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Reconnaître ses limites pour les dépasser

Nous sommes tous fragiles. C’est le propre de la condition humaine,


et le risque inhérent à toute vie. Cette vulnérabilité, parfois
accentuée par des événements douloureux, n’a pas bonne presse
aujourd’hui. Confondue avec la faiblesse, elle est vécue comme une
tare, un mal qu’il faudrait éradiquer.
Mais cette fragilité qui nous caractérise est surtout une formidable
opportunité de développer notre créativité, un accès à la tolérance, à
l’humilité, un moyen de faire reculer nos limites…
Muriel Mazet aborde notre fragilité comme une ressource pour
chacun de nous : quel fragile sommes-nous ? Comment cultiver
notre sensibilité propre ? À travers de nombreux portraits et
exemples du quotidien, elle propose des pistes pour se réconcilier
avec soi-même : puiser dans son enfant intérieur, accepter ses
imperfections, cultiver et chérir ses émotions, trouver un sens à ses
« faiblesses » pour en faire des alliées…
Muriel Mazet est psychologue clinicienne et psychothérapeute d’approche rogérienne. Elle
a travaillé auprès d’enfants et d’adolescents dans un CMPP et au sein d’établissements
scolaires, auprès d’adultes en CAT et maison d’arrêt, et exerce actuellement en libéral.
Muriel Mazet

La force des fragiles


S’appuyer sur ses failles pour vivre heureux
Groupe Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.com

Avec la collaboration de Solange Cousin

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement


le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre
français d’exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

© Groupe Eyrolles, 2016


ISBN : 978-2-212-56424-2
À Corinne, ma sœur.

À notre belle complicité.


Table des matières

Introduction

PREMIÈRE PARTIE
La fragilité : trésor ou handicap ?

Chapitre 1 – Nous sommes tous fragiles !


Faibles dès la naissance !
Devenir parent
Le grand âge
Fragile ou tout simplement… sensible ?
Quand les événements de la vie s’y mettent

Chapitre 2 – Trop fragiles pour être heureux


Quand la société nous impose un devoir de performance
Ma fragilité, mon handicap ?
Le risque dépressif ou la recherche de l’inatteignable absolu

Chapitre 3 – Fragile, moi ? Jamais !


Une vie pour s’endurcir ou comment construire une forteresse
autour de soi
Des modèles parentaux qui nous marquent
Quand la fragilité ne fait pas partie du paysage intérieur ou la
toute-puissance mise à l’honneur
La victimisation : quand la fragilité devient une arme
Côtoyer une personnalité perverse
DEUXIÈME PARTIE
Accueillir sa fragilité

Chapitre 4 – Quand la fragilité est une force


La fragilité, une maladie ou une opportunité ?
La dépression : passage à vide et renaissance…
« C’est grâce à elle que… » : les atouts de la vulnérabilité

Chapitre 5 – Quel fragile êtes-vous ?


Accueillir sa singularité
Faire de notre particularité un point fort
Au-delà des apparences…
Identifier sa fragilité

Chapitre 6 – Puiser dans son enfant intérieur


Observer notre enfant blessé
Donner la main à l’enfant que nous étions
La puissance de l’instant présent
L’émerveillement : une capacité d’être

TROISIÈME PARTIE
Cultiver sa fragilité et en faire son alliée

Chapitre 7 – Ne plus tout contrôler


Accepter ses imperfections et revendiquer le droit à l’erreur
Quand l’humour peut nous y aider
Les bienfaits du lâcher-prise : accepter de s’abandonner
Trouver un sens pour faire de notre fragilité une alliée

Chapitre 8 – Ouvrir la porte de notre intériorité


Se connecter à notre espace intérieur pour faire croître nos
ressources
Oser pour vivre une vie accomplie
Le vide et le manque originel, ces inestimables richesses pour
nous construire et nous réaliser
Se remplir

Chapitre 9 – Cultiver et chérir ses émotions


S’ouvrir à notre sensibilité
Accueillir la joie. Accueillir les peurs…
Quand la peur de la vie nous tient : risquer la vie, risquer le lien ?
Quand la rage et la colère sont au rendez-vous
L’accompagnement thérapeutique, un lieu privilégié pour
retrouver la flamme et éclairer notre nuit
Les vertus de l’écoute
Retrouver notre force au-delà de notre âge…
Adrienne ou la force jusqu’au bout…

Conclusion
« Cette force que l’on gagne quand on a tout perdu ! »
Bibliographie
Introduction

« Je crois que les gens dont on dit qu’ils sont rayonnants sont ceux qui se sont acceptés
faillibles, inachevés, et qui vivent cela en paix. »
Roger Vittoz

« Notre âme est une petite fille sur une balançoire. De temps en temps ses pieds
touchent le ciel et, de temps en temps, ses pieds frôlent le sol. Quelle est la main qui
nous pousse pour nous donner notre élan et pour le raffermir ? Ce serait peut-être la
main des épreuves ? »
Christian Bobin

La vie m’a offert le cadeau d’exercer ma profession. Là, dans cet espace
clos, loin des lieux dominés par l’apparence, le clinquant et la loi du
paraître, je ne cesse de rencontrer des hommes, des femmes, des enfants aux
prises avec leur vulnérabilité à un moment de leur existence. Ils viennent
déposer leurs failles et je vois alors se déployer devant moi maintes
ressources à travers ce qu’ils en récoltent. Des ressorts insoupçonnés
jaillissent. Et à chaque fois, la chasse au trésor a lieu. L’essence de l’être
humain sans doute…
Alors, il ne se passe pas une journée où ma confiance en la force humaine
ne se voie confirmée. Où je prends conscience de la chance qui m’est
offerte de plonger au cœur de ce qui nous constitue tous, ce mélange d’or et
de plomb, de puissance et de failles. Car cette force, parfois bien cachée
dans les profondeurs, ne demande qu’à se faire voir.
Et en des endroits où l’on pourrait ne pas l’entrevoir, comme chez ces
détenus que j’ai pu côtoyer de nombreuses années et qui m’ont confirmé ma
foi en l’être humain, même dans de telles circonstances et en de tels lieux.
Me vient aussi à l’esprit cette réponse de Martin Luther King. Quand on lui
demanda si le monde serait toujours dominé par le fort au mépris du faible,
il donna cette réponse :
« Oui, ce sera toujours comme ça, à moins que chacun accueille ce qui est
faible et brisé à l’intérieur de soi ».
Inhérente à notre statut d’humain, la fragilité n’a pourtant pas bonne presse
de nos jours et notre époque est loin de l’épargner, elle qui la range dans le
tiroir des lacunes, des défauts ou la résume à une « maladie » ou un
handicap à combattre. Ainsi choisissons-nous en sa présence parfois de la
nier, de la malmener ou de la bafouer. Alors que pour certains d’entre nous,
elle ne fera pas partie du paysage, sorte de planète étrangère en quelque
sorte.
Alors que faut-il penser ? La fragilité une maladie ou une opportunité ? À
fuir ou à cultiver comme une graine ?
À travers de nombreux parcours de vie, de leurs méandres et de leurs
traversées, nous pourrons percevoir combien derrière ce que l’on prend
pour de la faiblesse se cachent des ressorts puissants et source de grandes
récoltes.
Puissent ces lignes permettre de porter un tout autre regard sur la fragilité
que celle qu’elle peut souvent véhiculer. Qu’elle puisse être perçue comme
porteuse de belles et grandes choses et se trouver là pour transformer ceux
qui la côtoient.
PREMIÈRE PARTIE

La fragilité : trésor ou handicap ?


De tout temps et tout particulièrement à notre époque, la fragilité, la
vulnérabilité n’ont jamais eu bonne presse. Et autant chacun de nous
souhaite révéler aux regards extérieurs ses qualités, autant garder dans
l’ombre ses failles ou ses défaillances fait également partie de nous.
La force, au même titre que la vitesse et la jeunesse ont toujours eu pignon
sur rue. La lenteur, la vulnérabilité et la vieillesse qui les représentent
pleinement ont du mal à gagner la partie et ne représentent au contraire que
des parents pauvres, surtout en ces temps modernes où nous croulons sous
le poids des pressions normatives qui nous abîment.
Alors la fragilité n’est-elle qu’à bannir de notre horizon intérieur ? Ne
représente-t-elle que l’ennemie à abattre, elle qui met à bas tous nos idéaux
de perfection et de grandeur ? C’est pourtant bien elle notre maître de vie.
Ce maître exigeant nous permet d’accéder à nos réelles valeurs. Celles qui
conduisent à la tolérance, à l’humanité et à la compréhension de l’autre.
La fragilité n’est-elle qu’un handicap ou ne recèle-t-elle pas un trésor
d’enseignements pour qui veut bien l’entendre ? Ne peut-elle pas se
transformer en un guide tout le long de notre existence ?
Et si loin d’être un handicap, une maladie honteuse, cette part de nous-
mêmes était là pour nous guider et nous permettre l’accès à la vraie vie et à
sa vérité ?
Chapitre

Nous sommes tous fragiles ! 1

Lorsqu’il m’arrive de recevoir des jeunes femmes au ventre arrondi par une
maternité proche ou accompagnées par un tout nouveauné, bien souvent, je
ne peux m’empêcher de m’adresser à ce futur petit habitant de notre planète
ou à celui tout fraîchement arrivé chez nous : « Bienvenue à toi parmi nous.
Tu verras, il y a mille choses à y vivre. Et de toutes sortes. »
Je pourrai aussi ajouter : « Bienvenue sur la planète des “Tous fragiles, tous
humains” » pour reprendre le titre d’un colloque organisé en février 2011 et
retranscrit dans un ouvrage collectif. Oui, l’existence est constituée de tant
de contraires… Et la fragilité en fait partie.
Chacun de nous naît faillible. La nature aussi. Le granit, usé par les eaux,
deviendra poudre. L’atome lui-même se divise. Rien n’échappe à cette loi
incontournable.
En ce qui nous concerne, d’un bout à l’autre de notre existence, nous serons
imparfaits. Envisager le contraire n’est que fantasme, celui d’une toute-
puissance que nous avons gardée de notre tendre enfance.

Prendre ses désirs pour la réalité


Cette toute-puissance, cette tendance à prendre ses désirs pour des réalités comme le font les tout-
petits à certaines périodes de leur existence (entre 2 et 4 ans), où tels des dieux pris dans un
fantasme de pouvoir absolu nous croyons détenir la capacité de dominer le monde, la vie, les
événements et les autres.
Pris dans le « principe de plaisir » décrit par Freud, nous nous croyons munis de la capacité de
dépasser toute règle sans frein aucun. Tout nous est possible et le « principe de réalité », ce réel
qui nous oblige à ses limites et nous contient n’existe pas. C’est grâce à la rigueur que nos parents
auront su mettre en place pour nous « cadrer » et par là nous sécuriser par des repères précis que
nous pourrons dépasser ce stade infantile normal dans l’évolution de tout être humain. Si, au
contraire, ces normes éducatives rigoureuses font défaut, nous resterons fixés à cette époque et
une fois adulte, le dieu que nous croyons être sera toujours présent. La tyrannie ou le refus des
règles sous diverses formes prendra alors le dessus dans nos vies.

Tel un funambule, nous sommes tous en équilibre sur un fil dès notre
arrivée en ce monde et durant toute notre existence, nous avançons à tâtons.
Telle est notre humble condition d’humain, lui qui ne peut se définir
uniquement par sa force.
Cette fragilité, nos aïeux l’ont tous vécue. Car personne n’a été épargné
depuis la nuit des temps. Ils l’ont traversée chacun à leur manière et j’ai
dans chacun de mes ouvrages une pensée émue pour eux, qu’ils soient très
proches ou plus éloignés, car c’est bien grâce à eux que je suis là. Que moi
aussi j’ai vécu mes failles et ma puissance d’être.

Faibles dès la naissance !


Immergés durant neuf mois dans un univers de béatitude, flottant en totale
apesanteur, lovés dans une douce chaleur, nous voici brutalement arrachés à
ce jardin d’Éden, le ventre de notre mère. Ce jardin, une fois adultes, que
certains voudront retrouver coûte que coûte et à n’importe quel prix. Cette
perte originelle que les amants, les saints, les psychotiques et ceux qui
s’adonnent à toutes sortes de paradis artificiels chercheront à combler.
Plus que pour n’importe quel petit animal, le bébé humain est confronté à
une entière et première dépendance, une extrême faiblesse.
Et pourtant, nous avons tous eu cette énergie originelle en arrivant sur
terre : l’énergie de quitter cet univers de grâce qui précédait notre venue.
Cette énergie première va peut-être se trouver à l’origine de cette force qui
nous constituera au cours de notre existence. Chacun de nous a été
confronté, au cours des contractions venant du ventre de notre mère, à notre
toute première épreuve, celle de l’engagement dans son bassin, avec
l’endurance et la persévérance nécessaires. Chacun de nous a subi ce
véritable raz-de-marée nous privant brutalement de ce paradis perdu. Nous
avons hurlé, nous nous sommes agrippés, nous avons refusé de nous séparer
de notre mère et de son giron chaud. Mais comment aurions-nous pu naître
autrement ? Il y a tant de risque à vouloir prolonger cet état pour la mère et
pour l’enfant…
Qui d’autre aussi que cette force originelle inouïe va nous enseigner à
traverser les autres épreuves inévitables de l’existence, qu’elles relèvent de
l’ordre naturel des choses ou non, nous confrontant sans cesse à nos limites
et notre faiblesse, telles ces petites et fragiles lucioles qui en dépit de la
grêle et des intempéries continuent à nous offrir leur lumière malgré leur
tout frêle petit corps d’insecte.
Au cours de notre propre histoire, nous ne ferons que traverser une
succession d’étapes. Celles qui se révéleront incontournables et directement
liées à notre développement. Ainsi grandirons-nous. Passages dérangeants,
bousculant parfois notre stabilité à chaque fois mise à mal avec la perte de
nos anciens repères. Que l’on ait 3, 14, 40 ans ou que l’on atteigne
doucement le très grand âge et la fin de notre vie, il s’agira à chaque fois
d’un tournant plus ou moins facile à prendre, pour accéder à autre chose.
Mais nous serons là, toujours debout au centre de cette roue de la vie, nous,
ces êtres marchant constamment sur une corde raide.
Accepter de renoncer
Louis a quelques mois et ne cesse de le confirmer dans ses pleurs qui sont autant de refus
d’être séparé de sa mère. La phrase du psychanalyste Winnicott le dit si bien « un bébé, ça
n’existe pas ». Oui, sans sa mère, le nouveau-né n’est rien.
Son état de dépendance et d’impuissance l’emporte sur tout le reste. Sa mère s’éloigne
pour vaquer à quelques occupations dans la pièce voisine… elle l’abandonne.
Puis vient le sevrage. Quitter le sein ou le biberon chaud. Liquide, apaisant… Renoncer à
cet ancien paradis d’une telle proximité dans le lien. Expérimenter aussi cette nourriture
salée et solide. Nouveau dérangement. Nouvelle vulnérabilité ressentie.
Clotilde a 13 mois. La voilà qui s’élance sur ses deux petites jambes pour la première fois.
Elle se sent un instant la reine du monde surplombant l’univers de sa petite hauteur et
surtout emplie qu’elle est d’un sentiment d’autonomie tout neuf. Une liberté nouvelle et que
rien ne vient assombrir. Puis c’est la chute. Les pleurs aussi. Mais elle repart, fière quand
elle parvient à se relever ou qu’on l’y aide et s’enhardit en avançant encore et encore.
Clotilde a dépassé ce sentiment de faiblesse. Elle a dépassé la peur de sa première chute
aussi et a gagné dans cette perte. Elle a gagné de l’assurance, cette force qui peut même
parfois nous rendre capable de soulever des montagnes. Celle qui ne nous fait pas baisser
les bras devant l’obstacle.
Laurence se lance pour la première fois sur son vélo. Elle est pétrifiée de peur devant les
petites roulettes qui sont posées sur le bord du trottoir. Papa l’aide à prendre son élan et
elle s’élance. Mais quelle fierté, là encore, d’avoir surpassé ses craintes !
Fabien a 15 ans. Il ne sait plus très bien où il en est. Ses révoltes, ses questionnements, sa
totale remise en question lui ont fait perdre tous les anciens repères reliés à son enfance,
encore si proche. En perdant ses repères dans un premier temps et en entrant dans la
confusion, c’est comme cela que, dans un second temps, on peut parvenir à se construire.
Et, pourtant, il construit là les bases de son énergie pour plus tard. Sa mue est douloureuse
et il se pose mille questions, une part de lui refusant de quitter le monde douillet de son
enfance encore toute proche. Comme nous tous, le temps le pousse en avant…
« Vraiment je ne sais plus où j’en suis. Moi qui me suis toujours senti fort, le plus solide de
la maison, car je suis l’aîné et j’ai toujours dû donner l’exemple à mes frères, là je me sens
nul. C’est comme si j’étais encore petit avec tous mes souvenirs. Chez ma grand-mère
avec ses gâteaux et ses petits plats qu’elle préparait uniquement pour moi. Chez mes
parents où j’étais insouciant. C’était vraiment le bon temps ! J’ai peur d’être un adulte en fin
de compte. »
Jérémie va quitter la maison pour ses études et prendre un petit studio. Première
autonomie hors du nid familial. Pour certains d’entre nous, c’est une étape qui permet
l’évasion hors d’un cadre familial trop étouffant. Pour d’autres, cela représente une coupure
avec ce lieu protecteur face à ce monde extérieur qui effraie. Liberté encore si difficile à
apprécier.
« Qu’est-ce que c’est dur de grandir. J’ai peur de ce qui m’attend. Et si je ne réussissais pas
ma vie ? Je vais me retrouver tout seul à devoir régler mes problèmes. Je sais que je
pourrai demander de l’aide autour de moi, bien sûr, mais il y aura de toute façon la
distance. Je vais me retrouver à des kilomètres. Oui c’est ça, j’ai peur de ne pas y arriver.
De me retrouver seul à tout gérer. »

À chaque âge, un nouvel enseignement. Un nouveau carrefour pour grandir


et dépasser les habitudes pour s’ouvrir à autre chose. À chaque fois, un
recul en arrière face à l’inconnu qui à nouveau se présente à nous. Parfois,
rien que quelques pas dans l’autre sens peuvent tout simplement nous
permettre de prendre l’élan nécessaire pour avancer encore et encore, grâce
à ces « renoncements nécessaires ». À chaque fois la confrontation avec
notre fragilité face à ces nouvelles zones d’inconnu. C’est cela grandir.
Mûrir. Et aussi ne cesser d’apprendre de la vie.
Oui. Il en faut du courage pour abandonner ses anciens points d’appui. Pour
quitter ses illusions. Mais en même temps, quelle fierté éprouvée et quelle
belle reconnaissance de soi quand on y est parvenu grâce à cette nouvelle
part de force dégagée !
Et l’on apprend que l’on ne peut jamais revenir en arrière. Le fil de la vie
continue à se dérouler, amenant ses pertes qui nous affaiblissent et ses gains
qui nous renforcent à chaque fois. Car il n’y a qu’en renonçant que l’on
grandit.

Devenir parent
Alice devient maman. Chamboulements par l’arrivée d’un petit être qui
bouleverse les rythmes et habitudes établies. Emploi du temps bien chargé.
Image de l’enfant idéal mis à mal avec les nuits blanches et les maladies
diverses… Mais tant de bonheurs aussi, dans ces nombreux moments
partagés qui feront oublier le reste.
« Je ne le réalisais pas avant d’avoir ma petite fille. Là tout change. Bien sûr que c’est une
immense joie pour moi. Mais quel chambardement aussi ! Le temps est complètement
chamboulé et les heures se succèdent à une vitesse telle que, avec les biberons, je n’ai
plus du tout le temps de penser à moi. À peine le temps de se remettre de mon
accouchement que me voilà prise dans un tourbillon. Et puis c’est fou comme maintenant
les choses changent aussi dans la façon dont je perçois mes propres parents. Autant avant,
je les critiquais, autant je comprends davantage leurs erreurs car je crois que moi aussi, je
ne pourrais pas être parfaite. Du coup, me vient le doute de mal faire aussi et je me sens
responsable maintenant d’un petit être. Mon regard change aussi face à mes beaux-parents
qui sont également maintenant les grands-parents de ma petite Lily. Tout ça me fait tout
drôle. Et avec le bonheur, beaucoup de sentiments divers s’entremêlent. »

Elle verra pourtant un jour ses enfants partir de la maison…


Un jour, elle deviendra grand-mère… Et la retraite viendra… Tant de pertes
qui peuvent nous affaiblir mais tant de richesses et de forces découvertes
aussi… Grandir, grandir sans cesse. Se fortifier au fur et à mesure.

Le grand âge
Puis le très grand âge viendra où la leçon d’humilité sera mise au premier
rang. Celle de se percevoir dépendant physiquement dans un corps sur
lequel on ne peut plus compter comme autrefois. Abandonner de nombreux
gestes pourtant habituels. Des activités auxquelles on avait tenu. Se sentir
particulièrement impuissant surtout quand le corps dépend de mains
étrangères pour les soins les plus intimes.
Mais avoir acquis cette sagesse à travers tous ces renoncements qui se sont
multipliés au cours de notre existence. La sagesse d’accepter. La voie royale
pour sentir bien présente cette puissance à l’œuvre en soi.
Adrienne a 83 ans et a pleinement conscience des pertes que son grand âge a provoquées
en elle. « Comme c’est curieux la vie. Je ne cesse de perdre avec les années sur tous les
plans de mon existence et pourtant je grandis, je grandis. Je suis d’une lenteur qui parfois
encore m’agace. Quel temps je mets pour me lever et m’habiller le matin ! Moi qui étais la
vivacité même. Et puis, je perds tout et ma mémoire défaille de plus en plus. Non ce n’est
pas Alzheimer dont on nous bassine les oreilles à l’heure actuelle, mais je sens bien que
c’est mes années qui s’accumulent. Je sais aussi que c’est comme ça et que c’est
incontournable, mais quand même, c’est difficile. Un rien me fatigue et j’ai des nuits peu
réparatrices. Mais ça aussi, il paraît que c’est l’âge. Que de pertes à assumer, mais en
même temps, je vous le redis, quelles belles leçons de renoncement, de sagesse et
d’humilité ! C’est le bénéfice que je tire de tout ça. Quand un jour je serai arrivée, peut-être,
si je suis toujours là, à l’extrême dépendance, quand mon corps ne pourra plus rien faire, il
faudra bien que j’accepte que l’on me fasse ma toilette et peut-être que l’on me donne à
manger ainsi que divers autres gestes qui me seront impossibles. Il faut que je m’y prépare
et c’est ce que je fais du reste… »

Cet alliage surprenant, cet intense paradoxe entre ces deux parts de nous-
mêmes, force et faiblesse mêlées, on le retrouve étonnamment trait pour
trait aux deux bouts de l’existence. Chez ceux qui viennent de naître tout
comme à la fin de notre parcours. Même dépouillement. Même extrême
dépendance. Même nudité.
Chez les personnes du grand âge, on trouve souvent la même lumière de
pureté et d’innocence dans leurs yeux, semblables à celle d’un nouveau-né,
comme si l’âme transparaissait de façon directe et sans détour au regard de
ceux qui les côtoient. Une « présence pure » sans doute comme l’exprime
Christian Bobin. De son côté, Victor Hugo disait :
« Si, dans le regard des jeunes, on voit la flamme, dans le regard des vieux,
on voit la lumière… »

Aux deux extrémités de la vie, peut-être touche-t-on à cette même vérité où


force et nudité sont indissociables, la seconde générant la première. Les
deux faces de la même médaille…
Je les reçois chaque jour, ceux qui, petits et grands, parents, couples,
personnes du grand âge, vont et viennent dans les détours inévitables que la
vie leur a présentés. Mais quelle force ils possèdent ! Quelle belle énergie
cachée sous les plis de ces phases d’avancées plus ou moins douloureuses…
« Je veux grandir, me disait Maylis du haut de ses 7 ans, mais qu’est-ce que c’est dur ! »
Pour elle, il s’agissant de quitter une alimentation basée sur des pâtes et des pommes de
terre, car goûter à autre chose, quitter ses anciennes habitudes alimentaires, lui était
insupportable. Cela représentait pour elle, comme pour chacun de nous, un saut vers un
nouvel inconnu, difficile à aborder. Mais elle y était arrivée ! Et avoir réussi à se dépasser lui
donnait un immense sentiment de fierté : « Maintenant je sais que je peux découvrir plein
de choses ! », a-t-elle ajouté.

Fragile ou tout simplement… sensible ?


Pourtant, si pour certains d’entre nous, cette sensation de vulnérabilité est
reliée aux bosses de l’existence et aux épreuves traversées, pour d’autres
cette perception de soi ne peut-elle tout simplement trouver son origine au
sein de notre façon d’être naturelle et spontanée ? Comme une sorte de
particularité, celle de notre tempérament, de notre être au monde ?
Ce sentiment ne tiendrait-il pas alors davantage à notre personnalité douée
d’une sensibilité toute particulière ? réceptive aux mille choses de la vie, de
cette manière si aiguisée que tout résonne avec une intense acuité dans nos
profondeurs ?
Il ne s’agit alors plus de ces réactions aux événements extérieurs « nous
tombant dessus », de ces tournants de la vie qui nous confrontent au tumulte
intérieur, mais tout simplement de notre profonde individualité. On aurait
tendance à assimiler cette particularité à de la fragilité, voire à une forme de
faiblesse alors qu’il ne s’agit seulement que de cette belle faculté à ressentir
intensément les choses, même si parfois, cela peut paraître un peu trop.
C’est alors que fragilité et sensibilité s’entremêlent dans une sorte de
confusion et que ce bel atout peut à la longue rendre fragile celui ou celle
qui n’a malheureusement pas été reçu(e) comme il (elle) doit l’être par son
entourage.
« J’ai toujours aimé la danse classique », m’exprima avec enthousiasme, Francis. « On m’a
toujours reconnu un caractère plutôt fin, délicat et sensible à toute forme d’esthétisme. Mais
je me suis toujours senti fragile même si je n’ai jamais vécu de tourments particuliers au
cours de mon existence. J’ai pourtant vraiment souffert de m’être senti très différent des
autres membres de ma famille. C’était ma particularité et on me l’a souvent fait sentir. Mais
c’est elle que j’ai fini par accepter peu à peu, en en tirant de grands bénéfices : j’ai intégré
un corps de ballet de grande réputation dans lequel je suis reconnu. J’ai ainsi réussi à
accueillir pleinement ma sensibilité et, loin de la considérer comme une faille, comme c’était
le cas auparavant, je sais que c’est ma réelle personnalité et ma véritable richesse. »
Armelle fut une petite fille que l’on a toujours perçue comme la plus vulnérable de la famille,
elle aussi. Sa petite constitution intervenait beaucoup dans la perception que l’on avait
d’elle. Fluette mais gracieuse, elle tombait souvent malade. « Mais à côté de tout cela, on
parlait aussi de moi en disant que j’avais une telle personnalité que celle-ci transparaissait
au premier regard. Dans ma façon de me coiffer de manière très originale par exemple,
avec des tas de rubans et dans mes tenues très colorées. Ce que mes parents acceptaient
mais qui malheureusement me valait maintes réflexions de la part des autres à l’école et de
la part de mes deux frères. J’eus ainsi droit à des surnoms comme “tête en l’air”, “bizarre”,
“mauviette” ou encore “petite chose”. Je ne peux pas me plaindre d’avoir eu une enfance
particulièrement malheureuse, si ce n’est que de par ma personnalité naturelle, j’ai fini par
endosser aux yeux de certains le rôle du petit canard boiteux. Ce n’est que bien plus tard
que j’ai réalisé tous les trésors que j’avais entre les mains grâce à cette sensibilité
particulière : ma présence aux autres ! Ma lucidité face à l’injustice sous toutes ses formes.
Cette injustice qui, enfant, me faisait si souvent réagir à l’école, quand un de mes
camarades en était victime… » Et toujours aussi, au plus profond d’elle-même, la présence
de ce « constant besoin d’engranger et de faire des provisions de beautés », me ditelle un
jour lors d’une de nos dernières séances.

Pour Benjamin, dont la sœur était particulièrement écrasante, l’image d’un


enfant sans défense lui a été renvoyée par sa famille, d’autant plus que son
caractère était profondément sensible.
« J’ai toujours su lire dans les regards comme si j’étais pourvu d’un 6e sens. Et je me suis
toujours senti tellement plus sensible que le reste de la famille. Comme si j’étais en cristal
et que la moindre occasion pouvait me toucher, me faire ressentir beaucoup trop
intensément les choses. “Qu’est-ce que c’est que cette sensiblerie ?”, me disait-on bien
souvent, en se moquant de moi. Mais si j’en ai souffert avant, si j’ai pris ça pour une fragilité
qui me dévalorisait et me faisait du mal, j’ai réalisé tout le potentiel que cette capacité à
ressentir ce qui m’entourait pouvait contenir comme atouts et richesses. Grâce à eux, je
suis tout ouvert au monde et je peux laisser aller mon intuition pleinement. Et maintenant, je
me dis “quel atout je possède” ! Car je préfère trop ressentir que ne rien ressentir du tout.
Qui eut cru il y a quelques années que je percevrais ainsi les choses ?! Et moi le premier ! »

Oui bien souvent, nous nous dévalorisons devant ces belles richesses si
subtiles alors que nous pourrions en tirer le suc bien davantage que nous
n’avons tendance à le faire…

Quand les événements de la vie s’y mettent


Au-delà de ces passages incontournables, il y aura aussi les événements que
la vie nous présentera. Ceux-là aussi seront là pour nous enseigner l’art de
la force et, tels nos maîtres, nous en enseigner l’usage.
Du plus anodin, comme pour Martin qui vient d’apprendre que son hamster
venait de mourir durant sa journée scolaire. Première perte, première
conscience de la fragilité des choses. De la vie. Premières secousses pour
nos convictions inébranlables, à cet âge. Une grippe qui vous terrasse et
entrave chacun de vos gestes. L’arrêt de la cigarette, qui met les humeurs et
tout notre être à vif et qui a de nombreuses répercussions négatives sur
notre entourage. Un déménagement qui bouscule profondément nos repères.
Un chagrin d’amour qui symbolise si hautement la rupture… Les
circonstances sont nombreuses. À chaque fois un ébranlement de l’intérieur.
La sensation qu’une partie de nos fondations bougent.
Mais aussi parfois de véritables cassures. De véritables drames. Deuils,
divorces, maladies, chômage et licenciement…, la liste est
malheureusement plus longue.
À chaque fois, l’impression que nous ne nous en remettrons pas. À chaque
fois, la chute. À chaque fois, l’épreuve. Que nos forces sont mises à mal.
Pourtant, comme le dit la fameuse phrase de Nietzsche « Ce qui ne te tue
point, te fait grandir ». À chaque fois, la mise à l’épreuve qui aiguise une
énergie à laquelle on ne s’attendait pas, qui sort un peu de nulle part, si
surprenante parfois, nous révèle cette insoupçonnable partie de nous-même.

Ce matin, comme chaque matin depuis deux longs mois, Mathilde se remémore le moment
où on lui a appris que sa petite fille avait une malformation cardiaque qui la suivrait toute la
vie. « Le ciel m’est tombé sur la tête. J’ai cru que mon cœur allait s’arracher à l’intérieur de
moi tant j’ai eu mal. À partir de ce jour-là, tout a changé pour moi. J’ai appris à beaucoup
plus relativiser les choses. Mais au début, j’ai failli sombrer car je me posais des questions
sur le but de l’existence. À quoi bon donner la vie pour en arriver là ? Non je n’ai jamais
regretté d’être maman, mais j’en étais pourtant à ces pensées. J’ai failli sombrer dans la
dépression. J’ai perdu l’appétit et le sommeil. Et puis je me suis sentie si coupable. Avais-je
fait ce qu’il fallait durant ma grossesse ? N’avais-je pas commis des erreurs ?
Rationnellement, je sais bien sûr que non mais j’y ai quand même pensé. On veut tellement
protéger nos enfants des malheurs et là je n’ai pas pu. L’alcool m’a même tentée à un
moment mais mon mari si présent m’a aidée à éviter cette catastrophe. Maintenant je
comprends que j’ai tellement appris de cette difficulté. Je prends beaucoup plus de recul
sur la vie qu’avant, en relativisant sur ce qui n’est pas l’essentiel. Au jour le jour, je savoure
les petits bonheurs et que ma petite fille soit en vie surtout. J’ai beaucoup de
reconnaissance en l’existence qui m’a permis d’être maman même si la vie de tous les
jours est parfois lourde. »
Oui, Mathilde a appris à faire face et la vie continue.

Car s’il est bien quelque chose qui nous relie tous, notre partage sans
distinction d’âge, de culture, de pays ou d’époque, et ce dès notre premier
cri en ce monde, c’est bien cet alliage de plomb et d’or, ce tricotage de
forces et de vulnérabilité en nous. Il fait partie de la loi du monde.
À travers cette épreuve, Mathilde a vu resurgir en elle tous ses doutes
concernant la vie. Et force est de reconnaître que cela nous habite tous, que
l’on soit mère de famille, jeune diplômé ou même mystique, et ce sont bien
ces interrogations profondes qui parfois nous terrassent. C’est ce que
révèlent les écrits de Thérèse de Lisieux ou ceux de mère Teresa, qui malgré
leur foi ont été assaillies d’un douloureux doute. Ou bien encore ces figures
marquantes telle cette jeune juive, Etty Hillesum, déportée dans un camp
qui, au fil des pages de son journal, révèle malgré tout la beauté du monde
au milieu de son enfer.
Les thérapeutes, et surtout eux, ont à toucher de près leur propre
vulnérabilité pour parvenir à côtoyer et à comprendre celle de l’autre dans
la recherche de soi. Cela fait partie de l’essentiel. Sentir sa propre
vulnérabilité pour atteindre celle de l’autre. Une des conditions centrales. Il
en va de même pour tous les véritables « soignants », ceux qui s’adressent
au corps blessé ou à l’âme meurtrie.
Pouvoir et impuissance. Profondeur et légèreté. Douceur et fermeté. Ce sont
tous ces contraires qui nous constituent tous et qui nous permettront
d’atteindre notre réelle humanité si nous nous laissons traverser par eux. Ils
font totalement partie de nous.
Chapitre

Trop fragiles pour être heureux 2


« Être fragile, c’est reconnaître que nous pouvons avoir, à certains moments de nos vies,
des passages où nous sommes moins en capacité de réagir de manière adéquate, mais
que cela ne fait pas de nous des êtres faibles. »
Stéphanie Biard-Allenou

Quand la société nous impose un devoir de performance


« La fragilité, l’épreuve que l’on rencontre ne font de nous ni des surhommes ni des sous-
hommes : elles nous laissent profondément humains. »
Anne-Dauphine Julliand

Cette part de nous-mêmes, cette part d’ombre qui nous constitue tous,
comme il nous est difficile de l’accueillir, de l’accepter quand elle se
montre à nous ! Combien son aveu peut se montrer pénible, quand cette
sensation douloureuse donne même l’impression de porter en soi un
véritable handicap. Une sorte de « maladie honteuse », une maladie à fuir.
Bien souvent, nous aurons alors tendance à faire « comme si », « as if »
comme le disait le psychanalyste anglais Winnicott. À refuser notre humble
condition de funambule sur notre fil, celui de notre vie, avec l’acceptation
et le profond respect accordé à nos limites que celle-ci implique. Au
contraire, c’est alors que nous masquons notre véritable personne.

Le poison de la comparaison
Cette perception diffuse mais constante au creux de soi, on la cache tel un
secret inavouable de n’être pas comme les autres. Et le poids de la
différence devient lourd à porter. D’autant plus dans un monde qui nous
montre une certaine face de l’existence, celle où la force est reine. Même si
celle-ci n’est qu’un simple trompe-l’œil.
Combien il devient alors difficile d’accueillir en nous tout ce qui n’y
correspond pas !
Être beau, jeune, dynamique, performant et parfait en tout domaine. Être
bon élève, être diplômé, père et mère sans faille et bien dans sa peau qui
plus est ! Oui. Comment correspondre à ces repères ambiants, à ce devoir
de performance quand on doute déjà de soi. Que toute singularité, toute
particularité nous concernant ou tout modèle de perfection non atteint,
peuvent être vécus comme une déviance. Et ceci surtout lors de la traversée
de moments de vie particulièrement éprouvants. Alors le sentiment de
décalage s’amplifie et touche même parfois à l’insupportable. Plus fragile
que les autres. Si fragile. Une anomalie…
Il peut s’agir d’une sensibilité particulière qui nous fait pleurer devant tout
film un peu romantique, mais cette sensibilité sera l’objet de gentilles
moqueries de notre entourage : « Y a pas de quoi te mettre dans ces états !
Vraiment, quelle sensiblerie ! » Et surtout si l’on a le malheur d’être un
homme.

