier pour les autres et place à ma gaieté et à mes fous rires qui
finalement n’ont pas pris une ride et sont aussi jeunes que jadis ! Maintenant, j’ouvre toutes
grandes mes mains aux plaisirs petits et plus grands que je croise ! On me dit que je suis
toute rayonnante malgré mes rides et je crois que c’est vrai. J’ai retrouvé ma joie de vivre et
maintenant je ne la quitte plus. C’est beau ! »
Cette capacité à pouvoir reconnaître nos failles fait partie à part entière de
notre puissance, celle de faire de celles-ci un point fort. Pour cela il nous
faudra tenter de les accepter et de les dépasser. Et c’est là encore
qu’intervient pour y parvenir tout un travail de détachement concernant
notre désir de tout maîtriser, de tout conquérir.
Le monde du travail ne nous facilite pas la tâche, lui qui est dominé par le
tout gérer, tout réglementer et tout résoudre en un temps record. Et ce qui
s’ensuit peut paraître relever du paradoxe, puisque plus on planifie, plus les
catastrophes ont semble-t-il tendance à augmenter. Car l’impondérable,
l’improbable, l’impensé n’ont absolument pas été envisagés. À force de
contrôler à outrance, à force de serrer le poing, tout nous échappe. C’est
Etty Hillesum qui disait avec sa grande sagesse :
« Il ne faut pas vouloir les choses. Il faut savoir les laisser s’accomplir en
soi ».
Bien souvent, nous éprouvons beaucoup de difficulté à baisser la garde, à
lâcher notre self-control et à quitter cette sorte de mainmise sur les choses,
les événements ou sur nous-mêmes. Sur le bien-être de ceux que nous
aimons aussi, pour éviter qu’il ne leur arrive malheur ou tout simplement
qu’ils souffrent. Et pourtant à trop les protéger, on leur coupe bien souvent
les ailes en les empêchant de vivre certaines de leurs expériences. Et qui
plus est, quand cela tourne mal pour eux, on s’en sent directement
responsable.
Ce sont alors les « Sans moi tout s’écroule », ou sa variante « Je suis
indispensable »…
Mais quel que soit ce qui est recherché sous notre désir de domination, nous
nous donnons toujours un certain pouvoir. Celui d’être plus puissant et plus
fort que la vie et que tous ses inévitables aléas contre lesquels
malheureusement on ne peut rien changer. Car c’est uniquement le regard
que nous porterons sur eux qui nous donnera la capacité de les affronter
avec plus de facilité.
Ce besoin d’être en quelque sorte maître de tout remonte à une période de
notre enfance où nous étions persuadés d’être seuls à posséder la capacité
de faire tourner le monde. Tel un dieu, nous souhaitions tout régenter, tout
obtenir. Et l’on a beau devenir adulte, les impossibles, les inaccessibles de
l’enfance continuent à nous habiter. On cherche toujours à prendre nos
désirs pour des réalités.
« J’ai oublié mes enfants à l’école l’autre jour. Je suis vraiment en dessous de tout et je ne
mérite vraiment pas d’être mère », dira Amélie qui, pourtant, n’a de cesse de donner le
meilleur d’elle-même à ses trois enfants, souvent à son détriment. Mais un jour, et cela s’est
installé doucement en elle car « ce n’était vraiment pas dans ma manière d’être habituelle
de par mon éducation », me dira-t-elle, elle prendra conscience du bienfait de dépasser ses
petits travers pour les accueillir avec plus de douceur. Elle apprendra peu à peu à arrondir
en elle sa facette despotique pour se laisser aller à plus d’indulgence en acceptant ses
écarts.
« On ne m’a pas appris à accepter ce que je n’aimais pas en moi me disant que les autres
faisaient moins d’erreurs que moi. Mais j’ai compris enfin que je me devais de la bonté et
que nous sommes vraiment tous pareils. Et j’y arrive. »
« Je sais d’où me vient ce besoin que j’avais d’être irréprochable, de n’avoir aucun droit à
l’erreur et au moindre écart. Je me suis toujours senti en dette vis-à-vis de mes parents. Ils
ont tellement souffert. Ils ont perdu deux enfants avant moi. Un à la naissance, l’autre s’est
noyé à 3 ans. Alors j’ai toujours voulu réparer leur profonde blessure. Jamais je ne me suis
autorisé à la moindre colère et j’ai fait très peu de bêtises. Je m’en souviens. On disait
toujours que j’étais un petit garçon très sage. J’ai toujours été terrorisé par la peur de me
tromper. Ça a commencé à l’école et ça continue dans mes études où malgré mes résultats
corrects je trouve toujours que j’ai presque raté. Maintenant, j’en ai assez, je veux acquérir
la conviction que j’ai le droit de me tromper et que la terre ne va pas s’écrouler pour autant.
Je vois que malgré tout, je suis beaucoup moins tyrannique vis-à-vis de moi et ma vie est
tellement plus agréable. Maintenant au lieu de me dire : “Imbécile, tu n’as pas réussi”, en
regardant uniquement mes fautes dans un devoir et d’en souffrir, je me dis tout simplement
“Oui, j’aurais peut-être pu faire mieux et moins de fautes, mais ça sera sans doute pour la
prochaine fois et puis il y a pire que moi !”. J’aime à me dire : “Tes erreurs font partie de toi
au même titre que tes réussites et elles ne te donnent pas le droit de tout jeter à la
poubelle.” Et ça, ça me rend plus léger. »
L’excès de contrôle cesse lui aussi quand l’attente, l’objectif que l’on s’était
mis dans la tête d’atteindre disparaît pour faire place à l’ouverture. Comme
si on lâchait ce que l’on souhaitait posséder, maîtriser, contrôler dans notre
poing bien serré.
On peut ainsi lâcher l’illusion de penser le bonheur possible uniquement en
fonction des circonstances extérieures et dans l’attente qu’elles changent
d’elles-mêmes, sans chercher à l’atteindre, de soimême, intérieurement.