Jean-Marc en a beaucoup souffert et ce, depuis longtemps. « Comme c’est dur pour moi
quand je regarde un documentaire qui me touche avec mes enfants de les entendre me
dire : “Dis papa, pourquoi tu as les larmes aux yeux ? T’es bizarre dis donc. Y a pas de quoi
te mettre dans des états pareils, quand même !” Je me sens si honteux de leur donner
l’exemple d’un père qui s’émeut pour un rien. C’est si éloigné de l’image de père
traditionnelle et dont on a l’habitude. Je me sens vraiment humilié dans mon rôle de père.
C’était déjà comme ça à l’école où je n’aimais pas me battre et où je me mettais tout le
temps à la place de l’autre. Les autres s’en sont souvent moqués, je m’en souviens. »

C’est pourtant bien grâce à cette capacité à ressentir qu’il nous est possible
d’offrir autour de nous cette belle écoute pleine d’empathie. Cette sorte
d’ouverture aux autres d’une rare finesse. Cette ouverture si délicate à nos
semblables, aux choses et à toute forme de vie…
Pour Marc, c’est, dit-il, son manque de culture qui le fait souffrir.
« Suis-je intelligent, moi qui n’ai pas été au bout de mes études ? Moi qui ne sais pas quoi
dire à des dîners où l’on parle de livres, de cinéma, d’expositions et autres sujets du même
genre ? Ça a l’air si facile pour les autres. Ils parlent, ils parlent tout naturellement. Et moi,
je sens que je m’enfonce dans mon silence. Je suis si mal à l’aise que j’ai envie de fuir.
Pourtant, dans mon métier, je sais que j’ai de la valeur. L’ébénisterie a toujours été ma
passion et je suis parvenu à mes diplômes très facilement. J’aime les beautés que je fais
émerger du bois. »

Que d’enfants, et plus tard d’adultes, ont souffert de ne pas se trouver à leur
juste place dans le système scolaire et les acquisitions de connaissances.
Pour Marc, il lui fut très difficile de s’insérer et de se réaliser à travers ce
type d’intelligence qui ne correspondait pas à son tempérament artistique et
à sa créativité débordante qui dominait sa personnalité. Pendant longtemps,
il se sentit lui aussi comme le petit canard boiteux et pourtant quand le
moment fut venu, il réussit pleinement ses études d’ébénisterie, qui le
subjuguait depuis sa tendre enfance.
Et ils sont nombreux les êtres qui viennent à ma rencontre avec ce
sentiment dévalorisant de « ne pas connaître beaucoup de choses ou de
n’avoir pas fait beaucoup d’études » portant cela comme un profond signe
de faiblesse…

Mauvaise mère
Florence a à peine 40 ans. Maman de deux petits garçons, elle travaille avec son mari dans
la restauration. Elle n’arrête pas et ses journées sont bien remplies. Mais elle vient me
rencontrer pour me dire combien elle se sent fragile et peu capable de tenir les rôles qui
sont les siens. Elle me raconte.
« Je n’ai plus de temps pour moi. Entre le travail et les enfants, je suis constamment
débordée. Je sais bien que je devrais parfois déléguer à mon mari qui est tout à fait
d’accord avec ça, mais même quand il demande à étendre le linge, je voudrais que ce soit
parfait et je préfère le faire moimême. Et puis je culpabilise. On nous demande tant à nous
les femmes d’être parfaite sur tous les plans, que je n’ose pas laisser les enfants quand je
suis pourtant épuisée, car je ne les vois pas beaucoup avec mon emploi du temps
professionnel. Je me trouverais mauvaise mère si je me donnais un moment. Je jongle
sans arrêt avec le temps. Ça commence par les enfants le matin, le travail, les courses,
l’intendance et tout le reste. Il n’y a que le soir après le bain des enfants, le dîner et l’histoire
du soir que je pourrais penser à moi, mais impossible car je suis trop épuisée. Sans cesse
gagner du temps. Choisir entre le shampoing des enfants ou le micro-ondes pour le repas.
Ça n’arrête jamais. Et si je laisse de côté quelque chose j’ai l’impression de ne pas être à la
hauteur. Je sais que je ne suis pas assez rapide. Quand j’étais petite, on me traitait sans
arrêt de tortue. À l’école, à la maison, on disait : “Alors, tortue, tu dors ou quoi ?” Les
instituteurs marquaient sur mes cahiers “Prend son temps. Trop lente…” Alors avec ce que
l’on nous demande actuellement à nous les mamans superwomen, je n’y arrive vraiment
pas et cette fragilité qui est la mienne me poursuit encore et encore…
Vous savez, j’ai sans cesse l’impression d’entrer dans un fichu système de comparaison.
Avec tout le temps ces mots dans la tête : “Je devrais ?” Ça me fait penser à ce fameux
“T’es pas cap” que les enfants se lançaient dans la cour de récréation quand j’étais petite.
Me prouver. Prouver aux autres que je suis à la hauteur et n’avoir rien à me reprocher.
Toujours cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Surtout porter sur soi un regard de
superwoman ou superman, être au top jusqu’au bout. Tout donner à ses enfants. Être
suffisamment forte pour, après un accouchement éprouvant, reprendre le collier de la
bonne épouse, la bonne mère, la bonne amante, et aussi parfois la gentille fille de ses
parents… On nous demande tant de choses… Comment font les autres ? À l’école, les
mamans que je rencontre n’ont pas l’air d’avoir ces problèmes. Suis-je donc si anormale
que ça ? »

Ce discours, combien de fois je peux l’entendre chez des mères qui ont une
profession ou non et qui ne s’autorisent ni les unes ni les autres d’instants
de pause. Vivant une surcharge énorme de leur emploi du temps mais se
remettant en cause jusqu’à se considérer incapable, voire mauvaise mère.
C’est là que je tente de rassurer celles qui vivent tout cela comme un
véritable handicap. « Pourtant, leur dis-je, ne vaut-il pas mieux une maman
moins épuisée par le poids des scrupules mais plus disponible et apaisante
pour ses enfants, que celle qui a dépassé ses limites et va perdre au bout du
compte toute énergie pour profiter du moment présent ? »
Dans son ouvrage, Stéphanie Biard-Allenou raconte son parcours en tant
que mère gagnée peu à peu par une fatigue sans limites avec ses
conséquences de souffrances. La violence, le doute, la culpabilité, etc.
Quand Mylène a pris rendez-vous avec moi, elle était « au bout du
rouleau », très pâle, en manque de sommeil et visiblement amaigrie.

« Avant d’avoir mon petit, j’envisageais mon rôle de maman comme essentiellement source
de bonheurs et de grandes joies. Et puis j’allais transmettre ! Quel cadeau c’était pour moi !
Mais je suis épuisée. Je n’en peux plus. Je ne sais même pas si, un jour, je vais récupérer.
Alors me viennent de vilaines pensées : que je suis nulle, que je suis une mère nocive. Et
puis je me sens si seule car j’ai bien conscience que ma fille aînée et mon mari me
supportent de moins en moins, moi qui me plains sans cesse. »

Alors comme le dit Stéphanie Biard-Allenou dans son ouvrage Mère


épuisée, le passage obligé n’est-il pas « l’acceptation de n’être pas tout à
fait à la hauteur de celui ou celle qu’on voudrait être, sans honte,
simplement avec humilité1 » ?
C’est pour tous ces jeunes parents sous la coupe de l’exigence et de
l’obligation d’excellence que j’ai affiché sur le mur de ma salle d’attente
cette phrase de Boris Cyrulnik :
« Les enfants n’ont jamais les parents dont ils rêvent. Seuls les enfants sans
parents ont des parents de rêve… ».
Ainsi, et j’en ai sans cesse de nombreux témoignages, leur désir de
perfection qui s’est transformé en un regard désastreux vis-à-vis d’eux-
mêmes s’en trouve quelque peu apaisé, atténuant ce si pénible sentiment
d’anormalité et de culpabilité qui s’y associe. D’autant plus que, de nos
jours, le mythe de la famille parfaite accentue tout cela.

Hors service
Les hommes, eux aussi, ne sont pas épargnés par ce douloureux
phénomène, par cette honte de soi, par ce sentiment d’inadaptation. Certains
d’entre eux le perçoivent même comme « une tare », comme le dit François.
On le vit en secret. Dans l’ombre. Mais on en souffre d’autant plus que c’est
dans la plus grande des solitudes.
Il est bien connu que dans le monde du travail la rapidité rime avec
efficacité et la pression bat son plein. Là aussi il faut avant tout être
performant alors malheur à ceux qui ne tiennent pas ce rythme parfois
infernal.

C’est le cas de Gilles : « C’est devenu comme une drogue. Au début, je me suis senti
comme acculé, puis peu à peu je me suis pris au jeu. Plus exactement, je ne pouvais plus
faire autrement. Tout mon corps s’était habitué à ce rythme intense. Monsieur 10 000 volts
en quelque sorte ! J’ai fait ce que j’ai pu en essayant de répondre aux demandes de mon
directeur qui se succédaient sans répit. Mais c’était un cercle vicieux, dès que j’avais
terminé quelque chose, la demande suivante était déjà là. Aucun temps mort. Jamais. Et en
plus, la peur incessante de ne pas réussir… Un enfer dont je ne sortais pas. Puis, peu à
peu c’est devenu une seconde nature avec tous les cafés que je buvais et qui faisaient
partie de ma vie quotidienne. Tenir, tenir. Oui, je ne pouvais plus faire autrement et me
poser m’est devenu impossible. »

La surcharge de travail oblige les humains que nous sommes à absorber un


rythme « à flux tendu » (Nicole Aubert) avec des conséquences lourdes
quand, jour après jour, s’accumulent les poids physiques et psychiques de
certaines situations, touchant presque à la maltraitance. Il nous faut
produire, produire et le plus rapidement possible. Les relations s’en
trouvent bien souvent amoindries, tout comme l’est le lien à l’autre.
Certains d’entre nous en prennent conscience, d’autres pas. Mais de toute
façon cela ne peut nous amener qu’au doute sur nous-même si
malheureusement nous souffrons de cette cadence. Alors, c’est le sentiment
d’incompétence qui s’insinue en nous.
Pression, réunions qui s’enchaînent, sous-effectif, réduction des coûts,
toujours plus de contraintes et d’informations à gérer en un minimum de
temps. Comment s’y adapter sans s’abîmer ? Alors posons-nous la question.
S’agit-il de notre incapacité ou est-ce le contexte qui nous maltraite ?
Devons-nous endosser l’entière responsabilité de tout cela ?
Combien peut se trouver ébranlée notre image sociale si précieuse ? C’est
grâce à elle que nous nous sentons utiles, que nous possédons une place
parmi les autres car c’est elle qui construit en partie notre identité profonde.
Mais à quel prix !
Pour Xavier, le prix à payer est extrême. Et son incapacité à maintenir un
rythme le renvoie à l’humiliation. Il se juge et n’accepte pas de ne pas y
parvenir.

« Comment font les autres ? ils y arrivent eux. Si vous saviez comme j’ai honte de cette
faiblesse… Je fais tout ce que je peux pour paraître bien dans ma peau. Je mets mon
masque dès le matin et j’essaie de le garder toute la journée. Si les autres savaient ce que
je vis à l’intérieur de moi… Je me sens vraiment très seul et surtout parfois si différent des
autres collègues. Je me sens décalé, inadapté comme si je n’avais pas les mêmes codes
sociaux qu’eux. Pourtant je sais que je fais correctement ce que l’on me demande, mais
c’est le rythme qui m’oppresse. C’est comme si je me sentais dépossédé d’une partie de
moi-même. Je déteste ces émotions en moi, d’autant plus que je sens le regard de mon
supérieur. J’ai si peur qu’il puisse voir mon malaise. C’est vraiment ma honte. »

Tel le vilain petit canard du conte, les témoignages de Xavier et de Florence


montrent qu’ils possèdent leur propre rythme et que celui-ci n’est tout
simplement pas adapté à la société d’aujourd’hui. Comme le vilain petit
canard qui, ne l’oublions pas, était un magnifique cygne, ils n’ont pas
encore trouvé leur vraie famille et essaient tant bien que mal de se
conformer au contexte dans lequel ils vivent. Ils s’en demandent tout
simplement trop et se montrent sans doute plus qu’exigeants vis-à-vis
d’eux-mêmes. Car ce sentiment, qu’il vienne de soi ou du monde extérieur,
peut être ravageur quand on se sent toujours coupable de n’être pas à la
hauteur. Et pourtant nous savons bien que la vie n’est pas lisse et traverse
des aspérités que l’on ne peut jamais faire disparaître. C’est ainsi.
Ce sont ces mots : « Les autres savent tellement mieux que moi », « C’est si
facile pour eux ! », « Comment font-ils ! à l’école, au travail ? Les autres
s’en sortent. Moi pas. Suis-je donc normal ? Non c’est moi qui ne vais
pas ».
Mais en fin de compte ces « autres » les connaît-on ? Avons-nous accès à
leur véritable intimité ? Que sont-ils réellement quand ils ôtent le masque
une fois rentré chez eux ? Ce masque que nous portons tous plus ou moins
pour donner le change.
À chacun d’entre nous son domaine « privilégié » pour transformer une
simple singularité en véritable rejet honteux de soi. Et les possibilités que
nous offre la vie sont infinies et variées : quand le chômage nous tombe
dessus avec toute la souffrance que cela implique ou la retraite qui est aussi
source d’une plus grande vulnérabilité…
Et si lors de ces passages cabossés de l’existence, c’est tout notre être
intérieur et son image qui se sentent particulièrement fragiles et mis à mal,
c’est aussi notre corps qui peut être la cible de ces malmenages. C’est à
travers lui que notre désir de force et de réussite à tout prix peut être mis en
avant.

Le corps disqualifié
« Toi aussi, tu as une tâche unique.
Il est bénéfique de bien l’accomplir
Aussi longtemps que ce rare don du Ciel
– ton corps terrestre est utilisable.
Sinon tu as vécu en vain ».
Gitta Mallasz, Le Testament de l’ange.

Oui. Un corps nous a été offert pour vivre notre vie sur terre. Et c’est bien
grâce à lui que tous nos sens nous permettent de goûter à tant de choses.
Mais bien souvent nous en avons perdu la conscience.
Mais il peut aussi être à l’origine de la honte de soi, car c’est par lui et par
notre aspect physique que se construit notre image extérieure. Celle que
l’on offre au regard des autres. La règle de la comparaison et de la
performance ne lui échappe pas. Bien au contraire. La beauté parfaite,
l’éternelle jeunesse font partie également des mots d’ordre qui nous sont
adressés. Et notre idéal collectif est dominé par ces silhouettes d’une
minceur extrême, toutes identiques comme lors de ces défilés de mode.
Aujourd’hui, nous avons l’embarras du choix pour mettre en avant une
image de soi valorisante, en surinvestissant notre apparence au détriment de
notre être tout entier : consommation de médicaments pour rester jeunes ou
compétents sexuellement, palette de cosmétiques impressionnante, chirurgie
esthétique, sport qui parfois pour certains touche au culte… la liste est
longue. Et chose curieuse, et qui m’interpelle, plus certains d’entre nous
prennent soin de leur corps par diverses pratiques visant à le respecter
(yoga, relaxation, thalasso…), plus au contraire certains autres ont tendance
à le malmener, avec là aussi de multiples conséquences.
L’injonction de la visibilité est importante de nos jours. Être vu. Être
regardé pour se donner le droit d’exister. Ce que nous offrons aux yeux des
autres, notre apparence, nous définirait presque. Au fameux « Je pense donc
je suis » de Descartes pourrait, comme le dit Nicole Aubert, se substituer
« Je vois, je suis vu, donc je suis ».
Réseaux sociaux, médias, blogs nous confirment sans cesse que pour être
reconnus il nous faut être visibles. Tout comme avec le téléphone portable
nous devenons de plus en plus transparents pour l’autre, notre vie intime
partagée dans les lieux publics ou dans la rue.
Et c’est bien par notre aspect physique que nous sommes le plus visibles. Il
devient alors de plus en plus l’arme de cette exigence et s’en trouve
profondément maltraité. Il se doit d’être parfait pour nous prouver que nous
valons quelque chose. Comment alors ne pas se sentir fragilisé s’il ne
correspond pas aux normes exigées et les seules valables. Affiches,
publicités diverses et nombreuses, tout le met en avant. Notre regard ne
cesse de se poser sur lui. Santé, beauté, sexualité sont les trois mots d’ordre.
Et pour tout cela les femmes comme les hommes ne sont pas épargnés.
Alors, nombreux sont parmi nous ceux qui se sentent vulnérables devant
l’importance de notre aspect extérieur. Il y a de quoi se sentir « moche »,
« pas dans le ton », « trop ou pas assez gros », « pas assez jeune », « pas
assez performant sexuellement » ou encore pas assez sportif… On pourrait
poursuivre la liste.
Comment ne pas tomber dans la comparaison entre ce que nous voyons
dans notre miroir et ce qui nous est offert comme unique norme aussi
implacable qu’intransigeante ?
C’est surtout en cette période si délicate qu’est l’adolescence que garçons et
filles, et surtout ces dernières, peuvent être touchés. Avec cette sensation
d’étrangeté au monde et de vulnérabilité qui lui est inhérente et dont
l’intensité est d’autant plus présente.
Nous aussi, les adultes qui les entourons, entrons alors dans une grande
détresse.

Sophie a 17 ans. C’est une jolie jeune fille au visage encore rond ce qui lui donne beaucoup
de charme. Elle n’a pas encore franchi le cap du bistouri, mais elle y pense.
Elle va évoquer sa grande souffrance. Elle va me faire comprendre combien, à ses yeux,
elle se sent « nulle » jusqu’à m’évoquer son souhait de s’enfermer chez elle sans ne plus
voir quiconque.
« Je suis trop grosse et si vous saviez comme je me déteste. J’ai beau faire des régimes
mais je n’y arrive pas. L’autre jour du coup j’ai failli m’évanouir car je n’avais mangé qu’une
pomme. Je me sens si mal par rapport à ces femmes sur les affiches. Je me sens nulle.
Personne ne peut comprendre comme je me sens différente des autres… Oui les copines
me disent : “Dis donc tu exagères, tu as tes deux bras et tes deux jambes et tu as la santé
et c’est toi qui te vis grosse. Alors de quoi te plains-tu ? Ça fait un peu caprice ton truc !
Arrête un peu ton cinéma !” »

Plus on attache d’importance à ce culte de l’apparence, plus les « dérives »


se multiplient. Comme ces jeunes filles touchées par l’anorexie dont les
chiffres augmentent et qui sombrent ainsi que leur famille bien au-delà d’un
désir de changement purement esthétique.
Combien nous sommes éloignés alors des mots de ce proverbe : « Prends
bien soin de ton corps pour que ton âme s’y trouve bien » !
Marine a 15 ans. Mais en vérité elle en fait beaucoup plus car l’ensemble de son aspect
physique ressemblerait davantage à celui d’une vieille dame tant elle paraît décharnée,
comme flétrie en quelque sorte.
Une sorte de fantôme tant son teint est blafard. Mais elle n’en a aucunement conscience,
me disant qu’elle se trouve trop grosse.
Elle me révèle au cours de nos séances une grande maturité pour son âge, se montrant
avide de connaissances et très brillante au collège. Mais son corps lui, n’est pas avide ou
alors avide de vide. Oui, il se vide et pèse si peu… Marine a le sentiment de ne pas être
aimée des autres. Alors pour les satisfaire, elle sait qu’elle se met sans cesse à leur écoute
et essaie de se mouler dans leur désir pour se sentir acceptée. Ainsi est-elle constamment
à la poursuite d’une image parfaite.
« Et puis je me dis que peut-être moi qu’on ne remarque jamais, moi qui n’ai pas la
tendresse dont j’ai besoin, on va davantage s’occuper de moi. C’est du reste vraiment ce
qui se passe depuis que je maigris, vous savez. On est aux petits soins pour moi. Je sais
bien que j’en suis un peu responsable car je ne parle jamais de moi à la maison. Je ne
demande jamais rien. Alors, comment mon entourage pourrait deviner ? »
En fait, dit-elle : « Je ne me se sens pas exister. Je suis vide. Je ne suis rien. » Marine met
bien en mot cette souffrance du « Qui suis-je ? ».
Marine dit aussi beaucoup penser aux autres, plus qu’à elle-même. Pleinement dans le
désir de l’autre, il faut bien trouver un moyen de s’en distancer. Alors, elle fait disparaître
son corps. Seul moyen pour se désaliéner des autres. Elle craint en grossissant de ne pas
y parvenir.

Du reste comment ne pas se poser la question d’un tel raz-de-marée chez


ces jeunes filles qui, en général particulièrement portée par ce qui nourrit
l’esprit et l’intellect, se coupent, parfois jusqu’à en mourir, d’un des plaisirs
de la vie, la nourriture terrestre. L’auteure Jacqueline Kelen porte vis-à-vis
de ce mal-être un regard bien particulier que je partage avec elle. Pour
celle-ci, il représente une métaphore criante de « la faim de l’âme2 » chez
ces jeunes filles dont le désir de spirituel refuserait notre société moderne
coupée de son intériorité. Cet état d’être ne serait qu’une manifestation de
notre manque de sens.
L’anorexie signerait-elle le refus d’un monde à l’idéal bafoué ? Le refus
d’une vie ordinaire et vide de sens dont elles souhaiteraient s’échapper ?
« Ils aspirent à se détacher des contingences terrestres, à s’élever au-dessus
des conduites communes », dit Jacqueline Kelen qui parle de leurs
sentiments d’exil, de leur goût de la perfection, de leur soif d’absolu et
d’une aspiration vers l’infini. L’auteur évoque l’importance de ce qui, pour
ces jeunes filles, passerait par la nature, symbole de l’authenticité et du
retour aux sources : « Les arbres, les pierres, les animaux, les fleurs, par les
promenades… le ciel étoilé, le jardinage… l’art des bouquets… le vent dans
les cheveux, les embruns marins… » Et loin d’être ces êtres uniquement
fragiles leur sens et leur aspiration pour le beau s’y révèlent.
Jacques Vigne, un psychiatre qui vit en Inde, a lui aussi écrit un ouvrage à
ce sujet, La Faim du vide3. Il y parle d’initiation à cette époque de
l’adolescence où il devrait y avoir des rituels qui ont disparu de notre
société. Il y parle de tourment métaphysique. L’abstinence est alors le
chemin vers l’Être. Cet état d’être n’amène-t-il pas à réfléchir sur son sens
au cœur de l’ère actuelle ? Une détresse qui nous parle de tout un mal-être.
Peut-être celui d’une société qui refuse l’intériorité et nous en coupe au
profit du matériel.

Ma fragilité, mon handicap ?


Découvrir nos propres faiblesses ne nous demande-t-il pas alors un courage
tout particulier, quand au dehors, tout exige de nous d’atteindre un idéal
pourtant inaccessible ? Ne sommes-nous pas alors amenés à poser sur elles
ce regard si négatif qui parfois peut nous conduire à nous considérer comme
malade voire infirme ?
Car loin de se percevoir simplement différent, ce qui représente déjà
pourtant une véritable source de gêne, nous pouvons ressentir une douleur
encore plus intense si l’on en arrive à poser sur soi un regard de pitié pour
ce que nous prenons comme une véritable infirmité. Oui les degrés face à
notre vulnérabilité peuvent prendre diverses intensités et nous conduire à
nous mettre véritablement au ban de la société.
C’est Antonin qui vient d’avoir 14 ans. Il est venu courageusement de luimême me
rencontrer, ce qui est plutôt rare chez les adolescents et surtout chez les jeunes garçons
moins enclins à s’exprimer que les jeunes filles. Il porte au visage une tache brune, visible
en effet mais qui se situe près de son menton, ce qui lui permettra, comme je suis amenée
à le lui dire, de la cacher quand la barbe lui sera poussée. « Je me sens anormal. Comment
voulez-vous que les filles s’intéressent à moi ? C’est fichu… Je me sens raté et comme un
handicapé. Oui c’est ça un handicapé… Du coup j’ai même du mal à sourire, car je crois
qu’on ne regarde que ma tache quand je le fais. »

Il en faut du courage à ceux qui font le choix de me rencontrer pour mettre


à nu en toute humilité ce qu’ils vivent comme un profond handicap. Là se
situe leur immense force. Celle de parler de leur faille. Et au-delà du regard
de l’autre qui bien souvent accentue ce sentiment de décalage déjà si
douloureux en lui-même.
Bien souvent, c’est notre entourage qui ne prend pas en considération ce
qu’il appelle notre « petit travers » qui pour nous est une véritable mise à
l’écart. Alors l’incompréhension des autres se rajoute à notre peine. Elle lui
donne de l’ampleur en nous isolant des autres.
Mais dans l’ambiance environnante comment faire autrement que de fuir
nos manques, nos faiblesses, nos incapacités ? Comment ne pas se
considérer rejetable et méprisable ? Comment ne pas se sentir inférieur ? ne
pas se disqualifier ? ne pas s’inférioriser ?
Et puis aussi comment parvenir à se percevoir de façon aimante ou tout
simplement prêt à accueillir ces failles singulières quand, petite fille ou petit
garçon, notre entourage n’a jamais mis en valeur nos qualités et nos
singularités et que l’on a baigné dans une enfance non gratifiante, nous
renvoyant sans cesse tout au contraire une image de soi défaillante ? Il est si
facile, en effet, d’écraser un enfant. Il suffit de quelques phrases
empoisonnées répétées journellement : « Tu n’es donc bon(ne) à rien ! »,
« Mais tu n’y arriveras donc jamais ! », « Que va-t-on faire de toi ? ».
Alors, on les imprime en soi pour les faire devenir nôtres. Et les traces
deviennent presque indélébiles.
C’est ainsi que le regard des autres continuera à peser sur nous dans un
scénario incessant et perpétuel. Ce regard extérieur qui n’est en fin de
compte que celui que nous portons sur nous-même.
Car la dépréciation de soi est, en elle-même, source de fragilité. Et l’on peut
se voir fragile alors qu’il ne s’agit tout simplement qu’un de nos traits de
caractère. Ni plus ni moins.
À force de lutter coûte que coûte et contre vents et marée pour correspondre
à une image, à force de ne plus écouter cette petite voix en nous et nous
éloigner de notre vraie personne, avec ses besoins, ses désirs, ses colères et
ses refus, un jour la corde rompt.
« À force » de ne pas accepter nos failles, « à force » de ne plus respecter
notre nature faite de force et de fragilité, celle qui pourtant nous veut du
bien, celle-ci reprend le dessus. Nos limites ont été largement dépassées.
Et la chute est parfois rude.

Le risque dépressif ou la recherche de l’inatteignable


absolu
Quand le voile de l’illusion se déchire
Alors notre corps soumis à trop de pression se met à parler. Des maux de
ventre, des problèmes de peau, des maux de dos ou des migraines pour
d’autres. L’éventail de choix est si grand pour notre organisme quand il
souhaite nous faire comprendre un message.
Mais à chaque fois, c’est notre image qui est mise à mal, dénuée de
considération pour la représentation idéale de soi qui se trouve aussi
malmenée. Et cela peut prendre des formes touchant à l’extrême du
supportable. Du simple regard dévalorisant porté sur soi au véritable dégoût
de sa personne avec sa chute, les degrés prennent diverses couleurs.
À force d’avoir nié cette part de nous-mêmes, de multiples voies nous
seront offertes pour nous permettre de comprendre que c’est grâce à la
vulnérabilité que nous pourrons redevenir les humains que nous étions.
À s’infliger cette tyrannie de la performance, un beau jour tout craque. Un
peu comme un système électrique en surchauffe qui disjoncte dans un
processus tout à fait naturel. Le circuit saute devant cet intense court-circuit.
Le système s’est arrêté. Mais bienheureux est ce système régulateur. Loin
d’une faiblesse de l’appareil celui-ci montre simplement que ses limites ont
été dépassées.
Me vient l’expression populaire « et que ça saute ! ». Oui, « ça saute » ! Et
s’il y a quelque chose qui représente pleinement cette image, c’est bien la
dépression.
À trop tirer sur la corde, à quitter au-delà du possible nos réelles aspirations,
le conquérant que nous souhaitions être peut s’effondrer. Et plus on
s’éloigne de notre condition humaine, plus cette vulnérabilité à fuir gagne
du terrain. Le trop fort devient alors d’une fragilité de cristal. Notre
« essence de verre » prend toute la place, elle qui jusqu’à présent n’avait
plus droit d’existence. Alors le moindre effleurement dérangeant de la vie
peut nous terrasser. Le désespoir l’emporte avec dans son sillage tous nos
projets, nos repères qui se trouvent balayés tel un véritable raz-de-marée.
Les vannes ont rompu sous le poids de nos exigences.

Ainsi me l’exprime durant sa première venue Malo : « Je ne sais plus quel est le but de ma
vie. Avant j’en avais plein et à mes 50 ans, ils ont tous disparu les uns après les autres. Il y
a d’abord eu mon goût pour le cyclisme. Peu à peu, avec la vie que je mène, je l’ai perdu.
Puis maintenant se rajoute mon ouverture aux autres. Moi qui étais le joyeux drille et qui
tenais à maintenir la bonne humeur avec mes amis, j’en suis devenu totalement incapable.
Trop de soucis ou en tout cas c’est l’idée que je m’en suis faite. »

Le sentiment de l’absurde et la perte de sens prennent le pas sur tout le


reste. « Trop c’est trop ».
On parle beaucoup de dépression de nos jours. Et s’il est vrai que son
nombre a considérablement augmenté depuis quelques années, ne nous y
méprenons pas. Car, bien souvent, il ne s’agit tout simplement que de
passages difficiles faisant partie de la vie humaine avec ses traversées de
joies et de peines. Comme le personnage de cette petite fille si attachant du
film Vice versa dont toutes les émotions, tous les sentiments deviennent des
personnages témoins de son intériorité et de tous les ressentis qui s’y
côtoient. Joie, tristesse, colère, dégoût, peur, espoir, etc. y trouvent leur
place.
Le danger pourrait être de rapidement assimiler nos états d’âme quand ils se
trouvent obscurcis par quelques nuages, peines, douleurs et tristesses, à une
« maladie », « symptômes » ou « pathologie » quelconque, comme si ces
sentiments n’avaient plus tout à fait le droit de faire partie de la normalité
de nos existences.

Martin vient de perdre sa mère. « Sa disparition m’a littéralement ravagé. Voyez-vous, j’ai
pris des médicaments et ça m’a beaucoup aidé. Mais au début je me suis considéré comme
malade. Je me disais que je ne réagissais pas comme tout le monde. Et puis ça a duré. Je
me sentais différent presque anormal devant tant de chagrin. Puis un jour, ça a changé
dans ma tête et je me suis dit que j’y avais droit à cette peine. Mais ça m’a pris longtemps
avant de le réaliser. Car c’est difficile de nos jours de ne pas être dans le rythme ou dans le
moule d’une image performante. On est si rapidement perçu comme en dehors des rails ».

Ainsi, au même titre que la maladie d’Alzheimer ou que l’hyperactivité


chez les enfants, la dépression flotte – telle un spectre au-dessus de nos
têtes. Et elle fait hautement partie du tableau des « maladies » actuelles. Et
pourtant…
Ce matin Mathilde s’est assise devant moi. Elle a 52 ans, me dit-elle, Mais tout son aspect
extérieur et ses attitudes pourraient laisser penser qu’elle est beaucoup plus âgée. Le dos
courbé, dans une posture presque pliée en deux, à peine arrivée elle se noie dans ses
larmes. Des larmes silencieuses et discrètes, comme elle.
« Je suis au bout du rouleau. Je ne veux plus voir personne. Je ne dors plus et je n’ai plus
envie de rien. J’ai toujours voulu être forte et du reste je n’ai pas pu faire autrement, mes
frères et sœurs ne s’étant jamais occupés de nos parents. J’ai toujours été le pilier de la
famille, malgré toutes les difficultés que nous avons traversées. Les amis me le disent
toujours « Qu’est-ce qui t’arrive, toi qui es si forte ? » Mes enfants aussi. J’ai un fils et une
fille qui ont chacun leur vie et que j’essaie de ne pas importuner. Mais je me sens si seule.
Je n’ai plus goût à rien. Me lever. Me faire à manger. Voir du monde. Tout m’est
insupportable. Tout est si lourd. Je crois que je paie toutes ces années où j’en ai fait tant et
tant pour les miens. L’existence a perdu tout sens pour moi. Mon mari est lui aussi
désespéré et sent qu’il ne peut rien faire pour m’aider. Je me sens si coupable d’être
devenue un souci pour lui. Je me sens si inutile et si nulle… Si vous saviez… Toute activité
m’est insupportable comme si le temps s’était arrêté. Moi qui faisais tant de choses avant.
Tout est d’une telle lourdeur. Je me sens comme sur pause et je ne peux plus avancer.
Alors qu’avant j’allais si vite. Mais c’était trop. On me dit : « Sors, ne te laisse pas aller. »
Mais je ne peux pas. Et de ça aussi, je m’en veux. »

C’est vrai que l’on entend si souvent ces mots pourtant emprunts de très
bonnes intentions : « Tu as tout pour être heureuse, tu ne manques de rien »,
« Un peu de volonté, quoi ! », « Vois du monde », « Tu t’écoutes trop, alors
secoue-toi »…
Mais demande-t-on à quelqu’un dont la jambe est abîmée de se lancer dans
une course à pied ?

Au cœur la tyrannie de la culpabilité


« La dépression rappelle fort concrètement qu’être propriétaire de soi ne signifie pas que
tout est possible. Ça monte et ça chute en nous, ça se contracte et ça se décontracte.
Parce qu’elle nous arrête, la dépression a l’intérêt de nous rappeler qu’on ne quitte pas
l’humain. »
Alain Ehrenberg

Perte de joies, douloureuse indifférence au monde et à son tourbillon, temps


qui n’en finit pas, absence de tout désir, épuisement, perte de sommeil…
autant de signes de souffrances. Comme si, comme le disait si joliment le
psychiatre Yves Prigent, « la petite musique intérieure » s’était tue. Et que
l’on a fini par ne plus écouter ses rêves et ses désirs.
À l’heure actuelle nous voilà pris, comme le souligne Alain Ehrenberg4
dans cette « fatigue d’être soi » comme il nomme la dépression, dans un
nouveau système de conflits. Si auparavant, nos souffrances tenaient
davantage du combat intérieur face au devoir à accomplir, un conflit entre le
permis et le défendu, de nos jours et dans notre société individualiste, il
s’agit, explique-t-il, d’avantage du combat mené face à notre propre
exigence. D’un déchirement entre le possible et l’impossible. Correspondre
à notre propre idéal. Y parvenir coûte que coûte. Cette « quête de la
pureté » (Moussa Nabatti) qui n’en finit pas… et qui est à la source de tant
de maux dépressifs.

C’est ainsi que Mathilde va aussi me parler de sa profonde culpabilité.


« Je me sens si coupable. Je ne suis pas celle que je voudrais. Je n’y arrive vraiment pas.
C’est tout le contraire. Je sais bien qu’en pensant comme ça, j’exagère et que je ne peux
pas tout faire. Et pourtant j’aimerais tant que tout le monde puisse se reposer sur moi. Idéal
impossible sans doute… Je ne peux même plus assumer les menues tâches quotidiennes.
Je suis celle qui n’est plus capable de s’occuper de son mari et des autres. En fait je ne
suis plus capable de donner. Je l’ai tellement fait qu’il n’y a plus rien en moi. »

Car comme pour beaucoup d’entre nous atteignant cet extrême, la


culpabilité se trouve à la source de ce mal de vivre.
Une culpabilité trop lourde à porter
Pour Martine, cette femme de 60 ans, commence un chemin intérieur, elle qui ne peut plus
se lever le matin et chez qui toute source d’intérêt a disparu. « Même mes petits-enfants
sont devenus une charge pour moi. Je me sens la pauvre incapable et un véritable poids
pour les autres. Je ne m’occupe plus de moi. Regardez-moi donc cette figure. Moi qui étais
coquette, qu’est-ce que je suis devenue… Du reste qu’est-ce que je vaux d’autre ? »
C’est ce devoir de réparation, de consolation de parents ayant perdu un petit frère avant sa
naissance qui s’est sans cesse trouvé au cœur de son sentiment de faute. Et le don
extrême d’elle-même qui en a découlé a toujours mené la danse dans ses relations
amoureuses. « J’ai vraiment l’impression qu’à notre naissance nous est offert un certain
crédit en amour. Moi, je l’ai tellement dépensé que maintenant il ne me reste plus rien à
offrir aux autres. »
Fabien, lui, porte la responsabilité du non-amour des siens et en endosse pleinement la
responsabilité. « Je n’ai jamais été aimé par mes parents. Je l’ai toujours su. Mais pendant
longtemps, j’ai cru que c’était de ma faute. Qu’on ne pouvait pas aimer quelqu’un comme
moi et que mes parents avaient raison. Pourtant avant d’en arriver là, j’ai tout essayé pour
obtenir leur tendresse et leur regard bienveillant. Mais peine perdue. Rien n’y a fait, ni mes
résultats scolaires brillants, ni mon mariage et mes enfants. »
Ludovic cherche à expier depuis tout petit la faute qu’il s’incombe au sujet du divorce de
ses parents, il y a vingt ans. Comme de nombreux enfants que je rencontre, il s’est toujours
cru responsable de cette séparation. « Je pense que je n’ai pas été assez gentil pour les en
empêcher. Et s’ils se disputaient, c’était souvent à cause de moi. C’est pour ça que j’ai
essayé de tout leur donner et de tout faire pour eux… »

Comment faire comprendre à un enfant qu’en matière d’éducation, la


dissemblance, voire le fossé qui se creuse entre deux parents est souvent à
l’origine des conflits parentaux. Sans compter la fatigue et le surmenage de
certains d’entre eux qui attisent les comportements conflictuels. L’enfant
n’y étant pour rien bien sûr…
Mais à force d’avoir tout fait pendant de nombreuses années pour les autres,
parents, amis, frère et sœur, enfants, tout s’est rompu. « Être fort jusqu’au
bout sans flancher », voilà ce qui menait la danse. Ne pas capituler, surtout
ne pas faiblir et continuer coûte que coûte…
Mais à force, le capital d’énergie a fondu comme neige au soleil dans ces
dons multipliés et on finit par ne sentir plus rien. Ceci depuis déjà si
longtemps…
À force de s’oublier, au nom d’un idéal et d’une extrême exigence, à force
d’avoir voulu être fort et sans faille, d’être passé à côté de soi à l’opposé de
toute forme d’égoïsme, on s’écroule. À force d’avoir vécu dans un éternel
combat, on s’épuise.
Il existe pourtant une bonne culpabilité, ce surmoi, cette « grosse voix », ce
gendarme intérieur dont parle Freud. Ce garde-fou bienfaiteur contre nos
pulsions, nos bas-fonds et nos instincts primitifs qui grâce à lui se trouvent
régulés. C’est lui qui organise nos interdits et les préserve. C’est grâce à lui
que nous sommes parvenus à nous civiliser.
Mais il en existe aussi une autre qui, tel un véritable poison, peut nous
envahir peu à peu dans un travail de sape puissant. C’est ce juge tyrannique
avec ce douloureux sentiment de ne jamais faire ce qu’il faut. Celui de se
rendre responsable à tort pour mille choses et d’endosser de fausses
responsabilités. De ne pas correspondre à la représentation désirée de soi.
C’est celle-ci qui mine et peut détruire. Et c’est de celle-ci dont nous
remplissons le réservoir dans l’enfance et qui s’y enracine pour resurgir
plus tard. Car quand on a le sentiment de n’avoir pas été aimé, il est si facile
de s’en rendre responsable.

Sandrine est en larmes. Elle est recroquevillée dans son fauteuil et me raconte.
« Vous savez, j’ai toujours tout fait pour être aimée. C’est la raison pour laquelle j’ai tout
donné. Et vous voyez le résultat. Oui, je me suis tout à fait oubliée là-dedans. J’ai eu des
parents exigeants et j’ai toujours essayé de ne jamais les décevoir en cherchant sans cesse
à leur faire plaisir. Mais à quoi bon. Ça n’était jamais assez bien, quoi que je fasse. À
l’école, j’avais de bons résultats, vous voyez ? Mais c’était toujours : “Tu pourrais faire
mieux…” Alors oui. J’ai tout donné de moi pour les satisfaire et même pour me sentir
aimée. Mais je n’en peux plus. Tout est ralenti. Je ne pense plus, je n’agis plus. Je n’existe
plus. Je suis à côté du monde. Un peu morte. »

Oui. À force de s’être perdue de vue, à force de n’avoir pas respecté son
rythme propre, Sandrine a tout lâché…
Et pourtant c’est bien là qu’il nous faudrait apprendre le « ne rien faire ».
Celui qui permet de sortir du tourbillon du dehors. Car, comme le dit très
bien Yves Prigent :
« Être sérieux, c’est savoir rester longtemps sans rien faire, sans rien
penser, sans rien dire, sans rien écouter de la rumeur extérieure, attentif
seulement à écouter ce chant ténu, dans la paix intérieure qui est la sève de
notre existence5 ».

Nous devrions toujours avoir cette conscience qu’au début de notre vie, un
capital d’énergie nous a été donné qu’il ne nous faut pas gaspiller en le
brûlant trop vite. Et cette force excessive, cette fausse solidité à laquelle
nous nous accrochons et à qui nous donnons trop d’importance, cette image
toute-puissante d’infaillibilité nous empêche d’y parvenir. Tel un coureur à
pied qui dépense toute sa force au-delà du possible dès le ponton de départ,
il ne nous reste plus rien bien avant l’arrivée…
Et me revient en mémoire cette petite phrase qu’au cours d’une de ses
séances cette femme qui avait réalisé combien elle s’était mise de côté
jusque-là dans sa vie me rapporta, le sourire aux lèvres et avec humour et
légèreté.

« Écoutez, je sais que je commence à me respecter davantage et que mon sentiment de


culpabilité fond de plus en plus. J’ai trouvé du reste ces quelques mots sur Internet qui
m’ont fait avancer encore plus : une femme éclairée a dit un jour : “Rien à f…” et elle vécut
heureuse jusqu’à la fin de ses jours ! »

Forme bien sûr bien familière pour ces paroles et pourtant emprunte d’une
si grande sagesse… L’être humain que nous sommes est peu enclin à
trouver le juste milieu dans son mode de pensée et d’être. Et bien souvent,
les extrêmes nous animent avec leurs excès respectifs. Il en est ainsi de
notre part fragile et plusieurs voies s’offrent à nous.
Soit nous en exagérons l’ampleur en la mettant en avant et en en oubliant ce
qui fait aussi notre force, tout en nous remettant en question plus qu’il n’en
faut.
Soit nous souhaitons au contraire nier, barricader et museler cette part de
nous-mêmes, érigeant tout un système de défense vis-à-vis de ce sentiment
qui nous dérange. Mais au prix d’une forme de maltraitance de nous-
mêmes.
Soit encore la véritable source de destruction pour d’autres sera autrui. Car
chez certains, le sentiment de vulnérabilité n’a pas droit d’existence et ne
fait aucunement partie de leur paysage intérieur. Être fragile, alors, est un
mot totalement étranger à celui qui, tel un dieu tout-puissant, vit pour
écraser les autres, voire faire souffrir les fragiles qui justement en
deviennent les cibles. Et loin d’être une victime pour eux-mêmes, ce sont
les autres qui seront visés. Ce sur quoi nous allons nous pencher.

1. Stéphanie Allenou, Mère épuisée, Marabout, 2012.


2. Jacqueline Kelen, La Faim de l’âme, Presses de la Renaissance, 2011.
3. Jacques Vigne, La Faim du vide, Éditions du Relié, 2012.
4. Alain Erhenberg, La Fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1998.
5. Yves Prigent, L’Expérience dépressive, Desclée de Brouwer, 1978.
Chapitre

Fragile, moi ? Jamais ! 3


Une vie pour s’endurcir ou comment construire une
forteresse autour de soi
« Coller sa respiration à la vitre des conventions […] et la buée que cela donne,
l’empêchement de vivre, d’aimer… »
Christian Bobin

Fait divers dans le journal de ce matin. « Martin, 9 ans, s’est tué en se jetant
de la fenêtre située à l’étage de son école ». Simple histoire d’un pari qui a
mal tourné. Le « T’es pas cap » bien connu du monde des enfants. Gaëtan,
le caïd de la classe, et ses copains avaient l’habitude de « chercher » Martin,
le sachant peu téméraire, et lui avaient proposé le défi suivant : « Eh toi la
mauviette ! T’es pas cap de sauter du premier étage ». D’abord, le petit
garçon a refusé. Enfant très mûr pour son âge et peu intéressé par ce genre
de comportement, il s’était dit que cela n’en valait pas la peine. Mais à 9
ans, on n’est pas prêt à assumer qui l’on est et à dépasser le regard des
autres.
D’autant si l’on sait que Martin souffrait depuis plusieurs mois de cette
maltraitance. Alors, il céda à ce si dangereux chantage. Plutôt que de
reconnaître ses limites et ses incapacités face à une situation ô combien
risquée, plutôt que de passer pour un « dégonflé », il s’exécuta…
A-t-on conscience à un âge si jeune de l’importance du regard de l’autre et
jusqu’où l’on peut aller pour ne pas décevoir, pour ne pas laisser
transparaître nos incapacités et nos limites ? Pour ne pas passer pour un
lâche ou un pleutre ? Il a suffi d’un faux pas sur le toit pour que le drame
arrive.
Oui. Il faut bien souvent des années pour accepter cette part d’ombre en soi.
Pour accepter de « ne pas être cap ». Pour accéder au deuil de la perfection,
deuil qui permet de ne pas faire de la « force en soi » l’unique référence…
Nous aussi, dans la vie de tous les jours, il nous arrive bien souvent de jouer
à être un bon petit soldat au garde-à-vous. À mettre toutes nos forces au
service d’une image solide comme du roc, tel un combattant armé
jusqu’aux dents pour ne pas flancher ni s’attendrir.
C’est aussi ce que tentent certains sportifs qui vont jusqu’à opter pour le
dopage afin d’accéder à des capacités au-delà des leurs. Là aussi, ne pas se
laisser aller. Se dépasser au-delà du possible et garder le contrôle coûte que
coûte !
Au contraire, ôter l’armure, c’est oser être touché. C’est ne plus rien avoir à
cacher. Ne plus avoir peur d’être découvert aussi et ne plus avoir à défendre
notre image. Même si cela va à l’encontre de nos croyances, c’est donc ôter
l’armure qui rend fort.
Pourtant, bien souvent, nous aurons tendance à faire l’inverse, à faire
« comme si ». Et nous deviendrons un personnage que nous nous obligerons
à jouer. Ce « faux self », ce personnage, nous permet de nous protéger en
masquant notre véritable personne.

Se perdre pour mieux se faire aimer : le faux self fait comme si…
C’est au psychiatre, pédiatre et psychanalyste britannique Donald Winnicott que nous devons la
notion de « faux self ». Nous retrouvons également ces réflexions chez la psychanalyste Alice
Miller.
Si le petit enfant, même bébé, que nous avons été n’est pas reconnu par son entourage dans ce
qu’il est réellement, il va en arriver à se soumettre aux exigences extérieures et aux choix imposés
par celui-ci et va perdre peu à peu son vrai « self », son moi authentique et sa spontanéité afin de
recevoir reconnaissance et amour. Nous allons alors nous conformer à ce quu l’on attend de nous,
nous éloignant de plus en plus de l’être sincère que nous sommes véritablement.
« L’apparence est investie au détriment d’un moi authentique » et l’on se doit d’être alors comme
ceci ou comme cela.
C’est ainsi que nous en arrivons, et de très bonne heure, à faire « comme si » « as if » et à
endosser un rôle bien éloigné de notre réelle personnalité, n’ayant pas été aimé pour nous-même
mais pour les performances que les nôtres attendaient de nous. Notre liberté de laisser monter en
nous nos vrais sentiments et d’y avoir accès disparaît progressivement et c’est alors la souffrance
qui s’installe.
Il est mille raisons qui nous y conduisent.

Pour Jean-François, la vie l’a amené à se construire cette carapace au fur et


à mesure des blessures infligées. Il fait partie de ces hommes « qui ne
pleurent jamais ». Ou alors dans la plus grande solitude, loin de tout regard.

« Enfant, dit-il, je n’étais jamais compris. Dès que je me justifiais et que je savais bien que
je n’étais pas responsable, je n’avais droit qu’au « Tais-toi. Tu n’as rien à dire ». Rien n’y
faisait. Et quand je m’essayais à la moindre révolte face à ce sentiment d’injustice qui me
faisait si mal, la colère de mes parents avait gain de cause sur mes tentatives d’explication.
C’est terrible, vous savez, de ne pas avoir droit à la parole quand on est petit. À force je me
suis habitué pour me protéger à me blinder ; à considérer cette armure comme une tour
d’ivoire ou rien ne pouvait m’atteindre. »

J’ai profondément admiré cet homme qui, avec un immense courage, avait
pourtant choisi un lieu où tout n’est que recherche d’authenticité dans
l’ouverture verbale à ses ressentis. C’est peu à peu et tout doucement qu’il a
déposé son costume factice avec la lutte constante que cela impliquait dans
sa vie de tous les jours pour correspondre au personnage qu’il n’était
absolument pas. Séance après séance, j’ai vu fondre sa forteresse et ses
larmes couler en abondance comme s’il voulait rattraper le temps perdu. Il a
mis à bas toute cette mascarade qui lui avait coûté si cher… Pour ces
hommes, il s’agit de préserver ce schéma propre à la virilité masculine. Ne
pas flancher. Se ressaisir en toute occasion. Surtout « ne pas s’écouter »…
Confondre aussi, bien souvent, douceur et fragilité. Se refuser tout miel de
la vie en mettant la force en avant. Comme je peux l’entendre parfois :

« Je me demande si nos séances me sont utiles. Je sens bien que j’avance mais c’est
d’une drôle de manière. J’ai toujours voulu vivre à la force du poignet avec rudesse, sans
jamais m’apitoyer sur mon sort. M’offrir ces moments pour ne penser qu’à moi, m’apporter
finalement de la tendresse, ça, je n’en ai vraiment pas l’habitude. »

Pourquoi refuser le douillet et la douceur que la vie peut aussi nous


apporter ? Peut-être cette réticence provient-elle de notre tendance à
assimiler douceur et faiblesse ?

Ce faux self qui croit nous rendre service


Ce « faux self », c’est lui qui nous éloigne de notre réelle existence, de
notre vie « cousue main » selon l’expression de Clarissa Pinkola Estés dans
son ouvrage Femmes qui courent avec les loups1. De cette part sauvage,
authentique et porteuse de la plus haute créativité que chacune porte en soi,
celle de la femme louve, riche de tout son savoir instinctuel et qui peut
courir ou danser en débordant d’une vitalité sans limites.
Ce faux self, c’est cette carapace qui nous permet de traverser l’existence
loin de ses émois et perturbations. C’est alors que la vie finit par passer
d’avantage par la tête que par le cœur et que celui-ci s’ankylose à force
d’être maintenu endormi.
Ceux dont c’est le cas, disait Yves Prigent « n’ont pas assez de santé pour
tomber malade », pour oser tomber à terre. Car ils finissent par perdre leur
humanité et le monde des émotions qui en fait partie. À force de se sentir
invincible, on se transforme en pierre.
Tel le bernard-l’hermite, ce petit mollusque au comportement étonnant,
Jean-François a choisi de se protéger. Ce petit animal possède un corps tout
mou puisqu’il est invertébré et se réfugie dans les coquilles vides en
s’accrochant avec ses pattes arrière et en avançant à l’aide de ses pattes
avant en tirant sa coquille. Et quand il grandit, il en choisit une plus grande.
Comme lui, nous pouvons faire le choix de nous cacher derrière une
cuirasse. Celle-ci est également censée nous protéger contre nos émotions.
Elle peut ainsi prendre selon chacun la forme de la réussite, du pouvoir, du
statut social, de l’argent ou tout simplement celle d’une personne
inatteignable et d’une solidité à toute épreuve.
Comme Julie, gendarme, qui s’était « blindée ». « Et il le fallait bien pour réussir dans un
monde d’hommes et tout simplement pour donner le change, en donnant à voir aux autres
ma grande capacité à maîtriser les événements. Si je m’étais dévoilée, je sais qu’on ne
m’aurait pas prise au sérieux et je me suis habituée à endosser cette sorte de costume. »
Ou comme Chloé qui, dévalorisée durant toute l’enfance, avait fait le pari depuis son
adolescence de « réussir socialement coûte que coûte. J’y suis parvenue puisque je dirige
une grande entreprise. J’ai relevé le défi. Et je gagne beaucoup d’argent. On a quand
même fini par reconnaître mes capacités dans mon entourage. Je me sens enfin reconnue,
presque admirée même. Mais à quel prix ! Au prix d’une certaine dureté chez moi. Ça, j’en
ai conscience, car on me renvoie souvent l’image d’une femme solide, mais aussi froide et
distante, moi qui, au fond, suis si sensible ».

Nous nous efforçons de paraître forts, sérieux et solidement assis sur nos
sécurités. Et comme le disent ces hommes et ces femmes, on s’y habitue
hélas, jusqu’au jour où la valise trop pleine craque au moment où l’on s’y
attendait le moins…
Les mamans que je rencontre, elles aussi, essaient souvent de « faire bonne
figure ». J’entends ainsi bien souvent de leur part :

« Quand je ne vais pas bien, j’essaie de ne pas pleurer devant mon garçon et ma fille. Car
je ne veux pas qu’ils se fassent du souci pour moi. Je veux rester la maman forte à leurs
yeux ».

Et pourtant comme il me semble important que nous offrions pour modèle à


nos enfants celui d’un père ou d’une mère qui se donne le droit d’exprimer
sa peine au même titre que sa joie ou sa colère… Celui qui leur montre la
voie, celle de notre véritable personne.
Verrouiller cette part de nous-mêmes, c’est un peu comme ces souvenirs
que l’on a souhaité ensevelir. C’est ignorer tous les détours qu’ils savent
emprunter pour remonter un beau jour à la surface, tel un noyé au moment
très brutal où l’on ne s’y attendait pas le moins du monde.

Les origines du faux self


C’est dès notre plus jeune âge que se forge le faux self, imprégnés que nous
sommes alors de notre entourage proche.
Ô combien sont nombreuses les peurs qui nous conduisent à adopter un
personnage dont toute trace de vulnérabilité semble avoir disparu. Ce sont
bien elles qui sont au centre de cette forme de maltraitance intime. De ce
combat contre ce qui nous habite réellement. C’est ainsi que tout petit, il y a
la peur de ne pas être aimé. De ne pas être reconnu. Que ce soit par un réel
manque d’amour ou tout simplement par un manque d’écoute de la part de
nos parents. Ceux-ci, tout en nous ayant choyés à leur manière, ne
comprenaient pas le petit que nous étions. C’est souvent le cas de certains
petits garçons ou filles dont la personnalité se trouve en décalage avec ce
que les adultes attendaient de lui.
Pour eux, que ce soit au moyen de leurs bulletins de notes ou de leurs
exploits sportifs, c’est toujours de cette quête de reconnaissance dont il
s’agit.
Et quand on déçoit, malgré tous les efforts pour y parvenir, on se ferme. On
s’endurcit pour avoir moins mal. Il ne s’agit alors vraiment pas de se
montrer fragile.

« Un jour j’ai décidé, dit Martin, de ne plus souffrir. Ce jour-là, j’ai commencé à porter l’habit
de la personne que je n’étais pas. Je me suis dit : “C’est fini tu n’auras plus jamais mal.
Plus, personne ne pourra t’atteindre.” Plus jamais c’était une décision inébranlable que je
venais de prendre. Et j’ai décidé aujourd’hui de me dire : “Tu es bien ce que tu es”. »

Et que ce soit les larmes ou les colères que l’on cache, on devient quelqu’un
d’autre. On se coupe de ses émotions et de tout son être vivant. On tombe
malade aussi car le corps va de toute façon parler à sa manière quand tout
est verrouillé de l’intérieur.
À vivre dans le combat perpétuel, Pierre se vit chuter. Un beau jour, comme il dit : il a
« perdu les pédales » en subissant un AVC très violent. Chez lui aussi, la « surchauffe » a
eu lieu. L’homme se refusait fragile, mais son corps, lui, avait pris les rênes lui confirmant
par là qu’il avait dépassé la limite.

Des modèles parentaux qui nous marquent


« Quand les parents ont mangé les raisins verts, les enfants en ont eu les dents
agacées. »
Le prophète Ezéchiel

L’atmosphère dans laquelle on a baigné enfant nous forge. Ces modèles


parentaux guident en grande partie notre existence, qu’on les fuit en « ne
voulant pas refaire la même chose » auprès de nos propres enfants ou qu’on
les répète sans le réaliser, même si cela nous fut nuisible. De toute façon,
ces parcours de vie, ces témoignages nous révèlent combien s’ancrent en
nous les messages véhiculés par notre entourage.
Combien aussi bien souvent les extrêmes se rejoignent entre le trop et le
trop peu. Entre les injonctions à la force et tout leur contraire, cette
hyperprotection qui met en avant uniquement la vulnérabilité de celui qui la
subit.
Entre les injonctions « Montre-toi toujours fort » et les « Tu n’y arriveras
pas », c’est le même résultat que l’on obtient en fin de compte.

Comme de nombreux petits garçons, Julien a entendu durant des années : « Cesse donc
de faire la fille ! Arrête de chialer comme une gonzesse ! Quelle femmelette tu fais. Je ne
t’ai vraiment pas éduqué comme ça. Tu ne seras donc toujours qu’un bon à rien si tu
continues », lui disait son père.

Et ce sont ces paroles qui poursuivront cet ancien petit garçon dans sa vie
d’homme. Ce sont elles qui l’empêcheront de se livrer, de se confier ou tout
simplement de verser des larmes. C’est tout cela qui mettra un jour en péril
sa vie de couple, sa femme lui reprochant son incapacité à se montrer tel
qu’il était, à jouer le rôle du « gros dur » qu’on lui avait toujours demandé
d’être.
Ces hommes se trouvent depuis si longtemps sous le joug de ce schéma
masculin… Celui de la virilité. Agir – ne pas flancher –, se ressaisir, et
surtout ne pas s’écouter, se couper de soi, combattre ses émotions, résister.
Les « Il suffit de vouloir pour pouvoir », les « On n’a besoin de personne
pour s’en sortir », les « J’y arriverai bien tout seul » engendrent tout cela
aussi.
Ce peut être également la mise en avant du travail et du labeur avant tout
dans une vie « pas rose » du tout où « Il faut en baver » ou encore où « On
est là pour trimer ».
Ou ces paroles en demande d’excellence :
« Tu pourrais faire mieux », « Regarde-nous, on n’a pas trop réussi. Alors, à
toi de jouer pour faire encore mieux pour que l’on soit fier de toi »…
Pour éviter de faire de la peine autour de soi, on peut aussi se durcir.

Mathilde me dira : « Pleurer pour moi veut dire “faire de la peine”. Ma mère me disait
toujours : “Ne pleure pas, ça me fait pleurer, ça me fait du mal.” Alors je retenais mes
larmes même quand j’aurais eu besoin qu’elle me console. Je les ravalais et je me trouvais
à chaque fois coupable de les sentir monter. D’autant plus que maman avait perdu un
enfant avant moi et que je m’étais toujours dit que je ne serai jamais source de gêne ou de
mal-être pour elle. »

Mais les rôles peuvent se trouver inversés quand ce sont ces mamans qui
refusent de laisser transparaître la moindre des fragilités devant leurs
enfants et veulent garder la tête haute coûte que coûte pour ne pas les
« perturber ». Rester forte là aussi pour ne pas leur faire de mal…
Il existe à l’autre bout de la chaîne d’autres modèles parentaux qui, loin de
minimiser ou d’occulter toute forme de faiblesse, ont opté, au contraire,
pour des comportements d’hyperprotection. Ces mères hyperprotectrices,
qui loin de vouloir mettre en avant la force minimisent au contraire celle-ci
dans des phrases quotidiennes empoisonnées « Que tu es maladroit ! ».
« Mon pauvre, tu n’y arriveras donc jamais ! Tu n’es bon à rien… ».
Mettant essentiellement en avant chez celui qui les subit un sentiment
d’impuissance, de faiblesse et d’incapacité.
Tous ces petits mots qui ont entretenu l’enfant que nous étions dans
l’impossibilité de développer sa force et ses ressources.

Florence se souvient : « J’avais 5 ans et demi et j’étais en grande section de maternelle.


J’étais toujours malade et maman disait toujours à la maîtresse que j’étais très fragile.
Même quand je souhaitais me moucher, elle le faisait à ma place devant les autres disant
que je m’y prenais mal. Et j’avais honte. Elle prévenait la plupart du temps chacun de mes
gestes et barrait chacune de mes initiatives quelles qu’elles fussent. Ça a duré des années
même lorsque je suis devenue moi aussi maman. Ce que je faisais n’allait pas et elle ne
cessait de me reprendre devant mon petit garçon pour la moindre chose. Comment voulez-
vous que j’aie eu confiance en moi et que j’ai pu me sentir forte et solide ? »

Cette maman avait sans doute oublié qu’il n’est qu’une illusion, celle de
croire que l’on peut tout épargner à ses enfants dans l’existence. C’est au
contraire le seul moyen d’entraver leur force souterraine. Mais encore et
toujours, il s’agit de ces modèles qui n’ont pas pris en compte l’enfant que
nous étions, constitué de forces et de vulnérabilités, comme chacun de nous.

Quand la fragilité ne fait pas partie du paysage intérieur


ou la toute-puissance mise à l’honneur
Pour certains d’entre nous, la fragilité ne fait aucunement partie du paysage.
Il ne s’agit plus de la ressentir en soi et de la verrouiller.
Chez eux, elle se trouve totalement absente et ne possède pas le moindre
sens à leurs yeux. Il ne s’agit pas ici d’en avoir honte ou de la refuser, signe
qu’on la ressent à l’intérieur de soi, mais bien d’une planète totalement
étrangère à leur monde intérieur. Hors de toute conscience, elle laisse ceux-
là dans un processus de toute puissance au-delà de tout.
Il existe par exemple, et qui d’entre nous ne les a jamais rencontrés, ces
êtres dont la grande difficulté est de se remettre en question. Pour eux, ce
sera toujours la faute des autres car ils n’ont jamais rien à se reprocher.
Aucun sentiment de faiblesse, quel qu’il soit, ne les habite.
Ils ont toujours raison quoi qu’ils fassent et ils n’auraient jamais la faiblesse
de reconnaître la moindre faille en eux. Un peu comme ces enfants qui, pris
en flagrant délit au cours d’une bêtise, vous déclareront qu’ils n’y sont pour
rien. Car ils détiennent la Vérité qui peut devenir quand cela va loin un
credo que l’on impose alors aux autres.

Le deuil de notre toute-puissance infantile


« Vivre dans le réel, c’est comme marcher pieds nus : parfois le sol est doux, parfois il
nous fait mal. Je ne veux pas passer ma vie pantoufles aux pieds. »
Christophe André

Nous vivons souvent dans l’illusion d’être invulnérables, capables de


contrôler les événements, tels des géants aux pieds d’argile. Mais comme le
chante Patrick Bruel « c’est la vie qui dérange nos grandes idées sur tout »
et l’enfant apprend dès son plus jeune âge que cela n’est qu’un rêve.
On apprend petit à petit que rien n’est indestructible. Même le granit
devient poudre sous l’action de l’eau. Et notre toute-puissance se trouve
mise à mal bien souvent face à l’incontournable réalité. De la même façon,
nous devons nous soumettre à tout ce qui relève du mystère : qu’il s’agisse
de l’origine de la création du monde ou de la nature profonde de l’être
humain qui possédera toujours une part d’insondable ou encore de la foi en
une religion qui s’appuie sur une part d’incompréhensible.
On ne peut ni tout avoir, ni tout savoir.
Pour accepter ce deuil, toute notre vie n’y suffira pas. Et pourtant n’est-ce
pas là encore et encore notre incontournable confrontation à la réalité et à
notre part d’humilité ? Et pour y parvenir, nous aurons à traverser toutes
sortes d’étapes, et ce dès notre venue sur terre. Celles-ci vont se succéder
pour nous faire grandir et mûrir. Pour nous apprendre peu à peu à consentir.
À abandonner nos certitudes et nos idées toutes faites. Entre 2 et 4 ans,
existe une phase très difficile pour de nombreux parents, et notamment à
l’heure actuelle où j’en ai chaque jour la preuve dans mes consultations. Les
petits ont en effet un deuil particulièrement douloureux à effectuer,
persuadés qu’ils sont d’être les rois du monde et d’avoir la mainmise sur les
événements et les personnes de leur entourage, leurs parents tout
particulièrement. Avec la découverte de la marche les voilà sûrs de leur
maîtrise. Ils refusent toute frustration et persistent dans la croyance que tout
désir, tout souhait est réalisable et qu’aucun obstacle ne peut couper leur
chemin. Tout doit être accessible. Et leur comportement touchant à la
tyrannie le révèle.

Soizic, comme de nombreux enfants, en fait partie. Colères sur colères ont fini par venir à
bout de ses parents. Même la nuit où elle demande une présence. Mais Soizic a 7 ans et a
encore du mal à grandir avec son refus persistant de la frustration. Refus de l’alimentation,
refus de s’endormir seule le soir, refus de tout effort scolaire. Tous les domaines de
l’existence où inévitablement la frustration ou la contrainte interviennent deviennent des
obstacles insurmontables pour elle. L’omnipotence est à son paroxysme chez cette petite
fille qui refuse de quitter ce statut. Malgré ce léger retard dans son évolution, elle va
parvenir très rapidement à dépasser son sentiment d’omnipotence. À cette période de sa
vie chaque enfant peut rapidement progresser pour peu que ses parents le lui permettent.

La venue d’un petit frère ou d’une petite sœur peut aussi être pour d’autres
sources de souffrance à travers ce partage imposé.
C’est grâce aux limites posées par leurs parents qu’ils vont peu à peu
apprendre que cela n’est que fantasme et que la vie et sa réalité n’ont rien à
voir avec ce « principe de plaisir » qui jusque-là dirigeait leur pensée. Ils
parviendront peu à peu avec la fermeté faisant alliance avec l’amour à
intégrer ce qui, au départ, leur semblait inacceptable.

Accepter de lâcher l’idéal de symbiose


Il en est ainsi du deuil, une fois en couple, de cet idéal de symbiose qui là
aussi aura à être effectué. Ni prince charmant, ni princesse à l’horizon. Mais
simplement la présence de deux êtres différents qui devront chacun
s’adapter aux particularités de l’autre. À son passé, à son histoire.
Adultes certains d’entre nous se trouvent malheureusement encore habités
par ce fantasme et n’accéderont jamais à ce « principe de réalité » qui nous
permet de rester à notre juste place. Cette place qui nous permet de
reconnaître celle de l’autre, son existence et par là le respect à lui porter.
Chez certains même toute compassion pour autrui n’aura pas droit
d’existence. Nulle trace d’une quelconque remise en question n’apparaîtra.
Nulle capacité ni ouverture à la moindre empathie chez ceux-là dont le
narcissisme, cet orgueil de soi, domine tout.
Et le principe de la manipulation représente leur arme essentielle. Celle qui
fait de l’autre un outil à utiliser selon son bon vouloir avec la mise en place
de moyens divers et variés. Harcèlement, humiliations diverses, et autres
stratégies pour tirer les ficelles dans toute situation.

La victimisation : quand la fragilité devient une arme


Ce désir d’avoir la mainmise sur l’autre possède bien sûr divers degrés. De
la simple « taquinerie » visant à abaisser l’autre en public par exemple, à la
situation extrême de certaines sectes aboutissant à l’incapacité de penser de
celui qui en est la proie, le mettant alors en position de totale soumission.
C’est ainsi que dans les situations les plus légères certains choisiront cette
arme leur permettant d’endosser le rôle de la victime faible et sans défense.
« Comment ça va ? — Ô, vous savez, ce n’est pas brillant ! », vous
répondra-t-on de manière systématique pour s’entendre surtout répondre :
« Ô mon pauvre…, puis-je faire quelque chose pour vous ? », permettant au
premier de tirer quelques bénéfices de la part du second, ne serait-ce que de
culpabiliser ce dernier si jamais il refuse d’entrer dans le système.
Qui n’a jamais vu ces êtres exhibant leur faiblesse comme une arme
redoutable, la portant haut et fort comme un étendard ? Celle qui permet
d’acquérir un pouvoir très subtil sur l’entourage.
« Je n’ai vraiment pas de chance ». « Ça n’arrive qu’à moi. Vous ne
pourriez pas m’aider ? Je suis si seul(e) vous savez ». Ces phrases, bien sûr,
nul n’est à l’abri de les prononcer. Qui n’a jamais ressenti cela ? Mais pour
certains, c’est une arme quotidienne et incessante.
L’adoption constante de la position de victime vulnérable qui permet
d’abuser de la bonté de l’autre qui ne peut que répondre à une telle
demande devant celui qui porte sur son visage toute la misère du monde.
C’est malheureusement le cas de nombreux enfants de se trouver soumis
par leurs parents à cette forme de maltraitance qui les conduit à une
culpabilité aussi dévorante que destructrice. Car comment en effet ne pas se
sentir responsable de ne pouvoir rendre un parent joyeux ?
Alors que dans d’autres situations, cela pourra aller beaucoup plus loin
comme dans le couple de Gwenola.
« C’est peu à peu devenu invivable avec Michel. Au début de notre rencontre, je l’ai trouvé
très attachant. Un peu comme un enfant qui avait besoin d’être épaulé. Il m’avait raconté
combien son enfance avait été malheureuse et cela m’avait émue. Puis peu à peu, les
choses se sont gâtées. C’était à moi de tout porter à la maison. Il se plaignait de plus en
plus et ne s’occupait pas de moi quand j’avais aussi besoin de réconfort. C’était lui qui était
fragile, à moi d’être forte pour deux, me faisait-il comprendre. Je l’écoutais dans ses
plaintes mais moi, je ne trouvais jamais d’oreille pour m’écouter, quand j’étais épuisée avec
mes trois enfants.
Et puis non seulement cela a empiré, mais il a fini par me rendre responsable quand il
n’était pas bien. Progressivement, il m’a mise dans une position de bourreau. J’étais
égoïste, je ne pensais qu’à moi. Les rôles étaient distribués. Bien sûr, la culpabilité a fini par
me ronger. Jusqu’au jour où j’ai compris que je n’étais pas la femme bourreau pour laquelle
il voulait me faire passer, mais que son comportement à mon égard relevait plutôt d’une
manipulation. C’était d’une grande violence. »

Côtoyer une personnalité perverse


« J’ai appris qu’un homme a le droit de regarder quelqu’un de haut seulement quand il
l’aide à se relever. »
Gabriel Garcia Marquez

La force au service du mal a toujours existé et son intensité possède divers


degrés, qu’il s’agisse de l’agressivité ou du sentiment d’envie que tout un
chacun peut ressentir, jusqu’à l’autre bout de la chaîne, le besoin de détruire
son semblable. La violence et la haine sont alors au rendez-vous.
Quand le projet de destruction et la recherche d’annihiler l’autre sont
l’unique dominante, cela peut atteindre l’extrême degré.
Alors, comment ne pas se sentir impuissants face à de telles personnalités et
acculés à la fragilité extrême ? Comment ne pas nous sentir anéantis face à
celui ou celle qui n’a pour unique but que celui de nous piétiner ?
Comment, loin d’être le faible que nous croyons être, ne pas être
inévitablement atteint puisque c’est bien cela que cherche celui qui
s’acharne contre nous ?
Et si face à ceux-là dont l’humanité est une sorte de terre étrangère, nous
prenions pleinement conscience de la nôtre et de cette noble facette qui leur
fait à eux totalement défaut ?