Apprendre ce fameux lâcher-prise n’est pas chose aisée. Une confiance
extrême face à l’inconnu est nécessaire. Celle que l’on essayait de
m’enseigner quand j’étais petite lors de mes toutes premières leçons de
natation. « Laisse-toi donc porter par la mer. Elle te porte dans ses bras »,
me disait-on.
Il y faut desserrer justement toute prise. Celles des « Je veux », « Je
m’acharne ». Il s’agit alors de s’abandonner les mains ouvertes. Dans une
sorte de laisser-aller, ouvrir notre poing crispé sur nos attentes, sur nos
désirs. Ne plus s’obstiner. Ne plus frapper contre ce qui pourrait ressembler
à un mur de béton. Car vouloir changer les choses qui ne le peuvent pas ne
fait que leur opposer de la résistance. Nous devrions avoir sans cesse au
cœur cette phrase de Marc Aurèle :
« Donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le
courage de changer celles que je peux changer et la sagesse d’en voir la
différence ».
C’est cette sorte d’abandon qui faisait dire à Vittoz : « Soyez curieux de ce
qui viendra à vous sans vous ». Regardez l’oiseau. Il ne repasse jamais sur
la même trace.
Ainsi cet homme dont la profession d’éducateur lui a permis de rebondir après les deuils
successifs de ses parents dans un accident de voiture quand il était âgé de 14 ans. « J’ai
haï la terre entière devant l’injustice qui me tombait dessus. Je ne comprenais pas. Je
serrais les poings devant tant d’impuissance. Quand on est ado, on ne peut imaginer que
des choses comme celles-là peuvent arriver. La vie s’ouvre à nous et je me croyais le roi du
monde. Ce sentiment d’impuissance m’a terrassé. C’était donc ça la vie ? Tout s’est écroulé
en moi. J’ai même voulu en finir. Et puis j’ai rencontré un psy. J’ai alors compris beaucoup
de choses. Que l’existence était fragile, mais qu’elle offrait aussi mille belles choses à vivre.
J’ai voulu que mon expérience serve à d’autres. J’ai réalisé que ce que j’avais longtemps
pris comme une bassesse de la vie, m’avait aussi donné un immense cadeau. Celui de
comprendre les autres. De me mettre à leur place. Quand un ado que j’accompagne
souffre, je sais ce que c’est. D’ennemie, mon épreuve est devenue une amie porteuse de
grands enseignements. »
Il en est ainsi de l’épreuve du deuil qui nous enseigne aussi en nous ôtant
notre position de toute-puissance que nous n’avons pas la mainmise sur la
mort des siens ou la nôtre… Tout comme ce sont les événements qui nous
blessent qui nous permettent cette profonde ouverture à l’autre.
Alors nous réalisons qu’aucune expérience, si douloureuse soit-elle, n’est
inutile si nous la considérons comme une chance.
Colette vient de rompre avec un compagnon au bout de quinze ans. C’est lui qui est parti
pour une autre. « Au début ça a été insupportable. Le savoir vivre les mêmes choses que
celles que nous avions partagées m’était si douloureux que j’ai eu envie de mettre fin à mes
jours. Puis peu à peu l’apaisement est entré en moi avec un chemin de deux ans pour
commencer à ressentir une plaie moins à vif. C’est peu à peu que j’ai réalisé ce que cette
épreuve m’avait apporté. Bien sûr, pas tout de suite, la souffrance emportant tout sur son
passage et ne permettant pas la moindre prise de recul. Mes amis ont tous été là. Pas un
n’a manqué à l’appel quand j’ai dû déménager. Quitter un cadre qui au-delà de ma relation
avec Yann, qui en était bien sûr le socle, m’apportait le bonheur complet. La petite rivière, le
ciel orange du soir… Un vrai arrachement à tout cela. Ils ont été là de jour comme de nuit
quand la détresse me submergeait. De nombreux amis de Yann ne m’ont pas abandonnée,
bien au contraire. Que de chaleur humaine j’ai reçue. Et même certains se sont révélés si
proches alors que je ne le soupçonnais vraiment pas. Cela m’a appris beaucoup de choses
quant aux liens humains. J’ai découvert les véritables amitiés en toutes circonstances. Une
vraie beauté. Oui. J’ai perdu beaucoup et même en kilos ajoute-t-elle en souriant, mais j’ai
tant reçu aussi. Il a fallu cela pour que j’en fasse l’expérience. »
Ces mots ont permis à cet homme de porter un autre regard sur la situation
et d’en éprouver même un certain réconfort. Cela lui a permis aussi de
recouvrer sa force perdue.
Il existe aussi un proverbe indien qui nous enseigne que nul homme n’est
notre ennemi mais que tous les hommes sont nos instructeurs.
C’est ce sens qu’il nous faut trouver quand nous chutons. Quand nous
touchons le fond. C’est là qu’il nous faut nous poser les vraies questions
« Que vais-je faire de ma vie à travers ce qui m’arrive ? » : Même si celui-ci
se construit au quotidien, au jour le jour.
Michel, cet homme âgé de 58 ans, me l’a bien fait comprendre un jour. Il se
souvient de cette histoire d’amour vécue dans de multiples turbulences
source de grandes joies mais aussi de grandes douleurs, dans cette passion
déchirante avec une femme aimée.
« Oui ça a été très difficile. Mais si c’était à refaire sans aucune hésitation je le revivrais.
Mourir sans avoir traversé ça me paraît impossible. Cela me confirme que j’ai besoin de
vivre la vie dans toute sa totalité. Mais surtout cela m’a appris quelque chose, et c’est le
sens le plus profond que j’ai tiré de cette épreuve de ma vie : j’ai gardé de cette époque
tous ces souvenirs que j’ai mis bien au chaud comme dans une petite boîte, celle de tous
les sentiments qui m’ont rempli. Ce sont tout simplement ces souvenirs du passé qui ont
donné tout leur sens à ces joies vécues mais surtout à ces douleurs.
Mais pour avoir accès à ces capacités parfois difficiles à atteindre il nous
faudra accéder à un certain état d’être. Celui de l’ouverture à notre monde
du dedans. Au monde intime de notre intériorité qui elle et elle seule permet
ces prises de conscience incontournables qui nous feront avancer. Qui, de
notre zone fragile, nous donnera l’accès à notre puissance naturelle.