Elle avait 8 ans. C’était « la tête de Turc de toute la maison », dit-elle, assise en pleurs
devant moi. Elle se souvint de la scène suivante. Elle s’était profondément attachée à ce
qu’elle appelait son animal de compagnie, un joli mouton tout frisé auquel elle faisait ses
confidences et livrait ses petits secrets d’enfant. Puis un jour, en rentrant de l’école et en
cherchant son doux confident, elle s’approcha de l’atelier de son père dont la porte avait été
laissée grande ouverte. « Il ne l’avait même pas fermée à clef et n’avait pas choisi les
heures de la journée où j’étais absente de la maison. Non. Tout était prévu. Je m’en suis
doutée tout de suite, car c’était toujours comme ça. » C’est là qu’elle vit son père.
Ensanglanté. Il était en train de dépecer le pauvre animal dont les différents membres
gisaient déjà les uns à côté des autres devant lui. La réaction de son père fut alors la
suivante : « Tu ne vas quand même pas en faire une maladie, ce n’est qu’un mouton…
Arrête donc ta comédie ! » Cet épisode ne fut pas unique car elle se souvint du
comportement emprunt de sadisme de son père à de nombreuses reprises à son égard.
Cet événement a poursuivi cette petite fille sa vie durant, son image de l’homme s’étant
alors construite sur la base de la méchanceté et de la crainte de l’hostilité. Du plus loin
qu’elle se souvienne et de ce jour, tout personnage masculin lui fit peur. Peur incessante
d’une agression de leur part, psychiquement ou physiquement. Elle se souvient par
exemple des deux instituteurs qu’elle rencontra au cours de sa scolarité.
« Tu en as de la chance car ils sont très gentils », me disait-on. Mais moi j’avais si peur
d’eux. Si peur que j’en ai raté ces deux années, tout contrôle scolaire était insurmontable ».

Combien de petits se trouvent soumis à cette maltraitance. Celle qui les


amène aussi à se considérer comme l’unique responsable de ce qu’ils
subissent, dans une totale inversion des rôles. C’est ce sentiment de
culpabilité naissant qui les met ainsi dans une position de totale soumission
aux autres, les rendant alors ô combien fragiles et vulnérables !
Ils sont nombreux ceux qui vivent à nos côtés sans que l’on soupçonne leur
capacité de destruction. Ce sont eux qui ne connaissent et ne connaîtront
jamais le moindre sentiment de vulnérabilité une fois adulte. Celui qui subit
ces véritables prédateurs sans morale ni scrupules dotés d’une personnalité
que l’on appelle perverse, ne réalise absolument pas à qui il a affaire, que ce
soit au sein du couple, de la famille, des sectes ou du monde du travail.
Face à de telles personnalités, dont la vérité est inébranlable et dont toute
trace d’humanité a disparu, celui qui est pris comme proie ne comprend pas
ce qui lui arrive, tant son monde et sa façon d’être se trouvent éloignés de
celui qui cherche à le déshumaniser.
« J’avais l’impression de devenir folle, dit Sophie, car mon mari parvenait à me démontrer
que je l’étais alors qu’il avait tout fait pour me mettre en colère et me faire sortir de mes
gonds. C’était sa stratégie et il y parvenait à chaque fois. »

Ceci est d’autant plus insupportable que ce travail de sape se déroule en


général loin de tout regard extérieur rendant totalement impuissant et
prisonnier celui qui y est soumis. C’est dans l’ombre et souterrainement que
le travail de sape a lieu.

« Comment les autres, nos amis, pourraient-ils imaginer que celui qu’ils apprécient tant et
dont l’image est si sympathique me fait subir humiliations sur humiliations, et surtout devant
les enfants, interdits sur interdits et dévalorisations blessantes. Et même parfois, il me
frappe mais toujours de telle sorte que les coups ne laissent jamais aucune trace.
Maintenant, je réalise combien est immense son habilité à anéantir mes capacités de
penser qui fait que j’en arrive de plus en plus à douter de moi. »

Les hommes aussi ne sont pas à l’abri des personnalités perverses. Pierre-
Henri est de ceux-là.

« Pendant des années j’ai été persécuté par ma compagne qui levait fréquemment la main
sur moi. Elle faisait venir ses amants chez nous. Ils dormaient même dans notre propre lit.
Elle le niait et disait que j’étais parano. J’avais du reste fini par douter de moi. Un jour, après
des mois de cet enfer, je me suis révolté et j’ai pour la première fois levé la main sur elle.
Elle n’attendait que cela et je l’ai compris. Elle m’a traité de fou et c’est elle qui a porté
plainte me disant que par ma faute notre petite fille allait être séparée de moi, son papa. Et
elle en a eu finalement la garde. »

Ceux qui ont vécu cette « mise à mort » se révèlent à chaque fois que je les
rencontre comme possédant en eux une parcelle lumineuse irradiante et une
grande générosité. C’est souvent par le cœur grand ouvert et la sensibilité
de leur victime que le prédateur s’engouffre… jusqu’à l’anéantissement.
1. Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups, Grasset, 1996.
DEUXIÈME PARTIE

Accueillir sa fragilité
Face à ces failles qui inévitablement nous habitent, nous avons pleinement
le choix de porter sur elles un regard bienveillant et ami, composé d’une
pleine conciliation avec elles.
Au contraire, nous pouvons choisir de les reléguer à une part d’ombre qui
envahit tout l’espace en nous et prend la place sur le reste. Tel un handicap
ou une maladie à combattre ou à renier. C’est alors que la force qui pouvait
se dégager de ces failles ne parviendra pas à en éclore. De même, nous ne
pourrons en tirer aucun profit malgré toute la belle opportunité que ces
failles représentent pour nous afin de grandir et d’atteindre une vie riche et
pleine.
À nous de porter un regard plein de compassion à l’égard de nos faiblesses,
de les chérir et de les accueillir, ou d’en faire nos ennemies.
Chapitre

Quand la fragilité est une force 4

La fragilité, une maladie ou une opportunité ?


« L’art est une blessure devenue lumière. »
Braque

J’ai exprimé à diverses reprises combien la profession qui est la mienne


m’était chère. C’est justement cette part que chacun me confie qui m’émeut
à chaque fois profondément quand j’en vois sortir des merveilles. Quand
chacun me révèle cette facette de soi, ô combien fragile à cette phase de
l’existence, et qui devient peu à peu source de forces et d’énergie de vie.
Qui l’aurait cru pourtant ? Qui aurait pu deviner tout le bénéfice que cette
fragilité allait apporter ?
Sans doute cette vulnérabilité trouve-t-elle son sens dans ce qui s’en dégage
par la suite, quand c’est la vie avec toute son intensité qui éclôt et se donne
à voir. Alors dans ces moments où l’on se perçoit si démuni, ne préparons-
nous pas grâce à ce « ressort invisible » au premier regard, cette énergie
colossale qui s’y tenait en secret ? C’est ce que ne cessent de me confirmer
ceux et celles dont je croise le chemin.

Rebondir : le « ressort invisible »


Julien sonne à nouveau à ma porte lui qui, depuis de longs mois, cherche en lui un sens à
son existence. « Plus rien ne compte pour moi. Mon travail, mes amis et même ma famille.
Je me demande si je ne suis pas un monstre d’ingratitude, eux qui m’aiment tant », me
disait-il au tout début de nos entretiens.
Aujourd’hui, il sait qu’il lui fallait passer par là pour trouver au plus profond de lui-même sa
place. « Ça m’a semblé sans fin, mais j’y suis arrivé. Et c’est même une sensation très
curieuse car je me sens une énergie encore plus puissante qu’avant. Plus puissante que
lorsque j’étais dans l’insouciance de mes 18 ans. »

Il ne se passe pas une journée qui ne vienne me confirmer les capacités


insoupçonnables que possède l’être humain pour rebondir. Ces femmes et
ces hommes qui désirent ardemment se remettre en question puisent dans
leurs pleines ressources pour y parvenir, audelà de leur mal-être. Comme
pour ces jeunes pères et mères à qui je ne peux m’empêcher de dire qu’ils
ne peuvent qu’être de bons parents. Leurs questionnements et leur profond
désir de mieux faire en sont la preuve. Car exposer ses difficultés n’est
vraiment pas chose aisée. Imparfaits comme tous les parents du monde,
ceux-ci désirent pourtant pour leurs petits la sérénité et le bien-être.
Pour les Chinois, le mot « crise » évoque quelque chose de bien différent de
notre propre définition. En Chinois, il signifie « opportunité », « chance ».
Alors, notre fragilité serait-elle aussi une opportunité ? Celle de nous
donner cette capacité de nous ouvrir à une voie nouvelle ?
Penchons-nous sur l’histoire de la vie sur terre où la loi du plus fort peut
être remise en question. Car, si nous observons bien, ce sont les animaux les
plus gros, comme les dinosaures, qui n’ont pas survécu aux cataclysmes.
Seules les créatures de petite taille y sont parvenues, telles les bactéries qui
ont traversé les siècles.
C’est aussi Jean de La Fontaine qui de son côté l’a bien évoqué dans sa
fable « Le chêne et le roseau ». Qui des deux possède la plus grande force ?
C’est ce frêle mais souple arbrisseau qui va survivre à la tempête, dont la
fragilité va lui permettre de s’adapter et de résister à des situations
difficiles, aux vents et tempêtes. Lui qui plie mais ne se brise pas.
Cette résilience, cette capacité à s’adapter et à rebondir, ce sont ceux qui
souffrent qui nous le révèlent, alors qu’ils auraient pu se trouver anéantis et
fracassés par leur existence. À travers leur profonde impuissance, ils ont
trouvé en eux un ressort si puissant qu’il peut parfois nous sembler irréel.

La résilience, un ressort pour rebondir


Comment ceux dont on connaît le parcours cabossé, traumatisés par des maltraitances en tout
genre, qu’elles soient d’ordre psychique ou physique, ont-ils pourtant trouvé en eux la capacité et
la force de s’en sortir ?
Comment ont-ils pu survivre au malheur ? Comment ont-ils réussi à s’insérer socialement ? À
fonder une famille. Aux fameux « Qui a été battu, battra » ou « Qui a eu un parent alcoolique
boira » la notion de résilience permet, bien au contraire, de sortir de ce schéma répétitif qui rend
prisonnier de la fatalité. Cette capacité de résilience permet aux survivants du malheur de réussir
leur vie de façon resplendissante. De mettre à la lumière cette capacité de se construire malgré
vents et marée pour surmonter les épreuves.
C’est le psychiatre Boris Cyrulnik qui a introduit cette notion en France. La capacité de résilience
prend ses racines dans l’enfance, dans la relation sécurisante qui a été construite avec l’entourage.
Le futur adulte sera alors en mesure de trouver la force en lui pour ne pas se laisser définir ni
happer par son traumatisme

La pente à remonter est selon chacun de nous plus ou moins raide.


Le chemin que certains parcourront jusqu’au pardon me le confirme chaque
jour. C’est celui de Bertrand dont la colère et la haine pour les siens avaient
profondément affaibli son existence et détruit sa personne jusqu’au désir de
suicide. Ce que son frère avait choisi de mettre à exécution.

« Nous étions comme des jumeaux. Mais c’est là que nos voies se sont séparées. Moi j’ai
entamé un travail sur moi-même et j’ai opté pour la vie à pleins poumons, lui pour la mort.
Mais c’est pourtant grâce à son geste fatal que le verrou a sauté en moi. De la grâce, de
l’amour m’inonde. Au-delà de mon immense chagrin avec sa disparition, toute trace de
haine m’a quitté et ma colère a disparu. J’ai pu retrouver à son enterrement ceux à qui
j’avais tourné le dos. En partant, il a tout réparé en moi et je sens une force que je n’ai
jamais ressentie de ma vie. Je suis imprégné d’une tendresse sans nom. Je crois que tout
simplement, j’ai pardonné à mes parents. Voilà, c’est ça. J’ai pardonné. »

Oui. Même dans la faiblesse extrême éprouvée, la vie nous appelle avec la
force qui nous est inhérente et qui nous définit. Martin et tant d’êtres
rencontrés me l’ont formulée :
« Je croyais ne jamais revivre après l’apparition de mon cancer. Je me sentais si faible, pas
seulement dans mon corps, mais dans tout mon être. Vidé. Alors j’ai décidé un beau jour,
ça s’est fait comme un déclic, de me montrer plus fort que la maladie. Anéanti, j’ai lutté
chaque jour, et j’y suis arrivé. Je sais que ce n’est pas gagné, mais grâce à ce coup de
tonnerre dans ma vie, j’ai ressenti une force que j’avais perdue de vue depuis bien
longtemps dans mon existence douillette. C’est quand même bizarre. Mais j’ai envie de dire
que c’est grâce à mon extrême fragilité que j’ai rejoint mon énergie de vie. »

Oui, tous ont fait de leurs fêlures le moteur de leur créativité. Que ce soit au
travers d’une œuvre artistique ou de leur vie elle-même qui en est devenue
tout simplement une et qu’ils ont eu le souhait de ciseler jour après jour.

« Je suis descendu dans le noir le plus profond, mais je suis remonté doucement par
l’escalier. Oui j’y suis parvenu. Et j’ai découvert enfin tout ce dont j’étais capable. J’ai réalisé
combien l’amour des miens était un cadeau inestimable. Combien je les aimais aussi… »

Si notre fragilité était au contraire source de mille richesses…

« Quand la fragilité devient force »


« Nous pouvons apprendre à transformer nos fragilités émotionnelles, les
métamorphoser par l’art, la philosophie, l’écriture d’un roman, l’engagement dans une
association ou toute autre réorganisation intentionnelle de sa vie. »
Boris Cyrulnik

Pourtant si dans tout ceci, se cachaient des trésors de force ? Si, à travers
ces failles, pouvait émerger le meilleur de nous-même ? Si, en changeant
notre regard sur elles, nous pouvions y puiser l’insoupçonnable « qui est en
nous, qui brûle du feu de la vie, qui exulte et cherche à s’échapper »
comme le dit Lou Andréa Salomé.
Qu’il s’agisse tout simplement d’une appréhension ou d’une peur que nous
pouvons ressentir à certaines occasions, examens, entretiens d’embauche, et
qu’il nous est demandé de dépasser. Les comédiens la connaissent bien
avant leur entrée en scène. C’est le trac, celui qui mobilise l’énergie pour
affronter une situation nouvelle.
Qu’il s’agisse d’une reconversion professionnelle comme pour Loris qui
vivait le chômage depuis de longs mois suite au licenciement d’un poste
important. Après des moments extrêmement difficiles à vivre pour lui et en
touchant sa vulnérabilité au plus près, il décida de quitter sa vie parisienne
qui, pour lui, avait perdu tout sens, pour ouvrir une crêperie en Bretagne.
Partir oui. Mais ne s’agit-il pas surtout à travers ces choix de devenir ce que
nous sommes, ici ou là-bas ? De mettre dans notre existence du mouvement
plutôt que de l’inertie ?
À chacun sa voie pour s’accomplir au-delà des épreuves. Nul n’est besoin
de devenir un écrivain connu comme ce fut le cas de Beaudelaire, Dante,
Dostoievski et bien d’autres pour mettre en valeur sa créativité. Nul n’est
besoin d’être atteint d’un grand handicap physique comme Helen Keller
sourde, muette et aveugle qui fit de nombreuses conférences dans le monde
entier. Non. La beauté peut naître de la douleur dans tout acte de la vie, si
intime soit-il. Pour Géraldine ce fut de s’accorder le droit de jouer du violon
à 50 ans, elle qui n’en avait jamais fait, sa famille trouvant ce « passe-
temps » bien inutile à ses yeux. Pour Loïc ce fut d’apprendre à s’occuper de
fleurs – « cela a changé ma vie », me dira-t-il… Ce peut être aussi tout
simplement d’oser être parent quand on a été brisé par les siens. À chacun
ses outils pour y parvenir car nous avons tous une place au monde. La
nôtre. Et dans ce domaine toute chose est bonne à prendre. Car tout acte qui
conduit à l’épanouissement est œuvre créatrice.
Et puis il y a aussi la folie et son univers si étrange. N’est-ce pas pourtant en
son centre que l’on touche à l’extrême de la fragilité ? Car, même au cœur
d’un tel monde peut jaillir le don et la force de créer. J’ai été très touchée
quand je me suis penchée sur la vie de la peintre Séraphine Louis, nommée
Séraphine de Senlis. Atteinte d’une forme de psychose, elle finit ses jours
au sein d’un asile. Pourtant fleurs, arbres, fruits et oiseaux sortaient de ses
mains pour naître sur ses toiles. Et celles-ci furent très nombreuses. De ses
ombres intérieures, de ses fissures, de ses blessures, elle faisait naître des
bouquets de couleurs. Alchimie intérieure puissante de force et de
vulnérabilité chez cette femme n’ayant suivi aucun cours de dessin et ne
possédant aucune culture. Rien que la grâce de sa simple spontanéité dans
cette tentative de rassembler, sur ses tableaux, les morceaux épars de sa
personne.
Je reste profondément persuadée, comme l’exprime, elle aussi, Anne-
Dauphine Julliand dans son ouvrage Deux Petits Pas sur le sable mouillé1,
que ce n’est pas le « Pourquoi » ou le « Pourquoi moi » qui nous permet
d’avancer dans de pareilles circonstances. Car lequel d’entre nous entraîné
dans le grand malheur n’est pas tenté d’en trouver l’explication ?
C’est au contraire avec le « Comment » que l’on peut se remettre en
marche, à la recherche du chemin pour s’en sortir. Ce « Comment », c’est
trouver la voie d’ouverture vers autre chose. Cette ouverture qui nous
permet de sortir d’un cercle qui enferme.

« Un jour, j’ai commencé à sortir de mon ornière, me disait Jean avec de la lumière dans les
yeux. Au lieu de stagner et de tourner en rond dans une explication face à ma pneumonie,
au lieu de me dire : “Pourquoi moi c’est trop injuste”, je me suis dit, et ce fut comme un
déclic un soir, “Comment je peux m’en sortir au lieu de me plaindre et de ressasser mon
sentiment d’injustice qui m’empêche d’avancer ?”. En voulant sortir de cette impasse, je me
suis dit tout d‘un coup : “Ça y est tu as trouvé : aime la vie quand même, même si tu ne sais
pas pourquoi ça t’arrive à toi. Ça n’est pas ça qui est important. Et puis tu n’es pas seul,
finalement. Trouve ton moyen.” Et je me suis rapproché encore plus de mes enfants et de
ma femme. Je les ai encore plus aimés. » Jean avait trouvé…

Dans le comment, il existe comme une sorte de porte de sortie « Quand on


ne peut pas rajouter des jours à la vie, on peut toujours rajouter de la vie
aux jours », disait le professeur Bernard, cancérologue. Et c’est peut-être
cela l’ouverture que cherchait Jean…
Cette maman de trois enfants m’a parlé aussi de son fils aîné, un petit
garçon âgé à l’époque de 9 ans. Alicia, sa petite sœur, était atteinte d’une
maladie incurable. Ce petit garçon plein de bon sens rappelait sans cesse à
sa famille que malgré la maladie de sa sœur dont les années étaient
comptées, il y avait la vie en elle.
« Elle nous montre l’exemple », aimait-il à dire. Alors que cette maman voyait peu à peu
disparaître les capacités d’autonomie de sa petite fille, elle témoignait : « Avec l’amour des
miens, j’ai pu traverser mes abysses. Ne pas m’écrouler. Continuer à vivre. Je crois que la
présence, le courage et la joie de vivre de ma petite Alicia m’ont sans cesse accompagnée.
Il nous est si souvent arrivé d’avoir des crises de fou rire quand elle était au plus bas. Alicia
n’a cessé de garder intact ce don qu’est l’imaginaire. Même au fond de son lit, jamais elle
n’a cessé de sourire et de rire aux éclats. »

Pour cette maman, pour son petit garçon et pour Alicia il s’agissait bien, à
travers tout cela, de la présence à soi. À l’autre, dans les jeux d’enfants.
Cette « présence pure », comme la nomme Christian Bobin.
Oui. De cette fragilité touchant à l’extrême, quelque chose peut donc
naître…

La dépression : passage à vide et renaissance…


« La puissance s’accomplit dans la faiblesse…
Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort. »
Saint Paul, 2e Épître aux Corinthiens 12, 9-10.

Semblable à la fleur qui miraculeusement se met à pousser dans les


décombres, c’est à travers ce passage à vide que peuvent se révéler en nous
ces ressources auparavant invisibles. Celui qui croyait ne jamais atteindre
l’autre rive y parvient. Et il s’agit bien là d’une véritable renaissance. Car
de ce savoir, on en devient riche.
À travers cette mue si douloureuse, une autre personne est née. Un
retournement grâce auquel lui est donnée l’opportunité d’atteindre ses
profondeurs intérieures. De retrouver le désir, la fraîcheur de l’enfant en soi
que l’on avait comme enfermé dans un cabinet noir, pour avoir l’air sérieux
et raisonnable. Une sorte de résurrection où la vie reprend enfin ses droits.
Nous qui nous prenions parfois pour des dieux tout-puissants, allons
apprendre, hélas de façon parfois très douloureuse, qu’il n’en est rien. C’est
bien de la descente de notre piédestal dont il s’agit.
Alors quand cette dépression nous « tombe dessus », faut-il l’envisager
comme une maladie ou une opportunité ? Celle de toucher du doigt au plus
près cette zone vulnérable logée au creux de nous-même ?
Peut-être n’est-ce du reste pas un hasard, et c’est la question que je suis
souvent à me poser, de constater que plus la société nous impose une image
de perfection et d’efficacité à tenir, plus ce phénomène dépressif prend de
l’ampleur.
Carl Rogers, psychologue humaniste ayant reçu le prix Nobel juste après
sa disparition et qui imprègne très profondément ma philosophie tant
professionnelle que personnelle, n’a eu de cesse d’évoquer la présence de
cette force puissante qui nous habite. Sa philosophie et sa foi en l’être
humain sont les bases essentielles de son approche, tout comme sa
confiance dans les ressources qu’il possède.
Dans son ouvrage Le Développement de la personne, il dit :
« Sous la couche de comportement superficiel contrôlé, sous l’amertume,
sous la blessure, il y a un moi qui est positif, et qui est sans haine. Telle est,
je crois, la leçon que nos clients nous enseignent depuis longtemps, et que
nous, nous avons mis longtemps à comprendre2. »
À travers des images parlantes et symboliques, il aime ainsi évoquer ces
pommes de terre qui, même dans l’obscurité presque totale d’une cave,
développent leurs germes dans un effort tenace et avec tout leur élan dans la
direction de la mince clarté provenant de l’unique petite fenêtre qui s’y
trouve. « Envers et contre tout […] ils s’efforçaient de devenir et, à défaut
de fleurir, du moins ils voulaient vivre ».
Cette tendance fondamentale à se développer est, dit-il, « présente chez tous
les organismes vivants. Que nous évoquions une fleur ou un chêne, un ver
de terre ou un bel oiseau, un singe ou un homme, nous ne pourrons
qu’admettre que la vie est un processus actif et non passif ».
Ces forces puissantes et organisées peuvent refaire surface en nous malgré
un parcours cabossé à l’extrême. C’est ce que je peux voir éclore sous mes
yeux, et ceci, dès le plus jeune âge. Comme pour Maité qui à 14 ans eut le
courage de me confier, et c’était la première fois qu’elle se délivrait du
poids de son secret, qu’elle avait été abusée par son frère aîné pendant toute
une année.
« J’ai envie de vous faire confiance. Je n’en ai jamais parlé à mes parents, car vous savez,
je ne veux pas que mon frère ait des ennuis. Mais je n‘en peux plus. J’ai raté mes deux
années scolaires car comment voulez-vous que je me concentre. J’ai toujours ça dans la
tête. J’y pense tout le temps. »

Comment ne pas être impressionnée et profondément touchée par l’énergie


de cette jeune fille. Cette « tendance actualisante » comme la nomme Carl
Rogers, c’est cette force de vie originelle, la pulsion de vie. Cette capacité,
cette tendance fondamentale à développer le potentiel qui se trouve en soi et
à atteindre notre croissance la plus élevée.
Pour les plantes, l’existence de conditions favorables est nécessaire, telle la
fleur qui pour s’épanouir a besoin d’être soignée et arrosée. Mais elles
peuvent aussi renforcer leur résistance malgré les épreuves comme le froid,
la sécheresse et le vent, jusqu’à un certain seuil, bien sûr, et plus
difficilement selon les obstacles. Pour chacun de nous, il en est de même
car l’être est croissance.

« C’est grâce à elle que… » : les atouts de la


vulnérabilité
« Cette espérance radicale au milieu du désespoir, cette confiance folle en plein désarroi
est un mystère, celui de la vie plus forte que la mort. »
Yves Prigent

Parcours magnifique que celui d’Anne que je ne peux qu’évoquer dans cet
ouvrage tant il évoque cette vie qui resurgit quand la sortie du gel a enfin
lieu. Chez elle, après la prise des glaces intérieures, le sang vivant a circulé
à nouveau et la sève de vie a refait surface. Pour vivre le nouveau et
rallumer la petite flamme vive, il lui a fallu comme pour beaucoup d’entre
nous mourir à l’ancien.
Anne, quand elle vient vers moi la première fois, est brisée. Tout ce qu’elle
avait acquis jusque-là a explosé et s’est trouvé réduit en miettes. Sa vie
professionnelle, amoureuse, amicale… Rien n’y a fait exception. Le
bombardement a tout emporté. La chute est brutale.
« Je ne dors plus, je ne mange plus, je ne sais plus ce que vivre veut dire. »

Dès son enfance elle s’est assimilée au « mouton noir » de la famille. Cette
sensation de ne pas faire partie des siens, malgré une grande fratrie de six
enfants.

« Je ne me suis jamais sentie semblable à eux. Tout m’en distinguait. Mon physique, ma
façon de penser ou d’agir. J’ai toujours été jalousée car mes parents montaient mes frères
et sœurs contre moi et ils m’en ont bien fait baver. J’ai voulu faire mes études de médecine,
mais je n’ai jamais eu aucune aide et j’ai appris très tôt à me débrouiller seule. Mes parents
m’ont rapidement coupé les vivres et pourtant ils avaient les moyens pécuniers. J’ai fait en
sorte de me saborder peu à peu, de correspondre finalement à l’image « de la pauvre fille »
que mes parents avaient forgée en moi. J’ai loupé mon couple et ma profession commence
à battre de l’aile car je suis trop épuisée pour tenir mon cabinet et m’occuper des autres et
je suis au bord du redressement financier. Je ne suis vraiment qu’une ratée. »

C’est grâce à sa volonté et à son courage de parvenir à verbaliser sa honte,


ses humiliations et ses défaillances et d’oser les mettre au grand jour, grâce
aussi à la sensation d’être malgré tout accueillie comme la personne qu’elle
était qu’Anne put peu à peu recouvrer la confiance en elle et dépasser son
image à ses yeux dégradée et salie.
Alors la remontée vers la lumière a commencé. Cela a pris du temps. Mais
ce fut « son » temps. Anne a pris conscience de la valeur sans prix que ce
passage dans le noir le plus dense possédait. Elle a pu un jour m’apporter un
papier riche de la liste des leçons qu’elle avait pu recueillir de cette
descente aux enfers, ô combien douloureuse.
« Grâce à ma capacité à affronter ma part fragile, j’ai d’abord décidé d’écrire à mes parents
tout ce que je n’avais jamais osé leur dire. Sans agressivité mais avec un grand calme et
une grande détermination.
J’ai décidé de ne plus jamais être humiliée et non considérée. Jamais, jamais plus.
De profiter des joies de la vie en quittant le fameux « Pour être heureux, on doit suer, en
baver et trimer ».
De m’écouter dans le moindre de mes désirs.
De ne plus avoir peur d’aimer. Avant j’avais si peur d’avoir mal en amour que d’avance je
choisissais des hommes qui ne me convenaient pas pour éviter la douleur d’une éventuelle
rupture. J’ai compris qu’aimer c’était se mettre à nu, que ça pouvait faire mal. Mais peut-on
vivre sans aimer et être aimé ?
J’ai compris que pour que ma vie soit pleine, soit je choisis de prendre tout, soit je choisis
de ne rien prendre.
Grâce à elle, j’ai pu connaître de véritables amis. Fiables et donnants. Avant je donnais
beaucoup trop et chacun en profitait.
Grâce à elle, je viens de trouver pour la première fois de ma vie une maison où je me sens
bien. Car dans mes choix précédents, et maintenant je le réalise, je choisissais des endroits
sombres et d’un prix inabordable. Ils correspondaient sans doute à l’image que j’avais de
moi. »

C’est ainsi que lors d’une de nos dernières rencontres et sur le pas de la
porte, Anne me déclara : « Regardez ce que je viens de m’offrir ! » Elle se
retourna et me montra sur son beau pull tout neuf, deux ailes brodées qu’il
portait au dos. « Oui maintenant je peux me dire que je porte des ailes. »
Cela lui convenait si bien…
« Grâce à elle » aussi nous est permis d’avoir accès à la misérabilité de
l’autre et par là, à cette si belle qualité que l’on nomme l’empathie. Cette
capacité à se mettre à sa place pour le comprendre et être touché. Car faire
appel à l’autre, lui demander son soutien ou son aide implique toujours
notre part de fragilité.
Grâce à elle, nous est aussi donnée la possibilité d’accéder à la tolérance et
au non-jugement, ce que Carl Rogers nomme « la considération positive
inconditionnelle », celle qui nous éloigne de tout jugement dans le regard
posé sur autrui. C’est alors que peut naître la rencontre vraie, profonde et
authentique, celle du « cœur à cœur » grâce à cette acceptation de nos
limites en tant qu’humain. Celle de la tendresse, cette « façon d’honorer
l’autre » disait Jean Vanier.

1. Anne-Dauphine Julliand, Deux Petits Pas sur le sable mouillé, Les Arènes, 2011.
2. Carl Rogers, Le Développement de la personne, Dunod, 1968.
Chapitre

Quel fragile êtes-vous ? 5


« Bienheureux les fêlés car ils laisseront passer la lumière. »
Michel Audiard

Accueillir sa singularité
La vulnérabilité peut même révéler ses trésors à des endroits où l’on ne les
soupçonnerait pas le moins du monde. Dans des lieux et des situations
extrêmes comme l’exprime l’auteur Christian Bobin dont le père a été
atteint de la maladie d’Alzheimer et à qui il rendait visite régulièrement à
l’hôpital où il se trouvait et où il a fini ses jours. L’auteur parle dans son
ouvrage de « la présence pure » qui irradiait de son père. Dans ces endroits
de misère, dit-il, « la maladie fait tomber les couronnes en carton ». Celles
des apparences. Celles de l’importance que l’on donne à soi-même. Il y a,
dit-il encore, au sein de cette maladie, au cœur du dépouillement qui
l’habite « l’âme qui résiste », comme si l’on était directement en lien avec
elle, la personne sociale s’étant comme endormie. Même au cœur de cette
maladie où l’être a perdu toute la force et la puissance au sens où nous
l’entendons généralement, se cachent des beautés. Peut-être le noyau de
l’être…
Et c’est grâce à cet autre regard que nous pouvons réaliser combien ce que
nous n’apprécions pas en nous, voire que nous jugeons, peut prendre une
toute autre couleur… Combien un regard empreint de tendresse à notre
égard peut changer cette manière dont nous nous percevons. Alors n’avons-
nous pas à la cultiver ?
J’aime comparer la fragilité à une jeune pousse qui possède, même en ce
début de vie, une force incroyable pour se déployer et grandir. Alors, tel un
jardin délicat, cultivons-la. Considérons-la comme un bel engrais de vie à
prendre sous notre aile et à protéger avec la délicatesse à laquelle elle a
droit.
Tel un jardin sans cesse à entretenir, ne devons-nous pas faire de notre
maison intérieure un endroit vivant, riche et épanoui ? Jusque dans tous ses
moindres recoins. À nous de choyer, d’entretenir cette part de nous-mêmes
au même titre que toutes les autres, si nous souhaitons ne pas voir tous ses
germes se dessécher ou s’atrophier.
Les personnes que je côtoie ont du reste appris à ne plus l’accueillir comme
une tare dévalorisante, mais comme une partie particulière et spécifique
d’elles-mêmes. Une « marque de fabrique », « leur » marque de fabrique,
en quelque sorte.
Pour commencer, peut-être pourrions-nous la mettre en lumière pour
essayer de la percevoir sous un jour nouveau. Comme ce quelque chose qui
nous distingue des autres. Car chacun de nous est unique telles les gouttes
d’eau comme l’a découvert un jour Leibniz. Pas une ne ressemble à l’autre.
Ainsi pourrions-nous la percevoir comme une alliée à chérir sous notre
regard plein d’acceptation et de tendresse comme celui qu’on peut porter à
un enfant un peu gauche parfois mais si touchant aussi.

Faire de notre particularité un point fort


La rondeur de Sophie, source pour elle de dévalorisation pendant tout un
temps, a fini par ne plus représenter au fil des années « sa bête noire »
comme elle la nommait. Car depuis son plus jeune âge, le sentiment de rejet
de la part de ses camarades lui était devenu insupportable. Mais pas à pas
loin d’en faire une situation à fuir comme elle l’avait fait jusque-là, Sophie
parvint à en faire presque un atout. En tout cas elle réussit maintenant à en
faire presque une alliée. Il lui a fallu, à elle aussi, du temps pour dépasser ce
« point noir » et le transmuter en une sorte de bienfait.

« J’aime ma silhouette maintenant. Je crois qu’elle me rend plus joviale aux yeux des
autres. Elle donne souvent confiance car je sais que finalement je la porte bien, moi qui
aime rire et apprécie beaucoup la vie ! Je crois que j’en ai fait mon amie et les autres autour
de moi me le rendent bien. Elle est en quelque sorte mon laissez-passer et avec mon
physique, on me fait davantage confiance car grâce à elle je mets les autres à l’aise. »
Chacun de nous possède ses points faibles. Il ne s’agit nullement de s’en
glorifier. Mais toute part de faiblesse se doit d’être prise en compte. C’est
une loi de la nature : qu’il s’agisse des humains, des animaux ou d’une
simple plante que l’on croirait chétive et qui malgré tout trouve la force de
pousser à des endroits surprenants et particulièrement ingrats, comme j’en
ai souvent aperçu sur de simples voies ferrées caillouteuses et si peu
accueillantes.
Cette simple prise en compte permet d’en faire un appui aidant à mettre en
avant son contraire. Trouver en quelque sorte une forme d’équilibre entre
les deux plateaux d’une balance, le « moins » permettant la mise en valeur
du « plus ». De même que l’aveugle entend mieux, le sourd voit mieux et
c’est leur déficience qui permet à chacun d’eux d’enrichir et de développer
plus largement un de leur autre sens.
C’est ce qui se passe pour le personnage tant aimé des enfants, Winnie
l’ourson. Winnie possède des capacités intellectuelles limitées qui le
rendent gauche et malhabile. Il en a du reste conscience et les moqueries
des autres peuvent le rendre triste. Mais il est si agréable pour les autres ! Il
a cette gaieté contagieuse et aime chanter et aider ses compagnons. C’est
pourquoi les petits et les grands aussi l’aiment beaucoup !
Comme lui pourquoi ne pas s’autoriser à poser le faisceau de notre lampe
sur les côtés lumineux qui nous habitent tout en laissant parfois dans
l’ombre ceux qui nous gênent ou nous dérangent. Non pas en les occultant,
mais juste en laissant parfois émerger d’avantage ce qui fait partie de nos
mises en valeur. Ceux qui nous apportent et qui apportent aussi à ceux que
nous aimons.

Au-delà des apparences…


C’est aussi une histoire surprenante que celle d’Olivier, jeune papa d’un
petit garçon handicapé et possédant des capacités intellectuelles limitées.
« Mais il a un cœur d’or. C’est lui qui dans la rue est toujours là pour aider une personne
âgée à ouvrir la porte d’un magasin. C’est lui qui sait avec toute sa spontanéité offrir aussi
son large sourire aux gens qui passent et qui le lui rendent bien. C’est lui qui m’apprit la
simplicité, et surtout l’authenticité quand on agit tout simplement avec le cœur. Car il va
vers tout le monde et aime tout le monde, et il est bien rare qu’on le repousse. Un jour qu’il
venait d’être récompensé pour sa bonne conduite, il avait reçu un bonbon qu’il suçait avec
un plaisir évident. Ce jour-là, il y avait près de lui un petit garçon lui aussi handicapé dans
son fauteuil roulant. Soudain son regard se posa sur lui. Il le regarda droit dans les yeux et
colla presque son visage contre le sien. Et sortit le bonbon de sa bouche pour le mettre
dans celle du petit garçon.
Ce jour-là, j’ai compris la vraie valeur des choses. On pouvait être vulnérable, posséder des
capacités bien moins élevées que d’autres, mais c’est la force de la tendresse et de la
simplicité qui domine. J’ai aussi appris à relativiser, à me dire : “Quand tu te sentiras
dépossédé, et de toute façon tu ne le seras jamais autant que ton fils, sache que tu
possèdes la force que luimême malgré tout possède.” Ce fut une de mes plus grandes
leçons. Et quand je me sens faible ou impuissant, ça me donne une force énorme. »

Le monde de l’école peut s’avérer une source de mal-être pour certains. Et


cela laisse souvent des traces une fois adulte si l’on se sentait à l’époque
bête et moins doué que les autres. Il aurait suffi que l’on nous dise qu’il
n’existe pas qu’un seul type d’intelligence, ou plutôt devrions-nous parler
de « savoir-faire » ou de « savoir-être ». Mais on ne savait pas que le
système scolaire met en avant et valorise essentiellement certains savoirs
parmi tant d’autres. Et gare aux enfants dont les hautes capacités relèvent
des autres domaines. Ceux-là auraient pu pourtant s’épanouir dans ces
écoles parallèles qui auraient sans doute pu leur correspondre davantage.
Une fois adulte, cela aurait évité chez eux ce sentiment de mésestime qui
fait si mal. Claire l’a réalisé bien plus tard :

« Je n’ai jamais été bonne élève. J’avais beau apprendre, ça ne rentrait pas. Rester assise
toute la journée le nez dans les réflexions, cela était si dur ! J’avais envie de bouger, de
regarder les choses autour de moi, dans la vraie vie, quoi… Pas que dans les livres. »

Elle entendit un jour parler des huit types d’intelligence, « les intelligences
multiples » identifiées par Howard Gardner. Elle prit alors conscience que,
loin d’être la nulle qu’elle croyait être, elle possédait davantage une
intelligence corporelle et « kinesthésique » comme cet Américain l’appelait,
celle qui donne le don du mouvement, de la danse, des domaines où Claire
excellait et qui la rendaient heureuse. Son point faible, l’intelligence
« verbale et logico-mathématique » sollicitée à l’école, était largement
compensé par son propre mode de fonctionnement qui malheureusement
n’avait pas été mis en lumière durant ses jeunes années. Elle rattrapa
largement le temps perdu et s’engagea sur la voie de la danse où elle réussit
le concours du conservatoire et y trouva l’épanouissement qu’elle avait
toujours cherché.

Identifier sa fragilité
C’est dans des situations bien diverses que la prise de conscience peut
s’effectuer : alors la mise en avant de nos atouts peut intervenir.
Ce retournement peut s’effectuer à travers nos petits défauts, ceux que l’on
considère comme nos faiblesses, nos manques aussi légers soient-ils. Ces
petits riens qui parfois nous gênent et prennent un peu trop de place à nos
yeux.
C’est, bien sûr, le cheminement intérieur qui nous permet d’accepter ces
plus ou moins importants travers et notre capacité à lâcher prise vis-à-vis
d’eux. C’est ce travail sur soi, seul ou accompagné, qui permet qu’une prise
de recul s’installe. C’est aussi la maturité liée aux années qui passent, aide
précieuse pour relativiser ces manques qui parfois nous empêchent de
laisser toute leur place à nos belles qualités car nos manques leur font trop
d’ombre. Et pour y parvenir il y faut quelques ingrédients tels la patience, le
temps, et l’humilité. Comme ne plus se prendre au sérieux est aussi un bon
remède…
Par exemple, certains ne sont pas enclins à cuisiner et peuvent mal le vivre.
Marie-France le dit bien :
« Quand je reçois mes amis, c’est la cuisine à la bonne franquette, plus que du simple. Oui,
parfois je me sens un peu différente de ces femmes hautes cuisinières. Mais mes amis sont
toujours admiratifs devant la décoration de ma table. Et ma faiblesse est rattrapée par mon
modeste don pour la beauté esthétique ! »

D’autres, enclins à la rêverie, réussiront dans l’art ou la création sous toutes


ses formes. Pour certains d’entre nous, ce sera le domaine manuel qui, à nos
yeux, « clochera » avec un penchant pour l’intellectuel ou vice versa.
Comme pour Balzac qui, à l’école, passa pour un enfant rêveur et peu doué.
« Nul à l’époque ne soupçonna chez lui passion ou génie […] Il était le
dernier en latin et ses parents le considéraient comme un raté1… »
Pour d’autres encore le « point noir » viendra de ce qu’ils nomment leur
lenteur.

Comme pour Gurval : « J’ai découvert qu’en prenant mon temps, cela m’aide à prendre les
bonnes décisions. Quand je veux aller plus vite je doute, je me bloque et tout va mal. Ça
n’est pas que je suis indécis, comme on me le reproche parfois, il me faut juste le temps qui
m’est nécessaire. »

Pour chacun de nous, son « bon » et son « moins bon », ses qualités et ses
défaillances. Pour chacun, les deux faces d’une même médaille, celle qui
compose tout être humain quel qu’il soit.
Mais il existe aussi d’autres situations au caractère beaucoup plus
douloureux, qu’il s’agisse d’un deuil, d’un handicap marqué ou toute autre
forme de véritable traumatisme qui sera en revanche vécue avec davantage
de gravité et laissera pourtant à notre force sous-jacente l’espace pour jaillir.

« Trop sensible pour être heureux… »


« Je n’en peux plus d’être si sensible. J’ai 17 ans, alors qu’est-ce que ce sera dans dix
ans ! » Tels furent les premiers mots de Dimitri qui en avait les larmes aux yeux. « On a
beau me dire « Il vaut mieux être comme toi que ne rien ressentir du tout », cela ne
m’apaise vraiment pas. Je ressens tout de la part des autres. Leur moindre mimique ou
parole prend pour moi une importance phénoménale, même si je sais que je grossis sans
arrêt le trait. Je crois que si certains ne se mettent pas à la place des autres, moi je m’y
mets trop et du coup, je prends tout à cœur. Une vraie éponge. Si vous saviez comme c’est
fatigant ! Je veux toujours arranger les choses quand il y a des disputes, et par exemple à
la maison je ne supporte pas celles de mon frère et de ma sœur. Mais rien n’y fait et ils
continuent. Moi j’en souffre et je sens bien que je m’épuise pour rien.
Du coup ça me met mal à l’aise car les gens ne comprennent pas et je peux même
quelques fois devenir un sujet de moquerie de leur part. En même temps, je ne voudrais
vraiment pas avoir un cœur dur comme une pierre ! En fait, il faudrait que je trouve un juste
milieu et ça serait plus facile. Et puis vous savez je sens bien que cela me fait faire des
choses chouettes car les autres viennent vers moi quand ils ont des soucis. Ils savent que
je les comprendrai. Ça, c’est mon avantage ».

Oui comme en toute chose, il faudra du temps à Dimitri pour, non pas
s’endurcir car cela ne lui correspondra vraisemblablement jamais et
risquerait de lui jouer des tours, mais rendre à sa belle sensibilité sa juste
place. Celle qui permet de penser aux autres de façon adéquate et sans
excès. Ce bon dosage qui ne cesse de nous être demandé tout au long de
notre existence.

« Trop intelligent pour être heureux… »2


Comme Dimitri, Amandine a longtemps souffert de son excessive
émotivité. Comme pour lui, un rien depuis l’enfance, la moindre émotion
chez elle ou chez les autres lui donnait l’impression à chaque fois qu’un
tsunami débordait en elle. Ainsi, ressentait-elle aussi un sentiment de
grande étrangeté vis-à-vis des autres et un décalage qui lui donnait sans
cesse l’impression d’être « à côté de la plaque ».
« Depuis toute petite je ne comprends ni les autres ni moi-même. Les autres ont toujours dit
que j’étais bizarre, que j’étais une “intello” et que je pensais d’une drôle de manière. Ou le
contraire, que j’étais bête. »
En classe de seconde un professeur se pencha sur elle et lui suggéra de faire évaluer ses
capacités intellectuelles, pressentant une maturité exceptionnelle chez elle. Le bilan conclut
à une précocité évidente.

Et comme la plupart de ces enfants et, malgré ses capacités intellectuelles


bien au-dessus de la moyenne, Amandine a longtemps ressenti un profond
malaise. Le bonheur ne fut pas souvent au rendez-vous chez elle et elle se
perçut longtemps comme fragile, tel « le vilain petit canard » du conte
comme elle me l’exprimait.
Comme tous ceux qui sont ses semblables, elle possédait et possède encore,
elle le sait, une réceptivité émotionnelle à fleur de peau et elle est sans cesse
guidée par son émotivité. La remise en question représente son quotidien.
Qu’il s’agisse d’elle-même, de la vie ou des autres. « Je me suis toujours
posé mille questions. Ma tête en est pleine. » Le regard qu’elle porte sur les
êtres et les événements se fait dans la profondeur « avec sans cesse ce
besoin de tout comprendre ». Cette façon d’être au monde, de rêver, de
ressentir, de raisonner lui est bien particulière. Le sens du beau et un grand
idéalisme la rendent très sensible à la moindre injustice, ce qui fut aussi
pendant longtemps source de souffrance.

« Je me souviens qu’à l’école, à la moindre injustice, j’intervenais auprès de mon institutrice


et cela m’a valu très souvent des réactions de rejet ou d’agacement de sa part. Mais ces
situations m’étaient tellement insupportables. Je pense surtout avec mon cœur, et ça, ça
rend fragile… »

Mais du jour où elle a appris grâce à cette évaluation, de quelle famille elle
faisait partie, Amandine a enfin compris. Elle a pu alors entamer la
réconciliation avec elle-même. Elle a pu entreprendre le chemin lui
permettant de mettre en avant ses atouts. Oui, elle était trop sensible. Oui,
elle ressentait toujours ce sentiment d’étrangeté. Mais, au lieu de le vivre
comme un handicap, une différence qui la renvoyait à une profonde
solitude, elle put percevoir tous les trésors que sa particularité pouvait lui
apporter. Et si elle était différente de la famille des canards, ce qui
longtemps l’avait amenée à ressentir une profonde dévalorisation, elle
savait que comme le cygne du conte elle avait sa vie, différente et bien à
elle, à vivre.

« J’ai découvert que ma sensibilité extrême m’offrait la capacité d’être à l’écoute des autres.
De ressentir de l’empathie à leur égard. Et on me le renvoie souvent. J’ai appris le doute et
l’humilité et cela me permet d’aborder les autres de manière plus humaine, non jugeante.
Dans le véritable accueil. C’est l’écrivaine Amélie Nothomb qui dit “la fragilité aiguise le
sens de l’autre” et de cela, j’en suis persuadée.
Loin de me sentir supérieure, comme beaucoup ont tendance à le croire quand on parle
des personnes précoces, je n’ai fait que douter de moi. Et ce n’est pas terminé. Mais en
même temps, cela m’a appris la lucidité et tant d’autres choses.
Et puis j’ai vraiment des amis qui me sont chers car je suis sur la même longueur d’ondes
qu’eux. Finis les dîners où je me suis si souvent ennuyée. Finies les conversations au cours
desquelles soit je décrochais, soit je faisais semblant. »

Elle a pu aussi jouer sur son point fort, une des alliées de sa grande
sensibilité pourtant à ses yeux si gênante : son intuition. Et elle l’a
tendrement chérie.
C’est celle que possède la « femme sauvage » dans une relation essentielle
et profonde à elle-même. Cette petite voix qui vient de loin. Celle qui nous
fait nous écrier « c’est ça ! » sans en connaître la raison. Celle que l’on ne
perd jamais même si elle était tapie dans l’ombre sous les couches de notre
histoire. Celle qui atteint la connaissance profonde de nous-même. Notre
« soi instinctuel ». C’est la part de la femme inspirée, possédant un souffle
vibrant de vie. Clarissa Pinkola Estés la décrit dans son ouvrage, Femmes
qui courent avec les loups :
« Celle qui voit loin, qui entend tout […] qui possède le don de sentir, de
transmettre, de deviner chez l’autre3… »
Au bout du compte, Amandine a su transformer ce qu’elle ressentait comme
une grande faiblesse en des qualités considérables et les offrir autant à elle-
même qu’aux autres. Elle a commencé des études pour devenir psychologue
et je suis certaine que son écoute sera d’une rare qualité, pleine de chaleur
et d’une précieuse humanité pour tous ceux qui viendront à sa rencontre.
Mais bien sûr nul besoin d’être précoce comme Amandine pour souffrir de
cette sensibilité débordante aux autres et à la vie. D’autres enfants comme
Dimitri et bien d’autres adultes me l’ont révélé comme étant la source d’une
grande souffrance, liée en grande partie au sentiment d’être « différent et en
marge des autres ».

Quand le chômage frappe


Joseph, lui, s’est brusquement retrouvé au chômage après des années de
bons et loyaux services. Le passage d’une forme de vie à l’autre lui a été
particulièrement douloureux.

« Ô ce sentiment d’inutilité que j’ai immédiatement ressenti ! J’avais perdu ma colonne


vertébrale. Mes repères avaient tous valsé. J’avais l’espoir de retrouver du travail mais peu
à peu mes espoirs se sont effrités. Comment pouvais-je supporter de rester à la maison
alors que ma femme partait de bon matin pour son boulot ?
Je savais bien que je n’étais pas l’unique responsable de cette situation car on appréciait
mon travail et que c’était le système social qui, lui aussi, était à remettre en question, mais
quand même mon image s’en est vraiment trouvée détériorée. Et puis cette culpabilité, ce
tiraillement intérieur entre ce que j’étais et ce que je devrais être en tant que bon père de
famille…
Puis, peu à peu, ce sentiment m’a quitté. Je suis sorti de mon silence. Celui de la honte
avec ce sentiment d’être un paria. De la solitude. J’ai osé en parler autour de moi et j’ai été
étonné de la compréhension de la famille. De mes amis. Ils m’ont profondément aidé à me
regarder autrement. J’ai retrouvé une nouvelle vie et j’y ai même trouvé des aspects positifs
et gratifiants là où je n’y aurais pas le moins du monde pensé auparavant. Une de mes filles
m’a même dit un jour du haut de ses cinq ans : « Papa tu sais même si on a moins
d’argent, ça fait rien. Pour l’anniversaire de mammy on achètera un gâteau moins gros mais
on mettra une belle nappe et on mettra mes dessins dessus ! » C’est ce jour-là que j’ai
appris une grande leçon. Le moment présent, la tendresse, l’amour autour de soi, tout ce
que l’on ne voit pas tous les jours quand on est pris dans le tourbillon de la vie et qui est
pourtant l’essentiel. Ces petits moments de grâce que je parviens à repérer et auxquels je
n’aurais pas prêté attention sans la pétillance et la fraîcheur de ma petite fille. Tout est
affaire d’enthousiasme malgré les circonstances. Ma situation, que je vivais comme un
honteux handicap, est devenue ma force en quelque sorte… »
Oui derrière ce que l’on pourrait considérer comme une défaillance existe
une qualité qui en est son pendant. À chacun de nous de la mettre en valeur.
Mais pour parvenir à cela tout un chemin intérieur, une remise en question
de nous-mêmes avec toute l’humilité que cela comporte nous est bien
souvent nécessaire. La voie est loin d’en être toute tracée. Mais c’est elle
qui nous permettra d’avoir accès à ce juste regard sur nous-mêmes.
Éviter tout excès, parvenir à trouver le juste équilibre entre le trop et le trop
peu, entre l’excessive dévalorisation des « Je ne suis qu’un(e) faible » et
son contraire « Moi, toujours prêt(e), toujours fort(e) ! », semblable au
« même pas mal ! » des enfants, relève d’une certaine remise en question de
notre part. Et parfois cette remise en question demande que nous nous
aventurions sur la route de l’intériorité.
Ainsi pour cultiver notre part fragile, toutes sortes de voies
d’accomplissement s’offrent à nous afin de nous en faciliter la récolte.

1. Ouvrage collectif Psychanalyse du génie créateur, coll. Dunod, « Inconscient et culture », 1974.
2. Jeanne Siaud-Facchin, Trop intelligent pour être heureux, Odile Jacob, 2008.
3. Op. cit.
Chapitre

Puiser dans son enfant intérieur 6


« Il n’y a pas de grandes personnes. Il n’y a que des enfants qui font semblant d’avoir
grandi, ou qui ont grandi, en effet, mais sans pouvoir y croire tout à fait, sans parvenir à
effacer l’enfant qu’ils furent, qu’ils demeurent, qu’ils portent en eux ou qui les porte… »
André Comte-Sponville

Observer notre enfant blessé


Les chemins sont nombreux pour nous aider à grandir. Et parmi eux le
regard que l’on pose sur cette part lointaine de nous-mêmes prend une place
toute particulière. Parmi ces chemins à parcourir avant cette récolte ce
regard-là s’impose à nous pour nous y aider.
Certains d’entre nous gardent précieusement enfouies tout au creux d’eux-
mêmes leurs années d’enfance. Et ils retournent en ce pays avec joie et
plaisir.
D’autres même souhaitent s’y maintenir et ce malgré l’âge adulte atteint.
L’insouciance, la désinvolture peuvent quand elles prennent alors toute la
place faire de l’ombre à cette part de responsabilité que l’on acquiert en
grandissant et en mûrissant.
Au contraire d’autres éprouvent une telle honte ou de telles blessures liées à
leurs jeunes années qu’ils cherchent par mille moyens à s’en débarrasser
comme d’un objet sale et encombrant.
À chacun son histoire. Et pourtant, quoi que l’on fasse, cet enfant ne nous
quittera jamais. Il sera toujours là.
Pour chacun il y aura eu du bon, du moins bon, parfois même la traversée
de l’extrême douleur, et au cours des circonstances les plus diverses. Non-
dits ravageurs quand un inceste, une faute grave, un avortement ont été mis
sous secret. Divorces destructeurs pour l’enfant. Mainmise d’une mère
omniprésente ou absence d’un père… La liste n’a pas de fin.
C’est l’absence de mots quand est intervenue une situation dramatique qui
laisse l’enfant qui la subit sans voix et qui n’en trouve aucune autour de lui
pour comprendre. Tout simplement pour comprendre.

Marianne me parle : « Je suis perdue. Je ne sais jamais quelle décision prendre. Je me


sens encore la petite fille qui n’a jamais pu grandir et assumer ses responsabilités. Je crois
que j’ai encore 12 ans, l’âge où maman est morte. Ça s’est passé comme un raz-de-marée
pour moi dans lequel ma vie a été engloutie. J’étais en pension et j’ai simplement reçu un
bref coup de fil durant la semaine, voilà. « Ta mère est morte. On va venir te chercher pour
l’enterrement. » Ces quelques mots et tout avait été dit. Mon père à l’époque ne s’était pas
senti la force de l’annoncer. Son cancer dont on ne m’avait jamais parlé avait été foudroyant
et je ne l’avais jamais vue malade. Vide brutal. Solitude insupportable, voilà mes ressentis.
Le silence total a suivi. On n’en a jamais reparlé chez moi. »
Marianne a 40 ans mais la petite fille de 12 ans l’a toujours envahie de sa souffrance.
« Depuis je flotte un peu comme hors du temps. Je suis du coup incapable d’affronter mes
responsabilités et c’est mon mari qui, à ma demande, décide pour moi. »

Ici, elle a fait un jour le choix de venir mettre tous les mots qui lui ont tant
manqué. Et peu à peu en renouant avec les années d’avant le traumatisme,
elle va retrouver la vraie fillette qu’elle était. Vive, décidée, joyeuse et
pleine de vie.
Car pour tous à l’origine, avant les turbulences plus ou moins brutales de
l’existence, cet enfant que l’on porte en soi a représenté cette fraîcheur,
cette authenticité, cette joie de vivre qui le définissent par essence.
À nous de retrouver ces parts de nous-mêmes malgré le chemin parfois
difficile et ardu. Car il s’agit bien dans certains cas de le déterrer des
décombres sous lequel il s’est trouvé enseveli.
Bien sûr je ne parle pas ici de cet infantilisme, de cette part d’immaturité
qui peut nous pousser à s’accrocher à cet enfant en nous qui peut ou ne veut
pas grandir. Tel le personnage de Peter Pan vivant dans le fantasme doré de
sa petite enfance, c’est alors l’égocentrisme, la dépendance, la toute-
puissance, la difficulté face à la frustration, et tous les autres traits de
personnalités qui vont avec, qui nous habitent.
Non, il s’agit bien au contraire, tout en assumant les années qui ont passé,
de retrouver l’enthousiasme, l’émerveillement, ceux qui nous permettaient
de vivre le plus naturellement du monde l’instant présent de façon magique
avec des fleurs cachées au fond des yeux. Car il y a des moments pour agir
et d’autres qui sont faits pour rêver. Ce flot d’imaginaire qui peut parfois
nous surprendre, celui qui n’habite pas uniquement les fous, les amoureux
ou les poètes. Cette force qui nous attire vers le haut avec cet
émerveillement d’être et de vivre. Il ne s’agit pas de ces rêvasseries qui sont
là pour nous permettre la simple évasion. Le rêve, lui, demande de l’audace,
celle de risquer l’aventure au grand large vers des horizons nouveaux pour
le réaliser parfois contre vents et marée.
Le poète Jacques Prévert a si bien décrit cet enfant que nous fûmes ou que
l’on aurait pu être. Le nez dans la lune, les étoiles et les bateaux à voile…
Celui qui est parfois critiqué par des adultes « bien pensants » et au
comportement qui se veut bien adapté en toutes circonstances. Celui
pourtant qui n’a que faire à son arrivée sur terre de la force ou de la
faiblesse comme marque de comparaison et de jugement.
Tout enfant a à la fois des ressources insoupçonnées pour s’adapter le mieux
possible à un entourage qui peut parfois l’anéantir en toute conscience ou
non. Manque d’amour, violences psychologiques ou physiques,
humiliations, non-écoute, la liste est infinie. Mais pour se faire aimer, le
petit est capable d’accumuler ces nuisances. Et à l’intérieur de lui, tout au
fond, rien ne se perdra. En lui qui aura traversé des moments d’une
impuissance totale face à l’adulte en position de force tout sera gardé. Oui,
que peut un enfant face à la force dominante d’un adulte ? C’est là encore
« la loi du plus fort » qui l’emporte.
Cet homme de 36 ans qui vient à ma rencontre ce matin-là semble fort et si
sûr de lui. Il faut dire que sa carrure peut même impressionner au premier
abord. Il me dit qu’il est rugbyman ce qui ne m’étonne que peu devant sa
silhouette athlétique, qui évoque tout naturellement celle d’un sportif
particulièrement costaud et solide.
Il se souvient. Tout lui revient à la mémoire et ses larmes coulent avec
abondance. Les humiliations subies, les rejets, les injustices. Il se les
remémore comme si c’était hier.
Et j’ai alors devant moi un petit enfant perdu. Incompris et confus. D’une
extrême vulnérabilité, ce qui offre un total contraste avec son aspect
extérieur. Dehors un corps d’homme fort. Dedans cet ancien petit garçon
apeuré, celui d’autrefois démuni et confronté à sa faible impuissance.

Mais, dit-il, quand il évoque ce dernier : « J’ai appris à l’aimer, à poser sur lui un doux
regard. Celui que je porte à mes propres enfants quand ils sont dans la peine. C’est eux qui
me l’ont appris. C’est de devenir père qui m’y a conduit. »

Oui, le chemin lui a demandé plusieurs étapes. D’abord parvenir à regarder


les yeux dans les yeux ce petit garçon blessé par la vie. Ce n’est qu’ensuite
qu’il a pu le soigner, le guérir avec amour.
Thérèse atteint l’automne de son existence. Et sa démarche me confirme
une nouvelle fois qu’il n’y a pas d’âge pour creuser en soi à la recherche de
nos trésors. Elle a 72 ans. Pour elle aussi la vie n’a pas été facile. Violée et
abusée des années durant par un beau-père alors que sa mère dans le secret
n’était d’aucun soutien pour elle, elle en est arrivée à haïr sa propre
personne. À se sentir vile, sale et non intéressante. Bien sûr, par la suite, sa
vie de couple où l’amour régnait n’a pu s’épanouir dans une sexualité
heureuse. Tant de traces. Tant de culpabilité vis-à-vis de la petite fille qui se
demande encore comment elle n’a pas eu la force de réagir face aux mains
que cet homme posait sur elle. On l’entend si souvent ce reproche dans la
bouche de ces femmes anciennes victimes…
Pourtant, et comme beaucoup d’autres, ces deux anciens enfants ont eu
l’immense courage de se regarder en face et d’envisager dans un corps à
corps les anciennes blessures. C’est uniquement cela qui permet avec la
force qui est la nôtre de montrer notre indulgence à ce petit être fragile et
impuissant que nous étions.
Si nous comptons sur lui pour guider nos pas d’adulte ce corps à corps, ce
cheminement à deux en nous sera la voie incontournable pour qu’enfin il
devienne, dans nos vies, l’ange protecteur. Le psychanalyste Jung avait lui-
même remarqué que dans la mythologie beaucoup d’enfants dieux étaient
des sauveurs. Et si cet ancien enfant que nous portons possédait lui aussi
cette qualité ? Celle de nous venir en aide ?
Donner la main à l’enfant que nous étions
Cet homme dont les 42 ans viennent de sonner se confie. Et plus il avance,
plus il me dit « retrouver » cet enfant d’avant, « celui qu’il avait enfermé à
double tour dans une malle de sa maison intérieure ».
Il a toujours senti un combat en lui-même. Il sentait l’enfant joyeux qu’il
était, vivant au bord de la mer et libre de son corps, habillé pendant toute la
durée des vacances au plus simple et au plus naturel. Puis, lui faisait face
cet autre lui-même. Celui qui, une fois la rentrée scolaire venue devait se
montrer sous le meilleur jour. Bien habillé, impeccablement coiffé, propre
du bain de la veille qui clôturait la semaine, en quelque sorte « déguisé » en
petit adulte. Et tout ceci, l’aspect extérieur, remplaçant dans sa famille la
tendresse et les échanges chaleureux. Image sociale, résultats scolaires,
paraître, etc. toute la panoplie du petit garçon parfait. Devant de telles
attentes, il se souvient comme si c’était hier de ses maux de ventre du
dimanche soir et des examens médicaux n’ayant donné aucun résultat et
aucune piste explicative.
Mais il s’obstina à garder intact son côté « petit sauvage » comme il le
disait. Cette face ludique et spontanée de sa personne qui lui donnait
toujours la désagréable et douloureuse sensation d’être « le canard boiteux »
de la famille.
Ayant toujours vécu au bord de la mer, il préserva sans relâche son activité
préférée, la planche à voile, tout en menant à bien ses études « sérieuses ».
La chance de devenir moniteur tout en poursuivant ses études s’offrit à lui.
Mais me disait-il :

« Je ne parviens pas à relier ces deux morceaux en moi, et je me sens encore coupable
quand je ne suis pas uniquement raisonnable et “comme il faut !” »

Nous fûmes amenés à réfléchir sur le mot « sérieux » qui pour lui ne
comportait qu’un aspect péjoratif. Être sérieux équivalait à être un adulte
sans enthousiasme, sans projet, sans légèreté. Comme certains qui, encore
bien vivants, semblent déjà un peu morts du dedans, plein de lourdeurs et
d’âpres responsabilités.
Nous avons essayé de relier ces pôles extrêmes que sont la légèreté et la
profondeur, le jeu et le raisonnable, l’enthousiasme et la gravité. Toutes ces
couleurs qui peuvent très bien cohabiter. Car lui ai-je fait remarquer, la
planche à voile, comme toute chose, demande du sérieux pour y parvenir.
Observez même comme les enfants jouent de la sorte ! Il ne faut surtout pas
les déranger dans leurs rêves quand ils manœuvrent leurs Playmobil ou
leurs poupées avec leur regard intense et emprunt d’une extrême gravité.
Renouer avec notre part d’enfant s’avère plein de promesses et porteur de
magnifiques fruits. Et pour cela divers moyens s’offrent à nous pour nous le
permettre. Qu’il s’agisse de retrouver, dans une boîte à photos ou dans des
albums, ces petits moments du passé au caractère fugace : un sourire, un
moment de joie sur notre visage, un geste, et se fait alors la remontée à la
source d’un moment passé en compagnie de ceux que l’on a aimés ou que
l’on aime encore. Et même si ces moments ont été d’une grande rareté pour
certains d’entre nous, il y en a bien souvent au moins un qui resurgit au fil
de ces images d’antan. À partir d’une photo ce peut être aussi une musique,
une odeur qui refont surface, ces sensations surgies comme d’un ailleurs
oublié et qui pourtant ont bien existé. Qui d’entre nous n’a pas fait ce bond
en arrière ? Souvenir d’un bol de chocolat chaud et de la mousse qui reste
aux lèvres, celui du tilleul de notre grand-mère chez qui nous passions les
vacances, ou de l’histoire du soir avec cette attente sacrée qu’elle
comportait à nos yeux. Tous ces menus détails qui débordent alors
largement du cadre de l’image et qui pourtant l’accompagnent. Oui, il peut
s’agir de ces instants fugitifs mais magiques puisés dans nos souvenirs
lointains, telle la petite madeleine de Proust.
Et c’est grâce à toutes ces petites parcelles de temps furtif et réveillées du
passé que nous éviterons à notre cœur et à notre monde imaginaire de se
dessécher.
Ce sont ces retrouvailles qui vont aussi nous permettre de rejoindre le
moment où nous avons commencé à nous perdre de vue, sous les rôles, les
costumes et les responsabilités successifs que l’existence nous aura
malheureusement amenés à endosser. Pour survivre aux aléas de la vie, il
arrive que nous devenions adultes en oubliant notre spontanéité d’antan.
Alors retrouver ces instants-là nous donnera l’opportunité de renouer avec
une vie joyeuse et pleine de mille trésors. Celui de la fraîcheur de
l’insouciance qui peut tout à fait trouver sa place au sein de la vie
responsable que demande celle d’un adulte. Car elle nous est indispensable.
Du reste ne dit-on pas qu’il y a un moment pour tout ?
Il nous faudra enfin porter sur cette part essentielle de nous-mêmes un
regard empreint de douceur et de tendresse. Un regard de compassion, celui
que l’on aurait peut-être dû poser sur nous autrefois. Celui d’un parent
bienveillant, chaleureux et aimant.
Cette tendresse, une simple photo retrouvée au fond d’un tiroir ou d’un
grenier peut nous l’offrir. Nous pouvons tous en retrouver une. Une seule
suffit. C’est celle qui parmi les autres nous arrache un « Ô comme j’étais
mignon(ne) ! J’avais complètement oublié ce moment. Et maintenant me
revient dans les moindres détails, cette journée… ».
Oui c’était bien nous, ce petit garçon, cette petite fille au regard joyeux, à la
silhouette qui nous semble si attachante aujourd’hui. Parfois il est difficile
de trouver dans le lot cette photo du temps jadis qui nous amène à ce doux
sentiment envers nous-même. Mais si l’on cherche bien il y en a au moins
une. Et elle peut alors devenir comme un trésor nous facilitant les
retrouvailles.
Jacky, au cours d’un entretien très émouvant, avait ainsi retrouvé ses 5 ans
le jour d’un anniversaire sur une petite photo en noir et blanc qu’il m’avait
sortie de son attaché-case. Il se souvient… Son sourire, ses bougies devant
lui… Quelle belle photo pour lui permettre de retrouver tout au fond celui
qui n’a finalement jamais disparu…

La puissance de l’instant présent


« Le bonheur est une petite chose qu’on grignote, assis par terre au soleil. »
Jean Giraudoux

Chacun de nous va et vient de façon continuelle entre les trois rives, celles
du passé, du présent, et de l’avenir. Qui de nous en effet ne se sent-il pas
plongé dans un passé proche ou lointain, celui qui nous fait dire : « Ah si
j’avais su… », ou tout simplement « J’ai oublié de… », « C’était si bien et
c’est fini… » ? Mais c’est aussi le futur, le temps à venir et qui n’existe pas
encore qui prend dans nos esprits une large part. Celui que nous cherchons à
contrôler car nous ne le connaissons pas encore et ne savons pas exactement
de quoi il sera fait. L’être humain appréhende tant l’inconnu. Qu’il s’agisse
de mener à bien l’organisation du temps de la journée ou de la semaine. De
l’appréhension d’une situation à venir qui envahit notre esprit ne laissant de
place à rien d’autre, à tel point que l’on se demandera si l’on a bien fermé à
clef, revenant sur nos pas pour en effectuer la vérification. Crainte aussi
qu’un rendez-vous ou un entretien important ne se passe mal, et autres
peurs touchant à une situation à venir. Tout ceci nous submerge. Et la liste
est sans fin.
Alors que devient, parmi toutes ces pensées qui se chevauchent et parfois à
une allure vertigineuse, le moment que nous sommes réellement en train de
traverser, là, en cet instant précis ? A-t-il droit d’existence lui qui pourtant
symbolise totalement l’essence de la vie ? N’oublions-nous pas que nous
quitterons tous un jour celleci et qu’en quelque sorte c’est un peu comme si
nous la négligions quand on passe à côté de ces purs instants de bonheur
cachés dans le minuscule ?
Posons-nous la question : la vie n’est-elle vraiment faite que de ces
moments disparus ou pas encore là ? Ou ne se loge-t-elle pas au contraire
dans le suc si puissant de l’instant ? Et puis n’est-ce pas tout simplement
grâce à lui, si éloigné de certaines images tapageuses du bonheur, que l’on
traverse intensément sa vie ?
Assise devant le petit port que je connais bien, j’aperçois de loin, bien
campée sur le bord d’un bateau, une silhouette bien particulière qui attire
mon regard. Et je comprends qu’il s’agit d’un cormoran qui a ouvert en ce
jour de pluie toutes grandes ses ailes pour les sécher. Je vais rester un très
long moment à l’observer. Il s’immobilise parfois telle une statue, droit et
plein d’élégance. Puis il reprend son activité et tourne sa tête à droite et à
gauche tout en continuant à écarter ses ailes pour en chasser la pluie avec
une sorte de majesté. Un spectacle d’une rare beauté…
J’ai beaucoup aimé ce film, Alexandre le Bienheureux, dont l’acteur
principal, Philippe Noiret, y incarne un homme qui, un beau jour, décide de
ne plus se donner de contrainte. Dormir. Dormir. Encore dormir… Ne rien
faire, telle était devenue sa devise, provoquant dans son petit village une
véritable révolution. Dormir, mais aussi pêcher les poissons dans la rivière,
jouer au billard, s’extasier devant une fleur de carotte dans les champs…
Et qui d’entre nous n’a pas été saisi par un coucher de soleil, la couleur
d’une fleur ou par la blancheur de la neige ? Qui n’a pas posé son regard sur
les nuages « cette haleine des dieux » comme aime à les appeler Hélène
Grimaud ? Il peut s’agir aussi de ceux que nous vivons avec intensité dans
notre vie actuelle, ces petits moments, ceux de la « première gorgée de
bière » dont parle avec délicatesse l’écrivain Philippe Delerm. De ces tout
petits riens qui nous ramènent à l’essentiel et au cœur de l’existence et que
nous pouvons, comme quand nous étions enfants, nous fabriquer encore et
encore.
Le médecin suisse Roger Vittoz l’a bien compris, lui qui mit en place une
approche fondée sur le ressenti, sur le monde de nos sensations. Cette
qualité de présence à l’instant, aussi ténu soit-il. Cette approche représente
véritablement un réapprivoisement de ce qui nous était naturel enfant, une
totale ouverture, un total éveil à l’univers de tous nos sens. Vivre l’intensité
du moment, avec la pleine conscience de tous nos actes si simples et menus
soient-ils.
Apprendre à humer l’essentiel de l’instant. Déguster le quotidien.
Transformer l’ordinaire en extraordinaire. Être présent dans l’acte accompli.
À chacun de nous d’essayer de réenchanter le monde fait d’ombres et de
couleurs. De forces et de faiblesses. C’est toujours Vittoz qui disait :
« Soyez réceptifs et vous ne serez jamais seul. »
J’ai découvert par un petit fait banal lors d’une formation combien nous
passions à côté de ces atouts que possède l’enfant retrouvé. Ce jour-là il
avait été proposé à notre groupe d’expérimenter la pleine conscience d’un
de nos sens, le goût. Sur un plateau, nous étaient proposées dans le silence
et le calme total diverses friandises. Je fermai les yeux et me concentrant
sur le petit morceau de chocolat que j’avais choisi, je me mis à savourer
intensément ce court instant mettant tous mes sens en éveil. Regardant la
friandise, en ressentant la texture douce et en goûtant sa matière si subtile et
particulière pour m’en faire ressentir pleinement le plaisir. Ce qui me frappa
cette première fois, ce fut cette impression d’être rassasiée par ce tout petit
morceau alors qu’en temps ordinaire un simple carré était loin de m’être
suffisant. Le moment présent avait été vécu en pleine conscience et dans sa
grande intensité.
Soyons attentifs à chacun de nos gestes. À notre marche lente et consciente.
À la pression bienfaitrice de nos pieds qui nous stabilisent sur ce sol qui
nous porte. À ces sensations si différentes quand nous évoluons sur un
trottoir, sur de la neige, ou sur un tapis de feuilles ou d’herbe. À chacun de
nos sens, l’ouïe, la vue avec ses formes et ses couleurs, le toucher du plus
doux au plus rugueux à ce que nous avons par exemple entre les mains. À
notre écriture aussi… Nous passons pourtant la majeure partie de notre
temps à côté de tout ce qui nous entoure. Et pourtant il nous serait possible
de savourer le moindre de nos actes. Mais le réalisons-nous lors de nos
rythmes effrénés ?
Renouons aussi avec notre douce et fidèle amie, la respiration. Cette
musique intérieure que nous avons pris l’habitude de ne plus entendre tant
elle fait partie de nous. Comme si elle n’existait pas. Et pourtant sans elle…
Retrouver cet enfant en nous passe par tout cela. Avec la douceur de notre
regard déchargé de réprobation comme nous avons pu la vivre autrefois,
mais au contraire plein d’empathie à notre égard. Car notre corps lui aussi a
tant besoin qu’on lui offre ces cadeaux.
Fantine l’avait compris, elle aussi, dont le parcours n’avait pas été un lit de
roses. Mais elle avait la capacité de s’accrocher à ces moments de petites
étincelles. Elle avait peu à peu recouvré, à la suite de cette vulnérabilité
pleinement vécue lors de son naufrage affectif, la légèreté, l’enthousiasme
d’il n’y avait pas si longtemps.