Chapitre
« Jusqu’ici je crois que je ne vivais que dans la plus totale insouciance. Des soucis, j’en
avais bien sûr, comme tout le monde, un besoin de voir du monde, de rire, sans idée
aucune d’un autre ordre. Je viens de vivre, je crois, la première profonde douleur de mon
existence. Et je sens bien que je suis en train de changer. Je sens en moi, au plus profond
de moi des sentiments que je ne connaissais pas du tout avant. Comme un espace en moi
qui peut m’apaiser quand je m’y connecte. Qui peut même alléger par moments ma peine.
C’est là, au fond de moi. Mon intérieur… Et c’est vraiment une toute nouvelle sensation que
de réaliser que je possède ce lieu si intime. Si profond. Et c’est merveilleux car ça me fait
tant de bien. »
« Le jour même où j’ai pris cette décision que tout le monde trouvait totalement
déraisonnable, je me suis sentie soulagée. Un poids parti car j’avais trouvé Ma place. Celle
que je n’avais jamais trouvée sur terre jusque-là. Ma sœur m’avait fait tant d’ombre que je
m’étais toujours crue la nulle de la maison. Elle avait toujours tout réussi et moi beaucoup
moins. Ce jour-là c’est comme si j’avais fait un pied de nez à l’ancienne personne craintive
que j’étais. »
Rodolphe, lui, fit le choix de partir avec toute sa petite famille en bateau pour un voyage
d’une année entière. Il avait progressivement et douloureusement pris conscience que son
couple partait à la dérive et avait au cours des dernières années vécu des tumultes
intérieurs intenses.
« À la suite de ma prise de décision qui était loin d’être anodine car elle impliquait de
grands changements, un véritable chambardement dans ma vie quotidienne et dans celle
de ma femme et de mes trois enfants, j’ai senti comme une force, une belle assurance, qui
remontait à la surface. J’ai vraiment réalisé que moi qui m’étais toujours considéré comme
incapable de prendre la moindre décision, cette fois-là, j’avais fait fort et, j’ai pu me regarder
autrement. Oui je suis fier de moi. Mais vous savez bien que cela m’a demandé d’aller
puiser tout au fond de moi et qu’au tout début de nos rencontres, souvenez-vous, j’étais si
mal. »
Se remplir
Mais cette sensation de vacuité peut devenir source de gêne de manière plus
ou moins intense et elles sont nombreuses les voies détournées pour essayer
de s’apaiser. Drogue, alcool, tabac, nourriture, sédatifs, sucreries, vacances,
religion, sport… Pouvoir, ordinateur, jeux, sites de rencontres,
endettements, achats compulsifs, débordement dans l’action et
hyperactivité… Nombreux sont alors les palliatifs extérieurs pour essayer
de combler ce qui angoisse. Pour essayer d’ensevelir les douleurs du passé.
Pour combler aussi ce silence surgi du creux de notre espace intérieur.
Nombreux aussi sont ces mots quand le temps perdu devient le péché
capital de notre époque. L’action est alors indispensable pour se valoriser,
se sentir vivant ou donner un sens à son existence. Il faut alors consommer
le temps. Le soumettre ou le tuer.
Pour certains d’entre nous, on devient aussi esclave des « produits » ou des
jeux, d’images ou de sexe, etc. D’addiction aux jeux en ligne et en réseaux.
Tout comme la drogue qui, elle aussi, permet d’être mieux que soi pour
celui qui s’y adonne rendant ainsi tout possible face à une réalité peu
supportable.
Car celui qui y plonge confond dehors et dedans. Il croit que l’objet de sa
dépendance va supprimer son mal-être. Sa sensation douloureuse de
manque. Tout sentiment de frustration est alors insupportable et c’est
l’artifice extérieur qui doit le colmater et dont on devient l’esclave.
Au contraire, plus on est habité du dedans, plus on a appris à porter un
regard vers notre chambre intérieure, moins on éprouve ce besoin de se
rassurer par ces moyens extérieurs palliatifs. Et moins on se sent vivant de
l’intérieur, plus on est à la recherche de stimulations extérieures. Artifice
privilégié pour éviter le contact avec nos failles.
Cet homme l’avait réalisé un beau jour après tout un chemin
d’individuation.
« Avant j’avais si peur de me retrouver face à face avec moi-même et la solitude m’était tout
bonnement insupportable. Maintenant je suis si bien en ma compagnie. Bien sûr, j’ai des
amis précieux et je suis heureux quand je les vois. Mais quel bonheur d’habiter pleinement
ces moments avec moimême comme si je peuplais de mille choses ce dedans en moi
qu’avant je fuyais le plus possible. Je vois tellement plus clair en moi. Mais du même coup
j’accepte de regarder mes parties sombres ce que j’étais incapable de faire quand j’étais
plutôt uniquement tourné vers le dehors. »
Christelle est mariée. Mais c’est au fur et à mesure de nos entretiens qu’elle
va mettre des mots sur le mal-être qui l’habite depuis de nombreuses années
et dont elle n’avait pas pris conscience jusque-là.
« Je ressentais en moi depuis longtemps une intense solitude à laquelle je ne parvenais
pas à faire face. Je sais maintenant que cela remonte à l’absence de ma mère quand j’étais
petite fille. Je réalise que je n’ai jamais pu tolérer cette béance ressentie rapidement et qui
s’est installée profondément au creux de moi. Cette fragilité, cette souffrance, avant j’étais
incapable de la côtoyer et d’y faire face. J’ai trouvé bon an mal an le moyen de la colmater
du mieux que j’ai pu. Face à ce sentiment extrême et constant d’isolement, malgré la
présence de mon mari et de mes amis, j’ai choisi pour compagne de tous les jours la
nourriture. Une compagne fidèle et surtout présente à mes côtés dès que j’avais besoin
d’elle. Et puis j’ai réalisé que je pouvais finalement remplir mon manque autrement. En me
penchant sur moi-même, j’ai trouvé à me nourrir de l’intérieur. J’ai ainsi redécouvert mes
passions d’adolescente que j’avais laissé tomber peu à peu. J’ai repris la danse que
j’aimais tant et je comble par cette activité et toute la créativité que je mets dedans tout ce
qui m’a manqué. Du coup, je me sens bien. Que de chemin ! Il fallait que je me relie avec
mon intimité et mon être profond pour découvrir que j’avais là, tout au fond, toutes les clefs.
N’est-ce pas cela être à son écoute ? »
« Pour repousser les limites. C’est comme si je prenais un joint pour me vider la tête et ne
plus voir les horreurs du monde. Je deviens un peu ivre sur mon engin avec la sensation
d’être le plus fort du monde. J’oublie tout et je sens monter en moi une force que je ne
ressens pas dans la vie de tous les jours. Ça me remplit et je suis bien. Je ne sens plus la
solitude. »
Finalement si l’on y regarde bien, la société ne représente-t-elle pas tout
simplement notre propre reflet ? Elle qui se trouve bien souvent prise entre
ces deux extrêmes. D’un côté addictions et compétition pour gonfler le
temps au maximum, à l’autre bout fatigues, usures et chutes d’énergie avec
son cortège de personnes épuisées.
Défaillances, faux pas, fêlures diverses, c’est bien cette ouverture à notre
monde du dedans qui nous permet de les dépasser. Et ces failles sont
nombreuses, elles qui représentent ces points délicats, ces zones d’ombre
perçues comme négatives, qui nous agacent ou nous font réellement
souffrir.
« Prenez de la profondeur, dit le psychiatre Yves Prigent, On ne s’y
bouscule point. On est seul, vif et libre ».
C’est bien pourtant à travers ces insuffisances et seulement si nous pouvons
les regarder les yeux dans les yeux que celles-ci se métamorphoseront en
lumière. Car toutes les réponses se trouvent en nous et non au dehors.
« Le verdoiement opte pour le dedans. Ce dedans qui ne s’offre pas au
regard. Il appartient au trésor dont tout homme est l’écrin. »
Marie-Madeleine Davy
Chapitre
C’est bien grâce à ces émois que nous sentons vibrer la vie en nous telles
les cordes d’une harpe. Certains sont porteurs de joies, d’autres de grande
souffrance. Mais impossible de faire l’impasse sur certains d’entre eux. Soit
on vit pleinement en prenant le tout, soit on ne prend rien. Mais dans ces
conditions, en mettant son cœur en retraite, existe-t-on réellement ?
Regardez les tout-petits. Tout sort d’eux, tout jaillit sans frein, sans filtre, à
l’état pur. Ils rient, pleurent, gazouillent, chantent ou peuvent aussi hurler
sans manière. À chaque ressenti, ils expriment sans détour leur monde
affectif et ce qui les traverse à l’instant et sur le champ. Oui, d’un instant à
l’autre, ils passent du rire aux larmes.
Les rites et pratiques symboliques ont disparu de nos jours, et c’est
dommage. Pleurer, déchirer ses vêtements, prier, danser, tout cela, hélas, n’a
plus lieu. On se donnait le plein droit d’exprimer ainsi sa détresse ou sa joie
au lieu de les censurer ou de les faire avorter.
Les femmes y parviennent et pourtant cela comporte toujours un risque,
celui d’être rejetée, jugée, incomprise. Celui d’être exposée au danger d’être
blessé et qui pourtant nous humanise. Les femmes s’y autorisent plus que
les hommes, qui obéissent à des injonctions dont la tonalité se veut virile :
celle de « prendre sur soi ».
Que de fois nous aurons entendu ces mots : « Mais c’est stupide d’avoir
peur ! Vraiment, tu n’as rien à craindre. » Ou pire « Quelle mauviette tu
fais ! » Dans ces moments pénibles, peut-être aurionsnous aimé entendre le
réconfort des « Ô je comprends que tu aies peur, et cela doit être dur pour
toi, mais… ». Car tout enfant une fois son émotion acceptée peut trouver un
apaisement intérieur. Une émotion quelle qu’elle soit est toujours
acceptable. On a chacun nos propres raisons d’avoir peur, qu’on soit petit
ou grand.
Maryvonne se sent dans la totale incapacité de conduire seule. À chaque
fois une bouffée d’angoisse la submerge littéralement, face à laquelle elle
est totalement démunie. Cela dure depuis de nombreuses années et la
handicape lourdement car dès que le déplacement est supérieur à 20 km,
elle abandonne et reste chez elle.
« J’ai réalisé peu à peu que cela était lié à mon incapacité à lâcher la main de ma mère
pour me lancer dans la vie. Comme si j’étais encore la petite fille ayant constamment
besoin de sa présence à mes côtés. Du coup, je perds mon libre arbitre quand il s’agit de
prendre la voiture. Je ne vais pas y arriver toute seule. Et puis ça m’oblige à m’accrocher à
mon compagnon. Mais il commence à se lasser de cette situation et comme je le
comprends ! C’est irrationnel. Je ne trouve aucun moyen d’avoir prise sur cette panique !
J’ai tout essayé mais elle me prend entièrement. Elle me domine complètement. »
« Je parle à mon trac quand j’entre en scène. Je lui dis : “Ne me prends pas tout le cerveau,
laisse-lui de la place pour danser.”
Pourtant, il semblerait bien souvent que plus ces angoisses sont présentes en
nous, plus elles nous rattrapent. Plus on combat pour tenter de les fuir, plus
nous y sommes confrontés. Un peu comme dans l’eau où plus on s’agite,
plus on prend le risque de s’y noyer. Carl G. Jung disait :
« Tout ce à quoi on résiste persiste ; tout ce qu’on embrasse s’efface ».
Combien de fois l’ai-je constaté, comme pour cette femme très âgée habitée
par l’angoisse de la maladie depuis son adolescence, période où son père
était décédé d’un cancer au cerveau lui ôtant peu à peu ses facultés, lui
l’homme brillant d’antan qu’elle avait tant admiré et qui lui disait peu avant
son grand départ : « Regarde comme je suis devenu… » Cette idée avait
toujours été présente chez elle qui craignait de finir dans les mêmes
conditions et elle avait toujours évité de s’y confronter.