« Et maintenant c’est la légèreté qui m’habite. Tous ces menus plaisirs de ma vie que je
déguste petits morceaux par petits morceaux avec une véritable délectation. »

L’émerveillement : une capacité d’être


« L’homme qui a fini de s’émerveiller est un homme mort. »
Einstein

Sur terre en fin de compte, les occasions de s’émerveiller ne manquent pas.


Il semblerait que ce soit plutôt les émerveillés qui ne sont pas toujours au
rendez-vous.
Cette belle qualité est représentée par la déesse Iris dans la mythologie, elle
qui porte pour la symboliser un arc-en-ciel en guise d’écharpe avec tout son
ensemble de couleurs.
Renouer avec la fraîcheur, l’authenticité si naturelle de nos premières
années d’existence, retrouver l’éclat bienveillant de la simplicité, il nous
faut y travailler. C’est avec elles que nous pouvons à nouveau entrer dans
cette capacité d’émerveillement qui faisait dire à Picasso : « Il faut
beaucoup d’années pour devenir jeune ». Pour que l’espace d’un instant
nous puissions nous fondre dans la beauté et l’absolu mystère qui va avec
elle.
C’est ainsi que nous sauvegardons notre enthousiasme, ce « dieu intérieur »
pour la langue grecque, et le rêve qui lui aussi en fait partie.
Ce couple, après des années de difficultés dues à des accidents de la vie, un
enfant handicapé parvenu à l’âge adulte, des parents à épauler jusqu’au
bout, retrouva le printemps du début de son histoire. Il s’en émerveillait et
me disait :

« Nous aussi nous avons touché le fond. La force de nous battre nous a souvent
abandonnés. Mais on a découvert que l’on pouvait jeter un pont entre hier et aujourd’hui. Le
tout fait partie de nous et nous ne renions ni ne rejetons rien. Simplement, après toutes ces
galères, on a appris à savourer tout instant de quiétude, émerveillés que nous sommes d’en
être arrivés là et surtout d’être vivants. »

Et toujours cette force recouvrée malgré tout… Celle qui conduit sur le
chemin du bonheur et du droit à se l’offrir. La plus belle des retrouvailles si
l’on s’en était éloigné !
Voici, en quelques mots, ce que cette femme d’un certain âge m’exprima
pour me faire comprendre combien maintenant elle aimait tant profiter de
SA vie, elle qui avait oublié cela depuis si longtemps.
« Quand j’étais petite j’imaginais ma vie comme dans un conte de fées. Mais je compris
bien vite qu’il n’en était rien et j’ai le souvenir d’en avoir ressenti alors une déception très
profonde. Pour mes parents qui tenaient un bar crêperie à l’époque, rien ne comptait que
leur travail. Je fus ainsi élevée dans le sens du labeur, du sacrifice et de la douleur pour
s’en sortir. « C’est ça la vie », m’entendais-je dire sans arrêt. Alors je me suis dit un jour,
que mes rêves de bonheur me seraient à jamais inaccessibles et peu à peu je me suis
éloignée de mon goût pour la joie. Ce ne pouvait qu’être un rêve. Je me suis mariée, j’ai eu
mes enfants et tout ce que je faisais c’était uniquement pour eux, et moi je me suis
totalement mise de côté. J’en avais perdu mon sourire et je suis devenue on ne peut plus
“raisonnable” comme on me l’avait toujours demandé.
Aujourd’hui, j’ai 65 ans et je vous assure que j’ai bien changé. Ô ça ne remonte qu’à huit à
dix ans seulement, mais quel délice d’avoir rejoint mon vieux rêve comme si je l’avais
retrouvé tout au fond d’un puits. Figurez-vous que je l’ai retrouvé intact, comme quand
j’étais enfant. Fini de se sacrifier pour les autres et place à ma gaieté et à mes fous rires qui
finalement n’ont pas pris une ride et sont aussi jeunes que jadis ! Maintenant, j’ouvre toutes
grandes mes mains aux plaisirs petits et plus grands que je croise ! On me dit que je suis
toute rayonnante malgré mes rides et je crois que c’est vrai. J’ai retrouvé ma joie de vivre et
maintenant je ne la quitte plus. C’est beau ! »

Quand on a fait le choix de cultiver sa fragilité, d’oser la regarder en face


quelles qu’en soient les circonstances, cette joie peut finir par réapparaître
au-delà de nos phases désertiques et la traversée de houles et de tempêtes.
Mais parfois cela demande d’ouvrir certaines portes pour en faciliter la
venue.
TROISIÈME PARTIE

Cultiver sa fragilité et en faire son


alliée
À chaque fois, je ne peux m’empêcher d’être profondément émue lorsque je
vois se dérouler au fil du temps la métamorphose de ces êtres qui
parviennent à transmuer ce qui représentait pourtant pour eux une part
faillible.
C’est là que ce quelque chose, source de gêne ou véritable entrave à leur
existence, se transforme pour prendre l’aspect d’un guide sur lequel ils
peuvent dorénavant compter. Grâce à cette plongée au cœur de leurs
vulnérabilités ils voient naître devant leurs yeux bien souvent étonnés, une
personne riche de mille choses dont ils ne soupçonnaient pas la puissance.
Quelle source d’étonnement pour eux et de grande beauté pour moi ! Ils
réalisent que ces défaillances loin d’être l’ennemie, la « bête noire » à
combattre, peuvent être bien au contraire d’un grand bénéfice.
Il s’agit alors à chaque fois d’une véritable naissance ou renaissance. Et, si
j’ai assisté bien souvent émerveillée à cette fécondation, c’est pour
m’apercevoir que celle-ci doit prendre certains chemins incontournables
pour y parvenir et faciliter cette transformation.
Alors quelles sont les voies qu’il nous faut emprunter pour faire que
l’adversaire devienne tout au contraire un bon partenaire de vie, voire une
complice sur laquelle nous pouvons nous appuyer ? Tout ceci se trouve si
éloigné des idées reçues !
Quels sont les sentiers que ces êtres ont pris pour sortir de la fatalité des
« Avec mon incapacité à… je ne suis pas grand-chose », « Mais quel pauvre
incapable suis-je donc ! » pour porter un tout autre regard qui fait alors
basculer le moins en plus ? Qu’est-ce qui fait surgir de ces fissures la
lumière ?
Cette métamorphose va bien sûr nous demander de la patience. Cela
s’effectuera de tâtonnement en tâtonnement, mais l’ennemie d’antan
deviendra à la longue presque l’amie bienveillante.
« Moi qui me sentais autrefois incapable de beaucoup de choses à la maison et dans mon
travail pour lequel je ne me félicitais jamais, moi qui me trouvais trop lent et pas assez
efficace, j’ai réussi à trouver un petit truc, un peu comme ces mantras que l’on répète sans
s’arrêter. À me dire chaque jour : « Fais de ton mieux, c’est déjà pas mal », me disait ce
grand-père déjà bien âgé. « Depuis que j’utilise cette petite astuce, je m’accepte tellement
mieux. Je ne suis pas devenu quelqu’un qui se moque de tout et qui verse dans la
médiocrité en me disant “Je me moque pas mal de mes travers”, mais au lieu de vouloir les
effacer au prix d’une énergie épuisante, je pense plutôt : « Distoi que ton objectif, c’est de
“tendre vers” et ça sera déjà bien. »
Chapitre

Ne plus tout contrôler 7


« Finalement faut pas se raidir, s’arc-bouter. C’est comme en bateau, faut laisser faire la
brise et les flots s’adapter… »
Annie Girardot

Cette capacité à pouvoir reconnaître nos failles fait partie à part entière de
notre puissance, celle de faire de celles-ci un point fort. Pour cela il nous
faudra tenter de les accepter et de les dépasser. Et c’est là encore
qu’intervient pour y parvenir tout un travail de détachement concernant
notre désir de tout maîtriser, de tout conquérir.
Le monde du travail ne nous facilite pas la tâche, lui qui est dominé par le
tout gérer, tout réglementer et tout résoudre en un temps record. Et ce qui
s’ensuit peut paraître relever du paradoxe, puisque plus on planifie, plus les
catastrophes ont semble-t-il tendance à augmenter. Car l’impondérable,
l’improbable, l’impensé n’ont absolument pas été envisagés. À force de
contrôler à outrance, à force de serrer le poing, tout nous échappe. C’est
Etty Hillesum qui disait avec sa grande sagesse :
« Il ne faut pas vouloir les choses. Il faut savoir les laisser s’accomplir en
soi ».
Bien souvent, nous éprouvons beaucoup de difficulté à baisser la garde, à
lâcher notre self-control et à quitter cette sorte de mainmise sur les choses,
les événements ou sur nous-mêmes. Sur le bien-être de ceux que nous
aimons aussi, pour éviter qu’il ne leur arrive malheur ou tout simplement
qu’ils souffrent. Et pourtant à trop les protéger, on leur coupe bien souvent
les ailes en les empêchant de vivre certaines de leurs expériences. Et qui
plus est, quand cela tourne mal pour eux, on s’en sent directement
responsable.
Ce sont alors les « Sans moi tout s’écroule », ou sa variante « Je suis
indispensable »…
Mais quel que soit ce qui est recherché sous notre désir de domination, nous
nous donnons toujours un certain pouvoir. Celui d’être plus puissant et plus
fort que la vie et que tous ses inévitables aléas contre lesquels
malheureusement on ne peut rien changer. Car c’est uniquement le regard
que nous porterons sur eux qui nous donnera la capacité de les affronter
avec plus de facilité.
Ce besoin d’être en quelque sorte maître de tout remonte à une période de
notre enfance où nous étions persuadés d’être seuls à posséder la capacité
de faire tourner le monde. Tel un dieu, nous souhaitions tout régenter, tout
obtenir. Et l’on a beau devenir adulte, les impossibles, les inaccessibles de
l’enfance continuent à nous habiter. On cherche toujours à prendre nos
désirs pour des réalités.

Accepter ses imperfections et revendiquer le droit à


l’erreur
Nous appendrons, avec plus ou moins de difficulté selon chacun, à dépasser
cette période infantile en développant en nous cette instance intérieure que
les psychanalystes nomment le surmoi. Cette partie qui nous habite
comprend les valeurs de la civilisation transmises par la religion, la morale,
les parents, les éducateurs, les amis. C’est lui, le surmoi, qui évite que notre
monde soit monstrueux. C’est lui qui comprend les règles, les interdits, les
tabous. La censure et l’autocritique, notre idéal aussi et la personne que
nous aimerions être.
Nous avons peu à peu appris à nous soumettre aux exigences du surmoi et
aux lois de l’interdit. Les sept péchés capitaux et les dix commandements
nous ont néanmoins servis de frein. « Non, tu n’as pas le droit de… », « Ce
que tu as fait n’est pas bien »…
Certes avec le surmoi, on perd des libertés, celles de notre autre monde fait
d’instincts et de pulsions, le ça. Celle du pur « principe de plaisir ». On
acquiert des contraintes mais là réside une partie de notre prix à payer pour
nous mouvoir dans un univers civilisé. Pour apprendre aussi à quitter le
monde de l’éphémère.
C’est toujours ce surmoi qui freine ou entrave cette capacité d’indulgence
vis-à-vis de soi, celle d’accepter avec empathie pour nous-même nos erreurs
et nos insuffisances. Certains d’entre nous ont appris à développer cette
instance de garde-fou de manière excessive. Le contrôle est à son maximum
et la souffrance qu’il nous fait vivre aussi. Le surmoi devient alors le juge
tyrannique qui barre tout plaisir et s’acharne à infliger son carcan punitif,
telle une véritable Gestapo intérieure et qui là encore fait barrière pour
accueillir nos imperfections. Tout est alors passé au crible, et la moindre
erreur deviendra impardonnable. C’est si douloureux de se punir sans cesse.
De ne se pardonner aucun de ses actes, si futile soit-il.
Les mamans sont elles aussi nombreuses à s’infliger la surcharge d’un
surmoi au caractère de despote et elles aussi ont du mal à accepter le
moindre écart, la moindre faute et à se montrer conciliante vis-à-vis d’elles-
mêmes.

« J’ai oublié mes enfants à l’école l’autre jour. Je suis vraiment en dessous de tout et je ne
mérite vraiment pas d’être mère », dira Amélie qui, pourtant, n’a de cesse de donner le
meilleur d’elle-même à ses trois enfants, souvent à son détriment. Mais un jour, et cela s’est
installé doucement en elle car « ce n’était vraiment pas dans ma manière d’être habituelle
de par mon éducation », me dira-t-elle, elle prendra conscience du bienfait de dépasser ses
petits travers pour les accueillir avec plus de douceur. Elle apprendra peu à peu à arrondir
en elle sa facette despotique pour se laisser aller à plus d’indulgence en acceptant ses
écarts.

Car s’encourager, s’approuver, se récompenser semble faire partie pour


certains d’entre nous d’un paysage inconnu jusqu’au jour où nous finissons
par réaliser que cela rend la vie peu tolérable et que la tendresse vis-à-vis de
nous est peu souvent au rendez-vous. Et une fois la prise de conscience
réalisée, la vie n’est plus la même.
Ils sont si nombreux les messages que l’on pourra ou que l’on aura
entendus ! Ces « La faute à qui ? », « Tu l’as bien cherché ! », « Tu l’as
voulu, tu l’as eu », « Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même »… De telle
sorte qu’on se sent toujours fautif et que l’on refuse le moindre faux pas,
incapable que l’on est de se le pardonner et de ne pas se mépriser.
Pourtant, au lieu de serrer les dents en toutes circonstances, de se reprocher
le moindre de nos actes, ne serait-il pas plus serein… de s’accorder plus de
tolérance, plus d’indulgence pour la personne que l’on est ? Et ceci tout
simplement en s’aimant davantage ?

« On ne m’a pas appris à accepter ce que je n’aimais pas en moi me disant que les autres
faisaient moins d’erreurs que moi. Mais j’ai compris enfin que je me devais de la bonté et
que nous sommes vraiment tous pareils. Et j’y arrive. »

Le sentiment de responsabilité, ce non-droit à l’erreur peut alors aller très


loin… car à force de vouloir vivre sans la moindre « bavure », on finit par
payer le prix fort. Celui tout simplement de s’empêcher de vivre.
Grégoire a commencé sa première année d’études. Il a fait la démarche de
me rencontrer malgré son jeune âge, ce qui révèle chez lui un grand
courage.

« Je sais d’où me vient ce besoin que j’avais d’être irréprochable, de n’avoir aucun droit à
l’erreur et au moindre écart. Je me suis toujours senti en dette vis-à-vis de mes parents. Ils
ont tellement souffert. Ils ont perdu deux enfants avant moi. Un à la naissance, l’autre s’est
noyé à 3 ans. Alors j’ai toujours voulu réparer leur profonde blessure. Jamais je ne me suis
autorisé à la moindre colère et j’ai fait très peu de bêtises. Je m’en souviens. On disait
toujours que j’étais un petit garçon très sage. J’ai toujours été terrorisé par la peur de me
tromper. Ça a commencé à l’école et ça continue dans mes études où malgré mes résultats
corrects je trouve toujours que j’ai presque raté. Maintenant, j’en ai assez, je veux acquérir
la conviction que j’ai le droit de me tromper et que la terre ne va pas s’écrouler pour autant.
Je vois que malgré tout, je suis beaucoup moins tyrannique vis-à-vis de moi et ma vie est
tellement plus agréable. Maintenant au lieu de me dire : “Imbécile, tu n’as pas réussi”, en
regardant uniquement mes fautes dans un devoir et d’en souffrir, je me dis tout simplement
“Oui, j’aurais peut-être pu faire mieux et moins de fautes, mais ça sera sans doute pour la
prochaine fois et puis il y a pire que moi !”. J’aime à me dire : “Tes erreurs font partie de toi
au même titre que tes réussites et elles ne te donnent pas le droit de tout jeter à la
poubelle.” Et ça, ça me rend plus léger. »

À la longue ne pas s’autoriser l’erreur, nous conduit à mettre en place une


énergie épuisante qui bien sûr se répercutera sur notre corps et notre être
tout entier.
Et ça n’est que lorsque nous serons parvenus à un regard empli de
tolérance, d’humilité et de respect à notre égard que la vie nous sourira avec
tendresse, celle que nous saurons enfin nous offrir aussi.

Quand l’humour peut nous y aider


C’est grâce à cette tolérance envers nous-même que nous pourrons nous
dire : « Oui, je me suis trompé cette fois-ci, je ferai mieux la prochaine
fois. » Car ce sont bien nos erreurs qui nous font progresser. Ce n’est qu’en
les considérant comme des alliées, celle de la connaissance à venir, des
progrès à acquérir que l’on peut en fin de compte sans s’y complaire et s’en
accommoder, les accepter pour aller de l’avant.
Et s’il y a bien quelque chose qui peut nous y aider, c’est cet humour. Ce
sourire tendre porté sur nous avec l’humilité qui s’y accorde parfaitement.
Humilité face à soi et face aux autres aussi.
« Heureux ceux qui peuvent rire d’eux-mêmes, ils auront une raison de rire
jusqu’à la fin de leurs jours », trouve-t-on, paraît-il, sur la porte du conseil
œcuménique des Églises à Genève.
Tant il est vrai que c’est ce rire léger, simple et sans détour qui nous permet
de rebondir. Celui sur lequel le philosophe Kierkegaard a profondément
médité. Car il faut se regarder d’une certaine façon pour rire de soi. Non par
moquerie ou autodévalorisation, mais plutôt par désir de ne pas se prendre
trop au sérieux et de sauvegarder sa simplicité d’être. Cela n’est pas aisé et
comme le disait Nietzsche : « Un genre de vie simple est chose difficile. Il
faut beaucoup plus de réflexion et d’inventivité que n’en ont les gens, même
très intelligents ».
C’est cet humour aussi qui a aidé tant d’êtres dans des situations extrêmes à
trouver en eux-mêmes le ressort leur permettant de rebondir. Anne Frank,
Etty Hillesum et bien d’autres. Le film La vie est belle en porte le plus
précieux témoignage, ce père transmettant à son fils, tous deux emprisonnés
dans un camp de concentration, la beauté et le rire au-delà des horreurs qui
les entourent.

Les bienfaits du lâcher-prise : accepter de s’abandonner


« Pour gagner, il faut cesser de vaincre. »
Bouddha

L’excès de contrôle cesse lui aussi quand l’attente, l’objectif que l’on s’était
mis dans la tête d’atteindre disparaît pour faire place à l’ouverture. Comme
si on lâchait ce que l’on souhaitait posséder, maîtriser, contrôler dans notre
poing bien serré.
On peut ainsi lâcher l’illusion de penser le bonheur possible uniquement en
fonction des circonstances extérieures et dans l’attente qu’elles changent
d’elles-mêmes, sans chercher à l’atteindre, de soimême, intérieurement.
Apprendre ce fameux lâcher-prise n’est pas chose aisée. Une confiance
extrême face à l’inconnu est nécessaire. Celle que l’on essayait de
m’enseigner quand j’étais petite lors de mes toutes premières leçons de
natation. « Laisse-toi donc porter par la mer. Elle te porte dans ses bras »,
me disait-on.
Il y faut desserrer justement toute prise. Celles des « Je veux », « Je
m’acharne ». Il s’agit alors de s’abandonner les mains ouvertes. Dans une
sorte de laisser-aller, ouvrir notre poing crispé sur nos attentes, sur nos
désirs. Ne plus s’obstiner. Ne plus frapper contre ce qui pourrait ressembler
à un mur de béton. Car vouloir changer les choses qui ne le peuvent pas ne
fait que leur opposer de la résistance. Nous devrions avoir sans cesse au
cœur cette phrase de Marc Aurèle :
« Donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le
courage de changer celles que je peux changer et la sagesse d’en voir la
différence ».
C’est cette sorte d’abandon qui faisait dire à Vittoz : « Soyez curieux de ce
qui viendra à vous sans vous ». Regardez l’oiseau. Il ne repasse jamais sur
la même trace.

Et comme me le disait Jean-Baptiste : « J’ai envie de laisser aller la vie, d’épouser sa


danse. Sans la contredire, la figer, l’immobiliser. Mais je sais que c’est loin d’être simple ! »
Recevoir, hors de toute attente et sans crispation aucune, laisse alors la
place à ces imprévus qui nous émerveillent toujours quand ils se produisent
et nous touchent droit au cœur. Ces heureux hasards, ces coïncidences, ces
petits miracles qui relèvent de ce que le psychanalyste Carl Gustav Jung a
appelé le processus de synchronicité. Ces phénomènes où surgissent
simultanément deux événements sans aucune raison logique entre eux.
Ceux qui se manifestent à certains moments particuliers de notre existence.
Quand notre ouverture au monde est particulièrement présente lors de vécus
intenses. Événements dramatiques ou période de tournant, de crise ou
d’évolution intérieure.
Accepter aussi l’impermanence, cette existence éphémère de toute chose.
Accueillir les multiples pertes. Sans s’y agripper.
Tout lâcher comme quand on se débarrasse de bagages encombrants lors de
la descente dans un gouffre. Les mains doivent être libres. Et c’est alors que
les événements interviennent par surprise.
Faire de nos imperfections une alliée nous est donc nécessaire pour de
multiples raisons. Mais il est une autre voie qui devrait elle aussi nous être
chère. Celle qui va nous permettre d’en tirer « la substantifique moelle ».

Trouver un sens pour faire de notre fragilité une alliée


« Il est toujours possible d’apprendre le bonheur, même s’il n’a pas été notre langue
maternelle. »
Christophe André

La quête de sens a toujours habité l’homme depuis la nuit des temps. À


chaque fois que nous tombons à terre, à chaque fois que nous côtoyons de
près chagrins et douleurs, ne pourrions-nous pourtant pas regarder ceux-ci
comme une source féconde et non pas un ennemi à bannir ? Ne pourrions-
nous pas considérer que c’est peut-être là que se situe leur unique raison
d’être et en trouver le sens ?
C’est pourtant bien le cas pour les hausses de température du corps quand il
est malade : on dit que leur vertu consiste à chasser ses toxines et à le
débarrasser de ses microbes. Pourquoi cela ne seraitil pas pareil quand c’est
notre âme qui a la fièvre ? L’épreuve semblable aux microbes n’est-elle pas
là encore pour nous aider à nous alléger de quelque chose ? Ne pourrait-elle
pas nous servir de révélateur ? Une fois sa signification révélée ne peut-elle
pas être le levier qui libère notre force ?
Toute épreuve nous humanise. Nous rend à notre humilité. C’est elle qui
finit par creuser en nous cet « espace pour aimer » comme le dit Marie de
Hennezel.
Il nous est donné la possibilité de ne plus percevoir ces moments de doute
où les interrogations nous submergent comme des « Pourquoi moi ? »,
« Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? », « C’est une telle injustice »…
De l’adversaire à abattre pourquoi pas y trouver au contraire et malgré tout
une alliée ? Un tremplin qui nous révèle notre force profonde grâce à ce
« ressort invisible » et insoupçonnable ?

Ainsi cet homme dont la profession d’éducateur lui a permis de rebondir après les deuils
successifs de ses parents dans un accident de voiture quand il était âgé de 14 ans. « J’ai
haï la terre entière devant l’injustice qui me tombait dessus. Je ne comprenais pas. Je
serrais les poings devant tant d’impuissance. Quand on est ado, on ne peut imaginer que
des choses comme celles-là peuvent arriver. La vie s’ouvre à nous et je me croyais le roi du
monde. Ce sentiment d’impuissance m’a terrassé. C’était donc ça la vie ? Tout s’est écroulé
en moi. J’ai même voulu en finir. Et puis j’ai rencontré un psy. J’ai alors compris beaucoup
de choses. Que l’existence était fragile, mais qu’elle offrait aussi mille belles choses à vivre.
J’ai voulu que mon expérience serve à d’autres. J’ai réalisé que ce que j’avais longtemps
pris comme une bassesse de la vie, m’avait aussi donné un immense cadeau. Celui de
comprendre les autres. De me mettre à leur place. Quand un ado que j’accompagne
souffre, je sais ce que c’est. D’ennemie, mon épreuve est devenue une amie porteuse de
grands enseignements. »

Il en est ainsi de l’épreuve du deuil qui nous enseigne aussi en nous ôtant
notre position de toute-puissance que nous n’avons pas la mainmise sur la
mort des siens ou la nôtre… Tout comme ce sont les événements qui nous
blessent qui nous permettent cette profonde ouverture à l’autre.
Alors nous réalisons qu’aucune expérience, si douloureuse soit-elle, n’est
inutile si nous la considérons comme une chance.
Colette vient de rompre avec un compagnon au bout de quinze ans. C’est lui qui est parti
pour une autre. « Au début ça a été insupportable. Le savoir vivre les mêmes choses que
celles que nous avions partagées m’était si douloureux que j’ai eu envie de mettre fin à mes
jours. Puis peu à peu l’apaisement est entré en moi avec un chemin de deux ans pour
commencer à ressentir une plaie moins à vif. C’est peu à peu que j’ai réalisé ce que cette
épreuve m’avait apporté. Bien sûr, pas tout de suite, la souffrance emportant tout sur son
passage et ne permettant pas la moindre prise de recul. Mes amis ont tous été là. Pas un
n’a manqué à l’appel quand j’ai dû déménager. Quitter un cadre qui au-delà de ma relation
avec Yann, qui en était bien sûr le socle, m’apportait le bonheur complet. La petite rivière, le
ciel orange du soir… Un vrai arrachement à tout cela. Ils ont été là de jour comme de nuit
quand la détresse me submergeait. De nombreux amis de Yann ne m’ont pas abandonnée,
bien au contraire. Que de chaleur humaine j’ai reçue. Et même certains se sont révélés si
proches alors que je ne le soupçonnais vraiment pas. Cela m’a appris beaucoup de choses
quant aux liens humains. J’ai découvert les véritables amitiés en toutes circonstances. Une
vraie beauté. Oui. J’ai perdu beaucoup et même en kilos ajoute-t-elle en souriant, mais j’ai
tant reçu aussi. Il a fallu cela pour que j’en fasse l’expérience. »

C’est lorsque l’on accepte d’être dans ce dépouillement et cette grande


nudité nous révélant alors l’intensité de notre fragilité que l’on parvient à
l’authenticité. Celle qui une fois nos barrières détruites nous donne accès à
notre vérité.
Victor Frankl a créé une forme de psychothérapie dont le fondement est la
recherche du sens de sa vie. C’est son passage en camp de concentration qui
en est à l’origine. Pour lui, chaque être peut supporter la souffrance pourvu
qu’il lui donne un sens.
« En toutes circonstances, notre vie est pleine de sens et elle le reste jusqu’à
la fin. »
Lors d’un de ses entretiens avec un homme qui avait perdu sa femme deux
années auparavant et qui traversait très douloureusement ce deuil, il
demanda :
« Et si vous étiez mort le premier et que votre femme ait eu à surmonter le chagrin
provoqué par votre décès ?
— Ô pour elle ça aurait été affreux, comme elle aurait souffert !
— Eh bien cette souffrance lui a été épargnée, et ce grâce à vous. Certes vous en payez le
prix puisque c’est vous qui pleurez. »

Ces mots ont permis à cet homme de porter un autre regard sur la situation
et d’en éprouver même un certain réconfort. Cela lui a permis aussi de
recouvrer sa force perdue.
Il existe aussi un proverbe indien qui nous enseigne que nul homme n’est
notre ennemi mais que tous les hommes sont nos instructeurs.
C’est ce sens qu’il nous faut trouver quand nous chutons. Quand nous
touchons le fond. C’est là qu’il nous faut nous poser les vraies questions
« Que vais-je faire de ma vie à travers ce qui m’arrive ? » : Même si celui-ci
se construit au quotidien, au jour le jour.
Michel, cet homme âgé de 58 ans, me l’a bien fait comprendre un jour. Il se
souvient de cette histoire d’amour vécue dans de multiples turbulences
source de grandes joies mais aussi de grandes douleurs, dans cette passion
déchirante avec une femme aimée.

« Oui ça a été très difficile. Mais si c’était à refaire sans aucune hésitation je le revivrais.
Mourir sans avoir traversé ça me paraît impossible. Cela me confirme que j’ai besoin de
vivre la vie dans toute sa totalité. Mais surtout cela m’a appris quelque chose, et c’est le
sens le plus profond que j’ai tiré de cette épreuve de ma vie : j’ai gardé de cette époque
tous ces souvenirs que j’ai mis bien au chaud comme dans une petite boîte, celle de tous
les sentiments qui m’ont rempli. Ce sont tout simplement ces souvenirs du passé qui ont
donné tout leur sens à ces joies vécues mais surtout à ces douleurs.

Mais pour avoir accès à ces capacités parfois difficiles à atteindre il nous
faudra accéder à un certain état d’être. Celui de l’ouverture à notre monde
du dedans. Au monde intime de notre intériorité qui elle et elle seule permet
ces prises de conscience incontournables qui nous feront avancer. Qui, de
notre zone fragile, nous donnera l’accès à notre puissance naturelle.
Chapitre

Ouvrir la porte de notre intériorité 8


« J’ouvrirai une école de vie intérieure et j’écrirai sur la porte : école d’art. »
Max Jacob

Se connecter à notre espace intérieur pour faire croître


nos ressources
C’est sans doute notre jardin intérieur, notre espace « du dedans » qui
représente la voie essentielle par laquelle il nous faut passer pour fertiliser
et faire croître les nombreuses ressources cachées au cœur de chacun de
nous. Le courage, la solidarité, la créativité, toutes ces valeurs, c’est bien
cette porte-là qu’il nous faut ouvrir pour y parvenir. Car, en passant à côté
d’elle nous risquons de perdre toutes ces riches substances.
Chez certains cet espace intérieur a pris place depuis bien longtemps. Car
cet abri intime est là depuis l’enfance et les enfants possèdent tout
naturellement cette capacité d’introspection. Ce sont eux qui se posent mille
questions. Sur la vie, sur la mort… Ce sont eux qui s’abritent derrière le
rêve ou au contraire optent pour des comportements qui peuvent sembler
dérangeants pour leur entourage, mais toujours pour aller à la découverte de
l’essentiel comme l’authenticité et le sens de la justice.
Chez d’autres au contraire il ne s’agit que d’une fugitive conscience
évanescente. Et ils choisissent de la déserter.
C’est Clarissa Pinkola Estés à laquelle je fais souvent référence qui en a fait
un très beau conte. Dans « Peau de phoque, peau d’âme », elle parle de ce
besoin vital de se retrouver pour un temps, de « vivre sous la surface », de
se retrouver chez soi et d’y retourner. Comme pour cet animal, il nous faut
plonger dans notre demeure pour ne pas nous trouver desséchés par un
parcours beaucoup trop long à la surface de la terre. À la surface des choses
dans le monde du quotidien.
La contemplation quelle qu’elle soit s’avère nécessaire. Lecture de passages
de livre ou immersion dans ces phases de silence où rien ne paraît se
passer… Et pourtant l’esprit est en train de semer des graines à récolter
demain. Ces vastes espaces de silence qui parfois se prolongent longtemps
lors de certaines séances en psychothérapie et que j’essaie de préserver et
de respecter chez celui ou celle qui s’y adonne.
Car c’est bien la pureté de ces moments qui lui permet de s’approcher
davantage de son véritable soi.
Dans la lecture aussi qui déverrouille les portes de notre imaginaire.
Comme ce moment magique des tout-petits lors de l’histoire du soir. C’est
elle qui nous abstrait du monde pour en comprendre le sens.
Ou dans le regard posé sur un ruisseau ou celui porté sur un tricot ou tout
autre acte créatif. Dans notre regard plongé dans les yeux d’un bébé aussi…
Peu importe la façon.
Ce jeune homme vient dans un grand sentiment de souffrance me rencontrer
alors qu’il vient de perdre sa mère.

« Jusqu’ici je crois que je ne vivais que dans la plus totale insouciance. Des soucis, j’en
avais bien sûr, comme tout le monde, un besoin de voir du monde, de rire, sans idée
aucune d’un autre ordre. Je viens de vivre, je crois, la première profonde douleur de mon
existence. Et je sens bien que je suis en train de changer. Je sens en moi, au plus profond
de moi des sentiments que je ne connaissais pas du tout avant. Comme un espace en moi
qui peut m’apaiser quand je m’y connecte. Qui peut même alléger par moments ma peine.
C’est là, au fond de moi. Mon intérieur… Et c’est vraiment une toute nouvelle sensation que
de réaliser que je possède ce lieu si intime. Si profond. Et c’est merveilleux car ça me fait
tant de bien. »

« Retourner à la maison de l’âme […] une nécessité », dit Clarissa Pinkola


Estés et cet homme avec ses quelques mots l’avait découvert…

Oser pour vivre une vie accomplie


Dans l’histoire de la femme phoque, celle-ci sait vivre en équilibre à la fois
dans le monde du dessus comme dans celui du dessous. Mais elle a besoin
de ces va-et-vient pour s’épanouir. Car, rester trop longtemps dans nos
profondeurs peut être aussi néfaste que n’y avoir jamais accès : nous avons
tant besoin du lien aux autres !
Et là encore le funambule que nous sommes, cet acrobate sur son fil se doit
de trouver le juste équilibre entre ces deux pôles. En recherche constante du
bon dosage. Ainsi Martine « s’exilait » disait-elle pour goûter le calme en
elle. Une sorte de retraite où elle n’allait pas bien loin puisque sa maison
était son havre de paix, et « sa » pièce à elle tout particulièrement. Elle était
« devenue opiniâtre et intraitable » pour s’offrir des moments précieux avec
elle-même.
Pour Loïc, c’était son jardin où il oubliait le temps parmi ses plantations et
son potager, atmosphère nécessaire à ses prises de conscience multiples,
« une forme de méditation », comme il le disait.
C’est grâce à ce monde du dedans, cette niche intérieure que nous avons
accès au sens du beau. C’est en nous aventurant dans le sousmarin de notre
âme que l’ouverture au sens esthétique nous est donnée, « cette capacité à
saisir, par l’intermédiaire de tous les sens, et avec une sensibilité subtile, la
quintessence des choses » (Jeanne Siaud-Facchin).
Cette capacité que les enfants considérés comme cancre à l’école
connaissent souvent bien. « J’étais cet élève que l’on désespère d’élever, cet
élève doux mais indocile qui ne peut se plier à aucune contrainte…
terriblement distrait. » C’est ainsi que dans La Lanterne rouge se dépeint
Gilles Tiberghien. Pourtant, ce rêveur forcené est devenu philosophe et il
enseigne à la Sorbonne. Car celui qui n’écoute pas à l’école, « écoute autre
chose et il écoute si bien que cela requiert toute son attention ».
C’est aussi grâce à cette « substantifique moelle » dont parlait François
Rabelais que nous accédons aussi à notre petite voix, l’intuition, celle qui
nous conduit à vivre notre expérience au caractère suprême. Celle qui nous
permet, quand on se met à s’écouter au plus près de soi, d’accomplir
certains de nos rêves. Bien sûr, il y a ceux qui relèvent de l’impossible et
malheureusement n’aboutiront jamais quand ils se trouvent trop éloignés de
la réalité. Ou bien encore ceux qui ont échoué de par un mauvais choix
entravant leur aboutissement.
Mais il y a aussi, et ils sont nombreux, ceux qui, coûte que coûte,
concrétisent leur rêve. Pour ces êtres qui mettent toute leur énergie et leur
foi, c’est bien souvent l’effort et la ténacité qui vont permettre cette
matérialisation.
C’est le cas de Marie-Lise qui, après un passage de mise à terre et de remise
en question très douloureux, décida de quitter son poste de comptable à
Paris pour devenir crêpière en Bretagne dans un petit hameau, son
aspiration depuis si longtemps.