À la fin de son existence, cette femme elle aussi particulièrement riche
intellectuellement, ayant fait de nombreuses conférences et écrit de
multiples ouvrages, vécut des syncopes à répétition qui provoquaient à
chaque fois une importante perte d’oxygène au cerveau. Elle « perdait la
tête », elle aussi, progressivement. Était-ce un hasard ou non ?
Au contraire plus on prend le courage, et Dieu sait s’il en faut, de mettre ses
peurs en mots plus elles peuvent fondre peu à peu.
C’est la peur de l’abandon qui nous tient bien souvent.
Cette jeune femme se remémore. Violée à l’âge de 7 ans par son oncle elle mit des années
avant d’oser se délivrer de ce secret et de prendre ce qui représentait pour elle le risque
insupportable de « mettre à sang et à feu » toute sa famille. « Quand j’ai osé en parler
beaucoup plus tard, c’est la gifle que j’ai reçue de ma mère qui m’a le plus traumatisée. Et
même bien au-delà du viol. “Il fallait se taire, m’a-t-elle dit, c’est toi la coupable dans cette
affaire. Ou tu mens ou si c’est vrai, tu as bien dû faire ce qu’il fallait dans cette histoire.” Ces
mots furent pires que des coups reçus. Pire que la violation de ma personne. Des années
après, une peur de l’abandon m’a constamment habitée. Je me suis sentie si seule au
monde ce jour-là. Il n’y a aucun mot pour définir ce sentiment de néant qui m’a traversée.
Ce n’est que peu à peu que j’ai pu me dégager, non seulement de ce sentiment de solitude
et d’incompréhension mais aussi de la culpabilité que ses mots avaient provoquée en moi.
Car pendant longtemps, j’ai cru que j’étais coupable. Coupable de ce qui m’était arrivé,
coupable de ne pas avoir de plaisir dans la sexualité avec les hommes que j’ai rencontrés
par la suite, coupable d’être une mauvaise fille… J’ai peu à peu compris que c’était la
conduite de ma mère qui était destructrice pour moi. Car quand j’aurai des enfants avec
mon compagnon avec lequel ma sexualité s’épanouit enfin, je sais que jamais je ne pourrai
me montrer capable de tels mots. D’une telle absence de soutien. J’ai aussi appris en
devenant moins coupable à me protéger de ma mère : je me suis éloignée et je me sens
tellement libérée ! Il m’a fallu le temps nécessaire pour parvenir à retrouver celle que
j’étais. »
Cet idéal qui l’habitait enfant n’a pas pris une ride. Mais avec la vie, il est
de moins en moins ajusté. C’est un peu comme s’il n’avait pas grandi. Cela
entrave sa vie au milieu des autres qu’il juge comme n’étant pas à la
hauteur de ses attentes. Alors, il se sent en retrait les rares occasions où il
accepte des invitations qui deviennent de plus en plus rares. « Je me sens de
trop. Du reste on me parle peu et quand on le fait, je ne sais pas quoi dire. »
En fait, il a peur d’entrer dans l’existence, de s’y mêler, de s’y immerger
pour se joindre aux autres. De partager avec eux. « C’est un peu comme si
je restais au bord. »
Tisser des liens c’est faire vibrer notre affectivité, notre sensibilité dans la
rencontre avec un autre, une autre ou un groupe. Oui, cela implique le
risque d’entrer dans le grand mouvement de la vie.
« Apprendre à vivre le lien, c’est accueillir l’altérité de l’autre », dit
Brigitte Allain Dupré. C’est entrer dans un autre univers.
Le philosophe Martin Buber parle de la rencontre d’un moi et d’un toi
comme ce qu’il y a de plus vrai dans la vie. « À travers le toi – à travers les
contacts qui nous font nous ouvrir les uns aux autres – un homme devient
je ».
Même si l’on sait bien qu’il n’existe que des « connexions imparfaites » et
parfois éphémères, ce qui peut faire peur quand on voudrait s’engager pour
toute la vie. Car ici aussi l’éternité garantie n’a pas cours.
Ainsi, au sein de la relation amoureuse marquée du sceau de nos
expériences et de nos leçons d’amour d’enfance, on poursuivra le rêve de
trouver une mère aimante ou un père accessible chez notre partenaire.
L’autre sera là aussi pour combler notre manque, pour répondre à nos
exigences et à nos attentes. Alors que c’est bien grâce à lui, qu’au contraire,
pourra être dépassé le leurre de la rencontre de notre jumeau. De notre
miroir qui ne fait pas partie de la réalité toujours fondée sur l’apprentissage
de l’altérité.
Ce lien est fragile et doit se cultiver telle une frêle plante. C’est au sein du
couple que ce subtil jardinage a lieu, dans cet endroit privilégié pour
accepter sa propre faiblesse et celle de l’autre.
En amitié aussi, nous ne sommes jamais à l’abri d’une déception. Les amis
d’enfance vont suivre un beau jour un chemin de vie parfois bien différent
du nôtre. Certains se marieront et auront des enfants. D’autres resteront
célibataires, et même le statut social jouera aussi dans la balance parfois
pour accentuer le fossé qui se creuse.
Là aussi c’est l’impermanence… Tout comme au sein de la famille dont le
mythe des liens unis et parfaits résiste à notre entrée dans l’âge adulte.
C’est malheureusement à Noël que la réalité pourra nous rattraper, au cours
de ces réunions familiales qui peuvent représenter un calvaire pour certains.
L’image d’Épinal de la famille idéale est mise à mal violemment et de façon
brutale face à la réalité d’une réunion qui tourne mal, ses membres se
regroupant à cette occasion par tradition, habitude ou encore par devoir.
« Chaque année ça tourne mal. Je me demande pourquoi j’y vais. Je sais d’avance
comment ça va se passer. C’est vraiment une obligation que je m’impose de retrouver ma
famille. Ça va être encore des sous-entendus, des critiques sans fin jusqu’au moment où je
vais réagir et toute l’ambiance sera fichue. »
Grace avait brisé son lien avec une mère non aimante. Mais celui-ci s’était
restauré quand elle devint elle-même mère.