« Le jour même où j’ai pris cette décision que tout le monde trouvait totalement
déraisonnable, je me suis sentie soulagée. Un poids parti car j’avais trouvé Ma place. Celle
que je n’avais jamais trouvée sur terre jusque-là. Ma sœur m’avait fait tant d’ombre que je
m’étais toujours crue la nulle de la maison. Elle avait toujours tout réussi et moi beaucoup
moins. Ce jour-là c’est comme si j’avais fait un pied de nez à l’ancienne personne craintive
que j’étais. »
Rodolphe, lui, fit le choix de partir avec toute sa petite famille en bateau pour un voyage
d’une année entière. Il avait progressivement et douloureusement pris conscience que son
couple partait à la dérive et avait au cours des dernières années vécu des tumultes
intérieurs intenses.
« À la suite de ma prise de décision qui était loin d’être anodine car elle impliquait de
grands changements, un véritable chambardement dans ma vie quotidienne et dans celle
de ma femme et de mes trois enfants, j’ai senti comme une force, une belle assurance, qui
remontait à la surface. J’ai vraiment réalisé que moi qui m’étais toujours considéré comme
incapable de prendre la moindre décision, cette fois-là, j’avais fait fort et, j’ai pu me regarder
autrement. Oui je suis fier de moi. Mais vous savez bien que cela m’a demandé d’aller
puiser tout au fond de moi et qu’au tout début de nos rencontres, souvenez-vous, j’étais si
mal. »

Rodolphe a eu le courage de passer par-dessus sa crainte de mal faire, ce


qui le freinait ordinairement dans ses choix de vie et avait eu
progressivement un impact destructeur sur son couple, son épouse lui
reprochant d’être toujours dans l’obligation de prendre les décisions seule et
à sa place pour toute la famille. En osant prendre ce risque Rodolphe en tira
un bénéfice sans prix, celui de se considérer comme un être de valeur. Et
son couple s’en trouva solidifié.
Oui, il faut oser et parfois cela demande un grand courage. Mais cela n’est-
il pas nécessaire pour ne pas passer à côté de sa vie ? Que d’efforts aussi
parfois pour y parvenir. Pour réaliser nos rêves même les plus modestes qui
ne tombent jamais du ciel et qui souvent exigent de nous un choix !
Alors, comme les enfants qui possèdent ces dispositions naturelles pour la
vie intérieure, cette connaissance du monde de dedans, laissons s’épanouir
cette créativité, cette sensibilité jaillissante, cette curiosité face à l’univers
tout entier. Prenons nos crayons, notre peinture, notre piano. Chantons à
tue-tête…

Le vide et le manque originel, ces inestimables


richesses pour nous construire et nous réaliser
« Le manque est la lumière donnée à tous. »
Christian Bobin

Ce sont ces vagabondages au cœur de nous-mêmes qui nous permettront


aussi d’accéder à cette partie vacante, celle que nous possédons tous. Point
ne sera besoin d’aller chercher ailleurs car toutes nos réponses se trouvent
en elle. C’est grâce à elle que nous pourrons trouver cette force qui, parfois,
nous fait faux bond et nous donne cette douloureuse impression de n’être
qu’un fétu de paille fragile et à la merci de tout.
Chaque existence se trouve structurée, bâtie sur les fondations de la
séparation, et ce dès le premier jour. C’est elle qui nous construit et
s’oppose à la fusion et à l’indifférenciation pour nous permettre de bâtir
notre propre individualité.
Cette rencontre avec le vide, chacun de nous y fait face dès l’aube de sa vie.
Et bien sûr, dès la naissance. Et c’est sans doute d’elle que naît notre force,
celle de vivre.
Plus tard, le tout-petit comprendra que l’absence de sa mère peut être
déjouée. Il comprendra comme l’explique Yves Prigent dans Vivre la
séparation que « l’absence est l’autre face de la présence, le lieu où
souvent s’élabore la présence, une autre sorte de présence ». Quand il
découvre qu’il possède la possibilité de rester seul et de se tourner vers lui-
même. Quand il découvre aussi cette « capacité à être seul en présence
d’un autre », comme aimait à le dire Winnicott. Car il sait que sa mère est
là, qu’il est relié à elle et qu’elle ne l’abandonnera pas. Et même aux
moments de solitude, il sait qu’elle va revenir. Ceci, bien sûr, dans le
meilleur des cas car parfois hélas la maman ne peut sécuriser son enfant.
C’est là que commence ce travail en soi qui consiste à tisser un fil au-delà
de la présence physique de l’autre. Un peu comme si cet autre était présence
en soi.
C’est justement grâce à ce vide, ce manque, qu’il perçoit et expérimente à
travers les limites posées, cet apprentissage que le monde extérieur n’est
pas à son service qu’il aura accès à son intériorité. À cette capacité de se
remplir de son être intérieur sous la forme de rêves et d’aspirations. N’est-
ce pas aussi grâce à cet espace vacant que jaillit chez les petits ce don du
jeu et de l’imaginaire, cette création, cette musique de l’âme ?
Cet espace si intime, si particulier, nous continuerons, une fois adultes, à le
vivre. Mais la conscience que nous aurons de sa présence pourra varier
considérablement selon chacun.
Bien heureux celui qui pourra plonger à volonté dans ce lieu, ce « château
intérieur », cher à Thérèse d’Avila. Celui auquel nombre de saints, de
mystiques, de philosophes ou d’êtres en quête de spiritualité ont donné
divers noms : « la chambre du cœur » de saint Augustin, « l’arrière-
boutique » de Montaigne, « le temple de l’esprit » de la Bible, « la pensée
de derrière » de Pascal… Autant d’images pour mettre en lumière cette part
intime de nous-mêmes.
Chez le tout-petit cet accès se fait par l’intermédiaire du ninin, ce doudou,
cet objet transitionnel, ce petit bout de chiffon ou ce personnage en tissu qui
au fil des mois va devenir informe, sale ou déchiré mais qui ne le quitte
pas… Pour l’adolescent puis l’adulte que nous sommes devenus, c’est juste
la forme qui aura changé.
Lectures, besoin de silence, prières pour certains, contemplation d’un
paysage ou écoute d’une musique, mais toujours la présence de ce quelque
chose qui contribue à maintenir le sentiment d’exister et remédie à la
solitude pour la rendre, non pas source de souffrance, mais bien au contraire
de joie. Oui. C’est cet objet transitionnel, ce bout de tissu, ce nounours ou
ce pouce, qui prendra plus tard la forme d’une rêverie, d’un projet, d’un
voyage ou d’une œuvre d’art sous toutes ses formes.
Porteur de rêves, cet espace meuble ainsi notre monde intérieur et habite ce
vide incontournable que nous portons tous mais que chacun peut emplir et
enrichir de mille façons.
C’est encore lui qui nous enseigne lorsque l’on perçoit la richesse de sa
présence, que l’autre même absent, même mort, reste en nous, présent et
bien vivant. Comme l’enfant qui grâce à ce doudou peut lui aussi supporter
l’absence de sa mère sans s’en trouver détruit.
Nous apprendrons aussi à goûter à ce silence. À savoir se taire, comme le
montre le dessin plein d’humour mais si vrai d’une carpe au bout d’un
hameçon accompagné de ces mots : « Si elle n’avait pas ouvert la bouche
elle n’en serait pas là » !
Plus tard, et encore grâce à notre « château intérieur », nous pourrons
accepter et trouver la juste distance entre les êtres que nous chérissons : ni
trop près pour laisser intact cet espace indispensable entre deux êtres, ni
trop loin si nous désirons sauvegarder une relation belle et équilibrée. Ceci
pourra nous aider à survivre si cette distance n’est que temporaire. Car
entrer en contact avec cet espace sacré nous enseigne aussi que le lien ne
disparaît pas d’avec un être aimé et que les moments d’absence ne sont que
des temps intermédiaires entre deux présences et non des temps morts.
Lorsque cette séparation sera définitive, comme dans le deuil, la façon dont
on va vivre le chagrin de la perte dépendra aussi de ce que l’on fera de cette
présence intérieure-là. Car si nous n’avons pas pris soin de cette part
essentielle de nous-mêmes, de cette habitation qui aime à être préservée,
une telle épreuve nous laissera, au-delà du chagrin inévitable, dans une
immense solitude avec la sensation d’un vide immense impossible à
combler. Et quelques fois aussi accompagné d’un profond sentiment
d’injustice avec ce « Pourquoi cela m’arrive-t-il, à moi ? ».
Se sentir accompagné par cette intime présence nous permettra, non pas de
guérir la peine, mais d’avoir la capacité de se recueillir dans cette partie
chaude et vivante de nous-mêmes qui pourra peut-être nous amener à
ressentir au-delà du chagrin un sentiment de paix ou de grâce. Tout ceci
relève tant de l’intime… La lecture de textes riches et profonds, l’eau d’une
rivière qui coule ou tout autre paysage, les notes d’une musique qui nous
ressourcent, beaucoup de chemins s’offrent à nous.
C’est dans ces moments que nous sommes capables d’innover, d’inventer,
de créer. En un mot de sentir, malgré les moments inévitables de doute,
cette force en nous. Car cet espace-là est le véritable creuset de toute vie
spirituelle et humaine. Ce sera l’endroit de notre plus grande vérité. Celui
de notre plus grande richesse. Car comme le dit si bien Yves Prigent :
« Sans intériorité, l’âme s’essouffle et finit par étouffer. »

Se remplir
Mais cette sensation de vacuité peut devenir source de gêne de manière plus
ou moins intense et elles sont nombreuses les voies détournées pour essayer
de s’apaiser. Drogue, alcool, tabac, nourriture, sédatifs, sucreries, vacances,
religion, sport… Pouvoir, ordinateur, jeux, sites de rencontres,
endettements, achats compulsifs, débordement dans l’action et
hyperactivité… Nombreux sont alors les palliatifs extérieurs pour essayer
de combler ce qui angoisse. Pour essayer d’ensevelir les douleurs du passé.
Pour combler aussi ce silence surgi du creux de notre espace intérieur.

Combler ce silence angoissant


« Dans la drogue, j’éprouve pourtant de la rage et un profond dégoût pour moi-même. Je
me méprise et en même temps je déçois mon entourage. Je me trouve si lâche… » Ces
mots je les entends si souvent…
On peut faire le choix de s’encombrer en accélérant son temps dans un rythme effréné :
« Je ne vois pas le temps passer. Et c’est bien comme ça, même si parfois je ne sais pas
très bien où j’en suis. La fatigue est là mais du coup ça m’empêche de penser. En me
remplissant de contraintes horaires, en me construisant un planning à la minute près, je tue
l’ennui qui pourrait me tomber dessus. »

Nombreux aussi sont ces mots quand le temps perdu devient le péché
capital de notre époque. L’action est alors indispensable pour se valoriser,
se sentir vivant ou donner un sens à son existence. Il faut alors consommer
le temps. Le soumettre ou le tuer.
Pour certains d’entre nous, on devient aussi esclave des « produits » ou des
jeux, d’images ou de sexe, etc. D’addiction aux jeux en ligne et en réseaux.
Tout comme la drogue qui, elle aussi, permet d’être mieux que soi pour
celui qui s’y adonne rendant ainsi tout possible face à une réalité peu
supportable.
Car celui qui y plonge confond dehors et dedans. Il croit que l’objet de sa
dépendance va supprimer son mal-être. Sa sensation douloureuse de
manque. Tout sentiment de frustration est alors insupportable et c’est
l’artifice extérieur qui doit le colmater et dont on devient l’esclave.
Au contraire, plus on est habité du dedans, plus on a appris à porter un
regard vers notre chambre intérieure, moins on éprouve ce besoin de se
rassurer par ces moyens extérieurs palliatifs. Et moins on se sent vivant de
l’intérieur, plus on est à la recherche de stimulations extérieures. Artifice
privilégié pour éviter le contact avec nos failles.
Cet homme l’avait réalisé un beau jour après tout un chemin
d’individuation.

« Avant j’avais si peur de me retrouver face à face avec moi-même et la solitude m’était tout
bonnement insupportable. Maintenant je suis si bien en ma compagnie. Bien sûr, j’ai des
amis précieux et je suis heureux quand je les vois. Mais quel bonheur d’habiter pleinement
ces moments avec moimême comme si je peuplais de mille choses ce dedans en moi
qu’avant je fuyais le plus possible. Je vois tellement plus clair en moi. Mais du même coup
j’accepte de regarder mes parties sombres ce que j’étais incapable de faire quand j’étais
plutôt uniquement tourné vers le dehors. »

Christelle est mariée. Mais c’est au fur et à mesure de nos entretiens qu’elle
va mettre des mots sur le mal-être qui l’habite depuis de nombreuses années
et dont elle n’avait pas pris conscience jusque-là.
« Je ressentais en moi depuis longtemps une intense solitude à laquelle je ne parvenais
pas à faire face. Je sais maintenant que cela remonte à l’absence de ma mère quand j’étais
petite fille. Je réalise que je n’ai jamais pu tolérer cette béance ressentie rapidement et qui
s’est installée profondément au creux de moi. Cette fragilité, cette souffrance, avant j’étais
incapable de la côtoyer et d’y faire face. J’ai trouvé bon an mal an le moyen de la colmater
du mieux que j’ai pu. Face à ce sentiment extrême et constant d’isolement, malgré la
présence de mon mari et de mes amis, j’ai choisi pour compagne de tous les jours la
nourriture. Une compagne fidèle et surtout présente à mes côtés dès que j’avais besoin
d’elle. Et puis j’ai réalisé que je pouvais finalement remplir mon manque autrement. En me
penchant sur moi-même, j’ai trouvé à me nourrir de l’intérieur. J’ai ainsi redécouvert mes
passions d’adolescente que j’avais laissé tomber peu à peu. J’ai repris la danse que
j’aimais tant et je comble par cette activité et toute la créativité que je mets dedans tout ce
qui m’a manqué. Du coup, je me sens bien. Que de chemin ! Il fallait que je me relie avec
mon intimité et mon être profond pour découvrir que j’avais là, tout au fond, toutes les clefs.
N’est-ce pas cela être à son écoute ? »

Christelle avait découvert en puisant dans son intériorité qu’elle possédait


mille richesses qui pouvaient la sauver de sa douloureuse sensation de
manque. Et nous en possédons tous, même si nous n’en avons pas encore
conscience.
Une autre voie pour éviter cette confrontation avec notre intériorité va être
trouvée dans ce besoin d’expérimenter des sensations fortes. Ces extrêmes,
ces dangers seront alors semblables à des « trompe-la-mort » qui peuvent
donner à celui qui s’y adonne le sentiment d’exister. Les ados dans cette
phase tumultueuse de leur vie savent si bien adopter des conduites à hauts
risques dont le dénouement s’avère parfois dramatique.
Xavier, lui, a opté pour le scooter dont il fait, il le dit lui-même, un objet de
défi :

« Pour repousser les limites. C’est comme si je prenais un joint pour me vider la tête et ne
plus voir les horreurs du monde. Je deviens un peu ivre sur mon engin avec la sensation
d’être le plus fort du monde. J’oublie tout et je sens monter en moi une force que je ne
ressens pas dans la vie de tous les jours. Ça me remplit et je suis bien. Je ne sens plus la
solitude. »
Finalement si l’on y regarde bien, la société ne représente-t-elle pas tout
simplement notre propre reflet ? Elle qui se trouve bien souvent prise entre
ces deux extrêmes. D’un côté addictions et compétition pour gonfler le
temps au maximum, à l’autre bout fatigues, usures et chutes d’énergie avec
son cortège de personnes épuisées.
Défaillances, faux pas, fêlures diverses, c’est bien cette ouverture à notre
monde du dedans qui nous permet de les dépasser. Et ces failles sont
nombreuses, elles qui représentent ces points délicats, ces zones d’ombre
perçues comme négatives, qui nous agacent ou nous font réellement
souffrir.
« Prenez de la profondeur, dit le psychiatre Yves Prigent, On ne s’y
bouscule point. On est seul, vif et libre ».
C’est bien pourtant à travers ces insuffisances et seulement si nous pouvons
les regarder les yeux dans les yeux que celles-ci se métamorphoseront en
lumière. Car toutes les réponses se trouvent en nous et non au dehors.
« Le verdoiement opte pour le dedans. Ce dedans qui ne s’offre pas au
regard. Il appartient au trésor dont tout homme est l’écrin. »
Marie-Madeleine Davy
Chapitre

Cultiver et chérir ses émotions 9


« Je crois de plus en plus que ce que nous appelons tristesse, angoisse, désespoir, comme
pour nous persuader qu’il s’agit de certains mouvements de l’âme, est cette âme même. »
Georges Bernanos

Le monde de nos émotions et de nos ressentis représente une voie royale


pour explorer notre intériorité. Quand ces émotions et ces ressentis sont
inconfortables, nous avons alors une raison de plus de côtoyer nos parts
défaillantes. Et la liste est longue et variée entre tristesse, peurs, sentiment
d’impuissance, pensées négatives, ruminations dépressives…
Bien sûr, certains choisissent de se couper des émotions négatives pour
survivre. La blessure est parfois si profonde, si insupportable que l’on
choisit de s’amputer de ces émotions inconfortables. On se retrouve alors
infirme d’une partie de soi.
Pourtant, nous les ressentons tous sans exception et s’il y a bien un domaine
universel que nous pouvons partager, ce sont bien ces états d’âme. Ils font
partie intégrante de l’énergie de la vie qui nous entoure.
Pourtant, quoi de plus fragile que ce monde-ci. Quoi de plus dévastateur
parfois quand on touche à ces émotions qui peuvent détruire. Mais aussi
quoi de plus riche ?
Car c’est par cette même porte d’entrée, celle des émotions, que nous
aurons accès à tant de joies et de bonheurs féconds. Et c’est pour elles que
j’ai eu une pensée émue lors d’un déménagement de mon cabinet pour un
autre lieu. Parcourant la pièce vide où s’étaient passées tant de choses, je
réalisais combien cela avait pu être « la pièce à émotions » comme me
l’avait un jour formulé une jeune adolescente. Combien ces murs avaient dû
s’imprégner de toutes ces douleurs mais aussi de toutes les beautés qui
avaient pu en naître.
S’ouvrir à notre sensibilité
« Se laisser toucher tous les jours par quelque chose ou par quelqu’un. »
Yves Prigent

Derrière cette porte intérieure ouverte se blottit tout un univers. Celui de


nos émois divers. Ceux qui semblent nous affaiblir, ceux qui au contraire
nous renforcent.
Et là encore, nous est donnée l’opportunité de cultiver notre part fragile
comme notre force. Les émotions, dont l’étymologie vient de « motion,
moteur », sont ce qui nous met en mouvement. Pourtant il est si fréquent
que j’entende des mots comme :

« Je suis si sensible ! Je pourrais me moquer de moi car au moindre événement, je me


mets à déborder d’émotions. Je m’en veux d’être si émotif. J’admire ceux qui gardent leur
sang-froid en toute occasion. »

C’est bien grâce à ces émois que nous sentons vibrer la vie en nous telles
les cordes d’une harpe. Certains sont porteurs de joies, d’autres de grande
souffrance. Mais impossible de faire l’impasse sur certains d’entre eux. Soit
on vit pleinement en prenant le tout, soit on ne prend rien. Mais dans ces
conditions, en mettant son cœur en retraite, existe-t-on réellement ?
Regardez les tout-petits. Tout sort d’eux, tout jaillit sans frein, sans filtre, à
l’état pur. Ils rient, pleurent, gazouillent, chantent ou peuvent aussi hurler
sans manière. À chaque ressenti, ils expriment sans détour leur monde
affectif et ce qui les traverse à l’instant et sur le champ. Oui, d’un instant à
l’autre, ils passent du rire aux larmes.
Les rites et pratiques symboliques ont disparu de nos jours, et c’est
dommage. Pleurer, déchirer ses vêtements, prier, danser, tout cela, hélas, n’a
plus lieu. On se donnait le plein droit d’exprimer ainsi sa détresse ou sa joie
au lieu de les censurer ou de les faire avorter.
Les femmes y parviennent et pourtant cela comporte toujours un risque,
celui d’être rejetée, jugée, incomprise. Celui d’être exposée au danger d’être
blessé et qui pourtant nous humanise. Les femmes s’y autorisent plus que
les hommes, qui obéissent à des injonctions dont la tonalité se veut virile :
celle de « prendre sur soi ».

Accueillir la joie. Accueillir les peurs…


Retrouver l’enfant en soi car qui mieux que lui navigue dans les contrastes
extrêmes passant d’une colère noire à la contemplation d’une abeille
butinant une fleur ? Et sans détour ni subterfuges.
Côtoyer cette « belle saison du cœur » (Eugénio Borgna). Cette sorte de
grâce que certains même ont connue lors de situations pourtant
dramatiques. Comme certains déportés en font foi.
S’ouvrir à nos peurs aussi et Dieu sait combien elles peuvent être
nombreuses et font partie de celles qui nous rendent particulièrement
vulnérables.
Bien sûr, il y a celles qui nous servent de garde-fou et qui forgent notre
expérience au cours de l’existence. C’est celle qui par exemple, dissuade
l’enfant de glisser ses doigts dans la prise électrique ou de traverser la rue.
C’est encore elle qui nous empêche de nous livrer à des situations trop
dangereuses.
Mais il y a aussi toutes celles qui nous entravent. Qui sont bien souvent à
l’origine du sentiment de haine et que le corps met aussi en mots sous
forme de nausées, de sueurs froides ou de paralysie. À nous d’essayer de les
accepter aussi. Parler à nos peurs. Dire oui au silence est sans doute la
première étape avant de pouvoir peu à peu les dépasser. À nous de
reconnaître la présence de l’insécurité qui parfois nous traverse.
Enfants, elles étaient nombreuses. Et chaque âge a possédé les siennes. Peur
des visages inconnus au 8e mois, de la séparation quelques mois plus tard,
peur de nous endormir seuls le soir. Peur des monstres, des ogres, des
voleurs, de l’orage. Peur d’aller chercher du pain tout seul ou de quitter les
petites roues de notre vélo.
Une fois adulte, elles se transformeront sous l’influence du regard que nos
parents auront posé sur nous et la peur des apparences prendra le pas sur les
précédentes. Nous auront-ils fait confiance ? Nous auront-ils suffisamment
aimés pour que nous ayons cette confiance en nous ? Auront-ils respecté
cette jeune personne que nous étions ou nous ont-ils obligés à nous
conformer à leurs attentes ?

Jean-Pierre souffre de claustrophobie et est incapable de prendre l’ascenseur. « C’est


insensé pour les autres. Ils ne comprennent pas et c’est, je crois, ce qui me rend la chose
encore plus douloureuse. Je me sens si seul devant cette panique que personne ne peut
partager avec moi. Je me sens si différent des autres. Et même handicapé. Comment peut-
on comprendre ce que je ressens ? Ainsi je ressens nettement une double souffrance. »
Gilles souffre d’une peur incoercible de l’eau. « Vous réalisez ! Je vais avoir 23 ans et j’en
suis au même point que quand j’avais 5 ans et que j’ai appris à nager. Quel calvaire ! Je
m’en souviens comme si c’était hier. J’ai tout essayé, mais il n’y a rien à faire, malgré tous
mes efforts. Je suis vraiment anormal. »

Que de fois nous aurons entendu ces mots : « Mais c’est stupide d’avoir
peur ! Vraiment, tu n’as rien à craindre. » Ou pire « Quelle mauviette tu
fais ! » Dans ces moments pénibles, peut-être aurionsnous aimé entendre le
réconfort des « Ô je comprends que tu aies peur, et cela doit être dur pour
toi, mais… ». Car tout enfant une fois son émotion acceptée peut trouver un
apaisement intérieur. Une émotion quelle qu’elle soit est toujours
acceptable. On a chacun nos propres raisons d’avoir peur, qu’on soit petit
ou grand.
Maryvonne se sent dans la totale incapacité de conduire seule. À chaque
fois une bouffée d’angoisse la submerge littéralement, face à laquelle elle
est totalement démunie. Cela dure depuis de nombreuses années et la
handicape lourdement car dès que le déplacement est supérieur à 20 km,
elle abandonne et reste chez elle.
« J’ai réalisé peu à peu que cela était lié à mon incapacité à lâcher la main de ma mère
pour me lancer dans la vie. Comme si j’étais encore la petite fille ayant constamment
besoin de sa présence à mes côtés. Du coup, je perds mon libre arbitre quand il s’agit de
prendre la voiture. Je ne vais pas y arriver toute seule. Et puis ça m’oblige à m’accrocher à
mon compagnon. Mais il commence à se lasser de cette situation et comme je le
comprends ! C’est irrationnel. Je ne trouve aucun moyen d’avoir prise sur cette panique !
J’ai tout essayé mais elle me prend entièrement. Elle me domine complètement. »

La peur du jugement, la crainte de déplaire et toutes ces autres peurs


s’ajoutent à une litanie sans fin. Cela passe par la peur d’avoir oublié ses
clefs, d’avoir manqué un rendez-vous, des microbes, de l’orage, du chien ou
de l’araignée. Comme par celles de nos émotions. De décevoir et de
déplaire. Du conflit qui va avec aussi.
Celle de l’erreur, de l’échec et de l’engagement. Du changement (et de la
mort qui le représente à son maximum). De la solitude. Des autres. De la
folie et de la perte de contrôle qui amène à tout vouloir prendre en main.
D’aimer et de recevoir.
Face au trac qui l’envahissait avant chaque représentation une jeune
danseuse avait trouvé un petit truc à elle qui lui permettait de se sentir forte
quand cela intervenait.

« Je parle à mon trac quand j’entre en scène. Je lui dis : “Ne me prends pas tout le cerveau,
laisse-lui de la place pour danser.”

Pourtant, il semblerait bien souvent que plus ces angoisses sont présentes en
nous, plus elles nous rattrapent. Plus on combat pour tenter de les fuir, plus
nous y sommes confrontés. Un peu comme dans l’eau où plus on s’agite,
plus on prend le risque de s’y noyer. Carl G. Jung disait :
« Tout ce à quoi on résiste persiste ; tout ce qu’on embrasse s’efface ».
Combien de fois l’ai-je constaté, comme pour cette femme très âgée habitée
par l’angoisse de la maladie depuis son adolescence, période où son père
était décédé d’un cancer au cerveau lui ôtant peu à peu ses facultés, lui
l’homme brillant d’antan qu’elle avait tant admiré et qui lui disait peu avant
son grand départ : « Regarde comme je suis devenu… » Cette idée avait
toujours été présente chez elle qui craignait de finir dans les mêmes
conditions et elle avait toujours évité de s’y confronter.
À la fin de son existence, cette femme elle aussi particulièrement riche
intellectuellement, ayant fait de nombreuses conférences et écrit de
multiples ouvrages, vécut des syncopes à répétition qui provoquaient à
chaque fois une importante perte d’oxygène au cerveau. Elle « perdait la
tête », elle aussi, progressivement. Était-ce un hasard ou non ?
Au contraire plus on prend le courage, et Dieu sait s’il en faut, de mettre ses
peurs en mots plus elles peuvent fondre peu à peu.
C’est la peur de l’abandon qui nous tient bien souvent.

Cette jeune femme se remémore. Violée à l’âge de 7 ans par son oncle elle mit des années
avant d’oser se délivrer de ce secret et de prendre ce qui représentait pour elle le risque
insupportable de « mettre à sang et à feu » toute sa famille. « Quand j’ai osé en parler
beaucoup plus tard, c’est la gifle que j’ai reçue de ma mère qui m’a le plus traumatisée. Et
même bien au-delà du viol. “Il fallait se taire, m’a-t-elle dit, c’est toi la coupable dans cette
affaire. Ou tu mens ou si c’est vrai, tu as bien dû faire ce qu’il fallait dans cette histoire.” Ces
mots furent pires que des coups reçus. Pire que la violation de ma personne. Des années
après, une peur de l’abandon m’a constamment habitée. Je me suis sentie si seule au
monde ce jour-là. Il n’y a aucun mot pour définir ce sentiment de néant qui m’a traversée.
Ce n’est que peu à peu que j’ai pu me dégager, non seulement de ce sentiment de solitude
et d’incompréhension mais aussi de la culpabilité que ses mots avaient provoquée en moi.
Car pendant longtemps, j’ai cru que j’étais coupable. Coupable de ce qui m’était arrivé,
coupable de ne pas avoir de plaisir dans la sexualité avec les hommes que j’ai rencontrés
par la suite, coupable d’être une mauvaise fille… J’ai peu à peu compris que c’était la
conduite de ma mère qui était destructrice pour moi. Car quand j’aurai des enfants avec
mon compagnon avec lequel ma sexualité s’épanouit enfin, je sais que jamais je ne pourrai
me montrer capable de tels mots. D’une telle absence de soutien. J’ai aussi appris en
devenant moins coupable à me protéger de ma mère : je me suis éloignée et je me sens
tellement libérée ! Il m’a fallu le temps nécessaire pour parvenir à retrouver celle que
j’étais. »

Quand la peur de la vie nous tient : risquer la vie, risquer


le lien ?
J’ai toujours beaucoup aimé les mots que dit le renard au sujet de
l’apprivoisement dans Le petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry. Quand
le petit prince demande au renard de jouer avec lui, celui-ci lui répond :
« Je ne puis pas jouer avec toi. Je ne suis pas apprivoisé ». Et il rajoute :
« Apprivoiser… cela signifie créer des liens… Tu seras pour moi unique au
monde. Je serai pour toi unique au monde ».
La vie est fragile. Tout n’est que changement. Tout passe et rien n’est
éternel. Et la fameuse « assurance vie » n’a cours que dans les banques…
Ce qui est certain c’est que dès la naissance et même avant, ce que nous
confirme l’approche haptonomique dans cette relation par le toucher entre
les parents et l’enfant qui va naître, l’être humain est communication.
Mais certains d’entre nous vivent dans la peur de vivre pleinement leur
existence en se coupant des autres. Pourtant rien ni personne ne peut exister
en dehors du lien à l’autre.
C’est là qu’ils peuvent choisir de rester, comme au cours de l’enfance, dans
une sorte de nid douillet protégé de tout risque. Car quitter cet univers
implique inévitablement un bouleversement de nos anciennes conceptions.
Mais vit-on réellement sa vie ainsi ?
Oui c’est vrai que l’existence au cours de l’âge adulte est parsemée de
risques et de tournants à prendre. Risque de ne plus être aimé ou reconnu.
Risque de se retrouver face à des choix parfois difficiles en laissant derrière
eux inévitablement quelque chose. Risque aussi de prendre des
responsabilités avec la crainte de ne pas y parvenir. De n’être pas à la
hauteur. Risque de se confronter à cette réalité différente de nos rêves et
attentes enfantines. De quitter nos illusions d’un monde parfait et idyllique.
Existe aussi quand on quitte le monde de l’enfance la peur de créer des
liens. De ceux qui engagent, que ce soit en amitié ou en amour.
Cet homme de 55 ans vit seul et a peu d’amis. Une véritable souffrance
s’est peu à peu installée en lui au cours des années et il semble bien qu’il
s’est fait rattraper :
« J’ai une sorte d’aigreur. Je vois les autres sous un angle de plus en plus négatif. Je me
dis si c’est ça devenir adulte ! Avoir des responsabilités au point de ne plus avoir de temps
pour rêver… Et puis chez les autres, il y a toujours quelque chose qui me déçoit. »

Cet idéal qui l’habitait enfant n’a pas pris une ride. Mais avec la vie, il est
de moins en moins ajusté. C’est un peu comme s’il n’avait pas grandi. Cela
entrave sa vie au milieu des autres qu’il juge comme n’étant pas à la
hauteur de ses attentes. Alors, il se sent en retrait les rares occasions où il
accepte des invitations qui deviennent de plus en plus rares. « Je me sens de
trop. Du reste on me parle peu et quand on le fait, je ne sais pas quoi dire. »
En fait, il a peur d’entrer dans l’existence, de s’y mêler, de s’y immerger
pour se joindre aux autres. De partager avec eux. « C’est un peu comme si
je restais au bord. »

Tisser du lien, un risque…


C’est une sorte de combat qui douloureusement ne cesse de l’animer et qu’il exprime à sa
manière : « Une partie de moi a besoin d’être reconnue par les autres et de vivre avec eux,
une autre me donne envie de rester seul quand je suis déçu. Alors comment voulez-vous
qu’ils viennent me chercher ? »
« Et puis quand je suis confronté à une figure d’autorité, je me sens comme un enfant. Je
perds complètement mes moyens, toutes mes capacités habituelles disparaissent et
fondent comme neige au soleil. C’est une catastrophe. Tout cela mis bout à bout me rend si
douloureux le contact aux autres. »
Lisa me dira aussi : « À quoi bon m’engager, puisqu’un jour ça s’arrêtera. »
Pour Guy ce seront ces mots : « Je me suis dit un beau jour : “Si je me coupe des autres, je
n’aurai plus mal car ils ne pourront plus jamais m’atteindre”. »

Tisser des liens c’est faire vibrer notre affectivité, notre sensibilité dans la
rencontre avec un autre, une autre ou un groupe. Oui, cela implique le
risque d’entrer dans le grand mouvement de la vie.
« Apprendre à vivre le lien, c’est accueillir l’altérité de l’autre », dit
Brigitte Allain Dupré. C’est entrer dans un autre univers.
Le philosophe Martin Buber parle de la rencontre d’un moi et d’un toi
comme ce qu’il y a de plus vrai dans la vie. « À travers le toi – à travers les
contacts qui nous font nous ouvrir les uns aux autres – un homme devient
je ».
Même si l’on sait bien qu’il n’existe que des « connexions imparfaites » et
parfois éphémères, ce qui peut faire peur quand on voudrait s’engager pour
toute la vie. Car ici aussi l’éternité garantie n’a pas cours.
Ainsi, au sein de la relation amoureuse marquée du sceau de nos
expériences et de nos leçons d’amour d’enfance, on poursuivra le rêve de
trouver une mère aimante ou un père accessible chez notre partenaire.
L’autre sera là aussi pour combler notre manque, pour répondre à nos
exigences et à nos attentes. Alors que c’est bien grâce à lui, qu’au contraire,
pourra être dépassé le leurre de la rencontre de notre jumeau. De notre
miroir qui ne fait pas partie de la réalité toujours fondée sur l’apprentissage
de l’altérité.
Ce lien est fragile et doit se cultiver telle une frêle plante. C’est au sein du
couple que ce subtil jardinage a lieu, dans cet endroit privilégié pour
accepter sa propre faiblesse et celle de l’autre.
En amitié aussi, nous ne sommes jamais à l’abri d’une déception. Les amis
d’enfance vont suivre un beau jour un chemin de vie parfois bien différent
du nôtre. Certains se marieront et auront des enfants. D’autres resteront
célibataires, et même le statut social jouera aussi dans la balance parfois
pour accentuer le fossé qui se creuse.
Là aussi c’est l’impermanence… Tout comme au sein de la famille dont le
mythe des liens unis et parfaits résiste à notre entrée dans l’âge adulte.
C’est malheureusement à Noël que la réalité pourra nous rattraper, au cours
de ces réunions familiales qui peuvent représenter un calvaire pour certains.
L’image d’Épinal de la famille idéale est mise à mal violemment et de façon
brutale face à la réalité d’une réunion qui tourne mal, ses membres se
regroupant à cette occasion par tradition, habitude ou encore par devoir.
« Chaque année ça tourne mal. Je me demande pourquoi j’y vais. Je sais d’avance
comment ça va se passer. C’est vraiment une obligation que je m’impose de retrouver ma
famille. Ça va être encore des sous-entendus, des critiques sans fin jusqu’au moment où je
vais réagir et toute l’ambiance sera fichue. »

Grace avait brisé son lien avec une mère non aimante. Mais celui-ci s’était
restauré quand elle devint elle-même mère.

« J’avais toujours vu ma mère comme une personne froide et exigeante. Elle n’était jamais
satisfaite. “Fais encore un effort. Sois la fille que je te demande d’être, veux-tu ?”
J’ai appris beaucoup de choses sur elle. Sur sa propre enfance… Celle qu’elle avait tout
simplement répétée avec moi, sa fille. Elle aussi avait été si peu aimée et elle ne savait pas
ce que c’était, car on ne lui avait jamais montré la marche à suivre. J’ai appris à moins
l’accuser pour ses erreurs passées, quand j’ai réalisé que moi aussi, je pouvais en
commettre auprès de mes enfants. » Grace avait compris et a pu ainsi pardonner.