« J’avais toujours vu ma mère comme une personne froide et exigeante. Elle n’était jamais
satisfaite. “Fais encore un effort. Sois la fille que je te demande d’être, veux-tu ?”
J’ai appris beaucoup de choses sur elle. Sur sa propre enfance… Celle qu’elle avait tout
simplement répétée avec moi, sa fille. Elle aussi avait été si peu aimée et elle ne savait pas
ce que c’était, car on ne lui avait jamais montré la marche à suivre. J’ai appris à moins
l’accuser pour ses erreurs passées, quand j’ai réalisé que moi aussi, je pouvais en
commettre auprès de mes enfants. » Grace avait compris et a pu ainsi pardonner.
C’est aussi quand sa mère devint grand-mère que cette dernière put se
montrer beaucoup plus affectueuse et indulgente qu’elle ne l’avait été
auprès de sa fille. Cela aussi aida Grace à réparer son ancienne vision des
choses.
« Grand-mère, elle se libéra de ses angoisses, de ce désir de perfection qui l’habitait et qui
la rendait si distante. Elle aime faire des gâteaux avec eux. Leur lire une histoire. Les
accompagner à la fête foraine ou au musée… »
Faire tomber ces peurs une à une. Prendre le temps d’atténuer toutes celles
qui nous emprisonnent et nous entretiennent dans notre faiblesse permet
parfois après un plus ou moins long cheminement, de prendre conscience de
cette force que ces craintes ne faisaient que maintenir sous cloche.
Quand la rage et la colère sont au rendez-vous
Ce sont elles qui permettent de bouger le cœur des choses. Elles qui sont
souvent bridées dans la soumission et qui empêchent de dire non en
montrant les dents. Ce sont elles qui, bâillonnées devant notre difficulté à
nous positionner face aux conflits, peuvent nous effrayer car c’est là
qu’elles peuvent nous déborder de façon gauche au mauvais moment et sur
la mauvaise personne. Elles refont surface telle une remontée de lave. De
toute façon, le corps ne supporte jamais cette surcharge et cette
accumulation intérieure très longtemps, là encore il parlera. Car à force de
se trouver contenues audelà du raisonnable un beau jour, les émotions
explosent.
Oui. Tout comme les larmes refoulées et interdites, cet univers de ressentis,
d’émotions, quand il se trouve considéré comme « un abus de faiblesse » à
fuir peut aller parfois jusqu’à l’implosion de tout notre être en se vengeant
en quelque sorte de notre manque de considération à son égard.
C’est là aussi que se produit une alchimie intérieure qui ranime la vie, qui
transforme ce qui était devenu inerte en vivant, telle une flamme.
Prendre sa canne de pèlerin et avancer sur le chemin, tel est le but.
J’aime tout particulièrement les mots délicatement imagés qu’a utilisés
l’humoriste Muriel Robin lors d’un de ses spectacles en novembre 2013
pour définir ce travail sur soi qu’elle a expérimenté lors de sa propre
traversée du désert. Établissant le parallèle entre les artisans et les
bricoleurs, elle dit bien qu’en thérapie :
« Il en faut du temps pour poncer, pour colmater les brèches, pour mettre de
l’huile là où ça grince ; utiliser une équerre pour caler et rectifier ce qui
était branlant. Et surtout, utiliser l’huile de coude. Beaucoup d’huile de
coude… »
Ce labeur intérieur va aussi mettre en lumière notre « tendance
actualisante », ce « processus que nous appelons la vie ». Il va redonner
naissance à cette tendance fondamentale et innée de chacun à la réalisation
de soi. Comme le fait la fleur qui se développe pour devenir aussi parfaite
que possible.
« Avant je me disais parfois : “La vie vaut-elle la peine d’être vécue ?” Maintenant j’ai
tellement envie de vivre. Avant je me contentais d’exister, de vivoter, un peu comme à côté
de moi. Je n’ai pas changé la réalité qui m’a tant affaiblie, mais j’ai trouvé la force pour
changer mon regard sur elle. »
« Je crois qu’ici c’est la première fois que quelqu’un m’a fait confiance. Vous m’avez dit :
“Allez-y”. Cette simple phrase m’a fait comme un déclic. J’ai posé sur moi un tout autre
regard. Si vous me faisiez confiance, je pouvais, moi, ME faire confiance », me disait cette
toute jeune femme.
« J’ai fait de ma blessure de la lumière à travers mon art. J’ai transformé mes failles en
puissance capable de créer et de donner forme à la matière que je sculpte. Et c’est mon
cancer surtout qui m’a appris à relativiser. Ma philosophie de la vie s’est complètement
transformée. Je remercie la grâce qui m’a été donnée de vivre. Il n’y a pas une journée où
je ne ressente pas pleinement ce sentiment de gratitude. »
Flore a 23 ans. Prise dans un tourbillon d’hyperactivité et de compétition, elle a toujours
souhaité être l’égale des hommes. Mais la voici épuisée par ce combat perpétuel, qui n’était
qu’un camouflage face à sa peur panique vis-à-vis d’eux. « Maintenant que j’en ai pris
conscience je me sens beaucoup plus légère. Je n’essaie plus de me raidir dans des
relations de force. Ma devise “Surtout ne jamais montrer sa faiblesse face à un homme” ne
fait plus partie de moi. En quelque sorte, grâce à mes peurs, j’ai pu évoluer et devenir forte
et surtout authentique dans mes rapports aux hommes et aux autres en général. »
« J’ai tout mis à plat. J’y suis arrivée. Je ne croyais pas ça imaginable. Et en deux ans à
peine… Je ne crains pas ma mort. J’ai une grande paix en moi car tout l’essentiel est là. À
travers ce chemin en moi j’ai appris simplement à aimer. À m’aimer, à aimer la vie, à aimer
les autres. Et ce sera sans doute ma transmission la plus chère auprès de mes enfants et
de mes petits-enfants. Maintenant je peux partir. J’ai une immense force en moi.
Aimer la vie, oui. Elle était pleine de cet amour. Du reste, son humour et ses
rires légers et frais au cours de nos séances le confirmaient pleinement.
Je crois qu’il s’agissait tout simplement de confiance et d’espérance chez
elle. Cette espérance qui n’est peut-être qu’une forme épurée du rêve,
acquise avec l’âge mûr. De cette énergie invisible qui rend celui qui en est
traversé comme invincible et que rien ni personne ne peut ébranler.
Hasard de la vie ? Alors que l’écriture de cet ouvrage touchait à son terme
ma mère m’a quittée. Et je crois que c’est elle qui, lors de son départ, m’a
confirmé tout le sens de ces pages. Comme Adrienne, et de façon plus
intense bien sûr, puisqu’il s’agit de ma mère, elle m’a appris une fois de
plus combien le dépouillement du corps, sa mise à bas dans la plus totale
des dépendances et de la vulnérabilité à son degré extrême peut
s’accompagner d’une force inouïe, même quand la petite flamme se
consume.
Oui jusqu’au jour du grand départ, je peux le dire, cette vulnérabilité, quand
elle atteint son point extrême, est porteuse d’une force et d’une puissance
inimaginable, celle pour certains d’un rayonnement dans un corps réduit à
son extrême misérabilité.
Cette lumière, celui qui s’en va peut l’offrir en cadeau à celui qui reste et
qui l’accompagne jusqu’au bout. Là dans cette situation pourtant extrême
un transfert d’énergie a lieu, en quelque sorte, d’être à être. Un don de cette
mystérieuse force de la part de celui qui n’est plus rien à celui qu’il va
quitter. Les accompagnants de mourants expérimentent si souvent cette
sorte de transfusion d’énergie entre deux êtres, entre celui qui part dans un
total dénuement et celui qui reste et en reçoit toute la puissance.
Alors si ceux-là trouvent l’énergie de puiser en eux à cette phase pourtant
ultime de leur existence cette « force des fragiles », pourquoi n’en serions-
nous pas capables au cours de notre parcours en plein cœur de la vie ?
« C’est fou cette force que l’on gagne quand on a tout perdu », me disait un
jour un homme qui avait touché les bas-fonds et dont la vulnérabilité lui
avait sauté au visage, comme cela peut nous arriver à tous. Révélant par ses
paroles combien à chaque perte, on peut se hisser à une dimension d’être
plus grande.
Ces mots me semblent si bien résumer ce que j’ai essayé d’exprimer à
travers cet ouvrage où j’ai eu profondément à cœur de mettre en avant
toutes les richesses cachées derrière notre humble condition humaine.
Combien en acceptant nos failles des plus menues aux plus grandes et en
transcendant nos imperfections, peut en émerger au plus profond de nous
une force inestimable. J’ai envie de dire non seulement « l’union fait la
force », mais aussi « la fragilité fait notre force ».
Devenir comme les adultes, on y aspire tant quand on est petit. On veut
« devenir grand ». Et pourtant rien n’est peut-être aussi difficile que de
dépasser ces phases qui se succèdent et les changements plus ou moins
bousculant que ces traversées entraînent. Que de découvertes à chaque fois
mais aussi que de pertes et de deuils à réaliser. Il est bon de se dire
également que, malgré la disparition incontournable des choses, notre
« boîte à souvenirs » est pleine de ces heureux anges gardiens qui nous
sauvegardent de la fuite du temps.
Ce sont à ceux qui, au fil des jours, ont pris conscience de leur vulnérabilité
et qui ont nécessairement connu la déroute qu’a été offerte l’opportunité
d’aiguiser de plus en plus subtilement et au fil des jours leur vigilance.
Celle qui évite les pièges, notamment ceux de notre toute-puissance. Celle
qui permet aussi que s’accomplisse le mieux possible notre tâche tel un bon
ouvrier. Comme Alice nous pourrions dire :
« Je suis fière de mon histoire pourtant ô combien douloureuse et tortueuse, mais à travers
toutes mes difficultés, j’ai acquis une force que d’autres dans leur vie tranquille n’ont peut-
être pas développée. Car ce qui nous fait traverser l’existence ne nous dépossède pas de
celle-ci, non, tel un bateau, nous en sommes le maître à son bord. Et puis, j’ai appris à ne
plus recommencer les erreurs qui m’ont fait souffrir. Ah ça non ! Je fais maintenant très
attention à ne plus me faire avoir par elles ! »
C’est grâce à nos manques et nos fissures que nous avons accès à notre
véritable personne avec ses peurs, ses doutes et ses diverses remises en
question, mais du même coup à notre humilité et à notre humanité. À notre
tolérance aussi et à notre générosité vis-à-vis de nos semblables. Car c’est
non seulement le regard porté sur nous-même qui aura changé, mais aussi
celui que nous posons sur ceux qui nous entourent…
Savoir aussi que derrière tout événement, il y a toujours une leçon à
apprendre, un sens constructif à y déceler, quelle que soit cette situation. Et
justement, au cœur même des situations qui peuvent nous mettre à terre.
Une fois acquise cette conviction, la force nous habite. Bien sûr, parfois sa
signification nous échappe. Mais n’existe-t-il pas une part de mystère elle
aussi à respecter ?
La prise de conscience de Julien révélée au cours d’une de nos séances
l’exprime tant.
« J’ai compris qu’au bout du compte, la force que j’ai tirée de toutes mes épreuves, c’est de
réaliser un jour que la vie m’avait offert le libre arbitre. Quelle force cela génère en moi de
me dire que j’ai toujours la liberté de choisir ! Je me sens alors suffisamment solide pour
continuer mon chemin sans me préoccuper uniquement de ce que les autres en pensent.
Cela me rend aussi responsable de mes actes puisque ce que je choisis n’incombe qu’à
moi. Avant, quand je n’allais pas bien, c’était souvent la faute des autres ou de la
malchance et du coup je me sentais fragile et totalement à la merci de l’extérieur. En fait,
j’avais toujours l’impression de subir les événements de ma vie et de n’en être jamais
l’acteur. Maintenant, c’est tout à fait différent. J’assume pleinement ma part de
responsabilité et du coup je peux chercher les moyens de changer les erreurs passées pour
ne plus y retourner. »
Et c’est de manière très imagée que cette femme d’un certain âge me le
disait, elle aussi avec ses propres mots :
« J’ai l’image d’un kayak dans lequel avant je remontais le courant avec peine et en luttant.