C’est aussi quand sa mère devint grand-mère que cette dernière put se
montrer beaucoup plus affectueuse et indulgente qu’elle ne l’avait été
auprès de sa fille. Cela aussi aida Grace à réparer son ancienne vision des
choses.

« Grand-mère, elle se libéra de ses angoisses, de ce désir de perfection qui l’habitait et qui
la rendait si distante. Elle aime faire des gâteaux avec eux. Leur lire une histoire. Les
accompagner à la fête foraine ou au musée… »

Faire tomber ces peurs une à une. Prendre le temps d’atténuer toutes celles
qui nous emprisonnent et nous entretiennent dans notre faiblesse permet
parfois après un plus ou moins long cheminement, de prendre conscience de
cette force que ces craintes ne faisaient que maintenir sous cloche.
Quand la rage et la colère sont au rendez-vous
Ce sont elles qui permettent de bouger le cœur des choses. Elles qui sont
souvent bridées dans la soumission et qui empêchent de dire non en
montrant les dents. Ce sont elles qui, bâillonnées devant notre difficulté à
nous positionner face aux conflits, peuvent nous effrayer car c’est là
qu’elles peuvent nous déborder de façon gauche au mauvais moment et sur
la mauvaise personne. Elles refont surface telle une remontée de lave. De
toute façon, le corps ne supporte jamais cette surcharge et cette
accumulation intérieure très longtemps, là encore il parlera. Car à force de
se trouver contenues audelà du raisonnable un beau jour, les émotions
explosent.

Quand on ne veut pas entendre, le corps prend le relais…


Roselyne en a fait une rage de dents, consciente au moment où elle me l’exprime, du sens
de ce symptôme, elle qui devait justement « vider son sac » à sa mère. « Une fois la chose
faite, et ça n’a vraiment pas été facile, ma crise dentaire à disparue ! C’est bon de
reprendre corps. Avant, j’étais à côté de moi », ajoute-t-elle.
Jean-Philippe sent que son comportement susceptible et souvent agressif est provoqué par
une colère très ancienne. « Enfant, je cassais souvent mes jouets et je sentais une certaine
violence qui ne me quittait pas. J’ai compris que cette forme de destruction était liée à un
profond sentiment d’abandon déclenchant en moi un désespoir qui avait pris une autre
forme. Mon isolement relationnel de mes jeunes années était en fait à l’origine de ma
colère. Plus j’essayais maladroitement d’exprimer ma détresse, plus mes frères se
moquaient de moi et mes parents m’envoyaient promener. Et puis, j’ai eu aussi des crises
d’urticaires inexpliquées. Ma peau était elle aussi en feu. Elle était “irritée.” »

Oui. Tout comme les larmes refoulées et interdites, cet univers de ressentis,
d’émotions, quand il se trouve considéré comme « un abus de faiblesse » à
fuir peut aller parfois jusqu’à l’implosion de tout notre être en se vengeant
en quelque sorte de notre manque de considération à son égard.

L’accompagnement thérapeutique, un lieu privilégié


pour retrouver la flamme et éclairer notre nuit
« L’unique critère dont je dispose c’est moi-même… Je souhaite maintenant prêter
l’oreille la plus attentive au murmure de ma source intérieure au lieu de le laisser égarer
par les propos de mon entourage. »
Etty Hillesum

Nous naissons femme ou homme. Nous ne l’avons pas décidé. Pourtant,


notre liberté reste intacte. Celle du choix fondamental de déterminer ce que
l’on souhaite : être véritablement soi ou non. Car cette liberté de nous
réinventer, d’évoluer, de changer nous appartient toujours que ce soit à
travers nos pensées ou nos actes. Et c’est bien dans ce lien
psychothérapeutique qu’il nous est permis de l’expérimenter et de la
sauvegarder.
Un article de Régis Pluchet paru en 20001 parlait de cette écoute
particulière qu’il intitulait « le cœur au bord des lèvres », un des cadeaux le
plus précieux qui puisse nous être donné dans cette relation à deux si
particulière.
Celle qui peut devenir source de transformation chez celui qui, audelà de
ses peurs, possède l’audace d’entamer cette démarche vers luimême. Voici
une petite histoire toute simple que raconte Marcelle Auclair dans un petit
ouvrage, Le bonheur est en vous :
« Je voyageais. Il était d’une tristesse ce train qui filait dans la nuit
lugubrement teintée de bleu par l’ampoule de la défense passive !… Pas de
moyen de lire. Rien à faire…
À une station, un inconnu monta. Un homme qui eut l’idée toute simple
d’appuyer sur le commutateur et, tout, simplement, la lumière fut…
Persuadés que nous étions voués aux ténèbres, nul d’entre nous n’avait
essayé d’éclairer…
Lorsque vous vous trouvez dans une pièce obscure, insultez-vous la nuit ?
Non vous apportez une lampe. Partout où il y a du noir dans votre vie,
faites la lumière en vous2 ».
Comme nous ne croyons plus à la lumière, nous oublions parfois qu’il suffit
d’appuyer sur le bouton. Et nous cherchons le jour sans poser les actes qui
sont nécessaires… Et en psychothérapie, c’est bien de cela dont il s’agit.
Retrouver notre lampe intérieure pour venir à bout des ténèbres. Ne plus
vivre en exil avec soi-même mais se réconcilier avec soi.
Parfois bien sûr, les voies à parcourir pour y parvenir ne sont pas simples.
Elles nous demandent à chaque fois de plonger en plein cœur de nous-
mêmes. D’accéder à des endroits si escarpés, si arides, si désertiques que
l’on ne peut pas toujours s’y abandonner seuls.
Car il s’agit bien d’un voyage, celui de notre intériorité. Mais de toute
façon, celui qui fait ce choix se doit de cultiver une régularité et une
obstination pour y parvenir.
Une main tendue peut s’avérer parfois indispensable pour cheminer dans
ces zones sombres ouvrant la porte à nos faiblesses. Mais par là aussi à la
puissance de la force qui s’y cache. Cette main accueillante peut être celle
d’un ami ou d’un accompagnateur de chemin, comme j’aime à me nommer.
Celui dont la présence est fondée sur l’Amour qu’il a pour l’autre. Cette
forme d’amour « Agapé », inconditionnel et sans la moindre trace d’intérêt
personnel. Cette forme de foi pour les êtres humains que je partage
pleinement. Oui. Car ce que l’on est amené à vivre dans ce lieu particulier,
c’est bien l’expérience d’être aimé de cette manière bien particulière.
C’est au cœur de cet accompagnement thérapeutique, de ce parcours d’éveil
que m’est confirmé chaque jour qu’au centre de la tempête, dans ces états
d’extrême faiblesse, il est possible de retrouver son enracinement et de
réapprendre à tenir debout sur son axe. Car il s’agit bien en premier lieu
dans cet espace clos, de déposer ses défaillances les plus diverses.
Alors sous mes yeux, l’être en état de fragilité extrême recouvre sa force. Il
la retrouve en donnant un sens à son sentiment de dépouillement et grâce
aux mots qui le permettent. Car donner du sens est sacré. Combien nous
sommes loin du monde du dehors où l’apparence et sa force factice peuvent
régner…
Mais comme le disait Carl Rogers : « être soi-même n’est pas une tâche
pour personne timorée ».

Carl Rogers, une confiance inconditionnelle en l’être humain


Carl Rogers (1902-1987), psychologue américain, est le fondateur de « l’approche centrée sur la
personne », nommée aussi « psychothérapie centrée sur le client ». Il appartient au courant de la
psychologie humaniste existentielle, se démarquant de la psychanalyse et des thérapies
comportementales. La philosophie de son approche est fondée sur une confiance inconditionnelle
en l’être humain. Carl Rogers considère que chaque personne possède en elle la capacité de se
comprendre, d’avancer et de sentir intuitivement ce qui est bon pour elle, chacun possédant une
tendance à la réalisation de soi. Partant de cette philosophie, le thérapeute ne se positionne
aucunement en expert dans cette relation à deux, ne posant aucun diagnostic, ne donnant aucun
conseil et n’établissant aucune interprétation, d’où son appellation de thérapie non directive.
L’écoute, la qualité de présence totale et l’absence de jugement du thérapeute permettent alors à
celui qui se cherche de trouver en lui-même ses propres réponses, de faire confiance à ses propres
expériences et de découvrir par lui-même son chemin car c’est la personne « qui sait ». Grâce à
cette qualité de relation, sur laquelle repose totalement cette forme de thérapie, la personne
retrouve la confiance en elle qu’elle avait perdue et sa tendance naturelle à évoluer.
Carl Rogers a élargi son approche au domaine social et politique où il réussit à regrouper divers
pays et obtint, juste après son décès, le prix Nobel de la paix.

C’est là aussi que se produit une alchimie intérieure qui ranime la vie, qui
transforme ce qui était devenu inerte en vivant, telle une flamme.
Prendre sa canne de pèlerin et avancer sur le chemin, tel est le but.
J’aime tout particulièrement les mots délicatement imagés qu’a utilisés
l’humoriste Muriel Robin lors d’un de ses spectacles en novembre 2013
pour définir ce travail sur soi qu’elle a expérimenté lors de sa propre
traversée du désert. Établissant le parallèle entre les artisans et les
bricoleurs, elle dit bien qu’en thérapie :
« Il en faut du temps pour poncer, pour colmater les brèches, pour mettre de
l’huile là où ça grince ; utiliser une équerre pour caler et rectifier ce qui
était branlant. Et surtout, utiliser l’huile de coude. Beaucoup d’huile de
coude… »
Ce labeur intérieur va aussi mettre en lumière notre « tendance
actualisante », ce « processus que nous appelons la vie ». Il va redonner
naissance à cette tendance fondamentale et innée de chacun à la réalisation
de soi. Comme le fait la fleur qui se développe pour devenir aussi parfaite
que possible.

« Avant je me disais parfois : “La vie vaut-elle la peine d’être vécue ?” Maintenant j’ai
tellement envie de vivre. Avant je me contentais d’exister, de vivoter, un peu comme à côté
de moi. Je n’ai pas changé la réalité qui m’a tant affaiblie, mais j’ai trouvé la force pour
changer mon regard sur elle. »

Les vertus de l’écoute


Comme le disait si bien Pol Verhelst, psychothérapeute rogérien : « Dans
l’approche centrée sur la personne, la relation n’est pas un outil, mais une
rencontre ».
Celle où ces deux êtres côte à côte, l’aidant et l’aidé, contemplent
« l’émergence miraculeuse des forces puissantes et organisées qui
apparaissent dans cette expérience et qui semblent profondément
enracinées dans l’univers tout entier » (1961).
Chaque thérapeute a toujours présent au cœur et à l’esprit, comme je
m’efforce d’y parvenir moi-même le mieux possible, les conditions que
Carl Rogers n’a cessé de mettre en avant pour qu’ait lieu le processus de
renaissance.
Pour que se produise l’éclosion de la force intérieure, il faut que le regard
d’un être empathique se porte sur soi. Celui qui ne se borne pas à
n’entendre que les mots de la personne en perdition mais aussi leur
musique. Cette empathie qui ouvre à la sollicitude, à ce « souci du monde »,
comme le dit Frédéric Worms.
S’y ajoute cette absence de tout jugement aussi, ce qu’il nomme « la
considération positive inconditionnelle », et ceci avec toute l’authenticité et
la congruence dont le thérapeute peut être capable.

« Je crois qu’ici c’est la première fois que quelqu’un m’a fait confiance. Vous m’avez dit :
“Allez-y”. Cette simple phrase m’a fait comme un déclic. J’ai posé sur moi un tout autre
regard. Si vous me faisiez confiance, je pouvais, moi, ME faire confiance », me disait cette
toute jeune femme.

À ces trois attitudes thérapeutiques facilitant la croissance, Carl Rogers en a


ajouté une quatrième. La qualité de présence. Ainsi la décrit-il :
« À ces moments, j’ai l’impression que mon esprit atteint l’esprit de l’autre.
Notre relation se transcende elle-même et devient une part de quelque
chose de plus grand ».
C’est là que se vit la présence à un autre que soi. Ce cadeau d’un partage
total avec cet accompagnateur de vie, cet autre humain, à la fois semblable
et pourtant différent de soi. Et c’est bien cette présence qui subsiste à tout
dans le contact avec un être en fin de vie, quand il ne reste plus qu’elle et sa
pleine puissance pour communiquer et communiquer encore et malgré tout.
Oui c’est bien elle qui possède sans nul doute ce mélange d’énergie subtile
et impalpable et de puissant rayonnement.
Ici au cœur de cette présence, c’est bien d’une écoute nue dont il s’agit. Une
écoute qui permette d’exprimer ses doutes, ses peurs, ses rêves aussi… À
travers une parole humanisante, un partage que l’on n’a parfois jamais vécu.
Car dans cette approche thérapeutique, ce n’est pas le thérapeute qui se pose
en expert, mais bien la personne en face de lui qui sait ce qui est bon pour
elle. Et je n’ai de cesse, devant l’être qui me fait face, d’avoir à l’esprit que
je ne suis que celle qui l’accompagne avec mes propres faiblesses en
suivant le fil de sa vie, de ses émotions, de ses ressentis, de ses pensées au
gré du mouvement qui la traverse. J’essaie de saisir au plus près ce qui
commence à palpiter, à bouger si subtilement en son être.
C’est à travers cette écoute qu’alors sous mes yeux, l’être en état de fragilité
extrême retrouve son énergie première. C’est là que celui qui a opté pour le
changement s’approche d’une vie pleine. Celle qui est « un processus, non
un état. Une direction, non une destination ». C’est là que se trouve apaisé
notre besoin d’être reconnu et que l’on peut apprendre à s’aimer si, jusque-
là, cela ne pouvait avoir lieu.
Marie de Hennezel définit la psychothérapie comme « l’art de parler à
l’âme » et cela grâce aux mots. Non pas ceux qui paraissent vides de sens
mais ceux qui touchent nos sensations, nos ressentis au plus juste et qui en
extraient l’essentiel.
D’autres, comme Christiane Singer, parlent de pèlerinage. Et il s’agit bien
de cela. Pour y parvenir le psychothérapeute a dû lui aussi traverser ses
propres zones de turbulences pour pouvoir être touché et ressentir celles de
l’autre.
Tout simplement, l’important n’est pas ce que le thérapeute fait mais ce
qu’il est. Voilà son outil essentiel, son état d’être et l’engagement
authentique de sa personne tout entière. Là, réside la source de son aide. Ce
qui faisait dire à une femme lors d’une de nos séances :
« Je n’ai pas besoin que l’on me guérisse, j’ai simplement besoin d’être comprise. Et alors,
je ne me sens plus considérée comme une malade mais comme un être humain avec mes
forces et mes faiblesses. En fait, je fais alors partie du monde des humains et non plus
comme touchée par une quelconque anomalie »…

Retrouver notre force au-delà de notre âge…


Il s’agit bien ici de transformer son histoire, aussi difficile fut-elle, pour en
faire un socle positif. Non pas faire table rase d’un passé qui ne pourra
jamais s’effacer, mais porter sur lui un regard autre. En faire même « sa »
force singulière. Un peu comme « sa » marque de fabrique avec ses creux et
ses bosses, les rides de la vie, mais sa luminosité aussi.
Un homme me disait ainsi après avoir pu faire éclore ses dons créatifs dans
la sculpture à un âge plus ou moins avancé, puisqu’il avait 60 ans :

« J’ai fait de ma blessure de la lumière à travers mon art. J’ai transformé mes failles en
puissance capable de créer et de donner forme à la matière que je sculpte. Et c’est mon
cancer surtout qui m’a appris à relativiser. Ma philosophie de la vie s’est complètement
transformée. Je remercie la grâce qui m’a été donnée de vivre. Il n’y a pas une journée où
je ne ressente pas pleinement ce sentiment de gratitude. »
Flore a 23 ans. Prise dans un tourbillon d’hyperactivité et de compétition, elle a toujours
souhaité être l’égale des hommes. Mais la voici épuisée par ce combat perpétuel, qui n’était
qu’un camouflage face à sa peur panique vis-à-vis d’eux. « Maintenant que j’en ai pris
conscience je me sens beaucoup plus légère. Je n’essaie plus de me raidir dans des
relations de force. Ma devise “Surtout ne jamais montrer sa faiblesse face à un homme” ne
fait plus partie de moi. En quelque sorte, grâce à mes peurs, j’ai pu évoluer et devenir forte
et surtout authentique dans mes rapports aux hommes et aux autres en général. »

Adrienne ou la force jusqu’au bout…


« Donner à sa tâche toute sa forme humaine, toute, jusqu’à la dernière respiration, c’est
le fil à ne pas perdre. »
Gitta Mallasz
Comme tant d’autres, Adrienne n’a fait que me confirmer ma foi en la force
inébranlable de l’être, et ce jusqu’à son dernier souffle.
Adrienne m’a aussi confirmé qu’il n’est jamais trop tard pour aller à la
rencontre des souterrains de son âme. À la rencontre de nos zones obscures
et faillibles, ne serait-ce que pour vivre sereinement ce passage obligé
précédant notre disparition.
Elle a sonné un jour à ma porte « pour y voir clair et donner enfin un sens à
sa vie ».
J’ai essayé d’accompagner cette femme qui, par sa force, rayonnait de
sérénité au cours des dernières semaines. Dans ce partage, elle m’a
beaucoup enseigné, comme l’a tant fait ma mère en sa toute dernière et
longue saison d’existence. Il est pour moi une évidence : les êtres en fin de
vie dans le dépouillement le plus total représentent nos maîtres.
Cette femme me confirma jusqu’au bout que cultiver notre monde intérieur,
quelles que soient les circonstances, est aussi vital pour exister que l’air que
nous respirons.

« J’ai tout mis à plat. J’y suis arrivée. Je ne croyais pas ça imaginable. Et en deux ans à
peine… Je ne crains pas ma mort. J’ai une grande paix en moi car tout l’essentiel est là. À
travers ce chemin en moi j’ai appris simplement à aimer. À m’aimer, à aimer la vie, à aimer
les autres. Et ce sera sans doute ma transmission la plus chère auprès de mes enfants et
de mes petits-enfants. Maintenant je peux partir. J’ai une immense force en moi.

Aimer la vie, oui. Elle était pleine de cet amour. Du reste, son humour et ses
rires légers et frais au cours de nos séances le confirmaient pleinement.
Je crois qu’il s’agissait tout simplement de confiance et d’espérance chez
elle. Cette espérance qui n’est peut-être qu’une forme épurée du rêve,
acquise avec l’âge mûr. De cette énergie invisible qui rend celui qui en est
traversé comme invincible et que rien ni personne ne peut ébranler.

1. Alternative santé l’impatient, n° 269, juillet-août 2000.


2. Marcelle Auclair, Le bonheur est en vous, Éditions Points vivre, 2014.
Conclusion

« Cette force que l’on gagne quand on a


tout perdu ! »
« Je suis le maître de mon destin, je suis le capitaine de mon âme. »
William Ernest Henley

Hasard de la vie ? Alors que l’écriture de cet ouvrage touchait à son terme
ma mère m’a quittée. Et je crois que c’est elle qui, lors de son départ, m’a
confirmé tout le sens de ces pages. Comme Adrienne, et de façon plus
intense bien sûr, puisqu’il s’agit de ma mère, elle m’a appris une fois de
plus combien le dépouillement du corps, sa mise à bas dans la plus totale
des dépendances et de la vulnérabilité à son degré extrême peut
s’accompagner d’une force inouïe, même quand la petite flamme se
consume.
Oui jusqu’au jour du grand départ, je peux le dire, cette vulnérabilité, quand
elle atteint son point extrême, est porteuse d’une force et d’une puissance
inimaginable, celle pour certains d’un rayonnement dans un corps réduit à
son extrême misérabilité.
Cette lumière, celui qui s’en va peut l’offrir en cadeau à celui qui reste et
qui l’accompagne jusqu’au bout. Là dans cette situation pourtant extrême
un transfert d’énergie a lieu, en quelque sorte, d’être à être. Un don de cette
mystérieuse force de la part de celui qui n’est plus rien à celui qu’il va
quitter. Les accompagnants de mourants expérimentent si souvent cette
sorte de transfusion d’énergie entre deux êtres, entre celui qui part dans un
total dénuement et celui qui reste et en reçoit toute la puissance.
Alors si ceux-là trouvent l’énergie de puiser en eux à cette phase pourtant
ultime de leur existence cette « force des fragiles », pourquoi n’en serions-
nous pas capables au cours de notre parcours en plein cœur de la vie ?
« C’est fou cette force que l’on gagne quand on a tout perdu », me disait un
jour un homme qui avait touché les bas-fonds et dont la vulnérabilité lui
avait sauté au visage, comme cela peut nous arriver à tous. Révélant par ses
paroles combien à chaque perte, on peut se hisser à une dimension d’être
plus grande.
Ces mots me semblent si bien résumer ce que j’ai essayé d’exprimer à
travers cet ouvrage où j’ai eu profondément à cœur de mettre en avant
toutes les richesses cachées derrière notre humble condition humaine.
Combien en acceptant nos failles des plus menues aux plus grandes et en
transcendant nos imperfections, peut en émerger au plus profond de nous
une force inestimable. J’ai envie de dire non seulement « l’union fait la
force », mais aussi « la fragilité fait notre force ».
Devenir comme les adultes, on y aspire tant quand on est petit. On veut
« devenir grand ». Et pourtant rien n’est peut-être aussi difficile que de
dépasser ces phases qui se succèdent et les changements plus ou moins
bousculant que ces traversées entraînent. Que de découvertes à chaque fois
mais aussi que de pertes et de deuils à réaliser. Il est bon de se dire
également que, malgré la disparition incontournable des choses, notre
« boîte à souvenirs » est pleine de ces heureux anges gardiens qui nous
sauvegardent de la fuite du temps.
Ce sont à ceux qui, au fil des jours, ont pris conscience de leur vulnérabilité
et qui ont nécessairement connu la déroute qu’a été offerte l’opportunité
d’aiguiser de plus en plus subtilement et au fil des jours leur vigilance.
Celle qui évite les pièges, notamment ceux de notre toute-puissance. Celle
qui permet aussi que s’accomplisse le mieux possible notre tâche tel un bon
ouvrier. Comme Alice nous pourrions dire :

« Je suis fière de mon histoire pourtant ô combien douloureuse et tortueuse, mais à travers
toutes mes difficultés, j’ai acquis une force que d’autres dans leur vie tranquille n’ont peut-
être pas développée. Car ce qui nous fait traverser l’existence ne nous dépossède pas de
celle-ci, non, tel un bateau, nous en sommes le maître à son bord. Et puis, j’ai appris à ne
plus recommencer les erreurs qui m’ont fait souffrir. Ah ça non ! Je fais maintenant très
attention à ne plus me faire avoir par elles ! »
C’est grâce à nos manques et nos fissures que nous avons accès à notre
véritable personne avec ses peurs, ses doutes et ses diverses remises en
question, mais du même coup à notre humilité et à notre humanité. À notre
tolérance aussi et à notre générosité vis-à-vis de nos semblables. Car c’est
non seulement le regard porté sur nous-même qui aura changé, mais aussi
celui que nous posons sur ceux qui nous entourent…
Savoir aussi que derrière tout événement, il y a toujours une leçon à
apprendre, un sens constructif à y déceler, quelle que soit cette situation. Et
justement, au cœur même des situations qui peuvent nous mettre à terre.
Une fois acquise cette conviction, la force nous habite. Bien sûr, parfois sa
signification nous échappe. Mais n’existe-t-il pas une part de mystère elle
aussi à respecter ?
La prise de conscience de Julien révélée au cours d’une de nos séances
l’exprime tant.

« J’ai compris qu’au bout du compte, la force que j’ai tirée de toutes mes épreuves, c’est de
réaliser un jour que la vie m’avait offert le libre arbitre. Quelle force cela génère en moi de
me dire que j’ai toujours la liberté de choisir ! Je me sens alors suffisamment solide pour
continuer mon chemin sans me préoccuper uniquement de ce que les autres en pensent.
Cela me rend aussi responsable de mes actes puisque ce que je choisis n’incombe qu’à
moi. Avant, quand je n’allais pas bien, c’était souvent la faute des autres ou de la
malchance et du coup je me sentais fragile et totalement à la merci de l’extérieur. En fait,
j’avais toujours l’impression de subir les événements de ma vie et de n’en être jamais
l’acteur. Maintenant, c’est tout à fait différent. J’assume pleinement ma part de
responsabilité et du coup je peux chercher les moyens de changer les erreurs passées pour
ne plus y retourner. »

Et c’est de manière très imagée que cette femme d’un certain âge me le
disait, elle aussi avec ses propres mots :
« J’ai l’image d’un kayak dans lequel avant je remontais le courant avec peine et en luttant.
Puis, j’ai décidé un beau jour de retourner mon kayak dans le sens naturel de l’eau. Bien
sûr, il y a toujours quelques obstacles mais je dirige bien mes rames et je ne les lâche pas.
De toute façon, tout est tellement plus simple puisque maintenant je suis dans le bons sens
du courant qui me porte. Le combat épuisant a disparu et je suis pleinement le maître à
bord. »

Loin d’être à bannir, à chasser, c’est dans cette part de nous que se trouve le
moteur de toute émotion et de toute beauté. Sans remise en question, sans
doute, sans questionnements, la philosophie, la science et toute forme de
créativité n’auraient pu voir le jour. Les dogmes et les certitudes auraient
pris toute la place et comme le dit Prévert : « La meilleure façon de ne pas
avancer est de suivre une idée fixe » !
Oui il en faut du courage et de la force pour accéder à sa vérité, à son
véritable être, loin des illusions qui seraient de croire que seule une force
conquérante primerait en nous.
Et d’autant plus sans doute par les temps qui courent où nous n’avons plus
le droit d’être triste, démuni ou désorienté ou au plus bas, au risque de voir
ces émotions assimilées à une maladie ou une quelconque pathologie. Du
reste, ce n’est pas un hasard si, pour atténuer ce courant dominant, les
ouvrages faisant l’éloge de la faiblesse, de la lenteur, de la paresse
abondent.
Pourtant nous pouvons mettre à l’œuvre notre capacité de résistance face
aux diktats extérieurs et aux diagnostics scientifiques parfois réducteurs.
Tout au contraire, il nous est alors révélé notre singulière similarité avec
notre sœur la nature qui, quand vient l’automne, nous fait entrevoir son
dépouillement. Lorsque les arbres se révèlent à nous dans leur nudité
naissante et que les plantes se recroquevillent en guise de protection, l’hiver
venu nous l’apprend aussi et bien davantage. L’énergie semble alors réduite
à son minimum. Mais il fallait ce passage obligé pour que l’éveil de la terre
lui succède avec cette sève montante dans les premiers bourgeons naissants.
Il fallait bien que la nature se dénude pour que sa force printanière renaisse.
Au-delà de nos différences, au-delà de nos singularités qui nous bâtissent en
tant que personne et qui font de nous des êtres uniques, il existera toujours
ce quelque chose de fondamental qui nous relie tous, simples mortels, sans
exception aucune. C’est cette part fragile qui possède un caractère
universel, ce sentiment d’être misérable, inhérent à notre statut d’humain.
Certains auront fait de cette fragilité une alliée pour engendrer mille trésors
avec cette capacité d’ouverture porteuse de paix, de compréhension et
d’amour pour nos semblables et pour tout l’univers dont nous faisons partie.
D’autres l’auront gommée voire totalement barrée de leur univers intérieur
pour diverses raisons. Et ils s’en seront amputés, engendrant en eux le mal-
être et autour d’eux parfois même la haine et la violence.
Non, ce n’est pas la fragilité qui perdra le monde, mais la toute-puissance,
ce sentiment d’invincibilité, qui s’est imposée au cours de l’Histoire par la
force dominante et écrasante avec ses périodes douloureuses. Et sans doute
dictatures, terrorisme et règnes de la terreur provoqués par tous ceux qui se
situent au-dessus des lois dans une omnipotence sans faille et sans remise
en question aucune ne verraient et n’auraient jamais vu le jour.
Ainsi et j’en suis profondément convaincue, accueillir sa faiblesse possède
à mes yeux une immense portée sociale. Oui, c’est nous qui portons dans le
creux de notre main le monde de demain. En ce sens, ceci fait partie de mon
travail que de participer de manière bien humble à humaniser un peu plus
celui-ci.
Alors, parions sur notre part de faiblesse et faisons-en notre alliée la plus
puissante. Laissons passer notre lumière à travers nos fissures. Car au fin
fond des abysses se cache un germe. C’est bien grâce à notre fragilité et en
l’acceptant qu’enfin nous pourrons nous pardonner et faire la paix avec
nous-même. Grâce à elle aussi que nous pourrons par la force qu’elle
entraîne nous montrer capable de soulever des montagnes. J’en ai la
confirmation chaque jour auprès d’hommes, de femmes et d’enfants.
On dit bien « aux innocents les mains pleines ». « Aux fragiles les mains
pleines » leur irait aussi si bien… Peut-être est-ce tout simplement ce que
voulait signifier Albert Einstein dans une lettre à sa fille Lieserl :
« … Il y a une force extrêmement puissante pour laquelle, jusqu’à présent,
la science n’a pas trouvé une explication officielle. C’est une force qui
comprend et régit toutes les autres. Elle est derrière tout phénomène qui
opère dans l’univers. Cette force universelle est l’Amour… »
Et peut-être cette énergie jaillit-elle au-delà des épreuves qui nous
terrassent ? Aimons la vie et apportons-lui notre confiance, elle qui peut
nous mettre à terre mais aussi nous faire rebondir de façon impressionnante
avec sa puissance inouïe, creuset de toute créativité. Elle, qui nous offre ces
deux amies inséparables, ces deux complices, la puissance et l’insuffisance,
l’une s’appuyant éternellement sur l’autre.
Accueillons les mains ouvertes ce qui nous alourdit et nous rend misérable.
Et quand on aura pu traverser les zones d’opacités et de tempêtes, quand
nous aurons eu à nouveau accès à la lumière, que nous aurons retrouvé la
foi et la confiance crues égarées à travers les épreuves qui dépouillent et qui
nous dénudent, peut-être pourrons-nous dire comme dans la chanson de
Jean Ferrat :
« C’est beau la vie […] avec tout ce qui tremble et palpite, tout ce qui lutte
et se bat […] tout ce que j’ai cru trop vite à jamais perdu pour moi […]
Tout ce que j’ai failli perdre, tout qui m’est redonné […]1 »
Grâce à la force de notre fragilité. Oui c’est beau la vie…

1. Jean Ferrat, « C’est beau la vie », 1964.


Bibliographie

ABRIAL Geneviève, Osons la fragilité, Solar, 2015.


AUBERT Nicole, Le culte de l’urgence, Flammarion, coll. « Champs essais »,
2009.
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CYRULNIK Boris, Le vilain petit canard, Odile Jacob, 2001.
EHRENBERG Alain, La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1998.
FISCHER Gustave Nicolas, Le ressort invisible, Seuil 1994.
FRANKL Victor,
Donner un sens à sa vie avec la logothérapie, Éditions de l’Homme,
1993.
Le dieu inconscient, InterÉditions, 2012.
GARDOU Charles, Pascal, Frida Kahlo et les autres ou quand la
vulnérabilité devient force, Érès, 2014.
HENNEZEL (de) Marie, La mort intime, Robert Laffont, 1995.
JULLIAND Anne-Dauphine,
Deux Petits Pas sur le sable mouillé, Les Arènes, 2011.
Une journée particulière, Les Arènes, 2013.
JULLIEN Alexandre, Éloge de la faiblesse, Éditions du Cerf, 1999.
LECOMTE, Jacques La bonté humaine, Odile Jacob, 2012.
MAZET Muriel,
Des mots pour vivre, Desclée de Brouwer, 2000.
La femme et ses métamorphoses, Desclée de Brouwer, 2008.
Ouvrage collectif, Quand la fragilité change tout, Albin Michel, 2013.
NABATI Moussa, La dépression, une maladie ou une chance, Fayard, 2005.
PINKOLA ESTÉS Clarissa, Femmes qui courent avec les loups, Grasset, 1996.
PRIGENT Yves,
L’expérience dépressive, Desclée de Brouwer, 1978.
Vivre la séparation, Desclée de Brouwer, 1998.
ROGERS Carl, Le Développement de la personne, Dunod, 1968.
SIAUD-FACCHIN Jeanne, Trop intelligent pour être heureux, Odile Jacob,
2008.
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2007.
TERNYNCK Catherine, L’homme de sable, Seuil, 2001.
VIORST Judith, Les renoncements nécessaires, Robert Laffont, 1998.
Du même auteur

Des mots pour vivre, Desclée de Brouwer, 2000.


L’enfant qui a mal, Desclée de Brouwer, 2003.
La femme et ses métamorphoses, Desclée de Brouwer, 2008.
Aider son enfant à grandir, Payot poche, 2011.
Dépasser le mal en soi, autoédité, 2013.
Également dans la collection « Comprendre et agir » :
Brigitte Allain Dupré, Guérir de sa mère
Juliette Allais,
– Décrypter ses rêves
– Guérir de sa famille
– Amour et sens de nos rencontres
Juliette Allais, Didier Goutman, Trouver sa place au travail
Bénédicte Ann, Arrêtez de vous saboter
Dr Martin M. Antony, Dr Richard P. Swinson,
Timide ? Ne laissez plus la peur des autres vous gâcher la vie
Laurence Arpi, Mon corps a des choses à me dire
Lisbeth von Benedek,
– La Crise du milieu de vie
– Frères et sœurs pour la vie
Valérie Bergère, Moi ? Susceptible ? Jamais !
Marcel Bernier, Marie-Hélène Simard, La Rupture amoureuse
Gérard Bonnet, La Tyrannie du paraître
Jean-Charles Bouchoux, Les Pervers narcissiques
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Christophe Carré, La Manipulation au quotidien
Marie-Joseph Chalvin, L’Estime de soi
Cécile Chavel, Le Pouvoir d’être soi
Patrick Collignon,
– Heureux si je veux !
– Enfin libre d’être moi
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Michèle Declerck, Le Malade malgré lui
Karine Danan, S’aimer sans se disputer
Flore Delapalme, Le Sentiment de vide intérieur
Ann Demarais, Valérie White, C’est la première impression qui compte
Marie-Estelle Dupont, Découvrez vos superpouvoirs chez le psy
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Sandrine Dury, Filles de nos mères, mères de nos filles…
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– La Peur de l’Autre
– La Force des introvertis
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– L’amour ne doit rien au hasard
– Pourquoi les hommes ne comprennent rien aux femmes…
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– Face à l’anorexie
– Entre mère et fils
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Patrick-Ange Raoult, Guérir de ses blessures adolescentes
Daniel Ravon, Apprivoiser ses émotions
Thierry Rousseau, Communiquer avec un proche Alzheimer
Alain Samson,
– La chance tu provoqueras
– Développer sa résilience
Steven Stosny Ph. D., Les Blessées de l’amour
Dans la collection « Les chemins de l’inconscient », dirigée par Saverio
Tomasella :
Véronique Berger, Les Dépendances affectives
Christine Hardy, Laurence Schifrine, Saverio Tomasella, Habiter son
corps
Barbara Ann Hubert, Saverio Tomasella, L’Emprise affective
Martine Mingant, Vivre pleinement l’instant
Gilles Pho, Saverio Tomasella, Vivre en relation
Catherine Podguszer, Saverio Tomasella, Personne n’est parfait !
Saverio Tomasella,
– Faire la paix avec soi-même
– Le Sentiment d’abandon
– Les Amours impossibles
– Hypersensibles
– Renaître après un traumatisme
– Les Relations fusionnelles

Dans la collection « Communication consciente », dirigée par


Christophe Carré :
Christophe Carré,
– Obtenir sans punir
– L’Automanipulation
– Manuel de manipulation à l’usage des gentils
– Agir pour ne plus subir
– Bienveillant avec soi-même
Fabien Éon, J’ai décidé de faire confiance
Florent Fusier, L’Art de maîtriser sa vie
Hervé Magnin, Face aux gens de mauvaise foi
Emmanuel Portanéry, Nathalie Dedebant, Jean-Louis Muller, Catherine
Tournier, Transformez votre colère en énergie positive !
Pierre Raynaud, Arrêter de se faire des films
Dans la collection « Histoires de divan » :
Karine Danan, Je ne sais pas dire non
Laurie Hawkes, Une danse borderline

Dans la collection « Les chemins spirituels » :


Alain Héril, Le Sourire intérieur
Lorne Ladner, Pratique du bouddhisme tibétain
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