Puis, j’ai décidé un beau jour de retourner mon kayak dans le sens naturel de l’eau. Bien
sûr, il y a toujours quelques obstacles mais je dirige bien mes rames et je ne les lâche pas.
De toute façon, tout est tellement plus simple puisque maintenant je suis dans le bons sens
du courant qui me porte. Le combat épuisant a disparu et je suis pleinement le maître à
bord. »
Loin d’être à bannir, à chasser, c’est dans cette part de nous que se trouve le
moteur de toute émotion et de toute beauté. Sans remise en question, sans
doute, sans questionnements, la philosophie, la science et toute forme de
créativité n’auraient pu voir le jour. Les dogmes et les certitudes auraient
pris toute la place et comme le dit Prévert : « La meilleure façon de ne pas
avancer est de suivre une idée fixe » !
Oui il en faut du courage et de la force pour accéder à sa vérité, à son
véritable être, loin des illusions qui seraient de croire que seule une force
conquérante primerait en nous.
Et d’autant plus sans doute par les temps qui courent où nous n’avons plus
le droit d’être triste, démuni ou désorienté ou au plus bas, au risque de voir
ces émotions assimilées à une maladie ou une quelconque pathologie. Du
reste, ce n’est pas un hasard si, pour atténuer ce courant dominant, les
ouvrages faisant l’éloge de la faiblesse, de la lenteur, de la paresse
abondent.
Pourtant nous pouvons mettre à l’œuvre notre capacité de résistance face
aux diktats extérieurs et aux diagnostics scientifiques parfois réducteurs.
Tout au contraire, il nous est alors révélé notre singulière similarité avec
notre sœur la nature qui, quand vient l’automne, nous fait entrevoir son
dépouillement. Lorsque les arbres se révèlent à nous dans leur nudité
naissante et que les plantes se recroquevillent en guise de protection, l’hiver
venu nous l’apprend aussi et bien davantage. L’énergie semble alors réduite
à son minimum. Mais il fallait ce passage obligé pour que l’éveil de la terre
lui succède avec cette sève montante dans les premiers bourgeons naissants.
Il fallait bien que la nature se dénude pour que sa force printanière renaisse.
Au-delà de nos différences, au-delà de nos singularités qui nous bâtissent en
tant que personne et qui font de nous des êtres uniques, il existera toujours
ce quelque chose de fondamental qui nous relie tous, simples mortels, sans
exception aucune. C’est cette part fragile qui possède un caractère
universel, ce sentiment d’être misérable, inhérent à notre statut d’humain.
Certains auront fait de cette fragilité une alliée pour engendrer mille trésors
avec cette capacité d’ouverture porteuse de paix, de compréhension et
d’amour pour nos semblables et pour tout l’univers dont nous faisons partie.
D’autres l’auront gommée voire totalement barrée de leur univers intérieur
pour diverses raisons. Et ils s’en seront amputés, engendrant en eux le mal-
être et autour d’eux parfois même la haine et la violence.
Non, ce n’est pas la fragilité qui perdra le monde, mais la toute-puissance,
ce sentiment d’invincibilité, qui s’est imposée au cours de l’Histoire par la
force dominante et écrasante avec ses périodes douloureuses. Et sans doute
dictatures, terrorisme et règnes de la terreur provoqués par tous ceux qui se
situent au-dessus des lois dans une omnipotence sans faille et sans remise
en question aucune ne verraient et n’auraient jamais vu le jour.
Ainsi et j’en suis profondément convaincue, accueillir sa faiblesse possède
à mes yeux une immense portée sociale. Oui, c’est nous qui portons dans le
creux de notre main le monde de demain. En ce sens, ceci fait partie de mon
travail que de participer de manière bien humble à humaniser un peu plus
celui-ci.
Alors, parions sur notre part de faiblesse et faisons-en notre alliée la plus
puissante. Laissons passer notre lumière à travers nos fissures. Car au fin
fond des abysses se cache un germe. C’est bien grâce à notre fragilité et en
l’acceptant qu’enfin nous pourrons nous pardonner et faire la paix avec
nous-même. Grâce à elle aussi que nous pourrons par la force qu’elle
entraîne nous montrer capable de soulever des montagnes. J’en ai la
confirmation chaque jour auprès d’hommes, de femmes et d’enfants.
On dit bien « aux innocents les mains pleines ». « Aux fragiles les mains
pleines » leur irait aussi si bien… Peut-être est-ce tout simplement ce que
voulait signifier Albert Einstein dans une lettre à sa fille Lieserl :
« … Il y a une force extrêmement puissante pour laquelle, jusqu’à présent,
la science n’a pas trouvé une explication officielle. C’est une force qui
comprend et régit toutes les autres. Elle est derrière tout phénomène qui
opère dans l’univers. Cette force universelle est l’Amour… »
Et peut-être cette énergie jaillit-elle au-delà des épreuves qui nous
terrassent ? Aimons la vie et apportons-lui notre confiance, elle qui peut
nous mettre à terre mais aussi nous faire rebondir de façon impressionnante
avec sa puissance inouïe, creuset de toute créativité. Elle, qui nous offre ces
deux amies inséparables, ces deux complices, la puissance et l’insuffisance,
l’une s’appuyant éternellement sur l’autre.
Accueillons les mains ouvertes ce qui nous alourdit et nous rend misérable.
Et quand on aura pu traverser les zones d’opacités et de tempêtes, quand
nous aurons eu à nouveau accès à la lumière, que nous aurons retrouvé la
foi et la confiance crues égarées à travers les épreuves qui dépouillent et qui
nous dénudent, peut-être pourrons-nous dire comme dans la chanson de
Jean Ferrat :
« C’est beau la vie […] avec tout ce qui tremble et palpite, tout ce qui lutte
et se bat […] tout ce que j’ai cru trop vite à jamais perdu pour moi […]
Tout ce que j’ai failli perdre, tout qui m’est redonné […]1 »
Grâce à la force de notre fragilité. Oui c’est beau la vie…
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